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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Les Tourelles, volume II + Histoire des châteaux de France + +Author: Léon Gozlan + +Release Date: April 23, 2012 [EBook #39513] + +Language: French + +Character set encoding: UTF-8 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES TOURELLES, VOLUME II *** + + + + +Produced by Chuck Greif and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was +produced from images generously made available by The +Internet Archive) + + + + + + + + +LES TOURELLES. + +II + +Romans du même Auteur; + +LE NOTAIRE DE CHANTILLY, 2 vol. in-8. 15 fr. + +LES MÉANDRES, 2 vol. in-8. 15 + +WASHINGTON LEVERT ET SOCRATE LEBLANC, +2 vol. in-8. 15 + +LE MÉDECIN DU PECQ, 3 vol. in-8. 22 50 + +Sous Presse: + +LA CONJURATION DU SOULIER, roman historique, +2 vol. in-8. + +UNE NUIT BLANCHE, 2 vol. in-8. + +Paris.--Imprimerie de Ve Dondey-Dupré, rue Saint-Louis, 46, au Marais. + + + + +LES + +TOURELLES + +HISTOIRE DES CHATEAUX DE FRANCE, + +PAR + +M. LÉON GOZLAN. + +II + +PARIS. + +Dumont, Libraire-Editeur, + +PALAIS-ROYAL, 88, AU SALON LITTÉRAIRE. + +1839 + + + + +VAUX. + + +I + +Nicolas Fouquet, dernier surintendant des finances, voulut donner dans +son château de Vaux une fête à Louis XIV. + +Le projet eut l’agrément du roi. + +La fête fut fixée au 17 août 1661. + +Six mille invitations furent envoyées. Il y en eut pour l’Italie, pour +l’Espagne et pour l’Angleterre. On vit à Vaux des représentans de ces +trois contrées et les ambassadeurs de tous les peuples. Un roi et une +reine s’y trouvèrent. + +Au nombre des invités étaient Gourville et le maréchal de Clairembault. + +La route de Paris à Vaux était longue, chaude par le mois d’août où l’on +était; ils s’arrangèrent pour la faire de compagnie. Ils partirent de +grand matin dans une calèche massive, qui rachetait ce défaut d'élégance +par une solidité dont le premier avantage était d’asseoir le corps dans +un repos parfait. Gourville n'était pas pressé d’arriver; le maréchal, +qui était un peu gros, n’avait garde de se plaindre de la lenteur de +l'équipage. En ce temps-là , l’activité de feu qui nous fait aujourd’hui +dévorer l’espace était inconnue. A quoi eût-elle servi? on ne devenait +pas noble en courant. D’ailleurs bien empêché eût été celui qui aurait +prétendu aller vite et sans accident sur les grands chemins, même sans +exception de ceux qui ont encore conservé le nom de routes royales. + +Arrivés à la barrière de Fontainebleau, les deux amis, malgré +l'équilibre de leur ame, n’envisagèrent pas sans effroi le long ruban de +chemin qu’ils avaient à parcourir, et qui s'étendait devant eux, blanc +de soleil et de poussière, jusqu'à Villejuif. + +--Où donc nous rafraîchirons-nous, Gourville? + +--J’allais vous le demander, maréchal. + +--Parbleu, à Ris, Gourville, à votre ferme. + +--Merci de la grâce, maréchal; mais d’ici là ? + +--D’ici là ?... Vous avez donc bien bon appétit? Il est si matin! + +--Ce n’est pas l’appétit..... + +--Si c’est encore la soif, Gourville, nous boirons le coup de l'étrier à +chaque relais, me proposant, mon hôte, de vous faire servir du meilleur +à Beauvoir, à ma ferme aussi. + +Gourville, qui n’avait pas été compris, se tut. + +Une heure après, par le travers de Bicêtre, Clairembault abaissa les +stores et conseilla à Gourville d’en faire autant de son côté. Un +balancement doux, presque nul, le petit cri du sable broyé sous les +roues, l’odeur de la campagne, le bourdonnement des moucherons d'été +autour de la peinture de la calèche, le jour vert et rose filtré par la +soie des rideaux, invitaient les voyageurs au sommeil. + +--Allez-vous dormir, Gourville? + +--Si vous ne causez pas, maréchal... + +--Vous auriez tort, Gourville. Plus tard vous trouveriez le vin amer. +Par cette chaleur, le sommeil épaissit la langue: n’y aurait-il pas +mieux? + +Et le maréchal fit le geste d’arrondir son bras vers les basques de son +habit. A peine le ramenait-t-il avec une certaine circonspection à son +attitude naturelle, que Gourville, par instinct, plus que par imitation, +achevait d’accomplir le même mouvement. Quatre mains se rencontrèrent, +cachant par paire un objet de mince volume. + +C'étaient deux jeux de cartes. + +--Vive vous! Gourville, vous êtes homme de fine prévoyance. + +--A merveille, maréchal, et voyons si vous me battrez comme vous avez +battu les Allemands. + +Enlevé à la banquette, un coussin de velours s’appuya sur nos voyageurs, +qui, illuminés de cette joie discrète et communicative qu’auraient deux +amans à se rencontrer dans un même aveu et à se presser les genoux, +joignirent les leurs et se regardèrent comme sauvés des ennuis de Paris +à Vaux. + +--Un instant! Gourville, pardon. Battez les cartes en attendant. + +--Faites, maréchal. + +Clairembault souleva le store et cria:--Cocher! aussi lentement que vous +pourrez. + +--Monseigneur, plus lentement, c’est impossible. Les chevaux dorment, +s’ils ne sont morts. + +--C’est bien, La Brie, toujours ainsi. + +Le chemin ne fut plus troublé par aucun bruit de roues, les voyageurs +par aucune secousse. Le sifflement des cartes qui effleuraient le +velours du coussin fut seul sensible. En entrant dans Villejuif, +Gourville avait déjà perdu cinq cents belles pistoles. + +Tandis qu’on relayait, lui et son adversaire eurent le temps d’aller +saluer une dame d’Humières retirée dans un château des environs. Ils +étaient de retour que les chevaux étaient à peine attelés. + +De nouveau en route, le maréchal, trop homme du monde, ou plutôt de +cour, pour profiter brutalement de la victoire, proposa la revanche à +Gourville. Gourville accepte. Les cartes sont étalées. Il est inutile de +constater l’imperturbable lenteur des chevaux, bien qu’ils fussent tout +frais sortis des écuries, et que la route de Villejuif à la +Cour-de-France soit unie comme l’eau. + +Gourville n’est pas en veine: il perd cinq cents autres pistoles, puis +mille, puis deux mille, enfin tout ce que Gourville a sur lui en or et +en billets. La perte passe cinq mille. + +--Vous êtes un galant homme, Gourville, et qui valez mieux que le sort. +Je vous joue sur parole ce qu’il vous plaira. Parlez. + +--Non pas sur parole, maréchal; le surintendant a toujours vent des +enjeux, et il a la magnifique générosité de les tenir quand nous sommes +décavés; ce qui est d’une grande ame, je l’avoue. Mais je serais désolé, +cette fois, d’avoir recours à lui pour garantir ma dette. Va, si vous le +voulez, pour ma ferme de Ris, située près du village de ce nom, et où +j’ai déjà eu l’honneur de vous inviter à rafraîchir notre second relais. +Je vous joue, maréchal, ma ferme de Ris. + +--Gourville, ce sera contre vingt mille pistoles, qu’elle vaille plus ou +moins. Mais en trois coups. + +--Soit, maréchal. A vous les cartes. + +Après quelques avantages insignifians, Gourville vit sa jolie terre de +Ris, moulins, eaux, pâturages, fours, métairies, passer à Clairembault. +Ce revers de fortune écrasait Gourville au moment même où la calèche +s’arrêtait à la grille de sa propriété perdue. Jamais elle ne lui avait +paru si belle. Il fit pourtant bonne mine. Sans mauvaise humeur, sans +colère, il sonna son intendant, ses gardes-chasse et ses métayers, et +leur dit à tous: «Désormais, monseigneur le maréchal de Clairembault, +que voilà , sera votre maître. D’aujourd’hui il a tous droits sur vous et +sur cette ferme; saluez-le, et prêtez serment en ses mains!» La +cérémonie fut courte et arrosée d’une bouteille du plus vieux. Habitué +à ces émotions du jeu, à ces fortunes gagnées ou perdues en un instant, +sur une carte ou sur un dé, Gourville n'était pas plus affecté que +Clairembault n'était orgueilleux. + +Les voilà à la Cour-de-France et se dirigeant vers le village de Ris, +descendant cette montagne que Louis XIV n’eut pas le temps d’aplanir, +gloire pacifique qu’il laissa à son arrière-petit-fils. Le voyageur +fatigué boit dans le creux de la main une eau pure, et bénit Louis XV. +Le précipice n’est plus qu’un berceau. + +--Foin de ces cartes qui vous ont trahi, mon bon Gourville! Imitez-moi, +plongeons-les dans cet abîme. + +Et tous deux, d’un commun enthousiasme, lancèrent les cartes du haut de +la montagne dans les cavités béantes à leur côté; héroïsme de joueur! Il +est probable qu’ils en avaient chacun un jeu de rechange dans la poche. + +Pour ne pas trop attrister son ami, Clairembault s’efforça de changer la +conversation. Il lui parla de la fête que le surintendant allait donner +à Louis XIV, de la grandeur de celui-ci, de la magnificence de celui-là , +de la beauté des dames qui figureraient dans les quadrilles; puis il le +ramena, de peur de toucher au jeu, dans cette énumération de plaisirs, à +ses souvenirs de famille, à son beau-père, gouverneur en province, à +ses enfans. + +-Par Dieu! et votre femme, où est-elle en ce moment, Gourville? + +--En Beauce, maréchal, et avant l’hiver, si le surintendant me +l’accorde, j’irai lui rendre mes hommages d'époux. + +--Ah! elle est en Beauce! et chez qui, Gourville? + +--Mais chez moi, dans l’une de mes terres; superbe propriété, maréchal! +Et que n’est-elle sur cette route, je vous aurais montré que le malheur +peut me terrasser, mais non me faire crier merci! Oui, que cette +propriété n’est-elle ici, je serais encore votre homme, Clairembault! + +Adieu les précautions du maréchal, sa prudence à donner un autre cours +aux idées; et ces maudits chevaux qui n’arrivaient pas, qui auraient +donné le temps de jouer toute la chrétienté sur le tapis ou sur le +coussin! + +--M’auriez-vous mal compris? répliqua le maréchal. J’en serais désolé, +mon ami. J’ai jeté les cartes dans les ravins, non parce que je n’avais +pas l’intention de vous offrir la revanche, et que vous n’aviez plus +d’argent sur vous ni de propriété sur la route; seulement, Gourville, +croyez-moi, parce que l’ingrate fortune vous assassinait sans pitié, et +me faisait honte de mon bonheur! + +Un rayon de joie éclaira le visage de Gourville. Joueur délicat, il +savait bien que toute revanche a une fin; mais, joueur acharné, il +désirait l'éloigner le plus possible. + +--Çà , Gourville! marquez-moi votre désir: voulez-vous que, d’ici à mon +château de Beauvoir, je vous tienne encore tête? C’est une lieue de bon. +Voyons, les cinq mille pistoles, la ferme de Ris que je vous ai gagnée, +et, en plus, mon château de Beauvoir, contre votre propriété en Beauce! + +Gourville embrassa le maréchal. + +--Et! oui, Clairembault! s'écria-t-il, et nargue du malheur! Mais des +cartes? + +--Mais des cartes! répéta le maréchal. + +Là -dessus ils renouvelèrent le geste qui avait si heureusement, la +première fois, amené des cartes, et leurs poignets, se rencontrant +encore, heurtèrent deux cornets où sonnaient trois dés. + +--Au passe-dix! + +--Au passe-dix! maréchal. + +Et tandis que les chevaux arrivaient à peine devant les marroniers de +Petit-Bourg, nos deux joueurs, s'échauffant, lançaient les dés et leur +ame à qui mieux mieux. + +Après quelques minutes: + +--Mille excuses, Gourville! + +--Mais comment donc, maréchal? + +--Cocher! cocher! + +--Monseigneur! + +--On vous a recommandé, La Brie, d’aller le plus lentement possible. + +--Monseigneur, depuis dix minutes nous sommes arrêtés. + +--C’est très-bien ainsi. + +On était à Beauvoir. + +Gourville fut vainqueur: la chance avait tourné; on eût dit les dés +pipés, tant ils ramenaient invariablement les plus beaux points contre +Clairembault, qui perdit et les cinq mille pistoles, et la ferme de Ris, +et son château de Beauvoir, tout enfin, excepté son sang-froid. + +Je vous invite, Gourville, s'écria-t-il, à vous arrêter à mon château de +Beauvoir. A vous, mon maître, d’en faire les honneurs! Il vous +appartient, comme au roi la couronne, et vous allez voir si je le +résigne avec dignité. + +Ils mirent pied à terre. + +A Beauvoir se reproduisit la scène de donation de Ris; mais Clairembault +mit une gaieté, un faste, une solennité singulière à faire reconnaître +par ses gens, qui cessaient d'être à lui, Gourville devenu acquéreur de +son château depuis une heure. Après le déjeuner, qui fut excellent, les +vassaux et les vavassaux le proclamèrent, sur le perron, selon la +coutume de l’Ile-de-France, seigneur de Beauvoir et terres y adjacentes. +Il fut très-digne, quoique un peu chancelant du dessert. C'était +excusable; sa position l’entraînait: il avait, pour les reconnaître, +goûté tous les vins. + +Quand lui et Clairembault remontèrent en calèche, les paysans et vassaux +crièrent jusqu'à mi-côte: Vive monseigneur de Gourville, notre seigneur +de Beauvoir! + +--Coup du sort! dit Gourville; vous étiez, il y a une heure, seigneur de +Beauvoir, je le suis à présent; à deux fois vous m’avez gagné et fourni +la revanche; je ne vous en ai gagné qu’une: c’est une revanche qui vous +revient, maréchal. Sur mon épée de gentilhomme et ma seigneurie nouvelle +de Beauvoir, elle vous sera octroyée selon votre bon plaisir. + +--Laissons cela, Gourville. + +--Maréchal, je deviendrais plutôt votre vassal, si vous n’acceptiez. + +--Bien!--mais plus que celle-ci. + +--Oui! maréchal, mais décisive. Que jouons-nous? Parlez. + +--Beauvoir contre Mennecy, contre ma pêcherie de ce nom, dont Villeroi +est suzerain. Vous avez le château de Beauvoir, ayez la pêcherie de +Mennecy: c’est le médaillon au collier. Encore au passe-dix; vous +plaît-il? + +Malheureusement la route commençait à se couvrir d'équipages qui se +rendaient à la fête de Vaux; et lorsqu’ils s’approchaient de la portière +de la voiture à Clairembault, le coussin était furtivement poussé sur la +banquette, les dés tombaient dans les cornets, les cornets dans les +poches;--interruptions qui prolongèrent la partie jusqu'à Melun. + +Clairembault la gagna; Beauvoir lui revint, il ne perdit pas la pêcherie +de Mennecy: il n’y eut rien de fait; les seigneuries retournèrent à +leurs seigneurs. On avait joué sur le velours pendant douze ou treize +heures. + +Sur le pont de Melun; la scène de la Cour-de-France eut son pendant: les +deux amis, en s’embrassant, précipitèrent les cornets dans la rivière. +Gourville, en les voyant flotter, leur adressa une allocution touchante. +Sublime expiation! Ils avaient jeté les cartes dans un fossé, les +cornets dans la Seine! + +Le soir, au château de Fouquet, ils firent la roulette à mille pistoles +par tour. + + +II + +Dans la première cour, appelée la cour des Bornes, vaste carré enchâssé +entre la grille du château, les fossés et deux rangées de bornes, +avaient été dressées des tentes de coutil, portant entrelacés les +chiffres et les armes des gentilshommes invités à la fête. Elles +longeaient sur un rang les corps-de-logis extérieurs parallèles à +l’allée des Bornes; aux quatre extrémités s'élevaient la tente du roi et +celles de la reine-mère, de Monsieur et de Madame Henriette +d’Angleterre. Ces tentes étaient des boutiques pleines d’objets de luxe. + +Il va sans dire qu’on n’achetait pas dans ces boutiques! Une vente eût +été un spectacle peu digne; les objets qu’elles étalaient n'étaient pas +non plus livrés sans autre forme aux passans: c’eût été une magnificence +sans esprit. Fouquet était incapable de ces deux inconvenances. Ces +boutiques étaient des loteries où l’on gagnait toujours, où la mise +était la bonne grâce. Chaque coup du sort amenait un cadeau de goût +différent; la fortune des joueurs n’avait à vaincre que le hasard des +lots. Tel qui désirait un beau fusil n’emportait parfois qu’un peigne +d'écaille ou une mule de douairière. On riait alors d’un bout de la cour +des Bornes à l’autre: c'était le plus clair bénéfice du marchand. + +Par une précieuse attention de Fouquet, bijoux, bagues, colliers, nÅ“uds +d'épée, médaillons, boucles d’oreilles, reproduisaient à l’infini les +traits du roi sous des emblèmes de la fable, flatterie inépuisable du +temps. Louis XIV était représenté dans le chaton des bagues, en +Vertumne, en Jupiter, en Apollon, en Hercule surtout; l'émail renfermait +le portrait; des perles ou des rubis-balais en formaient l’allégorie. +Les camées portaient des devises imaginées par Benserade, resté sans +rivaux en ces sortes de poésies mercantiles. Quel raffinement de +délicatesse et de luxe! Un diamant de cinquante pistoles pour un +sourire, pour un remerciement à fleur de lèvres. Fouquet, en +enrichissant ainsi de ces frivolités, plus durables qu’on ne pense, la +toilette des femmes, ses contemporaines, créait un ordre de galanterie +destiné à perpétuer le souvenir de cette journée. On dirait dans des +siècles, en montrant ces bagatelles brillantes serrées dans les archives +de famille: «Mon aïeule était à la fête du surintendant, à +Vaux-le-Vicomte!» + +On imaginera sans peine ce que coûtèrent à Fouquet ces loteries, pour +peu qu’on songe à ces lingots d’or ciselés dans les meilleurs ateliers +de Paris, à l’achat de costumes venus d’Orient entassés dans d’autres +boutiques. On le sait, pendant plus de deux siècles, les tisserands +d’Alep ont vêtu nos marquis et nos duchesses. On eût cru voir à Vaux un +marché d’Ispahan. La loterie des costumes était la plus courue. Un bon +numéro décrochait un pourpoint de satin, un gilet de brocard. Le nord +avait été mis aussi à contribution. Madame de Sévigné gagna un manchon. +Un manchon au mois d’août! Elle l’envoya sur-le-champ à Ninon, qui était +très-frileuse, et qui, pour plus d’une raison, n'était pas à la fête. +Celle-ci le donna peut-être à la femme de Scarron. + +Gourville, qui avait juré de ne plus jouer, gagna un cheval arabe, un +des plus beaux lots, celui qui fut le plus envié. + +--Qu’en feras-tu, lui demanda le surintendant en lui frappant sur +l'épaule, toi qui montes à cheval comme tu danses? + +--Monseigneur, il sera pour vous toute la soirée, sellé et bridé, au +bout du parc, à la porte de Provins. On fait trente lieues en dix heures +avec un tel cheval. Trente lieues! c’est la mer; la mer, c’est +l’Angleterre!--Silence! Gourville. + +Les jeux continuaient, lorsque les batteurs d’estrades, placés de +distance en distance sur la route, annoncèrent les équipages de la cour. + +A cette nouvelle, le château se remplit de bruit; on reflua vers la +grille: le roi arrivait. + +Accompagné de sa femme, suivi de ses domestiques, Fouquet, revêtu d’un +magnifique habit de velours rouge, et portant un plat d’argent dans +lequel étaient les clefs du château, alla attendre le roi à la grille +d’entrée. + +Il arrivait de Fontainebleau. «Le roi, dit le lendemain la _Gazette de +France_ _du 18 août_, avait avec lui, dans sa calèche, Monsieur, la +comtesse d’Armagnac, la duchesse de Valentinois et la comtesse de +Guiche. Suivait la reine-mère, accompagnée dans son carrosse de +plusieurs dames. Madame venait en litière.» + +Fouquet plia le genou en exhaussant au-dessus de sa tête les clefs du +château, que Louis XIV fit semblant de toucher, et lorsque le +surintendant se fut relevé, il dit au roi, son maître, que tout, où il +était, lui appartenait non seulement par le droit de la couronne, mais +encore par la grâce infinie qu’il mettait à visiter un de ses sujets +fidèles. + +Avec l’abondance de paroles heureuses dont il était doué, le roi +répondit au compliment de son surintendant, tandis qu'à deux pas plus +loin la reine-mère donnait sa main à baiser à madame Fouquet. + +Les cris de _vive le roi! vive la reine!_ retentissaient. + +Six chevaux bai-pâles, dociles et fougueux, coiffés de plumes blanches, +harnachés en rose, liés l’un à l’autre par des rubans lâches de la même +couleur, passèrent la grille, toute semée de visages de paysans +émerveillés de ce spectacle. La calèche du roi était à panneaux à +images, représentant d’un côté Persée et Andromède, de l’autre, des +scènes de bergerie. + +En traversant la cour, Louis XIV causait affectueusement avec son frère; +Anne d’Autriche, au contraire, se tenait sur la réserve avec sa bru, +Madame. + +Tout-à -coup des pas redoublés de chevaux résonnèrent: ils étaient si +multipliés et si bruyans que la foule rassemblée dans la cour des Bornes +cessa ses acclamations et se précipita vers la grille. + +La calèche du roi se trouva isolée; Fouquet fut interdit. + +C'était une compagnie entière de mousquetaires gris, appareil militaire +assez inusité au milieu d’une cérémonie pacifique, qui avait escorté les +voitures de la cour depuis Fontainebleau jusqu'à Vaux, et qui se +présentait pour entrer. + +Peu préparé à cette surprise hostile, le surintendant éprouva une +anxiété dont il s’efforça de cacher les marques sous une indifférence +affectée. + +Le commandant des mousquetaires avait déjà franchi la grille et +caracolait dans la cour des Bornes, broyant sans pitié le gazon et les +pierres. + +Louis XIV se leva dans sa calèche, et se tournant vers cet officier, il +lui dit d’une voix brève et émue: + +«Sortez, monsieur d’Artagnan; vous n'êtes pas chez moi ici. On vous a +commandé pour honorer notre royale personne, et non pour la garder là où +elle n’a aucun danger à courir. Ce zèle est offensant pour notre hôte. +Vous et vos mousquetaires, placez-vous à distance, attendant l’heure où +il nous plaira de partir.» + +Se tournant vers Fouquet: + +«Monsieur, je vous demande pardon pour mes mousquetaires; ils n’ont pas +appris de notre roi chevalier que chez Dieu, sa femme et son ami on +n’entre jamais armé.» + +Les mousquetaires se rangèrent de front sur trois rangs, à l’extérieur +du château, devant la grille aux cariatides, à cette même place où l’on +veut que Fouquet, sur un simple désir de Louis XIV, ait fait planter, +dans l’espace d’une nuit, ce qui est démontré impossible, une double +allée d’ormes. + +Je ne crois pas à cette tradition d’arbres plantés dans une nuit, parce +que je l’ai retrouvée dans tous les châteaux, et parce que Louis XIV, +hors de chez lui, n’a jamais couché que dans un seul château, à celui +des Condé, à Chantilly; mais je crois beaucoup aux allées d’ormes +arrachés dans une nuit ou dans plusieurs. Je suis arrivé juste assez à +temps un siècle et demi après la fête que je raconte ici, pour voir +l’avenue séculaire du château de Vaux couchée par terre, sciée en trois +traits, destinée à être vendue à la voie, ce qu’on n’eût pas vu sous +Fouquet, l’eût-il ou non plantée dans une nuit. + +En entrant au château, le roi fut frappé des proportions du corridor, +pavé bleu et blanc en marbre, et des dix colonnes dont il est orné. +Comme tous les grands rois,--comme Salomon, comme Auguste, comme +Napoléon après eux tous,--Louis XIV avait l'équerre dans l'Å“il: il +demanda le nom de l’architecte; on lui répondit que c'était Le Vau; il +prit note et passa: + +--La fortune de Le Vau était faite. + +Le roi fut invité à se reposer dans une première pièce de droite, celle +qu’on désigne aujourd’hui aux visiteurs sous le nom de salle de Billard. +Les ciselures des portes, les mille arabesques rampant autour des murs +et enserrant cette salle comme une crépine, surprirent moins Louis XIV, +dont l’envie commençait à bouillonner, lui encore sans monument datant +de son règne, que le plafond même de l’appartement, apothéose d’Hercule, +vaste tableau de la plus chaude couleur. C’est mieux que de la peinture +historique: c’est de la peinture olympique et bien placée au +plafond,--près du ciel. + +Louis XIV se leva et admira long-temps en silence. + +Il était découvert. + +Fouquet s’avança pour le débarrasser de son chapeau. + +--Laissez, monsieur, je vous prie;--c’est par respect.--Vous appelez ce +peintre?... + +--Lebrun, sire. + +--Singulière ignorance, celle où je vis, dit à voix basse le roi à sa +mère en l’entraînant d’un autre côté. Cet homme emploie à ses bâtimens +les premiers artistes de la France, et je ne sais pas même leurs noms. + +On ne m’a pas trompé, vous le voyez, madame, il ne songe qu'à lui. +Calculez l’or qu’il a dépensé à cette salle seulement. M. Colbert a +raison: M. Fouquet dilapide, M. Fouquet épuise le trésor, M. Fouquet est +la ruine de l'état, et M. Colbert... + +--Monsieur mon fils, M. Colbert veut être ministre. + +Louis se tut. + +Il sourit finement en remarquant à tous les panneaux de volets et de +portes, au fond des plaques du foyer, sur les marbres des cheminées, où +rien depuis n’a été effacé, reproduit avec une affectation de parvenu, +ce que n'était pas du reste le surintendant, son triple chiffre N. F. S. +«Nicolas Fouquet, surintendant,» entrelacé et percé d’une flèche. + +--Ne trouvez-vous pas, dit-il encore à sa mère, que dans ce chiffre il y +a du luxe comme en tout ce qui appartient à M. Fouquet? Trois lettres +figurent d’ailleurs très-mal entrelacées. Sans dommage, la dernière +pourrait être supprimée. + +--Vous vous contenez mal, monsieur mon fils, et j’ai peine à vous voir +ainsi dépité contre des puérilités dont vous souffririez moins, si, +comme moi, vous eussiez été obligé d’admirer le Palais-Cardinal, plus +beau que notre Louvre et riche de ses dépouilles. Je ne fis alors aucune +remarque, je ne fis effacer aucun chiffre. Pourtant le Palais-Cardinal +est à nous. + +--Je tâcherai, ma mère, d’imiter votre sang-froid, sans en espérer le +même prix. + +Fouquet s'était retiré avec la foule des courtisans, et avait laissé au +roi la liberté de parcourir, suivi seulement de sa mère et de sa +belle-sÅ“ur, madame Henriette, les autres pièces, toutes ouvrant l’une +dans l’autre. + +Le roi, poussé par la curiosité, pénétra dans la seconde: elle s’appelle +le Salon. Au lieu d’y rencontrer quelque objet qui choquât son goût +afin d’apaiser sa jalousie, il arrêta ses regards sur des tapisseries +d’Aubusson du plus rare travail pour l'époque: peintures à l’aiguille +dont le dessin est de Lebrun. Il voulut détourner la vue de ces +chefs-d'Å“uvre disproportionnés, même pour la fortune d’un souverain; +mais elle glissa sur des meubles de laque, fantastiques frivolités +vendues littéralement au poids de l’or. Le sofa où il s’agitait +surpassait tout ce que Fontainebleau avait à comparer en ce genre +d’ameublement. Il est tel quel aujourd’hui: de satin blanc brodé en +bosse de chenille verte. C’est, pour le temps, la miniature et le burin +appliqués à la broderie. + +Le roi leva des yeux pleins d’ironie au plafond.--Qu’est-ce donc, +demanda-t-il, que cet écureuil que je vois partout à la poursuite d’une +couleuvre? Cet emblème me fatigue: en sauriez-vous le sens? + +--L'écureuil... + +--Je le sais, ma mère; c’est l’arme parlante de M. Fouquet; mais la +couleuvre? + +--La couleuvre, monsieur mon fils, on prétend que c’est l’arme parlante +de M. Colbert. + +--Ah! vraiment. L'écureuil et la couleuvre, M. Fouquet et M. Colbert. +Gentil écureuil à tête folle: c’est ingénieux, mais c’est peu naturel. +Au fond, les allégories sont comme les songes: souvent le contre-pied +les explique. Avez-vous les yeux bons, ma sÅ“ur Henriette? + +--Pour vous servir, sire. + +--Lisez-moi donc ces lettres noires et brisées dans cette bande que je +crois une devise, autour d’Apollon chassant les monstres de la terre. + +--C’est du latin, sire. + +--Eh bien! voyons si vous savez le traduire, ainsi qu’on l’assure. + +--_Quò non ascendam?_ où ne monterai-je pas? + +--Parfaitement, docte Henriette. L'écureuil dit cela à la couleuvre, +mais c’est une fable. Et ici, à cet autre angle, que lit-on? + +--Une modification légère de la même devise: _Quò non ascendet?_ où ne +montera-t-il pas? Le futur est à la troisième personne au lieu d'être à +la première. + +--Et si nous cherchions bien encore, ma sÅ“ur, ne croyez-vous pas que +nous trouverions une seconde personne qui dirait: _Tu ne monteras pas!_ + +Le duc de Saint-Aignan entra sur ces propos, et fut vivement poussé par +le roi dans une petite pièce à côté. La reine-mère et madame Henriette +restèrent seules et ne se parlèrent pas. + +Ces deux princesses s’observaient depuis quelques mois. Anne d’Autriche +avait remarqué, ce qui du reste n'était échappé à aucune pénétration de +courtisan, que Madame et le roi se partageaient une affection où +Monsieur avait beaucoup à souffrir pour sa dignité de mari. Quoique +vive, sa tendresse maternelle n’allait pas jusqu'à sacrifier un frère à +l’autre, et à tolérer un scandale dont la cour d’Espagne, si bien servie +en rapports, eût demandé réparation. Malheureusement ses appréhensions +semblaient fondées. A tous les carrousels, le roi était le cavalier +d’honneur de Madame; à toutes les comédies à ballet ils dansaient un pas +ensemble; dans tous les couplets de Benserade, allusions transparentes +où nul ne se méprenait, le roi était le lis, elle la rose. Quand le roi +s'égarait à la chasse, on avait toutes les peines du monde à retrouver +Madame. Anne d’Autriche avait jugé qu’il était temps de mettre un terme +à une inconvenance ou d’arrêter une faute. Sachant que les rois ne +guérissent d’une passion que par une autre, elle avait cherché et trouvé +parmi les demoiselles d’honneur de Madame même une jeune personne peu +remarquée, mais propre à frapper par une beauté modeste, qualité +jusqu’ici rarement offerte à l’inconstance de son fils. + +Ceci était parfaitement vu, bien combiné, le roi tomberait au piége. +Seulement Anne d’Autriche n’avait pas prévu qu’elle réussirait, non +parce que son fils cesserait d’aimer Madame pour aimer une de ses +demoiselles d’honneur, mais simplement parce que Louis XIV n’avait +montré de l’amour pour sa belle-sÅ“ur qu’afin de cacher une passion vive +et réelle pour la rivale dont sa mère lui ménageait la présence. + +Le roi avait poussé le duc de Saint-Aignan dans une encoignure, et lui +répétait: «D’Artagnan est un maladroit, un fou; il entre ici comme dans +une place conquise. Est-ce là la prudence que j’ai tant recommandée? +Veillez sur lui, que ses mousquetaires ne quittent pas la selle un seul +instant. M. de Colbert est-il venu, duc? + +--Oui, sire. + +--Tant mieux. Dites-lui de ne pas m’approcher de toute la journée, +d'éviter de se promener en compagnie de Harlai, de Séguier et de +d’Albret; de causer beaucoup au contraire avec Gourville, avec Lauzun, +avec Pélisson, avec les dames, s’il en est capable, et de ne partir +d’ici que toutes les bougies éteintes. Et Elle, est-elle ici? reprit +bien bas Louis XIV, sans nommer qui. + +--Pas encore, sire. La suite de Madame n’est pas arrivée. + +--Qu’il me tarde de la voir!--Duc, rompons cet entretien sur-le-champ +par un grand éclat de rire, afin de n’inspirer aucun soupçon à ma mère +ni à Madame. Sachez leur dire pourquoi nous aurons ri. + +Le duc et le roi rirent aux éclats. + +--Mais venez donc, mesdames, s'écria le roi en paraissant à la porte du +cabinet; monsieur le duc va vous expliquer la cause de notre gaieté. + +--Qu’est-ce donc, monsieur de Saint-Aignan? s’informa la reine-mère. + +--C’est... mon Dieu, cela vaut-il bien la peine? + +--Parlez toujours, duc. + +Saint-Aignan, qui n’avait rien à dire, balbutia, rougit, regarda le +plafond, et répondit tout-à -coup avec la pétulance d’une réflexion +subite: + +--Vos majestés ont dû remarquer que dans les nombreuses pièces de ce +château l'écureuil de monsieur le vicomte poursuit avec acharnement la +couleuvre de M. Colbert. Certes, s’il est quelqu’un en France capable de +connaître les intentions héraldiques de M. de Belle-Isle, c’est le +peintre qui a répété au moins deux ou trois mille fois cet emblème. Eh +bien! ne faut-il pas que ce peintre soit singulièrement distrait ou +coupable? Dans ce château, ici, sur notre tête (que vos majestés +daignent regarder ce plafond pour m’en croire), ce peintre fait +étrangler l'écureuil par la couleuvre. + +--Pas possible, duc! + +--Qu’il plaise à vos majestés de suivre la direction de mon doigt. En +tirant une ligne du coude de cette femme qui représente le Sommeil, +n’aperçoivent-elles pas, vos majestés, dans la guirlande du plafond, un +écureuil?... + +--Et la couleuvre qui le darde! crièrent tous trois le roi, sa mère et +Madame. + +--Si cela me regardait, ajouta le roi, je me croirais perdu. + +Il pâlit. + +Saint-Aignan pâlit. + +--Sortons au plus vite de ce cabinet de la prédiction. + +Ils rentrèrent, tout effrayés, dans le salon. + +Le nom du cabinet de la Prédiction est resté à cette pièce. A plus d’un +siècle de distance, on éprouve un effroi historique, lorsqu’on regarde +cette erreur de peintre qui fut une si terrible prophétie. On n’a +presque plus d’attention pour la suave allégorie de Lebrun: le Sommeil, +sous les traits d’une femme endormie, qui, comme l’a dit Lafontaine dans +le _Songe de Vaux_, «laisse tomber des fleurs, et ne les répand pas.» + +Quand les brigands du Nord, je veux dire les Bavarois, entrèrent en 1815 +dans le château de Vaux, ils le saccagèrent. Ce délicieux boudoir ne fut +pas épargné, et pourtant ils n’arrachèrent pas du plafond le Sommeil de +Lebrun. Avaient-ils lu les vers de Lafontaine? S’il en fut ainsi, +pourquoi le bonhomme n’en a-t-il pas écrit sur les fauteuils et les +tapisseries? A la pointe du sabre, les Bavarois ont détaché du fond des +fauteuils et du cadre des murs les étoffes brodées qui les garnissaient. +Ils ont laissé les murs et les fauteuils dans l'état où ils se +trouvaient avant d'être recouverts. Dans les tapisseries d’Aubusson de +nos châteaux l’invasion a taillé des mouchoirs. + +C’est une revanche, nos pères avaient fait le même usage des drapeaux +bavarois. + + +III + +Il n’y a pas d’exemple dans l’histoire d’une fortune aussi rapide et +aussi courte que celle de Fouquet. + +A peine apprend-on qu’il existe, qu’il est déjà procureur-général au +parlement, une des plus hautes dignités du royaume; à peine au +parlement, on le voit surintendant des finances, le premier dans l'état +après Mazarin; à peine le sait-on surintendant des finances, qu’il est +sous les verroux de Pignerol; à peine est-il à Pignerol qu’on n’en +parle plus. + +Entre Mazarin et Colbert, qui se souvient de Fouquet? + +Consultez les historiens, même les plus complets: ils vous diront que +Fouquet fut poursuivi et condamné pour ses dilapidations. Rien n’est +plus vague. Cela s’applique à tous les ministres des finances depuis +Enguerrand de Marigny. Mazarin avant Fouquet, Colbert après lui, +épuisèrent le trésor avec bien plus d’avidité. Le surintendant ne fut +mis en jugement, ceci ressort de son procès même, que par le fait des +énormes vols de Mazarin; et Colbert, malgré ses vastes créations +commerciales, au lieu de diminuer la dette, l’augmenta de beaucoup. + +Que reprocha-t-on à Fouquet?--Son faste? Oublie-t-on que le cardinal +Mazarin, pauvre sous Richelieu, fit passer, au bruit de sonnettes +d’argent, sous la porte Saint-Antoine, en 1660, à la suite de l’entrée +triomphale de la reine, soixante-deux mulets chargés d’or et de +diamans?--Le luxe de sa maison? A quelques charges près qu’il fut obligé +de créer pour soutenir l'éclat de sa nouvelle dignité de surintendant, +il ne fit que continuer la vie qu’il menait auparavant, +extraordinairement riche par sa famille et du côté de sa femme, qui lui +apporta douze cent mille livres.--Son goût pour les bâtimens? Il +convenait peu à Colbert et à ses successeurs, eux qui devaient élever +Versailles et Marly, de demander compte à Fouquet des quelques millions, +dilapidés ou non, qu’il consacra au château de Vaux.--Ses mÅ“urs? S’il +appartenait à quelqu’un d'écarter ce chef d’accusation, c'était d’abord +au roi.--Sa rébellion? On en eut de si faibles preuves, et elles +devaient être faibles en effet, que le ressentiment de ses juges, +presque tous vendus à Colbert, ne parvint qu'à le faire condamner à +l’exil, peine commuée par Louis XIV en une détention perpétuelle. + +Ainsi l’histoire dit mal Fouquet: elle ne le sait pas. + +Avant son élévation, elle le voit à peine; pendant, elle en est éblouie, +elle est trop lente avec son cortége de causes et de recherches pour +expliquer à temps cette haute fortune; après, elle s’impose cinquante +ans de silence, car malheur à qui parlera de Fouquet sous Louis XIV. Et +de quel homme d'état s’occupe-t-on après cinquante ans? + +Fouquet n’aura pas même d’histoire, cette fosse commune. + +Fouquet revient de droit aux mémoires et à la poésie; une moitié de sa +vie appartient à Gourville, l’autre moitié à La Fontaine. + +Heureux, il est l’homme des mémoires. + +Seigneur plein d'éclat à la cour, sybarite recherché à son pavillon de +Saint-Mandé, il a toutes les amitiés, et celles de la Fronde, et celles +de Saint-Germain; toutes les amours à la ville; rien ne manque à sa +périlleuse renommée. Boileau incruste en proverbe ses bonnes fortunes de +surintendant; un souterrain conduit de son boudoir au milieu du bois de +Vincennes, pour faire évader les femmes quand les maris viennent la nuit +les lui redemander. + +Richelieu pensionne quelques hommes de lettres pour qu’ils admirent ses +vers; Fouquet les enrichit tous à la condition qu’il n'écrira pas de +vers, l’homme aimable! mais qu’eux viendront chaque mois lui lire ceux +qu’ils auront composés. La Fontaine s’engagera à quatre épîtres par an; +il paiera en quatre termes. Richelieu disait: J’ai donné une chemise à +Apollon. Fouquet avait droit d’ajouter: Je l’ai mis dans ses meubles. +Pélisson, grâce à lui, a six domestiques; Le Vau est servi en vaisselle +plate; Lebrun a un équipage; Le Nôtre tutoie Fouquet. Mademoiselle de +Scudéry est coulée en bronze, et l’on trouve dans la boîte de vermeil où +le surintendant parfumait ses pensées secrètes des lettres de madame de +Sévigné. + +Ainsi Fouquet donne à Louis XIV l’exemple de tout ce qui lui vaudra le +nom de grand: amour des arts, respect aux lettres, munificence aux +écrivains, goût pour les monumens, dévouement aux femmes, qui toutes +conservèrent à Fouquet la fidélité du malheur, la seule qu’il leur +demanda jamais. + +Est-il renversé par le souffle noir sorti de la bouche de Colbert? +aussitôt il devient l’homme de La Fontaine. La Fontaine se jette à son +cou comme un fils, lui qui ne se rappelait plus en avoir un, et ne +l’abandonne pas. Il n’est plus distrait, La Fontaine; il ne dort plus, +lui le sommeil fait poète. Jour et nuit il va, il marche, il court, +oubliant le lapin son ami et la taupe sa sÅ“ur, et la fourmi sa voisine; +il va des nymphes de Vaux au premier président du parlement. Au milieu +des solitudes de Vaux, il crie: Rendez-moi Oronte!--Vous, nymphes; vous, +naïades; vous, sylvains! Oronte est captif, Oronte est innocent +puisqu’il est malheureux; suivez-moi, embrassons les genoux de Louis, et +redemandons-lui Oronte! Et La Fontaine se présente au parlement avec +tous ses sylvains pour qu’on délivre Oronte; il intercède auprès de +mademoiselle de La Vallière au nom des hamadryades éplorées. Partout +rebuté, il s’enferme avec mademoiselle de Scudéry et madame de Sévigné, +et ces trois femmes pleurent. + +Ne cherchez pas ailleurs la mémoire de Fouquet: elle est toute dans le +cÅ“ur des femmes; j’ai dit le cÅ“ur des poètes. + +Mazarin, c’est vrai, eut une grande chose dans sa vie: c’est le traité +de paix de Westphalie. + +Mais Fouquet eut aussi une ravissante chose dans sa vie: c’est la fête +de Vaux. + +Qu’est-il resté du traité de Westphalie? rien. Voyez où est remontée la +maison d’Autriche. + +Qu’est-il resté de la fête de Vaux? + +_Les Fâcheux_ de Molière, une élégie de La Fontaine, douze lettres de +madame de Sévigné. + +Ceci durera plus que la maison d’Autriche. + + +IV + +Tandis que le roi et sa mère reçoivent dans les salons de Fouquet les +hommages dont ils sont ordinairement entourés à Fontainebleau, +l'étiquette n’ayant jamais abandonné Louis XIV, même en voyage, le +surintendant, dont l’absence est justifiée par la nécessité où il est, +dans un tel jour, de se trouver partout, a réuni les deux amis sur la +fidélité desquels il peut compter, et s’entretient avec eux dans les +allées du parc. + +--Le moment venu, j’hésite, balbutia Fouquet le premier. + +Et Pélisson, saisissant le bras de Fouquet:--Serait-il bien vrai? Et +pour quel motif, sur quel soupçon, nous alarmez-vous ainsi? Vous êtes +pâle, en effet, monseigneur. + +--Franchement, ces mousquetaires à cheval m’ont donné à réfléchir. +Avouez que leur présence a droit d'étonner. + +--Ma foi, non, reprit Gourville. Cette suite bruyante est dans les goûts +d’un jeune roi. C’est du faste. D’ailleurs, pour peu que nos soupçons +devinssent plus graves, je me chargerais de d’Artagnan et de ses +mousquetaires. Les caves du château sont profondes, et ils ne boiront +pas tout. + +--Vous ne savez donc pas, Gourville, que le roi leur a défendu de +quitter l'étrier? + +--C’est possible, monseigneur; mais il ne leur a pas défendu de boire, +office dont on s’acquitte très-bien à cheval. Seulement on tombe de plus +haut. Sont-ce là toutes vos craintes, monseigneur? + +--Les douze portes du parc sont-elles bien gardées, Gourville? + +--Par les meilleurs complices qu’on puisse choisir. + +--Par qui donc, Gourville? + +--Par personne. + +--Comment cela? + +--Où est la nécessité de veiller à douze portes si l’on ne doit sortir +que par une? + +--Mais cette porte? + +--A celle-là j’ai posté quelqu’un qui ne m’a jamais trahi en ces sortes +d'équipées: invisible et muet. + +--Et c’est?... + +--Personne. + +--Vous me désespérez, Gourville; j’ai peur que vous n’ayez pas votre +tête, tout votre sang-froid. + +--Pardon, monseigneur, bien que je sois venu avec le maréchal de +Clairembault. Par cette porte si fidèlement gardée nous passerons, vous, +monseigneur, la personne que vous savez, M. de Pélisson et moi. Elle est +assez large. + +Fouquet serra affectueusement la main à ses deux amis. + +--Merci, Gourville; mais pourquoi cette légèreté dans vos dispositions? + +--Imiterons-nous les Romains? crierons-nous jusque sur les toits que +nous conspirons? + +--Mais encore... + +--Je le tiens de M. de Retz: dans un coup décisif il est important +d'être sûr de tout le monde et de n’employer que quelques-uns. Ayez +beaucoup d’hommes, ils comptent les uns sur les autres; peu, ils +agissent. M. le coadjuteur s’y connaissait. + +Perdant par degré la teinte de tristesse répandue sur son visage, le +surintendant se tourna vers son poète-secrétaire:--Vous, monsieur +Pélisson? + +--Monsieur le vicomte, je partage les assurances de M. Gourville. + +--Vous ne saisissez pas ma demande: ce n’est pas là -dessus que je +souhaite vous entendre. Avez-vous déposé sur la cheminée de chaque +chambre de gentilhomme mille pistoles pour faire face aux dettes du jeu? +Avez-vous ordonné qu’on traitât les gens de lettres dans cette journée +avec les nombreux égards dont j’aime à les voir entourés? Ils dîneront +dans la salle des Muses: je crois avoir exprimé ce désir. + +--Vos ordres ont été suivis. Ils seront confondus avec les gens de +qualité. Des guirlandes de fleurs se balanceront sur leur front au bruit +de harpes cachées: Lambert jouera du téorbe. Comme les anciens poètes, +ils boiront dans des coupes de vermeil. + +--Et comme les anciens poètes, monsieur de Pélisson, ils emporteront +leur coupe. Nous vous devons la gloire qui suit la vie. Vous et La +Fontaine me ferez immortel. + +--Auparavant, interrompit Gourville, il faut que vos ennemis soient +dans la poussière, que le roi, notre maître, vous reconnaisse pour le +premier gentilhomme de l'état après lui. + +--Quel moment heureux ou fatal! Gourville, Pélisson, qu’en pensera +l’Europe? Et ce coup qui retentira long-temps,--au milieu d’une fête!... +Des poignards cachés sous des fleurs. N’est-ce pas que mon château ne +fut jamais plus splendide? On dirait qu’il sait qu’un roi de France +l’habite. Pélisson, avez-vous prié M. le chevalier Lully de presser sa +cantate? Quel Orphée que ce Lully! quel génie! Il écrit dans ma chambre +la musique qu’il exécutera dans trois heures devant la cour. Offrez-lui +de ma part cette tabatière en diamans. Elle vient de Mazarin. Divin +Lully! + +--Silence, recommanda Pélisson, on vient de ce côté. C’est messire +Pierre Séguier, chancelier de France. Je le savais ici, je l’ai vu +descendre de sa haquenée blanche peu après l’arrivée de M. Colbert. En +hommes prudens, ils ont voulu ne pas avoir l’air d'être venus ensemble; +mais nos gens placés sur la route ont remarqué leur séparation à la +Patte d’Oie de Voisenon. + +Gourville courut au-devant du chancelier, le chapeau bas, et l’accosta +avec le respect mêlé à la joie la plus vive. + +--Monseigneur, que je suis aise de vous joindre ici, et dans un tel +moment! Vous déciderez entre nous. + +Le chancelier remercia d’un sourire. + +--Dites-nous, monsieur de Séguier, vous qui avez laissé la justice à +Paris, mais non pas le bon goût, si Le Nôtre n’a pas commis une faute +grave dans la distribution générale de ce terrain. + +--J’avoue, répondit le chancelier, que je suis peu apte à résoudre la +question. Si vous voulez qu’il y ait ici trop de statues, de canaux, de +fontaines de marbre pour... + +Fouquet vit venir la leçon; il brusqua la riposte: + +--.....Pour un simple financier tel que moi, j’en conviens, mais non +pour le sujet qui reçoit son maître; sur quoi vous alliez me féliciter, +ce me semble. + +--C’est ce que j'étais prêt à vous répondre, monsieur Gourville. + +--Vous voyez donc, monsieur le chancelier, que vous êtes né pour mettre +les gens d’accord avant qu’ils aient parlé: j’espère qu’il en sera de +même, notre différend entendu. Pardon, mais il ne s’agit pas de statues, +messire. + +--Prenez garde, Gourville, de fatiguer M. de Séguier. + +--Je vous en prie, monsieur de Belle-Isle, laissez à M. Gourville +présenter sa requête. Je vous jugerai. + +Ce mot glaça le sang de Pélisson. Séguier avait ri en le prononçant. + +--Le Nôtre, disais-je, a commis une faute. Le plan horizontal du château +est mal entendu: d’une extrémité au centre, le terrain descend; du +centre à l’autre extrémité, il monte. La propriété creuse. Vaux est un +abîme: n’est-ce pas, messire? + +Le chancelier ne sut trop si on lui renvoyait une de ces allusions +malignes dont il ne tarissait pas sur la prodigalité du surintendant, ou +si Gourville lui demandait sérieusement un avis. Il le regarda avec sa +pénétration de juge. + +Fouquet rompit l’embarras.--La propriété creuse, intervint-il, parce +qu’elle a été sacrifiée exclusivement aux eaux. Le niveau est pris de +loin et de haut; plus on le ménage en l’abaissant, plus l’eau, en +reprenant sa ligne de hauteur, s'élève et jaillit. Le Nôtre n’a pas +tort, Gourville. Cette explication satisfait-elle monsieur de Séguier? + +--Pleinement. Mais je ne prendrai point congé de vous, monsieur de +Belle-Isle, sans vous complimenter sur la flatteuse rumeur qui circule. +On tient presque pour certain que vous allez vous défaire de votre +charge de procureur-général. Sa majesté n’attendrait que cette +résolution de votre part pour vous conférer ses Ordres. C’est un regret +pour le parlement, et je le partage; mais la compensation est si belle, +qu’il faut se taire et adorer le monarque dans ses Å“uvres. + +--N’ajoutez pas à la confusion où je suis, monsieur de Séguier, de me +trouver déjà si peu digne des bontés de notre roi. + +--Adieu, je vous laisse, monsieur de Belle-Isle, ce dont vous +m’excuserez, pour aller présenter mes soumissions à sa majesté. + +M. de Séguier se retira gravement. + +--Je reprends, dit Gourville: personne n’agira, mais personne +n’empêchera d’agir. Après les eaux viendra le dîner; après le dîner la +comédie, après la comédie le feu. + +--Oui, Gourville, c’est le moment de frapper le grand coup. + +--Il se placera sur les cascades pour admirer le feu, et au même endroit +où il aura vu jouer les eaux. A sa droite il aura dix de nos amis, à sa +gauche dix, vingt derrière: foule sur les marches, personne à la portée +de son regard, personne! cela masquerait le coup d'Å“il. A la troisième +girande lancée, lorsque le ciel sera couvert d'étincelles et de cris, +quand le canon se mêlera à ce bruit pour le rendre plus formidable, un +homme disparaîtra. + +--Gourville! + +Pélisson visita de l'Å“il le prolongement de l’allée. + +--Monseigneur, cet homme disparu sera remplacé sur-le-champ par un autre +de même taille, de même costume; panache blanc au chapeau, cordon bleu à +la poitrine. + +--Et ceux qui l’entoureront? + +--Voilà les amis dont je vous parlais, ceux qui n’agissent pas. + +--Et s’il crie? + +--Le canon crie plus fort. + +--Et si l’on voit? + +--L’obscurité profonde qui succède à l'éblouissement d’une girande de +feu ne permet guère de voir. Douze girandes seront tirées à dix minutes +d’intervalle. Douze obscurités: c’est deux heures. A la dernière, nous +serons à huit lieues d’ici. + +--Et ce feu d’artifice, s'écria Fouquet, éclipsera, j’en suis sûr, celui +qui fut tiré à la porte Saint-Antoine, au mariage de la reine. Torelli +est une Salamandre. + +--Silence! dit une seconde fois Pélisson; quelqu’un vient.--Colbert +était à deux pas. + +--Pour le coup, l’augure est sinistre, murmura Gourville, c’est M. de +Colbert; il ne manque plus, pour nous achever, que M. de Laigue et +madame de Chevreuse. + +Colbert était fort laid, déjeté comme un vieux bois; il avait la peau +grillée, la mine souffrante. Les douloureux sacrifices des nuits, +l’agonie des difficultés vaincues, l’intromission violente de +connaissances sans nombre, le mépris de la vie et de ses besoins, le +despotisme de la volonté sur la douleur, se lisaient à ses joues, à son +front, où les rides étaient si profondes qu’elles simulaient des +feuilles de parchemin. La vie s'était retirée de ce corps corrodé par +l'étude, pour s’isoler dans le crâne; là était la flamme. Sa tête était +transparente comme une lampe de nuit. On sentait poindre les os sous la +légère couche de vie qui tapissait ce cadavre. On voyait l’ironie de la +mort grimacer derrière cette peau, si enflée de rien. Le squelette +voulait sortir. + +Au moment où Colbert s'était montré comme un fantôme au détour de +l’allée, Pélisson, pour avoir une contenance, avait déroulé un papier, +qu’il affecta de lire, jusqu'à ce que lui et ses compagnons se +trouvassent dans l’impossibilité d'éviter la rencontre. + +--C’est fort beau! s'écriait Gourville; le roi en sera enchanté. + +--Monsieur Pélisson, appuyait Fouquet, vous n’avez jamais mieux été +inspiré; l’air de Vaux est une muse. + +--Ce sont choses trop légères pour monsieur Colbert, dit Fouquet en +abordant celui-ci, que des vers de circonstance. Si quelque chose les +excuse pourtant, c’est la circonstance. M. de Pélisson nous lisait le +prologue de sa façon qui sera récité cette nuit avant la comédie de mon +ami, M. Molière. + +--Que je n’interrompe pas M. de Pélisson! se récria Colbert; des vers à +la louange du roi sont une bonne fortune: vous ne voudriez pas m’en +priver. + +Pélisson lut avec chaleur le prologue au roi, et fut applaudi à chaque +hémistiche, excepté par Colbert, qui roulait sa tête et son Å“il comme un +sauvage qui entend de la musique pour la première fois. Au dixième vers, +quoique la pièce n’en ait pas quarante, il fourra ses mains sèches dans +ses goussets, et ne prêta plus aucune attention. + +Ayant achevé sa lecture, Pélisson se tourna vers Colbert avec la +discrétion d’un poète qui attend son arrêt. + +Les vers du prologue de Pélisson passaient pour fort beaux. + +--Ah! vous avez fini, monsieur de Pélisson; je vous fais mon compliment. +C’est bien! très-bien! J’avais un neveu qui s’amusait aussi à ces +bêtises-là ; il a réussi. Je l’ai employé aux gabelles. + +Gourville se baissa pour ne pas rire, affectant d’arranger les boucles +de sa chaussure. Gourville ne faisait pas de vers. + +Colbert ne remarqua pas le dépit de Pélisson, qui, oubliant son rôle +dans cette comédie, rougit, pâlit, fut sur le point de trahir la ruse et +de dire: «Croyez-vous donc, monsieur de Colbert, qu’on vous demande +votre avis? Il fallait feindre et vous prendre pour un homme de goût. On +ne s’attendait pas à réussir.» Le conjuré l’emporta cependant sur le +poète; Pélisson se tut. + +Colbert continuait à Fouquet:--Il n’est bruit, monsieur, que de votre +retraite du parlement. Au dire de beaucoup, votre charge de +procureur-général serait déjà vendue, ce qu’attend le roi pour vous +conférer ses Ordres. + +--La grâce du roi, répondait Fouquet, n’est pas chose tellement sûre, si +je ne dois espérer qu’en mon mérite, que mes intérêts me fassent une +nécessité de vendre ma charge. Plus je mettrai de délai à m’en défaire, +plus je montrerai à mon maître que je ne vaux que par lui. + +--Vous vous jugez trop sévèrement, monsieur de Belle-Isle; et puisque le +roi vous laisse espérer cette faveur, c’est qu’il vous en croit digne. + +--Je vous remercie de cette manière de voir, monsieur de Colbert; je +n’en oublierai pas le témoignage. + +Colbert salua et gagna le château. + +--S’il n’est fatal, le rapprochement est du moins singulier. Avez-vous +remarqué, Gourville, Pélisson? M. de Séguier me demande si j’ai vendu ma +charge de procureur-général, M. de Colbert est étonné de m’en trouver +encore revêtu. Est-ce du hasard? Le procureur-général les importune donc +bien? Mais vous en étiez, Gourville, au moment du feu et de +l’enlèvement. Et après que nous serons partis, que se passera-t-il ici? + +--L’histoire nous l’apprendra. + +--Mais enfin, lorsque le feu sera consumé, qu’on cherchera le... qu’on +le cherchera pour partir... + +--Alors jaillira le bouquet, détonation terrible qui renversera dans les +fossés toutes les voitures de la cour placées au bord. Torelli +l’artificier en est sûr. C’est un événement nouveau à travers mille +événemens: c’est une heure pour eux, trois lieues pour nous. Au jour ils +seront encore ici. + +--Mais après? + +--Ah! monseigneur, en conspiration, _après_ n’existe pas; on est ou l’on +n’est plus! + +--Vous avez dit le mot, Gourville, c’est une conspiration, et contre +qui? Je frémirais à cette seule pensée, si ma conscience ne me criait +que c’est là le seul moyen de convaincre le roi, qui, une fois dans nos +mains et dans ma place de Belle-Isle, signera, au nom de l’intérêt de la +France plus encore que par la violence de sa captivité, car elle lui +sera douce, le renvoi de M. de Colbert, cette affreuse couleuvre, et +celui de M. Le Tellier. Avec eux tomberont leurs créatures. Écrasez +l’araignée, la toile s’envole au vent. M. de Colbert est mon araignée +qui tend sa toile partout où je suis. Depuis Mazarin, il m’enveloppe, +m'étouffe; il me tuera si je ne l'écrase. Puissant comme toutes les +résistances; hardi, parce qu’il n’a rien à perdre; influent auprès du +prince, qui finira par être persuadé que ma chute sera un heureux +prétexte pour ne payer aucune dette, car je serai la cause de toutes, si +je tombe; chef de parti, ayant su rallier toutes les haines contre ce +qu’on appelle ma prodigalité; appuyé des femmes, de celles dont je n’ai +pas courtisé la vieillesse ou la laideur; Colbert, laid, triste, avare, +obscur, sordide, triompherait de moi! Lui renversé, je n’ai plus que des +amis. + +En tenant le roi captif, je ne fais, après tout, avec des intentions +plus pures que ce qu’exécutèrent, sous la minorité, le cardinal de Retz, +Turenne, un prince du sang, le parlement, la France entière, contre +Mazarin, la reine et le roi lui-même. Et je n’appelle pas +l'étranger!--Voilà de quoi m’absoudre. + +Les trois amis se tenaient par la main, et confondaient dans un serment +muet le vÅ“u d'être fidèles à leur conjuration. + +S'échappant tout-à -coup d’entre Gourville et Pélisson, émus jusqu’aux +larmes d’une scène où s'était décidée leur vie, ainsi que l'événement ne +le prouva que trop, Fouquet alla galamment offrir son bras à une dame +qui accourait vers lui, et se perdit avec elle, en riant aux éclats, +dans une contre-allée. + +Les deux secrétaires du surintendant, quoique habitués à sa légèreté, se +regardèrent stupéfaits. Pélisson ne put s’empêcher de murmurer: C’est +trop à la fois, Brutus et Bellegarde! + +Ils savaient quelle était cette dame admise dans la plus équivoque +familiarité du surintendant. + +Fouquet était un sultan. Il était entouré de messagères d’amour, aux +mains prodigues de sa fortune, à la bouche éloquente pour lui, qui lui +épargnaient la timidité de l’aveu et le dépit du refus. + +On publiait, à la gloire de madame de Bellière, dans le monde de la +cour, que, sous les enseignes du surintendant, elle n’avait eu que des +triomphes et pas une défaite. C'était un bonheur sans exemple. Était-il +arrivé à son terme? voilà ce qu’on se demandait depuis que Fouquet avait +chargé madame Duplessis-Bellière d’une expédition amoureuse de la plus +rare difficulté; c'était la Toison-d’Or à obtenir! Les humbles +assistaient à cette audacieuse entreprise comme des bourgeois à une +course de chevaux. Que ceci est beau! disaient-ils, et tout bas: Oui, +c’est beau! mais quelqu’un se cassera le cou. + +C'était pour savoir s’il avait conquis quelques avantages sur le cÅ“ur +vierge d’une demoiselle d’honneur de Madame que le surintendant s'était +caché avec madame de Bellière sous les charmilles, oubliant, comme s’ils +n’eussent jamais existé, Pélisson et Gourville. Ce n’est pas qu’il y eût +à craindre qu’il dévoilât la conspiration: il n’y pensait plus. + +Quand l’heureux Fouquet et sa confidente descendirent vers le château, +la joie de leurs visages eût fait pâlir de jalousie celui de +Saint-Aignan, ce maître passé dans la carrière officieuse qu’il suivait +concurremment avec madame de Bellière. + +--Elle viendra donc, disait Fouquet, elle vous l’a promis; mais vous +ferez mon bonheur, madame! + +--N’oubliez pas, vicomte, que j’ai déjà fait votre bonheur trois cent +dix-huit fois. + +--Vous tenez donc compte? + +--Pourquoi pas? Ce sont mes états de service. M. de Saint-Aignan vient +d'être nommé gouverneur. + + +V + +Avant l’heure du dîner, Fouquet proposa une promenade aux parterres. + +On sortit par la façade opposée à la cour d’honneur. + +Les trois grilles de la rotonde s’ouvrirent pour laisser écouler par le +pont-levis la cour et la foule de dames et de seigneurs qui la suivait. + +A la porte du milieu parurent le roi et madame Henriette d’Angleterre, à +qui l'étiquette indiquait cette place en l’absence de la jeune reine, +restée à Fontainebleau à cause de sa grossesse; à la porte de droite se +présenta Anne d’Autriche, accompagnée de son fils, Monsieur; à la porte +de gauche, le prince de Condé et mademoiselle d’Orléans ouvrirent la +marche des princes et des pairs. + +«On découvre de ce perron, écrivait il y a plus de cent cinquante ans +mademoiselle de Scudéry dans sa _Clélie_, une si grande étendue de +différens parterres, tant de fontaines jaillissantes, et tant de beaux +objets qui se confondent par leur éloignement, qu’on ne sait presque ce +que l’on voit. On a devant soi de grands parterres avec des fontaines, +et un rond d’eau au milieu; et à la droite et à la gauche, dans les +carrés les plus proches, trois fontaines de chaque côté, qui, par des +artifices d’eau divertissent agréablement les yeux.» + +Parmi les parterres, celui qu’on nommait _le Parterre des fleurs_ était +une Å“uvre de jardinier et de peintre, de Le Nôtre et de Lebrun. Celui-ci +avait tracé le dessin, celui-là l’avait réalisé avec des fleurs. Ils +avaient opéré comme les brodeurs orientaux sur les habits de satin: ils +avaient brodé la terre. Au lieu de soie rouge, bleue et jaune, ils +avaient nuancé des tulipes, des roses et des boutons d’or en guise de +soie; et avec mille roses plantées l’une à côté de l’autre, et dont +chacune n’avait dans l’ensemble que la valeur d’une feuille, ils en +produisaient une mille fois plus grande qu’une rose ordinaire. Cette +rose ou toute autre fleur entrait dans l’arabesque d’un carré du +parterre pour participer à l’ordonnance d’un bouquet gigantesque. De +près c'était un parterre, de loin une broderie; de près un jardin, de +loin un pastel: de près on désirait se promener à travers ce champ, ce +parterre; de loin on aurait désiré y voir une sultane demi-nue et +assise: c'était un tapis. + +Venaient ensuite les Saint-Aignan, les Dangeau, les d’Aubusson, les +Beauveau, les Lafeuillade, les Langeron, les Créqui, les Tavannes, les +Saint-Pol, les Larochefoucauld et les Bouillon, grands noms en faveur +auprès du roi et de la reine. Réunis dans la salle des gardes, ils +défilèrent en ordre, et, se répandant avec plus de liberté, ils se +dirigèrent vers l’espace occupé par les parterres et les pièces d’eau, +alors tranquilles, chaudes et empourprées des derniers rayons du jour. + +Les pièces d’eau du château étaient nombreuses et belles; leur dessin et +leur symétrie excitaient si haut l’admiration qu’elles servirent de +modèles à celles de Versailles et de Saint-Cloud. Elles furent, à +quelques fausses tentatives près, les premières qu’on vit en France, +transportées des villas d’Italie. Fouquet eut la ruineuse gloire de +devancer le roi dans l’art merveilleux d’attirer les eaux de cinq lieues +à la ronde pour les verser dans des réservoirs de marbre après les avoir +laminées et tordues dans des tuyaux de plomb dont les vestiges effraient +encore. Arrachés à la terre, cent ans après, par le fils du second +possesseur du château, le duc de Villars, et vendus à la livre, ces +tuyaux furent payés 480,000 fr. + +Ces eaux sont une histoire. + +Trois villages furent démolis et rasés, et sur leur emplacement la bêche +creusa des bassins qui sont des mers: lacs asphaltites aujourd’hui. La +vapeur les étouffe, et le roseau les cache. On dirait que la +malédiction du ciel a troublé ces eaux et les a empoisonnées. Qui dort +auprès de ces eaux meurt. Tous ces dieux impies de marbre et d’airain, +qui respiraient par des poumons de plomb et vomissaient les rivières +qu’ils avaient bues, sont restés en place. Mais au printemps les oiseaux +déposent leurs nids au fond de la conque muette des tritons; les +cascades pétrifiées n'épanchent plus que du lierre; l’eau a verdi en +herbe, l’herbe a monté: on fauche ces mers. + +Alors le soleil descendait et illuminait en écharpe ces eaux +prodigieuses et fières. + +Guidée par le roi et la reine-mère, une population d'élite s'étale sur +les gradins cintrés qui vont du château aux parterres: des figures +belles et sereines, sÅ“urs de têtes royales, se déroulent avec lenteur +dans un arc indéfini, s’avancent au milieu de l’air tiède et violet qui +les encadre. A ces chairs reposées et blanches, à ces robes de soie +émues par des mouvemens amoureux et chastes, à tant de solennité au +milieu de tant de jeunesse, on dirait une fête de Zénobie à Palmyre, si +jamais Palmyre eut de telles fêtes. + +Toute la monarchie de Louis XIV, mais la jeune monarchie, est là . + +La Fronde, à qui l’on a pardonné, la Fronde est venue en petit manteau +de satin, laissant flotter au vent des pas ses dentelles brodées, ses +rubans de moire, ses nÅ“uds de soie. Des plumes blanches s’inclinent sur +le chapeau rabattu des héros du faubourg Saint-Antoine: leur chapeau est +penché sur l’oreille, et leurs têtes, encore toutes railleuses de dédain +pour monsieur le cardinal, suivent l’inclinaison des plumes et du +chapeau; leurs moustaches partagent cette inflexible obliquité. Leur +cÅ“ur s’est rallié au roi; leur chapeau pas. + +Si la pente devient rapide, les cavaliers abandonnent le bras de leurs +dames, qui, pour assurer leur marche, appuient leurs mains gantées, un +peu au-dessous d’elles, sur des épaules officieuses. + +Ainsi, à perte de vue, à droite, à gauche, au fond, ce sont des groupes +en cascades, penchés l’un sur l’autre dans la plus harmonieuse +dégradation. Des sourires montent vers des visages gracieux à mesure que +des pieds descendent, et si parfois un vent frais s'élève des pièces +d’eau vers le sommet de cet amphithéâtre, toutes ces robes traînantes de +femmes enveloppent dans une nuée de mousseline le groupe, tous les +groupes, dames et cavaliers, et ce n’est plus alors que quelque chose +d’indécis et d’ailé, insaisissables apparitions du crépuscule. + +Le roi était vêtu fort simplement: il portait une veste de drap bleu à +boutons d’or; l’Ordre passait au-dessus de tout; ses souliers étaient +ornés de boucles d'émeraudes; une seule plume blanche flottait à son +chapeau. + +La fille de Charles Ier, Madame Henriette, cette femme dont la vie ou +plutôt la mort a divinisé Bossuet, avait déjà , quoiqu'à peine âgée de +dix-sept ans, cette empreinte de douleur si belle et si fatale au front +des Stuarts. Henriette était frêle et blanche, d’une délicatesse +extrême; son cou était celui de Marie Stuart, d’une transparence si pure +qu’on eût pu voir à travers couler le poison du chevalier de Lorraine. +Henriette était de ces femmes qui écoutent avec leurs yeux. + +Tous ses mouvemens, sans qu’elle s’en aperçût, étaient comptés et +renvoyés avec des interprétations à son époux, par sa belle-mère, Anne +d’Autriche, qui, à chaque instant, se tournait pour épier l’arrivée de +quelqu’un impatiemment attendu par elle. Cette préoccupation de la +reine-mère cessa quand elle vit descendre M. de Saint-Aignan conduisant, +avec une grâce parfaite, une femme jeune encore, peu connue à la cour: +c'était une demoiselle d’honneur de Madame Henriette. + +Les mémoires nous ont conservé la parure qu’avait choisie pour cette +journée mademoiselle de la Vallière. Sa robe était blanche, étoilée et +feuillée d’or, à point de Perse, arrêtée par une ceinture bleu tendre, +nouée en touffe épanouie au-dessous du sein. Épars en cascades +ondoyantes, sur son cou et ses épaules, ses cheveux blonds étaient mêlés +de fleurs et de perles sans confusion. Deux grosses émeraudes +rayonnaient à ses oreilles. Ses bras étaient nus; pour en rompre la +coupe, trop frêle, ils étaient cernés au-dessus du coude d’un cercle +d’or ciselé à jour; les jours étaient des opales. Un peu blanc-jaunes, +comme il était riche alors de les porter, ses gants étaient en dentelle +de Bruges, mais d’un travail si fin, que sa peau n’en paraissait que +plus rose sous la transparence. + +Pour s’apercevoir de l’inégalité de sa marche, il aurait fallu pouvoir +détacher,--et qui en était capable?--le regard de son buste, le plus +délicat qui ait jamais existé à la cour, et c’eût été sans profit pour +l’envie, car cette imperfection d’un beau cygne blessé cessait de +paraître quand mademoiselle de la Vallière appuyait ses pieds sur un +tapis. Elle ne boitait qu’en marchand sur la pierre. Une fois duchesse, +elle ne boita plus. Louis XIV le voulut ainsi. + +Sa figure est trop connue pour essayer de la reproduire; ce fut celle de +la Vénus chrétienne de la France. Ses yeux bleus de vierge martyre, aux +paupières de soie, s’ouvraient peu au jour; et, bien qu’ils n’eussent +encore réfléchi que des visages jeunes et beaux comme le sien, qu’ils +n’eussent vu de bien près qu’un homme, Louis XIV; qu’une femme, si ce +fut une femme, ou un ange, Madame Henriette d’Angleterre, ils étaient +déjà chargés de cette infortune qui lui arracha tant de larmes aux +Carmélites. Mademoiselle de la Vallière vint au monde pour pleurer: elle +n’attendait que l’occasion d'être reine. + +Elle avait le sourire fermé, quoiqu’elle eût la bouche grande; ceux qui +l’aimaient l’aimaient ainsi: mais ses rivales, et Bussy, l'écho de +toutes les jalousies, ont attribué à l’irrégularité de ses dents le soin +qu’elle eut toute sa vie de ne jamais les montrer. A cette précaution, +il faut rapporter sans doute la discrétion de ses paroles. Sa taille +était petite, mais élégante et flexible. Elle resta toujours enfant; +gracieuse enfant qui aima trop tôt pour vivre. Singulier reproche! et +que ne mérita jamais madame de Montespan: on reprocha à mademoiselle de +la Vallière d'être complètement privée de formes: comme si les charmes +d’une femme étaient ailleurs que dans l’opinion de celui qui l’aime! Et +combien ne faut-il pas être plus difficilement belle, ainsi que le fut +mademoiselle de la Vallière, pour se faire aimer par des causes qui ne +s’altèrent jamais, dût la petite-vérole dans son vol gâter un noble +visage! mademoiselle de la Vallière était marquée de petite-vérole. + +Elle aima! Quel plus bel éloge peut-on écrire du cÅ“ur d’une femme qui +s’attacha, non au fils d’Anne d’Autriche, mais à Louis-Dieudonné; non à +Louis XIV, vainqueur du Rhin et de la Meuse, mais au jeune homme, +tremblant sous la tutelle de sa mère, n’osant demander mille pistoles à +son surintendant, humble devant son confesseur; non au roi, chargé de +lauriers et de diamans, faisant agenouiller des ambassadeurs du pape, +des doges de la sérénissime république, recevant assis et couvert des +représentans du roi de Siam, mais au beau cavalier à la bouche rouge, +aux cheveux presque noirs, grand, infatigable, courageux, adorant toutes +les femmes, mais n’en aimant qu’une, elle! + +Louis XIV se peint dans ses maîtresses, et surtout dans les trois qui, +plus particulièrement, disputèrent son cÅ“ur. + +Est-il plein de sève, d’entraînement, de cette galanterie chevaleresque +de la fronde, un peu espagnole, très-fière, mettant du point d’honneur +dans l’amour? il aime mademoiselle de la Vallière. + +La Mancini ne fut qu’une révélation soudaine qui apprit à Louis XIV +qu’il y avait des femmes. + +A-t-il passé cet âge, qui passe aussi pour les rois, est-il entré dans +la vie, cette route pavée et sans ombre, qu’il lui faut des amours +faciles et commodes, payés avec rien, avec de l’or: il aime madame de +Montespan, une belle femme qui ne boite pas, qui a de gros bras, de +fortes épaules, qui perd 500,000 livres au jeu de Marly chaque mois, qui +accouche en riant et qui accouche toujours. + +Épuisé d’esprit et de corps, capable d’apprendre sans émotion que +mademoiselle de la Vallière est morte au monde à trente-un ans dans une +cellule des Carmélites, et que madame de Montespan a passé ses épaules +et ses bras à quelques ducs, il se tourne enfin vers la religion, il se +jette dans le sein de madame de Maintenon, et y meurt. Ainsi Louis XIV +pourra dater, en expirant, de son règne le soixante-sixième, et de sa +maîtresse la troisième. + +Triste parodie de ses maîtresses, ces deux hommes, qui marchent côte à +côte du roi, l’accompagneront aussi toute sa vie: à sa table, pour +applaudir pendant plus d’un demi-siècle à toutes ses paroles; à +l'église, pour déposer qu’il est dévot, ou pour qu’il témoigne qu’eux le +sont; à la guerre, assez près de lui pour ne pas craindre d'être +blessés, ou assez loin de lui pour laisser croire qu’il court de grands +dangers; à son lit, l’un pour en chasser la femme légitime, l’autre pour +y introduire la maîtresse en faveur; et presque à son convoi funèbre, +celui-ci pour dire: _Le roi est mort!_ celui-là pour crier: _Vive le +roi!_ + +Ces deux hommes s’abdiqueront dans Louis XIV; ils vivront de ses joies +et de ses douleurs. S’il est gai, ils riront; s’il pleure, ils +trouveront des larmes. Lui jeune, ils seront jeunes; lui vieux, ils se +courberont, ils auront des rides; et si Louis XIV perd ses dents, ils +trouveront le secret de n’en plus avoir. L’un n’aura commis qu’une +inconvenance, celle de mourir avant le roi; l’autre n’aura pris qu’une +liberté, celle de mourir après. + +Voyez! Louis XIV sera destiné à survivre à tous ceux qu’il aura élevés +ou abattus, ministres ou maréchaux, grands peintres ou célèbres poètes; +à ceux qui sont nés avant lui, à ceux qui seront nés depuis lui, à tous +ses parens, à son frère, à sa belle-sÅ“ur, à ses héritiers, hormis un +seul, parce qu’il est passé en chose jugée qu’en France celui-là ne +meurt pas; à presque tous ses bâtards, morts jusqu'à trois par trois +dans un mois, avec la rapidité qu’il les fit; à toutes ses maîtresses, +aux plus vieilles comme aux plus jeunes; même à ses monumens; à +Fontainebleau, désert dans sa vieillesse; à Saint-Germain, s'écroulant +sous le poids des dorures; à Versailles, où l’eau aura cessé de +descendre; à Marly, où elle aura cessé de monter; il sera sur le point +de survivre à la monarchie. Seulement deux hermaphrodites lui +resteront, deux caricatures de maréchaux et de ministres, deux grimaces +éternellement complaisantes, deux rires implacables, deux magots de la +Chine remuant et souriant aux deux coins du logis, quoi qu’il arrive; +deux squelettes impérissables, deux courtisans embaumés et vivans, deux +flambeaux pour toutes ses amours, deux cyprès pour sa tombe: l’un le duc +de Saint-Aignan, l’autre le marquis de Dangeau. + +Ils sont là tous les deux. + + * * * * * + +Un coup de canon fut tiré de l’esplanade du château. + +A ce signal, les eaux devaient partir. + +Elles partent. + +Jamais merveille de ce genre n’avait frappé la cour. Pour concevoir cet +étonnement, oublions les chefs-d'Å“uvre de bronze et de fonte des frères +Keller des jardins de Versailles et de Saint-Cloud: Saint-Cloud et +Versailles n’existaient pas; l’hydraulique était inconnue en France. + +Les eaux partent, et ces bassins, tranquilles il n’y a qu’un instant, +remuent, montent, bouillonnent. Cent trente-trois jets d’eau jaillissent +à perte de vue; ils retombent en brouillard humide nuancé des couleurs +du prisme. Autant de figurations mythologiques en fonte déroulent en +pages liquides les métamorphoses d’Ovide. Voilà Pan, voilà Syrinx; ici +les satyres aux genoux de la nymphe qui les dédaigne et fuit poursuivie +par le dieu Pan. Plus loin le fleuve Ladon reçoit Syrinx éplorée et la +transforme en roseaux. Du milieu des roseaux des grenouilles de fer +soufflent l’eau en menues gerbes. Le poème aquatique finit là . Les trois +unités sont respectées sous l’eau comme sur la terre. Neptune reconnaît +Aristote. + +Autres bassins, autres merveilles. + +Admirez Prométhée en perruque limoneuse, qui, avec de l’eau et de la +terre, fait un homme. La terre, c’est un morceau de cuivre; l’homme, +c’est Louis XIV portant le sceptre. Du sceptre part un vigoureux jet +d’eau. Louis XIV a la bonté de se reconnaître et de sourire. + +Après la fable, l’allégorie. + +Jupiter, emblème de la puissance, enlève Europe dans Ovide; à Vaux, il +enlève la Hollande. C’est une grosse femme aux pieds de laquelle on a +gravé _Batavia_. Jupiter, c’est encore Louis XIV. + +Laissons dire encore mademoiselle Scudéry: «On voit un abîme d’eau au +milieu duquel, par les conseils de Méléandre (Lebrun), on a mis une +figure de Galathée avec un cyclope qui joue de la cornemuse et divers +tritons tout alentour. Toutes ces figures jettent de l’eau et font un +très-bel objet. Mais ce qu’il y a de très-agréable, c’est que toute +cette grande étendue d’eau est couverte de petites barques peintes et +dorées, et que de là on entre dans le canal.» + +Au tour de l’apologue maintenant. Un monstrueux lion de fer qui rugit de +l’eau, caresse de l’une de ses pattes un petit écureuil, tandis que de +l’autre il presse et retient une couleuvre. L'écureuil, c’est Fouquet, +son symbole héraldique; la couleuvre, Colbert; le lion qui rugit, c’est +toujours Louis XIV. + +Et quand ces eaux, dieux ici, divinités plus loin, païennes et +monarchiques, ont fatigué l’air de leurs élancemens, elles coulent dans +un canal d’une demi-lieue, auquel la fantaisie a donné, de distance en +distance, des formes et des dénominations singulières. La tête du canal +s’appelle la Poêle. La queue de la Poêle, c’est le prolongement du +canal, qui, cinquante pas au-dessous, s'équarrit en miroir, et en prend +le nom. Au-dessus du miroir est la Grotte de Neptune, qui fait face aux +cascades de l’autre côté du canal. Sept arcades où s’incrustent sept +rochers, et que terminent deux cavernes où se cachent, sous un rideau +de pierre dentelée, deux statues de fleuves, forment la Grotte. Tantôt +appelée la grotte de Vaux, et tantôt de Neptune, elle déploie +soixante-dix marches de chaque côté, conduisant à une spacieuse terrasse +au-dessus des arcades. C’est là qu'était la Gerbe-d’Eau, vaste réservoir +qui alimentait la Grotte de Neptune, et du centre duquel jaillissait un +jet d’eau de toute hauteur. + +Placé sur la terrasse de la Grotte, Louis XIV put voir toute la fête et +en être vu. C’est le point le plus élevé de la ligne des travaux +hydrauliques. Tournez-vous: un monument l’atteste. Hercule, les bras +croisés, est derrière la terrasse, au-delà de la Gerbe-d’Eau; il semble +dire: Ici finissent mes travaux, allez plus loin. + +Ce fut de là aussi que le roi, jaloux de tant de pompe, se dit: +J'étendrai ma main sur ce château orgueilleux, et il tombera comme celui +qui l’habite; j'épancherai ces eaux, et elles disparaîtront comme celui +qui les a ramassées; elles et lui ne se retrouveront plus. Celles-ci +seront le désespoir du voyageur, celui-là de l’histoire. J’en donne ma +parole de roi. + +Qui n’eût pas été roi eût éprouvé une délicieuse rêverie à l’aspect de +ces femmes saisies de respect, d’amour et de silence, au bord des +bassins limpides et agités comme elles, blanches comme leurs parures, +fraîches comme des naïades, presque endormies à la pluie monotone des +cascades, à la fraîcheur assoupissante de la nuit. + +Chaque minute a sa surprise. + +Les eaux changent de couleur, elles en seront plus visibles. Elles +s'élancent maintenant rouges, jaunes, vertes, mélangées. Un instant +elles défient la nuit. + +D’autres eaux deviennent harmonieuses. Un Apollon de marbre renvoie de +sa harpe des vibrations sonores: l’eau a effleuré les cordes de cristal +de l’instrument, il chante. + +Puis tout cesse,--tout retombe. Les bassins reprennent leur niveau, des +barques dorées sont lancées, des femmes s’y penchent, et, nautiles +armées d'éventails, elles se croisent en tous sens avant de débarquer à +l’extrémité du canal. + +Une étoile luit, la cloche sonne: c’est l’heure du dîner, on remonte au +château. + +Et cela ne s’est plus revu. + +La malédiction du roi a été puissante. L’eau a séché comme la pluie sur +une tôle brûlante; les jets d’eau sont rentrés dans la terre; pas plus +de trace que du déluge. + +Les pierres des bassins ont été arrachées; elles sont éparses partout. +Le canal est resté, la poêle et le miroir aussi. Mais la poêle est un +pré, le miroir ne réfléchirait pas le soleil. Dérision! Je ne sais quel +ciseau a creusé dans le flanc des sept rochers de la grotte des lignes +qui simulent la chute de l’eau. Eau sculptée, fraîcheur en peinture. +Deux monstrueux lions de marbre, caressant deux écureuils,--toujours +Fouquet et Louis XIV,--gardaient et gardent encore les marches de la +terrasse dont j’ai parlé. Un cerisier voisin a passé l’une de ses +branches sous le ventre du terrible animal et le porte. Dans quelques +années, le cerisier, devenu fort, aura renversé le lion de son socle. +Ces marches, modèles du grand escalier de Versailles, tremblent +aujourd’hui et chancellent sur l’herbe qui les déchausse. Savez-vous qui +les gravit depuis que Louis XIV et Fouquet, Henriette d’Angleterre et +mademoiselle de La Vallière y ont laissé leur empreinte? savez-vous qui? +des milliers de couleuvres. Les couleuvres, armes vivantes de Colbert! + +Voyageur fatigué et mourant de soif, j’ai inutilement cherché un peu +d’eau pour me désaltérer dans ce château, qui dépensa huit millions pour +avoir de l’eau. + + +VI + +Mignard a décoré le salon d'été, où le dîner allait être servi. +Parfaitement conservé, il est tel quel aujourd’hui. La pièce qui le +précède est voûtée, et porte pour ornemens des rosaces d’or épanouies au +fond d’encadremens en saillie. + +Jamais allégorie ne justifia mieux sa destination que celle qui se +multiplie à l’infini sous les lambris du salon d'été. Père et mère +naturels de tout ce qu’on mange et boit, le Commerce et l’Abondance, +toujours fort beaux en peinture, flottent au plafond, au centre des +incalculables subdivisions gastronomiques qu’ils engendrent. Ce sont les +incarnations de Brama en matière de comestibles. L’effet n’en est pas +heureux, et, malgré la poésie des emblèmes, qui voile un peu le +matérialisme des choses représentées, on dirait la galerie de peinture +d’un maître-d’hôtel retiré dans son château. + +Disposé pour recevoir les personnes que le roi voulait bien honorer de +sa table, un cercle de chaises était le seul indice des approches du +dîner. La symétrie des places traçait le vide de la table, mais il n’y +en avait pas. Où donc poseraient les mets? + +Le roi s’assit, invitant son frère, sa mère et sa belle-sÅ“ur, Dangeau et +quelques favoris, à prendre place à ses côtés. + +Fouquet obtint de Louis XIV la faveur de le servir, debout, derrière le +fauteuil. + +Dès que les convives furent assis, sur un signe de Fouquet, le plafond +descendit lentement et au son d’une musique douce. A hauteur voulue, la +table aérienne, chargée de flambeaux, fumante des mets qu’elle portait, +s’arrêta. Un autre plafond avait remplacé celui qui s'était détaché. On +attendit que le roi applaudit à ce coup de baguette féerique du +surintendant. + +Le roi applaudit, ce fut un murmure d'éloges. + +Pour n'être pas descendues du plafond, les autres tables n'étaient pas +moins fastueusement couvertes. On en avait dressé dans la salle des +Gardes, sous les marroniers, dans les parterres, dans la cour d’Honneur +et dans la cour des Bornes. + +Vatel et ses aides avaient pourvu à la confection de ce prodigieux +dîner, le même Vatel qui se tua quelques années après à Chantilly, +désespéré de ne voir pas arriver la marée à temps. + +A Vaux, la marée fut fidèle à Vatel. D’ailleurs les précautions étaient +si bien prises que, si les poissons de la rivière venaient à manquer, +ceux de l’Océan du moins répareraient l'échec. Fouquet avait enfermé +vivans, dans un bassin d’eau de mer, des saumons, des esturgeons et +plusieurs dorades. On lit dans La Fontaine une épître à l’un de ces +saumons. + +Quand l’officier de la bouche se présenta pour faire, selon l’usage, +l’essai des viandes et des boissons, le roi l'écarta, et, d’un sourire +qui alla au cÅ“ur du surintendant, il sembla lui dire: Chez vous, mon +hôte, j’ai pleine confiance, je vous le prouve. + +La sensualité du temps n'était pas montée au degré d’aujourd’hui; l’art +de fondre en une saveur indéfinissable mille saveurs était dans +l’enfance, quoique les cuisines souterraines de Vaux soient des +monumens. L’eau des fossés les entoure, des voûtes de pierre les +couvrent. Un cavalier et son cheval auraient assez d’espace pour se +promener sous le manteau des cheminées. Un bÅ“uf y rôtissait à l’aise. +Des broches géantes, vieilles armures de cuisine, rouillées au râtelier, +attestent ce qu’on mangeait au château et ce qu’on n’y mange plus. + +Sur un plat d’argent qui couvrit la table, on servit un sanglier tout +entier dont on avait doré les défenses. + +A mesure qu’on enlevait les porcelaines et les cristaux, des domestiques +les jetaient dans les fossés, comme trop dignes, après l’usage qu’on en +avait fait, pour servir à d’autres banquets. + +Au dessert, le roi ne manqua pas de parler de la chasse, son entretien +de prédilection: + +--Monsieur de Belle-Isle, vos parcs sont-ils giboyeux? + +--Sire, ils le sont peu. Votre majesté n’ignore pas que, plantés depuis +à peine quatre ans, ils n’offrent encore ni assez d’ombre ni assez +d’abri aux cerfs et aux sangliers. + +--C’est dommage, l’emplacement est bon. + +--Sire, je le croyais comme vous. + +--Et qui donc n’est pas de notre avis? + +--Quelqu’un de peu, sire. + +--Cela doit être. + +Appelez M. de Soyecourt, le plus effréné chasseur de notre royaume. +Est-il ici? + +--Sire, toute la noblesse de votre maison vous entoure. + +--Qu’on l’introduise, je vous prie. + +M. de Soyecourt parut. + +--Que pensez-vous, monsieur, vous dont les lumières sont si justes +là -dessus, du parc de M. de Belle-Isle? + +En réponse, M. de Soyecourt entama une description du parc et des parcs +en général, si longue et si pédante, de la chasse et de toutes les +chasses, que Louis XIV pria le surintendant de faire venir Molière. Sur +ce que Fouquet rappela au roi que Molière était un comédien et non un +chasseur:--Et ne trouvez-vous donc pas que j’ai raison, répliqua le roi, +de mander M. Molière? + +Le pauvre comédien reçut l’ordre d'écouter à la porte les paroles +ridicules qui échapperaient à M. de Soyecourt. L’intention du roi fut +admirablement comprise. Trois heures après, Louis XIV reconnut et +applaudit dans Dorante ce _fâcheux_ parlant toujours de la chasse, le +personnage de M. de Soyecourt qu’il avait lui-même indiqué. Cet +excellent trait de la comédie des _Fâcheux_ appartient à Louis XIV. + +Bref, M. de Soyecourt fut d’avis que le parc de M. de Belle-Isle était +excellent. Enivré de la conversation qu’il avait eue avec le roi, il se +retira glorieux comme s’il eût tué un cerf dix-cors. + +--Mais nommez-nous donc, monsieur de Belle-Isle, le difficile chasseur +qui a médit de votre parc. + +--Sire, c’est mon jardinier. + +--Le Nôtre, celui même qui l’a tracé avec tant de génie? Mais que je le +voie. + +--Sire, il va vous être présenté. Votre majesté aura l’indulgence +d’excuser son costume et ses propos; c’est un paysan. + +Parut en effet un paysan de cinquante ans environ, en veste, en gros +souliers, roulant son chapeau entre ses doigts, tremblant et pâle, +regardant au plafond. + +--Vous avez, mon ami, avancé une opinion que nous ne partageons pas. + +--Mon roi, c’est possible. + +--Sur quoi avez-vous établi que le parc de M. de Belle-Isle n'était pas +propre à la chasse? + +--Mon roi, c’est que, si j’eusse dit le contraire, les chasseurs +m’auraient dégradé mon pauvre parc avec leurs chevaux et leurs chiens. +Nos arbres sont jeunes, il faut les épargner. Et voilà toute l’histoire. + +--C'était donc un mensonge? + +--Sans doute, mon roi; mais gardez le secret, demain on chasserait la +grosse bête dedans. + +Le Nôtre, croyant la conversation finie, mit son chapeau et se dirigea +vers la porte. + +--Monsieur Le Nôtre! + +--Mon roi! + +--Vous allez me bâtir un château. + +--Deux, mon roi. + +--L’un à Versailles, l’autre à Trianon. + +--Sire, une façade et deux ailes; voûte. A droite une pièce d’eau, à +gauche une orangerie; parc de gazon, galerie, quatre lieues d’horizon. + +--20,000 livres, Le Nôtre. + +--Mon roi, ce n’est pas assez. + +--Mais pour vous, Le Nôtre? + +--Mon roi, c’est trop. + +--Un escalier de géant, Le Nôtre. + +--Par où vous monterez, mon roi. + +--20,000 livres pour toi, Le Nôtre. + +(Fouquet dit à voix basse:) Découvrez-vous, Le Nôtre, vous parlez au +roi. + +--Oh! pardon. Tenez-moi donc un instant mon chapeau. + +Fouquet tint le chapeau; la cour était ébahie. + +--Le Nôtre, des fontaines de marbre. + +--De bronze, mon roi. + +--Une terrasse, Le Nôtre. + +--Au pied de l’escalier, mon roi. + +--20,000 livres pour toi, Le Nôtre. + +--Un canal grand comme une mer. + +--Eh mais! il n’y a pas d’eau! + +--Elle montera de Marly. A défaut, nous avons l’Océan, mon roi. + +--20,000 livres pour toi, Le Nôtre. + +--Je ne dis plus rien, je vous ruinerais, mon roi. + +--Je vous fais chevalier, je vous anoblis, Le Nôtre. + +--Il faudra trois mille pieds d’orangers pour une serre au bas du grand +escalier, mon roi. + +--Je vous donne la croix de Saint-Michel, Le Nôtre. + +--A quand les maçons, mon roi? + +--A bientôt. + +--Mon roi, je t’aime. + +Et Le Nôtre se jeta au cou du roi. + +Fouquet, épouvanté de cette familiarité, s’efforça de le retenir. + +--Laissez, monsieur de Belle-Isle, c’est l’accolade de chevalier. + +Le plan du palais de Versailles était arrêté. + +Un homme encore jeune, à la livrée du surintendant, se posa en face du +roi, tenant un objet voilé sur ses bras. + +--Votre majesté permet-elle qu’on découvre ce tableau? + +Le roi fit un signe d’assentiment. + +Et le portrait de Louis XIV, revêtu du costume qu’il portait ce jour-là , +rendu avec la plus fidèle ressemblance, suspendit l’admiration si +intelligente de la cour. En huit heures ce chef-d'Å“uvre, dont le Louvre +a hérité, était sorti, pour ne plus périr, du pinceau du jeune artiste. + +--C’est bien, s'écria Louis XIV. + +Le tableau tremblait sur les bras émus du peintre. Il lui échappait. + +Madame Henriette se leva, le fixa par la bordure sur son genou, et le +tint en équilibre par l’anneau du cadre, afin que le roi le vît mieux. + +--Oui, c’est très-bien. Il y manque pourtant quelque chose, messieurs. + +On était attentif aux critiques du roi. + +--La signature du peintre. + +Avec la pointe d’un couteau le peintre écrivit dans l'épaisseur de la +couleur encore fraîche: _Lebrun_. + +--Ajoutez, monsieur Lebrun: premier peintre du roi. + +--Remerciez votre souverain, monsieur Lebrun, de la gloire qu’il fait à +votre talent; moi, je vous remercie ici de celle qui rejaillit par vous +sur ma maison. + +Accompagné du surintendant jusqu'à la dernière pièce, Lebrun se retira. + +--Voyez-vous, ma mère, si je profite de vos conseils? Je souffre à voir +la magnificence de cet homme. Mais je lui ai déjà enlevé les plus beaux +joyaux de son orgueil: Lebrun, Le Nôtre, Le Vau, sont à moi. Nous +jouerons de malheur si nous n'égalons pas, roi de France, la somptuosité +d’un surintendant. + +--Silence, mon fils: où les plafonds descendent, les planchers peuvent +s'écrouler. + +--Ceci me lasse; ce luxe m’outrage, je veux sortir. + +--Vous resterez. L’emportement fit à Versailles la _journée des dupes_, +la finesse en eut tout l’avantage. Vaux profitera de l’expérience de +Versailles. + +--Quoi! je porte le fer et la flamme dans la moindre province rebelle +qui refuse la taille, et je souffrirai avec complaisance qu’on dévore +six provinces dans ce château! + +--Celui qui aurait le château aurait les six provinces. + +--Oui, celui... + +Une musique légère, qui retentit dans l’antichambre, couvrit les paroles +à demi-voix dites par le roi à sa mère; et parut Fouquet, qui demanda la +permission de présenter à leurs majestés la nymphe de Vaux en personne. + +La nymphe, qui n’avait modifié son costume de demoiselle d’honneur de +Madame que par deux ailes blanches attachées à ses épaules, et qui était +mademoiselle de La Vallière, remit au roi un rouleau de parchemin, +l’invitant à lire. + +Le roi lut, sourit, et passa l'écrit à sa mère. + +--Monsieur de Belle-Isle, dit le roi, je vous remercie, au nom du +dauphin, si le ciel doit nous en envoyer un, du don que vous lui faites +du château de Vaux et de ses dépendances. Il sera temps de le lui offrir +quand il sera en mesure d’accepter lui-même. Jusque là gardez ce +château, que vous avez rendu si beau par vos soins, et dont vous faites +si bien les honneurs. Nous tiendrons compte de l’offre, mais c’est tout +ce que nous retenons. + +Fouquet se précipita aux genoux du roi et lui baisa la main. + +Dans les yeux d’Anne d’Autriche son fils put lire: «Tu seras un grand +roi.» + +Tempérant les paroles graves qu’il avait prononcées, Louis XIV ajouta: +Les nymphes, mademoiselle de La Vallière, font aussi partie du château. + +--Sire, répondit naïvement la demoiselle d’honneur, je vous appartiens. + +Le roi se leva, le dîner était fini. + +D’une santé délicate et maladive, Madame Henriette obtint du roi de +retourner à Fontainebleau. Elle partit. + +Dangeau écrivit dans un coin sur les tablettes qu’il destinait à ses +mémoires, où il recueillait jour par jour les faits et gestes importans +du règne: + +«Au dîner du sieur Fouquet, le 17 août 1661, il y avait une superbe +montagne de confitures.» + + +VII + +Plusieurs seigneurs avaient été mis dans le secret de la surprise +ménagée au roi après le repas. + +Au milieu de la confusion qui suit le dessert, un cor se fit entendre; +il sonnait le départ pour la chasse, la fanfare matinale.--N’est-ce pas +le bruit du cor? s’informa le roi. Des chiens s'élancèrent en aboyant +dans les salons.--Sire, pardonnez la surprise, c’est la +chasse.--Êtes-vous gais, messieurs? la chasse!--Oui, sire, la chasse aux +flambeaux.--Y songez-vous? il est nuit, et certes nous n’allons pas, que +je pense, en habits de soie et en jabots, courre le cerf? Vous êtes +jeunes, messieurs, et nous sortons de table. + +Les chiens aboyaient toujours, les fouets claquaient et faisaient +vaciller les lumières; les cors ne cessaient de retentir; les +domestiques couraient en désordre d’appartement en appartement, armés de +torches. On offrit au roi un fusil. Trente chasseurs se présentèrent en +même temps, piqueur en tête. Les dames se réfugièrent dans la salle des +Gardes, où elles s’enfermèrent, et d’où elles purent voir à travers les +carreaux ce qui allait se passer. + +--M’apprendra-t-on à la fin ce que c’est? s'écria le roi impatienté, +tenant son fusil dans l’attitude la plus embarrassée. + +Un cerf bondit devant lui et renverse deux flambeaux de la table. + +--A vous, sire! + +Le roi comprit alors qu’on avait lâché du gibier dans le château, et que +c'était sérieusement une chasse au salon. + +Il s’exécuta de bonne grâce. + +Jeune comme les autres, fou de la chasse, il poursuivit le cerf de pièce +en pièce, s’embusqua aux portes, se perdit dans les corridors, entraîné +par la fuite de la bête. D’autres cerfs descendaient les marches: des +nuées d’oiseaux volaient partout, tourbillonnaient dans la rampe; les +faisans sortaient de dessous les fauteuils; des lièvres se cognaient aux +portes. + +Le carnage commence. + +Des cerfs tombent sur des tapis, et des renards expirent dans des +bergères. Ne trouvant aucune issue, traqués de toutes parts, des +chevreuils en démence se précipitent par les croisées ouvertes et +illuminées. Du dehors on applaudit, du dedans on tire au vol sur le +chevreuil, qui roule souvent dans les fossés. On ne craignait pas de +briser les glaces; à cette époque il n’y avait pas de glaces dans les +salons. On ne courait que le risque de souiller des tapis de cinquante +mille livres, ou de mutiler des corniches dorées. + +A travers leur cage transparente, les dames étaient témoins de ce +spectacle, qui n'était pas sans effroi pour elles. On riait, on +tremblait. Souvent les vitres brisées, les bourres enflammées, l’oiseau +atteint, volaient au loin dans la cour. + +Pour mieux voir, les laquais étaient montés sur leurs siéges et sur le +dôme des chaises à porteur. + +Les rideaux eurent beaucoup à souffrir: les cerfs cherchaient un refuge +dans les vastes plis de leur colonne soyeuse, et, dans ce fourreau qui +les étouffait, ils se livraient bondissans à leurs ennemis. Plus +heureux, beaucoup de lièvres et de faisans s’en allèrent par la +cheminée. + +Cette chasse dura vingt minutes. Les cors sonnèrent la fin du combat. On +exposa devant les dames le résultat de la victoire: quelques cerfs +étourdis, quelques oiseaux revenus déjà de leur frayeur. Bien des +reproches d’imprudence furent effacés. Les armes n’avaient été chargées +qu’avec des balles de liége; ainsi pas une goutte de sang n’avait coulé. + +Après quelques minutes de repos, en hôte délicat, qui comprend qu’un +plaisir plus calme doit succéder à une émotion fatigante, Fouquet +proposa de se rendre à la comédie.--On s’y rendit. + +La Fontaine était exact lorsqu’il écrivait à son ami, M. de Maucroix, +dans la _Relation de la fête donnée à Vaux_, que «le souper fini, la +comédie eut son tour; qu’on avait dressé le théâtre au bas de l’allée +des Sapins.» + +L’allée des Sapins existe encore. Elle est noire et répand une forte +odeur de résine. Découpées par tranches horizontales et s'évasant en +pyramides, les branches panachées se pressent et se rapprochent. Il faut +près d’une demi-heure à parcourir l’allée des Sapins de son point de +départ du château, où elle prend, pour le perdre plus loin, le nom +d’allée des Portiques: à son extrémité occidentale, est le spacieux +hémicycle où _les Fâcheux_ de Molière furent représentés pour la +première fois. + +Aujourd’hui couvert de jeunes arbres plantés en quinconce, seule +altération qu’il ait subie, cet emplacement contiendrait deux mille +personnes, en les supposant placées avec toute la liberté des +spectateurs de cour. Je me suis assuré, mademoiselle Scudéry d’une main +et La Fontaine de l’autre, que c'était rigoureusement là , et non +ailleurs, que _les Fâcheux_ avaient été joués. + +Quoique l’allée des Sapins ait deux versans, il est impossible de placer +la scène à celui qui touche au château. Là elle n’est pas encore allée +des Sapins, mais des Portiques. Ce point reconnu, _les Fâcheux_ +n’auraient pu être joués ni plus près ni plus loin. Plus près, ce serait +l’allée même, et non le bout; plus loin le terrain manque. Au-dessous +sont les eaux. + +C’est donc là que Molière, il y a près de deux siècles, pauvre comédien +courant la province, vint peut-être à pied pour jouer devant son roi. +Qu’il serait curieux de savoir s’il passa par Melun! de connaître le +cabaret où il s’arrêta pour corriger quatre vers au crayon, boire un +verre de vin et se remettre en route! Mais, à coup sûr, il a foulé cette +allée des Sapins; là son coude a effleuré; là son pied a posé; là sa +bouche a parlé. Molière a parlé ici, dans cet air, dans cet espace! Ce +soleil qui se couche éclaira sa face sublime le 17 août 1661! + +La pièce fut jouée aux flambeaux et devant des spectateurs échelonnés +sur trois rangs. + +Le roi occupait le centre, assis dans un fauteuil; à sa droite était la +reine-mère; un peu au-dessous de lui, Monsieur et le prince de Condé +avaient deux siéges. Le rang qui se prolongeait à la droite et à la +gauche du roi n'était composé que de dames. Madame Fouquet venait après +la reine. Derrière les dames étaient les ambassadeurs. Beaucoup de +seigneurs qui n’avaient pas trouvé à se placer se pressaient au bout des +allées, disputaient un courant d’air entre deux épaules pour voir ou +pour entendre; d’autres avaient grimpé aux arbres, et planaient de là +sur ce cercle, au milieu duquel un seul homme était debout: + +Molière! + +«D’abord que la toile fut levée, un des acteurs, comme vous pourriez +dire moi (Molière, _les Fâcheux_, _Avertissement_), parut sur le théâtre +en habit de ville, et, s’adressant au roi avec le visage d’un homme +surpris, fit des excuses du désordre de ce qu’il se trouvait là seul, et +manquait de temps et d’acteurs pour donner à sa majesté le +divertissement qu’elle semblait attendre. En même temps, au milieu de +vingt jets d’eau naturels, s’ouvrit cette coquille que tout le monde a +vue, et l’agréable naïade (mademoiselle Béjart, plus tard femme de +Molière), qui parut dedans, s’avança au bord du théâtre, et d’un air +héroïque prononça les vers que M. Pélisson avait faits, et qui servent +de prologue.» + +Tout homme a une haine profonde, c’est son génie. Molière eut celle de +l’aristocratie; il la heurta et la foula sous toutes ses formes. Les +détours qu’il prend sont admirables. La comédie qu’on ne lit pas est la +véritable dans Molière. Prenez-y garde, sans cette seconde vue, la +meilleure partie de son talent va vous glisser entre les doigts, et il +ne vous restera plus qu’une bouffonnerie prise à Boccace, à l’Italie, à +l’Espagne. On a dit que Molière «constituait à lui seul toute +l’opposition de son temps.» Nous recueillons l’aveu. + +Ouvrez _le Bourgeois gentilhomme_. Un bourgeois prend un maître de +musique, un maître de philosophie, un maître à danser; il faut verser +jusqu'à sa dernière larme de rire à ce bon M. Jourdain prononçant des U +et des O, donnant de gros diamans à Dorimène, croyant que le fils du +Grand-Turc est arrivé pour épouser sa fille Lucile, embrassant le +mahométisme, et tout cela pour être un homme de qualité; c’est d’un +comique rare. La leçon est haute pour la bourgeoisie qui tend à sortir +de la boutique. Tous les Jourdains de la porte _des Innocens_ se +cachèrent de honte. C’est ce que vous croyez. La part faite du rire, ce +comique étend sur la claie Dorante, gentilhomme, et non Jourdain le +bourgeois: Dorante, gentilhomme et emprunteur qui ne rend pas; Dorante, +gentilhomme, et perturbateur des familles; Dorante, gentilhomme et +pourvoyeur de Dorimène; Dorante, gentilhomme et profanateur de noblesse. +Jourdain n’est que ridicule, Dorante est infâme. Demain Jourdain aunera +du drap sous les piliers des Halles, demain Dorante sera à la Bastille, +s’il n’est en Grève. Eh bien! dites maintenant: de Jourdain ou de +Dorante, quel est celui que Molière a voulu sacrifier? + +Allez plus loin. Jusqu’au jour où M. Jourdain a pris à sa solde ces +maîtres si ridicules, qui donc s’est formé à leurs leçons? N’est-ce pas +la noblesse? Par ce que savent ces maîtres, jugez ce qu’ils ont +enseigné, jugez leurs élèves. + +Allez plus loin. Au bourgeois gentilhomme, si ridicule qu’il en est +faux, du moins impossible, opposez sa femme, qui est la raison même. +Dans M. Jourdain, Molière a immolé au rire la bourgeoisie qui n’existait +pas, pour mieux faire triompher, dans madame Jourdain, la véritable +bourgeoisie.--Quelle pureté, quelle dignité de mÅ“urs, quelle prudence +dans cette femme! Descendons-nous tous deux que de bonne bourgeoisie? +Quelle vertu dans cette mère! «Je ne veux point qu’un gendre puisse +reprocher ses parens à ma fille, et qu’elle ait des enfans qui aient +bonté de m’appeler leur grand’maman.» Qui ne serait honoré d’avoir la +fille de M. Jourdain pour sÅ“ur, madame Jourdain pour mère? + +Allez plus loin encore. Demain le fils de M. Jourdain aura aussi des +maîtres de philosophie; mais avec la jeunesse il aura le loisir de faire +une plus sage application de ses études; il n'écrira plus comme son père +à la marquise _que ses yeux le font mourir d’amour_; mais il publiera un +livre qui commencera par ces mots: «L’homme est né libre, et partout il +est dans les fers.» Demain il aura un maître d’armes le fils de M. +Jourdain, et il appellera Dorante en duel, et Dorante sera tué. Une +révolution sera consommée. Avez-vous ainsi compris Molière? + +Ainsi, dans Molière, vous l’avez remarqué, l’homme ridicule, celui qu’il +souflette en public, n’est jamais l’homme coupable, celui qu’il +déshonore en secret. De là , chez lui, le mensonge dont il avait besoin, +et qui n’a que trop été pris à la lettre, d’amuser aux dépens de ceux +dont il défend le rang, les mÅ“urs et la vertu. + +Molière a couronné la classe intermédiaire. La fidélité conjugale, la +probité dans le commerce, la raison dans le langage, la justesse dans le +goût, la prudence dans la conduite, la tolérance dans la religion, +toutes les vertus sociales ont été placées par Molière dans cette +classe. Après Richelieu, Molière est l’homme qui a porté le coup le plus +vif au privilége de la naissance. Il a surtout, en moraliste habile, +déshonoré la femme de la société noble; il ne l’a montrée que pour +l'écraser du parallèle de la femme de la bourgeoisie. On ne trouve pas +une seule fois dans ces tableaux, où tant de créations admirables se +pressent, et toutes distinctes comme celles que Dieu crée, une haute +vertu de marquise ou de duchesse. Chez lui le titre emporte raillerie +forcée; il renverse la pyramide sociale des temps anciens, il en met la +base fruste au ciel, la pointe de granit dans la boue. Vienne un autre +comédien comme lui, au génie près, un Collot-d’Herbois, et la pyramide +sera renversée dans le sang. + +L’imagination reçoit ses principaux affluens du Midi, patrie du soleil +et des femmes, où le soleil ne se couche jamais! Elle y mûrit vite, et +se couvre de fleurs de bonne heure. Au Midi tout a sa note, son degré de +plus qu’au Nord. La parole méridionale est un chant, le chant une +extase: le vin le plus léger enivre, l’eau égaie; l’odeur du thym, si +fade au Nord, assoupit sur les rocs de Grasse et de Naples. Dans +l’organisme français, l'élément méridional est la couleur. Otez de la +France la Loire, la bande des Pyrénées et la Provence, et la France +devient allemande ou anglaise: il y fait sombre. Molière relève du Midi, +sinon par sa naissance, ce que nous avouons, allant au-devant d’une +objection, du moins et pleinement par ses Å“uvres. Le Nord est inconnu à +Molière. Ce qu’il n’emprunte pas aux Latins et aux Grecs, il le demande +à la verve méridionale. Certainement il n’y puise pas la raison froide +du _Misantrope_, la raillerie quintessenciée des _Femmes savantes_ et +des _Précieuses ridicules_; mais il en rapporte l’athéisme de don Juan, +la bouffonnerie limousine de M. de Pourceaugnac, la noblesse empesée de +la comtesse d’Escarbagnas; ces caractères sont-ils du Nord, à votre +avis? Des maîtres passez aux valets: à qui Molière doit-il cette grande +famille de roués? Mascarille, traduction domestique de tous les _Davus_ +de Térence, après avoir été Latin, devient Sicilien dans _l'Étourdi_, et +ne perd à cette métamorphose ni son astuce originelle ni sa faiblesse à +protéger les fils de patriciens qui ont des pistoles. Sera-ce dans la +domesticité du Nord, moitié suisse, moitié picarde, que vous trouverez +des Mascarilles? (Tout au plus des Gros-René, serviteurs parisiens et +mous;) des Sbrigani, ces fripons si spirituels; et des Scapins, ces +Italiens qui sont la parodie d’un tableau dont Casanova de Seingalt est +le modèle? + +Avait-il les yeux tournés au Nord, Molière, lorsqu’il peignait +constamment des mÅ“urs aérées et inondées de lumière? Il noue ses +intrigues aux fenêtres: les fenêtres du Nord!--sur le banc des portes, à +minuit,--minuit à Paris, où il gèle neuf mois sur douze! il gratifie +Paris de la latitude de Madrid et de Florence. La place publique sert +presque toujours d’occasion à ses enchevêtremens dramatiques, copiant +textuellement la mise en scène de Boccace et de Lopez de Vega. Ne +sont-ce pas là des préoccupations d’homme qui, par instinct ou +d’intention, rend la comédie inséparable du ciel, des mÅ“urs du Midi, où +il puise tout, et sa forme d'écrivain, ses ressources de penseur, ses +caractères et sa gaieté, don plus beau que son génie? + + +VIII + +Tandis que la comédie s’achève à la lueur des flambeaux, ceux qui n’ont +pas eu de place pour l'écouter promènent la vivacité du dessert dans les +parterres sombres et sous les fraîches solitudes du parc. Les cavaliers +s'éparpillent par groupes, les dames par essaims. Sans se connaître, on +se croise pour se jeter des agaceries, des dragées et des fleurs. Jamais +plus belle soirée. + +Une jeune femme va seule, se hâtant de mettre le plus d'éloignement +possible entre elle et ces bruits et ces clartés qui offensent ses sens +délicats. Elle a peur de ne pas regagner assez tôt sa tristesse; +derrière les allées sombres elle laisse les allées sombres, jusqu'à ce +qu’elle n’entende plus que le froissement de sa robe, et qu’elle ne +distingue plus que l'éclat de ses diamans, projetant des feux devant +elle. Alors elle ralentit sa marche, assure son haleine, et soulève, de +ses doigts pensifs, ses cheveux sur son front; sa main s’y fixe. + +Vous avez vu quelquefois, dans les matinées de printemps, ces soies +blanches flottantes dans l’air, ces fils de la Vierge qui, descendus +d’un rouet invisible et céleste, s’attachent au chêne du chemin, +retombent en écheveaux sur le gazon ou les blés naissans, et se fixent +par des clous de rosée à la pointe d’un épi. C’est un réseau immense que +brise un moucheron. La pensée de mademoiselle de La Vallière est ainsi +vaste, frêle et craintive; cette pensée arrête tout ce qui passe; mais +tout ce qui passe la déchire sans l’emporter. Elle aime le roi, mais de +cet amour ardent et religieux qu’elle voua plus tard au ciel; amour si +haut que la prière seule y mène. Des rois ont aimé: quelle femme a +jamais osé aimer un roi? quelle est celle qui l’a fait sans mentir à +elle-même, sans prendre le sceptre pour la main? + +Elle succomba, mademoiselle de La Vallière. + +L’exigence historique nous oblige à ne montrer qu’un coin de cette +passion si calme à la surface, si agitée au fond. Mademoiselle de La +Vallière n’entra dans la couche royale que le jour où Fouquet s'étendit +sur la paille de la Bastille; et nous n'écrivons qu’un moment de la vie +de Fouquet. + +Une cloche tinta; le vent en apportait le bruit du Maincy, petit village +situé au bout du parc. La demoiselle d’honneur s’agenouilla sur la +terre, et, tandis que bourdonnait l’orgie royale, elle exhala un +cantique tout empreint du remords d’une faute qui n'était pas encore +commise, que l’expiation précédait. + +Elle se sentit déjà grande et misérable, elle pleura. + +Ce cantique est tout ce que l’air a retenu de la fête. Qu’au coucher du +soleil le voyageur s’asseye et écoute, il entendra sortir du fond du +château la prière vespérale de cent cinquante pauvres enfans. La prière +des enfans sur les ruines d’un tel château! Tout a été frappé de mort, +hôtes, palais, fleurs, statues, eaux, les seigneurs dorés, les femmes +nues; mais la prière aux ailes blanches de La Vallière est restée +vivante, immortelle! La fête est finie: la prière dure encore. + +Enveloppés dans les plis d’un manteau de soie, un homme et une femme, +celle-ci le visage caché dans un loup, suivaient, à la distance de deux +allées parallèles, les pas tantôt rapides, tantôt mesurés, de +mademoiselle de La Vallière. + +Elle poussa un cri lorsqu’elle vit s’approcher d’elle la femme masquée, +et presque en même temps un cavalier dont les plumes et les dorures +luisaient dans l’ombre. + +Par politesse, le cavalier s’arrêta, et laissa, non sans quelque +mouvement d’impatience, le champ libre à la dame qui l’avait devancé. +Elle ôta alors son masque et s’enfonça dans l’allée avec mademoiselle de +La Vallière. + +Le cavalier les suivit. + +Dès que la dame fut partie, le cavalier, comme chose convenue, prit la +place qu’elle occupait. + +A trois fois cette scène se renouvela. + +A la dernière rencontre, le cavalier dit à la dame:--Il est inutile, +madame, de fatiguer davantage mademoiselle de La Vallière. Mon faible +mérite l’emporte. Daignez rentrer; le serein vous hâlerait. + +--J’allais vous le conseiller, monsieur le duc. + +--Très-bien, madame; l’ironie sied aux vaincus: c’est leur dernière +arme. + +--Monsieur le duc, vous finirez par y exceller. + +--Malicieuse! après la peine que vous avez eue, je conçois que vous +éprouviez quelque dépit à battre en retraite; mais, encore une fois, +chère dame, toutes les campagnes ne sont pas aussi funestes. + +--Voudriez-vous me persuader, monsieur le duc, que vous sortez toujours +vainqueur de celles où l’on ne tire pas l'épée? + +--Je me fâcherais si chacun ne savait que j’ai servi le roi. + +--Comment donc! mais vous êtes en pleine activité à cette heure; et si, +à l’exemple de son frère d’Angleterre, qui a institué l’ordre du Bain, +le roi crée l’ordre du Bougeoir, vous serez nommé commandeur. + +--Le roi m’estime. + +--Un peu moins que la reine, n’est-ce pas, monsieur le duc? + +--Est-ce que madame de Bellière n’a pas la nuit de filles à surveiller +au logis? + +--Et monsieur de Saint-Aignan, point de fils à qui transmettre ses +leçons de conduite? + +--Madame, je vous comprends; mais, quels que soient les services qu’on +rend à son prince, ils ennoblissent. + +--Alors, monsieur le duc, vous, qui avez si bien l’esprit de corps, +soyez assez généreux pour me croire digne de rivaliser avec vous auprès +du prince. Accordez-moi la survivance. + +--Prenez garde, madame, je dirai tout au roi. + +--Non, car je rapporterais tout à la reine; et vous voulez être +gouverneur du futur dauphin, je le sais.--Tenez, faisons la paix, duc! +Les gens comme nous n’ont qu’un moyen de prouver qu’ils se +détestent;--c’est de vivre en paix. Embrassons-nous. + +--Il le faut bien, madame; mais allez bien vite consoler ce pauvre +surintendant. + +--Adieu, mon maître! + +--Adieu, méchante! + +Il résultait de la prétention à la victoire que s’attribuaient +réciproquement madame de Bellière et M. de Saint-Aignan, que +mademoiselle de La Vallière ne s'était compromise par aucune réponse +décisive. + +L’immorale histoire assigne le chiffre corrupteur de Fouquet: quarante +mille pistoles, ou quatre cent mille livres.--Un million aujourd’hui! + +Saint-Aignan courut vers le roi pour lui dire: «Elle est à vous, sire!» + +Madame de Bellière alla où Fouquet l’attendait, et lui dit: «Elle est à +vous, vicomte!» + +Dans ce moment on revenait de la comédie, on refluait au parc pour +attendre le feu d’artifice. + +L’ivresse était dans l’air; les miracles de cette journée avaient grandi +Fouquet à la taille d’un dieu. Au milieu de cette fumée d’encens qui +n'était pas pour lui, Louis XIV ne paraissait plus qu’un sombre potentat +du Nord visitant quelque souverain des brillantes cours d’Italie. On lui +faisait les honneurs de son propre royaume; il frémissait. Des imprudens +avaient osé murmurer à ses oreilles: _Vive le premier ministre! Vive le +surintendant!_ + +Le surintendant ne marchait plus sur la terre; la tête lui avait tourné, +il était lumineux d’orgueil, il rayonnait. Sa main errante cherchait un +sceptre. Fouquet, premier du nom, recevait Louis le quatorzième. + +Aussi à peine écouta-t-il la bonne nouvelle, d’abord si impatiemment +désirée, que lui apporta madame de Bellière. + +Il était écrit que tout le seconderait jusqu'à sa dernière heure. + +Une femme passe auprès de lui, c’est mademoiselle de La Vallière! +Fouquet l’arrête, il ose la retenir. + +--Je vous cherchais! monsieur de Belle-Isle. + +--Bonheur inespéré! je ne vous attendais pas, moi! je ne comptais pas +sur une faveur si prompte; vous m’enhardissez. Accordez-m’en une aussi +grande, mademoiselle; gardez-moi jusqu’au retour la foi promise. + +--Je ne vous comprends pas! monsieur le vicomte. + +--Sans doute, mais entendez-moi; maintenant je puis m’ouvrir à vous. +Cette nuit je pars, pour ne revenir que dans huit jours; oui, dans huit +jours, vous marcherez l'égale de la reine! _Où ne monterez-vous pas?_ ma +devise devenue la vôtre. + +--Monsieur le vicomte, je pourrais vous perdre, je ne vous hais même +pas. Reconnaissez-le à l’avis que je vous donne. Partez à l’instant, +fuyez d’ici! ou vous serez enlevé cette nuit, dans une heure! + +--On vous a trompée, mademoiselle, et vous aurez des rapports plus +fidèles dans une heure.--Comptez sur ce qui vous a été promis, +préparez-vous à partager ma grandeur et non ma disgrâce; c’est d’un +autre qu’on aura voulu vous parler, et non de moi. + +--D’un autre! dites-vous? Vous savez donc qui? Vous le savez!... Oh! +monsieur le surintendant, je ne prévoyais qu’une injustice, je soupçonne +un crime. Vous m'éclairez; alors, encore une fois, partez! car Dieu +protége la France et sauve toujours le roi. + +--Mais qui vous a si bien instruite? + +--M. de Saint-Aignan, qui ne vous aime pas. + +Mademoiselle de La Vallière disparut, monta les marches du château, y +entra. + +Fouquet resta frappé de terreur, il eut froid. + +Pour la première fois de la journée, il pensa à sa pauvre femme et à ses +enfans. + +Rentré au château, le roi ne mesura plus sa colère; il traversait à +grands pas les appartemens de l’aile gauche. Ses récriminations +frappaient sur chaque meuble, sur chaque tableau. Il avait tout au plus +dans ce moment la dignité d’un huissier qui saisit un mobilier: Colbert, +qui marchait à sa suite, semblait un recors, Séguier un juge de paix. La +monarchie dressait l’inventaire d’une banqueroute. + +--Encore un salon d’or! murmurait le roi. + +--Composé de poutres transversales, ajoutait Colbert. + +--Portant le nom de _salon d’hiver_, prenait en note Séguier. + +--Ici une bibliothèque. + +--Plus une bibliothèque, ajoutait Colbert. + +--Ajouter une bibliothèque, écrivait Séguier. + +--Messieurs, voici sa chambre. + +Aujourd’hui Louis XIV pousserait le même cri. Fouquet seul est absent. +La tapisserie de Pékin, plantée de fleurs vertes, qui amusait son réveil +et l’emportait en Chine, lorsque les volets étaient fermés, et lorsqu’il +voyait marcher autour de sa tête le chÅ“ur des peintures de Lebrun, cette +tapisserie est encore là . Là est encore son lit, gris et or, petit lit +pour un surintendant, et pour un surintendant qu’entouraient je ne sais +plus combien de statues gigantesques de stuc en plein relief, attachées +à la coupole. Ces misérables dieux se vengeront sur quelque futur +possesseur de Vaux du mauvais goût qui les a mis au plafond. + +Cette chambre à coucher où s’amoncelle le luxe d’une cathédrale arrêta +Louis XIV. + +--N’admirez-vous pas, messieurs, cette glace, qui n’a pas d'égale à +Fontainebleau? + +--Sire, dit Colbert le calculateur, elle a bien deux pieds et demi de +hauteur sur deux de large. + +Prodige de l'époque, cette glace vaudrait aujourd’hui quinze francs. + +De la cheminée, le roi alla vers le lit; et après avoir entr’ouvert les +rideaux et soulevé au fond de l’alcôve un voile qui cachait un portrait, +il se retourna pour prier Colbert et Séguier de se retirer, ils +n'étaient plus là . + +--Ah! vous voilà , Saint-Aignan? + +Regardez!--moi, j’en suis indigné,--regardez ce que M. Fouquet possède +et cache. Ceci, Saint-Aignan, cria le roi d’une voix terrible, est son +arrêt de mort. Courez à d’Artagnan, commandez-lui, au nom du roi de +France, de cerner, le pistolet au poing, toutes les issues; que nul ne +sorte d’ici avant moi, sans mon ordre. Mais il a donc donné notre +royaume pour avoir mademoiselle de La Vallière! Le portrait de +mademoiselle de La Vallière ici! Nous voler nos finances, passe! mais... +Tenez, Saint-Aignan, rappelez-moi que je suis Bourbon, je ne me connais +plus. + +--Sire, ce portrait n’est qu’un indiscret hommage ignoré de mademoiselle +de La Vallière. + +--Duc, j’ai besoin de vous croire, je vous crois. + +--Je n’ignorais pas les prétentions du surintendant. + +--Et vous ne m’en avez pas parlé! + +--J’accourais tout vous dire. + +--De qui donc tenez-vous cela? + +--La présence de madame de Bellière auprès de mademoiselle de La +Vallière m’a suffisamment instruit. + +--L’exil pour madame de Bellière à cinquante lieues de Paris. + +Saint-Aignan ne s’y opposait pas. + +--Quant au surintendant, il va recevoir sa récompense. Suivez-moi! + +Seules au milieu du corridor, la reine-mère et mademoiselle de La +Vallière, celle-ci décolorée, émue, celle-là froide et toujours +au-dessus des événemens, s’offrirent au roi, qui les salua, et tenta de +passer outre pour cacher son émotion. + +--Vous êtes agité, monsieur mon fils. + +--Oui, la journée me semble éternelle. Je sors: pardon de vous quitter. +L’air m'étouffe ici... je reviens... Mais allez donc, monsieur de +Saint-Aignan, où je vous ai commandé. + +--Restez, au contraire, vous, monsieur de Saint-Aignan. + +--Mais, ma mère, il me semble... + +--Que vous êtes roi, mon fils. + +--Oui! un roi qui va non se venger, mais punir. + +--Punir quoi? l’hospitalité? + +--Un homme qui me pèse... + +--Votre hôte, mon fils. + +--Je vous ordonne, monsieur de Saint-Aignan, de m’obéir. Allez! + +Mademoiselle de La Vallière se jeta aux pieds du roi, qui sentit à ses +genoux l’haleine brûlante de cet ange. + +Et en se courbant, en mêlant sa chevelure noire à la chevelure blonde de +mademoiselle de La Vallière, et en la relevant par les deux bras, comme +un vase d’albâtre renversé sur le sable, le roi lui dit:--Vous aussi, +mademoiselle! Mais ils l’aiment donc tous? + +--Sire, on n’aime que vous; on a pitié de tout le monde. + +Anne d’Autriche, en même temps qu’elle arrêtait le duc de Saint-Aignan, +tenait son fils embrassé par le cou, heureuse de la tendresse qu’elle +lui voyait prodiguer à la demoiselle d’honneur de Madame. + +--Alors, s'écria Louis XIV, qui par fierté continuait sa colère, j’irai +me mettre à cheval à côté de d’Artagnan, et me ferai justice moi-même. + +--Grâce, grâce, sire! + +--Et pour qui, mademoiselle, cette grâce? + +--Pour vous, sire. + +--Pour moi? + +--Oui. Au moindre geste vous êtes perdu; à la moindre violence enlevé, +mort peut-être. + +Les lèvres de mademoiselle de La Vallière pâlirent. + +Le roi regardait sa mère avec une expression qui semblait dire:--Eh +bien! votre surintendant? + +Anne d’Autriche triomphait. Elle fut moins émue de cette espèce de +conjuration contre son fils que du pressant intérêt dont il entourait +mademoiselle de La Vallière, à demi évanouie dans ses bras. + +Muet d'étonnement, il lui prit la main et la lui baisa. + +--Que faut-il faire? demanda-t-il ensuite, les yeux fixement posés sur +ceux de sa mère. + +--Rien. + +--Mais c’est une conspiration, ma mère. + +--Raison de plus. Pourtant, comme il faut être prudent, même lorsqu’on +en veut à notre vie, rompez une seule des dispositions prises contre +vous. + +--Laquelle, ma mère? + +--La première venue; toutes les autres manqueront. Des conjurés ont trop +besoin de leur courage pour avoir de l’esprit. Si je n’avais +mortellement chaud, je vous citerais des exemples. + +Le roi n'écoutait presque plus sa mère: la résolution de frapper Fouquet +sur-le-champ hésitait devant cette première volupté d’obéir à la femme +chérie. + +--Eh bien, dit-il, demain le jour se lèvera, et de notre palais de +Fontainebleau nous saurons atteindre qui nous brave. Demeurez, duc; mais +si je consens à remettre ma vengeance, je ne reculerai pas devant une +trahison que je méprise. On nous attend au feu, venez! + +Anne d’Autriche déploya un énorme éventail et ouvrit la marche avec son +fils. Saint-Aignan offrit le bras à mademoiselle de La Vallière, qui +cessait d'être demoiselle d’honneur. Le roi l’avait appelée duchesse. + +Et tous quatre sortirent du corridor et se présentèrent au seuil du +château. + +Jamais le roi ne s'était si peu maîtrisé. Le plus grand désordre était +dans sa toilette; il souriait avec indignation aux seigneurs et aux +dames rangés sur son passage. Le sourire était pour les courtisans, +l’indignation pour Fouquet. + +Fouquet l’attendait sur les premières marches du perron, un flambeau à +la main. + +Ils étaient pâles tous deux. + +A se voir, ils reculèrent: c'était deux terreurs qui ne comptaient pas +l’une sur l’autre. Le surintendant perdit deux marches sous lui, mais, +déguisant son attitude décontenancée, il plia le genou et présenta une +torche enflammée au roi. + +--Sire, c’est la dernière fatigue de la journée. On attend de votre +royale main l’embrasement du feu d’artifice. Quand il vous plaira de +prendre de la personne qui vous la tiendra prête cette torche enflammée +et de la jeter au loin, l’illumination remplacera le feu. + +Sans répondre un mot au courtisan accroupi sur les marches de son propre +palais, sans daigner lui commander d’un signe de se relever, Louis XIV +arracha plutôt qu’il ne reçut le flambeau, et passa. La suite du roi +faillit marcher sur le corps de Fouquet. + +--Fuyez! lui soufflaient des voix, fuyez! + +--Restez! lui disaient d’autres; périsse le bâtard de Mazarin! + +Des femmes attendries lui jetaient des gants humectés de larmes. + +Gourville, le saisissant violemment par le collet de l’habit, et le +mettant sur pied d’une seule secousse:--Assez de faiblesse, monsieur! On +assure que le regard du roi vous a terrassé; à merveille! qu’on le +croie! Qu’ils s’endorment dans la pensée que vous êtes foudroyé..... +Mais relevez-vous! Entre l’obscurité de la seconde et de la troisième +girande vous êtes premier ministre de France, et dans huit jours, en +plein soleil, Colbert nous donnera sur les marches du Louvre la +répétition de l’affront que vous essuyez sur les degrés de Vaux. + +--Dites-vous vrai, Gourville? Est-ce que tout n’est pas perdu? On ne +sait rien? + +--Rien! + +--Mais le roi est troublé. + +--Vous l'êtes bien, vous. + +--Il peut me perdre. + +--Et vous? + +--L’ordre est livré, dit-on, de m’arrêter. + +--Qu’importe, si le roi est arrêté avant vous? + +--O mon Dieu, notre destinée à l’un ou à l’autre dépend donc d’un quart +d’heure! + +--Non, monseigneur, de dix minutes. Écoutez: la première fusée va +illuminer l’espace où nous sommes, qu’on vous entende crier: _Vive le +roi!_ et qu’on vous voie sourire. + +La fusée partit, et en tombant elle éclaira le château et ses quatre +façades. + +Appuyé sur Gourville, Fouquet, blafard dans son habit rouge, cria: _Vive +le Roi!_ et sourit. + +Tout retomba dans l’obscurité. + +De nouveau la population de la fête se précipita dans les parterres +sombres pour jouir du feu d’artifice, dont le foyer principal était le +dôme de plomb du château. + +Le roi suivit une allée éclairée aux lanternes, la seule qui le fût. + +Il se mêla à la foule, qu’amusaient, en attendant mieux, des pots à feu +décrivant des courbes du dôme à l’extrémité du parc, et des aigrettes +qui pleuvaient en gouttes enflammées, et laissaient dans une profonde +nuit. + +Ces alternatives de jour et d’obscurité étaient ménagées pour les effets +des pièces d’artifice. + +L’illumination générale ne devait se produire qu’au signal du roi, après +l’explosion des douze girandes ou gerbes. + +Au moment où se fit une large percée de lumière, le roi se retourne et +aperçoit Fouquet à deux pas derrière lui. Il lui sourit avec une grâce +infinie. Sur ce simple sourire, Fouquet éprouve des remords. Il tourne +la tête de douleur, mais il la ramène aussitôt avec épouvante en +apercevant d’Artagnan, le commandant des mousquetaires, à ses côtés. + +Comme cette explosion éblouissante s'éteignait, deux mains différentes +saisirent dans les ténèbres les deux poignets de Fouquet, qui sentit son +cÅ“ur venir à rien. Il ferma les yeux. + +En les rouvrant au rapide éclair d’un globe de flamme, il reconnut +Gourville à sa droite, Pélisson à sa gauche. + +A l’heure du danger le poète était là pour mourir. + +Nouvelles ténèbres, nouvelles terreurs. On glisse un papier à Gourville, +qui le lit au fond de son chapeau à la lueur d’une bombe. «Fouquet est +perdu, il n’a plus qu’une minute. A vous, ses amis, de le sauver.» +Gourville avale le papier. + +C'était l'écriture de mademoiselle de La Vallière. + +--Allez dire au roi, ordonne Gourville à Fouquet, de se placer sur la +terrasse de la Grotte. A la troisième girande il est à nous. La première +va s'élancer. Allez! + +--Sire, de cette terrasse votre majesté jouirait d’une vue sans +pareille, digne de son regard. + +--Votre bon plaisir est un ordre, monsieur Fouquet. Je vous précède, +messieurs. + +Le roi passa: l’homme à la torche le suivait. + +Ainsi que l’avaient disposé Gourville et ses complices, le roi se plaça +sur la terrasse au milieu des conjurés, qui occupaient aussi les +marches. + +La première girande jaillit du dôme de plomb, qui, depuis cette +formidable pyrotechnie, semble être encore tiède.--On vit en l’air le +château de Vaux tout en feu; un chef-d'Å“uvre de Torelli, cet architecte +qui bâtissait avec du salpêtre, cimentait avec du soufre, et peignait +avec des flammes aussi bien que Lebrun avec le pinceau. + +Il y eut exaltation dans les bouches, qui proféraient, ardent et +unanime, le cri de: _Vive le surintendant!_ + +Le surintendant eût donné la moitié de sa vie pour ne pas entendre ces +hommages de mort. + +Le roi pleurait de rage. + +Durant l’enthousiasme et l’obscurité profonde qui accompagna +l’embrasement, une femme tomba à genoux et pria tout bas pour l’ame du +sieur Fouquet. + +Gourville se pencha sur le surintendant, et lui dit: + +--Encore celle-ci, avant l’autre: Salut, premier ministre! + +La seconde girande représenta un berceau de feu porté par des génies. Un +bel enfant sortait le bras hors du berceau: le surintendant, le genou +sur un nuage, remettait au futur dauphin les titres de propriété du +château. + +Cet emblème, qui couvrait le ciel, fut salué par les mille divinités +liquides des bassins. Après avoir vomi de l’eau, elles lancèrent du feu. +Neptune devint Pluton, son trident la fourche infernale, et les tritons +les démons du Ténare. Plus loin deux élémens luttent: l'étincelle et la +pluie se confondent, le feu coule, l’eau s’embrase. + +--A la troisième girande! crie-t-on, elle va partir! Le canon tonne +déjà . On l’attend au milieu de la nuit la plus opaque, car tout est +silencieux. L’eau a éteint le feu, ou plutôt l’eau s’est éteinte. + +C’est le moment suprême. Gourville presse le surintendant sur le cÅ“ur, +l’embrasse tout baigné de larmes. Exactement costumé comme le roi, et à +deux pas du roi, un homme est debout. Arracher l’un, pousser l’autre, et +la conspiration est finie. + +Un long murmure s'élève du fond des parterres et remonte jusqu’au roi, +qui s’en informe; murmure d’abord de surprise, puis de terreur, puis +d'épouvante. + +Tous les regards sont portés vers un point du ciel; des doigts le +désignent, et ces doigts ne s’abaissent plus. + +Parmi les milliers d'étincelles qui ont poudré le ciel, une étincelle +n’est pas retombée sur la terre, ne s’est pas éteinte; elle est restée. +Elle luit, et sa lueur, rayon oblique, ruisselle sur les bras des femmes +parés de mousseline blanche, sur les bras des hommes glissans de soie et +d’or. + +Une comète! une comète! cri effrayant qui bondit de lèvres en lèvres et +glace les cÅ“urs. + +Mis à nu par l’obscurité qui a succédé à la seconde gerbe, le ciel a +dévoilé ses profondeurs, et dans ses abîmes une comète[A]. + +Fouquet lit son arrêt de mort dans le ciel. + +Et Torelli, le magique artificier, l’Italien superstitieux, craignant +d’avoir brisé une étoile, suspend un instant ses audacieuses opérations. + +Les femmes s'évanouissent. + +Et le grand roi, et Louis XIV, à la cour duquel l’astrologie règne +encore, sent battre sa poitrine sous son cordon bleu, et ne voulant pas +rester plus long-temps dans cette immense obscurité pleine +d'évanouissemens et de cris, saisit, lance la torche enflammée. + +Vaux, mille arpens de terrain, s’illuminent jusqu’aux dernières +branches, jusqu’aux plus hautes feuilles. + +--Je ne m’attendais pas à celle-là , dit Gourville. + +--Seigneur, ayez pitié de moi! murmura Fouquet. + +Louis XIV se tourne vers le surintendant et lui tend la main. + +Fouquet la baise d’une lèvre morte, et le roi descend solennellement les +marches de la terrasse. + +Et la fête de Vaux fut finie. + + +IX + +SÅ“ur de la poésie, la tradition rapporte que, dix-neuf ans après cette +fête, qui est restée dans la mémoire des peuples comme une bataille, +comme une invasion, un homme, secouant un flambeau sur sa tête, parut +au château de Vaux et se promena du parc aux parterres, et des parterres +aux cascades. + +Des cheveux blancs tombaient sur son masque de fer. Il demanda un +morceau de pain à la porte du château, et une pierre moisie tomba à +ses pieds; il eut soif, mais lorsqu’il se baissa pour boire, il ne +saisit qu’une couleuvre dans les bassins, où il n’y avait plus d’eau. +Cet homme pleura toute la nuit comme Job. Au jour, il disparut pour les +siècles. + +Ce masque de fer, dit-on, était Fouquet. + + + + +VILLEROI. + + +Presque endormi sur un cheval de village, qui dormait comme moi, lui +flairant de ses naseaux ouverts l’efflorescence des arbres, moi rêvant, +nous allions où nous conduisaient le vent et l’ombre. Nous nous +arrêtions parfois devant l'écluse d’un moulin, tout écumante de mousse +et semée de nymphéa; tantôt nous risquions un galop sur le gazon +velouté. On va loin lorsqu’on ne sait où l’on va, surtout à cheval. Nous +étions dans l’Ile-de-France ou dans la Brie. Je tenais peu à le savoir, +parce que j’ai horreur des dénominations topographiques, et qu’il suffit +du mot _département_ incrusté dans la borne milliaire pour ternir mes +plus douces rêveries; de même que la buffleterie d’un gendarme +étincelant sur le grand chemin suffit à l’artiste voyageur pour dissiper +le calme du paysage et salir la sérénité du ciel. Je l'écris avec une +conviction réfléchie, le système municipal tuera le spectacle naïf de la +vie des champs. N’ai-je pas déjà vu, ceints de l'écharpe tricolore de +maire, des jardiniers fleuristes, et des vignerons assis sur les siéges +du conseil cantonnal? Il y a long-temps que la brebis de Galatée et les +fauvettes de Némorin sont descendues des hauteurs pastorales où Florian +les avait placées, pour être pendues, la tête en bas, au croc du +boucher, ou pour rôtir au fond de la casserole étamée. On a mangé cette +poésie; Lucas et Palémon restaient encore, on les a faits maires et +conseillers! Adieu, la verte idylle! adieu, Virgile! adieu, Florian! +Place à la municipalité! + +J'étais arrivé à un pont jeté sur un des embranchemens d’une petite +rivière, quand tout-à -coup, au centre de la plus sauvage richesse +d’eau, d’air et de lumière, j’entends tomber un nom comme celui de la +_pate d’oie_ ou du _bain des cannes_; c’est à mourir de prosaïsme. + +Sur ce pont se promenait, préoccupé de la lecture d’un livre qu’il +tenait à la main, un jeune homme en habit du matin, le front ombragé +d’un chapeau de paille, comme en portent les paresseux colons des +Antilles. + +--Pardon, monsieur, lui dis-je; quelle est cette belle avenue, qui ne +conduit à rien? + +Il fit un pli à la feuille de son livre. + +--C’est l’avenue du château de Villeroy, démoli il y a quelques années +par la bande noire, dont vous devez avoir entendu parler. + +--Que trop, monsieur. Les infâmes! ils ne laisseront donc rien en +France? Plus âpres à la destruction que le temps, le feu et l’eau, ils +ont passé la corde au cou de notre histoire et ont tiré dessus. +Quelques-uns, et ceux-ci sont les philanthropes de la bande, indignés de +la lenteur de la pioche et du marteau, ont apporté, dit-on, une espèce +d’humanité à leur besogne. Au milieu des salons de velours, chargés de +plafonds à moulures, ils ont allumé des barils de poudre, et ensuite, +placés à distance, ils ont pu voir, par une belle matinée, sauter en +l’air les quatre tourelles, les galeries sombres, les portes, les +appartemens, les serrures dorées, les cottes de mailles d’ardoise, les +mosaïques des corridors, et peut-être le chartrier du château, volant +avec ses feuilles brûlées, comme la bourre d’une charge à moineaux. + +Mon inconnu me fit d’abord observer que la bande noire n’employait +jamais la poudre pour renverser les châteaux; qu’au contraire, elle s’y +prenait avec beaucoup de ménagemens et de délicatesse; puis, avec un +sourire d’approbation un peu mêlé d’ironie, cet homme, qui, pendant ma +prosopopée, avait fermé son livre pour m'écouter plus attentivement, au +fond peut-être pour se moquer plus à son aise de ma candeur poétique (je +le voyais à son air), me répliqua par cette question fort peu indiscrète +en ce moment: + +--Monsieur est noble? + +Sur ma réponse négative, il dut supposer que j'étais artiste; et je vis +disparaître aussitôt la teinte de malice involontaire qui se peignait +dans son regard. L’ironie fit place à une affabilité qui me mit beaucoup +plus à l’aise. + +--Après l’explosion, continuai-je, ou la destruction, comme il vous +plaira, ils seront venus ramasser les uns les poutres, les autres les +pierres dures, d’autres la chaux, ceux-ci les fondations, ceux-là les +murailles maîtresses; et avec cela ils auront gagné de l’argent, +beaucoup d’argent, engraissé leurs terres, fumé leurs luzernes, marié +leurs filles, construit des moulins, acheté des bêtes de somme, et ils +seront devenus électeurs et éligibles. + +Je parlais avec amertume. Il reprit avec calme. + +--C’est au moyen de quelques poutres de ce château dont vous déplorez si +sincèrement la démolition qu’on a construit le pont sur lequel nous +sommes arrêtés. Ce pont sert les intérêts des communes voisines; +auparavant un orage, une inondation, l’hiver, une débâcle, le moindre +accident, coupaient les communications. Aujourd’hui nos rapports sont de +tous les jours, et notre commerce a centuplé. Vous voyez, monsieur, +qu’un château qui tombe élève un pont, et c’est encore une consolation. + +--Consolation! Pour vous, qui passez sur ce pont, pour vos vaches et +l’avoine de vos voisins, mais pour moi, qui n’en ai que faire? Mais, +dites-moi, quel est ce magnifique établissement qui touche au château? + +--Je n’osais vous en parler. Cet établissement, qui a déjà coûté deux +millions, doit être une fabrique de papier, fondée dans le but de +rivaliser avec les plus riches exploitations de Manchester et de +Birmingham. Quatre cents pauvres ouvriers que la révolution de juillet +avait retirés de la construction en bâtimens, la plupart appartenant aux +communes environnantes, ont trouvé leur existence ici, dans des travaux +de charpente, de forge et de maçonnerie. Vous n’apercevez d’où nous +sommes qu’une partie des colossales proportions de ce bâtiment; quand il +sera en activité, il pourra fournir, en six mois seulement, à la presque +totalité de la France du papier de toutes les dimensions, de toutes les +qualités, de toutes les nuances, et à un prix de moitié au-dessous des +autres fabrications. On n’emploiera que de la paille pour matière +première. Des moulins mis en mouvement par la rivière qui passe sous nos +pieds élèveront et laisseront retomber des foulons sous lesquels la +paille sera désossée de ses nÅ“uds et de ses côtes. Meurtrie et fatiguée, +cette paille sera sollicitée par des tenailles et des dents de fer qui +la mordront, la hacheront, la réduiront à l’ame; et puis, frêle, en +lambeaux, volante, elle ira se perdre sous la rencontre des meules; +soumise à cette pression qui pulvériserait de l’acier, elle n’en sortira +plus que réduite à la ténuité la plus impalpable, et cela pour inonder +des milliers de tamis, qui balancés, agités, tournoyant sans jamais se +froisser entre eux, lui livreront un dernier passage dans les mille et +un trous des cribles les plus fins. + +Cette inondation sèche et dorée descend en pluie qui ne cessera point, +car jamais un mouvement n’attendra l’autre, dans des chaudières où +bouillonne une eau battue et blanche comme du lait; puis, fouettée par +les convulsions de l’eau, la paille, qui n’est plus alors qu’une farine +délayée, un léger amidon, tombera par l’action d’un précipité violent au +fond des cuves, où des cailloux lui serviront de filtres et la +sépareront de toute matière étrangère. Cette eau s'écoulera par de +larges écluses, et le fond laissera à sec une pâte sans levain, +tremblante et privée d'éclat. La blancheur mate de la neige lui viendra +par le moyen de sels, de la chaux et des acides. Blanche enfin et +reposée, ce gluten que l’on extrait du mucilage des plantes, des muscles +de certains animaux, en rapprochera les parties solides, les raffermira, +leur donnera l'étoffe et la malléabilité: solidifiée dans une eau +grasse, où elle aura fermenté, cette pâte roulera en cascade +transparente et continue sous des rouleaux d’acier. Laminée en feuilles, +ces feuilles sécheront au vent, au soleil, dans des hangars aérés, où +des milliers de fils seront échelonnés pour cet usage. + +Et que de mains industrieuses employées à diviser ces feuilles, à les +peser, à les couper, à les colorer, à les réduire, à les emballer! + +Ce n’est pas tout encore. Vient le commerce, et son mouvement, et sa +vie. Que de chariots! que de vaisseaux! que de roues! que de voiles! que +de feu! que de fer! que de préoccupations intelligentes pour transporter +ces produits sur tous les points du globe! Vous voyez qu’en dernière +analyse cette paille, qui ne devait servir qu'à préparer un mauvais lit +à la pauvreté, lui fournira en échange le duvet du Nord, la laine de +Smyrne ou de Ségovie, et deviendra, par cette prestigieuse métamorphose, +le lien mystérieux du commerce, l’impérissable monument de la pensée, le +cerveau de la civilisation, où tout se grave. Oui, monsieur, ce papier +fixera l'élan de l’artiste, l'émotion généreuse du philosophe; et cela, +songez-y bien, avec des moyens simples, faciles, peu coûteux. Puis, que +Rossini soit inspiré, et que Chateaubriand réfléchisse! Mille ouvriers +seront employés à cette généreuse industrie. On essaiera de les prendre +aussi parmi les gens de la commune. Par ce moyen, le propriétaire, que +je connais beaucoup, ne laissera pas (vous pouvez m’en croire) un pauvre +languir de faim sous le chaume, ni un enfant se tordre de soif dans le +berceau. + +Il essuya une larme d’orgueil. + +--Mais dites-moi par quelle délicatesse que je n’explique pas, +repris-je, vous aviez peur d’exciter ma colère d’artiste en me parlant +de cet utile établissement? + +--C’est qu’il a été fait avec les débris du château, et la moitié a +suffi: chaux, ferremens, poutres, ont servi à l'élever. Cet amas de +pierres, pardon si j’ose m’exprimer ainsi, monument d’une histoire qui +n’a pas su mériter de vivre, aura fait la fortune d’un homme, et cet +homme fera celle de trois ou quatre mille autres. Revenez-vous un peu de +votre emportement? + +--Cependant avouez, répliquai-je, qu’il y a quelques douleurs attachées +à l’anéantissement de ces beaux souvenirs; ils sont les seuls qui nous +restent. Les histoires sont peu lues; les grands noms se perdent dans +les sables de la mémoire; mais les pierres demeurent. Sait-on un nom des +auteurs dont les manuscrits ont chauffé les bains d’Alexandrie? et les +pyramides sont restées, et elles resteront jusqu'à ce qu’une bande noire +africaine les démolisse. Les pyramides sont une histoire; l’imagination +s’y attache, et, d’assise en assise, elle va loin. Les monumens forcent +l’esprit à penser. Quelle est la brute à venir qui ne demandera pas une +réponse à sa curiosité devant la colonne, ce point d’admiration d’airain +et de bronze? + +Mon inconnu, que j’ai déjà signalé comme fort doux et très-attentif, se +borna à me montrer du doigt une troupe d’ouvriers qui, costumés +proprement, la santé et la joie sur le visage, se rendaient aux travaux +de la fabrique. Ils le saluèrent en passant. + +--Trois d’entre eux, me dit-il avec épanchement, viennent de se marier, +grâce aux résultats des occupations qu’ils trouvent ici; sans ce +bienfait, ils seraient sans doute restés dans la misère et le célibat, +et conséquemment sans mÅ“urs. Ces deux vieillards qui me saluent ont +racheté, avec des fonds avancés par l'établissement, deux de leurs +neveux appelés au service militaire. Les enfans ont répondu de la dette. +Ainsi la reconnaissance s’est assurée de l’existence de quatre familles +par l’obligation du travail. Enfin il en est peu, parmi ceux que vous +avez vus passer, qui ne doivent une meilleure position, quelques +avantages sur le passé, des garanties pour l’avenir, à cette +exploitation fondée avec le profit de la vente de la plus faible partie +des matériaux du château de Villeroi. + +Mon interlocuteur se préparait peut-être encore à quelque nouvel +argument, lorsqu’une petite étourdie, blonde comme un épi, vint le +prendre par la main, et l’inviter, au nom de _petite maman_, à se rendre +au déjeuner. Il allait me renvoyer l’invitation. Sur mon refus, qu’il +devina sans que j’eusse parlé, il m’engagea néanmoins à m’arrêter chez +lui quand je voudrais manger d’excellentes asperges. La petite fille +était rayonnante, et la joie du père ne fut pas moins grande à la +nouvelle de l’enfant, qui lui apprit que les ingénieurs prétendaient +enfin avoir trouvé l’eau. Il me salua, l’enfant me fit une jolie +révérence, et je traversai pensivement le pont qui aboutit à la grande +avenue du château. + +Avec ses raisonnemens, cet homme m’avait ému. Son départ me rendit à +moi-même, et quand nous eûmes cessé, lui de me saluer, moi de lui +sourire, que son enfant eut escaladé les marches de pierre d’une petite +maison à volets verts, mon sourire s’arrêta comme un ressort que rien ne +meut, comme un bras fatigué qui retombe. + +Contradictions de l’esprit humain!--Un laboureur donne un coup de bêche, +et il trouve de la résistance; il creuse, c’est une tuile; cette tuile, +un toit; ce toit, une maison; cette maison tient à plusieurs autres; +c’est une rue; puis deux, puis trois, puis cent, c’est une ville; c’est +Herculanum! Un roi de Naples et de Sicile voudra régner sur cette +cendre, avoir des flambeaux dans ces palais, des gardiens à la porte de +ces temples; il appellera des savans pour lire ces chiffons noircis. Et +nos souvenirs du passé ne nous toucheront pas! Conservons aussi nos +ruines, nos cathédrales, nos châteaux; car ces pierres, ce sont nos +lois, le testament de nos pères, leurs croyances, leurs mÅ“urs, leur +courage, leurs vertus! Et cela vaut bien un Å“uf trouvé à Herculanum. + +J’approchai du château. + +Hélas! les fossés étaient même dépourvus de leurs parois de granit. Dans +une eau verte et plissée nageaient quelques grenouilles séculaires, +quelques carpes piquées peut-être au temps de la Fronde. Les maigres +peupliers qui regardent cette mare étroite semblent négliger leur +toilette depuis qu’ils ne peuvent plus réfléchir leur taille de +demoiselle, et qu’ils n’ont plus d’ombre à verser sur ces jeunes +marquises si belles, dont le caprice donna naissance à ces ruineuses +propriétés appelées de l’expressif et joli nom de _Folie_. Vous savez +tous la Folie-Polignac, la Folie-Mousseau, la Folie-Arnould. + +Arrivé à l’intersection du fossé, c’est-à -dire à l’endroit où se +trouvait jadis une grille en fer couronnée (mon imagination y suppléa) +de pommes d’or, de lyres d’or, de dieux de bronze, et gardée par de gros +chiens qui vous mordaient mythologiquement sous le nom de Diane et de +Médor; où luisaient, à travers les barreaux des chaises à porteur +enluminées de Chinois sur laque, des valets larges comme des armoires; +eh bien! là , devant cette première merveille, j’ai trouvé un trou fait +dans le mur. Pas même de porte! + +Mon cheval et moi nous faillîmes rester au passage. + +La solennelle cour d’honneur était déserte, le pavé couvert et déchaussé +par l’herbe. Et six cents pieds d’air où était le château. + +Aussitôt mon entrée, la porte d’une petite maison blanche s’ouvrit, et +un vieillard en livrée orange et bleue lézardée par des coutures +blanches, honteuse de plusieurs rapprochemens qui hurlaient entre eux +comme métal sur métal et couleur sur couleur dans un écu, costumé ainsi +que les anciens domestiques d’autrefois, vint me recevoir et saisir la +bride. Dieu me pardonne! il avait, je crois, l'épée d’acier. + +On n’a pas d’idée de la politesse qu’il mit à m’accueillir, à m’offrir +de me reposer chez lui. Toutefois, avec une indiscrétion aisée et où +perçait encore je ne sais quel excusable orgueil de ses premières +fonctions, il me demanda mon nom. Je le lui donnai; il l’anoblit en +route; et, riche d’une particule usurpée, il courut l’annoncer à son +maître, ouvrant rapidement et à temps égaux sa modeste porte, comme aux +jours de grandes cérémonies il faisait, je pense, au château. Touchante +parodie d’une étiquette morte! + +Son maître était aussi un vieillard grand, maigre, tombant en ruines. A +mon entrée il se leva, m’accueillit avec cette distinction +traditionnelle de cour, et m’invita à m’asseoir près de lui. Pendant les +essais d’une conversation sur la beauté de la saison, sur la richesse +d’un soleil qui le ramenait à ses premiers jours, je remarquai, sur une +table posée en équilibre avec des tuiles et des bouchons, les restes +d’un déjeuner. L’ornement de service se composait de belles assiettes en +porcelaine aux couleurs éteintes et aux contours dédorés; de flacons en +cristal, aux goulots brisés; de verres à pattes, sans pattes, des +serviettes damassées, mais avec des dessins et des festons que la +Hollande n’avait pas tracés; une eau limpide trahissait sa crudité dans +des bouteilles autrefois pleines de Malvoisie et de Madère. Au milieu de +ces cristaux et de ces porcelaines, nageaient un morceau de fromage et +quelques fruits secs. Une vive rougeur m’apprit combien l’orgueil du +vieux gentilhomme saignait à me voir témoin de ces somptueuses misères. +Intelligent à toutes les faiblesses de son maître, le vieux serviteur se +hâta de rejeter les pans de la nappe sur la table. + +Je fis semblant de ne pas avoir vu. + +De causeries en causeries, il en vint, par une inévitable pente, à +parler de son château. + +--Pierre, que vous voyez là , me dit-il avec un sourire mélancolique, +Pierre et moi, voilà tout ce qui reste du passé. Ils n’ont pas osé nous +démolir. Pierre a été mon serviteur, le premier de mes domestiques; +c’est un digne homme. Il est né sur les limites de mon château, il y +veut mourir. Nous y mourrons ensemble. Pierre! le pauvre diable! le +croiriez-vous, monsieur? tout infirme qu’il est, il me nourrit, il me +loge, il m’habille, il supporte mes mauvaises humeurs mieux que s’il +avait encore des gages, et Dieu sait, vienne le funeste 10 août! il y +aura bientôt quarante ans qu’il n’en touche plus. + +--Monsieur le marquis! + +--Non, mon ami; un gentilhomme français ne doit pas se plaindre; mais +quel mal y a-t-il que je te loue ici? J’ai si rarement lieu de le faire, +Pierre! Va, ton pain est délicieux! Et d’ailleurs, monsieur, le malheur +est chose commune à la noblesse; et quand plusieurs de nos rois sont +morts en exil, il siérait mal au plus humble de tous les gentilshommes +de ne pas savoir souffrir; et pourtant un beau château a été à moi! Le +soleil n’en éclairait certainement pas de plus solidement bâti, ni de +plus commode, ni de plus somptueux; n’est-ce pas, Pierre? + +--Oui, monsieur le marquis. + +--Quelles soirées se sont données ici! quelles soirées! Pauvre +jeunesse! Nous avons connu cette galanterie française si décriée +maintenant, monsieur; et de notre temps, si nous n’avons pu nous élever +à la hauteur de celle du grand siècle, du moins nous en avions conservé +les traditions. Ce parc aujourd’hui si clair-semé, si nu, était sillonné +de plus de gibier qu’il n’y en a dans votre Saint-Germain et votre +Vincennes. Un cerf y fut tué de la main du roi. (_Les deux vieillards +s’inclinèrent_.) Autant que votre Å“il vous le permet, voyez! Toutes ces +plaines, tous ces espaces déshonorés par le foin et la luzerne, en +faisaient partie; et des repos partout, des pavillons, des kioskes, des +abris, des rendez-vous de chasse, des bosquets de cèdres, des eaux +vives, des labyrinthes, des fourrés, des carrefours, des allées +découpées en corbeilles, en colonnes, en éventail. C'était une merveille +du fameux Le Nôtre. Trois cents statues en fonte, sur le modèle de +celles de Versailles, vomissaient pour nos fêtes autant d’eau que la +cascade de Saint-Cloud. Ma serre était l’admiration des étrangers, cent +mille écus d’orangers, cent mille écus de citronniers; des navires enfin +allaient exprès à Saint-Domingue pour m’en rapporter les fleurs les plus +rares en couleurs, les fruits les plus difficiles à conserver. Mon +colibri fut chanté par M. Delille. On a bu, ici, monsieur, du café +obtenu sur les lieux de la plante même, et mangé deux ananas qui avaient +fleuri et mûri dans ma serre. Il est vrai que les dames de la cour +préféraient ma _folie_ à toutes les _folies_ du temps; et c’est par une +illumination, qu’on venait admirer de la capitale, qu’il fallait voir +étinceler jusqu’aux plus lointaines, aux plus frêles branches, jusqu’aux +sinuosités perdues à l’horizon; aux soixante-douze fenêtres de la +façade, sur les bords du fossé, sur le mur, autour des bassins, les +innombrables lampions de mille couleurs, balancés avec les feuilles +vertes, avec la pâle lueur des étoiles, à travers les écharpes, les +arcs-en-ciel, les bouffées, la pluie, les ondées, les rires, les cris, +les éclats de mes grandes pièces d’eau! Et de jolies femmes en folles +robes de satin, pâles, fardées, rêveuses, le mouchoir à la main, +rafraîchies par des éventails bruyans, en paniers, en mules cramoisies, +entraient, circulaient dans les corridors, au milieu des statues, des +domestiques, des vases et des flambeaux; caquetaient, se déchiraient +avec esprit, jouaient leurs amans, leurs diamans, leur ame, hélas! +riaient, s’embrassaient, se perdaient avec leurs parfums et leur voix +dans le parc, avec quelques beaux cavaliers; et ici et là , et dans le +lointain, ce n'étaient que larges ombres, musique et lumières, murmure +de la brise, chant d’oiseaux, parfums indiens, paroles d’amour +interrompues, lueurs d'épées et bruit de soies, jusqu’au moment où des +gerbes d’artifice, lancées du château, vinssent éclairer de leurs +foudroyantes clartés bien des méprises, bien des séductions commencées, +bien des défaites irréparables; et au château, le jeu, la danse, les +chants, les soupers; dans la cour d’honneur, un peuple de valets arrêtés +en groupe, des chaises à porteur blasonnées, et des mules d’Espagne, qui +piaffaient dans mes belles écuries ornées de glaces et pavées de marbre, +si belles que le duc de Villa-Hermosa disait que c'était profanation d’y +loger des chevaux. N’est-ce pas, Pierre? + +--Oui, monsieur le marquis! + +--Vous aviez peut-être oublié le vassal qui gémissait à la grille? + +--Erreur, monsieur; ne confondez pas la noblesse ancienne avec la +noblesse de mon temps. L’une était fière, haute, malfaisante, sans +pitié, quoique brave; l’autre profita, je le sais, des abus, mais elle +n’en créa aucun: elle fut moins fanatique que le clergé, dont elle +neutralisa souvent l’influence; moins tyrannique que la cour, dont elle +devança de trop loin le progrès vers les idées philosophiques. N’allez +pas chercher des preuves contre elle dans l’arsenal de 92; mais +demandez aux habitans de la campagne qui a restauré le clocher où sonne +la prière; qui a ouvert des chemins dans des sables, dans des montagnes, +comblé des marais fétides, pavé les routes, amené de bien loin les eaux +pour désaltérer les bourgs et féconder la terre, tracé des villages, +rallié les populations errantes des champs, agité les ailes de moulins, +prêté même les premiers fonds à vos gros fermiers d’aujourd’hui; et tous +vous répondront: c’est la noblesse! c’est la noblesse! + +Avant la révolution, avant son fatal nivellement, elle avait déjà +déchiré beaucoup de titres abusifs. Elle était brave, monsieur; si elle +salua les Anglais à Fontenoy, elle releva sa tête, et sut mourir et +vaincre. Cette galanterie était au moins française. Et quand l’heure de +la révolution sonna, elle sut défendre la liberté comme vous l’entendez +aujourd’hui, et non comme l’entendaient les hommes de sang d’alors. Vous +savez que, pour son roi et son pays, elle alla à la Grève comme à +Fontenoy, et que sur l'échafaud, elle salua encore une dernière fois ses +ennemis; mais ce n'étaient pas des Anglais. Sa tête ne se releva point. +N’est-ce pas, Pierre? + +--Oui, monsieur le marquis! + +Et Pierre roulait de grosses larmes: ces deux débris s’entendaient et se +répondaient régulièrement comme l’aiguille et le timbre d’une horloge. +L’un indiquait la marche du temps, l’autre la ratifiait par un +bourdonnement creux. + +Depuis que la conversation s'était élevée à ce degré de chaleur, Pierre +était mal à l’aise; il semblait souffrir de l’exaltation progressive du +marquis; sa préoccupation décelait la crainte d’un danger prévu et +contre lequel il ne voyait d’autre remède que la conspiration de nos +deux volontés. Il provoquait la mienne par des défenses furtives, des +prières silencieuses, des regards supplians, des perquisitions sombres +autour des murs décharnés de l’appartement; mais cette pantomime de +peur, de sollicitation et de réserve n'éclaira pas ma perspicacité en +défaut. Le vieux domestique était désespéré. + +Ses craintes n'étaient que trop justifiées. + +--Venez, s'écria le marquis, venez! il est temps de vous montrer le +château. + +--Ne le souffrez pas, monsieur, me dit à voix basse le fidèle serviteur; +quand il fait ce qu’il vous propose, il est malade pour quinze jours, +et, pauvres gens que nous sommes, nous n’avons pas de quoi payer le +médecin. + +--Venez! Et le marquis s'élança vers un angle de la salle, où mes yeux +ne s'étaient pas portés: j’y aperçus alors, suspendues à des cercles de +fer, une centaine de clefs, grandes, petites, bizarres, lourdes, +légères, découpées, en cuivre, en bronze, dorées, une entre autres en +argent. + +--C’est tout ce qu’ils nous ont laissé, me dit Pierre; quand monsieur le +marquis les voit, ou se les rappelle, il se croit encore possesseur du +château; ces malheureuses clefs lui causent une espèce de folie dont +vous allez sans doute être le témoin. Dieu ait pitié de nous! + +Le marquis prit les clefs; il ouvrit la porte, et me pria de le suivre; +ce que nous fîmes, Pierre et moi. + +Arrivés à l’endroit où fut le château, triste parallélogramme, couvert +d’un maigre gazon sur la cime duquel se jouaient en ce moment quelques +rayons mourans du soleil, Pierre croisa ses bras avec douleur; le +marquis prit la plus grosse des clefs, et fit un geste de fatigue comme +s’il ouvrait péniblement une porte. + +--Entrez! nous dit-il ensuite; voilà le vestibule; il est en marbre de +Carrare. A droite c’est la salle d’introduction. Attendez. + +Il répéta un geste illusoire comme le premier, et la porte de la galerie +fut censée ouverte. + +--Entrez! + +Ce lustre à girandoles vaut 10,000 francs; ce sofa est en velours +d’Utrecht; Puget a sculpté ces bas-reliefs; ils sont transportés de la +Villa-Albani; lisez Winckelmann. + +Ce tableau est de Rubens; c’est au couronnement du roi qu’il fut donné +au château. + +Cet autre salon (il l’ouvrit encore) est celui d'été. Des siéges en +joncs de Madagascar; des volières chères au goût de madame. Cette +épinette m’a coûté cent louis. Admirez ce plafond; c’est l’apothéose +d’Hercule par un élève de Boucher; la cuisse d’Hercule est un +chef-d'Å“uvre: le reste est un peu incorrect; mais n’importe, l’ouvrage +est admirable. + +Et quelle vue! Voyez le soleil se coucher: il marque les heures en +lignes d’or sur le parquet; Lalande a dessiné ce gnomon. Quel homme que +Lalande! les astres ont beaucoup perdu à sa mort. + +Passons à gauche; et il fit le simulacre d’ouvrir trois +portes.--N’admirez-vous pas cette belle disposition? Pierre, +annoncez-nous? + +--Oui, monsieur le marquis. + +Pour complaire à son maître, Pierre se découvrit, et d’une voix émue, +avec la pénible complaisance d’un ami qui exécute la capricieuse volonté +de son ami mourant, il nous annonça. Hélas! cette voix triste et flétrie +tomba sans écho dans l’espace. + +--C’est bien! cria le marquis, comme ébloui du faste qui le frappait. +Asseyons-nous sur cette ottomane, et que je vous dise. + +Il s’assit sur les cailloux: c'était pitié. + +Il serra familièrement ma main, jeta son bras autour de mes épaules; et +les jambes nonchalamment croisées, avec cette fatuité de jeune homme qui +laisse déjà lire sur son visage la bonne fortune qu’il va révéler, il me +dit tout bas:--C’est aujourd’hui réception au château. Ce beau jeune +homme en frac vert (je suivis l’indication de son doigt), c’est un +fermier général qui se meurt d’amour pour Sophie Arnould; il est +pourtant marié avec une des plus belles demoiselles de l’ancienne +noblesse. Savez-vous son aventure? Ennuyée de ses persécutions, la +Sophie a profité d’une absence en Belgique de cet amant pour envoyer à +sa femme deux enfans et une toilette en porcelaine du Japon qu’elle a de +lui. Et Sophie est là . Je voudrais qu’elle vous chantât la _complainte +sur le maréchal de Soubise_; elle est un peu libre, mais c’est pétillant +d’esprit. On l’attribue à Boufflers, à ce charmant vaurien. +Connaissez-vous Colardeau le poète? + +Regardez bien celui-ci, cette figure énorme sur un corps mal équilibré, +qui sourit et qui est laid. Singulier homme, si c’est un homme. Il y a +de l’enfer dans sa figure, dans son avenir. Il a trouvé le moyen de +séduire par tout ce qui repousse; les femmes en raffolent: il est +capable de tout, même de dignité, de bravoure et d’honneur. On cite ses +débauches, on l’accuse de lâcheté, quelques-uns d’escroquerie. C’est un +résumé de son temps, peuple et noble à la fois; noble par ses désordres, +son inconduite et ses bonnes manières; peuple par sa fougue brutale, sa +laboriosité, quand il n’a ni femmes perdues ni orgies sous la main. On +lui élèvera des statues; il serait parfaitement aux galères; c’est le +premier, c’est le dernier de tous. Il doit couver bien de la haine dans +cette ame vingt ans et plus froissée dans les cachots. Il doit se +trouver bien de l'éloquence dans cette bouche qui fut muette si +long-temps. C’est Mirabeau! C’est l’avenir et la perte de la patrie, +celui qui doit clore le nobiliaire de France, qui doit mourir à la peine +pour nous tuer. Qu’est-il par lui seul, et qu’a-t-il d’extraordinaire? +Rien. Tissu de médiocrités, si bien su par cÅ“ur qu’il y a de l’insolence +à lui de parler d’ame; phraseur sans nerfs, dialecticien sans portée, +orateur dont le masque a du grotesque, il est né pour cumuler ces mille +défauts et s’en faire un piédestal. Cet ensemble fait sa force. Je le +hais, je le crains. Un peu plus tôt il eût pourri dans la Bastille; un +peu plus tard, il eût été le valet du valet de mon médecin, de Marat. + +Maintenant montons à l'étage supérieur. Pierre, suivez-nous. + +Alors, avec la même ardeur de jeunesse qu’il avait mise à parcourir la +galerie disparue, il simula vivement l’ascension des marches, levant +tantôt un pied, tantôt l’autre, tournant à chaque embranchement, et +regardant avec orgueil la magnificence orientale des plafonds.