summaryrefslogtreecommitdiff
diff options
context:
space:
mode:
-rw-r--r--.gitattributes3
-rw-r--r--39513-0.txt8358
-rw-r--r--39513-0.zipbin0 -> 177334 bytes
-rw-r--r--39513-8.txt8358
-rw-r--r--39513-8.zipbin0 -> 174646 bytes
-rw-r--r--39513-h.zipbin0 -> 479637 bytes
-rw-r--r--39513-h/39513-h.htm9627
-rw-r--r--39513-h/images/back.jpgbin0 -> 33969 bytes
-rw-r--r--39513-h/images/back_lg.jpgbin0 -> 122542 bytes
-rw-r--r--39513-h/images/cover.jpgbin0 -> 31413 bytes
-rw-r--r--39513-h/images/cover_lg.jpgbin0 -> 104512 bytes
-rw-r--r--LICENSE.txt11
-rw-r--r--README.md2
13 files changed, 26359 insertions, 0 deletions
diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes
new file mode 100644
index 0000000..6833f05
--- /dev/null
+++ b/.gitattributes
@@ -0,0 +1,3 @@
+* text=auto
+*.txt text
+*.md text
diff --git a/39513-0.txt b/39513-0.txt
new file mode 100644
index 0000000..7ac49f2
--- /dev/null
+++ b/39513-0.txt
@@ -0,0 +1,8358 @@
+The Project Gutenberg EBook of Les Tourelles, volume II, by Léon Gozlan
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Les Tourelles, volume II
+ Histoire des châteaux de France
+
+Author: Léon Gozlan
+
+Release Date: April 23, 2012 [EBook #39513]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: UTF-8
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES TOURELLES, VOLUME II ***
+
+
+
+
+Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
+Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
+produced from images generously made available by The
+Internet Archive)
+
+
+
+
+
+
+
+
+LES TOURELLES.
+
+II
+
+Romans du même Auteur;
+
+LE NOTAIRE DE CHANTILLY, 2 vol. in-8. 15 fr.
+
+LES MÉANDRES, 2 vol. in-8. 15
+
+WASHINGTON LEVERT ET SOCRATE LEBLANC,
+2 vol. in-8. 15
+
+LE MÉDECIN DU PECQ, 3 vol. in-8. 22 50
+
+Sous Presse:
+
+LA CONJURATION DU SOULIER, roman historique,
+2 vol. in-8.
+
+UNE NUIT BLANCHE, 2 vol. in-8.
+
+Paris.--Imprimerie de Ve Dondey-Dupré, rue Saint-Louis, 46, au Marais.
+
+
+
+
+LES
+
+TOURELLES
+
+HISTOIRE DES CHATEAUX DE FRANCE,
+
+PAR
+
+M. LÉON GOZLAN.
+
+II
+
+PARIS.
+
+Dumont, Libraire-Editeur,
+
+PALAIS-ROYAL, 88, AU SALON LITTÉRAIRE.
+
+1839
+
+
+
+
+VAUX.
+
+
+I
+
+Nicolas Fouquet, dernier surintendant des finances, voulut donner dans
+son château de Vaux une fête à Louis XIV.
+
+Le projet eut l’agrément du roi.
+
+La fête fut fixée au 17 août 1661.
+
+Six mille invitations furent envoyées. Il y en eut pour l’Italie, pour
+l’Espagne et pour l’Angleterre. On vit à Vaux des représentans de ces
+trois contrées et les ambassadeurs de tous les peuples. Un roi et une
+reine s’y trouvèrent.
+
+Au nombre des invités étaient Gourville et le maréchal de Clairembault.
+
+La route de Paris à Vaux était longue, chaude par le mois d’août où l’on
+était; ils s’arrangèrent pour la faire de compagnie. Ils partirent de
+grand matin dans une calèche massive, qui rachetait ce défaut d'élégance
+par une solidité dont le premier avantage était d’asseoir le corps dans
+un repos parfait. Gourville n'était pas pressé d’arriver; le maréchal,
+qui était un peu gros, n’avait garde de se plaindre de la lenteur de
+l'équipage. En ce temps-là, l’activité de feu qui nous fait aujourd’hui
+dévorer l’espace était inconnue. A quoi eût-elle servi? on ne devenait
+pas noble en courant. D’ailleurs bien empêché eût été celui qui aurait
+prétendu aller vite et sans accident sur les grands chemins, même sans
+exception de ceux qui ont encore conservé le nom de routes royales.
+
+Arrivés à la barrière de Fontainebleau, les deux amis, malgré
+l'équilibre de leur ame, n’envisagèrent pas sans effroi le long ruban de
+chemin qu’ils avaient à parcourir, et qui s'étendait devant eux, blanc
+de soleil et de poussière, jusqu'à Villejuif.
+
+--Où donc nous rafraîchirons-nous, Gourville?
+
+--J’allais vous le demander, maréchal.
+
+--Parbleu, à Ris, Gourville, à votre ferme.
+
+--Merci de la grâce, maréchal; mais d’ici là?
+
+--D’ici là?... Vous avez donc bien bon appétit? Il est si matin!
+
+--Ce n’est pas l’appétit.....
+
+--Si c’est encore la soif, Gourville, nous boirons le coup de l'étrier à
+chaque relais, me proposant, mon hôte, de vous faire servir du meilleur
+à Beauvoir, à ma ferme aussi.
+
+Gourville, qui n’avait pas été compris, se tut.
+
+Une heure après, par le travers de Bicêtre, Clairembault abaissa les
+stores et conseilla à Gourville d’en faire autant de son côté. Un
+balancement doux, presque nul, le petit cri du sable broyé sous les
+roues, l’odeur de la campagne, le bourdonnement des moucherons d'été
+autour de la peinture de la calèche, le jour vert et rose filtré par la
+soie des rideaux, invitaient les voyageurs au sommeil.
+
+--Allez-vous dormir, Gourville?
+
+--Si vous ne causez pas, maréchal...
+
+--Vous auriez tort, Gourville. Plus tard vous trouveriez le vin amer.
+Par cette chaleur, le sommeil épaissit la langue: n’y aurait-il pas
+mieux?
+
+Et le maréchal fit le geste d’arrondir son bras vers les basques de son
+habit. A peine le ramenait-t-il avec une certaine circonspection à son
+attitude naturelle, que Gourville, par instinct, plus que par imitation,
+achevait d’accomplir le même mouvement. Quatre mains se rencontrèrent,
+cachant par paire un objet de mince volume.
+
+C'étaient deux jeux de cartes.
+
+--Vive vous! Gourville, vous êtes homme de fine prévoyance.
+
+--A merveille, maréchal, et voyons si vous me battrez comme vous avez
+battu les Allemands.
+
+Enlevé à la banquette, un coussin de velours s’appuya sur nos voyageurs,
+qui, illuminés de cette joie discrète et communicative qu’auraient deux
+amans à se rencontrer dans un même aveu et à se presser les genoux,
+joignirent les leurs et se regardèrent comme sauvés des ennuis de Paris
+à Vaux.
+
+--Un instant! Gourville, pardon. Battez les cartes en attendant.
+
+--Faites, maréchal.
+
+Clairembault souleva le store et cria:--Cocher! aussi lentement que vous
+pourrez.
+
+--Monseigneur, plus lentement, c’est impossible. Les chevaux dorment,
+s’ils ne sont morts.
+
+--C’est bien, La Brie, toujours ainsi.
+
+Le chemin ne fut plus troublé par aucun bruit de roues, les voyageurs
+par aucune secousse. Le sifflement des cartes qui effleuraient le
+velours du coussin fut seul sensible. En entrant dans Villejuif,
+Gourville avait déjà perdu cinq cents belles pistoles.
+
+Tandis qu’on relayait, lui et son adversaire eurent le temps d’aller
+saluer une dame d’Humières retirée dans un château des environs. Ils
+étaient de retour que les chevaux étaient à peine attelés.
+
+De nouveau en route, le maréchal, trop homme du monde, ou plutôt de
+cour, pour profiter brutalement de la victoire, proposa la revanche à
+Gourville. Gourville accepte. Les cartes sont étalées. Il est inutile de
+constater l’imperturbable lenteur des chevaux, bien qu’ils fussent tout
+frais sortis des écuries, et que la route de Villejuif à la
+Cour-de-France soit unie comme l’eau.
+
+Gourville n’est pas en veine: il perd cinq cents autres pistoles, puis
+mille, puis deux mille, enfin tout ce que Gourville a sur lui en or et
+en billets. La perte passe cinq mille.
+
+--Vous êtes un galant homme, Gourville, et qui valez mieux que le sort.
+Je vous joue sur parole ce qu’il vous plaira. Parlez.
+
+--Non pas sur parole, maréchal; le surintendant a toujours vent des
+enjeux, et il a la magnifique générosité de les tenir quand nous sommes
+décavés; ce qui est d’une grande ame, je l’avoue. Mais je serais désolé,
+cette fois, d’avoir recours à lui pour garantir ma dette. Va, si vous le
+voulez, pour ma ferme de Ris, située près du village de ce nom, et où
+j’ai déjà eu l’honneur de vous inviter à rafraîchir notre second relais.
+Je vous joue, maréchal, ma ferme de Ris.
+
+--Gourville, ce sera contre vingt mille pistoles, qu’elle vaille plus ou
+moins. Mais en trois coups.
+
+--Soit, maréchal. A vous les cartes.
+
+Après quelques avantages insignifians, Gourville vit sa jolie terre de
+Ris, moulins, eaux, pâturages, fours, métairies, passer à Clairembault.
+Ce revers de fortune écrasait Gourville au moment même où la calèche
+s’arrêtait à la grille de sa propriété perdue. Jamais elle ne lui avait
+paru si belle. Il fit pourtant bonne mine. Sans mauvaise humeur, sans
+colère, il sonna son intendant, ses gardes-chasse et ses métayers, et
+leur dit à tous: «Désormais, monseigneur le maréchal de Clairembault,
+que voilà, sera votre maître. D’aujourd’hui il a tous droits sur vous et
+sur cette ferme; saluez-le, et prêtez serment en ses mains!» La
+cérémonie fut courte et arrosée d’une bouteille du plus vieux. Habitué
+à ces émotions du jeu, à ces fortunes gagnées ou perdues en un instant,
+sur une carte ou sur un dé, Gourville n'était pas plus affecté que
+Clairembault n'était orgueilleux.
+
+Les voilà à la Cour-de-France et se dirigeant vers le village de Ris,
+descendant cette montagne que Louis XIV n’eut pas le temps d’aplanir,
+gloire pacifique qu’il laissa à son arrière-petit-fils. Le voyageur
+fatigué boit dans le creux de la main une eau pure, et bénit Louis XV.
+Le précipice n’est plus qu’un berceau.
+
+--Foin de ces cartes qui vous ont trahi, mon bon Gourville! Imitez-moi,
+plongeons-les dans cet abîme.
+
+Et tous deux, d’un commun enthousiasme, lancèrent les cartes du haut de
+la montagne dans les cavités béantes à leur côté; héroïsme de joueur! Il
+est probable qu’ils en avaient chacun un jeu de rechange dans la poche.
+
+Pour ne pas trop attrister son ami, Clairembault s’efforça de changer la
+conversation. Il lui parla de la fête que le surintendant allait donner
+à Louis XIV, de la grandeur de celui-ci, de la magnificence de celui-là,
+de la beauté des dames qui figureraient dans les quadrilles; puis il le
+ramena, de peur de toucher au jeu, dans cette énumération de plaisirs, à
+ses souvenirs de famille, à son beau-père, gouverneur en province, à
+ses enfans.
+
+-Par Dieu! et votre femme, où est-elle en ce moment, Gourville?
+
+--En Beauce, maréchal, et avant l’hiver, si le surintendant me
+l’accorde, j’irai lui rendre mes hommages d'époux.
+
+--Ah! elle est en Beauce! et chez qui, Gourville?
+
+--Mais chez moi, dans l’une de mes terres; superbe propriété, maréchal!
+Et que n’est-elle sur cette route, je vous aurais montré que le malheur
+peut me terrasser, mais non me faire crier merci! Oui, que cette
+propriété n’est-elle ici, je serais encore votre homme, Clairembault!
+
+Adieu les précautions du maréchal, sa prudence à donner un autre cours
+aux idées; et ces maudits chevaux qui n’arrivaient pas, qui auraient
+donné le temps de jouer toute la chrétienté sur le tapis ou sur le
+coussin!
+
+--M’auriez-vous mal compris? répliqua le maréchal. J’en serais désolé,
+mon ami. J’ai jeté les cartes dans les ravins, non parce que je n’avais
+pas l’intention de vous offrir la revanche, et que vous n’aviez plus
+d’argent sur vous ni de propriété sur la route; seulement, Gourville,
+croyez-moi, parce que l’ingrate fortune vous assassinait sans pitié, et
+me faisait honte de mon bonheur!
+
+Un rayon de joie éclaira le visage de Gourville. Joueur délicat, il
+savait bien que toute revanche a une fin; mais, joueur acharné, il
+désirait l'éloigner le plus possible.
+
+--Çà, Gourville! marquez-moi votre désir: voulez-vous que, d’ici à mon
+château de Beauvoir, je vous tienne encore tête? C’est une lieue de bon.
+Voyons, les cinq mille pistoles, la ferme de Ris que je vous ai gagnée,
+et, en plus, mon château de Beauvoir, contre votre propriété en Beauce!
+
+Gourville embrassa le maréchal.
+
+--Et! oui, Clairembault! s'écria-t-il, et nargue du malheur! Mais des
+cartes?
+
+--Mais des cartes! répéta le maréchal.
+
+Là-dessus ils renouvelèrent le geste qui avait si heureusement, la
+première fois, amené des cartes, et leurs poignets, se rencontrant
+encore, heurtèrent deux cornets où sonnaient trois dés.
+
+--Au passe-dix!
+
+--Au passe-dix! maréchal.
+
+Et tandis que les chevaux arrivaient à peine devant les marroniers de
+Petit-Bourg, nos deux joueurs, s'échauffant, lançaient les dés et leur
+ame à qui mieux mieux.
+
+Après quelques minutes:
+
+--Mille excuses, Gourville!
+
+--Mais comment donc, maréchal?
+
+--Cocher! cocher!
+
+--Monseigneur!
+
+--On vous a recommandé, La Brie, d’aller le plus lentement possible.
+
+--Monseigneur, depuis dix minutes nous sommes arrêtés.
+
+--C’est très-bien ainsi.
+
+On était à Beauvoir.
+
+Gourville fut vainqueur: la chance avait tourné; on eût dit les dés
+pipés, tant ils ramenaient invariablement les plus beaux points contre
+Clairembault, qui perdit et les cinq mille pistoles, et la ferme de Ris,
+et son château de Beauvoir, tout enfin, excepté son sang-froid.
+
+Je vous invite, Gourville, s'écria-t-il, à vous arrêter à mon château de
+Beauvoir. A vous, mon maître, d’en faire les honneurs! Il vous
+appartient, comme au roi la couronne, et vous allez voir si je le
+résigne avec dignité.
+
+Ils mirent pied à terre.
+
+A Beauvoir se reproduisit la scène de donation de Ris; mais Clairembault
+mit une gaieté, un faste, une solennité singulière à faire reconnaître
+par ses gens, qui cessaient d'être à lui, Gourville devenu acquéreur de
+son château depuis une heure. Après le déjeuner, qui fut excellent, les
+vassaux et les vavassaux le proclamèrent, sur le perron, selon la
+coutume de l’Ile-de-France, seigneur de Beauvoir et terres y adjacentes.
+Il fut très-digne, quoique un peu chancelant du dessert. C'était
+excusable; sa position l’entraînait: il avait, pour les reconnaître,
+goûté tous les vins.
+
+Quand lui et Clairembault remontèrent en calèche, les paysans et vassaux
+crièrent jusqu'à mi-côte: Vive monseigneur de Gourville, notre seigneur
+de Beauvoir!
+
+--Coup du sort! dit Gourville; vous étiez, il y a une heure, seigneur de
+Beauvoir, je le suis à présent; à deux fois vous m’avez gagné et fourni
+la revanche; je ne vous en ai gagné qu’une: c’est une revanche qui vous
+revient, maréchal. Sur mon épée de gentilhomme et ma seigneurie nouvelle
+de Beauvoir, elle vous sera octroyée selon votre bon plaisir.
+
+--Laissons cela, Gourville.
+
+--Maréchal, je deviendrais plutôt votre vassal, si vous n’acceptiez.
+
+--Bien!--mais plus que celle-ci.
+
+--Oui! maréchal, mais décisive. Que jouons-nous? Parlez.
+
+--Beauvoir contre Mennecy, contre ma pêcherie de ce nom, dont Villeroi
+est suzerain. Vous avez le château de Beauvoir, ayez la pêcherie de
+Mennecy: c’est le médaillon au collier. Encore au passe-dix; vous
+plaît-il?
+
+Malheureusement la route commençait à se couvrir d'équipages qui se
+rendaient à la fête de Vaux; et lorsqu’ils s’approchaient de la portière
+de la voiture à Clairembault, le coussin était furtivement poussé sur la
+banquette, les dés tombaient dans les cornets, les cornets dans les
+poches;--interruptions qui prolongèrent la partie jusqu'à Melun.
+
+Clairembault la gagna; Beauvoir lui revint, il ne perdit pas la pêcherie
+de Mennecy: il n’y eut rien de fait; les seigneuries retournèrent à
+leurs seigneurs. On avait joué sur le velours pendant douze ou treize
+heures.
+
+Sur le pont de Melun; la scène de la Cour-de-France eut son pendant: les
+deux amis, en s’embrassant, précipitèrent les cornets dans la rivière.
+Gourville, en les voyant flotter, leur adressa une allocution touchante.
+Sublime expiation! Ils avaient jeté les cartes dans un fossé, les
+cornets dans la Seine!
+
+Le soir, au château de Fouquet, ils firent la roulette à mille pistoles
+par tour.
+
+
+II
+
+Dans la première cour, appelée la cour des Bornes, vaste carré enchâssé
+entre la grille du château, les fossés et deux rangées de bornes,
+avaient été dressées des tentes de coutil, portant entrelacés les
+chiffres et les armes des gentilshommes invités à la fête. Elles
+longeaient sur un rang les corps-de-logis extérieurs parallèles à
+l’allée des Bornes; aux quatre extrémités s'élevaient la tente du roi et
+celles de la reine-mère, de Monsieur et de Madame Henriette
+d’Angleterre. Ces tentes étaient des boutiques pleines d’objets de luxe.
+
+Il va sans dire qu’on n’achetait pas dans ces boutiques! Une vente eût
+été un spectacle peu digne; les objets qu’elles étalaient n'étaient pas
+non plus livrés sans autre forme aux passans: c’eût été une magnificence
+sans esprit. Fouquet était incapable de ces deux inconvenances. Ces
+boutiques étaient des loteries où l’on gagnait toujours, où la mise
+était la bonne grâce. Chaque coup du sort amenait un cadeau de goût
+différent; la fortune des joueurs n’avait à vaincre que le hasard des
+lots. Tel qui désirait un beau fusil n’emportait parfois qu’un peigne
+d'écaille ou une mule de douairière. On riait alors d’un bout de la cour
+des Bornes à l’autre: c'était le plus clair bénéfice du marchand.
+
+Par une précieuse attention de Fouquet, bijoux, bagues, colliers, nœuds
+d'épée, médaillons, boucles d’oreilles, reproduisaient à l’infini les
+traits du roi sous des emblèmes de la fable, flatterie inépuisable du
+temps. Louis XIV était représenté dans le chaton des bagues, en
+Vertumne, en Jupiter, en Apollon, en Hercule surtout; l'émail renfermait
+le portrait; des perles ou des rubis-balais en formaient l’allégorie.
+Les camées portaient des devises imaginées par Benserade, resté sans
+rivaux en ces sortes de poésies mercantiles. Quel raffinement de
+délicatesse et de luxe! Un diamant de cinquante pistoles pour un
+sourire, pour un remerciement à fleur de lèvres. Fouquet, en
+enrichissant ainsi de ces frivolités, plus durables qu’on ne pense, la
+toilette des femmes, ses contemporaines, créait un ordre de galanterie
+destiné à perpétuer le souvenir de cette journée. On dirait dans des
+siècles, en montrant ces bagatelles brillantes serrées dans les archives
+de famille: «Mon aïeule était à la fête du surintendant, à
+Vaux-le-Vicomte!»
+
+On imaginera sans peine ce que coûtèrent à Fouquet ces loteries, pour
+peu qu’on songe à ces lingots d’or ciselés dans les meilleurs ateliers
+de Paris, à l’achat de costumes venus d’Orient entassés dans d’autres
+boutiques. On le sait, pendant plus de deux siècles, les tisserands
+d’Alep ont vêtu nos marquis et nos duchesses. On eût cru voir à Vaux un
+marché d’Ispahan. La loterie des costumes était la plus courue. Un bon
+numéro décrochait un pourpoint de satin, un gilet de brocard. Le nord
+avait été mis aussi à contribution. Madame de Sévigné gagna un manchon.
+Un manchon au mois d’août! Elle l’envoya sur-le-champ à Ninon, qui était
+très-frileuse, et qui, pour plus d’une raison, n'était pas à la fête.
+Celle-ci le donna peut-être à la femme de Scarron.
+
+Gourville, qui avait juré de ne plus jouer, gagna un cheval arabe, un
+des plus beaux lots, celui qui fut le plus envié.
+
+--Qu’en feras-tu, lui demanda le surintendant en lui frappant sur
+l'épaule, toi qui montes à cheval comme tu danses?
+
+--Monseigneur, il sera pour vous toute la soirée, sellé et bridé, au
+bout du parc, à la porte de Provins. On fait trente lieues en dix heures
+avec un tel cheval. Trente lieues! c’est la mer; la mer, c’est
+l’Angleterre!--Silence! Gourville.
+
+Les jeux continuaient, lorsque les batteurs d’estrades, placés de
+distance en distance sur la route, annoncèrent les équipages de la cour.
+
+A cette nouvelle, le château se remplit de bruit; on reflua vers la
+grille: le roi arrivait.
+
+Accompagné de sa femme, suivi de ses domestiques, Fouquet, revêtu d’un
+magnifique habit de velours rouge, et portant un plat d’argent dans
+lequel étaient les clefs du château, alla attendre le roi à la grille
+d’entrée.
+
+Il arrivait de Fontainebleau. «Le roi, dit le lendemain la _Gazette de
+France_ _du 18 août_, avait avec lui, dans sa calèche, Monsieur, la
+comtesse d’Armagnac, la duchesse de Valentinois et la comtesse de
+Guiche. Suivait la reine-mère, accompagnée dans son carrosse de
+plusieurs dames. Madame venait en litière.»
+
+Fouquet plia le genou en exhaussant au-dessus de sa tête les clefs du
+château, que Louis XIV fit semblant de toucher, et lorsque le
+surintendant se fut relevé, il dit au roi, son maître, que tout, où il
+était, lui appartenait non seulement par le droit de la couronne, mais
+encore par la grâce infinie qu’il mettait à visiter un de ses sujets
+fidèles.
+
+Avec l’abondance de paroles heureuses dont il était doué, le roi
+répondit au compliment de son surintendant, tandis qu'à deux pas plus
+loin la reine-mère donnait sa main à baiser à madame Fouquet.
+
+Les cris de _vive le roi! vive la reine!_ retentissaient.
+
+Six chevaux bai-pâles, dociles et fougueux, coiffés de plumes blanches,
+harnachés en rose, liés l’un à l’autre par des rubans lâches de la même
+couleur, passèrent la grille, toute semée de visages de paysans
+émerveillés de ce spectacle. La calèche du roi était à panneaux à
+images, représentant d’un côté Persée et Andromède, de l’autre, des
+scènes de bergerie.
+
+En traversant la cour, Louis XIV causait affectueusement avec son frère;
+Anne d’Autriche, au contraire, se tenait sur la réserve avec sa bru,
+Madame.
+
+Tout-à-coup des pas redoublés de chevaux résonnèrent: ils étaient si
+multipliés et si bruyans que la foule rassemblée dans la cour des Bornes
+cessa ses acclamations et se précipita vers la grille.
+
+La calèche du roi se trouva isolée; Fouquet fut interdit.
+
+C'était une compagnie entière de mousquetaires gris, appareil militaire
+assez inusité au milieu d’une cérémonie pacifique, qui avait escorté les
+voitures de la cour depuis Fontainebleau jusqu'à Vaux, et qui se
+présentait pour entrer.