--Hélas! +nous n’avions au-dessus de nous que le dôme du ciel, et, pour tout +palais sur le sol patrimonial, le rejeton octogénaire d’une vieille race +n’avait plus qu’une baraque ouverte à tous les vents, perdue dans les +touffes de genêts et de bruyère. + +A part celui de Versailles, bien entendu, dites-moi, monsieur, si jamais +vous avez vu un plus somptueux escalier? + +Voici la bibliothèque: trente mille volumes. Là c’est ma galerie de +tableaux. Voyons d’abord la bibliothèque. Êtes-vous curieux de connaître +le premier exemplaire de l’Encyclopédie? admirez! c’est le premier, +monsieur. Diderot l’a possédé, et je l’ai acquis de ses héritiers. Les +fautes sont notées en marge. Ce livre nous a beaucoup fait de mal; mais +j’y tiens. Ici les histoires, là les romans, tous les romans de +Crébillon. Hélas! monsieur, cette charmante littérature est perdue: on y +reviendra. + +Plus loin, ce sont les philosophes; c’est Raynal, qui a écrit une partie +de l’histoire de ses _Deux Indes_. Là -bas, dans ce pavillon de verdure, +c’est d’Alembert, c’est M. de Buffon, c’est Voltaire, dont l'Émilie du +Châtelet avait une épaule plus haute que l’autre, et qu’il traite de +génie, je ne sais pourquoi. Vous savez sa fameuse épître! Celui-ci, +c’est l'_ami des hommes_: c'était le mien. Il tua un de mes vassaux, que +je lui avais prêté, d’un coup de bâton dans la poitrine, parce que ce +malheureux avait oublié de rentrer les orangers dans la serre, une nuit +douteuse de printemps. + +Cette porte communique à ma galerie de tableaux. Pierre, la clef! + +Ici, monsieur, vous n’aurez pas la douleur de voir étalés les produits +de cent écoles insignifiantes; je n’ai admis que les Vanloo et les +Boucher. Ce beau portrait de Diane, suivie de trois levrettes; cette +triple déesse, comme l’appelle le grand lyrique Rousseau, et que vous +voyez couronnée d'étoiles, en robe à la Médicis, en mules de satin, un +arc d’une main, un éventail de l’autre, c’est, pardonnez ma douleur, +feue madame la marquise. Ce Troyen, c’est moi. On m’a représenté en +Troyen parce que j’ai rempli de hautes fonctions jadis auprès de la +sénéchaussée de Troyes en Champagne. Ce fleuve, c’est mon beau-frère; +cette Aréthuse, ma cousine, ancienne abbesse de Chelles. Voilà mes +enfans, ils sont représentés en amours. + +Obligé de répondre quelques mots à cette exacte, burlesque et pénible +hallucination, je dis à monsieur le marquis qu’ils avaient dû bien +grandir depuis, ces amours. + +--Le couteau de la république les en a empêchés, monsieur. + +Pierre osa engager son maître à borner là notre visite au château; il se +faisait tard, je pouvais être fatigué. + +--Tu as raison, répondit le marquis en lui frappant sur l'épaule, tu as +raison; mais encore une, mais encore celle-ci, et ce sera la dernière. +Et il s’empara de la clef d’argent. + +A peine eut-il tourné la clef dans la serrure imaginaire, à peine +eut-il, dans son illusion, posé le pied sur le seuil de l’appartement, +que lui et le vieux serviteur se découvrirent. Je me laissai aller au +même sentiment de vénération. + +--Voilà mon oratoire, s'écria-t-il en faisant un signe de croix et en +tombant à deux genoux; voilà , monsieur, où je viens expier les erreurs +de mon temps, ma fatale condescendance aux idées philosophiques. Hélas! +cette corruption dorée, ces enivremens stupides, cet athéisme brodé, ce +néant en fermentation, cette société arrivée à son dernier soupir de +débauche et d’impiété, elle nous a perdus. Vous ne savez pas avec quel +funeste engouement nous adoptâmes des innovations qui devaient nous +anéantir. L'égalité des conditions était prêchée par nos jeunes marquis +avec la ferveur des apôtres. La raison qui succédait à d’aussi +déplorables frivolités ne pouvait être qu’une étrange chose dans ses +résultats. Le retour d’une vieille folie à la raison, c’est la mort. Eh +bien! nous l’eûmes cette égalité; nous avions donné l’exemple, on +l’imita. Nobles, parlemens, clergé, tour à tour animés les uns contre +les autres, tour à tour avec la menace de l’appui populaire, nous avons +détruit le prestige royal, arraché les digues qui nous isolaient dans le +sanctuaire de la puissance; nous avions dit à ces hommes, hier vassaux: +Imitez-nous, cultivez la philosophie. Ils devinrent athées; nous +prêchâmes la tolérance religieuse, ils abattirent les églises; nous +proclamâmes la simplicité des mÅ“urs, ils déchirèrent nos habits de soie, +soufflèrent sur nos lustres, pesèrent sur nos fauteuils, éteignirent nos +fêtes; nous déclarâmes l'égalité des hommes, et ils nous coupèrent la +tête. + +--Le vassal de la grille était donc entré, monsieur le marquis? + +--Qu’est devenue la noblesse française? Où sont ces vaillantes épées qui +n’avaient pour fourreaux que la poitrine des Anglais et des Espagnols? +Où sont passées ces grandes traditions de gloire et de renommée? Où est +la monarchie? + +Enfin, ils me prirent ma femme, monsieur; un jour ils vinrent au +château; c'était en 92! ils entrèrent et trouvèrent madame la marquise, +qui attendait mon retour de la chasse. Belle et vertueuse, ils la +frappèrent au visage, crachèrent sur son fard, la lièrent avec des +cordes! et ils lui dirent: Marche! C'était huit lieues à faire d’ici à +la capitale, et au mois d’août; elle que nos allées de sable et de +mousse fatiguaient, comme elle dut souffrir! Ah! le peuple est bien +méchant, monsieur! Que lui avait-elle fait au peuple? Elle voulut se +reposer, on lui dit: Marche! Elle eut soif, on lui dit: Marche! Et puis +on l’accusa d'être aristocrate; elle ne comprenait pas; ses cordes la +faisaient tant souffrir! Enfin, on la jugea. Elle demanda un prêtre; un +prêtre de la Raison lui dit: Marche! Et puis on la délia....... Le soir +la chaux républicaine avait calciné ses membres. + +Et les deux vieillards versaient d’abondantes larmes sur leurs dentelles +flétries, sur leurs dorures surannées, sur leurs longues mains sèches et +tremblantes. Le marquis chancelait sur ses pauvres jambes; car il +s'était levé pour se frapper la poitrine, pour dire en face d’un Christ +qu’il croyait voir:--Mon Dieu! qui êtes mort pour les crimes de tous, +pardonnez! Pardonnez à ceux dont les folies ont perdu cette France, +cette France dont vous aviez détourné la vue. Nos premiers-nés ont péri +de misère dans l’exil; nos femmes si belles ont heurté leurs fronts +souillés de boue aux angles du tombereau; les générations ont été +moissonnées; nous avons été punis dans notre chair, dans ce qui faisait +notre orgueil; il ne reste plus de la génération coupable que deux ou +trois vieillards qui n’ont pu mourir; ils ont reconnu votre +délaissement; ils s’accusent de votre dédain, pour tant d’oubli de leur +devoir. + +Puis le marquis pria plus bas, et il élevait la voix en frappant sa +poitrine. + +--_Meâ culpâ_, disait-il. + +--_Meâ culpâ_, répétait machinalement Pierre. + +Cependant le vent de la nuit fraîchissait, et le soleil, sanglant comme +une blessure, enluminait de pourpre et de feu ce drame qui se jouait +sous le ciel, au milieu de la solitude et du calme. + +Enfin, l'émotion étouffa le marquis; il tomba de toute sa longueur sur +les cailloux. Dans sa chute, il s’ouvrit la lèvre. + +Nous nous hâtâmes de le transporter dans son lit. + +--Voilà ce qui arrive, me dit Pierre, chaque fois que monsieur le +marquis répète cette malheureuse scène. Il est inconsolable de la perte +de son château, qui a été vendu 40,000 francs à la bande noire, sans +qu’il lui en soit revenu un sou. + +Les avocats et les gens d’affaires ont tout mangé. Ils ne nous ont +laissé que les clefs du château. + +Et voyez ce que je puis faire avec mon travail! Si monsieur le marquis +allait tomber malade; c’est demain la Pentecôte, et il n’a pas de +souliers pour se rendre à l’office. C’est la quatrième fois que je les +lui raccommode. + +--Pierre! vous êtes un digne serviteur: vous serez béni. + +Je compris enfin la douleur de Pierre, et nous nous quittâmes en nous +serrant la main, confus l’un et l’autre, lui de n’avoir pu empêcher le +spectacle dont il n’aurait pas voulu que j’eusse été témoin, et moi de +l’avoir provoqué. + +Fidèle aux anciens usages, Pierre tint la bride du cheval jusqu'à ma +sortie du château, et pesa sur l'étrier. + +Des étoiles luisaient à l’orient; je traversai au galop la grande +avenue. + +En fuyant j’entendis des cris qui partaient de la fabrique: mille +ouvriers, tous les habitans, exprimaient par des danses, des chansons, +des exclamations de bonheur, la joie qu’ils éprouvaient à voir enfin +bondir l’eau au-dessus du puits; cette eau si désirée, si +bienfaisante, cette eau qui allait enrichir la moitié d’un +département! + +Je partageai sans doute cette joie de l’industrie; mais, en me perdant +dans la brume, plusieurs fois je détournai la tête, j’allongeai mon +regard pour voir blanchir, à travers les peupliers, la chaumière du +pauvre gentilhomme, du vertueux Pierre, le modèle des serviteurs. + + + + +VOISENON. + + +On ne compte pas deux heures de marche entre le marquisat de Brunoy et +le Jard de Voisenon, entre la demeure de ce fou illustre auquel nos +recherches ont fait une seconde immortalité, et le petit château du +célèbre abbé qui fut l’ami de Voltaire, celui de madame Favart et du duc +de La Vallière; entre la cave de ce fils d’une haute famille de +financiers qui mourut à trente ans, après avoir déshonoré tout ce que la +richesse donne de puissance, la noblesse de considération, et le +monastère du représentant le plus orgueilleusement né des abbés de cour +au dix-huitième siècle. Brunoy et Voisenon ont, comme on le voit, plus +d’un lien de parenté morale qu’il ne faut aucun effort paradoxal pour +saisir. Le marquis et l’abbé sont du même temps, et tous les deux +l’expriment parfaitement sous deux faces caractéristiques: et, remarque +vraie autant que surprenante, l’espace où s'élèvent les deux demeures à +jamais historiques revendique, au nom de la même curiosité, des +centaines d’autres demeures toutes également marquées au coin du +cynique, du frivole, du dévorant dix-huitième siècle. La province de +Brie, que le cadastre a découpée en départemens, en arrondissemens, en +cantons, regorge de châteaux habités, sous le règne de Louis XV, par ces +marquis pailletés, ces abbés paresseux, ces financiers obèses, dont les +mémoires secrets de Grimm, de Bachaumont, les correspondances du marquis +de Lauraguais, ont fait leur railleuse pâture. Cette laiteuse et +fromagère Brie, cette Io inépuisable, le dirait-on? fut une caverne de +plaisirs dans toute l’impure acception du mot, à l'époque du régent et +de son déplorable successeur; tout château que la bande noire n’a pas +démoli est un demi-volume de mémoires, un boudoir dédoré, un pavillon +d’ivresse. Là , c’est l’endroit où fut le château de Samuel Bernard, +prodigue d’un âge antérieur, mais digne du suivant; là , c’est le +pavillon Bourei, autre financier, autre Jupiter de toutes les Danaë du +Théâtre-Italien; là , c’est Vaux, ce château presque biblique, où la +flamme vengeresse de Dieu a passé, et où elle n’a laissé qu’un chien +pour tout gardien et maître; là , c’est le château de Law, ce voleur +trigonométrique; enfin, partout, où le pied se pose, il en sort un +gémissement du dix-huitième siècle, que nous ne circonscrivons pas à des +limites chronologiques comme les entendent les astronomes, mais que nous +rattachons au déclin du règne de Louis XIV, pour l'étendre au moins +jusqu'à Barras, dont l’impudique château déploie encore aujourd’hui ses +fondations réhabilitées par l’honneur et la gloire sur le sol où Vaux, +Brunoy et Voisenon brillèrent si fatalement. + +Le petit château abbatial du Jard existe encore; mais ce n’est pas celui +où tout prouve que l’abbé résidait quand il venait se reposer dans sa +seigneurie après quelque pèlerinage un peu agité chez ses amis de Paris +et de Montrouge. Celui-là , qui porte le nom de château de Voisenon, a +été également conservé en devenant une maison bourgeoise d’une +magnifique apparence. D’empiètemens en empiètemens, la commune a rongé +les anciennes limites des deux propriétés, et il serait difficile +aujourd’hui d’en tracer la figure générale sans s’exposer à de graves +erreurs de formes et de proportions. Elle n’a pas cependant assez +dévasté, ou plutôt assez envahi, pour qu’il ne soit possible, à l’aide +des fragmens de constructions restées, de s’assurer de l’espace que +couvraient le château du Jard et ses dépendances religieuses. Ainsi, par +les fractions du petit fossé tracé le long du mur où s’ouvre la +principale entrée, on suppose aisément qu’il était fort étroit, et +cernait par conséquent une maison seigneuriale moins luxueuse ou hostile +que grave et sérieuse. A plus d’un titre, les fossés des châteaux sont +aux châteaux mêmes ce que les cordons sont aux médailles. On n’oserait +pas affirmer d’abord que la grille fut autrefois où elle est maintenant; +à la première vue, il semblerait qu’elle s’ouvrait à l’extrémité d’un +axe qui n’est pas celui d’aujourd’hui; car elle fait face au couvent et +non absolument au petit château du Jard, laissé, au contraire, dans un +coin de la grande cour, et comme posé à terre et au hasard. Cette +opinion serait fautive. Le couvent, qui était, à n’en pas douter, le +corps principal des bâtimens, avait quatre côtés. D’abord, celui qui +reste en totalité, et auquel la grille s’oppose, était la façade; quant +aux trois autres, il est de rigueur de les mentionner ainsi: celui de +droite, en regardant la grille, a été démoli, dans je ne sais quel but, +par le propriétaire actuel; celui de gauche n’existe qu’au tiers final +de sa longueur, et ce tiers est une chapelle que la révolution a +transformée, au moyen d’un mur de clôture, en deux écuries; et le +quatrième et dernier côté, celui qui est parallèle au mur de la grille, +comprend le château qu’habitait l’abbé de Voisenon, et les corps de +logis ordinairement désignés dans la distribution des châteaux sous le +nom collectif de communs. Un des deux pavillons des communs détruits +s'élève encore à la droite de la grille. + +Il est très-facile de ne pas confondre le château du Jard et le château +de Voisenon, qu’un simple mur de terre a séparés à l'époque des +perturbations violentes subies par les propriétés. Le château de +Voisenon était celui que tenait de ses aïeux l’abbé de ce nom, et le +château du Jard celui dont la possession lui fut acquise en devenant +abbé de l’abbaye du Jard. L’un était un héritage, l’autre un usufruit. +Il pouvait vendre le premier; il n’avait pas le droit d’aliéner l’autre, +qui appartenait au clergé. Chaque abbaye un peu considérable, personne +ne l’ignore, avait son château, où était le seigneur abbé titulaire. + +Le petit château du Jard existe donc; mais il n’est pas habité, le +propriétaire du domaine ayant préféré s’arranger un logement dans le +couvent. J’ignore quelles sont les raisons de convenance ou d'économie +qui ont dicté ce choix. + +Ne demandez pas au petit castel abbatial, briqueté à la façon riante de +la place Royale, tigré autour des croisées de ses trois étages par le +moellon rougeâtre si cher aux temps d’Henri IV et de Louis XIII, ne +demandez pas un vestibule spacieux, orné de colonnes, comme celui de +Vaux. Il n’y a qu’un pas du seuil de la porte à la première marche de +l’escalier intérieur, et cet escalier n’est ni froissé et contourné en +coquille, à la manière du quinzième siècle, ni enrichi de revêtemens de +marbre. C’est un escalier très-lourd, fait de larges et courtes marches, +au bord desquelles s'élève une rampe grossière, en bois peint en gris. A +chaque étage, le palier se déploie en deux ailes, dont il n’est pas +difficile d’inventorier les distributions; car on ne connaissait guère +autrefois l’art de subdiviser un appartement en une foule de pièces +inconnues les unes aux autres, et réunies par des couloirs circulaires. +On ignorait ces détours ingénieux qui isolent, comme dans un autre pays, +la vie privée, aujourd’hui si amoureuse du recueillement et du silence. +Trois ou quatre pièces, donnant l’une dans l’autre, composent le travail +architectural de chaque étage. Au plafond, des poutres de châtaigniers +en saillie; et pour croisées, de hautes meurtrières garnies de petits +carreaux soudés avec du plomb. Des cheminées fuyant sous des manteaux de +toute hauteur achèvent d’imprimer aux appartemens des anciens châteaux, +et particulièrement à celui du Jard, cette couleur de naïveté qui en +fait le charme un peu triste. Trait caractéristique d’un âge encore +grossier, des solives énormes, perpendiculairement posées, prêtent leur +appui aux plafonds, trop longs ou trop pesans pour se soutenir +d’eux-mêmes. L’opulence seigneuriale les dorait avec goût d’emblèmes +mythologiques; mais depuis que le temps et les mutilations ont enlevé +cette parure, chaque pièce, ainsi hérissée de bâtons nus, ressemble à +nos entreponts de vaisseaux. + +Le mobilier ayant complètement disparu du petit château du Jard, on ne +peut parler que des localités telles quelles. Le premier étage est le +modèle du second, et le troisième n’est, ainsi que dans tous les +châteaux de la même époque, qu’une suite de petites pièces destinées à +loger la nombreuse domesticité de la seigneurie. On se figure sans peine +l’ennui qu’aurait eu à vivre toute l’année dans cet amas de chambres +froides et sans agrément le voluptueux abbé de Voisenon. Aussi +habita-t-il peu le château du Jard dans sa jeunesse: il n’y séjourna +avec assiduité que lorsque l'âge lui eut fait une nécessité de vivre +loin des échauffans petits soupers de Paris et de respirer l’air gras de +la Brie. + +Il n'était pas le moins du monde l’homme des jouissances rurales, +quoique sa seigneurie fût une des plus riches de France par les dîmes +nombreuses qu’elle touchait: on lui en apportait de plus de vingt lieues +à la ronde. Bestiaux, volailles, laitages, légumes, fruits, bois, +poissons, gibiers, abondaient chez lui sans qu’il détachât un liard de +ses revenus. Outre les dîmes, il pouvait imposer la corvée quand il +avait besoin de remuer ses champs, couper son bois, faire ses vendanges +et ses moissons. Heureuse opulence qu’il avait trouvée toute faite en +naissant: roi dans son château, tout ce qu’il apercevait de sa croisée +était à lui. Ces grasses fermes, qui sont aujourd’hui telles qu’elles +étaient alors, se liaient à son domaine, et versaient leurs trésors dans +ses caves et ses greniers. Ces incommensurables tapis de blé et d’orge +étaient à lui comme ces moulins aux larges ailes, ces bois d’ormes, ces +ruisseaux et tout ce qu’enferme l’horizon. + +Ainsi est racontée l’origine du château du Jard. Un jour d'été que Louis +le Jeune, marié depuis peu en troisièmes noces avec la belle Alix de +Champagne, se promenait à travers champs dans les environs de Melun, il +fut émerveillé, ainsi que la reine, de la richesse du paysage. Leur +désir fut aussitôt d’avoir une habitation dans un endroit si beau, si +fleuri, si tranquille et si rapproché de Melun, où était l’abbaye du +Mont-Saint-Pierre, résidence aimée du roi. Les maçons accoururent, et la +maison royale du Jard fut entièrement construite quelques années après. +Ce vÅ“u étant réalisé, les royaux époux en formèrent bientôt un autre, +parfois plus difficile à être exaucé, celui d’avoir un enfant; car le +roi se faisait vieux, et il ne voulait pas mourir sans un héritier de +son sang. Courbé sous le poids de cette pensée ambitieuse, il s’achemina +à pas de pèlerin vers le saint monastère de Cîteaux, célèbre à tous les +titres, mais peu renommé jusque alors dans l’art aventureux de procurer +à volonté des héritiers aux vieux rois de France. D’abord, les religieux +se récusèrent, renvoyant à Dieu la faculté de faire naître des héritiers +tardifs. Cependant le roi pria, pleura tant, que les moines crurent de +leur devoir de promettre un fils à Louis le Jeune, qui se réjouit dans +le fond de son ame, remercia comme un roi généreux remercie des moines, +et rentra plein d’espérances nouvelles dans son château du Jard. La même +année (1165), la belle Alix lui donna un fils qui fut Philippe, du +surnom de Dieudonné, le même à qui de hauts faits d’armes valurent plus +tard le titre non moins légitime d’Auguste. Ainsi Philippe-Auguste est +né au Jard. + +Quand le roi fut mort, Alix ralentit ses visites au château; et, en +1199, elle résolut enfin de ne jamais plus revoir un séjour où elle +n’avait qu'à répandre des pleurs au souvenir de son mari. En recevant +ses adieux, les moines lui exposèrent humblement qu’ils seraient bientôt +obligés de l’imiter, si la Providence ne leur assurait un logement plus +convenable que celui qu’ils occupaient. Touchée de leurs +représentations, Alix leur offrit son château du Jard, que, cinq ans +après seulement (1204), Innocent III érigeait en abbaye. Le palais se +transforma en cloître, et sans coûter de fortes dépenses aux moines, si +l’on songe à l’uniformité des constructions au treizième siècle. A +l’abbaye ils ajoutèrent une église, qui fut terminée en 1287, et +détruite en 93. Il ne reste de cet édifice, classé comme un souvenir +somptueux dans la mémoire des plus vieux habitans de Voisenon, qu’une +statue de saint Jean, oubliée au milieu du potager du propriétaire +actuel. Grotesque relique! Les oiseaux n’en ont même plus peur, tant +elle ressemble peu à une statue, et surtout à un saint. + +Trois siècles de libéralités royales et de dons émanés de la générosité +pieuse des vicomtes de Melun élevèrent très-haut le trésor de l’abbaye +et de l'église du Jard[B]. + +C’est à l’archevêque de Sens que les abbés du Jard juraient +solennellement obéissance dans l’abbaye de Saint-Pierre de Melun. +Quelques-uns méritent d'être cités, entre autres Pierre de Corbeil, +archevêque de Sens, et Philibert Rabou, l’un des ancêtres de Gabrielle +d’Estrées par les femmes. Le prédécesseur de l’abbé de Voisenon fut +Chaumont de la Galaisière; et lui Claude-Henri Fusée de Voisenon, qui +fut le dernier des abbés du Jard, fut nommé en avril 1742. Il est à +remarquer ici que le Jard, ce lieu autrefois consacré par une abbaye +royale et deux églises, n’a pas même aujourd’hui un curé pour dire la +messe. Voisenon n’est desservi par personne. + +Nous avons dit que l’abbaye du Jard, où l’abbé de Voisenon était censé +remplir les fonctions de chef de la communauté, n’avait pas été +entièrement sacrifiée aux nécessités d’une nouvelle destination. Une +aile reste encore: c’est une longue construction d’un seul étage, +éclairée par quatorze croisées, nombre égal à celui des croisées des +salles basses. Tout cela n’est plus qu’un tombeau, et ce qu’il y a de +plus triste au monde, un tombeau vide. Les pyramides d'Égypte ne sont +pas plus éloignées de nous, comme antiquité, qu’un monastère sans le +bruit perpétuel des cloches sur les toits, sans la chapelle dont les +vitraux rougissent, flambent et bleuissent au soleil, couleuvres, +flammes, roses et ruisseaux de pourpre; sans vassaux apportant dans la +cour, et de bien loin, les fruits, les gerbes, les poissons dans la +nasse et les outres de vin. Il y a, dans le couvent du Jard, beaucoup +d'écho, beaucoup d’humidité, beaucoup de silence et quelque chose de +plus douloureux encore, une salle à manger au plain-pied, celle du +propriétaire, sans doute. + +Claude-Henri de Fusée de Voisenon était abbé du Jard et ministre +plénipotentiaire du prince évêque de Spire. Son titre nobiliaire +domanial lui venait de la terre de Voisenon, où il naquit le 8 juin +1708. On a trop insisté peut-être sur la débilité de la constitution +qu’il apporta en naissant, et qu’il tenait, dit-on, de sa mère, femme +excessivement délicate. Depuis Fontenelle et Voltaire, l’un mort presque +à cent ans, l’autre à quatre-vingts ans passés, tous deux cependant +venus au monde avec des chances fort douteuses d’existence, il est +devenu très-hasardeux de déterminer la longévité par la naissance. On +ajoute qu’une nourrice malsaine, aggravant la faiblesse héréditaire de +l’enfant, mit dans son sang les germes de l’asthme dont il eut à +souffrir toute sa vie, et dont il mourut. Ces faits acceptés, une mère +maladive, une mauvaise nourrice, un asthme, de continuels crachemens de +sang, il n’en serait prouvé que plus étroitement qu’on peut vivre encore +jusqu'à soixante-huit ans, malgré ces graves désavantages. Que d’hommes +bien constitués se contenteraient d’atteindre à cet âge! Et si l’abbé de +Voisenon ne dépassa pas les bornes d’une vieillesse déjà fort +raisonnable, il ne faut pas oublier qu’il se joua continuellement de sa +santé avec l’imprudence d’un homme vigoureux; mangeant sans mesure, +présidant tous les petits soupers, sans doute appelés ainsi par +antiphrase; courant la nuit de salon en salon; ne se couchant qu’au +matin, en digne élève de l’Hercule de la débauche, de Richelieu, son +maître et son bourreau. Effrayé de son rachitisme, son père n’osa pas +confier son éducation aux établissement spéciaux; il le fit élever sous +ses yeux avec la patience d’un père et la sollicitude d’un médecin. Cinq +années de soins suffirent au développement de son intelligence vive, +claire, merveilleusement propre à recevoir et à garder les leçons de +science et de goût de ses professeurs. A onze ans, il adressa une épître +à Voltaire, qui lui répondit: «Vous aimez les vers; je vous le prédis, +vous en ferez de charmans. Soyez mon élève, et venez me voir.» Si +Voisenon justifia la prédiction, il n’alla guère au-delà du sens +favorable qu’elle enfermait. Verbeux, incorrects, pauvres de formes, +pâles et minces comme de l’encre de Chine mal délayée, ses vers ont +quelquefois de l’esprit, parce que tout le monde en avait au +dix-huitième siècle; mais à les classer avec indulgence et s’en occuper, +c’est en avoir beaucoup; ils méritent d'être considérés comme de la +limonade faite avec des citrons dont Voltaire aurait exprimé tout le +jus. + +A beaucoup d'égards, la prose du dix-huitième siècle n'étant pas un art, +mais une ressource ménagée aux esprits repoussés de la poésie, elle se +prêta mieux aux fantaisies paresseuses de l’abbé de Voisenon. Ses +facéties, ses historiettes, ses nouvelles orientales, réunies plus tard, +du moins en grande partie, aux Å“uvres du comte de Caylus et en compagnie +des contes libertins de Duclos et de Crébillon fils, prouvent encore la +facilité qu’il avait à ressembler à Voltaire, et à s’en tenir +immensément éloigné. La plupart trop libres, trop indécentes, pour se +montrer à côté des quelques morceaux, à grand’peine sérieux, qui forment +ce qu’on appelle ses Å“uvres, elles figurent dans l’ouvrage que nous +venons de citer, sous le titre de _Recueil de ces messieurs, Aventures +des bals des bois, Étrennes de la Saint-Jean, les Écosseuses, les Å’ufs +de Pâques_. On sait par les mémoires du temps qu’une société de gens de +lettres, formée par mademoiselle Quinaut du Frêne, et composée de +quatorze personnes choisies par elle, s'était proposé la haute et +difficile mission de bien souper, d’avoir beaucoup d’esprit et beaucoup +de gaîté. A la fin du semestre ou de l’année, on imprimait en manière de +cotisations collectives, l’esprit des convives, et, je suppose, un peu +aux dépens de leur gaîté. Privés de la joie des lumières, du pétillement +des yeux, du cliquetis des verres et du bien-être si indulgent du +dessert, ces libertinages de table ne sont que grossiers à quatre-vingts +ans de distance. Les lectures et par conséquent les dîners avaient lieu, +tantôt chez mademoiselle Quinaut, tantôt chez le comte de Caylus. + +Le motif qui fit renoncer Voisenon au métier des armes, pour lequel il +avait d’abord déclaré son penchant, malgré l’avis de son père décidé à +le vouer aux ordres, mérite d'être rappelé au souvenir de ceux qui +aiment à s’expliquer l’origine de la conduite des hommes de quelque +valeur. Une expression inconvenante l’expose à souscrire à la réparation +que lui demande un officier. Il se bat avec lui et le blesse. La +désolante idée d’avoir été sur le point de tuer un homme offensé par lui +trouble, change le cours de ses projets d’avenir: il ne veut plus être +militaire; il court s’enfermer dans un séminaire, d’où il écrit à son +père sa ferme résolution d’entrer dans la carrière ecclésiastique. Ce +fut l'évêque de Boulogne qui l’ordonna prêtre et qui le choisit pour son +grand-vicaire: fausse vocation par laquelle la France perdit peut-être +un excellent officier, sans acquérir un bon ministre de la religion. On +l’a loué avec raison et justice de deux faits extrêmement honorables. Un +auteur avait écrit, dans un libelle, des injures contre sa personne, et +parlé avec une profonde moquerie du style épigrammatique de ses sermons. +D’un signe, l’abbé de Voisenon pouvait le faire enfermer dans une prison +d'état pour vingt ans. Il court chez les juges, car l’homme était déjà +arrêté; il obtient sa grâce et sa liberté. Quand celui-ci veut le +remercier, Voisenon l’interrompt pour lui dire: «Vous ne me devez aucun +remerciement; c’est à moi à vous en faire de m’avoir averti que les +vérités de l'Évangile exigent de ceux qui les annoncent un style plus +simple, un ton plus noble et plus grave; je n’aurais pas dû l’oublier, +et je vous promets de faire usage de vos conseils.» Il n'écrivit plus de +mandemens. + +Quelques années plus tard, il apprend que les habitans de Boulogne ont +demandé pour lui au ministre la chaire de l'évêque Henriot, auprès +duquel il était vicaire. Il court en poste à Versailles, et dit au +cardinal Fleury: «Et comment veulent-ils que je les conduise, lorsque +j’ai tant de peine à me conduire moi-même?» Touché du bon sens exquis de +ses répugnances, le ministre Fleury lui donna l’abbaye royale du Jard, +gouvernement facile dont le siége était dans son château même de +Voisenon. + +Dès qu’il fut réellement une sommité ecclésiastique, il ne songea plus +qu’au théâtre. Le nouvel abbé du Jard écrivit, d’après le vÅ“u de +mademoiselle Quinaut, _la Coquette fixée, le Réveil de Thalie, les +Mariages assortis, la Jeune Grecque_, comédies de salon que le théâtre +n’a pas gardées, et que la littérature ne sait où placer aujourd’hui, +tant elles sont loin d’offrir une seule qualité recommandable. Le seul +genre où l’abbé de Voisenon se serait peut-être distingué, c’eût été +l’opéra, s’il eût été secondé par un musicien intelligent. Dans son +talent baladin, il y avait le mouvement et la verve dégingandée des +abbés italiens. Pourtant l’abbé de Voisenon a joui pendant sa vie d’une +grande célébrité. Dans l’impossibilité de la justifier par ses Å“uvres, +nous la faisons découler de son caractère aimable, de sa conversation +épigrammatique, beaucoup de sa position dans le monde. En fallait-il +davantage autrefois, quand le succès s'établissait non par la publicité +des journaux, mais au courant de la parole, et sur un mot vite su, +long-temps répété? On aurait tort de protester contre ce genre +d’illustration: chaque époque a les siens: on est grand homme à présent +par les journaux, on l'était autrefois par les salons. En général, on +écrit mieux maintenant; mais où est l'écrivain de trente ans capable de +créer et de soutenir un sujet de conversation au milieu de cent +personnes distinguées? Les laquais de M. de Boufflers étaient +probablement mieux à leur place dans un salon que ne le seraient les +plus fiers écrivains de nos jours. + +Ceux qui ont attribué les pièces de Favart à l’abbé de Voisenon, ou qui +lui ont fait une large part de collaboration, n’ont lu avec quelque +attention ni l’un ni l’autre de ces deux auteurs. Favart était un esprit +réfléchi, pénétré des nécessités de son art d'écrivain dramatique, et le +possédant à un degré qui n’a été surpassé que par M. Scribe. Entre +Favart et l’abbé de Voisenon, il y a la différence qu’il importe de +reconnaître entre un bon mot et un bon ouvrage. Le bon mot emprunté se +trouve quelquefois dans le bon ouvrage; mais c’est le volé qui doit se +glorifier. Du reste, l’abbé de Voisenon ne prétendit jamais aux succès +de son ami Favart; il repoussa toujours, au contraire, des éloges que la +jalousie lui envoyait. Une seule fois, et il ne s’agissait pas de +Favart, il se permit de dire à la représentation du _Cercle_, comédie de +Poinsinet: «Ah! le fripon, il a écouté aux portes.» Raillerie fine, et +sentant son véritable gentilhomme. + +L’abbé de Voisenon et madame Favart sont deux personnages si habitués à +se trouver ensemble, dans les mémoires contemporains, que parler de l’un +sans s’arrêter un instant à l’autre, c’est presque mentir à l’histoire. + + +Le dix-huitième siècle eut une illustration charmante dans cette +spirituelle et gracieuse madame Favart, amie fidèle de l’abbé de +Voisenon, qui fut son confident, son guide dans quelques compositions +littéraires, et mieux que cela, à en croire les mémoires du temps, +impitoyables mémoires dont le jour est venu de se méfier un peu. S’il +n’est pas commandé d’avoir une foi aveugle dans la vertu des hommes et +des femmes immolés dans ces petits papiers impudens, il n’est pas de +rigueur non plus de ne jamais mettre en doute la véracité des Bachaumont +ou des Pidansat de Mairobert, des Grimm et autres fines commères de +l'époque. Quoi qu’il en soit, le mari de madame Favart était le fils +d’un pâtissier, dont la boutique fort en vogue avoisinait le collége +d’Harcourt: un homme de lettres fils d’un pâtissier était un phénomène à +étonner les biographes d’autrefois, tandis que de nos jours, il sera +bientôt prodigieux d’avoir en littérature une ascendance aristocratique; +nous nous lasserions, s’il nous fallait citer tous les chapeliers, tous +les négocians et même les épiciers dont les fils se sont fait un nom, +soit dans les arts, soit dans les sciences: moins d’un siècle a fait +tomber le Parnasse, si Parnasse il y a encore, en pleine roture; je ne +sais qui aurait droit de s’en plaindre. + +Après avoir fait d’excellentes études, avantage qu’on a un peu trop +déprécié depuis, à ce même collége d’Harcourt dont son père était le +fournisseur d'échaudés, Charles-Simon Favart, sans tourner le dos au +four honorable de la famille, s’essaya dans les lettres par un genre +d’ouvrage dramatique excessivement neuf, qui fut plus tard, et presque +tel qu’il fut créé, l’opéra comique. Son meilleur début fut _la +Chercheuse d’esprit_, chef-d'Å“uvre pour le temps, et dont le souvenir ne +s’est pas affaibli dans la mémoire de la génération qui a suivi. Nous ne +dédaignerions pas de nous arrêter sur le mérite particulier des +productions de cet écrivain, le premier en tête des auteurs d’opéras +comiques, si nous pouvions nous éloigner de l'épisode de sa vie que +marqua un malheur dont son adorable femme fut l’occasion, et le maréchal +de Saxe la cause infâme. Ce n’est pas franchir les lignes du sujet que +de parler de cet événement; car la famille de Favart fut celle de l’abbé +de Voisenon, qui appelait, avec toute la sensibilité de l’amitié, et +celle-là , il la possédait, Favart son neveu, et madame Favart sa nièce +Pardine, petit nom de tendresse tiré d’une interjection familière à +madame Favart. + +En 1727 était née à Avignon, à quelques lieues du berceau de la Laure de +Pétrarque, d’un père musicien et d’une mère cantatrice, Benoîte-Justine +de Roncerey, intelligence franche, de son siècle par sa pétulante +légèreté, et de tous les siècles honnêtes par sa fidélité réfléchie aux +devoirs de la famille et de l'épouse. A cause de son nom d’origine +noble, on l’appela du surnom de Chantilly. De main en main, la petite +Chantilly, fêtée partout, traversa l’Allemagne, alors plus +qu’aujourd’hui encore passionnée pour la musique, pour les livres, pour +les opéras français. Quand mademoiselle du Roncerey ou plutôt la petite +fée du nom de Chantilly, eut tari tous les baisers des souverains du +Nord, et particulièrement les caresses des ducs de Lorraine, son étoile, +une étoile étincelante et à facettes, comme son joli génie, la conduisit +à Paris, et jusqu'à la porte de l’Opéra-Comique. Elle commença à figurer +sur ce théâtre en qualité de danseuse: c’est aussi comme danseur, je +crois, que Talma débuta quelque part: on voit qu’il ne faut qu'à demi se +fier aux étoiles. Peu de temps après ses premiers débuts, Favart, qui +écrivait pour l’Opéra-Comique, devint passionnément amoureux d’elle; on +n’a pas d’idée des précautions délicates dont il s’entoure pour adresser +l’expression de son amour à mademoiselle Chantilly, une simple et +obscure actrice sous le règne de Louis XV, époque où l’on ne choisissait +guère ses tournures de phrases en cultivant une tendresse de coulisses: +comme il soupire à la lueur des quinquets! comme il l’aborde avec +respect quand le rideau est baissé! comme il va sinueusement à elle, à +travers les épaules déployées, les bras nus, les fronts altiers de ces +dames! Ses premières lettres d’amour, que nous avons lues avec autant de +charmes au moins que celles de Rousseau à son idéale Héloïse, sont des +modèles de simplicité et de candeur. Favart n’eût pas été plus réservé +en écrivant à une fille de robe, cloîtrée dans un couvent des Minimes; +ses intentions sont pures, ses vues, ses espérances sont honnêtes. Dès +qu’on le voudra, il s’ouvrira à madame de Roncerey, à M. de Roncerey: +plutôt mourir que de tramer une séduction! Et Crébillon fils avait déjà +écrit _l'Écumoire_ et _le Sofa_, ces livres que vous connaissez, ou que +pour votre honneur vous ne connaissez pas. Enfin il épouse mademoiselle +de Chantilly, qui prend pour ne plus le quitter le nom de madame Favart. +On ne sait point si les philosophes rirent beaucoup de ce mariage: cela +dut être; le mariage était un acte trop sérieux pour que les philosophes +ne s’en amusassent pas à leurs petits soupers. Ce qu’on sait, c’est que +M. de Roncerey, qui ne crut pas avoir donné son consentement à ce +mariage, trouva fort mauvais plus tard, lui, homme de race, et par +occasion musicien ambulant, d’avoir pour gendre le fils d’un pâtissier +de la rue de la Harpe; seulement il s’aperçut de cette tache de farine +à son écusson, dans une circonstance où il fut soupçonné d’avoir moins +songé à la dignité de son nom qu’aux intérêts privés et fort privés du +maréchal de Saxe. + +Il est temps de dire que le héros de Fontenoy, qui n'était en amour ni +timide comme Turenne, ni continent comme Bayard, n’avait pu voir sans +envie l’actrice dont Paris raffolait; rien ne pouvait résister à un +désir de ce grand vainqueur: il prenait des villes, des provinces, +battait les plus grands généraux étrangers, allait à la cour en bottes; +il eût été plaisant, ma foi, que la Favart lui eût coûté plus de souci +qu’une province. + +Pour la rareté du fait, le maréchal voulut se persuader qu’on lui +résisterait. Au lieu de commander l’assaut tout de suite, il traça, sans +doute pour s’amuser, des circonvallations fort étendues autour de la +gentille chanteuse de l’Opéra-Comique; car elle jouait et chantait les +opéras de son mari, de Sedaine et d’autres, et elle ne dansait presque +plus. + +Voici l’historique des préparatifs militaires que fit Maurice de Saxe +pour s’emparer du cÅ“ur de madame Favart. + +Depuis le cardinal de Richelieu, les grandes expéditions militaires +traînaient toujours à leur suite, et traîner est le mot propre, des +bandes de comédiens chargés d’amuser la maison du roi ou celle de +Monsieur: déplorables campagnes pour les pauvres comédiens, et que +Scarron et Le Sage ont omis d'écrire avec leur admirable plume! un +chapitre qui est encore à faire! Comme ils étaient traités! payés fort +peu, nourris encore moins, prisonniers souvent, tués quelquefois. + +Cependant, sous le maréchal de Saxe, on commençait à avoir pour eux un +peu plus de considération: on les traitait déjà comme des chevaux. +Touché, ainsi qu’il a été dit, des grâces et du talent de madame Favart, +le héros comprit qu’il fallait trancher du magnifique envers le mari +dont il convoitait la femme. Lisons la première lettre qu’il lui écrivit +du quartier-général: + + «Sur le rapport que l’on m’a fait de vous, monsieur, je vous ai + choisi de préférence pour vous donner le privilége exclusif de ma + comédie. Ne croyez pas que je la regarde comme un simple objet + d’amusement; elle entre dans mes vues politiques et dans le plan de + mes opérations militaires. Je vous instruirai de ce que vous aurez + à faire à cet égard lorsqu’il en sera besoin. Je compte sur votre + discrétion et sur votre exactitude. + + »M. DE SAXE.» + +Qu’on se figure le juste orgueil dont fut pénétré le bon Favart en +recevant une lettre du maréchal de Saxe, où on le faisait entrer, lui, +auteur de pièces de la foire, dans des _vues politiques_ et un _plan +d’opérations militaires_! De plus fortes têtes auraient vacillé. On +devine sa réponse. Il ne répondit pas, il partit pour l’armée. Il se +rendit à Bruxelles, plein de la haute mission dont l’illustre maréchal +allait le charger. + +Arrivé au camp, il écrivit à sa mère les lignes suivantes, un peu moins +pompeuses que ses premières espérances; on y voit ce qu’en parlant à +Favart le maréchal entendait par vues politiques et opérations +militaires. + + «J'étais obligé de suivre l’armée et d'établir mon spectacle au + quartier-général. Le comte de Saxe, qui connaissait le caractère de + notre nation, savait qu’un couplet de chanson, une plaisanterie, + faisaient plus d’effet sur l’ame ardente du Français que les plus + belles harangues.» + +Ils sont connus maintenant, ces plans militaires auxquels Favart était +appelé à participer: il devait faire des chansons pour les mousquetaires +rouges, et des plaisanteries pour les mousquetaires noirs. Néanmoins il +jouissait de tout le crédit dû à sa position, et son influence, il est +vrai de le dire, n'était pas arrivée au degré où il lui était donné +d’aspirer avec le concours de sa femme, toujours et plus que jamais +sollicitée par le maréchal. Quand celui-ci se fut assuré le mari et le +comédien, il put faire comprendre à Favart, sans se laisser deviner, +qu’une troupe comique comme la sienne, la première à la suite du premier +corps d’armée du monde, serait trop fière de posséder la merveille de +Paris, la charmante madame Favart. Ce n'était là qu’un vÅ“u inspiré par +un profond mérite; mais un vÅ“u du maréchal n'était pas une parole vaine +pour son excellent ami Favart. Favart n’eut pas le bon sens de voir un +ordre dans ce désir, et il écrivit à sa femme en février 1746. + + «Ma chère petite femme, j’arrive de l’armée, où j’ai obtenu de M. + le maréchal la direction de sa troupe, conjointement avec M. + Parmentier, malgré une foule d’envieux. Il ne me manque que la + présence de Justine; dans tous les objets qui ont droit de plaire, + je ne verrai jamais que mademoiselle de Chantilly.» + +Quelques jours après, Justine de Chantilly, madame Favart, rompait son +engagement avec l’Opéra-Comique, montait en voiture, et descendait à +Gand dans les bras de son mari. Jusqu’ici, on le voit, le maréchal avait +parfaitement réussi: il avait réuni la femme au mari, et il les tenait +tous deux dans les limites de son camp; et le bon Favart se croyait le +plus heureux des hommes: directeur de la troupe de M. le maréchal de +Saxe! poète des vainqueurs! aimé d’une jolie femme de vingt ans! Par +moment, il écrivait à ses amis de Paris, tant sa joie le troublait: Nous +avons pris une ville; nous avons fait trois mille prisonniers; nous +avons perdu cinq cents hommes. M. le marquis disait: Palsambleu! l’amour +est un fat; et le bonheur, s’il vous plaît? + +Ce n’est pas au moment où madame Favart était près de lui que le +maréchal se serait montré moins généreux envers le mari, son directeur +si habile. Il ne mit pas de termes à sa munificence. Favart n’en +revenait pas; il disait à sa mère, dans une lettre: + + «Je suis à Louvain depuis huit jours, où je ne fais rien à présent. + Toute l’armée est en mouvement, et marche du côté de Tongres pour + s’opposer aux ennemis. Notre maréchal sait trop bien son métier + pour laisser le succès douteux. En partant _il m’a envoyé deux + très-beaux chevaux pour mettre à mon carrosse_.» + +Voilà donc Favart en carrosse, et madame Favart aussi. + +Il continue: + + «M. le maréchal me donne tous les jours de nouvelles marques de sa + bonté. Il vient encore de m’envoyer un lit de camp de satin rayé, + de la couleur de celui qui tapisse ma chambre à Paris: c’est la + plus jolie chose du monde.» + +On remarquera sans peine, à propos de ce nouveau cadeau du maréchal, que +la couleur de la chambre de Favart était présumablement la couleur de la +chambre de sa femme. La distinction ne pouvait être faite par Favart, +qui, applaudi, fêté, comblé de présens, de chevaux et de tapisseries, +écrivait encore à sa mère, dans l’excès d’une reconnaissance trop grande +pour ne pas être expansive: + + «Ma chère mère, + + «Je n’ai pas un quart d’heure pour me livrer au sommeil; cependant + je me porte bien, et je ne dois rien appréhender. M. le maréchal + m’encourage: il m’a envoyé à Lière vingt-cinq bouteilles de son + vin, marchandise fort rare en ce pays, à cause du séjour des + troupes.» + +Et quand le vin aurait été encore plus rare, et quand il n’y aurait eu +qu’une seule bouteille de vin dans le pays, Favart pouvait-il manquer de +l’avoir, lui l’ami du maréchal, lui le mari de madame Favart? + +Le maréchal, d’ailleurs, ne se croit pas encore quitte avec Favart, qui +lui est si utile dans ses plans militaires; ce serait de l’ingratitude. +Le maréchal n’a été que juste envers lui: il tient à se montrer injuste +pour les autres. Il est probable que ce fut une injustice indirectement +commise au profit de Favart, que l’acte dont il se réjouit dans la même +lettre à sa mère. + + «Je suis maintenant maître absolu de toute la direction; tous mes + intérêts sont arrangés; il ne reste plus qu'à calculer pour mon + profit. Si chaque mois de l’année me produit autant que le dernier + et le commencement de celui-ci, je retournerai à Paris avec + cinquante mille francs de bénéfices.» + +Enfin, ajoute Favart, et ceci peint combien il avait chaudement servi le +maréchal, et combien, pour mieux dire, ils étaient liés, et liés à un +point au-delà duquel il n’y a rien: + + «J’ai encore pour ressource la bourse de M. le maréchal, qui m’a + engagé d’y puiser toutes les fois que mes besoins le + commanderaient.» + +Toutes ces choses ayant eu lieu, politesses, confidences, cadeaux, prêts +d’argent, voici ce que le maréchal de Saxe écrivait à madame Favart: + + «Mademoiselle de Chantilly, je prends congé de vous. Vous êtes une + enchanteresse plus dangereuse que feue madame Armide. Tantôt en + Pierrot, tantôt travestie en amour, et puis en simple bergère, vous + faites si bien que vous nous enchantez tous. Je me suis vu au + moment de succomber aussi, moi dont l’art funeste effraie + l’univers. Quel triomphe pour vous, si vous aviez pu me soumettre à + vos lois! Je vous rends grâce de n’avoir pas usé de tous vos + avantages; vous ne l’entendez pas mal pour une jeune sorcière, avec + votre houlette qui n’est autre que la baguette dont fut frappé ce + pauvre prince des Français, que Renaud l’on nommait, je pense. Déjà + je me suis vu entouré de fleurs et de fleurettes, équipage funeste + pour tous les favoris de Mars. J’en frémis; et qu’aurait dit le roi + de France et de Navarre, si, au lieu du flambeau de sa vengeance, + il m’avait trouvé une guirlande à la main? Malgré le danger auquel + vous m’avez exposé, je ne puis que vous savoir gré de mon erreur, + elle est charmante; mais ce n’est qu’en fuyant que l’on peut éviter + un péril si grand. + + »Pardonnez mademoiselle, à un reste d’ivresse cette prose rimée que + vos talens m’inspirent; la liqueur dont je suis abreuvé dure + souvent, dit-on, plus long-temps qu’on ne pense. + + »M. de Saxe.» + +Tel fut, répétons-nous, le premier résultat des présens faits à Favart: +carrosse, chevaux, tentes, direction de théâtre, bouteilles de vin et +argent prêté. + +Effrayée avec raison de cette charge de grosse prose, qui fondait sur +elle, sabre nu, mèche allumée, madame Favart s'échappa du camp du +maréchal pour se réfugier à Bruxelles, sous la protection de madame la +duchesse de Chevreuse. Toute négociation pacifique était désormais +rompue. Maurice de Saxe, en apprenant cette fuite, se mit dans une +colère épouvantable; il la considéra comme une désertion sous les +drapeaux: oser ainsi s’enfuir au moment où il croyait tenir la victoire! +Il parlait d’envoyer un détachement à la poursuite de la chaste évadée. +Son indignation tomba sur le mari, qui, ne commençant pas encore à voir +clair dans les galanteries du maréchal, écrivait à sa femme avec sa +tendresse ordinaire: + + «Mon cher petit bouffe! ta santé m’inquiète beaucoup. Envoie-moi le + certificat du chirurgien pour le faire voir à M. le maréchal. On + doit écrire à M. de la Grolet pour savoir si tu es en état de + partir pour l’armée; on m’a même menacé de te faire venir de force + par des grenadiers, et de me punir si j’en imposais sur ta maladie. + Nous sommes ici fort mal; je ne suis pas encore logé, et j’ai + couché sur la paille, à la belle étoile, depuis que je t’ai + quittée. Quoique ta présence soit ici nécessaire pour le bien du + spectacle, quoique je brûle d’impatience de te revoir, ta santé + doit être préférée à tout.» + +Ainsi, comme on le voit par cette lettre, le maréchal de Saxe songeait à +s’emparer du cÅ“ur de madame Favart à l’aide de ses grenadiers. Il ne +croyait pas à la maladie qui lui avait fait inopinément abandonner le +camp; personne n’y croyait d’ailleurs, excepté Favart, si aveugle, si +crédule, si confiant dans l’amitié de son héroïque ami, le maréchal, +qu’il ne devinait pas la cause pour laquelle lui, si fêté d’abord, +couchait maintenant sur la paille, à la belle étoile. Sur la paille! +lui, Favart, logé autrefois sous une tente rayée, promené en carrosse, +buvant du meilleur vin du maréchal! + +Cependant, malgré les menaces du maréchal et de son corps d’armée, +madame Favart ne retourna pas au camp, mais à Paris, afin d'être plus +loin encore des terribles tendresses de son persécuteur. Qu’allait +devenir son mari? Triste retour de fortune! condamné à payer 20,000 +francs qu’il ne devait pas aux propriétaires de la salle exploitée par +sa troupe, il est obligé de quitter le Brabant, et par conséquent de +laisser son théâtre dans une complète anarchie. A qui s’adressera-t-il +pour obtenir justice? à qui? Mais au maréchal, se dit Favart; n’est-il +pas mon ami, mon admirateur? Après avoir remis le Brabant aux troupes de +Marie-Thérèse, le maréchal était allé à Paris, où l’on célébrait sa +valeur sur tous les théâtres, dans des couplets chantés sous les +balustres d’or de sa loge, en présence même du roi. A Paris, Favart +obtint à peine quelques avares protections, dont il ne tira aucun +avantage. Son théâtre était perdu pour lui. Quant au maréchal, il laissa +Favart dans la position où il était, et où indubitablement il avait +lui-même contribué à le mettre. Enfin, ruiné, tombé plus bas qu’au temps +où il pétrissait des échaudés d’une main et où il écrivait des couplets +de l’autre, une lettre de cachet le força à sortir de Paris. Strasbourg +fut son refuge, un avocat son hôte généreux. Ce n'était encore là que la +moitié des misères de Favart. Ne laissait-il pas sa femme à Paris, à la +merci de celui dont la main avait signé sa lettre d’exil? sa femme, +obligée de se montrer en public tous les soirs et de rentrer à minuit +chez elle, n’ayant, au milieu des rues désertes, pour protection que +celle d’une servante, et dans un temps où l’on enlevait en pleine +impunité, surtout quand il s’agissait d’une actrice et d’une actrice de +la Comédie-Italienne? Cependant Favart n'était pas encore découvert; et +sa femme opposait une prudence à toute épreuve aux conspirations sourdes +dont elle était l’objet. Ils s’aimaient plus que jamais dans leur +malheur commun: héroïque fidélité au dix-huitième siècle! Toujours +présens l’un à l’autre, ils s’entendaient pour regarder la même étoile à +la même heure; ils s’envoyaient des fleurs qu’ils avaient portées; et, à +la fête de sa bonne Justine, Favart lui écrivait, au risque d'éveiller +la police de Strasbourg rôdant autour de sa retraite: + + «Je te souhaite une bonne fête, ma chère Justine; sois heureuse + autant que je me trouve malheureux d'être séparé de toi, et rien + n'égalera ma félicité. Reçois cette fleur fanée, arrachée de sa + tige: c’est le symbole d’un cÅ“ur flétri par une absence rigoureuse. + Adieu! que tous tes jours soient des jours de fête; mais, au milieu + des plaisirs, songe que, si tu es formée pour exciter l’amour, tu + es née pour mériter l’estime.» + +Il y a sans doute, dans cette dernière phrase, une teinte de la +sensibilité raisonneuse et antithétique créée par Diderot dans les +lettres, et par Greuze dans la peinture; mais n’est-il pas touchant +néanmoins de voir encore une Héloïse et un Abailard à cette époque de +démoralisation universelle? Voici ce que madame Favart répondait à son +mari: c’est à s’agenouiller devant tant d’honnêteté sans orgueil et sans +paroles vaines. Grand Dieu! qu’une femme en écrirait long aujourd’hui, +si elle rendait le même service à l’honneur de son mari! + + 1749, Paris, 1er septembre. + + «Le maréchal est toujours furieux contre moi; mais cela m’est égal. + Si tu veux, j’enverrai mon début à tous les diables, et je pars + sur-le-champ pour t’aller retrouver. Il y a toujours un monde + prodigieux quand je parais. Je viens de jouer la danseuse dans _Je + ne sais quoi_, et Fanchon dans _le Triomphe de l’Intérêt_. Le duo + que j’ai chanté avec Rochard est aussi de ta façon; il suffit qu’il + vienne de toi pour que je le rende bien. + + »On me menace qu’on va me faire beaucoup de mal; mais je m’en + moque; j’irai de grand cÅ“ur demander l’aumône avec toi. Je suis + pour jamais ta femme et ton amie, + + »JUSTINE FAVART.» + +C’est avec ce style que Laclos et Louvet de Couvray écrivirent des +romans qui sont restés. + +Justine Favart ne se borne pas à ces vives démonstrations d’une amitié +tout d’une venue; elle obtient de ne pas suivre la Comédie à +Fontainebleau, où résidait la cour, et elle part pour Lunéville, où +était son véritable roi, où Favart devait se trouver. Mais, à peine +descendue dans cette ville, deux employés à la police tombent chez elle, +l’arrêtent, et, sous prétexte de la conduire à Fontainebleau, ils la +mènent au couvent des Andelys. Noble conduite du maréchal de Saxe! le +mari en exil, la femme au couvent. + +L’acte est si odieux, que madame Favart ne pense pas à l’attribuer tout +entier au maréchal, quoiqu’elle dise dans la première lettre datée de sa +réclusion: _Je ne sais où l’on me mène; mais les plus grands supplices +ne me feront jamais manquer à la vertu_. + +Quatre jours après, elle apprend que c’est son père qui l’a fait +enfermer, à cause de la prétendue illégalité de son mariage avec Favart. +L’honnête M. Duronceray n’admet pas que sa fille ait épousé un homme de +rien qui fait des pièces, lui qui faisait de la musique pour vivre! + + «J’ai vu la lettre de cachet; c’est mon père qui m’a fait mettre + ici. Ne perdez pas un instant; envoyez tous nos papiers chez le + ministre, M. d’Argenson, et surtout le consentement de mon père, + signé de sa main; c’est le curé de Saint-Pierre-aux-BÅ“ufs qui l’a. + Je viens d'écrire à M. le maréchal de Saxe ce qui vient de nous + arriver. Je suis sûre qu’il voudra bien s’intéresser à ce qui nous + regarde, et nous rendra service dans cette occasion.» + +Le service était parfaitement rendu, puisque c'était le maréchal de Saxe +qui, d’accord avec M. Duronceray, avait fait cloîtrer madame Favart aux +Andelys. L’illégalité du mariage n'était qu’une invention combinée par +ces deux honnêtes personnes. + +Du couvent des Grands-Andelys, d’où l’on craignait qu’il ne lui fût +encore trop facile de faire parvenir ses plaintes, on la transféra au +couvent d’Angers, comme une prisonnière d'état, elle dont tout le crime +était, non pas de s'être mariée avec Favart, prétexte ridicule employé +par un père plus ridicule encore, mais d'être du goût d’un maréchal +allemand au service de la France. Plus on la tourmentait loin de son +mari, dont le sort l’effrayait, et plus on espérait obtenir d’elle une +rançon extrême, et qu’il n’est plus besoin de qualifier. On poussait la +galanterie jusque là dans ces temps qu’on juge un peu trop frivoles. Les +lettres de cachet, les prisons d'état, les lettres de bannissement, les +couvens, sont choses assez sérieuses; et on en usait avec prodigalité, +quoiqu’on s’en indignât et qu’on en rît beaucoup, deux signes +incontestables de prochaine décadence. + +Enfin le véritable auteur de ces basses et cruelles tyrannies, +l’Anacréon sabreur, crut qu’il était temps de se démasquer, la +plaisanterie ayant été poussée assez loin. Il prit sa plume ou sa +cravache, et il écrivit sur ce ton à madame Favart: + + +LE MARÉCHAL DE SAXE A MADEMOISELLE DE CHANTILLY. + +1749. 21 octobre. + +«J’ai reçu, au moment où j’allais partir pour Chambord, la lettre que +vous m’avez écrite de Lunéville, ma chère Fémine. Je n’ai point entendu +parler de Favart. Vous vous pressez toujours trop. Il doit être bien +flatté que vous lui sacrifiiez fortune, agrément, gloire, enfin tout ce +qui eût fait le bonheur de votre vie, pour le suivre dans un genre de +vie que la seule nécessité fait embrasser. Je souhaite qu’il vous en +dédommage, et que vous ne sentiez jamais le sacrifice que vous lui +faites. J’ai vu hier au soir M. le maréchal de Richelieu, qui était +furieux contre vous, parce que M. Bérier lui avait échauffé les +oreilles. Je rabats cependant tous les coups qui portent sur vous. Plus +ne vous en dirai sur ce qui me regarde, vous n’avez point voulu faire +mon bonheur et le vôtre: peut-être ferez-vous votre malheur et celui de +Favart; je ne le souhaite point, mais je le crains. Adieu. + +»M. DE SAXE.» + +Pour bien comprendre le sens odieux de cette lettre, il faut dire ici +que, poursuivi de ville en ville, Favart avait été réduit à se cacher +dans une cave, où il peignait des éventails pour vivre; tâche qui, +continuée long-temps sous des voûtes humides et à la lueur fatigante de +la lampe, épuisa sa santé et altéra pour toujours sa vue. C'était son +meilleur ami, le maréchal, qui lui avait ménagé cette affreuse +existence, afin d’abaisser la résistance de sa femme. Ployant sous tant +de persécutions, madame Favart, dit-on, céda enfin avec résignation, +pensant que la vie de son mari valait bien un sacrifice qui ne +déshonorerait que celui qui l’exigeait et ne savait pas le mériter. +Aussitôt sa captivité s’adoucit: d’Angers elle passe à Tours, de Tours à +Issoudun; et, quelques mois après, les deux lettres de cachet dont elle +et son mari avaient été frappés sont révoquées. Elle et lui furent +admirables dans leur constance à refuser, après leurs malheurs, tous les +genres de réparation offerts par le maréchal. Tous les billets de mille +et de douze cents livres qu’il leur envoyait étaient déchirés ou jetés +au feu; et pourtant ils avaient à peine de quoi vivre après une longue +absence de Paris et du théâtre, qui était leur profession. Cette +conduite était généreuse; elle devint noble à la mort du maréchal, +arrivée à la suite d’une chute de cheval, le 30 novembre 1750. A cette +occasion, le bon Favart écrivait ces lignes: «Je crois qu’il m’est +permis de dire sur la mort de cet illustre homme de guerre ce que le +père de notre théâtre disait sur le cardinal de Richelieu: + + Qu’on parle bien ou mal du fameux maréchal, + Ma prose ni mes vers n’en diront jamais rien. + Il m’a fait trop de bien pour en dire du mal; + Il m’a fait trop de mal pour en dire du bien.» + +Tout s'éteint ensuite: plus de haines; tout est dit. Favart et sa +délicieuse femme rentrent au théâtre, l’un pour y écrire des petits +chefs-d'Å“uvre, l’autre pour jouer avec le même succès qu’auparavant. +Vingt ans s'écoulent dans cette heureuse union, qui, quoique +très-étroite, admet cependant l’abbé de Voisenon, qui devient de la +famille: triple amitié, où la bonté, l’indulgence et l’esprit remplacent +les liens du sang. + +Tout l’avantage de la comparaison entre le marquis de Brunoy et l’abbé +de Voisenon appartient au premier, malgré de plus grandes folies, malgré +de colossales extravagances, dont l’antiquité, à qui il est d’usage de +tout rapporter, n’offre pas d’exemple. Si le marquis de Brunoy souille, +de la base au sommet, le monument de la noblesse auquel il s’appuie, +quel scandale plus profond ne cause pas l’abbé de Voisenon, en balayant +de sa robe de prêtre les foyers de théâtres, la poussière des salons, +les roses effeuillées sur les tapis des boudoirs, et en chantant toutes +les Thémires fardées, toutes les Glycères en panier, toutes les Thaïs +décolletées, toutes les Iris de son temps? L’un ne blessait que +l’honneur d’une institution humaine, utile peut-être; l’autre portait +violemment atteinte à ce qui est un objet de respect pour tout le monde: +il outrageait en face la religion dont il était le prêtre. C’est un +prêtre d’un rang illustre, d’un nom remarquable, d’une position +au-dessus des petits avantages que pouvait procurer la petite poésie +athée en vogue et en crédit, sous la raison de commerce Voltaire et +compagnie; c’est un prêtre qui fut presque évêque, et, ce qu’il y a +aussi d'étrange, ce fut un prêtre toujours malade, qui rima des contes, +des madrigaux et des épîtres si hardies, que les échantillons en sont +difficiles à produire. Ouvrez ses Å“uvres, si vous êtes d'âge à cela, +et vous serez édifié: _C’est un discours sur la nécessité d’aimer_, où +l’abbé de Voisenon dit à Daphné, et Dieu sait ce qu'était cette Daphné: + + Ainsi l’amour de la voûte céleste + Descend pour nous dans ce séjour funeste; + C’est dans ton sein qu’il retrouve aujourd’hui + L’unique temple encor digne de lui. + +Après ces jolies choses dites à mademoiselle Daphné, nous trouvons une +épître de M. l’abbé _à mademoiselle Elie, qui voulait me faire son +chapelain_. Quelle idée si extraordinaire, en effet, de choisir un +prêtre pour chapelain! Ne dirait-on pas que la proposition s’adressait à +un mousquetaire? Au reste, l’abbé de Voisenon ne la repousse pas; il +répond à mademoiselle Élie, qui prétendait le faire son chapelain: + + Le chapelain, rempli de ta divinité, + Ressentira de plus grands troubles + Que ceux que tourmentait l’oracle de Phébus; + Tous les jours seront fêtes doubles, + Et les désirs feront le plan des orémus; + C’est dans tes yeux qu’on lira son rosaire, + Les amours répondront en chÅ“ur; + La relique sera ton cÅ“ur, + Le mien sera le reliquaire. + +Et non seulement ce malheureux abbé péchait pour lui, mais il se damnait +pour les autres. Il avait du libertinage en magasin; il en cédait à ses +amis, qui l’envoyaient à leurs amies, à l’occasion d’une fête ou d’un +mariage. Ainsi le grave Duclos s’adresse à lui, afin d’avoir quatre +vers bien tournés pour envoyer à une mademoiselle Olympe; et aussitôt +l’abbé prend la plume et intitule ainsi le quatrain demandé: _Vers au +nom de Duclos, à mademoiselle Olympe, qui désirait une vierge qui était +dans son lit_. Nous ignorons comment mademoiselle Olympe trouva les +vers: quant à nous, nous les trouvons trop vifs pour les transcrire. +C’est là le service qu’un grave historien obtenait d’un abbé au +dix-huitième siècle. + +Puis vient un madrigal sur les limbes! oui, sur les limbes! ce sujet de +si sévères controverses; puis _un envoi de M. le duc de Richelieu à +madame d’Egmont, sa fille, en lui donnant un autel de l’amour_. Il a +rimé pour l’historien, il rime pour un duc. C’est maintenant un peu son +tour: _A madame de ***, qui m’apprenait à faire du filet, et à qui +j’offrais mon premier essai de cet ouvrage_. Et il débute de cette +manière: + + Saint Pierre, Vulcain et l’Amour + Firent des filets tour à tour. + Ceux de l’Amour, qu’on idolâtre, + Forment le plus doux des métiers. + +Ainsi les filets de saint Pierre n’ont que le dernier rang comparés aux +autres filets. Il est à remarquer ici, comme ailleurs, que l’abbé de +Voisenon est toujours entraîné à prendre ses images dans le domaine de +la théologie. J’ai pensé que le remords était pour beaucoup dans ses +réminiscences pieuses, acharnées à le poursuivre. Cela est d’autant plus +vraisemblable, qu’il ne se montra jamais ouvertement athée ni dans ses +vers, ni dans sa prose, ni même dans sa correspondance avec Voltaire; et +l’occasion était pourtant assez belle! Avec le patriarche il se rabat +sur la tolérance, thème élastique: il crie un peu contre la persécution; +mais au fond il n’attaque pas les bases de la religion; non que ceci +l’excuse; car, impiété pour impiété, mieux vaut celle, s’il y a un choix +à faire, qui a pour elle les luttes et les fatigues du raisonnement que +l’impiété infirme qui se compromet sans réflexion et tombe dans l’abîme, +non avec la dignité du plongeur hardi, mais en deux doubles et les yeux +fermés. Satan est noble, les diablotins sont ridicules. L’abbé de +Voisenon ne fut jamais qu’un diablotin en impiété. + +Si l’abbé de Voisenon n'était pas un aigle en fait de bon sens, que +penser de M. de Choiseul, qui voulut le faire nommer ministre de France +dans une cour étrangère? l’abbé de Voisenon! cet homme que M. de +Lauraguais appelait _une poignée de puces_! Mais, s’il ne fut pas +ministre de France, il était écrit qu’il serait ministre de quelqu’un; +il était trop incapable de l'être pour que cela n’arrivât pas. Quelques +années après le projet ridicule de M. de Choiseul, le prince-évêque de +Spire le nomma son ministre plénipotentiaire à la cour de France. Il ne +lui manquait plus que d'être académicien: il le fut; il succéda à +Crébillon, l’auteur d'_Atrée et Thyeste_. + +Quand il fut nommé par le prince-évêque de Spire ministre +plénipotentiaire à la cour de France, il reçut les félicitations du haut +clergé, honoré dans sa personne d’une distinction aussi rare. Toute +flatteuse qu’elle fût, cette mission n’arrêta pas cependant son +entraînement vers le théâtre: l’eût-on fait pape, il aurait encore écrit +des opéras et des vaudevilles à la face de la chrétienté scandalisée. Au +nombre des nobles ecclésiastiques qui allèrent le complimenter, il s’en +trouva un qui, s'étant présenté plus tard que les autres, et au moment +où les réceptions semblaient épuisées, causa quelque surprise au château +de Voisenon. Descendu à Melun, où il avait été invité à déjeuner par le +chapitre, l'évêque de Meaux, qui n'était plus Bossuet, résolut, la +journée étant belle, le chemin agréable, d’aller à pied et à travers +champs de Melun à Voisenon, pour y apporter ses félicitations au +ministre du prince-évêque de Spire. Tout en écoutant le bruit des +cloches du couvent, _qui avait toujours_ quelque chose à sonner, comme +disait l’abbé de Voisenon, l'évêque de Meaux parvint, de sentier en +sentier tracé dans la campagne, au château, où il n'était pas attendu. +On était en automne: il y avait plus de fruits que de feuilles sur les +arbres. Sous un pommier, l'évêque aperçoit, dans un costume fort +différent du costume villageois, une jeune fille occupée à manger des +fruits avec une avidité peu commune aux gens de la campagne. Son corset +était en satin rose, semé de paillettes d’argent.--Qui êtes-vous? lui +demanda l'évêque en s’arrêtant près de l’arbre.--Monsieur, je suis un +_jeu_; mademoiselle, qui est sur l’arbre, est aussi un _jeu_; et nous +mangeons des pommes, comme vous voyez. Après avoir regardé dans le +pommier l’autre demoiselle qui était aussi un jeu, en corset amaranthe +avec des paillettes d’or, l'évêque, fort entrepris, s’achemina vers le +château. A vingt pas plus loin, dans la vigne, il voit luire des reflets +rouges comme du feu, et il entend de grands éclats de rire: il s’avance, +et il aperçoit d’autres jeunes filles, portant au-dessus du front des +touffes écarlates, ayant des ailes et des pantalons de tricot. C’est du +sortilége, dirait-on, pensa l’abbé, qui demanda cependant aux +vendangeuses qui elles étaient.--Nous sommes une troupe de génies, et +voilà deux _plaisirs_, répondirent-elles; n’avez-vous pas rencontré les +_jeux_ plus loin?--J’ai rencontré les jeux, répliqua l'évêque plus +pressé que jamais d’arriver au château pour avoir l’explication de ces +étranges divinités en train de gaspiller la propriété de l’abbé de +Voisenon. Que se passe-t-il donc ici? murmurait-il. Je ne me suis pas +trompé cependant! je suis bien dans le château de Voisenon: voilà le +château, voilà l'église, voilà l’abbaye. Des bruits nouveaux frappent +encore son oreille dans une haie de groseilliers, plantée à très-peu de +distance du château même. Il écarte quelques rameaux épineux, et il voit +une fort belle femme ayant pour ceinture, sous son sein à demi nu, deux +gros serpens en soie noire. On ne donna pas le temps à l'évêque de +s’informer en compagnie de qui il se trouvait.--Si le voyageur est +altéré, lui dit la joyeuse et belle femme de la troupe, il n’a qu'à +cueillir des groseilles; _la Discorde et sa suite_ le lui +permettent.--_La Discorde et sa suite!_ s'écria l'évêque; mais je suis +donc à Saint-Lazare, parmi les fous! Les _jeux_ et les _plaisirs_, les +_génies_ et la _Discorde!_ + +Il touchait au seuil du château, dont quelques portes avaient été +enlevées pour que le salon apparemment eût une plus longue perspective. +Au moment où il entra, une femme vêtue d’une longue robe bariolée de +figures astrologiques, le front étincelant d’une étoile en papier +d’argent, vint à lui en chantant: + + Le soleil nous ramène au jour où tous les ans + Le conseil souverain m’appelle: + Évitez de l’Amour les piéges séduisans; + Souvent sa blessure est cruelle. + +--Je ne comprends rien à tout cela, madame ou mademoiselle, dit +l'évêque, dont la surprise devenait de l’inquiétude mêlée de honte; ne +suis-je pas au château de Voisenon? + +--Vous y êtes, monsieur, répondit une autre femme, qui, montrant des +bras et des épaules nues sur une draperie blanche, se prit à chanter +avec roulades ces paroles presque de circonstance: + + Aucun mortel ne peut pénétrer en ces lieux. + +--Mais, mademoiselle, expliquez-moi... La demoiselle reprit: + + Comment effacer de mon cÅ“ur + Les traits de ce mortel si tendre, + Que m’offre un songe trop flatteur? + Quel charme pourra m’en défendre? + +Quelles paroles pour un évêque! Il ne savait que devenir, où aller, +puisqu’il était au château. Dehors? mais dehors il y avait des _jeux_, +des _plaisirs_, des _génies_ et des _discordes_. Quand il interrogeait, +on lui répondait en chantant. Cependant il dit avec beaucoup de douceur +à la même personne: Je désirerais être présenté à M. l’abbé de Voisenon; +pourrais-je... + + L’Amour est un dieu trop léger, + Il s’envole et produit la haine; + Il sait nous cacher le danger. + Je ne veux point porter sa chaîne. + +--Qu’il en soit comme vous le voudrez, madame; mais je m’en irai sans +avoir vu M. de Voisenon. + +--Vous prenez assez mal votre temps, lui dit enfin en prose la folle +chanteuse; ne voyez-vous pas que nous répétons au château Mirzèle? + +--Qu’est-ce que Mirzèle? Oserai-je vous demander... + +--Ah çà ! d’où sortez-vous? Tout Paris sait pourtant à cette heure que M. +de Voisenon achève sa féerie de Mirzèle pour la Comédie-Italienne; et +nous la répétons aujourd’hui. Et la preuve, écoutez-moi bien. C’est le +morceau de Zéphis. + + Jeune Mirzèle, + Voulez-vous voir vos jours par le bonheur formés? + Aimez! + Zéphis, triste pour vous, Zéphis sera fidèle; + Aimez! + Regardez à vos pieds l’amant que vous charmez. + Aimez! + Le plaisir dit, quand on est belle: + Aimez! + +--Vous jouez donc ici la comédie? demanda dans la plus profonde +confusion l'évêque de Meaux. + +--La comédie, non, mais l’opéra. Vous voyez en nous les artistes de la +Comédie-Italienne, qui répètent, comme j’ai eu l’honneur de vous +l’apprendre, la dernière féerie de M. de Voisenon. + +--Et moi, pensa l'évêque en descendant les marches du salon pour s’en +aller de ces lieux beaucoup trop mondains, qui croyais trouver ici des +moines à profusion! Comme il terminait sa triste réflexion, il entendit +la voix des moines qui chantaient dans les corridors du couvent. Quelle +bizarre impiété! se dit-il en prêtant l’oreille tantôt au latin des +moines, tantôt à la musique des chanteuses; M. de Voisenon ne pense +guère à son salut. + +Sa méditation fut dérangée par une troisième voix chevrotante, mêlée de +toux, qui grinçait ces paroles dans le salon: + + Impitoyable Amour, dieu trompeur, dieu barbare, + Je connais de tes traits la perfide douceur; + Je ne vois plus en toi qu’un tyran qui prépare + Les crimes des mortels, et la honte et l’horreur. + +--A la fin, je vous trouve, monsieur de Voisenon! s'écria l'évêque de +Meaux. + +--Monseigneur l'évêque de Meaux chez moi! s'écria à son tour Voisenon un +peu décontenancé, mais remis aussitôt. Monseigneur, vous arrivez à +temps; mes moines vont chanter vêpres: allons à la chapelle. + +A cinquante-deux ans, toujours pour se défaire de son asthme, il voulut +essayer de l’effet des eaux minérales sur son tempérament étiolé. Son +voyage de Paris à Cauterets et son séjour dans ce bourg de bitume et de +soufre, racontés par lui-même dans ses lettres, peuvent être considérés, +à quatre-vingts ans de distance, comme une peinture historique de la +manière de voyager chez les grands seigneurs du temps, et comme les +pages les plus vraies de la vie oiseuse, empaquetée, gourmande et +chétive du narrateur: «Nous passâmes hier par Tours, dit-il à son ami +Favart, dans sa première lettre datée de Châtellerault, et du 8 juin +1761, où madame la duchesse de Choiseul reçut tous les honneurs dus à la +gouvernante de la province: nous entrâmes par le mail, qui est planté +d’arbres aussi beaux que ceux du boulevard. Il y eut un maire qui vint +haranguer madame la duchesse: M. Sainfrais, pendant la harangue, s'était +posté précisément derrière; de sorte que son cheval donnait des coups de +tête dans le dos de l’orateur, ce qui coupait les phrases en deux, parce +que l’orateur se retournait; après il reprenait le fil de son discours: +nouveaux coups de tête du cheval, et moi de pâmer de rire. A deux lieues +d’ici, nous avons eu une autre scène: un ecclésiastique a fait arrêter +le carrosse et prononcé un discours pompeux adressé à M. Poissonnier, en +l’appelant mon prince. M. Poissonnier a répondu qu’il était plus, que +tous les princes dépendaient de lui, et qu’il était médecin.--Comment! +vous n'êtes pas M. le prince de Talmont? a dit le prêtre.--Il est mort +depuis deux ans, a répondu madame la duchesse.--Mais qui est donc dans +ce carrosse?--C’est madame la duchesse de Choiseul. Aussitôt il a +commencé par la louer sur l'éducation qu’elle donnait à son fils.--Je +n’en ai point, monsieur.--Ah! vous n’en avez point; j’en suis fâché. +Ensuite il a tiré sa révérence. + +»Adieu, mon bon ami. Nous arriverons à Bordeaux jeudi: je m’attends à me +bourrer comme il faut.» + +Édifiant état du haut et du bas clergé à cette époque! L’abbé de +Voisenon voyage en carrosse pour se bourrer à Bordeaux, et un abbé +affamé harangue à tort et à travers, pour avoir de quoi dîner, les +premiers gentilshommes venus. + +C’est à madame Favart que Voisenon écrit de Bordeaux: «Nous arrivâmes +hier ici à dix heures du soir. M. le maréchal de Richelieu avait passé +la Garonne pour venir au-devant de madame la duchesse de Choiseul. Il la +conduisit dans sa belle frégate bien vernie, bien musquée surtout, et +meublée d’un beau damas cramoisi avec des galons et des crépines d’or. +Cette ville-ci est admirable avant que l’on n’y arrive; tout ce qui +tient à l’extérieur est tout au mieux; mais ce qui m’afflige, c’est +qu’on n’y voit point de sardines à cause de la guerre. Je ne savais pas +que les sardines eussent pris parti contre nous; je m’en vengeai sur +deux ortolans que je mangeai hier à souper, et sur un pâté de perdrix +rouges aux truffes, fait depuis le mois de novembre, à ce que dit M. le +maréchal, et qui était aussi frais, aussi parfumé que s’il avait été +fait la veille.» + +Si l’on s'étonnait de ce qu’un asthmatique mangeât des perdrix et des +truffes, sans être horriblement malade, l'étonnement ne serait pas long. +Le lendemain, Voisenon écrivait à Favart: «Mon ami, j’ai passé une nuit +affreuse; je viens de fumer et de prendre mon kermès. Je ne pourrai voir +aucune rareté de cette ville. Si je suis trois jours de suite à +Cauterets dans cet état-là , vous me reverrez à la fin du mois.» + +On croit que l’abbé va être plus sobre. Dans la même lettre, il ajoute: +«La table, hier à dîner, fut couverte de sardines: j’en mangeai six en +six bouchées; c’est un morceau délicieux; je compte, malgré mon kermès, +en manger autant aujourd’hui avec mes deux ortolans. Nous partons +demain, et mercredi nous arriverons à Cauterets.» + +Ainsi, malade, le 11, d’un monstrueux souper pris le 10; le lendemain +11, il mange enfin des sardines six par six, et encore des ortolans! Le +18, il écrit de Cauterets à Favart: «Je suis arrivé hier en bonne santé; +j’ai mal dormi, parce que la maison où je loge est sur un torrent qui +fait un bruit affreux. Ce pays-ci ressemble à l’enfer comme si on y +était, excepté pourtant que l’on y meurt de froid; mais c’est une +horreur à la glace, comme était la tragédie de _Térée_.» + +Et Voisenon écrit douze jours après, en s’adressant à madame Favart: +«L’oncle de madame la duchesse de Choiseul, qui vous faisait tant de +complimens dans le foyer, est arrivé d’hier: il loge avec moi. Il trouve +déjà que l’on mène une vie triste ici. Je l’ai cependant présenté ce +matin dans la meilleure maison de Cauterets. J’avoue que j’y suis les +trois quarts du jour. Il n’y a point de femmes; mais il y a des choses +dont je fais plus d’usage; en un mot, c’est chez le pâtissier. Il fait +des tartelettes admirables, des petits gâteaux d’une légèreté +singulière, et des petites tourtes composées avec de la crême et de la +farine de millet: on appelle cela des millassons. Je m’en gave toute la +journée; cela fait aigrir mes eaux; cela me rend jaune; mais je me porte +bien.» + +Cette goinfrerie de l’abbé de Voisenon, toujours entre des pâtés et son +tombeau, finit par être curieuse comme une étude. On tient à savoir qui +l’emportera sur lui de l’asthme ou de la pâtisserie. «Mon cher neveu, +continue-t-il d'écrire à Favart, c’est aujourd’hui que j'étouffe, mais +par ma faute. Je dînai si fortement hier que je ne pouvais plus me +remuer en jouant au cavagnole; j'étais si plein, que je disais à tout le +monde: Ne me touchez pas, car je répandrai. Je soupai par +extraordinaire; ma poitrine a sifflé toute la nuit, et j’ai actuellement +dans l’estomac mes six gobelets d’eau, qui disent comme ça qu’ils ne +veulent pas passer; je vais les pousser avec mon chocolat. Cela ne +m’empêche pas de dire cette chanson: + + La sagesse est de bien dîner, + En commençant par le potage; + La sagesse est de bien souper, + En finissant par le fromage. + On est heureux si l’on peut se gaver, + Et si l’on digère on est sage. + +Et plus loin il ajoute: «Je me baigne tous les matins; je ressemble à +une allumette que l’on soufre. Je m’en porte assez bien; cependant j’ai +des ressentimens de mon asthme, dont je ne guérirai jamais.» + +Il était difficile qu’il guérît avec ces malheureux excès de table qui +auraient tué un homme sain et vigoureux. Inutilement vous chercheriez +dans sa correspondance avec Favart et sa femme une seule pensée détachée +des plaisirs de la bouche. On a lu avec quelle estime il cite un +pâtissier établi à Cauterets, fameux par ses tourtes. Son bonheur ne +devait pas s’arrêter là . «Un second pâtissier, s'écrie-t-il, sur ma +réputation, est venu s'établir ici: tous les jours il y a une émulation +et un combat entre ces deux artistes. Je mange et juge: c’est mon +estomac qui en paie les dépens. Je vais au bain et je reviens au four. +Je reviendrai dans le temps des grives; j’en ferai manger à ma petite +nièce (madame Favart). Vous les effaroucherez, et moi je les tuerai. +Nous avons ici des perdreaux rouges que l’on apporte de toutes parts: +ils sont délicieux.» + +Enfin il resta si long-temps aux eaux, où il était allé uniquement pour +se soigner et vivre dans la plus rigoureuse sobriété, que la veille de +son départ de Cauterets il écrivait tristement à madame Favart: «Je suis +tel que vous m’avez vu: quelquefois asthmatique, me traînant toujours et +me livrant trop à ma gourmandise.» Les douleurs qu’il éprouva pendant +son séjour à Baréges, avant son retour définitif à Paris, sont la preuve +du déplorable résultat des eaux minérales sur sa santé. «Je suis, de mon +côté, souffrant comme un malheureux, et je suis actuellement dans une +attaque d’asthme si violente que je ne puis douter que ce ne soit l’air +de ce pays-ci qui me soit aussi contraire que celui de Montrouge. Si je +suis demain aussi mal, je retournerai passer la semaine à Cauterets, et +samedi j’irai à Pau, afin d’y attendre les dames qui y passeront lundi +pour gagner Bayonne. Je suis sûr que je serai dans un cruel état pendant +la route.» + +Tel fut le bienfait qu’obtint l’abbé de Voisenon d’une résidence de +quatre mois aux eaux de Cauterets et de Baréges. Il retournait à +Voisenon infiniment plus malade qu’il ne l'était en partant. La veille +même du jour où il monta en voiture pour rentrer chez lui, où il +voulait, comme il le dit quelque temps après, _se trouver de plain-pied +avec les tombeaux de ses pères_, il se livra à un monstrueux dîner sur +les montagnes de Baréges. Un poète aurait salué la nature d’un adieu +touchant; lui mangea comme un ogre: «Mes porteurs étaient des chèvres +plutôt que des hommes, qui sautaient de rochers en rochers, qui +descendaient dans des endroits si escarpés, que, si je ne m'étais pas +cramponné contre ma chaise, je serais tombé vingt fois dans des abîmes. +Nous arrivâmes à un lac qui a une grande lieue de circonférence: l’eau +en est bleue, vive et claire comme celle de la mer; nous fîmes pêcher +des truites que nous mîmes griller sur-le-champ dans la cabane d’un +Espagnol; elles étaient bien saumonées et d’un goût merveilleux. Nous +avions porté beaucoup de daubes, de rôti froid, des fricassées de poulet +dans des pains, des tartes et des pièces de pâtisserie délicieuses. Je +mangeais à effrayer toute la compagnie; l’air de la montagne m’avait +donné un appétit dévorant: on ne pouvait pas concevoir comment une aussi +mince personne avait un aussi grand estomac. J’espère arriver à Paris le +2 octobre; je compte que nous coucherons à Belleville dès le lendemain.» + +Cette citation est prise de la dernière lettre écrite des eaux par +l’abbé de Voisenon. A Belleville, où il parle de se rendre, était la +petite maison de campagne de Favart, qui y recevait ses amis, le vieux +Crébillon, Boucher et Vanloo. Voisenon y avait sa chambre, comme, du +reste, il en avait une chez tous ses amis. Sa vie s'éparpillait comme +ses petits vers et ses dîners. Cependant l'époque approchait où sa +déplorable santé allait l’obliger à ne plus quitter son château de +Voisenon, habité plus souvent que par lui, jusque là , par son frère et +sa belle-sÅ“ur, excellentes personnes pleines d’indulgence pour ses +mÅ“urs décousues. L’air de la Brie lui rendait parfois des apparences +de santé dont il abusait bien vite. Sans son estomac, qui a une si large +part dans son histoire, il aurait réuni en lui les deux belles qualités +exigées par Fontenelle pour atteindre à une grande longévité: _Un bon +estomac et un mauvais cÅ“ur._ Il n’eut qu’un mauvais cÅ“ur, non +qu’il fût ingrat ou dur; mais il était indifférent au suprême degré, et +c’est là ce qui constitue le mauvais cÅ“ur, selon Fontenelle. On ne +saurait en avoir de meilleures preuves que la lettre suivante écrite par +lui à Favart du château de Voisenon, où il était réinstallé. C’est, du +reste, une des plus jolies pages qu’il ait écrites de sa main si +paresseuse et si peu châtiée. Nous la mettons à côté des plus adorables +facilités de madame de Sévigné, cette divine plume. + +Il s’adresse encore à Favart. + + «Mon cher neveu, + + »Depuis jeudi je m’engraisse d’ennui, et j'éprouve que rien ne rend + plus imbécile que de s’ennuyer. Ma tête ressemble à un terrain + sablonneux où rien ne peut pousser; c’est le jardin de Belleville, + il n’y pousse que des lilas, et c’est ma petite nièce qui est le + lilas, à l’exception qu’elle s’y maintient toujours en fleurs, et + que les lilas de Belleville passent au bout de quinze jours. J’ai + eu la visite de mes moines; il y en avait un très-sourd qui est + mort; mais ceux qui entendent et qui ne comprennent point sont + restés. Je me promène les après-dîners. Il fait un froid excessif; + cependant tout mon bois n’est qu’un tapis de bouquets jaunes et de + violettes. Ils semblent dire à mon neveu: Venez, venez, afin de + nous chanter; et à ma nièce: Venez, venez, afin de nous parer. Vous + êtes de bien mauvaises gens de n'être pas venus passer quelques + jours avec nous. Ma belle-sÅ“ur me charge de vous en faire des + reproches, aussi bien que de votre silence à son égard. Je ne la + vois qu'à dîner. Je rentre à la fin du jour, je prends mon + chocolat, et je suis dans mon lit à neuf heures et demie au plus + tard. J’ai ici un architecte qui fait le mémoire et le plan de tous + les ouvrages de mon église; il en viendra demain un autre pour + attester la vérité de tout ce que celui-ci inventera, et l’on agira + ensuite. + + »J’eus hier un spectacle bien triste, mon bon ami, et qui me fit + pleurer. Nous avons dans le village une Jeannette fort jolie; son + mari est mort avant-hier; je trouvai l’enterrement le soir: la + bière était dans une charrette, et la petite veuve se précipitait + sur son pauvre mari en faisant des cris affreux. Ah! pauvre + Jeannette, disait-elle, pauvre Jeannette! que vas-tu devenir? + Quoi! mon cher homme, tu n’es plus avec ta femme; je ne te verrai + donc plus? Et mes malheureux enfans, qu’en ferai-je? Ah! mon pauvre + cher homme! + + »Je n’ai jamais vu une douleur aussi violente, aussi sincère, aussi + communicative; ce nom de Jeannette rendait, il est vrai, la chose + bien intéressante; tous nos poètes tragiques se feraient péter les + veines avant d'être aussi touchans. Je crois même que le grand + Opéra, malgré ses beaux sentimens, ne l’est pas autant. Votre + lettre m’a bien fait rire, Fumichon; écrivez-moi souvent, etc.» + +Le ton vrai, les lignes abandonnées de cette jolie lettre, contrastent +singulièrement avec la comparaison du grand Opéra et les paroles +insoucieuses de la fin. L’homme est là tout entier, mais l’homme touché, +à son insu et comme malgré lui, du spectacle d’un beau printemps et +d’une douleur déchirante. + +Voyant que les eaux n’amélioraient pas sa santé, si toutefois il avait +jamais eu une santé, l’abbé de Voisenon abandonna les médecins et leurs +ordonnances infructueuses pour chercher ailleurs des remèdes à la +guérison de son asthme de plus en plus fatigant à mesure qu’il +vieillissait. Comme il parlait toujours de son mal, et qu’on lui en +parlait sans cesse pour lui faire la cour, il lui fut dit, un jour, +qu’il existait quelque part dans une mansarde de Paris un abbé +extrêmement savant en chimie occulte, un adepte du grand Albert, le +maître des maîtres dans l’art des empiriques. Comme tous les sorciers, +et comme tous les savans du XVIIIe siècle, cet abbé était dans une +affreuse misère, dans un dénuement de poète. Celui qui avait le secret +des plantes et des minéraux, du feu et de la lumière, de la génération +des êtres, n’avait pas celui de se procurer une soutane et du pain. Il +montait, par les efforts de la magie, jusqu’au dernier cristallin sans +pouvoir se maintenir plus d’un mois dans le même appartement à cause de +son indifférence envers les propriétaires. A cela près, c'était un être +merveilleux, inventant des spécifiques pour guérir toutes les maladies, +et l’asthme par conséquent. On se disait même à voix basse, avec une +espèce d’effroi, car on était très-superstitieux au XVIIIe siècle, +quoiqu’on fût très-athée, que ses spécifiques se réduisaient à un seul: +l’Or Potable. Chacun sait que l’or potable, or froid et liquide comme le +vin, bu à certaine dose, combat toutes les maladies et en triomphe, est +la santé même, la jeunesse perpétuelle, cela va sans dire, et ne serait +pas moins que l’immortalité, si Paracelse, qui avait trouvé aussi l’or +potable dans sa panacée, ne fût mort à trente-trois ou trente-cinq ans. +Voisenon n’eut plus qu’une pensée, celle de voir ce magique abbé, et de +l’attirer à son château. Désir insensé, monstrueux: car le Prométhée +repoussait toute avance. Poursuivi par la faculté, cassé par le tribunal +ecclésiastique, maltraité par la police, qui ne veut jamais qu’on fasse +de l’or, il avait renoncé, dans sa misanthropie sauvage, à soulager +l’humanité aux dépens de son repos et de son salut. Terrible perplexité +de l’asthmatique Voisenon, qui ne se mit pas moins en campagne pour +découvrir le grand médecin. + +Où trouver un sorcier à Paris? à qui s’adresser décemment? à quelle +catégorie de profession? Il y a tant de gens prêts à rire des choses les +plus respectables! Toutes les fois que Voisenon coudoyait, aux Tuileries +ou au Palais-Royal, une soutane en lambeaux, il s’imaginait avoir heurté +son homme. Aussitôt il entrait en conversation, cherchait à lier +connaissance, et il palpitait d’espérance jusqu’au moment où l’erreur se +dévoilait. Il se désolait alors de nouveau, toussait et recommençait le +lendemain ses voyages à la découverte de l’or potable. Il eut un jour +une soudaine illumination. Puisque l’archevêque de Paris a censuré la +conduite de l’abbé que je cherche depuis si long-temps, se dit-il, +l’archevêque doit savoir où il est logé. Comme si les sorciers étaient +logés! Dans la même journée, il parut à la chancellerie de l’archevêché. +Si l’on demandait pourquoi Voisenon ne disait pas aux personnes qu’il +interrogeait le nom de cet introuvable abbé, c’est qu’il ne savait pas +ce nom. Les magiciens ne se font guère connaître que par leurs +Å“uvres. Cependant il allait bientôt le savoir, à sa grande, à son +indescriptible joie. Après quelques recherches faites dans les registres +de la chancellerie épiscopale, on lui apprit que l’abbé, déplorable +sujet à tous les titres, s’appelait Boiviel, et logeait, au moment des +poursuites exercées contre lui, rue de Versailles, au faubourg +Saint-Marceau. Voisenon y était déjà . Quelle rue que la rue de +Versailles! elle est épouvantable aujourd’hui; et pourtant elle s’est +considérablement embellie depuis le dix-huitième siècle. + +Il frappe à tous les chenils: aucun aboiement ne répond au nom de l’abbé +Boiviel. Enfin, à un septième étage au-dessus de la boue, une vieille +femme lui apprit, dans une soupente où l’on parvenait au moyen d’une +échelle de corde, que l’abbé Boiviel avait quitté l’appartement depuis +environ six mois pour aller se loger à Ménilmontant; elle ajouta que ce +délai laissait supposer qu’il avait nécessairement dû changer de +logement cinq ou six fois pendant ces six mois. Contrarié, mais non +découragé, Voisenon descendit de la soupente en réfléchissant sur l'état +de détresse auquel pouvait être réduit un homme qui fait de l’or +potable. + +Un hasard incroyable voulut que l’abbé Boiviel n’eût changé que trois +fois de demeure depuis sa sortie de la soupente de la rue de Versailles. +De Ménilmontant il avait déménagé pour Passy; de Passy il était allé se +loger à la Chapelle, où il résidait. + +Enfin les deux abbés se rencontrèrent; mais à quels ménagemens ne fut +pas obligé d’avoir recours l’abbé seigneur de Voisenon en abordant +l’abbé déguenillé, qui faisait en ce moment son déjeuner sur une chaise. +Il avait trop d’esprit pour ne pas traiter le plus tard possible du +sujet de sa visite. Qu’importaient les lenteurs? il avait là , devant +lui, il tenait le médecin mystérieux, infaillible, le successeur du +grand Albert. + +Boiviel fut encore plus sauvage et hargneux qu’on ne l’avait dépeint à +l’abbé de Voisenon. Il parlait de se présenter à la société des Missions +étrangères, afin d'être chargé d’aller prêcher le christianisme au +Japon, quoiqu’il ne crût pas beaucoup au christianisme. Et moi, je ne +crois pas au Japon, aurait peut-être ajouté l’abbé de Voisenon, s’il eût +eu dans ce moment l’esprit porté à la plaisanterie. Il fut bouleversé en +entendant émettre un pareil projet. Quand il avait enfin trouvé l’abbé +Boiviel, l’abbé Boiviel irait se faire crucifier au Japon! + +Inspiré par la circonstance, cette dixième muse qui vaut les neuf +autres, Voisenon dit à Boiviel qu’il savait toutes les persécutions que +lui avait fait endurer le clergé de Paris pour des causes qu’il voulait +ignorer; il se garda de parler de l’or potable. Touché de tant de +constance dans son malheur, il venait proposer à l’abbé Boiviel +d’habiter son château de Voisenon, où, dans le repos et une vie exempte +de soins matériels, il aurait des loisirs pour méditer et pour écrire. +Sa démarche, hardie en apparence, était excusable, à la juger avec +indulgence: il était heureux, riche, puissant même; ne devait-il pas +l’appui de la confraternité à un membre du clergé moins riche, moins +heureux que lui? L’abbé Boiviel serait comme chez lui à Voisenon; son +indépendance n’en souffrirait pas; quand il serait las d’y séjourner, il +le quitterait pour y revenir toutes les fois que cela lui conviendrait. +Le sanglier se laissa museler; le soir, une bonne voiture conduisait au +château de Voisenon le chimiste, le sorcier, le magicien Boiviel. +J’aurai mon or potable, se disait l’abbé de Voisenon en toussant comme +toujours. + +Installé au château, l’abbé Boiviel se plia à l’existence monacale qu’on +y menait; un aussi bon régime adoucit son caractère et ses mÅ“urs. Il +ne parla plus de s’expatrier au Japon; mais il ne parlait pas non plus +de l’or potable, quoi que Voisenon tentât pour le faire s’expliquer sur +ce point essentiel. Dès qu’il abordait les questions de chimie et +d’alchimie, Boiviel évitait de répondre, ou tombait dans une profonde +taciturnité; et pourtant on avait payé ses dettes, tous ses loyers, tous +ses dîners à _la Croix de Lorraine_, mémorable taverne où mangeaient les +abbés qui avaient quinze sous par messe dite à Saint-Sulpice; on lui +avait acheté plusieurs soutanes, plusieurs paires de bas et beaucoup de +chemises. + +Au bout de trois mois de résidence au château, il était devenu gras, +frais et rose comme il ne l’avait jamais été à aucune époque de sa vie. +Enhardi par l’amitié qu’il avait montrée à son hôte, Voisenon osa dire +un jour à l’abbé Boiviel que tout esprit fort qu’on le croyait dans le +monde, il avait une foi absolue à l’alchimie: il ne niait ni la pierre +philosophale, ni la panacée, ni l’or potable. Boiviel ne put plus +reculer: admettait-il ou n’admettait-il pas l’or potable? Il y croyait! +mais, selon lui, c'était un grand péché d’en composer: Dieu s’en +offensait: c'était, pour ainsi dire, porter atteinte aux décrets de la +création que de changer en eau ce qui avait été créé pour être métal. +Un sorcier à scrupules religieux embarrassait étrangement l’abbé de +Voisenon. Cependant il ne renonça pas à sa conquête de l’or potable: il +attendit encore trois mois; et pendant ces trois mois, nouveaux agrémens +ménagés à Boiviel, qui s’habituait au bonheur avec résignation. + +Traité comme ami, appelé de ce nom, Boiviel autorisa l’abbé de Voisenon +à lui dire, dans un moment d'épanchement, qu’il n’avait plus d’espoir +que dans l’or potable pour guérir de son asthme. Sans ce spécifique +autant au-dessus des autres remèdes que le soleil l’emporte sur le feu, +il n’avait plus qu'à mourir. Boiviel fut ému, ébranlé, et sa conscience +céda à la voix de l’amitié. Seulement il dit à son ami que, pour faire +un peu d’or potable, il fallait beaucoup d’or solide. Le premier essai +coûterait dix mille livres au moins. Voisenon, qui en aurait donné vingt +mille pour ne plus souffrir, consentit au sacrifice, et il remercia son +futur libérateur, qui, dès le lendemain, commença le grand Å“uvre. +Quelle sage lenteur il y apporta! Les jours suivaient les jours, les +mois suivaient les mois! pas de l’or, si ce n’est celui que versait en +pièces de vingt-quatre livres l’abbé de Voisenon. Le jour vint +cependant, les dix mille livres étant épuisées, où Boiviel dit au malade +que l’or potable était en flacon, et qu’il serait bon à boire dans un +mois. + +Ce fut pendant ce mois que l’alchimiste Boiviel prit congé de l’abbé de +Voisenon pour aller voir son vieux père qui habitait la Flandre. Avant +deux mois il serait de retour au château, et il y arriverait à temps +pour constater les heureux effets de l’or liquéfié. Embrassé de son ami, +comblé de présens, sollicité de revenir le plus promptement possible, +Boiviel quitta le château de Voisenon, où il avait vécu près d’un an, et +l’on a vu de quelle manière. + +Après le temps indiqué par Boiviel pour que l’or fût potable, l’abbé de +Voisenon commença son traitement. Il vida le premier flacon, le second, +le troisième, attendant avec une sage patience que le résultat pût se +manifester. On n’apaise pas un asthme en quelques jours, un asthme de +quarante ans au moins. + +Boiviel ne revenait pas: depuis quatre mois il était en Flandre; aux +quatre mois en succédèrent quatre autres: pas de Boiviel. L’année allait +être révolue; les flacons diminuaient: pas de Boiviel. + +Il est inutile de dire que l’abbé Boiviel ne reparut plus, qu’il n'était +pas moins qu’un charlatan et un voleur. Mais ce qui est singulier à +dire, c’est que l’abbé de Voisenon se trouva beaucoup mieux de son +asthme, après avoir bu de l’or potable composé par Boiviel. Et son +regret, à la fin de ses jours, fut de n’avoir pas prévu la mort ou la +disparition, tout aussi pénible, de son alchimiste; il lui aurait fourni +les moyens de composer, en plus grande quantité, de l’or potable. En le +ménageant trop, l’or opérait moins sur ses organes, il ne hâtait pas +assez vite son retour à la santé: raisonnement profond, mais un peu +ébranlé par ce fait que ne connut pas l’abbé de Voisenon, c’est qu’il +mourut de l’asthme. + +Pour se montrer supérieur aux assauts du mal, il feignait souvent de se +croire aussi dispos qu’autrefois, plus dispos même qu’il ne l’avait +jamais été dans sa jeunesse: il quittait alors son fauteuil où il +gémissait de l’asthme; il repoussait les oreillers d’un côté, son bonnet +de coton de l’autre, lançait ses pantoufles loin de lui, et il appelait +à tue-tête ses domestiques. Dans un de ces triomphes menteurs de sa +volonté sur sa chétive organisation, il éveilla un matin, pendant +l’hiver, son valet de chambre. + +--Ma culotte de drap! ma culotte de drap! criait-il. + +--Mais, monsieur l’abbé, y songez-vous? Vous avez été au plus bas hier +au soir, lui objecta timidement son fidèle domestique. + +--C’est possible; hier soir ne me regarde pas: ma culotte de +drap!--donne!--maintenant, mon gilet fourré!--va donc! + +--Mais, monsieur l’abbé, pourquoi quitter votre chambre, votre bon +fauteuil? vous êtes si pâle! + +--Je suis pâle, dis-tu? cela va donc mieux que jamais; j’ai été jaune +comme un coing toute ma vie.--Bien! j’ai mon gilet, ma culotte:--apporte +ma redingote. + +--Votre redingote! que vous ne mettez que pour sortir? + +--C’est aussi pour sortir que je la demande. Tu raisonnes comme un pur +valet de comédie, aujourd’hui; pourquoi ne mettrais-je pas ma redingote +pour sortir? As-tu peur que je ne l’use trop? Voudrais-tu me la voler +plus neuve? + +--J’ai peur que vous ne gagniez un redoublement de toux, si vous ne +gardez pas la chambre. Il fait très-froid ce matin. + +--Ah! il fait froid; eh! mais tant mieux, j’aime le froid. + +--Il neige même beaucoup, monsieur l’abbé. + +--En ce cas, mes grandes bottes polonaises. + +--Vos grandes bottes polonaises? et dans quel but? + +--Probablement ce n’est pas dans le but de faire un poème; car si +Boileau a dit fort sensément que, pour écrire un poème, il fallait du +temps et du goût, il n’a pas ajouté que des bottes fussent nécessaires. +Encore une fois, je veux mes bottes polonaises pour aller à la chasse. +Est-ce assez clair, monsieur Mascarille? + +--A la chasse à la maladie, monsieur l’abbé. + +--Maraud! à la chasse au loup, dans le bois. + +--Allons, vite! mes bottes, et pas de dialogue. + +--Voilà vos bottes, monsieur l’abbé. En vérité, vous n’avez pas de pitié +de votre santé! + +--Aurais-tu aussi des intentions sur mes bottes? Fais-moi la grâce de +m’apporter, valet discoureur, mes gants de daim, mon feutre et mon +fusil. + +--J’y vais, monsieur l’abbé. + +Tandis que le valet cherchait les gants et le chapeau de son maître, +l’abbé ouvrait la croisée et appelait le palefrenier. D’impatience, il +appelait plus fort, sifflait, et jurait même quelquefois. + +--Ah! vous voilà : c’est bien heureux, ma foi! monsieur le palefrenier. +Réunissez mes chiens, détachez-en trois: je pars à l’instant pour la +chasse, et j’emmène avec moi Misapouf, Aménaïde et Zaïre. Laissez +reposer mademoiselle Deschamps, qui s’est foulé la patte l’autre jour, +au ru de Savigny. + +--Je vais les tenir prêts, monsieur l’abbé. + +L’abbé de Voisenon fut bientôt équipé, à l’aide de son valet de chambre, +qui ne cessait de lui répéter: Il fait si froid, qu’on a trouvé des +chiens morts dans leurs chenils, des poissons morts dans les viviers, +des vaches mortes dans l'étable, des oiseaux morts sur les branches, et +même des loups morts de froid dans la forêt. + +--Mon ami, lui répondit l’abbé de Voisenon, tu en as trop dit: tes loups +morts de froid m’empêchent de croire au reste; sur ce, je pars. +Écoute-moi bien: au retour, je veux trouver mes cataplasmes de thériaque +préparés, mon lait d'ânesse convenablement chaud et mes tisanes faites: +recommande cela à l’office. + +--Oui, monsieur l’abbé. Il n’en reviendra pas, c’est sûr, murmurait +encore le valet en empaquetant son maître dans sa redingote et en lui +descendant le plus possible sur les oreilles son bonnet de laine noire, +plissé à petits marteaux comme ces perruques factices que portent les +cochers dans l’hiver. + +Suivi de ses trois chiens, qu’il amusa un instant au milieu de la cour, +en leur sifflant aux oreilles et en les excitant au bruit d’un petit +fouet de poche, l’abbé se lança dans la campagne toute cristallisée et +pailletée de la quantité de neige tombée dans la nuit. Au premier pas +qu’il fit, il tomba: il se releva vite, et arpenta le terrain. Ce devait +être un singulier spectacle que de voir ce vieil homme, noir comme un +cocher des pompes funèbres, aux gants noirs, aux bottes noires, à la +redingote noire, tout noir enfin, piétiner, frétiller, gambader dans la +neige, avec trois chiens aux flancs, et tantôt sifflant à effrayer la +solitude, tantôt allongeant le canon de son fusil dans la direction d’un +vol de corbeaux. + +Il avait fait le tour du village de Voisenon, et il allait se trouver en +pleine campagne, quand il fut arrêté à l’issue d’une ruelle de +chaumières par une femme qui s'écria en l’apercevant: Ah! monseigneur, +car beaucoup de gens l’appelaient monseigneur, c’est le bon Dieu qui +vous envoie! + +--Qu’y a-t-il? s’informa l’abbé; d’où vient cet effroi? pourquoi cette +exclamation? + +--Notre grand-père se meurt, et il ne veut pas mourir sans confession. + +--Cela ne me regarde pas, mon enfant; c’est l’affaire d’un prêtre. + +--Est-ce que vous n'êtes pas prêtre, monseigneur? + +--A peu près, répliqua l’abbé de mauvaise humeur et assez interdit, à +peu près; mais adresse-toi de préférence au prieur du couvent: il entend +mieux cela que moi; tu vois que je chasse. Cours donc au château, sonne +au couvent, sonne fort, et réserve-moi pour une meilleure occasion. + +--Monseigneur, mon grand-père n’a pas le temps d’attendre; il va +passer. Il faut que vous veniez. + +--Je te le répète, répliqua l’abbé, confus en lui-même de son refus, je +suis en train de chasser; la chose est tout-à -fait impossible. + +Il voulut poursuivre son chemin; mais la jeune fille, qui ne comprenait +pas les mauvaises raisons de l’abbé, s’attacha à lui; et, le saisissant +par les basques de sa redingote, elle le força à se détourner. Éveillés +par le bruit de cette conversation matinale, quelques paysans parurent +sur le seuil de leurs portes, d’autres aux croisées; et comme un village +est une grande botte de foin sec qu’une étincelle embrase, les femmes se +réunirent aux maris, les enfans à leurs mères; bientôt toute la +population sortit dans les rues, afin d'être au courant de l'événement +qui causait tant de rumeur. + +Abbé du Jard, seigneur de Voisenon, roi du pays, l’abbé se sentit gagné +par une honte profonde au milieu de la foule qui l’entourait, et qui +murmurait déjà de son refus aussi irréligieux qu’inhumain. + +Il n'était pas inhumain, le pauvre abbé; mais il avait complètement +oublié les formules usitées en pareille occasion, et au fond, comme il +était indifférent et non hypocrite, sa conscience lui reprochait d’aller +absoudre ou condamner un homme, quand il se reconnaissait si peu digne +lui-même de juger les autres au tribunal de la confession. + +Cependant la nécessité l’emporta sur ses justes scrupules, dont il ne +pouvait se servir d’ailleurs comme d’une excuse auprès de ses vassaux; +et, la tête basse, le fusil incliné, il se laissa conduire à la +chaumière où rendait le dernier souffle le vieillard qui tenait à ne pas +mourir sans l’aveu officiel de ses fautes. + +Les habitans s’agenouillèrent devant la porte, tandis que l’abbé s’assit +auprès du moribond, afin de recueillir ses lentes paroles. + +Depuis le malencontreux moment où l’abbé avait été dérangé dans sa +chasse, il avait perdu, car il avait des boutades de peur +superstitieuse, la fière détermination de ne pas se croire malade ce +jour-là . Que de signes de mauvais augure! Il avait trébuché en quittant +le château, il avait vu des nuées de corbeaux, une fille éplorée l’avait +forcé de se rendre auprès d’un pécheur effrayé; maintenant on disait les +prières des agonisans autour de lui, le mourant lui parlait. L’abbé de +Voisenon fut ébranlé; sa témérité croula, il eut froid au cÅ“ur, ses +oreilles furent pleines de tintement, son asthme grogna au fond de sa +poitrine. Je suis mal, se dit-il; j’ai eu tort de sortir. Pourquoi +suis-je sorti? Ses tristes pensées se mêlèrent aux déchiremens aigus de +sa toux; enfin il se pencha sur la tombe ouverte à son côté, il écouta +la confession. + +--Vous êtes né le même jour que moi! s'écria tout-à -coup l’abbé de +Voisenon à la première confidence du pénitent; vous êtes né le même jour +que moi! Et il sembla dérober au malade son jaune cadavéreux. + +Le moribond poursuivit, et nouvelle frayeur de l’abbé. + +--Vous n’avez jamais écouté la messe jusqu’au bout! et moi, se dit +l’abbé de Voisenon, qui n’en ai pas ouï le commencement d’une seule +depuis plus de trente ans! + +Le pénitent ajouta: + +--J’ai commis, monseigneur, le grand péché que vous savez. + +--Le grand péché que je sais! j’en sais tant! s’avoua l’abbé; quel +péché, mon ami? + +--Oui! le grand péché..... quoique marié. + +--Ah! je comprends! mon grand péché, quoique prêtre! + +Un déplorable hasard, si c’est un hasard, car le pareil péché est assez +passé en habitude chez ceux qui ont vécu, faisait que le vassal était +tombé au même piége que le seigneur appelé à le juger à sa dernière +heure. + +Quand la confession fut finie, l’abbé se consulta avec terreur, et, +après quelques combats où toutes les raisons furent déduites, il remit +les péchés, en s’avouant, dans une anxiété profonde, mais traversée de +part en part d’une épigramme, que le moribond, par reconnaissance, +devrait bien lui rendre le même service. + +La cérémonie étant achevée, l’abbé se leva pour partir; les jambes lui +manquèrent: on fut obligé de le porter jusqu’au château, où tout le +monde fut alarmé de son abattement. + +Pendant tout le reste du jour, il ne parla à personne; enseveli au fond +de son silence, il ne desserra les lèvres que pour tousser. La nuit fut +mauvaise; des courans glacés lui traversaient les nerfs, et le moribond +ne s’en allait pas de sa mémoire, qui lui retraçait sans cesse la +confession de cet homme se mourant au même âge que lui et chargé des +mêmes péchés. Au jour, son trouble fut au comble; il commanda à son +valet de chambre de faire venir le médecin et le prieur du couvent: «Et +tout de suite, ajouta-t-il; tout de suite!» + +Comprenant mieux cette fois les volontés de son maître, le domestique +s’empressa d’aller éveiller le prieur, dont le couvent était attenant au +château, et le médecin, qui avait une chambre dans le château même. +C'était un jeune homme choisi par le célèbre Tronchin parmi ses +meilleurs élèves, sur le vÅ“u de l’abbé de Voisenon. + +Pénétrés l’un et l’autre du danger de M. l’abbé, le prieur et le médecin +accourent en hâte au château; M. de Voisenon avait été si malade la +veille! Arriveront-ils à temps? + +Leur zèle est si égal et si prompt, qu’ils arrivent en même temps à la +chambre où M. l’abbé les attendait. + +L’abbé de Voisenon n’attendait plus; il était reparti pour la chasse. + +On touchait au dernier tiers de ce fatal dix-huitième siècle, qui s’en +allait en charpie, ruiné par la débauche, la petite vérole, et aussi par +l'âge; il se faisait hideusement vieux, et sa vieillesse n’inspirait pas +le respect. Vieux roi, vieux ministres, vieux généraux, s’il y avait +encore des généraux, vieux courtisans, vieilles maîtresses, vieux +poètes, vieux musiciens, vieilles danseuses, descendaient brisés +d’ennui, fatigués de mollesse, édentés, fanés et fardés, vers la tombe. +Louis XV accompagnait la marche funèbre; on le conduisait à Saint-Denis +entre deux lignes de cabarets pleins de chanteurs, joyeux de se +débarrasser de ce fléau qu’enlevait un autre fléau: la petite vérole +délivrait de la peste. Crébillon était mort; le fils du grand Racine, +honoré du fameux titre de membre de l’Académie des Inscriptions et +Belles-Lettres, était emporté par une fièvre maligne, et obtenait de la +publicité reconnaissante du temps cet éloge nécrologique aussi bref +qu'éloquent: «M. Racine, dernier du nom, est mort hier d’une fièvre +maligne; il ne faisait plus rien comme homme de lettres; il était abruti +par le vin et par la dévotion.» Douze jours après, Marivaux suivait au +cimetière le fils du grand Racine, abruti par le vin. L’abbé Prévot +mourait d’une dixième attaque d’apoplexie dans la forêt de Chantilly. Au +printemps suivant, l’impudique maîtresse de Louis XV, madame de +Pompadour, descendait à quarante-deux ans dans la tombe, après avoir +exhalé un bon mot en guise de confession: «_Attendez encore un moment_, +monsieur le curé de la Magdelaine, avait dit la moribonde, _nous nous en +irons ensemble_.» Paroles bien édifiantes et dignes de rivaliser avec ce +vaudeville qui courut dans tout Paris au sujet d’une aussi belle mort: + + Il est mort, ce pauvre Soubise; + Sa tente à Rosbach il perdit, + A Versaille il perd sa marquise, + A l’Hôpital il est réduit. + +Et le journaliste ajoute en note: On sait que le prince de Soubise +vivait avec madame de l’Hôpital; le même Soubise duquel le roi se prit à +dire, après la journée de Rosbach, où le prince avait été complètement +_battu_: «Ce pauvre Soubise, il ne lui manque plus que d'être +_content_.» Jaloux aussi de partir de ce monde tout comme les autres, en +laissant un bon mot, Rameau s'écriait avec fureur, à l’oreille de son +confesseur, qui l’ennuyait: _Que diable venez-vous me chanter là , +monsieur le curé? Vous avez la voix fausse_. Et là -dessus, Rameau +mourait d’une fièvre putride: et savez-vous ce qui occupait le public le +lendemain de la mort du plus célèbre musicien de l’Europe, le roi de +l'école française? cette grande nouvelle: «Mademoiselle Miré, de +l’Opéra, plus célèbre courtisane que bonne danseuse, vient d’enterrer +son amant; on a gravé sur son tombeau: + + MI RÉ LA MI LA.» + +Touchante oraison funèbre de Rameau! il n’y avait pas jusqu’au +vaudeville qui ne se mêlât de mourir. Panard, le père du vaudeville, +s'éteignait quelques jours après Rameau, et l’on disait encore avec la +même tendresse nationale: «Les paroles ne peuvent se séparer de +l’accompagnement.» + +Voyez-vous comme les rangs s'éclaircissent, comme les bougies +s'éteignent, comme le bal touche à sa fin? les athées aussi s’en vont, +sans savoir où, seulement après avoir été moins amusans et beaucoup +plus dangereux au monde que ces musiciens, ces poètes et ces +courtisanes. Près de Panard on couche dans la terre Nicolas-Antoine +Boulanger. Encore un malheur qui vient faire tout-à -coup oublier ces +divers malheurs; celui-là vaut la peine qu’on en parle; Molet est +malade: Molet est l’acteur à la mode; il est tant pleuré dans sa +maladie, que Boufflers, presque jaloux de l’intérêt qu’on porte au +favori de la cour et de la ville, le chansonne en ces termes: + + L’animal un peu libertin + Tombe malade un beau matin; + Voilà tout Paris dans la peine: + On crut voir la mort de Turenne; + Ce n'était pourtant que Molet + Ou le singe de Nicolet. + +La maladie de Molet était survenue le 15 du mois de juin; le 23, c’est +mademoiselle Gaussin qui meurt, tant Molet était gravement malade. Et +savez-vous comment finit cette Grâce pâle et fraîche du dix-huitième +siècle, cette rose du Bengale de la tragédie, cette femme charmante, qui +inspira à Voltaire les seuls vers un peu touchans qu’il ait écrits de sa +vie? «Elle avait épousé un danseur nommé Tavolaygo, qui la rouait de +_coups_. Zaïre rouée de coups!» + +Une goutte remontée enlève Helvétius, et Paris ne s’en émeut pas plus +que de la mort simultanée de Duclos. Paris est trop occupé par ces deux +jolis vers, écrits au bas de la statue de Louis XV, récemment +découverte: + + Grotesque monument, infâme piédestal, + Les vertus sont à pied, le vice est à cheval. + +D’ailleurs, une autre nouvelle non moins importante empêche qu’on +s’arrête à la mort des deux philosophes, dont l’un jouissait, comme +athée et comme philosophe, de plus de cent mille livres de revenu. «Un +procès d’une espèce très-singulière doit se juger incessamment à +l’Opéra. Une demoiselle _La Guerre_, fille des chÅ“urs, a été trouvée +dans une loge pendant une répétition. Le président de Meslay, de la +chambre des Comptes, est l’heureux mortel qu’on a surpris; cette affaire +rappelle celle de mademoiselle Petit.» + +«Piron est mort aussi hier, dit le journaliste; et il ajoute: On a dit +qu’il avait mal reçu le curé de Saint-Roch.» Admirable bouffonnerie, que +ces curés qui vont tous et à tour de rôle chez les écrivains du +dix-huitième siècle pour recevoir à la tête une épigramme arrangée +depuis dix ans. + +Enfin, le roi Louis XV meurt après Piron; il fait dire quelques heures +avant sa mort par le cardinal de la Roche-Aymon: «Quoique le roi ne +doive compte de sa conduite qu'à Dieu seul, il est fâché d’avoir causé +du scandale à ses sujets, et il déclare qu’il ne veut vivre désormais +que pour le soutien de la foi et de la religion, et pour le bonheur de +ses peuples.» + +Voilà le bon mot du roi Louis XV; vous l’avez entendu: il aura eu le +sien comme Rameau, comme Piron, comme Helvétius. Ce bon petit roi Louis +XV, qui est fâché d’avoir causé du scandale à ses sujets, et qui, à sa +dernière minute d’existence, ne veut vivre désormais que pour le bonheur +de ses peuples: c’est s’y prendre à temps. + +Au reste, il meurt en mai, et trente-sept jours après, en juillet, +_Monsieur_, frère du roi Louis XVI, envoie à la reine, sa belle-sÅ“ur, +le madrigal suivant: + + Au milieu des chaleurs extrêmes, + Heureux d’amuser vos loisirs, + J’aurai soin près de vous d’amener les zéphyrs: + Les amours y viendront d’eux-mêmes. + +Ceci voulait dire que _Monsieur_, depuis Louis XVIII, ayant cassé un +éventail à la reine, lui en avait envoyé un autre, d’où les vers à la +frangipane; d’où la profonde impression laissée dans tous les cÅ“urs +par la mort du roi Louis XV, dit le Bien-Aimé. + +Et savez-vous ce qui allait survivre de quelques années, de quelques +jours seulement, à tous ces cadavres, à ces marquis qui avaient du moins +été jeunes et beaux, à ces comtesses qui, du moins aussi, avaient eu +l’esprit de leur libertinage, à ces poètes peu profonds, mais animés +dans leur temps d’une verve enivrante? C'était Marmontel, ce fat qui +croyait qu’on faisait une nouvelle aussi facilement qu’une tragédie; +c'était Thomas, qui s’imaginait avoir l'éloquence de Bossuet parce qu’il +parlait dans un tonneau vide; c'était Chabanon, homme dont il n’y a rien +à dire, pas même un peu de mal; c'était Dorat, papillon de plomb; +c'était Barthe, Marseillais sans chaleur, la pire des pires choses; +c'était de La Harpe; c'étaient M. de Chamfort, M. François de +Neufchâteau; tous fades oignons des folles tulipes flétries du +dix-huitième siècle. + +Enfin le tour de l’abbé de Voisenon était venu. Spirituel jusqu'à sa +dernière heure, lorsqu’on lui porta le cercueil de plomb dont il avait +lui-même indiqué la forme et les dimensions, il dit à un de ses +domestiques: «Voilà une redingote que tu ne seras pas tenté de me +voler.» + +Il mourut le 22 novembre 1775, âgé de soixante-huit ans. + +L’unité de nos travaux a voulu que nous ayons tracé, presque à notre +insu, la décadence des grands principes sociaux, en écrivant cette +première partie de l’histoire des maisons seigneuriales de la France: +ainsi, nous avons montré Écouen servant de tombe au despotisme du moyen +âge, dans la personne du plus grand des Montmorency, et au despotisme +impérial avec Napoléon. Chantilly, avec ses fêtes données à Louis XIV, +Louis XV, au Czar; Chantilly, où Bossuet fit de la prose, Racine des +vers, Vauban des plans de fortifications; Chantilly, type de +l’aristocratie réduite à son essence la plus intelligente, passe +aujourd’hui tout entier sous les couches de fumée de l’industrie. Vaux, +cette superbe arrogance, ce monument caractéristique de l'élévation des +ministres prodigues, est aujourd’hui une mare à grenouilles, et la +propriété d’un duc qui sait à peine que son château appartint à Fouquet, +et que Fouquet fut un surintendant des finances: destruction, oubli +biblique partout. Brunoy, cette orgie, et Voisenon, cette impiété, +disent bien haut les fautes et les vices de la noblesse et du clergé, +quelques minutes avant l’heure où il y allait ne plus avoir ni clergé ni +noblesse. + + + + +PETIT-BOURG. + + +On mettait autrefois douze heures avec le coche pour remonter la Seine +jusqu'à Petit-Bourg. Une journée entière pour faire huit lieues. + +Aujourd’hui quatorze bateaux à vapeur, luttant de vitesse, +accomplissent, en cinq fois moins de temps, le trajet si péniblement +fait par les coches. Sans ridiculiser le passé, car un jour nous serons +passé, et bientôt peut-être, on doit se féliciter de vivre à une époque +comparativement meilleure, où l’on a la faculté de satisfaire si vite +son désir de voir les champs et de respirer loin du bruit de Paris. +Viennent les chemins de fer sur la ligne déjà tracée de Paris à +Orléans, et vingt minutes suffiront pour passer du pont de la Cité au +pont de Ris, construit par M. Aguado. + +Souhaitons cependant que les chemins de fer ne rendent pas la Seine à +son ancienne solitude, en la privant de ses bateaux à vapeur, flottille +enchantée qui fait du fleuve royal un lac italien pendant les chaudes +journées d’automne, quand il est sillonné par _l’Aigle, le Louqsor, le +Parisien, la Ville de Corbeil, la Ville de Montereau, la Ville de Sens_. +J’ai dit les noms des principaux bateaux dont les flancs dorés, pavoisés +de tentures, baignés de la folle écume de l’eau, portent chaque jour, +mais particulièrement le samedi, des colonies de voyageurs et des +centaines de familles, heureuses de cette navigation de quelques heures. +Aux riches propriétaires riverains la chambre aux frêles colonnettes, le +divan en velours rouge et les stores transparens; à la bourgeoisie de la +campagne, aux fermiers, aux nourrices, aux vignerons, la chambre de la +proue, sans stores, sans divan, sans colonnettes, mais bruyante, +causeuse, à demi dans l’eau, à demi dans le vin. Partout l'éternelle +démarcation du rang et de la foule, de la qualité et de la quantité. La +vitesse seule égalise les conditions; riches et pauvres arrivent +ensemble; vérité qui serait excessivement naïve à exprimer, si l’on ne +se hâtait d’ajouter que les passagers de la chambre d’honneur emploient +tous les moyens connus de distraction pour tuer le temps et l’espace, +journaux, allées et venues sur le pont, lectures de livres nouveaux, +tandis que les voyageurs de la proue s’ennuient si peu pendant la +traversée, qu’il faut avoir recours au bruit de la cloche, à la voix des +matelots et à vingt appels divers, pour les avertir du terme de leur +course. + +La navigation par la vapeur sur la haute Seine a fait des progrès +considérables depuis quelques années. Il y a huit ans, si ma mémoire ne +me trompe, qu’un seul bateau fonctionnait de Paris à Montereau. Et comme +il était mal tenu! quel loup de mer! ou quel loup tout simplement que le +capitaine! quelle lenteur pour remonter! point de tente pour garantir du +soleil! point de restaurant! une mauvaise cuisine de pirate clouée comme +une aile de vautour entre la roue du bateau et le fleuve. On appelait +cela un progrès, cependant: le coche a dû être un progrès aussi. + +Je ne prévois pas les riches modifications que l’avenir réserve à +l’invention des bateaux à vapeur; mais combien ils sont différens déjà +de ceux dont nous venons de tracer le modèle exact! Superbes et déliés à +l’extérieur, ayant des harpes ou des lions dorés à la proue, ils +opposent aux pieds délicats des voyageurs un pont fait de planches +élastiques, constamment ciré par la brosse du _ship-boy_. Un cordon de +soie descend le long des marches d’acajou, et accompagne la main jusqu'à +la dernière marche, qui pose sur le parquet du salon. Si l’air frais du +fleuve, si la vue de la campagne a éveillé votre appétit, sonnez, +appelez; à bord du bateau il y a des garçons, des servantes, des chefs +de cuisine et même une cuisine. Promenez votre imagination depuis la +simple tasse de café jusqu’au poulet rôti, depuis le verre d’eau sucrée +jusqu’au verre de Champagne, et faites un choix: il ne sera pas +hypothétique comme dans la plupart des restaurans de la grande ville qui +décroît à l’horizon. + +Il est moins hors de propos qu’on ne suppose peut-être de parler ici +avec étendue de la facilité de la navigation sur la Seine. Comment +méconnaître la valeur plus grande qu’elle a donnée aux propriétés semées +au bord du fleuve ou près du fleuve sur une étendue de plus de quarante +lieues? Que d’endroits où les voitures publiques n’allaient pas, tant +ils sont loin des grandes lignes! Que de propriétés vendues, délaissées +à cause de la difficulté d’entretenir un équipage pour s’y rendre! Avant +l'établissement des bateaux à vapeur, les maisons de campagne placées +dans ces conditions onéreuses étaient, à justement parler, dans +d’autres provinces. D’ailleurs, grâce à eux, la campagne est maintenant +à tout le monde. Que de bourgeois s’embarquent le samedi sur le bateau à +vapeur, avec leurs chiens, qui sont en général peu de chasse, leur +fusil, leur gibecière, et s’en vont devant eux à dix ou douze lieues de +leur quartier! Demandez-leur s’ils ont une campagne à Choisy-le-Roi, à +Villeneuve-Saint-Georges ou à Fontainebleau, ils vous répondront: «Je ne +pense pas, mais j’essaierai.» + +Le chien de chasse est le fléau des bateaux à vapeur. On a beaucoup trop +médit du perroquet. J’ai rencontré des perroquets en voyage; en général, +la peur les rend sérieux et méditatifs. Mais le chien de chasse +(puisqu’on prétend que le chien chasse) n’est jamais en repos, et il est +partout. Chaque barque qui amène ses passagers a ses chiens, crottés +jusqu’au museau, et tous valant cent louis. Ce chien hideux dont +l'Å“il est sanglant et le poil sale, cent louis! ce chien dont +l’affreuse queue s’enroule à l’extrémité d’un corps fluet et +transparent, cent louis! cette chienne dont les mamelles mouillées vous +souillent la chaussure, respectez-la; cent louis! Il faudrait prier Dieu +de nous délivrer des chiens, si les chasseurs n’existaient pas. Je me +suis toujours demandé si le chasseur était dans l’arche. En tout cas, +Dieu fit très-bien de ne pas lui donner une femelle. + +Reportons-nous maintenant par la pensée vers ces temps où tous les +riches seigneurs de la cour habitaient une partie de l’année leurs +châteaux. Quel embarras pour eux de traîner leur nombreuse domesticité à +leur suite! Que de difficultés! que de lenteurs! Aujourd’hui, tandis que +les maîtres courent en calèche sur le pavé de la grande route, les +domestiques sont transportés avec tout le matériel de la maison sur les +bateaux à vapeur. Et le jour n’est pas éloigné où chaque commune aura à +sa disposition un steamer destiné à elle seule, à sa population. Comme +on a un équipage, on aura peut-être sur la Seine son service par eau, +conduit par la vapeur. L’habitude et les progrès de cette navigation +rendront faciles les manÅ“uvres, qui sont, du reste, à la portée de +l’intelligence la plus commune et de la prudence la plus ordinaire. + +Nous ne dirons pas les surprises pittoresques étalées aux regards depuis +le pont d’Austerlitz, depuis le Jardin des Plantes, jusqu’au terme du +voyage que font tous les jours les bateaux de la haute Seine; nous +usurperions les droits des itinéraires. Les parties fuyantes de cette +navigation, dont on ne se lasse pas, varient d’aspect à chaque +demi-lieue sur la rive gauche. Après les villages à demi submergés dans +la vapeur qui s'étend entre la route de Fontainebleau et la Seine, +Gentilly, Ivry, Bicêtre plus loin, viennent les prés, les carrières, +les oseraies pâles et échevelées; mais déjà Charenton lève la tête, et +regarde Choisy-le-Roi, ruche laborieuse qui se révèle au loin par une +odeur d’industrie. Autrefois Choisy-le-Roi ne pétrissait que des +assiettes; maintenant on y fabrique des tuiles, du maroquin, du sucre, +et ce que je préfère au sucre, au maroquin et aux tuiles, des verrières +d’un admirable éclat. Ne maudissez pas cette fumée dont les bouffées ont +obscurci un instant le paysage: elle sort d’un four dont le sable +torréfié, réduit en lames transparentes, va devenir une peinture fragile +qui s’encadrera dans la rosace d’une cathédrale. Tout ce qui est beau +sort du feu et de la fumée, la pensée, la victoire, toute fertilité et +toute splendeur. Madame de Pompadour avait son château de folie et +d’amour au bord de l’eau. A la place du château, il y a, de nos jours, +des bateaux de blanchisseuses. C’est moins poétique; mais, au temps de +madame de Pompadour, Choisy-le-Roi était une seigneurie, maintenant +c’est une commune. Qu’a gagné Choisy-le-Roi au changement? un pont. + +Si vous êtes assez heureux pour n’avoir pas de chiens à surveiller sur +le pont du bateau à vapeur, regardez, et ne pensez pas. A quoi penser +devant cet horizon d’arbres qui ondulent, devant ce lac de verdure qui +roule, moutonne, et va se briser en écume au pied de ce château perdu au +fond de la perspective? Il faut cependant penser à quelqu’un. C’est à +l’aveugle du bateau à vapeur: chaque bateau a son aveugle qui joue du +violon, assis entre sa fille et son chien. Ce chien-là ne vaut pas cent +louis; aussi je le préfère à tous les autres, et je dirais volontiers de +lui ce que Louis XIV disait d’un officier dont la laideur était raillée +à haute voix en sa présence par la duchesse de Bourgogne: «Madame, je le +trouve, moi, le plus bel homme de mon royaume, car c’est un de mes plus +braves soldats.» Je trouve que le chien de l’aveugle est le plus beau +des chiens, car il est le plus utile. + +Or l’aveugle du bateau à vapeur fait penser; car il ne voit rien, et il +chante; pour nous les lueurs changeantes du ciel, les accidens de +paysage; pour nous enfin le ciel, la terre et l’eau; pour lui rien: +l’obscurité; il chante pourtant. Vous allez quelque part où vous êtes +attendu, vous, par une sÅ“ur, par une amie, par un souvenir; vous +descendrez sur quelque point de la rive; lui n’est attendu par personne, +et il ne va nulle part; il ignore s’il monte ou s’il descend: il chante +pourtant! J’en connais un qui, depuis dix ans, vit de cette manière. +J’ai peut-être encore dix ans à l’entendre jouer du violon. Il n’est +qu’une récompense possible à ce brave homme quand il sera dans le ciel: +c’est d’y jouer du violon comme Artot. + +A Ville-Neuve-Saint-George, le bateau se désemplit s’il remonte le +fleuve, ou il double sa cargaison s’il le descend. C’est le point où +aboutissent les principaux embranchemens de chemins qui mènent aux +campagnes louées par les artistes. L’Opéra, l’Opéra-Comique, le +Conservatoire, peuplent de célébrités Hyères, Brunoy, Valenton, +Gros-Bois et toutes les extrémités de la forêt de Sénart. La plupart ont +des chapeaux gris, des croix d’honneur, et, il faut le dire aussi, des +chiens de chasse. A quelle chasse peut se livrer une flûte de l’Opéra? + +Encore quelques riches morceaux de paysage, et vous découvrirez un pont +d’une légèreté surprenante entre le ciel et l’eau. C’est le pont Aguado; +le pont bien nommé, car c’est M. Aguado qui l’a fait construire: il a +versé sept cent mille francs dans la Seine, qui ne les lui rendra +jamais. On payait autrefois un sou pour passer sur ce pont. On assure +que madame Aguado se plaignait un jour d'être obligée de faire arrêter +sa voiture pour acquitter comme les autres son droit de péage. «Il n’y a +qu’un remède à cet inconvénient, répondit M. Aguado: personne ne paiera +plus rien pour passer sur le pont;» et le droit de péage fut aboli. + +Avant M. Aguado, il n’y avait pas de pont entre Choisy-le-Roi et +Corbeil, c’est-à -dire sur une étendue de neuf lieues. Il a fallu qu’un +banquier espagnol vînt en France pour que cet oubli du gouvernement fût +réparé. Je ne sais si M. Aguado est Français maintenant. En tout cas, +voilà une belle lettre de naturalisation d’une seule arche. + +Il est peu de châteaux en France dont la position soit aussi avantageuse +que celle de Petit-Bourg. Bâti sur une crête entre la route de +Fontainebleau et la Seine, il domine ce fleuve et un vaste horizon de +campagnes. Son parc et ses pièces de gazon lui font un manteau jusqu'à +la rive; et l'été, rien n’est comparable à ce développement rapide, à +cette cascade de verdure riante et de verdure majestueuse. Par deux +toiles de Raguenet, peintes dans la manière de Vander Meulen et placées +l’une à la naissance de l’escalier de droite, l’autre au commencement de +l’escalier de gauche, on peut comparer l'état du château actuel avec la +physionomie du château aux siècles passés. Les changemens extérieurs +sont peu notables. Sous le duc d’Antin et quelques-uns de ses +successeurs, on ne voyait le château, du bas de la Seine, que par une +seule et large coupure dans le parc, place couverte alors comme +aujourd’hui par une belle pièce de gazon. M. Aguado a créé deux autres +points de vue en étoile, en sacrifiant, avec un discernement exquis, +quelques massifs d’arbres dont la perte se trouve richement compensée. +Grâce à cette disposition, le château s’aperçoit toujours, à quelque +endroit qu’on soit sur le fleuve; aucun angle ne le dérobe. La propriété +y a sans doute gagné; je crois cependant que les voyageurs curieux, +doucement portés par le bateau à vapeur de Paris à Montereau, ont encore +gagné davantage à cette heureuse modification. C’est un quart d’heure de +plus donné à l’appétit de leur curiosité. Les autres changemens, et il +en est un très-grand nombre, portent sur des détails: détails infinis, +coûteux à l’excès, mais perdus dans l’ensemble, et ne figurant avec +importance que sur les mémoires des architectes et des jardiniers. Ce +sont des riens permis seulement à un millionnaire. + +Le château de Petit-Bourg emprunte une majesté très-grande de sa +situation. Son piédestal fait sa royauté, car il est petit en réalité, +excessivement petit. A le voir du plan abaissé de la Seine, à +l’extrémité radieuse de sa pièce de gazon, à la crête du parc, il paraît +aussi étendu que le château de Vaux. Vaux cependant l’enfermerait tout +entier dans l’un de ses pavillons. Il en est de même du parc, riche +d’une apparence trompeuse, tout en développement et en surface. C’est un +décor comme le château. Nous n’en dirons pas autant de la superbe allée +de marroniers qui s'étend de la route de Fontainebleau à la grille: elle +est magnifique, royale. La préface écrase le livre. + + * * * * * + +Nous aurions désiré une teinte plus sérieuse, plus historique, à la +façade du château; elle est trop jolie pour son âge. Le rose plaît aux +yeux et à l’imagination; mais quand on a deux cents ans, le rose est du +fard, et le vert de la coquetterie. Nous ne tairons pas que Petit-Bourg +offre quarante croisées vertes sur un badigeon rose. Pourquoi la figure +d’un château, comme celle d’un écusson de famille, n’arriverait-elle pas +avec intégrité jusqu’au dernier jour de sa durée? + + * * * * * + +Une belle cour pavée en petits cailloux sombres s’encadre devant le +perron au bout de la longue allée de marroniers dont nous avons déjà +parlé. Nous n’avons pas eu le loisir de constater le mérite des bustes +en marbre placés de distance en distance sur le parapet de cette cour +d’honneur. Le corridor, qui prend d’ordinaire le nom de salle des gardes +dans la distribution des châteaux, nous a paru sans valeur à +Petit-Bourg. Il conduit à la salle à manger, dallée, comme la +précédente, en carreaux de marbre noir et blanc. C’est la plus belle +pièce, à notre avis; elle est carrée, spacieuse et d’une suffisante +élévation. Nous insisterions patiemment et avec notre exactitude +habituelle sur le luxe de ce salon, si les meubles, ainsi que dans +beaucoup de demeures seigneuriales, se recommandaient au regard par des +souvenirs historiques. Que n’y avons-nous trouvé un vieux fauteuil à +bras de madame de Montespan, ou une table de jeu usée par les coudes de +son fils! nous ne l’aurions pas passée sous silence. A force de +précision dans le style, nous aurions peut-être classé ces deux objets +dans la mémoire du lecteur. Doit-on, quand la description est privée de +ces ressources, porter une attention équivalente sur des meubles +modernes, pour riches qu’ils soient, et les élever, malgré la mobilité +de mille déplacemens possibles, à la hauteur d’une mention particulière? +Dans les jours d’instabilité où nous vivons, le magnifique maître du +Petit-Bourg actuel transportera, si le caprice l’entraîne, ses goûts de +châtelain dans le Berry ou ailleurs, et les précieux tableaux attachés +aux murs de son château seront remplacés, sous un nouveau propriétaire, +par des fusils de chasse ou des instrumens de pêche; révolutions peu à +craindre autrefois, quand le seigneur et la seigneurie ne se séparaient +jamais. + +Toutefois le rare mérite des tableaux qui sont à Petit-Bourg commande +une indication à la plume du narrateur; des chefs-d'Å“uvre méritent +une exception, n’en déplaise à ces temps-ci. + +Une partie de la seigneurie d'Évry et Petit-Bourg appartenaient, au +quinzième siècle, à Pierre Longueil, conseiller au parlement de Paris. +La terre de Grand-Bourg dépendait aussi de ses domaines. André Courtin, +chanoine de Paris, devint ensuite acquéreur de la seigneurie entière, où +il fit bâtir une belle maison de plaisance et, en outre, une chapelle +dédiée à saint André, à condition que le chapelain tiendrait les écoles +et serait à la nomination du seigneur. Après la mort de l’abbé Courtin, +l’archevêque de Paris devint propriétaire de Petit-Bourg, qu’il +échangea, le 29 août 1639, avec M. Galland, greffier du conseil, contre +une maison située rue Bourg-l’Abbé, à Paris. + +Quelle que soit la sécheresse de ces documens, d’ailleurs restreints par +nous à leur plus simple utilité, il est impossible de les négliger, sous +le prétexte qu’ils n’ont pas l’intérêt de la curiosité. Nous n’avons pas +pris l’engagement de couronner de roses la chronologie, et, comme +Benserade, de mettre l’histoire des châteaux de France en madrigaux. + +Homme riche, homme de goût, M. Galland agrandit les jardins, les orna de +statues; il ne cessa qu'à sa mort d’embellir la propriété, qui passa +alors (1646) à l’abbé de Saint-Benoît, Louis Barbier, plus connu sous le +nom de l’abbé de la Rivière, et par son titre de favori du duc +d’Orléans, frère de Louis XIII. + +Cette généalogie des seigneurs de Petit-Bourg, faite aussi sommairement +que possible, va nous conduire, d’un pas mieux assuré, à l’historique de +chacun des divers possesseurs; elle nous permet même, une fois tracée, +de reléguer dans le silence ceux d’entre eux dont la trop faible +importance ne mérite aucune mention. L’histoire doit être polie quand il +ne lui est pas permis d'être généreuse. + +De l’abbé de la Rivière, mort évêque de Langres, Petit-Bourg passa, en +1695, à Athénaïs de Rochechouart, mariée au marquis de Montespan, plus +tard maîtresse de Louis XIV. + +Il nous est permis de suspendre ici l’indispensable énumération des +possesseurs de Petit-Bourg, pour nous avancer sur le terrain, moins +aride, des faits dont ce château évoque les souvenirs. + +Sous Louis XIV, le château de Petit-Bourg appartenait au duc d’Antin, +fils légitime de madame de Montespan. C'était le joueur le plus acharné +du royaume, à une époque cependant où le jeu avait ses héros et ses +grands capitaines. Pour éteindre en lui cette dévorante passion, sa +mère, tout entière alors aux regrets d’une conduite enregistrée par +l’histoire, s’engagea à augmenter de douze mille livres les rentes +annuelles dont il jouissait. La condition fut qu’il ne jouerait plus de +sa vie. Comme pour mieux le retenir dans les liens de cet engagement, +madame de Montespan courut en faire la confidence au roi, qui parut fort +étonné de l’intérêt qu’on lui supposait à ce que le duc d’Antin jouât ou +ne jouât plus. D’ailleurs d’Antin joua toujours, il joua même davantage, +ayant à sa disposition douze mille livres de plus. + +Quand M. de Montespan, son père, fut mort, il eut le triste courage de +demander au roi, l’amant public de sa mère, de le nommer duc d'Épernon. +Ses frères adultérins, les fils de sa mère et de Louis XIV, +l’appuyaient; mais madame de Maintenon, infatigable ennemie des +Montespan, fit prévaloir sa haine, et le duc d’Antin ne fut pas de cette +fois encore nommé duc d'Épernon. En attendant ce beau titre, il continua +à jouer tout l’argent que sa mère, en manière d’expiation, lui envoyait +pour le détourner de sa ruineuse passion. + +Mais, quelques années plus tard, devait finir comme avaient fini toutes +les maîtresses de Louis XIV, dans les convulsions du mal et les plus +affreux remords, la belle, l’ironique, la blanche, la spirituelle, la +superbe madame de Montespan; car Louis XIV, par une fatalité attachée à +ses amours, a déshonoré, avili, tué toutes les femmes qui ont brillé +dans son sérail, comme si après lui elles ne pouvaient plus entrer que +dans un couvent ou dans un cercueil. + +Quelle existence royale et morne que celle de madame de Montespan! Comme +elle prévoit cette passion dont elle est menacée, et dont elle doit +mourir! Elle se cache en vain dans les bras de son mari; elle baisse la +tête, elle ferme les yeux, tout est inutile. Le roi l’a vue, le roi l’a +trouvée belle; elle sera la maîtresse du roi, quoiqu’elle aime, +quoiqu’elle vénère son mari. Elle dit à son mari de prendre garde, de +veiller sur elle, de la défendre, d’aller l’enfouir au fond d’un château +dans leurs terres de la Guyenne. Comme on demande pardon d’avoir commis +une faute, elle demande avec supplications qu’on ne lui laisse pas +commettre la grande faute d'être aimée du roi et peut-être de l’aimer. +Il fallait être un mari bien froid, bien présomptueux, ou bien aveuglé +par l’amour, pour ne pas céder à tant de prières sensées. M. de +Montespan aimait beaucoup sa femme; et voilà pourquoi, étrange +conséquence! il fut sourd à ses avertissemens si tendrement, si +énergiquement donnés. Aussi la postérité, qui a eu des pitiés +vengeresses pour des malheurs semblables, a laissé ce mari imbécile dans +le néant, et le nom de Montespan ne réveille autre chose que le nom +d’une courtisane intelligente et belle, dont on ne connaît pas plus le +mari que le coiffeur. + +Enfin elle fut la maîtresse de Louis XIV, et elle le fut assez +long-temps pour s’en souvenir toujours et mourir, malgré ses pénitences, +de la douleur de ne plus l'être. Sa royauté, il faut le dire, était +encore plus enviable et plus extraordinaire que celle de Louis XIV, né +roi parce que son père avait été roi, son grand-père roi. La royauté de +madame de Montespan lui venait de ses charmes, de ses yeux où se +peignait tout l’esprit de ses pensées, de sa beauté enfin, distinguée, +choisie parmi les plus rares. Les questions de moralité écartées, rien +n’est comparable à la destinée d’une maîtresse de Louis XIV, le plus +galant des hommes quand il n’en était pas le plus indifférent, le plus +égoïste. Tout cédait le pas à ses maîtresses. Avant ses fils, avant ses +bâtards, avant lui-même, il mettait madame de Montespan, comme il avait +mis auparavant mademoiselle de La Vallière, comme il devait mettre plus +tard madame de Maintenon. Madame de Montespan assistait au conseil des +ministres, suivait le roi à la chasse, ou plutôt était suivie du roi, +qui ne lui parlait jamais que chapeau bas à la portière, la glace à demi +soulevée. + +Un jour cependant il lui fallut quitter les Tuileries, Versailles, +Marly, les brillans carrousels où elle était toujours remarquée; il +fallut faire ses adieux à la grandeur et à la puissance sous toutes ses +formes, éprouver tout ce qu’il y a d’affreux et d’amer dans le triomphe +de ses ennemis, et tout ce qu’il y a d’amer et d’affreux dans +l’indifférence de ses amis. Elle qui avait répandu tant d'étincelles +ingénieuses sur le fond si sombre et si grave de la cour, elle qui avait +prêté tant d’esprit à Louis XIV, elle qui était, après tout, la mère de +quatre enfans dont il était le père, vit un jour entrer Bossuet, qui lui +signifia l’intention du roi. L’intermédiaire était bien choisi. Celui +qui faisait l’oraison funèbre de toutes les puissances mortes était de +droit appelé à prononcer la déchéance de la maîtresse de Louis XIV, qui +ne savait s’adresser qu’aux prêtres dans les occasions équivoques de sa +vie. On ne sait pas au juste de quelle raison se servit M. de Meaux pour +annoncer à madame de Montespan sa disgrâce; mais elle demeura convaincue +que le roi la quittait, non pas parce qu’elle était moins jolie et moins +séduisante, mais parce que le roi avait été tout-à -coup saisi de la peur +du diable, terreur dont il éprouvait des accès par intermittence. +Redouter le diable au point de rompre avec une femme adorée, avec madame +de Montespan, pour se livrer immédiatement à une autre femme, à madame +de Maintenon, c'était peut-être avoir raison contre la première, au +point de vue religieux; mais, dans tous les cas, c'était dire tacitement +à la seconde qu’on se donnait à elle par respect pour le diable. +Toutefois il faut admirer le diable, qui se sert de l’organe d’un +confesseur pour engager un roi à se défaire d’une maîtresse, et pour que +ce roi se jette dans les bras d’une autre maîtresse moins belle et moins +aimable. Les diables ne font pas les choses à demi. + +Chassée de la cour, des carrosses du roi, de sa pensée et de son +cÅ“ur, madame de Montespan alla où allaient alors toutes les +courtisanes en disgrâce, tous les favoris usés, toutes les maîtresses +flétries, épées rouillées, fleurs de la veille; elle se retira au +couvent. Cette reine dépossédée avait prévu de si loin sa chute sans +oser y croire, qu’elle avait fait bâtir de ses épargnes la communauté où +elle se retira le voile au front, le dépit aux lèvres et une colère +pleine d’espérance dans le cÅ“ur. Pendant de longues années elle +invoque en vain dans ses courses inquiètes le baume de la religion. On +n’oublie pas si vite qu’on a été la maîtresse d’un roi de France, +surtout lorsqu’on est encore belle! Quel amour console de cet amour +perdu? Des hauteurs de Petit-Bourg, à travers ces bois qu’elle +parcourait sans cesse, elle cherchait Paris, la ville où elle avait +régné. Ceux qui, par une douce soirée d'été, passent en chantant sur le +bateau à vapeur aux flancs de cette admirable propriété, ne savent pas +toutes les larmes qui ont été répandues dans cet espace par une femme +blessée du mépris d’un roi. On la voyait fuir comme une ombre désolée le +soir derrière les arbres de son parc, ou descendre à pas rapides +jusqu’aux bords de la Seine, dont les ondes chargées de ses regrets et +de ses murmures devaient les porter jusqu’aux pieds du palais de son +infidèle amant. + +Bonne, même avant d'être malheureuse, elle chercha dans son exil à se +distraire par des Å“uvres de bienfaisance. Son goût était de marier +les jeunes gens qui l’approchaient; elle dotait les jeunes filles, leur +achetait le trousseau, promettait son appui aux nouveaux ménages. Mais +elle disait toujours à la mariée, et bien bas, en présidant à ces +unions: «Mon enfant, n’aimez jamais un roi.» + +Fatiguée de ne rencontrer le repos nulle part, elle se renferma pour +toujours à sa communauté de Saint-Joseph; et le père de Latour, célèbre +oratorien, devint son directeur de conscience. La piété lumineuse des +prêtres de cet ordre est restée dans la mémoire de ceux qui savent le +passé de nos mÅ“urs. Quelle patience héroïque! quelle persuasion +soutenue! quelle science universelle, éloquente et familière à la fois, +quelle simplicité et quelle subtilité de pensées ne leur fallait-il pas +pour voir clair, pour marcher dans ces consciences qui venaient à eux, +ou gonflées de venin, ou malades, ou découragées, exaltées ou détendues, +demandant de la religion comme la soif demande de l’eau? Comment la leur +présenter pour qu’ils ne la rejetassent pas? Une lente et pieuse +obsession obtint d’elle qu’elle ne penserait plus à retourner à la cour +ni à se venger de ses ennemis. Une femme ne pas se venger d’une femme +qui l’a fait descendre du premier trône du monde! Elle promit, elle tint +parole. Elle fit plus, elle écrivit à son mari qu’elle irait vivre +auprès de lui, s’il consentait à lui pardonner et à la recevoir. Son +humiliation n’eut pas son prix: M. de Montespan continua à la mépriser, +et il mourut avec son mépris pour elle. Elle remercia Dieu et travailla +assidument pour les pauvres à des ouvrages grossiers; elle cousait des +chemises de forte toile, n’interrompant sa tâche que pour prier ou +soutenir son corps par des mets d’une austère frugalité. Ses jarretières +et sa ceinture étaient armées de pointes de fer qui la perçaient à +chacun de ses mouvemens. Elle dompta même sa langue ou plutôt son +esprit, ce dard superbe, flexible et vivant, avec lequel elle +transperçait autrefois les réputations de la cour, et les blessait pour +long-temps quand elle ne les tuait pas. La railleuse, la moqueuse +impératrice se fit simple et indulgente femme, comme si elle n’avait +jamais eu ni esprit ni malice; comme si elle n’avait jamais connu le +monde, qui rend de tels sacrifices si onéreux et si méritoires. Et qu’on +juge si ces abaissemens lui coûtèrent! Elle resta belle jusqu'à sa +dernière heure, belle comme lorsqu’on la voyait du haut de son cheval de +chasse, les bras nus, le cou mouillé par une écume de dentelles, les +joues pourprées de jeunesse, appuyer, en souriant, l'épée du roi sur la +tête effroyable et blessée du sanglier vaincu au milieu des chiens et +des piqueurs. + +Cependant un orgueil lui resta, que son confesseur ne put terrasser ou +qu’il ne voulut pas abattre, afin de mieux faire ressortir peut-être les +autres triomphes obtenus. Malgré ses pointes de fer, ses chemises de +toile jaune, son austérité et ses terreurs de la mort, madame de +Montespan ne renonça jamais aux lois du cérémonial en pratique à la +cour. Il n’y avait qu’un fauteuil dans sa chambre, et il était pour +elle, reçût-elle la visite des princes ses fils, ou celle de la duchesse +d’Orléans. On s’asseyait sur des chaises. Jamais elle ne rendit aucune +visite. + +Sa maladie arriva comme un coup de foudre; elle en mourut à cause de +l’extrême ignorance, il est à peine besoin de le dire, qu’on apporta à +la soigner, si l’on peut appeler soin l’espèce de travail brutal qu’on +exerça sur elle. On la gorgea d'émétique, remède très en vogue au +dix-septième siècle, et dont personne ne revenait. + +Son fils légitime vint, la regarda froidement, et il ordonna qu’elle fût +embaumée. C'était un fils légitime. Tuée par les médecins, elle fut +hachée par les embaumeurs. Son corps n'était plus rien quand il sortit +de leurs mains pour être remis aux gens d'église, lesquels, sur une +question de préséance, laissèrent la bière pendant plusieurs heures à la +porte de l'église. Enfin, on n’inhuma pas le corps; ce ne fut que +long-temps après que la dignité publique le fit transporter à Poitiers +et déposer dans le caveau de famille. + +Et le roi, que dit-il? le roi ne dit rien. + +Ainsi finit madame de Montespan, maîtresse de Louis XIV, mère du duc +d’Antin, le possesseur du château de Petit-Bourg. + +Pétillant d’esprit, d’une figure remarquablement belle, homme de cour +comme peu l’ont été, infatigable à tous les exercices comme à tous les +jeux, il avança assez vite sur le chemin de la fortune, dès que sa mère +eut cessé de vivre. Jusqu'à ce moment, il avait trouvé dans madame de +Maintenon un invincible obstacle aux projets de son ambition. Il mit +adroitement à profit sa position qu’aucun interdit ne gênait plus. Le +maréchal de Villeroi, chez lequel le roi avait l’habitude de s’arrêter, +était sous le coup de la disgrâce. Son château, un des beaux monumens de +la splendeur seigneuriale, avait perdu la faveur des royales visites. +Pourtant, Louis XIV, déjà très-vieux, ne pouvait guère se rendre d’un +trait à son palais de Fontainebleau; les carrosses, même ceux de la +cour, n’avaient ni la souplesse ni la calme rapidité des voitures +d’aujourd’hui; la route n'était pas celle qui s'étend maintenant, comme +un seul pavé, des Tuileries à Orléans. Fontainebleau était aux déserts. +D’Antin saisit le beau côté de l’empêchement. Son château de +Petit-Bourg, placé entre Paris et Fontainebleau, offrait une étape +naturelle à la course si longue et si difficile du roi. Avec beaucoup de +modestie, avec peu d’espoir de voir accepter son offre téméraire, il lui +fit proposer de vouloir bien s’arrêter à son château de Petit-Bourg, si, +sur son passage, il n’en trouvait pas de plus dignes que le sien. Madame +de Maintenon consultée, Louis XIV agréa la proposition du duc d’Antin, +et il promit d’aller coucher au château de Petit-Bourg le 13 septembre. +On était en 1707. + +D’Antin perdit la tête quand il sut que le roi voulait bien descendre +chez lui. Le roi et madame de Maintenon! c'étaient deux rois à loger, à +fêter pendant tout un jour et toute une nuit. Comment être neuf dans +cette circonstance? Comment éclipser les Condé et les Villeroi, ces +princes qui s'étaient montrés d’une si ingénieuse magnificence chaque +fois que Louis XIV avait honoré leurs châteaux de sa présence? On avait +tant tiré de feux d’artifice chez Fouquet! on avait tant usé et abusé +des promenades sur l’eau à Chantilly! D’ailleurs à Petit-Bourg le +terrain par sa pente ne permet pas d’offrir de belles et limpides eaux à +la proue d’une escadre dorée. D’Antin se rongeait les ongles. Se confier +à quelqu’un, c'était admettre quelqu’un à partager le bénéfice de +l’invention. Enfin, la muse des courtisans le visita: il eut une idée; +et le jour de la visite arriva. + +«Le roi partit de Versailles le 12 septembre, à midi, pour aller à +Petit-Bourg. Dans son carrosse étaient madame la duchesse de Bourgogne, +madame la duchesse de Lude, dame d’honneur, et madame la comtesse de +Mailly, dame d’atour. Les gardes-du-corps, les gendarmes, les +chevau-légers et les mousquetaires gris et noirs étaient disposés sur la +route par escadrons. + +»A Juvisy, le roi fit très-obligeamment arrêter son carrosse pour +recevoir des corbeilles de fruits qui lui furent présentées par M. le +président Portail, qui a une maison en ce lieu-là . Sa majesté reçut ces +fruits avec la bonté qui lui est naturelle, dit le _Mercure galant_, que +nous citons, et elle les présenta elle-même à madame la duchesse de +Bourgogne et à Madame. Ces corbeilles étaient accompagnées d’autres +rafraîchissemens dont sa majesté remercia M. Portail. Avant que +d’arriver à Petit-Bourg, elle fut rencontrée par M. le marquis d’Antin, +qui était venu pour la saluer sur la route, et qui reprit les devans +pour la recevoir à Petit-Bourg. Sa majesté y arriva à quatre heures, et +entra dans l’appartement que ce marquis lui avait fait préparer; elle le +trouva fort beau. Au retour de la promenade, le roi travailla jusqu'à +l’heure du souper, qui fut servi par les officiers de sa majesté, qui +s’y étaient rendus la veille. Toutes les tables tinrent comme à +Versailles, et furent servies de même. Les gardes-du-corps ne manquèrent +de rien, et les gardes françaises et les Suisses ne purent vider tous +les tonneaux de vin qu’on leur distribua.» + +Telle est la manière sèche et officielle dont le _Mercure galant_ de +septembre 1707 rend compte de la visite de Louis XIV au château de +Petit-Bourg. Il est d’autres mémoires du temps, et ceux de Saint-Simon +ne doivent pas être omis, qui parlent de l’honneur fait au duc d’Antin +en termes plus étendus: nous n’avons pas manqué d’y puiser. + +Quelques heures avant l’arrivée de Louis XIV au château de Petit-Bourg, +le duc d’Antin fut frappé d’une pensée qu’il aurait pourtant dû avoir +avant ce moment extrême. Le désespoir le saisit, sa raison s'égara, il +sentit ses idées se brouiller dans sa tête, quand il n’avait peut-être +jamais eu un besoin si grand de sang-froid, de contenance et de dignité. +Il était un homme perdu, déshonoré, ridiculisé pour tout le reste de sa +vie. Quelle était donc l’erreur où il était tombé? Quel oubli +irréparable avait-il donc commis? Son oubli était, en effet, un crime +pour un courtisan et un courtisan aussi délié que lui, sur le point de +ressaisir la faveur du roi et celle de madame de Maintenon. Lui, qui +avait donné à son château une forme si nouvelle, afin d'être récompensé +d’un sourire de Louis XIV, lui, qui avait choisi grain à grain le sable +où la cour passerait, lui, homme d’esprit, n’avait pas remarqué, jusqu'à +ce moment fatal, que le chiffre du roi et de sa mère, madame de +Montespan, était gravé, incrusté, peint partout. Ces deux lettres, L M, +arrêtaient le regard, à quelque endroit qu’il se portât. Comment les +faire disparaître? Elles brillaient aux panneaux des portes, sur le +marbre des cheminées, au dos des fauteuils. Et madame de Maintenon +allait voir ces terribles emblèmes, témoignages de la passion de Louis +XIV pour une autre femme qu’elle! A ce spectacle si honteux pour elle, +nul doute qu’elle remonterait en carrosse et partirait, furieuse, pour +Fontainebleau. Quelle vengeance ne tirerait-elle pas d’un tel affront, +qu’elle supposerait avoir été long-temps calculé par le fils de madame +de Montespan? D’Antin se voyait à la Bastille ou au fond d’un cachot +d’une prison d'état. Pourtant les heures s'écoulaient, déjà des +mousquetaires caracolaient devant les grilles. D’Antin n’avait plus qu'à +se noyer dans la Seine, tandis que le roi arrivait à Petit-Bourg par la +route de Fontainebleau. Avant de se noyer, d’Antin voulut cependant tuer +son intendant, en raison de ce principe qui veut qu’un intendant ait +toujours moins d’esprit que son maître, quand il advient au maître d’en +avoir, et qu’il soit plus sot que lui, lorsque le maître commet une +sottise. Je le tuerai, criait-il en promenant ses mains irritées sur le +chiffre entrelacé du roi et de sa mère: je le tuerai! n'était-ce pas à +lui à remarquer, à effacer, à pulvériser ces emblèmes qui seront ma +ruine et ma mort? Décidément, je le tuerai. + +L’intendant fut appelé. + +--Monsieur, lui dit le duc d’Antin, vous êtes un misérable. + +--Monseigneur... + +--Vous êtes un insensé! + +--Mais, monseigneur, en quoi? + +--Vous méritez un châtiment. + +--Que je sache du moins... + +--Eh! quoi, vous avez laissé subsister ces chiffres, quand le roi doit +se rendre ici? + +--Je pensais, monseigneur... + +--Vous pensiez! vous ne savez donc pas?... Faut-il que je vous apprenne +que madame de Montespan fut autrefois distinguée par le roi? + +--Je ne l’ignorais pas, monseigneur. + +--C’est donc pour me nuire, me perdre, m’assassiner, que vous n’avez pas +détruit ces chiffres? + +--Pourquoi les aurais-je détruits? + +--Il faut donc que je descende encore à vous dire que le roi a remplacé +dans ses affections, où nul n’a le droit de pénétrer, madame de +Montespan par madame de Maintenon? + +--Je savais aussi cela, monseigneur, et je regrette une confidence +semblable, puisqu’elle paraît tant vous affliger. + +--Mais expliquez-vous, monsieur! puisque vous n’ignoriez aucun de ces +faits, pourquoi ne m’avez-vous pas épargné la ruine dont je suis +menacé? + +--Monseigneur, répondit l’intendant, si j’ai conservé partout où il a +été placé le chiffre de madame de Montespan et du roi, c’est que le nom +de madame de Maintenon comme celui de madame de Montespan commence par +un M. Le roi croira que c’est une des mille surprises que vous lui avez +préparées. Il verra dans ce chiffre la première lettre de son nom et la +première lettre du nom de madame de Maintenon, qui ne sera pas moins +flattée de votre ingénieuse courtoisie. Voilà pourquoi je n’ai pas +anéanti ces deux lettres qui vous ont tant causé de peine, monseigneur. + +--Dès ce moment vos gages sont triplés, dit le duc d’Antin à son +intendant. N’oubliez qu’une chose, c’est que je me suis mis en colère +devant vous. Vous pouvez vous retirer, monsieur. + +Ainsi que l’intendant l’avait prévu et si adroitement dit pour sa +défense, le roi et madame de Maintenon prirent pour une délicieuse +galanterie du duc d’Antin la répétition de leur chiffre semé avec tant +de prodigalité autour d’eux. + +Le roi et madame de Maintenon, au jour et à l’heure indiqués, vinrent +donc à Petit-Bourg avec toute leur suite, leurs officiers, leurs gens et +leurs carrosses. + +La propriété était naturellement assez belle pour que le duc d’Antin +n’eût pas eu, comme cela était à craindre, la triste fantaisie de faire +planter des rosiers à la place de ses beaux chênes, et de dévaster ses +parterres pour les remplir d’eau et de petits poissons. Le roi admira ce +qui sera éternellement beau à Petit-Bourg (à moins que les chemins de +fer ne veuillent le contraire), un parc superbement planté sur la crête +d’un riche point de vue, et descendant, comme une décoration mouvante, +jusqu'à la Seine, miroir de tant de beautés; un parc qui semble fait +pour amuser le soleil, tant on lui a pratiqué de rues, de places, de +portiques où courir, s'étendre et darder. En automne, il a des déclins +inimaginables; il a des épanouissemens féeriques; il se fait à lui-même +des illuminations sur son passage; tantôt il se montre rouge et découpé +au ciseau au fond d’une lunette de verdure; tantôt il s’ouvre et +s'élargit en teinte dorée derrière des branches qui flambent de clarté, +comme des sarmens au feu, et les terrasses, toutes peuplées de blanches +statues, et la Seine, la rivière royale, se colorent de la mélancolique +garance de cette aurore boréale dont les oiseaux seuls, les moutons +penchés sur les coteaux et les pâtres indifférens, ont le spectacle +solitaire jusqu'à la première étoile. + +Mais si le duc d’Antin eut le bon sens de ne vouloir inventer aucune +rivière imprévue, aucun nouveau soleil, pas la moindre nature pour faire +sa cour au roi, il jeta madame de Maintenon dans une vive surprise en +l’introduisant dans l’aile du château qui lui était réservée. + +A peine madame de Maintenon a-t-elle posé le pied sur la première +marche, qu’elle croit saisir une ressemblance. Cet escalier est +exactement le même que celui de Saint-Cyr, sa fondation orgueilleuse et +chérie. C’est bien la même rampe en fer doré. Elle monte, redoublement +de surprise: les portes d’appartement sont, comme à Saint-Cyr, toutes +guillochées de dorures délicates, s’enlaçant en ceps de vignes sur un +fond blanc et mat. Elle entre, mêmes cheminées en marbre pâle, mêmes +flambeaux à branches élancées et courbées en rameaux. Cette première +pièce ne diffère en rien de celle de sa maison religieuse. Nombre égal +de petites et de grandes glaces; exacte tapisserie d’Aubusson, +représentant, ainsi qu'à Saint-Cyr, l’histoire d’Esther et d’Assuérus. +Madame de Maintenon, émerveillée, passe dans la pièce destinée à être sa +chambre pour une seule nuit. L’enchantement continue. C'était à croire +qu’une fée avait transporté de Saint-Cyr à Petit-Bourg les siéges, les +tapis, les pendules, les tableaux, les livres; les livres même dont +madame de Maintenon faisait sa lecture habituelle sont là ; et rien qui +trouble cette ressemblance magique: les livres ont le caractère +extérieur, la forme distincte, la physionomie fatiguée, les plis, les +taches des livres de Saint-Cyr. Elle les retrouve dans la position où +elle les a laissés sur sa table de méditation. Elle s’assied, c’est son +fauteuil; elle prolonge son regard, ce sont ses rideaux; elle l'élève, +c’est le Christ d’ivoire au pied duquel elle prie. Pas une couleur, pas +une nuance, pas un trait, qui soit une dissemblance. Elle sourit, et +remercie le duc d’Antin, qui a pleinement réussi dans son miracle de +courtisan. + +Comme elle était arrivée de bonne heure au château de Petit-Bourg, elle +put encore entendre la messe dans une galerie pratiquée près de sa +chambre. Autre prévoyance pieuse du duc d’Antin. A Saint-Cyr, madame de +Maintenon assistait à la messe dans une pareille galerie. L’attention la +flatta extrêmement; et comme tout ce qui semblait lui plaire était du +goût du roi, il n’y a pas de termes assez justes pour peindre le bonheur +de leur hôte. Il n’est sorte d’amusemens qu’il ne leur procurât; et les +amuser était très-difficile alors. Le roi et madame de Maintenon étaient +déjà bien vieux. Cependant la musique, les promenades, les scènes de +divertissement arrangées sur le passage de la cour, le plaisir des +personnes de la suite, l’ordre qui accompagnait ces coups de théâtre +calculés avec beaucoup d’art, parvinrent à distraire les royaux +visiteurs, malgré leur âge, leur infirmité, leur profond ennui. + +Lorsque le roi se fut retiré un instant dans l’appartement de madame de +Maintenon, il fit appeler d’Antin, qui commençait à recevoir par la +faveur de cette audience le prix de son zèle. Le duc profita de cette +entrevue pour soumettre au roi le plan du château de Petit-Bourg. Tout +fut approuvé par le roi, dont le goût était très-sûr et très-distingué +en matière de jardins. Cependant il fit remarquer au courtisan +respectueux qu’une longue allée de marroniers masquait la perspective +précisément en face de la chambre qu’il occupait, lui, le roi, +d’ailleurs ravi de tout le reste. L’observation fut accueillie par le +duc d’Antin avec reconnaissance. Il convint que cette allée de +marroniers n’avait pas été heureusement plantée. + +Le lendemain matin, quand le roi s’approcha de la croisée, quel ne fut +pas son étonnement![C] l’allée de marroniers avait disparu. + +Le roi se montra fort touché des efforts que le duc avait faits pour +lui rendre agréable son séjour au château; mais, toujours moqueuse +malgré ses grands dehors de piété, madame de Maintenon dit à d’Antin, en +présence des courtisans, au moment de quitter le château: «Il est +heureux, monsieur le duc, que je n’aie pas déplu au roi; vous m’eussiez +envoyée coucher sur le pavé du grand chemin.» + +Ceci était peut-être de la jalousie: le duc d’Antin eut le tort de +n’avoir pas deux allées de marroniers à abattre, une en l’honneur du +roi, l’autre en l’honneur de madame de Maintenon. + +Le célèbre jardinier Le Nôtre avait dessiné une grande partie des +jardins de Petit-Bourg, à l'époque de l'élévation de madame de +Montespan. Quel nom que celui de Le Nôtre! C’est le Louis XIV des +jardins. Il n’est pas un château dont les échos ne répètent son nom; il +mériterait une histoire. + +La vie de Le Nôtre fut une des plus occupées, comme elle fut une des +plus heureuses. Une fois couvert de la protection du roi, on se le +disputa à la cour ainsi qu'à la ville pour avoir un parc dessiné par +lui. Le frère du roi, le duc d’Orléans, l’employa dans ses jardins de +Saint-Cloud; le prince de Condé lui commanda le tracé de ses parterres, +les plus délicieux du monde, et la division de la forêt de Chantilly, le +boudoir des forêts; il laissa aussi tomber sa règle et son compas sur +les parcs de Villers-Cotterets, de Meudon, de Chaillot, de Livry et de +Sceaux. + +Voilà l’artiste; voici l’homme. Voulant connaître l’Italie, préjugé +éternel de ceux qui vont chercher au loin des images et des pensées +qu’ils ont chez eux et en eux, Le Nôtre alla à Rome pour y visiter les +jardins dont on lui opposait la riche ordonnance. Son goût n’y puisa pas +beaucoup; ses idées s’y agrandirent. Son voyage eût peu mérité d’occuper +l’attention de ses biographes, sans la connaissance qu’il fit à Rome du +chevalier Bernin, et sans sa présentation au pape Innocent XI, événement +où la familiarité de son caractère se mit si singulièrement à nu, que +cette présentation devint depuis un épisode de sa vie à raconter. + +Au lieu de s’humilier avec une ferveur religieuse devant le chef de la +chrétienté, Le Nôtre s'écria en sa présence: «Non, je n’ai plus rien à +désirer, j’ai vu les deux plus grands hommes du monde, votre sainteté et +le roi mon maître.