+
+Peu préparé à cette surprise hostile, le surintendant éprouva une
+anxiété dont il s’efforça de cacher les marques sous une indifférence
+affectée.
+
+Le commandant des mousquetaires avait déjà franchi la grille et
+caracolait dans la cour des Bornes, broyant sans pitié le gazon et les
+pierres.
+
+Louis XIV se leva dans sa calèche, et se tournant vers cet officier, il
+lui dit d’une voix brève et émue:
+
+«Sortez, monsieur d’Artagnan; vous n'êtes pas chez moi ici. On vous a
+commandé pour honorer notre royale personne, et non pour la garder là où
+elle n’a aucun danger à courir. Ce zèle est offensant pour notre hôte.
+Vous et vos mousquetaires, placez-vous à distance, attendant l’heure où
+il nous plaira de partir.»
+
+Se tournant vers Fouquet:
+
+«Monsieur, je vous demande pardon pour mes mousquetaires; ils n’ont pas
+appris de notre roi chevalier que chez Dieu, sa femme et son ami on
+n’entre jamais armé.»
+
+Les mousquetaires se rangèrent de front sur trois rangs, à l’extérieur
+du château, devant la grille aux cariatides, à cette même place où l’on
+veut que Fouquet, sur un simple désir de Louis XIV, ait fait planter,
+dans l’espace d’une nuit, ce qui est démontré impossible, une double
+allée d’ormes.
+
+Je ne crois pas à cette tradition d’arbres plantés dans une nuit, parce
+que je l’ai retrouvée dans tous les châteaux, et parce que Louis XIV,
+hors de chez lui, n’a jamais couché que dans un seul château, à celui
+des Condé, à Chantilly; mais je crois beaucoup aux allées d’ormes
+arrachés dans une nuit ou dans plusieurs. Je suis arrivé juste assez à
+temps un siècle et demi après la fête que je raconte ici, pour voir
+l’avenue séculaire du château de Vaux couchée par terre, sciée en trois
+traits, destinée à être vendue à la voie, ce qu’on n’eût pas vu sous
+Fouquet, l’eût-il ou non plantée dans une nuit.
+
+En entrant au château, le roi fut frappé des proportions du corridor,
+pavé bleu et blanc en marbre, et des dix colonnes dont il est orné.
+Comme tous les grands rois,--comme Salomon, comme Auguste, comme
+Napoléon après eux tous,--Louis XIV avait l'équerre dans l'œil: il
+demanda le nom de l’architecte; on lui répondit que c'était Le Vau; il
+prit note et passa:
+
+--La fortune de Le Vau était faite.
+
+Le roi fut invité à se reposer dans une première pièce de droite, celle
+qu’on désigne aujourd’hui aux visiteurs sous le nom de salle de Billard.
+Les ciselures des portes, les mille arabesques rampant autour des murs
+et enserrant cette salle comme une crépine, surprirent moins Louis XIV,
+dont l’envie commençait à bouillonner, lui encore sans monument datant
+de son règne, que le plafond même de l’appartement, apothéose d’Hercule,
+vaste tableau de la plus chaude couleur. C’est mieux que de la peinture
+historique: c’est de la peinture olympique et bien placée au
+plafond,--près du ciel.
+
+Louis XIV se leva et admira long-temps en silence.
+
+Il était découvert.
+
+Fouquet s’avança pour le débarrasser de son chapeau.
+
+--Laissez, monsieur, je vous prie;--c’est par respect.--Vous appelez ce
+peintre?...
+
+--Lebrun, sire.
+
+--Singulière ignorance, celle où je vis, dit à voix basse le roi à sa
+mère en l’entraînant d’un autre côté. Cet homme emploie à ses bâtimens
+les premiers artistes de la France, et je ne sais pas même leurs noms.
+
+On ne m’a pas trompé, vous le voyez, madame, il ne songe qu'à lui.
+Calculez l’or qu’il a dépensé à cette salle seulement. M. Colbert a
+raison: M. Fouquet dilapide, M. Fouquet épuise le trésor, M. Fouquet est
+la ruine de l'état, et M. Colbert...
+
+--Monsieur mon fils, M. Colbert veut être ministre.
+
+Louis se tut.
+
+Il sourit finement en remarquant à tous les panneaux de volets et de
+portes, au fond des plaques du foyer, sur les marbres des cheminées, où
+rien depuis n’a été effacé, reproduit avec une affectation de parvenu,
+ce que n'était pas du reste le surintendant, son triple chiffre N. F. S.
+«Nicolas Fouquet, surintendant,» entrelacé et percé d’une flèche.
+
+--Ne trouvez-vous pas, dit-il encore à sa mère, que dans ce chiffre il y
+a du luxe comme en tout ce qui appartient à M. Fouquet? Trois lettres
+figurent d’ailleurs très-mal entrelacées. Sans dommage, la dernière
+pourrait être supprimée.
+
+--Vous vous contenez mal, monsieur mon fils, et j’ai peine à vous voir
+ainsi dépité contre des puérilités dont vous souffririez moins, si,
+comme moi, vous eussiez été obligé d’admirer le Palais-Cardinal, plus
+beau que notre Louvre et riche de ses dépouilles. Je ne fis alors aucune
+remarque, je ne fis effacer aucun chiffre. Pourtant le Palais-Cardinal
+est à nous.
+
+--Je tâcherai, ma mère, d’imiter votre sang-froid, sans en espérer le
+même prix.
+
+Fouquet s'était retiré avec la foule des courtisans, et avait laissé au
+roi la liberté de parcourir, suivi seulement de sa mère et de sa
+belle-sœur, madame Henriette, les autres pièces, toutes ouvrant l’une
+dans l’autre.
+
+Le roi, poussé par la curiosité, pénétra dans la seconde: elle s’appelle
+le Salon. Au lieu d’y rencontrer quelque objet qui choquât son goût
+afin d’apaiser sa jalousie, il arrêta ses regards sur des tapisseries
+d’Aubusson du plus rare travail pour l'époque: peintures à l’aiguille
+dont le dessin est de Lebrun. Il voulut détourner la vue de ces
+chefs-d'œuvre disproportionnés, même pour la fortune d’un souverain;
+mais elle glissa sur des meubles de laque, fantastiques frivolités
+vendues littéralement au poids de l’or. Le sofa où il s’agitait
+surpassait tout ce que Fontainebleau avait à comparer en ce genre
+d’ameublement. Il est tel quel aujourd’hui: de satin blanc brodé en
+bosse de chenille verte. C’est, pour le temps, la miniature et le burin
+appliqués à la broderie.
+
+Le roi leva des yeux pleins d’ironie au plafond.--Qu’est-ce donc,
+demanda-t-il, que cet écureuil que je vois partout à la poursuite d’une
+couleuvre? Cet emblème me fatigue: en sauriez-vous le sens?
+
+--L'écureuil...
+
+--Je le sais, ma mère; c’est l’arme parlante de M. Fouquet; mais la
+couleuvre?
+
+--La couleuvre, monsieur mon fils, on prétend que c’est l’arme parlante
+de M. Colbert.
+
+--Ah! vraiment. L'écureuil et la couleuvre, M. Fouquet et M. Colbert.
+Gentil écureuil à tête folle: c’est ingénieux, mais c’est peu naturel.
+Au fond, les allégories sont comme les songes: souvent le contre-pied
+les explique. Avez-vous les yeux bons, ma sœur Henriette?
+
+--Pour vous servir, sire.
+
+--Lisez-moi donc ces lettres noires et brisées dans cette bande que je
+crois une devise, autour d’Apollon chassant les monstres de la terre.
+
+--C’est du latin, sire.
+
+--Eh bien! voyons si vous savez le traduire, ainsi qu’on l’assure.
+
+--_Quò non ascendam?_ où ne monterai-je pas?
+
+--Parfaitement, docte Henriette. L'écureuil dit cela à la couleuvre,
+mais c’est une fable. Et ici, à cet autre angle, que lit-on?
+
+--Une modification légère de la même devise: _Quò non ascendet?_ où ne
+montera-t-il pas? Le futur est à la troisième personne au lieu d'être à
+la première.
+
+--Et si nous cherchions bien encore, ma sœur, ne croyez-vous pas que
+nous trouverions une seconde personne qui dirait: _Tu ne monteras pas!_
+
+Le duc de Saint-Aignan entra sur ces propos, et fut vivement poussé par
+le roi dans une petite pièce à côté. La reine-mère et madame Henriette
+restèrent seules et ne se parlèrent pas.
+
+Ces deux princesses s’observaient depuis quelques mois. Anne d’Autriche
+avait remarqué, ce qui du reste n'était échappé à aucune pénétration de
+courtisan, que Madame et le roi se partageaient une affection où
+Monsieur avait beaucoup à souffrir pour sa dignité de mari. Quoique
+vive, sa tendresse maternelle n’allait pas jusqu'à sacrifier un frère à
+l’autre, et à tolérer un scandale dont la cour d’Espagne, si bien servie
+en rapports, eût demandé réparation. Malheureusement ses appréhensions
+semblaient fondées. A tous les carrousels, le roi était le cavalier
+d’honneur de Madame; à toutes les comédies à ballet ils dansaient un pas
+ensemble; dans tous les couplets de Benserade, allusions transparentes
+où nul ne se méprenait, le roi était le lis, elle la rose. Quand le roi
+s'égarait à la chasse, on avait toutes les peines du monde à retrouver
+Madame. Anne d’Autriche avait jugé qu’il était temps de mettre un terme
+à une inconvenance ou d’arrêter une faute. Sachant que les rois ne
+guérissent d’une passion que par une autre, elle avait cherché et trouvé
+parmi les demoiselles d’honneur de Madame même une jeune personne peu
+remarquée, mais propre à frapper par une beauté modeste, qualité
+jusqu’ici rarement offerte à l’inconstance de son fils.
+
+Ceci était parfaitement vu, bien combiné, le roi tomberait au piége.
+Seulement Anne d’Autriche n’avait pas prévu qu’elle réussirait, non
+parce que son fils cesserait d’aimer Madame pour aimer une de ses
+demoiselles d’honneur, mais simplement parce que Louis XIV n’avait
+montré de l’amour pour sa belle-sœur qu’afin de cacher une passion vive
+et réelle pour la rivale dont sa mère lui ménageait la présence.
+
+Le roi avait poussé le duc de Saint-Aignan dans une encoignure, et lui
+répétait: «D’Artagnan est un maladroit, un fou; il entre ici comme dans
+une place conquise. Est-ce là la prudence que j’ai tant recommandée?
+Veillez sur lui, que ses mousquetaires ne quittent pas la selle un seul
+instant. M. de Colbert est-il venu, duc?
+
+--Oui, sire.
+
+--Tant mieux. Dites-lui de ne pas m’approcher de toute la journée,
+d'éviter de se promener en compagnie de Harlai, de Séguier et de
+d’Albret; de causer beaucoup au contraire avec Gourville, avec Lauzun,
+avec Pélisson, avec les dames, s’il en est capable, et de ne partir
+d’ici que toutes les bougies éteintes. Et Elle, est-elle ici? reprit
+bien bas Louis XIV, sans nommer qui.
+
+--Pas encore, sire. La suite de Madame n’est pas arrivée.
+
+--Qu’il me tarde de la voir!--Duc, rompons cet entretien sur-le-champ
+par un grand éclat de rire, afin de n’inspirer aucun soupçon à ma mère
+ni à Madame. Sachez leur dire pourquoi nous aurons ri.
+
+Le duc et le roi rirent aux éclats.
+
+--Mais venez donc, mesdames, s'écria le roi en paraissant à la porte du
+cabinet; monsieur le duc va vous expliquer la cause de notre gaieté.
+
+--Qu’est-ce donc, monsieur de Saint-Aignan? s’informa la reine-mère.
+
+--C’est... mon Dieu, cela vaut-il bien la peine?
+
+--Parlez toujours, duc.
+
+Saint-Aignan, qui n’avait rien à dire, balbutia, rougit, regarda le
+plafond, et répondit tout-à-coup avec la pétulance d’une réflexion
+subite:
+
+--Vos majestés ont dû remarquer que dans les nombreuses pièces de ce
+château l'écureuil de monsieur le vicomte poursuit avec acharnement la
+couleuvre de M. Colbert. Certes, s’il est quelqu’un en France capable de
+connaître les intentions héraldiques de M. de Belle-Isle, c’est le
+peintre qui a répété au moins deux ou trois mille fois cet emblème. Eh
+bien! ne faut-il pas que ce peintre soit singulièrement distrait ou
+coupable? Dans ce château, ici, sur notre tête (que vos majestés
+daignent regarder ce plafond pour m’en croire), ce peintre fait
+étrangler l'écureuil par la couleuvre.
+
+--Pas possible, duc!
+
+--Qu’il plaise à vos majestés de suivre la direction de mon doigt. En
+tirant une ligne du coude de cette femme qui représente le Sommeil,
+n’aperçoivent-elles pas, vos majestés, dans la guirlande du plafond, un
+écureuil?...
+
+--Et la couleuvre qui le darde! crièrent tous trois le roi, sa mère et
+Madame.
+
+--Si cela me regardait, ajouta le roi, je me croirais perdu.
+
+Il pâlit.
+
+Saint-Aignan pâlit.
+
+--Sortons au plus vite de ce cabinet de la prédiction.
+
+Ils rentrèrent, tout effrayés, dans le salon.
+
+Le nom du cabinet de la Prédiction est resté à cette pièce. A plus d’un
+siècle de distance, on éprouve un effroi historique, lorsqu’on regarde
+cette erreur de peintre qui fut une si terrible prophétie. On n’a
+presque plus d’attention pour la suave allégorie de Lebrun: le Sommeil,
+sous les traits d’une femme endormie, qui, comme l’a dit Lafontaine dans
+le _Songe de Vaux_, «laisse tomber des fleurs, et ne les répand pas.»
+
+Quand les brigands du Nord, je veux dire les Bavarois, entrèrent en 1815
+dans le château de Vaux, ils le saccagèrent. Ce délicieux boudoir ne fut
+pas épargné, et pourtant ils n’arrachèrent pas du plafond le Sommeil de
+Lebrun. Avaient-ils lu les vers de Lafontaine? S’il en fut ainsi,
+pourquoi le bonhomme n’en a-t-il pas écrit sur les fauteuils et les
+tapisseries? A la pointe du sabre, les Bavarois ont détaché du fond des
+fauteuils et du cadre des murs les étoffes brodées qui les garnissaient.
+Ils ont laissé les murs et les fauteuils dans l'état où ils se
+trouvaient avant d'être recouverts. Dans les tapisseries d’Aubusson de
+nos châteaux l’invasion a taillé des mouchoirs.
+
+C’est une revanche, nos pères avaient fait le même usage des drapeaux
+bavarois.
+
+
+III
+
+Il n’y a pas d’exemple dans l’histoire d’une fortune aussi rapide et
+aussi courte que celle de Fouquet.
+
+A peine apprend-on qu’il existe, qu’il est déjà procureur-général au
+parlement, une des plus hautes dignités du royaume; à peine au
+parlement, on le voit surintendant des finances, le premier dans l'état
+après Mazarin; à peine le sait-on surintendant des finances, qu’il est
+sous les verroux de Pignerol; à peine est-il à Pignerol qu’on n’en
+parle plus.
+
+Entre Mazarin et Colbert, qui se souvient de Fouquet?
+
+Consultez les historiens, même les plus complets: ils vous diront que
+Fouquet fut poursuivi et condamné pour ses dilapidations. Rien n’est
+plus vague. Cela s’applique à tous les ministres des finances depuis
+Enguerrand de Marigny. Mazarin avant Fouquet, Colbert après lui,
+épuisèrent le trésor avec bien plus d’avidité. Le surintendant ne fut
+mis en jugement, ceci ressort de son procès même, que par le fait des
+énormes vols de Mazarin; et Colbert, malgré ses vastes créations
+commerciales, au lieu de diminuer la dette, l’augmenta de beaucoup.
+
+Que reprocha-t-on à Fouquet?--Son faste? Oublie-t-on que le cardinal
+Mazarin, pauvre sous Richelieu, fit passer, au bruit de sonnettes
+d’argent, sous la porte Saint-Antoine, en 1660, à la suite de l’entrée
+triomphale de la reine, soixante-deux mulets chargés d’or et de
+diamans?--Le luxe de sa maison? A quelques charges près qu’il fut obligé
+de créer pour soutenir l'éclat de sa nouvelle dignité de surintendant,
+il ne fit que continuer la vie qu’il menait auparavant,
+extraordinairement riche par sa famille et du côté de sa femme, qui lui
+apporta douze cent mille livres.--Son goût pour les bâtimens? Il
+convenait peu à Colbert et à ses successeurs, eux qui devaient élever
+Versailles et Marly, de demander compte à Fouquet des quelques millions,
+dilapidés ou non, qu’il consacra au château de Vaux.--Ses mœurs? S’il
+appartenait à quelqu’un d'écarter ce chef d’accusation, c'était d’abord
+au roi.--Sa rébellion? On en eut de si faibles preuves, et elles
+devaient être faibles en effet, que le ressentiment de ses juges,
+presque tous vendus à Colbert, ne parvint qu'à le faire condamner à
+l’exil, peine commuée par Louis XIV en une détention perpétuelle.
+
+Ainsi l’histoire dit mal Fouquet: elle ne le sait pas.
+
+Avant son élévation, elle le voit à peine; pendant, elle en est éblouie,
+elle est trop lente avec son cortége de causes et de recherches pour
+expliquer à temps cette haute fortune; après, elle s’impose cinquante
+ans de silence, car malheur à qui parlera de Fouquet sous Louis XIV. Et
+de quel homme d'état s’occupe-t-on après cinquante ans?
+
+Fouquet n’aura pas même d’histoire, cette fosse commune.
+
+Fouquet revient de droit aux mémoires et à la poésie; une moitié de sa
+vie appartient à Gourville, l’autre moitié à La Fontaine.
+
+Heureux, il est l’homme des mémoires.
+
+Seigneur plein d'éclat à la cour, sybarite recherché à son pavillon de
+Saint-Mandé, il a toutes les amitiés, et celles de la Fronde, et celles
+de Saint-Germain; toutes les amours à la ville; rien ne manque à sa
+périlleuse renommée. Boileau incruste en proverbe ses bonnes fortunes de
+surintendant; un souterrain conduit de son boudoir au milieu du bois de
+Vincennes, pour faire évader les femmes quand les maris viennent la nuit
+les lui redemander.
+
+Richelieu pensionne quelques hommes de lettres pour qu’ils admirent ses
+vers; Fouquet les enrichit tous à la condition qu’il n'écrira pas de
+vers, l’homme aimable! mais qu’eux viendront chaque mois lui lire ceux
+qu’ils auront composés. La Fontaine s’engagera à quatre épîtres par an;
+il paiera en quatre termes. Richelieu disait: J’ai donné une chemise à
+Apollon. Fouquet avait droit d’ajouter: Je l’ai mis dans ses meubles.
+Pélisson, grâce à lui, a six domestiques; Le Vau est servi en vaisselle
+plate; Lebrun a un équipage; Le Nôtre tutoie Fouquet. Mademoiselle de
+Scudéry est coulée en bronze, et l’on trouve dans la boîte de vermeil où
+le surintendant parfumait ses pensées secrètes des lettres de madame de
+Sévigné.
+
+Ainsi Fouquet donne à Louis XIV l’exemple de tout ce qui lui vaudra le
+nom de grand: amour des arts, respect aux lettres, munificence aux
+écrivains, goût pour les monumens, dévouement aux femmes, qui toutes
+conservèrent à Fouquet la fidélité du malheur, la seule qu’il leur
+demanda jamais.
+
+Est-il renversé par le souffle noir sorti de la bouche de Colbert?
+aussitôt il devient l’homme de La Fontaine. La Fontaine se jette à son
+cou comme un fils, lui qui ne se rappelait plus en avoir un, et ne
+l’abandonne pas. Il n’est plus distrait, La Fontaine; il ne dort plus,
+lui le sommeil fait poète. Jour et nuit il va, il marche, il court,
+oubliant le lapin son ami et la taupe sa sœur, et la fourmi sa voisine;
+il va des nymphes de Vaux au premier président du parlement. Au milieu
+des solitudes de Vaux, il crie: Rendez-moi Oronte!--Vous, nymphes; vous,
+naïades; vous, sylvains! Oronte est captif, Oronte est innocent
+puisqu’il est malheureux; suivez-moi, embrassons les genoux de Louis, et
+redemandons-lui Oronte! Et La Fontaine se présente au parlement avec
+tous ses sylvains pour qu’on délivre Oronte; il intercède auprès de
+mademoiselle de La Vallière au nom des hamadryades éplorées. Partout
+rebuté, il s’enferme avec mademoiselle de Scudéry et madame de Sévigné,
+et ces trois femmes pleurent.
+
+Ne cherchez pas ailleurs la mémoire de Fouquet: elle est toute dans le
+cœur des femmes; j’ai dit le cœur des poètes.
+
+Mazarin, c’est vrai, eut une grande chose dans sa vie: c’est le traité
+de paix de Westphalie.
+
+Mais Fouquet eut aussi une ravissante chose dans sa vie: c’est la fête
+de Vaux.
+
+Qu’est-il resté du traité de Westphalie? rien. Voyez où est remontée la
+maison d’Autriche.
+
+Qu’est-il resté de la fête de Vaux?
+
+_Les Fâcheux_ de Molière, une élégie de La Fontaine, douze lettres de
+madame de Sévigné.
+
+Ceci durera plus que la maison d’Autriche.
+
+
+IV
+
+Tandis que le roi et sa mère reçoivent dans les salons de Fouquet les
+hommages dont ils sont ordinairement entourés à Fontainebleau,
+l'étiquette n’ayant jamais abandonné Louis XIV, même en voyage, le
+surintendant, dont l’absence est justifiée par la nécessité où il est,
+dans un tel jour, de se trouver partout, a réuni les deux amis sur la
+fidélité desquels il peut compter, et s’entretient avec eux dans les
+allées du parc.
+
+--Le moment venu, j’hésite, balbutia Fouquet le premier.
+
+Et Pélisson, saisissant le bras de Fouquet:--Serait-il bien vrai? Et
+pour quel motif, sur quel soupçon, nous alarmez-vous ainsi? Vous êtes
+pâle, en effet, monseigneur.
+
+--Franchement, ces mousquetaires à cheval m’ont donné à réfléchir.
+Avouez que leur présence a droit d'étonner.
+
+--Ma foi, non, reprit Gourville. Cette suite bruyante est dans les goûts
+d’un jeune roi. C’est du faste. D’ailleurs, pour peu que nos soupçons
+devinssent plus graves, je me chargerais de d’Artagnan et de ses
+mousquetaires. Les caves du château sont profondes, et ils ne boiront
+pas tout.
+
+--Vous ne savez donc pas, Gourville, que le roi leur a défendu de
+quitter l'étrier?
+
+--C’est possible, monseigneur; mais il ne leur a pas défendu de boire,
+office dont on s’acquitte très-bien à cheval. Seulement on tombe de plus
+haut. Sont-ce là toutes vos craintes, monseigneur?
+
+--Les douze portes du parc sont-elles bien gardées, Gourville?
+
+--Par les meilleurs complices qu’on puisse choisir.
+
+--Par qui donc, Gourville?
+
+--Par personne.
+
+--Comment cela?
+
+--Où est la nécessité de veiller à douze portes si l’on ne doit sortir
+que par une?
+
+--Mais cette porte?
+
+--A celle-là j’ai posté quelqu’un qui ne m’a jamais trahi en ces sortes
+d'équipées: invisible et muet.
+
+--Et c’est?...
+
+--Personne.
+
+--Vous me désespérez, Gourville; j’ai peur que vous n’ayez pas votre
+tête, tout votre sang-froid.
+
+--Pardon, monseigneur, bien que je sois venu avec le maréchal de
+Clairembault. Par cette porte si fidèlement gardée nous passerons, vous,
+monseigneur, la personne que vous savez, M. de Pélisson et moi. Elle est
+assez large.
+
+Fouquet serra affectueusement la main à ses deux amis.
+
+--Merci, Gourville; mais pourquoi cette légèreté dans vos dispositions?
+
+--Imiterons-nous les Romains? crierons-nous jusque sur les toits que
+nous conspirons?
+
+--Mais encore...
+
+--Je le tiens de M. de Retz: dans un coup décisif il est important
+d'être sûr de tout le monde et de n’employer que quelques-uns. Ayez
+beaucoup d’hommes, ils comptent les uns sur les autres; peu, ils
+agissent. M. le coadjuteur s’y connaissait.