--Il y a une grande différence, reprit le pape; le roi +est un grand prince victorieux, et moi, je suis un pauvre prêtre, +serviteur des serviteurs de Dieu; il est si jeune et je suis si vieux!» +Encouragé à laisser parler son cÅ“ur, Le Nôtre frappa sur l'épaule +d’Innocent XI, en lui disant: «Mon révérend père, vous vieux! Vous vous +portez bien, et vous enterrerez tout le sacré collége.» Le mot fit rire +le pape, au cou duquel Le Nôtre finit par sauter, tant était vive sa +joie de pouvoir parler au pape comme il parlait à Louis XIV. Aussi libre +au Louvre qu’au Vatican, Le Nôtre embrassait Louis XIV toutes les fois +qu’il revoyait ce prince après quelque absence. + +Le roi était du reste habitué depuis long-temps à cette familiarité de +Le Nôtre. Lorsqu’il alla, pour la première fois, à Versailles, examiner +les progrès des travaux, il s’arrêta devant les deux pièces d’eau qui +sont sur la terrasse. Le Nôtre fut complimenté. L'éloge enhardissant +celui-ci, il confia au roi son projet de construire la double rampe, +différens bosquets et une foule d’autres parties exécutées plus tard. +Émerveillé des vues de Le Nôtre, le roi lui coupait à chaque instant la +parole pour lui dire: «Le Nôtre, je vous donne vingt mille livres.» A la +quatrième interruption, Le Nôtre se tourna brusquement et dit au roi: +«Sire, votre majesté n’en saura pas davantage, je la ruinerais.» + +A quatre-vingt-cinq ans, sentant ses facultés s’affaiblir, et voulant, +comme cela se disait alors, s’occuper de son salut, il demanda sa +retraite, que Louis XIV ne consentit à lui accorder qu'à la condition +qu’il se présenterait de temps en temps à la cour. + +Un peu avant sa mort, étant allé à Marly pour se promener sous les +allées qu’il avait plantées dans sa jeunesse, il y rencontra le roi +monté dans sa chaise couverte traînée par des Suisses. Louis XIV exigea +que Le Nôtre montât à côté de lui dans une chaise à peu près semblable. +L'émotion étouffait le vieux jardinier; ayant aperçu Mansart, le +surintendant des bâtimens, qui marchait à pied à quelque distance, il +s'écria, les yeux pleins de larmes: «Sire, en vérité, mon bonhomme de +père ouvrirait de grands yeux, s’il me voyait dans un char auprès du +plus grand roi de la terre. Il faut avouer que votre majesté traite bien +son maçon et son jardinier.» + + * * * * * + +Sorti de la classe la plus obscure, il s'éleva, par son génie, sa belle +conduite et la pureté de ses mÅ“urs, au grade de chevalier de l’ordre +du roi, de contrôleur des bâtimens de sa majesté et dessinateur de tous +ses jardins. + + * * * * * + +Les honneurs n’altérèrent jamais la naïveté de sa bonne nature. Louis +XIV lui ayant accordé, en 1675, des lettres de noblesse et la croix de +Saint-Michel, il voulut aussi lui donner des armes. «Sire, dit-il, j’en +ai déjà : trois limaçons couronnés d’une pomme de choux.» Ajoutant: +«Pourrais-je oublier ma bêche? Combien doit-elle m'être chère! N’est-ce +pas à elle que je dois les bontés dont votre majesté m’honore?» + +Il mourut à quatre-vingt-huit ans. + +Quoique Louis XIV aimât passionnément l'étiquette, il était heureux dans +beaucoup d’occasions de ne revêtir que le simple costume de marquis de +cour et de se promener sans le cortége solennel des gentilshommes de sa +maison. A la campagne surtout, il tenait à jouir de cette liberté si +précieuse. Dès qu’on devinait son désir d'être seul, on restait peu à +peu en arrière, on s’arrêtait par petits groupes; enfin, on le laissait +isolé sur le chemin de sa promenade. Le jour de sa visite à Petit-Bourg, +il sembla manifester l’intention de parcourir sans le fastueux embarras +de sa suite les diverses parties de la propriété du duc d’Antin. +Aussitôt ses officiers se retirèrent, se repliant vers le château, où, +parmi les divertissemens infinis préparés pour eux par le duc, les +tables de jeu, on le suppose, n’avaient pas été oubliées. + +Grand amateur de jardins, Louis XIV s’arrêta au milieu des potagers de +Petit-Bourg, qui devaient leur célébrité aux soins d’un horticulteur de +génie, d’un homme dont le nom est resté, comme celui des peintres et des +sculpteurs illustres du même temps. Ce jardinier, fécondé par un regard +de Louis XIV, était La Quintinie, qui devait le premier perfectionner +en France la culture des fruits et des légumes, et asseoir son +illustration à côté de celle de Le Nôtre. + +Jean de La Quintinie débuta par être avocat à Paris, où il était venu de +Poitiers, son berceau natal. Il obtint même de grands succès au barreau, +avant que des rapports de profession ne le fissent connaître de M. de +Tambouneau, président en la chambre des comptes, au fils duquel il fut +attaché en qualité de précepteur. Dans Virgile, qu’il expliquait à son +élève, il admirait moins une poésie tendre et délicate qu’il ne tenait +compte des préceptes de jardinage dont il abonde. La description de la +tempête dans l'_Enéide_ le laissait froid, tandis qu’il suivait avec +passion la manière d'élever les abeilles dans les _Géorgiques_. Grâce +aux vastes propriétés de son protecteur, M. de Tambouneau, il eut la +facilité de résoudre par la pratique ses théories horticulturales. Il +planta, sema, greffa avec une liberté si illimitée et si heureuse, qu’il +en oublia le barreau pour écrire un livre où puiseront éternellement les +faiseurs de traités du jardinage et de manuels de l’agriculteur. Ce +livre fut intitulé: _Les Instructions pour les jardins fruitiers et +potagers_. Il lui attira d’unanimes éloges, et lui valut la gloire +d’avoir pour élève en jardinage le grand Condé, nom illustre, toujours +resplendissant à côté de celui de Louis XIV, toutes les fois que la +postérité reconnaissante se souvient d’un encouragement accordé aux +artistes du dix-septième siècle. De La Quintinie donna aussi à Londres +des leçons de son art au roi d’Angleterre; à son retour en France, il +entretint avec des seigneurs anglais une correspondance rendue publique +après sa mort. + +Quand la réputation de La Quintinie fut consacrée par de beaux travaux, +Louis XIV, qui avait l’instinct de ne jamais laisser s'égarer une +supériorité à l'étranger, alla chercher cet homme, dont tout le mérite +était de donner une saveur plus douce à une pomme ou à une cerise, un +éclat plus vif à une rose, et quelques feuilles de plus à un Å“illet, +seules fleurs, pour le dire en passant, que la botanique du temps +daignât remarquer; et il créa en sa faveur une charge de +directeur-général de tous les jardins fruitiers et potagers de toutes +les maisons royales. La Quintinie fit produire à Versailles des fruits +et des légumes dont l’excellence ne fut pas seulement appréciée de Louis +XIV; après avoir orné la table de tous les successeurs du grand roi, ils +sont encore de nos jours en haute estime à la cour du roi régnant. + +Au retour de son excursion dans le verger, le roi ne manqua pas de +remercier le duc d’Antin d’avoir fait contribuer aux travaux d’utilité +et d’embellissement de Petit-Bourg ceux dont il avait le premier +découvert et honoré le mérite. Autant Louis XIV était jaloux de la +gloire téméraire des courtisans qui, avant lui, mettaient en lumière le +talent d’un homme supérieur, autant il aimait qu’on ratifiât les arrêts +de son goût en employant les artistes de sa prédilection particulière. +Ainsi on s’explique pourquoi on rencontre dans tous les châteaux de +quelque valeur les ouvrages des sculpteurs et des peintres qui ont orné +Versailles, Marly, Fontainebleau et les autres demeures royales. Il est +inutile de faire remarquer que ces artistes célèbres multipliaient leurs +tableaux et leurs statues autant dans le but de doubler les échos de +leur renommée que pour élever les avantages acquis à leur position. + +Le roi éprouva une nouvelle satisfaction en voyant les statues placées +sur son passage. C'était encore un hommage rendu à son discernement. Les +frères Keller les avaient signées, et l’on sait que la part prise par +les frères Keller aux ornemens de Versailles est immense. Il est peu de +bassins pour lesquels ils n’aient fondu quelque divinité accroupie, +versant des nappes d’eau de son urne inclinée. Quoiqu’ils eussent à +maîtriser des matières aussi rebelles que le bronze et le fer, ils +parvinrent à des résultats incroyables de perfection, et avec des +procédés bien moins sûrs que ceux d’aujourd’hui. Il est douteux que les +sculpteurs qui leur confiaient leurs modèles eussent poussé aussi loin +qu’eux la correction unie à la vérité des mouvemens, et la science des +muscles, sans tomber dans la sécheresse de la dissection. Ils jouèrent +avec le feu et le cuivre liquide comme les figurations pétries avec ce +bronze figé jouent avec l’eau. Toutes ces allégories humides, qui +représentent les principaux fleuves du royaume, la Garonne, la Dordogne, +la Seine, la Marne, se fondent avec une harmonie grave dans le plan +sévère du parc; elles y sont mieux à leur place, si on ose le dire, que +de frileuses statues si malades d'être nues. Le bronze est d’une nudité +moins absolue que le marbre, et il va bien à notre ciel sans soleil et +sans lune: ciel aveugle. + +Nés à Lyon l’un et l’autre, les frères Keller moururent tous les deux à +Paris. + +On a d’eux à Versailles: + +Dans le parterre d’eau, Bacchus, Apollon, Antinoüs, Silène; ensuite, et +placés au bassin à droite dans le parterre d’eau, la Garonne, la +Dordogne, la Seine, la Marne et quatre nymphes; placés dans le bassin à +gauche, toujours dans le parterre d’eau, le Rhône, la Saône, la Loire +et cinq nymphes. Ils fondirent encore, sur la composition de Vanclère, +un lion sur un lion; et, d’après de Raon, un lion sur un sanglier. Ces +deux groupes sont aussi dans un des bassins du parterre d’eau. + +Les frères Keller reproduisirent, dans les châteaux des riches favoris +de Louis XIV, leurs principaux ouvrages, mais sur une échelle moins +royale et moins coûteuse. + +Louis XIV poursuivait ainsi sa promenade au milieu des travaux pleins de +goût semés avec intelligence sur la riche surface du château de +Petit-Bourg, s’admirant dans les efforts de ses favoris, qui le +prenaient en tout pour exemple et pour guide, s’applaudissant de +reconnaître, quelque endroit où il allât, la superbe influence de +Versailles et de Fontainebleau. Mais tout-à -coup son orgueilleuse +préoccupation est absorbée; il s’arrête en face d’une statue qui se +dresse au point final d’une allée du parc. Ses sourcils se froncent, il +penche la tête tantôt à droite et tantôt à gauche, il s’avance, il +recule, il avance encore; sa canne à pomme d’or est posée +perpendiculairement près de son Å“il droit, tandis que sa main gauche +parée de dentelles ne cesse de s’agiter en manière d'étonnement. Cette +scène muette se prolonge jusqu’au moment où le roi, ayant acquis la +certitude qu’il a raison, se prend à dire à haute voix: Cette statue +est fort belle; c’est un Girardon admirable; mais elle n’est pas +d’aplomb! non, elle n’est pas d’aplomb! elle penche vers la droite. +Comment le duc d’Antin ne s’en est-il pas aperçu? Allons lui en faire la +remarque. Allons! + +D’aussi loin que Louis XIV, fier de sa découverte, reconnut le duc +d’Antin, qui se promenait au haut de la terrasse et causait avec des +seigneurs de la cour, il lui fit signe de venir au plus vite. Les +groupes de seigneurs et d’Antin se hâtèrent d’accourir vers le roi, dont +ils auraient voulu deviner la pensée; en un instant ils l’entourèrent. + +--Messieurs, leur dit le roi en se dirigeant du côté de la statue de +Girardon, vous allez me dire votre opinion avec franchise, comme vous la +dites toujours. Nous avons une observation critique à adresser +indirectement à M. le duc d’Antin, parmi les grands éloges dus à +l’excellente ordonnance de sa propriété. + +--Sire, je me condamne d’avance, répondit le duc. + +--C’est ce que je ne vous demande pas, monsieur le duc. Je vous récuse, +s’il vous plaît. + +--Sire, je me tairai. + +On était arrivé devant la statue de Girardon. + +Le roi fit quelques pas, et se tournant ensuite vers les courtisans +respectueusement attentifs: Messieurs, le socle de cette statue vous +semble-t-il en parfait équilibre? + +Les personnes consultées par le roi, après avoir regardé long-temps et +minutieusement la statue, ne rompaient pas le silence. + +--Vous ne répondez pas, messieurs! me serais-je trompé? Cependant mon +coup d'Å“il a été sûr plus d’une fois. Regardez mieux, je vous prie, +votre complaisance m’obligera. + +Obéissant au désir du roi, les courtisans recommencèrent, à de nouveaux +points de vue, à des distances diverses, leur premier examen, trouvé +insuffisant. + +--Eh bien! messieurs! toujours le même silence? Je suis donc condamné? +Je vous rends votre liberté d’opinion, monsieur le duc. Vous-même, +dites-nous ce que vous pensez de la position de cette statue, qui nous +avait paru pencher vers la droite. + +--Sire, puisque vous me permettez de parler, j’oserai dire que j’ai le +tort de ne pas voir comme votre majesté en ce moment. Le faune de +Girardon me semble, sauf le respect que je professe, sire, pour votre +avis, être perpendiculaire à la ligne horizontale du terrain. Me +sera-t-il permis à cette occasion de faire remarquer à votre majesté que +la courbure du sol au sommet de cette allée du parc peut causer +l’erreur? Le socle est posé sur une surface courbe. + +--J’admets, monsieur le duc, votre objection; mais je persiste dans mon +sentiment, malgré le côté sensé d’une remarque que j’avais déjà faite. +Pour terminer le différend, voulez-vous, messieurs, que l’architecte de +M. le duc d’Antin soit juge entre nous? L’acceptez-vous pour arbitre? + +--Votre majesté s’est déjà montrée vraiment trop généreuse en daignant +mettre en balance son opinion et la nôtre. + +--Monsieur le duc, il nous serait agréable que vous fissiez appeler +céans votre architecte, s’il est ici. Nous attendrons. + +Après s'être incliné, le duc d’Antin remonta avec empressement l’allée +qui conduit au château. + +Pendant sa courte absence, le roi, oubliant la discussion, indiqua du +bout de sa canne aux courtisans les nombreuses beautés de l’ouvrage de +Girardon, son statuaire de prédilection; il tenait son chapeau à plumes +dans la main gauche afin de se garantir des rayons du soleil. On +l'écoutait avec une espèce d’adoration lorsqu’il parlait des grands +artistes dont il avait doté la France et son règne. Alors ses chagrins +de plomb semblaient ne plus peser autant sur sa profonde décrépitude; il +relevait peu à peu le front; il était vénérable, lamentable et beau. +Que lui restait-il de ses guerres? l’humiliation; de ses maîtresses? +madame de Maintenon; de ses fils? des souvenirs de poison. Mais de +Girardon, de Puget, de Lebrun, de Racine, de Corneille, il lui restait +d’impérissables statues, des livres, des tableaux qui devaient illuminer +la longue route de son siècle. + +Louis XIV se plut à parler avec onction de quelques-uns de ces artistes, +revenant toujours sur le mérite particulier de Girardon. + +Troyes, en Champagne, fut la patrie de François Girardon, un des +artistes dont la vie accompagna pas à pas le règne de Louis XIV, et fut +la plus dévouée aux volontés de ce monarque. Né en 1627, il ne mourut +qu’en 1715; soixante années de cette glorieuse vie furent employées à +tailler des statues, des fontaines, des vases et des bas-reliefs pour +les jardins royaux, et notamment pour Versailles, qu’il vit commencer et +finir, embrassant dans sa longévité patriarcale la période des nombreux +sculpteurs du dix-septième siècle, presque tous nés après lui et morts +avant lui. Cette ample existence, jointe à l’influence qu’il acquit par +sa renommée et la charge d’inspecteur-général de tous les ouvrages de +sculpture dont il fut revêtu à la mort de Lebrun, rendent raison de la +prépondérance de son goût sur les artistes de son temps. A l’exception +de Puget, trop rustique, trop d’un seul bloc, pour obéir à d’autres +ordres que ceux de son inspiration, tous les sculpteurs du dix-septième +siècle inclinèrent le ciseau devant lui, et passèrent sous son équerre. +Auguier, Coysevox, Renaudin, Coustou, furent ses élèves ou ses +courtisans; et par déférence ou par conviction, malgré les dissemblances +de leur génie, ils adoptèrent sa manière sans se permettre d’autre +mérite, avec la faculté incontestable d’en avoir à ajouter à celui de +leur maître, que de multiplier ses formes uniquement gracieuses: +Versailles fut un monastère qui eut sa règle invariable et son abbé +inflexible dans Girardon. Ses statues et celles de ses disciples sont de +la même famille. Au lieu du nez droit des Grecs, signe accepté de +plusieurs générations de sculpteurs, ce furent les chutes des reins +ondulées, les petites épaules, et les chairs chiffonnées qui +caractérisèrent l'école de Girardon. Elle ne vaut pas celle de Jean +Goujon, qui s’ensabla sous le règne de Louis XIII, sans qu’on en puisse +dire au juste la raison; mais, à coup sûr, elle vaut infiniment mieux +que celle dont le chevalier Bernin, géant de plâtre, était alors le +représentant en Italie, et mieux encore que toutes celles qui lui ont +succédé au dix-huitième siècle et au dix-neuvième siècle, jusqu'à nous. +Quand on n’atteint pas à l'énergie du geste comme Puget, on n’a rien de +mieux à faire que de s’arrêter à l’amabilité des formes de Girardon. +S’il n’eut pas toutes les qualités dévolues à la statuaire antique, la +réflexion serrée, la grâce dans l’exactitude, la vie idéale à la surface +de la vie réelle, il eut à un très-haut degré l’instinct de toutes les +sensibilités de la chair, qualités dont il eut les défauts, en poussant +la vérité jusqu'à la trivialité du moment, c’est-à -dire jusqu'à voir le +plus gracieux modèle d’une nature de choix dans l'épiderme soyeux d’une +duchesse. + +Enfin, d’Antin revint accompagné de son architecte, de celui dont le roi +attendait la sentence sans appel. + +--Décidez entre nous, monsieur, lui dit le roi d’un ton de bonté +encourageante. Cette statue est-elle ou n’est-elle pas en équilibre? + +Avant de répondre, l’architecte posa son équerre au milieu de la statue, +et laissa pendre le fil à plomb jusqu’au bas du socle. + +--Sire, dit l’architecte en montrant la direction du cordon aux +courtisans, la statue penche d’un pouce au moins vers la droite. + +--J’avais donc raison, messieurs, dit le roi en désignant le duc +d’Antin, qui paraissait moins confus de sa propre défaite que satisfait +de la victoire de Louis XIV. + +--Sire, répondit-il, vous nous pardonnerez de n’avoir pas la rectitude +de votre regard; sinon ce serait nous punir de ne pas vous égaler. + +Les autres courtisans varièrent ce thème élogieux sur toutes les notes, +quoique au fond, eux et le duc d’Antin, le premier, sussent parfaitement +que le faune de Girardon tombait sur le côté d’une manière sensible. La +comédie avait parfaitement réussi. + +Cette supériorité de lumières plaisait au roi, qui prenait pour des +avantages réels sur l’intelligence des autres ces concessions +complaisantes, renouvelées sous mille formes autour de lui. + +Le duc d’Antin, devenu, par cette première flatterie, surintendant des +bâtimens, la reprit souvent avec succès. Dans les _pièces relatives au +siècle de Louis XIV_[D], de Voltaire, on lit (pages 390-391): «Les +chefs-d'Å“uvre de sculpture furent prodigués dans ses jardins. Il en +jouissait et les allait voir souvent. J’ai ouï dire à feu M. le duc +d’Antin que, lorsqu’il fut surintendant des bâtimens, il faisait +quelquefois mettre ce qu’on appelle des cales entre les statues et les +socles, afin que, quand le roi viendrait se promener, il s’aperçût que +les statues n'étaient pas droites, et qu’il eût le mérite du coup +d'Å“il. En effet, le roi ne manquait pas de trouver le défaut. M. +d’Antin contestait un peu, et ensuite se rendait et faisait redresser la +statue, en avouant avec une surprise affectée combien le roi se +connaissait à tout. Qu’on juge par cela seul combien un roi doit +aisément s’en faire accroire. + +»On sait le trait de courtisan que fit ce même duc d’Antin, lorsque le +roi vint coucher à Petit-Bourg, et qu’ayant trouvé qu’une grande allée +de vieux arbres faisait un mauvais effet, M. d’Antin la fit abattre et +enlever la même nuit; et le roi, à son réveil, n’ayant plus trouvé son +allée, il lui dit: Sire, comment vouliez-vous qu’elle osât paraître +devant vous? elle vous avait déplu. + +»Ce fut le même duc d’Antin, qui, à Fontainebleau, donna au roi et à +madame la duchesse de Bourgogne un spectacle plus singulier, et un +exemple plus frappant du raffinement de la flatterie la plus délicate. +Louis XIV avait témoigné qu’il souhaiterait qu’on abattît quelque jour +un bois entier qui lui ôtait un peu de vue; M. d’Antin fit scier tous +les arbres du bois près de la racine, de façon qu’ils ne tenaient +presque plus; des cordes étaient attachées à chaque corps d’arbre, et +plus de douze cents hommes étaient dans ce bois prêts au moindre signal. +M. d’Antin savait le jour que le roi devait se promener de ce côté avec +toute sa cour; sa majesté ne manqua pas de dire combien ce morceau de +forêt lui déplaisait:--Sire, lui répondit-il, ce bois sera abattu dès +que votre majesté l’aura ordonné.--Vraiment, dit le roi, s’il ne tient +qu'à cela, je l’ordonne, et je voudrais déjà en être défait.--Eh bien, +sire, vous allez l'être.--Il donna un coup de sifflet, et l’on vit +tomber la forêt.--Ah! mesdames, s'écria la duchesse de Bourgogne, si le +roi avait demandé nos têtes, M. d’Antin les ferait tomber de même.» + +La plaisanterie de la duchesse de Bourgogne sur les formes expéditives +du duc d’Antin rappelle singulièrement le bon mot de madame de +Maintenon, le jour où l’allée fut aussi coupée au pied au château de +Petit-Bourg; conformité qui autorise à douter de l’une ou de l’autre +anecdote, si elle n’invite pas à les rejeter toutes deux, malgré le +témoignage de Voltaire. + +L’art de courtisan, dont on s’est moqué avec plus de haine que de +raison, n'était pas, comme on a le tort habituel de le croire, une +infirmité dégradante, un abaissement de l'âme. Sans doute Dangeau était +parfois ridicule par l’excès de son adoration pour Louis XIV, quoique +Dangeau, et son journal même le prouve, fût un écrivain tout aussi +agréable pour son temps qu’il est utile à consulter dans le nôtre; sans +doute le duc d’Antin et le duc de la Feuillade, l’un en sciant au pied +un rideau d’arbres, l’autre en érigeant au roi, au milieu de la place +des Victoires, une colossale statue équestre autour de laquelle des +flambeaux brûlaient toute la nuit, poussèrent trop loin le dévouement +domestique et l’affection privée; mais le sentiment qu’ils gâtaient par +l’exagération mérite une étude, et non du mépris. Cette étiquette, dont +ils se montraient si jaloux et si heureux, n'était pas chose vaine +alors. Comment se classaient les hommes? est-ce par l’intelligence ou +par le rang? Puisque c’est par le rang, rien ne pouvait être inviolable +comme le rang; et l’on ne voit pas pourquoi on n’aurait pas dû avoir +autant de juste vanité à offrir à Marly le bougeoir à Louis XIV qu’on en +a eu plus tard à réclamer dans un plat d’argent les cheveux de Napoléon +quand il se les faisait couper. Or le rang représentait plus de la +moitié du courtisan; le respect et l’affection personnelle, si +nécessaire sous une monarchie absolue, faisaient le reste. Cette +affection valait à la couronne des officiers dévoués au moment de la +guerre et des amis dans le malheur. Le courtisan Turenne se faisait +emporter par un boulet; le courtisan d’Antin envoyait toute son +argenterie à la fonte pour que les soldats de Louis XIV ne mourussent +pas de faim pendant les si désastreuses campagnes de la fin de son +règne. N’altérons pas les idées en déshonorant les noms; ne pas aimer +la monarchie absolue n’oblige pas à méconnaître le fond de son +institution, le caractère de sa langue, la sincérité de son culte. +Qu’eût été Louis XIV sans courtisans? Se le figure-t-on au milieu des +sujets d’un stathouder? A cet esprit de cour, à ce fanatisme pour la +monarchie personnifiée, à cette tendresse, qui ne rougissait pas de +baisser la tête devant le roi, à la condition de la laisser tomber pour +lui dans l’occasion, la France doit une flexibilité de langage +impossible à surpasser, une variété de charmantes formules de +conversation, qui sont à la pensée ce que les feuilles sont au bois d’un +arbre, c’est-à -dire un ensemble touffu, gazouillant, inépuisable, +harmonieux. Sans ces fous de marquis, ces vicomtes débraillés, sans ces +chevaliers galans, dans lesquels nous ne voyons que des courtisans, nous +serions, comme nation civilisée, au niveau des Hollandais pour la +finesse de manières, et des Anglais pour l'élégance du langage: un +siècle en arrière. Quand le roi est la patrie, le monde c’est la cour. + +En 1717, à l'époque de transformation où les hommes d’esprit +commençaient à détrôner, en politique comme en littérature, les fortes +capacités du siècle précédent, un homme de génie, dans toute l’exigeante +acception du mot, Pierre Ier, czar de Moscovie, eut une seconde fois +l’envie de connaître la France. On sait que ce désir avait été +antérieurement éludé par Louis XIV, peu jaloux, dans sa vieillesse +inquiète et sans faste, d’accueillir à sa cour un souverain venant +exprès du fond du nord pour voir de près les magnificences qu’on lui +avait racontées de la cour du grand roi. Mais Louis XIV était mort, +Louis XV était encore enfant, le régent ne haïssait pas la +représentation, et d’ailleurs le czar avait depuis Louis XIV étendu une +illustration sans exemple d’un bout de l’Europe aux extrémités de +l’Asie: son projet devait se réaliser. Après avoir voyagé en Hollande, +en Allemagne et en Angleterre, il ne pouvait trouver d’obstacle sérieux +à voir la France, alors plus fermement qu’aujourd’hui encore placée à la +tête des nations civilisées. + +Pour la première fois peut-être, un monarque sortait de ses états +lointains, non par un vain désir de voir et d'être vu, mais pour +s’instruire dans les arts utiles au commerce et à la navigation, deux +grandes, deux fécondes passions du fondateur de l’empire russe. + +Dunkerque fut le port où, le 21 mai 1717, descendit Pierre Ier, +accompagné de sa suite. Pour le recevoir dignement, le régent avait mis +à sa disposition des fourgons, des carrosses en très-grand nombre, les +plus riches équipages du roi, avec ordre de traiter le czar comme le +roi lui-même. Le marquis de Nesle se présenta à lui à Calais pour lui +faire les honneurs du voyage jusqu'à Beaumont, d’où le maréchal de Tessé +devait l’escorter jusqu'à Paris. Cette déférence parut naturelle au +czar; et, pendant toute sa résidence dans la capitale, il ne se montra +jamais surpris du cérémonial outré dont on usa envers lui. + +«Ce prince, dit une relation historique dédiée au czar lui-même, et +écrite par l’auteur du nouveau _Mercure François_, arriva à Paris entre +neuf et dix heures du soir, le roy étant déjà couché. Il fut surpris de +voir les rues Saint-Denis et Saint-Honoré toutes illuminées, avec un +peuple infini qui occupoit les fenêtres et les passages.» + +Quoique ses appartemens eussent été dressés au Louvre avec une +somptuosité digne de son rang, on jugea, et ce fut fort à propos, de lui +tenir prêt l’hôtel de Lesdiguières, appartenant au maréchal de Villeroi. +On supposa que le czar serait plus à l’aise qu’au Louvre dans un hôtel +exclusivement dévolu à lui seul. Ainsi qu’il avait été réglé, le +maréchal de Tessé, qui avait rencontré Pierre Ier à Beaumont, +l’accompagna jusqu'à Paris, et lui servit d’introducteur au Louvre le +soir du même jour, vers neuf heures. Les marbres, les lumières répandues +à l’excès dans les appartemens, les girandoles de cristal, jouant, +tournant et miroitant à ses yeux, les dorures des plafonds et des +portes, les couleurs cramoisies des tapisseries, le fatiguèrent à tel +point, qu’il voulut s’en aller tout de suite à l’hôtel de Lesdiguières. +«Étant entré dans la salle (une des salles du Louvre), où il trouva deux +tables de soixante couverts chacune, en gras et en maigre, il les +considéra, et demanda un morceau de pain et des raves, goûta à cinq ou +six sortes de vins, but deux gobelets de bière, qu’il aime beaucoup, et +jetant les yeux sur la foule de seigneurs et autres personnes dont les +appartemens étoient pleins, il pria M. le maréchal de Tessé de le faire +conduire à l’hostel de Lesdiguières, proche l’Arsenal.» On avait encore +trop richement orné cet hôtel pour ses goûts d’une simplicité austère. +Dédaignant les meubles opulens placés par l’ordre du régent, et surtout +le lit d’or et de soie qui lui était destiné, il fit porter et préparer +son lit de camp, et s’y coucha à demi habillé, comme il en usait à +l’armée. C'était à cet empereur sauvage que le seigneur le plus délicat +de la cour avait prêté son riche, son magnifique hôtel. + +Sa personne était en analogie parfaite avec son esprit; la rudesse et +l’intelligence marquaient sa physionomie et ses actions. Grand, maigre, +mais bien pris, l'Å“il noir asiatique, le teint animé, rougeâtre +comme la glace au soleil, il avait par momens des irritations nerveuses +dont tous les angles et les muscles faciaux étaient émus. S’il +s’apercevait de sa contraction, il la domptait et l’effaçait sous un +sourire affecté, mais plein de grâce. + +«Le même jour, le czar étant sorti à cinq heures du matin dans un +carrosse à deux chevaux seulement, il alla à l’Arsenal, à la +Place-Royale, dont il fit le tour; ensuite à la place des Victoires, +qu’il dessina, et y lut les inscriptions; et de là à la place de +Louis-le-Grand, dont il admira la statue équestre. Il s’arrêta chez le +charpentier du roi, vit travailler ses ouvriers, et travailla avec eux, +s’informant du nom et de l’usage des outils différens; il descendit +aussi chez le menuisier du roi, où il fit ses observations. Ce monarque +avoit prié le jour précédent M. le duc d’Antin de lui fournir une +description de tout ce qu’il y avoit de plus curieux à Paris: deux +heures après, ce seigneur lui apporta un cahier proprement relié, qui +contenoit toutes les raretés de cette grande ville; il le reçut sans +l’examiner; mais, l’ayant ouvert, il fut agréablement surpris de le voir +traduit en langue esclavonne, et s'écria qu’il n’y avoit qu’un François +capable de cette politesse. + +»M. le duc d’Antin accompagna le czar à l’académie royale de Peinture et +de Sculpture, où M. Coypel, peintre célèbre, eut l’honneur de lui +expliquer tous les sujets différens qui méritent quelques observations. + +»Le 16, le czar se rendit aux Invalides à l’heure du dîner. Il salua en +particulier tous les officiers, et leur fit l’honneur de les nommer ses +camarades.» + +On connaît son costume: perruque sans poudre, habit sombre, point de +dentelles; jamais de gants. + +Son appétit était primitif comme ses manières: il mangeait énormément, +buvait davantage; il buvait toujours. Sa suite aurait cru lui faire +injure en affectant de la sobriété. Son aumônier seul le surpassait en +intempérance. + +Et cependant ce prince, trivial jusqu'à passer des journées entières +avec des maçons, à partager leurs travaux, méprisant à un degré presque +puéril l'éclat du luxe, la mollesse de notre vie intérieure, le +relâchement de nos habitudes, était d’un despotisme presque raffiné sur +l'étiquette, d’une tyrannie subtile sur les questions de préséance. +C'était un ours tombé dans l’habit d’un marquis; un ours poudré. + +On est émerveillé de la docilité du régent à condescendre à toutes les +servilités d’une étiquette qui, apparemment, voulait que le prince +visité fût le laquais du prince visiteur. Le czar prétend ne mettre le +pied hors de son hôtel de Lesdiguières qu’après avoir été salué par le +duc d’Orléans, et le duc d’Orléans s’empresse de se rendre au caprice du +czar, lequel fait deux pas en avant, tourne le dos, et passe le premier +dans un cabinet où il s’assied au haut bout. A l’Opéra, le czar a soif, +le duc d’Orléans se lève, va chercher de la bière, et en offre un verre +dans une soucoupe; quand le czar a bu, il prend une serviette des mains +du duc d’Orléans et s’essuie les lèvres. Le czar nous coûtait six cents +écus par jour, y compris le service du duc d’Orléans. + +Nous passons sur une foule de traits qui décelèrent le caractère du czar +pendant son séjour à Paris, pour mentionner un événement de la fête dont +il fut le héros chez le duc d’Antin à Petit-Bourg. + +«Le 30 de mars, M. le duc d’Antin engagea ce prince à aller dîner à +Petit-Bourg, d’où il a dû se rendre à Fontainebleau, tout étant disposé +pour l’y recevoir, et pour lui donner successivement le plaisir de la +chasse du loup, du cerf et du sanglier. + +»Il s’en faut beaucoup que les voyages des empereurs Charles IV, +Sigismond, et Charles V, en France, aient eu une célébrité comparable à +celle du séjour qu’y fit Pierre-le-Grand. Ces empereurs n’y vinrent que +par des intérêts de politique, et n’y parurent pas dans un temps où les +arts perfectionnés pussent faire de leur voyage une époque mémorable; +mais quand Pierre-le-Grand alla dîner chez le duc d’Antin, dans le +palais de Petit-Bourg, à trois lieues de Paris, et qu'à la fin du repas +il vit son portrait, qu’on venait de peindre, placé tout d’un coup dans +la salle, il sentit que les Français savaient mieux qu’aucun peuple du +monde recevoir un hôte si digne.» (_Histoire de Russie_, part. II, chap. +VIII, p. 336, édition Delangle.) + +Ni Voltaire, que nous citons, ni Saint-Simon et Dangeau, à qui nous +empruntons souvent, ne parlent de ce voyage du czar en France avec la +minutieuse fidélité du _Mercure_, quoique tous les trois affectent +l’ordre chronologique le plus absolu dans leur récit. A notre avis, _le +Mercure_ est la meilleure source où l’on doive puiser quand on a besoin +de connaître les événemens du temps de Louis XIV, du régent et de Louis +XV. Ce mérite, il n’est pas besoin de le dire, n’est relevé ni par celui +du style ni par celui d’un esprit de critique même au niveau de la +liberté fort restreinte de l'époque. Père du journalisme, _le Mercure_ a +débuté par la naïveté, et le journalisme est, je crois, maintenant assez +éloigné de son origine. + +Nous détacherons encore de cet excellent recueil quelques lignes +instructives parmi celles qui sont consacrées au séjour du czar à Paris. + +«Le dimanche, 30 du passé, le czar arriva de bonne heure à +_Petit-Bourg_, où M. le duc d’Antin lui fit servir un dîner magnifique, +après lequel il alla coucher à Fontainebleau. Le lendemain, il courut le +cerf avec l'équipage du roi, et monta les chevaux de M. le comte de +Toulouse, qui se trouva à cette chasse; elle fut si vive, que le cerf +fut forcé en moins d’une heure et demie. Le czar, qui n’avoit jamais +pris ce plaisir royal, en parut fort content, et fit à M. le comte de +Toulouse toutes les honnêtetés imaginables. + +»Il revint coucher à Petit-Bourg, où M. le duc d’Antin le reçut aussi +magnifiquement que la veille, quoique ce retour fût imprévu. Après avoir +parcouru les jardins et la terrasse qui sert de barrière à la Seine, il +entra le 1er juin dans une gondole, qui le ramena à Paris avec toute +sa cour, qui le suivoit dans d’autres bateaux. Il s’arrêta à Choisy, où +il fut accueilli par madame la princesse de Conti, douairière, qui doit +y séjourner tout l'été; il vit les jardins et les appartemens: s’y étant +rafraîchi, il continua son chemin en gondole, et ayant traversé tous les +ponts de Paris, il vint descendre à l’abreuvoir, au-dessous de la porte +de la Conférence; il monta en carrosse, et, passant sur les remparts de +la ville, il alla chez un artificier où il acheta une grande quantité de +fusées et de pétards qu’il voulut tirer lui-même dans le jardin de +l’hôtel de Lesdiguières.» + +Quelque curieux que soit le reste du récit, il s'éloigne trop de notre +sujet pour que nous le transcrivions ici. Nous ne racontons pas la vie +du czar Pierre, mais un jour, quelques heures de sa vie, passées au +château dont nous nous sommes constitué l’historien. + +Louis XV ne fut pas moins porté que son grand-aïeul à combler les +vacances du trône par le plaisir, la variété des fêtes, les petits +soupers, créés sous son règne et dans son palais même, et par mille +voluptés dont les raffinemens augmentèrent avec sa vieillesse. Entre +autres goûts, il avait aussi le goût de la chasse, à l’exemple de +presque tous ses prédécesseurs. Ce plaisir était pour lui d’autant plus +vif qu’il était l’occasion de deux autres auxquels il tenait beaucoup. +Quand il avait chassé, il mangeait mieux, il aimait davantage, ou bien +il mangeait davantage et il aimait mieux. Cette manière d'être étant +passée en habitude chez Louis XV, et en principe chez les courtisans, +serviteurs discrets de ses désirs, il trouvait toujours, après la +chasse, au château où il daignait descendre, un souper des plus fins, et +pour convives les plus jolies et les plus spirituelles femmes de la +noblesse française; et ceci se prolongeait sans lacune jusqu'à l’heure +de quelque sérieuse maladie arrivant avec son cortége noir de médecins +et de prêtres. Alors la favorite était congédiée pendant tout le règne +de la fièvre, ce qui à beaucoup de gens ne paraîtra pas un grand +sacrifice fait à la religion. + +La forêt où Louis XV aimait le plus à chasser était celle de Sénart; +c’est du moins dans la forêt de Sénart que le _Mercure galant_, ce +journal si précieux à consulter, nous le montre le plus souvent à la +poursuite du chevreuil et du cerf. Deux châteaux le recevaient de +préférence aux autres sur la rive droite et sur la rive gauche de la +Seine, celui de Soisy-sous-Étiolles et celui de Petit-Bourg. + +Heureux d’y prolonger un délassement plein de charmes, il n’en partait +qu’aux deux tiers de la nuit, quand il n’y restait pas jusqu’au matin, +circonstance plus rare; car il fallait traverser Paris au milieu des +interprétations indiscrètes des bons bourgeois éveillés. + +Parfaitement dociles aux caprices de Louis XV et récompensés selon leur +zèle spécial, plus facile à définir qu'à justifier, les courtisans d’un +certain esprit et d’un certain naturel avaient la haute direction des +plaisirs clandestins du roi. La peine n'était pas perdue; il s’est créé +beaucoup de duchés-pairies à cette époque dont le faubourg +Saint-Germain sait l’origine. Ces amis du roi ne laissaient jamais +manquer ses repos de chasse des objets d’affection qu’il avait contracté +l’habitude d’y rencontrer. Tous d’ailleurs n’affectaient pas les mêmes +facultés ingénieuses. Les uns, le précédant de quelques heures, savaient +donner aux mets du festin une physionomie nouvelle, séduisante, +irrésistible; leurs mains savantes plaçaient les bougies dans l’endroit +le plus favorable à l'éclat des beautés cueillies pour la soirée. +D’autres excellaient dans le mystère; leur science était profonde à +faire paraître sur les pas du roi, et comme par le plus grand des +hasards, quelque jeune paysanne oubliée comme une fraise au bord d’une +allée du bois. Le roi prenait et savourait la fraise. Le lendemain, +c'était une moissonneuse égarée loin du sillon, ou une batelière +endormie au fond de son bac. La fraise, la batelière et la moissonneuse +n’avaient pas toujours une naissance fort rurale, mais les rois n’y +regardent pas de si près; d’ailleurs Louis XV ne perdait pas le temps en +observation. + +Or, un soir d’automne, Louis XV, en revenant de la chasse, alla souper +comme de coutume au château de Petit-Bourg. La nuit était belle sans +être éclairée par la lune; c'était la pureté sombre d’un ciel étoilé. +Malgré la licence acidulée des propos, le piquant des anecdotes, la +douce ivresse du vin de Champagne, le roi se leva pour sortir. Un signe +avait averti ses compagnons de chasse de ne pas se déranger pour le +suivre. Apparemment il souhaitait d'être seul. On eut l’air de ne pas +comprendre le motif de cette absence, expliquée cependant par une foule +d’absences semblables. C'était le moment où d’ordinaire le roi se +heurtait dans l’ombre à quelque délicieuse surprise. + +Les joues en feu, le pied leste, l’oreille pourpre, il traversait la +dernière pièce qui ouvre sur la terrasse, quand il vit se lever d’un +fauteuil où elle était soucieusement assise une dame qu’il n’avait pas +aperçue au souper. C'était la comtesse de Mailly, sa favorite, une des +cinq charmantes filles du marquis de Nesle. Le roi fut fort étonné de sa +présence, qui n'était pas assurément pour lui la rencontre désirée. +Depuis quelques années, madame de Mailly pouvait difficilement +surprendre Louis XV. + +Sans donner au roi le temps de l’interroger, elle lui dit, avec le ton +d’autorité que les femmes emploient d’ordinaire lorsqu’elles n’ont plus +aucune autorité, qu’elle avait appris avec étonnement (avec indignation, +elle aurait voulu dire) que la place vacante de dame d’honneur de la +reine allait être accordée à une autre qu’elle, comtesse de Mailly, +aimée du roi. Cela était douloureux à penser, honteux à croire, absurde +à supposer. + +Poli autant que la comtesse de Mailly était sourdement irritée, le roi +lui répondit que la reine n’avait encore rien décidé à cet égard. +C'était une chose prématurée ou plutôt remise. A coup sûr, ses droits ne +seraient pas oubliés dès qu’on songerait à donner l’emploi à quelqu’un. + +Après avoir égrainé quelques autres phrases gracieuses, le roi baisa la +main à la comtesse. + +Il veut être seul, pensa madame de Mailly; la trahison s’achève. Une +femme l’attend dans le parc. Mon règne est passé. + +Elle ne se trompait guère. Le roi n’avait plus pour elle que +l’attachement banal de l’habitude, si aisé à rompre, surtout à la cour. + +La comtesse de Mailly marcha prudemment derrière les pas du roi en +frôlant les premières haies du parterre; bientôt elle fut comme lui dans +l'épaisseur du parc. Sa curiosité ne tarda pas à être satisfaite: ses +prévisions l’avaient bien servie. + +Bientôt elle entendit dans l’allée voisine des pas doubles sur le gazon +et deux voix qui se répondaient sous l’ombre des tilleuls. Elle écouta +de toutes les forces concentrées de son attention, le cÅ“ur palpitant, +l’oreille collée au mur de feuillage qui la cachait. + +Le roi disait: Vous êtes bien belle, mademoiselle: pourquoi ne +brilleriez-vous pas à la cour, où vous seriez l’admiration de tout le +monde et mon adoration secrète? Venez-y! votre place y est marquée. La +reine a besoin d’une dame d’honneur; l’emploi vous sera offert demain, +acceptez-le pour l’amour de moi. + +Il y eut un silence et le froissement d’un baiser sur un gant. + +Madame la comtesse de Mailly fut blessée au cÅ“ur par le dard de +l’ambition et de la jalousie. Honte et douleur! elle avait reconnu la +femme à qui le roi avait ainsi parlé. + +Après d’autres dialogues de plus en plus vifs, le couple se sépara +brusquement: un bruit s'était fait entendre. Le roi passa d’un côté, sa +compagne de l’autre. Madame de Mailly suivit les pas du roi. + +La surprise est charmante, en effet, pensa le roi; mais quelle est cette +ombre qui se dirige vers moi en agitant un éventail? C’est jour de +bonheur aujourd’hui. On dirait madame de Lauraguais à sa démarche. + +--Madame de Lauraguais! s'écria le roi. Excusez mon étonnement, madame, +je n’aurais jamais osé compter sur une aussi ravissante rencontre. + +--Madame de Lauraguais! murmura la comtesse de Mailly en déchirant la +petite dentelle de son gant. Elle aussi! + +--Je suis effrayée, sire... + +--Remettez-vous, madame la duchesse, reposez-vous sur mon bras; qui vous +trouble ainsi? + +--Je me suis rencontrée, sire, avec une personne sans doute de votre +connaissance, là -bas au bout du parc. Nous nous sommes coudoyées. C’est +une femme. + +--Une femme! pensa le roi: une troisième? Mes amis ont eu trop de zèle. +Chacun d’eux aurait dû prendre son jour. + +--Ne pensez pas à cela, dit le roi à la duchesse, n'écoutez que ma +reconnaissance. Vous êtes divine d’avoir consenti à vous promener ce +soir dans ce parc; que je vous remercie et que je vous aime! + +--Encore une qu’il aime! dit tout bas la comtesse de Mailly. + +--Encore une qu’il aime! disait aussi tout bas à quelques pas plus loin +la première dame par qui Louis XV avait été abordé en pénétrant dans le +parc. + +--Sire, dit ensuite la duchesse de Lauraguais, vous m’aimez moins que +vous ne me l’assurez. + +--Et pourquoi cela, je vous prie, belle duchesse? + +--Vous avez promis la place d’honneur à ma sÅ“ur Louise, la comtesse +de Mailly; on le dit du moins dans le monde. + +--Le monde est dans l’erreur. + +--Et l’on ajoute que vous la donnerez pourtant à ma sÅ“ur Félicité. + +--Autre invention! + +--On connaît déjà ma chute, pensa douloureusement madame de Mailly: on +me remplace publiquement dans le cÅ“ur du roi par ma sÅ“ur! + +--Voilà qui est loyal de la part d’une sÅ“ur cadette, dit à elle-même +celle que madame la duchesse de Lauraguais désignait sous le nom de +Félicité. + +--Et qui donc aura la place de dame d’honneur? demanda la duchesse de +Lauraguais, qui, avec infiniment moins de beauté et d’esprit que ses +deux sÅ“urs, avait toute l'étourderie de son extrême jeunesse. + +--Devinez, répondit le roi en lui enlevant une épingle d’or de sa petite +perruque galamment poudrée. + +--Et votre majesté voudrait-elle bien me dispenser de deviner le motif +pour lequel il m’a été fait violence? s'écria tout-à -coup une quatrième +femme en se jetant sur le passage du roi, renversé par cette apparition. +On devine que la duchesse de Lauraguais n'était plus là . + +--Oui! votre majesté serait-elle assez généreuse pour m’expliquer le +motif de ma présence ici, quand rien, j’ose le dire, ne m’a fait +solliciter cet honneur? + +--Encore un zélé maladroit, pensa Louis XV. Il paraît qu’on m’aura +entendu louer les attraits de la marquise de Flavacourt, et voilà qu’on +la conduit par force à mon souper de Petit-Bourg! Je suis trop bien +servi aujourd’hui. + +--Madame la marquise, répondit le roi, peu habitué à se déconcerter dans +les aventures de ce caractère, on aura commis une erreur dont je +rechercherai la cause, quoique, je l’avoue, il me soit pénible de m’en +plaindre. + +--Des hommes ont renversé mon cocher, un d’eux s’est emparé du siége, et +j’ai été menée à ce château, dans ce parc. Je suis une de Nesle, +marquise de Flavacourt! + +--Je vais vous faire reconduire chez vous, madame la marquise, avec tous +les honneurs respectueux dus à votre personne. Mes valets vous +escorteront avec des flambeaux. + +--Ces marques de respect, sire, me touchent beaucoup; mais ce trop +d’honneur obtenu pourrait m’en faire perdre davantage. Permettez que je +me retire sans bruit, et satisfaite de la réparation que votre majesté +daigne me donner. + +--Je vous dois encore quelque faveur plus grande, charmante marquise, +reprit Louis XV, qui, revenant à la galanterie malgré sa dignité +affectée, ignorait qu’auprès de lui la comtesse de Mailly, et ses deux +sÅ“urs, celle qui devait être bientôt la comtesse de Vintimille et la +duchesse de Lauraguais, trois femmes! l'écoutaient avec un égal dépit et +un désir égal de voir comment le roi et la marquise de Flavacourt se +sépareraient. + +--Sire, je n’attends de votre majesté qu’une grâce, celle de me +permettre de ne point accepter la proposition qui m’a été faite +aujourd’hui par la reine. + +--Parlez! + +--Depuis long-temps, sire, j’avais renoncé à paraître à la cour, et vous +savez pour quelle raison je n’ai pas déguisé ma répugnance. Ma sÅ“ur +la comtesse de Mailly n’est pas votre femme. Aujourd’hui la reine +m’offre la place de dame d’honneur, et je me trouve brutalement traînée +à Petit-Bourg: souffrez que je n’interprète pas cette double +circonstance. Je penserais que le choix de la reine a été mis à prix par +certains favoris, sans consulter ni votre majesté, ni la reine, ni moi. +Maintenant je profite de votre permission, et me retire. + +Et les trois autres femmes cachées dans l’ombre de dire: + +La comtesse de Mailly: C’est fini! On conspire contre moi. Me remplacer +par ma sÅ“ur Hortense! Et le roi qui a de l’affection pour toutes les +trois? + +La future duchesse de Vintimille murmurait: Si ma sÅ“ur, la comtesse +de Mailly, entendait cela! + +Et si mes sÅ“urs les comtesses de Vintimille et de Mailly étaient ici! +disait madame de Lauraguais. + +--Adieu donc, madame la marquise! dit le roi à madame de Flavacourt, et +croyez bien en partant que c’est moi qui ai couru le plus grand danger. + +Cette dernière conversation avait ramené le roi et madame de Flavacourt +tout près du château. Tandis que celle-ci allait regagner la grande +allée qui aboutit à la grille placée sur le chemin de Fontainebleau, et +que le roi foulait déjà les marches du perron, des hommes portant des +flambeaux paraissent au seuil de la porte, et au milieu d’eux ils +laissent voir tous les gentilshommes et toutes les dames du souper. On +venait lui présenter la belle duchesse de Châteauroux, qui accourait de +Paris pour remercier le roi d’avoir contribué à la faire nommer dame +d’honneur de la reine. + +Et les cinq sÅ“urs se trouvèrent en présence: la comtesse de Mailly, +sa sÅ“ur Félicité, plus tard comtesse de Vintimille, la duchesse de +Lauraguais, la marquise de Flavacourt et la duchesse de Châteauroux, +toutes les cinq filles du marquis de Nesle. + +Louis XV aima les cinq sÅ“urs. On dit qu’il ne fut aimé que de quatre; +la cinquième, la marquise de Flavacourt, résista au roi. C’est la seule +dont l’histoire ne se soit pas occupée. + +La possession de Petit-Bourg par madame la duchesse de Bourbon se +rattache à une date peu éloignée de 1750. Jusqu'à la révolution +française, cette princesse, aussi douce, aussi bonne qu’aimable et que +jolie, ajouterons-nous, si nous nous en rapportons à la mémoire fort +complaisante pour nous de quelques gentilshommes du temps, résida +fréquemment dans ce château, où sa piété mystique s’exaltait sans +obstacles jusqu’aux plus profondes sphères de la rêverie. + +Fille du duc d’Orléans, le petit-fils du régent, elle avait épousé le +duc de Bourbon, celui dont la fin tragique n’a cessé d'être un problème +que pour la justice des tribunaux. La vie de cette femme élevée exercera +un jour la plume curieuse de ces bons esprits investigateurs qui +relèvent tous les passés de quelque prix et les remettent en honneur. Sa +jeunesse ne serait pas la page sérieuse. En 1778, on était peu sérieux +encore, et la duchesse n’avait pas vingt ans. Un excès de jalousie lui +souffle la mauvaise pensée d’aller au bal de l’Opéra, le mardi gras de +1778. Elle y va pour railler sous le masque madame de Can..., aimée +autrefois, aimée encore peut-être du duc de Bourbon. Ce soir-là , M. le +comte d’Artois donnait le bras à madame de Can... Tous trois étaient +masqués; tous trois se reconnaissent pourtant. Double jalousie au +cÅ“ur de la duchesse, qui avait été favorablement remarquée, il y +avait peu d’années encore, par le comte. Elle poursuit madame de Can..., +l’embarrasse, la mortifie, la torture si bien, que la victime du bal +abandonne de honte le bras de son cavalier et se perd dans la foule. La +partie ne resta plus engagée qu’entre la duchesse de Bourbon et le comte +d’Artois. Poussant l’esprit un peu au-delà des bornes permises, la +duchesse s’oublia au point d’enlever le masque au sérénissime +interlocuteur. Irrité, le comte d’Artois arrache alors celui de madame +de Bourbon et le lui lance tout broyé au visage. C'était un soufflet. + +Les suites de ce scandale remuèrent la cour et la ville. La cour fut en +apparence pour le comte d’Artois, la ville ouvertement pour le duc de +Bourbon. Un moment eut lieu où la bravoure du frère du roi fut +cruellement mise en doute; affront immérité, ainsi que l'événement le +prouva. + +«Contez-moi donc comment cela s’est passé.--(Mémoires du baron de +Besenval.) + +»Ce matin, me répondit le chevalier de Crussol, avant de partir de +Versailles, j’ai fait mettre en secret, sous un coussin de la voiture, +sa meilleure épée. Quand nous sommes arrivés à la Porte-des-Princes +(bois de Boulogne), où nous devions monter à cheval, j’ai aperçu M. le +duc de Bourbon à pied, avec assez de monde autour de lui. Dès que M. le +comte d’Artois l’a vu, il a sauté à terre, et allant droit à lui, il lui +a dit en souriant: _Monsieur, le public prétend que nous nous +cherchons_. + +»M. le duc de Bourbon a répondu en ôtant son chapeau: _Monsieur, je suis +ici pour recevoir vos ordres_.--_Pour exécuter les vôtres_, a repris M. +le comte d’Artois, _il faut que vous me permettiez d’aller à ma +voiture_; et étant retourné à son carrosse, il y a pris son épée; +ensuite il a rejoint M. le duc de Bourbon. + +»Les éperons ôtés, M. le duc de Bourbon a demandé la permission à M. le +comte d’Artois d'ôter son habit, sous prétexte qu’il le gênait. M. le +comte d’Artois a jeté le sien, et l’un et l’autre ayant la poitrine +découverte, ils ont commencé à se battre. M. le duc de Bourbon a +chancelé, et j’ai perdu de vue la pointe de l'épée de M. le comte +d’Artois, qui apparemment a passé sous le bras de M. le duc de Bourbon. +_Un moment, messieurs_, leur ai-je dit, _en voilà quatre fois plus qu’il +n’en faut pour le fond de la querelle_. + +»_Ce n’est pas à moi à avoir un avis_, a repris M. le comte d’Artois. +_C’est à M. le duc de Bourbon à dire ce qu’il veut: je suis ici à ses +ordres_. + +»Monsieur, a répliqué M. le duc de Bourbon en adressant la parole à M. +le comte d’Artois et en baissant la pointe de son épée, _je suis pénétré +de reconnaissance de vos bontés, et je n’oublierai jamais l’honneur que +vous m’avez fait_. + +»M. le comte d’Artois ayant ouvert ses bras, a couru l’embrasser, et +tout a été dit.» + +Les préliminaires de ce duel royal entre le duc de Bourbon et le comte +d’Artois sont la plus agréable partie des Mémoires du baron de Besenval, +qui s’y montre du reste fort peu partisan des opinions philosophiques de +la duchesse de Bourbon. + +Ce furent ces opinions, mais passées à l'état mystique le plus éthéré, +qui lièrent d’une sympathie tendre le Swedenborgiste Saint-Martin et la +duchesse de Bourbon. Leur intimité commença avant la révolution, la +traversa malgré les distances et l’exil, et se rétablit après la grande +tourmente. Le sublime métaphysicien, cet homme rare dont les écrits ne +sont pas connus de cent personnes en France, et qui aura un jour une +impérissable célébrité, allait répandre dans le parc silencieux de +Petit-Bourg ses harmonieuses doctrines, que recueillaient le marquis de +Lusignan, le maréchal de Richelieu, le chevalier de Boufflers, et +surtout la duchesse de Bourbon. C’est là que fut expliquée pour la +première fois en France la parole apocalyptique de Jacob BÅ“hm. Ainsi, +il était écrit que les gens de qualité faciliteraient le passage à tous +les grands courans d’idées affluant de toutes parts vers Paris. Un +marquis protégeait le magnétisme, des barons et des ducs allaient +transformer les états-généraux en constituante, c’est-à -dire la +monarchie en république; une duchesse, un chevalier, un maréchal, se +passionnaient pour les plus larges écarts de l’instinct religieux. + +Parmi les milliers de formes politiques enfantées par les exubérantes +imaginations de l'époque, on ne doit pas oublier celle de la duchesse de +Bourbon: 1º Rendre les hommes vertueux et libres; 2º qu’ils aient tous +le nécessaire pour vivre; 3º qu’il n’y ait de distinction parmi eux que +celles que doivent établir la vertu, l’esprit, les talens et +l'éducation; 4º donner à chaque homme les moyens de parvenir au degré +que ses facultés naturelles pourraient lui permettre; 5º qu’il y ait +liberté de religion; 6º _qu’il soit honteux d'être riche et de se +mettre au-dessus des autres_; 7º que celui qui reçoit salaire doive +obéissance à celui qui le paie; 8º que la vieillesse soit honneur pour +les jeunes gens; que la convenance des cÅ“urs dicte les mariages; 9º +que tous les états soient également honorables et honorés; 10º que la +loi punisse le crime sans donner la mort; 11º que les juges soient +irrécusables; 12º que tous les citoyens soient nés soldats; 13º être +frugal et simple; 14º pour y parvenir, que ceux qui gouvernent donnent +l’exemple de toutes les vertus; 15º que le choix des magistrats soit +fait par le peuple d’après une liste faite par les ministres du culte, +que je suppose des êtres divins; 16º quant au mode de gouvernement, je +n’ai point d’idée sur cela; mais en mettant en vigueur les règles que je +viens d'établir, il serait bon, quel qu’il puisse être[E]. + +Voilà ce que pensaient, à l’extrême fin du dix-septième siècle, et ce +qu’osaient écrire les gens de cour, une duchesse de Bourbon, une +princesse de sang royal. + +Soit qu’en se rapprochant de la funeste réalisation de son système, la +duchesse de Bourbon finît par en comprendre les dangers, soit que +Saint-Martin eût pris de plus en plus de l’empire sur ses idées, elle se +renferma dans son mysticisme derrière ses beaux arbres de Petit-Bourg, +d’où la révolution ne devait pas tarder à l’exiler, et tête-à -tête avec +le grand, l’immortel illuminé d’Amboise, elle écrivit sur la religion et +le monde invisible. C’est à cette série d'écrits que Saint-Martin +répondait de Lyon en 1793, par la publication de son _Ecce homo, ou le +nouvel homme_; réfutation aimante, tendre, pleine d’inspirations +voilées, mais allant au cÅ“ur et à la persuasion par on ne sait quel +chemin; c’est par ces mots, adressés comme tout le reste du livre à la +duchesse de Bourbon, que Saint-Martin termine son Ecce homo: + +«Ne te donne point de relâche que cette ville sainte ne soit rebâtie en +toi, telle qu’elle aurait dû toujours y subsister, si le crime ne +l’avait renversée, et souviens-toi que le sanctuaire invisible où notre +Dieu se plaît d'être honoré, que le culte, les illuminations, qu’enfin +toutes les merveilles de la Jérusalem céleste peuvent se retrouver +encore aujourd’hui dans le cÅ“ur du nouvel homme, puisqu’elles y ont +existé dès l’origine.» + +Rien n’est plus clair que ces paroles quand on s’est un peu brisé au +langage des illuminés, hommes sur lesquels le dernier mot n’a pas été +dit. Ils auront encore un jour dans les siècles; mais qu’on juge de +l’attachement plus qu’humain qui s'était formé entre la duchesse de +Bourbon et Saint-Martin par cette réflexion du saint Jean de +l’illuminisme: + +«Il y a deux êtres dans le monde en présence desquels Dieu m’a aimé; +aussi, quoique l’un fût une femme (M. B.), j’ai pu les aimer tous deux +aussi purement que j’aime Dieu, et par conséquent les aimer en présence +de Dieu, et il n’y a que de cette manière-là que l’on doive s’aimer, si +l’on veut que les amitiés soient durables.» Tout est mystérieux dans la +vie et dans la mort de cet homme extraordinaire. Il prédit la minute de +sa mort, quoique en parfaite santé au moment de sa prophétie; sûr de ce +qui devait arriver, il alla déjeuner chez un de ses amis, ancien +sénateur, causa jusqu’au dessert; puis il se leva pour se reposer dans +une autre pièce; là , il s’assit dans un fauteuil, regarda le ciel et +mourut. C'était le 13 octobre 1803. + +Si nous n’avons pas cité les marquis de Poyanne et de Raye, l’un et +l’autre possesseurs de Petit-Bourg avant madame la duchesse de Bourbon, +ce n’est point par oubli, mais bien à cause de la stérilité des +recherches que nous avons faites. Nous avons découvert seulement que le +marquis de Raye réunit à la seigneurie le domaine de Neufbourg. + +La révolution ayant dépouillé la duchesse de Bourbon de ses propriétés, +le château de Petit-Bourg fut acquis à la nation, terrible châtelaine. +Il est juste cependant de constater que la république ne mit, contre son +usage, aucune filature de coton dans les salons à chicorée et à +coquilles d’or. + +Un acquéreur se présenta dans ces temps orageux, et sauva Petit-Bourg +d’un abandon qui, en se prolongeant, eût été aussi funeste qu’une +dégradation violente. M. Perrin, fermier des jeux, acheta le château à +la nation. Sans porter une curiosité indiscrète dans ce dernier contrat +de vente, il faut croire aux bons souvenirs que M. Perrin a laissés dans +la commune. C’est à ce propriétaire que M. Aguado acheta Petit-Bourg en +1827. + +En 1814, Petit-Bourg fut occupé par le prince de Schwartzenberg, +commandant en chef des armées alliées, réunies contre la France. Il y +établit son quartier-général; de cette position, il observait les +mouvemens de Paris et de Fontainebleau, où se faisaient et se +défaisaient les grands événemens historiques du moment; on avait logé +dans les propriétés voisines les principaux officiers autrichiens, +bavarois et prussiens. Les soldats s'étaient établis dans les bourgs et +villages des environs, et en si grand nombre, que beaucoup de familles +avaient été forcées d’en recevoir jusqu'à vingt; impôt écrasant, +inévitable, odieux; mais c'était la guerre. Quelque sévère que fût la +discipline en vigueur parmi les troupes coalisées, il se commettait +chaque jour, chaque heure, des actes de violence. Un jour, un champ +était dévasté par le pas des chevaux; un autre jour, des arbres étaient +coupés dans un parc, afin d’avoir du bois en quantité suffisante pour +faire cuire ces énormes morceaux de bÅ“uf encore présens à la mémoire +de la génération envahie. Et que de légumes volés! que de fruits +emportés avant la maturité, luxe dont se moquaient les cosaques! que de +petits pillages autour d’une ferme! Å“ufs, poules, poulets; rien n’est +filou comme un vainqueur. Tout est égal d’ailleurs; un royaume conquis, +c’est un gros Å“uf volé; une poule volée, c’est un petit royaume +conquis. La campagne de France fut mortelle à nos propriétés rurales; +tantôt livrées sans défense à la rage affamée des alliés, tantôt +occupées par les Français reprenant l’avantage ou battant en retraite. +Telle ferme de la Champagne a été deux fois en un jour prise par les +Français et par les Prussiens. + +Il vint un moment, pendant l’occupation étrangère, où les habitans +n’osaient plus se plaindre aux chefs, tant la législation militaire +était terrible contre le soldat délinquant: le fouet jusqu’au sang, +jusqu’aux os, pour un léger vol; la mort pour une faute plus grave. Par +humanité, on aimait mieux endurer la perte d’un mouton ou de quelques +livres de fruits que de faire passer par les armes le malheureux +maraudeur. + +Cependant un vol fut commis si audacieusement, que la victime ne put +empêcher sa colère d'éclater: c'était un fermier des environs de +Soisy-sous-Étiolles. Obligé d’aller passer avec sa famille trois ou +quatre jours à Villeneuve-Saint-Georges, il confia sa ferme à +quelques-unes de ces femmes de la campagne dont l’emploi est d’aller +vendre au marché deux fois par semaine le beurre et le fromage. + +Instruits du voyage du fermier, des soldats allemands s’introduisirent +la nuit dans son cellier; ils lui emportèrent le premier jour tout son +vin en bouteilles, et, le second jour, les quatre ou cinq cents +bouteilles de vins fins réservées pour les solennités patronales. Le +déménagement se fit en silence et comme une reconnaissance de nuit. +J’ignore si les Å“ufs et les poules n’eurent pas un peu à souffrir de +l’invasion; la grande affaire n’a pas laissé de place au retentissement +des coups de main. + +Quand le fermier rentra chez lui, de quel douloureux spectacle ne fut-il +pas frappé? D’un saut, mais d’un saut de loup, car la colère est une +bête fauve, il franchit les terrains qui le séparaient de la Seine, +traversa la rivière, et se rendit au quartier-général du prince de +Schwartzenberg, à Petit-Bourg; car il ne doutait pas que les voleurs ne +fissent partie des régimens campés dans les différentes communes du +canton. Les preuves abondaient, clous de souliers, pompons, boutons +d’habit, mille et une pièces de conviction. Un Allemand est trop naïf +pour ne pas oublier derrière lui autant de preuves qu’en exige une +sentence. + +Le prince, avec son affabilité ordinaire, donna audience au fermier. La +plainte écoutée, il lui demanda s’il savait à quelle peine seraient +infailliblement condamnés les soldats allemands contre lesquels il +demandait justice. «Je le sais, répondit le fermier; mais ils l’ont +mérité.--Réfléchissez bien, ajouta le prince, et revenez me voir demain; +si vous persistez, il y aura jugement et condamnation à mort, cela va +sans dire. + +--Ma résolution est toute prise, pensa le fermier en se retirant. Je ne +vois pas pourquoi ces pillards seraient épargnés; ce n’est pas ma faute +si leurs lois les condamnent à mort; je me serais contenté de la prison. + +--Eh bien! dit le prince de Schwartzenberg en recevant le lendemain le +fermier de Soisy-sous-Étiolles; qu’avez-vous décidé? + +--Que je ne renoncerai pas à les poursuivre devant le conseil de guerre, +répondit celui-ci. + +--Auriez-vous été soldat, par hasard? lui demanda encore le prince. + +--Nous avons tous été soldats, à mon âge, dans le pays. + +Le prince s’arrêta pour penser. + +--Les trois soldats allemands qui ont volé votre vin, reprit-il, me +seront livrés ce soir; on les connaît. Je vous prie de venir encore +demain ici avant l’heure où le conseil s’assemblera pour les juger. +Soyez au château à dix heures du matin. + +Le fermier fut exact; rien jusque alors n’avait ébranlé sa détermination +d'être vengé. Ancien soldat, comme il l’avait dit, il avait dans le +cÅ“ur la colère bruyante du paysan pillé et la colère silencieuse du +soldat vaincu. La raison et la pitié étaient fort à l'étroit entre ces +deux passions. + +--Voilà les trois soldats dont vous avez à vous plaindre; ce sont trois +frères, Saxons tous les trois, dit le prince au fermier. + +--Je ne m’attendais pas à voir trois frères dans mes pillards, se dit le +fermier; c’est dur de les faire fusiller; mais c’est leur faute. + +--Avant de les envoyer devant leurs juges, il m’a plu, dit le prince, de +vous réunir vous et eux à ma table. Messieurs, nous allons déjeuner tous +les quatre. Asseyons-nous. + +Quand les trois autres invités, assez embarrassés d’abord de leur +position respective, eurent bu les deux ou trois coups de vin vieux que +leur avaient versés les domestiques, ils commencèrent à s’habituer à +leur propre présence. + +--Où avez-vous fait la guerre? dit ensuite le prince au fermier. + +--En Italie et en Allemagne, mon prince. + +Comprenant parfaitement le français, les trois Saxons écoutaient de +toutes leurs oreilles. + +--Étiez-vous à la prise de telle ville? lui demanda le prince. + +--Sans doute. + +--Et de telle autre? + +--Oui, prince, et c'était chaud; nous débusquâmes l’ennemi de derrière +une ferme, nous incendiâmes la ferme; puis tout fut à nous. + +--A votre santé, dit le prince en versant un verre de bordeaux au +fermier; continuez. + +Les trois Saxons écoutaient toujours. + +--Dame! nous fîmes ensuite comme en pays conquis; nous mangeâmes, nous +bûmes, nous nous logeâmes chez le bourgeois. J'étais logé chez un +prêtre, moi. Pendant deux mois, je puis dire que les poulets ne +quittaient pas la broche. + +--A votre santé, monsieur le fermier.--Le prince versa de nouveau. + +--Son vin était fameux, si ses poules étaient grasses. Je bus jusqu’au +dernier flacon. + +--Il vous avait sans doute prié de l’en débarrasser. + +--Ah! que non, le vieil avare! Mais j’aurais voulu voir qu’il m’eût +empêché de saigner sa cave! + +--Et s’il n’eût pas consenti à vous en livrer les clefs? + +--J’aurais enfoncé la porte. + +--A votre santé, monsieur le fermier. Ah! vous eussiez enfoncé la porte; +et le conseil de guerre?... + +--Bah! bah! le conseil de guerre en pays conquis! Eh bien! oui: j’eusse +été peut-être condamné à être mis à la queue du régiment. + +--Une plume et du papier, dit le prince à ses domestiques. + +«Moi, fermier à Soisy-sous-Étiolles, écrivit le prince, ancien soldat, +ayant fait la guerre en Allemagne, où j’ai quelquefois bu, sans leur +permission, le vin des personnes chez lesquelles j'étais logé, et +n’ayant jamais été puni pour cela, consens à ce que les trois soldats +saxons qui ont pillé mon cellier soient, pour cette faute, condamnés à +mort sur-le-champ.» + +--Signez donc, monsieur le fermier. + +Le fermier prit son chapeau et son bâton pour gagner la porte. + +--Je ne veux pas que vous partiez ainsi, dit le prince en riant: estimez +votre perte, et nous réglerons ensuite tous les deux. Faites comme si je +vous avais acheté votre vin. + +--Sortez! dit-il ensuite aux trois Saxons. Je vous condamne à boire de +l’eau pendant trois mois. + +C’est aussi au château de Petit-Bourg que se conclurent plusieurs actes +de haute politique dont le souvenir ne se perdra jamais. Là , le général +en chef des troupes coalisées contre la France, le prince de +Schwartzenberg, traita avec le duc de Vicence et le prince de la Moskowa +des deux abdications de Napoléon. On n’apprendra à personne que la +première de ces deux abdications fut rejetée par le gouvernement +provisoire, à cause de l’article additionnel où l’empereur disait ne +résigner le pouvoir qu’en le déléguant à son fils, et que la seconde fut +enfin acceptée en ces termes par Napoléon: «Les puissances alliées ayant +proclamé que l’empereur Napoléon était le seul obstacle au +rétablissement de la paix en Europe, l’empereur Napoléon, fidèle à son +serment, déclare qu’il renonce, pour lui et ses héritiers, aux trônes de +France et d’Italie, et qu’il n’est aucun sacrifice personnel, même celui +de la vie, qu’il ne soit prêt à faire à l’intérêt de la France.» On +sait qu’avant même ce moment de déchéance difficile, impossible à +éluder, quoi qu’on en ait dit, Napoléon avait vu s'éloigner de lui la +plupart de ses plus pompeux compagnons d’armes. Le soleil impérial +s'éteignait; il s'était éteint. De Fontainebleau à Paris, la longue +chaussée était couverte d'équipages fugitifs, qui se hâtaient de gagner +au galop les riches hôtels du Roule et de la Chaussée-d’Antin. La +victoire brûlait de rentrer dans ses meubles, d’accrocher le glaive sous +les couronnes, de jouir du repos enfin. On a beaucoup trop blâmé la +conduite des généraux de l’empereur, à cette époque de démembrement +définitif. Leur rôle était fini comme celui de Napoléon; seulement +Napoléon ne voulut pas comprendre cette poignante vérité, lui qui, à la +rigueur, ne disputait avec tant d’acharnement le terrain incendié devant +et derrière lui que pour reprendre ce qu’il avait conquis; position +exactement semblable à celle de ses capitaines. Sans être vieux, ils +avaient vieilli; ils étaient blessés; tous étaient mariés; beaucoup +d’entre eux avaient des enfans à élever. Après tout, l’heure était venue +pour eux, comme elle vient pour les hommes d’obscure condition, de jouir +des fruits de la peine prise dans la jeunesse. On a dit que, Napoléon +les ayant créés ducs, princes, maréchaux, ils ne voulaient plus du jeu +de la guerre. Le motif nous paraît plus que suffisant. N’est-il pas +parfaitement fondé en raison? Pourquoi objecter que c'était peu +patriotique? Est-ce que Napoléon était rigoureusement encore la patrie +en 1814? + +Cet événement historique de l’abdication de Napoléon, convenue au +château de Petit-Bourg, se relie à un autre fait sur lequel la +génération prochaine aura peut-être à revenir et à se prononcer. Nous +voulons parler de la défection du sixième corps, commandé par le duc de +Raguse. C’est de Petit-Bourg à la rue Saint-Florentin que la mémorable +dépêche fut transmise par le prince de Schwartzenberg. On connaît le +résultat foudroyant qu’elle eut au milieu du conseil des princes +coalisés, qui avaient hésité jusque là s’ils accepteraient ou +repousseraient l’abdication de Napoléon en faveur de son fils. L’opinion +monarchique, par l’organe d’un de ses bons écrivains, M. F.-P. Lubis, +présente à vingt-cinq ans de distance ce grand événement de la défection +du duc de Raguse, dans les termes que nous lui empruntons, _Histoire de +la Restauration_, pages 214 et 215, 1er volume: «Le roi de Prusse se +prononça contre la régence. L’empereur de Russie hésitait toujours. Il +n’y eut qu’une voix pour renverser Napoléon. L’avis fut même ouvert de +marcher sur Fontainebleau, de lui livrer une dernière bataille, et de +faire les plus grands efforts pour s’emparer de sa personne. Le désir +d'éviter une nouvelle effusion de sang empêcha de prendre ce parti. Le +conseil se sépara, au surplus, sans rien conclure, Alexandre ayant remis +au lendemain pour se décider. + +»Peu d’instans après, cependant, les commissaires de Napoléon trouvèrent +le czar dans des dispositions bien différentes de celles dont ils +avaient conçu un si favorable augure. La conférence languissait sans +qu’il eût fait connaître sa décision, lorsqu’un aide de camp vint lui +remettre une dépêche, en ajoutant quelques mots en langue russe, qui +furent compris du duc de Vicence. «Mauvaise nouvelle!» dit celui-ci +d’une voix concentrée aux maréchaux, étonnés de sa soudaine pâleur. + +«Messieurs, reprit Alexandre après avoir lu, je résistais avec peine à +vos instances, voulant donner une marque de mon estime particulière à +l’armée française, que vous représentiez. Mais cette armée, dont vous +faites valoir le vÅ“u unanime, se met en opposition avec vous. Sa +volonté, en effet, la connaissez-vous bien? Savez-vous ce qui se passe +au camp? Savez-vous que le corps de M. le duc de Raguse s’est rangé tout +entier de notre côté?» + +»Les plénipotentiaires s'écrièrent que cela était impossible. «Lisez,» +repartit Alexandre en mettant sous leurs yeux la dépêche signée de la +main du prince de Schwartzenberg. Ils regardèrent d’un air interdit le +duc de Raguse: le maréchal était au désespoir. + +»Ainsi fut perdue la cause de la régence.» + +Sans regretter les jours à jamais éteints de puissance seigneuriale, +plus chers à l’imagination qu’au cÅ“ur de la génération vivante, il +faut leur rendre la part de justice qu’ils méritent. Remplacera-t-on au +sein de la population des campagnes, condamnée à être long-temps encore +nécessiteuse, malgré tous les essais de la politique, l’ascendant +généreux des riches familles titrées? Je sais que leur générosité +n'était pas gratuite, et qu’il n'était pas toujours difficile aux +seigneurs d'être magnifiques une fois l’an, quand ils grossissaient +leurs revenus d’une foule d’impôts vexatoires. Mais l'état n’est-il pas +aussi de nos jours un seigneur exigeant? Et n’est-ce pas la dîme, +n’est-ce pas la corvée sous d’autres noms moins flétrissans, que +l’octroi, les portes et fenêtres, le personnel, la garde nationale et la +conscription? On dit qu’au bon plaisir du maître a succédé l'égalité +devant la loi. Il y aurait beaucoup à écrire sur cette égalité et cette +loi. Enfin, serait-il vrai, et je pourrais l’admettre, que la commune +eût détrôné avec avantage pour les masses l’antique féodalité, la +commune n’en demeurerait pas moins un être froidement de raison, opérant +le bien sans chaleur, sans enthousiasme, et surtout sans amour. La +commune a-t-elle une figure, une voix? Qui la connaît? Qui l’aime? Soyez +réduit à la misère, la commune est une maison lugubre où l’on vous donne +un morceau de carton que vous échangez contre un pain; soyez malade, la +commune, sous les traits d’une autre maison, vous jette une carte qui +vaut un lit de fer dans un hôpital; mourez sans laisser cent sous pour +le fossoyeur, la commune délivre à votre frère ou à votre ami un autre +morceau de carton avec lequel il a la faveur de vous couvrir d’un peu de +terre sans frais. Ceci est à peu près toute la commune. Il n’y a rien à +reprendre à son humanité; mais qu’elle est triste et glacée! Qu’est-ce +qu’une générosité inaccessible à la reconnaissance? N’aimez-vous pas +mieux, dans un autre ordre d’organisation sociale, ce seigneur matinal +qui frappe à chaque chaumière, se fait ouvrir, entre, invite chacun à +lui dire son désir ou sa plainte? Si ce n’est lui, sa femme ou sa fille +parcourent le bourg au milieu de la nuit, pendant l’hiver, et voient à +travers les fentes de la porte le lit sans couverture, ou le foyer sans +feu. Pourquoi avoir constamment oublié l’immense contre-poids que +faisaient les femmes à la dureté, à la violence, au despotisme de +quelques seigneurs? Et la considération est grave à peser. Quand chaque +village avait pour patronne terrestre une femme attentive et humaine, il +restait peu de place en France pour l’absolue misère. Eh bien! voilà les +visages adorés, les mains connues et cherchées dans l’ombre, voilà la +reconnaissance dont nous parlions. Baisez donc la main à la commune: +grande cause de pitié et d’amélioration retranchée du trésor moral de la +nation. Entre le bien qui émane de la commune et celui que faisaient +autrefois les habitans des châteaux, il y a à observer la même +différence qu’entre l'Å“uvre produite par une mécanique et l'Å“uvre +conçue, exécutée par la main de l’homme. La première est exacte, nette, +irréprochable; mais elle est sans vie; la seconde ne vient pas toujours +à point, elle pèche par de grands défauts, des oublis et des +incertitudes, mais le sang et la pensée y ont mis du leur. La commune +est l’imprimerie du bienfait, et la libre indépendance de bien faire +qu’elle a remplacée en était l’autographe. + +Si le propriétaire actuel de Petit-Bourg n’a heureusement à revendiquer +aucun des privilèges de ses prédécesseurs, et il est trop de son siècle +pour s’en plaindre, il n’a pas renoncé, lui, plus riche que la plupart +des premiers possesseurs de son château, au droit de se faire aimer, +non pas de ses vassaux, mais de ses voisins de Ris, de Soisy, d'Évry, et +des villages environnans. On laissera dans la chasteté du silence et de +l’ombre ce qu’il y a mis; il n’est pas d'éloges, si mérités qu’ils +soient, qui fassent pardonner de les avoir écrits, quand nul n’en +réclamait la publicité. Les belles actions sont aussi de la vie privée; +et la presse n’est déjà plus une confidente assez digne pour lui +permettre d’en entendre le récit. + +Nous ne rapporterons d’une foule de traits honorables gravés dans le +cÅ“ur des habitans des communes placées sous le regard du château de +Petit-Bourg, que celui-ci, qui ne doit pas être perdu pour l’histoire du +temps. + +A l'époque fatale où le choléra fit pleuvoir son venin sur Paris et les +départemens voisins, la terreur s'étendit partout. Les riches battirent +en retraite; c'était à qui irait le plus vite en sens inverse, des +nuages chargés de peste et des équipages fuyant Paris. Les riantes +résidences arrosées par la Seine et la Marne se vidèrent; la peur fit +oublier le printemps, qui venait chargé de plumes d’oiseaux, de feuilles +d’arbres et de petites fleurs. Chaque convoi funèbre se croisait avec +vingt voitures haletantes. De tous ces châteaux d’où la mollesse et +l’oisiveté s'étaient envolées, il n’en resta qu’un seul habité; le +château de Petit-Bourg. Ce n'étaient pas les moyens de fuir qui +manquaient au propriétaire; mais partir! fermer brutalement sa porte à +tant de visages attristés! Il attendit. Le mal pourtant grandissait de +jour en jour, d’heure en heure; M. Aguado attendit encore; il resta seul +exposé à toutes les chances du mal, qui allait être sans pitié pour les +communes voisines du château. Enfin, quand on l’eut persuadé que sa +présence ne retarderait pas d’une minute les progrès du fléau, il se +décida à rejoindre sa famille. Mais avant de quitter Petit-Bourg, il se +rendit dans chaque village déjà largement décimé, franchit le seuil de +chaque maison, et il donna à chaque habitant malheureux tous les objets +réclamés par un bien-être sans lequel la mort ne pardonnait à personne: +de la flanelle, des couvertures chaudes, et les meilleurs moyens +curatifs indiqués par la médecine, sans oublier le moyen qui les +comprend tous. Puis il établit une pharmacie au château, y laissant deux +médecins uniquement destinés à soigner les malades du canton. De tels +actes honorent un nom; et fût-il déjà chargé d’une couronne de marquis, +il s'élèverait plus haut encore. + +Aucun village n’a de fête aussi joyeusement colorée que celle de +Petit-Bourg; il en a même deux, l’une en l’honneur du saint de la +localité, l’autre en l’honneur de la patronne de madame Aguado. Toutes +deux font époque dans le souvenir des invités habituels, qui sont +traités ce jour-là aux frais de la maison. Des contentemens sont ménagés +à tous les âges. Aux jeunes filles, une main gracieuse distribue des +mouchoirs aux vives couleurs, des bonnets de dentelles, des croix d’or, +et même des montres. Aux jeunes gens, le sort ou l’adresse réserve des +fusils ou des couteaux de chasse. Indispensable auxiliaire, le vin ne +cesse pas de couler sous les tentes dressées au milieu du parc, tandis +que la danse confond toutes les joies, dans une seule et même joie. Le +château est ouvert à tout le monde, et des tables chargées de gâteaux +arrêtent de loin en loin avec bonheur une circulation intarissable. Si +l’inégalité des fortunes n’avait pas ses abus cruels, c’est dans de +pareils momens qu’on serait tenté d’y faire grâce, et de se dire tout +bas, bien bas, avec la liberté d’esprit la plus absolue, qu’il est +peut-être plus de véritable bonheur possible dans un assemblage de +conditions haut et bas placées, mais s’aimant toutes en sÅ“urs, de la +nécessité de ne pas rompre une harmonie peut-être providentielle, que +dans la violente situation d’une société toujours préoccupée de garder +le niveau. Si l'égalité et le bonheur étaient deux choses distinctes? Si +l’une ne renfermait pas l’autre? Avant un siècle la question sera +éclaircie, et c’est la France encore qui la résoudra. Mais que le +syllogisme lui coûtera horriblement cher à établir! + +Il nous reste à dire l’intérieur du château tel qu’il est aujourd’hui. +Dans la première pièce, qui est, je crois, une salle à manger, on voit +deux tableaux de sainteté d’Annibal Carrache et de Herrera el Viejo +(l’ancien). Nous ne tomberons pas dans le singulier oubli de louer +pompeusement deux peintres dont personne ne voudrait mettre en question +le mérite. Nous nous bornerons à dire que ces deux tableaux, ainsi qu’un +autre de Juan del Castillo, représentant une belle Vierge, sont +parfaitement conservés. Leur éclat n’empêche pas d’apercevoir de +charmans paysages de Demarne et de Dubucourt, et de s’arrêter long-temps +devant de petits poissons peints par Velasquez. Ils frétillent encore; +on a peur de les voir tomber de la toile. C’est d’un goût délicat +d’avoir égayé et adouci les reflets splendides des grandes peintures de +cette salle par les spirituels éclairs d’une série de petits tableaux +flamands signés de Corn-Hagen, Winans, de Van Kessel; je n’oublie pas de +gracieuses fleurs d’Arellano. Il n’y a pas de jouissance plus +intelligente et plus complète que d’avoir sous les yeux tant de +peintures si achevées, et, par les croisées ouvertes, une campagne +inondée des flammes ardentes et douces du mois de mai: ce que Dieu et +les hommes ont créé de beau et de bon. Que Dieu est un grand peintre +flamand! + +A la gauche de cette première salle, où sont les portraits de madame +Aguado et de M. Aguado, peints par M. Lacoma, artiste sans doute aimé de +la maison, car son nom revient souvent, et ceux des principaux ancêtres +du marquis de Las Marismas, s’ouvre, sur le même prolongement, le grand +salon enrichi des peintures de Lucas Jordano, de Domenico Brandi, de +Pietro de Cortona et del Bassano. Il faut se croiser les bras et admirer +en présence de l'Å“uvre de ces demi-dieux. Rien n’est beau comme cela, +si ce n’est ce ciel, ce soleil, cet océan d’herbes et ce fleuve qu’on +voit en se retournant. Quels peintres, ceux qui soutiennent la +comparaison avec le printemps! + +Cristobal Lopez est aussi un artiste délicieux. Quels charmans tableaux, +ceux qu’on voit de lui à Petit-Bourg! Que ses vierges et ses anges sont +aimables! C’est la coquetterie fantasque de Decamps, sa couleur, avec +plus de franchise et de perfection. C’est Decamps avec six pas +d’avantage sur lui. Lopez est beau à toutes les distances, comme les +pierres fines. + +La troisième pièce est le salon d'étude; ainsi que les précédentes, son +unique ameublement se compose de tableaux de maîtres de l'école +espagnole et flamande. C’est _un Ermite_ de Meneses Osorio, c’est _une +Communion de la Vierge_ par Théodore Aderman. Il faut hâter le pas, +cependant, car le temps manquerait même pour saluer, ne fût-ce que d’un +regard furtif, les autres créations semées dans d’autres salles. A +l’opulente oisiveté du maître, il est permis seulement de savourer les +paisibles émotions que donnent un _Christ au poteau_, par Alonzo Cano, +cet homme de génie à peine connu en France, et un autre _Christ sur la +croix_ du triste et monacal Zurbaran. Lui seul, le sévère Zurbaran, a +cette couleur affligée et touchante: il est le Job de la peinture. Ce +Christ n’est pas un de ses moins beaux ouvrages. Ne refusez pas une +halte attentive à un _Samson_ de Vander Kabel. + +Il est facile de s’apercevoir que les noms affectés aux diverses +distributions du château n’ont qu’une valeur fort conventionnelle; +chacune d’elles est un cabinet de tableaux, et rien de plus. On a déjà +vu que la salle à manger, le grand salon et le salon d'étude sont des +travées d’une galerie de peintures; on n’y remarque pas plus de meubles +qu’au Louvre et au Luxembourg. Dans la salle de billard, qui est la +quatrième, nous n’avons pas vu de billard, mais une délicieuse _Vue de +Venise_, par Canaletti et qui peindrait Venise si ce n’est Canaletti? +Un Primatice d’une couleur virginale, deux Velazquez, un _Martyr_ de +Zurbaran, et une _Petite vache_ de Vander Burg. Le Musée espagnol du +Louvre a peu de tableaux de sainteté signés du nom de Zurbaran aussi +remarquables que celui de Petit-Bourg. Nous ne nous exposons guère +qu’aux reproches des faiseurs d’inventaires, en omettant de petites +peintures françaises semées comme des coquelicots importuns à travers +ces belles moissons. Elles sont là , à l’exception de quelques-unes, +cependant, comme une protestation polie du propriétaire; pure courtoisie +castillane. + +S’il est dans tout le château une pièce qui réponde à sa destination +nominale, c’est la dernière de l’aile gauche; une petite bibliothèque, +bourrée de livres espagnols et français. Nous avons été heureux d’y +rencontrer Lopez de Vega et Calderon à côté de Corneille. Une place +d’honneur est réservée au grand ouvrage de l'Égypte, ce beau livre, +exclusivement destiné, par son prix, à ceux qui n’ont pas le temps de +lire. + +On ne doit pas s’attendre à voir plus de meubles dans l’aile droite où +nous entrons, que dans l’aile gauche, dont nous avons épuisé les +distributions peu nombreuses. Elle s’ouvre par une salle à manger, où +rien ne rappelle l’acte qu’on est censé y accomplir; point de buffets, +point de tables, mais une incroyable bataille de Salvator Rosa, un Rose +de Tivoli, les Quatre Saisons par Lesueur, de beaux chiens de Sneyders, +une Naissance et un Baptême de Cristobal Lopez, une Vue de Venise de +Guardi, un charmant Intérieur de Hemskerk, et une collection de petits +tableaux flamands de Van Kessel, de Ferg et de Snaver. Quelle fougue, +quelle rage, et quelle couleur dans le Salvator Rosa! J’ignore si l’on +s’est jamais battu de cette manière-là dans aucun temps, mais +qu’importe? Que n’avons-nous beaucoup de mensonges semblables! Encore un +regard d’adoration pour Cristobal Lopez, et passons dans le cabinet +suivant. C’est la chambre à coucher de M. Aguado. Puisqu’on la désigne +ainsi, et qu’on y a mis un lit, il faut croire que le domestique qui +nous renseigne ne s’est pas trompé. Voici les meubles spéciaux de cette +chambre à coucher, qui n’a pas dû coûter grands frais d’imagination au +tapissier. Un petit Berger d’Albert Kuyp, un de ces petits bergers comme +il n’en existe pas; enfant de roi et de reine, ayant pour vis-à -vis une +bergère de son rang; un Anachorète d’Alexandre Albini, un Christ de +Moya, un Amour fouetté de Luca Jordano, une Vénus de Pomponio di Vito, +un Antoine Moro, un Carlo Maratto, et un Wouvermans comme il y en a peu +au Louvre. Ce serait un crime d’oublier un Annibal Carrache, et un beau +Vander Does, et une impolitesse de ne pas mentionner deux Lancret, qui +vengent à Petit-Bourg notre peinture française, si malencontreusement +fourvoyée là . Que ces deux Lancret sont gracieux et fins! quel berger +fleuri et quelle bergère coquette! Le berger semble sortir d’un bain +parfumé et la bergère aller à l’Opéra. Je donnerais bien des écoles +françaises pour cette bergère et ce berger, excepté l'école de Watteau, +une des premières du monde. + +J’ai dit la chambre à coucher de M. Aguado, sans omettre un seul meuble; +l’omission eût été difficile, j’ai aussi dit pourquoi. N’oublierais-je +pas une petite pendule de quarante francs? On n’a jamais poussé plus +loin le mépris pour les meubles, si ce n’est dans la chambre voisine, +celle de madame Aguado. J’aime ce dédain poussé jusqu'à l’héroïsme: deux +ou trois cent mille francs de tableaux, et pas quinze cents francs de +papier peint et de bois doré. J’appelle cela du goût, de l’esprit, du +bon sens, quand je songe qu’un secrétaire ou une glace eût pris la place +d’un Carrache ou d’un Zurbaran sur la surface de ces murs d’un +très-faible développement. La glace de la chambre à coucher de madame +Aguado est en bois peint en gris. On pardonnera aisément ce défaut de +luxe. Ce Sultan à qui l’on présente une Esclave pour la nuit est +d’Eugène Delacroix, cette Vision de la Vierge est de Cristobal Lopez; +ceci est un Carrache, cette Adoration est de Stella, et cette Religieuse +d’Offemback. Vous ne vous souvenez déjà plus, je pense, de la glace +peinte en gris: serait-elle en or massif et en diamant, vous en +souviendriez-vous davantage? Le boudoir attenant n’est pas plus un +boudoir que la chambre à coucher n’est une chambre à coucher. C’est la +dernière travée où vous attendent des fleurs d’Arellano et de Prevost, +un beau paysage de Van-Berg, un Tiepolo, un Guérin et un charmant +Offemback. Là finit l’aile droite. L’une et l’autre, comme on le voit, +sont moins les deux grandes divisions d’un château que la double galerie +d’un riche musée. + +Le premier et unique étage du château de Petit-Bourg ne sortant pas de +la banalité utile des chambres d’amis, nous en respecterons l’obscurité. + +Sauf erreur, nous pensons avoir cité les beautés intérieures de la +propriété de M. Aguado; elle ne sera jamais mieux entretenue. Elle est +fastueuse, et son faste, quoique d’une date récente, fait honneur à +l’intelligence du maître. Sans la bouleverser de fond en comble, il ne +lui était guère permis d’en changer le caractère. Il y aurait de +l’ingratitude à oublier qu'étranger à notre histoire, il a pris soin de +conserver un monument dont les traditions sont sans parenté avec celles +de son pays. Là où, sur un signe de sa main puissante, car il est plus +riche que beaucoup de souverains, il pouvait faire élever un palais à sa +fantaisie, il a mieux aimé laisser subsister un bâtiment dépassé par +l’art moderne, insuffisant, incomplet, mais plein à jamais de +l’immortelle grandeur de Louis XIV. Si, pour perpétuer le souvenir d’une +visite de ce grand roi, qui était le sien, le duc d’Antin abattit une +allée d’arbres, M. Aguado, entendant mieux ce qu’on doit à un tel +honneur, a conservé le château tout entier. + +C’est par la porte qui s’ouvre sur le parc qu’on découvre les +indescriptibles richesses d’un paysage déroulé sur tous les points du +ciel; et du perron, auquel s’oppose une terrasse tracée dans le goût de +celle de Chantilly et de toutes celles qu’a dessinées Le Nôtre, on +parvient sans fatigue aux premiers arceaux du parc. Caprice que +ratifiera la postérité, les noms des principales allées de cette +élégante forêt sont empruntés aux opéras de Rossini, l’hôte illustre, +fréquent et bien-aimé de Petit-Bourg. Voilà l’allée _Guillaume Tell_, +l’allée de _Sémiramis_, l’allée de _la Pie voleuse_. Nous avons l’espoir +qu’il reste encore beaucoup d’allées à nommer, et que Rossini retournera +un jour en France.--Connais-tu M. Rossini? ai-je demandé à une petite +fille de huit ans qui longeait le mur du parc en se rendant à l'école de +la paroisse.--Oui, monsieur, je connais M. Rossini; c’est un monsieur +qui rit toujours. + +Quelque profond que soit mon respect pour la Charte et l’article où le +sacrifice d’une propriété est prévu dans l’intérêt général, je n’ai pu +voir sans colère les déplorables dégâts causés au parc de Petit-Bourg +par les ouvriers employés au chemin de fer de Paris à Orléans. Ces +honnêtes ingénieurs, qui couperaient en deux leur mère si le tracé +l’exigeait, ont arrêté que l’embranchement destiné à desservir Corbeil, +Melun et Montereau, traverserait la propriété de M. Aguado. Ils ont +déchiré son parc à coups de hache et de bêche; un des plus beaux +fragmens et un bassin superbe resteront de l’autre côté du rail. Ce +triste ruisseau de fer stérilisera une partie de cet admirable terrain, +et cela pour que des nuées de Parisiens aillent dans une heure manger du +fromage à la crême en Brie, comme si l’on ne devait pas toujours se +croire trop près des Parisiens. Triste progrès! Ah! au temps du duc +d’Antin, une société d’hommes d’affaires n’eût pas touché à un seul +arbre de son parc! il est vrai qu’au temps du duc d’Antin il n’y avait +pas de charte constitutionnelle. + +Fondateur d’une école et d’un hôpital à Évry, M. Aguado a plus fait +pour Petit-Bourg que tous les seigneurs ses prédécesseurs. Et ce bien, +il l’a fait sans bruit, sans ostentation, avec la pudeur chrétienne du +désintéressement. + +FIN. + + + + +TABLE DES MATIÈRES + +CONTENUES DANS LE DEUXIÈME VOLUME. + + Pages. + +VAUX 1 + +VILLEROI 113 + +VOISENON 147 + +PETIT-BOURG 237 + +FIN DE LA TABLE DU DEUXIÈME VOLUME. + + +NOTES: + +[A] Cette comète se montra pendant le jugement de Fouquet. Voir les +mémoires du temps. + +[B] De son côté, l'église fut reconnaissante envers les vicomtes de +Melun: elle gardait les tombeaux de Louis Ier, mort sous le règne de +Louis le Jeune; de Guillaume, mort en 1221; de Jean II, que Louis X +appelait notre cousin, et qui fit les fonctions de chambellan sous +Philippe le Long, Charles le Bel et Philippe de Valois, sous le règne +duquel il mourut, en 1347. Elle avait aussi les restes d’Adam de Melun, +chambellan des rois Jean et Charles IV, mort en 1362; de Jean III, fait +prisonnier avec le roi Jean à la bataille de Poitiers, et de Guillaume +IV, tué à la bataille d’Azincourt, et ceux d’autres membres de cette +illustre famille, dont la branche aînée s’est éteinte en 1759. La +branche cadette se perpétue. + +[C] On a vu que cette tradition d’allée de marroniers coupés en une nuit +se retrouve à peu près dans tous les châteaux honorés d’une visite +royale. C’est au lecteur à raisonner son opinion et à décider si le fait +est plus acceptable cette fois que les autres. + +[D] Édition Delangle. + +[E] _Mémoires du comte d’Allonville_. + + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Les Tourelles, volume II, by Léon Gozlan + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES TOURELLES, VOLUME II *** + +***** This file should be named 39513-0.txt or 39513-0.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/9/5/1/39513/ + +Produced by Chuck Greif and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was +produced from images generously made available by The +Internet Archive) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Les Tourelles, volume II + Histoire des châteaux de France + +Author: Léon Gozlan + +Release Date: April 23, 2012 [EBook #39513] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES TOURELLES, VOLUME II *** + + + + +Produced by Chuck Greif and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was +produced from images generously made available by The +Internet Archive) + + + + + + + + +LES TOURELLES. + +II + +Romans du même Auteur; + +LE NOTAIRE DE CHANTILLY, 2 vol. in-8. 15 fr. + +LES MÉANDRES, 2 vol. in-8. 15 + +WASHINGTON LEVERT ET SOCRATE LEBLANC, +2 vol. in-8. 15 + +LE MÉDECIN DU PECQ, 3 vol. in-8. 22 50 + +Sous Presse: + +LA CONJURATION DU SOULIER, roman historique, +2 vol. in-8. + +UNE NUIT BLANCHE, 2 vol. in-8. + +Paris.--Imprimerie de Ve Dondey-Dupré, rue Saint-Louis, 46, au Marais. + + + + +LES + +TOURELLES + +HISTOIRE DES CHATEAUX DE FRANCE, + +PAR + +M. LÉON GOZLAN. + +II + +PARIS. + +Dumont, Libraire-Editeur, + +PALAIS-ROYAL, 88, AU SALON LITTÉRAIRE. + +1839 + + + + +VAUX. + + +I + +Nicolas Fouquet, dernier surintendant des finances, voulut donner dans +son château de Vaux une fête à Louis XIV. + +Le projet eut l'agrément du roi. + +La fête fut fixée au 17 août 1661. + +Six mille invitations furent envoyées. Il y en eut pour l'Italie, pour +l'Espagne et pour l'Angleterre. On vit à Vaux des représentans de ces +trois contrées et les ambassadeurs de tous les peuples. Un roi et une +reine s'y trouvèrent. + +Au nombre des invités étaient Gourville et le maréchal de Clairembault. + +La route de Paris à Vaux était longue, chaude par le mois d'août où l'on +était; ils s'arrangèrent pour la faire de compagnie. Ils partirent de +grand matin dans une calèche massive, qui rachetait ce défaut d'élégance +par une solidité dont le premier avantage était d'asseoir le corps dans +un repos parfait. Gourville n'était pas pressé d'arriver; le maréchal, +qui était un peu gros, n'avait garde de se plaindre de la lenteur de +l'équipage. En ce temps-là, l'activité de feu qui nous fait aujourd'hui +dévorer l'espace était inconnue. A quoi eût-elle servi? on ne devenait +pas noble en courant. D'ailleurs bien empêché eût été celui qui aurait +prétendu aller vite et sans accident sur les grands chemins, même sans +exception de ceux qui ont encore conservé le nom de routes royales. + +Arrivés à la barrière de Fontainebleau, les deux amis, malgré +l'équilibre de leur ame, n'envisagèrent pas sans effroi le long ruban de +chemin qu'ils avaient à parcourir, et qui s'étendait devant eux, blanc +de soleil et de poussière, jusqu'à Villejuif. + +--Où donc nous rafraîchirons-nous, Gourville? + +--J'allais vous le demander, maréchal. + +--Parbleu, à Ris, Gourville, à votre ferme. + +--Merci de la grâce, maréchal; mais d'ici là? + +--D'ici là?... Vous avez donc bien bon appétit? Il est si matin! + +--Ce n'est pas l'appétit..... + +--Si c'est encore la soif, Gourville, nous boirons le coup de l'étrier à +chaque relais, me proposant, mon hôte, de vous faire servir du meilleur +à Beauvoir, à ma ferme aussi. + +Gourville, qui n'avait pas été compris, se tut. + +Une heure après, par le travers de Bicêtre, Clairembault abaissa les +stores et conseilla à Gourville d'en faire autant de son côté. Un +balancement doux, presque nul, le petit cri du sable broyé sous les +roues, l'odeur de la campagne, le bourdonnement des moucherons d'été +autour de la peinture de la calèche, le jour vert et rose filtré par la +soie des rideaux, invitaient les voyageurs au sommeil. + +--Allez-vous dormir, Gourville? + +--Si vous ne causez pas, maréchal... + +--Vous auriez tort, Gourville. Plus tard vous trouveriez le vin amer. +Par cette chaleur, le sommeil épaissit la langue: n'y aurait-il pas +mieux? + +Et le maréchal fit le geste d'arrondir son bras vers les basques de son +habit. A peine le ramenait-t-il avec une certaine circonspection à son +attitude naturelle, que Gourville, par instinct, plus que par imitation, +achevait d'accomplir le même mouvement. Quatre mains se rencontrèrent, +cachant par paire un objet de mince volume. + +C'étaient deux jeux de cartes. + +--Vive vous! Gourville, vous êtes homme de fine prévoyance. + +--A merveille, maréchal, et voyons si vous me battrez comme vous avez +battu les Allemands. + +Enlevé à la banquette, un coussin de velours s'appuya sur nos voyageurs, +qui, illuminés de cette joie discrète et communicative qu'auraient deux +amans à se rencontrer dans un même aveu et à se presser les genoux, +joignirent les leurs et se regardèrent comme sauvés des ennuis de Paris +à Vaux. + +--Un instant! Gourville, pardon. Battez les cartes en attendant. + +--Faites, maréchal. + +Clairembault souleva le store et cria:--Cocher! aussi lentement que vous +pourrez. + +--Monseigneur, plus lentement, c'est impossible. Les chevaux dorment, +s'ils ne sont morts. + +--C'est bien, La Brie, toujours ainsi. + +Le chemin ne fut plus troublé par aucun bruit de roues, les voyageurs +par aucune secousse. Le sifflement des cartes qui effleuraient le +velours du coussin fut seul sensible. En entrant dans Villejuif, +Gourville avait déjà perdu cinq cents belles pistoles. + +Tandis qu'on relayait, lui et son adversaire eurent le temps d'aller +saluer une dame d'Humières retirée dans un château des environs. Ils +étaient de retour que les chevaux étaient à peine attelés. + +De nouveau en route, le maréchal, trop homme du monde, ou plutôt de +cour, pour profiter brutalement de la victoire, proposa la revanche à +Gourville. Gourville accepte. Les cartes sont étalées. Il est inutile de +constater l'imperturbable lenteur des chevaux, bien qu'ils fussent tout +frais sortis des écuries, et que la route de Villejuif à la +Cour-de-France soit unie comme l'eau. + +Gourville n'est pas en veine: il perd cinq cents autres pistoles, puis +mille, puis deux mille, enfin tout ce que Gourville a sur lui en or et +en billets. La perte passe cinq mille. + +--Vous êtes un galant homme, Gourville, et qui valez mieux que le sort. +Je vous joue sur parole ce qu'il vous plaira. Parlez. + +--Non pas sur parole, maréchal; le surintendant a toujours vent des +enjeux, et il a la magnifique générosité de les tenir quand nous sommes +décavés; ce qui est d'une grande ame, je l'avoue. Mais je serais désolé, +cette fois, d'avoir recours à lui pour garantir ma dette. Va, si vous le +voulez, pour ma ferme de Ris, située près du village de ce nom, et où +j'ai déjà eu l'honneur de vous inviter à rafraîchir notre second relais. +Je vous joue, maréchal, ma ferme de Ris. + +--Gourville, ce sera contre vingt mille pistoles, qu'elle vaille plus ou +moins. Mais en trois coups. + +--Soit, maréchal. A vous les cartes. + +Après quelques avantages insignifians, Gourville vit sa jolie terre de +Ris, moulins, eaux, pâturages, fours, métairies, passer à Clairembault. +Ce revers de fortune écrasait Gourville au moment même où la calèche +s'arrêtait à la grille de sa propriété perdue. Jamais elle ne lui avait +paru si belle. Il fit pourtant bonne mine. Sans mauvaise humeur, sans +colère, il sonna son intendant, ses gardes-chasse et ses métayers, et +leur dit à tous: «Désormais, monseigneur le maréchal de Clairembault, +que voilà, sera votre maître. D'aujourd'hui il a tous droits sur vous et +sur cette ferme; saluez-le, et prêtez serment en ses mains!» La +cérémonie fut courte et arrosée d'une bouteille du plus vieux. Habitué +à ces émotions du jeu, à ces fortunes gagnées ou perdues en un instant, +sur une carte ou sur un dé, Gourville n'était pas plus affecté que +Clairembault n'était orgueilleux. + +Les voilà à la Cour-de-France et se dirigeant vers le village de Ris, +descendant cette montagne que Louis XIV n'eut pas le temps d'aplanir, +gloire pacifique qu'il laissa à son arrière-petit-fils. Le voyageur +fatigué boit dans le creux de la main une eau pure, et bénit Louis XV. +Le précipice n'est plus qu'un berceau. + +--Foin de ces cartes qui vous ont trahi, mon bon Gourville! Imitez-moi, +plongeons-les dans cet abîme. + +Et tous deux, d'un commun enthousiasme, lancèrent les cartes du haut de +la montagne dans les cavités béantes à leur côté; héroïsme de joueur! Il +est probable qu'ils en avaient chacun un jeu de rechange dans la poche. + +Pour ne pas trop attrister son ami, Clairembault s'efforça de changer la +conversation. Il lui parla de la fête que le surintendant allait donner +à Louis XIV, de la grandeur de celui-ci, de la magnificence de celui-là, +de la beauté des dames qui figureraient dans les quadrilles; puis il le +ramena, de peur de toucher au jeu, dans cette énumération de plaisirs, à +ses souvenirs de famille, à son beau-père, gouverneur en province, à +ses enfans. + +-Par Dieu! et votre femme, où est-elle en ce moment, Gourville? + +--En Beauce, maréchal, et avant l'hiver, si le surintendant me +l'accorde, j'irai lui rendre mes hommages d'époux. + +--Ah! elle est en Beauce! et chez qui, Gourville? + +--Mais chez moi, dans l'une de mes terres; superbe propriété, maréchal! +Et que n'est-elle sur cette route, je vous aurais montré que le malheur +peut me terrasser, mais non me faire crier merci! Oui, que cette +propriété n'est-elle ici, je serais encore votre homme, Clairembault! + +Adieu les précautions du maréchal, sa prudence à donner un autre cours +aux idées; et ces maudits chevaux qui n'arrivaient pas, qui auraient +donné le temps de jouer toute la chrétienté sur le tapis ou sur le +coussin! + +--M'auriez-vous mal compris? répliqua le maréchal. J'en serais désolé, +mon ami. J'ai jeté les cartes dans les ravins, non parce que je n'avais +pas l'intention de vous offrir la revanche, et que vous n'aviez plus +d'argent sur vous ni de propriété sur la route; seulement, Gourville, +croyez-moi, parce que l'ingrate fortune vous assassinait sans pitié, et +me faisait honte de mon bonheur! + +Un rayon de joie éclaira le visage de Gourville. Joueur délicat, il +savait bien que toute revanche a une fin; mais, joueur acharné, il +désirait l'éloigner le plus possible. + +--Çà, Gourville! marquez-moi votre désir: voulez-vous que, d'ici à mon +château de Beauvoir, je vous tienne encore tête? C'est une lieue de bon. +Voyons, les cinq mille pistoles, la ferme de Ris que je vous ai gagnée, +et, en plus, mon château de Beauvoir, contre votre propriété en Beauce! + +Gourville embrassa le maréchal. + +--Et! oui, Clairembault! s'écria-t-il, et nargue du malheur! Mais des +cartes? + +--Mais des cartes! répéta le maréchal. + +Là-dessus ils renouvelèrent le geste qui avait si heureusement, la +première fois, amené des cartes, et leurs poignets, se rencontrant +encore, heurtèrent deux cornets où sonnaient trois dés. + +--Au passe-dix! + +--Au passe-dix! maréchal. + +Et tandis que les chevaux arrivaient à peine devant les marroniers de +Petit-Bourg, nos deux joueurs, s'échauffant, lançaient les dés et leur +ame à qui mieux mieux. + +Après quelques minutes: + +--Mille excuses, Gourville! + +--Mais comment donc, maréchal? + +--Cocher! cocher! + +--Monseigneur! + +--On vous a recommandé, La Brie, d'aller le plus lentement possible. + +--Monseigneur, depuis dix minutes nous sommes arrêtés. + +--C'est très-bien ainsi. + +On était à Beauvoir. + +Gourville fut vainqueur: la chance avait tourné; on eût dit les dés +pipés, tant ils ramenaient invariablement les plus beaux points contre +Clairembault, qui perdit et les cinq mille pistoles, et la ferme de Ris, +et son château de Beauvoir, tout enfin, excepté son sang-froid. + +Je vous invite, Gourville, s'écria-t-il, à vous arrêter à mon château de +Beauvoir. A vous, mon maître, d'en faire les honneurs! Il vous +appartient, comme au roi la couronne, et vous allez voir si je le +résigne avec dignité. + +Ils mirent pied à terre. + +A Beauvoir se reproduisit la scène de donation de Ris; mais Clairembault +mit une gaieté, un faste, une solennité singulière à faire reconnaître +par ses gens, qui cessaient d'être à lui, Gourville devenu acquéreur de +son château depuis une heure. Après le déjeuner, qui fut excellent, les +vassaux et les vavassaux le proclamèrent, sur le perron, selon la +coutume de l'Ile-de-France, seigneur de Beauvoir et terres y adjacentes. +Il fut très-digne, quoique un peu chancelant du dessert. C'était +excusable; sa position l'entraînait: il avait, pour les reconnaître, +goûté tous les vins. + +Quand lui et Clairembault remontèrent en calèche, les paysans et vassaux +crièrent jusqu'à mi-côte: Vive monseigneur de Gourville, notre seigneur +de Beauvoir! + +--Coup du sort! dit Gourville; vous étiez, il y a une heure, seigneur de +Beauvoir, je le suis à présent; à deux fois vous m'avez gagné et fourni +la revanche; je ne vous en ai gagné qu'une: c'est une revanche qui vous +revient, maréchal. Sur mon épée de gentilhomme et ma seigneurie nouvelle +de Beauvoir, elle vous sera octroyée selon votre bon plaisir. + +--Laissons cela, Gourville. + +--Maréchal, je deviendrais plutôt votre vassal, si vous n'acceptiez. + +--Bien!--mais plus que celle-ci. + +--Oui! maréchal, mais décisive. Que jouons-nous? Parlez. + +--Beauvoir contre Mennecy, contre ma pêcherie de ce nom, dont Villeroi +est suzerain. Vous avez le château de Beauvoir, ayez la pêcherie de +Mennecy: c'est le médaillon au collier. Encore au passe-dix; vous +plaît-il? + +Malheureusement la route commençait à se couvrir d'équipages qui se +rendaient à la fête de Vaux; et lorsqu'ils s'approchaient de la portière +de la voiture à Clairembault, le coussin était furtivement poussé sur la +banquette, les dés tombaient dans les cornets, les cornets dans les +poches;--interruptions qui prolongèrent la partie jusqu'à Melun. + +Clairembault la gagna; Beauvoir lui revint, il ne perdit pas la pêcherie +de Mennecy: il n'y eut rien de fait; les seigneuries retournèrent à +leurs seigneurs. On avait joué sur le velours pendant douze ou treize +heures. + +Sur le pont de Melun; la scène de la Cour-de-France eut son pendant: les +deux amis, en s'embrassant, précipitèrent les cornets dans la rivière. +Gourville, en les voyant flotter, leur adressa une allocution touchante. +Sublime expiation! Ils avaient jeté les cartes dans un fossé, les +cornets dans la Seine! + +Le soir, au château de Fouquet, ils firent la roulette à mille pistoles +par tour. + + +II + +Dans la première cour, appelée la cour des Bornes, vaste carré enchâssé +entre la grille du château, les fossés et deux rangées de bornes, +avaient été dressées des tentes de coutil, portant entrelacés les +chiffres et les armes des gentilshommes invités à la fête. Elles +longeaient sur un rang les corps-de-logis extérieurs parallèles à +l'allée des Bornes; aux quatre extrémités s'élevaient la tente du roi et +celles de la reine-mère, de Monsieur et de Madame Henriette +d'Angleterre. Ces tentes étaient des boutiques pleines d'objets de luxe. + +Il va sans dire qu'on n'achetait pas dans ces boutiques! Une vente eût +été un spectacle peu digne; les objets qu'elles étalaient n'étaient pas +non plus livrés sans autre forme aux passans: c'eût été une magnificence +sans esprit. Fouquet était incapable de ces deux inconvenances. Ces +boutiques étaient des loteries où l'on gagnait toujours, où la mise +était la bonne grâce. Chaque coup du sort amenait un cadeau de goût +différent; la fortune des joueurs n'avait à vaincre que le hasard des +lots. Tel qui désirait un beau fusil n'emportait parfois qu'un peigne +d'écaille ou une mule de douairière. On riait alors d'un bout de la cour +des Bornes à l'autre: c'était le plus clair bénéfice du marchand. + +Par une précieuse attention de Fouquet, bijoux, bagues, colliers, noeuds +d'épée, médaillons, boucles d'oreilles, reproduisaient à l'infini les +traits du roi sous des emblèmes de la fable, flatterie inépuisable du +temps. Louis XIV était représenté dans le chaton des bagues, en +Vertumne, en Jupiter, en Apollon, en Hercule surtout; l'émail renfermait +le portrait; des perles ou des rubis-balais en formaient l'allégorie. +Les camées portaient des devises imaginées par Benserade, resté sans +rivaux en ces sortes de poésies mercantiles. Quel raffinement de +délicatesse et de luxe! Un diamant de cinquante pistoles pour un +sourire, pour un remerciement à fleur de lèvres. Fouquet, en +enrichissant ainsi de ces frivolités, plus durables qu'on ne pense, la +toilette des femmes, ses contemporaines, créait un ordre de galanterie +destiné à perpétuer le souvenir de cette journée. On dirait dans des +siècles, en montrant ces bagatelles brillantes serrées dans les archives +de famille: «Mon aïeule était à la fête du surintendant, à +Vaux-le-Vicomte!» + +On imaginera sans peine ce que coûtèrent à Fouquet ces loteries, pour +peu qu'on songe à ces lingots d'or ciselés dans les meilleurs ateliers +de Paris, à l'achat de costumes venus d'Orient entassés dans d'autres +boutiques. On le sait, pendant plus de deux siècles, les tisserands +d'Alep ont vêtu nos marquis et nos duchesses. On eût cru voir à Vaux un +marché d'Ispahan. La loterie des costumes était la plus courue. Un bon +numéro décrochait un pourpoint de satin, un gilet de brocard. Le nord +avait été mis aussi à contribution. Madame de Sévigné gagna un manchon. +Un manchon au mois d'août! Elle l'envoya sur-le-champ à Ninon, qui était +très-frileuse, et qui, pour plus d'une raison, n'était pas à la fête. +Celle-ci le donna peut-être à la femme de Scarron. + +Gourville, qui avait juré de ne plus jouer, gagna un cheval arabe, un +des plus beaux lots, celui qui fut le plus envié. + +--Qu'en feras-tu, lui demanda le surintendant en lui frappant sur +l'épaule, toi qui montes à cheval comme tu danses? + +--Monseigneur, il sera pour vous toute la soirée, sellé et bridé, au +bout du parc, à la porte de Provins. On fait trente lieues en dix heures +avec un tel cheval. Trente lieues! c'est la mer; la mer, c'est +l'Angleterre!--Silence! Gourville. + +Les jeux continuaient, lorsque les batteurs d'estrades, placés de +distance en distance sur la route, annoncèrent les équipages de la cour. + +A cette nouvelle, le château se remplit de bruit; on reflua vers la +grille: le roi arrivait. + +Accompagné de sa femme, suivi de ses domestiques, Fouquet, revêtu d'un +magnifique habit de velours rouge, et portant un plat d'argent dans +lequel étaient les clefs du château, alla attendre le roi à la grille +d'entrée. + +Il arrivait de Fontainebleau. «Le roi, dit le lendemain la _Gazette de +France_ _du 18 août_, avait avec lui, dans sa calèche, Monsieur, la +comtesse d'Armagnac, la duchesse de Valentinois et la comtesse de +Guiche. Suivait la reine-mère, accompagnée dans son carrosse de +plusieurs dames. Madame venait en litière.» + +Fouquet plia le genou en exhaussant au-dessus de sa tête les clefs du +château, que Louis XIV fit semblant de toucher, et lorsque le +surintendant se fut relevé, il dit au roi, son maître, que tout, où il +était, lui appartenait non seulement par le droit de la couronne, mais +encore par la grâce infinie qu'il mettait à visiter un de ses sujets +fidèles. + +Avec l'abondance de paroles heureuses dont il était doué, le roi +répondit au compliment de son surintendant, tandis qu'à deux pas plus +loin la reine-mère donnait sa main à baiser à madame Fouquet. + +Les cris de _vive le roi! vive la reine!_ retentissaient. + +Six chevaux bai-pâles, dociles et fougueux, coiffés de plumes blanches, +harnachés en rose, liés l'un à l'autre par des rubans lâches de la même +couleur, passèrent la grille, toute semée de visages de paysans +émerveillés de ce spectacle. La calèche du roi était à panneaux à +images, représentant d'un côté Persée et Andromède, de l'autre, des +scènes de bergerie. + +En traversant la cour, Louis XIV causait affectueusement avec son frère; +Anne d'Autriche, au contraire, se tenait sur la réserve avec sa bru, +Madame. + +Tout-à-coup des pas redoublés de chevaux résonnèrent: ils étaient si +multipliés et si bruyans que la foule rassemblée dans la cour des Bornes +cessa ses acclamations et se précipita vers la grille. + +La calèche du roi se trouva isolée; Fouquet fut interdit. + +C'était une compagnie entière de mousquetaires gris, appareil militaire +assez inusité au milieu d'une cérémonie pacifique, qui avait escorté les +voitures de la cour depuis Fontainebleau jusqu'à Vaux, et qui se +présentait pour entrer. + +Peu préparé à cette surprise hostile, le surintendant éprouva une +anxiété dont il s'efforça de cacher les marques sous une indifférence +affectée. + +Le commandant des mousquetaires avait déjà franchi la grille et +caracolait dans la cour des Bornes, broyant sans pitié le gazon et les +pierres. + +Louis XIV se leva dans sa calèche, et se tournant vers cet officier, il +lui dit d'une voix brève et émue: + +«Sortez, monsieur d'Artagnan; vous n'êtes pas chez moi ici. On vous a +commandé pour honorer notre royale personne, et non pour la garder là où +elle n'a aucun danger à courir. Ce zèle est offensant pour notre hôte. +Vous et vos mousquetaires, placez-vous à distance, attendant l'heure où +il nous plaira de partir.» + +Se tournant vers Fouquet: + +«Monsieur, je vous demande pardon pour mes mousquetaires; ils n'ont pas +appris de notre roi chevalier que chez Dieu, sa femme et son ami on +n'entre jamais armé.» + +Les mousquetaires se rangèrent de front sur trois rangs, à l'extérieur +du château, devant la grille aux cariatides, à cette même place où l'on +veut que Fouquet, sur un simple désir de Louis XIV, ait fait planter, +dans l'espace d'une nuit, ce qui est démontré impossible, une double +allée d'ormes. + +Je ne crois pas à cette tradition d'arbres plantés dans une nuit, parce +que je l'ai retrouvée dans tous les châteaux, et parce que Louis XIV, +hors de chez lui, n'a jamais couché que dans un seul château, à celui +des Condé, à Chantilly; mais je crois beaucoup aux allées d'ormes +arrachés dans une nuit ou dans plusieurs. Je suis arrivé juste assez à +temps un siècle et demi après la fête que je raconte ici, pour voir +l'avenue séculaire du château de Vaux couchée par terre, sciée en trois +traits, destinée à être vendue à la voie, ce qu'on n'eût pas vu sous +Fouquet, l'eût-il ou non plantée dans une nuit. + +En entrant au château, le roi fut frappé des proportions du corridor, +pavé bleu et blanc en marbre, et des dix colonnes dont il est orné. +Comme tous les grands rois,--comme Salomon, comme Auguste, comme +Napoléon après eux tous,--Louis XIV avait l'équerre dans l'oeil: il +demanda le nom de l'architecte; on lui répondit que c'était Le Vau; il +prit note et passa: + +--La fortune de Le Vau était faite. + +Le roi fut invité à se reposer dans une première pièce de droite, celle +qu'on désigne aujourd'hui aux visiteurs sous le nom de salle de Billard. +Les ciselures des portes, les mille arabesques rampant autour des murs +et enserrant cette salle comme une crépine, surprirent moins Louis XIV, +dont l'envie commençait à bouillonner, lui encore sans monument datant +de son règne, que le plafond même de l'appartement, apothéose d'Hercule, +vaste tableau de la plus chaude couleur. C'est mieux que de la peinture +historique: c'est de la peinture olympique et bien placée au +plafond,--près du ciel. + +Louis XIV se leva et admira long-temps en silence. + +Il était découvert. + +Fouquet s'avança pour le débarrasser de son chapeau. + +--Laissez, monsieur, je vous prie;--c'est par respect.--Vous appelez ce +peintre?... + +--Lebrun, sire. + +--Singulière ignorance, celle où je vis, dit à voix basse le roi à sa +mère en l'entraînant d'un autre côté. Cet homme emploie à ses bâtimens +les premiers artistes de la France, et je ne sais pas même leurs noms. + +On ne m'a pas trompé, vous le voyez, madame, il ne songe qu'à lui. +Calculez l'or qu'il a dépensé à cette salle seulement. M. Colbert a +raison: M. Fouquet dilapide, M. Fouquet épuise le trésor, M. Fouquet est +la ruine de l'état, et M. Colbert... + +--Monsieur mon fils, M. Colbert veut être ministre. + +Louis se tut. + +Il sourit finement en remarquant à tous les panneaux de volets et de +portes, au fond des plaques du foyer, sur les marbres des cheminées, où +rien depuis n'a été effacé, reproduit avec une affectation de parvenu, +ce que n'était pas du reste le surintendant, son triple chiffre N. F. S. +«Nicolas Fouquet, surintendant,» entrelacé et percé d'une flèche. + +--Ne trouvez-vous pas, dit-il encore à sa mère, que dans ce chiffre il y +a du luxe comme en tout ce qui appartient à M. Fouquet? Trois lettres +figurent d'ailleurs très-mal entrelacées. Sans dommage, la dernière +pourrait être supprimée. + +--Vous vous contenez mal, monsieur mon fils, et j'ai peine à vous voir +ainsi dépité contre des puérilités dont vous souffririez moins, si, +comme moi, vous eussiez été obligé d'admirer le Palais-Cardinal, plus +beau que notre Louvre et riche de ses dépouilles. Je ne fis alors aucune +remarque, je ne fis effacer aucun chiffre. Pourtant le Palais-Cardinal +est à nous. + +--Je tâcherai, ma mère, d'imiter votre sang-froid, sans en espérer le +même prix. + +Fouquet s'était retiré avec la foule des courtisans, et avait laissé au +roi la liberté de parcourir, suivi seulement de sa mère et de sa +belle-soeur, madame Henriette, les autres pièces, toutes ouvrant l'une +dans l'autre. + +Le roi, poussé par la curiosité, pénétra dans la seconde: elle s'appelle +le Salon. Au lieu d'y rencontrer quelque objet qui choquât son goût +afin d'apaiser sa jalousie, il arrêta ses regards sur des tapisseries +d'Aubusson du plus rare travail pour l'époque: peintures à l'aiguille +dont le dessin est de Lebrun. Il voulut détourner la vue de ces +chefs-d'oeuvre disproportionnés, même pour la fortune d'un souverain; +mais elle glissa sur des meubles de laque, fantastiques frivolités +vendues littéralement au poids de l'or. Le sofa où il s'agitait +surpassait tout ce que Fontainebleau avait à comparer en ce genre +d'ameublement. Il est tel quel aujourd'hui: de satin blanc brodé en +bosse de chenille verte. C'est, pour le temps, la miniature et le burin +appliqués à la broderie. + +Le roi leva des yeux pleins d'ironie au plafond.--Qu'est-ce donc, +demanda-t-il, que cet écureuil que je vois partout à la poursuite d'une +couleuvre? Cet emblème me fatigue: en sauriez-vous le sens? + +--L'écureuil... + +--Je le sais, ma mère; c'est l'arme parlante de M. Fouquet; mais la +couleuvre? + +--La couleuvre, monsieur mon fils, on prétend que c'est l'arme parlante +de M. Colbert. + +--Ah! vraiment. L'écureuil et la couleuvre, M. Fouquet et M. Colbert. +Gentil écureuil à tête folle: c'est ingénieux, mais c'est peu naturel. +Au fond, les allégories sont comme les songes: souvent le contre-pied +les explique. Avez-vous les yeux bons, ma soeur Henriette? + +--Pour vous servir, sire. + +--Lisez-moi donc ces lettres noires et brisées dans cette bande que je +crois une devise, autour d'Apollon chassant les monstres de la terre. + +--C'est du latin, sire. + +--Eh bien! voyons si vous savez le traduire, ainsi qu'on l'assure. + +--_Quò non ascendam?_ où ne monterai-je pas? + +--Parfaitement, docte Henriette. L'écureuil dit cela à la couleuvre, +mais c'est une fable. Et ici, à cet autre angle, que lit-on? + +--Une modification légère de la même devise: _Quò non ascendet?_ où ne +montera-t-il pas? Le futur est à la troisième personne au lieu d'être à +la première. + +--Et si nous cherchions bien encore, ma soeur, ne croyez-vous pas que +nous trouverions une seconde personne qui dirait: _Tu ne monteras pas!_ + +Le duc de Saint-Aignan entra sur ces propos, et fut vivement poussé par +le roi dans une petite pièce à côté. La reine-mère et madame Henriette +restèrent seules et ne se parlèrent pas. + +Ces deux princesses s'observaient depuis quelques mois. Anne d'Autriche +avait remarqué, ce qui du reste n'était échappé à aucune pénétration de +courtisan, que Madame et le roi se partageaient une affection où +Monsieur avait beaucoup à souffrir pour sa dignité de mari. Quoique +vive, sa tendresse maternelle n'allait pas jusqu'à sacrifier un frère à +l'autre, et à tolérer un scandale dont la cour d'Espagne, si bien servie +en rapports, eût demandé réparation. Malheureusement ses appréhensions +semblaient fondées. A tous les carrousels, le roi était le cavalier +d'honneur de Madame; à toutes les comédies à ballet ils dansaient un pas +ensemble; dans tous les couplets de Benserade, allusions transparentes +où nul ne se méprenait, le roi était le lis, elle la rose. Quand le roi +s'égarait à la chasse, on avait toutes les peines du monde à retrouver +Madame. Anne d'Autriche avait jugé qu'il était temps de mettre un terme +à une inconvenance ou d'arrêter une faute. Sachant que les rois ne +guérissent d'une passion que par une autre, elle avait cherché et trouvé +parmi les demoiselles d'honneur de Madame même une jeune personne peu +remarquée, mais propre à frapper par une beauté modeste, qualité +jusqu'ici rarement offerte à l'inconstance de son fils. + +Ceci était parfaitement vu, bien combiné, le roi tomberait au piége. +Seulement Anne d'Autriche n'avait pas prévu qu'elle réussirait, non +parce que son fils cesserait d'aimer Madame pour aimer une de ses +demoiselles d'honneur, mais simplement parce que Louis XIV n'avait +montré de l'amour pour sa belle-soeur qu'afin de cacher une passion vive +et réelle pour la rivale dont sa mère lui ménageait la présence. + +Le roi avait poussé le duc de Saint-Aignan dans une encoignure, et lui +répétait: «D'Artagnan est un maladroit, un fou; il entre ici comme dans +une place conquise. Est-ce là la prudence que j'ai tant recommandée? +Veillez sur lui, que ses mousquetaires ne quittent pas la selle un seul +instant. M. de Colbert est-il venu, duc? + +--Oui, sire. + +--Tant mieux. Dites-lui de ne pas m'approcher de toute la journée, +d'éviter de se promener en compagnie de Harlai, de Séguier et de +d'Albret; de causer beaucoup au contraire avec Gourville, avec Lauzun, +avec Pélisson, avec les dames, s'il en est capable, et de ne partir +d'ici que toutes les bougies éteintes. Et Elle, est-elle ici? reprit +bien bas Louis XIV, sans nommer qui. + +--Pas encore, sire. La suite de Madame n'est pas arrivée. + +--Qu'il me tarde de la voir!--Duc, rompons cet entretien sur-le-champ +par un grand éclat de rire, afin de n'inspirer aucun soupçon à ma mère +ni à Madame. Sachez leur dire pourquoi nous aurons ri. + +Le duc et le roi rirent aux éclats. + +--Mais venez donc, mesdames, s'écria le roi en paraissant à la porte du +cabinet; monsieur le duc va vous expliquer la cause de notre gaieté. + +--Qu'est-ce donc, monsieur de Saint-Aignan? s'informa la reine-mère. + +--C'est... mon Dieu, cela vaut-il bien la peine? + +--Parlez toujours, duc. + +Saint-Aignan, qui n'avait rien à dire, balbutia, rougit, regarda le +plafond, et répondit tout-à-coup avec la pétulance d'une réflexion +subite: + +--Vos majestés ont dû remarquer que dans les nombreuses pièces de ce +château l'écureuil de monsieur le vicomte poursuit avec acharnement la +couleuvre de M. Colbert. Certes, s'il est quelqu'un en France capable de +connaître les intentions héraldiques de M. de Belle-Isle, c'est le +peintre qui a répété au moins deux ou trois mille fois cet emblème. Eh +bien! ne faut-il pas que ce peintre soit singulièrement distrait ou +coupable? Dans ce château, ici, sur notre tête (que vos majestés +daignent regarder ce plafond pour m'en croire), ce peintre fait +étrangler l'écureuil par la couleuvre. + +--Pas possible, duc! + +--Qu'il plaise à vos majestés de suivre la direction de mon doigt. En +tirant une ligne du coude de cette femme qui représente le Sommeil, +n'aperçoivent-elles pas, vos majestés, dans la guirlande du plafond, un +écureuil?... + +--Et la couleuvre qui le darde! crièrent tous trois le roi, sa mère et +Madame. + +--Si cela me regardait, ajouta le roi, je me croirais perdu. + +Il pâlit. + +Saint-Aignan pâlit. + +--Sortons au plus vite de ce cabinet de la prédiction. + +Ils rentrèrent, tout effrayés, dans le salon. + +Le nom du cabinet de la Prédiction est resté à cette pièce. A plus d'un +siècle de distance, on éprouve un effroi historique, lorsqu'on regarde +cette erreur de peintre qui fut une si terrible prophétie. On n'a +presque plus d'attention pour la suave allégorie de Lebrun: le Sommeil, +sous les traits d'une femme endormie, qui, comme l'a dit Lafontaine dans +le _Songe de Vaux_, «laisse tomber des fleurs, et ne les répand pas.» + +Quand les brigands du Nord, je veux dire les Bavarois, entrèrent en 1815 +dans le château de Vaux, ils le saccagèrent. Ce délicieux boudoir ne fut +pas épargné, et pourtant ils n'arrachèrent pas du plafond le Sommeil de +Lebrun. Avaient-ils lu les vers de Lafontaine? S'il en fut ainsi, +pourquoi le bonhomme n'en a-t-il pas écrit sur les fauteuils et les +tapisseries? A la pointe du sabre, les Bavarois ont détaché du fond des +fauteuils et du cadre des murs les étoffes brodées qui les garnissaient. +Ils ont laissé les murs et les fauteuils dans l'état où ils se +trouvaient avant d'être recouverts. Dans les tapisseries d'Aubusson de +nos châteaux l'invasion a taillé des mouchoirs. + +C'est une revanche, nos pères avaient fait le même usage des drapeaux +bavarois. + + +III + +Il n'y a pas d'exemple dans l'histoire d'une fortune aussi rapide et +aussi courte que celle de Fouquet. + +A peine apprend-on qu'il existe, qu'il est déjà procureur-général au +parlement, une des plus hautes dignités du royaume; à peine au +parlement, on le voit surintendant des finances, le premier dans l'état +après Mazarin; à peine le sait-on surintendant des finances, qu'il est +sous les verroux de Pignerol; à peine est-il à Pignerol qu'on n'en +parle plus. + +Entre Mazarin et Colbert, qui se souvient de Fouquet? + +Consultez les historiens, même les plus complets: ils vous diront que +Fouquet fut poursuivi et condamné pour ses dilapidations. Rien n'est +plus vague. Cela s'applique à tous les ministres des finances depuis +Enguerrand de Marigny. Mazarin avant Fouquet, Colbert après lui, +épuisèrent le trésor avec bien plus d'avidité. Le surintendant ne fut +mis en jugement, ceci ressort de son procès même, que par le fait des +énormes vols de Mazarin; et Colbert, malgré ses vastes créations +commerciales, au lieu de diminuer la dette, l'augmenta de beaucoup. + +Que reprocha-t-on à Fouquet?--Son faste? Oublie-t-on que le cardinal +Mazarin, pauvre sous Richelieu, fit passer, au bruit de sonnettes +d'argent, sous la porte Saint-Antoine, en 1660, à la suite de l'entrée +triomphale de la reine, soixante-deux mulets chargés d'or et de +diamans?--Le luxe de sa maison? A quelques charges près qu'il fut obligé +de créer pour soutenir l'éclat de sa nouvelle dignité de surintendant, +il ne fit que continuer la vie qu'il menait auparavant, +extraordinairement riche par sa famille et du côté de sa femme, qui lui +apporta douze cent mille livres.--Son goût pour les bâtimens? Il +convenait peu à Colbert et à ses successeurs, eux qui devaient élever +Versailles et Marly, de demander compte à Fouquet des quelques millions, +dilapidés ou non, qu'il consacra au château de Vaux.--Ses moeurs? S'il +appartenait à quelqu'un d'écarter ce chef d'accusation, c'était d'abord +au roi.--Sa rébellion? On en eut de si faibles preuves, et elles +devaient être faibles en effet, que le ressentiment de ses juges, +presque tous vendus à Colbert, ne parvint qu'à le faire condamner à +l'exil, peine commuée par Louis XIV en une détention perpétuelle. + +Ainsi l'histoire dit mal Fouquet: elle ne le sait pas. + +Avant son élévation, elle le voit à peine; pendant, elle en est éblouie, +elle est trop lente avec son cortége de causes et de recherches pour +expliquer à temps cette haute fortune; après, elle s'impose cinquante +ans de silence, car malheur à qui parlera de Fouquet sous Louis XIV. Et +de quel homme d'état s'occupe-t-on après cinquante ans? + +Fouquet n'aura pas même d'histoire, cette fosse commune. + +Fouquet revient de droit aux mémoires et à la poésie; une moitié de sa +vie appartient à Gourville, l'autre moitié à La Fontaine. + +Heureux, il est l'homme des mémoires. + +Seigneur plein d'éclat à la cour, sybarite recherché à son pavillon de +Saint-Mandé, il a toutes les amitiés, et celles de la Fronde, et celles +de Saint-Germain; toutes les amours à la ville; rien ne manque à sa +périlleuse renommée. Boileau incruste en proverbe ses bonnes fortunes de +surintendant; un souterrain conduit de son boudoir au milieu du bois de +Vincennes, pour faire évader les femmes quand les maris viennent la nuit +les lui redemander. + +Richelieu pensionne quelques hommes de lettres pour qu'ils admirent ses +vers; Fouquet les enrichit tous à la condition qu'il n'écrira pas de +vers, l'homme aimable! mais qu'eux viendront chaque mois lui lire ceux +qu'ils auront composés. La Fontaine s'engagera à quatre épîtres par an; +il paiera en quatre termes. Richelieu disait: J'ai donné une chemise à +Apollon. Fouquet avait droit d'ajouter: Je l'ai mis dans ses meubles. +Pélisson, grâce à lui, a six domestiques; Le Vau est servi en vaisselle +plate; Lebrun a un équipage; Le Nôtre tutoie Fouquet. Mademoiselle de +Scudéry est coulée en bronze, et l'on trouve dans la boîte de vermeil où +le surintendant parfumait ses pensées secrètes des lettres de madame de +Sévigné. + +Ainsi Fouquet donne à Louis XIV l'exemple de tout ce qui lui vaudra le +nom de grand: amour des arts, respect aux lettres, munificence aux +écrivains, goût pour les monumens, dévouement aux femmes, qui toutes +conservèrent à Fouquet la fidélité du malheur, la seule qu'il leur +demanda jamais. + +Est-il renversé par le souffle noir sorti de la bouche de Colbert? +aussitôt il devient l'homme de La Fontaine. La Fontaine se jette à son +cou comme un fils, lui qui ne se rappelait plus en avoir un, et ne +l'abandonne pas. Il n'est plus distrait, La Fontaine; il ne dort plus, +lui le sommeil fait poète. Jour et nuit il va, il marche, il court, +oubliant le lapin son ami et la taupe sa soeur, et la fourmi sa voisine; +il va des nymphes de Vaux au premier président du parlement. Au milieu +des solitudes de Vaux, il crie: Rendez-moi Oronte!--Vous, nymphes; vous, +naïades; vous, sylvains! Oronte est captif, Oronte est innocent +puisqu'il est malheureux; suivez-moi, embrassons les genoux de Louis, et +redemandons-lui Oronte! Et La Fontaine se présente au parlement avec +tous ses sylvains pour qu'on délivre Oronte; il intercède auprès de +mademoiselle de La Vallière au nom des hamadryades éplorées. Partout +rebuté, il s'enferme avec mademoiselle de Scudéry et madame de Sévigné, +et ces trois femmes pleurent. + +Ne cherchez pas ailleurs la mémoire de Fouquet: elle est toute dans le +coeur des femmes; j'ai dit le coeur des poètes. + +Mazarin, c'est vrai, eut une grande chose dans sa vie: c'est le traité +de paix de Westphalie. + +Mais Fouquet eut aussi une ravissante chose dans sa vie: c'est la fête +de Vaux. + +Qu'est-il resté du traité de Westphalie? rien. Voyez où est remontée la +maison d'Autriche. + +Qu'est-il resté de la fête de Vaux? + +_Les Fâcheux_ de Molière, une élégie de La Fontaine, douze lettres de +madame de Sévigné. + +Ceci durera plus que la maison d'Autriche. + + +IV + +Tandis que le roi et sa mère reçoivent dans les salons de Fouquet les +hommages dont ils sont ordinairement entourés à Fontainebleau, +l'étiquette n'ayant jamais abandonné Louis XIV, même en voyage, le +surintendant, dont l'absence est justifiée par la nécessité où il est, +dans un tel jour, de se trouver partout, a réuni les deux amis sur la +fidélité desquels il peut compter, et s'entretient avec eux dans les +allées du parc. + +--Le moment venu, j'hésite, balbutia Fouquet le premier. + +Et Pélisson, saisissant le bras de Fouquet:--Serait-il bien vrai? Et +pour quel motif, sur quel soupçon, nous alarmez-vous ainsi? Vous êtes +pâle, en effet, monseigneur. + +--Franchement, ces mousquetaires à cheval m'ont donné à réfléchir. +Avouez que leur présence a droit d'étonner. + +--Ma foi, non, reprit Gourville. Cette suite bruyante est dans les goûts +d'un jeune roi. C'est du faste. D'ailleurs, pour peu que nos soupçons +devinssent plus graves, je me chargerais de d'Artagnan et de ses +mousquetaires. Les caves du château sont profondes, et ils ne boiront +pas tout. + +--Vous ne savez donc pas, Gourville, que le roi leur a défendu de +quitter l'étrier? + +--C'est possible, monseigneur; mais il ne leur a pas défendu de boire, +office dont on s'acquitte très-bien à cheval. Seulement on tombe de plus +haut. Sont-ce là toutes vos craintes, monseigneur? + +--Les douze portes du parc sont-elles bien gardées, Gourville? + +--Par les meilleurs complices qu'on puisse choisir. + +--Par qui donc, Gourville? + +--Par personne. + +--Comment cela? + +--Où est la nécessité de veiller à douze portes si l'on ne doit sortir +que par une? + +--Mais cette porte? + +--A celle-là j'ai posté quelqu'un qui ne m'a jamais trahi en ces sortes +d'équipées: invisible et muet. + +--Et c'est?... + +--Personne. + +--Vous me désespérez, Gourville; j'ai peur que vous n'ayez pas votre +tête, tout votre sang-froid. + +--Pardon, monseigneur, bien que je sois venu avec le maréchal de +Clairembault. Par cette porte si fidèlement gardée nous passerons, vous, +monseigneur, la personne que vous savez, M. de Pélisson et moi. Elle est +assez large. + +Fouquet serra affectueusement la main à ses deux amis. + +--Merci, Gourville; mais pourquoi cette légèreté dans vos dispositions? + +--Imiterons-nous les Romains? crierons-nous jusque sur les toits que +nous conspirons? + +--Mais encore... + +--Je le tiens de M. de Retz: dans un coup décisif il est important +d'être sûr de tout le monde et de n'employer que quelques-uns. Ayez +beaucoup d'hommes, ils comptent les uns sur les autres; peu, ils +agissent. M. le coadjuteur s'y connaissait. + +Perdant par degré la teinte de tristesse répandue sur son visage, le +surintendant se tourna vers son poète-secrétaire:--Vous, monsieur +Pélisson? + +--Monsieur le vicomte, je partage les assurances de M. Gourville. + +--Vous ne saisissez pas ma demande: ce n'est pas là-dessus que je +souhaite vous entendre. Avez-vous déposé sur la cheminée de chaque +chambre de gentilhomme mille pistoles pour faire face aux dettes du jeu? +Avez-vous ordonné qu'on traitât les gens de lettres dans cette journée +avec les nombreux égards dont j'aime à les voir entourés? Ils dîneront +dans la salle des Muses: je crois avoir exprimé ce désir. + +--Vos ordres ont été suivis. Ils seront confondus avec les gens de +qualité. Des guirlandes de fleurs se balanceront sur leur front au bruit +de harpes cachées: Lambert jouera du téorbe. Comme les anciens poètes, +ils boiront dans des coupes de vermeil. + +--Et comme les anciens poètes, monsieur de Pélisson, ils emporteront +leur coupe. Nous vous devons la gloire qui suit la vie. Vous et La +Fontaine me ferez immortel. + +--Auparavant, interrompit Gourville, il faut que vos ennemis soient +dans la poussière, que le roi, notre maître, vous reconnaisse pour le +premier gentilhomme de l'état après lui. + +--Quel moment heureux ou fatal! Gourville, Pélisson, qu'en pensera +l'Europe? Et ce coup qui retentira long-temps,--au milieu d'une fête!... +Des poignards cachés sous des fleurs. N'est-ce pas que mon château ne +fut jamais plus splendide? On dirait qu'il sait qu'un roi de France +l'habite. Pélisson, avez-vous prié M. le chevalier Lully de presser sa +cantate? Quel Orphée que ce Lully! quel génie! Il écrit dans ma chambre +la musique qu'il exécutera dans trois heures devant la cour. Offrez-lui +de ma part cette tabatière en diamans. Elle vient de Mazarin. Divin +Lully! + +--Silence, recommanda Pélisson, on vient de ce côté. C'est messire +Pierre Séguier, chancelier de France. Je le savais ici, je l'ai vu +descendre de sa haquenée blanche peu après l'arrivée de M. Colbert. En +hommes prudens, ils ont voulu ne pas avoir l'air d'être venus ensemble; +mais nos gens placés sur la route ont remarqué leur séparation à la +Patte d'Oie de Voisenon. + +Gourville courut au-devant du chancelier, le chapeau bas, et l'accosta +avec le respect mêlé à la joie la plus vive. + +--Monseigneur, que je suis aise de vous joindre ici, et dans un tel +moment! Vous déciderez entre nous. + +Le chancelier remercia d'un sourire. + +--Dites-nous, monsieur de Séguier, vous qui avez laissé la justice à +Paris, mais non pas le bon goût, si Le Nôtre n'a pas commis une faute +grave dans la distribution générale de ce terrain. + +--J'avoue, répondit le chancelier, que je suis peu apte à résoudre la +question. Si vous voulez qu'il y ait ici trop de statues, de canaux, de +fontaines de marbre pour... + +Fouquet vit venir la leçon; il brusqua la riposte: + +--.....Pour un simple financier tel que moi, j'en conviens, mais non +pour le sujet qui reçoit son maître; sur quoi vous alliez me féliciter, +ce me semble. + +--C'est ce que j'étais prêt à vous répondre, monsieur Gourville. + +--Vous voyez donc, monsieur le chancelier, que vous êtes né pour mettre +les gens d'accord avant qu'ils aient parlé: j'espère qu'il en sera de +même, notre différend entendu. Pardon, mais il ne s'agit pas de statues, +messire. + +--Prenez garde, Gourville, de fatiguer M. de Séguier. + +--Je vous en prie, monsieur de Belle-Isle, laissez à M. Gourville +présenter sa requête. Je vous jugerai. + +Ce mot glaça le sang de Pélisson. Séguier avait ri en le prononçant. + +--Le Nôtre, disais-je, a commis une faute. Le plan horizontal du château +est mal entendu: d'une extrémité au centre, le terrain descend; du +centre à l'autre extrémité, il monte. La propriété creuse. Vaux est un +abîme: n'est-ce pas, messire? + +Le chancelier ne sut trop si on lui renvoyait une de ces allusions +malignes dont il ne tarissait pas sur la prodigalité du surintendant, ou +si Gourville lui demandait sérieusement un avis. Il le regarda avec sa +pénétration de juge. + +Fouquet rompit l'embarras.--La propriété creuse, intervint-il, parce +qu'elle a été sacrifiée exclusivement aux eaux. Le niveau est pris de +loin et de haut; plus on le ménage en l'abaissant, plus l'eau, en +reprenant sa ligne de hauteur, s'élève et jaillit. Le Nôtre n'a pas +tort, Gourville. Cette explication satisfait-elle monsieur de Séguier? + +--Pleinement. Mais je ne prendrai point congé de vous, monsieur de +Belle-Isle, sans vous complimenter sur la flatteuse rumeur qui circule. +On tient presque pour certain que vous allez vous défaire de votre +charge de procureur-général. Sa majesté n'attendrait que cette +résolution de votre part pour vous conférer ses Ordres. C'est un regret +pour le parlement, et je le partage; mais la compensation est si belle, +qu'il faut se taire et adorer le monarque dans ses oeuvres. + +--N'ajoutez pas à la confusion où je suis, monsieur de Séguier, de me +trouver déjà si peu digne des bontés de notre roi. + +--Adieu, je vous laisse, monsieur de Belle-Isle, ce dont vous +m'excuserez, pour aller présenter mes soumissions à sa majesté. + +M. de Séguier se retira gravement. + +--Je reprends, dit Gourville: personne n'agira, mais personne +n'empêchera d'agir. Après les eaux viendra le dîner; après le dîner la +comédie, après la comédie le feu. + +--Oui, Gourville, c'est le moment de frapper le grand coup. + +--Il se placera sur les cascades pour admirer le feu, et au même endroit +où il aura vu jouer les eaux. A sa droite il aura dix de nos amis, à sa +gauche dix, vingt derrière: foule sur les marches, personne à la portée +de son regard, personne! cela masquerait le coup d'oeil. A la troisième +girande lancée, lorsque le ciel sera couvert d'étincelles et de cris, +quand le canon se mêlera à ce bruit pour le rendre plus formidable, un +homme disparaîtra. + +--Gourville! + +Pélisson visita de l'oeil le prolongement de l'allée. + +--Monseigneur, cet homme disparu sera remplacé sur-le-champ par un autre +de même taille, de même costume; panache blanc au chapeau, cordon bleu à +la poitrine. + +--Et ceux qui l'entoureront? + +--Voilà les amis dont je vous parlais, ceux qui n'agissent pas. + +--Et s'il crie? + +--Le canon crie plus fort. + +--Et si l'on voit? + +--L'obscurité profonde qui succède à l'éblouissement d'une girande de +feu ne permet guère de voir. Douze girandes seront tirées à dix minutes +d'intervalle. Douze obscurités: c'est deux heures. A la dernière, nous +serons à huit lieues d'ici. + +--Et ce feu d'artifice, s'écria Fouquet, éclipsera, j'en suis sûr, celui +qui fut tiré à la porte Saint-Antoine, au mariage de la reine. Torelli +est une Salamandre. + +--Silence! dit une seconde fois Pélisson; quelqu'un vient.--Colbert +était à deux pas. + +--Pour le coup, l'augure est sinistre, murmura Gourville, c'est M. de +Colbert; il ne manque plus, pour nous achever, que M. de Laigue et +madame de Chevreuse. + +Colbert était fort laid, déjeté comme un vieux bois; il avait la peau +grillée, la mine souffrante. Les douloureux sacrifices des nuits, +l'agonie des difficultés vaincues, l'intromission violente de +connaissances sans nombre, le mépris de la vie et de ses besoins, le +despotisme de la volonté sur la douleur, se lisaient à ses joues, à son +front, où les rides étaient si profondes qu'elles simulaient des +feuilles de parchemin. La vie s'était retirée de ce corps corrodé par +l'étude, pour s'isoler dans le crâne; là était la flamme. Sa tête était +transparente comme une lampe de nuit. On sentait poindre les os sous la +légère couche de vie qui tapissait ce cadavre. On voyait l'ironie de la +mort grimacer derrière cette peau, si enflée de rien. Le squelette +voulait sortir. + +Au moment où Colbert s'était montré comme un fantôme au détour de +l'allée, Pélisson, pour avoir une contenance, avait déroulé un papier, +qu'il affecta de lire, jusqu'à ce que lui et ses compagnons se +trouvassent dans l'impossibilité d'éviter la rencontre. + +--C'est fort beau! s'écriait Gourville; le roi en sera enchanté. + +--Monsieur Pélisson, appuyait Fouquet, vous n'avez jamais mieux été +inspiré; l'air de Vaux est une muse. + +--Ce sont choses trop légères pour monsieur Colbert, dit Fouquet en +abordant celui-ci, que des vers de circonstance. Si quelque chose les +excuse pourtant, c'est la circonstance. M. de Pélisson nous lisait le +prologue de sa façon qui sera récité cette nuit avant la comédie de mon +ami, M. Molière. + +--Que je n'interrompe pas M. de Pélisson! se récria Colbert; des vers à +la louange du roi sont une bonne fortune: vous ne voudriez pas m'en +priver. + +Pélisson lut avec chaleur le prologue au roi, et fut applaudi à chaque +hémistiche, excepté par Colbert, qui roulait sa tête et son oeil comme un +sauvage qui entend de la musique pour la première fois. Au dixième vers, +quoique la pièce n'en ait pas quarante, il fourra ses mains sèches dans +ses goussets, et ne prêta plus aucune attention. + +Ayant achevé sa lecture, Pélisson se tourna vers Colbert avec la +discrétion d'un poète qui attend son arrêt. + +Les vers du prologue de Pélisson passaient pour fort beaux. + +--Ah! vous avez fini, monsieur de Pélisson; je vous fais mon compliment. +C'est bien! très-bien! J'avais un neveu qui s'amusait aussi à ces +bêtises-là; il a réussi. Je l'ai employé aux gabelles. + +Gourville se baissa pour ne pas rire, affectant d'arranger les boucles +de sa chaussure. Gourville ne faisait pas de vers. + +Colbert ne remarqua pas le dépit de Pélisson, qui, oubliant son rôle +dans cette comédie, rougit, pâlit, fut sur le point de trahir la ruse et +de dire: «Croyez-vous donc, monsieur de Colbert, qu'on vous demande +votre avis? Il fallait feindre et vous prendre pour un homme de goût. On +ne s'attendait pas à réussir.» Le conjuré l'emporta cependant sur le +poète; Pélisson se tut. + +Colbert continuait à Fouquet:--Il n'est bruit, monsieur, que de votre +retraite du parlement. Au dire de beaucoup, votre charge de +procureur-général serait déjà vendue, ce qu'attend le roi pour vous +conférer ses Ordres. + +--La grâce du roi, répondait Fouquet, n'est pas chose tellement sûre, si +je ne dois espérer qu'en mon mérite, que mes intérêts me fassent une +nécessité de vendre ma charge. Plus je mettrai de délai à m'en défaire, +plus je montrerai à mon maître que je ne vaux que par lui. + +--Vous vous jugez trop sévèrement, monsieur de Belle-Isle; et puisque le +roi vous laisse espérer cette faveur, c'est qu'il vous en croit digne. + +--Je vous remercie de cette manière de voir, monsieur de Colbert; je +n'en oublierai pas le témoignage. + +Colbert salua et gagna le château. + +--S'il n'est fatal, le rapprochement est du moins singulier. Avez-vous +remarqué, Gourville, Pélisson? M. de Séguier me demande si j'ai vendu ma +charge de procureur-général, M. de Colbert est étonné de m'en trouver +encore revêtu. Est-ce du hasard? Le procureur-général les importune donc +bien? Mais vous en étiez, Gourville, au moment du feu et de +l'enlèvement. Et après que nous serons partis, que se passera-t-il ici? + +--L'histoire nous l'apprendra. + +--Mais enfin, lorsque le feu sera consumé, qu'on cherchera le... qu'on +le cherchera pour partir... + +--Alors jaillira le bouquet, détonation terrible qui renversera dans les +fossés toutes les voitures de la cour placées au bord. Torelli +l'artificier en est sûr. C'est un événement nouveau à travers mille +événemens: c'est une heure pour eux, trois lieues pour nous. Au jour ils +seront encore ici. + +--Mais après? + +--Ah! monseigneur, en conspiration, _après_ n'existe pas; on est ou l'on +n'est plus! + +--Vous avez dit le mot, Gourville, c'est une conspiration, et contre +qui? Je frémirais à cette seule pensée, si ma conscience ne me criait +que c'est là le seul moyen de convaincre le roi, qui, une fois dans nos +mains et dans ma place de Belle-Isle, signera, au nom de l'intérêt de la +France plus encore que par la violence de sa captivité, car elle lui +sera douce, le renvoi de M. de Colbert, cette affreuse couleuvre, et +celui de M. Le Tellier. Avec eux tomberont leurs créatures. Écrasez +l'araignée, la toile s'envole au vent. M. de Colbert est mon araignée +qui tend sa toile partout où je suis. Depuis Mazarin, il m'enveloppe, +m'étouffe; il me tuera si je ne l'écrase. Puissant comme toutes les +résistances; hardi, parce qu'il n'a rien à perdre; influent auprès du +prince, qui finira par être persuadé que ma chute sera un heureux +prétexte pour ne payer aucune dette, car je serai la cause de toutes, si +je tombe; chef de parti, ayant su rallier toutes les haines contre ce +qu'on appelle ma prodigalité; appuyé des femmes, de celles dont je n'ai +pas courtisé la vieillesse ou la laideur; Colbert, laid, triste, avare, +obscur, sordide, triompherait de moi! Lui renversé, je n'ai plus que des +amis. + +En tenant le roi captif, je ne fais, après tout, avec des intentions +plus pures que ce qu'exécutèrent, sous la minorité, le cardinal de Retz, +Turenne, un prince du sang, le parlement, la France entière, contre +Mazarin, la reine et le roi lui-même. Et je n'appelle pas +l'étranger!--Voilà de quoi m'absoudre. + +Les trois amis se tenaient par la main, et confondaient dans un serment +muet le voeu d'être fidèles à leur conjuration. + +S'échappant tout-à-coup d'entre Gourville et Pélisson, émus jusqu'aux +larmes d'une scène où s'était décidée leur vie, ainsi que l'événement ne +le prouva que trop, Fouquet alla galamment offrir son bras à une dame +qui accourait vers lui, et se perdit avec elle, en riant aux éclats, +dans une contre-allée. + +Les deux secrétaires du surintendant, quoique habitués à sa légèreté, se +regardèrent stupéfaits. Pélisson ne put s'empêcher de murmurer: C'est +trop à la fois, Brutus et Bellegarde! + +Ils savaient quelle était cette dame admise dans la plus équivoque +familiarité du surintendant. + +Fouquet était un sultan. Il était entouré de messagères d'amour, aux +mains prodigues de sa fortune, à la bouche éloquente pour lui, qui lui +épargnaient la timidité de l'aveu et le dépit du refus. + +On publiait, à la gloire de madame de Bellière, dans le monde de la +cour, que, sous les enseignes du surintendant, elle n'avait eu que des +triomphes et pas une défaite. C'était un bonheur sans exemple. Était-il +arrivé à son terme? voilà ce qu'on se demandait depuis que Fouquet avait +chargé madame Duplessis-Bellière d'une expédition amoureuse de la plus +rare difficulté; c'était la Toison-d'Or à obtenir! Les humbles +assistaient à cette audacieuse entreprise comme des bourgeois à une +course de chevaux. Que ceci est beau! disaient-ils, et tout bas: Oui, +c'est beau! mais quelqu'un se cassera le cou. + +C'était pour savoir s'il avait conquis quelques avantages sur le coeur +vierge d'une demoiselle d'honneur de Madame que le surintendant s'était +caché avec madame de Bellière sous les charmilles, oubliant, comme s'ils +n'eussent jamais existé, Pélisson et Gourville. Ce n'est pas qu'il y eût +à craindre qu'il dévoilât la conspiration: il n'y pensait plus. + +Quand l'heureux Fouquet et sa confidente descendirent vers le château, +la joie de leurs visages eût fait pâlir de jalousie celui de +Saint-Aignan, ce maître passé dans la carrière officieuse qu'il suivait +concurremment avec madame de Bellière. + +--Elle viendra donc, disait Fouquet, elle vous l'a promis; mais vous +ferez mon bonheur, madame! + +--N'oubliez pas, vicomte, que j'ai déjà fait votre bonheur trois cent +dix-huit fois. + +--Vous tenez donc compte? + +--Pourquoi pas? Ce sont mes états de service. M. de Saint-Aignan vient +d'être nommé gouverneur. + + +V + +Avant l'heure du dîner, Fouquet proposa une promenade aux parterres. + +On sortit par la façade opposée à la cour d'honneur. + +Les trois grilles de la rotonde s'ouvrirent pour laisser écouler par le +pont-levis la cour et la foule de dames et de seigneurs qui la suivait. + +A la porte du milieu parurent le roi et madame Henriette d'Angleterre, à +qui l'étiquette indiquait cette place en l'absence de la jeune reine, +restée à Fontainebleau à cause de sa grossesse; à la porte de droite se +présenta Anne d'Autriche, accompagnée de son fils, Monsieur; à la porte +de gauche, le prince de Condé et mademoiselle d'Orléans ouvrirent la +marche des princes et des pairs. + +«On découvre de ce perron, écrivait il y a plus de cent cinquante ans +mademoiselle de Scudéry dans sa _Clélie_, une si grande étendue de +différens parterres, tant de fontaines jaillissantes, et tant de beaux +objets qui se confondent par leur éloignement, qu'on ne sait presque ce +que l'on voit. On a devant soi de grands parterres avec des fontaines, +et un rond d'eau au milieu; et à la droite et à la gauche, dans les +carrés les plus proches, trois fontaines de chaque côté, qui, par des +artifices d'eau divertissent agréablement les yeux.» + +Parmi les parterres, celui qu'on nommait _le Parterre des fleurs_ était +une oeuvre de jardinier et de peintre, de Le Nôtre et de Lebrun. Celui-ci +avait tracé le dessin, celui-là l'avait réalisé avec des fleurs. Ils +avaient opéré comme les brodeurs orientaux sur les habits de satin: ils +avaient brodé la terre. Au lieu de soie rouge, bleue et jaune, ils +avaient nuancé des tulipes, des roses et des boutons d'or en guise de +soie; et avec mille roses plantées l'une à côté de l'autre, et dont +chacune n'avait dans l'ensemble que la valeur d'une feuille, ils en +produisaient une mille fois plus grande qu'une rose ordinaire. Cette +rose ou toute autre fleur entrait dans l'arabesque d'un carré du +parterre pour participer à l'ordonnance d'un bouquet gigantesque. De +près c'était un parterre, de loin une broderie; de près un jardin, de +loin un pastel: de près on désirait se promener à travers ce champ, ce +parterre; de loin on aurait désiré y voir une sultane demi-nue et +assise: c'était un tapis. + +Venaient ensuite les Saint-Aignan, les Dangeau, les d'Aubusson, les +Beauveau, les Lafeuillade, les Langeron, les Créqui, les Tavannes, les +Saint-Pol, les Larochefoucauld et les Bouillon, grands noms en faveur +auprès du roi et de la reine. Réunis dans la salle des gardes, ils +défilèrent en ordre, et, se répandant avec plus de liberté, ils se +dirigèrent vers l'espace occupé par les parterres et les pièces d'eau, +alors tranquilles, chaudes et empourprées des derniers rayons du jour. + +Les pièces d'eau du château étaient nombreuses et belles; leur dessin et +leur symétrie excitaient si haut l'admiration qu'elles servirent de +modèles à celles de Versailles et de Saint-Cloud. Elles furent, à +quelques fausses tentatives près, les premières qu'on vit en France, +transportées des villas d'Italie. Fouquet eut la ruineuse gloire de +devancer le roi dans l'art merveilleux d'attirer les eaux de cinq lieues +à la ronde pour les verser dans des réservoirs de marbre après les avoir +laminées et tordues dans des tuyaux de plomb dont les vestiges effraient +encore. Arrachés à la terre, cent ans après, par le fils du second +possesseur du château, le duc de Villars, et vendus à la livre, ces +tuyaux furent payés 480,000 fr. + +Ces eaux sont une histoire. + +Trois villages furent démolis et rasés, et sur leur emplacement la bêche +creusa des bassins qui sont des mers: lacs asphaltites aujourd'hui. La +vapeur les étouffe, et le roseau les cache. On dirait que la +malédiction du ciel a troublé ces eaux et les a empoisonnées. Qui dort +auprès de ces eaux meurt. Tous ces dieux impies de marbre et d'airain, +qui respiraient par des poumons de plomb et vomissaient les rivières +qu'ils avaient bues, sont restés en place. Mais au printemps les oiseaux +déposent leurs nids au fond de la conque muette des tritons; les +cascades pétrifiées n'épanchent plus que du lierre; l'eau a verdi en +herbe, l'herbe a monté: on fauche ces mers. + +Alors le soleil descendait et illuminait en écharpe ces eaux +prodigieuses et fières. + +Guidée par le roi et la reine-mère, une population d'élite s'étale sur +les gradins cintrés qui vont du château aux parterres: des figures +belles et sereines, soeurs de têtes royales, se déroulent avec lenteur +dans un arc indéfini, s'avancent au milieu de l'air tiède et violet qui +les encadre. A ces chairs reposées et blanches, à ces robes de soie +émues par des mouvemens amoureux et chastes, à tant de solennité au +milieu de tant de jeunesse, on dirait une fête de Zénobie à Palmyre, si +jamais Palmyre eut de telles fêtes. + +Toute la monarchie de Louis XIV, mais la jeune monarchie, est là. + +La Fronde, à qui l'on a pardonné, la Fronde est venue en petit manteau +de satin, laissant flotter au vent des pas ses dentelles brodées, ses +rubans de moire, ses noeuds de soie. Des plumes blanches s'inclinent sur +le chapeau rabattu des héros du faubourg Saint-Antoine: leur chapeau est +penché sur l'oreille, et leurs têtes, encore toutes railleuses de dédain +pour monsieur le cardinal, suivent l'inclinaison des plumes et du +chapeau; leurs moustaches partagent cette inflexible obliquité. Leur +coeur s'est rallié au roi; leur chapeau pas. + +Si la pente devient rapide, les cavaliers abandonnent le bras de leurs +dames, qui, pour assurer leur marche, appuient leurs mains gantées, un +peu au-dessous d'elles, sur des épaules officieuses. + +Ainsi, à perte de vue, à droite, à gauche, au fond, ce sont des groupes +en cascades, penchés l'un sur l'autre dans la plus harmonieuse +dégradation. Des sourires montent vers des visages gracieux à mesure que +des pieds descendent, et si parfois un vent frais s'élève des pièces +d'eau vers le sommet de cet amphithéâtre, toutes ces robes traînantes de +femmes enveloppent dans une nuée de mousseline le groupe, tous les +groupes, dames et cavaliers, et ce n'est plus alors que quelque chose +d'indécis et d'ailé, insaisissables apparitions du crépuscule. + +Le roi était vêtu fort simplement: il portait une veste de drap bleu à +boutons d'or; l'Ordre passait au-dessus de tout; ses souliers étaient +ornés de boucles d'émeraudes; une seule plume blanche flottait à son +chapeau. + +La fille de Charles Ier, Madame Henriette, cette femme dont la vie ou +plutôt la mort a divinisé Bossuet, avait déjà, quoiqu'à peine âgée de +dix-sept ans, cette empreinte de douleur si belle et si fatale au front +des Stuarts. Henriette était frêle et blanche, d'une délicatesse +extrême; son cou était celui de Marie Stuart, d'une transparence si pure +qu'on eût pu voir à travers couler le poison du chevalier de Lorraine. +Henriette était de ces femmes qui écoutent avec leurs yeux. + +Tous ses mouvemens, sans qu'elle s'en aperçût, étaient comptés et +renvoyés avec des interprétations à son époux, par sa belle-mère, Anne +d'Autriche, qui, à chaque instant, se tournait pour épier l'arrivée de +quelqu'un impatiemment attendu par elle. Cette préoccupation de la +reine-mère cessa quand elle vit descendre M. de Saint-Aignan conduisant, +avec une grâce parfaite, une femme jeune encore, peu connue à la cour: +c'était une demoiselle d'honneur de Madame Henriette. + +Les mémoires nous ont conservé la parure qu'avait choisie pour cette +journée mademoiselle de la Vallière. Sa robe était blanche, étoilée et +feuillée d'or, à point de Perse, arrêtée par une ceinture bleu tendre, +nouée en touffe épanouie au-dessous du sein. Épars en cascades +ondoyantes, sur son cou et ses épaules, ses cheveux blonds étaient mêlés +de fleurs et de perles sans confusion. Deux grosses émeraudes +rayonnaient à ses oreilles. Ses bras étaient nus; pour en rompre la +coupe, trop frêle, ils étaient cernés au-dessus du coude d'un cercle +d'or ciselé à jour; les jours étaient des opales. Un peu blanc-jaunes, +comme il était riche alors de les porter, ses gants étaient en dentelle +de Bruges, mais d'un travail si fin, que sa peau n'en paraissait que +plus rose sous la transparence. + +Pour s'apercevoir de l'inégalité de sa marche, il aurait fallu pouvoir +détacher,--et qui en était capable?