+
+Perdant par degré la teinte de tristesse répandue sur son visage, le
+surintendant se tourna vers son poète-secrétaire:--Vous, monsieur
+Pélisson?
+
+--Monsieur le vicomte, je partage les assurances de M. Gourville.
+
+--Vous ne saisissez pas ma demande: ce n’est pas là-dessus que je
+souhaite vous entendre. Avez-vous déposé sur la cheminée de chaque
+chambre de gentilhomme mille pistoles pour faire face aux dettes du jeu?
+Avez-vous ordonné qu’on traitât les gens de lettres dans cette journée
+avec les nombreux égards dont j’aime à les voir entourés? Ils dîneront
+dans la salle des Muses: je crois avoir exprimé ce désir.
+
+--Vos ordres ont été suivis. Ils seront confondus avec les gens de
+qualité. Des guirlandes de fleurs se balanceront sur leur front au bruit
+de harpes cachées: Lambert jouera du téorbe. Comme les anciens poètes,
+ils boiront dans des coupes de vermeil.
+
+--Et comme les anciens poètes, monsieur de Pélisson, ils emporteront
+leur coupe. Nous vous devons la gloire qui suit la vie. Vous et La
+Fontaine me ferez immortel.
+
+--Auparavant, interrompit Gourville, il faut que vos ennemis soient
+dans la poussière, que le roi, notre maître, vous reconnaisse pour le
+premier gentilhomme de l'état après lui.
+
+--Quel moment heureux ou fatal! Gourville, Pélisson, qu’en pensera
+l’Europe? Et ce coup qui retentira long-temps,--au milieu d’une fête!...
+Des poignards cachés sous des fleurs. N’est-ce pas que mon château ne
+fut jamais plus splendide? On dirait qu’il sait qu’un roi de France
+l’habite. Pélisson, avez-vous prié M. le chevalier Lully de presser sa
+cantate? Quel Orphée que ce Lully! quel génie! Il écrit dans ma chambre
+la musique qu’il exécutera dans trois heures devant la cour. Offrez-lui
+de ma part cette tabatière en diamans. Elle vient de Mazarin. Divin
+Lully!
+
+--Silence, recommanda Pélisson, on vient de ce côté. C’est messire
+Pierre Séguier, chancelier de France. Je le savais ici, je l’ai vu
+descendre de sa haquenée blanche peu après l’arrivée de M. Colbert. En
+hommes prudens, ils ont voulu ne pas avoir l’air d'être venus ensemble;
+mais nos gens placés sur la route ont remarqué leur séparation à la
+Patte d’Oie de Voisenon.
+
+Gourville courut au-devant du chancelier, le chapeau bas, et l’accosta
+avec le respect mêlé à la joie la plus vive.
+
+--Monseigneur, que je suis aise de vous joindre ici, et dans un tel
+moment! Vous déciderez entre nous.
+
+Le chancelier remercia d’un sourire.
+
+--Dites-nous, monsieur de Séguier, vous qui avez laissé la justice à
+Paris, mais non pas le bon goût, si Le Nôtre n’a pas commis une faute
+grave dans la distribution générale de ce terrain.
+
+--J’avoue, répondit le chancelier, que je suis peu apte à résoudre la
+question. Si vous voulez qu’il y ait ici trop de statues, de canaux, de
+fontaines de marbre pour...
+
+Fouquet vit venir la leçon; il brusqua la riposte:
+
+--.....Pour un simple financier tel que moi, j’en conviens, mais non
+pour le sujet qui reçoit son maître; sur quoi vous alliez me féliciter,
+ce me semble.
+
+--C’est ce que j'étais prêt à vous répondre, monsieur Gourville.
+
+--Vous voyez donc, monsieur le chancelier, que vous êtes né pour mettre
+les gens d’accord avant qu’ils aient parlé: j’espère qu’il en sera de
+même, notre différend entendu. Pardon, mais il ne s’agit pas de statues,
+messire.
+
+--Prenez garde, Gourville, de fatiguer M. de Séguier.
+
+--Je vous en prie, monsieur de Belle-Isle, laissez à M. Gourville
+présenter sa requête. Je vous jugerai.
+
+Ce mot glaça le sang de Pélisson. Séguier avait ri en le prononçant.
+
+--Le Nôtre, disais-je, a commis une faute. Le plan horizontal du château
+est mal entendu: d’une extrémité au centre, le terrain descend; du
+centre à l’autre extrémité, il monte. La propriété creuse. Vaux est un
+abîme: n’est-ce pas, messire?
+
+Le chancelier ne sut trop si on lui renvoyait une de ces allusions
+malignes dont il ne tarissait pas sur la prodigalité du surintendant, ou
+si Gourville lui demandait sérieusement un avis. Il le regarda avec sa
+pénétration de juge.
+
+Fouquet rompit l’embarras.--La propriété creuse, intervint-il, parce
+qu’elle a été sacrifiée exclusivement aux eaux. Le niveau est pris de
+loin et de haut; plus on le ménage en l’abaissant, plus l’eau, en
+reprenant sa ligne de hauteur, s'élève et jaillit. Le Nôtre n’a pas
+tort, Gourville. Cette explication satisfait-elle monsieur de Séguier?
+
+--Pleinement. Mais je ne prendrai point congé de vous, monsieur de
+Belle-Isle, sans vous complimenter sur la flatteuse rumeur qui circule.
+On tient presque pour certain que vous allez vous défaire de votre
+charge de procureur-général. Sa majesté n’attendrait que cette
+résolution de votre part pour vous conférer ses Ordres. C’est un regret
+pour le parlement, et je le partage; mais la compensation est si belle,
+qu’il faut se taire et adorer le monarque dans ses œuvres.
+
+--N’ajoutez pas à la confusion où je suis, monsieur de Séguier, de me
+trouver déjà si peu digne des bontés de notre roi.
+
+--Adieu, je vous laisse, monsieur de Belle-Isle, ce dont vous
+m’excuserez, pour aller présenter mes soumissions à sa majesté.
+
+M. de Séguier se retira gravement.
+
+--Je reprends, dit Gourville: personne n’agira, mais personne
+n’empêchera d’agir. Après les eaux viendra le dîner; après le dîner la
+comédie, après la comédie le feu.
+
+--Oui, Gourville, c’est le moment de frapper le grand coup.
+
+--Il se placera sur les cascades pour admirer le feu, et au même endroit
+où il aura vu jouer les eaux. A sa droite il aura dix de nos amis, à sa
+gauche dix, vingt derrière: foule sur les marches, personne à la portée
+de son regard, personne! cela masquerait le coup d'œil. A la troisième
+girande lancée, lorsque le ciel sera couvert d'étincelles et de cris,
+quand le canon se mêlera à ce bruit pour le rendre plus formidable, un
+homme disparaîtra.
+
+--Gourville!
+
+Pélisson visita de l'œil le prolongement de l’allée.
+
+--Monseigneur, cet homme disparu sera remplacé sur-le-champ par un autre
+de même taille, de même costume; panache blanc au chapeau, cordon bleu à
+la poitrine.
+
+--Et ceux qui l’entoureront?
+
+--Voilà les amis dont je vous parlais, ceux qui n’agissent pas.
+
+--Et s’il crie?
+
+--Le canon crie plus fort.
+
+--Et si l’on voit?
+
+--L’obscurité profonde qui succède à l'éblouissement d’une girande de
+feu ne permet guère de voir. Douze girandes seront tirées à dix minutes
+d’intervalle. Douze obscurités: c’est deux heures. A la dernière, nous
+serons à huit lieues d’ici.
+
+--Et ce feu d’artifice, s'écria Fouquet, éclipsera, j’en suis sûr, celui
+qui fut tiré à la porte Saint-Antoine, au mariage de la reine. Torelli
+est une Salamandre.
+
+--Silence! dit une seconde fois Pélisson; quelqu’un vient.--Colbert
+était à deux pas.
+
+--Pour le coup, l’augure est sinistre, murmura Gourville, c’est M. de
+Colbert; il ne manque plus, pour nous achever, que M. de Laigue et
+madame de Chevreuse.
+
+Colbert était fort laid, déjeté comme un vieux bois; il avait la peau
+grillée, la mine souffrante. Les douloureux sacrifices des nuits,
+l’agonie des difficultés vaincues, l’intromission violente de
+connaissances sans nombre, le mépris de la vie et de ses besoins, le
+despotisme de la volonté sur la douleur, se lisaient à ses joues, à son
+front, où les rides étaient si profondes qu’elles simulaient des
+feuilles de parchemin. La vie s'était retirée de ce corps corrodé par
+l'étude, pour s’isoler dans le crâne; là était la flamme. Sa tête était
+transparente comme une lampe de nuit. On sentait poindre les os sous la
+légère couche de vie qui tapissait ce cadavre. On voyait l’ironie de la
+mort grimacer derrière cette peau, si enflée de rien. Le squelette
+voulait sortir.
+
+Au moment où Colbert s'était montré comme un fantôme au détour de
+l’allée, Pélisson, pour avoir une contenance, avait déroulé un papier,
+qu’il affecta de lire, jusqu'à ce que lui et ses compagnons se
+trouvassent dans l’impossibilité d'éviter la rencontre.
+
+--C’est fort beau! s'écriait Gourville; le roi en sera enchanté.
+
+--Monsieur Pélisson, appuyait Fouquet, vous n’avez jamais mieux été
+inspiré; l’air de Vaux est une muse.
+
+--Ce sont choses trop légères pour monsieur Colbert, dit Fouquet en
+abordant celui-ci, que des vers de circonstance. Si quelque chose les
+excuse pourtant, c’est la circonstance. M. de Pélisson nous lisait le
+prologue de sa façon qui sera récité cette nuit avant la comédie de mon
+ami, M. Molière.
+
+--Que je n’interrompe pas M. de Pélisson! se récria Colbert; des vers à
+la louange du roi sont une bonne fortune: vous ne voudriez pas m’en
+priver.
+
+Pélisson lut avec chaleur le prologue au roi, et fut applaudi à chaque
+hémistiche, excepté par Colbert, qui roulait sa tête et son œil comme un
+sauvage qui entend de la musique pour la première fois. Au dixième vers,
+quoique la pièce n’en ait pas quarante, il fourra ses mains sèches dans
+ses goussets, et ne prêta plus aucune attention.
+
+Ayant achevé sa lecture, Pélisson se tourna vers Colbert avec la
+discrétion d’un poète qui attend son arrêt.
+
+Les vers du prologue de Pélisson passaient pour fort beaux.
+
+--Ah! vous avez fini, monsieur de Pélisson; je vous fais mon compliment.
+C’est bien! très-bien! J’avais un neveu qui s’amusait aussi à ces
+bêtises-là; il a réussi. Je l’ai employé aux gabelles.
+
+Gourville se baissa pour ne pas rire, affectant d’arranger les boucles
+de sa chaussure. Gourville ne faisait pas de vers.
+
+Colbert ne remarqua pas le dépit de Pélisson, qui, oubliant son rôle
+dans cette comédie, rougit, pâlit, fut sur le point de trahir la ruse et
+de dire: «Croyez-vous donc, monsieur de Colbert, qu’on vous demande
+votre avis? Il fallait feindre et vous prendre pour un homme de goût. On
+ne s’attendait pas à réussir.» Le conjuré l’emporta cependant sur le
+poète; Pélisson se tut.
+
+Colbert continuait à Fouquet:--Il n’est bruit, monsieur, que de votre
+retraite du parlement. Au dire de beaucoup, votre charge de
+procureur-général serait déjà vendue, ce qu’attend le roi pour vous
+conférer ses Ordres.
+
+--La grâce du roi, répondait Fouquet, n’est pas chose tellement sûre, si
+je ne dois espérer qu’en mon mérite, que mes intérêts me fassent une
+nécessité de vendre ma charge. Plus je mettrai de délai à m’en défaire,
+plus je montrerai à mon maître que je ne vaux que par lui.
+
+--Vous vous jugez trop sévèrement, monsieur de Belle-Isle; et puisque le
+roi vous laisse espérer cette faveur, c’est qu’il vous en croit digne.
+
+--Je vous remercie de cette manière de voir, monsieur de Colbert; je
+n’en oublierai pas le témoignage.
+
+Colbert salua et gagna le château.
+
+--S’il n’est fatal, le rapprochement est du moins singulier. Avez-vous
+remarqué, Gourville, Pélisson? M. de Séguier me demande si j’ai vendu ma
+charge de procureur-général, M. de Colbert est étonné de m’en trouver
+encore revêtu. Est-ce du hasard? Le procureur-général les importune donc
+bien? Mais vous en étiez, Gourville, au moment du feu et de
+l’enlèvement. Et après que nous serons partis, que se passera-t-il ici?
+
+--L’histoire nous l’apprendra.
+
+--Mais enfin, lorsque le feu sera consumé, qu’on cherchera le... qu’on
+le cherchera pour partir...
+
+--Alors jaillira le bouquet, détonation terrible qui renversera dans les
+fossés toutes les voitures de la cour placées au bord. Torelli
+l’artificier en est sûr. C’est un événement nouveau à travers mille
+événemens: c’est une heure pour eux, trois lieues pour nous. Au jour ils
+seront encore ici.
+
+--Mais après?
+
+--Ah! monseigneur, en conspiration, _après_ n’existe pas; on est ou l’on
+n’est plus!
+
+--Vous avez dit le mot, Gourville, c’est une conspiration, et contre
+qui? Je frémirais à cette seule pensée, si ma conscience ne me criait
+que c’est là le seul moyen de convaincre le roi, qui, une fois dans nos
+mains et dans ma place de Belle-Isle, signera, au nom de l’intérêt de la
+France plus encore que par la violence de sa captivité, car elle lui
+sera douce, le renvoi de M. de Colbert, cette affreuse couleuvre, et
+celui de M. Le Tellier. Avec eux tomberont leurs créatures. Écrasez
+l’araignée, la toile s’envole au vent. M. de Colbert est mon araignée
+qui tend sa toile partout où je suis. Depuis Mazarin, il m’enveloppe,
+m'étouffe; il me tuera si je ne l'écrase. Puissant comme toutes les
+résistances; hardi, parce qu’il n’a rien à perdre; influent auprès du
+prince, qui finira par être persuadé que ma chute sera un heureux
+prétexte pour ne payer aucune dette, car je serai la cause de toutes, si
+je tombe; chef de parti, ayant su rallier toutes les haines contre ce
+qu’on appelle ma prodigalité; appuyé des femmes, de celles dont je n’ai
+pas courtisé la vieillesse ou la laideur; Colbert, laid, triste, avare,
+obscur, sordide, triompherait de moi! Lui renversé, je n’ai plus que des
+amis.
+
+En tenant le roi captif, je ne fais, après tout, avec des intentions
+plus pures que ce qu’exécutèrent, sous la minorité, le cardinal de Retz,
+Turenne, un prince du sang, le parlement, la France entière, contre
+Mazarin, la reine et le roi lui-même. Et je n’appelle pas
+l'étranger!--Voilà de quoi m’absoudre.
+
+Les trois amis se tenaient par la main, et confondaient dans un serment
+muet le vœu d'être fidèles à leur conjuration.
+
+S'échappant tout-à-coup d’entre Gourville et Pélisson, émus jusqu’aux
+larmes d’une scène où s'était décidée leur vie, ainsi que l'événement ne
+le prouva que trop, Fouquet alla galamment offrir son bras à une dame
+qui accourait vers lui, et se perdit avec elle, en riant aux éclats,
+dans une contre-allée.
+
+Les deux secrétaires du surintendant, quoique habitués à sa légèreté, se
+regardèrent stupéfaits. Pélisson ne put s’empêcher de murmurer: C’est
+trop à la fois, Brutus et Bellegarde!
+
+Ils savaient quelle était cette dame admise dans la plus équivoque
+familiarité du surintendant.
+
+Fouquet était un sultan. Il était entouré de messagères d’amour, aux
+mains prodigues de sa fortune, à la bouche éloquente pour lui, qui lui
+épargnaient la timidité de l’aveu et le dépit du refus.
+
+On publiait, à la gloire de madame de Bellière, dans le monde de la
+cour, que, sous les enseignes du surintendant, elle n’avait eu que des
+triomphes et pas une défaite. C'était un bonheur sans exemple. Était-il
+arrivé à son terme? voilà ce qu’on se demandait depuis que Fouquet avait
+chargé madame Duplessis-Bellière d’une expédition amoureuse de la plus
+rare difficulté; c'était la Toison-d’Or à obtenir! Les humbles
+assistaient à cette audacieuse entreprise comme des bourgeois à une
+course de chevaux. Que ceci est beau! disaient-ils, et tout bas: Oui,
+c’est beau! mais quelqu’un se cassera le cou.
+
+C'était pour savoir s’il avait conquis quelques avantages sur le cœur
+vierge d’une demoiselle d’honneur de Madame que le surintendant s'était
+caché avec madame de Bellière sous les charmilles, oubliant, comme s’ils
+n’eussent jamais existé, Pélisson et Gourville. Ce n’est pas qu’il y eût
+à craindre qu’il dévoilât la conspiration: il n’y pensait plus.
+
+Quand l’heureux Fouquet et sa confidente descendirent vers le château,
+la joie de leurs visages eût fait pâlir de jalousie celui de
+Saint-Aignan, ce maître passé dans la carrière officieuse qu’il suivait
+concurremment avec madame de Bellière.
+
+--Elle viendra donc, disait Fouquet, elle vous l’a promis; mais vous
+ferez mon bonheur, madame!
+
+--N’oubliez pas, vicomte, que j’ai déjà fait votre bonheur trois cent
+dix-huit fois.
+
+--Vous tenez donc compte?
+
+--Pourquoi pas? Ce sont mes états de service. M. de Saint-Aignan vient
+d'être nommé gouverneur.
+
+
+V
+
+Avant l’heure du dîner, Fouquet proposa une promenade aux parterres.
+
+On sortit par la façade opposée à la cour d’honneur.
+
+Les trois grilles de la rotonde s’ouvrirent pour laisser écouler par le
+pont-levis la cour et la foule de dames et de seigneurs qui la suivait.
+
+A la porte du milieu parurent le roi et madame Henriette d’Angleterre, à
+qui l'étiquette indiquait cette place en l’absence de la jeune reine,
+restée à Fontainebleau à cause de sa grossesse; à la porte de droite se
+présenta Anne d’Autriche, accompagnée de son fils, Monsieur; à la porte
+de gauche, le prince de Condé et mademoiselle d’Orléans ouvrirent la
+marche des princes et des pairs.
+
+«On découvre de ce perron, écrivait il y a plus de cent cinquante ans
+mademoiselle de Scudéry dans sa _Clélie_, une si grande étendue de
+différens parterres, tant de fontaines jaillissantes, et tant de beaux
+objets qui se confondent par leur éloignement, qu’on ne sait presque ce
+que l’on voit. On a devant soi de grands parterres avec des fontaines,
+et un rond d’eau au milieu; et à la droite et à la gauche, dans les
+carrés les plus proches, trois fontaines de chaque côté, qui, par des
+artifices d’eau divertissent agréablement les yeux.»
+
+Parmi les parterres, celui qu’on nommait _le Parterre des fleurs_ était
+une œuvre de jardinier et de peintre, de Le Nôtre et de Lebrun. Celui-ci
+avait tracé le dessin, celui-là l’avait réalisé avec des fleurs. Ils
+avaient opéré comme les brodeurs orientaux sur les habits de satin: ils
+avaient brodé la terre. Au lieu de soie rouge, bleue et jaune, ils
+avaient nuancé des tulipes, des roses et des boutons d’or en guise de
+soie; et avec mille roses plantées l’une à côté de l’autre, et dont
+chacune n’avait dans l’ensemble que la valeur d’une feuille, ils en
+produisaient une mille fois plus grande qu’une rose ordinaire. Cette
+rose ou toute autre fleur entrait dans l’arabesque d’un carré du
+parterre pour participer à l’ordonnance d’un bouquet gigantesque. De
+près c'était un parterre, de loin une broderie; de près un jardin, de
+loin un pastel: de près on désirait se promener à travers ce champ, ce
+parterre; de loin on aurait désiré y voir une sultane demi-nue et
+assise: c'était un tapis.
+
+Venaient ensuite les Saint-Aignan, les Dangeau, les d’Aubusson, les
+Beauveau, les Lafeuillade, les Langeron, les Créqui, les Tavannes, les
+Saint-Pol, les Larochefoucauld et les Bouillon, grands noms en faveur
+auprès du roi et de la reine. Réunis dans la salle des gardes, ils
+défilèrent en ordre, et, se répandant avec plus de liberté, ils se
+dirigèrent vers l’espace occupé par les parterres et les pièces d’eau,
+alors tranquilles, chaudes et empourprées des derniers rayons du jour.
+
+Les pièces d’eau du château étaient nombreuses et belles; leur dessin et
+leur symétrie excitaient si haut l’admiration qu’elles servirent de
+modèles à celles de Versailles et de Saint-Cloud. Elles furent, à
+quelques fausses tentatives près, les premières qu’on vit en France,
+transportées des villas d’Italie. Fouquet eut la ruineuse gloire de
+devancer le roi dans l’art merveilleux d’attirer les eaux de cinq lieues
+à la ronde pour les verser dans des réservoirs de marbre après les avoir
+laminées et tordues dans des tuyaux de plomb dont les vestiges effraient
+encore. Arrachés à la terre, cent ans après, par le fils du second
+possesseur du château, le duc de Villars, et vendus à la livre, ces
+tuyaux furent payés 480,000 fr.
+
+Ces eaux sont une histoire.
+
+Trois villages furent démolis et rasés, et sur leur emplacement la bêche
+creusa des bassins qui sont des mers: lacs asphaltites aujourd’hui. La
+vapeur les étouffe, et le roseau les cache. On dirait que la
+malédiction du ciel a troublé ces eaux et les a empoisonnées. Qui dort
+auprès de ces eaux meurt. Tous ces dieux impies de marbre et d’airain,
+qui respiraient par des poumons de plomb et vomissaient les rivières
+qu’ils avaient bues, sont restés en place. Mais au printemps les oiseaux
+déposent leurs nids au fond de la conque muette des tritons; les
+cascades pétrifiées n'épanchent plus que du lierre; l’eau a verdi en
+herbe, l’herbe a monté: on fauche ces mers.
+
+Alors le soleil descendait et illuminait en écharpe ces eaux
+prodigieuses et fières.
+
+Guidée par le roi et la reine-mère, une population d'élite s'étale sur
+les gradins cintrés qui vont du château aux parterres: des figures
+belles et sereines, sœurs de têtes royales, se déroulent avec lenteur
+dans un arc indéfini, s’avancent au milieu de l’air tiède et violet qui
+les encadre. A ces chairs reposées et blanches, à ces robes de soie
+émues par des mouvemens amoureux et chastes, à tant de solennité au
+milieu de tant de jeunesse, on dirait une fête de Zénobie à Palmyre, si
+jamais Palmyre eut de telles fêtes.
+
+Toute la monarchie de Louis XIV, mais la jeune monarchie, est là.
+
+La Fronde, à qui l’on a pardonné, la Fronde est venue en petit manteau
+de satin, laissant flotter au vent des pas ses dentelles brodées, ses
+rubans de moire, ses nœuds de soie. Des plumes blanches s’inclinent sur
+le chapeau rabattu des héros du faubourg Saint-Antoine: leur chapeau est
+penché sur l’oreille, et leurs têtes, encore toutes railleuses de dédain
+pour monsieur le cardinal, suivent l’inclinaison des plumes et du
+chapeau; leurs moustaches partagent cette inflexible obliquité. Leur
+cœur s’est rallié au roi; leur chapeau pas.
+
+Si la pente devient rapide, les cavaliers abandonnent le bras de leurs
+dames, qui, pour assurer leur marche, appuient leurs mains gantées, un
+peu au-dessous d’elles, sur des épaules officieuses.
+
+Ainsi, à perte de vue, à droite, à gauche, au fond, ce sont des groupes
+en cascades, penchés l’un sur l’autre dans la plus harmonieuse
+dégradation. Des sourires montent vers des visages gracieux à mesure que
+des pieds descendent, et si parfois un vent frais s'élève des pièces
+d’eau vers le sommet de cet amphithéâtre, toutes ces robes traînantes de
+femmes enveloppent dans une nuée de mousseline le groupe, tous les
+groupes, dames et cavaliers, et ce n’est plus alors que quelque chose
+d’indécis et d’ailé, insaisissables apparitions du crépuscule.
+
+Le roi était vêtu fort simplement: il portait une veste de drap bleu à
+boutons d’or; l’Ordre passait au-dessus de tout; ses souliers étaient
+ornés de boucles d'émeraudes; une seule plume blanche flottait à son
+chapeau.
+
+La fille de Charles Ier, Madame Henriette, cette femme dont la vie ou
+plutôt la mort a divinisé Bossuet, avait déjà, quoiqu'à peine âgée de
+dix-sept ans, cette empreinte de douleur si belle et si fatale au front
+des Stuarts. Henriette était frêle et blanche, d’une délicatesse
+extrême; son cou était celui de Marie Stuart, d’une transparence si pure
+qu’on eût pu voir à travers couler le poison du chevalier de Lorraine.
+Henriette était de ces femmes qui écoutent avec leurs yeux.
+
+Tous ses mouvemens, sans qu’elle s’en aperçût, étaient comptés et
+renvoyés avec des interprétations à son époux, par sa belle-mère, Anne
+d’Autriche, qui, à chaque instant, se tournait pour épier l’arrivée de
+quelqu’un impatiemment attendu par elle. Cette préoccupation de la
+reine-mère cessa quand elle vit descendre M. de Saint-Aignan conduisant,
+avec une grâce parfaite, une femme jeune encore, peu connue à la cour:
+c'était une demoiselle d’honneur de Madame Henriette.
+
+Les mémoires nous ont conservé la parure qu’avait choisie pour cette
+journée mademoiselle de la Vallière. Sa robe était blanche, étoilée et
+feuillée d’or, à point de Perse, arrêtée par une ceinture bleu tendre,
+nouée en touffe épanouie au-dessous du sein. Épars en cascades
+ondoyantes, sur son cou et ses épaules, ses cheveux blonds étaient mêlés
+de fleurs et de perles sans confusion. Deux grosses émeraudes
+rayonnaient à ses oreilles. Ses bras étaient nus; pour en rompre la
+coupe, trop frêle, ils étaient cernés au-dessus du coude d’un cercle
+d’or ciselé à jour; les jours étaient des opales. Un peu blanc-jaunes,
+comme il était riche alors de les porter, ses gants étaient en dentelle
+de Bruges, mais d’un travail si fin, que sa peau n’en paraissait que
+plus rose sous la transparence.
+
+Pour s’apercevoir de l’inégalité de sa marche, il aurait fallu pouvoir
+détacher,--et qui en était capable?--le regard de son buste, le plus
+délicat qui ait jamais existé à la cour, et c’eût été sans profit pour
+l’envie, car cette imperfection d’un beau cygne blessé cessait de
+paraître quand mademoiselle de la Vallière appuyait ses pieds sur un
+tapis. Elle ne boitait qu’en marchand sur la pierre. Une fois duchesse,
+elle ne boita plus. Louis XIV le voulut ainsi.
+
+Sa figure est trop connue pour essayer de la reproduire; ce fut celle de
+la Vénus chrétienne de la France. Ses yeux bleus de vierge martyre, aux
+paupières de soie, s’ouvraient peu au jour; et, bien qu’ils n’eussent
+encore réfléchi que des visages jeunes et beaux comme le sien, qu’ils
+n’eussent vu de bien près qu’un homme, Louis XIV; qu’une femme, si ce
+fut une femme, ou un ange, Madame Henriette d’Angleterre, ils étaient
+déjà chargés de cette infortune qui lui arracha tant de larmes aux
+Carmélites. Mademoiselle de la Vallière vint au monde pour pleurer: elle
+n’attendait que l’occasion d'être reine.
+
+Elle avait le sourire fermé, quoiqu’elle eût la bouche grande; ceux qui
+l’aimaient l’aimaient ainsi: mais ses rivales, et Bussy, l'écho de
+toutes les jalousies, ont attribué à l’irrégularité de ses dents le soin
+qu’elle eut toute sa vie de ne jamais les montrer. A cette précaution,
+il faut rapporter sans doute la discrétion de ses paroles. Sa taille
+était petite, mais élégante et flexible. Elle resta toujours enfant;
+gracieuse enfant qui aima trop tôt pour vivre. Singulier reproche! et
+que ne mérita jamais madame de Montespan: on reprocha à mademoiselle de
+la Vallière d'être complètement privée de formes: comme si les charmes
+d’une femme étaient ailleurs que dans l’opinion de celui qui l’aime! Et
+combien ne faut-il pas être plus difficilement belle, ainsi que le fut
+mademoiselle de la Vallière, pour se faire aimer par des causes qui ne
+s’altèrent jamais, dût la petite-vérole dans son vol gâter un noble
+visage! mademoiselle de la Vallière était marquée de petite-vérole.
+
+Elle aima! Quel plus bel éloge peut-on écrire du cœur d’une femme qui
+s’attacha, non au fils d’Anne d’Autriche, mais à Louis-Dieudonné; non à
+Louis XIV, vainqueur du Rhin et de la Meuse, mais au jeune homme,
+tremblant sous la tutelle de sa mère, n’osant demander mille pistoles à
+son surintendant, humble devant son confesseur; non au roi, chargé de
+lauriers et de diamans, faisant agenouiller des ambassadeurs du pape,
+des doges de la sérénissime république, recevant assis et couvert des
+représentans du roi de Siam, mais au beau cavalier à la bouche rouge,
+aux cheveux presque noirs, grand, infatigable, courageux, adorant toutes
+les femmes, mais n’en aimant qu’une, elle!
+
+Louis XIV se peint dans ses maîtresses, et surtout dans les trois qui,
+plus particulièrement, disputèrent son cœur.
+
+Est-il plein de sève, d’entraînement, de cette galanterie chevaleresque
+de la fronde, un peu espagnole, très-fière, mettant du point d’honneur
+dans l’amour? il aime mademoiselle de la Vallière.
+
+La Mancini ne fut qu’une révélation soudaine qui apprit à Louis XIV
+qu’il y avait des femmes.
+
+A-t-il passé cet âge, qui passe aussi pour les rois, est-il entré dans
+la vie, cette route pavée et sans ombre, qu’il lui faut des amours
+faciles et commodes, payés avec rien, avec de l’or: il aime madame de
+Montespan, une belle femme qui ne boite pas, qui a de gros bras, de
+fortes épaules, qui perd 500,000 livres au jeu de Marly chaque mois, qui
+accouche en riant et qui accouche toujours.
+
+Épuisé d’esprit et de corps, capable d’apprendre sans émotion que
+mademoiselle de la Vallière est morte au monde à trente-un ans dans une
+cellule des Carmélites, et que madame de Montespan a passé ses épaules
+et ses bras à quelques ducs, il se tourne enfin vers la religion, il se
+jette dans le sein de madame de Maintenon, et y meurt. Ainsi Louis XIV
+pourra dater, en expirant, de son règne le soixante-sixième, et de sa
+maîtresse la troisième.
+
+Triste parodie de ses maîtresses, ces deux hommes, qui marchent côte à
+côte du roi, l’accompagneront aussi toute sa vie: à sa table, pour
+applaudir pendant plus d’un demi-siècle à toutes ses paroles; à
+l'église, pour déposer qu’il est dévot, ou pour qu’il témoigne qu’eux le
+sont; à la guerre, assez près de lui pour ne pas craindre d'être
+blessés, ou assez loin de lui pour laisser croire qu’il court de grands
+dangers; à son lit, l’un pour en chasser la femme légitime, l’autre pour
+y introduire la maîtresse en faveur; et presque à son convoi funèbre,
+celui-ci pour dire: _Le roi est mort!_ celui-là pour crier: _Vive le
+roi!_
+
+Ces deux hommes s’abdiqueront dans Louis XIV; ils vivront de ses joies
+et de ses douleurs. S’il est gai, ils riront; s’il pleure, ils
+trouveront des larmes. Lui jeune, ils seront jeunes; lui vieux, ils se
+courberont, ils auront des rides; et si Louis XIV perd ses dents, ils
+trouveront le secret de n’en plus avoir. L’un n’aura commis qu’une
+inconvenance, celle de mourir avant le roi; l’autre n’aura pris qu’une
+liberté, celle de mourir après.
+
+Voyez! Louis XIV sera destiné à survivre à tous ceux qu’il aura élevés
+ou abattus, ministres ou maréchaux, grands peintres ou célèbres poètes;
+à ceux qui sont nés avant lui, à ceux qui seront nés depuis lui, à tous
+ses parens, à son frère, à sa belle-sœur, à ses héritiers, hormis un
+seul, parce qu’il est passé en chose jugée qu’en France celui-là ne
+meurt pas; à presque tous ses bâtards, morts jusqu'à trois par trois
+dans un mois, avec la rapidité qu’il les fit; à toutes ses maîtresses,
+aux plus vieilles comme aux plus jeunes; même à ses monumens; à
+Fontainebleau, désert dans sa vieillesse; à Saint-Germain, s'écroulant
+sous le poids des dorures; à Versailles, où l’eau aura cessé de
+descendre; à Marly, où elle aura cessé de monter; il sera sur le point
+de survivre à la monarchie. Seulement deux hermaphrodites lui
+resteront, deux caricatures de maréchaux et de ministres, deux grimaces
+éternellement complaisantes, deux rires implacables, deux magots de la
+Chine remuant et souriant aux deux coins du logis, quoi qu’il arrive;
+deux squelettes impérissables, deux courtisans embaumés et vivans, deux
+flambeaux pour toutes ses amours, deux cyprès pour sa tombe: l’un le duc
+de Saint-Aignan, l’autre le marquis de Dangeau.
+
+Ils sont là tous les deux.
+
+ * * * * *
+
+Un coup de canon fut tiré de l’esplanade du château.
+
+A ce signal, les eaux devaient partir.
+
+Elles partent.
+
+Jamais merveille de ce genre n’avait frappé la cour. Pour concevoir cet
+étonnement, oublions les chefs-d'œuvre de bronze et de fonte des frères
+Keller des jardins de Versailles et de Saint-Cloud: Saint-Cloud et
+Versailles n’existaient pas; l’hydraulique était inconnue en France.
+
+Les eaux partent, et ces bassins, tranquilles il n’y a qu’un instant,
+remuent, montent, bouillonnent. Cent trente-trois jets d’eau jaillissent
+à perte de vue; ils retombent en brouillard humide nuancé des couleurs
+du prisme. Autant de figurations mythologiques en fonte déroulent en
+pages liquides les métamorphoses d’Ovide. Voilà Pan, voilà Syrinx; ici
+les satyres aux genoux de la nymphe qui les dédaigne et fuit poursuivie
+par le dieu Pan. Plus loin le fleuve Ladon reçoit Syrinx éplorée et la
+transforme en roseaux. Du milieu des roseaux des grenouilles de fer
+soufflent l’eau en menues gerbes. Le poème aquatique finit là. Les trois
+unités sont respectées sous l’eau comme sur la terre. Neptune reconnaît
+Aristote.
+
+Autres bassins, autres merveilles.
+
+Admirez Prométhée en perruque limoneuse, qui, avec de l’eau et de la
+terre, fait un homme. La terre, c’est un morceau de cuivre; l’homme,
+c’est Louis XIV portant le sceptre. Du sceptre part un vigoureux jet
+d’eau. Louis XIV a la bonté de se reconnaître et de sourire.
+
+Après la fable, l’allégorie.
+
+Jupiter, emblème de la puissance, enlève Europe dans Ovide; à Vaux, il
+enlève la Hollande. C’est une grosse femme aux pieds de laquelle on a
+gravé _Batavia_. Jupiter, c’est encore Louis XIV.
+
+Laissons dire encore mademoiselle Scudéry: «On voit un abîme d’eau au
+milieu duquel, par les conseils de Méléandre (Lebrun), on a mis une
+figure de Galathée avec un cyclope qui joue de la cornemuse et divers
+tritons tout alentour. Toutes ces figures jettent de l’eau et font un
+très-bel objet. Mais ce qu’il y a de très-agréable, c’est que toute
+cette grande étendue d’eau est couverte de petites barques peintes et
+dorées, et que de là on entre dans le canal.»
+
+Au tour de l’apologue maintenant. Un monstrueux lion de fer qui rugit de
+l’eau, caresse de l’une de ses pattes un petit écureuil, tandis que de
+l’autre il presse et retient une couleuvre. L'écureuil, c’est Fouquet,
+son symbole héraldique; la couleuvre, Colbert; le lion qui rugit, c’est
+toujours Louis XIV.
+
+Et quand ces eaux, dieux ici, divinités plus loin, païennes et
+monarchiques, ont fatigué l’air de leurs élancemens, elles coulent dans
+un canal d’une demi-lieue, auquel la fantaisie a donné, de distance en
+distance, des formes et des dénominations singulières. La tête du canal
+s’appelle la Poêle. La queue de la Poêle, c’est le prolongement du
+canal, qui, cinquante pas au-dessous, s'équarrit en miroir, et en prend
+le nom. Au-dessus du miroir est la Grotte de Neptune, qui fait face aux
+cascades de l’autre côté du canal. Sept arcades où s’incrustent sept
+rochers, et que terminent deux cavernes où se cachent, sous un rideau
+de pierre dentelée, deux statues de fleuves, forment la Grotte. Tantôt
+appelée la grotte de Vaux, et tantôt de Neptune, elle déploie
+soixante-dix marches de chaque côté, conduisant à une spacieuse terrasse
+au-dessus des arcades. C’est là qu'était la Gerbe-d’Eau, vaste réservoir
+qui alimentait la Grotte de Neptune, et du centre duquel jaillissait un
+jet d’eau de toute hauteur.
+
+Placé sur la terrasse de la Grotte, Louis XIV put voir toute la fête et
+en être vu. C’est le point le plus élevé de la ligne des travaux
+hydrauliques. Tournez-vous: un monument l’atteste. Hercule, les bras
+croisés, est derrière la terrasse, au-delà de la Gerbe-d’Eau; il semble
+dire: Ici finissent mes travaux, allez plus loin.
+
+Ce fut de là aussi que le roi, jaloux de tant de pompe, se dit:
+J'étendrai ma main sur ce château orgueilleux, et il tombera comme celui
+qui l’habite; j'épancherai ces eaux, et elles disparaîtront comme celui
+qui les a ramassées; elles et lui ne se retrouveront plus. Celles-ci
+seront le désespoir du voyageur, celui-là de l’histoire. J’en donne ma
+parole de roi.
+
+Qui n’eût pas été roi eût éprouvé une délicieuse rêverie à l’aspect de
+ces femmes saisies de respect, d’amour et de silence, au bord des
+bassins limpides et agités comme elles, blanches comme leurs parures,
+fraîches comme des naïades, presque endormies à la pluie monotone des
+cascades, à la fraîcheur assoupissante de la nuit.
+
+Chaque minute a sa surprise.
+
+Les eaux changent de couleur, elles en seront plus visibles. Elles
+s'élancent maintenant rouges, jaunes, vertes, mélangées. Un instant
+elles défient la nuit.
+
+D’autres eaux deviennent harmonieuses. Un Apollon de marbre renvoie de
+sa harpe des vibrations sonores: l’eau a effleuré les cordes de cristal
+de l’instrument, il chante.
+
+Puis tout cesse,--tout retombe. Les bassins reprennent leur niveau, des
+barques dorées sont lancées, des femmes s’y penchent, et, nautiles
+armées d'éventails, elles se croisent en tous sens avant de débarquer à
+l’extrémité du canal.
+
+Une étoile luit, la cloche sonne: c’est l’heure du dîner, on remonte au
+château.
+
+Et cela ne s’est plus revu.
+
+La malédiction du roi a été puissante. L’eau a séché comme la pluie sur
+une tôle brûlante; les jets d’eau sont rentrés dans la terre; pas plus
+de trace que du déluge.
+
+Les pierres des bassins ont été arrachées; elles sont éparses partout.
+Le canal est resté, la poêle et le miroir aussi. Mais la poêle est un
+pré, le miroir ne réfléchirait pas le soleil. Dérision! Je ne sais quel
+ciseau a creusé dans le flanc des sept rochers de la grotte des lignes
+qui simulent la chute de l’eau. Eau sculptée, fraîcheur en peinture.
+Deux monstrueux lions de marbre, caressant deux écureuils,--toujours
+Fouquet et Louis XIV,--gardaient et gardent encore les marches de la
+terrasse dont j’ai parlé. Un cerisier voisin a passé l’une de ses
+branches sous le ventre du terrible animal et le porte. Dans quelques
+années, le cerisier, devenu fort, aura renversé le lion de son socle.
+Ces marches, modèles du grand escalier de Versailles, tremblent
+aujourd’hui et chancellent sur l’herbe qui les déchausse. Savez-vous qui
+les gravit depuis que Louis XIV et Fouquet, Henriette d’Angleterre et
+mademoiselle de La Vallière y ont laissé leur empreinte? savez-vous qui?
+des milliers de couleuvres. Les couleuvres, armes vivantes de Colbert!
+
+Voyageur fatigué et mourant de soif, j’ai inutilement cherché un peu
+d’eau pour me désaltérer dans ce château, qui dépensa huit millions pour
+avoir de l’eau.
+
+
+VI
+
+Mignard a décoré le salon d'été, où le dîner allait être servi.
+Parfaitement conservé, il est tel quel aujourd’hui. La pièce qui le
+précède est voûtée, et porte pour ornemens des rosaces d’or épanouies au
+fond d’encadremens en saillie.
+
+Jamais allégorie ne justifia mieux sa destination que celle qui se
+multiplie à l’infini sous les lambris du salon d'été. Père et mère
+naturels de tout ce qu’on mange et boit, le Commerce et l’Abondance,
+toujours fort beaux en peinture, flottent au plafond, au centre des
+incalculables subdivisions gastronomiques qu’ils engendrent. Ce sont les
+incarnations de Brama en matière de comestibles. L’effet n’en est pas
+heureux, et, malgré la poésie des emblèmes, qui voile un peu le
+matérialisme des choses représentées, on dirait la galerie de peinture
+d’un maître-d’hôtel retiré dans son château.
+
+Disposé pour recevoir les personnes que le roi voulait bien honorer de
+sa table, un cercle de chaises était le seul indice des approches du
+dîner. La symétrie des places traçait le vide de la table, mais il n’y
+en avait pas. Où donc poseraient les mets?
+
+Le roi s’assit, invitant son frère, sa mère et sa belle-sœur, Dangeau et
+quelques favoris, à prendre place à ses côtés.
+
+Fouquet obtint de Louis XIV la faveur de le servir, debout, derrière le
+fauteuil.
+
+Dès que les convives furent assis, sur un signe de Fouquet, le plafond
+descendit lentement et au son d’une musique douce. A hauteur voulue, la
+table aérienne, chargée de flambeaux, fumante des mets qu’elle portait,
+s’arrêta. Un autre plafond avait remplacé celui qui s'était détaché. On
+attendit que le roi applaudit à ce coup de baguette féerique du
+surintendant.
+
+Le roi applaudit, ce fut un murmure d'éloges.
+
+Pour n'être pas descendues du plafond, les autres tables n'étaient pas
+moins fastueusement couvertes. On en avait dressé dans la salle des
+Gardes, sous les marroniers, dans les parterres, dans la cour d’Honneur
+et dans la cour des Bornes.
+
+Vatel et ses aides avaient pourvu à la confection de ce prodigieux
+dîner, le même Vatel qui se tua quelques années après à Chantilly,
+désespéré de ne voir pas arriver la marée à temps.
+
+A Vaux, la marée fut fidèle à Vatel. D’ailleurs les précautions étaient
+si bien prises que, si les poissons de la rivière venaient à manquer,
+ceux de l’Océan du moins répareraient l'échec. Fouquet avait enfermé
+vivans, dans un bassin d’eau de mer, des saumons, des esturgeons et
+plusieurs dorades. On lit dans La Fontaine une épître à l’un de ces
+saumons.
+
+Quand l’officier de la bouche se présenta pour faire, selon l’usage,
+l’essai des viandes et des boissons, le roi l'écarta, et, d’un sourire
+qui alla au cœur du surintendant, il sembla lui dire: Chez vous, mon
+hôte, j’ai pleine confiance, je vous le prouve.
+
+La sensualité du temps n'était pas montée au degré d’aujourd’hui; l’art
+de fondre en une saveur indéfinissable mille saveurs était dans
+l’enfance, quoique les cuisines souterraines de Vaux soient des
+monumens. L’eau des fossés les entoure, des voûtes de pierre les
+couvrent. Un cavalier et son cheval auraient assez d’espace pour se
+promener sous le manteau des cheminées. Un bœuf y rôtissait à l’aise.
+Des broches géantes, vieilles armures de cuisine, rouillées au râtelier,
+attestent ce qu’on mangeait au château et ce qu’on n’y mange plus.
+
+Sur un plat d’argent qui couvrit la table, on servit un sanglier tout
+entier dont on avait doré les défenses.
+
+A mesure qu’on enlevait les porcelaines et les cristaux, des domestiques
+les jetaient dans les fossés, comme trop dignes, après l’usage qu’on en
+avait fait, pour servir à d’autres banquets.
+
+Au dessert, le roi ne manqua pas de parler de la chasse, son entretien
+de prédilection:
+
+--Monsieur de Belle-Isle, vos parcs sont-ils giboyeux?
+
+--Sire, ils le sont peu. Votre majesté n’ignore pas que, plantés depuis
+à peine quatre ans, ils n’offrent encore ni assez d’ombre ni assez
+d’abri aux cerfs et aux sangliers.
+
+--C’est dommage, l’emplacement est bon.
+
+--Sire, je le croyais comme vous.
+
+--Et qui donc n’est pas de notre avis?
+
+--Quelqu’un de peu, sire.
+
+--Cela doit être.
+
+Appelez M. de Soyecourt, le plus effréné chasseur de notre royaume.
+Est-il ici?
+
+--Sire, toute la noblesse de votre maison vous entoure.
+
+--Qu’on l’introduise, je vous prie.
+
+M. de Soyecourt parut.
+
+--Que pensez-vous, monsieur, vous dont les lumières sont si justes
+là-dessus, du parc de M. de Belle-Isle?
+
+En réponse, M. de Soyecourt entama une description du parc et des parcs
+en général, si longue et si pédante, de la chasse et de toutes les
+chasses, que Louis XIV pria le surintendant de faire venir Molière. Sur
+ce que Fouquet rappela au roi que Molière était un comédien et non un
+chasseur:--Et ne trouvez-vous donc pas que j’ai raison, répliqua le roi,
+de mander M. Molière?
+
+Le pauvre comédien reçut l’ordre d'écouter à la porte les paroles
+ridicules qui échapperaient à M. de Soyecourt. L’intention du roi fut
+admirablement comprise. Trois heures après, Louis XIV reconnut et
+applaudit dans Dorante ce _fâcheux_ parlant toujours de la chasse, le
+personnage de M. de Soyecourt qu’il avait lui-même indiqué. Cet
+excellent trait de la comédie des _Fâcheux_ appartient à Louis XIV.
+
+Bref, M. de Soyecourt fut d’avis que le parc de M. de Belle-Isle était
+excellent. Enivré de la conversation qu’il avait eue avec le roi, il se
+retira glorieux comme s’il eût tué un cerf dix-cors.
+
+--Mais nommez-nous donc, monsieur de Belle-Isle, le difficile chasseur
+qui a médit de votre parc.
+
+--Sire, c’est mon jardinier.
+
+--Le Nôtre, celui même qui l’a tracé avec tant de génie? Mais que je le
+voie.
+
+--Sire, il va vous être présenté. Votre majesté aura l’indulgence
+d’excuser son costume et ses propos; c’est un paysan.
+
+Parut en effet un paysan de cinquante ans environ, en veste, en gros
+souliers, roulant son chapeau entre ses doigts, tremblant et pâle,
+regardant au plafond.
+
+--Vous avez, mon ami, avancé une opinion que nous ne partageons pas.
+
+--Mon roi, c’est possible.
+
+--Sur quoi avez-vous établi que le parc de M. de Belle-Isle n'était pas
+propre à la chasse?
+
+--Mon roi, c’est que, si j’eusse dit le contraire, les chasseurs
+m’auraient dégradé mon pauvre parc avec leurs chevaux et leurs chiens.
+Nos arbres sont jeunes, il faut les épargner. Et voilà toute l’histoire.
+
+--C'était donc un mensonge?
+
+--Sans doute, mon roi; mais gardez le secret, demain on chasserait la
+grosse bête dedans.
+
+Le Nôtre, croyant la conversation finie, mit son chapeau et se dirigea
+vers la porte.
+
+--Monsieur Le Nôtre!
+
+--Mon roi!
+
+--Vous allez me bâtir un château.
+
+--Deux, mon roi.
+
+--L’un à Versailles, l’autre à Trianon.
+
+--Sire, une façade et deux ailes; voûte. A droite une pièce d’eau, à
+gauche une orangerie; parc de gazon, galerie, quatre lieues d’horizon.