--le regard de son buste, le plus +délicat qui ait jamais existé à la cour, et c'eût été sans profit pour +l'envie, car cette imperfection d'un beau cygne blessé cessait de +paraître quand mademoiselle de la Vallière appuyait ses pieds sur un +tapis. Elle ne boitait qu'en marchand sur la pierre. Une fois duchesse, +elle ne boita plus. Louis XIV le voulut ainsi. + +Sa figure est trop connue pour essayer de la reproduire; ce fut celle de +la Vénus chrétienne de la France. Ses yeux bleus de vierge martyre, aux +paupières de soie, s'ouvraient peu au jour; et, bien qu'ils n'eussent +encore réfléchi que des visages jeunes et beaux comme le sien, qu'ils +n'eussent vu de bien près qu'un homme, Louis XIV; qu'une femme, si ce +fut une femme, ou un ange, Madame Henriette d'Angleterre, ils étaient +déjà chargés de cette infortune qui lui arracha tant de larmes aux +Carmélites. Mademoiselle de la Vallière vint au monde pour pleurer: elle +n'attendait que l'occasion d'être reine. + +Elle avait le sourire fermé, quoiqu'elle eût la bouche grande; ceux qui +l'aimaient l'aimaient ainsi: mais ses rivales, et Bussy, l'écho de +toutes les jalousies, ont attribué à l'irrégularité de ses dents le soin +qu'elle eut toute sa vie de ne jamais les montrer. A cette précaution, +il faut rapporter sans doute la discrétion de ses paroles. Sa taille +était petite, mais élégante et flexible. Elle resta toujours enfant; +gracieuse enfant qui aima trop tôt pour vivre. Singulier reproche! et +que ne mérita jamais madame de Montespan: on reprocha à mademoiselle de +la Vallière d'être complètement privée de formes: comme si les charmes +d'une femme étaient ailleurs que dans l'opinion de celui qui l'aime! Et +combien ne faut-il pas être plus difficilement belle, ainsi que le fut +mademoiselle de la Vallière, pour se faire aimer par des causes qui ne +s'altèrent jamais, dût la petite-vérole dans son vol gâter un noble +visage! mademoiselle de la Vallière était marquée de petite-vérole. + +Elle aima! Quel plus bel éloge peut-on écrire du coeur d'une femme qui +s'attacha, non au fils d'Anne d'Autriche, mais à Louis-Dieudonné; non à +Louis XIV, vainqueur du Rhin et de la Meuse, mais au jeune homme, +tremblant sous la tutelle de sa mère, n'osant demander mille pistoles à +son surintendant, humble devant son confesseur; non au roi, chargé de +lauriers et de diamans, faisant agenouiller des ambassadeurs du pape, +des doges de la sérénissime république, recevant assis et couvert des +représentans du roi de Siam, mais au beau cavalier à la bouche rouge, +aux cheveux presque noirs, grand, infatigable, courageux, adorant toutes +les femmes, mais n'en aimant qu'une, elle! + +Louis XIV se peint dans ses maîtresses, et surtout dans les trois qui, +plus particulièrement, disputèrent son coeur. + +Est-il plein de sève, d'entraînement, de cette galanterie chevaleresque +de la fronde, un peu espagnole, très-fière, mettant du point d'honneur +dans l'amour? il aime mademoiselle de la Vallière. + +La Mancini ne fut qu'une révélation soudaine qui apprit à Louis XIV +qu'il y avait des femmes. + +A-t-il passé cet âge, qui passe aussi pour les rois, est-il entré dans +la vie, cette route pavée et sans ombre, qu'il lui faut des amours +faciles et commodes, payés avec rien, avec de l'or: il aime madame de +Montespan, une belle femme qui ne boite pas, qui a de gros bras, de +fortes épaules, qui perd 500,000 livres au jeu de Marly chaque mois, qui +accouche en riant et qui accouche toujours. + +Épuisé d'esprit et de corps, capable d'apprendre sans émotion que +mademoiselle de la Vallière est morte au monde à trente-un ans dans une +cellule des Carmélites, et que madame de Montespan a passé ses épaules +et ses bras à quelques ducs, il se tourne enfin vers la religion, il se +jette dans le sein de madame de Maintenon, et y meurt. Ainsi Louis XIV +pourra dater, en expirant, de son règne le soixante-sixième, et de sa +maîtresse la troisième. + +Triste parodie de ses maîtresses, ces deux hommes, qui marchent côte à +côte du roi, l'accompagneront aussi toute sa vie: à sa table, pour +applaudir pendant plus d'un demi-siècle à toutes ses paroles; à +l'église, pour déposer qu'il est dévot, ou pour qu'il témoigne qu'eux le +sont; à la guerre, assez près de lui pour ne pas craindre d'être +blessés, ou assez loin de lui pour laisser croire qu'il court de grands +dangers; à son lit, l'un pour en chasser la femme légitime, l'autre pour +y introduire la maîtresse en faveur; et presque à son convoi funèbre, +celui-ci pour dire: _Le roi est mort!_ celui-là pour crier: _Vive le +roi!_ + +Ces deux hommes s'abdiqueront dans Louis XIV; ils vivront de ses joies +et de ses douleurs. S'il est gai, ils riront; s'il pleure, ils +trouveront des larmes. Lui jeune, ils seront jeunes; lui vieux, ils se +courberont, ils auront des rides; et si Louis XIV perd ses dents, ils +trouveront le secret de n'en plus avoir. L'un n'aura commis qu'une +inconvenance, celle de mourir avant le roi; l'autre n'aura pris qu'une +liberté, celle de mourir après. + +Voyez! Louis XIV sera destiné à survivre à tous ceux qu'il aura élevés +ou abattus, ministres ou maréchaux, grands peintres ou célèbres poètes; +à ceux qui sont nés avant lui, à ceux qui seront nés depuis lui, à tous +ses parens, à son frère, à sa belle-soeur, à ses héritiers, hormis un +seul, parce qu'il est passé en chose jugée qu'en France celui-là ne +meurt pas; à presque tous ses bâtards, morts jusqu'à trois par trois +dans un mois, avec la rapidité qu'il les fit; à toutes ses maîtresses, +aux plus vieilles comme aux plus jeunes; même à ses monumens; à +Fontainebleau, désert dans sa vieillesse; à Saint-Germain, s'écroulant +sous le poids des dorures; à Versailles, où l'eau aura cessé de +descendre; à Marly, où elle aura cessé de monter; il sera sur le point +de survivre à la monarchie. Seulement deux hermaphrodites lui +resteront, deux caricatures de maréchaux et de ministres, deux grimaces +éternellement complaisantes, deux rires implacables, deux magots de la +Chine remuant et souriant aux deux coins du logis, quoi qu'il arrive; +deux squelettes impérissables, deux courtisans embaumés et vivans, deux +flambeaux pour toutes ses amours, deux cyprès pour sa tombe: l'un le duc +de Saint-Aignan, l'autre le marquis de Dangeau. + +Ils sont là tous les deux. + + * * * * * + +Un coup de canon fut tiré de l'esplanade du château. + +A ce signal, les eaux devaient partir. + +Elles partent. + +Jamais merveille de ce genre n'avait frappé la cour. Pour concevoir cet +étonnement, oublions les chefs-d'oeuvre de bronze et de fonte des frères +Keller des jardins de Versailles et de Saint-Cloud: Saint-Cloud et +Versailles n'existaient pas; l'hydraulique était inconnue en France. + +Les eaux partent, et ces bassins, tranquilles il n'y a qu'un instant, +remuent, montent, bouillonnent. Cent trente-trois jets d'eau jaillissent +à perte de vue; ils retombent en brouillard humide nuancé des couleurs +du prisme. Autant de figurations mythologiques en fonte déroulent en +pages liquides les métamorphoses d'Ovide. Voilà Pan, voilà Syrinx; ici +les satyres aux genoux de la nymphe qui les dédaigne et fuit poursuivie +par le dieu Pan. Plus loin le fleuve Ladon reçoit Syrinx éplorée et la +transforme en roseaux. Du milieu des roseaux des grenouilles de fer +soufflent l'eau en menues gerbes. Le poème aquatique finit là. Les trois +unités sont respectées sous l'eau comme sur la terre. Neptune reconnaît +Aristote. + +Autres bassins, autres merveilles. + +Admirez Prométhée en perruque limoneuse, qui, avec de l'eau et de la +terre, fait un homme. La terre, c'est un morceau de cuivre; l'homme, +c'est Louis XIV portant le sceptre. Du sceptre part un vigoureux jet +d'eau. Louis XIV a la bonté de se reconnaître et de sourire. + +Après la fable, l'allégorie. + +Jupiter, emblème de la puissance, enlève Europe dans Ovide; à Vaux, il +enlève la Hollande. C'est une grosse femme aux pieds de laquelle on a +gravé _Batavia_. Jupiter, c'est encore Louis XIV. + +Laissons dire encore mademoiselle Scudéry: «On voit un abîme d'eau au +milieu duquel, par les conseils de Méléandre (Lebrun), on a mis une +figure de Galathée avec un cyclope qui joue de la cornemuse et divers +tritons tout alentour. Toutes ces figures jettent de l'eau et font un +très-bel objet. Mais ce qu'il y a de très-agréable, c'est que toute +cette grande étendue d'eau est couverte de petites barques peintes et +dorées, et que de là on entre dans le canal.» + +Au tour de l'apologue maintenant. Un monstrueux lion de fer qui rugit de +l'eau, caresse de l'une de ses pattes un petit écureuil, tandis que de +l'autre il presse et retient une couleuvre. L'écureuil, c'est Fouquet, +son symbole héraldique; la couleuvre, Colbert; le lion qui rugit, c'est +toujours Louis XIV. + +Et quand ces eaux, dieux ici, divinités plus loin, païennes et +monarchiques, ont fatigué l'air de leurs élancemens, elles coulent dans +un canal d'une demi-lieue, auquel la fantaisie a donné, de distance en +distance, des formes et des dénominations singulières. La tête du canal +s'appelle la Poêle. La queue de la Poêle, c'est le prolongement du +canal, qui, cinquante pas au-dessous, s'équarrit en miroir, et en prend +le nom. Au-dessus du miroir est la Grotte de Neptune, qui fait face aux +cascades de l'autre côté du canal. Sept arcades où s'incrustent sept +rochers, et que terminent deux cavernes où se cachent, sous un rideau +de pierre dentelée, deux statues de fleuves, forment la Grotte. Tantôt +appelée la grotte de Vaux, et tantôt de Neptune, elle déploie +soixante-dix marches de chaque côté, conduisant à une spacieuse terrasse +au-dessus des arcades. C'est là qu'était la Gerbe-d'Eau, vaste réservoir +qui alimentait la Grotte de Neptune, et du centre duquel jaillissait un +jet d'eau de toute hauteur. + +Placé sur la terrasse de la Grotte, Louis XIV put voir toute la fête et +en être vu. C'est le point le plus élevé de la ligne des travaux +hydrauliques. Tournez-vous: un monument l'atteste. Hercule, les bras +croisés, est derrière la terrasse, au-delà de la Gerbe-d'Eau; il semble +dire: Ici finissent mes travaux, allez plus loin. + +Ce fut de là aussi que le roi, jaloux de tant de pompe, se dit: +J'étendrai ma main sur ce château orgueilleux, et il tombera comme celui +qui l'habite; j'épancherai ces eaux, et elles disparaîtront comme celui +qui les a ramassées; elles et lui ne se retrouveront plus. Celles-ci +seront le désespoir du voyageur, celui-là de l'histoire. J'en donne ma +parole de roi. + +Qui n'eût pas été roi eût éprouvé une délicieuse rêverie à l'aspect de +ces femmes saisies de respect, d'amour et de silence, au bord des +bassins limpides et agités comme elles, blanches comme leurs parures, +fraîches comme des naïades, presque endormies à la pluie monotone des +cascades, à la fraîcheur assoupissante de la nuit. + +Chaque minute a sa surprise. + +Les eaux changent de couleur, elles en seront plus visibles. Elles +s'élancent maintenant rouges, jaunes, vertes, mélangées. Un instant +elles défient la nuit. + +D'autres eaux deviennent harmonieuses. Un Apollon de marbre renvoie de +sa harpe des vibrations sonores: l'eau a effleuré les cordes de cristal +de l'instrument, il chante. + +Puis tout cesse,--tout retombe. Les bassins reprennent leur niveau, des +barques dorées sont lancées, des femmes s'y penchent, et, nautiles +armées d'éventails, elles se croisent en tous sens avant de débarquer à +l'extrémité du canal. + +Une étoile luit, la cloche sonne: c'est l'heure du dîner, on remonte au +château. + +Et cela ne s'est plus revu. + +La malédiction du roi a été puissante. L'eau a séché comme la pluie sur +une tôle brûlante; les jets d'eau sont rentrés dans la terre; pas plus +de trace que du déluge. + +Les pierres des bassins ont été arrachées; elles sont éparses partout. +Le canal est resté, la poêle et le miroir aussi. Mais la poêle est un +pré, le miroir ne réfléchirait pas le soleil. Dérision! Je ne sais quel +ciseau a creusé dans le flanc des sept rochers de la grotte des lignes +qui simulent la chute de l'eau. Eau sculptée, fraîcheur en peinture. +Deux monstrueux lions de marbre, caressant deux écureuils,--toujours +Fouquet et Louis XIV,--gardaient et gardent encore les marches de la +terrasse dont j'ai parlé. Un cerisier voisin a passé l'une de ses +branches sous le ventre du terrible animal et le porte. Dans quelques +années, le cerisier, devenu fort, aura renversé le lion de son socle. +Ces marches, modèles du grand escalier de Versailles, tremblent +aujourd'hui et chancellent sur l'herbe qui les déchausse. Savez-vous qui +les gravit depuis que Louis XIV et Fouquet, Henriette d'Angleterre et +mademoiselle de La Vallière y ont laissé leur empreinte? savez-vous qui? +des milliers de couleuvres. Les couleuvres, armes vivantes de Colbert! + +Voyageur fatigué et mourant de soif, j'ai inutilement cherché un peu +d'eau pour me désaltérer dans ce château, qui dépensa huit millions pour +avoir de l'eau. + + +VI + +Mignard a décoré le salon d'été, où le dîner allait être servi. +Parfaitement conservé, il est tel quel aujourd'hui. La pièce qui le +précède est voûtée, et porte pour ornemens des rosaces d'or épanouies au +fond d'encadremens en saillie. + +Jamais allégorie ne justifia mieux sa destination que celle qui se +multiplie à l'infini sous les lambris du salon d'été. Père et mère +naturels de tout ce qu'on mange et boit, le Commerce et l'Abondance, +toujours fort beaux en peinture, flottent au plafond, au centre des +incalculables subdivisions gastronomiques qu'ils engendrent. Ce sont les +incarnations de Brama en matière de comestibles. L'effet n'en est pas +heureux, et, malgré la poésie des emblèmes, qui voile un peu le +matérialisme des choses représentées, on dirait la galerie de peinture +d'un maître-d'hôtel retiré dans son château. + +Disposé pour recevoir les personnes que le roi voulait bien honorer de +sa table, un cercle de chaises était le seul indice des approches du +dîner. La symétrie des places traçait le vide de la table, mais il n'y +en avait pas. Où donc poseraient les mets? + +Le roi s'assit, invitant son frère, sa mère et sa belle-soeur, Dangeau et +quelques favoris, à prendre place à ses côtés. + +Fouquet obtint de Louis XIV la faveur de le servir, debout, derrière le +fauteuil. + +Dès que les convives furent assis, sur un signe de Fouquet, le plafond +descendit lentement et au son d'une musique douce. A hauteur voulue, la +table aérienne, chargée de flambeaux, fumante des mets qu'elle portait, +s'arrêta. Un autre plafond avait remplacé celui qui s'était détaché. On +attendit que le roi applaudit à ce coup de baguette féerique du +surintendant. + +Le roi applaudit, ce fut un murmure d'éloges. + +Pour n'être pas descendues du plafond, les autres tables n'étaient pas +moins fastueusement couvertes. On en avait dressé dans la salle des +Gardes, sous les marroniers, dans les parterres, dans la cour d'Honneur +et dans la cour des Bornes. + +Vatel et ses aides avaient pourvu à la confection de ce prodigieux +dîner, le même Vatel qui se tua quelques années après à Chantilly, +désespéré de ne voir pas arriver la marée à temps. + +A Vaux, la marée fut fidèle à Vatel. D'ailleurs les précautions étaient +si bien prises que, si les poissons de la rivière venaient à manquer, +ceux de l'Océan du moins répareraient l'échec. Fouquet avait enfermé +vivans, dans un bassin d'eau de mer, des saumons, des esturgeons et +plusieurs dorades. On lit dans La Fontaine une épître à l'un de ces +saumons. + +Quand l'officier de la bouche se présenta pour faire, selon l'usage, +l'essai des viandes et des boissons, le roi l'écarta, et, d'un sourire +qui alla au coeur du surintendant, il sembla lui dire: Chez vous, mon +hôte, j'ai pleine confiance, je vous le prouve. + +La sensualité du temps n'était pas montée au degré d'aujourd'hui; l'art +de fondre en une saveur indéfinissable mille saveurs était dans +l'enfance, quoique les cuisines souterraines de Vaux soient des +monumens. L'eau des fossés les entoure, des voûtes de pierre les +couvrent. Un cavalier et son cheval auraient assez d'espace pour se +promener sous le manteau des cheminées. Un boeuf y rôtissait à l'aise. +Des broches géantes, vieilles armures de cuisine, rouillées au râtelier, +attestent ce qu'on mangeait au château et ce qu'on n'y mange plus. + +Sur un plat d'argent qui couvrit la table, on servit un sanglier tout +entier dont on avait doré les défenses. + +A mesure qu'on enlevait les porcelaines et les cristaux, des domestiques +les jetaient dans les fossés, comme trop dignes, après l'usage qu'on en +avait fait, pour servir à d'autres banquets. + +Au dessert, le roi ne manqua pas de parler de la chasse, son entretien +de prédilection: + +--Monsieur de Belle-Isle, vos parcs sont-ils giboyeux? + +--Sire, ils le sont peu. Votre majesté n'ignore pas que, plantés depuis +à peine quatre ans, ils n'offrent encore ni assez d'ombre ni assez +d'abri aux cerfs et aux sangliers. + +--C'est dommage, l'emplacement est bon. + +--Sire, je le croyais comme vous. + +--Et qui donc n'est pas de notre avis? + +--Quelqu'un de peu, sire. + +--Cela doit être. + +Appelez M. de Soyecourt, le plus effréné chasseur de notre royaume. +Est-il ici? + +--Sire, toute la noblesse de votre maison vous entoure. + +--Qu'on l'introduise, je vous prie. + +M. de Soyecourt parut. + +--Que pensez-vous, monsieur, vous dont les lumières sont si justes +là-dessus, du parc de M. de Belle-Isle? + +En réponse, M. de Soyecourt entama une description du parc et des parcs +en général, si longue et si pédante, de la chasse et de toutes les +chasses, que Louis XIV pria le surintendant de faire venir Molière. Sur +ce que Fouquet rappela au roi que Molière était un comédien et non un +chasseur:--Et ne trouvez-vous donc pas que j'ai raison, répliqua le roi, +de mander M. Molière? + +Le pauvre comédien reçut l'ordre d'écouter à la porte les paroles +ridicules qui échapperaient à M. de Soyecourt. L'intention du roi fut +admirablement comprise. Trois heures après, Louis XIV reconnut et +applaudit dans Dorante ce _fâcheux_ parlant toujours de la chasse, le +personnage de M. de Soyecourt qu'il avait lui-même indiqué. Cet +excellent trait de la comédie des _Fâcheux_ appartient à Louis XIV. + +Bref, M. de Soyecourt fut d'avis que le parc de M. de Belle-Isle était +excellent. Enivré de la conversation qu'il avait eue avec le roi, il se +retira glorieux comme s'il eût tué un cerf dix-cors. + +--Mais nommez-nous donc, monsieur de Belle-Isle, le difficile chasseur +qui a médit de votre parc. + +--Sire, c'est mon jardinier. + +--Le Nôtre, celui même qui l'a tracé avec tant de génie? Mais que je le +voie. + +--Sire, il va vous être présenté. Votre majesté aura l'indulgence +d'excuser son costume et ses propos; c'est un paysan. + +Parut en effet un paysan de cinquante ans environ, en veste, en gros +souliers, roulant son chapeau entre ses doigts, tremblant et pâle, +regardant au plafond. + +--Vous avez, mon ami, avancé une opinion que nous ne partageons pas. + +--Mon roi, c'est possible. + +--Sur quoi avez-vous établi que le parc de M. de Belle-Isle n'était pas +propre à la chasse? + +--Mon roi, c'est que, si j'eusse dit le contraire, les chasseurs +m'auraient dégradé mon pauvre parc avec leurs chevaux et leurs chiens. +Nos arbres sont jeunes, il faut les épargner. Et voilà toute l'histoire. + +--C'était donc un mensonge? + +--Sans doute, mon roi; mais gardez le secret, demain on chasserait la +grosse bête dedans. + +Le Nôtre, croyant la conversation finie, mit son chapeau et se dirigea +vers la porte. + +--Monsieur Le Nôtre! + +--Mon roi! + +--Vous allez me bâtir un château. + +--Deux, mon roi. + +--L'un à Versailles, l'autre à Trianon. + +--Sire, une façade et deux ailes; voûte. A droite une pièce d'eau, à +gauche une orangerie; parc de gazon, galerie, quatre lieues d'horizon. + +--20,000 livres, Le Nôtre. + +--Mon roi, ce n'est pas assez. + +--Mais pour vous, Le Nôtre? + +--Mon roi, c'est trop. + +--Un escalier de géant, Le Nôtre. + +--Par où vous monterez, mon roi. + +--20,000 livres pour toi, Le Nôtre. + +(Fouquet dit à voix basse:) Découvrez-vous, Le Nôtre, vous parlez au +roi. + +--Oh! pardon. Tenez-moi donc un instant mon chapeau. + +Fouquet tint le chapeau; la cour était ébahie. + +--Le Nôtre, des fontaines de marbre. + +--De bronze, mon roi. + +--Une terrasse, Le Nôtre. + +--Au pied de l'escalier, mon roi. + +--20,000 livres pour toi, Le Nôtre. + +--Un canal grand comme une mer. + +--Eh mais! il n'y a pas d'eau! + +--Elle montera de Marly. A défaut, nous avons l'Océan, mon roi. + +--20,000 livres pour toi, Le Nôtre. + +--Je ne dis plus rien, je vous ruinerais, mon roi. + +--Je vous fais chevalier, je vous anoblis, Le Nôtre. + +--Il faudra trois mille pieds d'orangers pour une serre au bas du grand +escalier, mon roi. + +--Je vous donne la croix de Saint-Michel, Le Nôtre. + +--A quand les maçons, mon roi? + +--A bientôt. + +--Mon roi, je t'aime. + +Et Le Nôtre se jeta au cou du roi. + +Fouquet, épouvanté de cette familiarité, s'efforça de le retenir. + +--Laissez, monsieur de Belle-Isle, c'est l'accolade de chevalier. + +Le plan du palais de Versailles était arrêté. + +Un homme encore jeune, à la livrée du surintendant, se posa en face du +roi, tenant un objet voilé sur ses bras. + +--Votre majesté permet-elle qu'on découvre ce tableau? + +Le roi fit un signe d'assentiment. + +Et le portrait de Louis XIV, revêtu du costume qu'il portait ce jour-là, +rendu avec la plus fidèle ressemblance, suspendit l'admiration si +intelligente de la cour. En huit heures ce chef-d'oeuvre, dont le Louvre +a hérité, était sorti, pour ne plus périr, du pinceau du jeune artiste. + +--C'est bien, s'écria Louis XIV. + +Le tableau tremblait sur les bras émus du peintre. Il lui échappait. + +Madame Henriette se leva, le fixa par la bordure sur son genou, et le +tint en équilibre par l'anneau du cadre, afin que le roi le vît mieux. + +--Oui, c'est très-bien. Il y manque pourtant quelque chose, messieurs. + +On était attentif aux critiques du roi. + +--La signature du peintre. + +Avec la pointe d'un couteau le peintre écrivit dans l'épaisseur de la +couleur encore fraîche: _Lebrun_. + +--Ajoutez, monsieur Lebrun: premier peintre du roi. + +--Remerciez votre souverain, monsieur Lebrun, de la gloire qu'il fait à +votre talent; moi, je vous remercie ici de celle qui rejaillit par vous +sur ma maison. + +Accompagné du surintendant jusqu'à la dernière pièce, Lebrun se retira. + +--Voyez-vous, ma mère, si je profite de vos conseils? Je souffre à voir +la magnificence de cet homme. Mais je lui ai déjà enlevé les plus beaux +joyaux de son orgueil: Lebrun, Le Nôtre, Le Vau, sont à moi. Nous +jouerons de malheur si nous n'égalons pas, roi de France, la somptuosité +d'un surintendant. + +--Silence, mon fils: où les plafonds descendent, les planchers peuvent +s'écrouler. + +--Ceci me lasse; ce luxe m'outrage, je veux sortir. + +--Vous resterez. L'emportement fit à Versailles la _journée des dupes_, +la finesse en eut tout l'avantage. Vaux profitera de l'expérience de +Versailles. + +--Quoi! je porte le fer et la flamme dans la moindre province rebelle +qui refuse la taille, et je souffrirai avec complaisance qu'on dévore +six provinces dans ce château! + +--Celui qui aurait le château aurait les six provinces. + +--Oui, celui... + +Une musique légère, qui retentit dans l'antichambre, couvrit les paroles +à demi-voix dites par le roi à sa mère; et parut Fouquet, qui demanda la +permission de présenter à leurs majestés la nymphe de Vaux en personne. + +La nymphe, qui n'avait modifié son costume de demoiselle d'honneur de +Madame que par deux ailes blanches attachées à ses épaules, et qui était +mademoiselle de La Vallière, remit au roi un rouleau de parchemin, +l'invitant à lire. + +Le roi lut, sourit, et passa l'écrit à sa mère. + +--Monsieur de Belle-Isle, dit le roi, je vous remercie, au nom du +dauphin, si le ciel doit nous en envoyer un, du don que vous lui faites +du château de Vaux et de ses dépendances. Il sera temps de le lui offrir +quand il sera en mesure d'accepter lui-même. Jusque là gardez ce +château, que vous avez rendu si beau par vos soins, et dont vous faites +si bien les honneurs. Nous tiendrons compte de l'offre, mais c'est tout +ce que nous retenons. + +Fouquet se précipita aux genoux du roi et lui baisa la main. + +Dans les yeux d'Anne d'Autriche son fils put lire: «Tu seras un grand +roi.» + +Tempérant les paroles graves qu'il avait prononcées, Louis XIV ajouta: +Les nymphes, mademoiselle de La Vallière, font aussi partie du château. + +--Sire, répondit naïvement la demoiselle d'honneur, je vous appartiens. + +Le roi se leva, le dîner était fini. + +D'une santé délicate et maladive, Madame Henriette obtint du roi de +retourner à Fontainebleau. Elle partit. + +Dangeau écrivit dans un coin sur les tablettes qu'il destinait à ses +mémoires, où il recueillait jour par jour les faits et gestes importans +du règne: + +«Au dîner du sieur Fouquet, le 17 août 1661, il y avait une superbe +montagne de confitures.» + + +VII + +Plusieurs seigneurs avaient été mis dans le secret de la surprise +ménagée au roi après le repas. + +Au milieu de la confusion qui suit le dessert, un cor se fit entendre; +il sonnait le départ pour la chasse, la fanfare matinale.--N'est-ce pas +le bruit du cor? s'informa le roi. Des chiens s'élancèrent en aboyant +dans les salons.--Sire, pardonnez la surprise, c'est la +chasse.--Êtes-vous gais, messieurs? la chasse!--Oui, sire, la chasse aux +flambeaux.--Y songez-vous? il est nuit, et certes nous n'allons pas, que +je pense, en habits de soie et en jabots, courre le cerf? Vous êtes +jeunes, messieurs, et nous sortons de table. + +Les chiens aboyaient toujours, les fouets claquaient et faisaient +vaciller les lumières; les cors ne cessaient de retentir; les +domestiques couraient en désordre d'appartement en appartement, armés de +torches. On offrit au roi un fusil. Trente chasseurs se présentèrent en +même temps, piqueur en tête. Les dames se réfugièrent dans la salle des +Gardes, où elles s'enfermèrent, et d'où elles purent voir à travers les +carreaux ce qui allait se passer. + +--M'apprendra-t-on à la fin ce que c'est? s'écria le roi impatienté, +tenant son fusil dans l'attitude la plus embarrassée. + +Un cerf bondit devant lui et renverse deux flambeaux de la table. + +--A vous, sire! + +Le roi comprit alors qu'on avait lâché du gibier dans le château, et que +c'était sérieusement une chasse au salon. + +Il s'exécuta de bonne grâce. + +Jeune comme les autres, fou de la chasse, il poursuivit le cerf de pièce +en pièce, s'embusqua aux portes, se perdit dans les corridors, entraîné +par la fuite de la bête. D'autres cerfs descendaient les marches: des +nuées d'oiseaux volaient partout, tourbillonnaient dans la rampe; les +faisans sortaient de dessous les fauteuils; des lièvres se cognaient aux +portes. + +Le carnage commence. + +Des cerfs tombent sur des tapis, et des renards expirent dans des +bergères. Ne trouvant aucune issue, traqués de toutes parts, des +chevreuils en démence se précipitent par les croisées ouvertes et +illuminées. Du dehors on applaudit, du dedans on tire au vol sur le +chevreuil, qui roule souvent dans les fossés. On ne craignait pas de +briser les glaces; à cette époque il n'y avait pas de glaces dans les +salons. On ne courait que le risque de souiller des tapis de cinquante +mille livres, ou de mutiler des corniches dorées. + +A travers leur cage transparente, les dames étaient témoins de ce +spectacle, qui n'était pas sans effroi pour elles. On riait, on +tremblait. Souvent les vitres brisées, les bourres enflammées, l'oiseau +atteint, volaient au loin dans la cour. + +Pour mieux voir, les laquais étaient montés sur leurs siéges et sur le +dôme des chaises à porteur. + +Les rideaux eurent beaucoup à souffrir: les cerfs cherchaient un refuge +dans les vastes plis de leur colonne soyeuse, et, dans ce fourreau qui +les étouffait, ils se livraient bondissans à leurs ennemis. Plus +heureux, beaucoup de lièvres et de faisans s'en allèrent par la +cheminée. + +Cette chasse dura vingt minutes. Les cors sonnèrent la fin du combat. On +exposa devant les dames le résultat de la victoire: quelques cerfs +étourdis, quelques oiseaux revenus déjà de leur frayeur. Bien des +reproches d'imprudence furent effacés. Les armes n'avaient été chargées +qu'avec des balles de liége; ainsi pas une goutte de sang n'avait coulé. + +Après quelques minutes de repos, en hôte délicat, qui comprend qu'un +plaisir plus calme doit succéder à une émotion fatigante, Fouquet +proposa de se rendre à la comédie.--On s'y rendit. + +La Fontaine était exact lorsqu'il écrivait à son ami, M. de Maucroix, +dans la _Relation de la fête donnée à Vaux_, que «le souper fini, la +comédie eut son tour; qu'on avait dressé le théâtre au bas de l'allée +des Sapins.» + +L'allée des Sapins existe encore. Elle est noire et répand une forte +odeur de résine. Découpées par tranches horizontales et s'évasant en +pyramides, les branches panachées se pressent et se rapprochent. Il faut +près d'une demi-heure à parcourir l'allée des Sapins de son point de +départ du château, où elle prend, pour le perdre plus loin, le nom +d'allée des Portiques: à son extrémité occidentale, est le spacieux +hémicycle où _les Fâcheux_ de Molière furent représentés pour la +première fois. + +Aujourd'hui couvert de jeunes arbres plantés en quinconce, seule +altération qu'il ait subie, cet emplacement contiendrait deux mille +personnes, en les supposant placées avec toute la liberté des +spectateurs de cour. Je me suis assuré, mademoiselle Scudéry d'une main +et La Fontaine de l'autre, que c'était rigoureusement là, et non +ailleurs, que _les Fâcheux_ avaient été joués. + +Quoique l'allée des Sapins ait deux versans, il est impossible de placer +la scène à celui qui touche au château. Là elle n'est pas encore allée +des Sapins, mais des Portiques. Ce point reconnu, _les Fâcheux_ +n'auraient pu être joués ni plus près ni plus loin. Plus près, ce serait +l'allée même, et non le bout; plus loin le terrain manque. Au-dessous +sont les eaux. + +C'est donc là que Molière, il y a près de deux siècles, pauvre comédien +courant la province, vint peut-être à pied pour jouer devant son roi. +Qu'il serait curieux de savoir s'il passa par Melun! de connaître le +cabaret où il s'arrêta pour corriger quatre vers au crayon, boire un +verre de vin et se remettre en route! Mais, à coup sûr, il a foulé cette +allée des Sapins; là son coude a effleuré; là son pied a posé; là sa +bouche a parlé. Molière a parlé ici, dans cet air, dans cet espace! Ce +soleil qui se couche éclaira sa face sublime le 17 août 1661! + +La pièce fut jouée aux flambeaux et devant des spectateurs échelonnés +sur trois rangs. + +Le roi occupait le centre, assis dans un fauteuil; à sa droite était la +reine-mère; un peu au-dessous de lui, Monsieur et le prince de Condé +avaient deux siéges. Le rang qui se prolongeait à la droite et à la +gauche du roi n'était composé que de dames. Madame Fouquet venait après +la reine. Derrière les dames étaient les ambassadeurs. Beaucoup de +seigneurs qui n'avaient pas trouvé à se placer se pressaient au bout des +allées, disputaient un courant d'air entre deux épaules pour voir ou +pour entendre; d'autres avaient grimpé aux arbres, et planaient de là +sur ce cercle, au milieu duquel un seul homme était debout: + +Molière! + +«D'abord que la toile fut levée, un des acteurs, comme vous pourriez +dire moi (Molière, _les Fâcheux_, _Avertissement_), parut sur le théâtre +en habit de ville, et, s'adressant au roi avec le visage d'un homme +surpris, fit des excuses du désordre de ce qu'il se trouvait là seul, et +manquait de temps et d'acteurs pour donner à sa majesté le +divertissement qu'elle semblait attendre. En même temps, au milieu de +vingt jets d'eau naturels, s'ouvrit cette coquille que tout le monde a +vue, et l'agréable naïade (mademoiselle Béjart, plus tard femme de +Molière), qui parut dedans, s'avança au bord du théâtre, et d'un air +héroïque prononça les vers que M. Pélisson avait faits, et qui servent +de prologue.» + +Tout homme a une haine profonde, c'est son génie. Molière eut celle de +l'aristocratie; il la heurta et la foula sous toutes ses formes. Les +détours qu'il prend sont admirables. La comédie qu'on ne lit pas est la +véritable dans Molière. Prenez-y garde, sans cette seconde vue, la +meilleure partie de son talent va vous glisser entre les doigts, et il +ne vous restera plus qu'une bouffonnerie prise à Boccace, à l'Italie, à +l'Espagne. On a dit que Molière «constituait à lui seul toute +l'opposition de son temps.» Nous recueillons l'aveu. + +Ouvrez _le Bourgeois gentilhomme_. Un bourgeois prend un maître de +musique, un maître de philosophie, un maître à danser; il faut verser +jusqu'à sa dernière larme de rire à ce bon M. Jourdain prononçant des U +et des O, donnant de gros diamans à Dorimène, croyant que le fils du +Grand-Turc est arrivé pour épouser sa fille Lucile, embrassant le +mahométisme, et tout cela pour être un homme de qualité; c'est d'un +comique rare. La leçon est haute pour la bourgeoisie qui tend à sortir +de la boutique. Tous les Jourdains de la porte _des Innocens_ se +cachèrent de honte. C'est ce que vous croyez. La part faite du rire, ce +comique étend sur la claie Dorante, gentilhomme, et non Jourdain le +bourgeois: Dorante, gentilhomme et emprunteur qui ne rend pas; Dorante, +gentilhomme, et perturbateur des familles; Dorante, gentilhomme et +pourvoyeur de Dorimène; Dorante, gentilhomme et profanateur de noblesse. +Jourdain n'est que ridicule, Dorante est infâme. Demain Jourdain aunera +du drap sous les piliers des Halles, demain Dorante sera à la Bastille, +s'il n'est en Grève. Eh bien! dites maintenant: de Jourdain ou de +Dorante, quel est celui que Molière a voulu sacrifier? + +Allez plus loin. Jusqu'au jour où M. Jourdain a pris à sa solde ces +maîtres si ridicules, qui donc s'est formé à leurs leçons? N'est-ce pas +la noblesse? Par ce que savent ces maîtres, jugez ce qu'ils ont +enseigné, jugez leurs élèves. + +Allez plus loin. Au bourgeois gentilhomme, si ridicule qu'il en est +faux, du moins impossible, opposez sa femme, qui est la raison même. +Dans M. Jourdain, Molière a immolé au rire la bourgeoisie qui n'existait +pas, pour mieux faire triompher, dans madame Jourdain, la véritable +bourgeoisie.--Quelle pureté, quelle dignité de moeurs, quelle prudence +dans cette femme! Descendons-nous tous deux que de bonne bourgeoisie? +Quelle vertu dans cette mère! «Je ne veux point qu'un gendre puisse +reprocher ses parens à ma fille, et qu'elle ait des enfans qui aient +bonté de m'appeler leur grand'maman.» Qui ne serait honoré d'avoir la +fille de M. Jourdain pour soeur, madame Jourdain pour mère? + +Allez plus loin encore. Demain le fils de M. Jourdain aura aussi des +maîtres de philosophie; mais avec la jeunesse il aura le loisir de faire +une plus sage application de ses études; il n'écrira plus comme son père +à la marquise _que ses yeux le font mourir d'amour_; mais il publiera un +livre qui commencera par ces mots: «L'homme est né libre, et partout il +est dans les fers.» Demain il aura un maître d'armes le fils de M. +Jourdain, et il appellera Dorante en duel, et Dorante sera tué. Une +révolution sera consommée. Avez-vous ainsi compris Molière? + +Ainsi, dans Molière, vous l'avez remarqué, l'homme ridicule, celui qu'il +souflette en public, n'est jamais l'homme coupable, celui qu'il +déshonore en secret. De là, chez lui, le mensonge dont il avait besoin, +et qui n'a que trop été pris à la lettre, d'amuser aux dépens de ceux +dont il défend le rang, les moeurs et la vertu. + +Molière a couronné la classe intermédiaire. La fidélité conjugale, la +probité dans le commerce, la raison dans le langage, la justesse dans le +goût, la prudence dans la conduite, la tolérance dans la religion, +toutes les vertus sociales ont été placées par Molière dans cette +classe. Après Richelieu, Molière est l'homme qui a porté le coup le plus +vif au privilége de la naissance. Il a surtout, en moraliste habile, +déshonoré la femme de la société noble; il ne l'a montrée que pour +l'écraser du parallèle de la femme de la bourgeoisie. On ne trouve pas +une seule fois dans ces tableaux, où tant de créations admirables se +pressent, et toutes distinctes comme celles que Dieu crée, une haute +vertu de marquise ou de duchesse. Chez lui le titre emporte raillerie +forcée; il renverse la pyramide sociale des temps anciens, il en met la +base fruste au ciel, la pointe de granit dans la boue. Vienne un autre +comédien comme lui, au génie près, un Collot-d'Herbois, et la pyramide +sera renversée dans le sang. + +L'imagination reçoit ses principaux affluens du Midi, patrie du soleil +et des femmes, où le soleil ne se couche jamais! Elle y mûrit vite, et +se couvre de fleurs de bonne heure. Au Midi tout a sa note, son degré de +plus qu'au Nord. La parole méridionale est un chant, le chant une +extase: le vin le plus léger enivre, l'eau égaie; l'odeur du thym, si +fade au Nord, assoupit sur les rocs de Grasse et de Naples. Dans +l'organisme français, l'élément méridional est la couleur. Otez de la +France la Loire, la bande des Pyrénées et la Provence, et la France +devient allemande ou anglaise: il y fait sombre. Molière relève du Midi, +sinon par sa naissance, ce que nous avouons, allant au-devant d'une +objection, du moins et pleinement par ses oeuvres. Le Nord est inconnu à +Molière. Ce qu'il n'emprunte pas aux Latins et aux Grecs, il le demande +à la verve méridionale. Certainement il n'y puise pas la raison froide +du _Misantrope_, la raillerie quintessenciée des _Femmes savantes_ et +des _Précieuses ridicules_; mais il en rapporte l'athéisme de don Juan, +la bouffonnerie limousine de M. de Pourceaugnac, la noblesse empesée de +la comtesse d'Escarbagnas; ces caractères sont-ils du Nord, à votre +avis? Des maîtres passez aux valets: à qui Molière doit-il cette grande +famille de roués? Mascarille, traduction domestique de tous les _Davus_ +de Térence, après avoir été Latin, devient Sicilien dans _l'Étourdi_, et +ne perd à cette métamorphose ni son astuce originelle ni sa faiblesse à +protéger les fils de patriciens qui ont des pistoles. Sera-ce dans la +domesticité du Nord, moitié suisse, moitié picarde, que vous trouverez +des Mascarilles? (Tout au plus des Gros-René, serviteurs parisiens et +mous;) des Sbrigani, ces fripons si spirituels; et des Scapins, ces +Italiens qui sont la parodie d'un tableau dont Casanova de Seingalt est +le modèle? + +Avait-il les yeux tournés au Nord, Molière, lorsqu'il peignait +constamment des moeurs aérées et inondées de lumière? Il noue ses +intrigues aux fenêtres: les fenêtres du Nord!--sur le banc des portes, à +minuit,--minuit à Paris, où il gèle neuf mois sur douze! il gratifie +Paris de la latitude de Madrid et de Florence. La place publique sert +presque toujours d'occasion à ses enchevêtremens dramatiques, copiant +textuellement la mise en scène de Boccace et de Lopez de Vega. Ne +sont-ce pas là des préoccupations d'homme qui, par instinct ou +d'intention, rend la comédie inséparable du ciel, des moeurs du Midi, où +il puise tout, et sa forme d'écrivain, ses ressources de penseur, ses +caractères et sa gaieté, don plus beau que son génie? + + +VIII + +Tandis que la comédie s'achève à la lueur des flambeaux, ceux qui n'ont +pas eu de place pour l'écouter promènent la vivacité du dessert dans les +parterres sombres et sous les fraîches solitudes du parc. Les cavaliers +s'éparpillent par groupes, les dames par essaims. Sans se connaître, on +se croise pour se jeter des agaceries, des dragées et des fleurs. Jamais +plus belle soirée. + +Une jeune femme va seule, se hâtant de mettre le plus d'éloignement +possible entre elle et ces bruits et ces clartés qui offensent ses sens +délicats. Elle a peur de ne pas regagner assez tôt sa tristesse; +derrière les allées sombres elle laisse les allées sombres, jusqu'à ce +qu'elle n'entende plus que le froissement de sa robe, et qu'elle ne +distingue plus que l'éclat de ses diamans, projetant des feux devant +elle. Alors elle ralentit sa marche, assure son haleine, et soulève, de +ses doigts pensifs, ses cheveux sur son front; sa main s'y fixe. + +Vous avez vu quelquefois, dans les matinées de printemps, ces soies +blanches flottantes dans l'air, ces fils de la Vierge qui, descendus +d'un rouet invisible et céleste, s'attachent au chêne du chemin, +retombent en écheveaux sur le gazon ou les blés naissans, et se fixent +par des clous de rosée à la pointe d'un épi. C'est un réseau immense que +brise un moucheron. La pensée de mademoiselle de La Vallière est ainsi +vaste, frêle et craintive; cette pensée arrête tout ce qui passe; mais +tout ce qui passe la déchire sans l'emporter. Elle aime le roi, mais de +cet amour ardent et religieux qu'elle voua plus tard au ciel; amour si +haut que la prière seule y mène. Des rois ont aimé: quelle femme a +jamais osé aimer un roi? quelle est celle qui l'a fait sans mentir à +elle-même, sans prendre le sceptre pour la main? + +Elle succomba, mademoiselle de La Vallière. + +L'exigence historique nous oblige à ne montrer qu'un coin de cette +passion si calme à la surface, si agitée au fond. Mademoiselle de La +Vallière n'entra dans la couche royale que le jour où Fouquet s'étendit +sur la paille de la Bastille; et nous n'écrivons qu'un moment de la vie +de Fouquet. + +Une cloche tinta; le vent en apportait le bruit du Maincy, petit village +situé au bout du parc. La demoiselle d'honneur s'agenouilla sur la +terre, et, tandis que bourdonnait l'orgie royale, elle exhala un +cantique tout empreint du remords d'une faute qui n'était pas encore +commise, que l'expiation précédait. + +Elle se sentit déjà grande et misérable, elle pleura. + +Ce cantique est tout ce que l'air a retenu de la fête. Qu'au coucher du +soleil le voyageur s'asseye et écoute, il entendra sortir du fond du +château la prière vespérale de cent cinquante pauvres enfans. La prière +des enfans sur les ruines d'un tel château! Tout a été frappé de mort, +hôtes, palais, fleurs, statues, eaux, les seigneurs dorés, les femmes +nues; mais la prière aux ailes blanches de La Vallière est restée +vivante, immortelle! La fête est finie: la prière dure encore. + +Enveloppés dans les plis d'un manteau de soie, un homme et une femme, +celle-ci le visage caché dans un loup, suivaient, à la distance de deux +allées parallèles, les pas tantôt rapides, tantôt mesurés, de +mademoiselle de La Vallière. + +Elle poussa un cri lorsqu'elle vit s'approcher d'elle la femme masquée, +et presque en même temps un cavalier dont les plumes et les dorures +luisaient dans l'ombre. + +Par politesse, le cavalier s'arrêta, et laissa, non sans quelque +mouvement d'impatience, le champ libre à la dame qui l'avait devancé. +Elle ôta alors son masque et s'enfonça dans l'allée avec mademoiselle de +La Vallière. + +Le cavalier les suivit. + +Dès que la dame fut partie, le cavalier, comme chose convenue, prit la +place qu'elle occupait. + +A trois fois cette scène se renouvela. + +A la dernière rencontre, le cavalier dit à la dame:--Il est inutile, +madame, de fatiguer davantage mademoiselle de La Vallière. Mon faible +mérite l'emporte. Daignez rentrer; le serein vous hâlerait. + +--J'allais vous le conseiller, monsieur le duc. + +--Très-bien, madame; l'ironie sied aux vaincus: c'est leur dernière +arme. + +--Monsieur le duc, vous finirez par y exceller. + +--Malicieuse! après la peine que vous avez eue, je conçois que vous +éprouviez quelque dépit à battre en retraite; mais, encore une fois, +chère dame, toutes les campagnes ne sont pas aussi funestes. + +--Voudriez-vous me persuader, monsieur le duc, que vous sortez toujours +vainqueur de celles où l'on ne tire pas l'épée? + +--Je me fâcherais si chacun ne savait que j'ai servi le roi. + +--Comment donc! mais vous êtes en pleine activité à cette heure; et si, +à l'exemple de son frère d'Angleterre, qui a institué l'ordre du Bain, +le roi crée l'ordre du Bougeoir, vous serez nommé commandeur. + +--Le roi m'estime. + +--Un peu moins que la reine, n'est-ce pas, monsieur le duc? + +--Est-ce que madame de Bellière n'a pas la nuit de filles à surveiller +au logis? + +--Et monsieur de Saint-Aignan, point de fils à qui transmettre ses +leçons de conduite? + +--Madame, je vous comprends; mais, quels que soient les services qu'on +rend à son prince, ils ennoblissent. + +--Alors, monsieur le duc, vous, qui avez si bien l'esprit de corps, +soyez assez généreux pour me croire digne de rivaliser avec vous auprès +du prince. Accordez-moi la survivance. + +--Prenez garde, madame, je dirai tout au roi. + +--Non, car je rapporterais tout à la reine; et vous voulez être +gouverneur du futur dauphin, je le sais.--Tenez, faisons la paix, duc! +Les gens comme nous n'ont qu'un moyen de prouver qu'ils se +détestent;--c'est de vivre en paix. Embrassons-nous. + +--Il le faut bien, madame; mais allez bien vite consoler ce pauvre +surintendant. + +--Adieu, mon maître! + +--Adieu, méchante! + +Il résultait de la prétention à la victoire que s'attribuaient +réciproquement madame de Bellière et M. de Saint-Aignan, que +mademoiselle de La Vallière ne s'était compromise par aucune réponse +décisive. + +L'immorale histoire assigne le chiffre corrupteur de Fouquet: quarante +mille pistoles, ou quatre cent mille livres.--Un million aujourd'hui! + +Saint-Aignan courut vers le roi pour lui dire: «Elle est à vous, sire!» + +Madame de Bellière alla où Fouquet l'attendait, et lui dit: «Elle est à +vous, vicomte!» + +Dans ce moment on revenait de la comédie, on refluait au parc pour +attendre le feu d'artifice. + +L'ivresse était dans l'air; les miracles de cette journée avaient grandi +Fouquet à la taille d'un dieu. Au milieu de cette fumée d'encens qui +n'était pas pour lui, Louis XIV ne paraissait plus qu'un sombre potentat +du Nord visitant quelque souverain des brillantes cours d'Italie. On lui +faisait les honneurs de son propre royaume; il frémissait. Des imprudens +avaient osé murmurer à ses oreilles: _Vive le premier ministre! Vive le +surintendant!_ + +Le surintendant ne marchait plus sur la terre; la tête lui avait tourné, +il était lumineux d'orgueil, il rayonnait. Sa main errante cherchait un +sceptre. Fouquet, premier du nom, recevait Louis le quatorzième. + +Aussi à peine écouta-t-il la bonne nouvelle, d'abord si impatiemment +désirée, que lui apporta madame de Bellière. + +Il était écrit que tout le seconderait jusqu'à sa dernière heure. + +Une femme passe auprès de lui, c'est mademoiselle de La Vallière! +Fouquet l'arrête, il ose la retenir. + +--Je vous cherchais! monsieur de Belle-Isle. + +--Bonheur inespéré! je ne vous attendais pas, moi! je ne comptais pas +sur une faveur si prompte; vous m'enhardissez. Accordez-m'en une aussi +grande, mademoiselle; gardez-moi jusqu'au retour la foi promise. + +--Je ne vous comprends pas! monsieur le vicomte. + +--Sans doute, mais entendez-moi; maintenant je puis m'ouvrir à vous. +Cette nuit je pars, pour ne revenir que dans huit jours; oui, dans huit +jours, vous marcherez l'égale de la reine! _Où ne monterez-vous pas?_ ma +devise devenue la vôtre. + +--Monsieur le vicomte, je pourrais vous perdre, je ne vous hais même +pas. Reconnaissez-le à l'avis que je vous donne. Partez à l'instant, +fuyez d'ici! ou vous serez enlevé cette nuit, dans une heure! + +--On vous a trompée, mademoiselle, et vous aurez des rapports plus +fidèles dans une heure.--Comptez sur ce qui vous a été promis, +préparez-vous à partager ma grandeur et non ma disgrâce; c'est d'un +autre qu'on aura voulu vous parler, et non de moi. + +--D'un autre! dites-vous? Vous savez donc qui? Vous le savez!... Oh! +monsieur le surintendant, je ne prévoyais qu'une injustice, je soupçonne +un crime. Vous m'éclairez; alors, encore une fois, partez! car Dieu +protége la France et sauve toujours le roi. + +--Mais qui vous a si bien instruite? + +--M. de Saint-Aignan, qui ne vous aime pas. + +Mademoiselle de La Vallière disparut, monta les marches du château, y +entra. + +Fouquet resta frappé de terreur, il eut froid. + +Pour la première fois de la journée, il pensa à sa pauvre femme et à ses +enfans. + +Rentré au château, le roi ne mesura plus sa colère; il traversait à +grands pas les appartemens de l'aile gauche. Ses récriminations +frappaient sur chaque meuble, sur chaque tableau. Il avait tout au plus +dans ce moment la dignité d'un huissier qui saisit un mobilier: Colbert, +qui marchait à sa suite, semblait un recors, Séguier un juge de paix. La +monarchie dressait l'inventaire d'une banqueroute. + +--Encore un salon d'or! murmurait le roi. + +--Composé de poutres transversales, ajoutait Colbert. + +--Portant le nom de _salon d'hiver_, prenait en note Séguier. + +--Ici une bibliothèque. + +--Plus une bibliothèque, ajoutait Colbert. + +--Ajouter une bibliothèque, écrivait Séguier. + +--Messieurs, voici sa chambre. + +Aujourd'hui Louis XIV pousserait le même cri. Fouquet seul est absent. +La tapisserie de Pékin, plantée de fleurs vertes, qui amusait son réveil +et l'emportait en Chine, lorsque les volets étaient fermés, et lorsqu'il +voyait marcher autour de sa tête le choeur des peintures de Lebrun, cette +tapisserie est encore là. Là est encore son lit, gris et or, petit lit +pour un surintendant, et pour un surintendant qu'entouraient je ne sais +plus combien de statues gigantesques de stuc en plein relief, attachées +à la coupole. Ces misérables dieux se vengeront sur quelque futur +possesseur de Vaux du mauvais goût qui les a mis au plafond. + +Cette chambre à coucher où s'amoncelle le luxe d'une cathédrale arrêta +Louis XIV. + +--N'admirez-vous pas, messieurs, cette glace, qui n'a pas d'égale à +Fontainebleau? + +--Sire, dit Colbert le calculateur, elle a bien deux pieds et demi de +hauteur sur deux de large. + +Prodige de l'époque, cette glace vaudrait aujourd'hui quinze francs. + +De la cheminée, le roi alla vers le lit; et après avoir entr'ouvert les +rideaux et soulevé au fond de l'alcôve un voile qui cachait un portrait, +il se retourna pour prier Colbert et Séguier de se retirer, ils +n'étaient plus là. + +--Ah! vous voilà, Saint-Aignan? + +Regardez!--moi, j'en suis indigné,--regardez ce que M. Fouquet possède +et cache. Ceci, Saint-Aignan, cria le roi d'une voix terrible, est son +arrêt de mort. Courez à d'Artagnan, commandez-lui, au nom du roi de +France, de cerner, le pistolet au poing, toutes les issues; que nul ne +sorte d'ici avant moi, sans mon ordre. Mais il a donc donné notre +royaume pour avoir mademoiselle de La Vallière! Le portrait de +mademoiselle de La Vallière ici! Nous voler nos finances, passe! mais... +Tenez, Saint-Aignan, rappelez-moi que je suis Bourbon, je ne me connais +plus. + +--Sire, ce portrait n'est qu'un indiscret hommage ignoré de mademoiselle +de La Vallière. + +--Duc, j'ai besoin de vous croire, je vous crois. + +--Je n'ignorais pas les prétentions du surintendant. + +--Et vous ne m'en avez pas parlé! + +--J'accourais tout vous dire. + +--De qui donc tenez-vous cela? + +--La présence de madame de Bellière auprès de mademoiselle de La +Vallière m'a suffisamment instruit. + +--L'exil pour madame de Bellière à cinquante lieues de Paris. + +Saint-Aignan ne s'y opposait pas. + +--Quant au surintendant, il va recevoir sa récompense. Suivez-moi! + +Seules au milieu du corridor, la reine-mère et mademoiselle de La +Vallière, celle-ci décolorée, émue, celle-là froide et toujours +au-dessus des événemens, s'offrirent au roi, qui les salua, et tenta de +passer outre pour cacher son émotion. + +--Vous êtes agité, monsieur mon fils. + +--Oui, la journée me semble éternelle. Je sors: pardon de vous quitter. +L'air m'étouffe ici... je reviens... Mais allez donc, monsieur de +Saint-Aignan, où je vous ai commandé. + +--Restez, au contraire, vous, monsieur de Saint-Aignan. + +--Mais, ma mère, il me semble... + +--Que vous êtes roi, mon fils. + +--Oui! un roi qui va non se venger, mais punir. + +--Punir quoi? l'hospitalité? + +--Un homme qui me pèse... + +--Votre hôte, mon fils. + +--Je vous ordonne, monsieur de Saint-Aignan, de m'obéir. Allez! + +Mademoiselle de La Vallière se jeta aux pieds du roi, qui sentit à ses +genoux l'haleine brûlante de cet ange. + +Et en se courbant, en mêlant sa chevelure noire à la chevelure blonde de +mademoiselle de La Vallière, et en la relevant par les deux bras, comme +un vase d'albâtre renversé sur le sable, le roi lui dit:--Vous aussi, +mademoiselle! Mais ils l'aiment donc tous? + +--Sire, on n'aime que vous; on a pitié de tout le monde. + +Anne d'Autriche, en même temps qu'elle arrêtait le duc de Saint-Aignan, +tenait son fils embrassé par le cou, heureuse de la tendresse qu'elle +lui voyait prodiguer à la demoiselle d'honneur de Madame. + +--Alors, s'écria Louis XIV, qui par fierté continuait sa colère, j'irai +me mettre à cheval à côté de d'Artagnan, et me ferai justice moi-même. + +--Grâce, grâce, sire! + +--Et pour qui, mademoiselle, cette grâce? + +--Pour vous, sire. + +--Pour moi? + +--Oui. Au moindre geste vous êtes perdu; à la moindre violence enlevé, +mort peut-être. + +Les lèvres de mademoiselle de La Vallière pâlirent. + +Le roi regardait sa mère avec une expression qui semblait dire:--Eh +bien! votre surintendant? + +Anne d'Autriche triomphait. Elle fut moins émue de cette espèce de +conjuration contre son fils que du pressant intérêt dont il entourait +mademoiselle de La Vallière, à demi évanouie dans ses bras. + +Muet d'étonnement, il lui prit la main et la lui baisa. + +--Que faut-il faire? demanda-t-il ensuite, les yeux fixement posés sur +ceux de sa mère. + +--Rien. + +--Mais c'est une conspiration, ma mère. + +--Raison de plus. Pourtant, comme il faut être prudent, même lorsqu'on +en veut à notre vie, rompez une seule des dispositions prises contre +vous. + +--Laquelle, ma mère? + +--La première venue; toutes les autres manqueront. Des conjurés ont trop +besoin de leur courage pour avoir de l'esprit. Si je n'avais +mortellement chaud, je vous citerais des exemples. + +Le roi n'écoutait presque plus sa mère: la résolution de frapper Fouquet +sur-le-champ hésitait devant cette première volupté d'obéir à la femme +chérie. + +--Eh bien, dit-il, demain le jour se lèvera, et de notre palais de +Fontainebleau nous saurons atteindre qui nous brave. Demeurez, duc; mais +si je consens à remettre ma vengeance, je ne reculerai pas devant une +trahison que je méprise. On nous attend au feu, venez! + +Anne d'Autriche déploya un énorme éventail et ouvrit la marche avec son +fils. Saint-Aignan offrit le bras à mademoiselle de La Vallière, qui +cessait d'être demoiselle d'honneur. Le roi l'avait appelée duchesse. + +Et tous quatre sortirent du corridor et se présentèrent au seuil du +château. + +Jamais le roi ne s'était si peu maîtrisé. Le plus grand désordre était +dans sa toilette; il souriait avec indignation aux seigneurs et aux +dames rangés sur son passage. Le sourire était pour les courtisans, +l'indignation pour Fouquet. + +Fouquet l'attendait sur les premières marches du perron, un flambeau à +la main. + +Ils étaient pâles tous deux. + +A se voir, ils reculèrent: c'était deux terreurs qui ne comptaient pas +l'une sur l'autre. Le surintendant perdit deux marches sous lui, mais, +déguisant son attitude décontenancée, il plia le genou et présenta une +torche enflammée au roi. + +--Sire, c'est la dernière fatigue de la journée. On attend de votre +royale main l'embrasement du feu d'artifice. Quand il vous plaira de +prendre de la personne qui vous la tiendra prête cette torche enflammée +et de la jeter au loin, l'illumination remplacera le feu. + +Sans répondre un mot au courtisan accroupi sur les marches de son propre +palais, sans daigner lui commander d'un signe de se relever, Louis XIV +arracha plutôt qu'il ne reçut le flambeau, et passa. La suite du roi +faillit marcher sur le corps de Fouquet. + +--Fuyez! lui soufflaient des voix, fuyez! + +--Restez! lui disaient d'autres; périsse le bâtard de Mazarin! + +Des femmes attendries lui jetaient des gants humectés de larmes. + +Gourville, le saisissant violemment par le collet de l'habit, et le +mettant sur pied d'une seule secousse:--Assez de faiblesse, monsieur! On +assure que le regard du roi vous a terrassé; à merveille! qu'on le +croie! Qu'ils s'endorment dans la pensée que vous êtes foudroyé..... +Mais relevez-vous! Entre l'obscurité de la seconde et de la troisième +girande vous êtes premier ministre de France, et dans huit jours, en +plein soleil, Colbert nous donnera sur les marches du Louvre la +répétition de l'affront que vous essuyez sur les degrés de Vaux. + +--Dites-vous vrai, Gourville? Est-ce que tout n'est pas perdu? On ne +sait rien? + +--Rien! + +--Mais le roi est troublé. + +--Vous l'êtes bien, vous. + +--Il peut me perdre. + +--Et vous? + +--L'ordre est livré, dit-on, de m'arrêter. + +--Qu'importe, si le roi est arrêté avant vous? + +--O mon Dieu, notre destinée à l'un ou à l'autre dépend donc d'un quart +d'heure! + +--Non, monseigneur, de dix minutes. Écoutez: la première fusée va +illuminer l'espace où nous sommes, qu'on vous entende crier: _Vive le +roi!_ et qu'on vous voie sourire. + +La fusée partit, et en tombant elle éclaira le château et ses quatre +façades. + +Appuyé sur Gourville, Fouquet, blafard dans son habit rouge, cria: _Vive +le Roi!_ et sourit. + +Tout retomba dans l'obscurité. + +De nouveau la population de la fête se précipita dans les parterres +sombres pour jouir du feu d'artifice, dont le foyer principal était le +dôme de plomb du château. + +Le roi suivit une allée éclairée aux lanternes, la seule qui le fût. + +Il se mêla à la foule, qu'amusaient, en attendant mieux, des pots à feu +décrivant des courbes du dôme à l'extrémité du parc, et des aigrettes +qui pleuvaient en gouttes enflammées, et laissaient dans une profonde +nuit. + +Ces alternatives de jour et d'obscurité étaient ménagées pour les effets +des pièces d'artifice. + +L'illumination générale ne devait se produire qu'au signal du roi, après +l'explosion des douze girandes ou gerbes. + +Au moment où se fit une large percée de lumière, le roi se retourne et +aperçoit Fouquet à deux pas derrière lui. Il lui sourit avec une grâce +infinie. Sur ce simple sourire, Fouquet éprouve des remords. Il tourne +la tête de douleur, mais il la ramène aussitôt avec épouvante en +apercevant d'Artagnan, le commandant des mousquetaires, à ses côtés. + +Comme cette explosion éblouissante s'éteignait, deux mains différentes +saisirent dans les ténèbres les deux poignets de Fouquet, qui sentit son +coeur venir à rien. Il ferma les yeux. + +En les rouvrant au rapide éclair d'un globe de flamme, il reconnut +Gourville à sa droite, Pélisson à sa gauche. + +A l'heure du danger le poète était là pour mourir. + +Nouvelles ténèbres, nouvelles terreurs. On glisse un papier à Gourville, +qui le lit au fond de son chapeau à la lueur d'une bombe. «Fouquet est +perdu, il n'a plus qu'une minute. A vous, ses amis, de le sauver.» +Gourville avale le papier. + +C'était l'écriture de mademoiselle de La Vallière. + +--Allez dire au roi, ordonne Gourville à Fouquet, de se placer sur la +terrasse de la Grotte. A la troisième girande il est à nous. La première +va s'élancer. Allez! + +--Sire, de cette terrasse votre majesté jouirait d'une vue sans +pareille, digne de son regard. + +--Votre bon plaisir est un ordre, monsieur Fouquet. Je vous précède, +messieurs. + +Le roi passa: l'homme à la torche le suivait. + +Ainsi que l'avaient disposé Gourville et ses complices, le roi se plaça +sur la terrasse au milieu des conjurés, qui occupaient aussi les +marches. + +La première girande jaillit du dôme de plomb, qui, depuis cette +formidable pyrotechnie, semble être encore tiède.--On vit en l'air le +château de Vaux tout en feu; un chef-d'oeuvre de Torelli, cet architecte +qui bâtissait avec du salpêtre, cimentait avec du soufre, et peignait +avec des flammes aussi bien que Lebrun avec le pinceau. + +Il y eut exaltation dans les bouches, qui proféraient, ardent et +unanime, le cri de: _Vive le surintendant!_ + +Le surintendant eût donné la moitié de sa vie pour ne pas entendre ces +hommages de mort. + +Le roi pleurait de rage. + +Durant l'enthousiasme et l'obscurité profonde qui accompagna +l'embrasement, une femme tomba à genoux et pria tout bas pour l'ame du +sieur Fouquet. + +Gourville se pencha sur le surintendant, et lui dit: + +--Encore celle-ci, avant l'autre: Salut, premier ministre! + +La seconde girande représenta un berceau de feu porté par des génies. Un +bel enfant sortait le bras hors du berceau: le surintendant, le genou +sur un nuage, remettait au futur dauphin les titres de propriété du +château. + +Cet emblème, qui couvrait le ciel, fut salué par les mille divinités +liquides des bassins. Après avoir vomi de l'eau, elles lancèrent du feu. +Neptune devint Pluton, son trident la fourche infernale, et les tritons +les démons du Ténare. Plus loin deux élémens luttent: l'étincelle et la +pluie se confondent, le feu coule, l'eau s'embrase. + +--A la troisième girande! crie-t-on, elle va partir! Le canon tonne +déjà. On l'attend au milieu de la nuit la plus opaque, car tout est +silencieux. L'eau a éteint le feu, ou plutôt l'eau s'est éteinte. + +C'est le moment suprême. Gourville presse le surintendant sur le coeur, +l'embrasse tout baigné de larmes. Exactement costumé comme le roi, et à +deux pas du roi, un homme est debout. Arracher l'un, pousser l'autre, et +la conspiration est finie. + +Un long murmure s'élève du fond des parterres et remonte jusqu'au roi, +qui s'en informe; murmure d'abord de surprise, puis de terreur, puis +d'épouvante. + +Tous les regards sont portés vers un point du ciel; des doigts le +désignent, et ces doigts ne s'abaissent plus. + +Parmi les milliers d'étincelles qui ont poudré le ciel, une étincelle +n'est pas retombée sur la terre, ne s'est pas éteinte; elle est restée. +Elle luit, et sa lueur, rayon oblique, ruisselle sur les bras des femmes +parés de mousseline blanche, sur les bras des hommes glissans de soie et +d'or. + +Une comète! une comète! cri effrayant qui bondit de lèvres en lèvres et +glace les coeurs. + +Mis à nu par l'obscurité qui a succédé à la seconde gerbe, le ciel a +dévoilé ses profondeurs, et dans ses abîmes une comète[A]. + +Fouquet lit son arrêt de mort dans le ciel. + +Et Torelli, le magique artificier, l'Italien superstitieux, craignant +d'avoir brisé une étoile, suspend un instant ses audacieuses opérations. + +Les femmes s'évanouissent. + +Et le grand roi, et Louis XIV, à la cour duquel l'astrologie règne +encore, sent battre sa poitrine sous son cordon bleu, et ne voulant pas +rester plus long-temps dans cette immense obscurité pleine +d'évanouissemens et de cris, saisit, lance la torche enflammée. + +Vaux, mille arpens de terrain, s'illuminent jusqu'aux dernières +branches, jusqu'aux plus hautes feuilles. + +--Je ne m'attendais pas à celle-là, dit Gourville. + +--Seigneur, ayez pitié de moi! murmura Fouquet. + +Louis XIV se tourne vers le surintendant et lui tend la main. + +Fouquet la baise d'une lèvre morte, et le roi descend solennellement les +marches de la terrasse. + +Et la fête de Vaux fut finie. + + +IX + +Soeur de la poésie, la tradition rapporte que, dix-neuf ans après cette +fête, qui est restée dans la mémoire des peuples comme une bataille, +comme une invasion, un homme, secouant un flambeau sur sa tête, parut +au château de Vaux et se promena du parc aux parterres, et des parterres +aux cascades. + +Des cheveux blancs tombaient sur son masque de fer. Il demanda un +morceau de pain à la porte du château, et une pierre moisie tomba à +ses pieds; il eut soif, mais lorsqu'il se baissa pour boire, il ne +saisit qu'une couleuvre dans les bassins, où il n'y avait plus d'eau. +Cet homme pleura toute la nuit comme Job. Au jour, il disparut pour les +siècles. + +Ce masque de fer, dit-on, était Fouquet. + + + + +VILLEROI. + + +Presque endormi sur un cheval de village, qui dormait comme moi, lui +flairant de ses naseaux ouverts l'efflorescence des arbres, moi rêvant, +nous allions où nous conduisaient le vent et l'ombre. Nous nous +arrêtions parfois devant l'écluse d'un moulin, tout écumante de mousse +et semée de nymphéa; tantôt nous risquions un galop sur le gazon +velouté. On va loin lorsqu'on ne sait où l'on va, surtout à cheval. Nous +étions dans l'Ile-de-France ou dans la Brie. Je tenais peu à le savoir, +parce que j'ai horreur des dénominations topographiques, et qu'il suffit +du mot _département_ incrusté dans la borne milliaire pour ternir mes +plus douces rêveries; de même que la buffleterie d'un gendarme +étincelant sur le grand chemin suffit à l'artiste voyageur pour dissiper +le calme du paysage et salir la sérénité du ciel. Je l'écris avec une +conviction réfléchie, le système municipal tuera le spectacle naïf de la +vie des champs. N'ai-je pas déjà vu, ceints de l'écharpe tricolore de +maire, des jardiniers fleuristes, et des vignerons assis sur les siéges +du conseil cantonnal? Il y a long-temps que la brebis de Galatée et les +fauvettes de Némorin sont descendues des hauteurs pastorales où Florian +les avait placées, pour être pendues, la tête en bas, au croc du +boucher, ou pour rôtir au fond de la casserole étamée. On a mangé cette +poésie; Lucas et Palémon restaient encore, on les a faits maires et +conseillers! Adieu, la verte idylle! adieu, Virgile! adieu, Florian! +Place à la municipalité! + +J'étais arrivé à un pont jeté sur un des embranchemens d'une petite +rivière, quand tout-à-coup, au centre de la plus sauvage richesse +d'eau, d'air et de lumière, j'entends tomber un nom comme celui de la +_pate d'oie_ ou du _bain des cannes_; c'est à mourir de prosaïsme. + +Sur ce pont se promenait, préoccupé de la lecture d'un livre qu'il +tenait à la main, un jeune homme en habit du matin, le front ombragé +d'un chapeau de paille, comme en portent les paresseux colons des +Antilles. + +--Pardon, monsieur, lui dis-je; quelle est cette belle avenue, qui ne +conduit à rien? + +Il fit un pli à la feuille de son livre. + +--C'est l'avenue du château de Villeroy, démoli il y a quelques années +par la bande noire, dont vous devez avoir entendu parler. + +--Que trop, monsieur. Les infâmes! ils ne laisseront donc rien en +France? Plus âpres à la destruction que le temps, le feu et l'eau, ils +ont passé la corde au cou de notre histoire et ont tiré dessus. +Quelques-uns, et ceux-ci sont les philanthropes de la bande, indignés de +la lenteur de la pioche et du marteau, ont apporté, dit-on, une espèce +d'humanité à leur besogne. Au milieu des salons de velours, chargés de +plafonds à moulures, ils ont allumé des barils de poudre, et ensuite, +placés à distance, ils ont pu voir, par une belle matinée, sauter en +l'air les quatre tourelles, les galeries sombres, les portes, les +appartemens, les serrures dorées, les cottes de mailles d'ardoise, les +mosaïques des corridors, et peut-être le chartrier du château, volant +avec ses feuilles brûlées, comme la bourre d'une charge à moineaux. + +Mon inconnu me fit d'abord observer que la bande noire n'employait +jamais la poudre pour renverser les châteaux; qu'au contraire, elle s'y +prenait avec beaucoup de ménagemens et de délicatesse; puis, avec un +sourire d'approbation un peu mêlé d'ironie, cet homme, qui, pendant ma +prosopopée, avait fermé son livre pour m'écouter plus attentivement, au +fond peut-être pour se moquer plus à son aise de ma candeur poétique (je +le voyais à son air), me répliqua par cette question fort peu indiscrète +en ce moment: + +--Monsieur est noble? + +Sur ma réponse négative, il dut supposer que j'étais artiste; et je vis +disparaître aussitôt la teinte de malice involontaire qui se peignait +dans son regard. L'ironie fit place à une affabilité qui me mit beaucoup +plus à l'aise. + +--Après l'explosion, continuai-je, ou la destruction, comme il vous +plaira, ils seront venus ramasser les uns les poutres, les autres les +pierres dures, d'autres la chaux, ceux-ci les fondations, ceux-là les +murailles maîtresses; et avec cela ils auront gagné de l'argent, +beaucoup d'argent, engraissé leurs terres, fumé leurs luzernes, marié +leurs filles, construit des moulins, acheté des bêtes de somme, et ils +seront devenus électeurs et éligibles. + +Je parlais avec amertume. Il reprit avec calme. + +--C'est au moyen de quelques poutres de ce château dont vous déplorez si +sincèrement la démolition qu'on a construit le pont sur lequel nous +sommes arrêtés. Ce pont sert les intérêts des communes voisines; +auparavant un orage, une inondation, l'hiver, une débâcle, le moindre +accident, coupaient les communications. Aujourd'hui nos rapports sont de +tous les jours, et notre commerce a centuplé. Vous voyez, monsieur, +qu'un château qui tombe élève un pont, et c'est encore une consolation. + +--Consolation! Pour vous, qui passez sur ce pont, pour vos vaches et +l'avoine de vos voisins, mais pour moi, qui n'en ai que faire? Mais, +dites-moi, quel est ce magnifique établissement qui touche au château? + +--Je n'osais vous en parler. Cet établissement, qui a déjà coûté deux +millions, doit être une fabrique de papier, fondée dans le but de +rivaliser avec les plus riches exploitations de Manchester et de +Birmingham. Quatre cents pauvres ouvriers que la révolution de juillet +avait retirés de la construction en bâtimens, la plupart appartenant aux +communes environnantes, ont trouvé leur existence ici, dans des travaux +de charpente, de forge et de maçonnerie. Vous n'apercevez d'où nous +sommes qu'une partie des colossales proportions de ce bâtiment; quand il +sera en activité, il pourra fournir, en six mois seulement, à la presque +totalité de la France du papier de toutes les dimensions, de toutes les +qualités, de toutes les nuances, et à un prix de moitié au-dessous des +autres fabrications. On n'emploiera que de la paille pour matière +première. Des moulins mis en mouvement par la rivière qui passe sous nos +pieds élèveront et laisseront retomber des foulons sous lesquels la +paille sera désossée de ses noeuds et de ses côtes. Meurtrie et fatiguée, +cette paille sera sollicitée par des tenailles et des dents de fer qui +la mordront, la hacheront, la réduiront à l'ame; et puis, frêle, en +lambeaux, volante, elle ira se perdre sous la rencontre des meules; +soumise à cette pression qui pulvériserait de l'acier, elle n'en sortira +plus que réduite à la ténuité la plus impalpable, et cela pour inonder +des milliers de tamis, qui balancés, agités, tournoyant sans jamais se +froisser entre eux, lui livreront un dernier passage dans les mille et +un trous des cribles les plus fins. + +Cette inondation sèche et dorée descend en pluie qui ne cessera point, +car jamais un mouvement n'attendra l'autre, dans des chaudières où +bouillonne une eau battue et blanche comme du lait; puis, fouettée par +les convulsions de l'eau, la paille, qui n'est plus alors qu'une farine +délayée, un léger amidon, tombera par l'action d'un précipité violent au +fond des cuves, où des cailloux lui serviront de filtres et la +sépareront de toute matière étrangère. Cette eau s'écoulera par de +larges écluses, et le fond laissera à sec une pâte sans levain, +tremblante et privée d'éclat. La blancheur mate de la neige lui viendra +par le moyen de sels, de la chaux et des acides. Blanche enfin et +reposée, ce gluten que l'on extrait du mucilage des plantes, des muscles +de certains animaux, en rapprochera les parties solides, les raffermira, +leur donnera l'étoffe et la malléabilité: solidifiée dans une eau +grasse, où elle aura fermenté, cette pâte roulera en cascade +transparente et continue sous des rouleaux d'acier. Laminée en feuilles, +ces feuilles sécheront au vent, au soleil, dans des hangars aérés, où +des milliers de fils seront échelonnés pour cet usage. + +Et que de mains industrieuses employées à diviser ces feuilles, à les +peser, à les couper, à les colorer, à les réduire, à les emballer! + +Ce n'est pas tout encore. Vient le commerce, et son mouvement, et sa +vie. Que de chariots! que de vaisseaux! que de roues! que de voiles! que +de feu! que de fer! que de préoccupations intelligentes pour transporter +ces produits sur tous les points du globe! Vous voyez qu'en dernière +analyse cette paille, qui ne devait servir qu'à préparer un mauvais lit +à la pauvreté, lui fournira en échange le duvet du Nord, la laine de +Smyrne ou de Ségovie, et deviendra, par cette prestigieuse métamorphose, +le lien mystérieux du commerce, l'impérissable monument de la pensée, le +cerveau de la civilisation, où tout se grave. Oui, monsieur, ce papier +fixera l'élan de l'artiste, l'émotion généreuse du philosophe; et cela, +songez-y bien, avec des moyens simples, faciles, peu coûteux. Puis, que +Rossini soit inspiré, et que Chateaubriand réfléchisse! Mille ouvriers +seront employés à cette généreuse industrie. On essaiera de les prendre +aussi parmi les gens de la commune. Par ce moyen, le propriétaire, que +je connais beaucoup, ne laissera pas (vous pouvez m'en croire) un pauvre +languir de faim sous le chaume, ni un enfant se tordre de soif dans le +berceau. + +Il essuya une larme d'orgueil. + +--Mais dites-moi par quelle délicatesse que je n'explique pas, +repris-je, vous aviez peur d'exciter ma colère d'artiste en me parlant +de cet utile établissement? + +--C'est qu'il a été fait avec les débris du château, et la moitié a +suffi: chaux, ferremens, poutres, ont servi à l'élever. Cet amas de +pierres, pardon si j'ose m'exprimer ainsi, monument d'une histoire qui +n'a pas su mériter de vivre, aura fait la fortune d'un homme, et cet +homme fera celle de trois ou quatre mille autres. Revenez-vous un peu de +votre emportement? + +--Cependant avouez, répliquai-je, qu'il y a quelques douleurs attachées +à l'anéantissement de ces beaux souvenirs; ils sont les seuls qui nous +restent. Les histoires sont peu lues; les grands noms se perdent dans +les sables de la mémoire; mais les pierres demeurent. Sait-on un nom des +auteurs dont les manuscrits ont chauffé les bains d'Alexandrie? et les +pyramides sont restées, et elles resteront jusqu'à ce qu'une bande noire +africaine les démolisse. Les pyramides sont une histoire; l'imagination +s'y attache, et, d'assise en assise, elle va loin. Les monumens forcent +l'esprit à penser. Quelle est la brute à venir qui ne demandera pas une +réponse à sa curiosité devant la colonne, ce point d'admiration d'airain +et de bronze? + +Mon inconnu, que j'ai déjà signalé comme fort doux et très-attentif, se +borna à me montrer du doigt une troupe d'ouvriers qui, costumés +proprement, la santé et la joie sur le visage, se rendaient aux travaux +de la fabrique. Ils le saluèrent en passant. + +--Trois d'entre eux, me dit-il avec épanchement, viennent de se marier, +grâce aux résultats des occupations qu'ils trouvent ici; sans ce +bienfait, ils seraient sans doute restés dans la misère et le célibat, +et conséquemment sans moeurs. Ces deux vieillards qui me saluent ont +racheté, avec des fonds avancés par l'établissement, deux de leurs +neveux appelés au service militaire. Les enfans ont répondu de la dette. +Ainsi la reconnaissance s'est assurée de l'existence de quatre familles +par l'obligation du travail. Enfin il en est peu, parmi ceux que vous +avez vus passer, qui ne doivent une meilleure position, quelques +avantages sur le passé, des garanties pour l'avenir, à cette +exploitation fondée avec le profit de la vente de la plus faible partie +des matériaux du château de Villeroi. + +Mon interlocuteur se préparait peut-être encore à quelque nouvel +argument, lorsqu'une petite étourdie, blonde comme un épi, vint le +prendre par la main, et l'inviter, au nom de _petite maman_, à se rendre +au déjeuner. Il allait me renvoyer l'invitation. Sur mon refus, qu'il +devina sans que j'eusse parlé, il m'engagea néanmoins à m'arrêter chez +lui quand je voudrais manger d'excellentes asperges. La petite fille +était rayonnante, et la joie du père ne fut pas moins grande à la +nouvelle de l'enfant, qui lui apprit que les ingénieurs prétendaient +enfin avoir trouvé l'eau. Il me salua, l'enfant me fit une jolie +révérence, et je traversai pensivement le pont qui aboutit à la grande +avenue du château. + +Avec ses raisonnemens, cet homme m'avait ému. Son départ me rendit à +moi-même, et quand nous eûmes cessé, lui de me saluer, moi de lui +sourire, que son enfant eut escaladé les marches de pierre d'une petite +maison à volets verts, mon sourire s'arrêta comme un ressort que rien ne +meut, comme un bras fatigué qui retombe. + +Contradictions de l'esprit humain!--Un laboureur donne un coup de bêche, +et il trouve de la résistance; il creuse, c'est une tuile; cette tuile, +un toit; ce toit, une maison; cette maison tient à plusieurs autres; +c'est une rue; puis deux, puis trois, puis cent, c'est une ville; c'est +Herculanum! Un roi de Naples et de Sicile voudra régner sur cette +cendre, avoir des flambeaux dans ces palais, des gardiens à la porte de +ces temples; il appellera des savans pour lire ces chiffons noircis. Et +nos souvenirs du passé ne nous toucheront pas! Conservons aussi nos +ruines, nos cathédrales, nos châteaux; car ces pierres, ce sont nos +lois, le testament de nos pères, leurs croyances, leurs moeurs, leur +courage, leurs vertus! Et cela vaut bien un oeuf trouvé à Herculanum. + +J'approchai du château. + +Hélas! les fossés étaient même dépourvus de leurs parois de granit. Dans +une eau verte et plissée nageaient quelques grenouilles séculaires, +quelques carpes piquées peut-être au temps de la Fronde. Les maigres +peupliers qui regardent cette mare étroite semblent négliger leur +toilette depuis qu'ils ne peuvent plus réfléchir leur taille de +demoiselle, et qu'ils n'ont plus d'ombre à verser sur ces jeunes +marquises si belles, dont le caprice donna naissance à ces ruineuses +propriétés appelées de l'expressif et joli nom de _Folie_. Vous savez +tous la Folie-Polignac, la Folie-Mousseau, la Folie-Arnould. + +Arrivé à l'intersection du fossé, c'est-à-dire à l'endroit où se +trouvait jadis une grille en fer couronnée (mon imagination y suppléa) +de pommes d'or, de lyres d'or, de dieux de bronze, et gardée par de gros +chiens qui vous mordaient mythologiquement sous le nom de Diane et de +Médor; où luisaient, à travers les barreaux des chaises à porteur +enluminées de Chinois sur laque, des valets larges comme des armoires; +eh bien! là, devant cette première merveille, j'ai trouvé un trou fait +dans le mur. Pas même de porte! + +Mon cheval et moi nous faillîmes rester au passage. + +La solennelle cour d'honneur était déserte, le pavé couvert et déchaussé +par l'herbe. Et six cents pieds d'air où était le château. + +Aussitôt mon entrée, la porte d'une petite maison blanche s'ouvrit, et +un vieillard en livrée orange et bleue lézardée par des coutures +blanches, honteuse de plusieurs rapprochemens qui hurlaient entre eux +comme métal sur métal et couleur sur couleur dans un écu, costumé ainsi +que les anciens domestiques d'autrefois, vint me recevoir et saisir la +bride. Dieu me pardonne! il avait, je crois, l'épée d'acier. + +On n'a pas d'idée de la politesse qu'il mit à m'accueillir, à m'offrir +de me reposer chez lui. Toutefois, avec une indiscrétion aisée et où +perçait encore je ne sais quel excusable orgueil de ses premières +fonctions, il me demanda mon nom. Je le lui donnai; il l'anoblit en +route; et, riche d'une particule usurpée, il courut l'annoncer à son +maître, ouvrant rapidement et à temps égaux sa modeste porte, comme aux +jours de grandes cérémonies il faisait, je pense, au château. Touchante +parodie d'une étiquette morte! + +Son maître était aussi un vieillard grand, maigre, tombant en ruines. A +mon entrée il se leva, m'accueillit avec cette distinction +traditionnelle de cour, et m'invita à m'asseoir près de lui. Pendant les +essais d'une conversation sur la beauté de la saison, sur la richesse +d'un soleil qui le ramenait à ses premiers jours, je remarquai, sur une +table posée en équilibre avec des tuiles et des bouchons, les restes +d'un déjeuner. L'ornement de service se composait de belles assiettes en +porcelaine aux couleurs éteintes et aux contours dédorés; de flacons en +cristal, aux goulots brisés; de verres à pattes, sans pattes, des +serviettes damassées, mais avec des dessins et des festons que la +Hollande n'avait pas tracés; une eau limpide trahissait sa crudité dans +des bouteilles autrefois pleines de Malvoisie et de Madère. Au milieu de +ces cristaux et de ces porcelaines, nageaient un morceau de fromage et +quelques fruits secs. Une vive rougeur m'apprit combien l'orgueil du +vieux gentilhomme saignait à me voir témoin de ces somptueuses misères. +Intelligent à toutes les faiblesses de son maître, le vieux serviteur se +hâta de rejeter les pans de la nappe sur la table. + +Je fis semblant de ne pas avoir vu. + +De causeries en causeries, il en vint, par une inévitable pente, à +parler de son château. + +--Pierre, que vous voyez là, me dit-il avec un sourire mélancolique, +Pierre et moi, voilà tout ce qui reste du passé. Ils n'ont pas osé nous +démolir. Pierre a été mon serviteur, le premier de mes domestiques; +c'est un digne homme. Il est né sur les limites de mon château, il y +veut mourir. Nous y mourrons ensemble. Pierre! le pauvre diable! le +croiriez-vous, monsieur? tout infirme qu'il est, il me nourrit, il me +loge, il m'habille, il supporte mes mauvaises humeurs mieux que s'il +avait encore des gages, et Dieu sait, vienne le funeste 10 août! il y +aura bientôt quarante ans qu'il n'en touche plus. + +--Monsieur le marquis! + +--Non, mon ami; un gentilhomme français ne doit pas se plaindre; mais +quel mal y a-t-il que je te loue ici? J'ai si rarement lieu de le faire, +Pierre! Va, ton pain est délicieux! Et d'ailleurs, monsieur, le malheur +est chose commune à la noblesse; et quand plusieurs de nos rois sont +morts en exil, il siérait mal au plus humble de tous les gentilshommes +de ne pas savoir souffrir; et pourtant un beau château a été à moi! Le +soleil n'en éclairait certainement pas de plus solidement bâti, ni de +plus commode, ni de plus somptueux; n'est-ce pas, Pierre? + +--Oui, monsieur le marquis. + +--Quelles soirées se sont données ici! quelles soirées! Pauvre +jeunesse! Nous avons connu cette galanterie française si décriée +maintenant, monsieur; et de notre temps, si nous n'avons pu nous élever +à la hauteur de celle du grand siècle, du moins nous en avions conservé +les traditions. Ce parc aujourd'hui si clair-semé, si nu, était sillonné +de plus de gibier qu'il n'y en a dans votre Saint-Germain et votre +Vincennes. Un cerf y fut tué de la main du roi. (_Les deux vieillards +s'inclinèrent_.) Autant que votre oeil vous le permet, voyez! Toutes ces +plaines, tous ces espaces déshonorés par le foin et la luzerne, en +faisaient partie; et des repos partout, des pavillons, des kioskes, des +abris, des rendez-vous de chasse, des bosquets de cèdres, des eaux +vives, des labyrinthes, des fourrés, des carrefours, des allées +découpées en corbeilles, en colonnes, en éventail. C'était une merveille +du fameux Le Nôtre. Trois cents statues en fonte, sur le modèle de +celles de Versailles, vomissaient pour nos fêtes autant d'eau que la +cascade de Saint-Cloud. Ma serre était l'admiration des étrangers, cent +mille écus d'orangers, cent mille écus de citronniers; des navires enfin +allaient exprès à Saint-Domingue pour m'en rapporter les fleurs les plus +rares en couleurs, les fruits les plus difficiles à conserver. Mon +colibri fut chanté par M. Delille. On a bu, ici, monsieur, du café +obtenu sur les lieux de la plante même, et mangé deux ananas qui avaient +fleuri et mûri dans ma serre. Il est vrai que les dames de la cour +préféraient ma _folie_ à toutes les _folies_ du temps; et c'est par une +illumination, qu'on venait admirer de la capitale, qu'il fallait voir +étinceler jusqu'aux plus lointaines, aux plus frêles branches, jusqu'aux +sinuosités perdues à l'horizon; aux soixante-douze fenêtres de la +façade, sur les bords du fossé, sur le mur, autour des bassins, les +innombrables lampions de mille couleurs, balancés avec les feuilles +vertes, avec la pâle lueur des étoiles, à travers les écharpes, les +arcs-en-ciel, les bouffées, la pluie, les ondées, les rires, les cris, +les éclats de mes grandes pièces d'eau! Et de jolies femmes en folles +robes de satin, pâles, fardées, rêveuses, le mouchoir à la main, +rafraîchies par des éventails bruyans, en paniers, en mules cramoisies, +entraient, circulaient dans les corridors, au milieu des statues, des +domestiques, des vases et des flambeaux; caquetaient, se déchiraient +avec esprit, jouaient leurs amans, leurs diamans, leur ame, hélas! +riaient, s'embrassaient, se perdaient avec leurs parfums et leur voix +dans le parc, avec quelques beaux cavaliers; et ici et là, et dans le +lointain, ce n'étaient que larges ombres, musique et lumières, murmure +de la brise, chant d'oiseaux, parfums indiens, paroles d'amour +interrompues, lueurs d'épées et bruit de soies, jusqu'au moment où des +gerbes d'artifice, lancées du château, vinssent éclairer de leurs +foudroyantes clartés bien des méprises, bien des séductions commencées, +bien des défaites irréparables; et au château, le jeu, la danse, les +chants, les soupers; dans la cour d'honneur, un peuple de valets arrêtés +en groupe, des chaises à porteur blasonnées, et des mules d'Espagne, qui +piaffaient dans mes belles écuries ornées de glaces et pavées de marbre, +si belles que le duc de Villa-Hermosa disait que c'était profanation d'y +loger des chevaux. N'est-ce pas, Pierre? + +--Oui, monsieur le marquis! + +--Vous aviez peut-être oublié le vassal qui gémissait à la grille? + +--Erreur, monsieur; ne confondez pas la noblesse ancienne avec la +noblesse de mon temps. L'une était fière, haute, malfaisante, sans +pitié, quoique brave; l'autre profita, je le sais, des abus, mais elle +n'en créa aucun: elle fut moins fanatique que le clergé, dont elle +neutralisa souvent l'influence; moins tyrannique que la cour, dont elle +devança de trop loin le progrès vers les idées philosophiques. N'allez +pas chercher des preuves contre elle dans l'arsenal de 92; mais +demandez aux habitans de la campagne qui a restauré le clocher où sonne +la prière; qui a ouvert des chemins dans des sables, dans des montagnes, +comblé des marais fétides, pavé les routes, amené de bien loin les eaux +pour désaltérer les bourgs et féconder la terre, tracé des villages, +rallié les populations errantes des champs, agité les ailes de moulins, +prêté même les premiers fonds à vos gros fermiers d'aujourd'hui; et tous +vous répondront: c'est la noblesse! c'est la noblesse! + +Avant la révolution, avant son fatal nivellement, elle avait déjà +déchiré beaucoup de titres abusifs. Elle était brave, monsieur; si elle +salua les Anglais à Fontenoy, elle releva sa tête, et sut mourir et +vaincre. Cette galanterie était au moins française. Et quand l'heure de +la révolution sonna, elle sut défendre la liberté comme vous l'entendez +aujourd'hui, et non comme l'entendaient les hommes de sang d'alors. Vous +savez que, pour son roi et son pays, elle alla à la Grève comme à +Fontenoy, et que sur l'échafaud, elle salua encore une dernière fois ses +ennemis; mais ce n'étaient pas des Anglais. Sa tête ne se releva point. +N'est-ce pas, Pierre? + +--Oui, monsieur le marquis! + +Et Pierre roulait de grosses larmes: ces deux débris s'entendaient et se +répondaient régulièrement comme l'aiguille et le timbre d'une horloge. +L'un indiquait la marche du temps, l'autre la ratifiait par un +bourdonnement creux. + +Depuis que la conversation s'était élevée à ce degré de chaleur, Pierre +était mal à l'aise; il semblait souffrir de l'exaltation progressive du +marquis; sa préoccupation décelait la crainte d'un danger prévu et +contre lequel il ne voyait d'autre remède que la conspiration de nos +deux volontés. Il provoquait la mienne par des défenses furtives, des +prières silencieuses, des regards supplians, des perquisitions sombres +autour des murs décharnés de l'appartement; mais cette pantomime de +peur, de sollicitation et de réserve n'éclaira pas ma perspicacité en +défaut. Le vieux domestique était désespéré. + +Ses craintes n'étaient que trop justifiées. + +--Venez, s'écria le marquis, venez! il est temps de vous montrer le +château. + +--Ne le souffrez pas, monsieur, me dit à voix basse le fidèle serviteur; +quand il fait ce qu'il vous propose, il est malade pour quinze jours, +et, pauvres gens que nous sommes, nous n'avons pas de quoi payer le +médecin. + +--Venez! Et le marquis s'élança vers un angle de la salle, où mes yeux +ne s'étaient pas portés: j'y aperçus alors, suspendues à des cercles de +fer, une centaine de clefs, grandes, petites, bizarres, lourdes, +légères, découpées, en cuivre, en bronze, dorées, une entre autres en +argent. + +--C'est tout ce qu'ils nous ont laissé, me dit Pierre; quand monsieur le +marquis les voit, ou se les rappelle, il se croit encore possesseur du +château; ces malheureuses clefs lui causent une espèce de folie dont +vous allez sans doute être le témoin. Dieu ait pitié de nous! + +Le marquis prit les clefs; il ouvrit la porte, et me pria de le suivre; +ce que nous fîmes, Pierre et moi. + +Arrivés à l'endroit où fut le château, triste parallélogramme, couvert +d'un maigre gazon sur la cime duquel se jouaient en ce moment quelques +rayons mourans du soleil, Pierre croisa ses bras avec douleur; le +marquis prit la plus grosse des clefs, et fit un geste de fatigue comme +s'il ouvrait péniblement une porte. + +--Entrez! nous dit-il ensuite; voilà le vestibule; il est en marbre de +Carrare. A droite c'est la salle d'introduction. Attendez. + +Il répéta un geste illusoire comme le premier, et la porte de la galerie +fut censée ouverte. + +--Entrez! + +Ce lustre à girandoles vaut 10,000 francs; ce sofa est en velours +d'Utrecht; Puget a sculpté ces bas-reliefs; ils sont transportés de la +Villa-Albani; lisez Winckelmann. + +Ce tableau est de Rubens; c'est au couronnement du roi qu'il fut donné +au château. + +Cet autre salon (il l'ouvrit encore) est celui d'été. Des siéges en +joncs de Madagascar; des volières chères au goût de madame. Cette +épinette m'a coûté cent louis. Admirez ce plafond; c'est l'apothéose +d'Hercule par un élève de Boucher; la cuisse d'Hercule est un +chef-d'oeuvre: le reste est un peu incorrect; mais n'importe, l'ouvrage +est admirable. + +Et quelle vue! Voyez le soleil se coucher: il marque les heures en +lignes d'or sur le parquet; Lalande a dessiné ce gnomon. Quel homme que +Lalande! les astres ont beaucoup perdu à sa mort. + +Passons à gauche; et il fit le simulacre d'ouvrir trois +portes.--N'admirez-vous pas cette belle disposition? Pierre, +annoncez-nous? + +--Oui, monsieur le marquis. + +Pour complaire à son maître, Pierre se découvrit, et d'une voix émue, +avec la pénible complaisance d'un ami qui exécute la capricieuse volonté +de son ami mourant, il nous annonça. Hélas! cette voix triste et flétrie +tomba sans écho dans l'espace. + +--C'est bien! cria le marquis, comme ébloui du faste qui le frappait. +Asseyons-nous sur cette ottomane, et que je vous dise. + +Il s'assit sur les cailloux: c'était pitié. + +Il serra familièrement ma main, jeta son bras autour de mes épaules; et +les jambes nonchalamment croisées, avec cette fatuité de jeune homme qui +laisse déjà lire sur son visage la bonne fortune qu'il va révéler, il me +dit tout bas:--C'est aujourd'hui réception au château. Ce beau jeune +homme en frac vert (je suivis l'indication de son doigt), c'est un +fermier général qui se meurt d'amour pour Sophie Arnould; il est +pourtant marié avec une des plus belles demoiselles de l'ancienne +noblesse. Savez-vous son aventure? Ennuyée de ses persécutions, la +Sophie a profité d'une absence en Belgique de cet amant pour envoyer à +sa femme deux enfans et une toilette en porcelaine du Japon qu'elle a de +lui. Et Sophie est là. Je voudrais qu'elle vous chantât la _complainte +sur le maréchal de Soubise_; elle est un peu libre, mais c'est pétillant +d'esprit. On l'attribue à Boufflers, à ce charmant vaurien. +Connaissez-vous Colardeau le poète? + +Regardez bien celui-ci, cette figure énorme sur un corps mal équilibré, +qui sourit et qui est laid. Singulier homme, si c'est un homme. Il y a +de l'enfer dans sa figure, dans son avenir. Il a trouvé le moyen de +séduire par tout ce qui repousse; les femmes en raffolent: il est +capable de tout, même de dignité, de bravoure et d'honneur. On cite ses +débauches, on l'accuse de lâcheté, quelques-uns d'escroquerie. C'est un +résumé de son temps, peuple et noble à la fois; noble par ses désordres, +son inconduite et ses bonnes manières; peuple par sa fougue brutale, sa +laboriosité, quand il n'a ni femmes perdues ni orgies sous la main. On +lui élèvera des statues; il serait parfaitement aux galères; c'est le +premier, c'est le dernier de tous. Il doit couver bien de la haine dans +cette ame vingt ans et plus froissée dans les cachots. Il doit se +trouver bien de l'éloquence dans cette bouche qui fut muette si +long-temps. C'est Mirabeau! C'est l'avenir et la perte de la patrie, +celui qui doit clore le nobiliaire de France, qui doit mourir à la peine +pour nous tuer. Qu'est-il par lui seul, et qu'a-t-il d'extraordinaire? +Rien. Tissu de médiocrités, si bien su par coeur qu'il y a de l'insolence +à lui de parler d'ame; phraseur sans nerfs, dialecticien sans portée, +orateur dont le masque a du grotesque, il est né pour cumuler ces mille +défauts et s'en faire un piédestal. Cet ensemble fait sa force. Je le +hais, je le crains. Un peu plus tôt il eût pourri dans la Bastille; un +peu plus tard, il eût été le valet du valet de mon médecin, de Marat. + +Maintenant montons à l'étage supérieur. Pierre, suivez-nous. + +Alors, avec la même ardeur de jeunesse qu'il avait mise à parcourir la +galerie disparue, il simula vivement l'ascension des marches, levant +tantôt un pied, tantôt l'autre, tournant à chaque embranchement, et +regardant avec orgueil la magnificence orientale des plafonds.--Hélas! +nous n'avions au-dessus de nous que le dôme du ciel, et, pour tout +palais sur le sol patrimonial, le rejeton octogénaire d'une vieille race +n'avait plus qu'une baraque ouverte à tous les vents, perdue dans les +touffes de genêts et de bruyère. + +A part celui de Versailles, bien entendu, dites-moi, monsieur, si jamais +vous avez vu un plus somptueux escalier? + +Voici la bibliothèque: trente mille volumes. Là c'est ma galerie de +tableaux. Voyons d'abord la bibliothèque. Êtes-vous curieux de connaître +le premier exemplaire de l'Encyclopédie? admirez! c'est le premier, +monsieur. Diderot l'a possédé, et je l'ai acquis de ses héritiers. Les +fautes sont notées en marge. Ce livre nous a beaucoup fait de mal; mais +j'y tiens. Ici les histoires, là les romans, tous les romans de +Crébillon. Hélas! monsieur, cette charmante littérature est perdue: on y +reviendra. + +Plus loin, ce sont les philosophes; c'est Raynal, qui a écrit une partie +de l'histoire de ses _Deux Indes_. Là-bas, dans ce pavillon de verdure, +c'est d'Alembert, c'est M. de Buffon, c'est Voltaire, dont l'Émilie du +Châtelet avait une épaule plus haute que l'autre, et qu'il traite de +génie, je ne sais pourquoi. Vous savez sa fameuse épître! Celui-ci, +c'est l'_ami des hommes_: c'était le mien. Il tua un de mes vassaux, que +je lui avais prêté, d'un coup de bâton dans la poitrine, parce que ce +malheureux avait oublié de rentrer les orangers dans la serre, une nuit +douteuse de printemps. + +Cette porte communique à ma galerie de tableaux. Pierre, la clef! + +Ici, monsieur, vous n'aurez pas la douleur de voir étalés les produits +de cent écoles insignifiantes; je n'ai admis que les Vanloo et les +Boucher. Ce beau portrait de Diane, suivie de trois levrettes; cette +triple déesse, comme l'appelle le grand lyrique Rousseau, et que vous +voyez couronnée d'étoiles, en robe à la Médicis, en mules de satin, un +arc d'une main, un éventail de l'autre, c'est, pardonnez ma douleur, +feue madame la marquise. Ce Troyen, c'est moi. On m'a représenté en +Troyen parce que j'ai rempli de hautes fonctions jadis auprès de la +sénéchaussée de Troyes en Champagne. Ce fleuve, c'est mon beau-frère; +cette Aréthuse, ma cousine, ancienne abbesse de Chelles. Voilà mes +enfans, ils sont représentés en amours. + +Obligé de répondre quelques mots à cette exacte, burlesque et pénible +hallucination, je dis à monsieur le marquis qu'ils avaient dû bien +grandir depuis, ces amours. + +--Le couteau de la république les en a empêchés, monsieur. + +Pierre osa engager son maître à borner là notre visite au château; il se +faisait tard, je pouvais être fatigué. + +--Tu as raison, répondit le marquis en lui frappant sur l'épaule, tu as +raison; mais encore une, mais encore celle-ci, et ce sera la dernière. +Et il s'empara de la clef d'argent. + +A peine eut-il tourné la clef dans la serrure imaginaire, à peine +eut-il, dans son illusion, posé le pied sur le seuil de l'appartement, +que lui et le vieux serviteur se découvrirent. Je me laissai aller au +même sentiment de vénération. + +--Voilà mon oratoire, s'écria-t-il en faisant un signe de croix et en +tombant à deux genoux; voilà, monsieur, où je viens expier les erreurs +de mon temps, ma fatale condescendance aux idées philosophiques. Hélas! +cette corruption dorée, ces enivremens stupides, cet athéisme brodé, ce +néant en fermentation, cette société arrivée à son dernier soupir de +débauche et d'impiété, elle nous a perdus. Vous ne savez pas avec quel +funeste engouement nous adoptâmes des innovations qui devaient nous +anéantir. L'égalité des conditions était prêchée par nos jeunes marquis +avec la ferveur des apôtres. La raison qui succédait à d'aussi +déplorables frivolités ne pouvait être qu'une étrange chose dans ses +résultats. Le retour d'une vieille folie à la raison, c'est la mort. Eh +bien! nous l'eûmes cette égalité; nous avions donné l'exemple, on +l'imita. Nobles, parlemens, clergé, tour à tour animés les uns contre +les autres, tour à tour avec la menace de l'appui populaire, nous avons +détruit le prestige royal, arraché les digues qui nous isolaient dans le +sanctuaire de la puissance; nous avions dit à ces hommes, hier vassaux: +Imitez-nous, cultivez la philosophie. Ils devinrent athées; nous +prêchâmes la tolérance religieuse, ils abattirent les églises; nous +proclamâmes la simplicité des moeurs, ils déchirèrent nos habits de soie, +soufflèrent sur nos lustres, pesèrent sur nos fauteuils, éteignirent nos +fêtes; nous déclarâmes l'égalité des hommes, et ils nous coupèrent la +tête. + +--Le vassal de la grille était donc entré, monsieur le marquis? + +--Qu'est devenue la noblesse française? Où sont ces vaillantes épées qui +n'avaient pour fourreaux que la poitrine des Anglais et des Espagnols? +Où sont passées ces grandes traditions de gloire et de renommée? Où est +la monarchie? + +Enfin, ils me prirent ma femme, monsieur; un jour ils vinrent au +château; c'était en 92! ils entrèrent et trouvèrent madame la marquise, +qui attendait mon retour de la chasse. Belle et vertueuse, ils la +frappèrent au visage, crachèrent sur son fard, la lièrent avec des +cordes! et ils lui dirent: Marche! C'était huit lieues à faire d'ici à +la capitale, et au mois d'août; elle que nos allées de sable et de +mousse fatiguaient, comme elle dut souffrir! Ah! le peuple est bien +méchant, monsieur! Que lui avait-elle fait au peuple? Elle voulut se +reposer, on lui dit: Marche! Elle eut soif, on lui dit: Marche! Et puis +on l'accusa d'être aristocrate; elle ne comprenait pas; ses cordes la +faisaient tant souffrir! Enfin, on la jugea. Elle demanda un prêtre; un +prêtre de la Raison lui dit: Marche! Et puis on la délia....... Le soir +la chaux républicaine avait calciné ses membres. + +Et les deux vieillards versaient d'abondantes larmes sur leurs dentelles +flétries, sur leurs dorures surannées, sur leurs longues mains sèches et +tremblantes. Le marquis chancelait sur ses pauvres jambes; car il +s'était levé pour se frapper la poitrine, pour dire en face d'un Christ +qu'il croyait voir:--Mon Dieu! qui êtes mort pour les crimes de tous, +pardonnez! Pardonnez à ceux dont les folies ont perdu cette France, +cette France dont vous aviez détourné la vue. Nos premiers-nés ont péri +de misère dans l'exil; nos femmes si belles ont heurté leurs fronts +souillés de boue aux angles du tombereau; les générations ont été +moissonnées; nous avons été punis dans notre chair, dans ce qui faisait +notre orgueil; il ne reste plus de la génération coupable que deux ou +trois vieillards qui n'ont pu mourir; ils ont reconnu votre +délaissement; ils s'accusent de votre dédain, pour tant d'oubli de leur +devoir. + +Puis le marquis pria plus bas, et il élevait la voix en frappant sa +poitrine. + +--_Meâ culpâ_, disait-il. + +--_Meâ culpâ_, répétait machinalement Pierre. + +Cependant le vent de la nuit fraîchissait, et le soleil, sanglant comme +une blessure, enluminait de pourpre et de feu ce drame qui se jouait +sous le ciel, au milieu de la solitude et du calme. + +Enfin, l'émotion étouffa le marquis; il tomba de toute sa longueur sur +les cailloux. Dans sa chute, il s'ouvrit la lèvre. + +Nous nous hâtâmes de le transporter dans son lit. + +--Voilà ce qui arrive, me dit Pierre, chaque fois que monsieur le +marquis répète cette malheureuse scène. Il est inconsolable de la perte +de son château, qui a été vendu 40,000 francs à la bande noire, sans +qu'il lui en soit revenu un sou. + +Les avocats et les gens d'affaires ont tout mangé. Ils ne nous ont +laissé que les clefs du château. + +Et voyez ce que je puis faire avec mon travail! Si monsieur le marquis +allait tomber malade; c'est demain la Pentecôte, et il n'a pas de +souliers pour se rendre à l'office. C'est la quatrième fois que je les +lui raccommode. + +--Pierre! vous êtes un digne serviteur: vous serez béni. + +Je compris enfin la douleur de Pierre, et nous nous quittâmes en nous +serrant la main, confus l'un et l'autre, lui de n'avoir pu empêcher le +spectacle dont il n'aurait pas voulu que j'eusse été témoin, et moi de +l'avoir provoqué. + +Fidèle aux anciens usages, Pierre tint la bride du cheval jusqu'à ma +sortie du château, et pesa sur l'étrier. + +Des étoiles luisaient à l'orient; je traversai au galop la grande +avenue. + +En fuyant j'entendis des cris qui partaient de la fabrique: mille +ouvriers, tous les habitans, exprimaient par des danses, des chansons, +des exclamations de bonheur, la joie qu'ils éprouvaient à voir enfin +bondir l'eau au-dessus du puits; cette eau si désirée, si +bienfaisante, cette eau qui allait enrichir la moitié d'un +département! + +Je partageai sans doute cette joie de l'industrie; mais, en me perdant +dans la brume, plusieurs fois je détournai la tête, j'allongeai mon +regard pour voir blanchir, à travers les peupliers, la chaumière du +pauvre gentilhomme, du vertueux Pierre, le modèle des serviteurs. + + + + +VOISENON. + + +On ne compte pas deux heures de marche entre le marquisat de Brunoy et +le Jard de Voisenon, entre la demeure de ce fou illustre auquel nos +recherches ont fait une seconde immortalité, et le petit château du +célèbre abbé qui fut l'ami de Voltaire, celui de madame Favart et du duc +de La Vallière; entre la cave de ce fils d'une haute famille de +financiers qui mourut à trente ans, après avoir déshonoré tout ce que la +richesse donne de puissance, la noblesse de considération, et le +monastère du représentant le plus orgueilleusement né des abbés de cour +au dix-huitième siècle. Brunoy et Voisenon ont, comme on le voit, plus +d'un lien de parenté morale qu'il ne faut aucun effort paradoxal pour +saisir. Le marquis et l'abbé sont du même temps, et tous les deux +l'expriment parfaitement sous deux faces caractéristiques: et, remarque +vraie autant que surprenante, l'espace où s'élèvent les deux demeures à +jamais historiques revendique, au nom de la même curiosité, des +centaines d'autres demeures toutes également marquées au coin du +cynique, du frivole, du dévorant dix-huitième siècle. La province de +Brie, que le cadastre a découpée en départemens, en arrondissemens, en +cantons, regorge de châteaux habités, sous le règne de Louis XV, par ces +marquis pailletés, ces abbés paresseux, ces financiers obèses, dont les +mémoires secrets de Grimm, de Bachaumont, les correspondances du marquis +de Lauraguais, ont fait leur railleuse pâture. Cette laiteuse et +fromagère Brie, cette Io inépuisable, le dirait-on? fut une caverne de +plaisirs dans toute l'impure acception du mot, à l'époque du régent et +de son déplorable successeur; tout château que la bande noire n'a pas +démoli est un demi-volume de mémoires, un boudoir dédoré, un pavillon +d'ivresse. Là, c'est l'endroit où fut le château de Samuel Bernard, +prodigue d'un âge antérieur, mais digne du suivant; là, c'est le +pavillon Bourei, autre financier, autre Jupiter de toutes les Danaë du +Théâtre-Italien; là, c'est Vaux, ce château presque biblique, où la +flamme vengeresse de Dieu a passé, et où elle n'a laissé qu'un chien +pour tout gardien et maître; là, c'est le château de Law, ce voleur +trigonométrique; enfin, partout, où le pied se pose, il en sort un +gémissement du dix-huitième siècle, que nous ne circonscrivons pas à des +limites chronologiques comme les entendent les astronomes, mais que nous +rattachons au déclin du règne de Louis XIV, pour l'étendre au moins +jusqu'à Barras, dont l'impudique château déploie encore aujourd'hui ses +fondations réhabilitées par l'honneur et la gloire sur le sol où Vaux, +Brunoy et Voisenon brillèrent si fatalement. + +Le petit château abbatial du Jard existe encore; mais ce n'est pas celui +où tout prouve que l'abbé résidait quand il venait se reposer dans sa +seigneurie après quelque pèlerinage un peu agité chez ses amis de Paris +et de Montrouge. Celui-là, qui porte le nom de château de Voisenon, a +été également conservé en devenant une maison bourgeoise d'une +magnifique apparence. D'empiètemens en empiètemens, la commune a rongé +les anciennes limites des deux propriétés, et il serait difficile +aujourd'hui d'en tracer la figure générale sans s'exposer à de graves +erreurs de formes et de proportions. Elle n'a pas cependant assez +dévasté, ou plutôt assez envahi, pour qu'il ne soit possible, à l'aide +des fragmens de constructions restées, de s'assurer de l'espace que +couvraient le château du Jard et ses dépendances religieuses. Ainsi, par +les fractions du petit fossé tracé le long du mur où s'ouvre la +principale entrée, on suppose aisément qu'il était fort étroit, et +cernait par conséquent une maison seigneuriale moins luxueuse ou hostile +que grave et sérieuse. A plus d'un titre, les fossés des châteaux sont +aux châteaux mêmes ce que les cordons sont aux médailles. On n'oserait +pas affirmer d'abord que la grille fut autrefois où elle est maintenant; +à la première vue, il semblerait qu'elle s'ouvrait à l'extrémité d'un +axe qui n'est pas celui d'aujourd'hui; car elle fait face au couvent et +non absolument au petit château du Jard, laissé, au contraire, dans un +coin de la grande cour, et comme posé à terre et au hasard. Cette +opinion serait fautive. Le couvent, qui était, à n'en pas douter, le +corps principal des bâtimens, avait quatre côtés. D'abord, celui qui +reste en totalité, et auquel la grille s'oppose, était la façade; quant +aux trois autres, il est de rigueur de les mentionner ainsi: celui de +droite, en regardant la grille, a été démoli, dans je ne sais quel but, +par le propriétaire actuel; celui de gauche n'existe qu'au tiers final +de sa longueur, et ce tiers est une chapelle que la révolution a +transformée, au moyen d'un mur de clôture, en deux écuries; et le +quatrième et dernier côté, celui qui est parallèle au mur de la grille, +comprend le château qu'habitait l'abbé de Voisenon, et les corps de +logis ordinairement désignés dans la distribution des châteaux sous le +nom collectif de communs. Un des deux pavillons des communs détruits +s'élève encore à la droite de la grille. + +Il est très-facile de ne pas confondre le château du Jard et le château +de Voisenon, qu'un simple mur de terre a séparés à l'époque des +perturbations violentes subies par les propriétés. Le château de +Voisenon était celui que tenait de ses aïeux l'abbé de ce nom, et le +château du Jard celui dont la possession lui fut acquise en devenant +abbé de l'abbaye du Jard. L'un était un héritage, l'autre un usufruit. +Il pouvait vendre le premier; il n'avait pas le droit d'aliéner l'autre, +qui appartenait au clergé. Chaque abbaye un peu considérable, personne +ne l'ignore, avait son château, où était le seigneur abbé titulaire. + +Le petit château du Jard existe donc; mais il n'est pas habité, le +propriétaire du domaine ayant préféré s'arranger un logement dans le +couvent. J'ignore quelles sont les raisons de convenance ou d'économie +qui ont dicté ce choix. + +Ne demandez pas au petit castel abbatial, briqueté à la façon riante de +la place Royale, tigré autour des croisées de ses trois étages par le +moellon rougeâtre si cher aux temps d'Henri IV et de Louis XIII, ne +demandez pas un vestibule spacieux, orné de colonnes, comme celui de +Vaux. Il n'y a qu'un pas du seuil de la porte à la première marche de +l'escalier intérieur, et cet escalier n'est ni froissé et contourné en +coquille, à la manière du quinzième siècle, ni enrichi de revêtemens de +marbre. C'est un escalier très-lourd, fait de larges et courtes marches, +au bord desquelles s'élève une rampe grossière, en bois peint en gris. A +chaque étage, le palier se déploie en deux ailes, dont il n'est pas +difficile d'inventorier les distributions; car on ne connaissait guère +autrefois l'art de subdiviser un appartement en une foule de pièces +inconnues les unes aux autres, et réunies par des couloirs circulaires. +On ignorait ces détours ingénieux qui isolent, comme dans un autre pays, +la vie privée, aujourd'hui si amoureuse du recueillement et du silence. +Trois ou quatre pièces, donnant l'une dans l'autre, composent le travail +architectural de chaque étage. Au plafond, des poutres de châtaigniers +en saillie; et pour croisées, de hautes meurtrières garnies de petits +carreaux soudés avec du plomb. Des cheminées fuyant sous des manteaux de +toute hauteur achèvent d'imprimer aux appartemens des anciens châteaux, +et particulièrement à celui du Jard, cette couleur de naïveté qui en +fait le charme un peu triste. Trait caractéristique d'un âge encore +grossier, des solives énormes, perpendiculairement posées, prêtent leur +appui aux plafonds, trop longs ou trop pesans pour se soutenir +d'eux-mêmes. L'opulence seigneuriale les dorait avec goût d'emblèmes +mythologiques; mais depuis que le temps et les mutilations ont enlevé +cette parure, chaque pièce, ainsi hérissée de bâtons nus, ressemble à +nos entreponts de vaisseaux. + +Le mobilier ayant complètement disparu du petit château du Jard, on ne +peut parler que des localités telles quelles. Le premier étage est le +modèle du second, et le troisième n'est, ainsi que dans tous les +châteaux de la même époque, qu'une suite de petites pièces destinées à +loger la nombreuse domesticité de la seigneurie. On se figure sans peine +l'ennui qu'aurait eu à vivre toute l'année dans cet amas de chambres +froides et sans agrément le voluptueux abbé de Voisenon. Aussi +habita-t-il peu le château du Jard dans sa jeunesse: il n'y séjourna +avec assiduité que lorsque l'âge lui eut fait une nécessité de vivre +loin des échauffans petits soupers de Paris et de respirer l'air gras de +la Brie. + +Il n'était pas le moins du monde l'homme des jouissances rurales, +quoique sa seigneurie fût une des plus riches de France par les dîmes +nombreuses qu'elle touchait: on lui en apportait de plus de vingt lieues +à la ronde. Bestiaux, volailles, laitages, légumes, fruits, bois, +poissons, gibiers, abondaient chez lui sans qu'il détachât un liard de +ses revenus. Outre les dîmes, il pouvait imposer la corvée quand il +avait besoin de remuer ses champs, couper son bois, faire ses vendanges +et ses moissons. Heureuse opulence qu'il avait trouvée toute faite en +naissant: roi dans son château, tout ce qu'il apercevait de sa croisée +était à lui. Ces grasses fermes, qui sont aujourd'hui telles qu'elles +étaient alors, se liaient à son domaine, et versaient leurs trésors dans +ses caves et ses greniers. Ces incommensurables tapis de blé et d'orge +étaient à lui comme ces moulins aux larges ailes, ces bois d'ormes, ces +ruisseaux et tout ce qu'enferme l'horizon. + +Ainsi est racontée l'origine du château du Jard. Un jour d'été que Louis +le Jeune, marié depuis peu en troisièmes noces avec la belle Alix de +Champagne, se promenait à travers champs dans les environs de Melun, il +fut émerveillé, ainsi que la reine, de la richesse du paysage. Leur +désir fut aussitôt d'avoir une habitation dans un endroit si beau, si +fleuri, si tranquille et si rapproché de Melun, où était l'abbaye du +Mont-Saint-Pierre, résidence aimée du roi. Les maçons accoururent, et la +maison royale du Jard fut entièrement construite quelques années après. +Ce voeu étant réalisé, les royaux époux en formèrent bientôt un autre, +parfois plus difficile à être exaucé, celui d'avoir un enfant; car le +roi se faisait vieux, et il ne voulait pas mourir sans un héritier de +son sang. Courbé sous le poids de cette pensée ambitieuse, il s'achemina +à pas de pèlerin vers le saint monastère de Cîteaux, célèbre à tous les +titres, mais peu renommé jusque alors dans l'art aventureux de procurer +à volonté des héritiers aux vieux rois de France. D'abord, les religieux +se récusèrent, renvoyant à Dieu la faculté de faire naître des héritiers +tardifs. Cependant le roi pria, pleura tant, que les moines crurent de +leur devoir de promettre un fils à Louis le Jeune, qui se réjouit dans +le fond de son ame, remercia comme un roi généreux remercie des moines, +et rentra plein d'espérances nouvelles dans son château du Jard. La même +année (1165), la belle Alix lui donna un fils qui fut Philippe, du +surnom de Dieudonné, le même à qui de hauts faits d'armes valurent plus +tard le titre non moins légitime d'Auguste. Ainsi Philippe-Auguste est +né au Jard. + +Quand le roi fut mort, Alix ralentit ses visites au château; et, en +1199, elle résolut enfin de ne jamais plus revoir un séjour où elle +n'avait qu'à répandre des pleurs au souvenir de son mari. En recevant +ses adieux, les moines lui exposèrent humblement qu'ils seraient bientôt +obligés de l'imiter, si la Providence ne leur assurait un logement plus +convenable que celui qu'ils occupaient. Touchée de leurs +représentations, Alix leur offrit son château du Jard, que, cinq ans +après seulement (1204), Innocent III érigeait en abbaye. Le palais se +transforma en cloître, et sans coûter de fortes dépenses aux moines, si +l'on songe à l'uniformité des constructions au treizième siècle. A +l'abbaye ils ajoutèrent une église, qui fut terminée en 1287, et +détruite en 93. Il ne reste de cet édifice, classé comme un souvenir +somptueux dans la mémoire des plus vieux habitans de Voisenon, qu'une +statue de saint Jean, oubliée au milieu du potager du propriétaire +actuel. Grotesque relique! Les oiseaux n'en ont même plus peur, tant +elle ressemble peu à une statue, et surtout à un saint. + +Trois siècles de libéralités royales et de dons émanés de la générosité +pieuse des vicomtes de Melun élevèrent très-haut le trésor de l'abbaye +et de l'église du Jard[B]. + +C'est à l'archevêque de Sens que les abbés du Jard juraient +solennellement obéissance dans l'abbaye de Saint-Pierre de Melun. +Quelques-uns méritent d'être cités, entre autres Pierre de Corbeil, +archevêque de Sens, et Philibert Rabou, l'un des ancêtres de Gabrielle +d'Estrées par les femmes. Le prédécesseur de l'abbé de Voisenon fut +Chaumont de la Galaisière; et lui Claude-Henri Fusée de Voisenon, qui +fut le dernier des abbés du Jard, fut nommé en avril 1742. Il est à +remarquer ici que le Jard, ce lieu autrefois consacré par une abbaye +royale et deux églises, n'a pas même aujourd'hui un curé pour dire la +messe. Voisenon n'est desservi par personne. + +Nous avons dit que l'abbaye du Jard, où l'abbé de Voisenon était censé +remplir les fonctions de chef de la communauté, n'avait pas été +entièrement sacrifiée aux nécessités d'une nouvelle destination. Une +aile reste encore: c'est une longue construction d'un seul étage, +éclairée par quatorze croisées, nombre égal à celui des croisées des +salles basses. Tout cela n'est plus qu'un tombeau, et ce qu'il y a de +plus triste au monde, un tombeau vide. Les pyramides d'Égypte ne sont +pas plus éloignées de nous, comme antiquité, qu'un monastère sans le +bruit perpétuel des cloches sur les toits, sans la chapelle dont les +vitraux rougissent, flambent et bleuissent au soleil, couleuvres, +flammes, roses et ruisseaux de pourpre; sans vassaux apportant dans la +cour, et de bien loin, les fruits, les gerbes, les poissons dans la +nasse et les outres de vin. Il y a, dans le couvent du Jard, beaucoup +d'écho, beaucoup d'humidité, beaucoup de silence et quelque chose de +plus douloureux encore, une salle à manger au plain-pied, celle du +propriétaire, sans doute. + +Claude-Henri de Fusée de Voisenon était abbé du Jard et ministre +plénipotentiaire du prince évêque de Spire. Son titre nobiliaire +domanial lui venait de la terre de Voisenon, où il naquit le 8 juin +1708. On a trop insisté peut-être sur la débilité de la constitution +qu'il apporta en naissant, et qu'il tenait, dit-on, de sa mère, femme +excessivement délicate. Depuis Fontenelle et Voltaire, l'un mort presque +à cent ans, l'autre à quatre-vingts ans passés, tous deux cependant +venus au monde avec des chances fort douteuses d'existence, il est +devenu très-hasardeux de déterminer la longévité par la naissance. On +ajoute qu'une nourrice malsaine, aggravant la faiblesse héréditaire de +l'enfant, mit dans son sang les germes de l'asthme dont il eut à +souffrir toute sa vie, et dont il mourut. Ces faits acceptés, une mère +maladive, une mauvaise nourrice, un asthme, de continuels crachemens de +sang, il n'en serait prouvé que plus étroitement qu'on peut vivre encore +jusqu'à soixante-huit ans, malgré ces graves désavantages. Que d'hommes +bien constitués se contenteraient d'atteindre à cet âge! Et si l'abbé de +Voisenon ne dépassa pas les bornes d'une vieillesse déjà fort +raisonnable, il ne faut pas oublier qu'il se joua continuellement de sa +santé avec l'imprudence d'un homme vigoureux; mangeant sans mesure, +présidant tous les petits soupers, sans doute appelés ainsi par +antiphrase; courant la nuit de salon en salon; ne se couchant qu'au +matin, en digne élève de l'Hercule de la débauche, de Richelieu, son +maître et son bourreau. Effrayé de son rachitisme, son père n'osa pas +confier son éducation aux établissement spéciaux; il le fit élever sous +ses yeux avec la patience d'un père et la sollicitude d'un médecin. Cinq +années de soins suffirent au développement de son intelligence vive, +claire, merveilleusement propre à recevoir et à garder les leçons de +science et de goût de ses professeurs. A onze ans, il adressa une épître +à Voltaire, qui lui répondit: «Vous aimez les vers; je vous le prédis, +vous en ferez de charmans. Soyez mon élève, et venez me voir.» Si +Voisenon justifia la prédiction, il n'alla guère au-delà du sens +favorable qu'elle enfermait. Verbeux, incorrects, pauvres de formes, +pâles et minces comme de l'encre de Chine mal délayée, ses vers ont +quelquefois de l'esprit, parce que tout le monde en avait au +dix-huitième siècle; mais à les classer avec indulgence et s'en occuper, +c'est en avoir beaucoup; ils méritent d'être considérés comme de la +limonade faite avec des citrons dont Voltaire aurait exprimé tout le +jus. + +A beaucoup d'égards, la prose du dix-huitième siècle n'étant pas un art, +mais une ressource ménagée aux esprits repoussés de la poésie, elle se +prêta mieux aux fantaisies paresseuses de l'abbé de Voisenon. Ses +facéties, ses historiettes, ses nouvelles orientales, réunies plus tard, +du moins en grande partie, aux oeuvres du comte de Caylus et en compagnie +des contes libertins de Duclos et de Crébillon fils, prouvent encore la +facilité qu'il avait à ressembler à Voltaire, et à s'en tenir +immensément éloigné. La plupart trop libres, trop indécentes, pour se +montrer à côté des quelques morceaux, à grand'peine sérieux, qui forment +ce qu'on appelle ses oeuvres, elles figurent dans l'ouvrage que nous +venons de citer, sous le titre de _Recueil de ces messieurs, Aventures +des bals des bois, Étrennes de la Saint-Jean, les Écosseuses, les OEufs +de Pâques_. On sait par les mémoires du temps qu'une société de gens de +lettres, formée par mademoiselle Quinaut du Frêne, et composée de +quatorze personnes choisies par elle, s'était proposé la haute et +difficile mission de bien souper, d'avoir beaucoup d'esprit et beaucoup +de gaîté. A la fin du semestre ou de l'année, on imprimait en manière de +cotisations collectives, l'esprit des convives, et, je suppose, un peu +aux dépens de leur gaîté. Privés de la joie des lumières, du pétillement +des yeux, du cliquetis des verres et du bien-être si indulgent du +dessert, ces libertinages de table ne sont que grossiers à quatre-vingts +ans de distance. Les lectures et par conséquent les dîners avaient lieu, +tantôt chez mademoiselle Quinaut, tantôt chez le comte de Caylus. + +Le motif qui fit renoncer Voisenon au métier des armes, pour lequel il +avait d'abord déclaré son penchant, malgré l'avis de son père décidé à +le vouer aux ordres, mérite d'être rappelé au souvenir de ceux qui +aiment à s'expliquer l'origine de la conduite des hommes de quelque +valeur. Une expression inconvenante l'expose à souscrire à la réparation +que lui demande un officier. Il se bat avec lui et le blesse. La +désolante idée d'avoir été sur le point de tuer un homme offensé par lui +trouble, change le cours de ses projets d'avenir: il ne veut plus être +militaire; il court s'enfermer dans un séminaire, d'où il écrit à son +père sa ferme résolution d'entrer dans la carrière ecclésiastique. Ce +fut l'évêque de Boulogne qui l'ordonna prêtre et qui le choisit pour son +grand-vicaire: fausse vocation par laquelle la France perdit peut-être +un excellent officier, sans acquérir un bon ministre de la religion. On +l'a loué avec raison et justice de deux faits extrêmement honorables. Un +auteur avait écrit, dans un libelle, des injures contre sa personne, et +parlé avec une profonde moquerie du style épigrammatique de ses sermons. +D'un signe, l'abbé de Voisenon pouvait le faire enfermer dans une prison +d'état pour vingt ans. Il court chez les juges, car l'homme était déjà +arrêté; il obtient sa grâce et sa liberté. Quand celui-ci veut le +remercier, Voisenon l'interrompt pour lui dire: «Vous ne me devez aucun +remerciement; c'est à moi à vous en faire de m'avoir averti que les +vérités de l'Évangile exigent de ceux qui les annoncent un style plus +simple, un ton plus noble et plus grave; je n'aurais pas dû l'oublier, +et je vous promets de faire usage de vos conseils.» Il n'écrivit plus de +mandemens. + +Quelques années plus tard, il apprend que les habitans de Boulogne ont +demandé pour lui au ministre la chaire de l'évêque Henriot, auprès +duquel il était vicaire. Il court en poste à Versailles, et dit au +cardinal Fleury: «Et comment veulent-ils que je les conduise, lorsque +j'ai tant de peine à me conduire moi-même?» Touché du bon sens exquis de +ses répugnances, le ministre Fleury lui donna l'abbaye royale du Jard, +gouvernement facile dont le siége était dans son château même de +Voisenon. + +Dès qu'il fut réellement une sommité ecclésiastique, il ne songea plus +qu'au théâtre. Le nouvel abbé du Jard écrivit, d'après le voeu de +mademoiselle Quinaut, _la Coquette fixée, le Réveil de Thalie, les +Mariages assortis, la Jeune Grecque_, comédies de salon que le théâtre +n'a pas gardées, et que la littérature ne sait où placer aujourd'hui, +tant elles sont loin d'offrir une seule qualité recommandable. Le seul +genre où l'abbé de Voisenon se serait peut-être distingué, c'eût été +l'opéra, s'il eût été secondé par un musicien intelligent. Dans son +talent baladin, il y avait le mouvement et la verve dégingandée des +abbés italiens. Pourtant l'abbé de Voisenon a joui pendant sa vie d'une +grande célébrité. Dans l'impossibilité de la justifier par ses oeuvres, +nous la faisons découler de son caractère aimable, de sa conversation +épigrammatique, beaucoup de sa position dans le monde. En fallait-il +davantage autrefois, quand le succès s'établissait non par la publicité +des journaux, mais au courant de la parole, et sur un mot vite su, +long-temps répété? On aurait tort de protester contre ce genre +d'illustration: chaque époque a les siens: on est grand homme à présent +par les journaux, on l'était autrefois par les salons. En général, on +écrit mieux maintenant; mais où est l'écrivain de trente ans capable de +créer et de soutenir un sujet de conversation au milieu de cent +personnes distinguées? Les laquais de M. de Boufflers étaient +probablement mieux à leur place dans un salon que ne le seraient les +plus fiers écrivains de nos jours. + +Ceux qui ont attribué les pièces de Favart à l'abbé de Voisenon, ou qui +lui ont fait une large part de collaboration, n'ont lu avec quelque +attention ni l'un ni l'autre de ces deux auteurs. Favart était un esprit +réfléchi, pénétré des nécessités de son art d'écrivain dramatique, et le +possédant à un degré qui n'a été surpassé que par M. Scribe. Entre +Favart et l'abbé de Voisenon, il y a la différence qu'il importe de +reconnaître entre un bon mot et un bon ouvrage. Le bon mot emprunté se +trouve quelquefois dans le bon ouvrage; mais c'est le volé qui doit se +glorifier. Du reste, l'abbé de Voisenon ne prétendit jamais aux succès +de son ami Favart; il repoussa toujours, au contraire, des éloges que la +jalousie lui envoyait. Une seule fois, et il ne s'agissait pas de +Favart, il se permit de dire à la représentation du _Cercle_, comédie de +Poinsinet: «Ah! le fripon, il a écouté aux portes.» Raillerie fine, et +sentant son véritable gentilhomme. + +L'abbé de Voisenon et madame Favart sont deux personnages si habitués à +se trouver ensemble, dans les mémoires contemporains, que parler de l'un +sans s'arrêter un instant à l'autre, c'est presque mentir à l'histoire. + + +Le dix-huitième siècle eut une illustration charmante dans cette +spirituelle et gracieuse madame Favart, amie fidèle de l'abbé de +Voisenon, qui fut son confident, son guide dans quelques compositions +littéraires, et mieux que cela, à en croire les mémoires du temps, +impitoyables mémoires dont le jour est venu de se méfier un peu. S'il +n'est pas commandé d'avoir une foi aveugle dans la vertu des hommes et +des femmes immolés dans ces petits papiers impudens, il n'est pas de +rigueur non plus de ne jamais mettre en doute la véracité des Bachaumont +ou des Pidansat de Mairobert, des Grimm et autres fines commères de +l'époque. Quoi qu'il en soit, le mari de madame Favart était le fils +d'un pâtissier, dont la boutique fort en vogue avoisinait le collége +d'Harcourt: un homme de lettres fils d'un pâtissier était un phénomène à +étonner les biographes d'autrefois, tandis que de nos jours, il sera +bientôt prodigieux d'avoir en littérature une ascendance aristocratique; +nous nous lasserions, s'il nous fallait citer tous les chapeliers, tous +les négocians et même les épiciers dont les fils se sont fait un nom, +soit dans les arts, soit dans les sciences: moins d'un siècle a fait +tomber le Parnasse, si Parnasse il y a encore, en pleine roture; je ne +sais qui aurait droit de s'en plaindre. + +Après avoir fait d'excellentes études, avantage qu'on a un peu trop +déprécié depuis, à ce même collége d'Harcourt dont son père était le +fournisseur d'échaudés, Charles-Simon Favart, sans tourner le dos au +four honorable de la famille, s'essaya dans les lettres par un genre +d'ouvrage dramatique excessivement neuf, qui fut plus tard, et presque +tel qu'il fut créé, l'opéra comique. Son meilleur début fut _la +Chercheuse d'esprit_, chef-d'oeuvre pour le temps, et dont le souvenir ne +s'est pas affaibli dans la mémoire de la génération qui a suivi. Nous ne +dédaignerions pas de nous arrêter sur le mérite particulier des +productions de cet écrivain, le premier en tête des auteurs d'opéras +comiques, si nous pouvions nous éloigner de l'épisode de sa vie que +marqua un malheur dont son adorable femme fut l'occasion, et le maréchal +de Saxe la cause infâme. Ce n'est pas franchir les lignes du sujet que +de parler de cet événement; car la famille de Favart fut celle de l'abbé +de Voisenon, qui appelait, avec toute la sensibilité de l'amitié, et +celle-là, il la possédait, Favart son neveu, et madame Favart sa nièce +Pardine, petit nom de tendresse tiré d'une interjection familière à +madame Favart. + +En 1727 était née à Avignon, à quelques lieues du berceau de la Laure de +Pétrarque, d'un père musicien et d'une mère cantatrice, Benoîte-Justine +de Roncerey, intelligence franche, de son siècle par sa pétulante +légèreté, et de tous les siècles honnêtes par sa fidélité réfléchie aux +devoirs de la famille et de l'épouse. A cause de son nom d'origine +noble, on l'appela du surnom de Chantilly. De main en main, la petite +Chantilly, fêtée partout, traversa l'Allemagne, alors plus +qu'aujourd'hui encore passionnée pour la musique, pour les livres, pour +les opéras français. Quand mademoiselle du Roncerey ou plutôt la petite +fée du nom de Chantilly, eut tari tous les baisers des souverains du +Nord, et particulièrement les caresses des ducs de Lorraine, son étoile, +une étoile étincelante et à facettes, comme son joli génie, la conduisit +à Paris, et jusqu'à la porte de l'Opéra-Comique. Elle commença à figurer +sur ce théâtre en qualité de danseuse: c'est aussi comme danseur, je +crois, que Talma débuta quelque part: on voit qu'il ne faut qu'à demi se +fier aux étoiles. Peu de temps après ses premiers débuts, Favart, qui +écrivait pour l'Opéra-Comique, devint passionnément amoureux d'elle; on +n'a pas d'idée des précautions délicates dont il s'entoure pour adresser +l'expression de son amour à mademoiselle Chantilly, une simple et +obscure actrice sous le règne de Louis XV, époque où l'on ne choisissait +guère ses tournures de phrases en cultivant une tendresse de coulisses: +comme il soupire à la lueur des quinquets! comme il l'aborde avec +respect quand le rideau est baissé! comme il va sinueusement à elle, à +travers les épaules déployées, les bras nus, les fronts altiers de ces +dames! Ses premières lettres d'amour, que nous avons lues avec autant de +charmes au moins que celles de Rousseau à son idéale Héloïse, sont des +modèles de simplicité et de candeur. Favart n'eût pas été plus réservé +en écrivant à une fille de robe, cloîtrée dans un couvent des Minimes; +ses intentions sont pures, ses vues, ses espérances sont honnêtes. Dès +qu'on le voudra, il s'ouvrira à madame de Roncerey, à M. de Roncerey: +plutôt mourir que de tramer une séduction! Et Crébillon fils avait déjà +écrit _l'Écumoire_ et _le Sofa_, ces livres que vous connaissez, ou que +pour votre honneur vous ne connaissez pas. Enfin il épouse mademoiselle +de Chantilly, qui prend pour ne plus le quitter le nom de madame Favart. +On ne sait point si les philosophes rirent beaucoup de ce mariage: cela +dut être; le mariage était un acte trop sérieux pour que les philosophes +ne s'en amusassent pas à leurs petits soupers. Ce qu'on sait, c'est que +M. de Roncerey, qui ne crut pas avoir donné son consentement à ce +mariage, trouva fort mauvais plus tard, lui, homme de race, et par +occasion musicien ambulant, d'avoir pour gendre le fils d'un pâtissier +de la rue de la Harpe; seulement il s'aperçut de cette tache de farine +à son écusson, dans une circonstance où il fut soupçonné d'avoir moins +songé à la dignité de son nom qu'aux intérêts privés et fort privés du +maréchal de Saxe. + +Il est temps de dire que le héros de Fontenoy, qui n'était en amour ni +timide comme Turenne, ni continent comme Bayard, n'avait pu voir sans +envie l'actrice dont Paris raffolait; rien ne pouvait résister à un +désir de ce grand vainqueur: il prenait des villes, des provinces, +battait les plus grands généraux étrangers, allait à la cour en bottes; +il eût été plaisant, ma foi, que la Favart lui eût coûté plus de souci +qu'une province. + +Pour la rareté du fait, le maréchal voulut se persuader qu'on lui +résisterait. Au lieu de commander l'assaut tout de suite, il traça, sans +doute pour s'amuser, des circonvallations fort étendues autour de la +gentille chanteuse de l'Opéra-Comique; car elle jouait et chantait les +opéras de son mari, de Sedaine et d'autres, et elle ne dansait presque +plus. + +Voici l'historique des préparatifs militaires que fit Maurice de Saxe +pour s'emparer du coeur de madame Favart. + +Depuis le cardinal de Richelieu, les grandes expéditions militaires +traînaient toujours à leur suite, et traîner est le mot propre, des +bandes de comédiens chargés d'amuser la maison du roi ou celle de +Monsieur: déplorables campagnes pour les pauvres comédiens, et que +Scarron et Le Sage ont omis d'écrire avec leur admirable plume! un +chapitre qui est encore à faire! Comme ils étaient traités! payés fort +peu, nourris encore moins, prisonniers souvent, tués quelquefois. + +Cependant, sous le maréchal de Saxe, on commençait à avoir pour eux un +peu plus de considération: on les traitait déjà comme des chevaux. +Touché, ainsi qu'il a été dit, des grâces et du talent de madame Favart, +le héros comprit qu'il fallait trancher du magnifique envers le mari +dont il convoitait la femme. Lisons la première lettre qu'il lui écrivit +du quartier-général: + + «Sur le rapport que l'on m'a fait de vous, monsieur, je vous ai + choisi de préférence pour vous donner le privilége exclusif de ma + comédie. Ne croyez pas que je la regarde comme un simple objet + d'amusement; elle entre dans mes vues politiques et dans le plan de + mes opérations militaires. Je vous instruirai de ce que vous aurez + à faire à cet égard lorsqu'il en sera besoin. Je compte sur votre + discrétion et sur votre exactitude. + + »M. DE SAXE.» + +Qu'on se figure le juste orgueil dont fut pénétré le bon Favart en +recevant une lettre du maréchal de Saxe, où on le faisait entrer, lui, +auteur de pièces de la foire, dans des _vues politiques_ et un _plan +d'opérations militaires_! De plus fortes têtes auraient vacillé. On +devine sa réponse. Il ne répondit pas, il partit pour l'armée. Il se +rendit à Bruxelles, plein de la haute mission dont l'illustre maréchal +allait le charger. + +Arrivé au camp, il écrivit à sa mère les lignes suivantes, un peu moins +pompeuses que ses premières espérances; on y voit ce qu'en parlant à +Favart le maréchal entendait par vues politiques et opérations +militaires. + + «J'étais obligé de suivre l'armée et d'établir mon spectacle au + quartier-général. Le comte de Saxe, qui connaissait le caractère de + notre nation, savait qu'un couplet de chanson, une plaisanterie, + faisaient plus d'effet sur l'ame ardente du Français que les plus + belles harangues.» + +Ils sont connus maintenant, ces plans militaires auxquels Favart était +appelé à participer: il devait faire des chansons pour les mousquetaires +rouges, et des plaisanteries pour les mousquetaires noirs. Néanmoins il +jouissait de tout le crédit dû à sa position, et son influence, il est +vrai de le dire, n'était pas arrivée au degré où il lui était donné +d'aspirer avec le concours de sa femme, toujours et plus que jamais +sollicitée par le maréchal. Quand celui-ci se fut assuré le mari et le +comédien, il put faire comprendre à Favart, sans se laisser deviner, +qu'une troupe comique comme la sienne, la première à la suite du premier +corps d'armée du monde, serait trop fière de posséder la merveille de +Paris, la charmante madame Favart. Ce n'était là qu'un voeu inspiré par +un profond mérite; mais un voeu du maréchal n'était pas une parole vaine +pour son excellent ami Favart. Favart n'eut pas le bon sens de voir un +ordre dans ce désir, et il écrivit à sa femme en février 1746. + + «Ma chère petite femme, j'arrive de l'armée, où j'ai obtenu de M. + le maréchal la direction de sa troupe, conjointement avec M. + Parmentier, malgré une foule d'envieux. Il ne me manque que la + présence de Justine; dans tous les objets qui ont droit de plaire, + je ne verrai jamais que mademoiselle de Chantilly.» + +Quelques jours après, Justine de Chantilly, madame Favart, rompait son +engagement avec l'Opéra-Comique, montait en voiture, et descendait à +Gand dans les bras de son mari. Jusqu'ici, on le voit, le maréchal avait +parfaitement réussi: il avait réuni la femme au mari, et il les tenait +tous deux dans les limites de son camp; et le bon Favart se croyait le +plus heureux des hommes: directeur de la troupe de M. le maréchal de +Saxe! poète des vainqueurs! aimé d'une jolie femme de vingt ans! Par +moment, il écrivait à ses amis de Paris, tant sa joie le troublait: Nous +avons pris une ville; nous avons fait trois mille prisonniers; nous +avons perdu cinq cents hommes. M. le marquis disait: Palsambleu! l'amour +est un fat; et le bonheur, s'il vous plaît? + +Ce n'est pas au moment où madame Favart était près de lui que le +maréchal se serait montré moins généreux envers le mari, son directeur +si habile. Il ne mit pas de termes à sa munificence. Favart n'en +revenait pas; il disait à sa mère, dans une lettre: + + «Je suis à Louvain depuis huit jours, où je ne fais rien à présent. + Toute l'armée est en mouvement, et marche du côté de Tongres pour + s'opposer aux ennemis. Notre maréchal sait trop bien son métier + pour laisser le succès douteux. En partant _il m'a envoyé deux + très-beaux chevaux pour mettre à mon carrosse_.» + +Voilà donc Favart en carrosse, et madame Favart aussi. + +Il continue: + + «M. le maréchal me donne tous les jours de nouvelles marques de sa + bonté. Il vient encore de m'envoyer un lit de camp de satin rayé, + de la couleur de celui qui tapisse ma chambre à Paris: c'est la + plus jolie chose du monde.» + +On remarquera sans peine, à propos de ce nouveau cadeau du maréchal, que +la couleur de la chambre de Favart était présumablement la couleur de la +chambre de sa femme. La distinction ne pouvait être faite par Favart, +qui, applaudi, fêté, comblé de présens, de chevaux et de tapisseries, +écrivait encore à sa mère, dans l'excès d'une reconnaissance trop grande +pour ne pas être expansive: + + «Ma chère mère, + + «Je n'ai pas un quart d'heure pour me livrer au sommeil; cependant + je me porte bien, et je ne dois rien appréhender. M. le maréchal + m'encourage: il m'a envoyé à Lière vingt-cinq bouteilles de son + vin, marchandise fort rare en ce pays, à cause du séjour des + troupes.» + +Et quand le vin aurait été encore plus rare, et quand il n'y aurait eu +qu'une seule bouteille de vin dans le pays, Favart pouvait-il manquer de +l'avoir, lui l'ami du maréchal, lui le mari de madame Favart? + +Le maréchal, d'ailleurs, ne se croit pas encore quitte avec Favart, qui +lui est si utile dans ses plans militaires; ce serait de l'ingratitude. +Le maréchal n'a été que juste envers lui: il tient à se montrer injuste +pour les autres. Il est probable que ce fut une injustice indirectement +commise au profit de Favart, que l'acte dont il se réjouit dans la même +lettre à sa mère. + + «Je suis maintenant maître absolu de toute la direction; tous mes + intérêts sont arrangés; il ne reste plus qu'à calculer pour mon + profit. Si chaque mois de l'année me produit autant que le dernier + et le commencement de celui-ci, je retournerai à Paris avec + cinquante mille francs de bénéfices.» + +Enfin, ajoute Favart, et ceci peint combien il avait chaudement servi le +maréchal, et combien, pour mieux dire, ils étaient liés, et liés à un +point au-delà duquel il n'y a rien: + + «J'ai encore pour ressource la bourse de M. le maréchal, qui m'a + engagé d'y puiser toutes les fois que mes besoins le + commanderaient.» + +Toutes ces choses ayant eu lieu, politesses, confidences, cadeaux, prêts +d'argent, voici ce que le maréchal de Saxe écrivait à madame Favart: + + «Mademoiselle de Chantilly, je prends congé de vous. Vous êtes une + enchanteresse plus dangereuse que feue madame Armide. Tantôt en + Pierrot, tantôt travestie en amour, et puis en simple bergère, vous + faites si bien que vous nous enchantez tous. Je me suis vu au + moment de succomber aussi, moi dont l'art funeste effraie + l'univers. Quel triomphe pour vous, si vous aviez pu me soumettre à + vos lois! Je vous rends grâce de n'avoir pas usé de tous vos + avantages; vous ne l'entendez pas mal pour une jeune sorcière, avec + votre houlette qui n'est autre que la baguette dont fut frappé ce + pauvre prince des Français, que Renaud l'on nommait, je pense. Déjà + je me suis vu entouré de fleurs et de fleurettes, équipage funeste + pour tous les favoris de Mars. J'en frémis; et qu'aurait dit le roi + de France et de Navarre, si, au lieu du flambeau de sa vengeance, + il m'avait trouvé une guirlande à la main? Malgré le danger auquel + vous m'avez exposé, je ne puis que vous savoir gré de mon erreur, + elle est charmante; mais ce n'est qu'en fuyant que l'on peut éviter + un péril si grand. + + »Pardonnez mademoiselle, à un reste d'ivresse cette prose rimée que + vos talens m'inspirent; la liqueur dont je suis abreuvé dure + souvent, dit-on, plus long-temps qu'on ne pense. + + »M. de Saxe.» + +Tel fut, répétons-nous, le premier résultat des présens faits à Favart: +carrosse, chevaux, tentes, direction de théâtre, bouteilles de vin et +argent prêté. + +Effrayée avec raison de cette charge de grosse prose, qui fondait sur +elle, sabre nu, mèche allumée, madame Favart s'échappa du camp du +maréchal pour se réfugier à Bruxelles, sous la protection de madame la +duchesse de Chevreuse. Toute négociation pacifique était désormais +rompue. Maurice de Saxe, en apprenant cette fuite, se mit dans une +colère épouvantable; il la considéra comme une désertion sous les +drapeaux: oser ainsi s'enfuir au moment où il croyait tenir la victoire! +Il parlait d'envoyer un détachement à la poursuite de la chaste évadée. +Son indignation tomba sur le mari, qui, ne commençant pas encore à voir +clair dans les galanteries du maréchal, écrivait à sa femme avec sa +tendresse ordinaire: + + «Mon cher petit bouffe! ta santé m'inquiète beaucoup. Envoie-moi le + certificat du chirurgien pour le faire voir à M. le maréchal. On + doit écrire à M. de la Grolet pour savoir si tu es en état de + partir pour l'armée; on m'a même menacé de te faire venir de force + par des grenadiers, et de me punir si j'en imposais sur ta maladie. + Nous sommes ici fort mal; je ne suis pas encore logé, et j'ai + couché sur la paille, à la belle étoile, depuis que je t'ai + quittée. Quoique ta présence soit ici nécessaire pour le bien du + spectacle, quoique je brûle d'impatience de te revoir, ta santé + doit être préférée à tout.» + +Ainsi, comme on le voit par cette lettre, le maréchal de Saxe songeait à +s'emparer du coeur de madame Favart à l'aide de ses grenadiers. Il ne +croyait pas à la maladie qui lui avait fait inopinément abandonner le +camp; personne n'y croyait d'ailleurs, excepté Favart, si aveugle, si +crédule, si confiant dans l'amitié de son héroïque ami, le maréchal, +qu'il ne devinait pas la cause pour laquelle lui, si fêté d'abord, +couchait maintenant sur la paille, à la belle étoile. Sur la paille! +lui, Favart, logé autrefois sous une tente rayée, promené en carrosse, +buvant du meilleur vin du maréchal! + +Cependant, malgré les menaces du maréchal et de son corps d'armée, +madame Favart ne retourna pas au camp, mais à Paris, afin d'être plus +loin encore des terribles tendresses de son persécuteur. Qu'allait +devenir son mari? Triste retour de fortune! condamné à payer 20,000 +francs qu'il ne devait pas aux propriétaires de la salle exploitée par +sa troupe, il est obligé de quitter le Brabant, et par conséquent de +laisser son théâtre dans une complète anarchie. A qui s'adressera-t-il +pour obtenir justice? à qui? Mais au maréchal, se dit Favart; n'est-il +pas mon ami, mon admirateur? Après avoir remis le Brabant aux troupes de +Marie-Thérèse, le maréchal était allé à Paris, où l'on célébrait sa +valeur sur tous les théâtres, dans des couplets chantés sous les +balustres d'or de sa loge, en présence même du roi. A Paris, Favart +obtint à peine quelques avares protections, dont il ne tira aucun +avantage. Son théâtre était perdu pour lui. Quant au maréchal, il laissa +Favart dans la position où il était, et où indubitablement il avait +lui-même contribué à le mettre. Enfin, ruiné, tombé plus bas qu'au temps +où il pétrissait des échaudés d'une main et où il écrivait des couplets +de l'autre, une lettre de cachet le força à sortir de Paris. Strasbourg +fut son refuge, un avocat son hôte généreux. Ce n'était encore là que la +moitié des misères de Favart. Ne laissait-il pas sa femme à Paris, à la +merci de celui dont la main avait signé sa lettre d'exil? sa femme, +obligée de se montrer en public tous les soirs et de rentrer à minuit +chez elle, n'ayant, au milieu des rues désertes, pour protection que +celle d'une servante, et dans un temps où l'on enlevait en pleine +impunité, surtout quand il s'agissait d'une actrice et d'une actrice de +la Comédie-Italienne? Cependant Favart n'était pas encore découvert; et +sa femme opposait une prudence à toute épreuve aux conspirations sourdes +dont elle était l'objet. Ils s'aimaient plus que jamais dans leur +malheur commun: héroïque fidélité au dix-huitième siècle! Toujours +présens l'un à l'autre, ils s'entendaient pour regarder la même étoile à +la même heure; ils s'envoyaient des fleurs qu'ils avaient portées; et, à +la fête de sa bonne Justine, Favart lui écrivait, au risque d'éveiller +la police de Strasbourg rôdant autour de sa retraite: + + «Je te souhaite une bonne fête, ma chère Justine; sois heureuse + autant que je me trouve malheureux d'être séparé de toi, et rien + n'égalera ma félicité. Reçois cette fleur fanée, arrachée de sa + tige: c'est le symbole d'un coeur flétri par une absence rigoureuse. + Adieu! que tous tes jours soient des jours de fête; mais, au milieu + des plaisirs, songe que, si tu es formée pour exciter l'amour, tu + es née pour mériter l'estime.» + +Il y a sans doute, dans cette dernière phrase, une teinte de la +sensibilité raisonneuse et antithétique créée par Diderot dans les +lettres, et par Greuze dans la peinture; mais n'est-il pas touchant +néanmoins de voir encore une Héloïse et un Abailard à cette époque de +démoralisation universelle? Voici ce que madame Favart répondait à son +mari: c'est à s'agenouiller devant tant d'honnêteté sans orgueil et sans +paroles vaines. Grand Dieu! qu'une femme en écrirait long aujourd'hui, +si elle rendait le même service à l'honneur de son mari! + + 1749, Paris, 1er septembre. + + «Le maréchal est toujours furieux contre moi; mais cela m'est égal. + Si tu veux, j'enverrai mon début à tous les diables, et je pars + sur-le-champ pour t'aller retrouver. Il y a toujours un monde + prodigieux quand je parais. Je viens de jouer la danseuse dans _Je + ne sais quoi_, et Fanchon dans _le Triomphe de l'Intérêt_. Le duo + que j'ai chanté avec Rochard est aussi de ta façon; il suffit qu'il + vienne de toi pour que je le rende bien. + + »On me menace qu'on va me faire beaucoup de mal; mais je m'en + moque; j'irai de grand coeur demander l'aumône avec toi. Je suis + pour jamais ta femme et ton amie, + + »JUSTINE FAVART.» + +C'est avec ce style que Laclos et Louvet de Couvray écrivirent des +romans qui sont restés. + +Justine Favart ne se borne pas à ces vives démonstrations d'une amitié +tout d'une venue; elle obtient de ne pas suivre la Comédie à +Fontainebleau, où résidait la cour, et elle part pour Lunéville, où +était son véritable roi, où Favart devait se trouver. Mais, à peine +descendue dans cette ville, deux employés à la police tombent chez elle, +l'arrêtent, et, sous prétexte de la conduire à Fontainebleau, ils la +mènent au couvent des Andelys. Noble conduite du maréchal de Saxe! le +mari en exil, la femme au couvent. + +L'acte est si odieux, que madame Favart ne pense pas à l'attribuer tout +entier au maréchal, quoiqu'elle dise dans la première lettre datée de sa +réclusion: _Je ne sais où l'on me mène; mais les plus grands supplices +ne me feront jamais manquer à la vertu_. + +Quatre jours après, elle apprend que c'est son père qui l'a fait +enfermer, à cause de la prétendue illégalité de son mariage avec Favart. +L'honnête M. Duronceray n'admet pas que sa fille ait épousé un homme de +rien qui fait des pièces, lui qui faisait de la musique pour vivre! + + «J'ai vu la lettre de cachet; c'est mon père qui m'a fait mettre + ici. Ne perdez pas un instant; envoyez tous nos papiers chez le + ministre, M. d'Argenson, et surtout le consentement de mon père, + signé de sa main; c'est le curé de Saint-Pierre-aux-Boeufs qui l'a. + Je viens d'écrire à M. le maréchal de Saxe ce qui vient de nous + arriver. Je suis sûre qu'il voudra bien s'intéresser à ce qui nous + regarde, et nous rendra service dans cette occasion.» + +Le service était parfaitement rendu, puisque c'était le maréchal de Saxe +qui, d'accord avec M. Duronceray, avait fait cloîtrer madame Favart aux +Andelys. L'illégalité du mariage n'était qu'une invention combinée par +ces deux honnêtes personnes. + +Du couvent des Grands-Andelys, d'où l'on craignait qu'il ne lui fût +encore trop facile de faire parvenir ses plaintes, on la transféra au +couvent d'Angers, comme une prisonnière d'état, elle dont tout le crime +était, non pas de s'être mariée avec Favart, prétexte ridicule employé +par un père plus ridicule encore, mais d'être du goût d'un maréchal +allemand au service de la France. Plus on la tourmentait loin de son +mari, dont le sort l'effrayait, et plus on espérait obtenir d'elle une +rançon extrême, et qu'il n'est plus besoin de qualifier. On poussait la +galanterie jusque là dans ces temps qu'on juge un peu trop frivoles. Les +lettres de cachet, les prisons d'état, les lettres de bannissement, les +couvens, sont choses assez sérieuses; et on en usait avec prodigalité, +quoiqu'on s'en indignât et qu'on en rît beaucoup, deux signes +incontestables de prochaine décadence. + +Enfin le véritable auteur de ces basses et cruelles tyrannies, +l'Anacréon sabreur, crut qu'il était temps de se démasquer, la +plaisanterie ayant été poussée assez loin. Il prit sa plume ou sa +cravache, et il écrivit sur ce ton à madame Favart: + + +LE MARÉCHAL DE SAXE A MADEMOISELLE DE CHANTILLY. + +1749. 21 octobre. + +«J'ai reçu, au moment où j'allais partir pour Chambord, la lettre que +vous m'avez écrite de Lunéville, ma chère Fémine. Je n'ai point entendu +parler de Favart. Vous vous pressez toujours trop. Il doit être bien +flatté que vous lui sacrifiiez fortune, agrément, gloire, enfin tout ce +qui eût fait le bonheur de votre vie, pour le suivre dans un genre de +vie que la seule nécessité fait embrasser. Je souhaite qu'il vous en +dédommage, et que vous ne sentiez jamais le sacrifice que vous lui +faites. J'ai vu hier au soir M. le maréchal de Richelieu, qui était +furieux contre vous, parce que M. Bérier lui avait échauffé les +oreilles. Je rabats cependant tous les coups qui portent sur vous. Plus +ne vous en dirai sur ce qui me regarde, vous n'avez point voulu faire +mon bonheur et le vôtre: peut-être ferez-vous votre malheur et celui de +Favart; je ne le souhaite point, mais je le crains. Adieu. + +»M. DE SAXE.» + +Pour bien comprendre le sens odieux de cette lettre, il faut dire ici +que, poursuivi de ville en ville, Favart avait été réduit à se cacher +dans une cave, où il peignait des éventails pour vivre; tâche qui, +continuée long-temps sous des voûtes humides et à la lueur fatigante de +la lampe, épuisa sa santé et altéra pour toujours sa vue. C'était son +meilleur ami, le maréchal, qui lui avait ménagé cette affreuse +existence, afin d'abaisser la résistance de sa femme. Ployant sous tant +de persécutions, madame Favart, dit-on, céda enfin avec résignation, +pensant que la vie de son mari valait bien un sacrifice qui ne +déshonorerait que celui qui l'exigeait et ne savait pas le mériter. +Aussitôt sa captivité s'adoucit: d'Angers elle passe à Tours, de Tours à +Issoudun; et, quelques mois après, les deux lettres de cachet dont elle +et son mari avaient été frappés sont révoquées. Elle et lui furent +admirables dans leur constance à refuser, après leurs malheurs, tous les +genres de réparation offerts par le maréchal. Tous les billets de mille +et de douze cents livres qu'il leur envoyait étaient déchirés ou jetés +au feu; et pourtant ils avaient à peine de quoi vivre après une longue +absence de Paris et du théâtre, qui était leur profession. Cette +conduite était généreuse; elle devint noble à la mort du maréchal, +arrivée à la suite d'une chute de cheval, le 30 novembre 1750. A cette +occasion, le bon Favart écrivait ces lignes: «Je crois qu'il m'est +permis de dire sur la mort de cet illustre homme de guerre ce que le +père de notre théâtre disait sur le cardinal de Richelieu: + + Qu'on parle bien ou mal du fameux maréchal, + Ma prose ni mes vers n'en diront jamais rien. + Il m'a fait trop de bien pour en dire du mal; + Il m'a fait trop de mal pour en dire du bien.» + +Tout s'éteint ensuite: plus de haines; tout est dit. Favart et sa +délicieuse femme rentrent au théâtre, l'un pour y écrire des petits +chefs-d'oeuvre, l'autre pour jouer avec le même succès qu'auparavant. +Vingt ans s'écoulent dans cette heureuse union, qui, quoique +très-étroite, admet cependant l'abbé de Voisenon, qui devient de la +famille: triple amitié, où la bonté, l'indulgence et l'esprit remplacent +les liens du sang. + +Tout l'avantage de la comparaison entre le marquis de Brunoy et l'abbé +de Voisenon appartient au premier, malgré de plus grandes folies, malgré +de colossales extravagances, dont l'antiquité, à qui il est d'usage de +tout rapporter, n'offre pas d'exemple. Si le marquis de Brunoy souille, +de la base au sommet, le monument de la noblesse auquel il s'appuie, +quel scandale plus profond ne cause pas l'abbé de Voisenon, en balayant +de sa robe de prêtre les foyers de théâtres, la poussière des salons, +les roses effeuillées sur les tapis des boudoirs, et en chantant toutes +les Thémires fardées, toutes les Glycères en panier, toutes les Thaïs +décolletées, toutes les Iris de son temps? L'un ne blessait que +l'honneur d'une institution humaine, utile peut-être; l'autre portait +violemment atteinte à ce qui est un objet de respect pour tout le monde: +il outrageait en face la religion dont il était le prêtre. C'est un +prêtre d'un rang illustre, d'un nom remarquable, d'une position +au-dessus des petits avantages que pouvait procurer la petite poésie +athée en vogue et en crédit, sous la raison de commerce Voltaire et +compagnie; c'est un prêtre qui fut presque évêque, et, ce qu'il y a +aussi d'étrange, ce fut un prêtre toujours malade, qui rima des contes, +des madrigaux et des épîtres si hardies, que les échantillons en sont +difficiles à produire. Ouvrez ses oeuvres, si vous êtes d'âge à cela, +et vous serez édifié: _C'est un discours sur la nécessité d'aimer_, où +l'abbé de Voisenon dit à Daphné, et Dieu sait ce qu'était cette Daphné: + + Ainsi l'amour de la voûte céleste + Descend pour nous dans ce séjour funeste; + C'est dans ton sein qu'il retrouve aujourd'hui + L'unique temple encor digne de lui. + +Après ces jolies choses dites à mademoiselle Daphné, nous trouvons une +épître de M. l'abbé _à mademoiselle Elie, qui voulait me faire son +chapelain_. Quelle idée si extraordinaire, en effet, de choisir un +prêtre pour chapelain! Ne dirait-on pas que la proposition s'adressait à +un mousquetaire? Au reste, l'abbé de Voisenon ne la repousse pas; il +répond à mademoiselle Élie, qui prétendait le faire son chapelain: + + Le chapelain, rempli de ta divinité, + Ressentira de plus grands troubles + Que ceux que tourmentait l'oracle de Phébus; + Tous les jours seront fêtes doubles, + Et les désirs feront le plan des orémus; + C'est dans tes yeux qu'on lira son rosaire, + Les amours répondront en choeur; + La relique sera ton coeur, + Le mien sera le reliquaire. + +Et non seulement ce malheureux abbé péchait pour lui, mais il se damnait +pour les autres. Il avait du libertinage en magasin; il en cédait à ses +amis, qui l'envoyaient à leurs amies, à l'occasion d'une fête ou d'un +mariage. Ainsi le grave Duclos s'adresse à lui, afin d'avoir quatre +vers bien tournés pour envoyer à une mademoiselle Olympe; et aussitôt +l'abbé prend la plume et intitule ainsi le quatrain demandé: _Vers au +nom de Duclos, à mademoiselle Olympe, qui désirait une vierge qui était +dans son lit_. Nous ignorons comment mademoiselle Olympe trouva les +vers: quant à nous, nous les trouvons trop vifs pour les transcrire. +C'est là le service qu'un grave historien obtenait d'un abbé au +dix-huitième siècle. + +Puis vient un madrigal sur les limbes! oui, sur les limbes! ce sujet de +si sévères controverses; puis _un envoi de M. le duc de Richelieu à +madame d'Egmont, sa fille, en lui donnant un autel de l'amour_. Il a +rimé pour l'historien, il rime pour un duc. C'est maintenant un peu son +tour: _A madame de ***, qui m'apprenait à faire du filet, et à qui +j'offrais mon premier essai de cet ouvrage_. Et il débute de cette +manière: + + Saint Pierre, Vulcain et l'Amour + Firent des filets tour à tour. + Ceux de l'Amour, qu'on idolâtre, + Forment le plus doux des métiers. + +Ainsi les filets de saint Pierre n'ont que le dernier rang comparés aux +autres filets. Il est à remarquer ici, comme ailleurs, que l'abbé de +Voisenon est toujours entraîné à prendre ses images dans le domaine de +la théologie. J'ai pensé que le remords était pour beaucoup dans ses +réminiscences pieuses, acharnées à le poursuivre. Cela est d'autant plus +vraisemblable, qu'il ne se montra jamais ouvertement athée ni dans ses +vers, ni dans sa prose, ni même dans sa correspondance avec Voltaire; et +l'occasion était pourtant assez belle! Avec le patriarche il se rabat +sur la tolérance, thème élastique: il crie un peu contre la persécution; +mais au fond il n'attaque pas les bases de la religion; non que ceci +l'excuse; car, impiété pour impiété, mieux vaut celle, s'il y a un choix +à faire, qui a pour elle les luttes et les fatigues du raisonnement que +l'impiété infirme qui se compromet sans réflexion et tombe dans l'abîme, +non avec la dignité du plongeur hardi, mais en deux doubles et les yeux +fermés. Satan est noble, les diablotins sont ridicules. L'abbé de +Voisenon ne fut jamais qu'un diablotin en impiété. + +Si l'abbé de Voisenon n'était pas un aigle en fait de bon sens, que +penser de M. de Choiseul, qui voulut le faire nommer ministre de France +dans une cour étrangère? l'abbé de Voisenon! cet homme que M. de +Lauraguais appelait _une poignée de puces_! Mais, s'il ne fut pas +ministre de France, il était écrit qu'il serait ministre de quelqu'un; +il était trop incapable de l'être pour que cela n'arrivât pas. Quelques +années après le projet ridicule de M. de Choiseul, le prince-évêque de +Spire le nomma son ministre plénipotentiaire à la cour de France. Il ne +lui manquait plus que d'être académicien: il le fut; il succéda à +Crébillon, l'auteur d'_Atrée et Thyeste_. + +Quand il fut nommé par le prince-évêque de Spire ministre +plénipotentiaire à la cour de France, il reçut les félicitations du haut +clergé, honoré dans sa personne d'une distinction aussi rare. Toute +flatteuse qu'elle fût, cette mission n'arrêta pas cependant son +entraînement vers le théâtre: l'eût-on fait pape, il aurait encore écrit +des opéras et des vaudevilles à la face de la chrétienté scandalisée. Au +nombre des nobles ecclésiastiques qui allèrent le complimenter, il s'en +trouva un qui, s'étant présenté plus tard que les autres, et au moment +où les réceptions semblaient épuisées, causa quelque surprise au château +de Voisenon. Descendu à Melun, où il avait été invité à déjeuner par le +chapitre, l'évêque de Meaux, qui n'était plus Bossuet, résolut, la +journée étant belle, le chemin agréable, d'aller à pied et à travers +champs de Melun à Voisenon, pour y apporter ses félicitations au +ministre du prince-évêque de Spire. Tout en écoutant le bruit des +cloches du couvent, _qui avait toujours_ quelque chose à sonner, comme +disait l'abbé de Voisenon, l'évêque de Meaux parvint, de sentier en +sentier tracé dans la campagne, au château, où il n'était pas attendu. +On était en automne: il y avait plus de fruits que de feuilles sur les +arbres. Sous un pommier, l'évêque aperçoit, dans un costume fort +différent du costume villageois, une jeune fille occupée à manger des +fruits avec une avidité peu commune aux gens de la campagne. Son corset +était en satin rose, semé de paillettes d'argent.