+
+--20,000 livres, Le Nôtre.
+
+--Mon roi, ce n’est pas assez.
+
+--Mais pour vous, Le Nôtre?
+
+--Mon roi, c’est trop.
+
+--Un escalier de géant, Le Nôtre.
+
+--Par où vous monterez, mon roi.
+
+--20,000 livres pour toi, Le Nôtre.
+
+(Fouquet dit à voix basse:) Découvrez-vous, Le Nôtre, vous parlez au
+roi.
+
+--Oh! pardon. Tenez-moi donc un instant mon chapeau.
+
+Fouquet tint le chapeau; la cour était ébahie.
+
+--Le Nôtre, des fontaines de marbre.
+
+--De bronze, mon roi.
+
+--Une terrasse, Le Nôtre.
+
+--Au pied de l’escalier, mon roi.
+
+--20,000 livres pour toi, Le Nôtre.
+
+--Un canal grand comme une mer.
+
+--Eh mais! il n’y a pas d’eau!
+
+--Elle montera de Marly. A défaut, nous avons l’Océan, mon roi.
+
+--20,000 livres pour toi, Le Nôtre.
+
+--Je ne dis plus rien, je vous ruinerais, mon roi.
+
+--Je vous fais chevalier, je vous anoblis, Le Nôtre.
+
+--Il faudra trois mille pieds d’orangers pour une serre au bas du grand
+escalier, mon roi.
+
+--Je vous donne la croix de Saint-Michel, Le Nôtre.
+
+--A quand les maçons, mon roi?
+
+--A bientôt.
+
+--Mon roi, je t’aime.
+
+Et Le Nôtre se jeta au cou du roi.
+
+Fouquet, épouvanté de cette familiarité, s’efforça de le retenir.
+
+--Laissez, monsieur de Belle-Isle, c’est l’accolade de chevalier.
+
+Le plan du palais de Versailles était arrêté.
+
+Un homme encore jeune, à la livrée du surintendant, se posa en face du
+roi, tenant un objet voilé sur ses bras.
+
+--Votre majesté permet-elle qu’on découvre ce tableau?
+
+Le roi fit un signe d’assentiment.
+
+Et le portrait de Louis XIV, revêtu du costume qu’il portait ce jour-là,
+rendu avec la plus fidèle ressemblance, suspendit l’admiration si
+intelligente de la cour. En huit heures ce chef-d'œuvre, dont le Louvre
+a hérité, était sorti, pour ne plus périr, du pinceau du jeune artiste.
+
+--C’est bien, s'écria Louis XIV.
+
+Le tableau tremblait sur les bras émus du peintre. Il lui échappait.
+
+Madame Henriette se leva, le fixa par la bordure sur son genou, et le
+tint en équilibre par l’anneau du cadre, afin que le roi le vît mieux.
+
+--Oui, c’est très-bien. Il y manque pourtant quelque chose, messieurs.
+
+On était attentif aux critiques du roi.
+
+--La signature du peintre.
+
+Avec la pointe d’un couteau le peintre écrivit dans l'épaisseur de la
+couleur encore fraîche: _Lebrun_.
+
+--Ajoutez, monsieur Lebrun: premier peintre du roi.
+
+--Remerciez votre souverain, monsieur Lebrun, de la gloire qu’il fait à
+votre talent; moi, je vous remercie ici de celle qui rejaillit par vous
+sur ma maison.
+
+Accompagné du surintendant jusqu'à la dernière pièce, Lebrun se retira.
+
+--Voyez-vous, ma mère, si je profite de vos conseils? Je souffre à voir
+la magnificence de cet homme. Mais je lui ai déjà enlevé les plus beaux
+joyaux de son orgueil: Lebrun, Le Nôtre, Le Vau, sont à moi. Nous
+jouerons de malheur si nous n'égalons pas, roi de France, la somptuosité
+d’un surintendant.
+
+--Silence, mon fils: où les plafonds descendent, les planchers peuvent
+s'écrouler.
+
+--Ceci me lasse; ce luxe m’outrage, je veux sortir.
+
+--Vous resterez. L’emportement fit à Versailles la _journée des dupes_,
+la finesse en eut tout l’avantage. Vaux profitera de l’expérience de
+Versailles.
+
+--Quoi! je porte le fer et la flamme dans la moindre province rebelle
+qui refuse la taille, et je souffrirai avec complaisance qu’on dévore
+six provinces dans ce château!
+
+--Celui qui aurait le château aurait les six provinces.
+
+--Oui, celui...
+
+Une musique légère, qui retentit dans l’antichambre, couvrit les paroles
+à demi-voix dites par le roi à sa mère; et parut Fouquet, qui demanda la
+permission de présenter à leurs majestés la nymphe de Vaux en personne.
+
+La nymphe, qui n’avait modifié son costume de demoiselle d’honneur de
+Madame que par deux ailes blanches attachées à ses épaules, et qui était
+mademoiselle de La Vallière, remit au roi un rouleau de parchemin,
+l’invitant à lire.
+
+Le roi lut, sourit, et passa l'écrit à sa mère.
+
+--Monsieur de Belle-Isle, dit le roi, je vous remercie, au nom du
+dauphin, si le ciel doit nous en envoyer un, du don que vous lui faites
+du château de Vaux et de ses dépendances. Il sera temps de le lui offrir
+quand il sera en mesure d’accepter lui-même. Jusque là gardez ce
+château, que vous avez rendu si beau par vos soins, et dont vous faites
+si bien les honneurs. Nous tiendrons compte de l’offre, mais c’est tout
+ce que nous retenons.
+
+Fouquet se précipita aux genoux du roi et lui baisa la main.
+
+Dans les yeux d’Anne d’Autriche son fils put lire: «Tu seras un grand
+roi.»
+
+Tempérant les paroles graves qu’il avait prononcées, Louis XIV ajouta:
+Les nymphes, mademoiselle de La Vallière, font aussi partie du château.
+
+--Sire, répondit naïvement la demoiselle d’honneur, je vous appartiens.
+
+Le roi se leva, le dîner était fini.
+
+D’une santé délicate et maladive, Madame Henriette obtint du roi de
+retourner à Fontainebleau. Elle partit.
+
+Dangeau écrivit dans un coin sur les tablettes qu’il destinait à ses
+mémoires, où il recueillait jour par jour les faits et gestes importans
+du règne:
+
+«Au dîner du sieur Fouquet, le 17 août 1661, il y avait une superbe
+montagne de confitures.»
+
+
+VII
+
+Plusieurs seigneurs avaient été mis dans le secret de la surprise
+ménagée au roi après le repas.
+
+Au milieu de la confusion qui suit le dessert, un cor se fit entendre;
+il sonnait le départ pour la chasse, la fanfare matinale.--N’est-ce pas
+le bruit du cor? s’informa le roi. Des chiens s'élancèrent en aboyant
+dans les salons.--Sire, pardonnez la surprise, c’est la
+chasse.--Êtes-vous gais, messieurs? la chasse!--Oui, sire, la chasse aux
+flambeaux.--Y songez-vous? il est nuit, et certes nous n’allons pas, que
+je pense, en habits de soie et en jabots, courre le cerf? Vous êtes
+jeunes, messieurs, et nous sortons de table.
+
+Les chiens aboyaient toujours, les fouets claquaient et faisaient
+vaciller les lumières; les cors ne cessaient de retentir; les
+domestiques couraient en désordre d’appartement en appartement, armés de
+torches. On offrit au roi un fusil. Trente chasseurs se présentèrent en
+même temps, piqueur en tête. Les dames se réfugièrent dans la salle des
+Gardes, où elles s’enfermèrent, et d’où elles purent voir à travers les
+carreaux ce qui allait se passer.
+
+--M’apprendra-t-on à la fin ce que c’est? s'écria le roi impatienté,
+tenant son fusil dans l’attitude la plus embarrassée.
+
+Un cerf bondit devant lui et renverse deux flambeaux de la table.
+
+--A vous, sire!
+
+Le roi comprit alors qu’on avait lâché du gibier dans le château, et que
+c'était sérieusement une chasse au salon.
+
+Il s’exécuta de bonne grâce.
+
+Jeune comme les autres, fou de la chasse, il poursuivit le cerf de pièce
+en pièce, s’embusqua aux portes, se perdit dans les corridors, entraîné
+par la fuite de la bête. D’autres cerfs descendaient les marches: des
+nuées d’oiseaux volaient partout, tourbillonnaient dans la rampe; les
+faisans sortaient de dessous les fauteuils; des lièvres se cognaient aux
+portes.
+
+Le carnage commence.
+
+Des cerfs tombent sur des tapis, et des renards expirent dans des
+bergères. Ne trouvant aucune issue, traqués de toutes parts, des
+chevreuils en démence se précipitent par les croisées ouvertes et
+illuminées. Du dehors on applaudit, du dedans on tire au vol sur le
+chevreuil, qui roule souvent dans les fossés. On ne craignait pas de
+briser les glaces; à cette époque il n’y avait pas de glaces dans les
+salons. On ne courait que le risque de souiller des tapis de cinquante
+mille livres, ou de mutiler des corniches dorées.
+
+A travers leur cage transparente, les dames étaient témoins de ce
+spectacle, qui n'était pas sans effroi pour elles. On riait, on
+tremblait. Souvent les vitres brisées, les bourres enflammées, l’oiseau
+atteint, volaient au loin dans la cour.
+
+Pour mieux voir, les laquais étaient montés sur leurs siéges et sur le
+dôme des chaises à porteur.
+
+Les rideaux eurent beaucoup à souffrir: les cerfs cherchaient un refuge
+dans les vastes plis de leur colonne soyeuse, et, dans ce fourreau qui
+les étouffait, ils se livraient bondissans à leurs ennemis. Plus
+heureux, beaucoup de lièvres et de faisans s’en allèrent par la
+cheminée.
+
+Cette chasse dura vingt minutes. Les cors sonnèrent la fin du combat. On
+exposa devant les dames le résultat de la victoire: quelques cerfs
+étourdis, quelques oiseaux revenus déjà de leur frayeur. Bien des
+reproches d’imprudence furent effacés. Les armes n’avaient été chargées
+qu’avec des balles de liége; ainsi pas une goutte de sang n’avait coulé.
+
+Après quelques minutes de repos, en hôte délicat, qui comprend qu’un
+plaisir plus calme doit succéder à une émotion fatigante, Fouquet
+proposa de se rendre à la comédie.--On s’y rendit.
+
+La Fontaine était exact lorsqu’il écrivait à son ami, M. de Maucroix,
+dans la _Relation de la fête donnée à Vaux_, que «le souper fini, la
+comédie eut son tour; qu’on avait dressé le théâtre au bas de l’allée
+des Sapins.»
+
+L’allée des Sapins existe encore. Elle est noire et répand une forte
+odeur de résine. Découpées par tranches horizontales et s'évasant en
+pyramides, les branches panachées se pressent et se rapprochent. Il faut
+près d’une demi-heure à parcourir l’allée des Sapins de son point de
+départ du château, où elle prend, pour le perdre plus loin, le nom
+d’allée des Portiques: à son extrémité occidentale, est le spacieux
+hémicycle où _les Fâcheux_ de Molière furent représentés pour la
+première fois.
+
+Aujourd’hui couvert de jeunes arbres plantés en quinconce, seule
+altération qu’il ait subie, cet emplacement contiendrait deux mille
+personnes, en les supposant placées avec toute la liberté des
+spectateurs de cour. Je me suis assuré, mademoiselle Scudéry d’une main
+et La Fontaine de l’autre, que c'était rigoureusement là, et non
+ailleurs, que _les Fâcheux_ avaient été joués.
+
+Quoique l’allée des Sapins ait deux versans, il est impossible de placer
+la scène à celui qui touche au château. Là elle n’est pas encore allée
+des Sapins, mais des Portiques. Ce point reconnu, _les Fâcheux_
+n’auraient pu être joués ni plus près ni plus loin. Plus près, ce serait
+l’allée même, et non le bout; plus loin le terrain manque. Au-dessous
+sont les eaux.
+
+C’est donc là que Molière, il y a près de deux siècles, pauvre comédien
+courant la province, vint peut-être à pied pour jouer devant son roi.
+Qu’il serait curieux de savoir s’il passa par Melun! de connaître le
+cabaret où il s’arrêta pour corriger quatre vers au crayon, boire un
+verre de vin et se remettre en route! Mais, à coup sûr, il a foulé cette
+allée des Sapins; là son coude a effleuré; là son pied a posé; là sa
+bouche a parlé. Molière a parlé ici, dans cet air, dans cet espace! Ce
+soleil qui se couche éclaira sa face sublime le 17 août 1661!
+
+La pièce fut jouée aux flambeaux et devant des spectateurs échelonnés
+sur trois rangs.
+
+Le roi occupait le centre, assis dans un fauteuil; à sa droite était la
+reine-mère; un peu au-dessous de lui, Monsieur et le prince de Condé
+avaient deux siéges. Le rang qui se prolongeait à la droite et à la
+gauche du roi n'était composé que de dames. Madame Fouquet venait après
+la reine. Derrière les dames étaient les ambassadeurs. Beaucoup de
+seigneurs qui n’avaient pas trouvé à se placer se pressaient au bout des
+allées, disputaient un courant d’air entre deux épaules pour voir ou
+pour entendre; d’autres avaient grimpé aux arbres, et planaient de là
+sur ce cercle, au milieu duquel un seul homme était debout:
+
+Molière!
+
+«D’abord que la toile fut levée, un des acteurs, comme vous pourriez
+dire moi (Molière, _les Fâcheux_, _Avertissement_), parut sur le théâtre
+en habit de ville, et, s’adressant au roi avec le visage d’un homme
+surpris, fit des excuses du désordre de ce qu’il se trouvait là seul, et
+manquait de temps et d’acteurs pour donner à sa majesté le
+divertissement qu’elle semblait attendre. En même temps, au milieu de
+vingt jets d’eau naturels, s’ouvrit cette coquille que tout le monde a
+vue, et l’agréable naïade (mademoiselle Béjart, plus tard femme de
+Molière), qui parut dedans, s’avança au bord du théâtre, et d’un air
+héroïque prononça les vers que M. Pélisson avait faits, et qui servent
+de prologue.»
+
+Tout homme a une haine profonde, c’est son génie. Molière eut celle de
+l’aristocratie; il la heurta et la foula sous toutes ses formes. Les
+détours qu’il prend sont admirables. La comédie qu’on ne lit pas est la
+véritable dans Molière. Prenez-y garde, sans cette seconde vue, la
+meilleure partie de son talent va vous glisser entre les doigts, et il
+ne vous restera plus qu’une bouffonnerie prise à Boccace, à l’Italie, à
+l’Espagne. On a dit que Molière «constituait à lui seul toute
+l’opposition de son temps.» Nous recueillons l’aveu.
+
+Ouvrez _le Bourgeois gentilhomme_. Un bourgeois prend un maître de
+musique, un maître de philosophie, un maître à danser; il faut verser
+jusqu'à sa dernière larme de rire à ce bon M. Jourdain prononçant des U
+et des O, donnant de gros diamans à Dorimène, croyant que le fils du
+Grand-Turc est arrivé pour épouser sa fille Lucile, embrassant le
+mahométisme, et tout cela pour être un homme de qualité; c’est d’un
+comique rare. La leçon est haute pour la bourgeoisie qui tend à sortir
+de la boutique. Tous les Jourdains de la porte _des Innocens_ se
+cachèrent de honte. C’est ce que vous croyez. La part faite du rire, ce
+comique étend sur la claie Dorante, gentilhomme, et non Jourdain le
+bourgeois: Dorante, gentilhomme et emprunteur qui ne rend pas; Dorante,
+gentilhomme, et perturbateur des familles; Dorante, gentilhomme et
+pourvoyeur de Dorimène; Dorante, gentilhomme et profanateur de noblesse.
+Jourdain n’est que ridicule, Dorante est infâme. Demain Jourdain aunera
+du drap sous les piliers des Halles, demain Dorante sera à la Bastille,
+s’il n’est en Grève. Eh bien! dites maintenant: de Jourdain ou de
+Dorante, quel est celui que Molière a voulu sacrifier?
+
+Allez plus loin. Jusqu’au jour où M. Jourdain a pris à sa solde ces
+maîtres si ridicules, qui donc s’est formé à leurs leçons? N’est-ce pas
+la noblesse? Par ce que savent ces maîtres, jugez ce qu’ils ont
+enseigné, jugez leurs élèves.
+
+Allez plus loin. Au bourgeois gentilhomme, si ridicule qu’il en est
+faux, du moins impossible, opposez sa femme, qui est la raison même.
+Dans M. Jourdain, Molière a immolé au rire la bourgeoisie qui n’existait
+pas, pour mieux faire triompher, dans madame Jourdain, la véritable
+bourgeoisie.--Quelle pureté, quelle dignité de mœurs, quelle prudence
+dans cette femme! Descendons-nous tous deux que de bonne bourgeoisie?
+Quelle vertu dans cette mère! «Je ne veux point qu’un gendre puisse
+reprocher ses parens à ma fille, et qu’elle ait des enfans qui aient
+bonté de m’appeler leur grand’maman.» Qui ne serait honoré d’avoir la
+fille de M. Jourdain pour sœur, madame Jourdain pour mère?
+
+Allez plus loin encore. Demain le fils de M. Jourdain aura aussi des
+maîtres de philosophie; mais avec la jeunesse il aura le loisir de faire
+une plus sage application de ses études; il n'écrira plus comme son père
+à la marquise _que ses yeux le font mourir d’amour_; mais il publiera un
+livre qui commencera par ces mots: «L’homme est né libre, et partout il
+est dans les fers.» Demain il aura un maître d’armes le fils de M.
+Jourdain, et il appellera Dorante en duel, et Dorante sera tué. Une
+révolution sera consommée. Avez-vous ainsi compris Molière?
+
+Ainsi, dans Molière, vous l’avez remarqué, l’homme ridicule, celui qu’il
+souflette en public, n’est jamais l’homme coupable, celui qu’il
+déshonore en secret. De là, chez lui, le mensonge dont il avait besoin,
+et qui n’a que trop été pris à la lettre, d’amuser aux dépens de ceux
+dont il défend le rang, les mœurs et la vertu.
+
+Molière a couronné la classe intermédiaire. La fidélité conjugale, la
+probité dans le commerce, la raison dans le langage, la justesse dans le
+goût, la prudence dans la conduite, la tolérance dans la religion,
+toutes les vertus sociales ont été placées par Molière dans cette
+classe. Après Richelieu, Molière est l’homme qui a porté le coup le plus
+vif au privilége de la naissance. Il a surtout, en moraliste habile,
+déshonoré la femme de la société noble; il ne l’a montrée que pour
+l'écraser du parallèle de la femme de la bourgeoisie. On ne trouve pas
+une seule fois dans ces tableaux, où tant de créations admirables se
+pressent, et toutes distinctes comme celles que Dieu crée, une haute
+vertu de marquise ou de duchesse. Chez lui le titre emporte raillerie
+forcée; il renverse la pyramide sociale des temps anciens, il en met la
+base fruste au ciel, la pointe de granit dans la boue. Vienne un autre
+comédien comme lui, au génie près, un Collot-d’Herbois, et la pyramide
+sera renversée dans le sang.
+
+L’imagination reçoit ses principaux affluens du Midi, patrie du soleil
+et des femmes, où le soleil ne se couche jamais! Elle y mûrit vite, et
+se couvre de fleurs de bonne heure. Au Midi tout a sa note, son degré de
+plus qu’au Nord. La parole méridionale est un chant, le chant une
+extase: le vin le plus léger enivre, l’eau égaie; l’odeur du thym, si
+fade au Nord, assoupit sur les rocs de Grasse et de Naples. Dans
+l’organisme français, l'élément méridional est la couleur. Otez de la
+France la Loire, la bande des Pyrénées et la Provence, et la France
+devient allemande ou anglaise: il y fait sombre. Molière relève du Midi,
+sinon par sa naissance, ce que nous avouons, allant au-devant d’une
+objection, du moins et pleinement par ses œuvres. Le Nord est inconnu à
+Molière. Ce qu’il n’emprunte pas aux Latins et aux Grecs, il le demande
+à la verve méridionale. Certainement il n’y puise pas la raison froide
+du _Misantrope_, la raillerie quintessenciée des _Femmes savantes_ et
+des _Précieuses ridicules_; mais il en rapporte l’athéisme de don Juan,
+la bouffonnerie limousine de M. de Pourceaugnac, la noblesse empesée de
+la comtesse d’Escarbagnas; ces caractères sont-ils du Nord, à votre
+avis? Des maîtres passez aux valets: à qui Molière doit-il cette grande
+famille de roués? Mascarille, traduction domestique de tous les _Davus_
+de Térence, après avoir été Latin, devient Sicilien dans _l'Étourdi_, et
+ne perd à cette métamorphose ni son astuce originelle ni sa faiblesse à
+protéger les fils de patriciens qui ont des pistoles. Sera-ce dans la
+domesticité du Nord, moitié suisse, moitié picarde, que vous trouverez
+des Mascarilles? (Tout au plus des Gros-René, serviteurs parisiens et
+mous;) des Sbrigani, ces fripons si spirituels; et des Scapins, ces
+Italiens qui sont la parodie d’un tableau dont Casanova de Seingalt est
+le modèle?
+
+Avait-il les yeux tournés au Nord, Molière, lorsqu’il peignait
+constamment des mœurs aérées et inondées de lumière? Il noue ses
+intrigues aux fenêtres: les fenêtres du Nord!--sur le banc des portes, à
+minuit,--minuit à Paris, où il gèle neuf mois sur douze! il gratifie
+Paris de la latitude de Madrid et de Florence. La place publique sert
+presque toujours d’occasion à ses enchevêtremens dramatiques, copiant
+textuellement la mise en scène de Boccace et de Lopez de Vega. Ne
+sont-ce pas là des préoccupations d’homme qui, par instinct ou
+d’intention, rend la comédie inséparable du ciel, des mœurs du Midi, où
+il puise tout, et sa forme d'écrivain, ses ressources de penseur, ses
+caractères et sa gaieté, don plus beau que son génie?
+
+
+VIII
+
+Tandis que la comédie s’achève à la lueur des flambeaux, ceux qui n’ont
+pas eu de place pour l'écouter promènent la vivacité du dessert dans les
+parterres sombres et sous les fraîches solitudes du parc. Les cavaliers
+s'éparpillent par groupes, les dames par essaims. Sans se connaître, on
+se croise pour se jeter des agaceries, des dragées et des fleurs. Jamais
+plus belle soirée.
+
+Une jeune femme va seule, se hâtant de mettre le plus d'éloignement
+possible entre elle et ces bruits et ces clartés qui offensent ses sens
+délicats. Elle a peur de ne pas regagner assez tôt sa tristesse;
+derrière les allées sombres elle laisse les allées sombres, jusqu'à ce
+qu’elle n’entende plus que le froissement de sa robe, et qu’elle ne
+distingue plus que l'éclat de ses diamans, projetant des feux devant
+elle. Alors elle ralentit sa marche, assure son haleine, et soulève, de
+ses doigts pensifs, ses cheveux sur son front; sa main s’y fixe.
+
+Vous avez vu quelquefois, dans les matinées de printemps, ces soies
+blanches flottantes dans l’air, ces fils de la Vierge qui, descendus
+d’un rouet invisible et céleste, s’attachent au chêne du chemin,
+retombent en écheveaux sur le gazon ou les blés naissans, et se fixent
+par des clous de rosée à la pointe d’un épi. C’est un réseau immense que
+brise un moucheron. La pensée de mademoiselle de La Vallière est ainsi
+vaste, frêle et craintive; cette pensée arrête tout ce qui passe; mais
+tout ce qui passe la déchire sans l’emporter. Elle aime le roi, mais de
+cet amour ardent et religieux qu’elle voua plus tard au ciel; amour si
+haut que la prière seule y mène. Des rois ont aimé: quelle femme a
+jamais osé aimer un roi? quelle est celle qui l’a fait sans mentir à
+elle-même, sans prendre le sceptre pour la main?
+
+Elle succomba, mademoiselle de La Vallière.
+
+L’exigence historique nous oblige à ne montrer qu’un coin de cette
+passion si calme à la surface, si agitée au fond. Mademoiselle de La
+Vallière n’entra dans la couche royale que le jour où Fouquet s'étendit
+sur la paille de la Bastille; et nous n'écrivons qu’un moment de la vie
+de Fouquet.