--Qui êtes-vous? lui +demanda l'évêque en s'arrêtant près de l'arbre.--Monsieur, je suis un +_jeu_; mademoiselle, qui est sur l'arbre, est aussi un _jeu_; et nous +mangeons des pommes, comme vous voyez. Après avoir regardé dans le +pommier l'autre demoiselle qui était aussi un jeu, en corset amaranthe +avec des paillettes d'or, l'évêque, fort entrepris, s'achemina vers le +château. A vingt pas plus loin, dans la vigne, il voit luire des reflets +rouges comme du feu, et il entend de grands éclats de rire: il s'avance, +et il aperçoit d'autres jeunes filles, portant au-dessus du front des +touffes écarlates, ayant des ailes et des pantalons de tricot. C'est du +sortilége, dirait-on, pensa l'abbé, qui demanda cependant aux +vendangeuses qui elles étaient.--Nous sommes une troupe de génies, et +voilà deux _plaisirs_, répondirent-elles; n'avez-vous pas rencontré les +_jeux_ plus loin?--J'ai rencontré les jeux, répliqua l'évêque plus +pressé que jamais d'arriver au château pour avoir l'explication de ces +étranges divinités en train de gaspiller la propriété de l'abbé de +Voisenon. Que se passe-t-il donc ici? murmurait-il. Je ne me suis pas +trompé cependant! je suis bien dans le château de Voisenon: voilà le +château, voilà l'église, voilà l'abbaye. Des bruits nouveaux frappent +encore son oreille dans une haie de groseilliers, plantée à très-peu de +distance du château même. Il écarte quelques rameaux épineux, et il voit +une fort belle femme ayant pour ceinture, sous son sein à demi nu, deux +gros serpens en soie noire. On ne donna pas le temps à l'évêque de +s'informer en compagnie de qui il se trouvait.--Si le voyageur est +altéré, lui dit la joyeuse et belle femme de la troupe, il n'a qu'à +cueillir des groseilles; _la Discorde et sa suite_ le lui +permettent.--_La Discorde et sa suite!_ s'écria l'évêque; mais je suis +donc à Saint-Lazare, parmi les fous! Les _jeux_ et les _plaisirs_, les +_génies_ et la _Discorde!_ + +Il touchait au seuil du château, dont quelques portes avaient été +enlevées pour que le salon apparemment eût une plus longue perspective. +Au moment où il entra, une femme vêtue d'une longue robe bariolée de +figures astrologiques, le front étincelant d'une étoile en papier +d'argent, vint à lui en chantant: + + Le soleil nous ramène au jour où tous les ans + Le conseil souverain m'appelle: + Évitez de l'Amour les piéges séduisans; + Souvent sa blessure est cruelle. + +--Je ne comprends rien à tout cela, madame ou mademoiselle, dit +l'évêque, dont la surprise devenait de l'inquiétude mêlée de honte; ne +suis-je pas au château de Voisenon? + +--Vous y êtes, monsieur, répondit une autre femme, qui, montrant des +bras et des épaules nues sur une draperie blanche, se prit à chanter +avec roulades ces paroles presque de circonstance: + + Aucun mortel ne peut pénétrer en ces lieux. + +--Mais, mademoiselle, expliquez-moi... La demoiselle reprit: + + Comment effacer de mon coeur + Les traits de ce mortel si tendre, + Que m'offre un songe trop flatteur? + Quel charme pourra m'en défendre? + +Quelles paroles pour un évêque! Il ne savait que devenir, où aller, +puisqu'il était au château. Dehors? mais dehors il y avait des _jeux_, +des _plaisirs_, des _génies_ et des _discordes_. Quand il interrogeait, +on lui répondait en chantant. Cependant il dit avec beaucoup de douceur +à la même personne: Je désirerais être présenté à M. l'abbé de Voisenon; +pourrais-je... + + L'Amour est un dieu trop léger, + Il s'envole et produit la haine; + Il sait nous cacher le danger. + Je ne veux point porter sa chaîne. + +--Qu'il en soit comme vous le voudrez, madame; mais je m'en irai sans +avoir vu M. de Voisenon. + +--Vous prenez assez mal votre temps, lui dit enfin en prose la folle +chanteuse; ne voyez-vous pas que nous répétons au château Mirzèle? + +--Qu'est-ce que Mirzèle? Oserai-je vous demander... + +--Ah çà! d'où sortez-vous? Tout Paris sait pourtant à cette heure que M. +de Voisenon achève sa féerie de Mirzèle pour la Comédie-Italienne; et +nous la répétons aujourd'hui. Et la preuve, écoutez-moi bien. C'est le +morceau de Zéphis. + + Jeune Mirzèle, + Voulez-vous voir vos jours par le bonheur formés? + Aimez! + Zéphis, triste pour vous, Zéphis sera fidèle; + Aimez! + Regardez à vos pieds l'amant que vous charmez. + Aimez! + Le plaisir dit, quand on est belle: + Aimez! + +--Vous jouez donc ici la comédie? demanda dans la plus profonde +confusion l'évêque de Meaux. + +--La comédie, non, mais l'opéra. Vous voyez en nous les artistes de la +Comédie-Italienne, qui répètent, comme j'ai eu l'honneur de vous +l'apprendre, la dernière féerie de M. de Voisenon. + +--Et moi, pensa l'évêque en descendant les marches du salon pour s'en +aller de ces lieux beaucoup trop mondains, qui croyais trouver ici des +moines à profusion! Comme il terminait sa triste réflexion, il entendit +la voix des moines qui chantaient dans les corridors du couvent. Quelle +bizarre impiété! se dit-il en prêtant l'oreille tantôt au latin des +moines, tantôt à la musique des chanteuses; M. de Voisenon ne pense +guère à son salut. + +Sa méditation fut dérangée par une troisième voix chevrotante, mêlée de +toux, qui grinçait ces paroles dans le salon: + + Impitoyable Amour, dieu trompeur, dieu barbare, + Je connais de tes traits la perfide douceur; + Je ne vois plus en toi qu'un tyran qui prépare + Les crimes des mortels, et la honte et l'horreur. + +--A la fin, je vous trouve, monsieur de Voisenon! s'écria l'évêque de +Meaux. + +--Monseigneur l'évêque de Meaux chez moi! s'écria à son tour Voisenon un +peu décontenancé, mais remis aussitôt. Monseigneur, vous arrivez à +temps; mes moines vont chanter vêpres: allons à la chapelle. + +A cinquante-deux ans, toujours pour se défaire de son asthme, il voulut +essayer de l'effet des eaux minérales sur son tempérament étiolé. Son +voyage de Paris à Cauterets et son séjour dans ce bourg de bitume et de +soufre, racontés par lui-même dans ses lettres, peuvent être considérés, +à quatre-vingts ans de distance, comme une peinture historique de la +manière de voyager chez les grands seigneurs du temps, et comme les +pages les plus vraies de la vie oiseuse, empaquetée, gourmande et +chétive du narrateur: «Nous passâmes hier par Tours, dit-il à son ami +Favart, dans sa première lettre datée de Châtellerault, et du 8 juin +1761, où madame la duchesse de Choiseul reçut tous les honneurs dus à la +gouvernante de la province: nous entrâmes par le mail, qui est planté +d'arbres aussi beaux que ceux du boulevard. Il y eut un maire qui vint +haranguer madame la duchesse: M. Sainfrais, pendant la harangue, s'était +posté précisément derrière; de sorte que son cheval donnait des coups de +tête dans le dos de l'orateur, ce qui coupait les phrases en deux, parce +que l'orateur se retournait; après il reprenait le fil de son discours: +nouveaux coups de tête du cheval, et moi de pâmer de rire. A deux lieues +d'ici, nous avons eu une autre scène: un ecclésiastique a fait arrêter +le carrosse et prononcé un discours pompeux adressé à M. Poissonnier, en +l'appelant mon prince. M. Poissonnier a répondu qu'il était plus, que +tous les princes dépendaient de lui, et qu'il était médecin.--Comment! +vous n'êtes pas M. le prince de Talmont? a dit le prêtre.--Il est mort +depuis deux ans, a répondu madame la duchesse.--Mais qui est donc dans +ce carrosse?--C'est madame la duchesse de Choiseul. Aussitôt il a +commencé par la louer sur l'éducation qu'elle donnait à son fils.--Je +n'en ai point, monsieur.--Ah! vous n'en avez point; j'en suis fâché. +Ensuite il a tiré sa révérence. + +»Adieu, mon bon ami. Nous arriverons à Bordeaux jeudi: je m'attends à me +bourrer comme il faut.» + +Édifiant état du haut et du bas clergé à cette époque! L'abbé de +Voisenon voyage en carrosse pour se bourrer à Bordeaux, et un abbé +affamé harangue à tort et à travers, pour avoir de quoi dîner, les +premiers gentilshommes venus. + +C'est à madame Favart que Voisenon écrit de Bordeaux: «Nous arrivâmes +hier ici à dix heures du soir. M. le maréchal de Richelieu avait passé +la Garonne pour venir au-devant de madame la duchesse de Choiseul. Il la +conduisit dans sa belle frégate bien vernie, bien musquée surtout, et +meublée d'un beau damas cramoisi avec des galons et des crépines d'or. +Cette ville-ci est admirable avant que l'on n'y arrive; tout ce qui +tient à l'extérieur est tout au mieux; mais ce qui m'afflige, c'est +qu'on n'y voit point de sardines à cause de la guerre. Je ne savais pas +que les sardines eussent pris parti contre nous; je m'en vengeai sur +deux ortolans que je mangeai hier à souper, et sur un pâté de perdrix +rouges aux truffes, fait depuis le mois de novembre, à ce que dit M. le +maréchal, et qui était aussi frais, aussi parfumé que s'il avait été +fait la veille.» + +Si l'on s'étonnait de ce qu'un asthmatique mangeât des perdrix et des +truffes, sans être horriblement malade, l'étonnement ne serait pas long. +Le lendemain, Voisenon écrivait à Favart: «Mon ami, j'ai passé une nuit +affreuse; je viens de fumer et de prendre mon kermès. Je ne pourrai voir +aucune rareté de cette ville. Si je suis trois jours de suite à +Cauterets dans cet état-là, vous me reverrez à la fin du mois.» + +On croit que l'abbé va être plus sobre. Dans la même lettre, il ajoute: +«La table, hier à dîner, fut couverte de sardines: j'en mangeai six en +six bouchées; c'est un morceau délicieux; je compte, malgré mon kermès, +en manger autant aujourd'hui avec mes deux ortolans. Nous partons +demain, et mercredi nous arriverons à Cauterets.» + +Ainsi, malade, le 11, d'un monstrueux souper pris le 10; le lendemain +11, il mange enfin des sardines six par six, et encore des ortolans! Le +18, il écrit de Cauterets à Favart: «Je suis arrivé hier en bonne santé; +j'ai mal dormi, parce que la maison où je loge est sur un torrent qui +fait un bruit affreux. Ce pays-ci ressemble à l'enfer comme si on y +était, excepté pourtant que l'on y meurt de froid; mais c'est une +horreur à la glace, comme était la tragédie de _Térée_.» + +Et Voisenon écrit douze jours après, en s'adressant à madame Favart: +«L'oncle de madame la duchesse de Choiseul, qui vous faisait tant de +complimens dans le foyer, est arrivé d'hier: il loge avec moi. Il trouve +déjà que l'on mène une vie triste ici. Je l'ai cependant présenté ce +matin dans la meilleure maison de Cauterets. J'avoue que j'y suis les +trois quarts du jour. Il n'y a point de femmes; mais il y a des choses +dont je fais plus d'usage; en un mot, c'est chez le pâtissier. Il fait +des tartelettes admirables, des petits gâteaux d'une légèreté +singulière, et des petites tourtes composées avec de la crême et de la +farine de millet: on appelle cela des millassons. Je m'en gave toute la +journée; cela fait aigrir mes eaux; cela me rend jaune; mais je me porte +bien.» + +Cette goinfrerie de l'abbé de Voisenon, toujours entre des pâtés et son +tombeau, finit par être curieuse comme une étude. On tient à savoir qui +l'emportera sur lui de l'asthme ou de la pâtisserie. «Mon cher neveu, +continue-t-il d'écrire à Favart, c'est aujourd'hui que j'étouffe, mais +par ma faute. Je dînai si fortement hier que je ne pouvais plus me +remuer en jouant au cavagnole; j'étais si plein, que je disais à tout le +monde: Ne me touchez pas, car je répandrai. Je soupai par +extraordinaire; ma poitrine a sifflé toute la nuit, et j'ai actuellement +dans l'estomac mes six gobelets d'eau, qui disent comme ça qu'ils ne +veulent pas passer; je vais les pousser avec mon chocolat. Cela ne +m'empêche pas de dire cette chanson: + + La sagesse est de bien dîner, + En commençant par le potage; + La sagesse est de bien souper, + En finissant par le fromage. + On est heureux si l'on peut se gaver, + Et si l'on digère on est sage. + +Et plus loin il ajoute: «Je me baigne tous les matins; je ressemble à +une allumette que l'on soufre. Je m'en porte assez bien; cependant j'ai +des ressentimens de mon asthme, dont je ne guérirai jamais.» + +Il était difficile qu'il guérît avec ces malheureux excès de table qui +auraient tué un homme sain et vigoureux. Inutilement vous chercheriez +dans sa correspondance avec Favart et sa femme une seule pensée détachée +des plaisirs de la bouche. On a lu avec quelle estime il cite un +pâtissier établi à Cauterets, fameux par ses tourtes. Son bonheur ne +devait pas s'arrêter là. «Un second pâtissier, s'écrie-t-il, sur ma +réputation, est venu s'établir ici: tous les jours il y a une émulation +et un combat entre ces deux artistes. Je mange et juge: c'est mon +estomac qui en paie les dépens. Je vais au bain et je reviens au four. +Je reviendrai dans le temps des grives; j'en ferai manger à ma petite +nièce (madame Favart). Vous les effaroucherez, et moi je les tuerai. +Nous avons ici des perdreaux rouges que l'on apporte de toutes parts: +ils sont délicieux.» + +Enfin il resta si long-temps aux eaux, où il était allé uniquement pour +se soigner et vivre dans la plus rigoureuse sobriété, que la veille de +son départ de Cauterets il écrivait tristement à madame Favart: «Je suis +tel que vous m'avez vu: quelquefois asthmatique, me traînant toujours et +me livrant trop à ma gourmandise.» Les douleurs qu'il éprouva pendant +son séjour à Baréges, avant son retour définitif à Paris, sont la preuve +du déplorable résultat des eaux minérales sur sa santé. «Je suis, de mon +côté, souffrant comme un malheureux, et je suis actuellement dans une +attaque d'asthme si violente que je ne puis douter que ce ne soit l'air +de ce pays-ci qui me soit aussi contraire que celui de Montrouge. Si je +suis demain aussi mal, je retournerai passer la semaine à Cauterets, et +samedi j'irai à Pau, afin d'y attendre les dames qui y passeront lundi +pour gagner Bayonne. Je suis sûr que je serai dans un cruel état pendant +la route.» + +Tel fut le bienfait qu'obtint l'abbé de Voisenon d'une résidence de +quatre mois aux eaux de Cauterets et de Baréges. Il retournait à +Voisenon infiniment plus malade qu'il ne l'était en partant. La veille +même du jour où il monta en voiture pour rentrer chez lui, où il +voulait, comme il le dit quelque temps après, _se trouver de plain-pied +avec les tombeaux de ses pères_, il se livra à un monstrueux dîner sur +les montagnes de Baréges. Un poète aurait salué la nature d'un adieu +touchant; lui mangea comme un ogre: «Mes porteurs étaient des chèvres +plutôt que des hommes, qui sautaient de rochers en rochers, qui +descendaient dans des endroits si escarpés, que, si je ne m'étais pas +cramponné contre ma chaise, je serais tombé vingt fois dans des abîmes. +Nous arrivâmes à un lac qui a une grande lieue de circonférence: l'eau +en est bleue, vive et claire comme celle de la mer; nous fîmes pêcher +des truites que nous mîmes griller sur-le-champ dans la cabane d'un +Espagnol; elles étaient bien saumonées et d'un goût merveilleux. Nous +avions porté beaucoup de daubes, de rôti froid, des fricassées de poulet +dans des pains, des tartes et des pièces de pâtisserie délicieuses. Je +mangeais à effrayer toute la compagnie; l'air de la montagne m'avait +donné un appétit dévorant: on ne pouvait pas concevoir comment une aussi +mince personne avait un aussi grand estomac. J'espère arriver à Paris le +2 octobre; je compte que nous coucherons à Belleville dès le lendemain.» + +Cette citation est prise de la dernière lettre écrite des eaux par +l'abbé de Voisenon. A Belleville, où il parle de se rendre, était la +petite maison de campagne de Favart, qui y recevait ses amis, le vieux +Crébillon, Boucher et Vanloo. Voisenon y avait sa chambre, comme, du +reste, il en avait une chez tous ses amis. Sa vie s'éparpillait comme +ses petits vers et ses dîners. Cependant l'époque approchait où sa +déplorable santé allait l'obliger à ne plus quitter son château de +Voisenon, habité plus souvent que par lui, jusque là, par son frère et +sa belle-soeur, excellentes personnes pleines d'indulgence pour ses +moeurs décousues. L'air de la Brie lui rendait parfois des apparences +de santé dont il abusait bien vite. Sans son estomac, qui a une si large +part dans son histoire, il aurait réuni en lui les deux belles qualités +exigées par Fontenelle pour atteindre à une grande longévité: _Un bon +estomac et un mauvais coeur._ Il n'eut qu'un mauvais coeur, non +qu'il fût ingrat ou dur; mais il était indifférent au suprême degré, et +c'est là ce qui constitue le mauvais coeur, selon Fontenelle. On ne +saurait en avoir de meilleures preuves que la lettre suivante écrite par +lui à Favart du château de Voisenon, où il était réinstallé. C'est, du +reste, une des plus jolies pages qu'il ait écrites de sa main si +paresseuse et si peu châtiée. Nous la mettons à côté des plus adorables +facilités de madame de Sévigné, cette divine plume. + +Il s'adresse encore à Favart. + + «Mon cher neveu, + + »Depuis jeudi je m'engraisse d'ennui, et j'éprouve que rien ne rend + plus imbécile que de s'ennuyer. Ma tête ressemble à un terrain + sablonneux où rien ne peut pousser; c'est le jardin de Belleville, + il n'y pousse que des lilas, et c'est ma petite nièce qui est le + lilas, à l'exception qu'elle s'y maintient toujours en fleurs, et + que les lilas de Belleville passent au bout de quinze jours. J'ai + eu la visite de mes moines; il y en avait un très-sourd qui est + mort; mais ceux qui entendent et qui ne comprennent point sont + restés. Je me promène les après-dîners. Il fait un froid excessif; + cependant tout mon bois n'est qu'un tapis de bouquets jaunes et de + violettes. Ils semblent dire à mon neveu: Venez, venez, afin de + nous chanter; et à ma nièce: Venez, venez, afin de nous parer. Vous + êtes de bien mauvaises gens de n'être pas venus passer quelques + jours avec nous. Ma belle-soeur me charge de vous en faire des + reproches, aussi bien que de votre silence à son égard. Je ne la + vois qu'à dîner. Je rentre à la fin du jour, je prends mon + chocolat, et je suis dans mon lit à neuf heures et demie au plus + tard. J'ai ici un architecte qui fait le mémoire et le plan de tous + les ouvrages de mon église; il en viendra demain un autre pour + attester la vérité de tout ce que celui-ci inventera, et l'on agira + ensuite. + + »J'eus hier un spectacle bien triste, mon bon ami, et qui me fit + pleurer. Nous avons dans le village une Jeannette fort jolie; son + mari est mort avant-hier; je trouvai l'enterrement le soir: la + bière était dans une charrette, et la petite veuve se précipitait + sur son pauvre mari en faisant des cris affreux. Ah! pauvre + Jeannette, disait-elle, pauvre Jeannette! que vas-tu devenir? + Quoi! mon cher homme, tu n'es plus avec ta femme; je ne te verrai + donc plus? Et mes malheureux enfans, qu'en ferai-je? Ah! mon pauvre + cher homme! + + »Je n'ai jamais vu une douleur aussi violente, aussi sincère, aussi + communicative; ce nom de Jeannette rendait, il est vrai, la chose + bien intéressante; tous nos poètes tragiques se feraient péter les + veines avant d'être aussi touchans. Je crois même que le grand + Opéra, malgré ses beaux sentimens, ne l'est pas autant. Votre + lettre m'a bien fait rire, Fumichon; écrivez-moi souvent, etc.» + +Le ton vrai, les lignes abandonnées de cette jolie lettre, contrastent +singulièrement avec la comparaison du grand Opéra et les paroles +insoucieuses de la fin. L'homme est là tout entier, mais l'homme touché, +à son insu et comme malgré lui, du spectacle d'un beau printemps et +d'une douleur déchirante. + +Voyant que les eaux n'amélioraient pas sa santé, si toutefois il avait +jamais eu une santé, l'abbé de Voisenon abandonna les médecins et leurs +ordonnances infructueuses pour chercher ailleurs des remèdes à la +guérison de son asthme de plus en plus fatigant à mesure qu'il +vieillissait. Comme il parlait toujours de son mal, et qu'on lui en +parlait sans cesse pour lui faire la cour, il lui fut dit, un jour, +qu'il existait quelque part dans une mansarde de Paris un abbé +extrêmement savant en chimie occulte, un adepte du grand Albert, le +maître des maîtres dans l'art des empiriques. Comme tous les sorciers, +et comme tous les savans du XVIIIe siècle, cet abbé était dans une +affreuse misère, dans un dénuement de poète. Celui qui avait le secret +des plantes et des minéraux, du feu et de la lumière, de la génération +des êtres, n'avait pas celui de se procurer une soutane et du pain. Il +montait, par les efforts de la magie, jusqu'au dernier cristallin sans +pouvoir se maintenir plus d'un mois dans le même appartement à cause de +son indifférence envers les propriétaires. A cela près, c'était un être +merveilleux, inventant des spécifiques pour guérir toutes les maladies, +et l'asthme par conséquent. On se disait même à voix basse, avec une +espèce d'effroi, car on était très-superstitieux au XVIIIe siècle, +quoiqu'on fût très-athée, que ses spécifiques se réduisaient à un seul: +l'Or Potable. Chacun sait que l'or potable, or froid et liquide comme le +vin, bu à certaine dose, combat toutes les maladies et en triomphe, est +la santé même, la jeunesse perpétuelle, cela va sans dire, et ne serait +pas moins que l'immortalité, si Paracelse, qui avait trouvé aussi l'or +potable dans sa panacée, ne fût mort à trente-trois ou trente-cinq ans. +Voisenon n'eut plus qu'une pensée, celle de voir ce magique abbé, et de +l'attirer à son château. Désir insensé, monstrueux: car le Prométhée +repoussait toute avance. Poursuivi par la faculté, cassé par le tribunal +ecclésiastique, maltraité par la police, qui ne veut jamais qu'on fasse +de l'or, il avait renoncé, dans sa misanthropie sauvage, à soulager +l'humanité aux dépens de son repos et de son salut. Terrible perplexité +de l'asthmatique Voisenon, qui ne se mit pas moins en campagne pour +découvrir le grand médecin. + +Où trouver un sorcier à Paris? à qui s'adresser décemment? à quelle +catégorie de profession? Il y a tant de gens prêts à rire des choses les +plus respectables! Toutes les fois que Voisenon coudoyait, aux Tuileries +ou au Palais-Royal, une soutane en lambeaux, il s'imaginait avoir heurté +son homme. Aussitôt il entrait en conversation, cherchait à lier +connaissance, et il palpitait d'espérance jusqu'au moment où l'erreur se +dévoilait. Il se désolait alors de nouveau, toussait et recommençait le +lendemain ses voyages à la découverte de l'or potable. Il eut un jour +une soudaine illumination. Puisque l'archevêque de Paris a censuré la +conduite de l'abbé que je cherche depuis si long-temps, se dit-il, +l'archevêque doit savoir où il est logé. Comme si les sorciers étaient +logés! Dans la même journée, il parut à la chancellerie de l'archevêché. +Si l'on demandait pourquoi Voisenon ne disait pas aux personnes qu'il +interrogeait le nom de cet introuvable abbé, c'est qu'il ne savait pas +ce nom. Les magiciens ne se font guère connaître que par leurs +oeuvres. Cependant il allait bientôt le savoir, à sa grande, à son +indescriptible joie. Après quelques recherches faites dans les registres +de la chancellerie épiscopale, on lui apprit que l'abbé, déplorable +sujet à tous les titres, s'appelait Boiviel, et logeait, au moment des +poursuites exercées contre lui, rue de Versailles, au faubourg +Saint-Marceau. Voisenon y était déjà. Quelle rue que la rue de +Versailles! elle est épouvantable aujourd'hui; et pourtant elle s'est +considérablement embellie depuis le dix-huitième siècle. + +Il frappe à tous les chenils: aucun aboiement ne répond au nom de l'abbé +Boiviel. Enfin, à un septième étage au-dessus de la boue, une vieille +femme lui apprit, dans une soupente où l'on parvenait au moyen d'une +échelle de corde, que l'abbé Boiviel avait quitté l'appartement depuis +environ six mois pour aller se loger à Ménilmontant; elle ajouta que ce +délai laissait supposer qu'il avait nécessairement dû changer de +logement cinq ou six fois pendant ces six mois. Contrarié, mais non +découragé, Voisenon descendit de la soupente en réfléchissant sur l'état +de détresse auquel pouvait être réduit un homme qui fait de l'or +potable. + +Un hasard incroyable voulut que l'abbé Boiviel n'eût changé que trois +fois de demeure depuis sa sortie de la soupente de la rue de Versailles. +De Ménilmontant il avait déménagé pour Passy; de Passy il était allé se +loger à la Chapelle, où il résidait. + +Enfin les deux abbés se rencontrèrent; mais à quels ménagemens ne fut +pas obligé d'avoir recours l'abbé seigneur de Voisenon en abordant +l'abbé déguenillé, qui faisait en ce moment son déjeuner sur une chaise. +Il avait trop d'esprit pour ne pas traiter le plus tard possible du +sujet de sa visite. Qu'importaient les lenteurs? il avait là, devant +lui, il tenait le médecin mystérieux, infaillible, le successeur du +grand Albert. + +Boiviel fut encore plus sauvage et hargneux qu'on ne l'avait dépeint à +l'abbé de Voisenon. Il parlait de se présenter à la société des Missions +étrangères, afin d'être chargé d'aller prêcher le christianisme au +Japon, quoiqu'il ne crût pas beaucoup au christianisme. Et moi, je ne +crois pas au Japon, aurait peut-être ajouté l'abbé de Voisenon, s'il eût +eu dans ce moment l'esprit porté à la plaisanterie. Il fut bouleversé en +entendant émettre un pareil projet. Quand il avait enfin trouvé l'abbé +Boiviel, l'abbé Boiviel irait se faire crucifier au Japon! + +Inspiré par la circonstance, cette dixième muse qui vaut les neuf +autres, Voisenon dit à Boiviel qu'il savait toutes les persécutions que +lui avait fait endurer le clergé de Paris pour des causes qu'il voulait +ignorer; il se garda de parler de l'or potable. Touché de tant de +constance dans son malheur, il venait proposer à l'abbé Boiviel +d'habiter son château de Voisenon, où, dans le repos et une vie exempte +de soins matériels, il aurait des loisirs pour méditer et pour écrire. +Sa démarche, hardie en apparence, était excusable, à la juger avec +indulgence: il était heureux, riche, puissant même; ne devait-il pas +l'appui de la confraternité à un membre du clergé moins riche, moins +heureux que lui? L'abbé Boiviel serait comme chez lui à Voisenon; son +indépendance n'en souffrirait pas; quand il serait las d'y séjourner, il +le quitterait pour y revenir toutes les fois que cela lui conviendrait. +Le sanglier se laissa museler; le soir, une bonne voiture conduisait au +château de Voisenon le chimiste, le sorcier, le magicien Boiviel. +J'aurai mon or potable, se disait l'abbé de Voisenon en toussant comme +toujours. + +Installé au château, l'abbé Boiviel se plia à l'existence monacale qu'on +y menait; un aussi bon régime adoucit son caractère et ses moeurs. Il +ne parla plus de s'expatrier au Japon; mais il ne parlait pas non plus +de l'or potable, quoi que Voisenon tentât pour le faire s'expliquer sur +ce point essentiel. Dès qu'il abordait les questions de chimie et +d'alchimie, Boiviel évitait de répondre, ou tombait dans une profonde +taciturnité; et pourtant on avait payé ses dettes, tous ses loyers, tous +ses dîners à _la Croix de Lorraine_, mémorable taverne où mangeaient les +abbés qui avaient quinze sous par messe dite à Saint-Sulpice; on lui +avait acheté plusieurs soutanes, plusieurs paires de bas et beaucoup de +chemises. + +Au bout de trois mois de résidence au château, il était devenu gras, +frais et rose comme il ne l'avait jamais été à aucune époque de sa vie. +Enhardi par l'amitié qu'il avait montrée à son hôte, Voisenon osa dire +un jour à l'abbé Boiviel que tout esprit fort qu'on le croyait dans le +monde, il avait une foi absolue à l'alchimie: il ne niait ni la pierre +philosophale, ni la panacée, ni l'or potable. Boiviel ne put plus +reculer: admettait-il ou n'admettait-il pas l'or potable? Il y croyait! +mais, selon lui, c'était un grand péché d'en composer: Dieu s'en +offensait: c'était, pour ainsi dire, porter atteinte aux décrets de la +création que de changer en eau ce qui avait été créé pour être métal. +Un sorcier à scrupules religieux embarrassait étrangement l'abbé de +Voisenon. Cependant il ne renonça pas à sa conquête de l'or potable: il +attendit encore trois mois; et pendant ces trois mois, nouveaux agrémens +ménagés à Boiviel, qui s'habituait au bonheur avec résignation. + +Traité comme ami, appelé de ce nom, Boiviel autorisa l'abbé de Voisenon +à lui dire, dans un moment d'épanchement, qu'il n'avait plus d'espoir +que dans l'or potable pour guérir de son asthme. Sans ce spécifique +autant au-dessus des autres remèdes que le soleil l'emporte sur le feu, +il n'avait plus qu'à mourir. Boiviel fut ému, ébranlé, et sa conscience +céda à la voix de l'amitié. Seulement il dit à son ami que, pour faire +un peu d'or potable, il fallait beaucoup d'or solide. Le premier essai +coûterait dix mille livres au moins. Voisenon, qui en aurait donné vingt +mille pour ne plus souffrir, consentit au sacrifice, et il remercia son +futur libérateur, qui, dès le lendemain, commença le grand oeuvre. +Quelle sage lenteur il y apporta! Les jours suivaient les jours, les +mois suivaient les mois! pas de l'or, si ce n'est celui que versait en +pièces de vingt-quatre livres l'abbé de Voisenon. Le jour vint +cependant, les dix mille livres étant épuisées, où Boiviel dit au malade +que l'or potable était en flacon, et qu'il serait bon à boire dans un +mois. + +Ce fut pendant ce mois que l'alchimiste Boiviel prit congé de l'abbé de +Voisenon pour aller voir son vieux père qui habitait la Flandre. Avant +deux mois il serait de retour au château, et il y arriverait à temps +pour constater les heureux effets de l'or liquéfié. Embrassé de son ami, +comblé de présens, sollicité de revenir le plus promptement possible, +Boiviel quitta le château de Voisenon, où il avait vécu près d'un an, et +l'on a vu de quelle manière. + +Après le temps indiqué par Boiviel pour que l'or fût potable, l'abbé de +Voisenon commença son traitement. Il vida le premier flacon, le second, +le troisième, attendant avec une sage patience que le résultat pût se +manifester. On n'apaise pas un asthme en quelques jours, un asthme de +quarante ans au moins. + +Boiviel ne revenait pas: depuis quatre mois il était en Flandre; aux +quatre mois en succédèrent quatre autres: pas de Boiviel. L'année allait +être révolue; les flacons diminuaient: pas de Boiviel. + +Il est inutile de dire que l'abbé Boiviel ne reparut plus, qu'il n'était +pas moins qu'un charlatan et un voleur. Mais ce qui est singulier à +dire, c'est que l'abbé de Voisenon se trouva beaucoup mieux de son +asthme, après avoir bu de l'or potable composé par Boiviel. Et son +regret, à la fin de ses jours, fut de n'avoir pas prévu la mort ou la +disparition, tout aussi pénible, de son alchimiste; il lui aurait fourni +les moyens de composer, en plus grande quantité, de l'or potable. En le +ménageant trop, l'or opérait moins sur ses organes, il ne hâtait pas +assez vite son retour à la santé: raisonnement profond, mais un peu +ébranlé par ce fait que ne connut pas l'abbé de Voisenon, c'est qu'il +mourut de l'asthme. + +Pour se montrer supérieur aux assauts du mal, il feignait souvent de se +croire aussi dispos qu'autrefois, plus dispos même qu'il ne l'avait +jamais été dans sa jeunesse: il quittait alors son fauteuil où il +gémissait de l'asthme; il repoussait les oreillers d'un côté, son bonnet +de coton de l'autre, lançait ses pantoufles loin de lui, et il appelait +à tue-tête ses domestiques. Dans un de ces triomphes menteurs de sa +volonté sur sa chétive organisation, il éveilla un matin, pendant +l'hiver, son valet de chambre. + +--Ma culotte de drap! ma culotte de drap! criait-il. + +--Mais, monsieur l'abbé, y songez-vous? Vous avez été au plus bas hier +au soir, lui objecta timidement son fidèle domestique. + +--C'est possible; hier soir ne me regarde pas: ma culotte de +drap!--donne!--maintenant, mon gilet fourré!--va donc! + +--Mais, monsieur l'abbé, pourquoi quitter votre chambre, votre bon +fauteuil? vous êtes si pâle! + +--Je suis pâle, dis-tu? cela va donc mieux que jamais; j'ai été jaune +comme un coing toute ma vie.--Bien! j'ai mon gilet, ma culotte:--apporte +ma redingote. + +--Votre redingote! que vous ne mettez que pour sortir? + +--C'est aussi pour sortir que je la demande. Tu raisonnes comme un pur +valet de comédie, aujourd'hui; pourquoi ne mettrais-je pas ma redingote +pour sortir? As-tu peur que je ne l'use trop? Voudrais-tu me la voler +plus neuve? + +--J'ai peur que vous ne gagniez un redoublement de toux, si vous ne +gardez pas la chambre. Il fait très-froid ce matin. + +--Ah! il fait froid; eh! mais tant mieux, j'aime le froid. + +--Il neige même beaucoup, monsieur l'abbé. + +--En ce cas, mes grandes bottes polonaises. + +--Vos grandes bottes polonaises? et dans quel but? + +--Probablement ce n'est pas dans le but de faire un poème; car si +Boileau a dit fort sensément que, pour écrire un poème, il fallait du +temps et du goût, il n'a pas ajouté que des bottes fussent nécessaires. +Encore une fois, je veux mes bottes polonaises pour aller à la chasse. +Est-ce assez clair, monsieur Mascarille? + +--A la chasse à la maladie, monsieur l'abbé. + +--Maraud! à la chasse au loup, dans le bois. + +--Allons, vite! mes bottes, et pas de dialogue. + +--Voilà vos bottes, monsieur l'abbé. En vérité, vous n'avez pas de pitié +de votre santé! + +--Aurais-tu aussi des intentions sur mes bottes? Fais-moi la grâce de +m'apporter, valet discoureur, mes gants de daim, mon feutre et mon +fusil. + +--J'y vais, monsieur l'abbé. + +Tandis que le valet cherchait les gants et le chapeau de son maître, +l'abbé ouvrait la croisée et appelait le palefrenier. D'impatience, il +appelait plus fort, sifflait, et jurait même quelquefois. + +--Ah! vous voilà: c'est bien heureux, ma foi! monsieur le palefrenier. +Réunissez mes chiens, détachez-en trois: je pars à l'instant pour la +chasse, et j'emmène avec moi Misapouf, Aménaïde et Zaïre. Laissez +reposer mademoiselle Deschamps, qui s'est foulé la patte l'autre jour, +au ru de Savigny. + +--Je vais les tenir prêts, monsieur l'abbé. + +L'abbé de Voisenon fut bientôt équipé, à l'aide de son valet de chambre, +qui ne cessait de lui répéter: Il fait si froid, qu'on a trouvé des +chiens morts dans leurs chenils, des poissons morts dans les viviers, +des vaches mortes dans l'étable, des oiseaux morts sur les branches, et +même des loups morts de froid dans la forêt. + +--Mon ami, lui répondit l'abbé de Voisenon, tu en as trop dit: tes loups +morts de froid m'empêchent de croire au reste; sur ce, je pars. +Écoute-moi bien: au retour, je veux trouver mes cataplasmes de thériaque +préparés, mon lait d'ânesse convenablement chaud et mes tisanes faites: +recommande cela à l'office. + +--Oui, monsieur l'abbé. Il n'en reviendra pas, c'est sûr, murmurait +encore le valet en empaquetant son maître dans sa redingote et en lui +descendant le plus possible sur les oreilles son bonnet de laine noire, +plissé à petits marteaux comme ces perruques factices que portent les +cochers dans l'hiver. + +Suivi de ses trois chiens, qu'il amusa un instant au milieu de la cour, +en leur sifflant aux oreilles et en les excitant au bruit d'un petit +fouet de poche, l'abbé se lança dans la campagne toute cristallisée et +pailletée de la quantité de neige tombée dans la nuit. Au premier pas +qu'il fit, il tomba: il se releva vite, et arpenta le terrain. Ce devait +être un singulier spectacle que de voir ce vieil homme, noir comme un +cocher des pompes funèbres, aux gants noirs, aux bottes noires, à la +redingote noire, tout noir enfin, piétiner, frétiller, gambader dans la +neige, avec trois chiens aux flancs, et tantôt sifflant à effrayer la +solitude, tantôt allongeant le canon de son fusil dans la direction d'un +vol de corbeaux. + +Il avait fait le tour du village de Voisenon, et il allait se trouver en +pleine campagne, quand il fut arrêté à l'issue d'une ruelle de +chaumières par une femme qui s'écria en l'apercevant: Ah! monseigneur, +car beaucoup de gens l'appelaient monseigneur, c'est le bon Dieu qui +vous envoie! + +--Qu'y a-t-il? s'informa l'abbé; d'où vient cet effroi? pourquoi cette +exclamation? + +--Notre grand-père se meurt, et il ne veut pas mourir sans confession. + +--Cela ne me regarde pas, mon enfant; c'est l'affaire d'un prêtre. + +--Est-ce que vous n'êtes pas prêtre, monseigneur? + +--A peu près, répliqua l'abbé de mauvaise humeur et assez interdit, à +peu près; mais adresse-toi de préférence au prieur du couvent: il entend +mieux cela que moi; tu vois que je chasse. Cours donc au château, sonne +au couvent, sonne fort, et réserve-moi pour une meilleure occasion. + +--Monseigneur, mon grand-père n'a pas le temps d'attendre; il va +passer. Il faut que vous veniez. + +--Je te le répète, répliqua l'abbé, confus en lui-même de son refus, je +suis en train de chasser; la chose est tout-à-fait impossible. + +Il voulut poursuivre son chemin; mais la jeune fille, qui ne comprenait +pas les mauvaises raisons de l'abbé, s'attacha à lui; et, le saisissant +par les basques de sa redingote, elle le força à se détourner. Éveillés +par le bruit de cette conversation matinale, quelques paysans parurent +sur le seuil de leurs portes, d'autres aux croisées; et comme un village +est une grande botte de foin sec qu'une étincelle embrase, les femmes se +réunirent aux maris, les enfans à leurs mères; bientôt toute la +population sortit dans les rues, afin d'être au courant de l'événement +qui causait tant de rumeur. + +Abbé du Jard, seigneur de Voisenon, roi du pays, l'abbé se sentit gagné +par une honte profonde au milieu de la foule qui l'entourait, et qui +murmurait déjà de son refus aussi irréligieux qu'inhumain. + +Il n'était pas inhumain, le pauvre abbé; mais il avait complètement +oublié les formules usitées en pareille occasion, et au fond, comme il +était indifférent et non hypocrite, sa conscience lui reprochait d'aller +absoudre ou condamner un homme, quand il se reconnaissait si peu digne +lui-même de juger les autres au tribunal de la confession. + +Cependant la nécessité l'emporta sur ses justes scrupules, dont il ne +pouvait se servir d'ailleurs comme d'une excuse auprès de ses vassaux; +et, la tête basse, le fusil incliné, il se laissa conduire à la +chaumière où rendait le dernier souffle le vieillard qui tenait à ne pas +mourir sans l'aveu officiel de ses fautes. + +Les habitans s'agenouillèrent devant la porte, tandis que l'abbé s'assit +auprès du moribond, afin de recueillir ses lentes paroles. + +Depuis le malencontreux moment où l'abbé avait été dérangé dans sa +chasse, il avait perdu, car il avait des boutades de peur +superstitieuse, la fière détermination de ne pas se croire malade ce +jour-là. Que de signes de mauvais augure! Il avait trébuché en quittant +le château, il avait vu des nuées de corbeaux, une fille éplorée l'avait +forcé de se rendre auprès d'un pécheur effrayé; maintenant on disait les +prières des agonisans autour de lui, le mourant lui parlait. L'abbé de +Voisenon fut ébranlé; sa témérité croula, il eut froid au coeur, ses +oreilles furent pleines de tintement, son asthme grogna au fond de sa +poitrine. Je suis mal, se dit-il; j'ai eu tort de sortir. Pourquoi +suis-je sorti? Ses tristes pensées se mêlèrent aux déchiremens aigus de +sa toux; enfin il se pencha sur la tombe ouverte à son côté, il écouta +la confession. + +--Vous êtes né le même jour que moi! s'écria tout-à-coup l'abbé de +Voisenon à la première confidence du pénitent; vous êtes né le même jour +que moi! Et il sembla dérober au malade son jaune cadavéreux. + +Le moribond poursuivit, et nouvelle frayeur de l'abbé. + +--Vous n'avez jamais écouté la messe jusqu'au bout! et moi, se dit +l'abbé de Voisenon, qui n'en ai pas ouï le commencement d'une seule +depuis plus de trente ans! + +Le pénitent ajouta: + +--J'ai commis, monseigneur, le grand péché que vous savez. + +--Le grand péché que je sais! j'en sais tant! s'avoua l'abbé; quel +péché, mon ami? + +--Oui! le grand péché..... quoique marié. + +--Ah! je comprends! mon grand péché, quoique prêtre! + +Un déplorable hasard, si c'est un hasard, car le pareil péché est assez +passé en habitude chez ceux qui ont vécu, faisait que le vassal était +tombé au même piége que le seigneur appelé à le juger à sa dernière +heure. + +Quand la confession fut finie, l'abbé se consulta avec terreur, et, +après quelques combats où toutes les raisons furent déduites, il remit +les péchés, en s'avouant, dans une anxiété profonde, mais traversée de +part en part d'une épigramme, que le moribond, par reconnaissance, +devrait bien lui rendre le même service. + +La cérémonie étant achevée, l'abbé se leva pour partir; les jambes lui +manquèrent: on fut obligé de le porter jusqu'au château, où tout le +monde fut alarmé de son abattement. + +Pendant tout le reste du jour, il ne parla à personne; enseveli au fond +de son silence, il ne desserra les lèvres que pour tousser. La nuit fut +mauvaise; des courans glacés lui traversaient les nerfs, et le moribond +ne s'en allait pas de sa mémoire, qui lui retraçait sans cesse la +confession de cet homme se mourant au même âge que lui et chargé des +mêmes péchés. Au jour, son trouble fut au comble; il commanda à son +valet de chambre de faire venir le médecin et le prieur du couvent: «Et +tout de suite, ajouta-t-il; tout de suite!» + +Comprenant mieux cette fois les volontés de son maître, le domestique +s'empressa d'aller éveiller le prieur, dont le couvent était attenant au +château, et le médecin, qui avait une chambre dans le château même. +C'était un jeune homme choisi par le célèbre Tronchin parmi ses +meilleurs élèves, sur le voeu de l'abbé de Voisenon. + +Pénétrés l'un et l'autre du danger de M. l'abbé, le prieur et le médecin +accourent en hâte au château; M. de Voisenon avait été si malade la +veille! Arriveront-ils à temps? + +Leur zèle est si égal et si prompt, qu'ils arrivent en même temps à la +chambre où M. l'abbé les attendait. + +L'abbé de Voisenon n'attendait plus; il était reparti pour la chasse. + +On touchait au dernier tiers de ce fatal dix-huitième siècle, qui s'en +allait en charpie, ruiné par la débauche, la petite vérole, et aussi par +l'âge; il se faisait hideusement vieux, et sa vieillesse n'inspirait pas +le respect. Vieux roi, vieux ministres, vieux généraux, s'il y avait +encore des généraux, vieux courtisans, vieilles maîtresses, vieux +poètes, vieux musiciens, vieilles danseuses, descendaient brisés +d'ennui, fatigués de mollesse, édentés, fanés et fardés, vers la tombe. +Louis XV accompagnait la marche funèbre; on le conduisait à Saint-Denis +entre deux lignes de cabarets pleins de chanteurs, joyeux de se +débarrasser de ce fléau qu'enlevait un autre fléau: la petite vérole +délivrait de la peste. Crébillon était mort; le fils du grand Racine, +honoré du fameux titre de membre de l'Académie des Inscriptions et +Belles-Lettres, était emporté par une fièvre maligne, et obtenait de la +publicité reconnaissante du temps cet éloge nécrologique aussi bref +qu'éloquent: «M. Racine, dernier du nom, est mort hier d'une fièvre +maligne; il ne faisait plus rien comme homme de lettres; il était abruti +par le vin et par la dévotion.» Douze jours après, Marivaux suivait au +cimetière le fils du grand Racine, abruti par le vin. L'abbé Prévot +mourait d'une dixième attaque d'apoplexie dans la forêt de Chantilly. Au +printemps suivant, l'impudique maîtresse de Louis XV, madame de +Pompadour, descendait à quarante-deux ans dans la tombe, après avoir +exhalé un bon mot en guise de confession: «_Attendez encore un moment_, +monsieur le curé de la Magdelaine, avait dit la moribonde, _nous nous en +irons ensemble_.» Paroles bien édifiantes et dignes de rivaliser avec ce +vaudeville qui courut dans tout Paris au sujet d'une aussi belle mort: + + Il est mort, ce pauvre Soubise; + Sa tente à Rosbach il perdit, + A Versaille il perd sa marquise, + A l'Hôpital il est réduit. + +Et le journaliste ajoute en note: On sait que le prince de Soubise +vivait avec madame de l'Hôpital; le même Soubise duquel le roi se prit à +dire, après la journée de Rosbach, où le prince avait été complètement +_battu_: «Ce pauvre Soubise, il ne lui manque plus que d'être +_content_.» Jaloux aussi de partir de ce monde tout comme les autres, en +laissant un bon mot, Rameau s'écriait avec fureur, à l'oreille de son +confesseur, qui l'ennuyait: _Que diable venez-vous me chanter là, +monsieur le curé? Vous avez la voix fausse_. Et là-dessus, Rameau +mourait d'une fièvre putride: et savez-vous ce qui occupait le public le +lendemain de la mort du plus célèbre musicien de l'Europe, le roi de +l'école française? cette grande nouvelle: «Mademoiselle Miré, de +l'Opéra, plus célèbre courtisane que bonne danseuse, vient d'enterrer +son amant; on a gravé sur son tombeau: + + MI RÉ LA MI LA.» + +Touchante oraison funèbre de Rameau! il n'y avait pas jusqu'au +vaudeville qui ne se mêlât de mourir. Panard, le père du vaudeville, +s'éteignait quelques jours après Rameau, et l'on disait encore avec la +même tendresse nationale: «Les paroles ne peuvent se séparer de +l'accompagnement.» + +Voyez-vous comme les rangs s'éclaircissent, comme les bougies +s'éteignent, comme le bal touche à sa fin? les athées aussi s'en vont, +sans savoir où, seulement après avoir été moins amusans et beaucoup +plus dangereux au monde que ces musiciens, ces poètes et ces +courtisanes. Près de Panard on couche dans la terre Nicolas-Antoine +Boulanger. Encore un malheur qui vient faire tout-à-coup oublier ces +divers malheurs; celui-là vaut la peine qu'on en parle; Molet est +malade: Molet est l'acteur à la mode; il est tant pleuré dans sa +maladie, que Boufflers, presque jaloux de l'intérêt qu'on porte au +favori de la cour et de la ville, le chansonne en ces termes: + + L'animal un peu libertin + Tombe malade un beau matin; + Voilà tout Paris dans la peine: + On crut voir la mort de Turenne; + Ce n'était pourtant que Molet + Ou le singe de Nicolet. + +La maladie de Molet était survenue le 15 du mois de juin; le 23, c'est +mademoiselle Gaussin qui meurt, tant Molet était gravement malade. Et +savez-vous comment finit cette Grâce pâle et fraîche du dix-huitième +siècle, cette rose du Bengale de la tragédie, cette femme charmante, qui +inspira à Voltaire les seuls vers un peu touchans qu'il ait écrits de sa +vie? «Elle avait épousé un danseur nommé Tavolaygo, qui la rouait de +_coups_. Zaïre rouée de coups!» + +Une goutte remontée enlève Helvétius, et Paris ne s'en émeut pas plus +que de la mort simultanée de Duclos. Paris est trop occupé par ces deux +jolis vers, écrits au bas de la statue de Louis XV, récemment +découverte: + + Grotesque monument, infâme piédestal, + Les vertus sont à pied, le vice est à cheval. + +D'ailleurs, une autre nouvelle non moins importante empêche qu'on +s'arrête à la mort des deux philosophes, dont l'un jouissait, comme +athée et comme philosophe, de plus de cent mille livres de revenu. «Un +procès d'une espèce très-singulière doit se juger incessamment à +l'Opéra. Une demoiselle _La Guerre_, fille des choeurs, a été trouvée +dans une loge pendant une répétition. Le président de Meslay, de la +chambre des Comptes, est l'heureux mortel qu'on a surpris; cette affaire +rappelle celle de mademoiselle Petit.» + +«Piron est mort aussi hier, dit le journaliste; et il ajoute: On a dit +qu'il avait mal reçu le curé de Saint-Roch.» Admirable bouffonnerie, que +ces curés qui vont tous et à tour de rôle chez les écrivains du +dix-huitième siècle pour recevoir à la tête une épigramme arrangée +depuis dix ans. + +Enfin, le roi Louis XV meurt après Piron; il fait dire quelques heures +avant sa mort par le cardinal de la Roche-Aymon: «Quoique le roi ne +doive compte de sa conduite qu'à Dieu seul, il est fâché d'avoir causé +du scandale à ses sujets, et il déclare qu'il ne veut vivre désormais +que pour le soutien de la foi et de la religion, et pour le bonheur de +ses peuples.» + +Voilà le bon mot du roi Louis XV; vous l'avez entendu: il aura eu le +sien comme Rameau, comme Piron, comme Helvétius. Ce bon petit roi Louis +XV, qui est fâché d'avoir causé du scandale à ses sujets, et qui, à sa +dernière minute d'existence, ne veut vivre désormais que pour le bonheur +de ses peuples: c'est s'y prendre à temps. + +Au reste, il meurt en mai, et trente-sept jours après, en juillet, +_Monsieur_, frère du roi Louis XVI, envoie à la reine, sa belle-soeur, +le madrigal suivant: + + Au milieu des chaleurs extrêmes, + Heureux d'amuser vos loisirs, + J'aurai soin près de vous d'amener les zéphyrs: + Les amours y viendront d'eux-mêmes. + +Ceci voulait dire que _Monsieur_, depuis Louis XVIII, ayant cassé un +éventail à la reine, lui en avait envoyé un autre, d'où les vers à la +frangipane; d'où la profonde impression laissée dans tous les coeurs +par la mort du roi Louis XV, dit le Bien-Aimé. + +Et savez-vous ce qui allait survivre de quelques années, de quelques +jours seulement, à tous ces cadavres, à ces marquis qui avaient du moins +été jeunes et beaux, à ces comtesses qui, du moins aussi, avaient eu +l'esprit de leur libertinage, à ces poètes peu profonds, mais animés +dans leur temps d'une verve enivrante? C'était Marmontel, ce fat qui +croyait qu'on faisait une nouvelle aussi facilement qu'une tragédie; +c'était Thomas, qui s'imaginait avoir l'éloquence de Bossuet parce qu'il +parlait dans un tonneau vide; c'était Chabanon, homme dont il n'y a rien +à dire, pas même un peu de mal; c'était Dorat, papillon de plomb; +c'était Barthe, Marseillais sans chaleur, la pire des pires choses; +c'était de La Harpe; c'étaient M. de Chamfort, M. François de +Neufchâteau; tous fades oignons des folles tulipes flétries du +dix-huitième siècle. + +Enfin le tour de l'abbé de Voisenon était venu. Spirituel jusqu'à sa +dernière heure, lorsqu'on lui porta le cercueil de plomb dont il avait +lui-même indiqué la forme et les dimensions, il dit à un de ses +domestiques: «Voilà une redingote que tu ne seras pas tenté de me +voler.» + +Il mourut le 22 novembre 1775, âgé de soixante-huit ans. + +L'unité de nos travaux a voulu que nous ayons tracé, presque à notre +insu, la décadence des grands principes sociaux, en écrivant cette +première partie de l'histoire des maisons seigneuriales de la France: +ainsi, nous avons montré Écouen servant de tombe au despotisme du moyen +âge, dans la personne du plus grand des Montmorency, et au despotisme +impérial avec Napoléon. Chantilly, avec ses fêtes données à Louis XIV, +Louis XV, au Czar; Chantilly, où Bossuet fit de la prose, Racine des +vers, Vauban des plans de fortifications; Chantilly, type de +l'aristocratie réduite à son essence la plus intelligente, passe +aujourd'hui tout entier sous les couches de fumée de l'industrie. Vaux, +cette superbe arrogance, ce monument caractéristique de l'élévation des +ministres prodigues, est aujourd'hui une mare à grenouilles, et la +propriété d'un duc qui sait à peine que son château appartint à Fouquet, +et que Fouquet fut un surintendant des finances: destruction, oubli +biblique partout. Brunoy, cette orgie, et Voisenon, cette impiété, +disent bien haut les fautes et les vices de la noblesse et du clergé, +quelques minutes avant l'heure où il y allait ne plus avoir ni clergé ni +noblesse. + + + + +PETIT-BOURG. + + +On mettait autrefois douze heures avec le coche pour remonter la Seine +jusqu'à Petit-Bourg. Une journée entière pour faire huit lieues. + +Aujourd'hui quatorze bateaux à vapeur, luttant de vitesse, +accomplissent, en cinq fois moins de temps, le trajet si péniblement +fait par les coches. Sans ridiculiser le passé, car un jour nous serons +passé, et bientôt peut-être, on doit se féliciter de vivre à une époque +comparativement meilleure, où l'on a la faculté de satisfaire si vite +son désir de voir les champs et de respirer loin du bruit de Paris. +Viennent les chemins de fer sur la ligne déjà tracée de Paris à +Orléans, et vingt minutes suffiront pour passer du pont de la Cité au +pont de Ris, construit par M. Aguado. + +Souhaitons cependant que les chemins de fer ne rendent pas la Seine à +son ancienne solitude, en la privant de ses bateaux à vapeur, flottille +enchantée qui fait du fleuve royal un lac italien pendant les chaudes +journées d'automne, quand il est sillonné par _l'Aigle, le Louqsor, le +Parisien, la Ville de Corbeil, la Ville de Montereau, la Ville de Sens_. +J'ai dit les noms des principaux bateaux dont les flancs dorés, pavoisés +de tentures, baignés de la folle écume de l'eau, portent chaque jour, +mais particulièrement le samedi, des colonies de voyageurs et des +centaines de familles, heureuses de cette navigation de quelques heures. +Aux riches propriétaires riverains la chambre aux frêles colonnettes, le +divan en velours rouge et les stores transparens; à la bourgeoisie de la +campagne, aux fermiers, aux nourrices, aux vignerons, la chambre de la +proue, sans stores, sans divan, sans colonnettes, mais bruyante, +causeuse, à demi dans l'eau, à demi dans le vin. Partout l'éternelle +démarcation du rang et de la foule, de la qualité et de la quantité. La +vitesse seule égalise les conditions; riches et pauvres arrivent +ensemble; vérité qui serait excessivement naïve à exprimer, si l'on ne +se hâtait d'ajouter que les passagers de la chambre d'honneur emploient +tous les moyens connus de distraction pour tuer le temps et l'espace, +journaux, allées et venues sur le pont, lectures de livres nouveaux, +tandis que les voyageurs de la proue s'ennuient si peu pendant la +traversée, qu'il faut avoir recours au bruit de la cloche, à la voix des +matelots et à vingt appels divers, pour les avertir du terme de leur +course. + +La navigation par la vapeur sur la haute Seine a fait des progrès +considérables depuis quelques années. Il y a huit ans, si ma mémoire ne +me trompe, qu'un seul bateau fonctionnait de Paris à Montereau. Et comme +il était mal tenu! quel loup de mer! ou quel loup tout simplement que le +capitaine! quelle lenteur pour remonter! point de tente pour garantir du +soleil! point de restaurant! une mauvaise cuisine de pirate clouée comme +une aile de vautour entre la roue du bateau et le fleuve. On appelait +cela un progrès, cependant: le coche a dû être un progrès aussi. + +Je ne prévois pas les riches modifications que l'avenir réserve à +l'invention des bateaux à vapeur; mais combien ils sont différens déjà +de ceux dont nous venons de tracer le modèle exact! Superbes et déliés à +l'extérieur, ayant des harpes ou des lions dorés à la proue, ils +opposent aux pieds délicats des voyageurs un pont fait de planches +élastiques, constamment ciré par la brosse du _ship-boy_. Un cordon de +soie descend le long des marches d'acajou, et accompagne la main jusqu'à +la dernière marche, qui pose sur le parquet du salon. Si l'air frais du +fleuve, si la vue de la campagne a éveillé votre appétit, sonnez, +appelez; à bord du bateau il y a des garçons, des servantes, des chefs +de cuisine et même une cuisine. Promenez votre imagination depuis la +simple tasse de café jusqu'au poulet rôti, depuis le verre d'eau sucrée +jusqu'au verre de Champagne, et faites un choix: il ne sera pas +hypothétique comme dans la plupart des restaurans de la grande ville qui +décroît à l'horizon. + +Il est moins hors de propos qu'on ne suppose peut-être de parler ici +avec étendue de la facilité de la navigation sur la Seine. Comment +méconnaître la valeur plus grande qu'elle a donnée aux propriétés semées +au bord du fleuve ou près du fleuve sur une étendue de plus de quarante +lieues? Que d'endroits où les voitures publiques n'allaient pas, tant +ils sont loin des grandes lignes! Que de propriétés vendues, délaissées +à cause de la difficulté d'entretenir un équipage pour s'y rendre! Avant +l'établissement des bateaux à vapeur, les maisons de campagne placées +dans ces conditions onéreuses étaient, à justement parler, dans +d'autres provinces. D'ailleurs, grâce à eux, la campagne est maintenant +à tout le monde. Que de bourgeois s'embarquent le samedi sur le bateau à +vapeur, avec leurs chiens, qui sont en général peu de chasse, leur +fusil, leur gibecière, et s'en vont devant eux à dix ou douze lieues de +leur quartier! Demandez-leur s'ils ont une campagne à Choisy-le-Roi, à +Villeneuve-Saint-Georges ou à Fontainebleau, ils vous répondront: «Je ne +pense pas, mais j'essaierai.» + +Le chien de chasse est le fléau des bateaux à vapeur. On a beaucoup trop +médit du perroquet. J'ai rencontré des perroquets en voyage; en général, +la peur les rend sérieux et méditatifs. Mais le chien de chasse +(puisqu'on prétend que le chien chasse) n'est jamais en repos, et il est +partout. Chaque barque qui amène ses passagers a ses chiens, crottés +jusqu'au museau, et tous valant cent louis. Ce chien hideux dont +l'oeil est sanglant et le poil sale, cent louis! ce chien dont +l'affreuse queue s'enroule à l'extrémité d'un corps fluet et +transparent, cent louis! cette chienne dont les mamelles mouillées vous +souillent la chaussure, respectez-la; cent louis! Il faudrait prier Dieu +de nous délivrer des chiens, si les chasseurs n'existaient pas. Je me +suis toujours demandé si le chasseur était dans l'arche. En tout cas, +Dieu fit très-bien de ne pas lui donner une femelle. + +Reportons-nous maintenant par la pensée vers ces temps où tous les +riches seigneurs de la cour habitaient une partie de l'année leurs +châteaux. Quel embarras pour eux de traîner leur nombreuse domesticité à +leur suite! Que de difficultés! que de lenteurs! Aujourd'hui, tandis que +les maîtres courent en calèche sur le pavé de la grande route, les +domestiques sont transportés avec tout le matériel de la maison sur les +bateaux à vapeur. Et le jour n'est pas éloigné où chaque commune aura à +sa disposition un steamer destiné à elle seule, à sa population. Comme +on a un équipage, on aura peut-être sur la Seine son service par eau, +conduit par la vapeur. L'habitude et les progrès de cette navigation +rendront faciles les manoeuvres, qui sont, du reste, à la portée de +l'intelligence la plus commune et de la prudence la plus ordinaire. + +Nous ne dirons pas les surprises pittoresques étalées aux regards depuis +le pont d'Austerlitz, depuis le Jardin des Plantes, jusqu'au terme du +voyage que font tous les jours les bateaux de la haute Seine; nous +usurperions les droits des itinéraires. Les parties fuyantes de cette +navigation, dont on ne se lasse pas, varient d'aspect à chaque +demi-lieue sur la rive gauche. Après les villages à demi submergés dans +la vapeur qui s'étend entre la route de Fontainebleau et la Seine, +Gentilly, Ivry, Bicêtre plus loin, viennent les prés, les carrières, +les oseraies pâles et échevelées; mais déjà Charenton lève la tête, et +regarde Choisy-le-Roi, ruche laborieuse qui se révèle au loin par une +odeur d'industrie. Autrefois Choisy-le-Roi ne pétrissait que des +assiettes; maintenant on y fabrique des tuiles, du maroquin, du sucre, +et ce que je préfère au sucre, au maroquin et aux tuiles, des verrières +d'un admirable éclat. Ne maudissez pas cette fumée dont les bouffées ont +obscurci un instant le paysage: elle sort d'un four dont le sable +torréfié, réduit en lames transparentes, va devenir une peinture fragile +qui s'encadrera dans la rosace d'une cathédrale. Tout ce qui est beau +sort du feu et de la fumée, la pensée, la victoire, toute fertilité et +toute splendeur. Madame de Pompadour avait son château de folie et +d'amour au bord de l'eau. A la place du château, il y a, de nos jours, +des bateaux de blanchisseuses. C'est moins poétique; mais, au temps de +madame de Pompadour, Choisy-le-Roi était une seigneurie, maintenant +c'est une commune. Qu'a gagné Choisy-le-Roi au changement? un pont. + +Si vous êtes assez heureux pour n'avoir pas de chiens à surveiller sur +le pont du bateau à vapeur, regardez, et ne pensez pas. A quoi penser +devant cet horizon d'arbres qui ondulent, devant ce lac de verdure qui +roule, moutonne, et va se briser en écume au pied de ce château perdu au +fond de la perspective? Il faut cependant penser à quelqu'un. C'est à +l'aveugle du bateau à vapeur: chaque bateau a son aveugle qui joue du +violon, assis entre sa fille et son chien. Ce chien-là ne vaut pas cent +louis; aussi je le préfère à tous les autres, et je dirais volontiers de +lui ce que Louis XIV disait d'un officier dont la laideur était raillée +à haute voix en sa présence par la duchesse de Bourgogne: «Madame, je le +trouve, moi, le plus bel homme de mon royaume, car c'est un de mes plus +braves soldats.» Je trouve que le chien de l'aveugle est le plus beau +des chiens, car il est le plus utile. + +Or l'aveugle du bateau à vapeur fait penser; car il ne voit rien, et il +chante; pour nous les lueurs changeantes du ciel, les accidens de +paysage; pour nous enfin le ciel, la terre et l'eau; pour lui rien: +l'obscurité; il chante pourtant. Vous allez quelque part où vous êtes +attendu, vous, par une soeur, par une amie, par un souvenir; vous +descendrez sur quelque point de la rive; lui n'est attendu par personne, +et il ne va nulle part; il ignore s'il monte ou s'il descend: il chante +pourtant! J'en connais un qui, depuis dix ans, vit de cette manière. +J'ai peut-être encore dix ans à l'entendre jouer du violon. Il n'est +qu'une récompense possible à ce brave homme quand il sera dans le ciel: +c'est d'y jouer du violon comme Artot. + +A Ville-Neuve-Saint-George, le bateau se désemplit s'il remonte le +fleuve, ou il double sa cargaison s'il le descend. C'est le point où +aboutissent les principaux embranchemens de chemins qui mènent aux +campagnes louées par les artistes. L'Opéra, l'Opéra-Comique, le +Conservatoire, peuplent de célébrités Hyères, Brunoy, Valenton, +Gros-Bois et toutes les extrémités de la forêt de Sénart. La plupart ont +des chapeaux gris, des croix d'honneur, et, il faut le dire aussi, des +chiens de chasse. A quelle chasse peut se livrer une flûte de l'Opéra? + +Encore quelques riches morceaux de paysage, et vous découvrirez un pont +d'une légèreté surprenante entre le ciel et l'eau. C'est le pont Aguado; +le pont bien nommé, car c'est M. Aguado qui l'a fait construire: il a +versé sept cent mille francs dans la Seine, qui ne les lui rendra +jamais. On payait autrefois un sou pour passer sur ce pont. On assure +que madame Aguado se plaignait un jour d'être obligée de faire arrêter +sa voiture pour acquitter comme les autres son droit de péage. «Il n'y a +qu'un remède à cet inconvénient, répondit M. Aguado: personne ne paiera +plus rien pour passer sur le pont;» et le droit de péage fut aboli. + +Avant M. Aguado, il n'y avait pas de pont entre Choisy-le-Roi et +Corbeil, c'est-à-dire sur une étendue de neuf lieues. Il a fallu qu'un +banquier espagnol vînt en France pour que cet oubli du gouvernement fût +réparé. Je ne sais si M. Aguado est Français maintenant. En tout cas, +voilà une belle lettre de naturalisation d'une seule arche. + +Il est peu de châteaux en France dont la position soit aussi avantageuse +que celle de Petit-Bourg. Bâti sur une crête entre la route de +Fontainebleau et la Seine, il domine ce fleuve et un vaste horizon de +campagnes. Son parc et ses pièces de gazon lui font un manteau jusqu'à +la rive; et l'été, rien n'est comparable à ce développement rapide, à +cette cascade de verdure riante et de verdure majestueuse. Par deux +toiles de Raguenet, peintes dans la manière de Vander Meulen et placées +l'une à la naissance de l'escalier de droite, l'autre au commencement de +l'escalier de gauche, on peut comparer l'état du château actuel avec la +physionomie du château aux siècles passés. Les changemens extérieurs +sont peu notables. Sous le duc d'Antin et quelques-uns de ses +successeurs, on ne voyait le château, du bas de la Seine, que par une +seule et large coupure dans le parc, place couverte alors comme +aujourd'hui par une belle pièce de gazon. M. Aguado a créé deux autres +points de vue en étoile, en sacrifiant, avec un discernement exquis, +quelques massifs d'arbres dont la perte se trouve richement compensée. +Grâce à cette disposition, le château s'aperçoit toujours, à quelque +endroit qu'on soit sur le fleuve; aucun angle ne le dérobe. La propriété +y a sans doute gagné; je crois cependant que les voyageurs curieux, +doucement portés par le bateau à vapeur de Paris à Montereau, ont encore +gagné davantage à cette heureuse modification. C'est un quart d'heure de +plus donné à l'appétit de leur curiosité. Les autres changemens, et il +en est un très-grand nombre, portent sur des détails: détails infinis, +coûteux à l'excès, mais perdus dans l'ensemble, et ne figurant avec +importance que sur les mémoires des architectes et des jardiniers. Ce +sont des riens permis seulement à un millionnaire. + +Le château de Petit-Bourg emprunte une majesté très-grande de sa +situation. Son piédestal fait sa royauté, car il est petit en réalité, +excessivement petit. A le voir du plan abaissé de la Seine, à +l'extrémité radieuse de sa pièce de gazon, à la crête du parc, il paraît +aussi étendu que le château de Vaux. Vaux cependant l'enfermerait tout +entier dans l'un de ses pavillons. Il en est de même du parc, riche +d'une apparence trompeuse, tout en développement et en surface. C'est un +décor comme le château. Nous n'en dirons pas autant de la superbe allée +de marroniers qui s'étend de la route de Fontainebleau à la grille: elle +est magnifique, royale. La préface écrase le livre. + + * * * * * + +Nous aurions désiré une teinte plus sérieuse, plus historique, à la +façade du château; elle est trop jolie pour son âge. Le rose plaît aux +yeux et à l'imagination; mais quand on a deux cents ans, le rose est du +fard, et le vert de la coquetterie. Nous ne tairons pas que Petit-Bourg +offre quarante croisées vertes sur un badigeon rose. Pourquoi la figure +d'un château, comme celle d'un écusson de famille, n'arriverait-elle pas +avec intégrité jusqu'au dernier jour de sa durée? + + * * * * * + +Une belle cour pavée en petits cailloux sombres s'encadre devant le +perron au bout de la longue allée de marroniers dont nous avons déjà +parlé. Nous n'avons pas eu le loisir de constater le mérite des bustes +en marbre placés de distance en distance sur le parapet de cette cour +d'honneur. Le corridor, qui prend d'ordinaire le nom de salle des gardes +dans la distribution des châteaux, nous a paru sans valeur à +Petit-Bourg. Il conduit à la salle à manger, dallée, comme la +précédente, en carreaux de marbre noir et blanc. C'est la plus belle +pièce, à notre avis; elle est carrée, spacieuse et d'une suffisante +élévation. Nous insisterions patiemment et avec notre exactitude +habituelle sur le luxe de ce salon, si les meubles, ainsi que dans +beaucoup de demeures seigneuriales, se recommandaient au regard par des +souvenirs historiques. Que n'y avons-nous trouvé un vieux fauteuil à +bras de madame de Montespan, ou une table de jeu usée par les coudes de +son fils! nous ne l'aurions pas passée sous silence. A force de +précision dans le style, nous aurions peut-être classé ces deux objets +dans la mémoire du lecteur. Doit-on, quand la description est privée de +ces ressources, porter une attention équivalente sur des meubles +modernes, pour riches qu'ils soient, et les élever, malgré la mobilité +de mille déplacemens possibles, à la hauteur d'une mention particulière? +Dans les jours d'instabilité où nous vivons, le magnifique maître du +Petit-Bourg actuel transportera, si le caprice l'entraîne, ses goûts de +châtelain dans le Berry ou ailleurs, et les précieux tableaux attachés +aux murs de son château seront remplacés, sous un nouveau propriétaire, +par des fusils de chasse ou des instrumens de pêche; révolutions peu à +craindre autrefois, quand le seigneur et la seigneurie ne se séparaient +jamais. + +Toutefois le rare mérite des tableaux qui sont à Petit-Bourg commande +une indication à la plume du narrateur; des chefs-d'oeuvre méritent +une exception, n'en déplaise à ces temps-ci. + +Une partie de la seigneurie d'Évry et Petit-Bourg appartenaient, au +quinzième siècle, à Pierre Longueil, conseiller au parlement de Paris. +La terre de Grand-Bourg dépendait aussi de ses domaines. André Courtin, +chanoine de Paris, devint ensuite acquéreur de la seigneurie entière, où +il fit bâtir une belle maison de plaisance et, en outre, une chapelle +dédiée à saint André, à condition que le chapelain tiendrait les écoles +et serait à la nomination du seigneur. Après la mort de l'abbé Courtin, +l'archevêque de Paris devint propriétaire de Petit-Bourg, qu'il +échangea, le 29 août 1639, avec M. Galland, greffier du conseil, contre +une maison située rue Bourg-l'Abbé, à Paris. + +Quelle que soit la sécheresse de ces documens, d'ailleurs restreints par +nous à leur plus simple utilité, il est impossible de les négliger, sous +le prétexte qu'ils n'ont pas l'intérêt de la curiosité. Nous n'avons pas +pris l'engagement de couronner de roses la chronologie, et, comme +Benserade, de mettre l'histoire des châteaux de France en madrigaux. + +Homme riche, homme de goût, M. Galland agrandit les jardins, les orna de +statues; il ne cessa qu'à sa mort d'embellir la propriété, qui passa +alors (1646) à l'abbé de Saint-Benoît, Louis Barbier, plus connu sous le +nom de l'abbé de la Rivière, et par son titre de favori du duc +d'Orléans, frère de Louis XIII. + +Cette généalogie des seigneurs de Petit-Bourg, faite aussi sommairement +que possible, va nous conduire, d'un pas mieux assuré, à l'historique de +chacun des divers possesseurs; elle nous permet même, une fois tracée, +de reléguer dans le silence ceux d'entre eux dont la trop faible +importance ne mérite aucune mention. L'histoire doit être polie quand il +ne lui est pas permis d'être généreuse. + +De l'abbé de la Rivière, mort évêque de Langres, Petit-Bourg passa, en +1695, à Athénaïs de Rochechouart, mariée au marquis de Montespan, plus +tard maîtresse de Louis XIV. + +Il nous est permis de suspendre ici l'indispensable énumération des +possesseurs de Petit-Bourg, pour nous avancer sur le terrain, moins +aride, des faits dont ce château évoque les souvenirs. + +Sous Louis XIV, le château de Petit-Bourg appartenait au duc d'Antin, +fils légitime de madame de Montespan. C'était le joueur le plus acharné +du royaume, à une époque cependant où le jeu avait ses héros et ses +grands capitaines. Pour éteindre en lui cette dévorante passion, sa +mère, tout entière alors aux regrets d'une conduite enregistrée par +l'histoire, s'engagea à augmenter de douze mille livres les rentes +annuelles dont il jouissait. La condition fut qu'il ne jouerait plus de +sa vie. Comme pour mieux le retenir dans les liens de cet engagement, +madame de Montespan courut en faire la confidence au roi, qui parut fort +étonné de l'intérêt qu'on lui supposait à ce que le duc d'Antin jouât ou +ne jouât plus. D'ailleurs d'Antin joua toujours, il joua même davantage, +ayant à sa disposition douze mille livres de plus. + +Quand M. de Montespan, son père, fut mort, il eut le triste courage de +demander au roi, l'amant public de sa mère, de le nommer duc d'Épernon. +Ses frères adultérins, les fils de sa mère et de Louis XIV, +l'appuyaient; mais madame de Maintenon, infatigable ennemie des +Montespan, fit prévaloir sa haine, et le duc d'Antin ne fut pas de cette +fois encore nommé duc d'Épernon. En attendant ce beau titre, il continua +à jouer tout l'argent que sa mère, en manière d'expiation, lui envoyait +pour le détourner de sa ruineuse passion. + +Mais, quelques années plus tard, devait finir comme avaient fini toutes +les maîtresses de Louis XIV, dans les convulsions du mal et les plus +affreux remords, la belle, l'ironique, la blanche, la spirituelle, la +superbe madame de Montespan; car Louis XIV, par une fatalité attachée à +ses amours, a déshonoré, avili, tué toutes les femmes qui ont brillé +dans son sérail, comme si après lui elles ne pouvaient plus entrer que +dans un couvent ou dans un cercueil. + +Quelle existence royale et morne que celle de madame de Montespan! Comme +elle prévoit cette passion dont elle est menacée, et dont elle doit +mourir! Elle se cache en vain dans les bras de son mari; elle baisse la +tête, elle ferme les yeux, tout est inutile. Le roi l'a vue, le roi l'a +trouvée belle; elle sera la maîtresse du roi, quoiqu'elle aime, +quoiqu'elle vénère son mari. Elle dit à son mari de prendre garde, de +veiller sur elle, de la défendre, d'aller l'enfouir au fond d'un château +dans leurs terres de la Guyenne. Comme on demande pardon d'avoir commis +une faute, elle demande avec supplications qu'on ne lui laisse pas +commettre la grande faute d'être aimée du roi et peut-être de l'aimer. +Il fallait être un mari bien froid, bien présomptueux, ou bien aveuglé +par l'amour, pour ne pas céder à tant de prières sensées. M. de +Montespan aimait beaucoup sa femme; et voilà pourquoi, étrange +conséquence! il fut sourd à ses avertissemens si tendrement, si +énergiquement donnés. Aussi la postérité, qui a eu des pitiés +vengeresses pour des malheurs semblables, a laissé ce mari imbécile dans +le néant, et le nom de Montespan ne réveille autre chose que le nom +d'une courtisane intelligente et belle, dont on ne connaît pas plus le +mari que le coiffeur. + +Enfin elle fut la maîtresse de Louis XIV, et elle le fut assez +long-temps pour s'en souvenir toujours et mourir, malgré ses pénitences, +de la douleur de ne plus l'être. Sa royauté, il faut le dire, était +encore plus enviable et plus extraordinaire que celle de Louis XIV, né +roi parce que son père avait été roi, son grand-père roi. La royauté de +madame de Montespan lui venait de ses charmes, de ses yeux où se +peignait tout l'esprit de ses pensées, de sa beauté enfin, distinguée, +choisie parmi les plus rares. Les questions de moralité écartées, rien +n'est comparable à la destinée d'une maîtresse de Louis XIV, le plus +galant des hommes quand il n'en était pas le plus indifférent, le plus +égoïste. Tout cédait le pas à ses maîtresses. Avant ses fils, avant ses +bâtards, avant lui-même, il mettait madame de Montespan, comme il avait +mis auparavant mademoiselle de La Vallière, comme il devait mettre plus +tard madame de Maintenon. Madame de Montespan assistait au conseil des +ministres, suivait le roi à la chasse, ou plutôt était suivie du roi, +qui ne lui parlait jamais que chapeau bas à la portière, la glace à demi +soulevée. + +Un jour cependant il lui fallut quitter les Tuileries, Versailles, +Marly, les brillans carrousels où elle était toujours remarquée; il +fallut faire ses adieux à la grandeur et à la puissance sous toutes ses +formes, éprouver tout ce qu'il y a d'affreux et d'amer dans le triomphe +de ses ennemis, et tout ce qu'il y a d'amer et d'affreux dans +l'indifférence de ses amis. Elle qui avait répandu tant d'étincelles +ingénieuses sur le fond si sombre et si grave de la cour, elle qui avait +prêté tant d'esprit à Louis XIV, elle qui était, après tout, la mère de +quatre enfans dont il était le père, vit un jour entrer Bossuet, qui lui +signifia l'intention du roi. L'intermédiaire était bien choisi. Celui +qui faisait l'oraison funèbre de toutes les puissances mortes était de +droit appelé à prononcer la déchéance de la maîtresse de Louis XIV, qui +ne savait s'adresser qu'aux prêtres dans les occasions équivoques de sa +vie. On ne sait pas au juste de quelle raison se servit M. de Meaux pour +annoncer à madame de Montespan sa disgrâce; mais elle demeura convaincue +que le roi la quittait, non pas parce qu'elle était moins jolie et moins +séduisante, mais parce que le roi avait été tout-à-coup saisi de la peur +du diable, terreur dont il éprouvait des accès par intermittence. +Redouter le diable au point de rompre avec une femme adorée, avec madame +de Montespan, pour se livrer immédiatement à une autre femme, à madame +de Maintenon, c'était peut-être avoir raison contre la première, au +point de vue religieux; mais, dans tous les cas, c'était dire tacitement +à la seconde qu'on se donnait à elle par respect pour le diable. +Toutefois il faut admirer le diable, qui se sert de l'organe d'un +confesseur pour engager un roi à se défaire d'une maîtresse, et pour que +ce roi se jette dans les bras d'une autre maîtresse moins belle et moins +aimable. Les diables ne font pas les choses à demi. + +Chassée de la cour, des carrosses du roi, de sa pensée et de son +coeur, madame de Montespan alla où allaient alors toutes les +courtisanes en disgrâce, tous les favoris usés, toutes les maîtresses +flétries, épées rouillées, fleurs de la veille; elle se retira au +couvent. Cette reine dépossédée avait prévu de si loin sa chute sans +oser y croire, qu'elle avait fait bâtir de ses épargnes la communauté où +elle se retira le voile au front, le dépit aux lèvres et une colère +pleine d'espérance dans le coeur. Pendant de longues années elle +invoque en vain dans ses courses inquiètes le baume de la religion. On +n'oublie pas si vite qu'on a été la maîtresse d'un roi de France, +surtout lorsqu'on est encore belle! Quel amour console de cet amour +perdu? Des hauteurs de Petit-Bourg, à travers ces bois qu'elle +parcourait sans cesse, elle cherchait Paris, la ville où elle avait +régné. Ceux qui, par une douce soirée d'été, passent en chantant sur le +bateau à vapeur aux flancs de cette admirable propriété, ne savent pas +toutes les larmes qui ont été répandues dans cet espace par une femme +blessée du mépris d'un roi. On la voyait fuir comme une ombre désolée le +soir derrière les arbres de son parc, ou descendre à pas rapides +jusqu'aux bords de la Seine, dont les ondes chargées de ses regrets et +de ses murmures devaient les porter jusqu'aux pieds du palais de son +infidèle amant. + +Bonne, même avant d'être malheureuse, elle chercha dans son exil à se +distraire par des oeuvres de bienfaisance. Son goût était de marier +les jeunes gens qui l'approchaient; elle dotait les jeunes filles, leur +achetait le trousseau, promettait son appui aux nouveaux ménages. Mais +elle disait toujours à la mariée, et bien bas, en présidant à ces +unions: «Mon enfant, n'aimez jamais un roi.» + +Fatiguée de ne rencontrer le repos nulle part, elle se renferma pour +toujours à sa communauté de Saint-Joseph; et le père de Latour, célèbre +oratorien, devint son directeur de conscience. La piété lumineuse des +prêtres de cet ordre est restée dans la mémoire de ceux qui savent le +passé de nos moeurs. Quelle patience héroïque! quelle persuasion +soutenue! quelle science universelle, éloquente et familière à la fois, +quelle simplicité et quelle subtilité de pensées ne leur fallait-il pas +pour voir clair, pour marcher dans ces consciences qui venaient à eux, +ou gonflées de venin, ou malades, ou découragées, exaltées ou détendues, +demandant de la religion comme la soif demande de l'eau? Comment la leur +présenter pour qu'ils ne la rejetassent pas? Une lente et pieuse +obsession obtint d'elle qu'elle ne penserait plus à retourner à la cour +ni à se venger de ses ennemis. Une femme ne pas se venger d'une femme +qui l'a fait descendre du premier trône du monde! Elle promit, elle tint +parole. Elle fit plus, elle écrivit à son mari qu'elle irait vivre +auprès de lui, s'il consentait à lui pardonner et à la recevoir. Son +humiliation n'eut pas son prix: M. de Montespan continua à la mépriser, +et il mourut avec son mépris pour elle. Elle remercia Dieu et travailla +assidument pour les pauvres à des ouvrages grossiers; elle cousait des +chemises de forte toile, n'interrompant sa tâche que pour prier ou +soutenir son corps par des mets d'une austère frugalité. Ses jarretières +et sa ceinture étaient armées de pointes de fer qui la perçaient à +chacun de ses mouvemens. Elle dompta même sa langue ou plutôt son +esprit, ce dard superbe, flexible et vivant, avec lequel elle +transperçait autrefois les réputations de la cour, et les blessait pour +long-temps quand elle ne les tuait pas. La railleuse, la moqueuse +impératrice se fit simple et indulgente femme, comme si elle n'avait +jamais eu ni esprit ni malice; comme si elle n'avait jamais connu le +monde, qui rend de tels sacrifices si onéreux et si méritoires. Et qu'on +juge si ces abaissemens lui coûtèrent! Elle resta belle jusqu'à sa +dernière heure, belle comme lorsqu'on la voyait du haut de son cheval de +chasse, les bras nus, le cou mouillé par une écume de dentelles, les +joues pourprées de jeunesse, appuyer, en souriant, l'épée du roi sur la +tête effroyable et blessée du sanglier vaincu au milieu des chiens et +des piqueurs. + +Cependant un orgueil lui resta, que son confesseur ne put terrasser ou +qu'il ne voulut pas abattre, afin de mieux faire ressortir peut-être les +autres triomphes obtenus. Malgré ses pointes de fer, ses chemises de +toile jaune, son austérité et ses terreurs de la mort, madame de +Montespan ne renonça jamais aux lois du cérémonial en pratique à la +cour. Il n'y avait qu'un fauteuil dans sa chambre, et il était pour +elle, reçût-elle la visite des princes ses fils, ou celle de la duchesse +d'Orléans. On s'asseyait sur des chaises. Jamais elle ne rendit aucune +visite. + +Sa maladie arriva comme un coup de foudre; elle en mourut à cause de +l'extrême ignorance, il est à peine besoin de le dire, qu'on apporta à +la soigner, si l'on peut appeler soin l'espèce de travail brutal qu'on +exerça sur elle. On la gorgea d'émétique, remède très en vogue au +dix-septième siècle, et dont personne ne revenait. + +Son fils légitime vint, la regarda froidement, et il ordonna qu'elle fût +embaumée. C'était un fils légitime. Tuée par les médecins, elle fut +hachée par les embaumeurs. Son corps n'était plus rien quand il sortit +de leurs mains pour être remis aux gens d'église, lesquels, sur une +question de préséance, laissèrent la bière pendant plusieurs heures à la +porte de l'église. Enfin, on n'inhuma pas le corps; ce ne fut que +long-temps après que la dignité publique le fit transporter à Poitiers +et déposer dans le caveau de famille. + +Et le roi, que dit-il? le roi ne dit rien. + +Ainsi finit madame de Montespan, maîtresse de Louis XIV, mère du duc +d'Antin, le possesseur du château de Petit-Bourg. + +Pétillant d'esprit, d'une figure remarquablement belle, homme de cour +comme peu l'ont été, infatigable à tous les exercices comme à tous les +jeux, il avança assez vite sur le chemin de la fortune, dès que sa mère +eut cessé de vivre. Jusqu'à ce moment, il avait trouvé dans madame de +Maintenon un invincible obstacle aux projets de son ambition. Il mit +adroitement à profit sa position qu'aucun interdit ne gênait plus. Le +maréchal de Villeroi, chez lequel le roi avait l'habitude de s'arrêter, +était sous le coup de la disgrâce. Son château, un des beaux monumens de +la splendeur seigneuriale, avait perdu la faveur des royales visites. +Pourtant, Louis XIV, déjà très-vieux, ne pouvait guère se rendre d'un +trait à son palais de Fontainebleau; les carrosses, même ceux de la +cour, n'avaient ni la souplesse ni la calme rapidité des voitures +d'aujourd'hui; la route n'était pas celle qui s'étend maintenant, comme +un seul pavé, des Tuileries à Orléans. Fontainebleau était aux déserts. +D'Antin saisit le beau côté de l'empêchement. Son château de +Petit-Bourg, placé entre Paris et Fontainebleau, offrait une étape +naturelle à la course si longue et si difficile du roi. Avec beaucoup de +modestie, avec peu d'espoir de voir accepter son offre téméraire, il lui +fit proposer de vouloir bien s'arrêter à son château de Petit-Bourg, si, +sur son passage, il n'en trouvait pas de plus dignes que le sien. Madame +de Maintenon consultée, Louis XIV agréa la proposition du duc d'Antin, +et il promit d'aller coucher au château de Petit-Bourg le 13 septembre. +On était en 1707. + +D'Antin perdit la tête quand il sut que le roi voulait bien descendre +chez lui. Le roi et madame de Maintenon! c'étaient deux rois à loger, à +fêter pendant tout un jour et toute une nuit. Comment être neuf dans +cette circonstance? Comment éclipser les Condé et les Villeroi, ces +princes qui s'étaient montrés d'une si ingénieuse magnificence chaque +fois que Louis XIV avait honoré leurs châteaux de sa présence? On avait +tant tiré de feux d'artifice chez Fouquet! on avait tant usé et abusé +des promenades sur l'eau à Chantilly! D'ailleurs à Petit-Bourg le +terrain par sa pente ne permet pas d'offrir de belles et limpides eaux à +la proue d'une escadre dorée. D'Antin se rongeait les ongles. Se confier +à quelqu'un, c'était admettre quelqu'un à partager le bénéfice de +l'invention. Enfin, la muse des courtisans le visita: il eut une idée; +et le jour de la visite arriva. + +«Le roi partit de Versailles le 12 septembre, à midi, pour aller à +Petit-Bourg. Dans son carrosse étaient madame la duchesse de Bourgogne, +madame la duchesse de Lude, dame d'honneur, et madame la comtesse de +Mailly, dame d'atour. Les gardes-du-corps, les gendarmes, les +chevau-légers et les mousquetaires gris et noirs étaient disposés sur la +route par escadrons. + +»A Juvisy, le roi fit très-obligeamment arrêter son carrosse pour +recevoir des corbeilles de fruits qui lui furent présentées par M. le +président Portail, qui a une maison en ce lieu-là. Sa majesté reçut ces +fruits avec la bonté qui lui est naturelle, dit le _Mercure galant_, que +nous citons, et elle les présenta elle-même à madame la duchesse de +Bourgogne et à Madame. Ces corbeilles étaient accompagnées d'autres +rafraîchissemens dont sa majesté remercia M. Portail. Avant que +d'arriver à Petit-Bourg, elle fut rencontrée par M. le marquis d'Antin, +qui était venu pour la saluer sur la route, et qui reprit les devans +pour la recevoir à Petit-Bourg. Sa majesté y arriva à quatre heures, et +entra dans l'appartement que ce marquis lui avait fait préparer; elle le +trouva fort beau. Au retour de la promenade, le roi travailla jusqu'à +l'heure du souper, qui fut servi par les officiers de sa majesté, qui +s'y étaient rendus la veille. Toutes les tables tinrent comme à +Versailles, et furent servies de même. Les gardes-du-corps ne manquèrent +de rien, et les gardes françaises et les Suisses ne purent vider tous +les tonneaux de vin qu'on leur distribua.» + +Telle est la manière sèche et officielle dont le _Mercure galant_ de +septembre 1707 rend compte de la visite de Louis XIV au château de +Petit-Bourg. Il est d'autres mémoires du temps, et ceux de Saint-Simon +ne doivent pas être omis, qui parlent de l'honneur fait au duc d'Antin +en termes plus étendus: nous n'avons pas manqué d'y puiser. + +Quelques heures avant l'arrivée de Louis XIV au château de Petit-Bourg, +le duc d'Antin fut frappé d'une pensée qu'il aurait pourtant dû avoir +avant ce moment extrême. Le désespoir le saisit, sa raison s'égara, il +sentit ses idées se brouiller dans sa tête, quand il n'avait peut-être +jamais eu un besoin si grand de sang-froid, de contenance et de dignité. +Il était un homme perdu, déshonoré, ridiculisé pour tout le reste de sa +vie. Quelle était donc l'erreur où il était tombé? Quel oubli +irréparable avait-il donc commis? Son oubli était, en effet, un crime +pour un courtisan et un courtisan aussi délié que lui, sur le point de +ressaisir la faveur du roi et celle de madame de Maintenon. Lui, qui +avait donné à son château une forme si nouvelle, afin d'être récompensé +d'un sourire de Louis XIV, lui, qui avait choisi grain à grain le sable +où la cour passerait, lui, homme d'esprit, n'avait pas remarqué, jusqu'à +ce moment fatal, que le chiffre du roi et de sa mère, madame de +Montespan, était gravé, incrusté, peint partout. Ces deux lettres, L M, +arrêtaient le regard, à quelque endroit qu'il se portât. Comment les +faire disparaître? Elles brillaient aux panneaux des portes, sur le +marbre des cheminées, au dos des fauteuils. Et madame de Maintenon +allait voir ces terribles emblèmes, témoignages de la passion de Louis +XIV pour une autre femme qu'elle! A ce spectacle si honteux pour elle, +nul doute qu'elle remonterait en carrosse et partirait, furieuse, pour +Fontainebleau. Quelle vengeance ne tirerait-elle pas d'un tel affront, +qu'elle supposerait avoir été long-temps calculé par le fils de madame +de Montespan? D'Antin se voyait à la Bastille ou au fond d'un cachot +d'une prison d'état. Pourtant les heures s'écoulaient, déjà des +mousquetaires caracolaient devant les grilles. D'Antin n'avait plus qu'à +se noyer dans la Seine, tandis que le roi arrivait à Petit-Bourg par la +route de Fontainebleau. Avant de se noyer, d'Antin voulut cependant tuer +son intendant, en raison de ce principe qui veut qu'un intendant ait +toujours moins d'esprit que son maître, quand il advient au maître d'en +avoir, et qu'il soit plus sot que lui, lorsque le maître commet une +sottise. Je le tuerai, criait-il en promenant ses mains irritées sur le +chiffre entrelacé du roi et de sa mère: je le tuerai! n'était-ce pas à +lui à remarquer, à effacer, à pulvériser ces emblèmes qui seront ma +ruine et ma mort? Décidément, je le tuerai. + +L'intendant fut appelé. + +--Monsieur, lui dit le duc d'Antin, vous êtes un misérable. + +--Monseigneur... + +--Vous êtes un insensé! + +--Mais, monseigneur, en quoi? + +--Vous méritez un châtiment. + +--Que je sache du moins... + +--Eh! quoi, vous avez laissé subsister ces chiffres, quand le roi doit +se rendre ici? + +--Je pensais, monseigneur... + +--Vous pensiez! vous ne savez donc pas?... Faut-il que je vous apprenne +que madame de Montespan fut autrefois distinguée par le roi? + +--Je ne l'ignorais pas, monseigneur. + +--C'est donc pour me nuire, me perdre, m'assassiner, que vous n'avez pas +détruit ces chiffres? + +--Pourquoi les aurais-je détruits? + +--Il faut donc que je descende encore à vous dire que le roi a remplacé +dans ses affections, où nul n'a le droit de pénétrer, madame de +Montespan par madame de Maintenon? + +--Je savais aussi cela, monseigneur, et je regrette une confidence +semblable, puisqu'elle paraît tant vous affliger. + +--Mais expliquez-vous, monsieur! puisque vous n'ignoriez aucun de ces +faits, pourquoi ne m'avez-vous pas épargné la ruine dont je suis +menacé? + +--Monseigneur, répondit l'intendant, si j'ai conservé partout où il a +été placé le chiffre de madame de Montespan et du roi, c'est que le nom +de madame de Maintenon comme celui de madame de Montespan commence par +un M. Le roi croira que c'est une des mille surprises que vous lui avez +préparées. Il verra dans ce chiffre la première lettre de son nom et la +première lettre du nom de madame de Maintenon, qui ne sera pas moins +flattée de votre ingénieuse courtoisie. Voilà pourquoi je n'ai pas +anéanti ces deux lettres qui vous ont tant causé de peine, monseigneur. + +--Dès ce moment vos gages sont triplés, dit le duc d'Antin à son +intendant. N'oubliez qu'une chose, c'est que je me suis mis en colère +devant vous. Vous pouvez vous retirer, monsieur. + +Ainsi que l'intendant l'avait prévu et si adroitement dit pour sa +défense, le roi et madame de Maintenon prirent pour une délicieuse +galanterie du duc d'Antin la répétition de leur chiffre semé avec tant +de prodigalité autour d'eux. + +Le roi et madame de Maintenon, au jour et à l'heure indiqués, vinrent +donc à Petit-Bourg avec toute leur suite, leurs officiers, leurs gens et +leurs carrosses. + +La propriété était naturellement assez belle pour que le duc d'Antin +n'eût pas eu, comme cela était à craindre, la triste fantaisie de faire +planter des rosiers à la place de ses beaux chênes, et de dévaster ses +parterres pour les remplir d'eau et de petits poissons. Le roi admira ce +qui sera éternellement beau à Petit-Bourg (à moins que les chemins de +fer ne veuillent le contraire), un parc superbement planté sur la crête +d'un riche point de vue, et descendant, comme une décoration mouvante, +jusqu'à la Seine, miroir de tant de beautés; un parc qui semble fait +pour amuser le soleil, tant on lui a pratiqué de rues, de places, de +portiques où courir, s'étendre et darder. En automne, il a des déclins +inimaginables; il a des épanouissemens féeriques; il se fait à lui-même +des illuminations sur son passage; tantôt il se montre rouge et découpé +au ciseau au fond d'une lunette de verdure; tantôt il s'ouvre et +s'élargit en teinte dorée derrière des branches qui flambent de clarté, +comme des sarmens au feu, et les terrasses, toutes peuplées de blanches +statues, et la Seine, la rivière royale, se colorent de la mélancolique +garance de cette aurore boréale dont les oiseaux seuls, les moutons +penchés sur les coteaux et les pâtres indifférens, ont le spectacle +solitaire jusqu'à la première étoile. + +Mais si le duc d'Antin eut le bon sens de ne vouloir inventer aucune +rivière imprévue, aucun nouveau soleil, pas la moindre nature pour faire +sa cour au roi, il jeta madame de Maintenon dans une vive surprise en +l'introduisant dans l'aile du château qui lui était réservée. + +A peine madame de Maintenon a-t-elle posé le pied sur la première +marche, qu'elle croit saisir une ressemblance. Cet escalier est +exactement le même que celui de Saint-Cyr, sa fondation orgueilleuse et +chérie. C'est bien la même rampe en fer doré. Elle monte, redoublement +de surprise: les portes d'appartement sont, comme à Saint-Cyr, toutes +guillochées de dorures délicates, s'enlaçant en ceps de vignes sur un +fond blanc et mat. Elle entre, mêmes cheminées en marbre pâle, mêmes +flambeaux à branches élancées et courbées en rameaux. Cette première +pièce ne diffère en rien de celle de sa maison religieuse. Nombre égal +de petites et de grandes glaces; exacte tapisserie d'Aubusson, +représentant, ainsi qu'à Saint-Cyr, l'histoire d'Esther et d'Assuérus. +Madame de Maintenon, émerveillée, passe dans la pièce destinée à être sa +chambre pour une seule nuit. L'enchantement continue. C'était à croire +qu'une fée avait transporté de Saint-Cyr à Petit-Bourg les siéges, les +tapis, les pendules, les tableaux, les livres; les livres même dont +madame de Maintenon faisait sa lecture habituelle sont là; et rien qui +trouble cette ressemblance magique: les livres ont le caractère +extérieur, la forme distincte, la physionomie fatiguée, les plis, les +taches des livres de Saint-Cyr. Elle les retrouve dans la position où +elle les a laissés sur sa table de méditation. Elle s'assied, c'est son +fauteuil; elle prolonge son regard, ce sont ses rideaux; elle l'élève, +c'est le Christ d'ivoire au pied duquel elle prie. Pas une couleur, pas +une nuance, pas un trait, qui soit une dissemblance. Elle sourit, et +remercie le duc d'Antin, qui a pleinement réussi dans son miracle de +courtisan. + +Comme elle était arrivée de bonne heure au château de Petit-Bourg, elle +put encore entendre la messe dans une galerie pratiquée près de sa +chambre. Autre prévoyance pieuse du duc d'Antin. A Saint-Cyr, madame de +Maintenon assistait à la messe dans une pareille galerie. L'attention la +flatta extrêmement; et comme tout ce qui semblait lui plaire était du +goût du roi, il n'y a pas de termes assez justes pour peindre le bonheur +de leur hôte. Il n'est sorte d'amusemens qu'il ne leur procurât; et les +amuser était très-difficile alors. Le roi et madame de Maintenon étaient +déjà bien vieux. Cependant la musique, les promenades, les scènes de +divertissement arrangées sur le passage de la cour, le plaisir des +personnes de la suite, l'ordre qui accompagnait ces coups de théâtre +calculés avec beaucoup d'art, parvinrent à distraire les royaux +visiteurs, malgré leur âge, leur infirmité, leur profond ennui. + +Lorsque le roi se fut retiré un instant dans l'appartement de madame de +Maintenon, il fit appeler d'Antin, qui commençait à recevoir par la +faveur de cette audience le prix de son zèle. Le duc profita de cette +entrevue pour soumettre au roi le plan du château de Petit-Bourg. Tout +fut approuvé par le roi, dont le goût était très-sûr et très-distingué +en matière de jardins. Cependant il fit remarquer au courtisan +respectueux qu'une longue allée de marroniers masquait la perspective +précisément en face de la chambre qu'il occupait, lui, le roi, +d'ailleurs ravi de tout le reste. L'observation fut accueillie par le +duc d'Antin avec reconnaissance. Il convint que cette allée de +marroniers n'avait pas été heureusement plantée. + +Le lendemain matin, quand le roi s'approcha de la croisée, quel ne fut +pas son étonnement![C] l'allée de marroniers avait disparu. + +Le roi se montra fort touché des efforts que le duc avait faits pour +lui rendre agréable son séjour au château; mais, toujours moqueuse +malgré ses grands dehors de piété, madame de Maintenon dit à d'Antin, en +présence des courtisans, au moment de quitter le château: «Il est +heureux, monsieur le duc, que je n'aie pas déplu au roi; vous m'eussiez +envoyée coucher sur le pavé du grand chemin.» + +Ceci était peut-être de la jalousie: le duc d'Antin eut le tort de +n'avoir pas deux allées de marroniers à abattre, une en l'honneur du +roi, l'autre en l'honneur de madame de Maintenon. + +Le célèbre jardinier Le Nôtre avait dessiné une grande partie des +jardins de Petit-Bourg, à l'époque de l'élévation de madame de +Montespan. Quel nom que celui de Le Nôtre! C'est le Louis XIV des +jardins. Il n'est pas un château dont les échos ne répètent son nom; il +mériterait une histoire. + +La vie de Le Nôtre fut une des plus occupées, comme elle fut une des +plus heureuses. Une fois couvert de la protection du roi, on se le +disputa à la cour ainsi qu'à la ville pour avoir un parc dessiné par +lui. Le frère du roi, le duc d'Orléans, l'employa dans ses jardins de +Saint-Cloud; le prince de Condé lui commanda le tracé de ses parterres, +les plus délicieux du monde, et la division de la forêt de Chantilly, le +boudoir des forêts; il laissa aussi tomber sa règle et son compas sur +les parcs de Villers-Cotterets, de Meudon, de Chaillot, de Livry et de +Sceaux. + +Voilà l'artiste; voici l'homme. Voulant connaître l'Italie, préjugé +éternel de ceux qui vont chercher au loin des images et des pensées +qu'ils ont chez eux et en eux, Le Nôtre alla à Rome pour y visiter les +jardins dont on lui opposait la riche ordonnance. Son goût n'y puisa pas +beaucoup; ses idées s'y agrandirent. Son voyage eût peu mérité d'occuper +l'attention de ses biographes, sans la connaissance qu'il fit à Rome du +chevalier Bernin, et sans sa présentation au pape Innocent XI, événement +où la familiarité de son caractère se mit si singulièrement à nu, que +cette présentation devint depuis un épisode de sa vie à raconter. + +Au lieu de s'humilier avec une ferveur religieuse devant le chef de la +chrétienté, Le Nôtre s'écria en sa présence: «Non, je n'ai plus rien à +désirer, j'ai vu les deux plus grands hommes du monde, votre sainteté et +le roi mon maître.--Il y a une grande différence, reprit le pape; le roi +est un grand prince victorieux, et moi, je suis un pauvre prêtre, +serviteur des serviteurs de Dieu; il est si jeune et je suis si vieux!» +Encouragé à laisser parler son coeur, Le Nôtre frappa sur l'épaule +d'Innocent XI, en lui disant: «Mon révérend père, vous vieux! Vous vous +portez bien, et vous enterrerez tout le sacré collége.» Le mot fit rire +le pape, au cou duquel Le Nôtre finit par sauter, tant était vive sa +joie de pouvoir parler au pape comme il parlait à Louis XIV. Aussi libre +au Louvre qu'au Vatican, Le Nôtre embrassait Louis XIV toutes les fois +qu'il revoyait ce prince après quelque absence. + +Le roi était du reste habitué depuis long-temps à cette familiarité de +Le Nôtre. Lorsqu'il alla, pour la première fois, à Versailles, examiner +les progrès des travaux, il s'arrêta devant les deux pièces d'eau qui +sont sur la terrasse. Le Nôtre fut complimenté. L'éloge enhardissant +celui-ci, il confia au roi son projet de construire la double rampe, +différens bosquets et une foule d'autres parties exécutées plus tard. +Émerveillé des vues de Le Nôtre, le roi lui coupait à chaque instant la +parole pour lui dire: «Le Nôtre, je vous donne vingt mille livres.» A la +quatrième interruption, Le Nôtre se tourna brusquement et dit au roi: +«Sire, votre majesté n'en saura pas davantage, je la ruinerais.» + +A quatre-vingt-cinq ans, sentant ses facultés s'affaiblir, et voulant, +comme cela se disait alors, s'occuper de son salut, il demanda sa +retraite, que Louis XIV ne consentit à lui accorder qu'à la condition +qu'il se présenterait de temps en temps à la cour. + +Un peu avant sa mort, étant allé à Marly pour se promener sous les +allées qu'il avait plantées dans sa jeunesse, il y rencontra le roi +monté dans sa chaise couverte traînée par des Suisses. Louis XIV exigea +que Le Nôtre montât à côté de lui dans une chaise à peu près semblable. +L'émotion étouffait le vieux jardinier; ayant aperçu Mansart, le +surintendant des bâtimens, qui marchait à pied à quelque distance, il +s'écria, les yeux pleins de larmes: «Sire, en vérité, mon bonhomme de +père ouvrirait de grands yeux, s'il me voyait dans un char auprès du +plus grand roi de la terre. Il faut avouer que votre majesté traite bien +son maçon et son jardinier.» + + * * * * * + +Sorti de la classe la plus obscure, il s'éleva, par son génie, sa belle +conduite et la pureté de ses moeurs, au grade de chevalier de l'ordre +du roi, de contrôleur des bâtimens de sa majesté et dessinateur de tous +ses jardins. + + * * * * * + +Les honneurs n'altérèrent jamais la naïveté de sa bonne nature. Louis +XIV lui ayant accordé, en 1675, des lettres de noblesse et la croix de +Saint-Michel, il voulut aussi lui donner des armes. «Sire, dit-il, j'en +ai déjà: trois limaçons couronnés d'une pomme de choux.» Ajoutant: +«Pourrais-je oublier ma bêche? Combien doit-elle m'être chère! N'est-ce +pas à elle que je dois les bontés dont votre majesté m'honore?» + +Il mourut à quatre-vingt-huit ans. + +Quoique Louis XIV aimât passionnément l'étiquette, il était heureux dans +beaucoup d'occasions de ne revêtir que le simple costume de marquis de +cour et de se promener sans le cortége solennel des gentilshommes de sa +maison. A la campagne surtout, il tenait à jouir de cette liberté si +précieuse. Dès qu'on devinait son désir d'être seul, on restait peu à +peu en arrière, on s'arrêtait par petits groupes; enfin, on le laissait +isolé sur le chemin de sa promenade. Le jour de sa visite à Petit-Bourg, +il sembla manifester l'intention de parcourir sans le fastueux embarras +de sa suite les diverses parties de la propriété du duc d'Antin. +Aussitôt ses officiers se retirèrent, se repliant vers le château, où, +parmi les divertissemens infinis préparés pour eux par le duc, les +tables de jeu, on le suppose, n'avaient pas été oubliées. + +Grand amateur de jardins, Louis XIV s'arrêta au milieu des potagers de +Petit-Bourg, qui devaient leur célébrité aux soins d'un horticulteur de +génie, d'un homme dont le nom est resté, comme celui des peintres et des +sculpteurs illustres du même temps. Ce jardinier, fécondé par un regard +de Louis XIV, était La Quintinie, qui devait le premier perfectionner +en France la culture des fruits et des légumes, et asseoir son +illustration à côté de celle de Le Nôtre. + +Jean de La Quintinie débuta par être avocat à Paris, où il était venu de +Poitiers, son berceau natal. Il obtint même de grands succès au barreau, +avant que des rapports de profession ne le fissent connaître de M. de +Tambouneau, président en la chambre des comptes, au fils duquel il fut +attaché en qualité de précepteur. Dans Virgile, qu'il expliquait à son +élève, il admirait moins une poésie tendre et délicate qu'il ne tenait +compte des préceptes de jardinage dont il abonde. La description de la +tempête dans l'_Enéide_ le laissait froid, tandis qu'il suivait avec +passion la manière d'élever les abeilles dans les _Géorgiques_. Grâce +aux vastes propriétés de son protecteur, M. de Tambouneau, il eut la +facilité de résoudre par la pratique ses théories horticulturales. Il +planta, sema, greffa avec une liberté si illimitée et si heureuse, qu'il +en oublia le barreau pour écrire un livre où puiseront éternellement les +faiseurs de traités du jardinage et de manuels de l'agriculteur. Ce +livre fut intitulé: _Les Instructions pour les jardins fruitiers et +potagers_. Il lui attira d'unanimes éloges, et lui valut la gloire +d'avoir pour élève en jardinage le grand Condé, nom illustre, toujours +resplendissant à côté de celui de Louis XIV, toutes les fois que la +postérité reconnaissante se souvient d'un encouragement accordé aux +artistes du dix-septième siècle. De La Quintinie donna aussi à Londres +des leçons de son art au roi d'Angleterre; à son retour en France, il +entretint avec des seigneurs anglais une correspondance rendue publique +après sa mort. + +Quand la réputation de La Quintinie fut consacrée par de beaux travaux, +Louis XIV, qui avait l'instinct de ne jamais laisser s'égarer une +supériorité à l'étranger, alla chercher cet homme, dont tout le mérite +était de donner une saveur plus douce à une pomme ou à une cerise, un +éclat plus vif à une rose, et quelques feuilles de plus à un oeillet, +seules fleurs, pour le dire en passant, que la botanique du temps +daignât remarquer; et il créa en sa faveur une charge de +directeur-général de tous les jardins fruitiers et potagers de toutes +les maisons royales. La Quintinie fit produire à Versailles des fruits +et des légumes dont l'excellence ne fut pas seulement appréciée de Louis +XIV; après avoir orné la table de tous les successeurs du grand roi, ils +sont encore de nos jours en haute estime à la cour du roi régnant. + +Au retour de son excursion dans le verger, le roi ne manqua pas de +remercier le duc d'Antin d'avoir fait contribuer aux travaux d'utilité +et d'embellissement de Petit-Bourg ceux dont il avait le premier +découvert et honoré le mérite. Autant Louis XIV était jaloux de la +gloire téméraire des courtisans qui, avant lui, mettaient en lumière le +talent d'un homme supérieur, autant il aimait qu'on ratifiât les arrêts +de son goût en employant les artistes de sa prédilection particulière. +Ainsi on s'explique pourquoi on rencontre dans tous les châteaux de +quelque valeur les ouvrages des sculpteurs et des peintres qui ont orné +Versailles, Marly, Fontainebleau et les autres demeures royales. Il est +inutile de faire remarquer que ces artistes célèbres multipliaient leurs +tableaux et leurs statues autant dans le but de doubler les échos de +leur renommée que pour élever les avantages acquis à leur position. + +Le roi éprouva une nouvelle satisfaction en voyant les statues placées +sur son passage. C'était encore un hommage rendu à son discernement. Les +frères Keller les avaient signées, et l'on sait que la part prise par +les frères Keller aux ornemens de Versailles est immense. Il est peu de +bassins pour lesquels ils n'aient fondu quelque divinité accroupie, +versant des nappes d'eau de son urne inclinée. Quoiqu'ils eussent à +maîtriser des matières aussi rebelles que le bronze et le fer, ils +parvinrent à des résultats incroyables de perfection, et avec des +procédés bien moins sûrs que ceux d'aujourd'hui. Il est douteux que les +sculpteurs qui leur confiaient leurs modèles eussent poussé aussi loin +qu'eux la correction unie à la vérité des mouvemens, et la science des +muscles, sans tomber dans la sécheresse de la dissection. Ils jouèrent +avec le feu et le cuivre liquide comme les figurations pétries avec ce +bronze figé jouent avec l'eau. Toutes ces allégories humides, qui +représentent les principaux fleuves du royaume, la Garonne, la Dordogne, +la Seine, la Marne, se fondent avec une harmonie grave dans le plan +sévère du parc; elles y sont mieux à leur place, si on ose le dire, que +de frileuses statues si malades d'être nues. Le bronze est d'une nudité +moins absolue que le marbre, et il va bien à notre ciel sans soleil et +sans lune: ciel aveugle. + +Nés à Lyon l'un et l'autre, les frères Keller moururent tous les deux à +Paris. + +On a d'eux à Versailles: + +Dans le parterre d'eau, Bacchus, Apollon, Antinoüs, Silène; ensuite, et +placés au bassin à droite dans le parterre d'eau, la Garonne, la +Dordogne, la Seine, la Marne et quatre nymphes; placés dans le bassin à +gauche, toujours dans le parterre d'eau, le Rhône, la Saône, la Loire +et cinq nymphes. Ils fondirent encore, sur la composition de Vanclère, +un lion sur un lion; et, d'après de Raon, un lion sur un sanglier. Ces +deux groupes sont aussi dans un des bassins du parterre d'eau. + +Les frères Keller reproduisirent, dans les châteaux des riches favoris +de Louis XIV, leurs principaux ouvrages, mais sur une échelle moins +royale et moins coûteuse. + +Louis XIV poursuivait ainsi sa promenade au milieu des travaux pleins de +goût semés avec intelligence sur la riche surface du château de +Petit-Bourg, s'admirant dans les efforts de ses favoris, qui le +prenaient en tout pour exemple et pour guide, s'applaudissant de +reconnaître, quelque endroit où il allât, la superbe influence de +Versailles et de Fontainebleau. Mais tout-à-coup son orgueilleuse +préoccupation est absorbée; il s'arrête en face d'une statue qui se +dresse au point final d'une allée du parc. Ses sourcils se froncent, il +penche la tête tantôt à droite et tantôt à gauche, il s'avance, il +recule, il avance encore; sa canne à pomme d'or est posée +perpendiculairement près de son oeil droit, tandis que sa main gauche +parée de dentelles ne cesse de s'agiter en manière d'étonnement. Cette +scène muette se prolonge jusqu'au moment où le roi, ayant acquis la +certitude qu'il a raison, se prend à dire à haute voix: Cette statue +est fort belle; c'est un Girardon admirable; mais elle n'est pas +d'aplomb! non, elle n'est pas d'aplomb! elle penche vers la droite. +Comment le duc d'Antin ne s'en est-il pas aperçu? Allons lui en faire la +remarque. Allons! + +D'aussi loin que Louis XIV, fier de sa découverte, reconnut le duc +d'Antin, qui se promenait au haut de la terrasse et causait avec des +seigneurs de la cour, il lui fit signe de venir au plus vite. Les +groupes de seigneurs et d'Antin se hâtèrent d'accourir vers le roi, dont +ils auraient voulu deviner la pensée; en un instant ils l'entourèrent. + +--Messieurs, leur dit le roi en se dirigeant du côté de la statue de +Girardon, vous allez me dire votre opinion avec franchise, comme vous la +dites toujours. Nous avons une observation critique à adresser +indirectement à M. le duc d'Antin, parmi les grands éloges dus à +l'excellente ordonnance de sa propriété. + +--Sire, je me condamne d'avance, répondit le duc. + +--C'est ce que je ne vous demande pas, monsieur le duc. Je vous récuse, +s'il vous plaît. + +--Sire, je me tairai. + +On était arrivé devant la statue de Girardon. + +Le roi fit quelques pas, et se tournant ensuite vers les courtisans +respectueusement attentifs: Messieurs, le socle de cette statue vous +semble-t-il en parfait équilibre? + +Les personnes consultées par le roi, après avoir regardé long-temps et +minutieusement la statue, ne rompaient pas le silence. + +--Vous ne répondez pas, messieurs! me serais-je trompé? Cependant mon +coup d'oeil a été sûr plus d'une fois. Regardez mieux, je vous prie, +votre complaisance m'obligera. + +Obéissant au désir du roi, les courtisans recommencèrent, à de nouveaux +points de vue, à des distances diverses, leur premier examen, trouvé +insuffisant. + +--Eh bien! messieurs! toujours le même silence? Je suis donc condamné? +Je vous rends votre liberté d'opinion, monsieur le duc. Vous-même, +dites-nous ce que vous pensez de la position de cette statue, qui nous +avait paru pencher vers la droite. + +--Sire, puisque vous me permettez de parler, j'oserai dire que j'ai le +tort de ne pas voir comme votre majesté en ce moment. Le faune de +Girardon me semble, sauf le respect que je professe, sire, pour votre +avis, être perpendiculaire à la ligne horizontale du terrain. Me +sera-t-il permis à cette occasion de faire remarquer à votre majesté que +la courbure du sol au sommet de cette allée du parc peut causer +l'erreur? Le socle est posé sur une surface courbe. + +--J'admets, monsieur le duc, votre objection; mais je persiste dans mon +sentiment, malgré le côté sensé d'une remarque que j'avais déjà faite. +Pour terminer le différend, voulez-vous, messieurs, que l'architecte de +M. le duc d'Antin soit juge entre nous? L'acceptez-vous pour arbitre? + +--Votre majesté s'est déjà montrée vraiment trop généreuse en daignant +mettre en balance son opinion et la nôtre. + +--Monsieur le duc, il nous serait agréable que vous fissiez appeler +céans votre architecte, s'il est ici. Nous attendrons. + +Après s'être incliné, le duc d'Antin remonta avec empressement l'allée +qui conduit au château. + +Pendant sa courte absence, le roi, oubliant la discussion, indiqua du +bout de sa canne aux courtisans les nombreuses beautés de l'ouvrage de +Girardon, son statuaire de prédilection; il tenait son chapeau à plumes +dans la main gauche afin de se garantir des rayons du soleil. On +l'écoutait avec une espèce d'adoration lorsqu'il parlait des grands +artistes dont il avait doté la France et son règne. Alors ses chagrins +de plomb semblaient ne plus peser autant sur sa profonde décrépitude; il +relevait peu à peu le front; il était vénérable, lamentable et beau. +Que lui restait-il de ses guerres? l'humiliation; de ses maîtresses? +madame de Maintenon; de ses fils? des souvenirs de poison. Mais de +Girardon, de Puget, de Lebrun, de Racine, de Corneille, il lui restait +d'impérissables statues, des livres, des tableaux qui devaient illuminer +la longue route de son siècle. + +Louis XIV se plut à parler avec onction de quelques-uns de ces artistes, +revenant toujours sur le mérite particulier de Girardon. + +Troyes, en Champagne, fut la patrie de François Girardon, un des +artistes dont la vie accompagna pas à pas le règne de Louis XIV, et fut +la plus dévouée aux volontés de ce monarque. Né en 1627, il ne mourut +qu'en 1715; soixante années de cette glorieuse vie furent employées à +tailler des statues, des fontaines, des vases et des bas-reliefs pour +les jardins royaux, et notamment pour Versailles, qu'il vit commencer et +finir, embrassant dans sa longévité patriarcale la période des nombreux +sculpteurs du dix-septième siècle, presque tous nés après lui et morts +avant lui. Cette ample existence, jointe à l'influence qu'il acquit par +sa renommée et la charge d'inspecteur-général de tous les ouvrages de +sculpture dont il fut revêtu à la mort de Lebrun, rendent raison de la +prépondérance de son goût sur les artistes de son temps. A l'exception +de Puget, trop rustique, trop d'un seul bloc, pour obéir à d'autres +ordres que ceux de son inspiration, tous les sculpteurs du dix-septième +siècle inclinèrent le ciseau devant lui, et passèrent sous son équerre. +Auguier, Coysevox, Renaudin, Coustou, furent ses élèves ou ses +courtisans; et par déférence ou par conviction, malgré les dissemblances +de leur génie, ils adoptèrent sa manière sans se permettre d'autre +mérite, avec la faculté incontestable d'en avoir à ajouter à celui de +leur maître, que de multiplier ses formes uniquement gracieuses: +Versailles fut un monastère qui eut sa règle invariable et son abbé +inflexible dans Girardon. Ses statues et celles de ses disciples sont de +la même famille. Au lieu du nez droit des Grecs, signe accepté de +plusieurs générations de sculpteurs, ce furent les chutes des reins +ondulées, les petites épaules, et les chairs chiffonnées qui +caractérisèrent l'école de Girardon. Elle ne vaut pas celle de Jean +Goujon, qui s'ensabla sous le règne de Louis XIII, sans qu'on en puisse +dire au juste la raison; mais, à coup sûr, elle vaut infiniment mieux +que celle dont le chevalier Bernin, géant de plâtre, était alors le +représentant en Italie, et mieux encore que toutes celles qui lui ont +succédé au dix-huitième siècle et au dix-neuvième siècle, jusqu'à nous. +Quand on n'atteint pas à l'énergie du geste comme Puget, on n'a rien de +mieux à faire que de s'arrêter à l'amabilité des formes de Girardon. +S'il n'eut pas toutes les qualités dévolues à la statuaire antique, la +réflexion serrée, la grâce dans l'exactitude, la vie idéale à la surface +de la vie réelle, il eut à un très-haut degré l'instinct de toutes les +sensibilités de la chair, qualités dont il eut les défauts, en poussant +la vérité jusqu'à la trivialité du moment, c'est-à-dire jusqu'à voir le +plus gracieux modèle d'une nature de choix dans l'épiderme soyeux d'une +duchesse. + +Enfin, d'Antin revint accompagné de son architecte, de celui dont le roi +attendait la sentence sans appel. + +--Décidez entre nous, monsieur, lui dit le roi d'un ton de bonté +encourageante. Cette statue est-elle ou n'est-elle pas en équilibre? + +Avant de répondre, l'architecte posa son équerre au milieu de la statue, +et laissa pendre le fil à plomb jusqu'au bas du socle. + +--Sire, dit l'architecte en montrant la direction du cordon aux +courtisans, la statue penche d'un pouce au moins vers la droite. + +--J'avais donc raison, messieurs, dit le roi en désignant le duc +d'Antin, qui paraissait moins confus de sa propre défaite que satisfait +de la victoire de Louis XIV. + +--Sire, répondit-il, vous nous pardonnerez de n'avoir pas la rectitude +de votre regard; sinon ce serait nous punir de ne pas vous égaler. + +Les autres courtisans varièrent ce thème élogieux sur toutes les notes, +quoique au fond, eux et le duc d'Antin, le premier, sussent parfaitement +que le faune de Girardon tombait sur le côté d'une manière sensible. La +comédie avait parfaitement réussi. + +Cette supériorité de lumières plaisait au roi, qui prenait pour des +avantages réels sur l'intelligence des autres ces concessions +complaisantes, renouvelées sous mille formes autour de lui. + +Le duc d'Antin, devenu, par cette première flatterie, surintendant des +bâtimens, la reprit souvent avec succès. Dans les _pièces relatives au +siècle de Louis XIV_[D], de Voltaire, on lit (pages 390-391): «Les +chefs-d'oeuvre de sculpture furent prodigués dans ses jardins. Il en +jouissait et les allait voir souvent. J'ai ouï dire à feu M. le duc +d'Antin que, lorsqu'il fut surintendant des bâtimens, il faisait +quelquefois mettre ce qu'on appelle des cales entre les statues et les +socles, afin que, quand le roi viendrait se promener, il s'aperçût que +les statues n'étaient pas droites, et qu'il eût le mérite du coup +d'oeil. En effet, le roi ne manquait pas de trouver le défaut. M. +d'Antin contestait un peu, et ensuite se rendait et faisait redresser la +statue, en avouant avec une surprise affectée combien le roi se +connaissait à tout. Qu'on juge par cela seul combien un roi doit +aisément s'en faire accroire. + +»On sait le trait de courtisan que fit ce même duc d'Antin, lorsque le +roi vint coucher à Petit-Bourg, et qu'ayant trouvé qu'une grande allée +de vieux arbres faisait un mauvais effet, M. d'Antin la fit abattre et +enlever la même nuit; et le roi, à son réveil, n'ayant plus trouvé son +allée, il lui dit: Sire, comment vouliez-vous qu'elle osât paraître +devant vous? elle vous avait déplu. + +»Ce fut le même duc d'Antin, qui, à Fontainebleau, donna au roi et à +madame la duchesse de Bourgogne un spectacle plus singulier, et un +exemple plus frappant du raffinement de la flatterie la plus délicate. +Louis XIV avait témoigné qu'il souhaiterait qu'on abattît quelque jour +un bois entier qui lui ôtait un peu de vue; M. d'Antin fit scier tous +les arbres du bois près de la racine, de façon qu'ils ne tenaient +presque plus; des cordes étaient attachées à chaque corps d'arbre, et +plus de douze cents hommes étaient dans ce bois prêts au moindre signal. +M. d'Antin savait le jour que le roi devait se promener de ce côté avec +toute sa cour; sa majesté ne manqua pas de dire combien ce morceau de +forêt lui déplaisait:--Sire, lui répondit-il, ce bois sera abattu dès +que votre majesté l'aura ordonné.--Vraiment, dit le roi, s'il ne tient +qu'à cela, je l'ordonne, et je voudrais déjà en être défait.--Eh bien, +sire, vous allez l'être.--Il donna un coup de sifflet, et l'on vit +tomber la forêt.--Ah! mesdames, s'écria la duchesse de Bourgogne, si le +roi avait demandé nos têtes, M. d'Antin les ferait tomber de même.» + +La plaisanterie de la duchesse de Bourgogne sur les formes expéditives +du duc d'Antin rappelle singulièrement le bon mot de madame de +Maintenon, le jour où l'allée fut aussi coupée au pied au château de +Petit-Bourg; conformité qui autorise à douter de l'une ou de l'autre +anecdote, si elle n'invite pas à les rejeter toutes deux, malgré le +témoignage de Voltaire. + +L'art de courtisan, dont on s'est moqué avec plus de haine que de +raison, n'était pas, comme on a le tort habituel de le croire, une +infirmité dégradante, un abaissement de l'âme. Sans doute Dangeau était +parfois ridicule par l'excès de son adoration pour Louis XIV, quoique +Dangeau, et son journal même le prouve, fût un écrivain tout aussi +agréable pour son temps qu'il est utile à consulter dans le nôtre; sans +doute le duc d'Antin et le duc de la Feuillade, l'un en sciant au pied +un rideau d'arbres, l'autre en érigeant au roi, au milieu de la place +des Victoires, une colossale statue équestre autour de laquelle des +flambeaux brûlaient toute la nuit, poussèrent trop loin le dévouement +domestique et l'affection privée; mais le sentiment qu'ils gâtaient par +l'exagération mérite une étude, et non du mépris. Cette étiquette, dont +ils se montraient si jaloux et si heureux, n'était pas chose vaine +alors. Comment se classaient les hommes? est-ce par l'intelligence ou +par le rang? Puisque c'est par le rang, rien ne pouvait être inviolable +comme le rang; et l'on ne voit pas pourquoi on n'aurait pas dû avoir +autant de juste vanité à offrir à Marly le bougeoir à Louis XIV qu'on en +a eu plus tard à réclamer dans un plat d'argent les cheveux de Napoléon +quand il se les faisait couper. Or le rang représentait plus de la +moitié du courtisan; le respect et l'affection personnelle, si +nécessaire sous une monarchie absolue, faisaient le reste. Cette +affection valait à la couronne des officiers dévoués au moment de la +guerre et des amis dans le malheur. Le courtisan Turenne se faisait +emporter par un boulet; le courtisan d'Antin envoyait toute son +argenterie à la fonte pour que les soldats de Louis XIV ne mourussent +pas de faim pendant les si désastreuses campagnes de la fin de son +règne. N'altérons pas les idées en déshonorant les noms; ne pas aimer +la monarchie absolue n'oblige pas à méconnaître le fond de son +institution, le caractère de sa langue, la sincérité de son culte. +Qu'eût été Louis XIV sans courtisans? Se le figure-t-on au milieu des +sujets d'un stathouder? A cet esprit de cour, à ce fanatisme pour la +monarchie personnifiée, à cette tendresse, qui ne rougissait pas de +baisser la tête devant le roi, à la condition de la laisser tomber pour +lui dans l'occasion, la France doit une flexibilité de langage +impossible à surpasser, une variété de charmantes formules de +conversation, qui sont à la pensée ce que les feuilles sont au bois d'un +arbre, c'est-à-dire un ensemble touffu, gazouillant, inépuisable, +harmonieux. Sans ces fous de marquis, ces vicomtes débraillés, sans ces +chevaliers galans, dans lesquels nous ne voyons que des courtisans, nous +serions, comme nation civilisée, au niveau des Hollandais pour la +finesse de manières, et des Anglais pour l'élégance du langage: un +siècle en arrière. Quand le roi est la patrie, le monde c'est la cour. + +En 1717, à l'époque de transformation où les hommes d'esprit +commençaient à détrôner, en politique comme en littérature, les fortes +capacités du siècle précédent, un homme de génie, dans toute l'exigeante +acception du mot, Pierre Ier, czar de Moscovie, eut une seconde fois +l'envie de connaître la France. On sait que ce désir avait été +antérieurement éludé par Louis XIV, peu jaloux, dans sa vieillesse +inquiète et sans faste, d'accueillir à sa cour un souverain venant +exprès du fond du nord pour voir de près les magnificences qu'on lui +avait racontées de la cour du grand roi. Mais Louis XIV était mort, +Louis XV était encore enfant, le régent ne haïssait pas la +représentation, et d'ailleurs le czar avait depuis Louis XIV étendu une +illustration sans exemple d'un bout de l'Europe aux extrémités de +l'Asie: son projet devait se réaliser. Après avoir voyagé en Hollande, +en Allemagne et en Angleterre, il ne pouvait trouver d'obstacle sérieux +à voir la France, alors plus fermement qu'aujourd'hui encore placée à la +tête des nations civilisées. + +Pour la première fois peut-être, un monarque sortait de ses états +lointains, non par un vain désir de voir et d'être vu, mais pour +s'instruire dans les arts utiles au commerce et à la navigation, deux +grandes, deux fécondes passions du fondateur de l'empire russe. + +Dunkerque fut le port où, le 21 mai 1717, descendit Pierre Ier, +accompagné de sa suite. Pour le recevoir dignement, le régent avait mis +à sa disposition des fourgons, des carrosses en très-grand nombre, les +plus riches équipages du roi, avec ordre de traiter le czar comme le +roi lui-même. Le marquis de Nesle se présenta à lui à Calais pour lui +faire les honneurs du voyage jusqu'à Beaumont, d'où le maréchal de Tessé +devait l'escorter jusqu'à Paris. Cette déférence parut naturelle au +czar; et, pendant toute sa résidence dans la capitale, il ne se montra +jamais surpris du cérémonial outré dont on usa envers lui. + +«Ce prince, dit une relation historique dédiée au czar lui-même, et +écrite par l'auteur du nouveau _Mercure François_, arriva à Paris entre +neuf et dix heures du soir, le roy étant déjà couché. Il fut surpris de +voir les rues Saint-Denis et Saint-Honoré toutes illuminées, avec un +peuple infini qui occupoit les fenêtres et les passages.» + +Quoique ses appartemens eussent été dressés au Louvre avec une +somptuosité digne de son rang, on jugea, et ce fut fort à propos, de lui +tenir prêt l'hôtel de Lesdiguières, appartenant au maréchal de Villeroi. +On supposa que le czar serait plus à l'aise qu'au Louvre dans un hôtel +exclusivement dévolu à lui seul. Ainsi qu'il avait été réglé, le +maréchal de Tessé, qui avait rencontré Pierre Ier à Beaumont, +l'accompagna jusqu'à Paris, et lui servit d'introducteur au Louvre le +soir du même jour, vers neuf heures. Les marbres, les lumières répandues +à l'excès dans les appartemens, les girandoles de cristal, jouant, +tournant et miroitant à ses yeux, les dorures des plafonds et des +portes, les couleurs cramoisies des tapisseries, le fatiguèrent à tel +point, qu'il voulut s'en aller tout de suite à l'hôtel de Lesdiguières. +«Étant entré dans la salle (une des salles du Louvre), où il trouva deux +tables de soixante couverts chacune, en gras et en maigre, il les +considéra, et demanda un morceau de pain et des raves, goûta à cinq ou +six sortes de vins, but deux gobelets de bière, qu'il aime beaucoup, et +jetant les yeux sur la foule de seigneurs et autres personnes dont les +appartemens étoient pleins, il pria M. le maréchal de Tessé de le faire +conduire à l'hostel de Lesdiguières, proche l'Arsenal.» On avait encore +trop richement orné cet hôtel pour ses goûts d'une simplicité austère. +Dédaignant les meubles opulens placés par l'ordre du régent, et surtout +le lit d'or et de soie qui lui était destiné, il fit porter et préparer +son lit de camp, et s'y coucha à demi habillé, comme il en usait à +l'armée. C'était à cet empereur sauvage que le seigneur le plus délicat +de la cour avait prêté son riche, son magnifique hôtel. + +Sa personne était en analogie parfaite avec son esprit; la rudesse et +l'intelligence marquaient sa physionomie et ses actions. Grand, maigre, +mais bien pris, l'oeil noir asiatique, le teint animé, rougeâtre +comme la glace au soleil, il avait par momens des irritations nerveuses +dont tous les angles et les muscles faciaux étaient émus. S'il +s'apercevait de sa contraction, il la domptait et l'effaçait sous un +sourire affecté, mais plein de grâce. + +«Le même jour, le czar étant sorti à cinq heures du matin dans un +carrosse à deux chevaux seulement, il alla à l'Arsenal, à la +Place-Royale, dont il fit le tour; ensuite à la place des Victoires, +qu'il dessina, et y lut les inscriptions; et de là à la place de +Louis-le-Grand, dont il admira la statue équestre. Il s'arrêta chez le +charpentier du roi, vit travailler ses ouvriers, et travailla avec eux, +s'informant du nom et de l'usage des outils différens; il descendit +aussi chez le menuisier du roi, où il fit ses observations. Ce monarque +avoit prié le jour précédent M. le duc d'Antin de lui fournir une +description de tout ce qu'il y avoit de plus curieux à Paris: deux +heures après, ce seigneur lui apporta un cahier proprement relié, qui +contenoit toutes les raretés de cette grande ville; il le reçut sans +l'examiner; mais, l'ayant ouvert, il fut agréablement surpris de le voir +traduit en langue esclavonne, et s'écria qu'il n'y avoit qu'un François +capable de cette politesse. + +»M. le duc d'Antin accompagna le czar à l'académie royale de Peinture et +de Sculpture, où M. Coypel, peintre célèbre, eut l'honneur de lui +expliquer tous les sujets différens qui méritent quelques observations. + +»Le 16, le czar se rendit aux Invalides à l'heure du dîner. Il salua en +particulier tous les officiers, et leur fit l'honneur de les nommer ses +camarades.» + +On connaît son costume: perruque sans poudre, habit sombre, point de +dentelles; jamais de gants. + +Son appétit était primitif comme ses manières: il mangeait énormément, +buvait davantage; il buvait toujours. Sa suite aurait cru lui faire +injure en affectant de la sobriété. Son aumônier seul le surpassait en +intempérance. + +Et cependant ce prince, trivial jusqu'à passer des journées entières +avec des maçons, à partager leurs travaux, méprisant à un degré presque +puéril l'éclat du luxe, la mollesse de notre vie intérieure, le +relâchement de nos habitudes, était d'un despotisme presque raffiné sur +l'étiquette, d'une tyrannie subtile sur les questions de préséance. +C'était un ours tombé dans l'habit d'un marquis; un ours poudré. + +On est émerveillé de la docilité du régent à condescendre à toutes les +servilités d'une étiquette qui, apparemment, voulait que le prince +visité fût le laquais du prince visiteur. Le czar prétend ne mettre le +pied hors de son hôtel de Lesdiguières qu'après avoir été salué par le +duc d'Orléans, et le duc d'Orléans s'empresse de se rendre au caprice du +czar, lequel fait deux pas en avant, tourne le dos, et passe le premier +dans un cabinet où il s'assied au haut bout. A l'Opéra, le czar a soif, +le duc d'Orléans se lève, va chercher de la bière, et en offre un verre +dans une soucoupe; quand le czar a bu, il prend une serviette des mains +du duc d'Orléans et s'essuie les lèvres. Le czar nous coûtait six cents +écus par jour, y compris le service du duc d'Orléans. + +Nous passons sur une foule de traits qui décelèrent le caractère du czar +pendant son séjour à Paris, pour mentionner un événement de la fête dont +il fut le héros chez le duc d'Antin à Petit-Bourg. + +«Le 30 de mars, M. le duc d'Antin engagea ce prince à aller dîner à +Petit-Bourg, d'où il a dû se rendre à Fontainebleau, tout étant disposé +pour l'y recevoir, et pour lui donner successivement le plaisir de la +chasse du loup, du cerf et du sanglier. + +»Il s'en faut beaucoup que les voyages des empereurs Charles IV, +Sigismond, et Charles V, en France, aient eu une célébrité comparable à +celle du séjour qu'y fit Pierre-le-Grand. Ces empereurs n'y vinrent que +par des intérêts de politique, et n'y parurent pas dans un temps où les +arts perfectionnés pussent faire de leur voyage une époque mémorable; +mais quand Pierre-le-Grand alla dîner chez le duc d'Antin, dans le +palais de Petit-Bourg, à trois lieues de Paris, et qu'à la fin du repas +il vit son portrait, qu'on venait de peindre, placé tout d'un coup dans +la salle, il sentit que les Français savaient mieux qu'aucun peuple du +monde recevoir un hôte si digne.» (_Histoire de Russie_, part. II, chap. +VIII, p. 336, édition Delangle.) + +Ni Voltaire, que nous citons, ni Saint-Simon et Dangeau, à qui nous +empruntons souvent, ne parlent de ce voyage du czar en France avec la +minutieuse fidélité du _Mercure_, quoique tous les trois affectent +l'ordre chronologique le plus absolu dans leur récit. A notre avis, _le +Mercure_ est la meilleure source où l'on doive puiser quand on a besoin +de connaître les événemens du temps de Louis XIV, du régent et de Louis +XV. Ce mérite, il n'est pas besoin de le dire, n'est relevé ni par celui +du style ni par celui d'un esprit de critique même au niveau de la +liberté fort restreinte de l'époque. Père du journalisme, _le Mercure_ a +débuté par la naïveté, et le journalisme est, je crois, maintenant assez +éloigné de son origine. + +Nous détacherons encore de cet excellent recueil quelques lignes +instructives parmi celles qui sont consacrées au séjour du czar à Paris. + +«Le dimanche, 30 du passé, le czar arriva de bonne heure à +_Petit-Bourg_, où M. le duc d'Antin lui fit servir un dîner magnifique, +après lequel il alla coucher à Fontainebleau. Le lendemain, il courut le +cerf avec l'équipage du roi, et monta les chevaux de M. le comte de +Toulouse, qui se trouva à cette chasse; elle fut si vive, que le cerf +fut forcé en moins d'une heure et demie. Le czar, qui n'avoit jamais +pris ce plaisir royal, en parut fort content, et fit à M. le comte de +Toulouse toutes les honnêtetés imaginables. + +»Il revint coucher à Petit-Bourg, où M. le duc d'Antin le reçut aussi +magnifiquement que la veille, quoique ce retour fût imprévu. Après avoir +parcouru les jardins et la terrasse qui sert de barrière à la Seine, il +entra le 1er juin dans une gondole, qui le ramena à Paris avec toute +sa cour, qui le suivoit dans d'autres bateaux. Il s'arrêta à Choisy, où +il fut accueilli par madame la princesse de Conti, douairière, qui doit +y séjourner tout l'été; il vit les jardins et les appartemens: s'y étant +rafraîchi, il continua son chemin en gondole, et ayant traversé tous les +ponts de Paris, il vint descendre à l'abreuvoir, au-dessous de la porte +de la Conférence; il monta en carrosse, et, passant sur les remparts de +la ville, il alla chez un artificier où il acheta une grande quantité de +fusées et de pétards qu'il voulut tirer lui-même dans le jardin de +l'hôtel de Lesdiguières.» + +Quelque curieux que soit le reste du récit, il s'éloigne trop de notre +sujet pour que nous le transcrivions ici. Nous ne racontons pas la vie +du czar Pierre, mais un jour, quelques heures de sa vie, passées au +château dont nous nous sommes constitué l'historien. + +Louis XV ne fut pas moins porté que son grand-aïeul à combler les +vacances du trône par le plaisir, la variété des fêtes, les petits +soupers, créés sous son règne et dans son palais même, et par mille +voluptés dont les raffinemens augmentèrent avec sa vieillesse. Entre +autres goûts, il avait aussi le goût de la chasse, à l'exemple de +presque tous ses prédécesseurs. Ce plaisir était pour lui d'autant plus +vif qu'il était l'occasion de deux autres auxquels il tenait beaucoup. +Quand il avait chassé, il mangeait mieux, il aimait davantage, ou bien +il mangeait davantage et il aimait mieux. Cette manière d'être étant +passée en habitude chez Louis XV, et en principe chez les courtisans, +serviteurs discrets de ses désirs, il trouvait toujours, après la +chasse, au château où il daignait descendre, un souper des plus fins, et +pour convives les plus jolies et les plus spirituelles femmes de la +noblesse française; et ceci se prolongeait sans lacune jusqu'à l'heure +de quelque sérieuse maladie arrivant avec son cortége noir de médecins +et de prêtres. Alors la favorite était congédiée pendant tout le règne +de la fièvre, ce qui à beaucoup de gens ne paraîtra pas un grand +sacrifice fait à la religion. + +La forêt où Louis XV aimait le plus à chasser était celle de Sénart; +c'est du moins dans la forêt de Sénart que le _Mercure galant_, ce +journal si précieux à consulter, nous le montre le plus souvent à la +poursuite du chevreuil et du cerf. Deux châteaux le recevaient de +préférence aux autres sur la rive droite et sur la rive gauche de la +Seine, celui de Soisy-sous-Étiolles et celui de Petit-Bourg. + +Heureux d'y prolonger un délassement plein de charmes, il n'en partait +qu'aux deux tiers de la nuit, quand il n'y restait pas jusqu'au matin, +circonstance plus rare; car il fallait traverser Paris au milieu des +interprétations indiscrètes des bons bourgeois éveillés. + +Parfaitement dociles aux caprices de Louis XV et récompensés selon leur +zèle spécial, plus facile à définir qu'à justifier, les courtisans d'un +certain esprit et d'un certain naturel avaient la haute direction des +plaisirs clandestins du roi. La peine n'était pas perdue; il s'est créé +beaucoup de duchés-pairies à cette époque dont le faubourg +Saint-Germain sait l'origine. Ces amis du roi ne laissaient jamais +manquer ses repos de chasse des objets d'affection qu'il avait contracté +l'habitude d'y rencontrer. Tous d'ailleurs n'affectaient pas les mêmes +facultés ingénieuses. Les uns, le précédant de quelques heures, savaient +donner aux mets du festin une physionomie nouvelle, séduisante, +irrésistible; leurs mains savantes plaçaient les bougies dans l'endroit +le plus favorable à l'éclat des beautés cueillies pour la soirée. +D'autres excellaient dans le mystère; leur science était profonde à +faire paraître sur les pas du roi, et comme par le plus grand des +hasards, quelque jeune paysanne oubliée comme une fraise au bord d'une +allée du bois. Le roi prenait et savourait la fraise. Le lendemain, +c'était une moissonneuse égarée loin du sillon, ou une batelière +endormie au fond de son bac. La fraise, la batelière et la moissonneuse +n'avaient pas toujours une naissance fort rurale, mais les rois n'y +regardent pas de si près; d'ailleurs Louis XV ne perdait pas le temps en +observation. + +Or, un soir d'automne, Louis XV, en revenant de la chasse, alla souper +comme de coutume au château de Petit-Bourg. La nuit était belle sans +être éclairée par la lune; c'était la pureté sombre d'un ciel étoilé. +Malgré la licence acidulée des propos, le piquant des anecdotes, la +douce ivresse du vin de Champagne, le roi se leva pour sortir. Un signe +avait averti ses compagnons de chasse de ne pas se déranger pour le +suivre. Apparemment il souhaitait d'être seul. On eut l'air de ne pas +comprendre le motif de cette absence, expliquée cependant par une foule +d'absences semblables. C'était le moment où d'ordinaire le roi se +heurtait dans l'ombre à quelque délicieuse surprise. + +Les joues en feu, le pied leste, l'oreille pourpre, il traversait la +dernière pièce qui ouvre sur la terrasse, quand il vit se lever d'un +fauteuil où elle était soucieusement assise une dame qu'il n'avait pas +aperçue au souper. C'était la comtesse de Mailly, sa favorite, une des +cinq charmantes filles du marquis de Nesle. Le roi fut fort étonné de sa +présence, qui n'était pas assurément pour lui la rencontre désirée. +Depuis quelques années, madame de Mailly pouvait difficilement +surprendre Louis XV. + +Sans donner au roi le temps de l'interroger, elle lui dit, avec le ton +d'autorité que les femmes emploient d'ordinaire lorsqu'elles n'ont plus +aucune autorité, qu'elle avait appris avec étonnement (avec indignation, +elle aurait voulu dire) que la place vacante de dame d'honneur de la +reine allait être accordée à une autre qu'elle, comtesse de Mailly, +aimée du roi. Cela était douloureux à penser, honteux à croire, absurde +à supposer. + +Poli autant que la comtesse de Mailly était sourdement irritée, le roi +lui répondit que la reine n'avait encore rien décidé à cet égard. +C'était une chose prématurée ou plutôt remise. A coup sûr, ses droits ne +seraient pas oubliés dès qu'on songerait à donner l'emploi à quelqu'un. + +Après avoir égrainé quelques autres phrases gracieuses, le roi baisa la +main à la comtesse. + +Il veut être seul, pensa madame de Mailly; la trahison s'achève. Une +femme l'attend dans le parc. Mon règne est passé. + +Elle ne se trompait guère. Le roi n'avait plus pour elle que +l'attachement banal de l'habitude, si aisé à rompre, surtout à la cour. + +La comtesse de Mailly marcha prudemment derrière les pas du roi en +frôlant les premières haies du parterre; bientôt elle fut comme lui dans +l'épaisseur du parc. Sa curiosité ne tarda pas à être satisfaite: ses +prévisions l'avaient bien servie. + +Bientôt elle entendit dans l'allée voisine des pas doubles sur le gazon +et deux voix qui se répondaient sous l'ombre des tilleuls. Elle écouta +de toutes les forces concentrées de son attention, le coeur palpitant, +l'oreille collée au mur de feuillage qui la cachait. + +Le roi disait: Vous êtes bien belle, mademoiselle: pourquoi ne +brilleriez-vous pas à la cour, où vous seriez l'admiration de tout le +monde et mon adoration secrète? Venez-y! votre place y est marquée. La +reine a besoin d'une dame d'honneur; l'emploi vous sera offert demain, +acceptez-le pour l'amour de moi. + +Il y eut un silence et le froissement d'un baiser sur un gant. + +Madame la comtesse de Mailly fut blessée au coeur par le dard de +l'ambition et de la jalousie. Honte et douleur! elle avait reconnu la +femme à qui le roi avait ainsi parlé. + +Après d'autres dialogues de plus en plus vifs, le couple se sépara +brusquement: un bruit s'était fait entendre. Le roi passa d'un côté, sa +compagne de l'autre. Madame de Mailly suivit les pas du roi. + +La surprise est charmante, en effet, pensa le roi; mais quelle est cette +ombre qui se dirige vers moi en agitant un éventail? C'est jour de +bonheur aujourd'hui. On dirait madame de Lauraguais à sa démarche. + +--Madame de Lauraguais! s'écria le roi. Excusez mon étonnement, madame, +je n'aurais jamais osé compter sur une aussi ravissante rencontre. + +--Madame de Lauraguais! murmura la comtesse de Mailly en déchirant la +petite dentelle de son gant. Elle aussi! + +--Je suis effrayée, sire... + +--Remettez-vous, madame la duchesse, reposez-vous sur mon bras; qui vous +trouble ainsi? + +--Je me suis rencontrée, sire, avec une personne sans doute de votre +connaissance, là-bas au bout du parc. Nous nous sommes coudoyées. C'est +une femme. + +--Une femme! pensa le roi: une troisième? Mes amis ont eu trop de zèle. +Chacun d'eux aurait dû prendre son jour. + +--Ne pensez pas à cela, dit le roi à la duchesse, n'écoutez que ma +reconnaissance. Vous êtes divine d'avoir consenti à vous promener ce +soir dans ce parc; que je vous remercie et que je vous aime! + +--Encore une qu'il aime! dit tout bas la comtesse de Mailly. + +--Encore une qu'il aime! disait aussi tout bas à quelques pas plus loin +la première dame par qui Louis XV avait été abordé en pénétrant dans le +parc. + +--Sire, dit ensuite la duchesse de Lauraguais, vous m'aimez moins que +vous ne me l'assurez. + +--Et pourquoi cela, je vous prie, belle duchesse? + +--Vous avez promis la place d'honneur à ma soeur Louise, la comtesse +de Mailly; on le dit du moins dans le monde. + +--Le monde est dans l'erreur. + +--Et l'on ajoute que vous la donnerez pourtant à ma soeur Félicité. + +--Autre invention! + +--On connaît déjà ma chute, pensa douloureusement madame de Mailly: on +me remplace publiquement dans le coeur du roi par ma soeur! + +--Voilà qui est loyal de la part d'une soeur cadette, dit à elle-même +celle que madame la duchesse de Lauraguais désignait sous le nom de +Félicité. + +--Et qui donc aura la place de dame d'honneur? demanda la duchesse de +Lauraguais, qui, avec infiniment moins de beauté et d'esprit que ses +deux soeurs, avait toute l'étourderie de son extrême jeunesse. + +--Devinez, répondit le roi en lui enlevant une épingle d'or de sa petite +perruque galamment poudrée. + +--Et votre majesté voudrait-elle bien me dispenser de deviner le motif +pour lequel il m'a été fait violence? s'écria tout-à-coup une quatrième +femme en se jetant sur le passage du roi, renversé par cette apparition. +On devine que la duchesse de Lauraguais n'était plus là. + +--Oui! votre majesté serait-elle assez généreuse pour m'expliquer le +motif de ma présence ici, quand rien, j'ose le dire, ne m'a fait +solliciter cet honneur? + +--Encore un zélé maladroit, pensa Louis XV. Il paraît qu'on m'aura +entendu louer les attraits de la marquise de Flavacourt, et voilà qu'on +la conduit par force à mon souper de Petit-Bourg! Je suis trop bien +servi aujourd'hui. + +--Madame la marquise, répondit le roi, peu habitué à se déconcerter dans +les aventures de ce caractère, on aura commis une erreur dont je +rechercherai la cause, quoique, je l'avoue, il me soit pénible de m'en +plaindre. + +--Des hommes ont renversé mon cocher, un d'eux s'est emparé du siége, et +j'ai été menée à ce château, dans ce parc. Je suis une de Nesle, +marquise de Flavacourt! + +--Je vais vous faire reconduire chez vous, madame la marquise, avec tous +les honneurs respectueux dus à votre personne. Mes valets vous +escorteront avec des flambeaux. + +--Ces marques de respect, sire, me touchent beaucoup; mais ce trop +d'honneur obtenu pourrait m'en faire perdre davantage. Permettez que je +me retire sans bruit, et satisfaite de la réparation que votre majesté +daigne me donner. + +--Je vous dois encore quelque faveur plus grande, charmante marquise, +reprit Louis XV, qui, revenant à la galanterie malgré sa dignité +affectée, ignorait qu'auprès de lui la comtesse de Mailly, et ses deux +soeurs, celle qui devait être bientôt la comtesse de Vintimille et la +duchesse de Lauraguais, trois femmes! l'écoutaient avec un égal dépit et +un désir égal de voir comment le roi et la marquise de Flavacourt se +sépareraient. + +--Sire, je n'attends de votre majesté qu'une grâce, celle de me +permettre de ne point accepter la proposition qui m'a été faite +aujourd'hui par la reine. + +--Parlez! + +--Depuis long-temps, sire, j'avais renoncé à paraître à la cour, et vous +savez pour quelle raison je n'ai pas déguisé ma répugnance. Ma soeur +la comtesse de Mailly n'est pas votre femme. Aujourd'hui la reine +m'offre la place de dame d'honneur, et je me trouve brutalement traînée +à Petit-Bourg: souffrez que je n'interprète pas cette double +circonstance. Je penserais que le choix de la reine a été mis à prix par +certains favoris, sans consulter ni votre majesté, ni la reine, ni moi. +Maintenant je profite de votre permission, et me retire. + +Et les trois autres femmes cachées dans l'ombre de dire: + +La comtesse de Mailly: C'est fini! On conspire contre moi. Me remplacer +par ma soeur Hortense! Et le roi qui a de l'affection pour toutes les +trois? + +La future duchesse de Vintimille murmurait: Si ma soeur, la comtesse +de Mailly, entendait cela! + +Et si mes soeurs les comtesses de Vintimille et de Mailly étaient ici! +disait madame de Lauraguais. + +--Adieu donc, madame la marquise! dit le roi à madame de Flavacourt, et +croyez bien en partant que c'est moi qui ai couru le plus grand danger. + +Cette dernière conversation avait ramené le roi et madame de Flavacourt +tout près du château. Tandis que celle-ci allait regagner la grande +allée qui aboutit à la grille placée sur le chemin de Fontainebleau, et +que le roi foulait déjà les marches du perron, des hommes portant des +flambeaux paraissent au seuil de la porte, et au milieu d'eux ils +laissent voir tous les gentilshommes et toutes les dames du souper. On +venait lui présenter la belle duchesse de Châteauroux, qui accourait de +Paris pour remercier le roi d'avoir contribué à la faire nommer dame +d'honneur de la reine. + +Et les cinq soeurs se trouvèrent en présence: la comtesse de Mailly, +sa soeur Félicité, plus tard comtesse de Vintimille, la duchesse de +Lauraguais, la marquise de Flavacourt et la duchesse de Châteauroux, +toutes les cinq filles du marquis de Nesle. + +Louis XV aima les cinq soeurs. On dit qu'il ne fut aimé que de quatre; +la cinquième, la marquise de Flavacourt, résista au roi. C'est la seule +dont l'histoire ne se soit pas occupée. + +La possession de Petit-Bourg par madame la duchesse de Bourbon se +rattache à une date peu éloignée de 1750. Jusqu'à la révolution +française, cette princesse, aussi douce, aussi bonne qu'aimable et que +jolie, ajouterons-nous, si nous nous en rapportons à la mémoire fort +complaisante pour nous de quelques gentilshommes du temps, résida +fréquemment dans ce château, où sa piété mystique s'exaltait sans +obstacles jusqu'aux plus profondes sphères de la rêverie. + +Fille du duc d'Orléans, le petit-fils du régent, elle avait épousé le +duc de Bourbon, celui dont la fin tragique n'a cessé d'être un problème +que pour la justice des tribunaux. La vie de cette femme élevée exercera +un jour la plume curieuse de ces bons esprits investigateurs qui +relèvent tous les passés de quelque prix et les remettent en honneur. Sa +jeunesse ne serait pas la page sérieuse. En 1778, on était peu sérieux +encore, et la duchesse n'avait pas vingt ans. Un excès de jalousie lui +souffle la mauvaise pensée d'aller au bal de l'Opéra, le mardi gras de +1778. Elle y va pour railler sous le masque madame de Can..., aimée +autrefois, aimée encore peut-être du duc de Bourbon. Ce soir-là, M. le +comte d'Artois donnait le bras à madame de Can... Tous trois étaient +masqués; tous trois se reconnaissent pourtant. Double jalousie au +coeur de la duchesse, qui avait été favorablement remarquée, il y +avait peu d'années encore, par le comte. Elle poursuit madame de Can..., +l'embarrasse, la mortifie, la torture si bien, que la victime du bal +abandonne de honte le bras de son cavalier et se perd dans la foule. La +partie ne resta plus engagée qu'entre la duchesse de Bourbon et le comte +d'Artois. Poussant l'esprit un peu au-delà des bornes permises, la +duchesse s'oublia au point d'enlever le masque au sérénissime +interlocuteur. Irrité, le comte d'Artois arrache alors celui de madame +de Bourbon et le lui lance tout broyé au visage. C'était un soufflet. + +Les suites de ce scandale remuèrent la cour et la ville. La cour fut en +apparence pour le comte d'Artois, la ville ouvertement pour le duc de +Bourbon. Un moment eut lieu où la bravoure du frère du roi fut +cruellement mise en doute; affront immérité, ainsi que l'événement le +prouva. + +«Contez-moi donc comment cela s'est passé.--(Mémoires du baron de +Besenval.) + +»Ce matin, me répondit le chevalier de Crussol, avant de partir de +Versailles, j'ai fait mettre en secret, sous un coussin de la voiture, +sa meilleure épée. Quand nous sommes arrivés à la Porte-des-Princes +(bois de Boulogne), où nous devions monter à cheval, j'ai aperçu M. le +duc de Bourbon à pied, avec assez de monde autour de lui. Dès que M. le +comte d'Artois l'a vu, il a sauté à terre, et allant droit à lui, il lui +a dit en souriant: _Monsieur, le public prétend que nous nous +cherchons_. + +»M. le duc de Bourbon a répondu en ôtant son chapeau: _Monsieur, je suis +ici pour recevoir vos ordres_.--_Pour exécuter les vôtres_, a repris M. +le comte d'Artois, _il faut que vous me permettiez d'aller à ma +voiture_; et étant retourné à son carrosse, il y a pris son épée; +ensuite il a rejoint M. le duc de Bourbon. + +»Les éperons ôtés, M. le duc de Bourbon a demandé la permission à M. le +comte d'Artois d'ôter son habit, sous prétexte qu'il le gênait. M. le +comte d'Artois a jeté le sien, et l'un et l'autre ayant la poitrine +découverte, ils ont commencé à se battre. M. le duc de Bourbon a +chancelé, et j'ai perdu de vue la pointe de l'épée de M. le comte +d'Artois, qui apparemment a passé sous le bras de M. le duc de Bourbon. +_Un moment, messieurs_, leur ai-je dit, _en voilà quatre fois plus qu'il +n'en faut pour le fond de la querelle_. + +»_Ce n'est pas à moi à avoir un avis_, a repris M. le comte d'Artois. +_C'est à M. le duc de Bourbon à dire ce qu'il veut: je suis ici à ses +ordres_. + +»Monsieur, a répliqué M. le duc de Bourbon en adressant la parole à M. +le comte d'Artois et en baissant la pointe de son épée, _je suis pénétré +de reconnaissance de vos bontés, et je n'oublierai jamais l'honneur que +vous m'avez fait_. + +»M. le comte d'Artois ayant ouvert ses bras, a couru l'embrasser, et +tout a été dit.» + +Les préliminaires de ce duel royal entre le duc de Bourbon et le comte +d'Artois sont la plus agréable partie des Mémoires du baron de Besenval, +qui s'y montre du reste fort peu partisan des opinions philosophiques de +la duchesse de Bourbon. + +Ce furent ces opinions, mais passées à l'état mystique le plus éthéré, +qui lièrent d'une sympathie tendre le Swedenborgiste Saint-Martin et la +duchesse de Bourbon. Leur intimité commença avant la révolution, la +traversa malgré les distances et l'exil, et se rétablit après la grande +tourmente. Le sublime métaphysicien, cet homme rare dont les écrits ne +sont pas connus de cent personnes en France, et qui aura un jour une +impérissable célébrité, allait répandre dans le parc silencieux de +Petit-Bourg ses harmonieuses doctrines, que recueillaient le marquis de +Lusignan, le maréchal de Richelieu, le chevalier de Boufflers, et +surtout la duchesse de Bourbon. C'est là que fut expliquée pour la +première fois en France la parole apocalyptique de Jacob Boehm. Ainsi, +il était écrit que les gens de qualité faciliteraient le passage à tous +les grands courans d'idées affluant de toutes parts vers Paris. Un +marquis protégeait le magnétisme, des barons et des ducs allaient +transformer les états-généraux en constituante, c'est-à-dire la +monarchie en république; une duchesse, un chevalier, un maréchal, se +passionnaient pour les plus larges écarts de l'instinct religieux. + +Parmi les milliers de formes politiques enfantées par les exubérantes +imaginations de l'époque, on ne doit pas oublier celle de la duchesse de +Bourbon: 1º Rendre les hommes vertueux et libres; 2º qu'ils aient tous +le nécessaire pour vivre; 3º qu'il n'y ait de distinction parmi eux que +celles que doivent établir la vertu, l'esprit, les talens et +l'éducation; 4º donner à chaque homme les moyens de parvenir au degré +que ses facultés naturelles pourraient lui permettre; 5º qu'il y ait +liberté de religion; 6º _qu'il soit honteux d'être riche et de se +mettre au-dessus des autres_; 7º que celui qui reçoit salaire doive +obéissance à celui qui le paie; 8º que la vieillesse soit honneur pour +les jeunes gens; que la convenance des coeurs dicte les mariages; 9º +que tous les états soient également honorables et honorés; 10º que la +loi punisse le crime sans donner la mort; 11º que les juges soient +irrécusables; 12º que tous les citoyens soient nés soldats; 13º être +frugal et simple; 14º pour y parvenir, que ceux qui gouvernent donnent +l'exemple de toutes les vertus; 15º que le choix des magistrats soit +fait par le peuple d'après une liste faite par les ministres du culte, +que je suppose des êtres divins; 16º quant au mode de gouvernement, je +n'ai point d'idée sur cela; mais en mettant en vigueur les règles que je +viens d'établir, il serait bon, quel qu'il puisse être[E]. + +Voilà ce que pensaient, à l'extrême fin du dix-septième siècle, et ce +qu'osaient écrire les gens de cour, une duchesse de Bourbon, une +princesse de sang royal. + +Soit qu'en se rapprochant de la funeste réalisation de son système, la +duchesse de Bourbon finît par en comprendre les dangers, soit que +Saint-Martin eût pris de plus en plus de l'empire sur ses idées, elle se +renferma dans son mysticisme derrière ses beaux arbres de Petit-Bourg, +d'où la révolution ne devait pas tarder à l'exiler, et tête-à-tête avec +le grand, l'immortel illuminé d'Amboise, elle écrivit sur la religion et +le monde invisible. C'est à cette série d'écrits que Saint-Martin +répondait de Lyon en 1793, par la publication de son _Ecce homo, ou le +nouvel homme_; réfutation aimante, tendre, pleine d'inspirations +voilées, mais allant au coeur et à la persuasion par on ne sait quel +chemin; c'est par ces mots, adressés comme tout le reste du livre à la +duchesse de Bourbon, que Saint-Martin termine son Ecce homo: + +«Ne te donne point de relâche que cette ville sainte ne soit rebâtie en +toi, telle qu'elle aurait dû toujours y subsister, si le crime ne +l'avait renversée, et souviens-toi que le sanctuaire invisible où notre +Dieu se plaît d'être honoré, que le culte, les illuminations, qu'enfin +toutes les merveilles de la Jérusalem céleste peuvent se retrouver +encore aujourd'hui dans le coeur du nouvel homme, puisqu'elles y ont +existé dès l'origine.» + +Rien n'est plus clair que ces paroles quand on s'est un peu brisé au +langage des illuminés, hommes sur lesquels le dernier mot n'a pas été +dit. Ils auront encore un jour dans les siècles; mais qu'on juge de +l'attachement plus qu'humain qui s'était formé entre la duchesse de +Bourbon et Saint-Martin par cette réflexion du saint Jean de +l'illuminisme: + +«Il y a deux êtres dans le monde en présence desquels Dieu m'a aimé; +aussi, quoique l'un fût une femme (M. B.), j'ai pu les aimer tous deux +aussi purement que j'aime Dieu, et par conséquent les aimer en présence +de Dieu, et il n'y a que de cette manière-là que l'on doive s'aimer, si +l'on veut que les amitiés soient durables.» Tout est mystérieux dans la +vie et dans la mort de cet homme extraordinaire. Il prédit la minute de +sa mort, quoique en parfaite santé au moment de sa prophétie; sûr de ce +qui devait arriver, il alla déjeuner chez un de ses amis, ancien +sénateur, causa jusqu'au dessert; puis il se leva pour se reposer dans +une autre pièce; là, il s'assit dans un fauteuil, regarda le ciel et +mourut. C'était le 13 octobre 1803. + +Si nous n'avons pas cité les marquis de Poyanne et de Raye, l'un et +l'autre possesseurs de Petit-Bourg avant madame la duchesse de Bourbon, +ce n'est point par oubli, mais bien à cause de la stérilité des +recherches que nous avons faites. Nous avons découvert seulement que le +marquis de Raye réunit à la seigneurie le domaine de Neufbourg. + +La révolution ayant dépouillé la duchesse de Bourbon de ses propriétés, +le château de Petit-Bourg fut acquis à la nation, terrible châtelaine. +Il est juste cependant de constater que la république ne mit, contre son +usage, aucune filature de coton dans les salons à chicorée et à +coquilles d'or. + +Un acquéreur se présenta dans ces temps orageux, et sauva Petit-Bourg +d'un abandon qui, en se prolongeant, eût été aussi funeste qu'une +dégradation violente. M. Perrin, fermier des jeux, acheta le château à +la nation. Sans porter une curiosité indiscrète dans ce dernier contrat +de vente, il faut croire aux bons souvenirs que M. Perrin a laissés dans +la commune. C'est à ce propriétaire que M. Aguado acheta Petit-Bourg en +1827. + +En 1814, Petit-Bourg fut occupé par le prince de Schwartzenberg, +commandant en chef des armées alliées, réunies contre la France. Il y +établit son quartier-général; de cette position, il observait les +mouvemens de Paris et de Fontainebleau, où se faisaient et se +défaisaient les grands événemens historiques du moment; on avait logé +dans les propriétés voisines les principaux officiers autrichiens, +bavarois et prussiens. Les soldats s'étaient établis dans les bourgs et +villages des environs, et en si grand nombre, que beaucoup de familles +avaient été forcées d'en recevoir jusqu'à vingt; impôt écrasant, +inévitable, odieux; mais c'était la guerre. Quelque sévère que fût la +discipline en vigueur parmi les troupes coalisées, il se commettait +chaque jour, chaque heure, des actes de violence. Un jour, un champ +était dévasté par le pas des chevaux; un autre jour, des arbres étaient +coupés dans un parc, afin d'avoir du bois en quantité suffisante pour +faire cuire ces énormes morceaux de boeuf encore présens à la mémoire +de la génération envahie. Et que de légumes volés! que de fruits +emportés avant la maturité, luxe dont se moquaient les cosaques! que de +petits pillages autour d'une ferme! oeufs, poules, poulets; rien n'est +filou comme un vainqueur. Tout est égal d'ailleurs; un royaume conquis, +c'est un gros oeuf volé; une poule volée, c'est un petit royaume +conquis. La campagne de France fut mortelle à nos propriétés rurales; +tantôt livrées sans défense à la rage affamée des alliés, tantôt +occupées par les Français reprenant l'avantage ou battant en retraite. +Telle ferme de la Champagne a été deux fois en un jour prise par les +Français et par les Prussiens. + +Il vint un moment, pendant l'occupation étrangère, où les habitans +n'osaient plus se plaindre aux chefs, tant la législation militaire +était terrible contre le soldat délinquant: le fouet jusqu'au sang, +jusqu'aux os, pour un léger vol; la mort pour une faute plus grave. Par +humanité, on aimait mieux endurer la perte d'un mouton ou de quelques +livres de fruits que de faire passer par les armes le malheureux +maraudeur. + +Cependant un vol fut commis si audacieusement, que la victime ne put +empêcher sa colère d'éclater: c'était un fermier des environs de +Soisy-sous-Étiolles. Obligé d'aller passer avec sa famille trois ou +quatre jours à Villeneuve-Saint-Georges, il confia sa ferme à +quelques-unes de ces femmes de la campagne dont l'emploi est d'aller +vendre au marché deux fois par semaine le beurre et le fromage. + +Instruits du voyage du fermier, des soldats allemands s'introduisirent +la nuit dans son cellier; ils lui emportèrent le premier jour tout son +vin en bouteilles, et, le second jour, les quatre ou cinq cents +bouteilles de vins fins réservées pour les solennités patronales. Le +déménagement se fit en silence et comme une reconnaissance de nuit. +J'ignore si les oeufs et les poules n'eurent pas un peu à souffrir de +l'invasion; la grande affaire n'a pas laissé de place au retentissement +des coups de main. + +Quand le fermier rentra chez lui, de quel douloureux spectacle ne fut-il +pas frappé? D'un saut, mais d'un saut de loup, car la colère est une +bête fauve, il franchit les terrains qui le séparaient de la Seine, +traversa la rivière, et se rendit au quartier-général du prince de +Schwartzenberg, à Petit-Bourg; car il ne doutait pas que les voleurs ne +fissent partie des régimens campés dans les différentes communes du +canton. Les preuves abondaient, clous de souliers, pompons, boutons +d'habit, mille et une pièces de conviction. Un Allemand est trop naïf +pour ne pas oublier derrière lui autant de preuves qu'en exige une +sentence. + +Le prince, avec son affabilité ordinaire, donna audience au fermier. La +plainte écoutée, il lui demanda s'il savait à quelle peine seraient +infailliblement condamnés les soldats allemands contre lesquels il +demandait justice. «Je le sais, répondit le fermier; mais ils l'ont +mérité.--Réfléchissez bien, ajouta le prince, et revenez me voir demain; +si vous persistez, il y aura jugement et condamnation à mort, cela va +sans dire. + +--Ma résolution est toute prise, pensa le fermier en se retirant. Je ne +vois pas pourquoi ces pillards seraient épargnés; ce n'est pas ma faute +si leurs lois les condamnent à mort; je me serais contenté de la prison. + +--Eh bien! dit le prince de Schwartzenberg en recevant le lendemain le +fermier de Soisy-sous-Étiolles; qu'avez-vous décidé? + +--Que je ne renoncerai pas à les poursuivre devant le conseil de guerre, +répondit celui-ci. + +--Auriez-vous été soldat, par hasard? lui demanda encore le prince. + +--Nous avons tous été soldats, à mon âge, dans le pays. + +Le prince s'arrêta pour penser. + +--Les trois soldats allemands qui ont volé votre vin, reprit-il, me +seront livrés ce soir; on les connaît. Je vous prie de venir encore +demain ici avant l'heure où le conseil s'assemblera pour les juger. +Soyez au château à dix heures du matin. + +Le fermier fut exact; rien jusque alors n'avait ébranlé sa détermination +d'être vengé. Ancien soldat, comme il l'avait dit, il avait dans le +coeur la colère bruyante du paysan pillé et la colère silencieuse du +soldat vaincu. La raison et la pitié étaient fort à l'étroit entre ces +deux passions. + +--Voilà les trois soldats dont vous avez à vous plaindre; ce sont trois +frères, Saxons tous les trois, dit le prince au fermier. + +--Je ne m'attendais pas à voir trois frères dans mes pillards, se dit le +fermier; c'est dur de les faire fusiller; mais c'est leur faute. + +--Avant de les envoyer devant leurs juges, il m'a plu, dit le prince, de +vous réunir vous et eux à ma table. Messieurs, nous allons déjeuner tous +les quatre. Asseyons-nous. + +Quand les trois autres invités, assez embarrassés d'abord de leur +position respective, eurent bu les deux ou trois coups de vin vieux que +leur avaient versés les domestiques, ils commencèrent à s'habituer à +leur propre présence. + +--Où avez-vous fait la guerre? dit ensuite le prince au fermier. + +--En Italie et en Allemagne, mon prince. + +Comprenant parfaitement le français, les trois Saxons écoutaient de +toutes leurs oreilles. + +--Étiez-vous à la prise de telle ville? lui demanda le prince. + +--Sans doute. + +--Et de telle autre? + +--Oui, prince, et c'était chaud; nous débusquâmes l'ennemi de derrière +une ferme, nous incendiâmes la ferme; puis tout fut à nous. + +--A votre santé, dit le prince en versant un verre de bordeaux au +fermier; continuez. + +Les trois Saxons écoutaient toujours. + +--Dame! nous fîmes ensuite comme en pays conquis; nous mangeâmes, nous +bûmes, nous nous logeâmes chez le bourgeois. J'étais logé chez un +prêtre, moi. Pendant deux mois, je puis dire que les poulets ne +quittaient pas la broche. + +--A votre santé, monsieur le fermier.--Le prince versa de nouveau. + +--Son vin était fameux, si ses poules étaient grasses. Je bus jusqu'au +dernier flacon. + +--Il vous avait sans doute prié de l'en débarrasser. + +--Ah! que non, le vieil avare! Mais j'aurais voulu voir qu'il m'eût +empêché de saigner sa cave! + +--Et s'il n'eût pas consenti à vous en livrer les clefs? + +--J'aurais enfoncé la porte. + +--A votre santé, monsieur le fermier. Ah! vous eussiez enfoncé la porte; +et le conseil de guerre?... + +--Bah! bah! le conseil de guerre en pays conquis! Eh bien! oui: j'eusse +été peut-être condamné à être mis à la queue du régiment. + +--Une plume et du papier, dit le prince à ses domestiques. + +«Moi, fermier à Soisy-sous-Étiolles, écrivit le prince, ancien soldat, +ayant fait la guerre en Allemagne, où j'ai quelquefois bu, sans leur +permission, le vin des personnes chez lesquelles j'étais logé, et +n'ayant jamais été puni pour cela, consens à ce que les trois soldats +saxons qui ont pillé mon cellier soient, pour cette faute, condamnés à +mort sur-le-champ.» + +--Signez donc, monsieur le fermier. + +Le fermier prit son chapeau et son bâton pour gagner la porte. + +--Je ne veux pas que vous partiez ainsi, dit le prince en riant: estimez +votre perte, et nous réglerons ensuite tous les deux. Faites comme si je +vous avais acheté votre vin. + +--Sortez! dit-il ensuite aux trois Saxons. Je vous condamne à boire de +l'eau pendant trois mois. + +C'est aussi au château de Petit-Bourg que se conclurent plusieurs actes +de haute politique dont le souvenir ne se perdra jamais. Là, le général +en chef des troupes coalisées contre la France, le prince de +Schwartzenberg, traita avec le duc de Vicence et le prince de la Moskowa +des deux abdications de Napoléon. On n'apprendra à personne que la +première de ces deux abdications fut rejetée par le gouvernement +provisoire, à cause de l'article additionnel où l'empereur disait ne +résigner le pouvoir qu'en le déléguant à son fils, et que la seconde fut +enfin acceptée en ces termes par Napoléon: «Les puissances alliées ayant +proclamé que l'empereur Napoléon était le seul obstacle au +rétablissement de la paix en Europe, l'empereur Napoléon, fidèle à son +serment, déclare qu'il renonce, pour lui et ses héritiers, aux trônes de +France et d'Italie, et qu'il n'est aucun sacrifice personnel, même celui +de la vie, qu'il ne soit prêt à faire à l'intérêt de la France.» On +sait qu'avant même ce moment de déchéance difficile, impossible à +éluder, quoi qu'on en ait dit, Napoléon avait vu s'éloigner de lui la +plupart de ses plus pompeux compagnons d'armes. Le soleil impérial +s'éteignait; il s'était éteint. De Fontainebleau à Paris, la longue +chaussée était couverte d'équipages fugitifs, qui se hâtaient de gagner +au galop les riches hôtels du Roule et de la Chaussée-d'Antin. La +victoire brûlait de rentrer dans ses meubles, d'accrocher le glaive sous +les couronnes, de jouir du repos enfin. On a beaucoup trop blâmé la +conduite des généraux de l'empereur, à cette époque de démembrement +définitif. Leur rôle était fini comme celui de Napoléon; seulement +Napoléon ne voulut pas comprendre cette poignante vérité, lui qui, à la +rigueur, ne disputait avec tant d'acharnement le terrain incendié devant +et derrière lui que pour reprendre ce qu'il avait conquis; position +exactement semblable à celle de ses capitaines. Sans être vieux, ils +avaient vieilli; ils étaient blessés; tous étaient mariés; beaucoup +d'entre eux avaient des enfans à élever. Après tout, l'heure était venue +pour eux, comme elle vient pour les hommes d'obscure condition, de jouir +des fruits de la peine prise dans la jeunesse. On a dit que, Napoléon +les ayant créés ducs, princes, maréchaux, ils ne voulaient plus du jeu +de la guerre. Le motif nous paraît plus que suffisant. N'est-il pas +parfaitement fondé en raison? Pourquoi objecter que c'était peu +patriotique? Est-ce que Napoléon était rigoureusement encore la patrie +en 1814? + +Cet événement historique de l'abdication de Napoléon, convenue au +château de Petit-Bourg, se relie à un autre fait sur lequel la +génération prochaine aura peut-être à revenir et à se prononcer. Nous +voulons parler de la défection du sixième corps, commandé par le duc de +Raguse. C'est de Petit-Bourg à la rue Saint-Florentin que la mémorable +dépêche fut transmise par le prince de Schwartzenberg. On connaît le +résultat foudroyant qu'elle eut au milieu du conseil des princes +coalisés, qui avaient hésité jusque là s'ils accepteraient ou +repousseraient l'abdication de Napoléon en faveur de son fils. L'opinion +monarchique, par l'organe d'un de ses bons écrivains, M. F.-P. Lubis, +présente à vingt-cinq ans de distance ce grand événement de la défection +du duc de Raguse, dans les termes que nous lui empruntons, _Histoire de +la Restauration_, pages 214 et 215, 1er volume: «Le roi de Prusse se +prononça contre la régence. L'empereur de Russie hésitait toujours. Il +n'y eut qu'une voix pour renverser Napoléon. L'avis fut même ouvert de +marcher sur Fontainebleau, de lui livrer une dernière bataille, et de +faire les plus grands efforts pour s'emparer de sa personne. Le désir +d'éviter une nouvelle effusion de sang empêcha de prendre ce parti. Le +conseil se sépara, au surplus, sans rien conclure, Alexandre ayant remis +au lendemain pour se décider. + +»Peu d'instans après, cependant, les commissaires de Napoléon trouvèrent +le czar dans des dispositions bien différentes de celles dont ils +avaient conçu un si favorable augure. La conférence languissait sans +qu'il eût fait connaître sa décision, lorsqu'un aide de camp vint lui +remettre une dépêche, en ajoutant quelques mots en langue russe, qui +furent compris du duc de Vicence. «Mauvaise nouvelle!» dit celui-ci +d'une voix concentrée aux maréchaux, étonnés de sa soudaine pâleur. + +«Messieurs, reprit Alexandre après avoir lu, je résistais avec peine à +vos instances, voulant donner une marque de mon estime particulière à +l'armée française, que vous représentiez. Mais cette armée, dont vous +faites valoir le voeu unanime, se met en opposition avec vous. Sa +volonté, en effet, la connaissez-vous bien? Savez-vous ce qui se passe +au camp? Savez-vous que le corps de M. le duc de Raguse s'est rangé tout +entier de notre côté?» + +»Les plénipotentiaires s'écrièrent que cela était impossible. «Lisez,» +repartit Alexandre en mettant sous leurs yeux la dépêche signée de la +main du prince de Schwartzenberg. Ils regardèrent d'un air interdit le +duc de Raguse: le maréchal était au désespoir. + +»Ainsi fut perdue la cause de la régence.» + +Sans regretter les jours à jamais éteints de puissance seigneuriale, +plus chers à l'imagination qu'au coeur de la génération vivante, il +faut leur rendre la part de justice qu'ils méritent. Remplacera-t-on au +sein de la population des campagnes, condamnée à être long-temps encore +nécessiteuse, malgré tous les essais de la politique, l'ascendant +généreux des riches familles titrées? Je sais que leur générosité +n'était pas gratuite, et qu'il n'était pas toujours difficile aux +seigneurs d'être magnifiques une fois l'an, quand ils grossissaient +leurs revenus d'une foule d'impôts vexatoires. Mais l'état n'est-il pas +aussi de nos jours un seigneur exigeant? Et n'est-ce pas la dîme, +n'est-ce pas la corvée sous d'autres noms moins flétrissans, que +l'octroi, les portes et fenêtres, le personnel, la garde nationale et la +conscription? On dit qu'au bon plaisir du maître a succédé l'égalité +devant la loi. Il y aurait beaucoup à écrire sur cette égalité et cette +loi. Enfin, serait-il vrai, et je pourrais l'admettre, que la commune +eût détrôné avec avantage pour les masses l'antique féodalité, la +commune n'en demeurerait pas moins un être froidement de raison, opérant +le bien sans chaleur, sans enthousiasme, et surtout sans amour. La +commune a-t-elle une figure, une voix? Qui la connaît? Qui l'aime? Soyez +réduit à la misère, la commune est une maison lugubre où l'on vous donne +un morceau de carton que vous échangez contre un pain; soyez malade, la +commune, sous les traits d'une autre maison, vous jette une carte qui +vaut un lit de fer dans un hôpital; mourez sans laisser cent sous pour +le fossoyeur, la commune délivre à votre frère ou à votre ami un autre +morceau de carton avec lequel il a la faveur de vous couvrir d'un peu de +terre sans frais. Ceci est à peu près toute la commune. Il n'y a rien à +reprendre à son humanité; mais qu'elle est triste et glacée! Qu'est-ce +qu'une générosité inaccessible à la reconnaissance? N'aimez-vous pas +mieux, dans un autre ordre d'organisation sociale, ce seigneur matinal +qui frappe à chaque chaumière, se fait ouvrir, entre, invite chacun à +lui dire son désir ou sa plainte? Si ce n'est lui, sa femme ou sa fille +parcourent le bourg au milieu de la nuit, pendant l'hiver, et voient à +travers les fentes de la porte le lit sans couverture, ou le foyer sans +feu. Pourquoi avoir constamment oublié l'immense contre-poids que +faisaient les femmes à la dureté, à la violence, au despotisme de +quelques seigneurs? Et la considération est grave à peser. Quand chaque +village avait pour patronne terrestre une femme attentive et humaine, il +restait peu de place en France pour l'absolue misère. Eh bien! voilà les +visages adorés, les mains connues et cherchées dans l'ombre, voilà la +reconnaissance dont nous parlions. Baisez donc la main à la commune: +grande cause de pitié et d'amélioration retranchée du trésor moral de la +nation. Entre le bien qui émane de la commune et celui que faisaient +autrefois les habitans des châteaux, il y a à observer la même +différence qu'entre l'oeuvre produite par une mécanique et l'oeuvre +conçue, exécutée par la main de l'homme. La première est exacte, nette, +irréprochable; mais elle est sans vie; la seconde ne vient pas toujours +à point, elle pèche par de grands défauts, des oublis et des +incertitudes, mais le sang et la pensée y ont mis du leur. La commune +est l'imprimerie du bienfait, et la libre indépendance de bien faire +qu'elle a remplacée en était l'autographe. + +Si le propriétaire actuel de Petit-Bourg n'a heureusement à revendiquer +aucun des privilèges de ses prédécesseurs, et il est trop de son siècle +pour s'en plaindre, il n'a pas renoncé, lui, plus riche que la plupart +des premiers possesseurs de son château, au droit de se faire aimer, +non pas de ses vassaux, mais de ses voisins de Ris, de Soisy, d'Évry, et +des villages environnans. On laissera dans la chasteté du silence et de +l'ombre ce qu'il y a mis; il n'est pas d'éloges, si mérités qu'ils +soient, qui fassent pardonner de les avoir écrits, quand nul n'en +réclamait la publicité. Les belles actions sont aussi de la vie privée; +et la presse n'est déjà plus une confidente assez digne pour lui +permettre d'en entendre le récit. + +Nous ne rapporterons d'une foule de traits honorables gravés dans le +coeur des habitans des communes placées sous le regard du château de +Petit-Bourg, que celui-ci, qui ne doit pas être perdu pour l'histoire du +temps. + +A l'époque fatale où le choléra fit pleuvoir son venin sur Paris et les +départemens voisins, la terreur s'étendit partout. Les riches battirent +en retraite; c'était à qui irait le plus vite en sens inverse, des +nuages chargés de peste et des équipages fuyant Paris. Les riantes +résidences arrosées par la Seine et la Marne se vidèrent; la peur fit +oublier le printemps, qui venait chargé de plumes d'oiseaux, de feuilles +d'arbres et de petites fleurs. Chaque convoi funèbre se croisait avec +vingt voitures haletantes. De tous ces châteaux d'où la mollesse et +l'oisiveté s'étaient envolées, il n'en resta qu'un seul habité; le +château de Petit-Bourg. Ce n'étaient pas les moyens de fuir qui +manquaient au propriétaire; mais partir! fermer brutalement sa porte à +tant de visages attristés! Il attendit. Le mal pourtant grandissait de +jour en jour, d'heure en heure; M. Aguado attendit encore; il resta seul +exposé à toutes les chances du mal, qui allait être sans pitié pour les +communes voisines du château. Enfin, quand on l'eut persuadé que sa +présence ne retarderait pas d'une minute les progrès du fléau, il se +décida à rejoindre sa famille. Mais avant de quitter Petit-Bourg, il se +rendit dans chaque village déjà largement décimé, franchit le seuil de +chaque maison, et il donna à chaque habitant malheureux tous les objets +réclamés par un bien-être sans lequel la mort ne pardonnait à personne: +de la flanelle, des couvertures chaudes, et les meilleurs moyens +curatifs indiqués par la médecine, sans oublier le moyen qui les +comprend tous. Puis il établit une pharmacie au château, y laissant deux +médecins uniquement destinés à soigner les malades du canton. De tels +actes honorent un nom; et fût-il déjà chargé d'une couronne de marquis, +il s'élèverait plus haut encore. + +Aucun village n'a de fête aussi joyeusement colorée que celle de +Petit-Bourg; il en a même deux, l'une en l'honneur du saint de la +localité, l'autre en l'honneur de la patronne de madame Aguado. Toutes +deux font époque dans le souvenir des invités habituels, qui sont +traités ce jour-là aux frais de la maison. Des contentemens sont ménagés +à tous les âges. Aux jeunes filles, une main gracieuse distribue des +mouchoirs aux vives couleurs, des bonnets de dentelles, des croix d'or, +et même des montres. Aux jeunes gens, le sort ou l'adresse réserve des +fusils ou des couteaux de chasse. Indispensable auxiliaire, le vin ne +cesse pas de couler sous les tentes dressées au milieu du parc, tandis +que la danse confond toutes les joies, dans une seule et même joie. Le +château est ouvert à tout le monde, et des tables chargées de gâteaux +arrêtent de loin en loin avec bonheur une circulation intarissable. Si +l'inégalité des fortunes n'avait pas ses abus cruels, c'est dans de +pareils momens qu'on serait tenté d'y faire grâce, et de se dire tout +bas, bien bas, avec la liberté d'esprit la plus absolue, qu'il est +peut-être plus de véritable bonheur possible dans un assemblage de +conditions haut et bas placées, mais s'aimant toutes en soeurs, de la +nécessité de ne pas rompre une harmonie peut-être providentielle, que +dans la violente situation d'une société toujours préoccupée de garder +le niveau. Si l'égalité et le bonheur étaient deux choses distinctes? Si +l'une ne renfermait pas l'autre? Avant un siècle la question sera +éclaircie, et c'est la France encore qui la résoudra. Mais que le +syllogisme lui coûtera horriblement cher à établir! + +Il nous reste à dire l'intérieur du château tel qu'il est aujourd'hui. +Dans la première pièce, qui est, je crois, une salle à manger, on voit +deux tableaux de sainteté d'Annibal Carrache et de Herrera el Viejo +(l'ancien). Nous ne tomberons pas dans le singulier oubli de louer +pompeusement deux peintres dont personne ne voudrait mettre en question +le mérite. Nous nous bornerons à dire que ces deux tableaux, ainsi qu'un +autre de Juan del Castillo, représentant une belle Vierge, sont +parfaitement conservés. Leur éclat n'empêche pas d'apercevoir de +charmans paysages de Demarne et de Dubucourt, et de s'arrêter long-temps +devant de petits poissons peints par Velasquez. Ils frétillent encore; +on a peur de les voir tomber de la toile. C'est d'un goût délicat +d'avoir égayé et adouci les reflets splendides des grandes peintures de +cette salle par les spirituels éclairs d'une série de petits tableaux +flamands signés de Corn-Hagen, Winans, de Van Kessel; je n'oublie pas de +gracieuses fleurs d'Arellano. Il n'y a pas de jouissance plus +intelligente et plus complète que d'avoir sous les yeux tant de +peintures si achevées, et, par les croisées ouvertes, une campagne +inondée des flammes ardentes et douces du mois de mai: ce que Dieu et +les hommes ont créé de beau et de bon. Que Dieu est un grand peintre +flamand! + +A la gauche de cette première salle, où sont les portraits de madame +Aguado et de M. Aguado, peints par M. Lacoma, artiste sans doute aimé de +la maison, car son nom revient souvent, et ceux des principaux ancêtres +du marquis de Las Marismas, s'ouvre, sur le même prolongement, le grand +salon enrichi des peintures de Lucas Jordano, de Domenico Brandi, de +Pietro de Cortona et del Bassano. Il faut se croiser les bras et admirer +en présence de l'oeuvre de ces demi-dieux. Rien n'est beau comme cela, +si ce n'est ce ciel, ce soleil, cet océan d'herbes et ce fleuve qu'on +voit en se retournant. Quels peintres, ceux qui soutiennent la +comparaison avec le printemps! + +Cristobal Lopez est aussi un artiste délicieux. Quels charmans tableaux, +ceux qu'on voit de lui à Petit-Bourg! Que ses vierges et ses anges sont +aimables! C'est la coquetterie fantasque de Decamps, sa couleur, avec +plus de franchise et de perfection. C'est Decamps avec six pas +d'avantage sur lui. Lopez est beau à toutes les distances, comme les +pierres fines. + +La troisième pièce est le salon d'étude; ainsi que les précédentes, son +unique ameublement se compose de tableaux de maîtres de l'école +espagnole et flamande. C'est _un Ermite_ de Meneses Osorio, c'est _une +Communion de la Vierge_ par Théodore Aderman. Il faut hâter le pas, +cependant, car le temps manquerait même pour saluer, ne fût-ce que d'un +regard furtif, les autres créations semées dans d'autres salles. A +l'opulente oisiveté du maître, il est permis seulement de savourer les +paisibles émotions que donnent un _Christ au poteau_, par Alonzo Cano, +cet homme de génie à peine connu en France, et un autre _Christ sur la +croix_ du triste et monacal Zurbaran. Lui seul, le sévère Zurbaran, a +cette couleur affligée et touchante: il est le Job de la peinture. Ce +Christ n'est pas un de ses moins beaux ouvrages. Ne refusez pas une +halte attentive à un _Samson_ de Vander Kabel. + +Il est facile de s'apercevoir que les noms affectés aux diverses +distributions du château n'ont qu'une valeur fort conventionnelle; +chacune d'elles est un cabinet de tableaux, et rien de plus. On a déjà +vu que la salle à manger, le grand salon et le salon d'étude sont des +travées d'une galerie de peintures; on n'y remarque pas plus de meubles +qu'au Louvre et au Luxembourg. Dans la salle de billard, qui est la +quatrième, nous n'avons pas vu de billard, mais une délicieuse _Vue de +Venise_, par Canaletti et qui peindrait Venise si ce n'est Canaletti? +Un Primatice d'une couleur virginale, deux Velazquez, un _Martyr_ de +Zurbaran, et une _Petite vache_ de Vander Burg. Le Musée espagnol du +Louvre a peu de tableaux de sainteté signés du nom de Zurbaran aussi +remarquables que celui de Petit-Bourg. Nous ne nous exposons guère +qu'aux reproches des faiseurs d'inventaires, en omettant de petites +peintures françaises semées comme des coquelicots importuns à travers +ces belles moissons. Elles sont là, à l'exception de quelques-unes, +cependant, comme une protestation polie du propriétaire; pure courtoisie +castillane. + +S'il est dans tout le château une pièce qui réponde à sa destination +nominale, c'est la dernière de l'aile gauche; une petite bibliothèque, +bourrée de livres espagnols et français. Nous avons été heureux d'y +rencontrer Lopez de Vega et Calderon à côté de Corneille. Une place +d'honneur est réservée au grand ouvrage de l'Égypte, ce beau livre, +exclusivement destiné, par son prix, à ceux qui n'ont pas le temps de +lire. + +On ne doit pas s'attendre à voir plus de meubles dans l'aile droite où +nous entrons, que dans l'aile gauche, dont nous avons épuisé les +distributions peu nombreuses. Elle s'ouvre par une salle à manger, où +rien ne rappelle l'acte qu'on est censé y accomplir; point de buffets, +point de tables, mais une incroyable bataille de Salvator Rosa, un Rose +de Tivoli, les Quatre Saisons par Lesueur, de beaux chiens de Sneyders, +une Naissance et un Baptême de Cristobal Lopez, une Vue de Venise de +Guardi, un charmant Intérieur de Hemskerk, et une collection de petits +tableaux flamands de Van Kessel, de Ferg et de Snaver. Quelle fougue, +quelle rage, et quelle couleur dans le Salvator Rosa! J'ignore si l'on +s'est jamais battu de cette manière-là dans aucun temps, mais +qu'importe? Que n'avons-nous beaucoup de mensonges semblables! Encore un +regard d'adoration pour Cristobal Lopez, et passons dans le cabinet +suivant. C'est la chambre à coucher de M. Aguado. Puisqu'on la désigne +ainsi, et qu'on y a mis un lit, il faut croire que le domestique qui +nous renseigne ne s'est pas trompé. Voici les meubles spéciaux de cette +chambre à coucher, qui n'a pas dû coûter grands frais d'imagination au +tapissier. Un petit Berger d'Albert Kuyp, un de ces petits bergers comme +il n'en existe pas; enfant de roi et de reine, ayant pour vis-à-vis une +bergère de son rang; un Anachorète d'Alexandre Albini, un Christ de +Moya, un Amour fouetté de Luca Jordano, une Vénus de Pomponio di Vito, +un Antoine Moro, un Carlo Maratto, et un Wouvermans comme il y en a peu +au Louvre. Ce serait un crime d'oublier un Annibal Carrache, et un beau +Vander Does, et une impolitesse de ne pas mentionner deux Lancret, qui +vengent à Petit-Bourg notre peinture française, si malencontreusement +fourvoyée là. Que ces deux Lancret sont gracieux et fins! quel berger +fleuri et quelle bergère coquette! Le berger semble sortir d'un bain +parfumé et la bergère aller à l'Opéra. Je donnerais bien des écoles +françaises pour cette bergère et ce berger, excepté l'école de Watteau, +une des premières du monde. + +J'ai dit la chambre à coucher de M. Aguado, sans omettre un seul meuble; +l'omission eût été difficile, j'ai aussi dit pourquoi. N'oublierais-je +pas une petite pendule de quarante francs? On n'a jamais poussé plus +loin le mépris pour les meubles, si ce n'est dans la chambre voisine, +celle de madame Aguado. J'aime ce dédain poussé jusqu'à l'héroïsme: deux +ou trois cent mille francs de tableaux, et pas quinze cents francs de +papier peint et de bois doré. J'appelle cela du goût, de l'esprit, du +bon sens, quand je songe qu'un secrétaire ou une glace eût pris la place +d'un Carrache ou d'un Zurbaran sur la surface de ces murs d'un +très-faible développement. La glace de la chambre à coucher de madame +Aguado est en bois peint en gris. On pardonnera aisément ce défaut de +luxe. Ce Sultan à qui l'on présente une Esclave pour la nuit est +d'Eugène Delacroix, cette Vision de la Vierge est de Cristobal Lopez; +ceci est un Carrache, cette Adoration est de Stella, et cette Religieuse +d'Offemback. Vous ne vous souvenez déjà plus, je pense, de la glace +peinte en gris: serait-elle en or massif et en diamant, vous en +souviendriez-vous davantage? Le boudoir attenant n'est pas plus un +boudoir que la chambre à coucher n'est une chambre à coucher. C'est la +dernière travée où vous attendent des fleurs d'Arellano et de Prevost, +un beau paysage de Van-Berg, un Tiepolo, un Guérin et un charmant +Offemback. Là finit l'aile droite. L'une et l'autre, comme on le voit, +sont moins les deux grandes divisions d'un château que la double galerie +d'un riche musée. + +Le premier et unique étage du château de Petit-Bourg ne sortant pas de +la banalité utile des chambres d'amis, nous en respecterons l'obscurité. + +Sauf erreur, nous pensons avoir cité les beautés intérieures de la +propriété de M. Aguado; elle ne sera jamais mieux entretenue. Elle est +fastueuse, et son faste, quoique d'une date récente, fait honneur à +l'intelligence du maître. Sans la bouleverser de fond en comble, il ne +lui était guère permis d'en changer le caractère. Il y aurait de +l'ingratitude à oublier qu'étranger à notre histoire, il a pris soin de +conserver un monument dont les traditions sont sans parenté avec celles +de son pays. Là où, sur un signe de sa main puissante, car il est plus +riche que beaucoup de souverains, il pouvait faire élever un palais à sa +fantaisie, il a mieux aimé laisser subsister un bâtiment dépassé par +l'art moderne, insuffisant, incomplet, mais plein à jamais de +l'immortelle grandeur de Louis XIV. Si, pour perpétuer le souvenir d'une +visite de ce grand roi, qui était le sien, le duc d'Antin abattit une +allée d'arbres, M. Aguado, entendant mieux ce qu'on doit à un tel +honneur, a conservé le château tout entier. + +C'est par la porte qui s'ouvre sur le parc qu'on découvre les +indescriptibles richesses d'un paysage déroulé sur tous les points du +ciel; et du perron, auquel s'oppose une terrasse tracée dans le goût de +celle de Chantilly et de toutes celles qu'a dessinées Le Nôtre, on +parvient sans fatigue aux premiers arceaux du parc. Caprice que +ratifiera la postérité, les noms des principales allées de cette +élégante forêt sont empruntés aux opéras de Rossini, l'hôte illustre, +fréquent et bien-aimé de Petit-Bourg. Voilà l'allée _Guillaume Tell_, +l'allée de _Sémiramis_, l'allée de _la Pie voleuse_. Nous avons l'espoir +qu'il reste encore beaucoup d'allées à nommer, et que Rossini retournera +un jour en France.--Connais-tu M. Rossini? ai-je demandé à une petite +fille de huit ans qui longeait le mur du parc en se rendant à l'école de +la paroisse.--Oui, monsieur, je connais M. Rossini; c'est un monsieur +qui rit toujours. + +Quelque profond que soit mon respect pour la Charte et l'article où le +sacrifice d'une propriété est prévu dans l'intérêt général, je n'ai pu +voir sans colère les déplorables dégâts causés au parc de Petit-Bourg +par les ouvriers employés au chemin de fer de Paris à Orléans. Ces +honnêtes ingénieurs, qui couperaient en deux leur mère si le tracé +l'exigeait, ont arrêté que l'embranchement destiné à desservir Corbeil, +Melun et Montereau, traverserait la propriété de M. Aguado. Ils ont +déchiré son parc à coups de hache et de bêche; un des plus beaux +fragmens et un bassin superbe resteront de l'autre côté du rail. Ce +triste ruisseau de fer stérilisera une partie de cet admirable terrain, +et cela pour que des nuées de Parisiens aillent dans une heure manger du +fromage à la crême en Brie, comme si l'on ne devait pas toujours se +croire trop près des Parisiens. Triste progrès! Ah! au temps du duc +d'Antin, une société d'hommes d'affaires n'eût pas touché à un seul +arbre de son parc! il est vrai qu'au temps du duc d'Antin il n'y avait +pas de charte constitutionnelle. + +Fondateur d'une école et d'un hôpital à Évry, M. Aguado a plus fait +pour Petit-Bourg que tous les seigneurs ses prédécesseurs. Et ce bien, +il l'a fait sans bruit, sans ostentation, avec la pudeur chrétienne du +désintéressement. + +FIN. + + + + +TABLE DES MATIÈRES + +CONTENUES DANS LE DEUXIÈME VOLUME. + + Pages. + +VAUX 1 + +VILLEROI 113 + +VOISENON 147 + +PETIT-BOURG 237 + +FIN DE LA TABLE DU DEUXIÈME VOLUME. + + +NOTES: + +[A] Cette comète se montra pendant le jugement de Fouquet. Voir les +mémoires du temps. + +[B] De son côté, l'église fut reconnaissante envers les vicomtes de +Melun: elle gardait les tombeaux de Louis Ier, mort sous le règne de +Louis le Jeune; de Guillaume, mort en 1221; de Jean II, que Louis X +appelait notre cousin, et qui fit les fonctions de chambellan sous +Philippe le Long, Charles le Bel et Philippe de Valois, sous le règne +duquel il mourut, en 1347. Elle avait aussi les restes d'Adam de Melun, +chambellan des rois Jean et Charles IV, mort en 1362; de Jean III, fait +prisonnier avec le roi Jean à la bataille de Poitiers, et de Guillaume +IV, tué à la bataille d'Azincourt, et ceux d'autres membres de cette +illustre famille, dont la branche aînée s'est éteinte en 1759. La +branche cadette se perpétue. + +[C] On a vu que cette tradition d'allée de marroniers coupés en une nuit +se retrouve à peu près dans tous les châteaux honorés d'une visite +royale. C'est au lecteur à raisonner son opinion et à décider si le fait +est plus acceptable cette fois que les autres. + +[D] Édition Delangle. + +[E] _Mémoires du comte d'Allonville_. + + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Les Tourelles, volume II, by Léon Gozlan + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES TOURELLES, VOLUME II *** + +***** This file should be named 39513-0.txt or 39513-0.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/9/5/1/39513/ + +Produced by Chuck Greif and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was +produced from images generously made available by The +Internet Archive) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Les Tourelles, volume II + Histoire des châteaux de France + +Author: Léon Gozlan + +Release Date: April 23, 2012 [EBook #39513] + +Language: French + +Character set encoding: UTF-8 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES TOURELLES, VOLUME II *** + + + + +Produced by Chuck Greif and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was +produced from images generously made available by The +Internet Archive) + + + + + + +</pre> + +<hr class="full" /> + +<p class="figcenter"> +<a href="images/cover_lg.jpg"> +<img src="images/cover.jpg" width="359" height="550" alt="" title="" /></a> +</p> + +<h1>LES TOURELLES.<br /><br /> +II</h1> + +<table border="0" cellpadding="2" cellspacing="0" summary=""> +<tr><th colspan="3" align="center">Romans du même Auteur:</th></tr> +<tr><td> </td></tr> +<tr><td align="left">LE NOTAIRE DE CHANTILLY, 2 vol. in-8.</td><td align="left">15</td><td align="left">fr.</td></tr> +<tr><td align="left">LES MÉANDRES, 2 vol. in-8.</td><td align="left">15</td><td align="left"> </td></tr> +<tr><td align="left">WASHINGTON LEVERT ET SOCRATE LEBLANC, 2 vol. in-8.</td><td align="left">22</td><td align="left">50</td></tr> +<tr><td align="left">LE MÉDECIN DU PECQ, 3 vol. in-8.</td><td align="left">15</td><td align="left"> </td></tr> +</table> + +<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary=""> +<tr><th align="center">Sous Presse:</th></tr> +<tr><td>LA CONJURATION DU SOULIER, roman historique, 2 vol. in-8.</td></tr> +<tr><td>UNE NUIT BLANCHE, 2 vol. in-8.</td></tr> +</table> + +<p> </p> + +<p class="cov"> PARIS.—Imprimerie de V<sup>e</sup> DONDEY-DUPRÉ, rue Saint-Louis, 46, au +Marais </p> + +<p> </p> +<p> </p> +<p> </p> + +<h1>LES<br /> +<big><big>TOURELLES</big></big></h1> + +<p class="cb">HISTOIRE DES CHATEAUX DE FRANCE,<br /><br /> +PAR<br /><br /> +M. LÉON GOZLAN.<br /><br /> +<big>II</big><br /><br /><br /> +PARIS.<br /> +Dumont, Libraire-Éditeur,<br /> +PALAIS-ROYAL, 88, AU SALON LITTÉRAIRE.<br /> +1839</p> +<p><a name="page_001" id="page_001"></a></p> + +<table border="3" cellpadding="10" cellspacing="0" summary=""> +<tr><th align="center"><a href="#TABLE_DES_MATIERES">TABLE DES MATIÈRES</a></th></tr> +</table> + +<p><a name="page_002" id="page_002"></a></p> + +<p><a name="page_003" id="page_003"></a></p> + +<h2><a name="VAUX" id="VAUX"></a>VAUX.</h2> + +<h3>I</h3> + +<p>Nicolas Fouquet, dernier surintendant des finances, +voulut donner dans son château de Vaux +une fête à Louis XIV.</p> + +<p>Le projet eut l’agrément du roi.</p> + +<p>La fête fut fixée au 17 août 1661.</p> + +<p>Six mille invitations furent envoyées. Il y en eut +pour l’Italie, pour l’Espagne et pour l’Angleterre. +On vit à Vaux des représentans de ces trois contrées +et les ambassadeurs de tous les peuples. Un +roi et une reine s’y trouvèrent.<a name="page_004" id="page_004"></a></p> + +<p>Au nombre des invités étaient Gourville et le +maréchal de Clairembault.</p> + +<p>La route de Paris à Vaux était longue, chaude +par le mois d’août où l’on était; ils s’arrangèrent +pour la faire de compagnie. Ils partirent de grand +matin dans une calèche massive, qui rachetait ce +défaut d'élégance par une solidité dont le premier +avantage était d’asseoir le corps dans un repos parfait. +Gourville n'était pas pressé d’arriver; le maréchal, +qui était un peu gros, n’avait garde de se +plaindre de la lenteur de l'équipage. En ce temps-là , +l’activité de feu qui nous fait aujourd’hui +dévorer l’espace était inconnue. A quoi eût-elle +servi? on ne devenait pas noble en courant. D’ailleurs +bien empêché eût été celui qui aurait prétendu +aller vite et sans accident sur les grands chemins, +même sans exception de ceux qui ont encore +conservé le nom de routes royales.</p> + +<p>Arrivés à la barrière de Fontainebleau, les deux +amis, malgré l'équilibre de leur ame, n’envisagèrent +pas sans effroi le long ruban de chemin qu’ils +avaient à parcourir, et qui s'étendait devant eux, +blanc de soleil et de poussière, jusqu'à Villejuif.</p> + +<p>—Où donc nous rafraîchirons-nous, Gourville?</p> + +<p>—J’allais vous le demander, maréchal.</p> + +<p>—Parbleu, à Ris, Gourville, à votre ferme.</p> + +<p>—Merci de la grâce, maréchal; mais d’ici là ?<a name="page_005" id="page_005"></a></p> + +<p>—D’ici là ?... Vous avez donc bien bon appétit? +Il est si matin!</p> + +<p>—Ce n’est pas l’appétit.....</p> + +<p>—Si c’est encore la soif, Gourville, nous boirons +le coup de l'étrier à chaque relais, me proposant, +mon hôte, de vous faire servir du meilleur à +Beauvoir, à ma ferme aussi.</p> + +<p>Gourville, qui n’avait pas été compris, se tut.</p> + +<p>Une heure après, par le travers de Bicêtre, Clairembault +abaissa les stores et conseilla à Gourville +d’en faire autant de son côté. Un balancement +doux, presque nul, le petit cri du sable broyé +sous les roues, l’odeur de la campagne, le bourdonnement +des moucherons d'été autour de la +peinture de la calèche, le jour vert et rose filtré +par la soie des rideaux, invitaient les voyageurs au +sommeil.</p> + +<p>—Allez-vous dormir, Gourville?</p> + +<p>—Si vous ne causez pas, maréchal...</p> + +<p>—Vous auriez tort, Gourville. Plus tard vous +trouveriez le vin amer. Par cette chaleur, le sommeil +épaissit la langue: n’y aurait-il pas mieux?</p> + +<p>Et le maréchal fit le geste d’arrondir son bras +vers les basques de son habit. A peine le ramenait-t-il +avec une certaine circonspection à son attitude +naturelle, que Gourville, par instinct, plus que par +imitation, achevait d’accomplir le même mouvement.<a name="page_006" id="page_006"></a> +Quatre mains se rencontrèrent, cachant par +paire un objet de mince volume.</p> + +<p>C'étaient deux jeux de cartes.</p> + +<p>—Vive vous! Gourville, vous êtes homme de +fine prévoyance.</p> + +<p>—A merveille, maréchal, et voyons si vous me +battrez comme vous avez battu les Allemands.</p> + +<p>Enlevé à la banquette, un coussin de velours +s’appuya sur nos voyageurs, qui, illuminés de +cette joie discrète et communicative qu’auraient +deux amans à se rencontrer dans un même aveu +et à se presser les genoux, joignirent les leurs et +se regardèrent comme sauvés des ennuis de Paris +à Vaux.</p> + +<p>—Un instant! Gourville, pardon. Battez les +cartes en attendant.</p> + +<p>—Faites, maréchal.</p> + +<p>Clairembault souleva le store et cria:—Cocher! +aussi lentement que vous pourrez.</p> + +<p>—Monseigneur, plus lentement, c’est impossible. +Les chevaux dorment, s’ils ne sont morts.</p> + +<p>—C’est bien, La Brie, toujours ainsi.</p> + +<p>Le chemin ne fut plus troublé par aucun bruit +de roues, les voyageurs par aucune secousse. Le +sifflement des cartes qui effleuraient le velours du +coussin fut seul sensible. En entrant dans Villejuif,<a name="page_007" id="page_007"></a> +Gourville avait déjà perdu cinq cents belles +pistoles.</p> + +<p>Tandis qu’on relayait, lui et son adversaire eurent +le temps d’aller saluer une dame d’Humières +retirée dans un château des environs. Ils étaient de +retour que les chevaux étaient à peine attelés.</p> + +<p>De nouveau en route, le maréchal, trop homme +du monde, ou plutôt de cour, pour profiter brutalement +de la victoire, proposa la revanche à Gourville. +Gourville accepte. Les cartes sont étalées. Il +est inutile de constater l’imperturbable lenteur des +chevaux, bien qu’ils fussent tout frais sortis des +écuries, et que la route de Villejuif à la Cour-de-France +soit unie comme l’eau.</p> + +<p>Gourville n’est pas en veine: il perd cinq cents +autres pistoles, puis mille, puis deux mille, enfin +tout ce que Gourville a sur lui en or et en billets. +La perte passe cinq mille.</p> + +<p>—Vous êtes un galant homme, Gourville, et +qui valez mieux que le sort. Je vous joue sur parole +ce qu’il vous plaira. Parlez.</p> + +<p>—Non pas sur parole, maréchal; le surintendant +a toujours vent des enjeux, et il a la magnifique +générosité de les tenir quand nous sommes +décavés; ce qui est d’une grande ame, je l’avoue. +Mais je serais désolé, cette fois, d’avoir recours à +lui pour garantir ma dette. Va, si vous le voulez,<a name="page_008" id="page_008"></a> +pour ma ferme de Ris, située près du village de ce +nom, et où j’ai déjà eu l’honneur de vous inviter à +rafraîchir notre second relais. Je vous joue, maréchal, +ma ferme de Ris.</p> + +<p>—Gourville, ce sera contre vingt mille pistoles, +qu’elle vaille plus ou moins. Mais en trois coups.</p> + +<p>—Soit, maréchal. A vous les cartes.</p> + +<p>Après quelques avantages insignifians, Gourville +vit sa jolie terre de Ris, moulins, eaux, pâturages, +fours, métairies, passer à Clairembault. Ce +revers de fortune écrasait Gourville au moment +même où la calèche s’arrêtait à la grille de sa propriété +perdue. Jamais elle ne lui avait paru si +belle. Il fit pourtant bonne mine. Sans mauvaise +humeur, sans colère, il sonna son intendant, ses +gardes-chasse et ses métayers, et leur dit à tous: +«Désormais, monseigneur le maréchal de Clairembault, +que voilà , sera votre maître. D’aujourd’hui +il a tous droits sur vous et sur cette ferme; +saluez-le, et prêtez serment en ses mains!» La cérémonie +fut courte et arrosée d’une bouteille du +plus vieux. Habitué à ces émotions du jeu, à ces +fortunes gagnées ou perdues en un instant, sur une +carte ou sur un dé, Gourville n'était pas plus affecté +que Clairembault n'était orgueilleux.</p> + +<p>Les voilà à la Cour-de-France et se dirigeant +vers le village de Ris, descendant cette montagne<a name="page_009" id="page_009"></a> +que Louis XIV n’eut pas le temps d’aplanir, gloire +pacifique qu’il laissa à son arrière-petit-fils. Le +voyageur fatigué boit dans le creux de la main une +eau pure, et bénit Louis XV. Le précipice n’est +plus qu’un berceau.</p> + +<p>—Foin de ces cartes qui vous ont trahi, mon +bon Gourville! Imitez-moi, plongeons-les dans cet +abîme.</p> + +<p>Et tous deux, d’un commun enthousiasme, +lancèrent les cartes du haut de la montagne dans +les cavités béantes à leur côté; héroïsme de joueur! +Il est probable qu’ils en avaient chacun un jeu de +rechange dans la poche.</p> + +<p>Pour ne pas trop attrister son ami, Clairembault +s’efforça de changer la conversation. Il lui parla de +la fête que le surintendant allait donner à Louis XIV, +de la grandeur de celui-ci, de la magnificence de +celui-là , de la beauté des dames qui figureraient +dans les quadrilles; puis il le ramena, de peur de +toucher au jeu, dans cette énumération de plaisirs, +à ses souvenirs de famille, à son beau-père, +gouverneur en province, à ses enfans.</p> + +<p>-Par Dieu! et votre femme, où est-elle en ce moment, +Gourville?</p> + +<p>—En Beauce, maréchal, et avant l’hiver, si le +surintendant me l’accorde, j’irai lui rendre mes +hommages d'époux.<a name="page_010" id="page_010"></a></p> + +<p>—Ah! elle est en Beauce! et chez qui, Gourville?</p> + +<p>—Mais chez moi, dans l’une de mes terres; superbe +propriété, maréchal! Et que n’est-elle sur +cette route, je vous aurais montré que le malheur +peut me terrasser, mais non me faire crier +merci! Oui, que cette propriété n’est-elle ici, je +serais encore votre homme, Clairembault!</p> + +<p>Adieu les précautions du maréchal, sa prudence +à donner un autre cours aux idées; et ces maudits +chevaux qui n’arrivaient pas, qui auraient donné +le temps de jouer toute la chrétienté sur le tapis +ou sur le coussin!</p> + +<p>—M’auriez-vous mal compris? répliqua le maréchal. +J’en serais désolé, mon ami. J’ai jeté les +cartes dans les ravins, non parce que je n’avais pas +l’intention de vous offrir la revanche, et que vous +n’aviez plus d’argent sur vous ni de propriété sur +la route; seulement, Gourville, croyez-moi, parce +que l’ingrate fortune vous assassinait sans pitié, et +me faisait honte de mon bonheur!</p> + +<p>Un rayon de joie éclaira le visage de Gourville. +Joueur délicat, il savait bien que toute revanche a +une fin; mais, joueur acharné, il désirait l'éloigner +le plus possible.</p> + +<p>—Çà , Gourville! marquez-moi votre désir: +voulez-vous que, d’ici à mon château de Beauvoir,<a name="page_011" id="page_011"></a> +je vous tienne encore tête? C’est une lieue de bon. +Voyons, les cinq mille pistoles, la ferme de Ris +que je vous ai gagnée, et, en plus, mon château de +Beauvoir, contre votre propriété en Beauce!</p> + +<p>Gourville embrassa le maréchal.</p> + +<p>—Et! oui, Clairembault! s'écria-t-il, et nargue +du malheur! Mais des cartes?</p> + +<p>—Mais des cartes! répéta le maréchal.</p> + +<p>Là -dessus ils renouvelèrent le geste qui avait si +heureusement, la première fois, amené des cartes, +et leurs poignets, se rencontrant encore, heurtèrent +deux cornets où sonnaient trois dés.</p> + +<p>—Au passe-dix!</p> + +<p>—Au passe-dix! maréchal.</p> + +<p>Et tandis que les chevaux arrivaient à peine devant +les marroniers de Petit-Bourg, nos deux +joueurs, s'échauffant, lançaient les dés et leur ame +à qui mieux mieux.</p> + +<p>Après quelques minutes:</p> + +<p>—Mille excuses, Gourville!</p> + +<p>—Mais comment donc, maréchal?</p> + +<p>—Cocher! cocher!</p> + +<p>—Monseigneur!</p> + +<p>—On vous a recommandé, La Brie, d’aller le +plus lentement possible.</p> + +<p>—Monseigneur, depuis dix minutes nous sommes +arrêtés.<a name="page_012" id="page_012"></a></p> + +<p>—C’est très-bien ainsi.</p> + +<p>On était à Beauvoir.</p> + +<p>Gourville fut vainqueur: la chance avait tourné; +on eût dit les dés pipés, tant ils ramenaient invariablement +les plus beaux points contre Clairembault, +qui perdit et les cinq mille pistoles, et la +ferme de Ris, et son château de Beauvoir, tout +enfin, excepté son sang-froid.</p> + +<p>Je vous invite, Gourville, s'écria-t-il, à vous arrêter +à mon château de Beauvoir. A vous, mon +maître, d’en faire les honneurs! Il vous appartient, +comme au roi la couronne, et vous allez voir +si je le résigne avec dignité.</p> + +<p>Ils mirent pied à terre.</p> + +<p>A Beauvoir se reproduisit la scène de donation +de Ris; mais Clairembault mit une gaieté, un faste, +une solennité singulière à faire reconnaître par ses +gens, qui cessaient d'être à lui, Gourville devenu +acquéreur de son château depuis une heure. Après +le déjeuner, qui fut excellent, les vassaux et les vavassaux +le proclamèrent, sur le perron, selon la +coutume de l’Ile-de-France, seigneur de Beauvoir +et terres y adjacentes. Il fut très-digne, quoique +un peu chancelant du dessert. C'était excusable; +sa position l’entraînait: il avait, pour les reconnaître, +goûté tous les vins.</p> + +<p>Quand lui et Clairembault remontèrent en calèche,<a name="page_013" id="page_013"></a> +les paysans et vassaux crièrent jusqu'à mi-côte: +Vive monseigneur de Gourville, notre seigneur +de Beauvoir!</p> + +<p>—Coup du sort! dit Gourville; vous étiez, il y +a une heure, seigneur de Beauvoir, je le suis à +présent; à deux fois vous m’avez gagné et fourni +la revanche; je ne vous en ai gagné qu’une: c’est +une revanche qui vous revient, maréchal. Sur mon +épée de gentilhomme et ma seigneurie nouvelle de +Beauvoir, elle vous sera octroyée selon votre bon +plaisir.</p> + +<p>—Laissons cela, Gourville.</p> + +<p>—Maréchal, je deviendrais plutôt votre vassal, +si vous n’acceptiez.</p> + +<p>—Bien!—mais plus que celle-ci.</p> + +<p>—Oui! maréchal, mais décisive. Que jouons-nous? +Parlez.</p> + +<p>—Beauvoir contre Mennecy, contre ma pêcherie +de ce nom, dont Villeroi est suzerain. Vous +avez le château de Beauvoir, ayez la pêcherie de +Mennecy: c’est le médaillon au collier. Encore au +passe-dix; vous plaît-il?</p> + +<p>Malheureusement la route commençait à se couvrir +d'équipages qui se rendaient à la fête de Vaux; +et lorsqu’ils s’approchaient de la portière de la voiture +à Clairembault, le coussin était furtivement +poussé sur la banquette, les dés tombaient dans<a name="page_014" id="page_014"></a> +les cornets, les cornets dans les poches;—interruptions +qui prolongèrent la partie jusqu'à Melun.</p> + +<p>Clairembault la gagna; Beauvoir lui revint, il +ne perdit pas la pêcherie de Mennecy: il n’y eut +rien de fait; les seigneuries retournèrent à leurs +seigneurs. On avait joué sur le velours pendant +douze ou treize heures.</p> + +<p>Sur le pont de Melun; la scène de la Cour-de-France +eut son pendant: les deux amis, en s’embrassant, +précipitèrent les cornets dans la rivière. +Gourville, en les voyant flotter, leur adressa une +allocution touchante. Sublime expiation! Ils avaient +jeté les cartes dans un fossé, les cornets dans la +Seine!</p> + +<p>Le soir, au château de Fouquet, ils firent la +roulette à mille pistoles par tour.</p> + +<h3>II</h3> + +<p>Dans la première cour, appelée la cour des +Bornes, vaste carré enchâssé entre la grille du +château, les fossés et deux rangées de bornes, +avaient été dressées des tentes de coutil, portant<a name="page_015" id="page_015"></a> +entrelacés les chiffres et les armes des gentilshommes +invités à la fête. Elles longeaient sur un +rang les corps-de-logis extérieurs parallèles à l’allée +des Bornes; aux quatre extrémités s'élevaient la +tente du roi et celles de la reine-mère, de Monsieur +et de Madame Henriette d’Angleterre. Ces tentes +étaient des boutiques pleines d’objets de luxe.</p> + +<p>Il va sans dire qu’on n’achetait pas dans ces boutiques! +Une vente eût été un spectacle peu digne; +les objets qu’elles étalaient n'étaient pas non plus +livrés sans autre forme aux passans: c’eût été une +magnificence sans esprit. Fouquet était incapable +de ces deux inconvenances. Ces boutiques étaient +des loteries où l’on gagnait toujours, où la mise +était la bonne grâce. Chaque coup du sort amenait +un cadeau de goût différent; la fortune des joueurs +n’avait à vaincre que le hasard des lots. Tel qui +désirait un beau fusil n’emportait parfois qu’un +peigne d'écaille ou une mule de douairière. On +riait alors d’un bout de la cour des Bornes à l’autre: +c'était le plus clair bénéfice du marchand.</p> + +<p>Par une précieuse attention de Fouquet, bijoux, +bagues, colliers, nÅ“uds d'épée, médaillons, +boucles d’oreilles, reproduisaient à l’infini les +traits du roi sous des emblèmes de la fable, +flatterie inépuisable du temps. Louis XIV était représenté +dans le chaton des bagues, en Vertumne,<a name="page_016" id="page_016"></a> +en Jupiter, en Apollon, en Hercule surtout; l'émail +renfermait le portrait; des perles ou des rubis-balais +en formaient l’allégorie. Les camées portaient +des devises imaginées par Benserade, resté +sans rivaux en ces sortes de poésies mercantiles. +Quel raffinement de délicatesse et de luxe! Un +diamant de cinquante pistoles pour un sourire, +pour un remerciement à fleur de lèvres. Fouquet, +en enrichissant ainsi de ces frivolités, plus durables +qu’on ne pense, la toilette des femmes, ses +contemporaines, créait un ordre de galanterie +destiné à perpétuer le souvenir de cette journée. On +dirait dans des siècles, en montrant ces bagatelles +brillantes serrées dans les archives de famille: «Mon +aïeule était à la fête du surintendant, à Vaux-le-Vicomte!»</p> + +<p>On imaginera sans peine ce que coûtèrent à +Fouquet ces loteries, pour peu qu’on songe à ces +lingots d’or ciselés dans les meilleurs ateliers de +Paris, à l’achat de costumes venus d’Orient entassés +dans d’autres boutiques. On le sait, pendant plus +de deux siècles, les tisserands d’Alep ont vêtu nos +marquis et nos duchesses. On eût cru voir à Vaux +un marché d’Ispahan. La loterie des costumes était +la plus courue. Un bon numéro décrochait un +pourpoint de satin, un gilet de brocard. Le nord +avait été mis aussi à contribution. Madame de Sévigné<a name="page_017" id="page_017"></a> +gagna un manchon. Un manchon au mois +d’août! Elle l’envoya sur-le-champ à Ninon, qui +était très-frileuse, et qui, pour plus d’une raison, +n'était pas à la fête. Celle-ci le donna peut-être à +la femme de Scarron.</p> + +<p>Gourville, qui avait juré de ne plus jouer, gagna +un cheval arabe, un des plus beaux lots, celui +qui fut le plus envié.</p> + +<p>—Qu’en feras-tu, lui demanda le surintendant +en lui frappant sur l'épaule, toi qui montes à cheval +comme tu danses?</p> + +<p>—Monseigneur, il sera pour vous toute la soirée, +sellé et bridé, au bout du parc, à la porte de +Provins. On fait trente lieues en dix heures avec un +tel cheval. Trente lieues! c’est la mer; la mer, c’est +l’Angleterre!—Silence! Gourville.</p> + +<p>Les jeux continuaient, lorsque les batteurs d’estrades, +placés de distance en distance sur la route, +annoncèrent les équipages de la cour.</p> + +<p>A cette nouvelle, le château se remplit de bruit; +on reflua vers la grille: le roi arrivait.</p> + +<p>Accompagné de sa femme, suivi de ses domestiques, +Fouquet, revêtu d’un magnifique habit de +velours rouge, et portant un plat d’argent dans lequel +étaient les clefs du château, alla attendre le +roi à la grille d’entrée.</p> + +<p>Il arrivait de Fontainebleau. «Le roi, dit le lendemain<a name="page_018" id="page_018"></a> +la <i>Gazette de France</i> <i>du 18 août</i>, avait +avec lui, dans sa calèche, Monsieur, la comtesse +d’Armagnac, la duchesse de Valentinois et la +comtesse de Guiche. Suivait la reine-mère, accompagnée +dans son carrosse de plusieurs dames. Madame +venait en litière.»</p> + +<p>Fouquet plia le genou en exhaussant au-dessus +de sa tête les clefs du château, que Louis XIV fit +semblant de toucher, et lorsque le surintendant +se fut relevé, il dit au roi, son maître, que tout, +où il était, lui appartenait non seulement par le +droit de la couronne, mais encore par la grâce +infinie qu’il mettait à visiter un de ses sujets +fidèles.</p> + +<p>Avec l’abondance de paroles heureuses dont il +était doué, le roi répondit au compliment de son +surintendant, tandis qu'à deux pas plus loin la +reine-mère donnait sa main à baiser à madame +Fouquet.</p> + +<p>Les cris de <i>vive le roi! vive la reine!</i> retentissaient.</p> + +<p>Six chevaux bai-pâles, dociles et fougueux, +coiffés de plumes blanches, harnachés en rose, liés +l’un à l’autre par des rubans lâches de la même +couleur, passèrent la grille, toute semée de visages +de paysans émerveillés de ce spectacle. La calèche +du roi était à panneaux à images, représentant<a name="page_019" id="page_019"></a> +d’un côté Persée et Andromède, de l’autre, +des scènes de bergerie.</p> + +<p>En traversant la cour, Louis XIV causait affectueusement +avec son frère; Anne d’Autriche, au +contraire, se tenait sur la réserve avec sa bru, Madame.</p> + +<p>Tout-à -coup des pas redoublés de chevaux résonnèrent: +ils étaient si multipliés et si bruyans que +la foule rassemblée dans la cour des Bornes cessa +ses acclamations et se précipita vers la grille.</p> + +<p>La calèche du roi se trouva isolée; Fouquet fut +interdit.</p> + +<p>C'était une compagnie entière de mousquetaires +gris, appareil militaire assez inusité au milieu +d’une cérémonie pacifique, qui avait escorté les +voitures de la cour depuis Fontainebleau jusqu'à +Vaux, et qui se présentait pour entrer.</p> + +<p>Peu préparé à cette surprise hostile, le surintendant +éprouva une anxiété dont il s’efforça de +cacher les marques sous une indifférence affectée.</p> + +<p>Le commandant des mousquetaires avait déjà +franchi la grille et caracolait dans la cour des Bornes, +broyant sans pitié le gazon et les pierres.</p> + +<p>Louis XIV se leva dans sa calèche, et se tournant +vers cet officier, il lui dit d’une voix brève et +émue:</p> + +<p>«Sortez, monsieur d’Artagnan; vous n'êtes pas<a name="page_020" id="page_020"></a> +chez moi ici. On vous a commandé pour honorer +notre royale personne, et non pour la garder là +où elle n’a aucun danger à courir. Ce zèle est offensant +pour notre hôte. Vous et vos mousquetaires, +placez-vous à distance, attendant l’heure +où il nous plaira de partir.»</p> + +<p>Se tournant vers Fouquet:</p> + +<p>«Monsieur, je vous demande pardon pour mes +mousquetaires; ils n’ont pas appris de notre roi +chevalier que chez Dieu, sa femme et son ami on +n’entre jamais armé.»</p> + +<p>Les mousquetaires se rangèrent de front sur +trois rangs, à l’extérieur du château, devant la +grille aux cariatides, à cette même place où l’on +veut que Fouquet, sur un simple désir de Louis XIV, +ait fait planter, dans l’espace d’une nuit, ce qui est +démontré impossible, une double allée d’ormes.</p> + +<p>Je ne crois pas à cette tradition d’arbres plantés +dans une nuit, parce que je l’ai retrouvée dans tous +les châteaux, et parce que Louis XIV, hors de chez +lui, n’a jamais couché que dans un seul château, +à celui des Condé, à Chantilly; mais je crois beaucoup +aux allées d’ormes arrachés dans une nuit ou +dans plusieurs. Je suis arrivé juste assez à temps +un siècle et demi après la fête que je raconte ici, +pour voir l’avenue séculaire du château de Vaux +couchée par terre, sciée en trois traits, destinée à <a name="page_021" id="page_021"></a> +être vendue à la voie, ce qu’on n’eût pas vu sous +Fouquet, l’eût-il ou non plantée dans une nuit.</p> + +<p>En entrant au château, le roi fut frappé des proportions +du corridor, pavé bleu et blanc en marbre, +et des dix colonnes dont il est orné. Comme +tous les grands rois,—comme Salomon, comme +Auguste, comme Napoléon après eux tous,—Louis +XIV avait l'équerre dans l'Å“il: il demanda le +nom de l’architecte; on lui répondit que c'était Le +Vau; il prit note et passa:</p> + +<p>—La fortune de Le Vau était faite.</p> + +<p>Le roi fut invité à se reposer dans une première +pièce de droite, celle qu’on désigne aujourd’hui +aux visiteurs sous le nom de salle de Billard. Les +ciselures des portes, les mille arabesques rampant +autour des murs et enserrant cette salle comme une +crépine, surprirent moins Louis XIV, dont l’envie +commençait à bouillonner, lui encore sans monument +datant de son règne, que le plafond même de +l’appartement, apothéose d’Hercule, vaste tableau +de la plus chaude couleur. C’est mieux que de la +peinture historique: c’est de la peinture olympique +et bien placée au plafond,—près du ciel.</p> + +<p>Louis XIV se leva et admira long-temps en silence.</p> + +<p>Il était découvert.</p> + +<p>Fouquet s’avança pour le débarrasser de son +chapeau.<a name="page_022" id="page_022"></a></p> + +<p>—Laissez, monsieur, je vous prie;—c’est par +respect.—Vous appelez ce peintre?...</p> + +<p>—Lebrun, sire.</p> + +<p>—Singulière ignorance, celle où je vis, dit à +voix basse le roi à sa mère en l’entraînant d’un autre +côté. Cet homme emploie à ses bâtimens les +premiers artistes de la France, et je ne sais pas +même leurs noms.</p> + +<p>On ne m’a pas trompé, vous le voyez, madame, +il ne songe qu'à lui. Calculez l’or qu’il a dépensé +à cette salle seulement. M. Colbert a raison: +M. Fouquet dilapide, M. Fouquet épuise le trésor, +M. Fouquet est la ruine de l'état, et M. Colbert...</p> + +<p>—Monsieur mon fils, M. Colbert veut être +ministre.</p> + +<p>Louis se tut.</p> + +<p>Il sourit finement en remarquant à tous les panneaux +de volets et de portes, au fond des plaques +du foyer, sur les marbres des cheminées, où rien +depuis n’a été effacé, reproduit avec une affectation +de parvenu, ce que n'était pas du reste le +surintendant, son triple chiffre N. F. S. «Nicolas +Fouquet, surintendant,» entrelacé et percé d’une +flèche.</p> + +<p>—Ne trouvez-vous pas, dit-il encore à sa mère, +que dans ce chiffre il y a du luxe comme en tout +ce qui appartient à M. Fouquet? Trois lettres figurent<a name="page_023" id="page_023"></a> +d’ailleurs très-mal entrelacées. Sans dommage, +la dernière pourrait être supprimée.</p> + +<p>—Vous vous contenez mal, monsieur mon fils, +et j’ai peine à vous voir ainsi dépité contre des +puérilités dont vous souffririez moins, si, comme +moi, vous eussiez été obligé d’admirer le Palais-Cardinal, +plus beau que notre Louvre et riche de +ses dépouilles. Je ne fis alors aucune remarque, je +ne fis effacer aucun chiffre. Pourtant le Palais-Cardinal +est à nous.</p> + +<p>—Je tâcherai, ma mère, d’imiter votre sang-froid, +sans en espérer le même prix.</p> + +<p>Fouquet s'était retiré avec la foule des courtisans, +et avait laissé au roi la liberté de parcourir, +suivi seulement de sa mère et de sa belle-sÅ“ur, +madame Henriette, les autres pièces, toutes ouvrant +l’une dans l’autre.</p> + +<p>Le roi, poussé par la curiosité, pénétra dans la +seconde: elle s’appelle le Salon. Au lieu d’y rencontrer +quelque objet qui choquât son goût afin +d’apaiser sa jalousie, il arrêta ses regards sur des +tapisseries d’Aubusson du plus rare travail pour +l'époque: peintures à l’aiguille dont le dessin est +de Lebrun. Il voulut détourner la vue de ces chefs-d'Å“uvre +disproportionnés, même pour la fortune +d’un souverain; mais elle glissa sur des meubles +de laque, fantastiques frivolités vendues littéralement<a name="page_024" id="page_024"></a> +au poids de l’or. Le sofa où il s’agitait surpassait +tout ce que Fontainebleau avait à comparer +en ce genre d’ameublement. Il est tel quel aujourd’hui: +de satin blanc brodé en bosse de chenille +verte. C’est, pour le temps, la miniature et le burin +appliqués à la broderie.</p> + +<p>Le roi leva des yeux pleins d’ironie au plafond.—Qu’est-ce +donc, demanda-t-il, que cet écureuil +que je vois partout à la poursuite d’une couleuvre? +Cet emblème me fatigue: en sauriez-vous +le sens?</p> + +<p>—L'écureuil...</p> + +<p>—Je le sais, ma mère; c’est l’arme parlante de +M. Fouquet; mais la couleuvre?</p> + +<p>—La couleuvre, monsieur mon fils, on prétend +que c’est l’arme parlante de M. Colbert.</p> + +<p>—Ah! vraiment. L'écureuil et la couleuvre, +M. Fouquet et M. Colbert. Gentil écureuil à tête +folle: c’est ingénieux, mais c’est peu naturel. Au +fond, les allégories sont comme les songes: souvent +le contre-pied les explique. Avez-vous les yeux +bons, ma sÅ“ur Henriette?</p> + +<p>—Pour vous servir, sire.</p> + +<p>—Lisez-moi donc ces lettres noires et brisées +dans cette bande que je crois une devise, autour +d’Apollon chassant les monstres de la terre.</p> + +<p>—C’est du latin, sire.<a name="page_025" id="page_025"></a></p> + +<p>—Eh bien! voyons si vous savez le traduire, +ainsi qu’on l’assure.</p> + +<p>—<i>Quò non ascendam?</i> où ne monterai-je pas?</p> + +<p>—Parfaitement, docte Henriette. L'écureuil dit +cela à la couleuvre, mais c’est une fable. Et ici, à +cet autre angle, que lit-on?</p> + +<p>—Une modification légère de la même devise: +<i>Quò non ascendet?</i> où ne montera-t-il pas? Le +futur est à la troisième personne au lieu d'être à la +première.</p> + +<p>—Et si nous cherchions bien encore, ma sÅ“ur, +ne croyez-vous pas que nous trouverions une seconde +personne qui dirait: <i>Tu ne monteras pas!</i></p> + +<p>Le duc de Saint-Aignan entra sur ces propos, et +fut vivement poussé par le roi dans une petite pièce +à côté. La reine-mère et madame Henriette restèrent +seules et ne se parlèrent pas.</p> + +<p>Ces deux princesses s’observaient depuis quelques +mois. Anne d’Autriche avait remarqué, ce qui +du reste n'était échappé à aucune pénétration de +courtisan, que Madame et le roi se partageaient +une affection où Monsieur avait beaucoup à souffrir +pour sa dignité de mari. Quoique vive, sa tendresse +maternelle n’allait pas jusqu'à sacrifier un +frère à l’autre, et à tolérer un scandale dont la cour +d’Espagne, si bien servie en rapports, eût demandé +réparation. Malheureusement ses appréhensions<a name="page_026" id="page_026"></a> +semblaient fondées. A tous les carrousels, le roi +était le cavalier d’honneur de Madame; à toutes +les comédies à ballet ils dansaient un pas ensemble; +dans tous les couplets de Benserade, allusions transparentes +où nul ne se méprenait, le roi était le lis, +elle la rose. Quand le roi s'égarait à la chasse, on +avait toutes les peines du monde à retrouver Madame. +Anne d’Autriche avait jugé qu’il était temps +de mettre un terme à une inconvenance ou d’arrêter +une faute. Sachant que les rois ne guérissent +d’une passion que par une autre, elle avait cherché +et trouvé parmi les demoiselles d’honneur de Madame +même une jeune personne peu remarquée, +mais propre à frapper par une beauté modeste, +qualité jusqu’ici rarement offerte à l’inconstance +de son fils.</p> + +<p>Ceci était parfaitement vu, bien combiné, le roi +tomberait au piége. Seulement Anne d’Autriche +n’avait pas prévu qu’elle réussirait, non parce que +son fils cesserait d’aimer Madame pour aimer une +de ses demoiselles d’honneur, mais simplement +parce que Louis XIV n’avait montré de l’amour +pour sa belle-sÅ“ur qu’afin de cacher une passion +vive et réelle pour la rivale dont sa mère lui ménageait +la présence.</p> + +<p>Le roi avait poussé le duc de Saint-Aignan dans +une encoignure, et lui répétait: «D’Artagnan est<a name="page_027" id="page_027"></a> +un maladroit, un fou; il entre ici comme dans une +place conquise. Est-ce là la prudence que j’ai tant +recommandée? Veillez sur lui, que ses mousquetaires +ne quittent pas la selle un seul instant. +M. de Colbert est-il venu, duc?</p> + +<p>—Oui, sire.</p> + +<p>—Tant mieux. Dites-lui de ne pas m’approcher +de toute la journée, d'éviter de se promener en +compagnie de Harlai, de Séguier et de d’Albret; de +causer beaucoup au contraire avec Gourville, avec +Lauzun, avec Pélisson, avec les dames, s’il en est +capable, et de ne partir d’ici que toutes les bougies +éteintes. Et Elle, est-elle ici? reprit bien bas +Louis XIV, sans nommer qui.</p> + +<p>—Pas encore, sire. La suite de Madame n’est +pas arrivée.</p> + +<p>—Qu’il me tarde de la voir!—Duc, rompons +cet entretien sur-le-champ par un grand éclat de +rire, afin de n’inspirer aucun soupçon à ma mère +ni à Madame. Sachez leur dire pourquoi nous aurons +ri.</p> + +<p>Le duc et le roi rirent aux éclats.</p> + +<p>—Mais venez donc, mesdames, s'écria le roi en +paraissant à la porte du cabinet; monsieur le duc +va vous expliquer la cause de notre gaieté.</p> + +<p>—Qu’est-ce donc, monsieur de Saint-Aignan? +s’informa la reine-mère.<a name="page_028" id="page_028"></a></p> + +<p>—C’est... mon Dieu, cela vaut-il bien la peine?</p> + +<p>—Parlez toujours, duc.</p> + +<p>Saint-Aignan, qui n’avait rien à dire, balbutia, +rougit, regarda le plafond, et répondit tout-à -coup +avec la pétulance d’une réflexion subite:</p> + +<p>—Vos majestés ont dû remarquer que dans les +nombreuses pièces de ce château l'écureuil de monsieur +le vicomte poursuit avec acharnement la couleuvre +de M. Colbert. Certes, s’il est quelqu’un en +France capable de connaître les intentions héraldiques +de M. de Belle-Isle, c’est le peintre qui a +répété au moins deux ou trois mille fois cet emblème. +Eh bien! ne faut-il pas que ce peintre soit +singulièrement distrait ou coupable? Dans ce château, +ici, sur notre tête (que vos majestés daignent +regarder ce plafond pour m’en croire), ce peintre +fait étrangler l'écureuil par la couleuvre.</p> + +<p>—Pas possible, duc!</p> + +<p>—Qu’il plaise à vos majestés de suivre la direction +de mon doigt. En tirant une ligne du coude +de cette femme qui représente le Sommeil, n’aperçoivent-elles +pas, vos majestés, dans la guirlande du +plafond, un écureuil?...</p> + +<p>—Et la couleuvre qui le darde! crièrent tous +trois le roi, sa mère et Madame.</p> + +<p>—Si cela me regardait, ajouta le roi, je me +croirais perdu.<a name="page_029" id="page_029"></a></p> + +<p>Il pâlit.</p> + +<p>Saint-Aignan pâlit.</p> + +<p>—Sortons au plus vite de ce cabinet de la prédiction.</p> + +<p>Ils rentrèrent, tout effrayés, dans le salon.</p> + +<p>Le nom du cabinet de la Prédiction est resté à +cette pièce. A plus d’un siècle de distance, on +éprouve un effroi historique, lorsqu’on regarde +cette erreur de peintre qui fut une si terrible prophétie. +On n’a presque plus d’attention pour la +suave allégorie de Lebrun: le Sommeil, sous les +traits d’une femme endormie, qui, comme l’a dit +Lafontaine dans le <i>Songe de Vaux</i>, «laisse tomber +des fleurs, et ne les répand pas.»</p> + +<p>Quand les brigands du Nord, je veux dire les +Bavarois, entrèrent en 1815 dans le château de +Vaux, ils le saccagèrent. Ce délicieux boudoir ne +fut pas épargné, et pourtant ils n’arrachèrent pas +du plafond le Sommeil de Lebrun. Avaient-ils lu +les vers de Lafontaine? S’il en fut ainsi, pourquoi +le bonhomme n’en a-t-il pas écrit sur les fauteuils +et les tapisseries? A la pointe du sabre, les Bavarois +ont détaché du fond des fauteuils et du cadre +des murs les étoffes brodées qui les garnissaient. +Ils ont laissé les murs et les fauteuils dans l'état où +ils se trouvaient avant d'être recouverts. Dans les<a name="page_030" id="page_030"></a> +tapisseries d’Aubusson de nos châteaux l’invasion +a taillé des mouchoirs.</p> + +<p>C’est une revanche, nos pères avaient fait le +même usage des drapeaux bavarois.</p> + +<h3>III</h3> + +<p>Il n’y a pas d’exemple dans l’histoire d’une fortune +aussi rapide et aussi courte que celle de Fouquet.</p> + +<p>A peine apprend-on qu’il existe, qu’il est déjà +procureur-général au parlement, une des plus +hautes dignités du royaume; à peine au parlement, +on le voit surintendant des finances, le premier +dans l'état après Mazarin; à peine le sait-on surintendant +des finances, qu’il est sous les verroux +de Pignerol; à peine est-il à Pignerol qu’on n’en +parle plus.</p> + +<p>Entre Mazarin et Colbert, qui se souvient de +Fouquet?</p> + +<p>Consultez les historiens, même les plus complets: +ils vous diront que Fouquet fut poursuivi et condamné +pour ses dilapidations. Rien n’est plus vague.<a name="page_031" id="page_031"></a> +Cela s’applique à tous les ministres des finances +depuis Enguerrand de Marigny. Mazarin avant +Fouquet, Colbert après lui, épuisèrent le trésor +avec bien plus d’avidité. Le surintendant ne fut mis +en jugement, ceci ressort de son procès même, que +par le fait des énormes vols de Mazarin; et Colbert, +malgré ses vastes créations commerciales, au lieu +de diminuer la dette, l’augmenta de beaucoup.</p> + +<p>Que reprocha-t-on à Fouquet?—Son faste? +Oublie-t-on que le cardinal Mazarin, pauvre sous +Richelieu, fit passer, au bruit de sonnettes d’argent, +sous la porte Saint-Antoine, en 1660, à la +suite de l’entrée triomphale de la reine, soixante-deux +mulets chargés d’or et de diamans?—Le +luxe de sa maison? A quelques charges près qu’il +fut obligé de créer pour soutenir l'éclat de sa nouvelle +dignité de surintendant, il ne fit que continuer +la vie qu’il menait auparavant, extraordinairement +riche par sa famille et du côté de sa +femme, qui lui apporta douze cent mille livres.—Son +goût pour les bâtimens? Il convenait peu +à Colbert et à ses successeurs, eux qui devaient +élever Versailles et Marly, de demander compte à +Fouquet des quelques millions, dilapidés ou non, +qu’il consacra au château de Vaux.—Ses mÅ“urs? +S’il appartenait à quelqu’un d'écarter ce chef d’accusation, +c'était d’abord au roi.—Sa rébellion?<a name="page_032" id="page_032"></a> +On en eut de si faibles preuves, et elles devaient +être faibles en effet, que le ressentiment de ses juges, +presque tous vendus à Colbert, ne parvint qu'à +le faire condamner à l’exil, peine commuée par +Louis XIV en une détention perpétuelle.</p> + +<p>Ainsi l’histoire dit mal Fouquet: elle ne le sait +pas.</p> + +<p>Avant son élévation, elle le voit à peine; pendant, +elle en est éblouie, elle est trop lente avec son +cortége de causes et de recherches pour expliquer +à temps cette haute fortune; après, elle s’impose +cinquante ans de silence, car malheur à qui parlera +de Fouquet sous Louis XIV. Et de quel homme +d'état s’occupe-t-on après cinquante ans?</p> + +<p>Fouquet n’aura pas même d’histoire, cette fosse +commune.</p> + +<p>Fouquet revient de droit aux mémoires et à la +poésie; une moitié de sa vie appartient à Gourville, +l’autre moitié à La Fontaine.</p> + +<p>Heureux, il est l’homme des mémoires.</p> + +<p>Seigneur plein d'éclat à la cour, sybarite recherché +à son pavillon de Saint-Mandé, il a toutes +les amitiés, et celles de la Fronde, et celles de +Saint-Germain; toutes les amours à la ville; rien +ne manque à sa périlleuse renommée. Boileau incruste +en proverbe ses bonnes fortunes de surintendant; +un souterrain conduit de son boudoir au<a name="page_033" id="page_033"></a> +milieu du bois de Vincennes, pour faire évader +les femmes quand les maris viennent la nuit les lui +redemander.</p> + +<p>Richelieu pensionne quelques hommes de lettres +pour qu’ils admirent ses vers; Fouquet les enrichit +tous à la condition qu’il n'écrira pas de vers, +l’homme aimable! mais qu’eux viendront chaque +mois lui lire ceux qu’ils auront composés. La Fontaine +s’engagera à quatre épîtres par an; il paiera +en quatre termes. Richelieu disait: J’ai donné une +chemise à Apollon. Fouquet avait droit d’ajouter: +Je l’ai mis dans ses meubles. Pélisson, grâce à lui, +a six domestiques; Le Vau est servi en vaisselle +plate; Lebrun a un équipage; Le Nôtre tutoie +Fouquet. Mademoiselle de Scudéry est coulée en +bronze, et l’on trouve dans la boîte de vermeil où +le surintendant parfumait ses pensées secrètes des +lettres de madame de Sévigné.</p> + +<p>Ainsi Fouquet donne à Louis XIV l’exemple de +tout ce qui lui vaudra le nom de grand: amour +des arts, respect aux lettres, munificence aux écrivains, +goût pour les monumens, dévouement aux +femmes, qui toutes conservèrent à Fouquet la fidélité +du malheur, la seule qu’il leur demanda jamais.</p> + +<p>Est-il renversé par le souffle noir sorti de la +bouche de Colbert? aussitôt il devient l’homme de +La Fontaine. La Fontaine se jette à son cou comme<a name="page_034" id="page_034"></a> +un fils, lui qui ne se rappelait plus en avoir un, et +ne l’abandonne pas. Il n’est plus distrait, La Fontaine; +il ne dort plus, lui le sommeil fait poète. +Jour et nuit il va, il marche, il court, oubliant le +lapin son ami et la taupe sa sÅ“ur, et la fourmi sa +voisine; il va des nymphes de Vaux au premier +président du parlement. Au milieu des solitudes +de Vaux, il crie: Rendez-moi Oronte!—Vous, +nymphes; vous, naïades; vous, sylvains! Oronte +est captif, Oronte est innocent puisqu’il est malheureux; +suivez-moi, embrassons les genoux de +Louis, et redemandons-lui Oronte! Et La Fontaine +se présente au parlement avec tous ses sylvains +pour qu’on délivre Oronte; il intercède auprès de +mademoiselle de La Vallière au nom des hamadryades +éplorées. Partout rebuté, il s’enferme avec +mademoiselle de Scudéry et madame de Sévigné, +et ces trois femmes pleurent.</p> + +<p>Ne cherchez pas ailleurs la mémoire de Fouquet: +elle est toute dans le cÅ“ur des femmes; j’ai dit le +cÅ“ur des poètes.</p> + +<p>Mazarin, c’est vrai, eut une grande chose dans +sa vie: c’est le traité de paix de Westphalie.</p> + +<p>Mais Fouquet eut aussi une ravissante chose dans +sa vie: c’est la fête de Vaux.</p> + +<p>Qu’est-il resté du traité de Westphalie? rien. +Voyez où est remontée la maison d’Autriche.<a name="page_035" id="page_035"></a></p> + +<p>Qu’est-il resté de la fête de Vaux?</p> + +<p><i>Les Fâcheux</i> de Molière, une élégie de La Fontaine, +douze lettres de madame de Sévigné.</p> + +<p>Ceci durera plus que la maison d’Autriche.</p> + +<h3>IV</h3> + +<p>Tandis que le roi et sa mère reçoivent dans les +salons de Fouquet les hommages dont ils sont ordinairement +entourés à Fontainebleau, l'étiquette +n’ayant jamais abandonné Louis XIV, même en +voyage, le surintendant, dont l’absence est justifiée +par la nécessité où il est, dans un tel jour, de +se trouver partout, a réuni les deux amis sur la +fidélité desquels il peut compter, et s’entretient +avec eux dans les allées du parc.</p> + +<p>—Le moment venu, j’hésite, balbutia Fouquet +le premier.</p> + +<p>Et Pélisson, saisissant le bras de Fouquet:—Serait-il +bien vrai? Et pour quel motif, sur quel +soupçon, nous alarmez-vous ainsi? Vous êtes pâle, +en effet, monseigneur.</p> + +<p>—Franchement, ces mousquetaires à cheval<a name="page_036" id="page_036"></a> +m’ont donné à réfléchir. Avouez que leur présence +a droit d'étonner.</p> + +<p>—Ma foi, non, reprit Gourville. Cette suite +bruyante est dans les goûts d’un jeune roi. C’est +du faste. D’ailleurs, pour peu que nos soupçons +devinssent plus graves, je me chargerais de d’Artagnan +et de ses mousquetaires. Les caves du château +sont profondes, et ils ne boiront pas tout.</p> + +<p>—Vous ne savez donc pas, Gourville, que le +roi leur a défendu de quitter l'étrier?</p> + +<p>—C’est possible, monseigneur; mais il ne leur +a pas défendu de boire, office dont on s’acquitte +très-bien à cheval. Seulement on tombe de plus +haut. Sont-ce là toutes vos craintes, monseigneur?</p> + +<p>—Les douze portes du parc sont-elles bien gardées, +Gourville?</p> + +<p>—Par les meilleurs complices qu’on puisse choisir.</p> + +<p>—Par qui donc, Gourville?</p> + +<p>—Par personne.</p> + +<p>—Comment cela?</p> + +<p>—Où est la nécessité de veiller à douze portes +si l’on ne doit sortir que par une?</p> + +<p>—Mais cette porte?</p> + +<p>—A celle-là j’ai posté quelqu’un qui ne m’a jamais +trahi en ces sortes d'équipées: invisible et +muet.<a name="page_037" id="page_037"></a></p> + +<p>—Et c’est?...</p> + +<p>—Personne.</p> + +<p>—Vous me désespérez, Gourville; j’ai peur que +vous n’ayez pas votre tête, tout votre sang-froid.</p> + +<p>—Pardon, monseigneur, bien que je sois venu +avec le maréchal de Clairembault. Par cette porte +si fidèlement gardée nous passerons, vous, monseigneur, +la personne que vous savez, M. de Pélisson +et moi. Elle est assez large.</p> + +<p>Fouquet serra affectueusement la main à ses deux +amis.</p> + +<p>—Merci, Gourville; mais pourquoi cette légèreté +dans vos dispositions?</p> + +<p>—Imiterons-nous les Romains? crierons-nous +jusque sur les toits que nous conspirons?</p> + +<p>—Mais encore...</p> + +<p>—Je le tiens de M. de Retz: dans un coup décisif +il est important d'être sûr de tout le monde +et de n’employer que quelques-uns. Ayez beaucoup +d’hommes, ils comptent les uns sur les autres; +peu, ils agissent. M. le coadjuteur s’y connaissait.</p> + +<p>Perdant par degré la teinte de tristesse répandue +sur son visage, le surintendant se tourna vers son +poète-secrétaire:—Vous, monsieur Pélisson?</p> + +<p>—Monsieur le vicomte, je partage les assurances +de M. Gourville.<a name="page_038" id="page_038"></a></p> + +<p>—Vous ne saisissez pas ma demande: ce n’est +pas là -dessus que je souhaite vous entendre. Avez-vous +déposé sur la cheminée de chaque chambre de +gentilhomme mille pistoles pour faire face aux +dettes du jeu? Avez-vous ordonné qu’on traitât les +gens de lettres dans cette journée avec les nombreux +égards dont j’aime à les voir entourés? Ils +dîneront dans la salle des Muses: je crois avoir exprimé +ce désir.</p> + +<p>—Vos ordres ont été suivis. Ils seront confondus +avec les gens de qualité. Des guirlandes de +fleurs se balanceront sur leur front au bruit de harpes +cachées: Lambert jouera du téorbe. Comme +les anciens poètes, ils boiront dans des coupes de +vermeil.</p> + +<p>—Et comme les anciens poètes, monsieur de +Pélisson, ils emporteront leur coupe. Nous vous +devons la gloire qui suit la vie. Vous et La Fontaine +me ferez immortel.</p> + +<p>—Auparavant, interrompit Gourville, il faut +que vos ennemis soient dans la poussière, que le +roi, notre maître, vous reconnaisse pour le premier +gentilhomme de l'état après lui.</p> + +<p>—Quel moment heureux ou fatal! Gourville, +Pélisson, qu’en pensera l’Europe? Et ce coup qui +retentira long-temps,—au milieu d’une fête!... +Des poignards cachés sous des fleurs. N’est-ce pas<a name="page_039" id="page_039"></a> +que mon château ne fut jamais plus splendide? On +dirait qu’il sait qu’un roi de France l’habite. Pélisson, +avez-vous prié M. le chevalier Lully de +presser sa cantate? Quel Orphée que ce Lully! quel +génie! Il écrit dans ma chambre la musique qu’il +exécutera dans trois heures devant la cour. Offrez-lui +de ma part cette tabatière en diamans. Elle vient +de Mazarin. Divin Lully!</p> + +<p>—Silence, recommanda Pélisson, on vient de +ce côté. C’est messire Pierre Séguier, chancelier de +France. Je le savais ici, je l’ai vu descendre de sa +haquenée blanche peu après l’arrivée de M. Colbert. +En hommes prudens, ils ont voulu ne pas avoir +l’air d'être venus ensemble; mais nos gens placés +sur la route ont remarqué leur séparation à la Patte +d’Oie de Voisenon.</p> + +<p>Gourville courut au-devant du chancelier, le +chapeau bas, et l’accosta avec le respect mêlé à la +joie la plus vive.</p> + +<p>—Monseigneur, que je suis aise de vous joindre +ici, et dans un tel moment! Vous déciderez entre +nous.</p> + +<p>Le chancelier remercia d’un sourire.</p> + +<p>—Dites-nous, monsieur de Séguier, vous qui +avez laissé la justice à Paris, mais non pas le bon +goût, si Le Nôtre n’a pas commis une faute grave +dans la distribution générale de ce terrain.<a name="page_040" id="page_040"></a></p> + +<p>—J’avoue, répondit le chancelier, que je suis +peu apte à résoudre la question. Si vous voulez qu’il +y ait ici trop de statues, de canaux, de fontaines de +marbre pour...</p> + +<p>Fouquet vit venir la leçon; il brusqua la riposte:</p> + +<p>—.....Pour un simple financier tel que moi, +j’en conviens, mais non pour le sujet qui reçoit +son maître; sur quoi vous alliez me féliciter, ce me +semble.</p> + +<p>—C’est ce que j'étais prêt à vous répondre, monsieur +Gourville.</p> + +<p>—Vous voyez donc, monsieur le chancelier, que +vous êtes né pour mettre les gens d’accord avant +qu’ils aient parlé: j’espère qu’il en sera de même, +notre différend entendu. Pardon, mais il ne s’agit +pas de statues, messire.</p> + +<p>—Prenez garde, Gourville, de fatiguer M. de +Séguier.</p> + +<p>—Je vous en prie, monsieur de Belle-Isle, laissez +à M. Gourville présenter sa requête. Je vous jugerai.</p> + +<p>Ce mot glaça le sang de Pélisson. Séguier avait ri +en le prononçant.</p> + +<p>—Le Nôtre, disais-je, a commis une faute. Le +plan horizontal du château est mal entendu: d’une +extrémité au centre, le terrain descend; du centre<a name="page_041" id="page_041"></a> +à l’autre extrémité, il monte. La propriété creuse. +Vaux est un abîme: n’est-ce pas, messire?</p> + +<p>Le chancelier ne sut trop si on lui renvoyait une +de ces allusions malignes dont il ne tarissait pas sur +la prodigalité du surintendant, ou si Gourville lui +demandait sérieusement un avis. Il le regarda avec +sa pénétration de juge.</p> + +<p>Fouquet rompit l’embarras.—La propriété +creuse, intervint-il, parce qu’elle a été sacrifiée +exclusivement aux eaux. Le niveau est pris de loin +et de haut; plus on le ménage en l’abaissant, plus +l’eau, en reprenant sa ligne de hauteur, s'élève et +jaillit. Le Nôtre n’a pas tort, Gourville. Cette +explication satisfait-elle monsieur de Séguier?</p> + +<p>—Pleinement. Mais je ne prendrai point congé +de vous, monsieur de Belle-Isle, sans vous complimenter +sur la flatteuse rumeur qui circule. On tient +presque pour certain que vous allez vous défaire +de votre charge de procureur-général. Sa majesté +n’attendrait que cette résolution de votre part pour +vous conférer ses Ordres. C’est un regret pour le +parlement, et je le partage; mais la compensation +est si belle, qu’il faut se taire et adorer le monarque +dans ses Å“uvres.</p> + +<p>—N’ajoutez pas à la confusion où je suis, monsieur +de Séguier, de me trouver déjà si peu digne +des bontés de notre roi.<a name="page_042" id="page_042"></a></p> + +<p>—Adieu, je vous laisse, monsieur de Belle-Isle, +ce dont vous m’excuserez, pour aller présenter mes +soumissions à sa majesté.</p> + +<p>M. de Séguier se retira gravement.</p> + +<p>—Je reprends, dit Gourville: personne n’agira, +mais personne n’empêchera d’agir. Après les eaux +viendra le dîner; après le dîner la comédie, après +la comédie le feu.</p> + +<p>—Oui, Gourville, c’est le moment de frapper le +grand coup.</p> + +<p>—Il se placera sur les cascades pour admirer le +feu, et au même endroit où il aura vu jouer les +eaux. A sa droite il aura dix de nos amis, à sa +gauche dix, vingt derrière: foule sur les marches, +personne à la portée de son regard, personne! cela +masquerait le coup d'Å“il. A la troisième girande +lancée, lorsque le ciel sera couvert d'étincelles et +de cris, quand le canon se mêlera à ce bruit pour +le rendre plus formidable, un homme disparaîtra.</p> + +<p>—Gourville!</p> + +<p>Pélisson visita de l'Å“il le prolongement de l’allée.</p> + +<p>—Monseigneur, cet homme disparu sera remplacé +sur-le-champ par un autre de même taille, +de même costume; panache blanc au chapeau, cordon +bleu à la poitrine.</p> + +<p>—Et ceux qui l’entoureront?<a name="page_043" id="page_043"></a></p> + +<p>—Voilà les amis dont je vous parlais, ceux qui +n’agissent pas.</p> + +<p>—Et s’il crie?</p> + +<p>—Le canon crie plus fort.</p> + +<p>—Et si l’on voit?</p> + +<p>—L’obscurité profonde qui succède à l'éblouissement +d’une girande de feu ne permet guère de +voir. Douze girandes seront tirées à dix minutes +d’intervalle. Douze obscurités: c’est deux heures. +A la dernière, nous serons à huit lieues d’ici.</p> + +<p>—Et ce feu d’artifice, s'écria Fouquet, éclipsera, +j’en suis sûr, celui qui fut tiré à la porte Saint-Antoine, +au mariage de la reine. Torelli est une +Salamandre.</p> + +<p>—Silence! dit une seconde fois Pélisson; quelqu’un +vient.—Colbert était à deux pas.</p> + +<p>—Pour le coup, l’augure est sinistre, murmura +Gourville, c’est M. de Colbert; il ne manque plus, +pour nous achever, que M. de Laigue et madame +de Chevreuse.</p> + +<p>Colbert était fort laid, déjeté comme un vieux +bois; il avait la peau grillée, la mine souffrante. +Les douloureux sacrifices des nuits, l’agonie des +difficultés vaincues, l’intromission violente de connaissances +sans nombre, le mépris de la vie et de +ses besoins, le despotisme de la volonté sur la douleur, +se lisaient à ses joues, à son front, où les rides<a name="page_044" id="page_044"></a> +étaient si profondes qu’elles simulaient des feuilles +de parchemin. La vie s'était retirée de ce corps +corrodé par l'étude, pour s’isoler dans le crâne; là +était la flamme. Sa tête était transparente comme +une lampe de nuit. On sentait poindre les os sous +la légère couche de vie qui tapissait ce cadavre. On +voyait l’ironie de la mort grimacer derrière cette +peau, si enflée de rien. Le squelette voulait sortir.</p> + +<p>Au moment où Colbert s'était montré comme +un fantôme au détour de l’allée, Pélisson, pour +avoir une contenance, avait déroulé un papier, +qu’il affecta de lire, jusqu'à ce que lui et ses compagnons +se trouvassent dans l’impossibilité d'éviter +la rencontre.</p> + +<p>—C’est fort beau! s'écriait Gourville; le roi en +sera enchanté.</p> + +<p>—Monsieur Pélisson, appuyait Fouquet, vous +n’avez jamais mieux été inspiré; l’air de Vaux est +une muse.</p> + +<p>—Ce sont choses trop légères pour monsieur +Colbert, dit Fouquet en abordant celui-ci, que des +vers de circonstance. Si quelque chose les excuse +pourtant, c’est la circonstance. M. de Pélisson nous +lisait le prologue de sa façon qui sera récité cette +nuit avant la comédie de mon ami, M. Molière.</p> + +<p>—Que je n’interrompe pas M. de Pélisson! se +récria Colbert; des vers à la louange du roi sont<a name="page_045" id="page_045"></a> +une bonne fortune: vous ne voudriez pas m’en +priver.</p> + +<p>Pélisson lut avec chaleur le prologue au roi, et +fut applaudi à chaque hémistiche, excepté par Colbert, +qui roulait sa tête et son Å“il comme un sauvage +qui entend de la musique pour la première +fois. Au dixième vers, quoique la pièce n’en ait pas +quarante, il fourra ses mains sèches dans ses goussets, +et ne prêta plus aucune attention.</p> + +<p>Ayant achevé sa lecture, Pélisson se tourna vers +Colbert avec la discrétion d’un poète qui attend son +arrêt.</p> + +<p>Les vers du prologue de Pélisson passaient pour +fort beaux.</p> + +<p>—Ah! vous avez fini, monsieur de Pélisson; +je vous fais mon compliment. C’est bien! très-bien! +J’avais un neveu qui s’amusait aussi à ces bêtises-là ; +il a réussi. Je l’ai employé aux gabelles.</p> + +<p>Gourville se baissa pour ne pas rire, affectant +d’arranger les boucles de sa chaussure. Gourville +ne faisait pas de vers.</p> + +<p>Colbert ne remarqua pas le dépit de Pélisson, +qui, oubliant son rôle dans cette comédie, rougit, +pâlit, fut sur le point de trahir la ruse et de dire: +«Croyez-vous donc, monsieur de Colbert, qu’on +vous demande votre avis? Il fallait feindre et vous +prendre pour un homme de goût. On ne s’attendait<a name="page_046" id="page_046"></a> +pas à réussir.» Le conjuré l’emporta cependant +sur le poète; Pélisson se tut.</p> + +<p>Colbert continuait à Fouquet:—Il n’est bruit, +monsieur, que de votre retraite du parlement. Au +dire de beaucoup, votre charge de procureur-général +serait déjà vendue, ce qu’attend le roi pour +vous conférer ses Ordres.</p> + +<p>—La grâce du roi, répondait Fouquet, n’est pas +chose tellement sûre, si je ne dois espérer qu’en +mon mérite, que mes intérêts me fassent une nécessité +de vendre ma charge. Plus je mettrai de délai +à m’en défaire, plus je montrerai à mon maître que +je ne vaux que par lui.</p> + +<p>—Vous vous jugez trop sévèrement, monsieur +de Belle-Isle; et puisque le roi vous laisse espérer +cette faveur, c’est qu’il vous en croit digne.</p> + +<p>—Je vous remercie de cette manière de voir, +monsieur de Colbert; je n’en oublierai pas le témoignage.</p> + +<p>Colbert salua et gagna le château.</p> + +<p>—S’il n’est fatal, le rapprochement est du moins +singulier. Avez-vous remarqué, Gourville, Pélisson? +M. de Séguier me demande si j’ai vendu ma +charge de procureur-général, M. de Colbert est +étonné de m’en trouver encore revêtu. Est-ce du +hasard? Le procureur-général les importune donc +bien? Mais vous en étiez, Gourville, au moment<a name="page_047" id="page_047"></a> +du feu et de l’enlèvement. Et après que nous serons +partis, que se passera-t-il ici?</p> + +<p>—L’histoire nous l’apprendra.</p> + +<p>—Mais enfin, lorsque le feu sera consumé, +qu’on cherchera le... qu’on le cherchera pour partir...</p> + +<p>—Alors jaillira le bouquet, détonation terrible +qui renversera dans les fossés toutes les voitures +de la cour placées au bord. Torelli l’artificier en +est sûr. C’est un événement nouveau à travers +mille événemens: c’est une heure pour eux, trois +lieues pour nous. Au jour ils seront encore ici.</p> + +<p>—Mais après?</p> + +<p>—Ah! monseigneur, en conspiration, <i>après</i> +n’existe pas; on est ou l’on n’est plus!</p> + +<p>—Vous avez dit le mot, Gourville, c’est une +conspiration, et contre qui? Je frémirais à cette +seule pensée, si ma conscience ne me criait que +c’est là le seul moyen de convaincre le roi, qui, une +fois dans nos mains et dans ma place de Belle-Isle, +signera, au nom de l’intérêt de la France plus encore +que par la violence de sa captivité, car elle +lui sera douce, le renvoi de M. de Colbert, cette +affreuse couleuvre, et celui de M. Le Tellier. Avec +eux tomberont leurs créatures. Écrasez l’araignée, +la toile s’envole au vent. M. de Colbert est mon +araignée qui tend sa toile partout où je suis. Depuis<a name="page_048" id="page_048"></a> +Mazarin, il m’enveloppe, m'étouffe; il me tuera si +je ne l'écrase. Puissant comme toutes les résistances; +hardi, parce qu’il n’a rien à perdre; influent +auprès du prince, qui finira par être persuadé que +ma chute sera un heureux prétexte pour ne payer +aucune dette, car je serai la cause de toutes, si je +tombe; chef de parti, ayant su rallier toutes les +haines contre ce qu’on appelle ma prodigalité; appuyé +des femmes, de celles dont je n’ai pas courtisé +la vieillesse ou la laideur; Colbert, laid, triste, +avare, obscur, sordide, triompherait de moi! Lui +renversé, je n’ai plus que des amis.</p> + +<p>En tenant le roi captif, je ne fais, après tout, +avec des intentions plus pures que ce qu’exécutèrent, +sous la minorité, le cardinal de Retz, Turenne, +un prince du sang, le parlement, la France entière, +contre Mazarin, la reine et le roi lui-même. +Et je n’appelle pas l'étranger!—Voilà de quoi +m’absoudre.</p> + +<p>Les trois amis se tenaient par la main, et confondaient +dans un serment muet le vÅ“u d'être fidèles +à leur conjuration.</p> + +<p>S'échappant tout-à -coup d’entre Gourville et +Pélisson, émus jusqu’aux larmes d’une scène où +s'était décidée leur vie, ainsi que l'événement ne le +prouva que trop, Fouquet alla galamment offrir +son bras à une dame qui accourait vers lui, et se<a name="page_049" id="page_049"></a> +perdit avec elle, en riant aux éclats, dans une contre-allée.</p> + +<p>Les deux secrétaires du surintendant, quoique +habitués à sa légèreté, se regardèrent stupéfaits. +Pélisson ne put s’empêcher de murmurer: C’est +trop à la fois, Brutus et Bellegarde!</p> + +<p>Ils savaient quelle était cette dame admise dans +la plus équivoque familiarité du surintendant.</p> + +<p>Fouquet était un sultan. Il était entouré de messagères +d’amour, aux mains prodigues de sa fortune, +à la bouche éloquente pour lui, qui lui épargnaient +la timidité de l’aveu et le dépit du refus.</p> + +<p>On publiait, à la gloire de madame de Bellière, +dans le monde de la cour, que, sous les enseignes +du surintendant, elle n’avait eu que des triomphes +et pas une défaite. C'était un bonheur sans exemple. +Était-il arrivé à son terme? voilà ce qu’on se demandait +depuis que Fouquet avait chargé madame +Duplessis-Bellière d’une expédition amoureuse de +la plus rare difficulté; c'était la Toison-d’Or à obtenir! +Les humbles assistaient à cette audacieuse +entreprise comme des bourgeois à une course de +chevaux. Que ceci est beau! disaient-ils, et tout +bas: Oui, c’est beau! mais quelqu’un se cassera le +cou.</p> + +<p>C'était pour savoir s’il avait conquis quelques +avantages sur le cÅ“ur vierge d’une demoiselle<a name="page_050" id="page_050"></a> +d’honneur de Madame que le surintendant s'était +caché avec madame de Bellière sous les charmilles, +oubliant, comme s’ils n’eussent jamais existé, Pélisson +et Gourville. Ce n’est pas qu’il y eût à craindre +qu’il dévoilât la conspiration: il n’y pensait plus.</p> + +<p>Quand l’heureux Fouquet et sa confidente descendirent +vers le château, la joie de leurs visages +eût fait pâlir de jalousie celui de Saint-Aignan, +ce maître passé dans la carrière officieuse qu’il suivait +concurremment avec madame de Bellière.</p> + +<p>—Elle viendra donc, disait Fouquet, elle vous +l’a promis; mais vous ferez mon bonheur, madame!</p> + +<p>—N’oubliez pas, vicomte, que j’ai déjà fait votre +bonheur trois cent dix-huit fois.</p> + +<p>—Vous tenez donc compte?</p> + +<p>—Pourquoi pas? Ce sont mes états de service. +M. de Saint-Aignan vient d'être nommé gouverneur.</p> + +<h3>V</h3> + +<p>Avant l’heure du dîner, Fouquet proposa une +promenade aux parterres.<a name="page_051" id="page_051"></a></p> + +<p>On sortit par la façade opposée à la cour d’honneur.</p> + +<p>Les trois grilles de la rotonde s’ouvrirent pour +laisser écouler par le pont-levis la cour et la foule +de dames et de seigneurs qui la suivait.</p> + +<p>A la porte du milieu parurent le roi et madame +Henriette d’Angleterre, à qui l'étiquette indiquait +cette place en l’absence de la jeune reine, restée à +Fontainebleau à cause de sa grossesse; à la porte de +droite se présenta Anne d’Autriche, accompagnée +de son fils, Monsieur; à la porte de gauche, le +prince de Condé et mademoiselle d’Orléans ouvrirent +la marche des princes et des pairs.</p> + +<p>«On découvre de ce perron, écrivait il y a plus de +cent cinquante ans mademoiselle de Scudéry dans +sa <i>Clélie</i>, une si grande étendue de différens parterres, +tant de fontaines jaillissantes, et tant de +beaux objets qui se confondent par leur éloignement, +qu’on ne sait presque ce que l’on voit. On +a devant soi de grands parterres avec des fontaines, +et un rond d’eau au milieu; et à la droite +et à la gauche, dans les carrés les plus proches, +trois fontaines de chaque côté, qui, par des artifices +d’eau divertissent agréablement les yeux.»</p> + +<p>Parmi les parterres, celui qu’on nommait <i>le Parterre +des fleurs</i> était une Å“uvre de jardinier et de +peintre, de Le Nôtre et de Lebrun. Celui-ci avait<a name="page_052" id="page_052"></a> +tracé le dessin, celui-là l’avait réalisé avec des +fleurs. Ils avaient opéré comme les brodeurs orientaux +sur les habits de satin: ils avaient brodé la +terre. Au lieu de soie rouge, bleue et jaune, ils +avaient nuancé des tulipes, des roses et des boutons +d’or en guise de soie; et avec mille roses plantées +l’une à côté de l’autre, et dont chacune n’avait +dans l’ensemble que la valeur d’une feuille, ils en +produisaient une mille fois plus grande qu’une rose +ordinaire. Cette rose ou toute autre fleur entrait +dans l’arabesque d’un carré du parterre pour participer +à l’ordonnance d’un bouquet gigantesque. +De près c'était un parterre, de loin une broderie; +de près un jardin, de loin un pastel: de près +on désirait se promener à travers ce champ, ce +parterre; de loin on aurait désiré y voir une sultane +demi-nue et assise: c'était un tapis.</p> + +<p>Venaient ensuite les Saint-Aignan, les Dangeau, +les d’Aubusson, les Beauveau, les Lafeuillade, les +Langeron, les Créqui, les Tavannes, les Saint-Pol, +les Larochefoucauld et les Bouillon, grands noms +en faveur auprès du roi et de la reine. Réunis dans +la salle des gardes, ils défilèrent en ordre, et, se répandant +avec plus de liberté, ils se dirigèrent vers +l’espace occupé par les parterres et les pièces d’eau, +alors tranquilles, chaudes et empourprées des derniers +rayons du jour.<a name="page_053" id="page_053"></a></p> + +<p>Les pièces d’eau du château étaient nombreuses +et belles; leur dessin et leur symétrie excitaient +si haut l’admiration qu’elles servirent de modèles +à celles de Versailles et de Saint-Cloud. Elles furent, +à quelques fausses tentatives près, les premières +qu’on vit en France, transportées des villas +d’Italie. Fouquet eut la ruineuse gloire de devancer +le roi dans l’art merveilleux d’attirer les eaux +de cinq lieues à la ronde pour les verser dans des +réservoirs de marbre après les avoir laminées et +tordues dans des tuyaux de plomb dont les vestiges +effraient encore. Arrachés à la terre, cent ans après, +par le fils du second possesseur du château, le duc +de Villars, et vendus à la livre, ces tuyaux furent +payés 480,000 fr.</p> + +<p>Ces eaux sont une histoire.</p> + +<p>Trois villages furent démolis et rasés, et sur leur +emplacement la bêche creusa des bassins qui sont +des mers: lacs asphaltites aujourd’hui. La vapeur +les étouffe, et le roseau les cache. On dirait que la +malédiction du ciel a troublé ces eaux et les a empoisonnées. +Qui dort auprès de ces eaux meurt. +Tous ces dieux impies de marbre et d’airain, qui +respiraient par des poumons de plomb et vomissaient +les rivières qu’ils avaient bues, sont restés +en place. Mais au printemps les oiseaux déposent +leurs nids au fond de la conque muette des tritons;<a name="page_054" id="page_054"></a> +les cascades pétrifiées n'épanchent plus que du +lierre; l’eau a verdi en herbe, l’herbe a monté: on +fauche ces mers.</p> + +<p>Alors le soleil descendait et illuminait en écharpe +ces eaux prodigieuses et fières.</p> + +<p>Guidée par le roi et la reine-mère, une population +d'élite s'étale sur les gradins cintrés qui vont +du château aux parterres: des figures belles et sereines, +sÅ“urs de têtes royales, se déroulent avec +lenteur dans un arc indéfini, s’avancent au milieu +de l’air tiède et violet qui les encadre. A ces chairs +reposées et blanches, à ces robes de soie émues +par des mouvemens amoureux et chastes, à tant de +solennité au milieu de tant de jeunesse, on dirait +une fête de Zénobie à Palmyre, si jamais Palmyre +eut de telles fêtes.</p> + +<p>Toute la monarchie de Louis XIV, mais la jeune +monarchie, est là .</p> + +<p>La Fronde, à qui l’on a pardonné, la Fronde +est venue en petit manteau de satin, laissant flotter +au vent des pas ses dentelles brodées, ses rubans +de moire, ses nÅ“uds de soie. Des plumes blanches +s’inclinent sur le chapeau rabattu des héros du faubourg +Saint-Antoine: leur chapeau est penché sur +l’oreille, et leurs têtes, encore toutes railleuses de +dédain pour monsieur le cardinal, suivent l’inclinaison +des plumes et du chapeau; leurs moustaches<a name="page_055" id="page_055"></a> +partagent cette inflexible obliquité. Leur cÅ“ur +s’est rallié au roi; leur chapeau pas.</p> + +<p>Si la pente devient rapide, les cavaliers abandonnent +le bras de leurs dames, qui, pour assurer +leur marche, appuient leurs mains gantées, un +peu au-dessous d’elles, sur des épaules officieuses.</p> + +<p>Ainsi, à perte de vue, à droite, à gauche, au +fond, ce sont des groupes en cascades, penchés l’un +sur l’autre dans la plus harmonieuse dégradation. +Des sourires montent vers des visages gracieux à +mesure que des pieds descendent, et si parfois un +vent frais s'élève des pièces d’eau vers le sommet de +cet amphithéâtre, toutes ces robes traînantes de +femmes enveloppent dans une nuée de mousseline +le groupe, tous les groupes, dames et cavaliers, et +ce n’est plus alors que quelque chose d’indécis et +d’ailé, insaisissables apparitions du crépuscule.</p> + +<p>Le roi était vêtu fort simplement: il portait une +veste de drap bleu à boutons d’or; l’Ordre passait +au-dessus de tout; ses souliers étaient ornés de +boucles d'émeraudes; une seule plume blanche +flottait à son chapeau.</p> + +<p>La fille de Charles I<sup>er</sup>, Madame Henriette, cette +femme dont la vie ou plutôt la mort a divinisé +Bossuet, avait déjà , quoiqu'à peine âgée de dix-sept +ans, cette empreinte de douleur si belle et si +fatale au front des Stuarts. Henriette était frêle<a name="page_056" id="page_056"></a> +et blanche, d’une délicatesse extrême; son cou +était celui de Marie Stuart, d’une transparence si +pure qu’on eût pu voir à travers couler le poison +du chevalier de Lorraine. Henriette était de ces +femmes qui écoutent avec leurs yeux.</p> + +<p>Tous ses mouvemens, sans qu’elle s’en aperçût, +étaient comptés et renvoyés avec des interprétations +à son époux, par sa belle-mère, Anne d’Autriche, +qui, à chaque instant, se tournait pour +épier l’arrivée de quelqu’un impatiemment attendu +par elle. Cette préoccupation de la reine-mère +cessa quand elle vit descendre M. de Saint-Aignan +conduisant, avec une grâce parfaite, une femme +jeune encore, peu connue à la cour: c'était une +demoiselle d’honneur de Madame Henriette.</p> + +<p>Les mémoires nous ont conservé la parure qu’avait +choisie pour cette journée mademoiselle de la +Vallière. Sa robe était blanche, étoilée et feuillée +d’or, à point de Perse, arrêtée par une ceinture +bleu tendre, nouée en touffe épanouie au-dessous +du sein. Épars en cascades ondoyantes, sur son cou +et ses épaules, ses cheveux blonds étaient mêlés +de fleurs et de perles sans confusion. Deux grosses +émeraudes rayonnaient à ses oreilles. Ses bras +étaient nus; pour en rompre la coupe, trop frêle, +ils étaient cernés au-dessus du coude d’un cercle +d’or ciselé à jour; les jours étaient des opales. Un<a name="page_057" id="page_057"></a> +peu blanc-jaunes, comme il était riche alors de les +porter, ses gants étaient en dentelle de Bruges, +mais d’un travail si fin, que sa peau n’en paraissait +que plus rose sous la transparence.</p> + +<p>Pour s’apercevoir de l’inégalité de sa marche, il +aurait fallu pouvoir détacher,—et qui en était +capable?—le regard de son buste, le plus délicat +qui ait jamais existé à la cour, et c’eût été sans +profit pour l’envie, car cette imperfection d’un +beau cygne blessé cessait de paraître quand mademoiselle +de la Vallière appuyait ses pieds sur un +tapis. Elle ne boitait qu’en marchand sur la pierre. +Une fois duchesse, elle ne boita plus. Louis XIV le +voulut ainsi.</p> + +<p>Sa figure est trop connue pour essayer de la reproduire; +ce fut celle de la Vénus chrétienne de la +France. Ses yeux bleus de vierge martyre, aux +paupières de soie, s’ouvraient peu au jour; et, bien +qu’ils n’eussent encore réfléchi que des visages jeunes +et beaux comme le sien, qu’ils n’eussent vu +de bien près qu’un homme, Louis XIV; qu’une +femme, si ce fut une femme, ou un ange, Madame +Henriette d’Angleterre, ils étaient déjà chargés de +cette infortune qui lui arracha tant de larmes aux +Carmélites. Mademoiselle de la Vallière vint au +monde pour pleurer: elle n’attendait que l’occasion +d'être reine.<a name="page_058" id="page_058"></a></p> + +<p>Elle avait le sourire fermé, quoiqu’elle eût la +bouche grande; ceux qui l’aimaient l’aimaient +ainsi: mais ses rivales, et Bussy, l'écho de toutes +les jalousies, ont attribué à l’irrégularité de ses +dents le soin qu’elle eut toute sa vie de ne jamais +les montrer. A cette précaution, il faut rapporter +sans doute la discrétion de ses paroles. Sa taille +était petite, mais élégante et flexible. Elle resta +toujours enfant; gracieuse enfant qui aima trop +tôt pour vivre. Singulier reproche! et que ne mérita +jamais madame de Montespan: on reprocha à +mademoiselle de la Vallière d'être complètement +privée de formes: comme si les charmes d’une +femme étaient ailleurs que dans l’opinion de celui +qui l’aime! Et combien ne faut-il pas être plus difficilement +belle, ainsi que le fut mademoiselle de +la Vallière, pour se faire aimer par des causes qui +ne s’altèrent jamais, dût la petite-vérole dans son +vol gâter un noble visage! mademoiselle de la Vallière +était marquée de petite-vérole.</p> + +<p>Elle aima! Quel plus bel éloge peut-on écrire +du cÅ“ur d’une femme qui s’attacha, non au fils +d’Anne d’Autriche, mais à Louis-Dieudonné; non +à Louis XIV, vainqueur du Rhin et de la Meuse, +mais au jeune homme, tremblant sous la tutelle de +sa mère, n’osant demander mille pistoles à son surintendant, +humble devant son confesseur; non au<a name="page_059" id="page_059"></a> +roi, chargé de lauriers et de diamans, faisant agenouiller +des ambassadeurs du pape, des doges de +la sérénissime république, recevant assis et couvert +des représentans du roi de Siam, mais au beau cavalier +à la bouche rouge, aux cheveux presque +noirs, grand, infatigable, courageux, adorant +toutes les femmes, mais n’en aimant qu’une, elle!</p> + +<p>Louis XIV se peint dans ses maîtresses, et surtout +dans les trois qui, plus particulièrement, disputèrent +son cÅ“ur.</p> + +<p>Est-il plein de sève, d’entraînement, de cette +galanterie chevaleresque de la fronde, un peu espagnole, +très-fière, mettant du point d’honneur +dans l’amour? il aime mademoiselle de la Vallière.</p> + +<p>La Mancini ne fut qu’une révélation soudaine qui +apprit à Louis XIV qu’il y avait des femmes.</p> + +<p>A-t-il passé cet âge, qui passe aussi pour les +rois, est-il entré dans la vie, cette route pavée et +sans ombre, qu’il lui faut des amours faciles et +commodes, payés avec rien, avec de l’or: il aime +madame de Montespan, une belle femme qui ne +boite pas, qui a de gros bras, de fortes épaules, qui +perd 500,000 livres au jeu de Marly chaque mois, +qui accouche en riant et qui accouche toujours.</p> + +<p>Épuisé d’esprit et de corps, capable d’apprendre +sans émotion que mademoiselle de la Vallière est +morte au monde à trente-un ans dans une cellule<a name="page_060" id="page_060"></a> +des Carmélites, et que madame de Montespan a +passé ses épaules et ses bras à quelques ducs, il se +tourne enfin vers la religion, il se jette dans le +sein de madame de Maintenon, et y meurt. Ainsi +Louis XIV pourra dater, en expirant, de son +règne le soixante-sixième, et de sa maîtresse la +troisième.</p> + +<p>Triste parodie de ses maîtresses, ces deux hommes, +qui marchent côte à côte du roi, l’accompagneront +aussi toute sa vie: à sa table, pour applaudir +pendant plus d’un demi-siècle à toutes ses +paroles; à l'église, pour déposer qu’il est dévot, +ou pour qu’il témoigne qu’eux le sont; à la guerre, +assez près de lui pour ne pas craindre d'être blessés, +ou assez loin de lui pour laisser croire qu’il +court de grands dangers; à son lit, l’un pour en +chasser la femme légitime, l’autre pour y introduire +la maîtresse en faveur; et presque à son convoi +funèbre, celui-ci pour dire: <i>Le roi est mort!</i> +celui-là pour crier: <i>Vive le roi!</i></p> + +<p>Ces deux hommes s’abdiqueront dans Louis XIV; +ils vivront de ses joies et de ses douleurs. S’il est +gai, ils riront; s’il pleure, ils trouveront des +larmes. Lui jeune, ils seront jeunes; lui vieux, +ils se courberont, ils auront des rides; et si +Louis XIV perd ses dents, ils trouveront le secret +de n’en plus avoir. L’un n’aura commis qu’une<a name="page_061" id="page_061"></a> +inconvenance, celle de mourir avant le roi; +l’autre n’aura pris qu’une liberté, celle de mourir +après.</p> + +<p>Voyez! Louis XIV sera destiné à survivre à +tous ceux qu’il aura élevés ou abattus, ministres +ou maréchaux, grands peintres ou célèbres poètes; +à ceux qui sont nés avant lui, à ceux qui seront +nés depuis lui, à tous ses parens, à son frère, à sa +belle-sÅ“ur, à ses héritiers, hormis un seul, parce +qu’il est passé en chose jugée qu’en France celui-là +ne meurt pas; à presque tous ses bâtards, morts +jusqu'à trois par trois dans un mois, avec la rapidité +qu’il les fit; à toutes ses maîtresses, aux plus +vieilles comme aux plus jeunes; même à ses monumens; +à Fontainebleau, désert dans sa vieillesse; à +Saint-Germain, s'écroulant sous le poids des dorures; +à Versailles, où l’eau aura cessé de descendre; +à Marly, où elle aura cessé de monter; il sera +sur le point de survivre à la monarchie. Seulement +deux hermaphrodites lui resteront, deux caricatures +de maréchaux et de ministres, deux grimaces +éternellement complaisantes, deux rires +implacables, deux magots de la Chine remuant et +souriant aux deux coins du logis, quoi qu’il arrive; +deux squelettes impérissables, deux courtisans embaumés +et vivans, deux flambeaux pour toutes +ses amours, deux cyprès pour sa tombe: l’un le<a name="page_062" id="page_062"></a> +duc de Saint-Aignan, l’autre le marquis de Dangeau.</p> + +<p>Ils sont là tous les deux.</p> + +<p> </p> + +<p>Un coup de canon fut tiré de l’esplanade du château.</p> + +<p>A ce signal, les eaux devaient partir.</p> + +<p>Elles partent.</p> + +<p>Jamais merveille de ce genre n’avait frappé la +cour. Pour concevoir cet étonnement, oublions les +chefs-d'Å“uvre de bronze et de fonte des frères +Keller des jardins de Versailles et de Saint-Cloud: +Saint-Cloud et Versailles n’existaient pas; l’hydraulique +était inconnue en France.</p> + +<p>Les eaux partent, et ces bassins, tranquilles il +n’y a qu’un instant, remuent, montent, bouillonnent. +Cent trente-trois jets d’eau jaillissent à +perte de vue; ils retombent en brouillard humide +nuancé des couleurs du prisme. Autant de figurations +mythologiques en fonte déroulent en pages +liquides les métamorphoses d’Ovide. Voilà Pan, +voilà Syrinx; ici les satyres aux genoux de la nymphe +qui les dédaigne et fuit poursuivie par le dieu +Pan. Plus loin le fleuve Ladon reçoit Syrinx éplorée +et la transforme en roseaux. Du milieu des roseaux<a name="page_063" id="page_063"></a> +des grenouilles de fer soufflent l’eau en +menues gerbes. Le poème aquatique finit là . Les +trois unités sont respectées sous l’eau comme sur +la terre. Neptune reconnaît Aristote.</p> + +<p>Autres bassins, autres merveilles.</p> + +<p>Admirez Prométhée en perruque limoneuse, +qui, avec de l’eau et de la terre, fait un homme. +La terre, c’est un morceau de cuivre; l’homme, +c’est Louis XIV portant le sceptre. Du sceptre part +un vigoureux jet d’eau. Louis XIV a la bonté de +se reconnaître et de sourire.</p> + +<p>Après la fable, l’allégorie.</p> + +<p>Jupiter, emblème de la puissance, enlève Europe +dans Ovide; à Vaux, il enlève la Hollande. C’est +une grosse femme aux pieds de laquelle on a gravé +<i>Batavia</i>. Jupiter, c’est encore Louis XIV.</p> + +<p>Laissons dire encore mademoiselle Scudéry: +«On voit un abîme d’eau au milieu duquel, par +les conseils de Méléandre (Lebrun), on a mis une +figure de Galathée avec un cyclope qui joue de +la cornemuse et divers tritons tout alentour. +Toutes ces figures jettent de l’eau et font un très-bel +objet. Mais ce qu’il y a de très-agréable, c’est +que toute cette grande étendue d’eau est couverte +de petites barques peintes et dorées, et que +de là on entre dans le canal.»</p> + +<p>Au tour de l’apologue maintenant. Un monstrueux<a name="page_064" id="page_064"></a> +lion de fer qui rugit de l’eau, caresse de +l’une de ses pattes un petit écureuil, tandis que de +l’autre il presse et retient une couleuvre. L'écureuil, +c’est Fouquet, son symbole héraldique; la +couleuvre, Colbert; le lion qui rugit, c’est toujours +Louis XIV.</p> + +<p>Et quand ces eaux, dieux ici, divinités plus loin, +païennes et monarchiques, ont fatigué l’air de leurs +élancemens, elles coulent dans un canal d’une +demi-lieue, auquel la fantaisie a donné, de distance +en distance, des formes et des dénominations singulières. +La tête du canal s’appelle la Poêle. La +queue de la Poêle, c’est le prolongement du canal, +qui, cinquante pas au-dessous, s'équarrit en miroir, +et en prend le nom. Au-dessus du miroir est la +Grotte de Neptune, qui fait face aux cascades de +l’autre côté du canal. Sept arcades où s’incrustent +sept rochers, et que terminent deux cavernes où se +cachent, sous un rideau de pierre dentelée, deux +statues de fleuves, forment la Grotte. Tantôt appelée +la grotte de Vaux, et tantôt de Neptune, +elle déploie soixante-dix marches de chaque côté, +conduisant à une spacieuse terrasse au-dessus des +arcades. C’est là qu'était la Gerbe-d’Eau, vaste +réservoir qui alimentait la Grotte de Neptune, et +du centre duquel jaillissait un jet d’eau de toute +hauteur.<a name="page_065" id="page_065"></a></p> + +<p>Placé sur la terrasse de la Grotte, Louis XIV put +voir toute la fête et en être vu. C’est le point le +plus élevé de la ligne des travaux hydrauliques. +Tournez-vous: un monument l’atteste. Hercule, +les bras croisés, est derrière la terrasse, au-delà de +la Gerbe-d’Eau; il semble dire: Ici finissent mes +travaux, allez plus loin.</p> + +<p>Ce fut de là aussi que le roi, jaloux de tant de +pompe, se dit: J'étendrai ma main sur ce château +orgueilleux, et il tombera comme celui qui l’habite; +j'épancherai ces eaux, et elles disparaîtront +comme celui qui les a ramassées; elles et lui ne se +retrouveront plus. Celles-ci seront le désespoir du +voyageur, celui-là de l’histoire. J’en donne ma parole +de roi.</p> + +<p>Qui n’eût pas été roi eût éprouvé une délicieuse +rêverie à l’aspect de ces femmes saisies de respect, +d’amour et de silence, au bord des bassins limpides +et agités comme elles, blanches comme leurs parures, +fraîches comme des naïades, presque endormies +à la pluie monotone des cascades, à la fraîcheur +assoupissante de la nuit.</p> + +<p>Chaque minute a sa surprise.</p> + +<p>Les eaux changent de couleur, elles en seront +plus visibles. Elles s'élancent maintenant rouges, +jaunes, vertes, mélangées. Un instant elles défient +la nuit.<a name="page_066" id="page_066"></a></p> + +<p>D’autres eaux deviennent harmonieuses. Un +Apollon de marbre renvoie de sa harpe des vibrations +sonores: l’eau a effleuré les cordes de cristal +de l’instrument, il chante.</p> + +<p>Puis tout cesse,—tout retombe. Les bassins reprennent +leur niveau, des barques dorées sont lancées, +des femmes s’y penchent, et, nautiles armées +d'éventails, elles se croisent en tous sens avant de +débarquer à l’extrémité du canal.</p> + +<p>Une étoile luit, la cloche sonne: c’est l’heure du +dîner, on remonte au château.</p> + +<p>Et cela ne s’est plus revu.</p> + +<p>La malédiction du roi a été puissante. L’eau a +séché comme la pluie sur une tôle brûlante; les +jets d’eau sont rentrés dans la terre; pas plus de +trace que du déluge.</p> + +<p>Les pierres des bassins ont été arrachées; elles +sont éparses partout. Le canal est resté, la poêle et +le miroir aussi. Mais la poêle est un pré, le miroir +ne réfléchirait pas le soleil. Dérision! Je ne sais +quel ciseau a creusé dans le flanc des sept rochers +de la grotte des lignes qui simulent la chute de +l’eau. Eau sculptée, fraîcheur en peinture. Deux +monstrueux lions de marbre, caressant deux écureuils,—toujours +Fouquet et Louis XIV,—gardaient +et gardent encore les marches de la terrasse +dont j’ai parlé. Un cerisier voisin a passé l’une de<a name="page_067" id="page_067"></a> +ses branches sous le ventre du terrible animal et le +porte. Dans quelques années, le cerisier, devenu +fort, aura renversé le lion de son socle. Ces marches, +modèles du grand escalier de Versailles, +tremblent aujourd’hui et chancellent sur l’herbe +qui les déchausse. Savez-vous qui les gravit depuis +que Louis XIV et Fouquet, Henriette d’Angleterre +et mademoiselle de La Vallière y ont laissé leur +empreinte? savez-vous qui? des milliers de couleuvres. +Les couleuvres, armes vivantes de Colbert!</p> + +<p>Voyageur fatigué et mourant de soif, j’ai inutilement +cherché un peu d’eau pour me désaltérer +dans ce château, qui dépensa huit millions pour +avoir de l’eau.</p> + +<h3>VI</h3> + +<p>Mignard a décoré le salon d'été, où le dîner allait +être servi. Parfaitement conservé, il est tel quel +aujourd’hui. La pièce qui le précède est voûtée, +et porte pour ornemens des rosaces d’or épanouies +au fond d’encadremens en saillie.</p> + +<p>Jamais allégorie ne justifia mieux sa destination<a name="page_068" id="page_068"></a> +que celle qui se multiplie à l’infini sous les lambris +du salon d'été. Père et mère naturels de tout ce +qu’on mange et boit, le Commerce et l’Abondance, +toujours fort beaux en peinture, flottent au plafond, +au centre des incalculables subdivisions gastronomiques +qu’ils engendrent. Ce sont les incarnations +de Brama en matière de comestibles. L’effet +n’en est pas heureux, et, malgré la poésie des emblèmes, +qui voile un peu le matérialisme des choses +représentées, on dirait la galerie de peinture d’un +maître-d’hôtel retiré dans son château.</p> + +<p>Disposé pour recevoir les personnes que le roi +voulait bien honorer de sa table, un cercle de chaises +était le seul indice des approches du dîner. La +symétrie des places traçait le vide de la table, mais +il n’y en avait pas. Où donc poseraient les mets?</p> + +<p>Le roi s’assit, invitant son frère, sa mère et sa +belle-sÅ“ur, Dangeau et quelques favoris, à prendre +place à ses côtés.</p> + +<p>Fouquet obtint de Louis XIV la faveur de le +servir, debout, derrière le fauteuil.</p> + +<p>Dès que les convives furent assis, sur un signe de +Fouquet, le plafond descendit lentement et au son +d’une musique douce. A hauteur voulue, la table +aérienne, chargée de flambeaux, fumante des mets +qu’elle portait, s’arrêta. Un autre plafond avait +remplacé celui qui s'était détaché. On attendit que<a name="page_069" id="page_069"></a> +le roi applaudit à ce coup de baguette féerique du +surintendant.</p> + +<p>Le roi applaudit, ce fut un murmure d'éloges.</p> + +<p>Pour n'être pas descendues du plafond, les autres +tables n'étaient pas moins fastueusement couvertes. +On en avait dressé dans la salle des Gardes, sous +les marroniers, dans les parterres, dans la cour +d’Honneur et dans la cour des Bornes.</p> + +<p>Vatel et ses aides avaient pourvu à la confection +de ce prodigieux dîner, le même Vatel qui se tua +quelques années après à Chantilly, désespéré de ne +voir pas arriver la marée à temps.</p> + +<p>A Vaux, la marée fut fidèle à Vatel. D’ailleurs +les précautions étaient si bien prises que, si les poissons +de la rivière venaient à manquer, ceux de +l’Océan du moins répareraient l'échec. Fouquet +avait enfermé vivans, dans un bassin d’eau de mer, +des saumons, des esturgeons et plusieurs dorades. +On lit dans La Fontaine une épître à l’un de ces +saumons.</p> + +<p>Quand l’officier de la bouche se présenta pour +faire, selon l’usage, l’essai des viandes et des boissons, +le roi l'écarta, et, d’un sourire qui alla au +cÅ“ur du surintendant, il sembla lui dire: Chez +vous, mon hôte, j’ai pleine confiance, je vous le +prouve.</p> + +<p>La sensualité du temps n'était pas montée au degré<a name="page_070" id="page_070"></a> +d’aujourd’hui; l’art de fondre en une saveur +indéfinissable mille saveurs était dans l’enfance, +quoique les cuisines souterraines de Vaux soient des +monumens. L’eau des fossés les entoure, des voûtes +de pierre les couvrent. Un cavalier et son cheval +auraient assez d’espace pour se promener sous le +manteau des cheminées. Un bÅ“uf y rôtissait à l’aise. +Des broches géantes, vieilles armures de cuisine, +rouillées au râtelier, attestent ce qu’on mangeait +au château et ce qu’on n’y mange plus.</p> + +<p>Sur un plat d’argent qui couvrit la table, on +servit un sanglier tout entier dont on avait doré +les défenses.</p> + +<p>A mesure qu’on enlevait les porcelaines et les +cristaux, des domestiques les jetaient dans les fossés, +comme trop dignes, après l’usage qu’on en avait +fait, pour servir à d’autres banquets.</p> + +<p>Au dessert, le roi ne manqua pas de parler de la +chasse, son entretien de prédilection:</p> + +<p>—Monsieur de Belle-Isle, vos parcs sont-ils giboyeux?</p> + +<p>—Sire, ils le sont peu. Votre majesté n’ignore +pas que, plantés depuis à peine quatre ans, ils n’offrent +encore ni assez d’ombre ni assez d’abri aux +cerfs et aux sangliers.</p> + +<p>—C’est dommage, l’emplacement est bon.</p> + +<p>—Sire, je le croyais comme vous.<a name="page_071" id="page_071"></a></p> + +<p>—Et qui donc n’est pas de notre avis?</p> + +<p>—Quelqu’un de peu, sire.</p> + +<p>—Cela doit être.</p> + +<p>Appelez M. de Soyecourt, le plus effréné chasseur +de notre royaume. Est-il ici?</p> + +<p>—Sire, toute la noblesse de votre maison vous +entoure.</p> + +<p>—Qu’on l’introduise, je vous prie.</p> + +<p>M. de Soyecourt parut.</p> + +<p>—Que pensez-vous, monsieur, vous dont les +lumières sont si justes là -dessus, du parc de M. de +Belle-Isle?</p> + +<p>En réponse, M. de Soyecourt entama une description +du parc et des parcs en général, si longue +et si pédante, de la chasse et de toutes les chasses, +que Louis XIV pria le surintendant de faire venir +Molière. Sur ce que Fouquet rappela au roi que +Molière était un comédien et non un chasseur:—Et +ne trouvez-vous donc pas que j’ai raison, répliqua +le roi, de mander M. Molière?</p> + +<p>Le pauvre comédien reçut l’ordre d'écouter à la +porte les paroles ridicules qui échapperaient à +M. de Soyecourt. L’intention du roi fut admirablement +comprise. Trois heures après, Louis XIV +reconnut et applaudit dans Dorante ce <i>fâcheux</i> +parlant toujours de la chasse, le personnage de +M. de Soyecourt qu’il avait lui-même indiqué. Cet<a name="page_072" id="page_072"></a> +excellent trait de la comédie des <i>Fâcheux</i> appartient +à Louis XIV.</p> + +<p>Bref, M. de Soyecourt fut d’avis que le parc de +M. de Belle-Isle était excellent. Enivré de la conversation +qu’il avait eue avec le roi, il se retira glorieux +comme s’il eût tué un cerf dix-cors.</p> + +<p>—Mais nommez-nous donc, monsieur de Belle-Isle, +le difficile chasseur qui a médit de votre parc.</p> + +<p>—Sire, c’est mon jardinier.</p> + +<p>—Le Nôtre, celui même qui l’a tracé avec tant +de génie? Mais que je le voie.</p> + +<p>—Sire, il va vous être présenté. Votre majesté +aura l’indulgence d’excuser son costume et ses propos; +c’est un paysan.</p> + +<p>Parut en effet un paysan de cinquante ans environ, +en veste, en gros souliers, roulant son chapeau +entre ses doigts, tremblant et pâle, regardant +au plafond.</p> + +<p>—Vous avez, mon ami, avancé une opinion que +nous ne partageons pas.</p> + +<p>—Mon roi, c’est possible.</p> + +<p>—Sur quoi avez-vous établi que le parc de +M. de Belle-Isle n'était pas propre à la chasse?</p> + +<p>—Mon roi, c’est que, si j’eusse dit le contraire, +les chasseurs m’auraient dégradé mon pauvre parc +avec leurs chevaux et leurs chiens. Nos arbres sont<a name="page_073" id="page_073"></a> +jeunes, il faut les épargner. Et voilà toute l’histoire.</p> + +<p>—C'était donc un mensonge?</p> + +<p>—Sans doute, mon roi; mais gardez le secret, +demain on chasserait la grosse bête dedans.</p> + +<p>Le Nôtre, croyant la conversation finie, mit son +chapeau et se dirigea vers la porte.</p> + +<p>—Monsieur Le Nôtre!</p> + +<p>—Mon roi!</p> + +<p>—Vous allez me bâtir un château.</p> + +<p>—Deux, mon roi.</p> + +<p>—L’un à Versailles, l’autre à Trianon.</p> + +<p>—Sire, une façade et deux ailes; voûte. A droite +une pièce d’eau, à gauche une orangerie; parc de +gazon, galerie, quatre lieues d’horizon.</p> + +<p>—20,000 livres, Le Nôtre.</p> + +<p>—Mon roi, ce n’est pas assez.</p> + +<p>—Mais pour vous, Le Nôtre?</p> + +<p>—Mon roi, c’est trop.</p> + +<p>—Un escalier de géant, Le Nôtre.</p> + +<p>—Par où vous monterez, mon roi.</p> + +<p>—20,000 livres pour toi, Le Nôtre.</p> + +<p>(Fouquet dit à voix basse:) Découvrez-vous, Le +Nôtre, vous parlez au roi.</p> + +<p>—Oh! pardon. Tenez-moi donc un instant mon +chapeau.</p> + +<p>Fouquet tint le chapeau; la cour était ébahie.<a name="page_074" id="page_074"></a></p> + +<p>—Le Nôtre, des fontaines de marbre.</p> + +<p>—De bronze, mon roi.</p> + +<p>—Une terrasse, Le Nôtre.</p> + +<p>—Au pied de l’escalier, mon roi.</p> + +<p>—20,000 livres pour toi, Le Nôtre.</p> + +<p>—Un canal grand comme une mer.</p> + +<p>—Eh mais! il n’y a pas d’eau!</p> + +<p>—Elle montera de Marly. A défaut, nous avons +l’Océan, mon roi.</p> + +<p>—20,000 livres pour toi, Le Nôtre.</p> + +<p>—Je ne dis plus rien, je vous ruinerais, mon +roi.</p> + +<p>—Je vous fais chevalier, je vous anoblis, Le +Nôtre.</p> + +<p>—Il faudra trois mille pieds d’orangers pour +une serre au bas du grand escalier, mon roi.</p> + +<p>—Je vous donne la croix de Saint-Michel, Le +Nôtre.</p> + +<p>—A quand les maçons, mon roi?</p> + +<p>—A bientôt.</p> + +<p>—Mon roi, je t’aime.</p> + +<p>Et Le Nôtre se jeta au cou du roi.</p> + +<p>Fouquet, épouvanté de cette familiarité, s’efforça +de le retenir.</p> + +<p>—Laissez, monsieur de Belle-Isle, c’est l’accolade +de chevalier.</p> + +<p>Le plan du palais de Versailles était arrêté.<a name="page_075" id="page_075"></a></p> + +<p>Un homme encore jeune, à la livrée du surintendant, +se posa en face du roi, tenant un objet +voilé sur ses bras.</p> + +<p>—Votre majesté permet-elle qu’on découvre ce +tableau?</p> + +<p>Le roi fit un signe d’assentiment.</p> + +<p>Et le portrait de Louis XIV, revêtu du costume +qu’il portait ce jour-là , rendu avec la plus fidèle +ressemblance, suspendit l’admiration si intelligente +de la cour. En huit heures ce chef-d'Å“uvre, +dont le Louvre a hérité, était sorti, pour ne plus +périr, du pinceau du jeune artiste.</p> + +<p>—C’est bien, s'écria Louis XIV.</p> + +<p>Le tableau tremblait sur les bras émus du peintre. +Il lui échappait.</p> + +<p>Madame Henriette se leva, le fixa par la bordure +sur son genou, et le tint en équilibre par l’anneau +du cadre, afin que le roi le vît mieux.</p> + +<p>—Oui, c’est très-bien. Il y manque pourtant +quelque chose, messieurs.</p> + +<p>On était attentif aux critiques du roi.</p> + +<p>—La signature du peintre.</p> + +<p>Avec la pointe d’un couteau le peintre écrivit +dans l'épaisseur de la couleur encore fraîche: <i>Lebrun</i>.</p> + +<p>—Ajoutez, monsieur Lebrun: premier peintre +du roi.<a name="page_076" id="page_076"></a></p> + +<p>—Remerciez votre souverain, monsieur Lebrun, +de la gloire qu’il fait à votre talent; moi, je +vous remercie ici de celle qui rejaillit par vous sur +ma maison.</p> + +<p>Accompagné du surintendant jusqu'à la dernière +pièce, Lebrun se retira.</p> + +<p>—Voyez-vous, ma mère, si je profite de vos +conseils? Je souffre à voir la magnificence de cet +homme. Mais je lui ai déjà enlevé les plus beaux +joyaux de son orgueil: Lebrun, Le Nôtre, Le Vau, +sont à moi. Nous jouerons de malheur si nous n'égalons +pas, roi de France, la somptuosité d’un +surintendant.</p> + +<p>—Silence, mon fils: où les plafonds descendent, +les planchers peuvent s'écrouler.</p> + +<p>—Ceci me lasse; ce luxe m’outrage, je veux +sortir.</p> + +<p>—Vous resterez. L’emportement fit à Versailles +la <i>journée des dupes</i>, la finesse en eut tout l’avantage. +Vaux profitera de l’expérience de Versailles.</p> + +<p>—Quoi! je porte le fer et la flamme dans la moindre +province rebelle qui refuse la taille, et je +souffrirai avec complaisance qu’on dévore six provinces +dans ce château!</p> + +<p>—Celui qui aurait le château aurait les six provinces.</p> + +<p>—Oui, celui...<a name="page_077" id="page_077"></a></p> + +<p>Une musique légère, qui retentit dans l’antichambre, +couvrit les paroles à demi-voix dites par +le roi à sa mère; et parut Fouquet, qui demanda la +permission de présenter à leurs majestés la nymphe +de Vaux en personne.</p> + +<p>La nymphe, qui n’avait modifié son costume de +demoiselle d’honneur de Madame que par deux ailes +blanches attachées à ses épaules, et qui était +mademoiselle de La Vallière, remit au roi un rouleau +de parchemin, l’invitant à lire.</p> + +<p>Le roi lut, sourit, et passa l'écrit à sa mère.</p> + +<p>—Monsieur de Belle-Isle, dit le roi, je vous remercie, +au nom du dauphin, si le ciel doit nous en +envoyer un, du don que vous lui faites du château +de Vaux et de ses dépendances. Il sera temps de le +lui offrir quand il sera en mesure d’accepter lui-même. +Jusque là gardez ce château, que vous avez +rendu si beau par vos soins, et dont vous faites si +bien les honneurs. Nous tiendrons compte de l’offre, +mais c’est tout ce que nous retenons.</p> + +<p>Fouquet se précipita aux genoux du roi et lui +baisa la main.</p> + +<p>Dans les yeux d’Anne d’Autriche son fils put +lire: «Tu seras un grand roi.»</p> + +<p>Tempérant les paroles graves qu’il avait prononcées, +Louis XIV ajouta: Les nymphes, mademoiselle +de La Vallière, font aussi partie du château.<a name="page_078" id="page_078"></a></p> + +<p>—Sire, répondit naïvement la demoiselle d’honneur, +je vous appartiens.</p> + +<p>Le roi se leva, le dîner était fini.</p> + +<p>D’une santé délicate et maladive, Madame Henriette +obtint du roi de retourner à Fontainebleau. +Elle partit.</p> + +<p>Dangeau écrivit dans un coin sur les tablettes +qu’il destinait à ses mémoires, où il recueillait jour +par jour les faits et gestes importans du règne:</p> + +<p>«Au dîner du sieur Fouquet, le 17 août 1661, +il y avait une superbe montagne de confitures.»</p> + +<h3>VII</h3> + +<p>Plusieurs seigneurs avaient été mis dans le secret +de la surprise ménagée au roi après le repas.</p> + +<p>Au milieu de la confusion qui suit le dessert, un +cor se fit entendre; il sonnait le départ pour la +chasse, la fanfare matinale.—N’est-ce pas le bruit +du cor? s’informa le roi. Des chiens s'élancèrent en +aboyant dans les salons.—Sire, pardonnez la surprise, +c’est la chasse.—Êtes-vous gais, messieurs? +la chasse!—Oui, sire, la chasse aux flambeaux.—<a name="page_079" id="page_079"></a>Y +songez-vous? il est nuit, et certes nous n’allons +pas, que je pense, en habits de soie et en jabots, +courre le cerf? Vous êtes jeunes, messieurs, et nous +sortons de table.</p> + +<p>Les chiens aboyaient toujours, les fouets claquaient +et faisaient vaciller les lumières; les cors +ne cessaient de retentir; les domestiques couraient +en désordre d’appartement en appartement, armés +de torches. On offrit au roi un fusil. Trente chasseurs +se présentèrent en même temps, piqueur en +tête. Les dames se réfugièrent dans la salle des +Gardes, où elles s’enfermèrent, et d’où elles purent +voir à travers les carreaux ce qui allait se passer.</p> + +<p>—M’apprendra-t-on à la fin ce que c’est? s'écria +le roi impatienté, tenant son fusil dans l’attitude la +plus embarrassée.</p> + +<p>Un cerf bondit devant lui et renverse deux flambeaux +de la table.</p> + +<p>—A vous, sire!</p> + +<p>Le roi comprit alors qu’on avait lâché du gibier +dans le château, et que c'était sérieusement une +chasse au salon.</p> + +<p>Il s’exécuta de bonne grâce.</p> + +<p>Jeune comme les autres, fou de la chasse, il poursuivit +le cerf de pièce en pièce, s’embusqua aux +portes, se perdit dans les corridors, entraîné par la +fuite de la bête. D’autres cerfs descendaient les<a name="page_080" id="page_080"></a> +marches: des nuées d’oiseaux volaient partout, +tourbillonnaient dans la rampe; les faisans sortaient +de dessous les fauteuils; des lièvres se cognaient +aux portes.</p> + +<p>Le carnage commence.</p> + +<p>Des cerfs tombent sur des tapis, et des renards +expirent dans des bergères. Ne trouvant aucune +issue, traqués de toutes parts, des chevreuils en +démence se précipitent par les croisées ouvertes et +illuminées. Du dehors on applaudit, du dedans on +tire au vol sur le chevreuil, qui roule souvent dans +les fossés. On ne craignait pas de briser les glaces; +à cette époque il n’y avait pas de glaces dans les +salons. On ne courait que le risque de souiller des +tapis de cinquante mille livres, ou de mutiler des +corniches dorées.</p> + +<p>A travers leur cage transparente, les dames +étaient témoins de ce spectacle, qui n'était pas +sans effroi pour elles. On riait, on tremblait. Souvent +les vitres brisées, les bourres enflammées, +l’oiseau atteint, volaient au loin dans la cour.</p> + +<p>Pour mieux voir, les laquais étaient montés sur +leurs siéges et sur le dôme des chaises à porteur.</p> + +<p>Les rideaux eurent beaucoup à souffrir: les cerfs +cherchaient un refuge dans les vastes plis de leur +colonne soyeuse, et, dans ce fourreau qui les étouffait, +ils se livraient bondissans à leurs ennemis.<a name="page_081" id="page_081"></a> +Plus heureux, beaucoup de lièvres et de faisans s’en +allèrent par la cheminée.</p> + +<p>Cette chasse dura vingt minutes. Les cors sonnèrent +la fin du combat. On exposa devant les +dames le résultat de la victoire: quelques cerfs +étourdis, quelques oiseaux revenus déjà de leur +frayeur. Bien des reproches d’imprudence furent +effacés. Les armes n’avaient été chargées qu’avec +des balles de liége; ainsi pas une goutte de sang +n’avait coulé.</p> + +<p>Après quelques minutes de repos, en hôte délicat, +qui comprend qu’un plaisir plus calme doit succéder +à une émotion fatigante, Fouquet proposa de se +rendre à la comédie.—On s’y rendit.</p> + +<p>La Fontaine était exact lorsqu’il écrivait à son +ami, M. de Maucroix, dans la <i>Relation de la fête +donnée à Vaux</i>, que «le souper fini, la comédie +eut son tour; qu’on avait dressé le théâtre au bas +de l’allée des Sapins.»</p> + +<p>L’allée des Sapins existe encore. Elle est noire et +répand une forte odeur de résine. Découpées par +tranches horizontales et s'évasant en pyramides, les +branches panachées se pressent et se rapprochent. +Il faut près d’une demi-heure à parcourir l’allée +des Sapins de son point de départ du château, où +elle prend, pour le perdre plus loin, le nom d’allée +des Portiques: à son extrémité occidentale, est le<a name="page_082" id="page_082"></a> +spacieux hémicycle où <i>les Fâcheux</i> de Molière +furent représentés pour la première fois.</p> + +<p>Aujourd’hui couvert de jeunes arbres plantés en +quinconce, seule altération qu’il ait subie, cet emplacement +contiendrait deux mille personnes, en +les supposant placées avec toute la liberté des spectateurs +de cour. Je me suis assuré, mademoiselle +Scudéry d’une main et La Fontaine de l’autre, que +c'était rigoureusement là , et non ailleurs, que <i>les +Fâcheux</i> avaient été joués.</p> + +<p>Quoique l’allée des Sapins ait deux versans, il +est impossible de placer la scène à celui qui touche +au château. Là elle n’est pas encore allée des +Sapins, mais des Portiques. Ce point reconnu, <i>les +Fâcheux</i> n’auraient pu être joués ni plus près ni +plus loin. Plus près, ce serait l’allée même, et non +le bout; plus loin le terrain manque. Au-dessous +sont les eaux.</p> + +<p>C’est donc là que Molière, il y a près de deux +siècles, pauvre comédien courant la province, vint +peut-être à pied pour jouer devant son roi. Qu’il +serait curieux de savoir s’il passa par Melun! de +connaître le cabaret où il s’arrêta pour corriger +quatre vers au crayon, boire un verre de vin et se +remettre en route! Mais, à coup sûr, il a foulé cette +allée des Sapins; là son coude a effleuré; là son +pied a posé; là sa bouche a parlé. Molière a parlé<a name="page_083" id="page_083"></a> +ici, dans cet air, dans cet espace! Ce soleil qui se +couche éclaira sa face sublime le 17 août 1661!</p> + +<p>La pièce fut jouée aux flambeaux et devant des +spectateurs échelonnés sur trois rangs.</p> + +<p>Le roi occupait le centre, assis dans un fauteuil; +à sa droite était la reine-mère; un peu au-dessous +de lui, Monsieur et le prince de Condé avaient deux +siéges. Le rang qui se prolongeait à la droite et à +la gauche du roi n'était composé que de dames. +Madame Fouquet venait après la reine. Derrière +les dames étaient les ambassadeurs. Beaucoup de +seigneurs qui n’avaient pas trouvé à se placer se +pressaient au bout des allées, disputaient un courant +d’air entre deux épaules pour voir ou pour +entendre; d’autres avaient grimpé aux arbres, et +planaient de là sur ce cercle, au milieu duquel un +seul homme était debout:</p> + +<p>Molière!</p> + +<p>«D’abord que la toile fut levée, un des acteurs, +comme vous pourriez dire moi (Molière, <i>les +Fâcheux</i>, <i>Avertissement</i>), parut sur le théâtre +en habit de ville, et, s’adressant au roi avec le +visage d’un homme surpris, fit des excuses du +désordre de ce qu’il se trouvait là seul, et manquait +de temps et d’acteurs pour donner à sa +majesté le divertissement qu’elle semblait attendre. +En même temps, au milieu de vingt jets<a name="page_084" id="page_084"></a> +d’eau naturels, s’ouvrit cette coquille que tout +le monde a vue, et l’agréable naïade (mademoiselle +Béjart, plus tard femme de Molière), qui +parut dedans, s’avança au bord du théâtre, et +d’un air héroïque prononça les vers que M. Pélisson +avait faits, et qui servent de prologue.»</p> + +<p>Tout homme a une haine profonde, c’est son génie. +Molière eut celle de l’aristocratie; il la heurta +et la foula sous toutes ses formes. Les détours qu’il +prend sont admirables. La comédie qu’on ne lit +pas est la véritable dans Molière. Prenez-y garde, +sans cette seconde vue, la meilleure partie de son +talent va vous glisser entre les doigts, et il ne vous +restera plus qu’une bouffonnerie prise à Boccace, +à l’Italie, à l’Espagne. On a dit que Molière «constituait +à lui seul toute l’opposition de son temps.» +Nous recueillons l’aveu.</p> + +<p>Ouvrez <i>le Bourgeois gentilhomme</i>. Un bourgeois +prend un maître de musique, un maître de +philosophie, un maître à danser; il faut verser jusqu'à +sa dernière larme de rire à ce bon M. Jourdain +prononçant des U et des O, donnant de gros +diamans à Dorimène, croyant que le fils du Grand-Turc +est arrivé pour épouser sa fille Lucile, embrassant +le mahométisme, et tout cela pour être +un homme de qualité; c’est d’un comique rare. La +leçon est haute pour la bourgeoisie qui tend à sortir<a name="page_085" id="page_085"></a> +de la boutique. Tous les Jourdains de la porte +<i>des Innocens</i> se cachèrent de honte. C’est ce que +vous croyez. La part faite du rire, ce comique +étend sur la claie Dorante, gentilhomme, et non +Jourdain le bourgeois: Dorante, gentilhomme et +emprunteur qui ne rend pas; Dorante, gentilhomme, +et perturbateur des familles; Dorante, +gentilhomme et pourvoyeur de Dorimène; Dorante, +gentilhomme et profanateur de noblesse. +Jourdain n’est que ridicule, Dorante est infâme. +Demain Jourdain aunera du drap sous les piliers +des Halles, demain Dorante sera à la Bastille, s’il +n’est en Grève. Eh bien! dites maintenant: de +Jourdain ou de Dorante, quel est celui que Molière +a voulu sacrifier?</p> + +<p>Allez plus loin. Jusqu’au jour où M. Jourdain +a pris à sa solde ces maîtres si ridicules, qui donc +s’est formé à leurs leçons? N’est-ce pas la noblesse? +Par ce que savent ces maîtres, jugez ce qu’ils ont +enseigné, jugez leurs élèves.</p> + +<p>Allez plus loin. Au bourgeois gentilhomme, si +ridicule qu’il en est faux, du moins impossible, +opposez sa femme, qui est la raison même. Dans +M. Jourdain, Molière a immolé au rire la bourgeoisie +qui n’existait pas, pour mieux faire triompher, +dans madame Jourdain, la véritable bourgeoisie.—Quelle +pureté, quelle dignité de mÅ“urs, quelle<a name="page_086" id="page_086"></a> +prudence dans cette femme! Descendons-nous tous +deux que de bonne bourgeoisie? Quelle vertu dans +cette mère! «Je ne veux point qu’un gendre puisse +reprocher ses parens à ma fille, et qu’elle ait des +enfans qui aient bonté de m’appeler leur grand’maman.» +Qui ne serait honoré d’avoir la fille de +M. Jourdain pour sÅ“ur, madame Jourdain pour +mère?</p> + +<p>Allez plus loin encore. Demain le fils de M. Jourdain +aura aussi des maîtres de philosophie; mais +avec la jeunesse il aura le loisir de faire une plus +sage application de ses études; il n'écrira plus +comme son père à la marquise <i>que ses yeux le +font mourir d’amour</i>; mais il publiera un livre +qui commencera par ces mots: «L’homme est né +libre, et partout il est dans les fers.» Demain il +aura un maître d’armes le fils de M. Jourdain, et +il appellera Dorante en duel, et Dorante sera tué. +Une révolution sera consommée. Avez-vous ainsi +compris Molière?</p> + +<p>Ainsi, dans Molière, vous l’avez remarqué, +l’homme ridicule, celui qu’il souflette en public, +n’est jamais l’homme coupable, celui qu’il déshonore +en secret. De là , chez lui, le mensonge +dont il avait besoin, et qui n’a que trop été pris à +la lettre, d’amuser aux dépens de ceux dont il défend +le rang, les mÅ“urs et la vertu.<a name="page_087" id="page_087"></a></p> + +<p>Molière a couronné la classe intermédiaire. La +fidélité conjugale, la probité dans le commerce, la +raison dans le langage, la justesse dans le goût, +la prudence dans la conduite, la tolérance dans la +religion, toutes les vertus sociales ont été placées +par Molière dans cette classe. Après Richelieu, +Molière est l’homme qui a porté le coup le plus vif +au privilége de la naissance. Il a surtout, en moraliste +habile, déshonoré la femme de la société noble; +il ne l’a montrée que pour l'écraser du parallèle de +la femme de la bourgeoisie. On ne trouve pas une +seule fois dans ces tableaux, où tant de créations +admirables se pressent, et toutes distinctes comme +celles que Dieu crée, une haute vertu de marquise +ou de duchesse. Chez lui le titre emporte raillerie +forcée; il renverse la pyramide sociale des temps +anciens, il en met la base fruste au ciel, la pointe +de granit dans la boue. Vienne un autre comédien +comme lui, au génie près, un Collot-d’Herbois, et +la pyramide sera renversée dans le sang.</p> + +<p>L’imagination reçoit ses principaux affluens du +Midi, patrie du soleil et des femmes, où le soleil +ne se couche jamais! Elle y mûrit vite, et se couvre +de fleurs de bonne heure. Au Midi tout a sa +note, son degré de plus qu’au Nord. La parole méridionale +est un chant, le chant une extase: le vin +le plus léger enivre, l’eau égaie; l’odeur du thym,<a name="page_088" id="page_088"></a> +si fade au Nord, assoupit sur les rocs de Grasse et +de Naples. Dans l’organisme français, l'élément +méridional est la couleur. Otez de la France la +Loire, la bande des Pyrénées et la Provence, et la +France devient allemande ou anglaise: il y fait +sombre. Molière relève du Midi, sinon par sa +naissance, ce que nous avouons, allant au-devant +d’une objection, du moins et pleinement par ses +Å“uvres. Le Nord est inconnu à Molière. Ce qu’il +n’emprunte pas aux Latins et aux Grecs, il le demande +à la verve méridionale. Certainement il n’y +puise pas la raison froide du <i>Misantrope</i>, la raillerie +quintessenciée des <i>Femmes savantes</i> et des +<i>Précieuses ridicules</i>; mais il en rapporte l’athéisme +de don Juan, la bouffonnerie limousine de M. de +Pourceaugnac, la noblesse empesée de la comtesse +d’Escarbagnas; ces caractères sont-ils du Nord, à +votre avis? Des maîtres passez aux valets: à qui +Molière doit-il cette grande famille de roués? +Mascarille, traduction domestique de tous les +<i>Davus</i> de Térence, après avoir été Latin, devient +Sicilien dans <i>l'Étourdi</i>, et ne perd à cette métamorphose +ni son astuce originelle ni sa faiblesse +à protéger les fils de patriciens qui ont des pistoles. +Sera-ce dans la domesticité du Nord, moitié suisse, +moitié picarde, que vous trouverez des Mascarilles? +(Tout au plus des Gros-René, serviteurs parisiens<a name="page_089" id="page_089"></a> +et mous;) des Sbrigani, ces fripons si spirituels; +et des Scapins, ces Italiens qui sont la parodie d’un +tableau dont Casanova de Seingalt est le modèle?</p> + +<p>Avait-il les yeux tournés au Nord, Molière, lorsqu’il +peignait constamment des mÅ“urs aérées et +inondées de lumière? Il noue ses intrigues aux fenêtres: +les fenêtres du Nord!—sur le banc des +portes, à minuit,—minuit à Paris, où il gèle +neuf mois sur douze! il gratifie Paris de la latitude +de Madrid et de Florence. La place publique sert +presque toujours d’occasion à ses enchevêtremens +dramatiques, copiant textuellement la mise en +scène de Boccace et de Lopez de Vega. Ne sont-ce +pas là des préoccupations d’homme qui, par instinct +ou d’intention, rend la comédie inséparable du ciel, +des mÅ“urs du Midi, où il puise tout, et sa forme +d'écrivain, ses ressources de penseur, ses caractères +et sa gaieté, don plus beau que son génie?</p> + +<h3>VIII</h3> + +<p>Tandis que la comédie s’achève à la lueur des +flambeaux, ceux qui n’ont pas eu de place pour<a name="page_090" id="page_090"></a> +l'écouter promènent la vivacité du dessert dans les +parterres sombres et sous les fraîches solitudes du +parc. Les cavaliers s'éparpillent par groupes, les +dames par essaims. Sans se connaître, on se croise +pour se jeter des agaceries, des dragées et des fleurs. +Jamais plus belle soirée.</p> + +<p>Une jeune femme va seule, se hâtant de mettre +le plus d'éloignement possible entre elle et ces bruits +et ces clartés qui offensent ses sens délicats. Elle a +peur de ne pas regagner assez tôt sa tristesse; derrière +les allées sombres elle laisse les allées sombres, +jusqu'à ce qu’elle n’entende plus que le froissement +de sa robe, et qu’elle ne distingue plus que l'éclat +de ses diamans, projetant des feux devant +elle. Alors elle ralentit sa marche, assure son haleine, +et soulève, de ses doigts pensifs, ses cheveux +sur son front; sa main s’y fixe.</p> + +<p>Vous avez vu quelquefois, dans les matinées de +printemps, ces soies blanches flottantes dans l’air, +ces fils de la Vierge qui, descendus d’un rouet invisible +et céleste, s’attachent au chêne du chemin, +retombent en écheveaux sur le gazon ou les +blés naissans, et se fixent par des clous de rosée à +la pointe d’un épi. C’est un réseau immense que +brise un moucheron. La pensée de mademoiselle de +La Vallière est ainsi vaste, frêle et craintive; cette +pensée arrête tout ce qui passe; mais tout ce qui<a name="page_091" id="page_091"></a> +passe la déchire sans l’emporter. Elle aime le roi, +mais de cet amour ardent et religieux qu’elle voua +plus tard au ciel; amour si haut que la prière seule +y mène. Des rois ont aimé: quelle femme a jamais +osé aimer un roi? quelle est celle qui l’a fait sans +mentir à elle-même, sans prendre le sceptre pour +la main?</p> + +<p>Elle succomba, mademoiselle de La Vallière.</p> + +<p>L’exigence historique nous oblige à ne montrer +qu’un coin de cette passion si calme à la surface, +si agitée au fond. Mademoiselle de La Vallière n’entra +dans la couche royale que le jour où Fouquet +s'étendit sur la paille de la Bastille; et nous n'écrivons +qu’un moment de la vie de Fouquet.</p> + +<p>Une cloche tinta; le vent en apportait le bruit +du Maincy, petit village situé au bout du parc. La +demoiselle d’honneur s’agenouilla sur la terre, et, +tandis que bourdonnait l’orgie royale, elle exhala +un cantique tout empreint du remords d’une faute +qui n'était pas encore commise, que l’expiation +précédait.</p> + +<p>Elle se sentit déjà grande et misérable, elle +pleura.</p> + +<p>Ce cantique est tout ce que l’air a retenu de la +fête. Qu’au coucher du soleil le voyageur s’asseye +et écoute, il entendra sortir du fond du château la +prière vespérale de cent cinquante pauvres enfans.<a name="page_092" id="page_092"></a> +La prière des enfans sur les ruines d’un tel château! +Tout a été frappé de mort, hôtes, palais, +fleurs, statues, eaux, les seigneurs dorés, les +femmes nues; mais la prière aux ailes blanches de +La Vallière est restée vivante, immortelle! La fête +est finie: la prière dure encore.</p> + +<p>Enveloppés dans les plis d’un manteau de soie, +un homme et une femme, celle-ci le visage caché +dans un loup, suivaient, à la distance de deux +allées parallèles, les pas tantôt rapides, tantôt mesurés, +de mademoiselle de La Vallière.</p> + +<p>Elle poussa un cri lorsqu’elle vit s’approcher +d’elle la femme masquée, et presque en même temps +un cavalier dont les plumes et les dorures luisaient +dans l’ombre.</p> + +<p>Par politesse, le cavalier s’arrêta, et laissa, non +sans quelque mouvement d’impatience, le champ +libre à la dame qui l’avait devancé. Elle ôta alors +son masque et s’enfonça dans l’allée avec mademoiselle +de La Vallière.</p> + +<p>Le cavalier les suivit.</p> + +<p>Dès que la dame fut partie, le cavalier, comme +chose convenue, prit la place qu’elle occupait.</p> + +<p>A trois fois cette scène se renouvela.</p> + +<p>A la dernière rencontre, le cavalier dit à la dame:—Il +est inutile, madame, de fatiguer davantage +mademoiselle de La Vallière. Mon faible mérite<a name="page_093" id="page_093"></a> +l’emporte. Daignez rentrer; le serein vous hâlerait.</p> + +<p>—J’allais vous le conseiller, monsieur le duc.</p> + +<p>—Très-bien, madame; l’ironie sied aux vaincus: +c’est leur dernière arme.</p> + +<p>—Monsieur le duc, vous finirez par y exceller.</p> + +<p>—Malicieuse! après la peine que vous avez eue, +je conçois que vous éprouviez quelque dépit à battre +en retraite; mais, encore une fois, chère dame, +toutes les campagnes ne sont pas aussi funestes.</p> + +<p>—Voudriez-vous me persuader, monsieur le +duc, que vous sortez toujours vainqueur de celles +où l’on ne tire pas l'épée?</p> + +<p>—Je me fâcherais si chacun ne savait que j’ai +servi le roi.</p> + +<p>—Comment donc! mais vous êtes en pleine activité +à cette heure; et si, à l’exemple de son frère +d’Angleterre, qui a institué l’ordre du Bain, le roi +crée l’ordre du Bougeoir, vous serez nommé commandeur.</p> + +<p>—Le roi m’estime.</p> + +<p>—Un peu moins que la reine, n’est-ce pas, monsieur +le duc?</p> + +<p>—Est-ce que madame de Bellière n’a pas la nuit +de filles à surveiller au logis?</p> + +<p>—Et monsieur de Saint-Aignan, point de fils à +qui transmettre ses leçons de conduite?</p> + +<p>—Madame, je vous comprends; mais, quels que<a name="page_094" id="page_094"></a> +soient les services qu’on rend à son prince, ils ennoblissent.</p> + +<p>—Alors, monsieur le duc, vous, qui avez si bien +l’esprit de corps, soyez assez généreux pour me +croire digne de rivaliser avec vous auprès du prince. +Accordez-moi la survivance.</p> + +<p>—Prenez garde, madame, je dirai tout au roi.</p> + +<p>—Non, car je rapporterais tout à la reine; et +vous voulez être gouverneur du futur dauphin, je +le sais.—Tenez, faisons la paix, duc! Les gens +comme nous n’ont qu’un moyen de prouver qu’ils +se détestent;—c’est de vivre en paix. Embrassons-nous.</p> + +<p>—Il le faut bien, madame; mais allez bien vite +consoler ce pauvre surintendant.</p> + +<p>—Adieu, mon maître!</p> + +<p>—Adieu, méchante!</p> + +<p>Il résultait de la prétention à la victoire que s’attribuaient +réciproquement madame de Bellière et +M. de Saint-Aignan, que mademoiselle de La Vallière +ne s'était compromise par aucune réponse décisive.</p> + +<p>L’immorale histoire assigne le chiffre corrupteur +de Fouquet: quarante mille pistoles, ou quatre cent +mille livres.—Un million aujourd’hui!</p> + +<p>Saint-Aignan courut vers le roi pour lui dire: +«Elle est à vous, sire!»<a name="page_095" id="page_095"></a></p> + +<p>Madame de Bellière alla où Fouquet l’attendait, +et lui dit: «Elle est à vous, vicomte!»</p> + +<p>Dans ce moment on revenait de la comédie, on +refluait au parc pour attendre le feu d’artifice.</p> + +<p>L’ivresse était dans l’air; les miracles de cette +journée avaient grandi Fouquet à la taille d’un dieu. +Au milieu de cette fumée d’encens qui n'était pas +pour lui, Louis XIV ne paraissait plus qu’un sombre +potentat du Nord visitant quelque souverain +des brillantes cours d’Italie. On lui faisait les honneurs +de son propre royaume; il frémissait. Des +imprudens avaient osé murmurer à ses oreilles: +<i>Vive le premier ministre! Vive le surintendant!</i></p> + +<p>Le surintendant ne marchait plus sur la terre; +la tête lui avait tourné, il était lumineux d’orgueil, +il rayonnait. Sa main errante cherchait un sceptre. +Fouquet, premier du nom, recevait Louis le quatorzième.</p> + +<p>Aussi à peine écouta-t-il la bonne nouvelle, d’abord +si impatiemment désirée, que lui apporta madame +de Bellière.</p> + +<p>Il était écrit que tout le seconderait jusqu'à sa +dernière heure.</p> + +<p>Une femme passe auprès de lui, c’est mademoiselle +de La Vallière! Fouquet l’arrête, il ose la +retenir.</p> + +<p>—Je vous cherchais! monsieur de Belle-Isle.<a name="page_096" id="page_096"></a></p> + +<p>—Bonheur inespéré! je ne vous attendais pas, +moi! je ne comptais pas sur une faveur si prompte; +vous m’enhardissez. Accordez-m’en une aussi +grande, mademoiselle; gardez-moi jusqu’au retour +la foi promise.</p> + +<p>—Je ne vous comprends pas! monsieur le vicomte.</p> + +<p>—Sans doute, mais entendez-moi; maintenant +je puis m’ouvrir à vous. Cette nuit je pars, pour ne +revenir que dans huit jours; oui, dans huit jours, +vous marcherez l'égale de la reine! <i>Où ne monterez-vous +pas?</i> ma devise devenue la vôtre.</p> + +<p>—Monsieur le vicomte, je pourrais vous perdre, +je ne vous hais même pas. Reconnaissez-le à l’avis +que je vous donne. Partez à l’instant, fuyez d’ici! +ou vous serez enlevé cette nuit, dans une heure!</p> + +<p>—On vous a trompée, mademoiselle, et vous +aurez des rapports plus fidèles dans une heure.—Comptez +sur ce qui vous a été promis, préparez-vous +à partager ma grandeur et non ma disgrâce; +c’est d’un autre qu’on aura voulu vous parler, et +non de moi.</p> + +<p>—D’un autre! dites-vous? Vous savez donc qui? +Vous le savez!... Oh! monsieur le surintendant, je +ne prévoyais qu’une injustice, je soupçonne un +crime. Vous m'éclairez; alors, encore une fois, partez! +car Dieu protége la France et sauve toujours +le roi.<a name="page_097" id="page_097"></a></p> + +<p>—Mais qui vous a si bien instruite?</p> + +<p>—M. de Saint-Aignan, qui ne vous aime pas.</p> + +<p>Mademoiselle de La Vallière disparut, monta les +marches du château, y entra.</p> + +<p>Fouquet resta frappé de terreur, il eut froid.</p> + +<p>Pour la première fois de la journée, il pensa à sa +pauvre femme et à ses enfans.</p> + +<p>Rentré au château, le roi ne mesura plus sa colère; +il traversait à grands pas les appartemens de +l’aile gauche. Ses récriminations frappaient sur +chaque meuble, sur chaque tableau. Il avait tout +au plus dans ce moment la dignité d’un huissier qui +saisit un mobilier: Colbert, qui marchait à sa suite, +semblait un recors, Séguier un juge de paix. La +monarchie dressait l’inventaire d’une banqueroute.</p> + +<p>—Encore un salon d’or! murmurait le roi.</p> + +<p>—Composé de poutres transversales, ajoutait +Colbert.</p> + +<p>—Portant le nom de <i>salon d’hiver</i>, prenait en +note Séguier.</p> + +<p>—Ici une bibliothèque.</p> + +<p>—Plus une bibliothèque, ajoutait Colbert.</p> + +<p>—Ajouter une bibliothèque, écrivait Séguier.</p> + +<p>—Messieurs, voici sa chambre.</p> + +<p>Aujourd’hui Louis XIV pousserait le même cri. +Fouquet seul est absent. La tapisserie de Pékin, +plantée de fleurs vertes, qui amusait son réveil et<a name="page_098" id="page_098"></a> +l’emportait en Chine, lorsque les volets étaient +fermés, et lorsqu’il voyait marcher autour de sa +tête le chÅ“ur des peintures de Lebrun, cette tapisserie +est encore là . Là est encore son lit, gris et or, +petit lit pour un surintendant, et pour un surintendant +qu’entouraient je ne sais plus combien de +statues gigantesques de stuc en plein relief, attachées +à la coupole. Ces misérables dieux se vengeront +sur quelque futur possesseur de Vaux du +mauvais goût qui les a mis au plafond.</p> + +<p>Cette chambre à coucher où s’amoncelle le luxe +d’une cathédrale arrêta Louis XIV.</p> + +<p>—N’admirez-vous pas, messieurs, cette glace, +qui n’a pas d'égale à Fontainebleau?</p> + +<p>—Sire, dit Colbert le calculateur, elle a bien +deux pieds et demi de hauteur sur deux de large.</p> + +<p>Prodige de l'époque, cette glace vaudrait aujourd’hui +quinze francs.</p> + +<p>De la cheminée, le roi alla vers le lit; et après +avoir entr’ouvert les rideaux et soulevé au fond de +l’alcôve un voile qui cachait un portrait, il se retourna +pour prier Colbert et Séguier de se retirer, +ils n'étaient plus là .</p> + +<p>—Ah! vous voilà , Saint-Aignan?</p> + +<p>Regardez!—moi, j’en suis indigné,—regardez +ce que M. Fouquet possède et cache. Ceci, Saint-Aignan, +cria le roi d’une voix terrible, est son arrêt<a name="page_099" id="page_099"></a> +de mort. Courez à d’Artagnan, commandez-lui, au +nom du roi de France, de cerner, le pistolet au +poing, toutes les issues; que nul ne sorte d’ici avant +moi, sans mon ordre. Mais il a donc donné notre +royaume pour avoir mademoiselle de La Vallière! +Le portrait de mademoiselle de La Vallière ici! +Nous voler nos finances, passe! mais... Tenez, +Saint-Aignan, rappelez-moi que je suis Bourbon, +je ne me connais plus.</p> + +<p>—Sire, ce portrait n’est qu’un indiscret hommage +ignoré de mademoiselle de La Vallière.</p> + +<p>—Duc, j’ai besoin de vous croire, je vous crois.</p> + +<p>—Je n’ignorais pas les prétentions du surintendant.</p> + +<p>—Et vous ne m’en avez pas parlé!</p> + +<p>—J’accourais tout vous dire.</p> + +<p>—De qui donc tenez-vous cela?</p> + +<p>—La présence de madame de Bellière auprès de +mademoiselle de La Vallière m’a suffisamment instruit.</p> + +<p>—L’exil pour madame de Bellière à cinquante +lieues de Paris.</p> + +<p>Saint-Aignan ne s’y opposait pas.</p> + +<p>—Quant au surintendant, il va recevoir sa récompense. +Suivez-moi!</p> + +<p>Seules au milieu du corridor, la reine-mère et +mademoiselle de La Vallière, celle-ci décolorée,<a name="page_100" id="page_100"></a> +émue, celle-là froide et toujours au-dessus des événemens, +s’offrirent au roi, qui les salua, et tenta de +passer outre pour cacher son émotion.</p> + +<p>—Vous êtes agité, monsieur mon fils.</p> + +<p>—Oui, la journée me semble éternelle. Je sors: +pardon de vous quitter. L’air m'étouffe ici... je +reviens... Mais allez donc, monsieur de Saint-Aignan, +où je vous ai commandé.</p> + +<p>—Restez, au contraire, vous, monsieur de Saint-Aignan.</p> + +<p>—Mais, ma mère, il me semble...</p> + +<p>—Que vous êtes roi, mon fils.</p> + +<p>—Oui! un roi qui va non se venger, mais punir.</p> + +<p>—Punir quoi? l’hospitalité?</p> + +<p>—Un homme qui me pèse...</p> + +<p>—Votre hôte, mon fils.</p> + +<p>—Je vous ordonne, monsieur de Saint-Aignan, +de m’obéir. Allez!</p> + +<p>Mademoiselle de La Vallière se jeta aux pieds du +roi, qui sentit à ses genoux l’haleine brûlante de +cet ange.</p> + +<p>Et en se courbant, en mêlant sa chevelure noire +à la chevelure blonde de mademoiselle de La Vallière, +et en la relevant par les deux bras, comme +un vase d’albâtre renversé sur le sable, le roi lui +dit:—Vous aussi, mademoiselle! Mais ils l’aiment +donc tous?<a name="page_101" id="page_101"></a></p> + +<p>—Sire, on n’aime que vous; on a pitié de tout +le monde.</p> + +<p>Anne d’Autriche, en même temps qu’elle arrêtait +le duc de Saint-Aignan, tenait son fils embrassé +par le cou, heureuse de la tendresse qu’elle lui +voyait prodiguer à la demoiselle d’honneur de Madame.</p> + +<p>—Alors, s'écria Louis XIV, qui par fierté continuait +sa colère, j’irai me mettre à cheval à côté +de d’Artagnan, et me ferai justice moi-même.