+
+Une cloche tinta; le vent en apportait le bruit du Maincy, petit village
+situé au bout du parc. La demoiselle d’honneur s’agenouilla sur la
+terre, et, tandis que bourdonnait l’orgie royale, elle exhala un
+cantique tout empreint du remords d’une faute qui n'était pas encore
+commise, que l’expiation précédait.
+
+Elle se sentit déjà grande et misérable, elle pleura.
+
+Ce cantique est tout ce que l’air a retenu de la fête. Qu’au coucher du
+soleil le voyageur s’asseye et écoute, il entendra sortir du fond du
+château la prière vespérale de cent cinquante pauvres enfans. La prière
+des enfans sur les ruines d’un tel château! Tout a été frappé de mort,
+hôtes, palais, fleurs, statues, eaux, les seigneurs dorés, les femmes
+nues; mais la prière aux ailes blanches de La Vallière est restée
+vivante, immortelle! La fête est finie: la prière dure encore.
+
+Enveloppés dans les plis d’un manteau de soie, un homme et une femme,
+celle-ci le visage caché dans un loup, suivaient, à la distance de deux
+allées parallèles, les pas tantôt rapides, tantôt mesurés, de
+mademoiselle de La Vallière.
+
+Elle poussa un cri lorsqu’elle vit s’approcher d’elle la femme masquée,
+et presque en même temps un cavalier dont les plumes et les dorures
+luisaient dans l’ombre.
+
+Par politesse, le cavalier s’arrêta, et laissa, non sans quelque
+mouvement d’impatience, le champ libre à la dame qui l’avait devancé.
+Elle ôta alors son masque et s’enfonça dans l’allée avec mademoiselle de
+La Vallière.
+
+Le cavalier les suivit.
+
+Dès que la dame fut partie, le cavalier, comme chose convenue, prit la
+place qu’elle occupait.
+
+A trois fois cette scène se renouvela.
+
+A la dernière rencontre, le cavalier dit à la dame:--Il est inutile,
+madame, de fatiguer davantage mademoiselle de La Vallière. Mon faible
+mérite l’emporte. Daignez rentrer; le serein vous hâlerait.
+
+--J’allais vous le conseiller, monsieur le duc.
+
+--Très-bien, madame; l’ironie sied aux vaincus: c’est leur dernière
+arme.
+
+--Monsieur le duc, vous finirez par y exceller.
+
+--Malicieuse! après la peine que vous avez eue, je conçois que vous
+éprouviez quelque dépit à battre en retraite; mais, encore une fois,
+chère dame, toutes les campagnes ne sont pas aussi funestes.
+
+--Voudriez-vous me persuader, monsieur le duc, que vous sortez toujours
+vainqueur de celles où l’on ne tire pas l'épée?
+
+--Je me fâcherais si chacun ne savait que j’ai servi le roi.
+
+--Comment donc! mais vous êtes en pleine activité à cette heure; et si,
+à l’exemple de son frère d’Angleterre, qui a institué l’ordre du Bain,
+le roi crée l’ordre du Bougeoir, vous serez nommé commandeur.
+
+--Le roi m’estime.
+
+--Un peu moins que la reine, n’est-ce pas, monsieur le duc?
+
+--Est-ce que madame de Bellière n’a pas la nuit de filles à surveiller
+au logis?
+
+--Et monsieur de Saint-Aignan, point de fils à qui transmettre ses
+leçons de conduite?
+
+--Madame, je vous comprends; mais, quels que soient les services qu’on
+rend à son prince, ils ennoblissent.
+
+--Alors, monsieur le duc, vous, qui avez si bien l’esprit de corps,
+soyez assez généreux pour me croire digne de rivaliser avec vous auprès
+du prince. Accordez-moi la survivance.
+
+--Prenez garde, madame, je dirai tout au roi.
+
+--Non, car je rapporterais tout à la reine; et vous voulez être
+gouverneur du futur dauphin, je le sais.--Tenez, faisons la paix, duc!
+Les gens comme nous n’ont qu’un moyen de prouver qu’ils se
+détestent;--c’est de vivre en paix. Embrassons-nous.
+
+--Il le faut bien, madame; mais allez bien vite consoler ce pauvre
+surintendant.
+
+--Adieu, mon maître!
+
+--Adieu, méchante!
+
+Il résultait de la prétention à la victoire que s’attribuaient
+réciproquement madame de Bellière et M. de Saint-Aignan, que
+mademoiselle de La Vallière ne s'était compromise par aucune réponse
+décisive.
+
+L’immorale histoire assigne le chiffre corrupteur de Fouquet: quarante
+mille pistoles, ou quatre cent mille livres.--Un million aujourd’hui!
+
+Saint-Aignan courut vers le roi pour lui dire: «Elle est à vous, sire!»
+
+Madame de Bellière alla où Fouquet l’attendait, et lui dit: «Elle est à
+vous, vicomte!»
+
+Dans ce moment on revenait de la comédie, on refluait au parc pour
+attendre le feu d’artifice.
+
+L’ivresse était dans l’air; les miracles de cette journée avaient grandi
+Fouquet à la taille d’un dieu. Au milieu de cette fumée d’encens qui
+n'était pas pour lui, Louis XIV ne paraissait plus qu’un sombre potentat
+du Nord visitant quelque souverain des brillantes cours d’Italie. On lui
+faisait les honneurs de son propre royaume; il frémissait. Des imprudens
+avaient osé murmurer à ses oreilles: _Vive le premier ministre! Vive le
+surintendant!_
+
+Le surintendant ne marchait plus sur la terre; la tête lui avait tourné,
+il était lumineux d’orgueil, il rayonnait. Sa main errante cherchait un
+sceptre. Fouquet, premier du nom, recevait Louis le quatorzième.
+
+Aussi à peine écouta-t-il la bonne nouvelle, d’abord si impatiemment
+désirée, que lui apporta madame de Bellière.
+
+Il était écrit que tout le seconderait jusqu'à sa dernière heure.
+
+Une femme passe auprès de lui, c’est mademoiselle de La Vallière!
+Fouquet l’arrête, il ose la retenir.
+
+--Je vous cherchais! monsieur de Belle-Isle.
+
+--Bonheur inespéré! je ne vous attendais pas, moi! je ne comptais pas
+sur une faveur si prompte; vous m’enhardissez. Accordez-m’en une aussi
+grande, mademoiselle; gardez-moi jusqu’au retour la foi promise.
+
+--Je ne vous comprends pas! monsieur le vicomte.
+
+--Sans doute, mais entendez-moi; maintenant je puis m’ouvrir à vous.
+Cette nuit je pars, pour ne revenir que dans huit jours; oui, dans huit
+jours, vous marcherez l'égale de la reine! _Où ne monterez-vous pas?_ ma
+devise devenue la vôtre.
+
+--Monsieur le vicomte, je pourrais vous perdre, je ne vous hais même
+pas. Reconnaissez-le à l’avis que je vous donne. Partez à l’instant,
+fuyez d’ici! ou vous serez enlevé cette nuit, dans une heure!
+
+--On vous a trompée, mademoiselle, et vous aurez des rapports plus
+fidèles dans une heure.--Comptez sur ce qui vous a été promis,
+préparez-vous à partager ma grandeur et non ma disgrâce; c’est d’un
+autre qu’on aura voulu vous parler, et non de moi.
+
+--D’un autre! dites-vous? Vous savez donc qui? Vous le savez!... Oh!
+monsieur le surintendant, je ne prévoyais qu’une injustice, je soupçonne
+un crime. Vous m'éclairez; alors, encore une fois, partez! car Dieu
+protége la France et sauve toujours le roi.
+
+--Mais qui vous a si bien instruite?
+
+--M. de Saint-Aignan, qui ne vous aime pas.
+
+Mademoiselle de La Vallière disparut, monta les marches du château, y
+entra.
+
+Fouquet resta frappé de terreur, il eut froid.
+
+Pour la première fois de la journée, il pensa à sa pauvre femme et à ses
+enfans.
+
+Rentré au château, le roi ne mesura plus sa colère; il traversait à
+grands pas les appartemens de l’aile gauche. Ses récriminations
+frappaient sur chaque meuble, sur chaque tableau. Il avait tout au plus
+dans ce moment la dignité d’un huissier qui saisit un mobilier: Colbert,
+qui marchait à sa suite, semblait un recors, Séguier un juge de paix. La
+monarchie dressait l’inventaire d’une banqueroute.
+
+--Encore un salon d’or! murmurait le roi.
+
+--Composé de poutres transversales, ajoutait Colbert.
+
+--Portant le nom de _salon d’hiver_, prenait en note Séguier.
+
+--Ici une bibliothèque.
+
+--Plus une bibliothèque, ajoutait Colbert.
+
+--Ajouter une bibliothèque, écrivait Séguier.
+
+--Messieurs, voici sa chambre.
+
+Aujourd’hui Louis XIV pousserait le même cri. Fouquet seul est absent.
+La tapisserie de Pékin, plantée de fleurs vertes, qui amusait son réveil
+et l’emportait en Chine, lorsque les volets étaient fermés, et lorsqu’il
+voyait marcher autour de sa tête le chœur des peintures de Lebrun, cette
+tapisserie est encore là. Là est encore son lit, gris et or, petit lit
+pour un surintendant, et pour un surintendant qu’entouraient je ne sais
+plus combien de statues gigantesques de stuc en plein relief, attachées
+à la coupole. Ces misérables dieux se vengeront sur quelque futur
+possesseur de Vaux du mauvais goût qui les a mis au plafond.
+
+Cette chambre à coucher où s’amoncelle le luxe d’une cathédrale arrêta
+Louis XIV.
+
+--N’admirez-vous pas, messieurs, cette glace, qui n’a pas d'égale à
+Fontainebleau?
+
+--Sire, dit Colbert le calculateur, elle a bien deux pieds et demi de
+hauteur sur deux de large.
+
+Prodige de l'époque, cette glace vaudrait aujourd’hui quinze francs.
+
+De la cheminée, le roi alla vers le lit; et après avoir entr’ouvert les
+rideaux et soulevé au fond de l’alcôve un voile qui cachait un portrait,
+il se retourna pour prier Colbert et Séguier de se retirer, ils
+n'étaient plus là.
+
+--Ah! vous voilà, Saint-Aignan?
+
+Regardez!--moi, j’en suis indigné,--regardez ce que M. Fouquet possède
+et cache. Ceci, Saint-Aignan, cria le roi d’une voix terrible, est son
+arrêt de mort. Courez à d’Artagnan, commandez-lui, au nom du roi de
+France, de cerner, le pistolet au poing, toutes les issues; que nul ne
+sorte d’ici avant moi, sans mon ordre. Mais il a donc donné notre
+royaume pour avoir mademoiselle de La Vallière! Le portrait de
+mademoiselle de La Vallière ici! Nous voler nos finances, passe! mais...
+Tenez, Saint-Aignan, rappelez-moi que je suis Bourbon, je ne me connais
+plus.
+
+--Sire, ce portrait n’est qu’un indiscret hommage ignoré de mademoiselle
+de La Vallière.
+
+--Duc, j’ai besoin de vous croire, je vous crois.
+
+--Je n’ignorais pas les prétentions du surintendant.
+
+--Et vous ne m’en avez pas parlé!
+
+--J’accourais tout vous dire.
+
+--De qui donc tenez-vous cela?
+
+--La présence de madame de Bellière auprès de mademoiselle de La
+Vallière m’a suffisamment instruit.
+
+--L’exil pour madame de Bellière à cinquante lieues de Paris.
+
+Saint-Aignan ne s’y opposait pas.
+
+--Quant au surintendant, il va recevoir sa récompense. Suivez-moi!
+
+Seules au milieu du corridor, la reine-mère et mademoiselle de La
+Vallière, celle-ci décolorée, émue, celle-là froide et toujours
+au-dessus des événemens, s’offrirent au roi, qui les salua, et tenta de
+passer outre pour cacher son émotion.
+
+--Vous êtes agité, monsieur mon fils.
+
+--Oui, la journée me semble éternelle. Je sors: pardon de vous quitter.
+L’air m'étouffe ici... je reviens... Mais allez donc, monsieur de
+Saint-Aignan, où je vous ai commandé.
+
+--Restez, au contraire, vous, monsieur de Saint-Aignan.
+
+--Mais, ma mère, il me semble...
+
+--Que vous êtes roi, mon fils.
+
+--Oui! un roi qui va non se venger, mais punir.
+
+--Punir quoi? l’hospitalité?
+
+--Un homme qui me pèse...
+
+--Votre hôte, mon fils.
+
+--Je vous ordonne, monsieur de Saint-Aignan, de m’obéir. Allez!
+
+Mademoiselle de La Vallière se jeta aux pieds du roi, qui sentit à ses
+genoux l’haleine brûlante de cet ange.
+
+Et en se courbant, en mêlant sa chevelure noire à la chevelure blonde de
+mademoiselle de La Vallière, et en la relevant par les deux bras, comme
+un vase d’albâtre renversé sur le sable, le roi lui dit:--Vous aussi,
+mademoiselle! Mais ils l’aiment donc tous?
+
+--Sire, on n’aime que vous; on a pitié de tout le monde.
+
+Anne d’Autriche, en même temps qu’elle arrêtait le duc de Saint-Aignan,
+tenait son fils embrassé par le cou, heureuse de la tendresse qu’elle
+lui voyait prodiguer à la demoiselle d’honneur de Madame.
+
+--Alors, s'écria Louis XIV, qui par fierté continuait sa colère, j’irai
+me mettre à cheval à côté de d’Artagnan, et me ferai justice moi-même.
+
+--Grâce, grâce, sire!
+
+--Et pour qui, mademoiselle, cette grâce?
+
+--Pour vous, sire.
+
+--Pour moi?
+
+--Oui. Au moindre geste vous êtes perdu; à la moindre violence enlevé,
+mort peut-être.
+
+Les lèvres de mademoiselle de La Vallière pâlirent.
+
+Le roi regardait sa mère avec une expression qui semblait dire:--Eh
+bien! votre surintendant?
+
+Anne d’Autriche triomphait. Elle fut moins émue de cette espèce de
+conjuration contre son fils que du pressant intérêt dont il entourait
+mademoiselle de La Vallière, à demi évanouie dans ses bras.
+
+Muet d'étonnement, il lui prit la main et la lui baisa.
+
+--Que faut-il faire? demanda-t-il ensuite, les yeux fixement posés sur
+ceux de sa mère.
+
+--Rien.
+
+--Mais c’est une conspiration, ma mère.
+
+--Raison de plus. Pourtant, comme il faut être prudent, même lorsqu’on
+en veut à notre vie, rompez une seule des dispositions prises contre
+vous.
+
+--Laquelle, ma mère?
+
+--La première venue; toutes les autres manqueront. Des conjurés ont trop
+besoin de leur courage pour avoir de l’esprit. Si je n’avais
+mortellement chaud, je vous citerais des exemples.
+
+Le roi n'écoutait presque plus sa mère: la résolution de frapper Fouquet
+sur-le-champ hésitait devant cette première volupté d’obéir à la femme
+chérie.
+
+--Eh bien, dit-il, demain le jour se lèvera, et de notre palais de
+Fontainebleau nous saurons atteindre qui nous brave. Demeurez, duc; mais
+si je consens à remettre ma vengeance, je ne reculerai pas devant une
+trahison que je méprise. On nous attend au feu, venez!
+
+Anne d’Autriche déploya un énorme éventail et ouvrit la marche avec son
+fils. Saint-Aignan offrit le bras à mademoiselle de La Vallière, qui
+cessait d'être demoiselle d’honneur. Le roi l’avait appelée duchesse.
+
+Et tous quatre sortirent du corridor et se présentèrent au seuil du
+château.
+
+Jamais le roi ne s'était si peu maîtrisé. Le plus grand désordre était
+dans sa toilette; il souriait avec indignation aux seigneurs et aux
+dames rangés sur son passage. Le sourire était pour les courtisans,
+l’indignation pour Fouquet.
+
+Fouquet l’attendait sur les premières marches du perron, un flambeau à
+la main.
+
+Ils étaient pâles tous deux.
+
+A se voir, ils reculèrent: c'était deux terreurs qui ne comptaient pas
+l’une sur l’autre. Le surintendant perdit deux marches sous lui, mais,
+déguisant son attitude décontenancée, il plia le genou et présenta une
+torche enflammée au roi.
+
+--Sire, c’est la dernière fatigue de la journée. On attend de votre
+royale main l’embrasement du feu d’artifice. Quand il vous plaira de
+prendre de la personne qui vous la tiendra prête cette torche enflammée
+et de la jeter au loin, l’illumination remplacera le feu.
+
+Sans répondre un mot au courtisan accroupi sur les marches de son propre
+palais, sans daigner lui commander d’un signe de se relever, Louis XIV
+arracha plutôt qu’il ne reçut le flambeau, et passa. La suite du roi
+faillit marcher sur le corps de Fouquet.
+
+--Fuyez! lui soufflaient des voix, fuyez!
+
+--Restez! lui disaient d’autres; périsse le bâtard de Mazarin!
+
+Des femmes attendries lui jetaient des gants humectés de larmes.
+
+Gourville, le saisissant violemment par le collet de l’habit, et le
+mettant sur pied d’une seule secousse:--Assez de faiblesse, monsieur! On
+assure que le regard du roi vous a terrassé; à merveille! qu’on le
+croie! Qu’ils s’endorment dans la pensée que vous êtes foudroyé.....
+Mais relevez-vous! Entre l’obscurité de la seconde et de la troisième
+girande vous êtes premier ministre de France, et dans huit jours, en
+plein soleil, Colbert nous donnera sur les marches du Louvre la
+répétition de l’affront que vous essuyez sur les degrés de Vaux.
+
+--Dites-vous vrai, Gourville? Est-ce que tout n’est pas perdu? On ne
+sait rien?
+
+--Rien!
+
+--Mais le roi est troublé.
+
+--Vous l'êtes bien, vous.
+
+--Il peut me perdre.
+
+--Et vous?
+
+--L’ordre est livré, dit-on, de m’arrêter.
+
+--Qu’importe, si le roi est arrêté avant vous?
+
+--O mon Dieu, notre destinée à l’un ou à l’autre dépend donc d’un quart
+d’heure!
+
+--Non, monseigneur, de dix minutes. Écoutez: la première fusée va
+illuminer l’espace où nous sommes, qu’on vous entende crier: _Vive le
+roi!_ et qu’on vous voie sourire.
+
+La fusée partit, et en tombant elle éclaira le château et ses quatre
+façades.
+
+Appuyé sur Gourville, Fouquet, blafard dans son habit rouge, cria: _Vive
+le Roi!_ et sourit.
+
+Tout retomba dans l’obscurité.
+
+De nouveau la population de la fête se précipita dans les parterres
+sombres pour jouir du feu d’artifice, dont le foyer principal était le
+dôme de plomb du château.
+
+Le roi suivit une allée éclairée aux lanternes, la seule qui le fût.
+
+Il se mêla à la foule, qu’amusaient, en attendant mieux, des pots à feu
+décrivant des courbes du dôme à l’extrémité du parc, et des aigrettes
+qui pleuvaient en gouttes enflammées, et laissaient dans une profonde
+nuit.
+
+Ces alternatives de jour et d’obscurité étaient ménagées pour les effets
+des pièces d’artifice.
+
+L’illumination générale ne devait se produire qu’au signal du roi, après
+l’explosion des douze girandes ou gerbes.
+
+Au moment où se fit une large percée de lumière, le roi se retourne et
+aperçoit Fouquet à deux pas derrière lui. Il lui sourit avec une grâce
+infinie. Sur ce simple sourire, Fouquet éprouve des remords. Il tourne
+la tête de douleur, mais il la ramène aussitôt avec épouvante en
+apercevant d’Artagnan, le commandant des mousquetaires, à ses côtés.
+
+Comme cette explosion éblouissante s'éteignait, deux mains différentes
+saisirent dans les ténèbres les deux poignets de Fouquet, qui sentit son
+cœur venir à rien. Il ferma les yeux.
+
+En les rouvrant au rapide éclair d’un globe de flamme, il reconnut
+Gourville à sa droite, Pélisson à sa gauche.
+
+A l’heure du danger le poète était là pour mourir.
+
+Nouvelles ténèbres, nouvelles terreurs. On glisse un papier à Gourville,
+qui le lit au fond de son chapeau à la lueur d’une bombe. «Fouquet est
+perdu, il n’a plus qu’une minute. A vous, ses amis, de le sauver.»
+Gourville avale le papier.
+
+C'était l'écriture de mademoiselle de La Vallière.
+
+--Allez dire au roi, ordonne Gourville à Fouquet, de se placer sur la
+terrasse de la Grotte. A la troisième girande il est à nous. La première
+va s'élancer. Allez!
+
+--Sire, de cette terrasse votre majesté jouirait d’une vue sans
+pareille, digne de son regard.
+
+--Votre bon plaisir est un ordre, monsieur Fouquet. Je vous précède,
+messieurs.
+
+Le roi passa: l’homme à la torche le suivait.
+
+Ainsi que l’avaient disposé Gourville et ses complices, le roi se plaça
+sur la terrasse au milieu des conjurés, qui occupaient aussi les
+marches.
+
+La première girande jaillit du dôme de plomb, qui, depuis cette
+formidable pyrotechnie, semble être encore tiède.--On vit en l’air le
+château de Vaux tout en feu; un chef-d'œuvre de Torelli, cet architecte
+qui bâtissait avec du salpêtre, cimentait avec du soufre, et peignait
+avec des flammes aussi bien que Lebrun avec le pinceau.
+
+Il y eut exaltation dans les bouches, qui proféraient, ardent et
+unanime, le cri de: _Vive le surintendant!_
+
+Le surintendant eût donné la moitié de sa vie pour ne pas entendre ces
+hommages de mort.
+
+Le roi pleurait de rage.
+
+Durant l’enthousiasme et l’obscurité profonde qui accompagna
+l’embrasement, une femme tomba à genoux et pria tout bas pour l’ame du
+sieur Fouquet.
+
+Gourville se pencha sur le surintendant, et lui dit:
+
+--Encore celle-ci, avant l’autre: Salut, premier ministre!
+
+La seconde girande représenta un berceau de feu porté par des génies. Un
+bel enfant sortait le bras hors du berceau: le surintendant, le genou
+sur un nuage, remettait au futur dauphin les titres de propriété du
+château.
+
+Cet emblème, qui couvrait le ciel, fut salué par les mille divinités
+liquides des bassins. Après avoir vomi de l’eau, elles lancèrent du feu.
+Neptune devint Pluton, son trident la fourche infernale, et les tritons
+les démons du Ténare. Plus loin deux élémens luttent: l'étincelle et la
+pluie se confondent, le feu coule, l’eau s’embrase.
+
+--A la troisième girande! crie-t-on, elle va partir! Le canon tonne
+déjà. On l’attend au milieu de la nuit la plus opaque, car tout est
+silencieux. L’eau a éteint le feu, ou plutôt l’eau s’est éteinte.
+
+C’est le moment suprême. Gourville presse le surintendant sur le cœur,
+l’embrasse tout baigné de larmes. Exactement costumé comme le roi, et à
+deux pas du roi, un homme est debout. Arracher l’un, pousser l’autre, et
+la conspiration est finie.
+
+Un long murmure s'élève du fond des parterres et remonte jusqu’au roi,
+qui s’en informe; murmure d’abord de surprise, puis de terreur, puis
+d'épouvante.
+
+Tous les regards sont portés vers un point du ciel; des doigts le
+désignent, et ces doigts ne s’abaissent plus.
+
+Parmi les milliers d'étincelles qui ont poudré le ciel, une étincelle
+n’est pas retombée sur la terre, ne s’est pas éteinte; elle est restée.
+Elle luit, et sa lueur, rayon oblique, ruisselle sur les bras des femmes
+parés de mousseline blanche, sur les bras des hommes glissans de soie et
+d’or.
+
+Une comète! une comète! cri effrayant qui bondit de lèvres en lèvres et
+glace les cœurs.
+
+Mis à nu par l’obscurité qui a succédé à la seconde gerbe, le ciel a
+dévoilé ses profondeurs, et dans ses abîmes une comète[A].
+
+Fouquet lit son arrêt de mort dans le ciel.
+
+Et Torelli, le magique artificier, l’Italien superstitieux, craignant
+d’avoir brisé une étoile, suspend un instant ses audacieuses opérations.
+
+Les femmes s'évanouissent.
+
+Et le grand roi, et Louis XIV, à la cour duquel l’astrologie règne
+encore, sent battre sa poitrine sous son cordon bleu, et ne voulant pas
+rester plus long-temps dans cette immense obscurité pleine
+d'évanouissemens et de cris, saisit, lance la torche enflammée.
+
+Vaux, mille arpens de terrain, s’illuminent jusqu’aux dernières
+branches, jusqu’aux plus hautes feuilles.
+
+--Je ne m’attendais pas à celle-là, dit Gourville.
+
+--Seigneur, ayez pitié de moi! murmura Fouquet.
+
+Louis XIV se tourne vers le surintendant et lui tend la main.
+
+Fouquet la baise d’une lèvre morte, et le roi descend solennellement les
+marches de la terrasse.
+
+Et la fête de Vaux fut finie.
+
+
+IX
+
+Sœur de la poésie, la tradition rapporte que, dix-neuf ans après cette
+fête, qui est restée dans la mémoire des peuples comme une bataille,
+comme une invasion, un homme, secouant un flambeau sur sa tête, parut
+au château de Vaux et se promena du parc aux parterres, et des parterres
+aux cascades.
+
+Des cheveux blancs tombaient sur son masque de fer. Il demanda un
+morceau de pain à la porte du château, et une pierre moisie tomba à
+ses pieds; il eut soif, mais lorsqu’il se baissa pour boire, il ne
+saisit qu’une couleuvre dans les bassins, où il n’y avait plus d’eau.
+Cet homme pleura toute la nuit comme Job. Au jour, il disparut pour les
+siècles.
+
+Ce masque de fer, dit-on, était Fouquet.
+
+
+
+
+VILLEROI.
+
+
+Presque endormi sur un cheval de village, qui dormait comme moi, lui
+flairant de ses naseaux ouverts l’efflorescence des arbres, moi rêvant,
+nous allions où nous conduisaient le vent et l’ombre. Nous nous
+arrêtions parfois devant l'écluse d’un moulin, tout écumante de mousse
+et semée de nymphéa; tantôt nous risquions un galop sur le gazon
+velouté. On va loin lorsqu’on ne sait où l’on va, surtout à cheval. Nous
+étions dans l’Ile-de-France ou dans la Brie. Je tenais peu à le savoir,
+parce que j’ai horreur des dénominations topographiques, et qu’il suffit
+du mot _département_ incrusté dans la borne milliaire pour ternir mes
+plus douces rêveries; de même que la buffleterie d’un gendarme
+étincelant sur le grand chemin suffit à l’artiste voyageur pour dissiper
+le calme du paysage et salir la sérénité du ciel. Je l'écris avec une
+conviction réfléchie, le système municipal tuera le spectacle naïf de la
+vie des champs. N’ai-je pas déjà vu, ceints de l'écharpe tricolore de
+maire, des jardiniers fleuristes, et des vignerons assis sur les siéges
+du conseil cantonnal? Il y a long-temps que la brebis de Galatée et les
+fauvettes de Némorin sont descendues des hauteurs pastorales où Florian
+les avait placées, pour être pendues, la tête en bas, au croc du
+boucher, ou pour rôtir au fond de la casserole étamée. On a mangé cette
+poésie; Lucas et Palémon restaient encore, on les a faits maires et
+conseillers! Adieu, la verte idylle! adieu, Virgile! adieu, Florian!
+Place à la municipalité!
+
+J'étais arrivé à un pont jeté sur un des embranchemens d’une petite
+rivière, quand tout-à-coup, au centre de la plus sauvage richesse
+d’eau, d’air et de lumière, j’entends tomber un nom comme celui de la
+_pate d’oie_ ou du _bain des cannes_; c’est à mourir de prosaïsme.
+
+Sur ce pont se promenait, préoccupé de la lecture d’un livre qu’il
+tenait à la main, un jeune homme en habit du matin, le front ombragé
+d’un chapeau de paille, comme en portent les paresseux colons des
+Antilles.
+
+--Pardon, monsieur, lui dis-je; quelle est cette belle avenue, qui ne
+conduit à rien?
+
+Il fit un pli à la feuille de son livre.
+
+--C’est l’avenue du château de Villeroy, démoli il y a quelques années
+par la bande noire, dont vous devez avoir entendu parler.
+
+--Que trop, monsieur. Les infâmes! ils ne laisseront donc rien en
+France? Plus âpres à la destruction que le temps, le feu et l’eau, ils
+ont passé la corde au cou de notre histoire et ont tiré dessus.
+Quelques-uns, et ceux-ci sont les philanthropes de la bande, indignés de
+la lenteur de la pioche et du marteau, ont apporté, dit-on, une espèce
+d’humanité à leur besogne. Au milieu des salons de velours, chargés de
+plafonds à moulures, ils ont allumé des barils de poudre, et ensuite,
+placés à distance, ils ont pu voir, par une belle matinée, sauter en
+l’air les quatre tourelles, les galeries sombres, les portes, les
+appartemens, les serrures dorées, les cottes de mailles d’ardoise, les
+mosaïques des corridors, et peut-être le chartrier du château, volant
+avec ses feuilles brûlées, comme la bourre d’une charge à moineaux.
+
+Mon inconnu me fit d’abord observer que la bande noire n’employait
+jamais la poudre pour renverser les châteaux; qu’au contraire, elle s’y
+prenait avec beaucoup de ménagemens et de délicatesse; puis, avec un
+sourire d’approbation un peu mêlé d’ironie, cet homme, qui, pendant ma
+prosopopée, avait fermé son livre pour m'écouter plus attentivement, au
+fond peut-être pour se moquer plus à son aise de ma candeur poétique (je
+le voyais à son air), me répliqua par cette question fort peu indiscrète
+en ce moment:
+
+--Monsieur est noble?
+
+Sur ma réponse négative, il dut supposer que j'étais artiste; et je vis
+disparaître aussitôt la teinte de malice involontaire qui se peignait
+dans son regard. L’ironie fit place à une affabilité qui me mit beaucoup
+plus à l’aise.
+
+--Après l’explosion, continuai-je, ou la destruction, comme il vous
+plaira, ils seront venus ramasser les uns les poutres, les autres les
+pierres dures, d’autres la chaux, ceux-ci les fondations, ceux-là les
+murailles maîtresses; et avec cela ils auront gagné de l’argent,
+beaucoup d’argent, engraissé leurs terres, fumé leurs luzernes, marié
+leurs filles, construit des moulins, acheté des bêtes de somme, et ils
+seront devenus électeurs et éligibles.
+
+Je parlais avec amertume. Il reprit avec calme.
+
+--C’est au moyen de quelques poutres de ce château dont vous déplorez si
+sincèrement la démolition qu’on a construit le pont sur lequel nous
+sommes arrêtés. Ce pont sert les intérêts des communes voisines;
+auparavant un orage, une inondation, l’hiver, une débâcle, le moindre
+accident, coupaient les communications. Aujourd’hui nos rapports sont de
+tous les jours, et notre commerce a centuplé. Vous voyez, monsieur,
+qu’un château qui tombe élève un pont, et c’est encore une consolation.
+
+--Consolation! Pour vous, qui passez sur ce pont, pour vos vaches et
+l’avoine de vos voisins, mais pour moi, qui n’en ai que faire? Mais,
+dites-moi, quel est ce magnifique établissement qui touche au château?
+
+--Je n’osais vous en parler. Cet établissement, qui a déjà coûté deux
+millions, doit être une fabrique de papier, fondée dans le but de
+rivaliser avec les plus riches exploitations de Manchester et de
+Birmingham. Quatre cents pauvres ouvriers que la révolution de juillet
+avait retirés de la construction en bâtimens, la plupart appartenant aux
+communes environnantes, ont trouvé leur existence ici, dans des travaux
+de charpente, de forge et de maçonnerie. Vous n’apercevez d’où nous
+sommes qu’une partie des colossales proportions de ce bâtiment; quand il
+sera en activité, il pourra fournir, en six mois seulement, à la presque
+totalité de la France du papier de toutes les dimensions, de toutes les
+qualités, de toutes les nuances, et à un prix de moitié au-dessous des
+autres fabrications. On n’emploiera que de la paille pour matière
+première. Des moulins mis en mouvement par la rivière qui passe sous nos
+pieds élèveront et laisseront retomber des foulons sous lesquels la
+paille sera désossée de ses nœuds et de ses côtes. Meurtrie et fatiguée,
+cette paille sera sollicitée par des tenailles et des dents de fer qui
+la mordront, la hacheront, la réduiront à l’ame; et puis, frêle, en
+lambeaux, volante, elle ira se perdre sous la rencontre des meules;
+soumise à cette pression qui pulvériserait de l’acier, elle n’en sortira
+plus que réduite à la ténuité la plus impalpable, et cela pour inonder
+des milliers de tamis, qui balancés, agités, tournoyant sans jamais se
+froisser entre eux, lui livreront un dernier passage dans les mille et
+un trous des cribles les plus fins.
+
+Cette inondation sèche et dorée descend en pluie qui ne cessera point,
+car jamais un mouvement n’attendra l’autre, dans des chaudières où
+bouillonne une eau battue et blanche comme du lait; puis, fouettée par
+les convulsions de l’eau, la paille, qui n’est plus alors qu’une farine
+délayée, un léger amidon, tombera par l’action d’un précipité violent au
+fond des cuves, où des cailloux lui serviront de filtres et la
+sépareront de toute matière étrangère. Cette eau s'écoulera par de
+larges écluses, et le fond laissera à sec une pâte sans levain,
+tremblante et privée d'éclat. La blancheur mate de la neige lui viendra
+par le moyen de sels, de la chaux et des acides. Blanche enfin et
+reposée, ce gluten que l’on extrait du mucilage des plantes, des muscles
+de certains animaux, en rapprochera les parties solides, les raffermira,
+leur donnera l'étoffe et la malléabilité: solidifiée dans une eau
+grasse, où elle aura fermenté, cette pâte roulera en cascade
+transparente et continue sous des rouleaux d’acier. Laminée en feuilles,
+ces feuilles sécheront au vent, au soleil, dans des hangars aérés, où
+des milliers de fils seront échelonnés pour cet usage.
+
+Et que de mains industrieuses employées à diviser ces feuilles, à les
+peser, à les couper, à les colorer, à les réduire, à les emballer!
+
+Ce n’est pas tout encore. Vient le commerce, et son mouvement, et sa
+vie. Que de chariots! que de vaisseaux! que de roues! que de voiles! que
+de feu! que de fer! que de préoccupations intelligentes pour transporter
+ces produits sur tous les points du globe! Vous voyez qu’en dernière
+analyse cette paille, qui ne devait servir qu'à préparer un mauvais lit
+à la pauvreté, lui fournira en échange le duvet du Nord, la laine de
+Smyrne ou de Ségovie, et deviendra, par cette prestigieuse métamorphose,
+le lien mystérieux du commerce, l’impérissable monument de la pensée, le
+cerveau de la civilisation, où tout se grave. Oui, monsieur, ce papier
+fixera l'élan de l’artiste, l'émotion généreuse du philosophe; et cela,
+songez-y bien, avec des moyens simples, faciles, peu coûteux. Puis, que
+Rossini soit inspiré, et que Chateaubriand réfléchisse! Mille ouvriers
+seront employés à cette généreuse industrie. On essaiera de les prendre
+aussi parmi les gens de la commune. Par ce moyen, le propriétaire, que
+je connais beaucoup, ne laissera pas (vous pouvez m’en croire) un pauvre
+languir de faim sous le chaume, ni un enfant se tordre de soif dans le
+berceau.
+
+Il essuya une larme d’orgueil.
+
+--Mais dites-moi par quelle délicatesse que je n’explique pas,
+repris-je, vous aviez peur d’exciter ma colère d’artiste en me parlant
+de cet utile établissement?
+
+--C’est qu’il a été fait avec les débris du château, et la moitié a
+suffi: chaux, ferremens, poutres, ont servi à l'élever. Cet amas de
+pierres, pardon si j’ose m’exprimer ainsi, monument d’une histoire qui
+n’a pas su mériter de vivre, aura fait la fortune d’un homme, et cet
+homme fera celle de trois ou quatre mille autres. Revenez-vous un peu de
+votre emportement?
+
+--Cependant avouez, répliquai-je, qu’il y a quelques douleurs attachées
+à l’anéantissement de ces beaux souvenirs; ils sont les seuls qui nous
+restent. Les histoires sont peu lues; les grands noms se perdent dans
+les sables de la mémoire; mais les pierres demeurent. Sait-on un nom des
+auteurs dont les manuscrits ont chauffé les bains d’Alexandrie? et les
+pyramides sont restées, et elles resteront jusqu'à ce qu’une bande noire
+africaine les démolisse. Les pyramides sont une histoire; l’imagination
+s’y attache, et, d’assise en assise, elle va loin. Les monumens forcent
+l’esprit à penser. Quelle est la brute à venir qui ne demandera pas une
+réponse à sa curiosité devant la colonne, ce point d’admiration d’airain
+et de bronze?
+
+Mon inconnu, que j’ai déjà signalé comme fort doux et très-attentif, se
+borna à me montrer du doigt une troupe d’ouvriers qui, costumés
+proprement, la santé et la joie sur le visage, se rendaient aux travaux
+de la fabrique. Ils le saluèrent en passant.
+
+--Trois d’entre eux, me dit-il avec épanchement, viennent de se marier,
+grâce aux résultats des occupations qu’ils trouvent ici; sans ce
+bienfait, ils seraient sans doute restés dans la misère et le célibat,
+et conséquemment sans mœurs. Ces deux vieillards qui me saluent ont
+racheté, avec des fonds avancés par l'établissement, deux de leurs
+neveux appelés au service militaire. Les enfans ont répondu de la dette.
+Ainsi la reconnaissance s’est assurée de l’existence de quatre familles
+par l’obligation du travail. Enfin il en est peu, parmi ceux que vous
+avez vus passer, qui ne doivent une meilleure position, quelques
+avantages sur le passé, des garanties pour l’avenir, à cette
+exploitation fondée avec le profit de la vente de la plus faible partie
+des matériaux du château de Villeroi.
+
+Mon interlocuteur se préparait peut-être encore à quelque nouvel
+argument, lorsqu’une petite étourdie, blonde comme un épi, vint le
+prendre par la main, et l’inviter, au nom de _petite maman_, à se rendre
+au déjeuner. Il allait me renvoyer l’invitation. Sur mon refus, qu’il
+devina sans que j’eusse parlé, il m’engagea néanmoins à m’arrêter chez
+lui quand je voudrais manger d’excellentes asperges. La petite fille
+était rayonnante, et la joie du père ne fut pas moins grande à la
+nouvelle de l’enfant, qui lui apprit que les ingénieurs prétendaient
+enfin avoir trouvé l’eau. Il me salua, l’enfant me fit une jolie
+révérence, et je traversai pensivement le pont qui aboutit à la grande
+avenue du château.
+
+Avec ses raisonnemens, cet homme m’avait ému. Son départ me rendit à
+moi-même, et quand nous eûmes cessé, lui de me saluer, moi de lui
+sourire, que son enfant eut escaladé les marches de pierre d’une petite
+maison à volets verts, mon sourire s’arrêta comme un ressort que rien ne
+meut, comme un bras fatigué qui retombe.
+
+Contradictions de l’esprit humain!--Un laboureur donne un coup de bêche,
+et il trouve de la résistance; il creuse, c’est une tuile; cette tuile,
+un toit; ce toit, une maison; cette maison tient à plusieurs autres;
+c’est une rue; puis deux, puis trois, puis cent, c’est une ville; c’est
+Herculanum! Un roi de Naples et de Sicile voudra régner sur cette
+cendre, avoir des flambeaux dans ces palais, des gardiens à la porte de
+ces temples; il appellera des savans pour lire ces chiffons noircis. Et
+nos souvenirs du passé ne nous toucheront pas! Conservons aussi nos
+ruines, nos cathédrales, nos châteaux; car ces pierres, ce sont nos
+lois, le testament de nos pères, leurs croyances, leurs mœurs, leur
+courage, leurs vertus! Et cela vaut bien un œuf trouvé à Herculanum.
+
+J’approchai du château.
+
+Hélas! les fossés étaient même dépourvus de leurs parois de granit. Dans
+une eau verte et plissée nageaient quelques grenouilles séculaires,
+quelques carpes piquées peut-être au temps de la Fronde. Les maigres
+peupliers qui regardent cette mare étroite semblent négliger leur
+toilette depuis qu’ils ne peuvent plus réfléchir leur taille de
+demoiselle, et qu’ils n’ont plus d’ombre à verser sur ces jeunes
+marquises si belles, dont le caprice donna naissance à ces ruineuses
+propriétés appelées de l’expressif et joli nom de _Folie_. Vous savez
+tous la Folie-Polignac, la Folie-Mousseau, la Folie-Arnould.
+
+Arrivé à l’intersection du fossé, c’est-à-dire à l’endroit où se
+trouvait jadis une grille en fer couronnée (mon imagination y suppléa)
+de pommes d’or, de lyres d’or, de dieux de bronze, et gardée par de gros
+chiens qui vous mordaient mythologiquement sous le nom de Diane et de
+Médor; où luisaient, à travers les barreaux des chaises à porteur
+enluminées de Chinois sur laque, des valets larges comme des armoires;
+eh bien! là, devant cette première merveille, j’ai trouvé un trou fait
+dans le mur. Pas même de porte!
+
+Mon cheval et moi nous faillîmes rester au passage.
+
+La solennelle cour d’honneur était déserte, le pavé couvert et déchaussé
+par l’herbe. Et six cents pieds d’air où était le château.
+
+Aussitôt mon entrée, la porte d’une petite maison blanche s’ouvrit, et
+un vieillard en livrée orange et bleue lézardée par des coutures
+blanches, honteuse de plusieurs rapprochemens qui hurlaient entre eux
+comme métal sur métal et couleur sur couleur dans un écu, costumé ainsi
+que les anciens domestiques d’autrefois, vint me recevoir et saisir la
+bride. Dieu me pardonne! il avait, je crois, l'épée d’acier.
+
+On n’a pas d’idée de la politesse qu’il mit à m’accueillir, à m’offrir
+de me reposer chez lui. Toutefois, avec une indiscrétion aisée et où
+perçait encore je ne sais quel excusable orgueil de ses premières
+fonctions, il me demanda mon nom. Je le lui donnai; il l’anoblit en
+route; et, riche d’une particule usurpée, il courut l’annoncer à son
+maître, ouvrant rapidement et à temps égaux sa modeste porte, comme aux
+jours de grandes cérémonies il faisait, je pense, au château. Touchante
+parodie d’une étiquette morte!
+
+Son maître était aussi un vieillard grand, maigre, tombant en ruines. A
+mon entrée il se leva, m’accueillit avec cette distinction
+traditionnelle de cour, et m’invita à m’asseoir près de lui. Pendant les
+essais d’une conversation sur la beauté de la saison, sur la richesse
+d’un soleil qui le ramenait à ses premiers jours, je remarquai, sur une
+table posée en équilibre avec des tuiles et des bouchons, les restes
+d’un déjeuner. L’ornement de service se composait de belles assiettes en
+porcelaine aux couleurs éteintes et aux contours dédorés; de flacons en
+cristal, aux goulots brisés; de verres à pattes, sans pattes, des
+serviettes damassées, mais avec des dessins et des festons que la
+Hollande n’avait pas tracés; une eau limpide trahissait sa crudité dans
+des bouteilles autrefois pleines de Malvoisie et de Madère. Au milieu de
+ces cristaux et de ces porcelaines, nageaient un morceau de fromage et
+quelques fruits secs. Une vive rougeur m’apprit combien l’orgueil du
+vieux gentilhomme saignait à me voir témoin de ces somptueuses misères.
+Intelligent à toutes les faiblesses de son maître, le vieux serviteur se
+hâta de rejeter les pans de la nappe sur la table.
+
+Je fis semblant de ne pas avoir vu.
+
+De causeries en causeries, il en vint, par une inévitable pente, à
+parler de son château.
+
+--Pierre, que vous voyez là, me dit-il avec un sourire mélancolique,
+Pierre et moi, voilà tout ce qui reste du passé. Ils n’ont pas osé nous
+démolir. Pierre a été mon serviteur, le premier de mes domestiques;
+c’est un digne homme. Il est né sur les limites de mon château, il y
+veut mourir. Nous y mourrons ensemble. Pierre! le pauvre diable! le
+croiriez-vous, monsieur? tout infirme qu’il est, il me nourrit, il me
+loge, il m’habille, il supporte mes mauvaises humeurs mieux que s’il
+avait encore des gages, et Dieu sait, vienne le funeste 10 août! il y
+aura bientôt quarante ans qu’il n’en touche plus.
+
+--Monsieur le marquis!
+
+--Non, mon ami; un gentilhomme français ne doit pas se plaindre; mais
+quel mal y a-t-il que je te loue ici? J’ai si rarement lieu de le faire,
+Pierre! Va, ton pain est délicieux! Et d’ailleurs, monsieur, le malheur
+est chose commune à la noblesse; et quand plusieurs de nos rois sont
+morts en exil, il siérait mal au plus humble de tous les gentilshommes
+de ne pas savoir souffrir; et pourtant un beau château a été à moi! Le
+soleil n’en éclairait certainement pas de plus solidement bâti, ni de
+plus commode, ni de plus somptueux; n’est-ce pas, Pierre?
+
+--Oui, monsieur le marquis.
+
+--Quelles soirées se sont données ici! quelles soirées! Pauvre
+jeunesse! Nous avons connu cette galanterie française si décriée
+maintenant, monsieur; et de notre temps, si nous n’avons pu nous élever
+à la hauteur de celle du grand siècle, du moins nous en avions conservé
+les traditions. Ce parc aujourd’hui si clair-semé, si nu, était sillonné
+de plus de gibier qu’il n’y en a dans votre Saint-Germain et votre
+Vincennes. Un cerf y fut tué de la main du roi. (_Les deux vieillards
+s’inclinèrent_.) Autant que votre œil vous le permet, voyez! Toutes ces
+plaines, tous ces espaces déshonorés par le foin et la luzerne, en
+faisaient partie; et des repos partout, des pavillons, des kioskes, des
+abris, des rendez-vous de chasse, des bosquets de cèdres, des eaux
+vives, des labyrinthes, des fourrés, des carrefours, des allées
+découpées en corbeilles, en colonnes, en éventail. C'était une merveille
+du fameux Le Nôtre. Trois cents statues en fonte, sur le modèle de
+celles de Versailles, vomissaient pour nos fêtes autant d’eau que la
+cascade de Saint-Cloud. Ma serre était l’admiration des étrangers, cent
+mille écus d’orangers, cent mille écus de citronniers; des navires enfin
+allaient exprès à Saint-Domingue pour m’en rapporter les fleurs les plus
+rares en couleurs, les fruits les plus difficiles à conserver. Mon
+colibri fut chanté par M. Delille. On a bu, ici, monsieur, du café
+obtenu sur les lieux de la plante même, et mangé deux ananas qui avaient
+fleuri et mûri dans ma serre. Il est vrai que les dames de la cour
+préféraient ma _folie_ à toutes les _folies_ du temps; et c’est par une
+illumination, qu’on venait admirer de la capitale, qu’il fallait voir
+étinceler jusqu’aux plus lointaines, aux plus frêles branches, jusqu’aux
+sinuosités perdues à l’horizon; aux soixante-douze fenêtres de la
+façade, sur les bords du fossé, sur le mur, autour des bassins, les
+innombrables lampions de mille couleurs, balancés avec les feuilles
+vertes, avec la pâle lueur des étoiles, à travers les écharpes, les
+arcs-en-ciel, les bouffées, la pluie, les ondées, les rires, les cris,
+les éclats de mes grandes pièces d’eau! Et de jolies femmes en folles
+robes de satin, pâles, fardées, rêveuses, le mouchoir à la main,
+rafraîchies par des éventails bruyans, en paniers, en mules cramoisies,
+entraient, circulaient dans les corridors, au milieu des statues, des
+domestiques, des vases et des flambeaux; caquetaient, se déchiraient
+avec esprit, jouaient leurs amans, leurs diamans, leur ame, hélas!
+riaient, s’embrassaient, se perdaient avec leurs parfums et leur voix
+dans le parc, avec quelques beaux cavaliers; et ici et là, et dans le
+lointain, ce n'étaient que larges ombres, musique et lumières, murmure
+de la brise, chant d’oiseaux, parfums indiens, paroles d’amour
+interrompues, lueurs d'épées et bruit de soies, jusqu’au moment où des
+gerbes d’artifice, lancées du château, vinssent éclairer de leurs
+foudroyantes clartés bien des méprises, bien des séductions commencées,
+bien des défaites irréparables; et au château, le jeu, la danse, les
+chants, les soupers; dans la cour d’honneur, un peuple de valets arrêtés
+en groupe, des chaises à porteur blasonnées, et des mules d’Espagne, qui
+piaffaient dans mes belles écuries ornées de glaces et pavées de marbre,
+si belles que le duc de Villa-Hermosa disait que c'était profanation d’y
+loger des chevaux. N’est-ce pas, Pierre?