</p> + +<p>—Grâce, grâce, sire!</p> + +<p>—Et pour qui, mademoiselle, cette grâce?</p> + +<p>—Pour vous, sire.</p> + +<p>—Pour moi?</p> + +<p>—Oui. Au moindre geste vous êtes perdu; à la +moindre violence enlevé, mort peut-être.</p> + +<p>Les lèvres de mademoiselle de La Vallière pâlirent.</p> + +<p>Le roi regardait sa mère avec une expression qui +semblait dire:—Eh bien! votre surintendant?</p> + +<p>Anne d’Autriche triomphait. Elle fut moins +émue de cette espèce de conjuration contre son +fils que du pressant intérêt dont il entourait mademoiselle +de La Vallière, à demi évanouie dans ses +bras.</p> + +<p>Muet d'étonnement, il lui prit la main et la lui +baisa.<a name="page_102" id="page_102"></a></p> + +<p>—Que faut-il faire? demanda-t-il ensuite, les +yeux fixement posés sur ceux de sa mère.</p> + +<p>—Rien.</p> + +<p>—Mais c’est une conspiration, ma mère.</p> + +<p>—Raison de plus. Pourtant, comme il faut être +prudent, même lorsqu’on en veut à notre vie, +rompez une seule des dispositions prises contre vous.</p> + +<p>—Laquelle, ma mère?</p> + +<p>—La première venue; toutes les autres manqueront. +Des conjurés ont trop besoin de leur courage +pour avoir de l’esprit. Si je n’avais mortellement +chaud, je vous citerais des exemples.</p> + +<p>Le roi n'écoutait presque plus sa mère: la résolution +de frapper Fouquet sur-le-champ hésitait +devant cette première volupté d’obéir à la femme +chérie.</p> + +<p>—Eh bien, dit-il, demain le jour se lèvera, et +de notre palais de Fontainebleau nous saurons atteindre +qui nous brave. Demeurez, duc; mais si +je consens à remettre ma vengeance, je ne reculerai +pas devant une trahison que je méprise. On +nous attend au feu, venez!</p> + +<p>Anne d’Autriche déploya un énorme éventail +et ouvrit la marche avec son fils. Saint-Aignan +offrit le bras à mademoiselle de La Vallière, qui +cessait d'être demoiselle d’honneur. Le roi l’avait +appelée duchesse.<a name="page_103" id="page_103"></a></p> + +<p>Et tous quatre sortirent du corridor et se présentèrent +au seuil du château.</p> + +<p>Jamais le roi ne s'était si peu maîtrisé. Le plus +grand désordre était dans sa toilette; il souriait +avec indignation aux seigneurs et aux dames rangés +sur son passage. Le sourire était pour les courtisans, +l’indignation pour Fouquet.</p> + +<p>Fouquet l’attendait sur les premières marches +du perron, un flambeau à la main.</p> + +<p>Ils étaient pâles tous deux.</p> + +<p>A se voir, ils reculèrent: c'était deux terreurs +qui ne comptaient pas l’une sur l’autre. Le surintendant +perdit deux marches sous lui, mais, déguisant +son attitude décontenancée, il plia le genou et +présenta une torche enflammée au roi.</p> + +<p>—Sire, c’est la dernière fatigue de la journée. +On attend de votre royale main l’embrasement du +feu d’artifice. Quand il vous plaira de prendre de la +personne qui vous la tiendra prête cette torche enflammée +et de la jeter au loin, l’illumination remplacera +le feu.</p> + +<p>Sans répondre un mot au courtisan accroupi sur +les marches de son propre palais, sans daigner lui +commander d’un signe de se relever, Louis XIV arracha +plutôt qu’il ne reçut le flambeau, et passa. La +suite du roi faillit marcher sur le corps de Fouquet.</p> + +<p>—Fuyez! lui soufflaient des voix, fuyez!<a name="page_104" id="page_104"></a></p> + +<p>—Restez! lui disaient d’autres; périsse le bâtard +de Mazarin!</p> + +<p>Des femmes attendries lui jetaient des gants humectés +de larmes.</p> + +<p>Gourville, le saisissant violemment par le collet +de l’habit, et le mettant sur pied d’une seule secousse:—Assez +de faiblesse, monsieur! On assure +que le regard du roi vous a terrassé; à merveille! +qu’on le croie! Qu’ils s’endorment dans la pensée +que vous êtes foudroyé..... Mais relevez-vous! +Entre l’obscurité de la seconde et de la troisième +girande vous êtes premier ministre de France, +et dans huit jours, en plein soleil, Colbert nous +donnera sur les marches du Louvre la répétition de +l’affront que vous essuyez sur les degrés de Vaux.</p> + +<p>—Dites-vous vrai, Gourville? Est-ce que tout +n’est pas perdu? On ne sait rien?</p> + +<p>—Rien!</p> + +<p>—Mais le roi est troublé.</p> + +<p>—Vous l'êtes bien, vous.</p> + +<p>—Il peut me perdre.</p> + +<p>—Et vous?</p> + +<p>—L’ordre est livré, dit-on, de m’arrêter.</p> + +<p>—Qu’importe, si le roi est arrêté avant vous?</p> + +<p>—O mon Dieu, notre destinée à l’un ou à l’autre +dépend donc d’un quart d’heure!</p> + +<p>—Non, monseigneur, de dix minutes. Écoutez:<a name="page_105" id="page_105"></a> +la première fusée va illuminer l’espace où +nous sommes, qu’on vous entende crier: <i>Vive le +roi!</i> et qu’on vous voie sourire.</p> + +<p>La fusée partit, et en tombant elle éclaira le château +et ses quatre façades.</p> + +<p>Appuyé sur Gourville, Fouquet, blafard dans +son habit rouge, cria: <i>Vive le Roi!</i> et sourit.</p> + +<p>Tout retomba dans l’obscurité.</p> + +<p>De nouveau la population de la fête se précipita +dans les parterres sombres pour jouir du feu d’artifice, +dont le foyer principal était le dôme de +plomb du château.</p> + +<p>Le roi suivit une allée éclairée aux lanternes, la +seule qui le fût.</p> + +<p>Il se mêla à la foule, qu’amusaient, en attendant +mieux, des pots à feu décrivant des courbes du +dôme à l’extrémité du parc, et des aigrettes qui +pleuvaient en gouttes enflammées, et laissaient +dans une profonde nuit.</p> + +<p>Ces alternatives de jour et d’obscurité étaient +ménagées pour les effets des pièces d’artifice.</p> + +<p>L’illumination générale ne devait se produire +qu’au signal du roi, après l’explosion des douze girandes +ou gerbes.</p> + +<p>Au moment où se fit une large percée de lumière, +le roi se retourne et aperçoit Fouquet à deux pas +derrière lui. Il lui sourit avec une grâce infinie. Sur<a name="page_106" id="page_106"></a> +ce simple sourire, Fouquet éprouve des remords. +Il tourne la tête de douleur, mais il la ramène aussitôt +avec épouvante en apercevant d’Artagnan, +le commandant des mousquetaires, à ses côtés.</p> + +<p>Comme cette explosion éblouissante s'éteignait, +deux mains différentes saisirent dans les ténèbres +les deux poignets de Fouquet, qui sentit son cÅ“ur +venir à rien. Il ferma les yeux.</p> + +<p>En les rouvrant au rapide éclair d’un globe de +flamme, il reconnut Gourville à sa droite, Pélisson +à sa gauche.</p> + +<p>A l’heure du danger le poète était là pour mourir.</p> + +<p>Nouvelles ténèbres, nouvelles terreurs. On glisse +un papier à Gourville, qui le lit au fond de son +chapeau à la lueur d’une bombe. «Fouquet est +perdu, il n’a plus qu’une minute. A vous, ses +amis, de le sauver.» Gourville avale le papier.</p> + +<p>C'était l'écriture de mademoiselle de La Vallière.</p> + +<p>—Allez dire au roi, ordonne Gourville à Fouquet, +de se placer sur la terrasse de la Grotte. A la +troisième girande il est à nous. La première va +s'élancer. Allez!</p> + +<p>—Sire, de cette terrasse votre majesté jouirait +d’une vue sans pareille, digne de son regard.</p> + +<p>—Votre bon plaisir est un ordre, monsieur +Fouquet. Je vous précède, messieurs.</p> + +<p>Le roi passa: l’homme à la torche le suivait.<a name="page_107" id="page_107"></a></p> + +<p>Ainsi que l’avaient disposé Gourville et ses +complices, le roi se plaça sur la terrasse au milieu +des conjurés, qui occupaient aussi les marches.</p> + +<p>La première girande jaillit du dôme de plomb, +qui, depuis cette formidable pyrotechnie, semble +être encore tiède.—On vit en l’air le château de +Vaux tout en feu; un chef-d'Å“uvre de Torelli, cet +architecte qui bâtissait avec du salpêtre, cimentait +avec du soufre, et peignait avec des flammes aussi +bien que Lebrun avec le pinceau.</p> + +<p>Il y eut exaltation dans les bouches, qui proféraient, +ardent et unanime, le cri de: <i>Vive le +surintendant!</i></p> + +<p>Le surintendant eût donné la moitié de sa vie +pour ne pas entendre ces hommages de mort.</p> + +<p>Le roi pleurait de rage.</p> + +<p>Durant l’enthousiasme et l’obscurité profonde +qui accompagna l’embrasement, une femme tomba +à genoux et pria tout bas pour l’ame du sieur Fouquet.</p> + +<p>Gourville se pencha sur le surintendant, et lui +dit:</p> + +<p>—Encore celle-ci, avant l’autre: Salut, premier +ministre!</p> + +<p>La seconde girande représenta un berceau de feu +porté par des génies. Un bel enfant sortait le bras +hors du berceau: le surintendant, le genou sur un<a name="page_108" id="page_108"></a> +nuage, remettait au futur dauphin les titres de +propriété du château.</p> + +<p>Cet emblème, qui couvrait le ciel, fut salué par +les mille divinités liquides des bassins. Après avoir +vomi de l’eau, elles lancèrent du feu. Neptune devint +Pluton, son trident la fourche infernale, et +les tritons les démons du Ténare. Plus loin deux +élémens luttent: l'étincelle et la pluie se confondent, +le feu coule, l’eau s’embrase.</p> + +<p>—A la troisième girande! crie-t-on, elle va +partir! Le canon tonne déjà . On l’attend au milieu +de la nuit la plus opaque, car tout est silencieux. +L’eau a éteint le feu, ou plutôt l’eau s’est +éteinte.</p> + +<p>C’est le moment suprême. Gourville presse le +surintendant sur le cÅ“ur, l’embrasse tout baigné +de larmes. Exactement costumé comme le roi, et +à deux pas du roi, un homme est debout. Arracher +l’un, pousser l’autre, et la conspiration est +finie.</p> + +<p>Un long murmure s'élève du fond des parterres +et remonte jusqu’au roi, qui s’en informe; murmure +d’abord de surprise, puis de terreur, puis +d'épouvante.</p> + +<p>Tous les regards sont portés vers un point du +ciel; des doigts le désignent, et ces doigts ne s’abaissent +plus.<a name="page_109" id="page_109"></a></p> + +<p>Parmi les milliers d'étincelles qui ont poudré le +ciel, une étincelle n’est pas retombée sur la terre, +ne s’est pas éteinte; elle est restée. Elle luit, et sa +lueur, rayon oblique, ruisselle sur les bras des +femmes parés de mousseline blanche, sur les bras +des hommes glissans de soie et d’or.</p> + +<p>Une comète! une comète! cri effrayant qui bondit +de lèvres en lèvres et glace les cÅ“urs.</p> + +<p>Mis à nu par l’obscurité qui a succédé à la seconde +gerbe, le ciel a dévoilé ses profondeurs, et +dans ses abîmes une comète<a name="FNanchor_A_1" id="FNanchor_A_1"></a><a href="#Footnote_A_1" class="fnanchor">[A]</a>.</p> + +<p>Fouquet lit son arrêt de mort dans le ciel.</p> + +<p>Et Torelli, le magique artificier, l’Italien superstitieux, +craignant d’avoir brisé une étoile, suspend +un instant ses audacieuses opérations.</p> + +<p>Les femmes s'évanouissent.</p> + +<p>Et le grand roi, et Louis XIV, à la cour duquel +l’astrologie règne encore, sent battre sa poitrine +sous son cordon bleu, et ne voulant pas rester +plus long-temps dans cette immense obscurité +pleine d'évanouissemens et de cris, saisit, lance +la torche enflammée.</p> + +<p>Vaux, mille arpens de terrain, s’illuminent jusqu’aux +dernières branches, jusqu’aux plus hautes +feuilles.<a name="page_110" id="page_110"></a></p> + +<p>—Je ne m’attendais pas à celle-là , dit Gourville.</p> + +<p>—Seigneur, ayez pitié de moi! murmura Fouquet.</p> + +<p>Louis XIV se tourne vers le surintendant et lui +tend la main.</p> + +<p>Fouquet la baise d’une lèvre morte, et le roi descend +solennellement les marches de la terrasse.</p> + +<p>Et la fête de Vaux fut finie.</p> + +<h3>IX</h3> + +<p>SÅ“ur de la poésie, la tradition rapporte que, +dix-neuf ans après cette fête, qui est restée dans +la mémoire des peuples comme une bataille, +comme une invasion, un homme, secouant un +flambeau sur sa tête, parut au château de Vaux +et se promena du parc aux parterres, et des parterres +aux cascades.</p> + +<p>Des cheveux blancs tombaient sur son masque +de fer. Il demanda un morceau de pain à la porte +du château, et une pierre moisie tomba à ses pieds; +il eut soif, mais lorsqu’il se baissa pour boire, il<a name="page_111" id="page_111"></a> +ne saisit qu’une couleuvre dans les bassins, où il +n’y avait plus d’eau. Cet homme pleura toute la +nuit comme Job. Au jour, il disparut pour les +siècles.</p> + +<p>Ce masque de fer, dit-on, était Fouquet.</p> + +<p><a name="page_112" id="page_112"></a></p> + +<p><a name="page_113" id="page_113"></a></p> + +<p><a name="page_114" id="page_114"></a></p> + +<p><a name="page_115" id="page_115"></a></p> + +<h2><a name="VILLEROI" id="VILLEROI"></a>VILLEROI.</h2> + +<p>Presque endormi sur un cheval de village, qui +dormait comme moi, lui flairant de ses naseaux +ouverts l’efflorescence des arbres, moi rêvant, nous +allions où nous conduisaient le vent et l’ombre. +Nous nous arrêtions parfois devant l'écluse d’un +moulin, tout écumante de mousse et semée de +nymphéa; tantôt nous risquions un galop sur le +gazon velouté. On va loin lorsqu’on ne sait où +l’on va, surtout à cheval. Nous étions dans l’Ile-de-France +ou dans la Brie. Je tenais peu à le savoir, +parce que j’ai horreur des dénominations topographiques, +et qu’il suffit du mot <i>département</i> incrusté<a name="page_116" id="page_116"></a> +dans la borne milliaire pour ternir mes plus +douces rêveries; de même que la buffleterie d’un +gendarme étincelant sur le grand chemin suffit à +l’artiste voyageur pour dissiper le calme du paysage +et salir la sérénité du ciel. Je l'écris avec une conviction +réfléchie, le système municipal tuera le +spectacle naïf de la vie des champs. N’ai-je pas +déjà vu, ceints de l'écharpe tricolore de maire, des +jardiniers fleuristes, et des vignerons assis sur les +siéges du conseil cantonnal? Il y a long-temps que +la brebis de Galatée et les fauvettes de Némorin +sont descendues des hauteurs pastorales où Florian +les avait placées, pour être pendues, la tête en bas, +au croc du boucher, ou pour rôtir au fond de la +casserole étamée. On a mangé cette poésie; Lucas +et Palémon restaient encore, on les a faits maires +et conseillers! Adieu, la verte idylle! adieu, Virgile! +adieu, Florian! Place à la municipalité!</p> + +<p>J'étais arrivé à un pont jeté sur un des embranchemens +d’une petite rivière, quand tout-à -coup, +au centre de la plus sauvage richesse d’eau, +d’air et de lumière, j’entends tomber un nom +comme celui de la <i>pate d’oie</i> ou du <i>bain des cannes</i>; +c’est à mourir de prosaïsme.</p> + +<p>Sur ce pont se promenait, préoccupé de la lecture +d’un livre qu’il tenait à la main, un jeune +homme en habit du matin, le front ombragé d’un<a name="page_117" id="page_117"></a> +chapeau de paille, comme en portent les paresseux +colons des Antilles.</p> + +<p>—Pardon, monsieur, lui dis-je; quelle est cette +belle avenue, qui ne conduit à rien?</p> + +<p>Il fit un pli à la feuille de son livre.</p> + +<p>—C’est l’avenue du château de Villeroy, démoli +il y a quelques années par la bande noire, dont vous +devez avoir entendu parler.</p> + +<p>—Que trop, monsieur. Les infâmes! ils ne laisseront +donc rien en France? Plus âpres à la destruction +que le temps, le feu et l’eau, ils ont passé la +corde au cou de notre histoire et ont tiré dessus. +Quelques-uns, et ceux-ci sont les philanthropes de +la bande, indignés de la lenteur de la pioche et du +marteau, ont apporté, dit-on, une espèce d’humanité +à leur besogne. Au milieu des salons de velours, +chargés de plafonds à moulures, ils ont allumé des +barils de poudre, et ensuite, placés à distance, ils +ont pu voir, par une belle matinée, sauter en l’air +les quatre tourelles, les galeries sombres, les portes, +les appartemens, les serrures dorées, les cottes de +mailles d’ardoise, les mosaïques des corridors, et +peut-être le chartrier du château, volant avec ses +feuilles brûlées, comme la bourre d’une charge à +moineaux.</p> + +<p>Mon inconnu me fit d’abord observer que la +bande noire n’employait jamais la poudre pour<a name="page_118" id="page_118"></a> +renverser les châteaux; qu’au contraire, elle s’y +prenait avec beaucoup de ménagemens et de délicatesse; +puis, avec un sourire d’approbation un +peu mêlé d’ironie, cet homme, qui, pendant ma +prosopopée, avait fermé son livre pour m'écouter +plus attentivement, au fond peut-être pour se moquer +plus à son aise de ma candeur poétique (je +le voyais à son air), me répliqua par cette question +fort peu indiscrète en ce moment:</p> + +<p>—Monsieur est noble?</p> + +<p>Sur ma réponse négative, il dut supposer que +j'étais artiste; et je vis disparaître aussitôt la teinte +de malice involontaire qui se peignait dans son regard. +L’ironie fit place à une affabilité qui me mit +beaucoup plus à l’aise.</p> + +<p>—Après l’explosion, continuai-je, ou la destruction, +comme il vous plaira, ils seront venus +ramasser les uns les poutres, les autres les pierres +dures, d’autres la chaux, ceux-ci les fondations, +ceux-là les murailles maîtresses; et avec cela ils +auront gagné de l’argent, beaucoup d’argent, engraissé +leurs terres, fumé leurs luzernes, marié +leurs filles, construit des moulins, acheté des +bêtes de somme, et ils seront devenus électeurs et +éligibles.</p> + +<p>Je parlais avec amertume. Il reprit avec calme.</p> + +<p>—C’est au moyen de quelques poutres de ce<a name="page_119" id="page_119"></a> +château dont vous déplorez si sincèrement la démolition +qu’on a construit le pont sur lequel nous +sommes arrêtés. Ce pont sert les intérêts des communes +voisines; auparavant un orage, une inondation, +l’hiver, une débâcle, le moindre accident, +coupaient les communications. Aujourd’hui nos +rapports sont de tous les jours, et notre commerce +a centuplé. Vous voyez, monsieur, qu’un château +qui tombe élève un pont, et c’est encore une consolation.</p> + +<p>—Consolation! Pour vous, qui passez sur ce +pont, pour vos vaches et l’avoine de vos voisins, +mais pour moi, qui n’en ai que faire? Mais, dites-moi, +quel est ce magnifique établissement qui touche +au château?</p> + +<p>—Je n’osais vous en parler. Cet établissement, +qui a déjà coûté deux millions, doit être une fabrique +de papier, fondée dans le but de rivaliser +avec les plus riches exploitations de Manchester et +de Birmingham. Quatre cents pauvres ouvriers que +la révolution de juillet avait retirés de la construction +en bâtimens, la plupart appartenant aux +communes environnantes, ont trouvé leur existence +ici, dans des travaux de charpente, de forge et de +maçonnerie. Vous n’apercevez d’où nous sommes +qu’une partie des colossales proportions de ce bâtiment; +quand il sera en activité, il pourra fournir,<a name="page_120" id="page_120"></a> +en six mois seulement, à la presque totalité +de la France du papier de toutes les dimensions, +de toutes les qualités, de toutes les nuances, et +à un prix de moitié au-dessous des autres fabrications. +On n’emploiera que de la paille pour matière +première. Des moulins mis en mouvement par la +rivière qui passe sous nos pieds élèveront et laisseront +retomber des foulons sous lesquels la paille +sera désossée de ses nÅ“uds et de ses côtes. Meurtrie +et fatiguée, cette paille sera sollicitée par des +tenailles et des dents de fer qui la mordront, la +hacheront, la réduiront à l’ame; et puis, frêle, +en lambeaux, volante, elle ira se perdre sous +la rencontre des meules; soumise à cette pression +qui pulvériserait de l’acier, elle n’en sortira plus +que réduite à la ténuité la plus impalpable, et cela +pour inonder des milliers de tamis, qui balancés, +agités, tournoyant sans jamais se froisser entre +eux, lui livreront un dernier passage dans les mille +et un trous des cribles les plus fins.</p> + +<p>Cette inondation sèche et dorée descend en pluie +qui ne cessera point, car jamais un mouvement +n’attendra l’autre, dans des chaudières où bouillonne +une eau battue et blanche comme du lait; +puis, fouettée par les convulsions de l’eau, la +paille, qui n’est plus alors qu’une farine délayée, +un léger amidon, tombera par l’action d’un précipité<a name="page_121" id="page_121"></a> +violent au fond des cuves, où des cailloux +lui serviront de filtres et la sépareront de toute matière +étrangère. Cette eau s'écoulera par de larges +écluses, et le fond laissera à sec une pâte sans levain, +tremblante et privée d'éclat. La blancheur +mate de la neige lui viendra par le moyen de sels, +de la chaux et des acides. Blanche enfin et reposée, +ce gluten que l’on extrait du mucilage des plantes, +des muscles de certains animaux, en rapprochera +les parties solides, les raffermira, leur donnera +l'étoffe et la malléabilité: solidifiée dans une eau +grasse, où elle aura fermenté, cette pâte roulera +en cascade transparente et continue sous des rouleaux +d’acier. Laminée en feuilles, ces feuilles sécheront +au vent, au soleil, dans des hangars aérés, +où des milliers de fils seront échelonnés pour cet +usage.</p> + +<p>Et que de mains industrieuses employées à diviser +ces feuilles, à les peser, à les couper, à les colorer, +à les réduire, à les emballer!</p> + +<p>Ce n’est pas tout encore. Vient le commerce, +et son mouvement, et sa vie. Que de chariots! que +de vaisseaux! que de roues! que de voiles! que de +feu! que de fer! que de préoccupations intelligentes +pour transporter ces produits sur tous les points du +globe! Vous voyez qu’en dernière analyse cette +paille, qui ne devait servir qu'à préparer un mauvais<a name="page_122" id="page_122"></a> +lit à la pauvreté, lui fournira en échange le duvet du +Nord, la laine de Smyrne ou de Ségovie, et deviendra, +par cette prestigieuse métamorphose, le lien +mystérieux du commerce, l’impérissable monument +de la pensée, le cerveau de la civilisation, où +tout se grave. Oui, monsieur, ce papier fixera l'élan +de l’artiste, l'émotion généreuse du philosophe; +et cela, songez-y bien, avec des moyens simples, +faciles, peu coûteux. Puis, que Rossini soit inspiré, +et que Chateaubriand réfléchisse! Mille ouvriers +seront employés à cette généreuse industrie. On +essaiera de les prendre aussi parmi les gens de la +commune. Par ce moyen, le propriétaire, que je +connais beaucoup, ne laissera pas (vous pouvez +m’en croire) un pauvre languir de faim sous le +chaume, ni un enfant se tordre de soif dans le berceau.</p> + +<p>Il essuya une larme d’orgueil.</p> + +<p>—Mais dites-moi par quelle délicatesse que je +n’explique pas, repris-je, vous aviez peur d’exciter +ma colère d’artiste en me parlant de cet utile +établissement?</p> + +<p>—C’est qu’il a été fait avec les débris du château, +et la moitié a suffi: chaux, ferremens, poutres, +ont servi à l'élever. Cet amas de pierres, pardon +si j’ose m’exprimer ainsi, monument d’une histoire +qui n’a pas su mériter de vivre, aura fait la fortune<a name="page_123" id="page_123"></a> +d’un homme, et cet homme fera celle de trois +ou quatre mille autres. Revenez-vous un peu de +votre emportement?</p> + +<p>—Cependant avouez, répliquai-je, qu’il y a quelques +douleurs attachées à l’anéantissement de ces +beaux souvenirs; ils sont les seuls qui nous restent. +Les histoires sont peu lues; les grands noms se +perdent dans les sables de la mémoire; mais les +pierres demeurent. Sait-on un nom des auteurs +dont les manuscrits ont chauffé les bains d’Alexandrie? +et les pyramides sont restées, et elles resteront +jusqu'à ce qu’une bande noire africaine les +démolisse. Les pyramides sont une histoire; l’imagination +s’y attache, et, d’assise en assise, elle +va loin. Les monumens forcent l’esprit à penser. +Quelle est la brute à venir qui ne demandera pas +une réponse à sa curiosité devant la colonne, ce +point d’admiration d’airain et de bronze?</p> + +<p>Mon inconnu, que j’ai déjà signalé comme fort +doux et très-attentif, se borna à me montrer du +doigt une troupe d’ouvriers qui, costumés proprement, +la santé et la joie sur le visage, se rendaient +aux travaux de la fabrique. Ils le saluèrent en +passant.</p> + +<p>—Trois d’entre eux, me dit-il avec épanchement, +viennent de se marier, grâce aux résultats +des occupations qu’ils trouvent ici; sans ce bienfait,<a name="page_124" id="page_124"></a> +ils seraient sans doute restés dans la misère +et le célibat, et conséquemment sans mÅ“urs. Ces +deux vieillards qui me saluent ont racheté, avec des +fonds avancés par l'établissement, deux de leurs +neveux appelés au service militaire. Les enfans ont +répondu de la dette. Ainsi la reconnaissance s’est +assurée de l’existence de quatre familles par l’obligation +du travail. Enfin il en est peu, parmi +ceux que vous avez vus passer, qui ne doivent une +meilleure position, quelques avantages sur le passé, +des garanties pour l’avenir, à cette exploitation +fondée avec le profit de la vente de la plus faible +partie des matériaux du château de Villeroi.</p> + +<p>Mon interlocuteur se préparait peut-être encore +à quelque nouvel argument, lorsqu’une petite étourdie, +blonde comme un épi, vint le prendre par la +main, et l’inviter, au nom de <i>petite maman</i>, à se +rendre au déjeuner. Il allait me renvoyer l’invitation. +Sur mon refus, qu’il devina sans que j’eusse +parlé, il m’engagea néanmoins à m’arrêter chez lui +quand je voudrais manger d’excellentes asperges. +La petite fille était rayonnante, et la joie du père ne +fut pas moins grande à la nouvelle de l’enfant, qui +lui apprit que les ingénieurs prétendaient enfin +avoir trouvé l’eau. Il me salua, l’enfant me fit une +jolie révérence, et je traversai pensivement le pont +qui aboutit à la grande avenue du château.<a name="page_125" id="page_125"></a></p> + +<p>Avec ses raisonnemens, cet homme m’avait ému. +Son départ me rendit à moi-même, et quand nous +eûmes cessé, lui de me saluer, moi de lui sourire, +que son enfant eut escaladé les marches de pierre +d’une petite maison à volets verts, mon sourire +s’arrêta comme un ressort que rien ne meut, comme +un bras fatigué qui retombe.</p> + +<p>Contradictions de l’esprit humain!—Un laboureur +donne un coup de bêche, et il trouve de la +résistance; il creuse, c’est une tuile; cette tuile, +un toit; ce toit, une maison; cette maison tient à +plusieurs autres; c’est une rue; puis deux, puis +trois, puis cent, c’est une ville; c’est Herculanum! +Un roi de Naples et de Sicile voudra régner sur +cette cendre, avoir des flambeaux dans ces palais, +des gardiens à la porte de ces temples; il appellera +des savans pour lire ces chiffons noircis. Et nos +souvenirs du passé ne nous toucheront pas! Conservons +aussi nos ruines, nos cathédrales, nos +châteaux; car ces pierres, ce sont nos lois, le testament +de nos pères, leurs croyances, leurs mÅ“urs, +leur courage, leurs vertus! Et cela vaut bien un +Å“uf trouvé à Herculanum.</p> + +<p>J’approchai du château.</p> + +<p>Hélas! les fossés étaient même dépourvus de +leurs parois de granit. Dans une eau verte et +plissée nageaient quelques grenouilles séculaires,<a name="page_126" id="page_126"></a> +quelques carpes piquées peut-être au temps de la +Fronde. Les maigres peupliers qui regardent cette +mare étroite semblent négliger leur toilette depuis +qu’ils ne peuvent plus réfléchir leur taille de demoiselle, +et qu’ils n’ont plus d’ombre à verser sur +ces jeunes marquises si belles, dont le caprice donna +naissance à ces ruineuses propriétés appelées de +l’expressif et joli nom de <i>Folie</i>. Vous savez tous +la Folie-Polignac, la Folie-Mousseau, la Folie-Arnould.</p> + +<p>Arrivé à l’intersection du fossé, c’est-à -dire à +l’endroit où se trouvait jadis une grille en fer couronnée +(mon imagination y suppléa) de pommes +d’or, de lyres d’or, de dieux de bronze, et gardée +par de gros chiens qui vous mordaient mythologiquement +sous le nom de Diane et de Médor; où +luisaient, à travers les barreaux des chaises à porteur +enluminées de Chinois sur laque, des valets +larges comme des armoires; eh bien! là , devant +cette première merveille, j’ai trouvé un trou fait +dans le mur. Pas même de porte!</p> + +<p>Mon cheval et moi nous faillîmes rester au passage.</p> + +<p>La solennelle cour d’honneur était déserte, le +pavé couvert et déchaussé par l’herbe. Et six cents +pieds d’air où était le château.</p> + +<p>Aussitôt mon entrée, la porte d’une petite maison<a name="page_127" id="page_127"></a> +blanche s’ouvrit, et un vieillard en livrée orange +et bleue lézardée par des coutures blanches, honteuse +de plusieurs rapprochemens qui hurlaient entre +eux comme métal sur métal et couleur sur +couleur dans un écu, costumé ainsi que les anciens +domestiques d’autrefois, vint me recevoir et saisir +la bride. Dieu me pardonne! il avait, je crois, l'épée +d’acier.</p> + +<p>On n’a pas d’idée de la politesse qu’il mit à m’accueillir, +à m’offrir de me reposer chez lui. Toutefois, +avec une indiscrétion aisée et où perçait encore +je ne sais quel excusable orgueil de ses +premières fonctions, il me demanda mon nom. Je +le lui donnai; il l’anoblit en route; et, riche d’une +particule usurpée, il courut l’annoncer à son maître, +ouvrant rapidement et à temps égaux sa modeste +porte, comme aux jours de grandes cérémonies +il faisait, je pense, au château. Touchante +parodie d’une étiquette morte!</p> + +<p>Son maître était aussi un vieillard grand, maigre, +tombant en ruines. A mon entrée il se leva, +m’accueillit avec cette distinction traditionnelle de +cour, et m’invita à m’asseoir près de lui. Pendant +les essais d’une conversation sur la beauté de la +saison, sur la richesse d’un soleil qui le ramenait +à ses premiers jours, je remarquai, sur une table +posée en équilibre avec des tuiles et des bouchons,<a name="page_128" id="page_128"></a> +les restes d’un déjeuner. L’ornement de service se +composait de belles assiettes en porcelaine aux couleurs +éteintes et aux contours dédorés; de flacons +en cristal, aux goulots brisés; de verres à pattes, +sans pattes, des serviettes damassées, mais avec +des dessins et des festons que la Hollande n’avait +pas tracés; une eau limpide trahissait sa crudité +dans des bouteilles autrefois pleines de Malvoisie +et de Madère. Au milieu de ces cristaux et de ces +porcelaines, nageaient un morceau de fromage et +quelques fruits secs. Une vive rougeur m’apprit +combien l’orgueil du vieux gentilhomme saignait +à me voir témoin de ces somptueuses misères. +Intelligent à toutes les faiblesses de son maître, +le vieux serviteur se hâta de rejeter les pans de la +nappe sur la table.</p> + +<p>Je fis semblant de ne pas avoir vu.</p> + +<p>De causeries en causeries, il en vint, par une +inévitable pente, à parler de son château.</p> + +<p>—Pierre, que vous voyez là , me dit-il avec un +sourire mélancolique, Pierre et moi, voilà tout ce +qui reste du passé. Ils n’ont pas osé nous démolir. +Pierre a été mon serviteur, le premier de mes domestiques; +c’est un digne homme. Il est né sur les +limites de mon château, il y veut mourir. Nous y +mourrons ensemble. Pierre! le pauvre diable! le +croiriez-vous, monsieur? tout infirme qu’il est,<a name="page_129" id="page_129"></a> +il me nourrit, il me loge, il m’habille, il supporte +mes mauvaises humeurs mieux que s’il avait encore +des gages, et Dieu sait, vienne le funeste 10 août! +il y aura bientôt quarante ans qu’il n’en touche plus.</p> + +<p>—Monsieur le marquis!</p> + +<p>—Non, mon ami; un gentilhomme français ne +doit pas se plaindre; mais quel mal y a-t-il que je +te loue ici? J’ai si rarement lieu de le faire, Pierre! +Va, ton pain est délicieux! Et d’ailleurs, monsieur, +le malheur est chose commune à la noblesse; et +quand plusieurs de nos rois sont morts en exil, il +siérait mal au plus humble de tous les gentilshommes +de ne pas savoir souffrir; et pourtant un +beau château a été à moi! Le soleil n’en éclairait +certainement pas de plus solidement bâti, ni de plus +commode, ni de plus somptueux; n’est-ce pas, +Pierre?</p> + +<p>—Oui, monsieur le marquis.</p> + +<p>—Quelles soirées se sont données ici! quelles +soirées! Pauvre jeunesse! Nous avons connu cette +galanterie française si décriée maintenant, monsieur; +et de notre temps, si nous n’avons pu nous +élever à la hauteur de celle du grand siècle, du +moins nous en avions conservé les traditions. Ce +parc aujourd’hui si clair-semé, si nu, était sillonné +de plus de gibier qu’il n’y en a dans votre +Saint-Germain et votre Vincennes. Un cerf y<a name="page_130" id="page_130"></a> +fut tué de la main du roi. (<i>Les deux vieillards +s’inclinèrent</i>.) Autant que votre Å“il vous le permet, +voyez! Toutes ces plaines, tous ces espaces +déshonorés par le foin et la luzerne, en faisaient +partie; et des repos partout, des pavillons, des +kioskes, des abris, des rendez-vous de chasse, des +bosquets de cèdres, des eaux vives, des labyrinthes, +des fourrés, des carrefours, des allées découpées +en corbeilles, en colonnes, en éventail. C'était +une merveille du fameux Le Nôtre. Trois cents +statues en fonte, sur le modèle de celles de Versailles, +vomissaient pour nos fêtes autant d’eau +que la cascade de Saint-Cloud. Ma serre était +l’admiration des étrangers, cent mille écus +d’orangers, cent mille écus de citronniers; des +navires enfin allaient exprès à Saint-Domingue +pour m’en rapporter les fleurs les plus rares +en couleurs, les fruits les plus difficiles à conserver. +Mon colibri fut chanté par M. Delille. On +a bu, ici, monsieur, du café obtenu sur les lieux de +la plante même, et mangé deux ananas qui avaient +fleuri et mûri dans ma serre. Il est vrai que les +dames de la cour préféraient ma <i>folie</i> à toutes les +<i>folies</i> du temps; et c’est par une illumination, +qu’on venait admirer de la capitale, qu’il fallait +voir étinceler jusqu’aux plus lointaines, aux plus +frêles branches, jusqu’aux sinuosités perdues à <a name="page_131" id="page_131"></a> +l’horizon; aux soixante-douze fenêtres de la façade, +sur les bords du fossé, sur le mur, autour des +bassins, les innombrables lampions de mille couleurs, +balancés avec les feuilles vertes, avec la pâle +lueur des étoiles, à travers les écharpes, les arcs-en-ciel, +les bouffées, la pluie, les ondées, les rires, +les cris, les éclats de mes grandes pièces d’eau! +Et de jolies femmes en folles robes de satin, pâles, +fardées, rêveuses, le mouchoir à la main, rafraîchies +par des éventails bruyans, en paniers, en +mules cramoisies, entraient, circulaient dans les +corridors, au milieu des statues, des domestiques, +des vases et des flambeaux; caquetaient, se déchiraient +avec esprit, jouaient leurs amans, leurs diamans, +leur ame, hélas! riaient, s’embrassaient, +se perdaient avec leurs parfums et leur voix dans +le parc, avec quelques beaux cavaliers; et ici et là , +et dans le lointain, ce n'étaient que larges ombres, +musique et lumières, murmure de la brise, chant +d’oiseaux, parfums indiens, paroles d’amour interrompues, +lueurs d'épées et bruit de soies, jusqu’au +moment où des gerbes d’artifice, lancées du +château, vinssent éclairer de leurs foudroyantes +clartés bien des méprises, bien des séductions commencées, +bien des défaites irréparables; et au château, +le jeu, la danse, les chants, les soupers; +dans la cour d’honneur, un peuple de valets arrêtés<a name="page_132" id="page_132"></a> +en groupe, des chaises à porteur blasonnées, +et des mules d’Espagne, qui piaffaient dans mes +belles écuries ornées de glaces et pavées de marbre, +si belles que le duc de Villa-Hermosa disait que +c'était profanation d’y loger des chevaux. N’est-ce +pas, Pierre?</p> + +<p>—Oui, monsieur le marquis!</p> + +<p>—Vous aviez peut-être oublié le vassal qui gémissait +à la grille?</p> + +<p>—Erreur, monsieur; ne confondez pas la noblesse +ancienne avec la noblesse de mon temps. +L’une était fière, haute, malfaisante, sans pitié, +quoique brave; l’autre profita, je le sais, des +abus, mais elle n’en créa aucun: elle fut moins +fanatique que le clergé, dont elle neutralisa souvent +l’influence; moins tyrannique que la cour, +dont elle devança de trop loin le progrès vers les +idées philosophiques. N’allez pas chercher des +preuves contre elle dans l’arsenal de 92; mais demandez +aux habitans de la campagne qui a restauré +le clocher où sonne la prière; qui a ouvert des +chemins dans des sables, dans des montagnes, +comblé des marais fétides, pavé les routes, amené de +bien loin les eaux pour désaltérer les bourgs et féconder +la terre, tracé des villages, rallié les populations +errantes des champs, agité les ailes de moulins, +prêté même les premiers fonds à vos gros fermiers<a name="page_133" id="page_133"></a> +d’aujourd’hui; et tous vous répondront: c’est +la noblesse! c’est la noblesse!</p> + +<p>Avant la révolution, avant son fatal nivellement, +elle avait déjà déchiré beaucoup de titres abusifs. +Elle était brave, monsieur; si elle salua les Anglais +à Fontenoy, elle releva sa tête, et sut mourir et +vaincre. Cette galanterie était au moins française. +Et quand l’heure de la révolution sonna, elle sut +défendre la liberté comme vous l’entendez aujourd’hui, +et non comme l’entendaient les hommes de +sang d’alors. Vous savez que, pour son roi et son +pays, elle alla à la Grève comme à Fontenoy, et +que sur l'échafaud, elle salua encore une dernière +fois ses ennemis; mais ce n'étaient pas des +Anglais. Sa tête ne se releva point. N’est-ce pas, +Pierre?</p> + +<p>—Oui, monsieur le marquis!</p> + +<p>Et Pierre roulait de grosses larmes: ces deux débris +s’entendaient et se répondaient régulièrement +comme l’aiguille et le timbre d’une horloge. L’un +indiquait la marche du temps, l’autre la ratifiait +par un bourdonnement creux.</p> + +<p>Depuis que la conversation s'était élevée à ce degré +de chaleur, Pierre était mal à l’aise; il semblait +souffrir de l’exaltation progressive du marquis; sa +préoccupation décelait la crainte d’un danger +prévu et contre lequel il ne voyait d’autre remède<a name="page_134" id="page_134"></a> +que la conspiration de nos deux volontés. Il provoquait +la mienne par des défenses furtives, des +prières silencieuses, des regards supplians, des +perquisitions sombres autour des murs décharnés +de l’appartement; mais cette pantomime de peur, +de sollicitation et de réserve n'éclaira pas ma perspicacité +en défaut. Le vieux domestique était désespéré.</p> + +<p>Ses craintes n'étaient que trop justifiées.</p> + +<p>—Venez, s'écria le marquis, venez! il est temps +de vous montrer le château.</p> + +<p>—Ne le souffrez pas, monsieur, me dit à voix +basse le fidèle serviteur; quand il fait ce qu’il vous +propose, il est malade pour quinze jours, et, pauvres +gens que nous sommes, nous n’avons pas de +quoi payer le médecin.</p> + +<p>—Venez! Et le marquis s'élança vers un angle +de la salle, où mes yeux ne s'étaient pas portés: j’y +aperçus alors, suspendues à des cercles de fer, une +centaine de clefs, grandes, petites, bizarres, lourdes, +légères, découpées, en cuivre, en bronze, +dorées, une entre autres en argent.</p> + +<p>—C’est tout ce qu’ils nous ont laissé, me dit +Pierre; quand monsieur le marquis les voit, ou se +les rappelle, il se croit encore possesseur du château; +ces malheureuses clefs lui causent une espèce<a name="page_135" id="page_135"></a> +de folie dont vous allez sans doute être le témoin. +Dieu ait pitié de nous!</p> + +<p>Le marquis prit les clefs; il ouvrit la porte, et +me pria de le suivre; ce que nous fîmes, Pierre et +moi.</p> + +<p>Arrivés à l’endroit où fut le château, triste +parallélogramme, couvert d’un maigre gazon sur +la cime duquel se jouaient en ce moment quelques +rayons mourans du soleil, Pierre croisa ses bras +avec douleur; le marquis prit la plus grosse des +clefs, et fit un geste de fatigue comme s’il ouvrait +péniblement une porte.</p> + +<p>—Entrez! nous dit-il ensuite; voilà le vestibule; +il est en marbre de Carrare. A droite c’est +la salle d’introduction. Attendez.</p> + +<p>Il répéta un geste illusoire comme le premier, et +la porte de la galerie fut censée ouverte.</p> + +<p>—Entrez!</p> + +<p>Ce lustre à girandoles vaut 10,000 francs; ce +sofa est en velours d’Utrecht; Puget a sculpté ces +bas-reliefs; ils sont transportés de la Villa-Albani; +lisez Winckelmann.</p> + +<p>Ce tableau est de Rubens; c’est au couronnement +du roi qu’il fut donné au château.</p> + +<p>Cet autre salon (il l’ouvrit encore) est celui d'été. +Des siéges en joncs de Madagascar; des volières +chères au goût de madame. Cette épinette <a name="page_136" id="page_136"></a>m’a +coûté cent louis. Admirez ce plafond; c’est l’apothéose +d’Hercule par un élève de Boucher; la cuisse +d’Hercule est un chef-d'Å“uvre: le reste est un peu +incorrect; mais n’importe, l’ouvrage est admirable.</p> + +<p>Et quelle vue! Voyez le soleil se coucher: il +marque les heures en lignes d’or sur le parquet; +Lalande a dessiné ce gnomon. Quel homme que +Lalande! les astres ont beaucoup perdu à sa mort.</p> + +<p>Passons à gauche; et il fit le simulacre d’ouvrir +trois portes.—N’admirez-vous pas cette belle +disposition? Pierre, annoncez-nous?</p> + +<p>—Oui, monsieur le marquis.</p> + +<p>Pour complaire à son maître, Pierre se découvrit, +et d’une voix émue, avec la pénible complaisance +d’un ami qui exécute la capricieuse volonté +de son ami mourant, il nous annonça. Hélas! cette +voix triste et flétrie tomba sans écho dans l’espace.</p> + +<p>—C’est bien! cria le marquis, comme ébloui du +faste qui le frappait. Asseyons-nous sur cette ottomane, +et que je vous dise.</p> + +<p>Il s’assit sur les cailloux: c'était pitié.</p> + +<p>Il serra familièrement ma main, jeta son bras +autour de mes épaules; et les jambes nonchalamment +croisées, avec cette fatuité de jeune homme +qui laisse déjà lire sur son visage la bonne fortune +qu’il va révéler, il me dit tout bas:—C’est aujourd’hui +réception au château. Ce beau jeune homme<a name="page_137" id="page_137"></a> +en frac vert (je suivis l’indication de son doigt), c’est +un fermier général qui se meurt d’amour pour +Sophie Arnould; il est pourtant marié avec une des +plus belles demoiselles de l’ancienne noblesse. Savez-vous +son aventure? Ennuyée de ses persécutions, +la Sophie a profité d’une absence en Belgique de +cet amant pour envoyer à sa femme deux enfans +et une toilette en porcelaine du Japon qu’elle a de +lui. Et Sophie est là . Je voudrais qu’elle vous chantât +la <i>complainte sur le maréchal de Soubise</i>; +elle est un peu libre, mais c’est pétillant d’esprit. +On l’attribue à Boufflers, à ce charmant vaurien. +Connaissez-vous Colardeau le poète?</p> + +<p>Regardez bien celui-ci, cette figure énorme sur +un corps mal équilibré, qui sourit et qui est laid. +Singulier homme, si c’est un homme. Il y a de +l’enfer dans sa figure, dans son avenir. Il a trouvé +le moyen de séduire par tout ce qui repousse; les +femmes en raffolent: il est capable de tout, même +de dignité, de bravoure et d’honneur. On cite ses +débauches, on l’accuse de lâcheté, quelques-uns +d’escroquerie. C’est un résumé de son temps, peuple +et noble à la fois; noble par ses désordres, son +inconduite et ses bonnes manières; peuple par sa +fougue brutale, sa laboriosité, quand il n’a ni +femmes perdues ni orgies sous la main. On lui +élèvera des statues; il serait parfaitement aux galères;<a name="page_138" id="page_138"></a> +c’est le premier, c’est le dernier de tous. Il +doit couver bien de la haine dans cette ame vingt +ans et plus froissée dans les cachots. Il doit se trouver +bien de l'éloquence dans cette bouche qui fut +muette si long-temps. C’est Mirabeau! C’est l’avenir +et la perte de la patrie, celui qui doit clore le nobiliaire +de France, qui doit mourir à la peine pour +nous tuer. Qu’est-il par lui seul, et qu’a-t-il d’extraordinaire? +Rien. Tissu de médiocrités, si bien +su par cÅ“ur qu’il y a de l’insolence à lui de parler +d’ame; phraseur sans nerfs, dialecticien sans portée, +orateur dont le masque a du grotesque, il est né +pour cumuler ces mille défauts et s’en faire un piédestal. +Cet ensemble fait sa force. Je le hais, je le +crains. Un peu plus tôt il eût pourri dans la Bastille; +un peu plus tard, il eût été le valet du valet +de mon médecin, de Marat.</p> + +<p>Maintenant montons à l'étage supérieur. Pierre, +suivez-nous.</p> + +<p>Alors, avec la même ardeur de jeunesse qu’il +avait mise à parcourir la galerie disparue, il simula +vivement l’ascension des marches, levant tantôt +un pied, tantôt l’autre, tournant à chaque +embranchement, et regardant avec orgueil la magnificence +orientale des plafonds.—Hélas! nous +n’avions au-dessus de nous que le dôme du ciel, et, +pour tout palais sur le sol patrimonial, le rejeton<a name="page_139" id="page_139"></a> +octogénaire d’une vieille race n’avait plus qu’une +baraque ouverte à tous les vents, perdue dans les +touffes de genêts et de bruyère.</p> + +<p>A part celui de Versailles, bien entendu, dites-moi, +monsieur, si jamais vous avez vu un plus +somptueux escalier?</p> + +<p>Voici la bibliothèque: trente mille volumes. Là +c’est ma galerie de tableaux. Voyons d’abord la +bibliothèque. Êtes-vous curieux de connaître le +premier exemplaire de l’Encyclopédie? admirez! +c’est le premier, monsieur. Diderot l’a possédé, +et je l’ai acquis de ses héritiers. Les fautes sont +notées en marge. Ce livre nous a beaucoup fait +de mal; mais j’y tiens. Ici les histoires, là les romans, +tous les romans de Crébillon. Hélas! monsieur, +cette charmante littérature est perdue: on y +reviendra.</p> + +<p>Plus loin, ce sont les philosophes; c’est Raynal, +qui a écrit une partie de l’histoire de ses <i>Deux +Indes</i>. Là -bas, dans ce pavillon de verdure, c’est +d’Alembert, c’est M. de Buffon, c’est Voltaire, +dont l'Émilie du Châtelet avait une épaule plus +haute que l’autre, et qu’il traite de génie, je ne +sais pourquoi. Vous savez sa fameuse épître! Celui-ci, +c’est l'<i>ami des hommes</i>: c'était le mien. Il +tua un de mes vassaux, que je lui avais prêté, d’un +coup de bâton dans la poitrine, parce que ce malheureux<a name="page_140" id="page_140"></a> +avait oublié de rentrer les orangers dans +la serre, une nuit douteuse de printemps.</p> + +<p>Cette porte communique à ma galerie de tableaux. +Pierre, la clef!</p> + +<p>Ici, monsieur, vous n’aurez pas la douleur de +voir étalés les produits de cent écoles insignifiantes; +je n’ai admis que les Vanloo et les Boucher. +Ce beau portrait de Diane, suivie de trois levrettes; +cette triple déesse, comme l’appelle le grand lyrique +Rousseau, et que vous voyez couronnée d'étoiles, en +robe à la Médicis, en mules de satin, un arc d’une +main, un éventail de l’autre, c’est, pardonnez ma +douleur, feue madame la marquise. Ce Troyen, +c’est moi. On m’a représenté en Troyen parce que +j’ai rempli de hautes fonctions jadis auprès de la +sénéchaussée de Troyes en Champagne. Ce fleuve, +c’est mon beau-frère; cette Aréthuse, ma cousine, +ancienne abbesse de Chelles. Voilà mes enfans, ils +sont représentés en amours.</p> + +<p>Obligé de répondre quelques mots à cette exacte, +burlesque et pénible hallucination, je dis à monsieur +le marquis qu’ils avaient dû bien grandir depuis, +ces amours.</p> + +<p>—Le couteau de la république les en a empêchés, +monsieur.</p> + +<p>Pierre osa engager son maître à borner là notre<a name="page_141" id="page_141"></a> +visite au château; il se faisait tard, je pouvais être +fatigué.</p> + +<p>—Tu as raison, répondit le marquis en lui +frappant sur l'épaule, tu as raison; mais encore +une, mais encore celle-ci, et ce sera la dernière. +Et il s’empara de la clef d’argent.</p> + +<p>A peine eut-il tourné la clef dans la serrure +imaginaire, à peine eut-il, dans son illusion, posé +le pied sur le seuil de l’appartement, que lui et le +vieux serviteur se découvrirent. Je me laissai aller +au même sentiment de vénération.</p> + +<p>—Voilà mon oratoire, s'écria-t-il en faisant +un signe de croix et en tombant à deux genoux; +voilà , monsieur, où je viens expier les erreurs de +mon temps, ma fatale condescendance aux idées +philosophiques. Hélas! cette corruption dorée, +ces enivremens stupides, cet athéisme brodé, ce +néant en fermentation, cette société arrivée à son +dernier soupir de débauche et d’impiété, elle nous +a perdus. Vous ne savez pas avec quel funeste engouement +nous adoptâmes des innovations qui devaient +nous anéantir. L'égalité des conditions était +prêchée par nos jeunes marquis avec la ferveur des +apôtres. La raison qui succédait à d’aussi déplorables +frivolités ne pouvait être qu’une étrange +chose dans ses résultats. Le retour d’une vieille +folie à la raison, c’est la mort. Eh bien! nous<a name="page_142" id="page_142"></a> +l’eûmes cette égalité; nous avions donné l’exemple, +on l’imita. Nobles, parlemens, clergé, tour à tour +animés les uns contre les autres, tour à tour +avec la menace de l’appui populaire, nous avons +détruit le prestige royal, arraché les digues qui +nous isolaient dans le sanctuaire de la puissance; +nous avions dit à ces hommes, hier vassaux: Imitez-nous, +cultivez la philosophie. Ils devinrent athées; +nous prêchâmes la tolérance religieuse, ils abattirent +les églises; nous proclamâmes la simplicité des +mÅ“urs, ils déchirèrent nos habits de soie, soufflèrent +sur nos lustres, pesèrent sur nos fauteuils, +éteignirent nos fêtes; nous déclarâmes l'égalité des +hommes, et ils nous coupèrent la tête.</p> + +<p>—Le vassal de la grille était donc entré, monsieur +le marquis?</p> + +<p>—Qu’est devenue la noblesse française? Où sont +ces vaillantes épées qui n’avaient pour fourreaux +que la poitrine des Anglais et des Espagnols? Où +sont passées ces grandes traditions de gloire et de +renommée? Où est la monarchie?</p> + +<p>Enfin, ils me prirent ma femme, monsieur; un +jour ils vinrent au château; c'était en 92! ils entrèrent +et trouvèrent madame la marquise, qui attendait +mon retour de la chasse. Belle et vertueuse, +ils la frappèrent au visage, crachèrent sur son fard, +la lièrent avec des cordes! et ils lui dirent: Marche!<a name="page_143" id="page_143"></a> +C'était huit lieues à faire d’ici à la capitale, et au +mois d’août; elle que nos allées de sable et de +mousse fatiguaient, comme elle dut souffrir! Ah! +le peuple est bien méchant, monsieur! Que lui +avait-elle fait au peuple? Elle voulut se reposer, +on lui dit: Marche! Elle eut soif, on lui dit: +Marche! Et puis on l’accusa d'être aristocrate; elle +ne comprenait pas; ses cordes la faisaient tant +souffrir! Enfin, on la jugea. Elle demanda un +prêtre; un prêtre de la Raison lui dit: Marche! Et +puis on la délia....... Le soir la chaux républicaine +avait calciné ses membres.</p> + +<p>Et les deux vieillards versaient d’abondantes +larmes sur leurs dentelles flétries, sur leurs dorures +surannées, sur leurs longues mains sèches +et tremblantes. Le marquis chancelait sur ses +pauvres jambes; car il s'était levé pour se frapper +la poitrine, pour dire en face d’un Christ qu’il +croyait voir:—Mon Dieu! qui êtes mort pour +les crimes de tous, pardonnez! Pardonnez à ceux +dont les folies ont perdu cette France, cette France +dont vous aviez détourné la vue. Nos premiers-nés +ont péri de misère dans l’exil; nos femmes si +belles ont heurté leurs fronts souillés de boue aux +angles du tombereau; les générations ont été +moissonnées; nous avons été punis dans notre +chair, dans ce qui faisait notre orgueil; il ne reste<a name="page_144" id="page_144"></a> +plus de la génération coupable que deux ou trois +vieillards qui n’ont pu mourir; ils ont reconnu +votre délaissement; ils s’accusent de votre dédain, +pour tant d’oubli de leur devoir.</p> + +<p>Puis le marquis pria plus bas, et il élevait la voix +en frappant sa poitrine.</p> + +<p>—<i>Meâ culpâ</i>, disait-il.</p> + +<p>—<i>Meâ culpâ</i>, répétait machinalement Pierre.</p> + +<p>Cependant le vent de la nuit fraîchissait, et le +soleil, sanglant comme une blessure, enluminait +de pourpre et de feu ce drame qui se jouait sous le +ciel, au milieu de la solitude et du calme.</p> + +<p>Enfin, l'émotion étouffa le marquis; il tomba de +toute sa longueur sur les cailloux. Dans sa chute, +il s’ouvrit la lèvre.</p> + +<p>Nous nous hâtâmes de le transporter dans son +lit.</p> + +<p>—Voilà ce qui arrive, me dit Pierre, chaque +fois que monsieur le marquis répète cette malheureuse +scène. Il est inconsolable de la perte de son +château, qui a été vendu 40,000 francs à la bande +noire, sans qu’il lui en soit revenu un sou.</p> + +<p>Les avocats et les gens d’affaires ont tout mangé. +Ils ne nous ont laissé que les clefs du château.</p> + +<p>Et voyez ce que je puis faire avec mon travail! +Si monsieur le marquis allait tomber malade; c’est +demain la Pentecôte, et il n’a pas de souliers pour<a name="page_145" id="page_145"></a> +se rendre à l’office. C’est la quatrième fois que je les +lui raccommode.</p> + +<p>—Pierre! vous êtes un digne serviteur: vous +serez béni.</p> + +<p>Je compris enfin la douleur de Pierre, et nous +nous quittâmes en nous serrant la main, confus +l’un et l’autre, lui de n’avoir pu empêcher le +spectacle dont il n’aurait pas voulu que j’eusse été +témoin, et moi de l’avoir provoqué.</p> + +<p>Fidèle aux anciens usages, Pierre tint la bride +du cheval jusqu'à ma sortie du château, et pesa +sur l'étrier.</p> + +<p>Des étoiles luisaient à l’orient; je traversai au +galop la grande avenue.</p> + +<p>En fuyant j’entendis des cris qui partaient de la +fabrique: mille ouvriers, tous les habitans, exprimaient +par des danses, des chansons, des exclamations +de bonheur, la joie qu’ils éprouvaient à +voir enfin bondir l’eau au-dessus du puits; cette +eau si désirée, si bienfaisante, cette eau qui allait +enrichir la moitié d’un département!</p> + +<p>Je partageai sans doute cette joie de l’industrie; +mais, en me perdant dans la brume, plusieurs fois +je détournai la tête, j’allongeai mon regard pour +voir blanchir, à travers les peupliers, la chaumière +du pauvre gentilhomme, du vertueux Pierre, le +modèle des serviteurs.</p> + +<p><a name="page_146" id="page_146"></a></p> + +<p><a name="page_147" id="page_147"></a></p> + +<p><a name="page_148" id="page_148"></a></p> + +<p><a name="page_149" id="page_149"></a></p> + +<h2><a name="VOISENON" id="VOISENON"></a>VOISENON.</h2> + +<p>On ne compte pas deux heures de marche entre +le marquisat de Brunoy et le Jard de Voisenon, +entre la demeure de ce fou illustre auquel nos recherches +ont fait une seconde immortalité, et le +petit château du célèbre abbé qui fut l’ami de Voltaire, +celui de madame Favart et du duc de La +Vallière; entre la cave de ce fils d’une haute famille +de financiers qui mourut à trente ans, après +avoir déshonoré tout ce que la richesse donne de +puissance, la noblesse de considération, et le monastère +du représentant le plus orgueilleusement +né des abbés de cour au dix-huitième siècle. Brunoy<a name="page_150" id="page_150"></a> +et Voisenon ont, comme on le voit, plus d’un +lien de parenté morale qu’il ne faut aucun effort +paradoxal pour saisir. Le marquis et l’abbé sont +du même temps, et tous les deux l’expriment parfaitement +sous deux faces caractéristiques: et, remarque +vraie autant que surprenante, l’espace où +s'élèvent les deux demeures à jamais historiques +revendique, au nom de la même curiosité, des +centaines d’autres demeures toutes également marquées +au coin du cynique, du frivole, du dévorant +dix-huitième siècle. La province de Brie, que le +cadastre a découpée en départemens, en arrondissemens, +en cantons, regorge de châteaux habités, +sous le règne de Louis XV, par ces marquis pailletés, +ces abbés paresseux, ces financiers obèses, +dont les mémoires secrets de Grimm, de Bachaumont, +les correspondances du marquis de Lauraguais, +ont fait leur railleuse pâture. Cette laiteuse +et fromagère Brie, cette Io inépuisable, le dirait-on? +fut une caverne de plaisirs dans toute l’impure +acception du mot, à l'époque du régent et de +son déplorable successeur; tout château que la +bande noire n’a pas démoli est un demi-volume de +mémoires, un boudoir dédoré, un pavillon d’ivresse. +Là , c’est l’endroit où fut le château de Samuel +Bernard, prodigue d’un âge antérieur, mais +digne du suivant; là , c’est le pavillon Bourei, autre<a name="page_151" id="page_151"></a> +financier, autre Jupiter de toutes les Danaë du +Théâtre-Italien; là , c’est Vaux, ce château presque +biblique, où la flamme vengeresse de Dieu a +passé, et où elle n’a laissé qu’un chien pour tout +gardien et maître; là , c’est le château de Law, ce +voleur trigonométrique; enfin, partout, où le pied +se pose, il en sort un gémissement du dix-huitième +siècle, que nous ne circonscrivons pas à des limites +chronologiques comme les entendent les astronomes, +mais que nous rattachons au déclin du +règne de Louis XIV, pour l'étendre au moins jusqu'à +Barras, dont l’impudique château déploie encore +aujourd’hui ses fondations réhabilitées par +l’honneur et la gloire sur le sol où Vaux, Brunoy +et Voisenon brillèrent si fatalement.</p> + +<p>Le petit château abbatial du Jard existe encore; +mais ce n’est pas celui où tout prouve que l’abbé +résidait quand il venait se reposer dans sa seigneurie +après quelque pèlerinage un peu agité chez ses +amis de Paris et de Montrouge. Celui-là , qui +porte le nom de château de Voisenon, a été également +conservé en devenant une maison bourgeoise +d’une magnifique apparence. D’empiètemens en +empiètemens, la commune a rongé les anciennes +limites des deux propriétés, et il serait difficile aujourd’hui +d’en tracer la figure générale sans s’exposer +à de graves erreurs de formes et de proportions.<a name="page_152" id="page_152"></a> +Elle n’a pas cependant assez dévasté, ou +plutôt assez envahi, pour qu’il ne soit possible, à +l’aide des fragmens de constructions restées, de +s’assurer de l’espace que couvraient le château du +Jard et ses dépendances religieuses. Ainsi, par les +fractions du petit fossé tracé le long du mur où +s’ouvre la principale entrée, on suppose aisément +qu’il était fort étroit, et cernait par conséquent +une maison seigneuriale moins luxueuse ou hostile +que grave et sérieuse. A plus d’un titre, les fossés +des châteaux sont aux châteaux mêmes ce que les +cordons sont aux médailles. On n’oserait pas affirmer +d’abord que la grille fut autrefois où elle est +maintenant; à la première vue, il semblerait qu’elle +s’ouvrait à l’extrémité d’un axe qui n’est pas celui +d’aujourd’hui; car elle fait face au couvent et non +absolument au petit château du Jard, laissé, au +contraire, dans un coin de la grande cour, et comme +posé à terre et au hasard. Cette opinion serait fautive. +Le couvent, qui était, à n’en pas douter, le +corps principal des bâtimens, avait quatre côtés. +D’abord, celui qui reste en totalité, et auquel la +grille s’oppose, était la façade; quant aux trois +autres, il est de rigueur de les mentionner ainsi: +celui de droite, en regardant la grille, a été démoli, +dans je ne sais quel but, par le propriétaire actuel; +celui de gauche n’existe qu’au tiers final de sa longueur,<a name="page_153" id="page_153"></a> +et ce tiers est une chapelle que la révolution +a transformée, au moyen d’un mur de clôture, +en deux écuries; et le quatrième et dernier +côté, celui qui est parallèle au mur de la grille, +comprend le château qu’habitait l’abbé de Voisenon, +et les corps de logis ordinairement désignés +dans la distribution des châteaux sous le nom collectif +de communs. Un des deux pavillons des +communs détruits s'élève encore à la droite de la +grille.</p> + +<p>Il est très-facile de ne pas confondre le château +du Jard et le château de Voisenon, qu’un simple +mur de terre a séparés à l'époque des perturbations +violentes subies par les propriétés. Le château de +Voisenon était celui que tenait de ses aïeux l’abbé +de ce nom, et le château du Jard celui dont la +possession lui fut acquise en devenant abbé de +l’abbaye du Jard. L’un était un héritage, l’autre +un usufruit. Il pouvait vendre le premier; il n’avait +pas le droit d’aliéner l’autre, qui appartenait +au clergé. Chaque abbaye un peu considérable, +personne ne l’ignore, avait son château, où était +le seigneur abbé titulaire.</p> + +<p>Le petit château du Jard existe donc; mais il +n’est pas habité, le propriétaire du domaine ayant +préféré s’arranger un logement dans le couvent. +J’ignore quelles sont les raisons de convenance<a name="page_154" id="page_154"></a> +ou d'économie qui ont dicté ce choix.</p> + +<p>Ne demandez pas au petit castel abbatial, briqueté +à la façon riante de la place Royale, tigré +autour des croisées de ses trois étages par le moellon +rougeâtre si cher aux temps d’Henri IV et de +Louis XIII, ne demandez pas un vestibule spacieux, +orné de colonnes, comme celui de Vaux. Il +n’y a qu’un pas du seuil de la porte à la première +marche de l’escalier intérieur, et cet escalier n’est +ni froissé et contourné en coquille, à la manière +du quinzième siècle, ni enrichi de revêtemens de +marbre. C’est un escalier très-lourd, fait de larges +et courtes marches, au bord desquelles s'élève une +rampe grossière, en bois peint en gris. A chaque +étage, le palier se déploie en deux ailes, dont il +n’est pas difficile d’inventorier les distributions; +car on ne connaissait guère autrefois l’art de subdiviser +un appartement en une foule de pièces inconnues +les unes aux autres, et réunies par des +couloirs circulaires. On ignorait ces détours ingénieux +qui isolent, comme dans un autre pays, la +vie privée, aujourd’hui si amoureuse du recueillement +et du silence. Trois ou quatre pièces, donnant +l’une dans l’autre, composent le travail architectural +de chaque étage. Au plafond, des poutres +de châtaigniers en saillie; et pour croisées, de +hautes meurtrières garnies de petits carreaux soudés<a name="page_155" id="page_155"></a> +avec du plomb. Des cheminées fuyant sous des +manteaux de toute hauteur achèvent d’imprimer +aux appartemens des anciens châteaux, et particulièrement +à celui du Jard, cette couleur de naïveté +qui en fait le charme un peu triste. Trait caractéristique +d’un âge encore grossier, des solives +énormes, perpendiculairement posées, prêtent leur +appui aux plafonds, trop longs ou trop pesans pour +se soutenir d’eux-mêmes. L’opulence seigneuriale +les dorait avec goût d’emblèmes mythologiques; +mais depuis que le temps et les mutilations ont +enlevé cette parure, chaque pièce, ainsi hérissée +de bâtons nus, ressemble à nos entreponts de vaisseaux.</p> + +<p>Le mobilier ayant complètement disparu du +petit château du Jard, on ne peut parler que des +localités telles quelles. Le premier étage est le modèle +du second, et le troisième n’est, ainsi que +dans tous les châteaux de la même époque, qu’une +suite de petites pièces destinées à loger la nombreuse +domesticité de la seigneurie. On se figure +sans peine l’ennui qu’aurait eu à vivre toute l’année +dans cet amas de chambres froides et sans +agrément le voluptueux abbé de Voisenon. Aussi +habita-t-il peu le château du Jard dans sa jeunesse: +il n’y séjourna avec assiduité que lorsque +l'âge lui eut fait une nécessité de vivre loin des<a name="page_156" id="page_156"></a> +échauffans petits soupers de Paris et de respirer +l’air gras de la Brie.</p> + +<p>Il n'était pas le moins du monde l’homme des +jouissances rurales, quoique sa seigneurie fût une +des plus riches de France par les dîmes nombreuses +qu’elle touchait: on lui en apportait de plus de +vingt lieues à la ronde. Bestiaux, volailles, laitages, +légumes, fruits, bois, poissons, gibiers, +abondaient chez lui sans qu’il détachât un liard +de ses revenus. Outre les dîmes, il pouvait imposer +la corvée quand il avait besoin de remuer ses +champs, couper son bois, faire ses vendanges et +ses moissons. Heureuse opulence qu’il avait trouvée +toute faite en naissant: roi dans son château, +tout ce qu’il apercevait de sa croisée était à lui. +Ces grasses fermes, qui sont aujourd’hui telles +qu’elles étaient alors, se liaient à son domaine, et +versaient leurs trésors dans ses caves et ses greniers. +Ces incommensurables tapis de blé et d’orge +étaient à lui comme ces moulins aux larges ailes, +ces bois d’ormes, ces ruisseaux et tout ce qu’enferme +l’horizon.</p> + +<p>Ainsi est racontée l’origine du château du Jard. +Un jour d'été que Louis le Jeune, marié depuis +peu en troisièmes noces avec la belle Alix de Champagne, +se promenait à travers champs dans les +environs de Melun, il fut émerveillé, ainsi que la<a name="page_157" id="page_157"></a> +reine, de la richesse du paysage. Leur désir fut +aussitôt d’avoir une habitation dans un endroit si +beau, si fleuri, si tranquille et si rapproché de +Melun, où était l’abbaye du Mont-Saint-Pierre, +résidence aimée du roi. Les maçons accoururent, +et la maison royale du Jard fut entièrement construite +quelques années après. Ce vÅ“u étant réalisé, +les royaux époux en formèrent bientôt un +autre, parfois plus difficile à être exaucé, celui +d’avoir un enfant; car le roi se faisait vieux, et il +ne voulait pas mourir sans un héritier de son +sang. Courbé sous le poids de cette pensée ambitieuse, +il s’achemina à pas de pèlerin vers le saint +monastère de Cîteaux, célèbre à tous les titres, +mais peu renommé jusque alors dans l’art aventureux +de procurer à volonté des héritiers aux vieux +rois de France. D’abord, les religieux se récusèrent, +renvoyant à Dieu la faculté de faire naître +des héritiers tardifs. Cependant le roi pria, pleura +tant, que les moines crurent de leur devoir de +promettre un fils à Louis le Jeune, qui se réjouit +dans le fond de son ame, remercia comme un roi +généreux remercie des moines, et rentra plein +d’espérances nouvelles dans son château du Jard. +La même année (1165), la belle Alix lui donna un +fils qui fut Philippe, du surnom de Dieudonné, le +même à qui de hauts faits d’armes valurent plus<a name="page_158" id="page_158"></a> +tard le titre non moins légitime d’Auguste. Ainsi +Philippe-Auguste est né au Jard.</p> + +<p>Quand le roi fut mort, Alix ralentit ses visites +au château; et, en 1199, elle résolut enfin de ne +jamais plus revoir un séjour où elle n’avait qu'à +répandre des pleurs au souvenir de son mari. En +recevant ses adieux, les moines lui exposèrent +humblement qu’ils seraient bientôt obligés de l’imiter, +si la Providence ne leur assurait un logement +plus convenable que celui qu’ils occupaient. +Touchée de leurs représentations, Alix leur offrit +son château du Jard, que, cinq ans après seulement +(1204), Innocent III érigeait en abbaye. Le +palais se transforma en cloître, et sans coûter de +fortes dépenses aux moines, si l’on songe à l’uniformité +des constructions au treizième siècle. A +l’abbaye ils ajoutèrent une église, qui fut terminée +en 1287, et détruite en 93. Il ne reste de cet édifice, +classé comme un souvenir somptueux dans la +mémoire des plus vieux habitans de Voisenon, +qu’une statue de saint Jean, oubliée au milieu du +potager du propriétaire actuel. Grotesque relique! +Les oiseaux n’en ont même plus peur, tant elle +ressemble peu à une statue, et surtout à un +saint.</p> + +<p>Trois siècles de libéralités royales et de dons +émanés de la générosité pieuse des vicomtes de<a name="page_159" id="page_159"></a> +Melun élevèrent très-haut le trésor de l’abbaye et +de l'église du Jard<a name="FNanchor_B_2" id="FNanchor_B_2"></a><a href="#Footnote_B_2" class="fnanchor">[B]</a>.</p> + +<p>C’est à l’archevêque de Sens que les abbés du +Jard juraient solennellement obéissance dans l’abbaye +de Saint-Pierre de Melun. Quelques-uns méritent +d'être cités, entre autres Pierre de Corbeil, +archevêque de Sens, et Philibert Rabou, l’un des +ancêtres de Gabrielle d’Estrées par les femmes. Le +prédécesseur de l’abbé de Voisenon fut Chaumont +de la Galaisière; et lui Claude-Henri Fusée de Voisenon, +qui fut le dernier des abbés du Jard, +fut nommé en avril 1742. Il est à remarquer ici +que le Jard, ce lieu autrefois consacré par une +abbaye royale et deux églises, n’a pas même aujourd’hui +un curé pour dire la messe. Voisenon +n’est desservi par personne.</p> + +<p>Nous avons dit que l’abbaye du Jard, où l’abbé +de Voisenon était censé remplir les fonctions de<a name="page_160" id="page_160"></a> +chef de la communauté, n’avait pas été entièrement +sacrifiée aux nécessités d’une nouvelle destination. +Une aile reste encore: c’est une longue construction +d’un seul étage, éclairée par quatorze croisées, +nombre égal à celui des croisées des salles +basses. Tout cela n’est plus qu’un tombeau, et ce +qu’il y a de plus triste au monde, un tombeau vide. +Les pyramides d'Égypte ne sont pas plus éloignées +de nous, comme antiquité, qu’un monastère sans +le bruit perpétuel des cloches sur les toits, sans la +chapelle dont les vitraux rougissent, flambent et +bleuissent au soleil, couleuvres, flammes, roses et +ruisseaux de pourpre; sans vassaux apportant +dans la cour, et de bien loin, les fruits, les gerbes, +les poissons dans la nasse et les outres de vin. Il y +a, dans le couvent du Jard, beaucoup d'écho, +beaucoup d’humidité, beaucoup de silence et quelque +chose de plus douloureux encore, une salle à +manger au plain-pied, celle du propriétaire, sans +doute.</p> + +<p>Claude-Henri de Fusée de Voisenon était abbé +du Jard et ministre plénipotentiaire du prince +évêque de Spire. Son titre nobiliaire domanial +lui venait de la terre de Voisenon, où il naquit +le 8 juin 1708. On a trop insisté peut-être +sur la débilité de la constitution qu’il apporta en +naissant, et qu’il tenait, dit-on, de sa mère,<a name="page_161" id="page_161"></a> +femme excessivement délicate. Depuis Fontenelle +et Voltaire, l’un mort presque à cent ans, l’autre +à quatre-vingts ans passés, tous deux cependant +venus au monde avec des chances fort douteuses +d’existence, il est devenu très-hasardeux de déterminer +la longévité par la naissance. On ajoute +qu’une nourrice malsaine, aggravant la faiblesse +héréditaire de l’enfant, mit dans son sang les +germes de l’asthme dont il eut à souffrir toute sa +vie, et dont il mourut. Ces faits acceptés, une +mère maladive, une mauvaise nourrice, un asthme, +de continuels crachemens de sang, il n’en serait +prouvé que plus étroitement qu’on peut vivre encore +jusqu'à soixante-huit ans, malgré ces graves +désavantages. Que d’hommes bien constitués se +contenteraient d’atteindre à cet âge! Et si l’abbé de +Voisenon ne dépassa pas les bornes d’une vieillesse +déjà fort raisonnable, il ne faut pas oublier qu’il se +joua continuellement de sa santé avec l’imprudence +d’un homme vigoureux; mangeant sans mesure, +présidant tous les petits soupers, sans doute +appelés ainsi par antiphrase; courant la nuit de +salon en salon; ne se couchant qu’au matin, en +digne élève de l’Hercule de la débauche, de Richelieu, +son maître et son bourreau. Effrayé de son +rachitisme, son père n’osa pas confier son éducation +aux établissement spéciaux; il le fit élever<a name="page_162" id="page_162"></a> +sous ses yeux avec la patience d’un père et la sollicitude +d’un médecin. Cinq années de soins suffirent +au développement de son intelligence vive, +claire, merveilleusement propre à recevoir et à garder +les leçons de science et de goût de ses professeurs. +A onze ans, il adressa une épître à Voltaire, +qui lui répondit: «Vous aimez les vers; je vous +le prédis, vous en ferez de charmans. Soyez mon +élève, et venez me voir.» Si Voisenon justifia la +prédiction, il n’alla guère au-delà du sens favorable +qu’elle enfermait. Verbeux, incorrects, pauvres +de formes, pâles et minces comme de l’encre de +Chine mal délayée, ses vers ont quelquefois de +l’esprit, parce que tout le monde en avait au dix-huitième +siècle; mais à les classer avec indulgence +et s’en occuper, c’est en avoir beaucoup; ils méritent +d'être considérés comme de la limonade faite +avec des citrons dont Voltaire aurait exprimé tout +le jus.</p> + +<p>A beaucoup d'égards, la prose du dix-huitième +siècle n'étant pas un art, mais une ressource ménagée +aux esprits repoussés de la poésie, elle se +prêta mieux aux fantaisies paresseuses de l’abbé +de Voisenon. Ses facéties, ses historiettes, ses nouvelles +orientales, réunies plus tard, du moins en +grande partie, aux Å“uvres du comte de Caylus et +en compagnie des contes libertins de Duclos et de<a name="page_163" id="page_163"></a> +Crébillon fils, prouvent encore la facilité qu’il avait +à ressembler à Voltaire, et à s’en tenir immensément +éloigné. La plupart trop libres, trop indécentes, +pour se montrer à côté des quelques morceaux, +à grand’peine sérieux, qui forment ce qu’on +appelle ses Å“uvres, elles figurent dans l’ouvrage +que nous venons de citer, sous le titre de <i>Recueil +de ces messieurs, Aventures des bals des bois, +Étrennes de la Saint-Jean, les Écosseuses, les +Å’ufs de Pâques</i>. On sait par les mémoires du +temps qu’une société de gens de lettres, formée +par mademoiselle Quinaut du Frêne, et composée +de quatorze personnes choisies par elle, s'était +proposé la haute et difficile mission de bien souper, +d’avoir beaucoup d’esprit et beaucoup de +gaîté. A la fin du semestre ou de l’année, on imprimait +en manière de cotisations collectives, l’esprit +des convives, et, je suppose, un peu aux dépens +de leur gaîté. Privés de la joie des lumières, +du pétillement des yeux, du cliquetis des verres et +du bien-être si indulgent du dessert, ces libertinages +de table ne sont que grossiers à quatre-vingts +ans de distance. Les lectures et par conséquent les +dîners avaient lieu, tantôt chez mademoiselle Quinaut, +tantôt chez le comte de Caylus.</p> + +<p>Le motif qui fit renoncer Voisenon au métier +des armes, pour lequel il avait d’abord déclaré son<a name="page_164" id="page_164"></a> +penchant, malgré l’avis de son père décidé à le +vouer aux ordres, mérite d'être rappelé au souvenir +de ceux qui aiment à s’expliquer l’origine de +la conduite des hommes de quelque valeur. Une +expression inconvenante l’expose à souscrire à la +réparation que lui demande un officier. Il se bat +avec lui et le blesse. La désolante idée d’avoir été +sur le point de tuer un homme offensé par lui +trouble, change le cours de ses projets d’avenir: +il ne veut plus être militaire; il court s’enfermer +dans un séminaire, d’où il écrit à son père sa ferme +résolution d’entrer dans la carrière ecclésiastique. +Ce fut l'évêque de Boulogne qui l’ordonna prêtre +et qui le choisit pour son grand-vicaire: fausse +vocation par laquelle la France perdit peut-être un +excellent officier, sans acquérir un bon ministre +de la religion. On l’a loué avec raison et justice de +deux faits extrêmement honorables. Un auteur +avait écrit, dans un libelle, des injures contre sa +personne, et parlé avec une profonde moquerie du +style épigrammatique de ses sermons. D’un signe, +l’abbé de Voisenon pouvait le faire enfermer dans +une prison d'état pour vingt ans. Il court chez les +juges, car l’homme était déjà arrêté; il obtient sa +grâce et sa liberté. Quand celui-ci veut le remercier, +Voisenon l’interrompt pour lui dire: «Vous +ne me devez aucun remerciement; c’est à moi à <a name="page_165" id="page_165"></a> +vous en faire de m’avoir averti que les vérités de +l'Évangile exigent de ceux qui les annoncent un +style plus simple, un ton plus noble et plus grave; +je n’aurais pas dû l’oublier, et je vous promets de +faire usage de vos conseils.» Il n'écrivit plus de +mandemens.</p> + +<p>Quelques années plus tard, il apprend que les +habitans de Boulogne ont demandé pour lui au ministre +la chaire de l'évêque Henriot, auprès duquel +il était vicaire. Il court en poste à Versailles, et dit +au cardinal Fleury: «Et comment veulent-ils que +je les conduise, lorsque j’ai tant de peine à me conduire +moi-même?» Touché du bon sens exquis de +ses répugnances, le ministre Fleury lui donna l’abbaye +royale du Jard, gouvernement facile dont le +siége était dans son château même de Voisenon.</p> + +<p>Dès qu’il fut réellement une sommité ecclésiastique, +il ne songea plus qu’au théâtre. Le nouvel +abbé du Jard écrivit, d’après le vÅ“u de mademoiselle +Quinaut, <i>la Coquette fixée, le Réveil de +Thalie, les Mariages assortis, la Jeune Grecque</i>, +comédies de salon que le théâtre n’a pas gardées, +et que la littérature ne sait où placer aujourd’hui, +tant elles sont loin d’offrir une seule qualité recommandable. +Le seul genre où l’abbé de Voisenon +se serait peut-être distingué, c’eût été l’opéra, s’il +eût été secondé par un musicien intelligent. Dans<a name="page_166" id="page_166"></a> +son talent baladin, il y avait le mouvement et la +verve dégingandée des abbés italiens. Pourtant +l’abbé de Voisenon a joui pendant sa vie d’une +grande célébrité. Dans l’impossibilité de la justifier +par ses Å“uvres, nous la faisons découler de +son caractère aimable, de sa conversation épigrammatique, +beaucoup de sa position dans le monde. +En fallait-il davantage autrefois, quand le succès +s'établissait non par la publicité des journaux, +mais au courant de la parole, et sur un mot vite +su, long-temps répété? On aurait tort de protester +contre ce genre d’illustration: chaque époque a les +siens: on est grand homme à présent par les journaux, +on l'était autrefois par les salons. En général, +on écrit mieux maintenant; mais où est l'écrivain +de trente ans capable de créer et de soutenir +un sujet de conversation au milieu de cent +personnes distinguées? Les laquais de M. de Boufflers +étaient probablement mieux à leur place dans +un salon que ne le seraient les plus fiers écrivains +de nos jours.</p> + +<p>Ceux qui ont attribué les pièces de Favart à +l’abbé de Voisenon, ou qui lui ont fait une large +part de collaboration, n’ont lu avec quelque attention +ni l’un ni l’autre de ces deux auteurs. +Favart était un esprit réfléchi, pénétré des nécessités +de son art d'écrivain dramatique, et le possédant<a name="page_167" id="page_167"></a> +à un degré qui n’a été surpassé que par +M. Scribe. Entre Favart et l’abbé de Voisenon, il +y a la différence qu’il importe de reconnaître entre +un bon mot et un bon ouvrage. Le bon mot emprunté +se trouve quelquefois dans le bon ouvrage; +mais c’est le volé qui doit se glorifier. Du reste, +l’abbé de Voisenon ne prétendit jamais aux succès +de son ami Favart; il repoussa toujours, au contraire, +des éloges que la jalousie lui envoyait. Une +seule fois, et il ne s’agissait pas de Favart, il se permit +de dire à la représentation du <i>Cercle</i>, comédie +de Poinsinet: «Ah! le fripon, il a écouté aux portes.» +Raillerie fine, et sentant son véritable gentilhomme.</p> + +<p>L’abbé de Voisenon et madame Favart sont deux +personnages si habitués à se trouver ensemble, +dans les mémoires contemporains, que parler de +l’un sans s’arrêter un instant à l’autre, c’est presque +mentir à l’histoire.</p> + +<p>Le dix-huitième siècle eut une illustration charmante +dans cette spirituelle et gracieuse madame +Favart, amie fidèle de l’abbé de Voisenon, qui fut +son confident, son guide dans quelques compositions +littéraires, et mieux que cela, à en croire les +mémoires du temps, impitoyables mémoires dont +le jour est venu de se méfier un peu. S’il n’est pas +commandé d’avoir une foi aveugle dans la vertu<a name="page_168" id="page_168"></a> +des hommes et des femmes immolés dans ces petits +papiers impudens, il n’est pas de rigueur non plus +de ne jamais mettre en doute la véracité des Bachaumont +ou des Pidansat de Mairobert, des Grimm +et autres fines commères de l'époque. Quoi qu’il +en soit, le mari de madame Favart était le fils d’un +pâtissier, dont la boutique fort en vogue avoisinait +le collége d’Harcourt: un homme de lettres fils +d’un pâtissier était un phénomène à étonner les +biographes d’autrefois, tandis que de nos jours, il +sera bientôt prodigieux d’avoir en littérature une +ascendance aristocratique; nous nous lasserions, +s’il nous fallait citer tous les chapeliers, tous les +négocians et même les épiciers dont les fils se sont +fait un nom, soit dans les arts, soit dans les sciences: +moins d’un siècle a fait tomber le Parnasse, +si Parnasse il y a encore, en pleine roture; je ne +sais qui aurait droit de s’en plaindre.</p> + +<p>Après avoir fait d’excellentes études, avantage +qu’on a un peu trop déprécié depuis, à ce même +collége d’Harcourt dont son père était le fournisseur +d'échaudés, Charles-Simon Favart, sans tourner +le dos au four honorable de la famille, s’essaya +dans les lettres par un genre d’ouvrage dramatique +excessivement neuf, qui fut plus tard, et +presque tel qu’il fut créé, l’opéra comique. Son +meilleur début fut <i>la Chercheuse d’esprit</i>, chef-d'Å“uvre<a name="page_169" id="page_169"></a> +pour le temps, et dont le souvenir ne s’est +pas affaibli dans la mémoire de la génération qui +a suivi. Nous ne dédaignerions pas de nous arrêter +sur le mérite particulier des productions de cet +écrivain, le premier en tête des auteurs d’opéras +comiques, si nous pouvions nous éloigner de l'épisode +de sa vie que marqua un malheur dont son +adorable femme fut l’occasion, et le maréchal de +Saxe la cause infâme. Ce n’est pas franchir les +lignes du sujet que de parler de cet événement; +car la famille de Favart fut celle de l’abbé de Voisenon, +qui appelait, avec toute la sensibilité de l’amitié, +et celle-là , il la possédait, Favart son neveu, +et madame Favart sa nièce Pardine, petit nom +de tendresse tiré d’une interjection familière à madame +Favart.</p> + +<p>En 1727 était née à Avignon, à quelques lieues +du berceau de la Laure de Pétrarque, d’un père +musicien et d’une mère cantatrice, Benoîte-Justine +de Roncerey, intelligence franche, de son siècle +par sa pétulante légèreté, et de tous les siècles honnêtes +par sa fidélité réfléchie aux devoirs de la famille +et de l'épouse. A cause de son nom d’origine +noble, on l’appela du surnom de Chantilly. De +main en main, la petite Chantilly, fêtée partout, +traversa l’Allemagne, alors plus qu’aujourd’hui +encore passionnée pour la musique, pour les livres,<a name="page_170" id="page_170"></a> +pour les opéras français. Quand mademoiselle du +Roncerey ou plutôt la petite fée du nom de Chantilly, +eut tari tous les baisers des souverains du +Nord, et particulièrement les caresses des ducs de +Lorraine, son étoile, une étoile étincelante et à facettes, +comme son joli génie, la conduisit à Paris, +et jusqu'à la porte de l’Opéra-Comique. Elle commença +à figurer sur ce théâtre en qualité de danseuse: +c’est aussi comme danseur, je crois, que +Talma débuta quelque part: on voit qu’il ne faut +qu'à demi se fier aux étoiles. Peu de temps après +ses premiers débuts, Favart, qui écrivait pour l’Opéra-Comique, +devint passionnément amoureux +d’elle; on n’a pas d’idée des précautions délicates +dont il s’entoure pour adresser l’expression de son +amour à mademoiselle Chantilly, une simple et +obscure actrice sous le règne de Louis XV, époque +où l’on ne choisissait guère ses tournures de phrases +en cultivant une tendresse de coulisses: comme il +soupire à la lueur des quinquets! comme il l’aborde +avec respect quand le rideau est baissé! +comme il va sinueusement à elle, à travers les épaules +déployées, les bras nus, les fronts altiers de ces +dames! Ses premières lettres d’amour, que nous +avons lues avec autant de charmes au moins que +celles de Rousseau à son idéale Héloïse, sont des +modèles de simplicité et de candeur. Favart n’eût<a name="page_171" id="page_171"></a> +pas été plus réservé en écrivant à une fille de robe, +cloîtrée dans un couvent des Minimes; ses intentions +sont pures, ses vues, ses espérances sont honnêtes. +Dès qu’on le voudra, il s’ouvrira à madame +de Roncerey, à M. de Roncerey: plutôt mourir +que de tramer une séduction! Et Crébillon fils +avait déjà écrit <i>l'Écumoire</i> et <i>le Sofa</i>, ces livres +que vous connaissez, ou que pour votre honneur +vous ne connaissez pas. Enfin il épouse mademoiselle +de Chantilly, qui prend pour ne plus le quitter +le nom de madame Favart. On ne sait point si +les philosophes rirent beaucoup de ce mariage: +cela dut être; le mariage était un acte trop sérieux +pour que les philosophes ne s’en amusassent pas à +leurs petits soupers. Ce qu’on sait, c’est que M. de +Roncerey, qui ne crut pas avoir donné son consentement +à ce mariage, trouva fort mauvais plus +tard, lui, homme de race, et par occasion musicien +ambulant, d’avoir pour gendre le fils d’un +pâtissier de la rue de la Harpe; seulement il s’aperçut +de cette tache de farine à son écusson, dans +une circonstance où il fut soupçonné d’avoir moins +songé à la dignité de son nom qu’aux intérêts privés +et fort privés du maréchal de Saxe.</p> + +<p>Il est temps de dire que le héros de Fontenoy, +qui n'était en amour ni timide comme Turenne, +ni continent comme Bayard, n’avait pu voir sans<a name="page_172" id="page_172"></a> +envie l’actrice dont Paris raffolait; rien ne pouvait +résister à un désir de ce grand vainqueur: il prenait +des villes, des provinces, battait les plus grands +généraux étrangers, allait à la cour en bottes; il +eût été plaisant, ma foi, que la Favart lui eût coûté +plus de souci qu’une province.</p> + +<p>Pour la rareté du fait, le maréchal voulut se +persuader qu’on lui résisterait. Au lieu de commander +l’assaut tout de suite, il traça, sans doute +pour s’amuser, des circonvallations fort étendues +autour de la gentille chanteuse de l’Opéra-Comique; +car elle jouait et chantait les opéras de son +mari, de Sedaine et d’autres, et elle ne dansait +presque plus.</p> + +<p>Voici l’historique des préparatifs militaires que +fit Maurice de Saxe pour s’emparer du cÅ“ur de +madame Favart.</p> + +<p>Depuis le cardinal de Richelieu, les grandes expéditions +militaires traînaient toujours à leur suite, +et traîner est le mot propre, des bandes de comédiens +chargés d’amuser la maison du roi ou celle +de Monsieur: déplorables campagnes pour les +pauvres comédiens, et que Scarron et Le Sage ont +omis d'écrire avec leur admirable plume! un chapitre +qui est encore à faire! Comme ils étaient +traités! payés fort peu, nourris encore moins, prisonniers +souvent, tués quelquefois.<a name="page_173" id="page_173"></a></p> + +<p>Cependant, sous le maréchal de Saxe, on commençait +à avoir pour eux un peu plus de considération: +on les traitait déjà comme des chevaux. +Touché, ainsi qu’il a été dit, des grâces et du talent +de madame Favart, le héros comprit qu’il fallait +trancher du magnifique envers le mari dont il +convoitait la femme. Lisons la première lettre qu’il +lui écrivit du quartier-général:</p> + +<div class="blockquot"> +<p>«Sur le rapport que l’on m’a fait de vous, monsieur, +je vous ai choisi de préférence pour vous +donner le privilége exclusif de ma comédie. Ne +croyez pas que je la regarde comme un simple objet +d’amusement; elle entre dans mes vues politiques +et dans le plan de mes opérations militaires. Je +vous instruirai de ce que vous aurez à faire à cet +égard lorsqu’il en sera besoin. Je compte sur votre +discrétion et sur votre exactitude.</p> + +<p class="r"> +»M. <small>DE</small> S<small>AXE</small>.»<br /> +</p> +</div> + +<p>Qu’on se figure le juste orgueil dont fut pénétré le bon Favart en +recevant une lettre du maréchal de Saxe, où on le faisait entrer, lui, +auteur de pièces de la foire, dans des <i>vues politiques</i> et un <i>plan +d’opérations militaires</i>! De plus fortes têtes auraient vacillé. On +devine sa réponse. Il ne répondit pas, il partit pour l’armée. Il se +rendit à <a name="page_174" id="page_174"></a> Bruxelles, plein de la haute mission dont l’illustre maréchal +allait le charger.</p> + +<p>Arrivé au camp, il écrivit à sa mère les lignes suivantes, un peu moins +pompeuses que ses premières espérances; on y voit ce qu’en parlant à +Favart le maréchal entendait par vues politiques et opérations +militaires.</p> + +<div class="blockquot"> +<p>«J'étais obligé de suivre l’armée et d'établir mon spectacle au +quartier-général. Le comte de Saxe, qui connaissait le caractère de +notre nation, savait qu’un couplet de chanson, une plaisanterie, +faisaient plus d’effet sur l’ame ardente du Français que les plus belles +harangues.»</p> +</div> + +<p>Ils sont connus maintenant, ces plans militaires auxquels Favart était +appelé à participer: il devait faire des chansons pour les mousquetaires +rouges, et des plaisanteries pour les mousquetaires noirs. Néanmoins il +jouissait de tout le crédit dû à sa position, et son influence, il est +vrai de le dire, n'était pas arrivée au degré où il lui était donné +d’aspirer avec le concours de sa femme, toujours et plus que jamais +sollicitée par le maréchal. Quand celui-ci se fut assuré le mari et le +comédien, il put faire comprendre à Favart, sans se laisser deviner, +qu’une troupe comique comme la sienne, la première<a name="page_175" id="page_175"></a> à la suite du +premier corps d’armée du monde, serait trop fière de posséder la +merveille de Paris, la charmante madame Favart. Ce n'était là qu’un +vÅ“u inspiré par un profond mérite; mais un vÅ“u du maréchal n'était +pas une parole vaine pour son excellent ami Favart. Favart n’eut pas le +bon sens de voir un ordre dans ce désir, et il écrivit à sa femme en +février 1746.</p> + +<div class="blockquot"> +<p>«Ma chère petite femme, j’arrive de l’armée, où j’ai obtenu de M. le +maréchal la direction de sa troupe, conjointement avec M. Parmentier, +malgré une foule d’envieux. Il ne me manque que la présence de Justine; +dans tous les objets qui ont droit de plaire, je ne verrai jamais que +mademoiselle de Chantilly.»</p> +</div> + +<p>Quelques jours après, Justine de Chantilly, madame Favart, rompait son +engagement avec l’Opéra-Comique, montait en voiture, et descendait à +Gand dans les bras de son mari. Jusqu’ici, on le voit, le maréchal avait +parfaitement réussi: il avait réuni la femme au mari, et il les tenait +tous deux dans les limites de son camp; et le bon Favart se croyait le +plus heureux des hommes: directeur de la troupe de M. le maréchal de +Saxe! poète des vainqueurs! aimé d’une jolie femme de vingt ans!<a name="page_176" id="page_176"></a> Par +moment, il écrivait à ses amis de Paris, tant sa joie le troublait: Nous +avons pris une ville; nous avons fait trois mille prisonniers; nous +avons perdu cinq cents hommes. M. le marquis disait: Palsambleu! l’amour +est un fat; et le bonheur, s’il vous plaît?</p> + +<p>Ce n’est pas au moment où madame Favart était près de lui que le +maréchal se serait montré moins généreux envers le mari, son directeur +si habile. Il ne mit pas de termes à sa munificence. Favart n’en +revenait pas; il disait à sa mère, dans une lettre:</p> + +<div class="blockquot"> +<p>«Je suis à Louvain depuis huit jours, où je ne fais rien à présent. +Toute l’armée est en mouvement, et marche du côté de Tongres pour +s’opposer aux ennemis. Notre maréchal sait trop bien son métier pour +laisser le succès douteux. En partant <i>il m’a envoyé deux très-beaux +chevaux pour mettre à mon carrosse</i>.»</p> +</div> + +<p>Voilà donc Favart en carrosse, et madame Favart aussi.</p> + +<p>Il continue:</p> + +<div class="blockquot"> +<p>«M. le maréchal me donne tous les jours de nouvelles marques de sa +bonté. Il vient encore de<a name="page_177" id="page_177"></a> m’envoyer un lit de camp de satin rayé, de la +couleur de celui qui tapisse ma chambre à Paris: c’est la plus jolie +chose du monde.»</p> +</div> + +<p>On remarquera sans peine, à propos de ce nouveau cadeau du maréchal, que +la couleur de la chambre de Favart était présumablement la couleur de la +chambre de sa femme. La distinction ne pouvait être faite par Favart, +qui, applaudi, fêté, comblé de présens, de chevaux et de tapisseries, +écrivait encore à sa mère, dans l’excès d’une reconnaissance trop grande +pour ne pas être expansive:</p> + +<div class="blockquot"><p class="ind">«Ma chère mère,</p> + +<p>«Je n’ai pas un quart d’heure pour me livrer au sommeil; cependant +je me porte bien, et je ne dois rien appréhender. M. le maréchal +m’encourage: il m’a envoyé à Lière vingt-cinq bouteilles de son +vin, marchandise fort rare en ce pays, à cause du séjour des +troupes.»</p> +</div> + +<p>Et quand le vin aurait été encore plus rare, et quand il n’y aurait +eu qu’une seule bouteille de vin dans le pays, Favart pouvait-il +manquer de l’avoir, lui l’ami du maréchal, lui le mari de madame +Favart?</p> + +<p>Le maréchal, d’ailleurs, ne se croit pas encore<a name="page_178" id="page_178"></a> quitte avec +Favart, qui lui est si utile dans ses plans militaires; ce serait +de l’ingratitude. Le maréchal n’a été que juste envers lui: il +tient à se montrer injuste pour les autres. Il est probable que ce +fut une injustice indirectement commise au profit de Favart, que +l’acte dont il se réjouit dans la même lettre à sa mère.</p> + +<div class="blockquot"> +<p>«Je suis maintenant maître absolu de toute la direction; tous mes +intérêts sont arrangés; il ne reste plus qu'à calculer pour mon +profit. Si chaque mois de l’année me produit autant que le dernier +et le commencement de celui-ci, je retournerai à Paris avec +cinquante mille francs de bénéfices.»</p> +</div> + +<p>Enfin, ajoute Favart, et ceci peint combien il avait chaudement +servi le maréchal, et combien, pour mieux dire, ils étaient liés, +et liés à un point au-delà duquel il n’y a rien:</p> + +<div class="blockquot"> +<p>«J’ai encore pour ressource la bourse de M. le maréchal, qui m’a +engagé d’y puiser toutes les fois que mes besoins le +commanderaient.»</p> +</div> + +<p>Toutes ces choses ayant eu lieu, politesses, confidences, cadeaux, +prêts d’argent, voici ce que le maréchal de Saxe écrivait à madame +Favart:</p> + +<div class="blockquot"> +<p>«Mademoiselle de Chantilly, je prends congé de vous. Vous êtes une +enchanteresse plus dangereuse<a name="page_179" id="page_179"></a> que feue madame Armide. Tantôt en +Pierrot, tantôt travestie en amour, et puis en simple bergère, vous +faites si bien que vous nous enchantez tous. Je me suis vu au +moment de succomber aussi, moi dont l’art funeste effraie +l’univers. Quel triomphe pour vous, si vous aviez pu me soumettre à +vos lois! Je vous rends grâce de n’avoir pas usé de tous vos +avantages; vous ne l’entendez pas mal pour une jeune sorcière, avec +votre houlette qui n’est autre que la baguette dont fut frappé ce +pauvre prince des Français, que Renaud l’on nommait, je pense. Déjà +je me suis vu entouré de fleurs et de fleurettes, équipage funeste +pour tous les favoris de Mars. J’en frémis; et qu’aurait dit le roi +de France et de Navarre, si, au lieu du flambeau de sa vengeance, +il m’avait trouvé une guirlande à la main? Malgré le danger auquel +vous m’avez exposé, je ne puis que vous savoir gré de mon erreur, +elle est charmante; mais ce n’est qu’en fuyant que l’on peut éviter +un péril si grand.</p> + +<p>»Pardonnez mademoiselle, à un reste d’ivresse cette prose rimée que +vos talens m’inspirent; la liqueur dont je suis abreuvé dure +souvent, dit-on, plus long-temps qu’on ne pense.</p> + +<p class="r"> +»M. de Saxe.»<br /> +</p> +</div> + +<p>Tel fut, répétons-nous, le premier résultat des<a name="page_180" id="page_180"></a> présens faits à Favart: +carrosse, chevaux, tentes, direction de théâtre, bouteilles de vin et +argent prêté.</p> + +<p>Effrayée avec raison de cette charge de grosse prose, qui fondait sur +elle, sabre nu, mèche allumée, madame Favart s'échappa du camp du +maréchal pour se réfugier à Bruxelles, sous la protection de madame la +duchesse de Chevreuse. Toute négociation pacifique était désormais +rompue. Maurice de Saxe, en apprenant cette fuite, se mit dans une +colère épouvantable; il la considéra comme une désertion sous les +drapeaux: oser ainsi s’enfuir au moment où il croyait tenir la victoire! +Il parlait d’envoyer un détachement à la poursuite de la chaste évadée. +Son indignation tomba sur le mari, qui, ne commençant pas encore à voir +clair dans les galanteries du maréchal, écrivait à sa femme avec sa +tendresse ordinaire:</p> + +<div class="blockquot"> +<p>«Mon cher petit bouffe! ta santé m’inquiète beaucoup. Envoie-moi le +certificat du chirurgien pour le faire voir à M. le maréchal. On doit +écrire à M. de la Grolet pour savoir si tu es en état de partir pour +l’armée; on m’a même menacé de te faire venir de force par des +grenadiers, et de me punir si j’en imposais sur ta maladie. Nous sommes +ici fort mal; je ne suis pas encore logé, et j’ai couché<a name="page_181" id="page_181"></a> sur la paille, +à la belle étoile, depuis que je t’ai quittée. Quoique ta présence soit +ici nécessaire pour le bien du spectacle, quoique je brûle d’impatience +de te revoir, ta santé doit être préférée à tout.»</p> +</div> + +<p>Ainsi, comme on le voit par cette lettre, le maréchal de Saxe songeait à +s’emparer du cÅ“ur de madame Favart à l’aide de ses grenadiers. Il ne +croyait pas à la maladie qui lui avait fait inopinément abandonner le +camp; personne n’y croyait d’ailleurs, excepté Favart, si aveugle, si +crédule, si confiant dans l’amitié de son héroïque ami, le maréchal, +qu’il ne devinait pas la cause pour laquelle lui, si fêté d’abord, +couchait maintenant sur la paille, à la belle étoile. Sur la paille! +lui, Favart, logé autrefois sous une tente rayée, promené en carrosse, +buvant du meilleur vin du maréchal!</p> + +<p>Cependant, malgré les menaces du maréchal et de son corps d’armée, +madame Favart ne retourna pas au camp, mais à Paris, afin d'être plus +loin encore des terribles tendresses de son persécuteur. Qu’allait +devenir son mari? Triste retour de fortune! condamné à payer 20,000 +francs qu’il ne devait pas aux propriétaires de la salle exploitée par +sa troupe, il est obligé de quitter le Brabant, et par conséquent de +laisser son théâtre dans une<a name="page_182" id="page_182"></a> complète anarchie. A qui s’adressera-t-il +pour obtenir justice? à qui? Mais au maréchal, se dit Favart; n’est-il +pas mon ami, mon admirateur? Après avoir remis le Brabant aux troupes de +Marie-Thérèse, le maréchal était allé à Paris, où l’on célébrait sa +valeur sur tous les théâtres, dans des couplets chantés sous les +balustres d’or de sa loge, en présence même du roi. A Paris, Favart +obtint à peine quelques avares protections, dont il ne tira aucun +avantage. Son théâtre était perdu pour lui. Quant au maréchal, il laissa +Favart dans la position où il était, et où indubitablement il avait +lui-même contribué à le mettre. Enfin, ruiné, tombé plus bas qu’au temps +où il pétrissait des échaudés d’une main et où il écrivait des couplets +de l’autre, une lettre de cachet le força à sortir de Paris. Strasbourg +fut son refuge, un avocat son hôte généreux. Ce n'était encore là que la +moitié des misères de Favart. Ne laissait-il pas sa femme à Paris, à la +merci de celui dont la main avait signé sa lettre d’exil? sa femme, +obligée de se montrer en public tous les soirs et de rentrer à minuit +chez elle, n’ayant, au milieu des rues désertes, pour protection que +celle d’une servante, et dans un temps où l’on enlevait en pleine +impunité, surtout quand il s’agissait d’une actrice et d’une actrice de +la Comédie-Italienne? Cependant Favart n'était pas<a name="page_183" id="page_183"></a> encore découvert; et +sa femme opposait une prudence à toute épreuve aux conspirations sourdes +dont elle était l’objet. Ils s’aimaient plus que jamais dans leur +malheur commun: héroïque fidélité au dix-huitième siècle! Toujours +présens l’un à l’autre, ils s’entendaient pour regarder la même étoile à +la même heure; ils s’envoyaient des fleurs qu’ils avaient portées; et, à +la fête de sa bonne Justine, Favart lui écrivait, au risque d'éveiller +la police de Strasbourg rôdant autour de sa retraite:</p> + +<div class="blockquot"> +<p>«Je te souhaite une bonne fête, ma chère Justine; sois heureuse autant +que je me trouve malheureux d'être séparé de toi, et rien n'égalera ma +félicité. Reçois cette fleur fanée, arrachée de sa tige: c’est le +symbole d’un cÅ“ur flétri par une absence rigoureuse. Adieu! que tous +tes jours soient des jours de fête; mais, au milieu des plaisirs, songe +que, si tu es formée pour exciter l’amour, tu es née pour mériter +l’estime.»</p> +</div> + +<p>Il y a sans doute, dans cette dernière phrase, une teinte de la +sensibilité raisonneuse et antithétique créée par Diderot dans les +lettres, et par Greuze dans la peinture; mais n’est-il pas touchant +néanmoins de voir encore une Héloïse et un Abailard à cette époque de +démoralisation universelle? Voici<a name="page_184" id="page_184"></a> ce que madame Favart répondait à son +mari: c’est à s’agenouiller devant tant d’honnêteté sans orgueil et sans +paroles vaines. Grand Dieu! qu’une femme en écrirait long aujourd’hui, +si elle rendait le même service à l’honneur de son mari!</p> + +<div class="blockquot"><p class="r"> +1749, Paris, 1<sup>er</sup> septembre.<br /> +</p> + +<p>«Le maréchal est toujours furieux contre moi; mais cela m’est égal. +Si tu veux, j’enverrai mon début à tous les diables, et je pars +sur-le-champ pour t’aller retrouver. Il y a toujours un monde +prodigieux quand je parais. Je viens de jouer la danseuse dans <i>Je +ne sais quoi</i>, et Fanchon dans <i>le Triomphe de l’Intérêt</i>. Le duo +que j’ai chanté avec Rochard est aussi de ta façon; il suffit qu’il +vienne de toi pour que je le rende bien.</p> + +<p>»On me menace qu’on va me faire beaucoup de mal; mais je m’en +moque; j’irai de grand cÅ“ur demander l’aumône avec toi. Je suis +pour jamais ta femme et ton amie,</p> + +<p class="r"> +»J<small>USTINE</small> F<small>AVART</small>.»<br /> +</p> +</div> + +<p>C’est avec ce style que Laclos et Louvet de Couvray écrivirent des +romans qui sont restés.</p> + +<p>Justine Favart ne se borne pas à ces vives démonstrations d’une amitié +tout d’une venue; elle obtient de ne pas suivre la Comédie à +Fontainebleau,<a name="page_185" id="page_185"></a> où résidait la cour, et elle part pour Lunéville, où +était son véritable roi, où Favart devait se trouver. Mais, à peine +descendue dans cette ville, deux employés à la police tombent chez elle, +l’arrêtent, et, sous prétexte de la conduire à Fontainebleau, ils la +mènent au couvent des Andelys. Noble conduite du maréchal de Saxe! le +mari en exil, la femme au couvent.</p> + +<p>L’acte est si odieux, que madame Favart ne pense pas à l’attribuer tout +entier au maréchal, quoiqu’elle dise dans la première lettre datée de sa +réclusion: <i>Je ne sais où l’on me mène; mais les plus grands supplices +ne me feront jamais manquer à la vertu</i>.</p> + +<p>Quatre jours après, elle apprend que c’est son père qui l’a fait +enfermer, à cause de la prétendue illégalité de son mariage avec Favart. +L’honnête M. Duronceray n’admet pas que sa fille ait épousé un homme de +rien qui fait des pièces, lui qui faisait de la musique pour vivre!</p> + +<div class="blockquot"> +<p>«J’ai vu la lettre de cachet; c’est mon père qui m’a fait mettre ici. Ne +perdez pas un instant; envoyez tous nos papiers chez le ministre, M. +d’Argenson, et surtout le consentement de mon père, signé de sa main; +c’est le curé de Saint-Pierre-aux-BÅ“ufs qui l’a. Je viens d'écrire à +M. le maréchal<a name="page_186" id="page_186"></a> de Saxe ce qui vient de nous arriver. Je suis sûre qu’il +voudra bien s’intéresser à ce qui nous regarde, et nous rendra service +dans cette occasion.»</p> +</div> + +<p>Le service était parfaitement rendu, puisque c'était le maréchal de Saxe +qui, d’accord avec M. Duronceray, avait fait cloîtrer madame Favart aux +Andelys. L’illégalité du mariage n'était qu’une invention combinée par +ces deux honnêtes personnes.</p> + +<p>Du couvent des Grands-Andelys, d’où l’on craignait qu’il ne lui fût +encore trop facile de faire parvenir ses plaintes, on la transféra au +couvent d’Angers, comme une prisonnière d'état, elle dont tout le crime +était, non pas de s'être mariée avec Favart, prétexte ridicule employé +par un père plus ridicule encore, mais d'être du goût d’un maréchal +allemand au service de la France. Plus on la tourmentait loin de son +mari, dont le sort l’effrayait, et plus on espérait obtenir d’elle une +rançon extrême, et qu’il n’est plus besoin de qualifier. On poussait la +galanterie jusque là dans ces temps qu’on juge un peu trop frivoles. Les +lettres de cachet, les prisons d'état, les lettres de bannissement, les +couvens, sont choses assez sérieuses; et on en usait avec prodigalité, +quoiqu’on s’en indignât et qu’on en rît beaucoup, deux signes +incontestables de prochaine décadence.<a name="page_187" id="page_187"></a></p> + +<p>Enfin le véritable auteur de ces basses et cruelles tyrannies, +l’Anacréon sabreur, crut qu’il était temps de se démasquer, la +plaisanterie ayant été poussée assez loin. Il prit sa plume ou sa +cravache, et il écrivit sur ce ton à madame Favart:</p> + +<h3>LE MARÉCHAL DE SAXE A MADEMOISELLE DE CHANTILLY.</h3> + +<p class="r"> +1749. 21 octobre.<br /> +</p> + +<p>«J’ai reçu, au moment où j’allais partir pour Chambord, la lettre que +vous m’avez écrite de Lunéville, ma chère Fémine. Je n’ai point entendu +parler de Favart. Vous vous pressez toujours trop. Il doit être bien +flatté que vous lui sacrifiiez fortune, agrément, gloire, enfin tout ce +qui eût fait le bonheur de votre vie, pour le suivre dans un genre de +vie que la seule nécessité fait embrasser. Je souhaite qu’il vous en +dédommage, et que vous ne sentiez jamais le sacrifice que vous lui +faites. J’ai vu hier au soir M. le maréchal de Richelieu, qui était +furieux contre vous, parce que M. Bérier lui avait échauffé les +oreilles. Je rabats cependant tous les coups qui portent sur vous. Plus +ne vous en dirai sur ce qui me regarde, vous n’avez point voulu faire +mon bonheur et le vôtre: peut-être<a name="page_188" id="page_188"></a> ferez-vous votre malheur et celui de +Favart; je ne le souhaite point, mais je le crains. Adieu.</p> + +<p class="r"> +»M. <small>DE</small> S<small>AXE</small>.»<br /> +</p> +<p> </p> + +<p>Pour bien comprendre le sens odieux de cette lettre, il faut dire ici +que, poursuivi de ville en ville, Favart avait été réduit à se cacher +dans une cave, où il peignait des éventails pour vivre; tâche qui, +continuée long-temps sous des voûtes humides et à la lueur fatigante de +la lampe, épuisa sa santé et altéra pour toujours sa vue. C'était son +meilleur ami, le maréchal, qui lui avait ménagé cette affreuse +existence, afin d’abaisser la résistance de sa femme. Ployant sous tant +de persécutions, madame Favart, dit-on, céda enfin avec résignation, +pensant que la vie de son mari valait bien un sacrifice qui ne +déshonorerait que celui qui l’exigeait et ne savait pas le mériter. +Aussitôt sa captivité s’adoucit: d’Angers elle passe à Tours, de Tours à +Issoudun; et, quelques mois après, les deux lettres de cachet dont elle +et son mari avaient été frappés sont révoquées. Elle et lui furent +admirables dans leur constance à refuser, après leurs malheurs, tous les +genres de réparation offerts par le maréchal. Tous les billets de mille +et de douze cents livres qu’il leur envoyait étaient déchirés ou jetés +au feu; et pourtant ils avaient à peine de quoi<a name="page_189" id="page_189"></a> vivre après une longue +absence de Paris et du théâtre, qui était leur profession. Cette +conduite était généreuse; elle devint noble à la mort du maréchal, +arrivée à la suite d’une chute de cheval, le 30 novembre 1750. A cette +occasion, le bon Favart écrivait ces lignes: «Je crois qu’il m’est +permis de dire sur la mort de cet illustre homme de guerre ce que le +père de notre théâtre disait sur le cardinal de Richelieu:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Qu’on parle bien ou mal du fameux maréchal,<br /></span> +<span class="i0">Ma prose ni mes vers n’en diront jamais rien.<br /></span> +<span class="i0">Il m’a fait trop de bien pour en dire du mal;<br /></span> +<span class="i0">Il m’a fait trop de mal pour en dire du bien.»<br /></span> +</div></div> + +<p>Tout s'éteint ensuite: plus de haines; tout est dit. Favart et sa +délicieuse femme rentrent au théâtre, l’un pour y écrire des petits +chefs-d'Å“uvre, l’autre pour jouer avec le même succès qu’auparavant. +Vingt ans s'écoulent dans cette heureuse union, qui, quoique +très-étroite, admet cependant l’abbé de Voisenon, qui devient de la +famille: triple amitié, où la bonté, l’indulgence et l’esprit remplacent +les liens du sang.</p> + +<p>Tout l’avantage de la comparaison entre le marquis de Brunoy et l’abbé +de Voisenon appartient au premier, malgré de plus grandes folies, malgré +de colossales extravagances, dont l’antiquité, à qui<a name="page_190" id="page_190"></a> il est d’usage de +tout rapporter, n’offre pas d’exemple. Si le marquis de Brunoy souille, +de la base au sommet, le monument de la noblesse auquel il s’appuie, +quel scandale plus profond ne cause pas l’abbé de Voisenon, en balayant +de sa robe de prêtre les foyers de théâtres, la poussière des salons, +les roses effeuillées sur les tapis des boudoirs, et en chantant toutes +les Thémires fardées, toutes les Glycères en panier, toutes les Thaïs +décolletées, toutes les Iris de son temps? L’un ne blessait que +l’honneur d’une institution humaine, utile peut-être; l’autre portait +violemment atteinte à ce qui est un objet de respect pour tout le monde: +il outrageait en face la religion dont il était le prêtre. C’est un +prêtre d’un rang illustre, d’un nom remarquable, d’une position +au-dessus des petits avantages que pouvait procurer la petite poésie +athée en vogue et en crédit, sous la raison de commerce Voltaire et +compagnie; c’est un prêtre qui fut presque évêque, et, ce qu’il y a +aussi d'étrange, ce fut un prêtre toujours malade, qui rima des contes, +des madrigaux et des épîtres si hardies, que les échantillons en sont +difficiles à produire. Ouvrez ses Å“uvres, si vous êtes d'âge à cela, +et vous serez édifié: <i>C’est un discours sur la nécessité d’aimer</i>, où +l’abbé de Voisenon dit à Daphné, et Dieu sait ce qu'était cette Daphné:<a name="page_191" id="page_191"></a></p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Ainsi l’amour de la voûte céleste<br /></span> +<span class="i0">Descend pour nous dans ce séjour funeste;<br /></span> +<span class="i0">C’est dans ton sein qu’il retrouve aujourd’hui<br /></span> +<span class="i0">L’unique temple encor digne de lui.<br /></span> +</div></div> + +<p>Après ces jolies choses dites à mademoiselle Daphné, nous trouvons une +épître de M. l’abbé <i>à mademoiselle Elie, qui voulait me faire son +chapelain</i>. Quelle idée si extraordinaire, en effet, de choisir un +prêtre pour chapelain! Ne dirait-on pas que la proposition s’adressait à +un mousquetaire? Au reste, l’abbé de Voisenon ne la repousse pas; il +répond à mademoiselle Élie, qui prétendait le faire son chapelain:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Le chapelain, rempli de ta divinité,<br /></span> +<span class="i3">Ressentira de plus grands troubles<br /></span> +<span class="i0">Que ceux que tourmentait l’oracle de Phébus;<br /></span> +<span class="i3">Tous les jours seront fêtes doubles,<br /></span> +<span class="i0">Et les désirs feront le plan des orémus;<br /></span> +<span class="i3">C’est dans tes yeux qu’on lira son rosaire,<br /></span> +<span class="i4">Les amours répondront en chÅ“ur;<br /></span> +<span class="i4">La relique sera ton cÅ“ur,<br /></span> +<span class="i4">Le mien sera le reliquaire.<br /></span> +</div></div> + +<p class="nind">Et non seulement ce malheureux abbé péchait pour lui, mais il se damnait +pour les autres. Il avait du libertinage en magasin; il en cédait à ses +amis, qui l’envoyaient à leurs amies, à l’occasion d’une fête ou d’un +mariage. Ainsi le grave Duclos <a name="page_192" id="page_192"></a>s’adresse à lui, afin d’avoir quatre +vers bien tournés pour envoyer à une mademoiselle Olympe; et aussitôt +l’abbé prend la plume et intitule ainsi le quatrain demandé: <i>Vers au +nom de Duclos, à mademoiselle Olympe, qui désirait une vierge qui était +dans son lit</i>. Nous ignorons comment mademoiselle Olympe trouva les +vers: quant à nous, nous les trouvons trop vifs pour les transcrire. +C’est là le service qu’un grave historien obtenait d’un abbé au +dix-huitième siècle.</p> + +<p>Puis vient un madrigal sur les limbes! oui, sur les limbes! ce sujet de +si sévères controverses; puis <i>un envoi de M. le duc de Richelieu à +madame d’Egmont, sa fille, en lui donnant un autel de l’amour</i>. Il a +rimé pour l’historien, il rime pour un duc. C’est maintenant un peu son +tour: <i>A madame de ***, qui m’apprenait à faire du filet, et à qui +j’offrais mon premier essai de cet ouvrage</i>. Et il débute de cette +manière:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Saint Pierre, Vulcain et l’Amour<br /></span> +<span class="i0">Firent des filets tour à tour.<br /></span> +<span class="i0">Ceux de l’Amour, qu’on idolâtre,<br /></span> +<span class="i0">Forment le plus doux des métiers.<br /></span> +</div></div> + +<p>Ainsi les filets de saint Pierre n’ont que le dernier rang comparés aux +autres filets. Il est à remarquer ici, comme ailleurs, que l’abbé de +Voisenon<a name="page_193" id="page_193"></a> est toujours entraîné à prendre ses images dans le domaine de +la théologie. J’ai pensé que le remords était pour beaucoup dans ses +réminiscences pieuses, acharnées à le poursuivre. Cela est d’autant plus +vraisemblable, qu’il ne se montra jamais ouvertement athée ni dans ses +vers, ni dans sa prose, ni même dans sa correspondance avec Voltaire; et +l’occasion était pourtant assez belle! Avec le patriarche il se rabat +sur la tolérance, thème élastique: il crie un peu contre la persécution; +mais au fond il n’attaque pas les bases de la religion; non que ceci +l’excuse; car, impiété pour impiété, mieux vaut celle, s’il y a un choix +à faire, qui a pour elle les luttes et les fatigues du raisonnement que +l’impiété infirme qui se compromet sans réflexion et tombe dans l’abîme, +non avec la dignité du plongeur hardi, mais en deux doubles et les yeux +fermés. Satan est noble, les diablotins sont ridicules. L’abbé de +Voisenon ne fut jamais qu’un diablotin en impiété.</p> + +<p>Si l’abbé de Voisenon n'était pas un aigle en fait de bon sens, que +penser de M. de Choiseul, qui voulut le faire nommer ministre de France +dans une cour étrangère? l’abbé de Voisenon! cet homme que M. de +Lauraguais appelait <i>une poignée de puces</i>! Mais, s’il ne fut pas +ministre de France, il était écrit qu’il serait ministre de quelqu’un; +il<a name="page_194" id="page_194"></a> était trop incapable de l'être pour que cela n’arrivât pas. Quelques +années après le projet ridicule de M. de Choiseul, le prince-évêque de +Spire le nomma son ministre plénipotentiaire à la cour de France. Il ne +lui manquait plus que d'être académicien: il le fut; il succéda à +Crébillon, l’auteur d'<i>Atrée et Thyeste</i>.</p> + +<p>Quand il fut nommé par le prince-évêque de Spire ministre +plénipotentiaire à la cour de France, il reçut les félicitations du haut +clergé, honoré dans sa personne d’une distinction aussi rare. Toute +flatteuse qu’elle fût, cette mission n’arrêta pas cependant son +entraînement vers le théâtre: l’eût-on fait pape, il aurait encore écrit +des opéras et des vaudevilles à la face de la chrétienté scandalisée. Au +nombre des nobles ecclésiastiques qui allèrent le complimenter, il s’en +trouva un qui, s'étant présenté plus tard que les autres, et au moment +où les réceptions semblaient épuisées, causa quelque surprise au château +de Voisenon. Descendu à Melun, où il avait été invité à déjeuner par le +chapitre, l'évêque de Meaux, qui n'était plus Bossuet, résolut, la +journée étant belle, le chemin agréable, d’aller à pied et à travers +champs de Melun à Voisenon, pour y apporter ses félicitations au +ministre du prince-évêque de Spire. Tout en écoutant le bruit des +cloches du couvent, <i>qui avait toujours</i><a name="page_195" id="page_195"></a> quelque chose à sonner, comme +disait l’abbé de Voisenon, l'évêque de Meaux parvint, de sentier en +sentier tracé dans la campagne, au château, où il n'était pas attendu. +On était en automne: il y avait plus de fruits que de feuilles sur les +arbres. Sous un pommier, l'évêque aperçoit, dans un costume fort +différent du costume villageois, une jeune fille occupée à manger des +fruits avec une avidité peu commune aux gens de la campagne. Son corset +était en satin rose, semé de paillettes d’argent.—Qui êtes-vous? lui +demanda l'évêque en s’arrêtant près de l’arbre.—Monsieur, je suis un +<i>jeu</i>; mademoiselle, qui est sur l’arbre, est aussi un <i>jeu</i>; et nous +mangeons des pommes, comme vous voyez. Après avoir regardé dans le +pommier l’autre demoiselle qui était aussi un jeu, en corset amaranthe +avec des paillettes d’or, l'évêque, fort entrepris, s’achemina vers le +château. A vingt pas plus loin, dans la vigne, il voit luire des reflets +rouges comme du feu, et il entend de grands éclats de rire: il s’avance, +et il aperçoit d’autres jeunes filles, portant au-dessus du front des +touffes écarlates, ayant des ailes et des pantalons de tricot. C’est du +sortilége, dirait-on, pensa l’abbé, qui demanda cependant aux +vendangeuses qui elles étaient.—Nous sommes une troupe de génies, et +voilà deux <i>plaisirs</i>, répondirent-elles; n’avez-vous<a name="page_196" id="page_196"></a> pas rencontré les +<i>jeux</i> plus loin?—J’ai rencontré les jeux, répliqua l'évêque plus +pressé que jamais d’arriver au château pour avoir l’explication de ces +étranges divinités en train de gaspiller la propriété de l’abbé de +Voisenon. Que se passe-t-il donc ici? murmurait-il. Je ne me suis pas +trompé cependant! je suis bien dans le château de Voisenon: voilà le +château, voilà l'église, voilà l’abbaye. Des bruits nouveaux frappent +encore son oreille dans une haie de groseilliers, plantée à très-peu de +distance du château même. Il écarte quelques rameaux épineux, et il voit +une fort belle femme ayant pour ceinture, sous son sein à demi nu, deux +gros serpens en soie noire. On ne donna pas le temps à l'évêque de +s’informer en compagnie de qui il se trouvait.—Si le voyageur est +altéré, lui dit la joyeuse et belle femme de la troupe, il n’a qu'à +cueillir des groseilles; <i>la Discorde et sa suite</i> le lui +permettent.—<i>La Discorde et sa suite!</i> s'écria l'évêque; mais je suis +donc à Saint-Lazare, parmi les fous! Les <i>jeux</i> et les <i>plaisirs</i>, les +<i>génies</i> et la <i>Discorde!</i></p> + +<p>Il touchait au seuil du château, dont quelques portes avaient été +enlevées pour que le salon apparemment eût une plus longue perspective. +Au moment où il entra, une femme vêtue d’une longue robe bariolée de +figures astrologiques, le front<a name="page_197" id="page_197"></a> étincelant d’une étoile en papier +d’argent, vint à lui en chantant:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Le soleil nous ramène au jour où tous les ans<br /></span> +<span class="i2">Le conseil souverain m’appelle:<br /></span> +<span class="i0">Évitez de l’Amour les piéges séduisans;<br /></span> +<span class="i2">Souvent sa blessure est cruelle.<br /></span> +</div></div> + +<p>—Je ne comprends rien à tout cela, madame ou mademoiselle, dit +l'évêque, dont la surprise devenait de l’inquiétude mêlée de honte; ne +suis-je pas au château de Voisenon?</p> + +<p>—Vous y êtes, monsieur, répondit une autre femme, qui, montrant des +bras et des épaules nues sur une draperie blanche, se prit à chanter +avec roulades ces paroles presque de circonstance:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Aucun mortel ne peut pénétrer en ces lieux.<br /></span> +</div></div> + +<p>—Mais, mademoiselle, expliquez-moi... La demoiselle reprit:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Comment effacer de mon cÅ“ur<br /></span> +<span class="i0">Les traits de ce mortel si tendre,<br /></span> +<span class="i0">Que m’offre un songe trop flatteur?<br /></span> +<span class="i0">Quel charme pourra m’en défendre?<br /></span> +</div></div> + +<p>Quelles paroles pour un évêque! Il ne savait que devenir, où aller, +puisqu’il était au château. Dehors? mais dehors il y avait des <i>jeux</i>, +des <i>plaisirs</i>, des <i>génies</i> et des <i>discordes</i>. Quand il interrogeait,<a name="page_198" id="page_198"></a> +on lui répondait en chantant. Cependant il dit avec beaucoup de douceur +à la même personne: Je désirerais être présenté à M. l’abbé de Voisenon; +pourrais-je...</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">L’Amour est un dieu trop léger,<br /></span> +<span class="i0">Il s’envole et produit la haine;<br /></span> +<span class="i0">Il sait nous cacher le danger.<br /></span> +<span class="i0">Je ne veux point porter sa chaîne.<br /></span> +</div></div> + +<p>—Qu’il en soit comme vous le voudrez, madame; mais je m’en irai sans +avoir vu M. de Voisenon.</p> + +<p>—Vous prenez assez mal votre temps, lui dit enfin en prose la folle +chanteuse; ne voyez-vous pas que nous répétons au château Mirzèle?</p> + +<p>—Qu’est-ce que Mirzèle? Oserai-je vous demander...</p> + +<p>—Ah çà ! d’où sortez-vous? Tout Paris sait pourtant à cette heure que M. +de Voisenon achève sa féerie de Mirzèle pour la Comédie-Italienne; et +nous la répétons aujourd’hui. Et la preuve, écoutez-moi bien. C’est le +morceau de Zéphis.</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i5">Jeune Mirzèle,<br /></span> +<span class="i0">Voulez-vous voir vos jours par le bonheur formés?<br /></span> +<span class="i6">Aimez!<br /></span> +<span class="i0">Zéphis, triste pour vous, Zéphis sera fidèle;<br /></span> +<span class="i6">Aimez!<br /></span> +<span class="i0">Regardez à vos pieds l’amant que vous charmez.<br /></span> +<span class="i6">Aimez!<a name="page_199" id="page_199"></a><br /></span> +<span class="i0">Le plaisir dit, quand on est belle:<br /></span> +<span class="i6">Aimez!<br /></span> +</div></div> + +<p>—Vous jouez donc ici la comédie? demanda dans la plus profonde +confusion l'évêque de Meaux.</p> + +<p>—La comédie, non, mais l’opéra. Vous voyez en nous les artistes de la +Comédie-Italienne, qui répètent, comme j’ai eu l’honneur de vous +l’apprendre, la dernière féerie de M. de Voisenon.</p> + +<p>—Et moi, pensa l'évêque en descendant les marches du salon pour s’en +aller de ces lieux beaucoup trop mondains, qui croyais trouver ici des +moines à profusion! Comme il terminait sa triste réflexion, il entendit +la voix des moines qui chantaient dans les corridors du couvent. Quelle +bizarre impiété! se dit-il en prêtant l’oreille tantôt au latin des +moines, tantôt à la musique des chanteuses; M. de Voisenon ne pense +guère à son salut.</p> + +<p>Sa méditation fut dérangée par une troisième voix chevrotante, mêlée de +toux, qui grinçait ces paroles dans le salon:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Impitoyable Amour, dieu trompeur, dieu barbare,<br /></span> +<span class="i0">Je connais de tes traits la perfide douceur;<br /></span> +<span class="i0">Je ne vois plus en toi qu’un tyran qui prépare<br /></span> +<span class="i0">Les crimes des mortels, et la honte et l’horreur.<br /></span> +</div></div> + +<p>—A la fin, je vous trouve, monsieur de Voisenon! s'écria l'évêque de +Meaux.<a name="page_200" id="page_200"></a></p> + +<p>—Monseigneur l'évêque de Meaux chez moi! s'écria à son tour Voisenon un +peu décontenancé, mais remis aussitôt. Monseigneur, vous arrivez à +temps; mes moines vont chanter vêpres: allons à la chapelle.</p> + +<p>A cinquante-deux ans, toujours pour se défaire de son asthme, il voulut +essayer de l’effet des eaux minérales sur son tempérament étiolé. Son +voyage de Paris à Cauterets et son séjour dans ce bourg de bitume et de +soufre, racontés par lui-même dans ses lettres, peuvent être considérés, +à quatre-vingts ans de distance, comme une peinture historique de la +manière de voyager chez les grands seigneurs du temps, et comme les +pages les plus vraies de la vie oiseuse, empaquetée, gourmande et +chétive du narrateur: «Nous passâmes hier par Tours, dit-il à son ami +Favart, dans sa première lettre datée de Châtellerault, et du 8 juin +1761, où madame la duchesse de Choiseul reçut tous les honneurs dus à la +gouvernante de la province: nous entrâmes par le mail, qui est planté +d’arbres aussi beaux que ceux du boulevard. Il y eut un maire qui vint +haranguer madame la duchesse: M. Sainfrais, pendant la harangue, s'était +posté précisément derrière; de sorte que son cheval donnait des coups de +tête dans le dos de l’orateur, ce qui coupait les phrases en deux, parce +que l’orateur<a name="page_201" id="page_201"></a> se retournait; après il reprenait le fil de son discours: +nouveaux coups de tête du cheval, et moi de pâmer de rire. A deux lieues +d’ici, nous avons eu une autre scène: un ecclésiastique a fait arrêter +le carrosse et prononcé un discours pompeux adressé à M. Poissonnier, en +l’appelant mon prince. M. Poissonnier a répondu qu’il était plus, que +tous les princes dépendaient de lui, et qu’il était médecin.—Comment! +vous n'êtes pas M. le prince de Talmont? a dit le prêtre.—Il est mort +depuis deux ans, a répondu madame la duchesse.—Mais qui est donc dans +ce carrosse?—C’est madame la duchesse de Choiseul. Aussitôt il a +commencé par la louer sur l'éducation qu’elle donnait à son fils.—Je +n’en ai point, monsieur.—Ah! vous n’en avez point; j’en suis fâché. +Ensuite il a tiré sa révérence.</p> + +<p>»Adieu, mon bon ami. Nous arriverons à Bordeaux jeudi: je m’attends à me +bourrer comme il faut.»</p> + +<p>Édifiant état du haut et du bas clergé à cette époque! L’abbé de +Voisenon voyage en carrosse pour se bourrer à Bordeaux, et un abbé +affamé harangue à tort et à travers, pour avoir de quoi dîner, les +premiers gentilshommes venus.</p> + +<p>C’est à madame Favart que Voisenon écrit de Bordeaux: «Nous arrivâmes +hier ici à dix heures<a name="page_202" id="page_202"></a> du soir. M. le maréchal de Richelieu avait passé +la Garonne pour venir au-devant de madame la duchesse de Choiseul. Il la +conduisit dans sa belle frégate bien vernie, bien musquée surtout, et +meublée d’un beau damas cramoisi avec des galons et des crépines d’or. +Cette ville-ci est admirable avant que l’on n’y arrive; tout ce qui +tient à l’extérieur est tout au mieux; mais ce qui m’afflige, c’est +qu’on n’y voit point de sardines à cause de la guerre. Je ne savais pas +que les sardines eussent pris parti contre nous; je m’en vengeai sur +deux ortolans que je mangeai hier à souper, et sur un pâté de perdrix +rouges aux truffes, fait depuis le mois de novembre, à ce que dit M. le +maréchal, et qui était aussi frais, aussi parfumé que s’il avait été +fait la veille.»</p> + +<p>Si l’on s'étonnait de ce qu’un asthmatique mangeât des perdrix et des +truffes, sans être horriblement malade, l'étonnement ne serait pas long. +Le lendemain, Voisenon écrivait à Favart: «Mon ami, j’ai passé une nuit +affreuse; je viens de fumer et de prendre mon kermès. Je ne pourrai voir +aucune rareté de cette ville. Si je suis trois jours de suite à +Cauterets dans cet état-là , vous me reverrez à la fin du mois.»</p> + +<p>On croit que l’abbé va être plus sobre. Dans la même lettre, il ajoute: +«La table, hier à dîner,<a name="page_203" id="page_203"></a> fut couverte de sardines: j’en mangeai six en +six bouchées; c’est un morceau délicieux; je compte, malgré mon kermès, +en manger autant aujourd’hui avec mes deux ortolans. Nous partons +demain, et mercredi nous arriverons à Cauterets.»</p> + +<p>Ainsi, malade, le 11, d’un monstrueux souper pris le 10; le lendemain +11, il mange enfin des sardines six par six, et encore des ortolans! Le +18, il écrit de Cauterets à Favart: «Je suis arrivé hier en bonne santé; +j’ai mal dormi, parce que la maison où je loge est sur un torrent qui +fait un bruit affreux. Ce pays-ci ressemble à l’enfer comme si on y +était, excepté pourtant que l’on y meurt de froid; mais c’est une +horreur à la glace, comme était la tragédie de <i>Térée</i>.»</p> + +<p>Et Voisenon écrit douze jours après, en s’adressant à madame Favart: +«L’oncle de madame la duchesse de Choiseul, qui vous faisait tant de +complimens dans le foyer, est arrivé d’hier: il loge avec moi. Il trouve +déjà que l’on mène une vie triste ici. Je l’ai cependant présenté ce +matin dans la meilleure maison de Cauterets. J’avoue que j’y suis les +trois quarts du jour. Il n’y a point de femmes; mais il y a des choses +dont je fais plus d’usage; en un mot, c’est chez le pâtissier. Il fait +des tartelettes admirables, des petits gâteaux d’une légèreté +singulière, et des petites tourtes composées<a name="page_204" id="page_204"></a> avec de la crême et de la +farine de millet: on appelle cela des millassons. Je m’en gave toute la +journée; cela fait aigrir mes eaux; cela me rend jaune; mais je me porte +bien.»</p> + +<p>Cette goinfrerie de l’abbé de Voisenon, toujours entre des pâtés et son +tombeau, finit par être curieuse comme une étude. On tient à savoir qui +l’emportera sur lui de l’asthme ou de la pâtisserie. «Mon cher neveu, +continue-t-il d'écrire à Favart, c’est aujourd’hui que j'étouffe, mais +par ma faute. Je dînai si fortement hier que je ne pouvais plus me +remuer en jouant au cavagnole; j'étais si plein, que je disais à tout le +monde: Ne me touchez pas, car je répandrai. Je soupai par +extraordinaire; ma poitrine a sifflé toute la nuit, et j’ai actuellement +dans l’estomac mes six gobelets d’eau, qui disent comme ça qu’ils ne +veulent pas passer; je vais les pousser avec mon chocolat. Cela ne +m’empêche pas de dire cette chanson:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i2">La sagesse est de bien dîner,<br /></span> +<span class="i2">En commençant par le potage;<br /></span> +<span class="i2">La sagesse est de bien souper,<br /></span> +<span class="i2">En finissant par le fromage.<br /></span> +<span class="i0">On est heureux si l’on peut se gaver,<br /></span> +<span class="i2">Et si l’on digère on est sage.<br /></span> +</div></div> + +<p>Et plus loin il ajoute: «Je me baigne tous les matins; je ressemble à +une allumette que l’on soufre.<a name="page_205" id="page_205"></a> Je m’en porte assez bien; cependant j’ai +des ressentimens de mon asthme, dont je ne guérirai jamais.»</p> + +<p>Il était difficile qu’il guérît avec ces malheureux excès de table qui +auraient tué un homme sain et vigoureux. Inutilement vous chercheriez +dans sa correspondance avec Favart et sa femme une seule pensée détachée +des plaisirs de la bouche. On a lu avec quelle estime il cite un +pâtissier établi à Cauterets, fameux par ses tourtes. Son bonheur ne +devait pas s’arrêter là . «Un second pâtissier, s'écrie-t-il, sur ma +réputation, est venu s'établir ici: tous les jours il y a une émulation +et un combat entre ces deux artistes. Je mange et juge: c’est mon +estomac qui en paie les dépens. Je vais au bain et je reviens au four. +Je reviendrai dans le temps des grives; j’en ferai manger à ma petite +nièce (madame Favart). Vous les effaroucherez, et moi je les tuerai. +Nous avons ici des perdreaux rouges que l’on apporte de toutes parts: +ils sont délicieux.»</p> + +<p>Enfin il resta si long-temps aux eaux, où il était allé uniquement pour +se soigner et vivre dans la plus rigoureuse sobriété, que la veille de +son départ de Cauterets il écrivait tristement à madame Favart: «Je suis +tel que vous m’avez vu: quelquefois asthmatique, me traînant toujours et +me livrant trop à ma gourmandise.» Les douleurs qu’il<a name="page_206" id="page_206"></a> éprouva pendant +son séjour à Baréges, avant son retour définitif à Paris, sont la preuve +du déplorable résultat des eaux minérales sur sa santé. «Je suis, de mon +côté, souffrant comme un malheureux, et je suis actuellement dans une +attaque d’asthme si violente que je ne puis douter que ce ne soit l’air +de ce pays-ci qui me soit aussi contraire que celui de Montrouge. Si je +suis demain aussi mal, je retournerai passer la semaine à Cauterets, et +samedi j’irai à Pau, afin d’y attendre les dames qui y passeront lundi +pour gagner Bayonne. Je suis sûr que je serai dans un cruel état pendant +la route.»</p> + +<p>Tel fut le bienfait qu’obtint l’abbé de Voisenon d’une résidence de +quatre mois aux eaux de Cauterets et de Baréges. Il retournait à +Voisenon infiniment plus malade qu’il ne l'était en partant. La veille +même du jour où il monta en voiture pour rentrer chez lui, où il +voulait, comme il le dit quelque temps après, <i>se trouver de plain-pied +avec les tombeaux de ses pères</i>, il se livra à un monstrueux dîner sur +les montagnes de Baréges. Un poète aurait salué la nature d’un adieu +touchant; lui mangea comme un ogre: «Mes porteurs étaient des chèvres +plutôt que des hommes, qui sautaient de rochers en rochers, qui +descendaient dans des endroits si escarpés, que, si je ne m'étais pas +cramponné contre ma chaise, je serais tombé vingt fois<a name="page_207" id="page_207"></a> dans des abîmes. +Nous arrivâmes à un lac qui a une grande lieue de circonférence: l’eau +en est bleue, vive et claire comme celle de la mer; nous fîmes pêcher +des truites que nous mîmes griller sur-le-champ dans la cabane d’un +Espagnol; elles étaient bien saumonées et d’un goût merveilleux. Nous +avions porté beaucoup de daubes, de rôti froid, des fricassées de poulet +dans des pains, des tartes et des pièces de pâtisserie délicieuses. Je +mangeais à effrayer toute la compagnie; l’air de la montagne m’avait +donné un appétit dévorant: on ne pouvait pas concevoir comment une aussi +mince personne avait un aussi grand estomac. J’espère arriver à Paris le +2 octobre; je compte que nous coucherons à Belleville dès le lendemain.»</p> + +<p>Cette citation est prise de la dernière lettre écrite des eaux par +l’abbé de Voisenon. A Belleville, où il parle de se rendre, était la +petite maison de campagne de Favart, qui y recevait ses amis, le vieux +Crébillon, Boucher et Vanloo. Voisenon y avait sa chambre, comme, du +reste, il en avait une chez tous ses amis. Sa vie s'éparpillait comme +ses petits vers et ses dîners. Cependant l'époque approchait où sa +déplorable santé allait l’obliger à ne plus quitter son château de +Voisenon, habité plus souvent que par lui, jusque là , par son frère et +sa belle-sÅ“ur, excellentes personnes pleines d’indulgence<a name="page_208" id="page_208"></a> pour ses +mÅ“urs décousues. L’air de la Brie lui rendait parfois des apparences +de santé dont il abusait bien vite. Sans son estomac, qui a une si large +part dans son histoire, il aurait réuni en lui les deux belles qualités +exigées par Fontenelle pour atteindre à une grande longévité: <i>Un bon +estomac et un mauvais cÅ“ur.</i> Il n’eut qu’un mauvais cÅ“ur, non +qu’il fût ingrat ou dur; mais il était indifférent au suprême degré, et +c’est là ce qui constitue le mauvais cÅ“ur, selon Fontenelle. On ne +saurait en avoir de meilleures preuves que la lettre suivante écrite par +lui à Favart du château de Voisenon, où il était réinstallé. C’est, du +reste, une des plus jolies pages qu’il ait écrites de sa main si +paresseuse et si peu châtiée. Nous la mettons à côté des plus adorables +facilités de madame de Sévigné, cette divine plume.</p> + +<p>Il s’adresse encore à Favart.</p> + +<div class="blockquot"> +<p class="ind"> +«Mon cher neveu,<br /> +</p> + +<p>»Depuis jeudi je m’engraisse d’ennui, et j'éprouve que rien ne rend plus +imbécile que de s’ennuyer. Ma tête ressemble à un terrain sablonneux où +rien ne peut pousser; c’est le jardin de Belleville, il n’y pousse que +des lilas, et c’est ma petite nièce qui est le lilas, à l’exception +qu’elle s’y maintient toujours en fleurs, et que les lilas de +Belleville<a name="page_209" id="page_209"></a> passent au bout de quinze jours. J’ai eu la visite de mes +moines; il y en avait un très-sourd qui est mort; mais ceux qui +entendent et qui ne comprennent point sont restés. Je me promène les +après-dîners. Il fait un froid excessif; cependant tout mon bois n’est +qu’un tapis de bouquets jaunes et de violettes. Ils semblent dire à mon +neveu: Venez, venez, afin de nous chanter; et à ma nièce: Venez, venez, +afin de nous parer. Vous êtes de bien mauvaises gens de n'être pas venus +passer quelques jours avec nous. Ma belle-sÅ“ur me charge de vous en +faire des reproches, aussi bien que de votre silence à son égard. Je ne +la vois qu'à dîner. Je rentre à la fin du jour, je prends mon chocolat, +et je suis dans mon lit à neuf heures et demie au plus tard. J’ai ici un +architecte qui fait le mémoire et le plan de tous les ouvrages de mon +église; il en viendra demain un autre pour attester la vérité de tout ce +que celui-ci inventera, et l’on agira ensuite.</p> + +<p>»J’eus hier un spectacle bien triste, mon bon ami, et qui me fit +pleurer. Nous avons dans le village une Jeannette fort jolie; son mari +est mort avant-hier; je trouvai l’enterrement le soir: la bière était +dans une charrette, et la petite veuve se précipitait sur son pauvre +mari en faisant des cris affreux. Ah! pauvre Jeannette, disait-elle, +pauvre Jeannette! que<a name="page_210" id="page_210"></a> vas-tu devenir? Quoi! mon cher homme, tu n’es +plus avec ta femme; je ne te verrai donc plus? Et mes malheureux enfans, +qu’en ferai-je? Ah! mon pauvre cher homme!</p> + +<p>»Je n’ai jamais vu une douleur aussi violente, aussi sincère, aussi +communicative; ce nom de Jeannette rendait, il est vrai, la chose bien +intéressante; tous nos poètes tragiques se feraient péter les veines +avant d'être aussi touchans. Je crois même que le grand Opéra, malgré +ses beaux sentimens, ne l’est pas autant. Votre lettre m’a bien fait +rire, Fumichon; écrivez-moi souvent, etc.»</p> +</div> + +<p>Le ton vrai, les lignes abandonnées de cette jolie lettre, contrastent +singulièrement avec la comparaison du grand Opéra et les paroles +insoucieuses de la fin. L’homme est là tout entier, mais l’homme touché, +à son insu et comme malgré lui, du spectacle d’un beau printemps et +d’une douleur déchirante.</p> + +<p>Voyant que les eaux n’amélioraient pas sa santé, si toutefois il avait +jamais eu une santé, l’abbé de Voisenon abandonna les médecins et leurs +ordonnances infructueuses pour chercher ailleurs des remèdes à la +guérison de son asthme de plus en plus fatigant à mesure qu’il +vieillissait. Comme il parlait toujours de son mal, et qu’on lui en +parlait<a name="page_211" id="page_211"></a> sans cesse pour lui faire la cour, il lui fut dit, un jour, +qu’il existait quelque part dans une mansarde de Paris un abbé +extrêmement savant en chimie occulte, un adepte du grand Albert, le +maître des maîtres dans l’art des empiriques. Comme tous les sorciers, +et comme tous les savans du <small>XVIII</small><sup>e</sup> siècle, cet abbé était dans une +affreuse misère, dans un dénuement de poète. Celui qui avait le secret +des plantes et des minéraux, du feu et de la lumière, de la génération +des êtres, n’avait pas celui de se procurer une soutane et du pain. Il +montait, par les efforts de la magie, jusqu’au dernier cristallin sans +pouvoir se maintenir plus d’un mois dans le même appartement à cause de +son indifférence envers les propriétaires. A cela près, c'était un être +merveilleux, inventant des spécifiques pour guérir toutes les maladies, +et l’asthme par conséquent. On se disait même à voix basse, avec une +espèce d’effroi, car on était très-superstitieux au <small>XVIII</small><sup>e</sup> siècle, +quoiqu’on fût très-athée, que ses spécifiques se réduisaient à un seul: +l’Or Potable. Chacun sait que l’or potable, or froid et liquide comme le +vin, bu à certaine dose, combat toutes les maladies et en triomphe, est +la santé même, la jeunesse perpétuelle, cela va sans dire, et ne serait +pas moins que l’immortalité, si Paracelse, qui avait trouvé aussi l’or +potable dans sa panacée, ne fût<a name="page_212" id="page_212"></a> mort à trente-trois ou trente-cinq ans. +Voisenon n’eut plus qu’une pensée, celle de voir ce magique abbé, et de +l’attirer à son château. Désir insensé, monstrueux: car le Prométhée +repoussait toute avance. Poursuivi par la faculté, cassé par le tribunal +ecclésiastique, maltraité par la police, qui ne veut jamais qu’on fasse +de l’or, il avait renoncé, dans sa misanthropie sauvage, à soulager +l’humanité aux dépens de son repos et de son salut. Terrible perplexité +de l’asthmatique Voisenon, qui ne se mit pas moins en campagne pour +découvrir le grand médecin.</p> + +<p>Où trouver un sorcier à Paris? à qui s’adresser décemment? à quelle +catégorie de profession? Il y a tant de gens prêts à rire des choses les +plus respectables! Toutes les fois que Voisenon coudoyait, aux Tuileries +ou au Palais-Royal, une soutane en lambeaux, il s’imaginait avoir heurté +son homme. Aussitôt il entrait en conversation, cherchait à lier +connaissance, et il palpitait d’espérance jusqu’au moment où l’erreur se +dévoilait. Il se désolait alors de nouveau, toussait et recommençait le +lendemain ses voyages à la découverte de l’or potable. Il eut un jour +une soudaine illumination. Puisque l’archevêque de Paris a censuré la +conduite de l’abbé que je cherche depuis si long-temps, se dit-il, +l’archevêque doit savoir où il est logé. Comme si<a name="page_213" id="page_213"></a> les sorciers étaient +logés! Dans la même journée, il parut à la chancellerie de l’archevêché. +Si l’on demandait pourquoi Voisenon ne disait pas aux personnes qu’il +interrogeait le nom de cet introuvable abbé, c’est qu’il ne savait pas +ce nom. Les magiciens ne se font guère connaître que par leurs +Å“uvres. Cependant il allait bientôt le savoir, à sa grande, à son +indescriptible joie. Après quelques recherches faites dans les registres +de la chancellerie épiscopale, on lui apprit que l’abbé, déplorable +sujet à tous les titres, s’appelait Boiviel, et logeait, au moment des +poursuites exercées contre lui, rue de Versailles, au faubourg +Saint-Marceau. Voisenon y était déjà . Quelle rue que la rue de +Versailles! elle est épouvantable aujourd’hui; et pourtant elle s’est +considérablement embellie depuis le dix-huitième siècle.</p> + +<p>Il frappe à tous les chenils: aucun aboiement ne répond au nom de l’abbé +Boiviel. Enfin, à un septième étage au-dessus de la boue, une vieille +femme lui apprit, dans une soupente où l’on parvenait au moyen d’une +échelle de corde, que l’abbé Boiviel avait quitté l’appartement depuis +environ six mois pour aller se loger à Ménilmontant; elle ajouta que ce +délai laissait supposer qu’il avait nécessairement dû changer de +logement cinq ou six fois pendant ces six mois. Contrarié, mais non<a name="page_214" id="page_214"></a> +découragé, Voisenon descendit de la soupente en réfléchissant sur l'état +de détresse auquel pouvait être réduit un homme qui fait de l’or +potable.</p> + +<p>Un hasard incroyable voulut que l’abbé Boiviel n’eût changé que trois +fois de demeure depuis sa sortie de la soupente de la rue de Versailles. +De Ménilmontant il avait déménagé pour Passy; de Passy il était allé se +loger à la Chapelle, où il résidait.</p> + +<p>Enfin les deux abbés se rencontrèrent; mais à quels ménagemens ne fut +pas obligé d’avoir recours l’abbé seigneur de Voisenon en abordant +l’abbé déguenillé, qui faisait en ce moment son déjeuner sur une chaise. +Il avait trop d’esprit pour ne pas traiter le plus tard possible du +sujet de sa visite. Qu’importaient les lenteurs? il avait là , devant +lui, il tenait le médecin mystérieux, infaillible, le successeur du +grand Albert.</p> + +<p>Boiviel fut encore plus sauvage et hargneux qu’on ne l’avait dépeint à +l’abbé de Voisenon. Il parlait de se présenter à la société des Missions +étrangères, afin d'être chargé d’aller prêcher le christianisme au +Japon, quoiqu’il ne crût pas beaucoup au christianisme. Et moi, je ne +crois pas au Japon, aurait peut-être ajouté l’abbé de Voisenon, s’il eût +eu dans ce moment l’esprit porté à la plaisanterie. Il fut bouleversé en +entendant émettre un pareil<a name="page_215" id="page_215"></a> projet. Quand il avait enfin trouvé l’abbé +Boiviel, l’abbé Boiviel irait se faire crucifier au Japon!</p> + +<p>Inspiré par la circonstance, cette dixième muse qui vaut les neuf +autres, Voisenon dit à Boiviel qu’il savait toutes les persécutions que +lui avait fait endurer le clergé de Paris pour des causes qu’il voulait +ignorer; il se garda de parler de l’or potable. Touché de tant de +constance dans son malheur, il venait proposer à l’abbé Boiviel +d’habiter son château de Voisenon, où, dans le repos et une vie exempte +de soins matériels, il aurait des loisirs pour méditer et pour écrire. +Sa démarche, hardie en apparence, était excusable, à la juger avec +indulgence: il était heureux, riche, puissant même; ne devait-il pas +l’appui de la confraternité à un membre du clergé moins riche, moins +heureux que lui? L’abbé Boiviel serait comme chez lui à Voisenon; son +indépendance n’en souffrirait pas; quand il serait las d’y séjourner, il +le quitterait pour y revenir toutes les fois que cela lui conviendrait. +Le sanglier se laissa museler; le soir, une bonne voiture conduisait au +château de Voisenon le chimiste, le sorcier, le magicien Boiviel. +J’aurai mon or potable, se disait l’abbé de Voisenon en toussant comme +toujours.</p> + +<p>Installé au château, l’abbé Boiviel se plia à l’existence monacale qu’on +y menait; un aussi bon régime<a name="page_216" id="page_216"></a> adoucit son caractère et ses mÅ“urs. Il +ne parla plus de s’expatrier au Japon; mais il ne parlait pas non plus +de l’or potable, quoi que Voisenon tentât pour le faire s’expliquer sur +ce point essentiel. Dès qu’il abordait les questions de chimie et +d’alchimie, Boiviel évitait de répondre, ou tombait dans une profonde +taciturnité; et pourtant on avait payé ses dettes, tous ses loyers, tous +ses dîners à <i>la Croix de Lorraine</i>, mémorable taverne où mangeaient les +abbés qui avaient quinze sous par messe dite à Saint-Sulpice; on lui +avait acheté plusieurs soutanes, plusieurs paires de bas et beaucoup de +chemises.</p> + +<p>Au bout de trois mois de résidence au château, il était devenu gras, +frais et rose comme il ne l’avait jamais été à aucune époque de sa vie. +Enhardi par l’amitié qu’il avait montrée à son hôte, Voisenon osa dire +un jour à l’abbé Boiviel que tout esprit fort qu’on le croyait dans le +monde, il avait une foi absolue à l’alchimie: il ne niait ni la pierre +philosophale, ni la panacée, ni l’or potable. Boiviel ne put plus +reculer: admettait-il ou n’admettait-il pas l’or potable? Il y croyait! +mais, selon lui, c'était un grand péché d’en composer: Dieu s’en +offensait: c'était, pour ainsi dire, porter atteinte aux décrets de la +création que de changer en eau ce qui avait été créé pour être métal. +Un<a name="page_217" id="page_217"></a> sorcier à scrupules religieux embarrassait étrangement l’abbé de +Voisenon. Cependant il ne renonça pas à sa conquête de l’or potable: il +attendit encore trois mois; et pendant ces trois mois, nouveaux agrémens +ménagés à Boiviel, qui s’habituait au bonheur avec résignation.</p> + +<p>Traité comme ami, appelé de ce nom, Boiviel autorisa l’abbé de Voisenon +à lui dire, dans un moment d'épanchement, qu’il n’avait plus d’espoir +que dans l’or potable pour guérir de son asthme. Sans ce spécifique +autant au-dessus des autres remèdes que le soleil l’emporte sur le feu, +il n’avait plus qu'à mourir. Boiviel fut ému, ébranlé, et sa conscience +céda à la voix de l’amitié. Seulement il dit à son ami que, pour faire +un peu d’or potable, il fallait beaucoup d’or solide. Le premier essai +coûterait dix mille livres au moins. Voisenon, qui en aurait donné vingt +mille pour ne plus souffrir, consentit au sacrifice, et il remercia son +futur libérateur, qui, dès le lendemain, commença le grand Å“uvre. +Quelle sage lenteur il y apporta! Les jours suivaient les jours, les +mois suivaient les mois! pas de l’or, si ce n’est celui que versait en +pièces de vingt-quatre livres l’abbé de Voisenon. Le jour vint +cependant, les dix mille livres étant épuisées, où Boiviel dit au malade +que l’or potable était en flacon, et qu’il serait bon à boire dans un +mois.<a name="page_218" id="page_218"></a></p> + +<p>Ce fut pendant ce mois que l’alchimiste Boiviel prit congé de l’abbé de +Voisenon pour aller voir son vieux père qui habitait la Flandre. Avant +deux mois il serait de retour au château, et il y arriverait à temps +pour constater les heureux effets de l’or liquéfié. Embrassé de son ami, +comblé de présens, sollicité de revenir le plus promptement possible, +Boiviel quitta le château de Voisenon, où il avait vécu près d’un an, et +l’on a vu de quelle manière.</p> + +<p>Après le temps indiqué par Boiviel pour que l’or fût potable, l’abbé de +Voisenon commença son traitement. Il vida le premier flacon, le second, +le troisième, attendant avec une sage patience que le résultat pût se +manifester. On n’apaise pas un asthme en quelques jours, un asthme de +quarante ans au moins.</p> + +<p>Boiviel ne revenait pas: depuis quatre mois il était en Flandre; aux +quatre mois en succédèrent quatre autres: pas de Boiviel. L’année allait +être révolue; les flacons diminuaient: pas de Boiviel.</p> + +<p>Il est inutile de dire que l’abbé Boiviel ne reparut plus, qu’il n'était +pas moins qu’un charlatan et un voleur. Mais ce qui est singulier à +dire, c’est que l’abbé de Voisenon se trouva beaucoup mieux de son +asthme, après avoir bu de l’or potable composé par Boiviel. Et son +regret, à la fin<a name="page_219" id="page_219"></a> de ses jours, fut de n’avoir pas prévu la mort ou la +disparition, tout aussi pénible, de son alchimiste; il lui aurait fourni +les moyens de composer, en plus grande quantité, de l’or potable. En le +ménageant trop, l’or opérait moins sur ses organes, il ne hâtait pas +assez vite son retour à la santé: raisonnement profond, mais un peu +ébranlé par ce fait que ne connut pas l’abbé de Voisenon, c’est qu’il +mourut de l’asthme.</p> + +<p>Pour se montrer supérieur aux assauts du mal, il feignait souvent de se +croire aussi dispos qu’autrefois, plus dispos même qu’il ne l’avait +jamais été dans sa jeunesse: il quittait alors son fauteuil où il +gémissait de l’asthme; il repoussait les oreillers d’un côté, son bonnet +de coton de l’autre, lançait ses pantoufles loin de lui, et il appelait +à tue-tête ses domestiques. Dans un de ces triomphes menteurs de sa +volonté sur sa chétive organisation, il éveilla un matin, pendant +l’hiver, son valet de chambre.</p> + +<p>—Ma culotte de drap! ma culotte de drap! criait-il.</p> + +<p>—Mais, monsieur l’abbé, y songez-vous? Vous avez été au plus bas hier +au soir, lui objecta timidement son fidèle domestique.</p> + +<p>—C’est possible; hier soir ne me regarde pas:<a name="page_220" id="page_220"></a> ma culotte de +drap!—donne!—maintenant, mon gilet fourré!—va donc!</p> + +<p>—Mais, monsieur l’abbé, pourquoi quitter votre chambre, votre bon +fauteuil? vous êtes si pâle!</p> + +<p>—Je suis pâle, dis-tu? cela va donc mieux que jamais; j’ai été jaune +comme un coing toute ma vie.—Bien! j’ai mon gilet, ma culotte:—apporte +ma redingote.</p> + +<p>—Votre redingote! que vous ne mettez que pour sortir?</p> + +<p>—C’est aussi pour sortir que je la demande. Tu raisonnes comme un pur +valet de comédie, aujourd’hui; pourquoi ne mettrais-je pas ma redingote +pour sortir? As-tu peur que je ne l’use trop? Voudrais-tu me la voler +plus neuve?</p> + +<p>—J’ai peur que vous ne gagniez un redoublement de toux, si vous ne +gardez pas la chambre. Il fait très-froid ce matin.</p> + +<p>—Ah! il fait froid; eh! mais tant mieux, j’aime le froid.</p> + +<p>—Il neige même beaucoup, monsieur l’abbé.</p> + +<p>—En ce cas, mes grandes bottes polonaises.</p> + +<p>—Vos grandes bottes polonaises? et dans quel but?</p> + +<p>—Probablement ce n’est pas dans le but de faire un poème; car si +Boileau a dit fort sensément que, pour écrire un poème, il fallait du +temps et du goût, il n’a pas ajouté que des bottes fussent nécessaires.<a name="page_221" id="page_221"></a> +Encore une fois, je veux mes bottes polonaises pour aller à la chasse. +Est-ce assez clair, monsieur Mascarille?</p> + +<p>—A la chasse à la maladie, monsieur l’abbé.</p> + +<p>—Maraud! à la chasse au loup, dans le bois.</p> + +<p>—Allons, vite! mes bottes, et pas de dialogue.</p> + +<p>—Voilà vos bottes, monsieur l’abbé. En vérité, vous n’avez pas de pitié +de votre santé!</p> + +<p>—Aurais-tu aussi des intentions sur mes bottes? Fais-moi la grâce de +m’apporter, valet discoureur, mes gants de daim, mon feutre et mon +fusil.</p> + +<p>—J’y vais, monsieur l’abbé.</p> + +<p>Tandis que le valet cherchait les gants et le chapeau de son maître, +l’abbé ouvrait la croisée et appelait le palefrenier. D’impatience, il +appelait plus fort, sifflait, et jurait même quelquefois.</p> + +<p>—Ah! vous voilà : c’est bien heureux, ma foi! monsieur le palefrenier. +Réunissez mes chiens, détachez-en trois: je pars à l’instant pour la +chasse, et j’emmène avec moi Misapouf, Aménaïde et Zaïre. Laissez +reposer mademoiselle Deschamps, qui s’est foulé la patte l’autre jour, +au ru de Savigny.</p> + +<p>—Je vais les tenir prêts, monsieur l’abbé.</p> + +<p>L’abbé de Voisenon fut bientôt équipé, à l’aide de son valet de chambre, +qui ne cessait de lui répéter: Il fait si froid, qu’on a trouvé des +chiens<a name="page_222" id="page_222"></a> morts dans leurs chenils, des poissons morts dans les viviers, +des vaches mortes dans l'étable, des oiseaux morts sur les branches, et +même des loups morts de froid dans la forêt.</p> + +<p>—Mon ami, lui répondit l’abbé de Voisenon, tu en as trop dit: tes loups +morts de froid m’empêchent de croire au reste; sur ce, je pars. +Écoute-moi bien: au retour, je veux trouver mes cataplasmes de thériaque +préparés, mon lait d'ânesse convenablement chaud et mes tisanes faites: +recommande cela à l’office.</p> + +<p>—Oui, monsieur l’abbé. Il n’en reviendra pas, c’est sûr, murmurait +encore le valet en empaquetant son maître dans sa redingote et en lui +descendant le plus possible sur les oreilles son bonnet de laine noire, +plissé à petits marteaux comme ces perruques factices que portent les +cochers dans l’hiver.</p> + +<p>Suivi de ses trois chiens, qu’il amusa un instant au milieu de la cour, +en leur sifflant aux oreilles et en les excitant au bruit d’un petit +fouet de poche, l’abbé se lança dans la campagne toute cristallisée et +pailletée de la quantité de neige tombée dans la nuit. Au premier pas +qu’il fit, il tomba: il se releva vite, et arpenta le terrain. Ce devait +être un singulier spectacle que de voir ce vieil homme, noir comme un +cocher des pompes funèbres, aux<a name="page_223" id="page_223"></a> gants noirs, aux bottes noires, à la +redingote noire, tout noir enfin, piétiner, frétiller, gambader dans la +neige, avec trois chiens aux flancs, et tantôt sifflant à effrayer la +solitude, tantôt allongeant le canon de son fusil dans la direction d’un +vol de corbeaux.</p> + +<p>Il avait fait le tour du village de Voisenon, et il allait se trouver en +pleine campagne, quand il fut arrêté à l’issue d’une ruelle de +chaumières par une femme qui s'écria en l’apercevant: Ah! monseigneur, +car beaucoup de gens l’appelaient monseigneur, c’est le bon Dieu qui +vous envoie!</p> + +<p>—Qu’y a-t-il? s’informa l’abbé; d’où vient cet effroi? pourquoi cette +exclamation?</p> + +<p>—Notre grand-père se meurt, et il ne veut pas mourir sans confession.</p> + +<p>—Cela ne me regarde pas, mon enfant; c’est l’affaire d’un prêtre.</p> + +<p>—Est-ce que vous n'êtes pas prêtre, monseigneur?</p> + +<p>—A peu près, répliqua l’abbé de mauvaise humeur et assez interdit, à +peu près; mais adresse-toi de préférence au prieur du couvent: il entend +mieux cela que moi; tu vois que je chasse. Cours donc au château, sonne +au couvent, sonne fort, et réserve-moi pour une meilleure occasion.</p> + +<p>—Monseigneur, mon grand-père n’a pas le<a name="page_224" id="page_224"></a> temps d’attendre; il va +passer. Il faut que vous veniez.</p> + +<p>—Je te le répète, répliqua l’abbé, confus en lui-même de son refus, je +suis en train de chasser; la chose est tout-à -fait impossible.</p> + +<p>Il voulut poursuivre son chemin; mais la jeune fille, qui ne comprenait +pas les mauvaises raisons de l’abbé, s’attacha à lui; et, le saisissant +par les basques de sa redingote, elle le força à se détourner. Éveillés +par le bruit de cette conversation matinale, quelques paysans parurent +sur le seuil de leurs portes, d’autres aux croisées; et comme un village +est une grande botte de foin sec qu’une étincelle embrase, les femmes se +réunirent aux maris, les enfans à leurs mères; bientôt toute la +population sortit dans les rues, afin d'être au courant de l'événement +qui causait tant de rumeur.</p> + +<p>Abbé du Jard, seigneur de Voisenon, roi du pays, l’abbé se sentit gagné +par une honte profonde au milieu de la foule qui l’entourait, et qui +murmurait déjà de son refus aussi irréligieux qu’inhumain.</p> + +<p>Il n'était pas inhumain, le pauvre abbé; mais il avait complètement +oublié les formules usitées en pareille occasion, et au fond, comme il +était indifférent et non hypocrite, sa conscience lui reprochait d’aller +absoudre ou condamner un homme,<a name="page_225" id="page_225"></a> quand il se reconnaissait si peu digne +lui-même de juger les autres au tribunal de la confession.</p> + +<p>Cependant la nécessité l’emporta sur ses justes scrupules, dont il ne +pouvait se servir d’ailleurs comme d’une excuse auprès de ses vassaux; +et, la tête basse, le fusil incliné, il se laissa conduire à la +chaumière où rendait le dernier souffle le vieillard qui tenait à ne pas +mourir sans l’aveu officiel de ses fautes.</p> + +<p>Les habitans s’agenouillèrent devant la porte, tandis que l’abbé s’assit +auprès du moribond, afin de recueillir ses lentes paroles.</p> + +<p>Depuis le malencontreux moment où l’abbé avait été dérangé dans sa +chasse, il avait perdu, car il avait des boutades de peur +superstitieuse, la fière détermination de ne pas se croire malade ce +jour-là . Que de signes de mauvais augure! Il avait trébuché en quittant +le château, il avait vu des nuées de corbeaux, une fille éplorée l’avait +forcé de se rendre auprès d’un pécheur effrayé; maintenant on disait les +prières des agonisans autour de lui, le mourant lui parlait. L’abbé de +Voisenon fut ébranlé; sa témérité croula, il eut froid au cÅ“ur, ses +oreilles furent pleines de tintement, son asthme grogna au fond de sa +poitrine. Je suis mal, se dit-il; j’ai eu tort de sortir. Pourquoi +suis-je sorti? Ses tristes pensées se mêlèrent aux déchiremens<a name="page_226" id="page_226"></a> aigus de +sa toux; enfin il se pencha sur la tombe ouverte à son côté, il écouta +la confession.</p> + +<p>—Vous êtes né le même jour que moi! s'écria tout-à -coup l’abbé de +Voisenon à la première confidence du pénitent; vous êtes né le même jour +que moi! Et il sembla dérober au malade son jaune cadavéreux.</p> + +<p>Le moribond poursuivit, et nouvelle frayeur de l’abbé.</p> + +<p>—Vous n’avez jamais écouté la messe jusqu’au bout! et moi, se dit +l’abbé de Voisenon, qui n’en ai pas ouï le commencement d’une seule +depuis plus de trente ans!</p> + +<p>Le pénitent ajouta:</p> + +<p>—J’ai commis, monseigneur, le grand péché que vous savez.</p> + +<p>—Le grand péché que je sais! j’en sais tant! s’avoua l’abbé; quel +péché, mon ami?</p> + +<p>—Oui! le grand péché..... quoique marié.</p> + +<p>—Ah! je comprends! mon grand péché, quoique prêtre!</p> + +<p>Un déplorable hasard, si c’est un hasard, car le pareil péché est assez +passé en habitude chez ceux qui ont vécu, faisait que le vassal était +tombé au même piége que le seigneur appelé à le juger à sa dernière +heure.<a name="page_227" id="page_227"></a></p> + +<p>Quand la confession fut finie, l’abbé se consulta avec terreur, et, +après quelques combats où toutes les raisons furent déduites, il remit +les péchés, en s’avouant, dans une anxiété profonde, mais traversée de +part en part d’une épigramme, que le moribond, par reconnaissance, +devrait bien lui rendre le même service.</p> + +<p>La cérémonie étant achevée, l’abbé se leva pour partir; les jambes lui +manquèrent: on fut obligé de le porter jusqu’au château, où tout le +monde fut alarmé de son abattement.</p> + +<p>Pendant tout le reste du jour, il ne parla à personne; enseveli au fond +de son silence, il ne desserra les lèvres que pour tousser. La nuit fut +mauvaise; des courans glacés lui traversaient les nerfs, et le moribond +ne s’en allait pas de sa mémoire, qui lui retraçait sans cesse la +confession de cet homme se mourant au même âge que lui et chargé des +mêmes péchés. Au jour, son trouble fut au comble; il commanda à son +valet de chambre de faire venir le médecin et le prieur du couvent: «Et +tout de suite, ajouta-t-il; tout de suite!»</p> + +<p>Comprenant mieux cette fois les volontés de son maître, le domestique +s’empressa d’aller éveiller le prieur, dont le couvent était attenant au +château, et le médecin, qui avait une chambre dans le château même. +C'était un jeune homme choisi par le<a name="page_228" id="page_228"></a> célèbre Tronchin parmi ses +meilleurs élèves, sur le vÅ“u de l’abbé de Voisenon.</p> + +<p>Pénétrés l’un et l’autre du danger de M. l’abbé, le prieur et le médecin +accourent en hâte au château; M. de Voisenon avait été si malade la +veille! Arriveront-ils à temps?</p> + +<p>Leur zèle est si égal et si prompt, qu’ils arrivent en même temps à la +chambre où M. l’abbé les attendait.</p> + +<p>L’abbé de Voisenon n’attendait plus; il était reparti pour la chasse.</p> + +<p>On touchait au dernier tiers de ce fatal dix-huitième siècle, qui s’en +allait en charpie, ruiné par la débauche, la petite vérole, et aussi par +l'âge; il se faisait hideusement vieux, et sa vieillesse n’inspirait pas +le respect. Vieux roi, vieux ministres, vieux généraux, s’il y avait +encore des généraux, vieux courtisans, vieilles maîtresses, vieux +poètes, vieux musiciens, vieilles danseuses, descendaient brisés +d’ennui, fatigués de mollesse, édentés, fanés et fardés, vers la tombe. +Louis XV accompagnait la marche funèbre; on le conduisait à Saint-Denis +entre deux lignes de cabarets pleins de chanteurs, joyeux de se +débarrasser de ce fléau qu’enlevait un autre fléau: la petite vérole +délivrait de la peste. Crébillon était mort; le fils du grand Racine, +honoré du fameux titre de membre de l’Académie<a name="page_229" id="page_229"></a> des Inscriptions et +Belles-Lettres, était emporté par une fièvre maligne, et obtenait de la +publicité reconnaissante du temps cet éloge nécrologique aussi bref +qu'éloquent: «M. Racine, dernier du nom, est mort hier d’une fièvre +maligne; il ne faisait plus rien comme homme de lettres; il était abruti +par le vin et par la dévotion.» Douze jours après, Marivaux suivait au +cimetière le fils du grand Racine, abruti par le vin. L’abbé Prévot +mourait d’une dixième attaque d’apoplexie dans la forêt de Chantilly. Au +printemps suivant, l’impudique maîtresse de Louis XV, madame de +Pompadour, descendait à quarante-deux ans dans la tombe, après avoir +exhalé un bon mot en guise de confession: «<i>Attendez encore un moment</i>, +monsieur le curé de la Magdelaine, avait dit la moribonde, <i>nous nous en +irons ensemble</i>.» Paroles bien édifiantes et dignes de rivaliser avec ce +vaudeville qui courut dans tout Paris au sujet d’une aussi belle mort:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Il est mort, ce pauvre Soubise;<br /></span> +<span class="i0">Sa tente à Rosbach il perdit,<br /></span> +<span class="i0">A Versaille il perd sa marquise,<br /></span> +<span class="i0">A l’Hôpital il est réduit.<br /></span> +</div></div> + +<p>Et le journaliste ajoute en note: On sait que le prince de Soubise +vivait avec madame de l’Hôpital; le même Soubise duquel le roi se prit à +dire,<a name="page_230" id="page_230"></a> après la journée de Rosbach, où le prince avait été complètement +<i>battu</i>: «Ce pauvre Soubise, il ne lui manque plus que d'être +<i>content</i>.» Jaloux aussi de partir de ce monde tout comme les autres, en +laissant un bon mot, Rameau s'écriait avec fureur, à l’oreille de son +confesseur, qui l’ennuyait: <i>Que diable venez-vous me chanter là , +monsieur le curé? Vous avez la voix fausse</i>. Et là -dessus, Rameau +mourait d’une fièvre putride: et savez-vous ce qui occupait le public le +lendemain de la mort du plus célèbre musicien de l’Europe, le roi de +l'école française? cette grande nouvelle: «Mademoiselle Miré, de +l’Opéra, plus célèbre courtisane que bonne danseuse, vient d’enterrer +son amant; on a gravé sur son tombeau:</p> + +<p class="c"><small>MI RÉ LA MI LA</small>.»</p> + +<p>Touchante oraison funèbre de Rameau! il n’y avait pas jusqu’au +vaudeville qui ne se mêlât de mourir. Panard, le père du vaudeville, +s'éteignait quelques jours après Rameau, et l’on disait encore avec la +même tendresse nationale: «Les paroles ne peuvent se séparer de +l’accompagnement.»</p> + +<p>Voyez-vous comme les rangs s'éclaircissent, comme les bougies +s'éteignent, comme le bal touche à sa fin? les athées aussi s’en vont, +sans savoir où, seulement après avoir été moins amusans et<a name="page_231" id="page_231"></a> beaucoup +plus dangereux au monde que ces musiciens, ces poètes et ces +courtisanes. Près de Panard on couche dans la terre Nicolas-Antoine +Boulanger. Encore un malheur qui vient faire tout-à -coup oublier ces +divers malheurs; celui-là vaut la peine qu’on en parle; Molet est +malade: Molet est l’acteur à la mode; il est tant pleuré dans sa +maladie, que Boufflers, presque jaloux de l’intérêt qu’on porte au +favori de la cour et de la ville, le chansonne en ces termes:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">L’animal un peu libertin<br /></span> +<span class="i0">Tombe malade un beau matin;<br /></span> +<span class="i0">Voilà tout Paris dans la peine:<br /></span> +<span class="i0">On crut voir la mort de Turenne;<br /></span> +<span class="i0">Ce n'était pourtant que Molet<br /></span> +<span class="i0">Ou le singe de Nicolet.<br /></span> +</div></div> + +<p>La maladie de Molet était survenue le 15 du mois de juin; le 23, c’est +mademoiselle Gaussin qui meurt, tant Molet était gravement malade. Et +savez-vous comment finit cette Grâce pâle et fraîche du dix-huitième +siècle, cette rose du Bengale de la tragédie, cette femme charmante, qui +inspira à Voltaire les seuls vers un peu touchans qu’il ait écrits de sa +vie? «Elle avait épousé un danseur nommé Tavolaygo, qui la rouait de +<i>coups</i>. Zaïre rouée de coups!»<a name="page_232" id="page_232"></a></p> + +<p>Une goutte remontée enlève Helvétius, et Paris ne s’en émeut pas plus +que de la mort simultanée de Duclos. Paris est trop occupé par ces deux +jolis vers, écrits au bas de la statue de Louis XV, récemment +découverte:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i0">Grotesque monument, infâme piédestal,<br /></span> +<span class="i0">Les vertus sont à pied, le vice est à cheval.<br /></span> +</div></div> + +<p>D’ailleurs, une autre nouvelle non moins importante empêche qu’on +s’arrête à la mort des deux philosophes, dont l’un jouissait, comme +athée et comme philosophe, de plus de cent mille livres de revenu. «Un +procès d’une espèce très-singulière doit se juger incessamment à +l’Opéra. Une demoiselle <i>La Guerre</i>, fille des chÅ“urs, a été trouvée +dans une loge pendant une répétition. Le président de Meslay, de la +chambre des Comptes, est l’heureux mortel qu’on a surpris; cette affaire +rappelle celle de mademoiselle Petit.»</p> + +<p>«Piron est mort aussi hier, dit le journaliste; et il ajoute: On a dit +qu’il avait mal reçu le curé de Saint-Roch.» Admirable bouffonnerie, que +ces curés qui vont tous et à tour de rôle chez les écrivains du +dix-huitième siècle pour recevoir à la tête une épigramme arrangée +depuis dix ans.</p> + +<p>Enfin, le roi Louis XV meurt après Piron; il fait dire quelques heures +avant sa mort par le cardinal<a name="page_233" id="page_233"></a> de la Roche-Aymon: «Quoique le roi ne +doive compte de sa conduite qu'à Dieu seul, il est fâché d’avoir causé +du scandale à ses sujets, et il déclare qu’il ne veut vivre désormais +que pour le soutien de la foi et de la religion, et pour le bonheur de +ses peuples.»</p> + +<p>Voilà le bon mot du roi Louis XV; vous l’avez entendu: il aura eu le +sien comme Rameau, comme Piron, comme Helvétius. Ce bon petit roi Louis +XV, qui est fâché d’avoir causé du scandale à ses sujets, et qui, à sa +dernière minute d’existence, ne veut vivre désormais que pour le bonheur +de ses peuples: c’est s’y prendre à temps.</p> + +<p>Au reste, il meurt en mai, et trente-sept jours après, en juillet, +<i>Monsieur</i>, frère du roi Louis XVI, envoie à la reine, sa belle-sÅ“ur, +le madrigal suivant:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<span class="i3">Au milieu des chaleurs extrêmes,<br /></span> +<span class="i3">Heureux d’amuser vos loisirs,<br /></span> +<span class="i0">J’aurai soin près de vous d’amener les zéphyrs:<br /></span> +<span class="i3">Les amours y viendront d’eux-mêmes.<br /></span> +</div></div> + +<p>Ceci voulait dire que <i>Monsieur</i>, depuis Louis XVIII, ayant cassé un +éventail à la reine, lui en avait envoyé un autre, d’où les vers à la +frangipane; d’où la profonde impression laissée dans tous les cÅ“urs +par la mort du roi Louis XV, dit le Bien-Aimé.<a name="page_234" id="page_234"></a></p> + +<p>Et savez-vous ce qui allait survivre de quelques années, de quelques +jours seulement, à tous ces cadavres, à ces marquis qui avaient du moins +été jeunes et beaux, à ces comtesses qui, du moins aussi, avaient eu +l’esprit de leur libertinage, à ces poètes peu profonds, mais animés +dans leur temps d’une verve enivrante? C'était Marmontel, ce fat qui +croyait qu’on faisait une nouvelle aussi facilement qu’une tragédie; +c'était Thomas, qui s’imaginait avoir l'éloquence de Bossuet parce qu’il +parlait dans un tonneau vide; c'était Chabanon, homme dont il n’y a rien +à dire, pas même un peu de mal; c'était Dorat, papillon de plomb; +c'était Barthe, Marseillais sans chaleur, la pire des pires choses; +c'était de La Harpe; c'étaient M. de Chamfort, M. François de +Neufchâteau; tous fades oignons des folles tulipes flétries du +dix-huitième siècle.</p> + +<p>Enfin le tour de l’abbé de Voisenon était venu. Spirituel jusqu'à sa +dernière heure, lorsqu’on lui porta le cercueil de plomb dont il avait +lui-même indiqué la forme et les dimensions, il dit à un de ses +domestiques: «Voilà une redingote que tu ne seras pas tenté de me +voler.»</p> + +<p>Il mourut le 22 novembre 1775, âgé de soixante-huit ans.</p> + +<p>L’unité de nos travaux a voulu que nous ayons<a name="page_235" id="page_235"></a> tracé, presque à notre +insu, la décadence des grands principes sociaux, en écrivant cette +première partie de l’histoire des maisons seigneuriales de la France: +ainsi, nous avons montré Écouen servant de tombe au despotisme du moyen +âge, dans la personne du plus grand des Montmorency, et au despotisme +impérial avec Napoléon. Chantilly, avec ses fêtes données à Louis XIV, +Louis XV, au Czar; Chantilly, où Bossuet fit de la prose, Racine des +vers, Vauban des plans de fortifications; Chantilly, type de +l’aristocratie réduite à son essence la plus intelligente, passe +aujourd’hui tout entier sous les couches de fumée de l’industrie. Vaux, +cette superbe arrogance, ce monument caractéristique de l'élévation des +ministres prodigues, est aujourd’hui une mare à grenouilles, et la +propriété d’un duc qui sait à peine que son château appartint à Fouquet, +et que Fouquet fut un surintendant des finances: destruction, oubli +biblique partout. Brunoy, cette orgie, et Voisenon, cette impiété, +disent bien haut les fautes et les vices de la noblesse et du clergé, +quelques minutes avant l’heure où il y allait ne plus avoir ni clergé ni +noblesse.</p> + +<p><a name="page_236" id="page_236"></a></p> + +<p><a name="page_237" id="page_237"></a></p> + +<p><a name="page_238" id="page_238"></a></p> + +<p><a name="page_239" id="page_239"></a></p> + +<h2><a name="PETIT-BOURG" id="PETIT-BOURG"></a>PETIT-BOURG.</h2> + +<p>On mettait autrefois douze heures avec le coche pour remonter la Seine +jusqu'à Petit-Bourg. Une journée entière pour faire huit lieues.</p> + +<p>Aujourd’hui quatorze bateaux à vapeur, luttant de vitesse, +accomplissent, en cinq fois moins de temps, le trajet si péniblement +fait par les coches. Sans ridiculiser le passé, car un jour nous serons +passé, et bientôt peut-être, on doit se féliciter de vivre à une époque +comparativement meilleure, où l’on a la faculté de satisfaire si vite +son désir de voir les champs et de respirer loin du bruit de Paris. +Viennent les chemins de fer sur la ligne<a name="page_240" id="page_240"></a> déjà tracée de Paris à +Orléans, et vingt minutes suffiront pour passer du pont de la Cité au +pont de Ris, construit par M. Aguado.</p> + +<p>Souhaitons cependant que les chemins de fer ne rendent pas la Seine à +son ancienne solitude, en la privant de ses bateaux à vapeur, flottille +enchantée qui fait du fleuve royal un lac italien pendant les chaudes +journées d’automne, quand il est sillonné par <i>l’Aigle, le Louqsor, le +Parisien, la Ville de Corbeil, la Ville de Montereau, la Ville de Sens</i>. +J’ai dit les noms des principaux bateaux dont les flancs dorés, pavoisés +de tentures, baignés de la folle écume de l’eau, portent chaque jour, +mais particulièrement le samedi, des colonies de voyageurs et des +centaines de familles, heureuses de cette navigation de quelques heures. +Aux riches propriétaires riverains la chambre aux frêles colonnettes, le +divan en velours rouge et les stores transparens; à la bourgeoisie de la +campagne, aux fermiers, aux nourrices, aux vignerons, la chambre de la +proue, sans stores, sans divan, sans colonnettes, mais bruyante, +causeuse, à demi dans l’eau, à demi dans le vin. Partout l'éternelle +démarcation du rang et de la foule, de la qualité et de la quantité. La +vitesse seule égalise les conditions; riches et pauvres arrivent +ensemble; vérité qui serait excessivement naïve à exprimer, si l’on ne +se<a name="page_241" id="page_241"></a> hâtait d’ajouter que les passagers de la chambre d’honneur emploient +tous les moyens connus de distraction pour tuer le temps et l’espace, +journaux, allées et venues sur le pont, lectures de livres nouveaux, +tandis que les voyageurs de la proue s’ennuient si peu pendant la +traversée, qu’il faut avoir recours au bruit de la cloche, à la voix des +matelots et à vingt appels divers, pour les avertir du terme de leur +course.</p> + +<p>La navigation par la vapeur sur la haute Seine a fait des progrès +considérables depuis quelques années. Il y a huit ans, si ma mémoire ne +me trompe, qu’un seul bateau fonctionnait de Paris à Montereau. Et comme +il était mal tenu! quel loup de mer! ou quel loup tout simplement que le +capitaine! quelle lenteur pour remonter! point de tente pour garantir du +soleil! point de restaurant! une mauvaise cuisine de pirate clouée comme +une aile de vautour entre la roue du bateau et le fleuve. On appelait +cela un progrès, cependant: le coche a dû être un progrès aussi.</p> + +<p>Je ne prévois pas les riches modifications que l’avenir réserve à +l’invention des bateaux à vapeur; mais combien ils sont différens déjà +de ceux dont nous venons de tracer le modèle exact! Superbes et déliés à +l’extérieur, ayant des harpes ou des lions dorés à la proue, ils +opposent aux pieds délicats<a name="page_242" id="page_242"></a> des voyageurs un pont fait de planches +élastiques, constamment ciré par la brosse du <i>ship-boy</i>. Un cordon de +soie descend le long des marches d’acajou, et accompagne la main jusqu'à +la dernière marche, qui pose sur le parquet du salon. Si l’air frais du +fleuve, si la vue de la campagne a éveillé votre appétit, sonnez, +appelez; à bord du bateau il y a des garçons, des servantes, des chefs +de cuisine et même une cuisine. Promenez votre imagination depuis la +simple tasse de café jusqu’au poulet rôti, depuis le verre d’eau sucrée +jusqu’au verre de Champagne, et faites un choix: il ne sera pas +hypothétique comme dans la plupart des restaurans de la grande ville qui +décroît à l’horizon.</p> + +<p>Il est moins hors de propos qu’on ne suppose peut-être de parler ici +avec étendue de la facilité de la navigation sur la Seine. Comment +méconnaître la valeur plus grande qu’elle a donnée aux propriétés semées +au bord du fleuve ou près du fleuve sur une étendue de plus de quarante +lieues? Que d’endroits où les voitures publiques n’allaient pas, tant +ils sont loin des grandes lignes! Que de propriétés vendues, délaissées +à cause de la difficulté d’entretenir un équipage pour s’y rendre! Avant +l'établissement des bateaux à vapeur, les maisons de campagne placées +dans ces conditions onéreuses étaient, à justement parler, dans +d’autres<a name="page_243" id="page_243"></a> provinces. D’ailleurs, grâce à eux, la campagne est maintenant +à tout le monde. Que de bourgeois s’embarquent le samedi sur le bateau à +vapeur, avec leurs chiens, qui sont en général peu de chasse, leur +fusil, leur gibecière, et s’en vont devant eux à dix ou douze lieues de +leur quartier! Demandez-leur s’ils ont une campagne à Choisy-le-Roi, à +Villeneuve-Saint-Georges ou à Fontainebleau, ils vous répondront: «Je ne +pense pas, mais j’essaierai.»</p> + +<p>Le chien de chasse est le fléau des bateaux à vapeur. On a beaucoup trop +médit du perroquet. J’ai rencontré des perroquets en voyage; en général, +la peur les rend sérieux et méditatifs. Mais le chien de chasse +(puisqu’on prétend que le chien chasse) n’est jamais en repos, et il est +partout. Chaque barque qui amène ses passagers a ses chiens, crottés +jusqu’au museau, et tous valant cent louis. Ce chien hideux dont +l'Å“il est sanglant et le poil sale, cent louis! ce chien dont +l’affreuse queue s’enroule à l’extrémité d’un corps fluet et +transparent, cent louis! cette chienne dont les mamelles mouillées vous +souillent la chaussure, respectez-la; cent louis! Il faudrait prier Dieu +de nous délivrer des chiens, si les chasseurs n’existaient pas. Je me +suis toujours demandé si le chasseur était dans l’arche. En tout cas, +Dieu fit très-bien de ne pas lui donner une femelle.<a name="page_244" id="page_244"></a></p> + +<p>Reportons-nous maintenant par la pensée vers ces temps où tous les +riches seigneurs de la cour habitaient une partie de l’année leurs +châteaux. Quel embarras pour eux de traîner leur nombreuse domesticité à +leur suite! Que de difficultés! que de lenteurs! Aujourd’hui, tandis que +les maîtres courent en calèche sur le pavé de la grande route, les +domestiques sont transportés avec tout le matériel de la maison sur les +bateaux à vapeur. Et le jour n’est pas éloigné où chaque commune aura à +sa disposition un steamer destiné à elle seule, à sa population. Comme +on a un équipage, on aura peut-être sur la Seine son service par eau, +conduit par la vapeur. L’habitude et les progrès de cette navigation +rendront faciles les manÅ“uvres, qui sont, du reste, à la portée de +l’intelligence la plus commune et de la prudence la plus ordinaire.</p> + +<p>Nous ne dirons pas les surprises pittoresques étalées aux regards depuis +le pont d’Austerlitz, depuis le Jardin des Plantes, jusqu’au terme du +voyage que font tous les jours les bateaux de la haute Seine; nous +usurperions les droits des itinéraires. Les parties fuyantes de cette +navigation, dont on ne se lasse pas, varient d’aspect à chaque +demi-lieue sur la rive gauche. Après les villages à demi submergés dans +la vapeur qui s'étend entre la route de Fontainebleau et la Seine, +Gentilly,<a name="page_245" id="page_245"></a> Ivry, Bicêtre plus loin, viennent les prés, les carrières, +les oseraies pâles et échevelées; mais déjà Charenton lève la tête, et +regarde Choisy-le-Roi, ruche laborieuse qui se révèle au loin par une +odeur d’industrie. Autrefois Choisy-le-Roi ne pétrissait que des +assiettes; maintenant on y fabrique des tuiles, du maroquin, du sucre, +et ce que je préfère au sucre, au maroquin et aux tuiles, des verrières +d’un admirable éclat. Ne maudissez pas cette fumée dont les bouffées ont +obscurci un instant le paysage: elle sort d’un four dont le sable +torréfié, réduit en lames transparentes, va devenir une peinture fragile +qui s’encadrera dans la rosace d’une cathédrale. Tout ce qui est beau +sort du feu et de la fumée, la pensée, la victoire, toute fertilité et +toute splendeur. Madame de Pompadour avait son château de folie et +d’amour au bord de l’eau. A la place du château, il y a, de nos jours, +des bateaux de blanchisseuses. C’est moins poétique; mais, au temps de +madame de Pompadour, Choisy-le-Roi était une seigneurie, maintenant +c’est une commune. Qu’a gagné Choisy-le-Roi au changement? un pont.</p> + +<p>Si vous êtes assez heureux pour n’avoir pas de chiens à surveiller sur +le pont du bateau à vapeur, regardez, et ne pensez pas. A quoi penser +devant cet horizon d’arbres qui ondulent, devant ce lac de<a name="page_246" id="page_246"></a> verdure qui +roule, moutonne, et va se briser en écume au pied de ce château perdu au +fond de la perspective? Il faut cependant penser à quelqu’un. C’est à +l’aveugle du bateau à vapeur: chaque bateau a son aveugle qui joue du +violon, assis entre sa fille et son chien. Ce chien-là ne vaut pas cent +louis; aussi je le préfère à tous les autres, et je dirais volontiers de +lui ce que Louis XIV disait d’un officier dont la laideur était raillée +à haute voix en sa présence par la duchesse de Bourgogne: «Madame, je le +trouve, moi, le plus bel homme de mon royaume, car c’est un de mes plus +braves soldats.» Je trouve que le chien de l’aveugle est le plus beau +des chiens, car il est le plus utile.</p> + +<p>Or l’aveugle du bateau à vapeur fait penser; car il ne voit rien, et il +chante; pour nous les lueurs changeantes du ciel, les accidens de +paysage; pour nous enfin le ciel, la terre et l’eau; pour lui rien: +l’obscurité; il chante pourtant. Vous allez quelque part où vous êtes +attendu, vous, par une sÅ“ur, par une amie, par un souvenir; vous +descendrez sur quelque point de la rive; lui n’est attendu par personne, +et il ne va nulle part; il ignore s’il monte ou s’il descend: il chante +pourtant! J’en connais un qui, depuis dix ans, vit de cette manière. +J’ai peut-être encore dix ans à l’entendre jouer du violon. Il n’est +qu’une récompense possible à ce brave<a name="page_247" id="page_247"></a> homme quand il sera dans le ciel: +c’est d’y jouer du violon comme Artot.</p> + +<p>A Ville-Neuve-Saint-George, le bateau se désemplit s’il remonte le +fleuve, ou il double sa cargaison s’il le descend. C’est le point où +aboutissent les principaux embranchemens de chemins qui mènent aux +campagnes louées par les artistes. L’Opéra, l’Opéra-Comique, le +Conservatoire, peuplent de célébrités Hyères, Brunoy, Valenton, +Gros-Bois et toutes les extrémités de la forêt de Sénart. La plupart ont +des chapeaux gris, des croix d’honneur, et, il faut le dire aussi, des +chiens de chasse. A quelle chasse peut se livrer une flûte de l’Opéra?</p> + +<p>Encore quelques riches morceaux de paysage, et vous découvrirez un pont +d’une légèreté surprenante entre le ciel et l’eau. C’est le pont Aguado; +le pont bien nommé, car c’est M. Aguado qui l’a fait construire: il a +versé sept cent mille francs dans la Seine, qui ne les lui rendra +jamais. On payait autrefois un sou pour passer sur ce pont. On assure +que madame Aguado se plaignait un jour d'être obligée de faire arrêter +sa voiture pour acquitter comme les autres son droit de péage. «Il n’y a +qu’un remède à cet inconvénient, répondit M. Aguado: personne ne paiera +plus rien pour passer sur le pont;» et le droit de péage fut aboli.<a name="page_248" id="page_248"></a></p> + +<p>Avant M. Aguado, il n’y avait pas de pont entre Choisy-le-Roi et +Corbeil, c’est-à -dire sur une étendue de neuf lieues. Il a fallu qu’un +banquier espagnol vînt en France pour que cet oubli du gouvernement fût +réparé. Je ne sais si M. Aguado est Français maintenant. En tout cas, +voilà une belle lettre de naturalisation d’une seule arche.</p> + +<p>Il est peu de châteaux en France dont la position soit aussi avantageuse +que celle de Petit-Bourg. Bâti sur une crête entre la route de +Fontainebleau et la Seine, il domine ce fleuve et un vaste horizon de +campagnes. Son parc et ses pièces de gazon lui font un manteau jusqu'à +la rive; et l'été, rien n’est comparable à ce développement rapide, à +cette cascade de verdure riante et de verdure majestueuse. Par deux +toiles de Raguenet, peintes dans la manière de Vander Meulen et placées +l’une à la naissance de l’escalier de droite, l’autre au commencement de +l’escalier de gauche, on peut comparer l'état du château actuel avec la +physionomie du château aux siècles passés. Les changemens extérieurs +sont peu notables. Sous le duc d’Antin et quelques-uns de ses +successeurs, on ne voyait le château, du bas de la Seine, que par une +seule et large coupure dans le parc, place couverte alors comme +aujourd’hui par une belle pièce de gazon. M. Aguado a créé deux autres +points de vue en<a name="page_249" id="page_249"></a> étoile, en sacrifiant, avec un discernement exquis, +quelques massifs d’arbres dont la perte se trouve richement compensée. +Grâce à cette disposition, le château s’aperçoit toujours, à quelque +endroit qu’on soit sur le fleuve; aucun angle ne le dérobe. La propriété +y a sans doute gagné; je crois cependant que les voyageurs curieux, +doucement portés par le bateau à vapeur de Paris à Montereau, ont encore +gagné davantage à cette heureuse modification. C’est un quart d’heure de +plus donné à l’appétit de leur curiosité. Les autres changemens, et il +en est un très-grand nombre, portent sur des détails: détails infinis, +coûteux à l’excès, mais perdus dans l’ensemble, et ne figurant avec +importance que sur les mémoires des architectes et des jardiniers. Ce +sont des riens permis seulement à un millionnaire.</p> + +<p>Le château de Petit-Bourg emprunte une majesté très-grande de sa +situation. Son piédestal fait sa royauté, car il est petit en réalité, +excessivement petit. A le voir du plan abaissé de la Seine, à +l’extrémité radieuse de sa pièce de gazon, à la crête du parc, il paraît +aussi étendu que le château de Vaux. Vaux cependant l’enfermerait tout +entier dans l’un de ses pavillons. Il en est de même du parc, riche +d’une apparence trompeuse, tout en développement et en surface. C’est un +décor comme le château.<a name="page_250" id="page_250"></a> Nous n’en dirons pas autant de la superbe allée +de marroniers qui s'étend de la route de Fontainebleau à la grille: elle +est magnifique, royale. La préface écrase le livre.</p> + +<p> </p> + +<p>Nous aurions désiré une teinte plus sérieuse, plus historique, à la +façade du château; elle est trop jolie pour son âge. Le rose plaît aux +yeux et à l’imagination; mais quand on a deux cents ans, le rose est du +fard, et le vert de la coquetterie. Nous ne tairons pas que Petit-Bourg +offre quarante croisées vertes sur un badigeon rose. Pourquoi la figure +d’un château, comme celle d’un écusson de famille, n’arriverait-elle pas +avec intégrité jusqu’au dernier jour de sa durée?</p> + +<p> </p> + +<p>Une belle cour pavée en petits cailloux sombres s’encadre devant le +perron au bout de la longue allée de marroniers dont nous avons déjà +parlé. Nous n’avons pas eu le loisir de constater le mérite des bustes +en marbre placés de distance en distance sur le parapet de cette cour +d’honneur. Le corridor, qui prend d’ordinaire le nom de salle des gardes +dans la distribution des châteaux, nous a paru sans valeur à +Petit-Bourg. Il conduit à la salle à manger, dallée, comme la +précédente, en carreaux de marbre noir et blanc. C’est la plus belle +pièce, à notre avis; elle est carrée, spacieuse et d’une suffisante<a name="page_251" id="page_251"></a> +élévation. Nous insisterions patiemment et avec notre exactitude +habituelle sur le luxe de ce salon, si les meubles, ainsi que dans +beaucoup de demeures seigneuriales, se recommandaient au regard par des +souvenirs historiques. Que n’y avons-nous trouvé un vieux fauteuil à +bras de madame de Montespan, ou une table de jeu usée par les coudes de +son fils! nous ne l’aurions pas passée sous silence. A force de +précision dans le style, nous aurions peut-être classé ces deux objets +dans la mémoire du lecteur. Doit-on, quand la description est privée de +ces ressources, porter une attention équivalente sur des meubles +modernes, pour riches qu’ils soient, et les élever, malgré la mobilité +de mille déplacemens possibles, à la hauteur d’une mention particulière? +Dans les jours d’instabilité où nous vivons, le magnifique maître du +Petit-Bourg actuel transportera, si le caprice l’entraîne, ses goûts de +châtelain dans le Berry ou ailleurs, et les précieux tableaux attachés +aux murs de son château seront remplacés, sous un nouveau propriétaire, +par des fusils de chasse ou des instrumens de pêche; révolutions peu à +craindre autrefois, quand le seigneur et la seigneurie ne se séparaient +jamais.</p> + +<p>Toutefois le rare mérite des tableaux qui sont à Petit-Bourg commande +une indication à la plume<a name="page_252" id="page_252"></a> du narrateur; des chefs-d'Å“uvre méritent +une exception, n’en déplaise à ces temps-ci.</p> + +<p>Une partie de la seigneurie d'Évry et Petit-Bourg appartenaient, au +quinzième siècle, à Pierre Longueil, conseiller au parlement de Paris. +La terre de Grand-Bourg dépendait aussi de ses domaines. André Courtin, +chanoine de Paris, devint ensuite acquéreur de la seigneurie entière, où +il fit bâtir une belle maison de plaisance et, en outre, une chapelle +dédiée à saint André, à condition que le chapelain tiendrait les écoles +et serait à la nomination du seigneur. Après la mort de l’abbé Courtin, +l’archevêque de Paris devint propriétaire de Petit-Bourg, qu’il +échangea, le 29 août 1639, avec M. Galland, greffier du conseil, contre +une maison située rue Bourg-l’Abbé, à Paris.</p> + +<p>Quelle que soit la sécheresse de ces documens, d’ailleurs restreints par +nous à leur plus simple utilité, il est impossible de les négliger, sous +le prétexte qu’ils n’ont pas l’intérêt de la curiosité. Nous n’avons pas +pris l’engagement de couronner de roses la chronologie, et, comme +Benserade, de mettre l’histoire des châteaux de France en madrigaux.</p> + +<p>Homme riche, homme de goût, M. Galland agrandit les jardins, les orna de +statues; il ne cessa qu'à sa mort d’embellir la propriété, qui passa<a name="page_253" id="page_253"></a> +alors (1646) à l’abbé de Saint-Benoît, Louis Barbier, plus connu sous le +nom de l’abbé de la Rivière, et par son titre de favori du duc +d’Orléans, frère de Louis XIII.</p> + +<p>Cette généalogie des seigneurs de Petit-Bourg, faite aussi sommairement +que possible, va nous conduire, d’un pas mieux assuré, à l’historique de +chacun des divers possesseurs; elle nous permet même, une fois tracée, +de reléguer dans le silence ceux d’entre eux dont la trop faible +importance ne mérite aucune mention. L’histoire doit être polie quand il +ne lui est pas permis d'être généreuse.</p> + +<p>De l’abbé de la Rivière, mort évêque de Langres, Petit-Bourg passa, en +1695, à Athénaïs de Rochechouart, mariée au marquis de Montespan, plus +tard maîtresse de Louis XIV.</p> + +<p>Il nous est permis de suspendre ici l’indispensable énumération des +possesseurs de Petit-Bourg, pour nous avancer sur le terrain, moins +aride, des faits dont ce château évoque les souvenirs.</p> + +<p>Sous Louis XIV, le château de Petit-Bourg appartenait au duc d’Antin, +fils légitime de madame de Montespan. C'était le joueur le plus acharné +du royaume, à une époque cependant où le jeu avait ses héros et ses +grands capitaines. Pour éteindre en lui cette dévorante passion, sa +mère, tout entière alors aux regrets d’une conduite enregistrée<a name="page_254" id="page_254"></a> par +l’histoire, s’engagea à augmenter de douze mille livres les rentes +annuelles dont il jouissait. La condition fut qu’il ne jouerait plus de +sa vie. Comme pour mieux le retenir dans les liens de cet engagement, +madame de Montespan courut en faire la confidence au roi, qui parut fort +étonné de l’intérêt qu’on lui supposait à ce que le duc d’Antin jouât ou +ne jouât plus. D’ailleurs d’Antin joua toujours, il joua même davantage, +ayant à sa disposition douze mille livres de plus.</p> + +<p>Quand M. de Montespan, son père, fut mort, il eut le triste courage de +demander au roi, l’amant public de sa mère, de le nommer duc d'Épernon. +Ses frères adultérins, les fils de sa mère et de Louis XIV, +l’appuyaient; mais madame de Maintenon, infatigable ennemie des +Montespan, fit prévaloir sa haine, et le duc d’Antin ne fut pas de cette +fois encore nommé duc d'Épernon. En attendant ce beau titre, il continua +à jouer tout l’argent que sa mère, en manière d’expiation, lui envoyait +pour le détourner de sa ruineuse passion.</p> + +<p>Mais, quelques années plus tard, devait finir comme avaient fini toutes +les maîtresses de Louis XIV, dans les convulsions du mal et les plus +affreux remords, la belle, l’ironique, la blanche, la spirituelle, la +superbe madame de Montespan; car Louis XIV, par une fatalité attachée à +ses<a name="page_255" id="page_255"></a> amours, a déshonoré, avili, tué toutes les femmes qui ont brillé +dans son sérail, comme si après lui elles ne pouvaient plus entrer que +dans un couvent ou dans un cercueil.</p> + +<p>Quelle existence royale et morne que celle de madame de Montespan! Comme +elle prévoit cette passion dont elle est menacée, et dont elle doit +mourir! Elle se cache en vain dans les bras de son mari; elle baisse la +tête, elle ferme les yeux, tout est inutile. Le roi l’a vue, le roi l’a +trouvée belle; elle sera la maîtresse du roi, quoiqu’elle aime, +quoiqu’elle vénère son mari. Elle dit à son mari de prendre garde, de +veiller sur elle, de la défendre, d’aller l’enfouir au fond d’un château +dans leurs terres de la Guyenne. Comme on demande pardon d’avoir commis +une faute, elle demande avec supplications qu’on ne lui laisse pas +commettre la grande faute d'être aimée du roi et peut-être de l’aimer. +Il fallait être un mari bien froid, bien présomptueux, ou bien aveuglé +par l’amour, pour ne pas céder à tant de prières sensées. M. de +Montespan aimait beaucoup sa femme; et voilà pourquoi, étrange +conséquence! il fut sourd à ses avertissemens si tendrement, si +énergiquement donnés. Aussi la postérité, qui a eu des pitiés +vengeresses pour des malheurs semblables, a laissé ce mari imbécile dans +le néant, et le nom de Montespan<a name="page_256" id="page_256"></a> ne réveille autre chose que le nom +d’une courtisane intelligente et belle, dont on ne connaît pas plus le +mari que le coiffeur.</p> + +<p>Enfin elle fut la maîtresse de Louis XIV, et elle le fut assez +long-temps pour s’en souvenir toujours et mourir, malgré ses pénitences, +de la douleur de ne plus l'être. Sa royauté, il faut le dire, était +encore plus enviable et plus extraordinaire que celle de Louis XIV, né +roi parce que son père avait été roi, son grand-père roi. La royauté de +madame de Montespan lui venait de ses charmes, de ses yeux où se +peignait tout l’esprit de ses pensées, de sa beauté enfin, distinguée, +choisie parmi les plus rares. Les questions de moralité écartées, rien +n’est comparable à la destinée d’une maîtresse de Louis XIV, le plus +galant des hommes quand il n’en était pas le plus indifférent, le plus +égoïste. Tout cédait le pas à ses maîtresses. Avant ses fils, avant ses +bâtards, avant lui-même, il mettait madame de Montespan, comme il avait +mis auparavant mademoiselle de La Vallière, comme il devait mettre plus +tard madame de Maintenon. Madame de Montespan assistait au conseil des +ministres, suivait le roi à la chasse, ou plutôt était suivie du roi, +qui ne lui parlait jamais que chapeau bas à la portière, la glace à demi +soulevée.</p> + +<p>Un jour cependant il lui fallut quitter les Tuileries,<a name="page_257" id="page_257"></a> Versailles, +Marly, les brillans carrousels où elle était toujours remarquée; il +fallut faire ses adieux à la grandeur et à la puissance sous toutes ses +formes, éprouver tout ce qu’il y a d’affreux et d’amer dans le triomphe +de ses ennemis, et tout ce qu’il y a d’amer et d’affreux dans +l’indifférence de ses amis. Elle qui avait répandu tant d'étincelles +ingénieuses sur le fond si sombre et si grave de la cour, elle qui avait +prêté tant d’esprit à Louis XIV, elle qui était, après tout, la mère de +quatre enfans dont il était le père, vit un jour entrer Bossuet, qui lui +signifia l’intention du roi. L’intermédiaire était bien choisi. Celui +qui faisait l’oraison funèbre de toutes les puissances mortes était de +droit appelé à prononcer la déchéance de la maîtresse de Louis XIV, qui +ne savait s’adresser qu’aux prêtres dans les occasions équivoques de sa +vie. On ne sait pas au juste de quelle raison se servit M. de Meaux pour +annoncer à madame de Montespan sa disgrâce; mais elle demeura convaincue +que le roi la quittait, non pas parce qu’elle était moins jolie et moins +séduisante, mais parce que le roi avait été tout-à -coup saisi de la peur +du diable, terreur dont il éprouvait des accès par intermittence. +Redouter le diable au point de rompre avec une femme adorée, avec madame +de Montespan, pour se livrer immédiatement à une autre<a name="page_258" id="page_258"></a> femme, à madame +de Maintenon, c'était peut-être avoir raison contre la première, au +point de vue religieux; mais, dans tous les cas, c'était dire tacitement +à la seconde qu’on se donnait à elle par respect pour le diable. +Toutefois il faut admirer le diable, qui se sert de l’organe d’un +confesseur pour engager un roi à se défaire d’une maîtresse, et pour que +ce roi se jette dans les bras d’une autre maîtresse moins belle et moins +aimable. Les diables ne font pas les choses à demi.</p> + +<p>Chassée de la cour, des carrosses du roi, de sa pensée et de son +cÅ“ur, madame de Montespan alla où allaient alors toutes les +courtisanes en disgrâce, tous les favoris usés, toutes les maîtresses +flétries, épées rouillées, fleurs de la veille; elle se retira au +couvent. Cette reine dépossédée avait prévu de si loin sa chute sans +oser y croire, qu’elle avait fait bâtir de ses épargnes la communauté où +elle se retira le voile au front, le dépit aux lèvres et une colère +pleine d’espérance dans le cÅ“ur. Pendant de longues années elle +invoque en vain dans ses courses inquiètes le baume de la religion. On +n’oublie pas si vite qu’on a été la maîtresse d’un roi de France, +surtout lorsqu’on est encore belle! Quel amour console de cet amour +perdu? Des hauteurs de Petit-Bourg, à travers ces bois qu’elle +parcourait sans cesse, elle cherchait Paris, la ville où elle<a name="page_259" id="page_259"></a> avait +régné. Ceux qui, par une douce soirée d'été, passent en chantant sur le +bateau à vapeur aux flancs de cette admirable propriété, ne savent pas +toutes les larmes qui ont été répandues dans cet espace par une femme +blessée du mépris d’un roi. On la voyait fuir comme une ombre désolée le +soir derrière les arbres de son parc, ou descendre à pas rapides +jusqu’aux bords de la Seine, dont les ondes chargées de ses regrets et +de ses murmures devaient les porter jusqu’aux pieds du palais de son +infidèle amant.</p> + +<p>Bonne, même avant d'être malheureuse, elle chercha dans son exil à se +distraire par des Å“uvres de bienfaisance. Son goût était de marier +les jeunes gens qui l’approchaient; elle dotait les jeunes filles, leur +achetait le trousseau, promettait son appui aux nouveaux ménages. Mais +elle disait toujours à la mariée, et bien bas, en présidant à ces +unions: «Mon enfant, n’aimez jamais un roi.»</p> + +<p>Fatiguée de ne rencontrer le repos nulle part, elle se renferma pour +toujours à sa communauté de Saint-Joseph; et le père de Latour, célèbre +oratorien, devint son directeur de conscience. La piété lumineuse des +prêtres de cet ordre est restée dans la mémoire de ceux qui savent le +passé de nos mÅ“urs. Quelle patience héroïque! quelle persuasion +soutenue! quelle science universelle, éloquente<a name="page_260" id="page_260"></a> et familière à la fois, +quelle simplicité et quelle subtilité de pensées ne leur fallait-il pas +pour voir clair, pour marcher dans ces consciences qui venaient à eux, +ou gonflées de venin, ou malades, ou découragées, exaltées ou détendues, +demandant de la religion comme la soif demande de l’eau? Comment la leur +présenter pour qu’ils ne la rejetassent pas? Une lente et pieuse +obsession obtint d’elle qu’elle ne penserait plus à retourner à la cour +ni à se venger de ses ennemis. Une femme ne pas se venger d’une femme +qui l’a fait descendre du premier trône du monde! Elle promit, elle tint +parole. Elle fit plus, elle écrivit à son mari qu’elle irait vivre +auprès de lui, s’il consentait à lui pardonner et à la recevoir. Son +humiliation n’eut pas son prix: M. de Montespan continua à la mépriser, +et il mourut avec son mépris pour elle. Elle remercia Dieu et travailla +assidument pour les pauvres à des ouvrages grossiers; elle cousait des +chemises de forte toile, n’interrompant sa tâche que pour prier ou +soutenir son corps par des mets d’une austère frugalité. Ses jarretières +et sa ceinture étaient armées de pointes de fer qui la perçaient à +chacun de ses mouvemens. Elle dompta même sa langue ou plutôt son +esprit, ce dard superbe, flexible et vivant, avec lequel elle +transperçait autrefois les réputations de la cour, et les<a name="page_261" id="page_261"></a> blessait pour +long-temps quand elle ne les tuait pas. La railleuse, la moqueuse +impératrice se fit simple et indulgente femme, comme si elle n’avait +jamais eu ni esprit ni malice; comme si elle n’avait jamais connu le +monde, qui rend de tels sacrifices si onéreux et si méritoires. Et qu’on +juge si ces abaissemens lui coûtèrent! Elle resta belle jusqu'à sa +dernière heure, belle comme lorsqu’on la voyait du haut de son cheval de +chasse, les bras nus, le cou mouillé par une écume de dentelles, les +joues pourprées de jeunesse, appuyer, en souriant, l'épée du roi sur la +tête effroyable et blessée du sanglier vaincu au milieu des chiens et +des piqueurs.</p> + +<p>Cependant un orgueil lui resta, que son confesseur ne put terrasser ou +qu’il ne voulut pas abattre, afin de mieux faire ressortir peut-être les +autres triomphes obtenus. Malgré ses pointes de fer, ses chemises de +toile jaune, son austérité et ses terreurs de la mort, madame de +Montespan ne renonça jamais aux lois du cérémonial en pratique à la +cour. Il n’y avait qu’un fauteuil dans sa chambre, et il était pour +elle, reçût-elle la visite des princes ses fils, ou celle de la duchesse +d’Orléans. On s’asseyait sur des chaises. Jamais elle ne rendit aucune +visite.</p> + +<p>Sa maladie arriva comme un coup de foudre;<a name="page_262" id="page_262"></a> elle en mourut à cause de +l’extrême ignorance, il est à peine besoin de le dire, qu’on apporta à +la soigner, si l’on peut appeler soin l’espèce de travail brutal qu’on +exerça sur elle. On la gorgea d'émétique, remède très en vogue au +dix-septième siècle, et dont personne ne revenait.</p> + +<p>Son fils légitime vint, la regarda froidement, et il ordonna qu’elle fût +embaumée. C'était un fils légitime. Tuée par les médecins, elle fut +hachée par les embaumeurs. Son corps n'était plus rien quand il sortit +de leurs mains pour être remis aux gens d'église, lesquels, sur une +question de préséance, laissèrent la bière pendant plusieurs heures à la +porte de l'église. Enfin, on n’inhuma pas le corps; ce ne fut que +long-temps après que la dignité publique le fit transporter à Poitiers +et déposer dans le caveau de famille.</p> + +<p>Et le roi, que dit-il? le roi ne dit rien.</p> + +<p>Ainsi finit madame de Montespan, maîtresse de Louis XIV, mère du duc +d’Antin, le possesseur du château de Petit-Bourg.</p> + +<p>Pétillant d’esprit, d’une figure remarquablement belle, homme de cour +comme peu l’ont été, infatigable à tous les exercices comme à tous les +jeux, il avança assez vite sur le chemin de la fortune, dès que sa mère +eut cessé de vivre. Jusqu'à ce moment, il avait trouvé dans madame de +Maintenon<a name="page_263" id="page_263"></a> un invincible obstacle aux projets de son ambition. Il mit +adroitement à profit sa position qu’aucun interdit ne gênait plus. Le +maréchal de Villeroi, chez lequel le roi avait l’habitude de s’arrêter, +était sous le coup de la disgrâce. Son château, un des beaux monumens de +la splendeur seigneuriale, avait perdu la faveur des royales visites. +Pourtant, Louis XIV, déjà très-vieux, ne pouvait guère se rendre d’un +trait à son palais de Fontainebleau; les carrosses, même ceux de la +cour, n’avaient ni la souplesse ni la calme rapidité des voitures +d’aujourd’hui; la route n'était pas celle qui s'étend maintenant, comme +un seul pavé, des Tuileries à Orléans. Fontainebleau était aux déserts. +D’Antin saisit le beau côté de l’empêchement. Son château de +Petit-Bourg, placé entre Paris et Fontainebleau, offrait une étape +naturelle à la course si longue et si difficile du roi. Avec beaucoup de +modestie, avec peu d’espoir de voir accepter son offre téméraire, il lui +fit proposer de vouloir bien s’arrêter à son château de Petit-Bourg, si, +sur son passage, il n’en trouvait pas de plus dignes que le sien. Madame +de Maintenon consultée, Louis XIV agréa la proposition du duc d’Antin, +et il promit d’aller coucher au château de Petit-Bourg le 13 septembre. +On était en 1707.</p> + +<p>D’Antin perdit la tête quand il sut que le roi<a name="page_264" id="page_264"></a> voulait bien descendre +chez lui. Le roi et madame de Maintenon! c'étaient deux rois à loger, à +fêter pendant tout un jour et toute une nuit. Comment être neuf dans +cette circonstance? Comment éclipser les Condé et les Villeroi, ces +princes qui s'étaient montrés d’une si ingénieuse magnificence chaque +fois que Louis XIV avait honoré leurs châteaux de sa présence? On avait +tant tiré de feux d’artifice chez Fouquet! on avait tant usé et abusé +des promenades sur l’eau à Chantilly! D’ailleurs à Petit-Bourg le +terrain par sa pente ne permet pas d’offrir de belles et limpides eaux à +la proue d’une escadre dorée. D’Antin se rongeait les ongles. Se confier +à quelqu’un, c'était admettre quelqu’un à partager le bénéfice de +l’invention. Enfin, la muse des courtisans le visita: il eut une idée; +et le jour de la visite arriva.</p> + +<p>«Le roi partit de Versailles le 12 septembre, à midi, pour aller à +Petit-Bourg. Dans son carrosse étaient madame la duchesse de Bourgogne, +madame la duchesse de Lude, dame d’honneur, et madame la comtesse de +Mailly, dame d’atour. Les gardes-du-corps, les gendarmes, les +chevau-légers et les mousquetaires gris et noirs étaient disposés sur la +route par escadrons.</p> + +<p>»A Juvisy, le roi fit très-obligeamment arrêter son carrosse pour +recevoir des corbeilles de fruits<a name="page_265" id="page_265"></a> qui lui furent présentées par M. le +président Portail, qui a une maison en ce lieu-là . Sa majesté reçut ces +fruits avec la bonté qui lui est naturelle, dit le <i>Mercure galant</i>, que +nous citons, et elle les présenta elle-même à madame la duchesse de +Bourgogne et à Madame. Ces corbeilles étaient accompagnées d’autres +rafraîchissemens dont sa majesté remercia M. Portail. Avant que +d’arriver à Petit-Bourg, elle fut rencontrée par M. le marquis d’Antin, +qui était venu pour la saluer sur la route, et qui reprit les devans +pour la recevoir à Petit-Bourg. Sa majesté y arriva à quatre heures, et +entra dans l’appartement que ce marquis lui avait fait préparer; elle le +trouva fort beau. Au retour de la promenade, le roi travailla jusqu'à +l’heure du souper, qui fut servi par les officiers de sa majesté, qui +s’y étaient rendus la veille. Toutes les tables tinrent comme à +Versailles, et furent servies de même. Les gardes-du-corps ne manquèrent +de rien, et les gardes françaises et les Suisses ne purent vider tous +les tonneaux de vin qu’on leur distribua.»</p> + +<p>Telle est la manière sèche et officielle dont le <i>Mercure galant</i> de +septembre 1707 rend compte de la visite de Louis XIV au château de +Petit-Bourg. Il est d’autres mémoires du temps, et ceux de Saint-Simon +ne doivent pas être omis, qui parlent<a name="page_266" id="page_266"></a> de l’honneur fait au duc d’Antin +en termes plus étendus: nous n’avons pas manqué d’y puiser.</p> + +<p>Quelques heures avant l’arrivée de Louis XIV au château de Petit-Bourg, +le duc d’Antin fut frappé d’une pensée qu’il aurait pourtant dû avoir +avant ce moment extrême. Le désespoir le saisit, sa raison s'égara, il +sentit ses idées se brouiller dans sa tête, quand il n’avait peut-être +jamais eu un besoin si grand de sang-froid, de contenance et de dignité. +Il était un homme perdu, déshonoré, ridiculisé pour tout le reste de sa +vie. Quelle était donc l’erreur où il était tombé? Quel oubli +irréparable avait-il donc commis? Son oubli était, en effet, un crime +pour un courtisan et un courtisan aussi délié que lui, sur le point de +ressaisir la faveur du roi et celle de madame de Maintenon. Lui, qui +avait donné à son château une forme si nouvelle, afin d'être récompensé +d’un sourire de Louis XIV, lui, qui avait choisi grain à grain le sable +où la cour passerait, lui, homme d’esprit, n’avait pas remarqué, jusqu'à +ce moment fatal, que le chiffre du roi et de sa mère, madame de +Montespan, était gravé, incrusté, peint partout. Ces deux lettres, L M, +arrêtaient le regard, à quelque endroit qu’il se portât. Comment les +faire disparaître? Elles brillaient aux panneaux des portes,<a name="page_267" id="page_267"></a> sur le +marbre des cheminées, au dos des fauteuils. Et madame de Maintenon +allait voir ces terribles emblèmes, témoignages de la passion de Louis +XIV pour une autre femme qu’elle! A ce spectacle si honteux pour elle, +nul doute qu’elle remonterait en carrosse et partirait, furieuse, pour +Fontainebleau. Quelle vengeance ne tirerait-elle pas d’un tel affront, +qu’elle supposerait avoir été long-temps calculé par le fils de madame +de Montespan? D’Antin se voyait à la Bastille ou au fond d’un cachot +d’une prison d'état. Pourtant les heures s'écoulaient, déjà des +mousquetaires caracolaient devant les grilles. D’Antin n’avait plus qu'à +se noyer dans la Seine, tandis que le roi arrivait à Petit-Bourg par la +route de Fontainebleau. Avant de se noyer, d’Antin voulut cependant tuer +son intendant, en raison de ce principe qui veut qu’un intendant ait +toujours moins d’esprit que son maître, quand il advient au maître d’en +avoir, et qu’il soit plus sot que lui, lorsque le maître commet une +sottise. Je le tuerai, criait-il en promenant ses mains irritées sur le +chiffre entrelacé du roi et de sa mère: je le tuerai! n'était-ce pas à +lui à remarquer, à effacer, à pulvériser ces emblèmes qui seront ma +ruine et ma mort? Décidément, je le tuerai.</p> + +<p>L’intendant fut appelé.<a name="page_268" id="page_268"></a></p> + +<p>—Monsieur, lui dit le duc d’Antin, vous êtes un misérable.</p> + +<p>—Monseigneur...</p> + +<p>—Vous êtes un insensé!</p> + +<p>—Mais, monseigneur, en quoi?</p> + +<p>—Vous méritez un châtiment.</p> + +<p>—Que je sache du moins...</p> + +<p>—Eh! quoi, vous avez laissé subsister ces chiffres, quand le roi doit +se rendre ici?</p> + +<p>—Je pensais, monseigneur...</p> + +<p>—Vous pensiez! vous ne savez donc pas?... Faut-il que je vous apprenne +que madame de Montespan fut autrefois distinguée par le roi?</p> + +<p>—Je ne l’ignorais pas, monseigneur.</p> + +<p>—C’est donc pour me nuire, me perdre, m’assassiner, que vous n’avez pas +détruit ces chiffres?</p> + +<p>—Pourquoi les aurais-je détruits?</p> + +<p>—Il faut donc que je descende encore à vous dire que le roi a remplacé +dans ses affections, où nul n’a le droit de pénétrer, madame de +Montespan par madame de Maintenon?</p> + +<p>—Je savais aussi cela, monseigneur, et je regrette une confidence +semblable, puisqu’elle paraît tant vous affliger.</p> + +<p>—Mais expliquez-vous, monsieur! puisque vous n’ignoriez aucun de ces +faits, pourquoi ne<a name="page_269" id="page_269"></a> m’avez-vous pas épargné la ruine dont je suis +menacé?</p> + +<p>—Monseigneur, répondit l’intendant, si j’ai conservé partout où il a +été placé le chiffre de madame de Montespan et du roi, c’est que le nom +de madame de Maintenon comme celui de madame de Montespan commence par +un M. Le roi croira que c’est une des mille surprises que vous lui avez +préparées. Il verra dans ce chiffre la première lettre de son nom et la +première lettre du nom de madame de Maintenon, qui ne sera pas moins +flattée de votre ingénieuse courtoisie. Voilà pourquoi je n’ai pas +anéanti ces deux lettres qui vous ont tant causé de peine, monseigneur.</p> + +<p>—Dès ce moment vos gages sont triplés, dit le duc d’Antin à son +intendant. N’oubliez qu’une chose, c’est que je me suis mis en colère +devant vous. Vous pouvez vous retirer, monsieur.</p> + +<p>Ainsi que l’intendant l’avait prévu et si adroitement dit pour sa +défense, le roi et madame de Maintenon prirent pour une délicieuse +galanterie du duc d’Antin la répétition de leur chiffre semé avec tant +de prodigalité autour d’eux.</p> + +<p>Le roi et madame de Maintenon, au jour et à l’heure indiqués, vinrent +donc à Petit-Bourg avec toute leur suite, leurs officiers, leurs gens et +leurs carrosses.<a name="page_270" id="page_270"></a></p> + +<p>La propriété était naturellement assez belle pour que le duc d’Antin +n’eût pas eu, comme cela était à craindre, la triste fantaisie de faire +planter des rosiers à la place de ses beaux chênes, et de dévaster ses +parterres pour les remplir d’eau et de petits poissons. Le roi admira ce +qui sera éternellement beau à Petit-Bourg (à moins que les chemins de +fer ne veuillent le contraire), un parc superbement planté sur la crête +d’un riche point de vue, et descendant, comme une décoration mouvante, +jusqu'à la Seine, miroir de tant de beautés; un parc qui semble fait +pour amuser le soleil, tant on lui a pratiqué de rues, de places, de +portiques où courir, s'étendre et darder. En automne, il a des déclins +inimaginables; il a des épanouissemens féeriques; il se fait à lui-même +des illuminations sur son passage; tantôt il se montre rouge et découpé +au ciseau au fond d’une lunette de verdure; tantôt il s’ouvre et +s'élargit en teinte dorée derrière des branches qui flambent de clarté, +comme des sarmens au feu, et les terrasses, toutes peuplées de blanches +statues, et la Seine, la rivière royale, se colorent de la mélancolique +garance de cette aurore boréale dont les oiseaux seuls, les moutons +penchés sur les coteaux et les pâtres indifférens, ont le spectacle +solitaire jusqu'à la première étoile.</p> + +<p>Mais si le duc d’Antin eut le bon sens de ne vouloir<a name="page_271" id="page_271"></a> inventer aucune +rivière imprévue, aucun nouveau soleil, pas la moindre nature pour faire +sa cour au roi, il jeta madame de Maintenon dans une vive surprise en +l’introduisant dans l’aile du château qui lui était réservée.</p> + +<p>A peine madame de Maintenon a-t-elle posé le pied sur la première +marche, qu’elle croit saisir une ressemblance. Cet escalier est +exactement le même que celui de Saint-Cyr, sa fondation orgueilleuse et +chérie. C’est bien la même rampe en fer doré. Elle monte, redoublement +de surprise: les portes d’appartement sont, comme à Saint-Cyr, toutes +guillochées de dorures délicates, s’enlaçant en ceps de vignes sur un +fond blanc et mat. Elle entre, mêmes cheminées en marbre pâle, mêmes +flambeaux à branches élancées et courbées en rameaux. Cette première +pièce ne diffère en rien de celle de sa maison religieuse. Nombre égal +de petites et de grandes glaces; exacte tapisserie d’Aubusson, +représentant, ainsi qu'à Saint-Cyr, l’histoire d’Esther et d’Assuérus. +Madame de Maintenon, émerveillée, passe dans la pièce destinée à être sa +chambre pour une seule nuit. L’enchantement continue. C'était à croire +qu’une fée avait transporté de Saint-Cyr à Petit-Bourg les siéges, les +tapis, les pendules, les tableaux, les livres; les livres même dont +madame de Maintenon faisait sa lecture<a name="page_272" id="page_272"></a> habituelle sont là ; et rien qui +trouble cette ressemblance magique: les livres ont le caractère +extérieur, la forme distincte, la physionomie fatiguée, les plis, les +taches des livres de Saint-Cyr. Elle les retrouve dans la position où +elle les a laissés sur sa table de méditation. Elle s’assied, c’est son +fauteuil; elle prolonge son regard, ce sont ses rideaux; elle l'élève, +c’est le Christ d’ivoire au pied duquel elle prie. Pas une couleur, pas +une nuance, pas un trait, qui soit une dissemblance. Elle sourit, et +remercie le duc d’Antin, qui a pleinement réussi dans son miracle de +courtisan.</p> + +<p>Comme elle était arrivée de bonne heure au château de Petit-Bourg, elle +put encore entendre la messe dans une galerie pratiquée près de sa +chambre. Autre prévoyance pieuse du duc d’Antin. A Saint-Cyr, madame de +Maintenon assistait à la messe dans une pareille galerie. L’attention la +flatta extrêmement; et comme tout ce qui semblait lui plaire était du +goût du roi, il n’y a pas de termes assez justes pour peindre le bonheur +de leur hôte. Il n’est sorte d’amusemens qu’il ne leur procurât; et les +amuser était très-difficile alors. Le roi et madame de Maintenon étaient +déjà bien vieux. Cependant la musique, les promenades, les scènes de +divertissement arrangées sur le passage de la cour, le plaisir des +personnes de la suite,<a name="page_273" id="page_273"></a> l’ordre qui accompagnait ces coups de théâtre +calculés avec beaucoup d’art, parvinrent à distraire les royaux +visiteurs, malgré leur âge, leur infirmité, leur profond ennui.</p> + +<p>Lorsque le roi se fut retiré un instant dans l’appartement de madame de +Maintenon, il fit appeler d’Antin, qui commençait à recevoir par la +faveur de cette audience le prix de son zèle. Le duc profita de cette +entrevue pour soumettre au roi le plan du château de Petit-Bourg. Tout +fut approuvé par le roi, dont le goût était très-sûr et très-distingué +en matière de jardins. Cependant il fit remarquer au courtisan +respectueux qu’une longue allée de marroniers masquait la perspective +précisément en face de la chambre qu’il occupait, lui, le roi, +d’ailleurs ravi de tout le reste. L’observation fut accueillie par le +duc d’Antin avec reconnaissance. Il convint que cette allée de +marroniers n’avait pas été heureusement plantée.</p> + +<p>Le lendemain matin, quand le roi s’approcha de la croisée, quel ne fut +pas son étonnement!<a name="FNanchor_C_3" id="FNanchor_C_3"></a><a href="#Footnote_C_3" class="fnanchor">[C]</a> l’allée de marroniers avait disparu.</p> + +<p>Le roi se montra fort touché des efforts que le<a name="page_274" id="page_274"></a> duc avait faits pour +lui rendre agréable son séjour au château; mais, toujours moqueuse +malgré ses grands dehors de piété, madame de Maintenon dit à d’Antin, en +présence des courtisans, au moment de quitter le château: «Il est +heureux, monsieur le duc, que je n’aie pas déplu au roi; vous m’eussiez +envoyée coucher sur le pavé du grand chemin.»</p> + +<p>Ceci était peut-être de la jalousie: le duc d’Antin eut le tort de +n’avoir pas deux allées de marroniers à abattre, une en l’honneur du +roi, l’autre en l’honneur de madame de Maintenon.</p> + +<p>Le célèbre jardinier Le Nôtre avait dessiné une grande partie des +jardins de Petit-Bourg, à l'époque de l'élévation de madame de +Montespan. Quel nom que celui de Le Nôtre! C’est le Louis XIV des +jardins. Il n’est pas un château dont les échos ne répètent son nom; il +mériterait une histoire.</p> + +<p>La vie de Le Nôtre fut une des plus occupées, comme elle fut une des +plus heureuses. Une fois couvert de la protection du roi, on se le +disputa à la cour ainsi qu'à la ville pour avoir un parc dessiné par +lui. Le frère du roi, le duc d’Orléans, l’employa dans ses jardins de +Saint-Cloud; le prince de Condé lui commanda le tracé de ses parterres, +les plus délicieux du monde, et la division de la forêt de Chantilly, le +boudoir des forêts; il laissa<a name="page_275" id="page_275"></a> aussi tomber sa règle et son compas sur +les parcs de Villers-Cotterets, de Meudon, de Chaillot, de Livry et de +Sceaux.</p> + +<p>Voilà l’artiste; voici l’homme. Voulant connaître l’Italie, préjugé +éternel de ceux qui vont chercher au loin des images et des pensées +qu’ils ont chez eux et en eux, Le Nôtre alla à Rome pour y visiter les +jardins dont on lui opposait la riche ordonnance. Son goût n’y puisa pas +beaucoup; ses idées s’y agrandirent. Son voyage eût peu mérité d’occuper +l’attention de ses biographes, sans la connaissance qu’il fit à Rome du +chevalier Bernin, et sans sa présentation au pape Innocent XI, événement +où la familiarité de son caractère se mit si singulièrement à nu, que +cette présentation devint depuis un épisode de sa vie à raconter.</p> + +<p>Au lieu de s’humilier avec une ferveur religieuse devant le chef de la +chrétienté, Le Nôtre s'écria en sa présence: «Non, je n’ai plus rien à +désirer, j’ai vu les deux plus grands hommes du monde, votre sainteté et +le roi mon maître.—Il y a une grande différence, reprit le pape; le roi +est un grand prince victorieux, et moi, je suis un pauvre prêtre, +serviteur des serviteurs de Dieu; il est si jeune et je suis si vieux!» +Encouragé à laisser parler son cÅ“ur, Le Nôtre frappa sur l'épaule +d’Innocent XI, en lui disant: «Mon révérend père, vous vieux!<a name="page_276" id="page_276"></a> Vous vous +portez bien, et vous enterrerez tout le sacré collége.» Le mot fit rire +le pape, au cou duquel Le Nôtre finit par sauter, tant était vive sa +joie de pouvoir parler au pape comme il parlait à Louis XIV. Aussi libre +au Louvre qu’au Vatican, Le Nôtre embrassait Louis XIV toutes les fois +qu’il revoyait ce prince après quelque absence.</p> + +<p>Le roi était du reste habitué depuis long-temps à cette familiarité de +Le Nôtre. Lorsqu’il alla, pour la première fois, à Versailles, examiner +les progrès des travaux, il s’arrêta devant les deux pièces d’eau qui +sont sur la terrasse. Le Nôtre fut complimenté. L'éloge enhardissant +celui-ci, il confia au roi son projet de construire la double rampe, +différens bosquets et une foule d’autres parties exécutées plus tard. +Émerveillé des vues de Le Nôtre, le roi lui coupait à chaque instant la +parole pour lui dire: «Le Nôtre, je vous donne vingt mille livres.» A la +quatrième interruption, Le Nôtre se tourna brusquement et dit au roi: +«Sire, votre majesté n’en saura pas davantage, je la ruinerais.»</p> + +<p>A quatre-vingt-cinq ans, sentant ses facultés s’affaiblir, et voulant, +comme cela se disait alors, s’occuper de son salut, il demanda sa +retraite, que Louis XIV ne consentit à lui accorder qu'à la condition +qu’il se présenterait de temps en temps à la cour.<a name="page_277" id="page_277"></a></p> + +<p>Un peu avant sa mort, étant allé à Marly pour se promener sous les +allées qu’il avait plantées dans sa jeunesse, il y rencontra le roi +monté dans sa chaise couverte traînée par des Suisses. Louis XIV exigea +que Le Nôtre montât à côté de lui dans une chaise à peu près semblable. +L'émotion étouffait le vieux jardinier; ayant aperçu Mansart, le +surintendant des bâtimens, qui marchait à pied à quelque distance, il +s'écria, les yeux pleins de larmes: «Sire, en vérité, mon bonhomme de +père ouvrirait de grands yeux, s’il me voyait dans un char auprès du +plus grand roi de la terre. Il faut avouer que votre majesté traite bien +son maçon et son jardinier.»</p> + +<p> </p> + +<p>Sorti de la classe la plus obscure, il s'éleva, par son génie, sa belle +conduite et la pureté de ses mÅ“urs, au grade de chevalier de l’ordre +du roi, de contrôleur des bâtimens de sa majesté et dessinateur de tous +ses jardins.</p> + +<p> </p> + +<p>Les honneurs n’altérèrent jamais la naïveté de sa bonne nature. Louis +XIV lui ayant accordé, en 1675, des lettres de noblesse et la croix de +Saint-Michel, il voulut aussi lui donner des armes. «Sire, dit-il, j’en +ai déjà : trois limaçons couronnés d’une pomme de choux.» Ajoutant: +«Pourrais-je oublier ma bêche? Combien doit-elle m'être chère!<a name="page_278" id="page_278"></a> N’est-ce +pas à elle que je dois les bontés dont votre majesté m’honore?»</p> + +<p>Il mourut à quatre-vingt-huit ans.</p> + +<p>Quoique Louis XIV aimât passionnément l'étiquette, il était heureux dans +beaucoup d’occasions de ne revêtir que le simple costume de marquis de +cour et de se promener sans le cortége solennel des gentilshommes de sa +maison. A la campagne surtout, il tenait à jouir de cette liberté si +précieuse. Dès qu’on devinait son désir d'être seul, on restait peu à +peu en arrière, on s’arrêtait par petits groupes; enfin, on le laissait +isolé sur le chemin de sa promenade. Le jour de sa visite à Petit-Bourg, +il sembla manifester l’intention de parcourir sans le fastueux embarras +de sa suite les diverses parties de la propriété du duc d’Antin. +Aussitôt ses officiers se retirèrent, se repliant vers le château, où, +parmi les divertissemens infinis préparés pour eux par le duc, les +tables de jeu, on le suppose, n’avaient pas été oubliées.</p> + +<p>Grand amateur de jardins, Louis XIV s’arrêta au milieu des potagers de +Petit-Bourg, qui devaient leur célébrité aux soins d’un horticulteur de +génie, d’un homme dont le nom est resté, comme celui des peintres et des +sculpteurs illustres du même temps. Ce jardinier, fécondé par un regard +de Louis XIV, était La Quintinie, qui devait<a name="page_279" id="page_279"></a> le premier perfectionner +en France la culture des fruits et des légumes, et asseoir son +illustration à côté de celle de Le Nôtre.</p> + +<p>Jean de La Quintinie débuta par être avocat à Paris, où il était venu de +Poitiers, son berceau natal. Il obtint même de grands succès au barreau, +avant que des rapports de profession ne le fissent connaître de M. de +Tambouneau, président en la chambre des comptes, au fils duquel il fut +attaché en qualité de précepteur. Dans Virgile, qu’il expliquait à son +élève, il admirait moins une poésie tendre et délicate qu’il ne tenait +compte des préceptes de jardinage dont il abonde. La description de la +tempête dans l'<i>Enéide</i> le laissait froid, tandis qu’il suivait avec +passion la manière d'élever les abeilles dans les <i>Géorgiques</i>. Grâce +aux vastes propriétés de son protecteur, M. de Tambouneau, il eut la +facilité de résoudre par la pratique ses théories horticulturales. Il +planta, sema, greffa avec une liberté si illimitée et si heureuse, qu’il +en oublia le barreau pour écrire un livre où puiseront éternellement les +faiseurs de traités du jardinage et de manuels de l’agriculteur. Ce +livre fut intitulé: <i>Les Instructions pour les jardins fruitiers et +potagers</i>. Il lui attira d’unanimes éloges, et lui valut la gloire +d’avoir pour élève en jardinage le grand Condé, nom illustre, toujours +resplendissant<a name="page_280" id="page_280"></a> à côté de celui de Louis XIV, toutes les fois que la +postérité reconnaissante se souvient d’un encouragement accordé aux +artistes du dix-septième siècle. De La Quintinie donna aussi à Londres +des leçons de son art au roi d’Angleterre; à son retour en France, il +entretint avec des seigneurs anglais une correspondance rendue publique +après sa mort.</p> + +<p>Quand la réputation de La Quintinie fut consacrée par de beaux travaux, +Louis XIV, qui avait l’instinct de ne jamais laisser s'égarer une +supériorité à l'étranger, alla chercher cet homme, dont tout le mérite +était de donner une saveur plus douce à une pomme ou à une cerise, un +éclat plus vif à une rose, et quelques feuilles de plus à un Å“illet, +seules fleurs, pour le dire en passant, que la botanique du temps +daignât remarquer; et il créa en sa faveur une charge de +directeur-général de tous les jardins fruitiers et potagers de toutes +les maisons royales. La Quintinie fit produire à Versailles des fruits +et des légumes dont l’excellence ne fut pas seulement appréciée de Louis +XIV; après avoir orné la table de tous les successeurs du grand roi, ils +sont encore de nos jours en haute estime à la cour du roi régnant.</p> + +<p>Au retour de son excursion dans le verger, le roi ne manqua pas de +remercier le duc d’Antin<a name="page_281" id="page_281"></a> d’avoir fait contribuer aux travaux d’utilité +et d’embellissement de Petit-Bourg ceux dont il avait le premier +découvert et honoré le mérite. Autant Louis XIV était jaloux de la +gloire téméraire des courtisans qui, avant lui, mettaient en lumière le +talent d’un homme supérieur, autant il aimait qu’on ratifiât les arrêts +de son goût en employant les artistes de sa prédilection particulière. +Ainsi on s’explique pourquoi on rencontre dans tous les châteaux de +quelque valeur les ouvrages des sculpteurs et des peintres qui ont orné +Versailles, Marly, Fontainebleau et les autres demeures royales. Il est +inutile de faire remarquer que ces artistes célèbres multipliaient leurs +tableaux et leurs statues autant dans le but de doubler les échos de +leur renommée que pour élever les avantages acquis à leur position.</p> + +<p>Le roi éprouva une nouvelle satisfaction en voyant les statues placées +sur son passage. C'était encore un hommage rendu à son discernement. Les +frères Keller les avaient signées, et l’on sait que la part prise par +les frères Keller aux ornemens de Versailles est immense. Il est peu de +bassins pour lesquels ils n’aient fondu quelque divinité accroupie, +versant des nappes d’eau de son urne inclinée. Quoiqu’ils eussent à +maîtriser des matières aussi rebelles que le bronze et le fer, ils<a name="page_282" id="page_282"></a> +parvinrent à des résultats incroyables de perfection, et avec des +procédés bien moins sûrs que ceux d’aujourd’hui. Il est douteux que les +sculpteurs qui leur confiaient leurs modèles eussent poussé aussi loin +qu’eux la correction unie à la vérité des mouvemens, et la science des +muscles, sans tomber dans la sécheresse de la dissection. Ils jouèrent +avec le feu et le cuivre liquide comme les figurations pétries avec ce +bronze figé jouent avec l’eau. Toutes ces allégories humides, qui +représentent les principaux fleuves du royaume, la Garonne, la Dordogne, +la Seine, la Marne, se fondent avec une harmonie grave dans le plan +sévère du parc; elles y sont mieux à leur place, si on ose le dire, que +de frileuses statues si malades d'être nues. Le bronze est d’une nudité +moins absolue que le marbre, et il va bien à notre ciel sans soleil et +sans lune: ciel aveugle.</p> + +<p>Nés à Lyon l’un et l’autre, les frères Keller moururent tous les deux à +Paris.</p> + +<p>On a d’eux à Versailles:</p> + +<p>Dans le parterre d’eau, Bacchus, Apollon, Antinoüs, Silène; ensuite, et +placés au bassin à droite dans le parterre d’eau, la Garonne, la +Dordogne, la Seine, la Marne et quatre nymphes; placés dans le bassin à +gauche, toujours dans le parterre d’eau, le Rhône, la Saône, la Loire +et<a name="page_283" id="page_283"></a> cinq nymphes. Ils fondirent encore, sur la composition de Vanclère, +un lion sur un lion; et, d’après de Raon, un lion sur un sanglier. Ces +deux groupes sont aussi dans un des bassins du parterre d’eau.</p> + +<p>Les frères Keller reproduisirent, dans les châteaux des riches favoris +de Louis XIV, leurs principaux ouvrages, mais sur une échelle moins +royale et moins coûteuse.</p> + +<p>Louis XIV poursuivait ainsi sa promenade au milieu des travaux pleins de +goût semés avec intelligence sur la riche surface du château de +Petit-Bourg, s’admirant dans les efforts de ses favoris, qui le +prenaient en tout pour exemple et pour guide, s’applaudissant de +reconnaître, quelque endroit où il allât, la superbe influence de +Versailles et de Fontainebleau. Mais tout-à -coup son orgueilleuse +préoccupation est absorbée; il s’arrête en face d’une statue qui se +dresse au point final d’une allée du parc. Ses sourcils se froncent, il +penche la tête tantôt à droite et tantôt à gauche, il s’avance, il +recule, il avance encore; sa canne à pomme d’or est posée +perpendiculairement près de son Å“il droit, tandis que sa main gauche +parée de dentelles ne cesse de s’agiter en manière d'étonnement. Cette +scène muette se prolonge jusqu’au moment où le roi, ayant acquis la +certitude qu’il<a name="page_284" id="page_284"></a> a raison, se prend à dire à haute voix: Cette statue +est fort belle; c’est un Girardon admirable; mais elle n’est pas +d’aplomb! non, elle n’est pas d’aplomb! elle penche vers la droite. +Comment le duc d’Antin ne s’en est-il pas aperçu? Allons lui en faire la +remarque. Allons!</p> + +<p>D’aussi loin que Louis XIV, fier de sa découverte, reconnut le duc +d’Antin, qui se promenait au haut de la terrasse et causait avec des +seigneurs de la cour, il lui fit signe de venir au plus vite. Les +groupes de seigneurs et d’Antin se hâtèrent d’accourir vers le roi, dont +ils auraient voulu deviner la pensée; en un instant ils l’entourèrent.</p> + +<p>—Messieurs, leur dit le roi en se dirigeant du côté de la statue de +Girardon, vous allez me dire votre opinion avec franchise, comme vous la +dites toujours. Nous avons une observation critique à adresser +indirectement à M. le duc d’Antin, parmi les grands éloges dus à +l’excellente ordonnance de sa propriété.</p> + +<p>—Sire, je me condamne d’avance, répondit le duc.</p> + +<p>—C’est ce que je ne vous demande pas, monsieur le duc. Je vous récuse, +s’il vous plaît.</p> + +<p>—Sire, je me tairai.</p> + +<p>On était arrivé devant la statue de Girardon.</p> + +<p>Le roi fit quelques pas, et se tournant ensuite<a name="page_285" id="page_285"></a> vers les courtisans +respectueusement attentifs: Messieurs, le socle de cette statue vous +semble-t-il en parfait équilibre?</p> + +<p>Les personnes consultées par le roi, après avoir regardé long-temps et +minutieusement la statue, ne rompaient pas le silence.</p> + +<p>—Vous ne répondez pas, messieurs! me serais-je trompé? Cependant mon +coup d'Å“il a été sûr plus d’une fois. Regardez mieux, je vous prie, +votre complaisance m’obligera.</p> + +<p>Obéissant au désir du roi, les courtisans recommencèrent, à de nouveaux +points de vue, à des distances diverses, leur premier examen, trouvé +insuffisant.</p> + +<p>—Eh bien! messieurs! toujours le même silence? Je suis donc condamné? +Je vous rends votre liberté d’opinion, monsieur le duc. Vous-même, +dites-nous ce que vous pensez de la position de cette statue, qui nous +avait paru pencher vers la droite.</p> + +<p>—Sire, puisque vous me permettez de parler, j’oserai dire que j’ai le +tort de ne pas voir comme votre majesté en ce moment. Le faune de +Girardon me semble, sauf le respect que je professe, sire, pour votre +avis, être perpendiculaire à la ligne horizontale du terrain. Me +sera-t-il permis à cette occasion de faire remarquer à votre majesté que +la<a name="page_286" id="page_286"></a> courbure du sol au sommet de cette allée du parc peut causer +l’erreur? Le socle est posé sur une surface courbe.</p> + +<p>—J’admets, monsieur le duc, votre objection; mais je persiste dans mon +sentiment, malgré le côté sensé d’une remarque que j’avais déjà faite. +Pour terminer le différend, voulez-vous, messieurs, que l’architecte de +M. le duc d’Antin soit juge entre nous? L’acceptez-vous pour arbitre?</p> + +<p>—Votre majesté s’est déjà montrée vraiment trop généreuse en daignant +mettre en balance son opinion et la nôtre.</p> + +<p>—Monsieur le duc, il nous serait agréable que vous fissiez appeler +céans votre architecte, s’il est ici. Nous attendrons.</p> + +<p>Après s'être incliné, le duc d’Antin remonta avec empressement l’allée +qui conduit au château.</p> + +<p>Pendant sa courte absence, le roi, oubliant la discussion, indiqua du +bout de sa canne aux courtisans les nombreuses beautés de l’ouvrage de +Girardon, son statuaire de prédilection; il tenait son chapeau à plumes +dans la main gauche afin de se garantir des rayons du soleil. On +l'écoutait avec une espèce d’adoration lorsqu’il parlait des grands +artistes dont il avait doté la France et son règne. Alors ses chagrins +de plomb semblaient ne plus peser autant sur sa profonde décrépitude; il +relevait<a name="page_287" id="page_287"></a> peu à peu le front; il était vénérable, lamentable et beau. +Que lui restait-il de ses guerres? l’humiliation; de ses maîtresses? +madame de Maintenon; de ses fils? des souvenirs de poison. Mais de +Girardon, de Puget, de Lebrun, de Racine, de Corneille, il lui restait +d’impérissables statues, des livres, des tableaux qui devaient illuminer +la longue route de son siècle.</p> + +<p>Louis XIV se plut à parler avec onction de quelques-uns de ces artistes, +revenant toujours sur le mérite particulier de Girardon.</p> + +<p>Troyes, en Champagne, fut la patrie de François Girardon, un des +artistes dont la vie accompagna pas à pas le règne de Louis XIV, et fut +la plus dévouée aux volontés de ce monarque. Né en 1627, il ne mourut +qu’en 1715; soixante années de cette glorieuse vie furent employées à +tailler des statues, des fontaines, des vases et des bas-reliefs pour +les jardins royaux, et notamment pour Versailles, qu’il vit commencer et +finir, embrassant dans sa longévité patriarcale la période des nombreux +sculpteurs du dix-septième siècle, presque tous nés après lui et morts +avant lui. Cette ample existence, jointe à l’influence qu’il acquit par +sa renommée et la charge d’inspecteur-général de tous les ouvrages de +sculpture dont il fut revêtu à la mort de Lebrun, rendent raison de la +prépondérance de<a name="page_288" id="page_288"></a> son goût sur les artistes de son temps. A l’exception +de Puget, trop rustique, trop d’un seul bloc, pour obéir à d’autres +ordres que ceux de son inspiration, tous les sculpteurs du dix-septième +siècle inclinèrent le ciseau devant lui, et passèrent sous son équerre. +Auguier, Coysevox, Renaudin, Coustou, furent ses élèves ou ses +courtisans; et par déférence ou par conviction, malgré les dissemblances +de leur génie, ils adoptèrent sa manière sans se permettre d’autre +mérite, avec la faculté incontestable d’en avoir à ajouter à celui de +leur maître, que de multiplier ses formes uniquement gracieuses: +Versailles fut un monastère qui eut sa règle invariable et son abbé +inflexible dans Girardon. Ses statues et celles de ses disciples sont de +la même famille. Au lieu du nez droit des Grecs, signe accepté de +plusieurs générations de sculpteurs, ce furent les chutes des reins +ondulées, les petites épaules, et les chairs chiffonnées qui +caractérisèrent l'école de Girardon. Elle ne vaut pas celle de Jean +Goujon, qui s’ensabla sous le règne de Louis XIII, sans qu’on en puisse +dire au juste la raison; mais, à coup sûr, elle vaut infiniment mieux +que celle dont le chevalier Bernin, géant de plâtre, était alors le +représentant en Italie, et mieux encore que toutes celles qui lui ont +succédé au dix-huitième siècle et au dix-neuvième siècle, jusqu'à <a name="page_289" id="page_289"></a> nous. +Quand on n’atteint pas à l'énergie du geste comme Puget, on n’a rien de +mieux à faire que de s’arrêter à l’amabilité des formes de Girardon. +S’il n’eut pas toutes les qualités dévolues à la statuaire antique, la +réflexion serrée, la grâce dans l’exactitude, la vie idéale à la surface +de la vie réelle, il eut à un très-haut degré l’instinct de toutes les +sensibilités de la chair, qualités dont il eut les défauts, en poussant +la vérité jusqu'à la trivialité du moment, c’est-à -dire jusqu'à voir le +plus gracieux modèle d’une nature de choix dans l'épiderme soyeux d’une +duchesse.</p> + +<p>Enfin, d’Antin revint accompagné de son architecte, de celui dont le roi +attendait la sentence sans appel.</p> + +<p>—Décidez entre nous, monsieur, lui dit le roi d’un ton de bonté +encourageante. Cette statue est-elle ou n’est-elle pas en équilibre?</p> + +<p>Avant de répondre, l’architecte posa son équerre au milieu de la statue, +et laissa pendre le fil à plomb jusqu’au bas du socle.</p> + +<p>—Sire, dit l’architecte en montrant la direction du cordon aux +courtisans, la statue penche d’un pouce au moins vers la droite.</p> + +<p>—J’avais donc raison, messieurs, dit le roi en désignant le duc +d’Antin, qui paraissait moins confus de sa propre défaite que satisfait +de la victoire de Louis XIV.<a name="page_290" id="page_290"></a></p> + +<p>—Sire, répondit-il, vous nous pardonnerez de n’avoir pas la rectitude +de votre regard; sinon ce serait nous punir de ne pas vous égaler.</p> + +<p>Les autres courtisans varièrent ce thème élogieux sur toutes les notes, +quoique au fond, eux et le duc d’Antin, le premier, sussent parfaitement +que le faune de Girardon tombait sur le côté d’une manière sensible. La +comédie avait parfaitement réussi.</p> + +<p>Cette supériorité de lumières plaisait au roi, qui prenait pour des +avantages réels sur l’intelligence des autres ces concessions +complaisantes, renouvelées sous mille formes autour de lui.</p> + +<p>Le duc d’Antin, devenu, par cette première flatterie, surintendant des +bâtimens, la reprit souvent avec succès. Dans les <i>pièces relatives au +siècle de Louis XIV</i><a name="FNanchor_D_4" id="FNanchor_D_4"></a><a href="#Footnote_D_4" class="fnanchor">[D]</a>, de Voltaire, on lit (pages 390-391): «Les +chefs-d'Å“uvre de sculpture furent prodigués dans ses jardins. Il en +jouissait et les allait voir souvent. J’ai ouï dire à feu M. le duc +d’Antin que, lorsqu’il fut surintendant des bâtimens, il faisait +quelquefois mettre ce qu’on appelle des cales entre les statues et les +socles, afin que, quand le roi viendrait se promener, il s’aperçût que +les statues n'étaient pas droites, et qu’il eût le mérite du coup +d'Å“il. En effet, le roi ne manquait pas de trouver<a name="page_291" id="page_291"></a> le défaut. M. +d’Antin contestait un peu, et ensuite se rendait et faisait redresser la +statue, en avouant avec une surprise affectée combien le roi se +connaissait à tout. Qu’on juge par cela seul combien un roi doit +aisément s’en faire accroire.</p> + +<p>»On sait le trait de courtisan que fit ce même duc d’Antin, lorsque le +roi vint coucher à Petit-Bourg, et qu’ayant trouvé qu’une grande allée +de vieux arbres faisait un mauvais effet, M. d’Antin la fit abattre et +enlever la même nuit; et le roi, à son réveil, n’ayant plus trouvé son +allée, il lui dit: Sire, comment vouliez-vous qu’elle osât paraître +devant vous? elle vous avait déplu.</p> + +<p>»Ce fut le même duc d’Antin, qui, à Fontainebleau, donna au roi et à +madame la duchesse de Bourgogne un spectacle plus singulier, et un +exemple plus frappant du raffinement de la flatterie la plus délicate. +Louis XIV avait témoigné qu’il souhaiterait qu’on abattît quelque jour +un bois entier qui lui ôtait un peu de vue; M. d’Antin fit scier tous +les arbres du bois près de la racine, de façon qu’ils ne tenaient +presque plus; des cordes étaient attachées à chaque corps d’arbre, et +plus de douze cents hommes étaient dans ce bois prêts au moindre signal. +M. d’Antin savait le jour que le roi devait se promener de ce côté avec +toute sa cour; sa majesté ne manqua pas de dire combien ce morceau<a name="page_292" id="page_292"></a> de +forêt lui déplaisait:—Sire, lui répondit-il, ce bois sera abattu dès +que votre majesté l’aura ordonné.—Vraiment, dit le roi, s’il ne tient +qu'à cela, je l’ordonne, et je voudrais déjà en être défait.—Eh bien, +sire, vous allez l'être.—Il donna un coup de sifflet, et l’on vit +tomber la forêt.—Ah! mesdames, s'écria la duchesse de Bourgogne, si le +roi avait demandé nos têtes, M. d’Antin les ferait tomber de même.»</p> + +<p>La plaisanterie de la duchesse de Bourgogne sur les formes expéditives +du duc d’Antin rappelle singulièrement le bon mot de madame de +Maintenon, le jour où l’allée fut aussi coupée au pied au château de +Petit-Bourg; conformité qui autorise à douter de l’une ou de l’autre +anecdote, si elle n’invite pas à les rejeter toutes deux, malgré le +témoignage de Voltaire.</p> + +<p>L’art de courtisan, dont on s’est moqué avec plus de haine que de +raison, n'était pas, comme on a le tort habituel de le croire, une +infirmité dégradante, un abaissement de l'âme. Sans doute Dangeau était +parfois ridicule par l’excès de son adoration pour Louis XIV, quoique +Dangeau, et son journal même le prouve, fût un écrivain tout aussi +agréable pour son temps qu’il est utile à consulter dans le nôtre; sans +doute le duc d’Antin et le duc de la Feuillade, l’un en sciant au pied +un rideau d’arbres,<a name="page_293" id="page_293"></a> l’autre en érigeant au roi, au milieu de la place +des Victoires, une colossale statue équestre autour de laquelle des +flambeaux brûlaient toute la nuit, poussèrent trop loin le dévouement +domestique et l’affection privée; mais le sentiment qu’ils gâtaient par +l’exagération mérite une étude, et non du mépris. Cette étiquette, dont +ils se montraient si jaloux et si heureux, n'était pas chose vaine +alors. Comment se classaient les hommes? est-ce par l’intelligence ou +par le rang? Puisque c’est par le rang, rien ne pouvait être inviolable +comme le rang; et l’on ne voit pas pourquoi on n’aurait pas dû avoir +autant de juste vanité à offrir à Marly le bougeoir à Louis XIV qu’on en +a eu plus tard à réclamer dans un plat d’argent les cheveux de Napoléon +quand il se les faisait couper. Or le rang représentait plus de la +moitié du courtisan; le respect et l’affection personnelle, si +nécessaire sous une monarchie absolue, faisaient le reste. Cette +affection valait à la couronne des officiers dévoués au moment de la +guerre et des amis dans le malheur. Le courtisan Turenne se faisait +emporter par un boulet; le courtisan d’Antin envoyait toute son +argenterie à la fonte pour que les soldats de Louis XIV ne mourussent +pas de faim pendant les si désastreuses campagnes de la fin de son +règne. N’altérons pas les idées en déshonorant les noms;<a name="page_294" id="page_294"></a> ne pas aimer +la monarchie absolue n’oblige pas à méconnaître le fond de son +institution, le caractère de sa langue, la sincérité de son culte. +Qu’eût été Louis XIV sans courtisans? Se le figure-t-on au milieu des +sujets d’un stathouder? A cet esprit de cour, à ce fanatisme pour la +monarchie personnifiée, à cette tendresse, qui ne rougissait pas de +baisser la tête devant le roi, à la condition de la laisser tomber pour +lui dans l’occasion, la France doit une flexibilité de langage +impossible à surpasser, une variété de charmantes formules de +conversation, qui sont à la pensée ce que les feuilles sont au bois d’un +arbre, c’est-à -dire un ensemble touffu, gazouillant, inépuisable, +harmonieux. Sans ces fous de marquis, ces vicomtes débraillés, sans ces +chevaliers galans, dans lesquels nous ne voyons que des courtisans, nous +serions, comme nation civilisée, au niveau des Hollandais pour la +finesse de manières, et des Anglais pour l'élégance du langage: un +siècle en arrière. Quand le roi est la patrie, le monde c’est la cour.</p> + +<p>En 1717, à l'époque de transformation où les hommes d’esprit +commençaient à détrôner, en politique comme en littérature, les fortes +capacités du siècle précédent, un homme de génie, dans toute l’exigeante +acception du mot, Pierre I<sup>er</sup>, czar de Moscovie, eut une seconde fois +l’envie de connaître<a name="page_295" id="page_295"></a> la France. On sait que ce désir avait été +antérieurement éludé par Louis XIV, peu jaloux, dans sa vieillesse +inquiète et sans faste, d’accueillir à sa cour un souverain venant +exprès du fond du nord pour voir de près les magnificences qu’on lui +avait racontées de la cour du grand roi. Mais Louis XIV était mort, +Louis XV était encore enfant, le régent ne haïssait pas la +représentation, et d’ailleurs le czar avait depuis Louis XIV étendu une +illustration sans exemple d’un bout de l’Europe aux extrémités de +l’Asie: son projet devait se réaliser. Après avoir voyagé en Hollande, +en Allemagne et en Angleterre, il ne pouvait trouver d’obstacle sérieux +à voir la France, alors plus fermement qu’aujourd’hui encore placée à la +tête des nations civilisées.</p> + +<p>Pour la première fois peut-être, un monarque sortait de ses états +lointains, non par un vain désir de voir et d'être vu, mais pour +s’instruire dans les arts utiles au commerce et à la navigation, deux +grandes, deux fécondes passions du fondateur de l’empire russe.</p> + +<p>Dunkerque fut le port où, le 21 mai 1717, descendit Pierre I<sup>er</sup>, +accompagné de sa suite. Pour le recevoir dignement, le régent avait mis +à sa disposition des fourgons, des carrosses en très-grand nombre, les +plus riches équipages du roi, avec ordre<a name="page_296" id="page_296"></a> de traiter le czar comme le +roi lui-même. Le marquis de Nesle se présenta à lui à Calais pour lui +faire les honneurs du voyage jusqu'à Beaumont, d’où le maréchal de Tessé +devait l’escorter jusqu'à Paris. Cette déférence parut naturelle au +czar; et, pendant toute sa résidence dans la capitale, il ne se montra +jamais surpris du cérémonial outré dont on usa envers lui.</p> + +<p>«Ce prince, dit une relation historique dédiée au czar lui-même, et +écrite par l’auteur du nouveau <i>Mercure François</i>, arriva à Paris entre +neuf et dix heures du soir, le roy étant déjà couché. Il fut surpris de +voir les rues Saint-Denis et Saint-Honoré toutes illuminées, avec un +peuple infini qui occupoit les fenêtres et les passages.»</p> + +<p>Quoique ses appartemens eussent été dressés au Louvre avec une +somptuosité digne de son rang, on jugea, et ce fut fort à propos, de lui +tenir prêt l’hôtel de Lesdiguières, appartenant au maréchal de Villeroi. +On supposa que le czar serait plus à l’aise qu’au Louvre dans un hôtel +exclusivement dévolu à lui seul. Ainsi qu’il avait été réglé, le +maréchal de Tessé, qui avait rencontré Pierre I<sup>er</sup> à Beaumont, +l’accompagna jusqu'à Paris, et lui servit d’introducteur au Louvre le +soir du même jour, vers neuf heures. Les marbres, les lumières répandues +à l’excès dans les appartemens, les girandoles<a name="page_297" id="page_297"></a> de cristal, jouant, +tournant et miroitant à ses yeux, les dorures des plafonds et des +portes, les couleurs cramoisies des tapisseries, le fatiguèrent à tel +point, qu’il voulut s’en aller tout de suite à l’hôtel de Lesdiguières. +«Étant entré dans la salle (une des salles du Louvre), où il trouva deux +tables de soixante couverts chacune, en gras et en maigre, il les +considéra, et demanda un morceau de pain et des raves, goûta à cinq ou +six sortes de vins, but deux gobelets de bière, qu’il aime beaucoup, et +jetant les yeux sur la foule de seigneurs et autres personnes dont les +appartemens étoient pleins, il pria M. le maréchal de Tessé de le faire +conduire à l’hostel de Lesdiguières, proche l’Arsenal.» On avait encore +trop richement orné cet hôtel pour ses goûts d’une simplicité austère. +Dédaignant les meubles opulens placés par l’ordre du régent, et surtout +le lit d’or et de soie qui lui était destiné, il fit porter et préparer +son lit de camp, et s’y coucha à demi habillé, comme il en usait à +l’armée. C'était à cet empereur sauvage que le seigneur le plus délicat +de la cour avait prêté son riche, son magnifique hôtel.</p> + +<p>Sa personne était en analogie parfaite avec son esprit; la rudesse et +l’intelligence marquaient sa physionomie et ses actions. Grand, maigre, +mais bien pris, l'Å“il noir asiatique, le teint animé, rougeâtre<a name="page_298" id="page_298"></a> +comme la glace au soleil, il avait par momens des irritations nerveuses +dont tous les angles et les muscles faciaux étaient émus. S’il +s’apercevait de sa contraction, il la domptait et l’effaçait sous un +sourire affecté, mais plein de grâce.</p> + +<p>«Le même jour, le czar étant sorti à cinq heures du matin dans un +carrosse à deux chevaux seulement, il alla à l’Arsenal, à la +Place-Royale, dont il fit le tour; ensuite à la place des Victoires, +qu’il dessina, et y lut les inscriptions; et de là à la place de +Louis-le-Grand, dont il admira la statue équestre. Il s’arrêta chez le +charpentier du roi, vit travailler ses ouvriers, et travailla avec eux, +s’informant du nom et de l’usage des outils différens; il descendit +aussi chez le menuisier du roi, où il fit ses observations. Ce monarque +avoit prié le jour précédent M. le duc d’Antin de lui fournir une +description de tout ce qu’il y avoit de plus curieux à Paris: deux +heures après, ce seigneur lui apporta un cahier proprement relié, qui +contenoit toutes les raretés de cette grande ville; il le reçut sans +l’examiner; mais, l’ayant ouvert, il fut agréablement surpris de le voir +traduit en langue esclavonne, et s'écria qu’il n’y avoit qu’un François +capable de cette politesse.</p> + +<p>»M. le duc d’Antin accompagna le czar à l’académie royale de Peinture et +de Sculpture, où<a name="page_299" id="page_299"></a> M. Coypel, peintre célèbre, eut l’honneur de lui +expliquer tous les sujets différens qui méritent quelques observations.</p> + +<p>»Le 16, le czar se rendit aux Invalides à l’heure du dîner. Il salua en +particulier tous les officiers, et leur fit l’honneur de les nommer ses +camarades.»</p> + +<p>On connaît son costume: perruque sans poudre, habit sombre, point de +dentelles; jamais de gants.</p> + +<p>Son appétit était primitif comme ses manières: il mangeait énormément, +buvait davantage; il buvait toujours. Sa suite aurait cru lui faire +injure en affectant de la sobriété. Son aumônier seul le surpassait en +intempérance.</p> + +<p>Et cependant ce prince, trivial jusqu'à passer des journées entières +avec des maçons, à partager leurs travaux, méprisant à un degré presque +puéril l'éclat du luxe, la mollesse de notre vie intérieure, le +relâchement de nos habitudes, était d’un despotisme presque raffiné sur +l'étiquette, d’une tyrannie subtile sur les questions de préséance. +C'était un ours tombé dans l’habit d’un marquis; un ours poudré.</p> + +<p>On est émerveillé de la docilité du régent à condescendre à toutes les +servilités d’une étiquette qui, apparemment, voulait que le prince +visité fût<a name="page_300" id="page_300"></a> le laquais du prince visiteur. Le czar prétend ne mettre le +pied hors de son hôtel de Lesdiguières qu’après avoir été salué par le +duc d’Orléans, et le duc d’Orléans s’empresse de se rendre au caprice du +czar, lequel fait deux pas en avant, tourne le dos, et passe le premier +dans un cabinet où il s’assied au haut bout. A l’Opéra, le czar a soif, +le duc d’Orléans se lève, va chercher de la bière, et en offre un verre +dans une soucoupe; quand le czar a bu, il prend une serviette des mains +du duc d’Orléans et s’essuie les lèvres. Le czar nous coûtait six cents +écus par jour, y compris le service du duc d’Orléans.</p> + +<p>Nous passons sur une foule de traits qui décelèrent le caractère du czar +pendant son séjour à Paris, pour mentionner un événement de la fête dont +il fut le héros chez le duc d’Antin à Petit-Bourg.</p> + +<p>«Le 30 de mars, M. le duc d’Antin engagea ce prince à aller dîner à +Petit-Bourg, d’où il a dû se rendre à Fontainebleau, tout étant disposé +pour l’y recevoir, et pour lui donner successivement le plaisir de la +chasse du loup, du cerf et du sanglier.</p> + +<p>»Il s’en faut beaucoup que les voyages des empereurs Charles IV, +Sigismond, et Charles V, en France, aient eu une célébrité comparable à +celle du séjour qu’y fit Pierre-le-Grand. Ces empereurs<a name="page_301" id="page_301"></a> n’y vinrent que +par des intérêts de politique, et n’y parurent pas dans un temps où les +arts perfectionnés pussent faire de leur voyage une époque mémorable; +mais quand Pierre-le-Grand alla dîner chez le duc d’Antin, dans le +palais de Petit-Bourg, à trois lieues de Paris, et qu'à la fin du repas +il vit son portrait, qu’on venait de peindre, placé tout d’un coup dans +la salle, il sentit que les Français savaient mieux qu’aucun peuple du +monde recevoir un hôte si digne.» (<i>Histoire de Russie</i>, part. II, chap. +VIII, p. 336, édition Delangle.)</p> + +<p>Ni Voltaire, que nous citons, ni Saint-Simon et Dangeau, à qui nous +empruntons souvent, ne parlent de ce voyage du czar en France avec la +minutieuse fidélité du <i>Mercure</i>, quoique tous les trois affectent +l’ordre chronologique le plus absolu dans leur récit. A notre avis, <i>le +Mercure</i> est la meilleure source où l’on doive puiser quand on a besoin +de connaître les événemens du temps de Louis XIV, du régent et de Louis +XV. Ce mérite, il n’est pas besoin de le dire, n’est relevé ni par celui +du style ni par celui d’un esprit de critique même au niveau de la +liberté fort restreinte de l'époque. Père du journalisme, <i>le Mercure</i> a +débuté par la naïveté, et le journalisme est, je crois, maintenant assez +éloigné de son origine.</p> + +<p>Nous détacherons encore de cet excellent recueil<a name="page_302" id="page_302"></a> quelques lignes +instructives parmi celles qui sont consacrées au séjour du czar à Paris.</p> + +<p>«Le dimanche, 30 du passé, le czar arriva de bonne heure à +<i>Petit-Bourg</i>, où M. le duc d’Antin lui fit servir un dîner magnifique, +après lequel il alla coucher à Fontainebleau. Le lendemain, il courut le +cerf avec l'équipage du roi, et monta les chevaux de M. le comte de +Toulouse, qui se trouva à cette chasse; elle fut si vive, que le cerf +fut forcé en moins d’une heure et demie. Le czar, qui n’avoit jamais +pris ce plaisir royal, en parut fort content, et fit à M. le comte de +Toulouse toutes les honnêtetés imaginables.</p> + +<p>»Il revint coucher à Petit-Bourg, où M. le duc d’Antin le reçut aussi +magnifiquement que la veille, quoique ce retour fût imprévu. Après avoir +parcouru les jardins et la terrasse qui sert de barrière à la Seine, il +entra le 1<sup>er</sup> juin dans une gondole, qui le ramena à Paris avec toute +sa cour, qui le suivoit dans d’autres bateaux. Il s’arrêta à Choisy, où +il fut accueilli par madame la princesse de Conti, douairière, qui doit +y séjourner tout l'été; il vit les jardins et les appartemens: s’y étant +rafraîchi, il continua son chemin en gondole, et ayant traversé tous les +ponts de Paris, il vint descendre à l’abreuvoir, au-dessous de la porte +de la Conférence; il monta en carrosse, et, passant sur<a name="page_303" id="page_303"></a> les remparts de +la ville, il alla chez un artificier où il acheta une grande quantité de +fusées et de pétards qu’il voulut tirer lui-même dans le jardin de +l’hôtel de Lesdiguières.»</p> + +<p>Quelque curieux que soit le reste du récit, il s'éloigne trop de notre +sujet pour que nous le transcrivions ici. Nous ne racontons pas la vie +du czar Pierre, mais un jour, quelques heures de sa vie, passées au +château dont nous nous sommes constitué l’historien.</p> + +<p>Louis XV ne fut pas moins porté que son grand-aïeul à combler les +vacances du trône par le plaisir, la variété des fêtes, les petits +soupers, créés sous son règne et dans son palais même, et par mille +voluptés dont les raffinemens augmentèrent avec sa vieillesse. Entre +autres goûts, il avait aussi le goût de la chasse, à l’exemple de +presque tous ses prédécesseurs. Ce plaisir était pour lui d’autant plus +vif qu’il était l’occasion de deux autres auxquels il tenait beaucoup. +Quand il avait chassé, il mangeait mieux, il aimait davantage, ou bien +il mangeait davantage et il aimait mieux. Cette manière d'être étant +passée en habitude chez Louis XV, et en principe chez les courtisans, +serviteurs discrets de ses désirs, il trouvait toujours, après la +chasse, au château où il daignait descendre, un souper des plus fins, et +pour convives les plus jolies et les<a name="page_304" id="page_304"></a> plus spirituelles femmes de la +noblesse française; et ceci se prolongeait sans lacune jusqu'à l’heure +de quelque sérieuse maladie arrivant avec son cortége noir de médecins +et de prêtres. Alors la favorite était congédiée pendant tout le règne +de la fièvre, ce qui à beaucoup de gens ne paraîtra pas un grand +sacrifice fait à la religion.</p> + +<p>La forêt où Louis XV aimait le plus à chasser était celle de Sénart; +c’est du moins dans la forêt de Sénart que le <i>Mercure galant</i>, ce +journal si précieux à consulter, nous le montre le plus souvent à la +poursuite du chevreuil et du cerf. Deux châteaux le recevaient de +préférence aux autres sur la rive droite et sur la rive gauche de la +Seine, celui de Soisy-sous-Étiolles et celui de Petit-Bourg.</p> + +<p>Heureux d’y prolonger un délassement plein de charmes, il n’en partait +qu’aux deux tiers de la nuit, quand il n’y restait pas jusqu’au matin, +circonstance plus rare; car il fallait traverser Paris au milieu des +interprétations indiscrètes des bons bourgeois éveillés.</p> + +<p>Parfaitement dociles aux caprices de Louis XV et récompensés selon leur +zèle spécial, plus facile à définir qu'à justifier, les courtisans d’un +certain esprit et d’un certain naturel avaient la haute direction des +plaisirs clandestins du roi. La peine n'était pas perdue; il s’est créé +beaucoup de duchés<a name="page_305" id="page_305"></a>-pairies à cette époque dont le faubourg +Saint-Germain sait l’origine. Ces amis du roi ne laissaient jamais +manquer ses repos de chasse des objets d’affection qu’il avait contracté +l’habitude d’y rencontrer. Tous d’ailleurs n’affectaient pas les mêmes +facultés ingénieuses. Les uns, le précédant de quelques heures, savaient +donner aux mets du festin une physionomie nouvelle, séduisante, +irrésistible; leurs mains savantes plaçaient les bougies dans l’endroit +le plus favorable à l'éclat des beautés cueillies pour la soirée. +D’autres excellaient dans le mystère; leur science était profonde à +faire paraître sur les pas du roi, et comme par le plus grand des +hasards, quelque jeune paysanne oubliée comme une fraise au bord d’une +allée du bois. Le roi prenait et savourait la fraise. Le lendemain, +c'était une moissonneuse égarée loin du sillon, ou une batelière +endormie au fond de son bac. La fraise, la batelière et la moissonneuse +n’avaient pas toujours une naissance fort rurale, mais les rois n’y +regardent pas de si près; d’ailleurs Louis XV ne perdait pas le temps en +observation.</p> + +<p>Or, un soir d’automne, Louis XV, en revenant de la chasse, alla souper +comme de coutume au château de Petit-Bourg. La nuit était belle sans +être éclairée par la lune; c'était la pureté sombre<a name="page_306" id="page_306"></a> d’un ciel étoilé. +Malgré la licence acidulée des propos, le piquant des anecdotes, la +douce ivresse du vin de Champagne, le roi se leva pour sortir. Un signe +avait averti ses compagnons de chasse de ne pas se déranger pour le +suivre. Apparemment il souhaitait d'être seul. On eut l’air de ne pas +comprendre le motif de cette absence, expliquée cependant par une foule +d’absences semblables. C'était le moment où d’ordinaire le roi se +heurtait dans l’ombre à quelque délicieuse surprise.</p> + +<p>Les joues en feu, le pied leste, l’oreille pourpre, il traversait la +dernière pièce qui ouvre sur la terrasse, quand il vit se lever d’un +fauteuil où elle était soucieusement assise une dame qu’il n’avait pas +aperçue au souper. C'était la comtesse de Mailly, sa favorite, une des +cinq charmantes filles du marquis de Nesle. Le roi fut fort étonné de sa +présence, qui n'était pas assurément pour lui la rencontre désirée. +Depuis quelques années, madame de Mailly pouvait difficilement +surprendre Louis XV.</p> + +<p>Sans donner au roi le temps de l’interroger, elle lui dit, avec le ton +d’autorité que les femmes emploient d’ordinaire lorsqu’elles n’ont plus +aucune autorité, qu’elle avait appris avec étonnement (avec indignation, +elle aurait voulu dire) que la place vacante de dame d’honneur de la +reine allait être accordée à une autre qu’elle, comtesse de Mailly,<a name="page_307" id="page_307"></a> +aimée du roi. Cela était douloureux à penser, honteux à croire, absurde +à supposer.</p> + +<p>Poli autant que la comtesse de Mailly était sourdement irritée, le roi +lui répondit que la reine n’avait encore rien décidé à cet égard. +C'était une chose prématurée ou plutôt remise. A coup sûr, ses droits ne +seraient pas oubliés dès qu’on songerait à donner l’emploi à quelqu’un.</p> + +<p>Après avoir égrainé quelques autres phrases gracieuses, le roi baisa la +main à la comtesse.</p> + +<p>Il veut être seul, pensa madame de Mailly; la trahison s’achève. Une +femme l’attend dans le parc. Mon règne est passé.</p> + +<p>Elle ne se trompait guère. Le roi n’avait plus pour elle que +l’attachement banal de l’habitude, si aisé à rompre, surtout à la cour.</p> + +<p>La comtesse de Mailly marcha prudemment derrière les pas du roi en +frôlant les premières haies du parterre; bientôt elle fut comme lui dans +l'épaisseur du parc. Sa curiosité ne tarda pas à être satisfaite: ses +prévisions l’avaient bien servie.</p> + +<p>Bientôt elle entendit dans l’allée voisine des pas doubles sur le gazon +et deux voix qui se répondaient sous l’ombre des tilleuls. Elle écouta +de toutes les forces concentrées de son attention, le cÅ“ur palpitant, +l’oreille collée au mur de feuillage qui la cachait.<a name="page_308" id="page_308"></a></p> + +<p>Le roi disait: Vous êtes bien belle, mademoiselle: pourquoi ne +brilleriez-vous pas à la cour, où vous seriez l’admiration de tout le +monde et mon adoration secrète? Venez-y! votre place y est marquée. La +reine a besoin d’une dame d’honneur; l’emploi vous sera offert demain, +acceptez-le pour l’amour de moi.</p> + +<p>Il y eut un silence et le froissement d’un baiser sur un gant.</p> + +<p>Madame la comtesse de Mailly fut blessée au cÅ“ur par le dard de +l’ambition et de la jalousie. Honte et douleur! elle avait reconnu la +femme à qui le roi avait ainsi parlé.</p> + +<p>Après d’autres dialogues de plus en plus vifs, le couple se sépara +brusquement: un bruit s'était fait entendre. Le roi passa d’un côté, sa +compagne de l’autre. Madame de Mailly suivit les pas du roi.</p> + +<p>La surprise est charmante, en effet, pensa le roi; mais quelle est cette +ombre qui se dirige vers moi en agitant un éventail? C’est jour de +bonheur aujourd’hui. On dirait madame de Lauraguais à sa démarche.</p> + +<p>—Madame de Lauraguais! s'écria le roi. Excusez mon étonnement, madame, +je n’aurais jamais osé compter sur une aussi ravissante rencontre.<a name="page_309" id="page_309"></a></p> + +<p>—Madame de Lauraguais! murmura la comtesse de Mailly en déchirant la +petite dentelle de son gant. Elle aussi!</p> + +<p>—Je suis effrayée, sire...</p> + +<p>—Remettez-vous, madame la duchesse, reposez-vous sur mon bras; qui vous +trouble ainsi?</p> + +<p>—Je me suis rencontrée, sire, avec une personne sans doute de votre +connaissance, là -bas au bout du parc. Nous nous sommes coudoyées. C’est +une femme.</p> + +<p>—Une femme! pensa le roi: une troisième? Mes amis ont eu trop de zèle. +Chacun d’eux aurait dû prendre son jour.</p> + +<p>—Ne pensez pas à cela, dit le roi à la duchesse, n'écoutez que ma +reconnaissance. Vous êtes divine d’avoir consenti à vous promener ce +soir dans ce parc; que je vous remercie et que je vous aime!</p> + +<p>—Encore une qu’il aime! dit tout bas la comtesse de Mailly.</p> + +<p>—Encore une qu’il aime! disait aussi tout bas à quelques pas plus loin +la première dame par qui Louis XV avait été abordé en pénétrant dans le +parc.</p> + +<p>—Sire, dit ensuite la duchesse de Lauraguais, vous m’aimez moins que +vous ne me l’assurez.</p> + +<p>—Et pourquoi cela, je vous prie, belle duchesse?<a name="page_310" id="page_310"></a></p> + +<p>—Vous avez promis la place d’honneur à ma sÅ“ur Louise, la comtesse +de Mailly; on le dit du moins dans le monde.</p> + +<p>—Le monde est dans l’erreur.</p> + +<p>—Et l’on ajoute que vous la donnerez pourtant à ma sÅ“ur Félicité.</p> + +<p>—Autre invention!</p> + +<p>—On connaît déjà ma chute, pensa douloureusement madame de Mailly: on +me remplace publiquement dans le cÅ“ur du roi par ma sÅ“ur!</p> + +<p>—Voilà qui est loyal de la part d’une sÅ“ur cadette, dit à elle-même +celle que madame la duchesse de Lauraguais désignait sous le nom de +Félicité.</p> + +<p>—Et qui donc aura la place de dame d’honneur? demanda la duchesse de +Lauraguais, qui, avec infiniment moins de beauté et d’esprit que ses +deux sÅ“urs, avait toute l'étourderie de son extrême jeunesse.</p> + +<p>—Devinez, répondit le roi en lui enlevant une épingle d’or de sa petite +perruque galamment poudrée.</p> + +<p>—Et votre majesté voudrait-elle bien me dispenser de deviner le motif +pour lequel il m’a été fait violence? s'écria tout-à -coup une quatrième +femme en se jetant sur le passage du roi, renversé par cette apparition. +On devine que la duchesse de Lauraguais n'était plus là .<a name="page_311" id="page_311"></a></p> + +<p>—Oui! votre majesté serait-elle assez généreuse pour m’expliquer le +motif de ma présence ici, quand rien, j’ose le dire, ne m’a fait +solliciter cet honneur?</p> + +<p>—Encore un zélé maladroit, pensa Louis XV. Il paraît qu’on m’aura +entendu louer les attraits de la marquise de Flavacourt, et voilà qu’on +la conduit par force à mon souper de Petit-Bourg! Je suis trop bien +servi aujourd’hui.</p> + +<p>—Madame la marquise, répondit le roi, peu habitué à se déconcerter dans +les aventures de ce caractère, on aura commis une erreur dont je +rechercherai la cause, quoique, je l’avoue, il me soit pénible de m’en +plaindre.</p> + +<p>—Des hommes ont renversé mon cocher, un d’eux s’est emparé du siége, et +j’ai été menée à ce château, dans ce parc. Je suis une de Nesle, +marquise de Flavacourt!</p> + +<p>—Je vais vous faire reconduire chez vous, madame la marquise, avec tous +les honneurs respectueux dus à votre personne. Mes valets vous +escorteront avec des flambeaux.</p> + +<p>—Ces marques de respect, sire, me touchent beaucoup; mais ce trop +d’honneur obtenu pourrait m’en faire perdre davantage. Permettez que je +me retire sans bruit, et satisfaite de la réparation que votre majesté +daigne me donner.<a name="page_312" id="page_312"></a></p> + +<p>—Je vous dois encore quelque faveur plus grande, charmante marquise, +reprit Louis XV, qui, revenant à la galanterie malgré sa dignité +affectée, ignorait qu’auprès de lui la comtesse de Mailly, et ses deux +sÅ“urs, celle qui devait être bientôt la comtesse de Vintimille et la +duchesse de Lauraguais, trois femmes! l'écoutaient avec un égal dépit et +un désir égal de voir comment le roi et la marquise de Flavacourt se +sépareraient.</p> + +<p>—Sire, je n’attends de votre majesté qu’une grâce, celle de me +permettre de ne point accepter la proposition qui m’a été faite +aujourd’hui par la reine.</p> + +<p>—Parlez!</p> + +<p>—Depuis long-temps, sire, j’avais renoncé à paraître à la cour, et vous +savez pour quelle raison je n’ai pas déguisé ma répugnance. Ma sÅ“ur +la comtesse de Mailly n’est pas votre femme. Aujourd’hui la reine +m’offre la place de dame d’honneur, et je me trouve brutalement traînée +à Petit-Bourg: souffrez que je n’interprète pas cette double +circonstance. Je penserais que le choix de la reine a été mis à prix par +certains favoris, sans consulter ni votre majesté, ni la reine, ni moi. +Maintenant je profite de votre permission, et me retire.</p> + +<p>Et les trois autres femmes cachées dans l’ombre de dire:<a name="page_313" id="page_313"></a></p> + +<p>La comtesse de Mailly: C’est fini! On conspire contre moi. Me remplacer +par ma sÅ“ur Hortense! Et le roi qui a de l’affection pour toutes les +trois?</p> + +<p>La future duchesse de Vintimille murmurait: Si ma sÅ“ur, la comtesse +de Mailly, entendait cela!</p> + +<p>Et si mes sÅ“urs les comtesses de Vintimille et de Mailly étaient ici! +disait madame de Lauraguais.</p> + +<p>—Adieu donc, madame la marquise! dit le roi à madame de Flavacourt, et +croyez bien en partant que c’est moi qui ai couru le plus grand danger.</p> + +<p>Cette dernière conversation avait ramené le roi et madame de Flavacourt +tout près du château. Tandis que celle-ci allait regagner la grande +allée qui aboutit à la grille placée sur le chemin de Fontainebleau, et +que le roi foulait déjà les marches du perron, des hommes portant des +flambeaux paraissent au seuil de la porte, et au milieu d’eux ils +laissent voir tous les gentilshommes et toutes les dames du souper. On +venait lui présenter la belle duchesse de Châteauroux, qui accourait de +Paris pour remercier le roi d’avoir contribué à la faire nommer dame +d’honneur de la reine.</p> + +<p>Et les cinq sÅ“urs se trouvèrent en présence: la comtesse de Mailly, +sa sÅ“ur Félicité, plus tard comtesse de Vintimille, la duchesse de +Lauraguais,<a name="page_314" id="page_314"></a> la marquise de Flavacourt et la duchesse de Châteauroux, +toutes les cinq filles du marquis de Nesle.</p> + +<p>Louis XV aima les cinq sÅ“urs. On dit qu’il ne fut aimé que de quatre; +la cinquième, la marquise de Flavacourt, résista au roi. C’est la seule +dont l’histoire ne se soit pas occupée.</p> + +<p>La possession de Petit-Bourg par madame la duchesse de Bourbon se +rattache à une date peu éloignée de 1750. Jusqu'à la révolution +française, cette princesse, aussi douce, aussi bonne qu’aimable et que +jolie, ajouterons-nous, si nous nous en rapportons à la mémoire fort +complaisante pour nous de quelques gentilshommes du temps, résida +fréquemment dans ce château, où sa piété mystique s’exaltait sans +obstacles jusqu’aux plus profondes sphères de la rêverie.</p> + +<p>Fille du duc d’Orléans, le petit-fils du régent, elle avait épousé le +duc de Bourbon, celui dont la fin tragique n’a cessé d'être un problème +que pour la justice des tribunaux. La vie de cette femme élevée exercera +un jour la plume curieuse de ces bons esprits investigateurs qui +relèvent tous les passés de quelque prix et les remettent en honneur. Sa +jeunesse ne serait pas la page sérieuse. En 1778, on était peu sérieux +encore, et la duchesse n’avait pas vingt ans. Un excès de jalousie<a name="page_315" id="page_315"></a> lui +souffle la mauvaise pensée d’aller au bal de l’Opéra, le mardi gras de +1778. Elle y va pour railler sous le masque madame de Can..., aimée +autrefois, aimée encore peut-être du duc de Bourbon. Ce soir-là , M. le +comte d’Artois donnait le bras à madame de Can... Tous trois étaient +masqués; tous trois se reconnaissent pourtant. Double jalousie au +cÅ“ur de la duchesse, qui avait été favorablement remarquée, il y +avait peu d’années encore, par le comte. Elle poursuit madame de Can..., +l’embarrasse, la mortifie, la torture si bien, que la victime du bal +abandonne de honte le bras de son cavalier et se perd dans la foule. La +partie ne resta plus engagée qu’entre la duchesse de Bourbon et le comte +d’Artois. Poussant l’esprit un peu au-delà des bornes permises, la +duchesse s’oublia au point d’enlever le masque au sérénissime +interlocuteur. Irrité, le comte d’Artois arrache alors celui de madame +de Bourbon et le lui lance tout broyé au visage. C'était un soufflet.</p> + +<p>Les suites de ce scandale remuèrent la cour et la ville. La cour fut en +apparence pour le comte d’Artois, la ville ouvertement pour le duc de +Bourbon. Un moment eut lieu où la bravoure du frère du roi fut +cruellement mise en doute; affront immérité, ainsi que l'événement le +prouva.<a name="page_316" id="page_316"></a></p> + +<p>«Contez-moi donc comment cela s’est passé.—(Mémoires du baron de +Besenval.)</p> + +<p>»Ce matin, me répondit le chevalier de Crussol, avant de partir de +Versailles, j’ai fait mettre en secret, sous un coussin de la voiture, +sa meilleure épée. Quand nous sommes arrivés à la Porte-des-Princes +(bois de Boulogne), où nous devions monter à cheval, j’ai aperçu M. le +duc de Bourbon à pied, avec assez de monde autour de lui. Dès que M. le +comte d’Artois l’a vu, il a sauté à terre, et allant droit à lui, il lui +a dit en souriant: <i>Monsieur, le public prétend que nous nous +cherchons</i>.</p> + +<p>»M. le duc de Bourbon a répondu en ôtant son chapeau: <i>Monsieur, je suis +ici pour recevoir vos ordres</i>.—<i>Pour exécuter les vôtres</i>, a repris M. +le comte d’Artois, <i>il faut que vous me permettiez d’aller à ma +voiture</i>; et étant retourné à son carrosse, il y a pris son épée; +ensuite il a rejoint M. le duc de Bourbon.</p> + +<p>»Les éperons ôtés, M. le duc de Bourbon a demandé la permission à M. le +comte d’Artois d'ôter son habit, sous prétexte qu’il le gênait. M. le +comte d’Artois a jeté le sien, et l’un et l’autre ayant la poitrine +découverte, ils ont commencé à se battre. M. le duc de Bourbon a +chancelé, et j’ai perdu de vue la pointe de l'épée de M. le comte<a name="page_317" id="page_317"></a> +d’Artois, qui apparemment a passé sous le bras de M. le duc de Bourbon. +<i>Un moment, messieurs</i>, leur ai-je dit, <i>en voilà quatre fois plus qu’il +n’en faut pour le fond de la querelle</i>.</p> + +<p>»<i>Ce n’est pas à moi à avoir un avis</i>, a repris M. le comte d’Artois. +<i>C’est à M. le duc de Bourbon à dire ce qu’il veut: je suis ici à ses +ordres</i>.</p> + +<p>»Monsieur, a répliqué M. le duc de Bourbon en adressant la parole à M. +le comte d’Artois et en baissant la pointe de son épée, <i>je suis pénétré +de reconnaissance de vos bontés, et je n’oublierai jamais l’honneur que +vous m’avez fait</i>.</p> + +<p>»M. le comte d’Artois ayant ouvert ses bras, a couru l’embrasser, et +tout a été dit.»</p> + +<p>Les préliminaires de ce duel royal entre le duc de Bourbon et le comte +d’Artois sont la plus agréable partie des Mémoires du baron de Besenval, +qui s’y montre du reste fort peu partisan des opinions philosophiques de +la duchesse de Bourbon.</p> + +<p>Ce furent ces opinions, mais passées à l'état mystique le plus éthéré, +qui lièrent d’une sympathie tendre le Swedenborgiste Saint-Martin et la +duchesse de Bourbon. Leur intimité commença avant la révolution, la +traversa malgré les distances et l’exil, et se rétablit après la grande +tourmente. Le sublime métaphysicien, cet homme rare dont les écrits ne +sont pas connus de cent personnes en<a name="page_318" id="page_318"></a> France, et qui aura un jour une +impérissable célébrité, allait répandre dans le parc silencieux de +Petit-Bourg ses harmonieuses doctrines, que recueillaient le marquis de +Lusignan, le maréchal de Richelieu, le chevalier de Boufflers, et +surtout la duchesse de Bourbon. C’est là que fut expliquée pour la +première fois en France la parole apocalyptique de Jacob BÅ“hm. Ainsi, +il était écrit que les gens de qualité faciliteraient le passage à tous +les grands courans d’idées affluant de toutes parts vers Paris. Un +marquis protégeait le magnétisme, des barons et des ducs allaient +transformer les états-généraux en constituante, c’est-à -dire la +monarchie en république; une duchesse, un chevalier, un maréchal, se +passionnaient pour les plus larges écarts de l’instinct religieux.</p> + +<p>Parmi les milliers de formes politiques enfantées par les exubérantes +imaginations de l'époque, on ne doit pas oublier celle de la duchesse de +Bourbon: 1º Rendre les hommes vertueux et libres; 2º qu’ils aient tous +le nécessaire pour vivre; 3º qu’il n’y ait de distinction parmi eux que +celles que doivent établir la vertu, l’esprit, les talens et +l'éducation; 4º donner à chaque homme les moyens de parvenir au degré +que ses facultés naturelles pourraient lui permettre; 5º qu’il y ait +liberté de religion; 6º <i>qu’il soit honteux d'être riche et de se<a name="page_319" id="page_319"></a> +mettre au-dessus des autres</i>; 7º que celui qui reçoit salaire doive +obéissance à celui qui le paie; 8º que la vieillesse soit honneur pour +les jeunes gens; que la convenance des cÅ“urs dicte les mariages; 9º +que tous les états soient également honorables et honorés; 10º que la +loi punisse le crime sans donner la mort; 11º que les juges soient +irrécusables; 12º que tous les citoyens soient nés soldats; 13º être +frugal et simple; 14º pour y parvenir, que ceux qui gouvernent donnent +l’exemple de toutes les vertus; 15º que le choix des magistrats soit +fait par le peuple d’après une liste faite par les ministres du culte, +que je suppose des êtres divins; 16º quant au mode de gouvernement, je +n’ai point d’idée sur cela; mais en mettant en vigueur les règles que je +viens d'établir, il serait bon, quel qu’il puisse être<a name="FNanchor_E_5" id="FNanchor_E_5"></a><a href="#Footnote_E_5" class="fnanchor">[E]</a>.</p> + +<p>Voilà ce que pensaient, à l’extrême fin du dix-septième siècle, et ce +qu’osaient écrire les gens de cour, une duchesse de Bourbon, une +princesse de sang royal.</p> + +<p>Soit qu’en se rapprochant de la funeste réalisation de son système, la +duchesse de Bourbon finît par en comprendre les dangers, soit que +Saint-Martin eût pris de plus en plus de l’empire sur ses idées, elle se +renferma dans son mysticisme derrière<a name="page_320" id="page_320"></a> ses beaux arbres de Petit-Bourg, +d’où la révolution ne devait pas tarder à l’exiler, et tête-à -tête avec +le grand, l’immortel illuminé d’Amboise, elle écrivit sur la religion et +le monde invisible. C’est à cette série d'écrits que Saint-Martin +répondait de Lyon en 1793, par la publication de son <i>Ecce homo, ou le +nouvel homme</i>; réfutation aimante, tendre, pleine d’inspirations +voilées, mais allant au cÅ“ur et à la persuasion par on ne sait quel +chemin; c’est par ces mots, adressés comme tout le reste du livre à la +duchesse de Bourbon, que Saint-Martin termine son Ecce homo:</p> + +<p>«Ne te donne point de relâche que cette ville sainte ne soit rebâtie en +toi, telle qu’elle aurait dû toujours y subsister, si le crime ne +l’avait renversée, et souviens-toi que le sanctuaire invisible où notre +Dieu se plaît d'être honoré, que le culte, les illuminations, qu’enfin +toutes les merveilles de la Jérusalem céleste peuvent se retrouver +encore aujourd’hui dans le cÅ“ur du nouvel homme, puisqu’elles y ont +existé dès l’origine.»</p> + +<p>Rien n’est plus clair que ces paroles quand on s’est un peu brisé au +langage des illuminés, hommes sur lesquels le dernier mot n’a pas été +dit. Ils auront encore un jour dans les siècles; mais qu’on juge de +l’attachement plus qu’humain qui s'était formé entre la duchesse de +Bourbon et Saint-Martin<a name="page_321" id="page_321"></a> par cette réflexion du saint Jean de +l’illuminisme:</p> + +<p>«Il y a deux êtres dans le monde en présence desquels Dieu m’a aimé; +aussi, quoique l’un fût une femme (M. B.), j’ai pu les aimer tous deux +aussi purement que j’aime Dieu, et par conséquent les aimer en présence +de Dieu, et il n’y a que de cette manière-là que l’on doive s’aimer, si +l’on veut que les amitiés soient durables.» Tout est mystérieux dans la +vie et dans la mort de cet homme extraordinaire. Il prédit la minute de +sa mort, quoique en parfaite santé au moment de sa prophétie; sûr de ce +qui devait arriver, il alla déjeuner chez un de ses amis, ancien +sénateur, causa jusqu’au dessert; puis il se leva pour se reposer dans +une autre pièce; là , il s’assit dans un fauteuil, regarda le ciel et +mourut. C'était le 13 octobre 1803.</p> + +<p>Si nous n’avons pas cité les marquis de Poyanne et de Raye, l’un et +l’autre possesseurs de Petit-Bourg avant madame la duchesse de Bourbon, +ce n’est point par oubli, mais bien à cause de la stérilité des +recherches que nous avons faites. Nous avons découvert seulement que le +marquis de Raye réunit à la seigneurie le domaine de Neufbourg.</p> + +<p>La révolution ayant dépouillé la duchesse de Bourbon de ses propriétés, +le château de Petit-Bourg<a name="page_322" id="page_322"></a> fut acquis à la nation, terrible châtelaine. +Il est juste cependant de constater que la république ne mit, contre son +usage, aucune filature de coton dans les salons à chicorée et à +coquilles d’or.</p> + +<p>Un acquéreur se présenta dans ces temps orageux, et sauva Petit-Bourg +d’un abandon qui, en se prolongeant, eût été aussi funeste qu’une +dégradation violente. M. Perrin, fermier des jeux, acheta le château à +la nation. Sans porter une curiosité indiscrète dans ce dernier contrat +de vente, il faut croire aux bons souvenirs que M. Perrin a laissés dans +la commune. C’est à ce propriétaire que M. Aguado acheta Petit-Bourg en +1827.</p> + +<p>En 1814, Petit-Bourg fut occupé par le prince de Schwartzenberg, +commandant en chef des armées alliées, réunies contre la France. Il y +établit son quartier-général; de cette position, il observait les +mouvemens de Paris et de Fontainebleau, où se faisaient et se +défaisaient les grands événemens historiques du moment; on avait logé +dans les propriétés voisines les principaux officiers autrichiens, +bavarois et prussiens. Les soldats s'étaient établis dans les bourgs et +villages des environs, et en si grand nombre, que beaucoup de familles +avaient été forcées d’en recevoir jusqu'à vingt; impôt écrasant, +inévitable, odieux; mais c'était la guerre. Quelque sévère que fût la +discipline en vigueur<a name="page_323" id="page_323"></a> parmi les troupes coalisées, il se commettait +chaque jour, chaque heure, des actes de violence. Un jour, un champ +était dévasté par le pas des chevaux; un autre jour, des arbres étaient +coupés dans un parc, afin d’avoir du bois en quantité suffisante pour +faire cuire ces énormes morceaux de bÅ“uf encore présens à la mémoire +de la génération envahie. Et que de légumes volés! que de fruits +emportés avant la maturité, luxe dont se moquaient les cosaques! que de +petits pillages autour d’une ferme! Å“ufs, poules, poulets; rien n’est +filou comme un vainqueur. Tout est égal d’ailleurs; un royaume conquis, +c’est un gros Å“uf volé; une poule volée, c’est un petit royaume +conquis. La campagne de France fut mortelle à nos propriétés rurales; +tantôt livrées sans défense à la rage affamée des alliés, tantôt +occupées par les Français reprenant l’avantage ou battant en retraite. +Telle ferme de la Champagne a été deux fois en un jour prise par les +Français et par les Prussiens.</p> + +<p>Il vint un moment, pendant l’occupation étrangère, où les habitans +n’osaient plus se plaindre aux chefs, tant la législation militaire +était terrible contre le soldat délinquant: le fouet jusqu’au sang, +jusqu’aux os, pour un léger vol; la mort pour une faute plus grave. Par +humanité, on aimait mieux endurer la perte d’un mouton ou<a name="page_324" id="page_324"></a> de quelques +livres de fruits que de faire passer par les armes le malheureux +maraudeur.</p> + +<p>Cependant un vol fut commis si audacieusement, que la victime ne put +empêcher sa colère d'éclater: c'était un fermier des environs de +Soisy-sous-Étiolles. Obligé d’aller passer avec sa famille trois ou +quatre jours à Villeneuve-Saint-Georges, il confia sa ferme à +quelques-unes de ces femmes de la campagne dont l’emploi est d’aller +vendre au marché deux fois par semaine le beurre et le fromage.</p> + +<p>Instruits du voyage du fermier, des soldats allemands s’introduisirent +la nuit dans son cellier; ils lui emportèrent le premier jour tout son +vin en bouteilles, et, le second jour, les quatre ou cinq cents +bouteilles de vins fins réservées pour les solennités patronales. Le +déménagement se fit en silence et comme une reconnaissance de nuit. +J’ignore si les Å“ufs et les poules n’eurent pas un peu à souffrir de +l’invasion; la grande affaire n’a pas laissé de place au retentissement +des coups de main.</p> + +<p>Quand le fermier rentra chez lui, de quel douloureux spectacle ne fut-il +pas frappé? D’un saut, mais d’un saut de loup, car la colère est une +bête fauve, il franchit les terrains qui le séparaient de la Seine, +traversa la rivière, et se rendit au quartier<a name="page_325" id="page_325"></a>-général du prince de +Schwartzenberg, à Petit-Bourg; car il ne doutait pas que les voleurs ne +fissent partie des régimens campés dans les différentes communes du +canton. Les preuves abondaient, clous de souliers, pompons, boutons +d’habit, mille et une pièces de conviction. Un Allemand est trop naïf +pour ne pas oublier derrière lui autant de preuves qu’en exige une +sentence.</p> + +<p>Le prince, avec son affabilité ordinaire, donna audience au fermier. La +plainte écoutée, il lui demanda s’il savait à quelle peine seraient +infailliblement condamnés les soldats allemands contre lesquels il +demandait justice. «Je le sais, répondit le fermier; mais ils l’ont +mérité.—Réfléchissez bien, ajouta le prince, et revenez me voir demain; +si vous persistez, il y aura jugement et condamnation à mort, cela va +sans dire.</p> + +<p>—Ma résolution est toute prise, pensa le fermier en se retirant. Je ne +vois pas pourquoi ces pillards seraient épargnés; ce n’est pas ma faute +si leurs lois les condamnent à mort; je me serais contenté de la prison.</p> + +<p>—Eh bien! dit le prince de Schwartzenberg en recevant le lendemain le +fermier de Soisy-sous-Étiolles; qu’avez-vous décidé?</p> + +<p>—Que je ne renoncerai pas à les poursuivre devant le conseil de guerre, +répondit celui-ci.<a name="page_326" id="page_326"></a></p> + +<p>—Auriez-vous été soldat, par hasard? lui demanda encore le prince.</p> + +<p>—Nous avons tous été soldats, à mon âge, dans le pays.</p> + +<p>Le prince s’arrêta pour penser.</p> + +<p>—Les trois soldats allemands qui ont volé votre vin, reprit-il, me +seront livrés ce soir; on les connaît. Je vous prie de venir encore +demain ici avant l’heure où le conseil s’assemblera pour les juger. +Soyez au château à dix heures du matin.</p> + +<p>Le fermier fut exact; rien jusque alors n’avait ébranlé sa détermination +d'être vengé. Ancien soldat, comme il l’avait dit, il avait dans le +cÅ“ur la colère bruyante du paysan pillé et la colère silencieuse du +soldat vaincu. La raison et la pitié étaient fort à l'étroit entre ces +deux passions.</p> + +<p>—Voilà les trois soldats dont vous avez à vous plaindre; ce sont trois +frères, Saxons tous les trois, dit le prince au fermier.</p> + +<p>—Je ne m’attendais pas à voir trois frères dans mes pillards, se dit le +fermier; c’est dur de les faire fusiller; mais c’est leur faute.</p> + +<p>—Avant de les envoyer devant leurs juges, il m’a plu, dit le prince, de +vous réunir vous et eux à ma table. Messieurs, nous allons déjeuner tous +les quatre. Asseyons-nous.</p> + +<p>Quand les trois autres invités, assez embarrassés<a name="page_327" id="page_327"></a> d’abord de leur +position respective, eurent bu les deux ou trois coups de vin vieux que +leur avaient versés les domestiques, ils commencèrent à s’habituer à +leur propre présence.</p> + +<p>—Où avez-vous fait la guerre? dit ensuite le prince au fermier.</p> + +<p>—En Italie et en Allemagne, mon prince.</p> + +<p>Comprenant parfaitement le français, les trois Saxons écoutaient de +toutes leurs oreilles.</p> + +<p>—Étiez-vous à la prise de telle ville? lui demanda le prince.</p> + +<p>—Sans doute.</p> + +<p>—Et de telle autre?</p> + +<p>—Oui, prince, et c'était chaud; nous débusquâmes l’ennemi de derrière +une ferme, nous incendiâmes la ferme; puis tout fut à nous.</p> + +<p>—A votre santé, dit le prince en versant un verre de bordeaux au +fermier; continuez.</p> + +<p>Les trois Saxons écoutaient toujours.</p> + +<p>—Dame! nous fîmes ensuite comme en pays conquis; nous mangeâmes, nous +bûmes, nous nous logeâmes chez le bourgeois. J'étais logé chez un +prêtre, moi. Pendant deux mois, je puis dire que les poulets ne +quittaient pas la broche.</p> + +<p>—A votre santé, monsieur le fermier.—Le prince versa de nouveau.<a name="page_328" id="page_328"></a></p> + +<p>—Son vin était fameux, si ses poules étaient grasses. Je bus jusqu’au +dernier flacon.</p> + +<p>—Il vous avait sans doute prié de l’en débarrasser.</p> + +<p>—Ah! que non, le vieil avare! Mais j’aurais voulu voir qu’il m’eût +empêché de saigner sa cave!</p> + +<p>—Et s’il n’eût pas consenti à vous en livrer les clefs?</p> + +<p>—J’aurais enfoncé la porte.</p> + +<p>—A votre santé, monsieur le fermier. Ah! vous eussiez enfoncé la porte; +et le conseil de guerre?...</p> + +<p>—Bah! bah! le conseil de guerre en pays conquis! Eh bien! oui: j’eusse +été peut-être condamné à être mis à la queue du régiment.</p> + +<p>—Une plume et du papier, dit le prince à ses domestiques.</p> + +<p>«Moi, fermier à Soisy-sous-Étiolles, écrivit le prince, ancien soldat, +ayant fait la guerre en Allemagne, où j’ai quelquefois bu, sans leur +permission, le vin des personnes chez lesquelles j'étais logé, et +n’ayant jamais été puni pour cela, consens à ce que les trois soldats +saxons qui ont pillé mon cellier soient, pour cette faute, condamnés à +mort sur-le-champ.»</p> + +<p>—Signez donc, monsieur le fermier.<a name="page_329" id="page_329"></a></p> + +<p>Le fermier prit son chapeau et son bâton pour gagner la porte.</p> + +<p>—Je ne veux pas que vous partiez ainsi, dit le prince en riant: estimez +votre perte, et nous réglerons ensuite tous les deux. Faites comme si je +vous avais acheté votre vin.</p> + +<p>—Sortez! dit-il ensuite aux trois Saxons. Je vous condamne à boire de +l’eau pendant trois mois.</p> + +<p>C’est aussi au château de Petit-Bourg que se conclurent plusieurs actes +de haute politique dont le souvenir ne se perdra jamais. Là , le général +en chef des troupes coalisées contre la France, le prince de +Schwartzenberg, traita avec le duc de Vicence et le prince de la Moskowa +des deux abdications de Napoléon. On n’apprendra à personne que la +première de ces deux abdications fut rejetée par le gouvernement +provisoire, à cause de l’article additionnel où l’empereur disait ne +résigner le pouvoir qu’en le déléguant à son fils, et que la seconde fut +enfin acceptée en ces termes par Napoléon: «Les puissances alliées ayant +proclamé que l’empereur Napoléon était le seul obstacle au +rétablissement de la paix en Europe, l’empereur Napoléon, fidèle à son +serment, déclare qu’il renonce, pour lui et ses héritiers, aux trônes de +France et d’Italie, et qu’il n’est aucun sacrifice personnel, même celui +de la vie, qu’il ne soit prêt à faire à <a name="page_330" id="page_330"></a> l’intérêt de la France.» On +sait qu’avant même ce moment de déchéance difficile, impossible à +éluder, quoi qu’on en ait dit, Napoléon avait vu s'éloigner de lui la +plupart de ses plus pompeux compagnons d’armes. Le soleil impérial +s'éteignait; il s'était éteint. De Fontainebleau à Paris, la longue +chaussée était couverte d'équipages fugitifs, qui se hâtaient de gagner +au galop les riches hôtels du Roule et de la Chaussée-d’Antin. La +victoire brûlait de rentrer dans ses meubles, d’accrocher le glaive sous +les couronnes, de jouir du repos enfin. On a beaucoup trop blâmé la +conduite des généraux de l’empereur, à cette époque de démembrement +définitif. Leur rôle était fini comme celui de Napoléon; seulement +Napoléon ne voulut pas comprendre cette poignante vérité, lui qui, à la +rigueur, ne disputait avec tant d’acharnement le terrain incendié devant +et derrière lui que pour reprendre ce qu’il avait conquis; position +exactement semblable à celle de ses capitaines. Sans être vieux, ils +avaient vieilli; ils étaient blessés; tous étaient mariés; beaucoup +d’entre eux avaient des enfans à élever. Après tout, l’heure était venue +pour eux, comme elle vient pour les hommes d’obscure condition, de jouir +des fruits de la peine prise dans la jeunesse. On a dit que, Napoléon +les ayant créés ducs, princes, maréchaux, ils ne voulaient<a name="page_331" id="page_331"></a> plus du jeu +de la guerre. Le motif nous paraît plus que suffisant. N’est-il pas +parfaitement fondé en raison? Pourquoi objecter que c'était peu +patriotique? Est-ce que Napoléon était rigoureusement encore la patrie +en 1814?</p> + +<p>Cet événement historique de l’abdication de Napoléon, convenue au +château de Petit-Bourg, se relie à un autre fait sur lequel la +génération prochaine aura peut-être à revenir et à se prononcer. Nous +voulons parler de la défection du sixième corps, commandé par le duc de +Raguse. C’est de Petit-Bourg à la rue Saint-Florentin que la mémorable +dépêche fut transmise par le prince de Schwartzenberg. On connaît le +résultat foudroyant qu’elle eut au milieu du conseil des princes +coalisés, qui avaient hésité jusque là s’ils accepteraient ou +repousseraient l’abdication de Napoléon en faveur de son fils. L’opinion +monarchique, par l’organe d’un de ses bons écrivains, M. F.-P. Lubis, +présente à vingt-cinq ans de distance ce grand événement de la défection +du duc de Raguse, dans les termes que nous lui empruntons, <i>Histoire de +la Restauration</i>, pages 214 et 215, 1<sup>er</sup> volume: «Le roi de Prusse se +prononça contre la régence. L’empereur de Russie hésitait toujours. Il +n’y eut qu’une voix pour renverser Napoléon. L’avis fut même ouvert de +marcher sur Fontainebleau, de<a name="page_332" id="page_332"></a> lui livrer une dernière bataille, et de +faire les plus grands efforts pour s’emparer de sa personne. Le désir +d'éviter une nouvelle effusion de sang empêcha de prendre ce parti. Le +conseil se sépara, au surplus, sans rien conclure, Alexandre ayant remis +au lendemain pour se décider.</p> + +<p>»Peu d’instans après, cependant, les commissaires de Napoléon trouvèrent +le czar dans des dispositions bien différentes de celles dont ils +avaient conçu un si favorable augure. La conférence languissait sans +qu’il eût fait connaître sa décision, lorsqu’un aide de camp vint lui +remettre une dépêche, en ajoutant quelques mots en langue russe, qui +furent compris du duc de Vicence. «Mauvaise nouvelle!» dit celui-ci +d’une voix concentrée aux maréchaux, étonnés de sa soudaine pâleur.</p> + +<p>«Messieurs, reprit Alexandre après avoir lu, je résistais avec peine à +vos instances, voulant donner une marque de mon estime particulière à +l’armée française, que vous représentiez. Mais cette armée, dont vous +faites valoir le vÅ“u unanime, se met en opposition avec vous. Sa +volonté, en effet, la connaissez-vous bien? Savez-vous ce qui se passe +au camp? Savez-vous que le corps de M. le duc de Raguse s’est rangé tout +entier de notre côté?»</p> + +<p>»Les plénipotentiaires s'écrièrent que cela était<a name="page_333" id="page_333"></a> impossible. «Lisez,» +repartit Alexandre en mettant sous leurs yeux la dépêche signée de la +main du prince de Schwartzenberg. Ils regardèrent d’un air interdit le +duc de Raguse: le maréchal était au désespoir.</p> + +<p>»Ainsi fut perdue la cause de la régence.»</p> + +<p>Sans regretter les jours à jamais éteints de puissance seigneuriale, +plus chers à l’imagination qu’au cÅ“ur de la génération vivante, il +faut leur rendre la part de justice qu’ils méritent. Remplacera-t-on au +sein de la population des campagnes, condamnée à être long-temps encore +nécessiteuse, malgré tous les essais de la politique, l’ascendant +généreux des riches familles titrées? Je sais que leur générosité +n'était pas gratuite, et qu’il n'était pas toujours difficile aux +seigneurs d'être magnifiques une fois l’an, quand ils grossissaient +leurs revenus d’une foule d’impôts vexatoires. Mais l'état n’est-il pas +aussi de nos jours un seigneur exigeant? Et n’est-ce pas la dîme, +n’est-ce pas la corvée sous d’autres noms moins flétrissans, que +l’octroi, les portes et fenêtres, le personnel, la garde nationale et la +conscription? On dit qu’au bon plaisir du maître a succédé l'égalité +devant la loi. Il y aurait beaucoup à écrire sur cette égalité et cette +loi. Enfin, serait-il vrai, et je pourrais l’admettre, que la commune +eût détrôné avec avantage pour les<a name="page_334" id="page_334"></a> masses l’antique féodalité, la +commune n’en demeurerait pas moins un être froidement de raison, opérant +le bien sans chaleur, sans enthousiasme, et surtout sans amour. La +commune a-t-elle une figure, une voix? Qui la connaît? Qui l’aime? Soyez +réduit à la misère, la commune est une maison lugubre où l’on vous donne +un morceau de carton que vous échangez contre un pain; soyez malade, la +commune, sous les traits d’une autre maison, vous jette une carte qui +vaut un lit de fer dans un hôpital; mourez sans laisser cent sous pour +le fossoyeur, la commune délivre à votre frère ou à votre ami un autre +morceau de carton avec lequel il a la faveur de vous couvrir d’un peu de +terre sans frais. Ceci est à peu près toute la commune. Il n’y a rien à +reprendre à son humanité; mais qu’elle est triste et glacée! Qu’est-ce +qu’une générosité inaccessible à la reconnaissance? N’aimez-vous pas +mieux, dans un autre ordre d’organisation sociale, ce seigneur matinal +qui frappe à chaque chaumière, se fait ouvrir, entre, invite chacun à +lui dire son désir ou sa plainte? Si ce n’est lui, sa femme ou sa fille +parcourent le bourg au milieu de la nuit, pendant l’hiver, et voient à +travers les fentes de la porte le lit sans couverture, ou le foyer sans +feu. Pourquoi avoir constamment oublié l’immense contre-poids que<a name="page_335" id="page_335"></a> +faisaient les femmes à la dureté, à la violence, au despotisme de +quelques seigneurs? Et la considération est grave à peser. Quand chaque +village avait pour patronne terrestre une femme attentive et humaine, il +restait peu de place en France pour l’absolue misère. Eh bien! voilà les +visages adorés, les mains connues et cherchées dans l’ombre, voilà la +reconnaissance dont nous parlions. Baisez donc la main à la commune: +grande cause de pitié et d’amélioration retranchée du trésor moral de la +nation. Entre le bien qui émane de la commune et celui que faisaient +autrefois les habitans des châteaux, il y a à observer la même +différence qu’entre l'Å“uvre produite par une mécanique et l'Å“uvre +conçue, exécutée par la main de l’homme. La première est exacte, nette, +irréprochable; mais elle est sans vie; la seconde ne vient pas toujours +à point, elle pèche par de grands défauts, des oublis et des +incertitudes, mais le sang et la pensée y ont mis du leur. La commune +est l’imprimerie du bienfait, et la libre indépendance de bien faire +qu’elle a remplacée en était l’autographe.</p> + +<p>Si le propriétaire actuel de Petit-Bourg n’a heureusement à revendiquer +aucun des privilèges de ses prédécesseurs, et il est trop de son siècle +pour s’en plaindre, il n’a pas renoncé, lui, plus riche que la plupart +des premiers possesseurs de son château,<a name="page_336" id="page_336"></a> au droit de se faire aimer, +non pas de ses vassaux, mais de ses voisins de Ris, de Soisy, d'Évry, et +des villages environnans. On laissera dans la chasteté du silence et de +l’ombre ce qu’il y a mis; il n’est pas d'éloges, si mérités qu’ils +soient, qui fassent pardonner de les avoir écrits, quand nul n’en +réclamait la publicité. Les belles actions sont aussi de la vie privée; +et la presse n’est déjà plus une confidente assez digne pour lui +permettre d’en entendre le récit.</p> + +<p>Nous ne rapporterons d’une foule de traits honorables gravés dans le +cÅ“ur des habitans des communes placées sous le regard du château de +Petit-Bourg, que celui-ci, qui ne doit pas être perdu pour l’histoire du +temps.</p> + +<p>A l'époque fatale où le choléra fit pleuvoir son venin sur Paris et les +départemens voisins, la terreur s'étendit partout. Les riches battirent +en retraite; c'était à qui irait le plus vite en sens inverse, des +nuages chargés de peste et des équipages fuyant Paris. Les riantes +résidences arrosées par la Seine et la Marne se vidèrent; la peur fit +oublier le printemps, qui venait chargé de plumes d’oiseaux, de feuilles +d’arbres et de petites fleurs. Chaque convoi funèbre se croisait avec +vingt voitures haletantes. De tous ces châteaux d’où la mollesse et +l’oisiveté s'étaient envolées, il n’en resta qu’un seul habité;<a name="page_337" id="page_337"></a> le +château de Petit-Bourg. Ce n'étaient pas les moyens de fuir qui +manquaient au propriétaire; mais partir! fermer brutalement sa porte à +tant de visages attristés! Il attendit. Le mal pourtant grandissait de +jour en jour, d’heure en heure; M. Aguado attendit encore; il resta seul +exposé à toutes les chances du mal, qui allait être sans pitié pour les +communes voisines du château. Enfin, quand on l’eut persuadé que sa +présence ne retarderait pas d’une minute les progrès du fléau, il se +décida à rejoindre sa famille. Mais avant de quitter Petit-Bourg, il se +rendit dans chaque village déjà largement décimé, franchit le seuil de +chaque maison, et il donna à chaque habitant malheureux tous les objets +réclamés par un bien-être sans lequel la mort ne pardonnait à personne: +de la flanelle, des couvertures chaudes, et les meilleurs moyens +curatifs indiqués par la médecine, sans oublier le moyen qui les +comprend tous. Puis il établit une pharmacie au château, y laissant deux +médecins uniquement destinés à soigner les malades du canton. De tels +actes honorent un nom; et fût-il déjà chargé d’une couronne de marquis, +il s'élèverait plus haut encore.</p> + +<p>Aucun village n’a de fête aussi joyeusement colorée que celle de +Petit-Bourg; il en a même deux, l’une en l’honneur du saint de la +localité, l’autre<a name="page_338" id="page_338"></a> en l’honneur de la patronne de madame Aguado. Toutes +deux font époque dans le souvenir des invités habituels, qui sont +traités ce jour-là aux frais de la maison. Des contentemens sont ménagés +à tous les âges. Aux jeunes filles, une main gracieuse distribue des +mouchoirs aux vives couleurs, des bonnets de dentelles, des croix d’or, +et même des montres. Aux jeunes gens, le sort ou l’adresse réserve des +fusils ou des couteaux de chasse. Indispensable auxiliaire, le vin ne +cesse pas de couler sous les tentes dressées au milieu du parc, tandis +que la danse confond toutes les joies, dans une seule et même joie. Le +château est ouvert à tout le monde, et des tables chargées de gâteaux +arrêtent de loin en loin avec bonheur une circulation intarissable. Si +l’inégalité des fortunes n’avait pas ses abus cruels, c’est dans de +pareils momens qu’on serait tenté d’y faire grâce, et de se dire tout +bas, bien bas, avec la liberté d’esprit la plus absolue, qu’il est +peut-être plus de véritable bonheur possible dans un assemblage de +conditions haut et bas placées, mais s’aimant toutes en sÅ“urs, de la +nécessité de ne pas rompre une harmonie peut-être providentielle, que +dans la violente situation d’une société toujours préoccupée de garder +le niveau. Si l'égalité et le bonheur étaient deux choses distinctes? Si +l’une ne renfermait pas l’autre? Avant<a name="page_339" id="page_339"></a> un siècle la question sera +éclaircie, et c’est la France encore qui la résoudra. Mais que le +syllogisme lui coûtera horriblement cher à établir!</p> + +<p>Il nous reste à dire l’intérieur du château tel qu’il est aujourd’hui. +Dans la première pièce, qui est, je crois, une salle à manger, on voit +deux tableaux de sainteté d’Annibal Carrache et de Herrera el Viejo +(l’ancien). Nous ne tomberons pas dans le singulier oubli de louer +pompeusement deux peintres dont personne ne voudrait mettre en question +le mérite. Nous nous bornerons à dire que ces deux tableaux, ainsi qu’un +autre de Juan del Castillo, représentant une belle Vierge, sont +parfaitement conservés. Leur éclat n’empêche pas d’apercevoir de +charmans paysages de Demarne et de Dubucourt, et de s’arrêter long-temps +devant de petits poissons peints par Velasquez. Ils frétillent encore; +on a peur de les voir tomber de la toile. C’est d’un goût délicat +d’avoir égayé et adouci les reflets splendides des grandes peintures de +cette salle par les spirituels éclairs d’une série de petits tableaux +flamands signés de Corn-Hagen, Winans, de Van Kessel; je n’oublie pas de +gracieuses fleurs d’Arellano. Il n’y a pas de jouissance plus +intelligente et plus complète que d’avoir sous les yeux tant de +peintures si achevées, et, par les croisées ouvertes, une campagne +inondée des flammes ardentes et<a name="page_340" id="page_340"></a> douces du mois de mai: ce que Dieu et +les hommes ont créé de beau et de bon. Que Dieu est un grand peintre +flamand!</p> + +<p>A la gauche de cette première salle, où sont les portraits de madame +Aguado et de M. Aguado, peints par M. Lacoma, artiste sans doute aimé de +la maison, car son nom revient souvent, et ceux des principaux ancêtres +du marquis de Las Marismas, s’ouvre, sur le même prolongement, le grand +salon enrichi des peintures de Lucas Jordano, de Domenico Brandi, de +Pietro de Cortona et del Bassano. Il faut se croiser les bras et admirer +en présence de l'Å“uvre de ces demi-dieux. Rien n’est beau comme cela, +si ce n’est ce ciel, ce soleil, cet océan d’herbes et ce fleuve qu’on +voit en se retournant. Quels peintres, ceux qui soutiennent la +comparaison avec le printemps!</p> + +<p>Cristobal Lopez est aussi un artiste délicieux. Quels charmans tableaux, +ceux qu’on voit de lui à Petit-Bourg! Que ses vierges et ses anges sont +aimables! C’est la coquetterie fantasque de Decamps, sa couleur, avec +plus de franchise et de perfection. C’est Decamps avec six pas +d’avantage sur lui. Lopez est beau à toutes les distances, comme les +pierres fines.</p> + +<p>La troisième pièce est le salon d'étude; ainsi que les précédentes, son +unique ameublement se<a name="page_341" id="page_341"></a> compose de tableaux de maîtres de l'école +espagnole et flamande. C’est <i>un Ermite</i> de Meneses Osorio, c’est <i>une +Communion de la Vierge</i> par Théodore Aderman. Il faut hâter le pas, +cependant, car le temps manquerait même pour saluer, ne fût-ce que d’un +regard furtif, les autres créations semées dans d’autres salles. A +l’opulente oisiveté du maître, il est permis seulement de savourer les +paisibles émotions que donnent un <i>Christ au poteau</i>, par Alonzo Cano, +cet homme de génie à peine connu en France, et un autre <i>Christ sur la +croix</i> du triste et monacal Zurbaran. Lui seul, le sévère Zurbaran, a +cette couleur affligée et touchante: il est le Job de la peinture. Ce +Christ n’est pas un de ses moins beaux ouvrages. Ne refusez pas une +halte attentive à un <i>Samson</i> de Vander Kabel.</p> + +<p>Il est facile de s’apercevoir que les noms affectés aux diverses +distributions du château n’ont qu’une valeur fort conventionnelle; +chacune d’elles est un cabinet de tableaux, et rien de plus. On a déjà +vu que la salle à manger, le grand salon et le salon d'étude sont des +travées d’une galerie de peintures; on n’y remarque pas plus de meubles +qu’au Louvre et au Luxembourg. Dans la salle de billard, qui est la +quatrième, nous n’avons pas vu de billard, mais une délicieuse <i>Vue de +Venise</i>, par Canaletti et qui peindrait Venise si ce n’est Canaletti?<a name="page_342" id="page_342"></a> +Un Primatice d’une couleur virginale, deux Velazquez, un <i>Martyr</i> de +Zurbaran, et une <i>Petite vache</i> de Vander Burg. Le Musée espagnol du +Louvre a peu de tableaux de sainteté signés du nom de Zurbaran aussi +remarquables que celui de Petit-Bourg. Nous ne nous exposons guère +qu’aux reproches des faiseurs d’inventaires, en omettant de petites +peintures françaises semées comme des coquelicots importuns à travers +ces belles moissons. Elles sont là , à l’exception de quelques-unes, +cependant, comme une protestation polie du propriétaire; pure courtoisie +castillane.</p> + +<p>S’il est dans tout le château une pièce qui réponde à sa destination +nominale, c’est la dernière de l’aile gauche; une petite bibliothèque, +bourrée de livres espagnols et français. Nous avons été heureux d’y +rencontrer Lopez de Vega et Calderon à côté de Corneille. Une place +d’honneur est réservée au grand ouvrage de l'Égypte, ce beau livre, +exclusivement destiné, par son prix, à ceux qui n’ont pas le temps de +lire.</p> + +<p>On ne doit pas s’attendre à voir plus de meubles dans l’aile droite où +nous entrons, que dans l’aile gauche, dont nous avons épuisé les +distributions peu nombreuses. Elle s’ouvre par une salle à manger, où +rien ne rappelle l’acte qu’on est censé y accomplir; point de buffets, +point de tables, mais une<a name="page_343" id="page_343"></a> incroyable bataille de Salvator Rosa, un Rose +de Tivoli, les Quatre Saisons par Lesueur, de beaux chiens de Sneyders, +une Naissance et un Baptême de Cristobal Lopez, une Vue de Venise de +Guardi, un charmant Intérieur de Hemskerk, et une collection de petits +tableaux flamands de Van Kessel, de Ferg et de Snaver. Quelle fougue, +quelle rage, et quelle couleur dans le Salvator Rosa! J’ignore si l’on +s’est jamais battu de cette manière-là dans aucun temps, mais +qu’importe? Que n’avons-nous beaucoup de mensonges semblables! Encore un +regard d’adoration pour Cristobal Lopez, et passons dans le cabinet +suivant. C’est la chambre à coucher de M. Aguado. Puisqu’on la désigne +ainsi, et qu’on y a mis un lit, il faut croire que le domestique qui +nous renseigne ne s’est pas trompé. Voici les meubles spéciaux de cette +chambre à coucher, qui n’a pas dû coûter grands frais d’imagination au +tapissier. Un petit Berger d’Albert Kuyp, un de ces petits bergers comme +il n’en existe pas; enfant de roi et de reine, ayant pour vis-à -vis une +bergère de son rang; un Anachorète d’Alexandre Albini, un Christ de +Moya, un Amour fouetté de Luca Jordano, une Vénus de Pomponio di Vito, +un Antoine Moro, un Carlo Maratto, et un Wouvermans comme il y en a peu +au Louvre. Ce serait un crime d’oublier un Annibal Carrache, et un beau<a name="page_344" id="page_344"></a> +Vander Does, et une impolitesse de ne pas mentionner deux Lancret, qui +vengent à Petit-Bourg notre peinture française, si malencontreusement +fourvoyée là . Que ces deux Lancret sont gracieux et fins! quel berger +fleuri et quelle bergère coquette! Le berger semble sortir d’un bain +parfumé et la bergère aller à l’Opéra. Je donnerais bien des écoles +françaises pour cette bergère et ce berger, excepté l'école de Watteau, +une des premières du monde.</p> + +<p>J’ai dit la chambre à coucher de M. Aguado, sans omettre un seul meuble; +l’omission eût été difficile, j’ai aussi dit pourquoi. N’oublierais-je +pas une petite pendule de quarante francs? On n’a jamais poussé plus +loin le mépris pour les meubles, si ce n’est dans la chambre voisine, +celle de madame Aguado. J’aime ce dédain poussé jusqu'à l’héroïsme: deux +ou trois cent mille francs de tableaux, et pas quinze cents francs de +papier peint et de bois doré. J’appelle cela du goût, de l’esprit, du +bon sens, quand je songe qu’un secrétaire ou une glace eût pris la place +d’un Carrache ou d’un Zurbaran sur la surface de ces murs d’un +très-faible développement. La glace de la chambre à coucher de madame +Aguado est en bois peint en gris. On pardonnera aisément ce défaut de +luxe. Ce Sultan à qui l’on présente une Esclave pour la<a name="page_345" id="page_345"></a> nuit est +d’Eugène Delacroix, cette Vision de la Vierge est de Cristobal Lopez; +ceci est un Carrache, cette Adoration est de Stella, et cette Religieuse +d’Offemback. Vous ne vous souvenez déjà plus, je pense, de la glace +peinte en gris: serait-elle en or massif et en diamant, vous en +souviendriez-vous davantage? Le boudoir attenant n’est pas plus un +boudoir que la chambre à coucher n’est une chambre à coucher. C’est la +dernière travée où vous attendent des fleurs d’Arellano et de Prevost, +un beau paysage de Van-Berg, un Tiepolo, un Guérin et un charmant +Offemback. Là finit l’aile droite. L’une et l’autre, comme on le voit, +sont moins les deux grandes divisions d’un château que la double galerie +d’un riche musée.</p> + +<p>Le premier et unique étage du château de Petit-Bourg ne sortant pas de +la banalité utile des chambres d’amis, nous en respecterons l’obscurité.</p> + +<p>Sauf erreur, nous pensons avoir cité les beautés intérieures de la +propriété de M. Aguado; elle ne sera jamais mieux entretenue. Elle est +fastueuse, et son faste, quoique d’une date récente, fait honneur à +l’intelligence du maître. Sans la bouleverser de fond en comble, il ne +lui était guère permis d’en changer le caractère. Il y aurait de +l’ingratitude à oublier qu'étranger à notre histoire, il a pris soin de +conserver un monument dont les traditions sont<a name="page_346" id="page_346"></a> sans parenté avec celles +de son pays. Là où, sur un signe de sa main puissante, car il est plus +riche que beaucoup de souverains, il pouvait faire élever un palais à sa +fantaisie, il a mieux aimé laisser subsister un bâtiment dépassé par +l’art moderne, insuffisant, incomplet, mais plein à jamais de +l’immortelle grandeur de Louis XIV. Si, pour perpétuer le souvenir d’une +visite de ce grand roi, qui était le sien, le duc d’Antin abattit une +allée d’arbres, M. Aguado, entendant mieux ce qu’on doit à un tel +honneur, a conservé le château tout entier.</p> + +<p>C’est par la porte qui s’ouvre sur le parc qu’on découvre les +indescriptibles richesses d’un paysage déroulé sur tous les points du +ciel; et du perron, auquel s’oppose une terrasse tracée dans le goût de +celle de Chantilly et de toutes celles qu’a dessinées Le Nôtre, on +parvient sans fatigue aux premiers arceaux du parc. Caprice que +ratifiera la postérité, les noms des principales allées de cette +élégante forêt sont empruntés aux opéras de Rossini, l’hôte illustre, +fréquent et bien-aimé de Petit-Bourg. Voilà l’allée <i>Guillaume Tell</i>, +l’allée de <i>Sémiramis</i>, l’allée de <i>la Pie voleuse</i>. Nous avons l’espoir +qu’il reste encore beaucoup d’allées à nommer, et que Rossini retournera +un jour en France.—Connais-tu M. Rossini? ai-je demandé à une<a name="page_347" id="page_347"></a> petite +fille de huit ans qui longeait le mur du parc en se rendant à l'école de +la paroisse.—Oui, monsieur, je connais M. Rossini; c’est un monsieur +qui rit toujours.</p> + +<p>Quelque profond que soit mon respect pour la Charte et l’article où le +sacrifice d’une propriété est prévu dans l’intérêt général, je n’ai pu +voir sans colère les déplorables dégâts causés au parc de Petit-Bourg +par les ouvriers employés au chemin de fer de Paris à Orléans. Ces +honnêtes ingénieurs, qui couperaient en deux leur mère si le tracé +l’exigeait, ont arrêté que l’embranchement destiné à desservir Corbeil, +Melun et Montereau, traverserait la propriété de M. Aguado. Ils ont +déchiré son parc à coups de hache et de bêche; un des plus beaux +fragmens et un bassin superbe resteront de l’autre côté du rail. Ce +triste ruisseau de fer stérilisera une partie de cet admirable terrain, +et cela pour que des nuées de Parisiens aillent dans une heure manger du +fromage à la crême en Brie, comme si l’on ne devait pas toujours se +croire trop près des Parisiens. Triste progrès! Ah! au temps du duc +d’Antin, une société d’hommes d’affaires n’eût pas touché à un seul +arbre de son parc! il est vrai qu’au temps du duc d’Antin il n’y avait +pas de charte constitutionnelle.</p> + +<p>Fondateur d’une école et d’un hôpital à Évry,<a name="page_348" id="page_348"></a> M. Aguado a plus fait +pour Petit-Bourg que tous les seigneurs ses prédécesseurs. Et ce bien, +il l’a fait sans bruit, sans ostentation, avec la pudeur chrétienne du +désintéressement.</p> + +<p> </p> + +<p class="c"><small>FIN.</small></p> + +<h2><a name="TABLE_DES_MATIERES" id="TABLE_DES_MATIERES"></a>TABLE DES MATIÈRES<br /><br /> +<small>CONTENUES DANS LE DEUXIÈME VOLUME.</small></h2> + +<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary=""> +<tr><td> </td><td align="right"><small>Pages.</small></td></tr> +<tr><td>V<small>AUX</small> </td> <td align="right"><a href="#page_001">1</a></td></tr> +<tr><td>V<small>ILLEROI</small> </td> <td align="right"><a href="#page_113">113</a></td></tr> +<tr><td>V<small>OISENON</small> </td> <td align="right"><a href="#page_147">147</a></td></tr> +<tr><td>P<small>ETIT</small>-B<small>OURG</small> </td> <td align="right"><a href="#page_237">237</a></td></tr> +</table> + +<p> </p> + +<p class="c"><small>FIN DE LA TABLE DU DEUXIÈME VOLUME.</small></p> + +<p><a name="page_350" id="page_350"></a></p> + +<div class="footnotes"><p class="cb">NOTES:</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_A_1" id="Footnote_A_1"></a><a href="#FNanchor_A_1"><span class="label">[A]</span></a> Cette comète se montra pendant le jugement de Fouquet. Voir +les mémoires du temps.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_B_2" id="Footnote_B_2"></a><a href="#FNanchor_B_2"><span class="label">[B]</span></a> De son côté, l'église fut reconnaissante envers les +vicomtes de Melun: elle gardait les tombeaux de Louis I<sup>er</sup>, mort sous +le règne de Louis le Jeune; de Guillaume, mort en 1221; de Jean II, que +Louis X appelait notre cousin, et qui fit les fonctions de chambellan +sous Philippe le Long, Charles le Bel et Philippe de Valois, sous le +règne duquel il mourut, en 1347. Elle avait aussi les restes d’Adam de +Melun, chambellan des rois Jean et Charles IV, mort en 1362; de Jean +III, fait prisonnier avec le roi Jean à la bataille de Poitiers, et de +Guillaume IV, tué à la bataille d’Azincourt, et ceux d’autres membres de +cette illustre famille, dont la branche aînée s’est éteinte en 1759. La +branche cadette se perpétue.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_C_3" id="Footnote_C_3"></a><a href="#FNanchor_C_3"><span class="label">[C]</span></a> On a vu que cette tradition d’allée de marroniers coupés en +une nuit se retrouve à peu près dans tous les châteaux honorés d’une +visite royale. C’est au lecteur à raisonner son opinion et à décider si +le fait est plus acceptable cette fois que les autres.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_D_4" id="Footnote_D_4"></a><a href="#FNanchor_D_4"><span class="label">[D]</span></a> Édition Delangle.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_E_5" id="Footnote_E_5"></a><a href="#FNanchor_E_5"><span class="label">[E]</span></a> <i>Mémoires du comte d’Allonville</i>.</p></div> + +</div> + +<p class="figcenter"> +<a href="images/back_lg.jpg"> +<img src="images/back.jpg" width="357" height="550" alt="" title="" /></a> +</p> + +<hr class="full" /> + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Les Tourelles, volume II, by Léon Gozlan + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES TOURELLES, VOLUME II *** + +***** This file should be named 39513-h.htm or 39513-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/9/5/1/39513/ + +Produced by Chuck Greif and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was +produced from images generously made available by The +Internet Archive) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + + +</pre> + +</body> +</html> diff --git a/39513-h/images/back.jpg b/39513-h/images/back.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..6f71847 --- /dev/null +++ b/39513-h/images/back.jpg diff --git a/39513-h/images/back_lg.jpg b/39513-h/images/back_lg.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..533a433 --- /dev/null +++ b/39513-h/images/back_lg.jpg diff --git a/39513-h/images/cover.jpg b/39513-h/images/cover.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..9ef5ff1 --- /dev/null +++ b/39513-h/images/cover.jpg diff --git a/39513-h/images/cover_lg.jpg b/39513-h/images/cover_lg.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..66736e2 --- /dev/null +++ b/39513-h/images/cover_lg.jpg diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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