+
+--Oui, monsieur le marquis!
+
+--Vous aviez peut-être oublié le vassal qui gémissait à la grille?
+
+--Erreur, monsieur; ne confondez pas la noblesse ancienne avec la
+noblesse de mon temps. L’une était fière, haute, malfaisante, sans
+pitié, quoique brave; l’autre profita, je le sais, des abus, mais elle
+n’en créa aucun: elle fut moins fanatique que le clergé, dont elle
+neutralisa souvent l’influence; moins tyrannique que la cour, dont elle
+devança de trop loin le progrès vers les idées philosophiques. N’allez
+pas chercher des preuves contre elle dans l’arsenal de 92; mais
+demandez aux habitans de la campagne qui a restauré le clocher où sonne
+la prière; qui a ouvert des chemins dans des sables, dans des montagnes,
+comblé des marais fétides, pavé les routes, amené de bien loin les eaux
+pour désaltérer les bourgs et féconder la terre, tracé des villages,
+rallié les populations errantes des champs, agité les ailes de moulins,
+prêté même les premiers fonds à vos gros fermiers d’aujourd’hui; et tous
+vous répondront: c’est la noblesse! c’est la noblesse!
+
+Avant la révolution, avant son fatal nivellement, elle avait déjà
+déchiré beaucoup de titres abusifs. Elle était brave, monsieur; si elle
+salua les Anglais à Fontenoy, elle releva sa tête, et sut mourir et
+vaincre. Cette galanterie était au moins française. Et quand l’heure de
+la révolution sonna, elle sut défendre la liberté comme vous l’entendez
+aujourd’hui, et non comme l’entendaient les hommes de sang d’alors. Vous
+savez que, pour son roi et son pays, elle alla à la Grève comme à
+Fontenoy, et que sur l'échafaud, elle salua encore une dernière fois ses
+ennemis; mais ce n'étaient pas des Anglais. Sa tête ne se releva point.
+N’est-ce pas, Pierre?
+
+--Oui, monsieur le marquis!
+
+Et Pierre roulait de grosses larmes: ces deux débris s’entendaient et se
+répondaient régulièrement comme l’aiguille et le timbre d’une horloge.
+L’un indiquait la marche du temps, l’autre la ratifiait par un
+bourdonnement creux.
+
+Depuis que la conversation s'était élevée à ce degré de chaleur, Pierre
+était mal à l’aise; il semblait souffrir de l’exaltation progressive du
+marquis; sa préoccupation décelait la crainte d’un danger prévu et
+contre lequel il ne voyait d’autre remède que la conspiration de nos
+deux volontés. Il provoquait la mienne par des défenses furtives, des
+prières silencieuses, des regards supplians, des perquisitions sombres
+autour des murs décharnés de l’appartement; mais cette pantomime de
+peur, de sollicitation et de réserve n'éclaira pas ma perspicacité en
+défaut. Le vieux domestique était désespéré.
+
+Ses craintes n'étaient que trop justifiées.
+
+--Venez, s'écria le marquis, venez! il est temps de vous montrer le
+château.
+
+--Ne le souffrez pas, monsieur, me dit à voix basse le fidèle serviteur;
+quand il fait ce qu’il vous propose, il est malade pour quinze jours,
+et, pauvres gens que nous sommes, nous n’avons pas de quoi payer le
+médecin.
+
+--Venez! Et le marquis s'élança vers un angle de la salle, où mes yeux
+ne s'étaient pas portés: j’y aperçus alors, suspendues à des cercles de
+fer, une centaine de clefs, grandes, petites, bizarres, lourdes,
+légères, découpées, en cuivre, en bronze, dorées, une entre autres en
+argent.
+
+--C’est tout ce qu’ils nous ont laissé, me dit Pierre; quand monsieur le
+marquis les voit, ou se les rappelle, il se croit encore possesseur du
+château; ces malheureuses clefs lui causent une espèce de folie dont
+vous allez sans doute être le témoin. Dieu ait pitié de nous!
+
+Le marquis prit les clefs; il ouvrit la porte, et me pria de le suivre;
+ce que nous fîmes, Pierre et moi.
+
+Arrivés à l’endroit où fut le château, triste parallélogramme, couvert
+d’un maigre gazon sur la cime duquel se jouaient en ce moment quelques
+rayons mourans du soleil, Pierre croisa ses bras avec douleur; le
+marquis prit la plus grosse des clefs, et fit un geste de fatigue comme
+s’il ouvrait péniblement une porte.
+
+--Entrez! nous dit-il ensuite; voilà le vestibule; il est en marbre de
+Carrare. A droite c’est la salle d’introduction. Attendez.
+
+Il répéta un geste illusoire comme le premier, et la porte de la galerie
+fut censée ouverte.
+
+--Entrez!
+
+Ce lustre à girandoles vaut 10,000 francs; ce sofa est en velours
+d’Utrecht; Puget a sculpté ces bas-reliefs; ils sont transportés de la
+Villa-Albani; lisez Winckelmann.
+
+Ce tableau est de Rubens; c’est au couronnement du roi qu’il fut donné
+au château.
+
+Cet autre salon (il l’ouvrit encore) est celui d'été. Des siéges en
+joncs de Madagascar; des volières chères au goût de madame. Cette
+épinette m’a coûté cent louis. Admirez ce plafond; c’est l’apothéose
+d’Hercule par un élève de Boucher; la cuisse d’Hercule est un
+chef-d'œuvre: le reste est un peu incorrect; mais n’importe, l’ouvrage
+est admirable.
+
+Et quelle vue! Voyez le soleil se coucher: il marque les heures en
+lignes d’or sur le parquet; Lalande a dessiné ce gnomon. Quel homme que
+Lalande! les astres ont beaucoup perdu à sa mort.
+
+Passons à gauche; et il fit le simulacre d’ouvrir trois
+portes.--N’admirez-vous pas cette belle disposition? Pierre,
+annoncez-nous?
+
+--Oui, monsieur le marquis.
+
+Pour complaire à son maître, Pierre se découvrit, et d’une voix émue,
+avec la pénible complaisance d’un ami qui exécute la capricieuse volonté
+de son ami mourant, il nous annonça. Hélas! cette voix triste et flétrie
+tomba sans écho dans l’espace.
+
+--C’est bien! cria le marquis, comme ébloui du faste qui le frappait.
+Asseyons-nous sur cette ottomane, et que je vous dise.
+
+Il s’assit sur les cailloux: c'était pitié.
+
+Il serra familièrement ma main, jeta son bras autour de mes épaules; et
+les jambes nonchalamment croisées, avec cette fatuité de jeune homme qui
+laisse déjà lire sur son visage la bonne fortune qu’il va révéler, il me
+dit tout bas:--C’est aujourd’hui réception au château. Ce beau jeune
+homme en frac vert (je suivis l’indication de son doigt), c’est un
+fermier général qui se meurt d’amour pour Sophie Arnould; il est
+pourtant marié avec une des plus belles demoiselles de l’ancienne
+noblesse. Savez-vous son aventure? Ennuyée de ses persécutions, la
+Sophie a profité d’une absence en Belgique de cet amant pour envoyer à
+sa femme deux enfans et une toilette en porcelaine du Japon qu’elle a de
+lui. Et Sophie est là. Je voudrais qu’elle vous chantât la _complainte
+sur le maréchal de Soubise_; elle est un peu libre, mais c’est pétillant
+d’esprit. On l’attribue à Boufflers, à ce charmant vaurien.
+Connaissez-vous Colardeau le poète?
+
+Regardez bien celui-ci, cette figure énorme sur un corps mal équilibré,
+qui sourit et qui est laid. Singulier homme, si c’est un homme. Il y a
+de l’enfer dans sa figure, dans son avenir. Il a trouvé le moyen de
+séduire par tout ce qui repousse; les femmes en raffolent: il est
+capable de tout, même de dignité, de bravoure et d’honneur. On cite ses
+débauches, on l’accuse de lâcheté, quelques-uns d’escroquerie. C’est un
+résumé de son temps, peuple et noble à la fois; noble par ses désordres,
+son inconduite et ses bonnes manières; peuple par sa fougue brutale, sa
+laboriosité, quand il n’a ni femmes perdues ni orgies sous la main. On
+lui élèvera des statues; il serait parfaitement aux galères; c’est le
+premier, c’est le dernier de tous. Il doit couver bien de la haine dans
+cette ame vingt ans et plus froissée dans les cachots. Il doit se
+trouver bien de l'éloquence dans cette bouche qui fut muette si
+long-temps. C’est Mirabeau! C’est l’avenir et la perte de la patrie,
+celui qui doit clore le nobiliaire de France, qui doit mourir à la peine
+pour nous tuer. Qu’est-il par lui seul, et qu’a-t-il d’extraordinaire?
+Rien. Tissu de médiocrités, si bien su par cœur qu’il y a de l’insolence
+à lui de parler d’ame; phraseur sans nerfs, dialecticien sans portée,
+orateur dont le masque a du grotesque, il est né pour cumuler ces mille
+défauts et s’en faire un piédestal. Cet ensemble fait sa force. Je le
+hais, je le crains. Un peu plus tôt il eût pourri dans la Bastille; un
+peu plus tard, il eût été le valet du valet de mon médecin, de Marat.
+
+Maintenant montons à l'étage supérieur. Pierre, suivez-nous.
+
+Alors, avec la même ardeur de jeunesse qu’il avait mise à parcourir la
+galerie disparue, il simula vivement l’ascension des marches, levant
+tantôt un pied, tantôt l’autre, tournant à chaque embranchement, et
+regardant avec orgueil la magnificence orientale des plafonds.--Hélas!
+nous n’avions au-dessus de nous que le dôme du ciel, et, pour tout
+palais sur le sol patrimonial, le rejeton octogénaire d’une vieille race
+n’avait plus qu’une baraque ouverte à tous les vents, perdue dans les
+touffes de genêts et de bruyère.
+
+A part celui de Versailles, bien entendu, dites-moi, monsieur, si jamais
+vous avez vu un plus somptueux escalier?
+
+Voici la bibliothèque: trente mille volumes. Là c’est ma galerie de
+tableaux. Voyons d’abord la bibliothèque. Êtes-vous curieux de connaître
+le premier exemplaire de l’Encyclopédie? admirez! c’est le premier,
+monsieur. Diderot l’a possédé, et je l’ai acquis de ses héritiers. Les
+fautes sont notées en marge. Ce livre nous a beaucoup fait de mal; mais
+j’y tiens. Ici les histoires, là les romans, tous les romans de
+Crébillon. Hélas! monsieur, cette charmante littérature est perdue: on y
+reviendra.
+
+Plus loin, ce sont les philosophes; c’est Raynal, qui a écrit une partie
+de l’histoire de ses _Deux Indes_. Là-bas, dans ce pavillon de verdure,
+c’est d’Alembert, c’est M. de Buffon, c’est Voltaire, dont l'Émilie du
+Châtelet avait une épaule plus haute que l’autre, et qu’il traite de
+génie, je ne sais pourquoi. Vous savez sa fameuse épître! Celui-ci,
+c’est l'_ami des hommes_: c'était le mien. Il tua un de mes vassaux, que
+je lui avais prêté, d’un coup de bâton dans la poitrine, parce que ce
+malheureux avait oublié de rentrer les orangers dans la serre, une nuit
+douteuse de printemps.
+
+Cette porte communique à ma galerie de tableaux. Pierre, la clef!
+
+Ici, monsieur, vous n’aurez pas la douleur de voir étalés les produits
+de cent écoles insignifiantes; je n’ai admis que les Vanloo et les
+Boucher. Ce beau portrait de Diane, suivie de trois levrettes; cette
+triple déesse, comme l’appelle le grand lyrique Rousseau, et que vous
+voyez couronnée d'étoiles, en robe à la Médicis, en mules de satin, un
+arc d’une main, un éventail de l’autre, c’est, pardonnez ma douleur,
+feue madame la marquise. Ce Troyen, c’est moi. On m’a représenté en
+Troyen parce que j’ai rempli de hautes fonctions jadis auprès de la
+sénéchaussée de Troyes en Champagne. Ce fleuve, c’est mon beau-frère;
+cette Aréthuse, ma cousine, ancienne abbesse de Chelles. Voilà mes
+enfans, ils sont représentés en amours.
+
+Obligé de répondre quelques mots à cette exacte, burlesque et pénible
+hallucination, je dis à monsieur le marquis qu’ils avaient dû bien
+grandir depuis, ces amours.
+
+--Le couteau de la république les en a empêchés, monsieur.
+
+Pierre osa engager son maître à borner là notre visite au château; il se
+faisait tard, je pouvais être fatigué.
+
+--Tu as raison, répondit le marquis en lui frappant sur l'épaule, tu as
+raison; mais encore une, mais encore celle-ci, et ce sera la dernière.
+Et il s’empara de la clef d’argent.
+
+A peine eut-il tourné la clef dans la serrure imaginaire, à peine
+eut-il, dans son illusion, posé le pied sur le seuil de l’appartement,
+que lui et le vieux serviteur se découvrirent. Je me laissai aller au
+même sentiment de vénération.
+
+--Voilà mon oratoire, s'écria-t-il en faisant un signe de croix et en
+tombant à deux genoux; voilà, monsieur, où je viens expier les erreurs
+de mon temps, ma fatale condescendance aux idées philosophiques. Hélas!
+cette corruption dorée, ces enivremens stupides, cet athéisme brodé, ce
+néant en fermentation, cette société arrivée à son dernier soupir de
+débauche et d’impiété, elle nous a perdus. Vous ne savez pas avec quel
+funeste engouement nous adoptâmes des innovations qui devaient nous
+anéantir. L'égalité des conditions était prêchée par nos jeunes marquis
+avec la ferveur des apôtres. La raison qui succédait à d’aussi
+déplorables frivolités ne pouvait être qu’une étrange chose dans ses
+résultats. Le retour d’une vieille folie à la raison, c’est la mort. Eh
+bien! nous l’eûmes cette égalité; nous avions donné l’exemple, on
+l’imita. Nobles, parlemens, clergé, tour à tour animés les uns contre
+les autres, tour à tour avec la menace de l’appui populaire, nous avons
+détruit le prestige royal, arraché les digues qui nous isolaient dans le
+sanctuaire de la puissance; nous avions dit à ces hommes, hier vassaux:
+Imitez-nous, cultivez la philosophie. Ils devinrent athées; nous
+prêchâmes la tolérance religieuse, ils abattirent les églises; nous
+proclamâmes la simplicité des mœurs, ils déchirèrent nos habits de soie,
+soufflèrent sur nos lustres, pesèrent sur nos fauteuils, éteignirent nos
+fêtes; nous déclarâmes l'égalité des hommes, et ils nous coupèrent la
+tête.
+
+--Le vassal de la grille était donc entré, monsieur le marquis?
+
+--Qu’est devenue la noblesse française? Où sont ces vaillantes épées qui
+n’avaient pour fourreaux que la poitrine des Anglais et des Espagnols?
+Où sont passées ces grandes traditions de gloire et de renommée? Où est
+la monarchie?
+
+Enfin, ils me prirent ma femme, monsieur; un jour ils vinrent au
+château; c'était en 92! ils entrèrent et trouvèrent madame la marquise,
+qui attendait mon retour de la chasse. Belle et vertueuse, ils la
+frappèrent au visage, crachèrent sur son fard, la lièrent avec des
+cordes! et ils lui dirent: Marche! C'était huit lieues à faire d’ici à
+la capitale, et au mois d’août; elle que nos allées de sable et de
+mousse fatiguaient, comme elle dut souffrir! Ah! le peuple est bien
+méchant, monsieur! Que lui avait-elle fait au peuple? Elle voulut se
+reposer, on lui dit: Marche! Elle eut soif, on lui dit: Marche! Et puis
+on l’accusa d'être aristocrate; elle ne comprenait pas; ses cordes la
+faisaient tant souffrir! Enfin, on la jugea. Elle demanda un prêtre; un
+prêtre de la Raison lui dit: Marche! Et puis on la délia....... Le soir
+la chaux républicaine avait calciné ses membres.
+
+Et les deux vieillards versaient d’abondantes larmes sur leurs dentelles
+flétries, sur leurs dorures surannées, sur leurs longues mains sèches et
+tremblantes. Le marquis chancelait sur ses pauvres jambes; car il
+s'était levé pour se frapper la poitrine, pour dire en face d’un Christ
+qu’il croyait voir:--Mon Dieu! qui êtes mort pour les crimes de tous,
+pardonnez! Pardonnez à ceux dont les folies ont perdu cette France,
+cette France dont vous aviez détourné la vue. Nos premiers-nés ont péri
+de misère dans l’exil; nos femmes si belles ont heurté leurs fronts
+souillés de boue aux angles du tombereau; les générations ont été
+moissonnées; nous avons été punis dans notre chair, dans ce qui faisait
+notre orgueil; il ne reste plus de la génération coupable que deux ou
+trois vieillards qui n’ont pu mourir; ils ont reconnu votre
+délaissement; ils s’accusent de votre dédain, pour tant d’oubli de leur
+devoir.
+
+Puis le marquis pria plus bas, et il élevait la voix en frappant sa
+poitrine.
+
+--_Meâ culpâ_, disait-il.
+
+--_Meâ culpâ_, répétait machinalement Pierre.
+
+Cependant le vent de la nuit fraîchissait, et le soleil, sanglant comme
+une blessure, enluminait de pourpre et de feu ce drame qui se jouait
+sous le ciel, au milieu de la solitude et du calme.
+
+Enfin, l'émotion étouffa le marquis; il tomba de toute sa longueur sur
+les cailloux. Dans sa chute, il s’ouvrit la lèvre.
+
+Nous nous hâtâmes de le transporter dans son lit.
+
+--Voilà ce qui arrive, me dit Pierre, chaque fois que monsieur le
+marquis répète cette malheureuse scène. Il est inconsolable de la perte
+de son château, qui a été vendu 40,000 francs à la bande noire, sans
+qu’il lui en soit revenu un sou.
+
+Les avocats et les gens d’affaires ont tout mangé. Ils ne nous ont
+laissé que les clefs du château.
+
+Et voyez ce que je puis faire avec mon travail! Si monsieur le marquis
+allait tomber malade; c’est demain la Pentecôte, et il n’a pas de
+souliers pour se rendre à l’office. C’est la quatrième fois que je les
+lui raccommode.
+
+--Pierre! vous êtes un digne serviteur: vous serez béni.
+
+Je compris enfin la douleur de Pierre, et nous nous quittâmes en nous
+serrant la main, confus l’un et l’autre, lui de n’avoir pu empêcher le
+spectacle dont il n’aurait pas voulu que j’eusse été témoin, et moi de
+l’avoir provoqué.
+
+Fidèle aux anciens usages, Pierre tint la bride du cheval jusqu'à ma
+sortie du château, et pesa sur l'étrier.
+
+Des étoiles luisaient à l’orient; je traversai au galop la grande
+avenue.
+
+En fuyant j’entendis des cris qui partaient de la fabrique: mille
+ouvriers, tous les habitans, exprimaient par des danses, des chansons,
+des exclamations de bonheur, la joie qu’ils éprouvaient à voir enfin
+bondir l’eau au-dessus du puits; cette eau si désirée, si
+bienfaisante, cette eau qui allait enrichir la moitié d’un
+département!
+
+Je partageai sans doute cette joie de l’industrie; mais, en me perdant
+dans la brume, plusieurs fois je détournai la tête, j’allongeai mon
+regard pour voir blanchir, à travers les peupliers, la chaumière du
+pauvre gentilhomme, du vertueux Pierre, le modèle des serviteurs.
+
+
+
+
+VOISENON.
+
+
+On ne compte pas deux heures de marche entre le marquisat de Brunoy et
+le Jard de Voisenon, entre la demeure de ce fou illustre auquel nos
+recherches ont fait une seconde immortalité, et le petit château du
+célèbre abbé qui fut l’ami de Voltaire, celui de madame Favart et du duc
+de La Vallière; entre la cave de ce fils d’une haute famille de
+financiers qui mourut à trente ans, après avoir déshonoré tout ce que la
+richesse donne de puissance, la noblesse de considération, et le
+monastère du représentant le plus orgueilleusement né des abbés de cour
+au dix-huitième siècle. Brunoy et Voisenon ont, comme on le voit, plus
+d’un lien de parenté morale qu’il ne faut aucun effort paradoxal pour
+saisir. Le marquis et l’abbé sont du même temps, et tous les deux
+l’expriment parfaitement sous deux faces caractéristiques: et, remarque
+vraie autant que surprenante, l’espace où s'élèvent les deux demeures à
+jamais historiques revendique, au nom de la même curiosité, des
+centaines d’autres demeures toutes également marquées au coin du
+cynique, du frivole, du dévorant dix-huitième siècle. La province de
+Brie, que le cadastre a découpée en départemens, en arrondissemens, en
+cantons, regorge de châteaux habités, sous le règne de Louis XV, par ces
+marquis pailletés, ces abbés paresseux, ces financiers obèses, dont les
+mémoires secrets de Grimm, de Bachaumont, les correspondances du marquis
+de Lauraguais, ont fait leur railleuse pâture. Cette laiteuse et
+fromagère Brie, cette Io inépuisable, le dirait-on? fut une caverne de
+plaisirs dans toute l’impure acception du mot, à l'époque du régent et
+de son déplorable successeur; tout château que la bande noire n’a pas
+démoli est un demi-volume de mémoires, un boudoir dédoré, un pavillon
+d’ivresse. Là, c’est l’endroit où fut le château de Samuel Bernard,
+prodigue d’un âge antérieur, mais digne du suivant; là, c’est le
+pavillon Bourei, autre financier, autre Jupiter de toutes les Danaë du
+Théâtre-Italien; là, c’est Vaux, ce château presque biblique, où la
+flamme vengeresse de Dieu a passé, et où elle n’a laissé qu’un chien
+pour tout gardien et maître; là, c’est le château de Law, ce voleur
+trigonométrique; enfin, partout, où le pied se pose, il en sort un
+gémissement du dix-huitième siècle, que nous ne circonscrivons pas à des
+limites chronologiques comme les entendent les astronomes, mais que nous
+rattachons au déclin du règne de Louis XIV, pour l'étendre au moins
+jusqu'à Barras, dont l’impudique château déploie encore aujourd’hui ses
+fondations réhabilitées par l’honneur et la gloire sur le sol où Vaux,
+Brunoy et Voisenon brillèrent si fatalement.
+
+Le petit château abbatial du Jard existe encore; mais ce n’est pas celui
+où tout prouve que l’abbé résidait quand il venait se reposer dans sa
+seigneurie après quelque pèlerinage un peu agité chez ses amis de Paris
+et de Montrouge. Celui-là, qui porte le nom de château de Voisenon, a
+été également conservé en devenant une maison bourgeoise d’une
+magnifique apparence. D’empiètemens en empiètemens, la commune a rongé
+les anciennes limites des deux propriétés, et il serait difficile
+aujourd’hui d’en tracer la figure générale sans s’exposer à de graves
+erreurs de formes et de proportions. Elle n’a pas cependant assez
+dévasté, ou plutôt assez envahi, pour qu’il ne soit possible, à l’aide
+des fragmens de constructions restées, de s’assurer de l’espace que
+couvraient le château du Jard et ses dépendances religieuses. Ainsi, par
+les fractions du petit fossé tracé le long du mur où s’ouvre la
+principale entrée, on suppose aisément qu’il était fort étroit, et
+cernait par conséquent une maison seigneuriale moins luxueuse ou hostile
+que grave et sérieuse. A plus d’un titre, les fossés des châteaux sont
+aux châteaux mêmes ce que les cordons sont aux médailles. On n’oserait
+pas affirmer d’abord que la grille fut autrefois où elle est maintenant;
+à la première vue, il semblerait qu’elle s’ouvrait à l’extrémité d’un
+axe qui n’est pas celui d’aujourd’hui; car elle fait face au couvent et
+non absolument au petit château du Jard, laissé, au contraire, dans un
+coin de la grande cour, et comme posé à terre et au hasard. Cette
+opinion serait fautive. Le couvent, qui était, à n’en pas douter, le
+corps principal des bâtimens, avait quatre côtés. D’abord, celui qui
+reste en totalité, et auquel la grille s’oppose, était la façade; quant
+aux trois autres, il est de rigueur de les mentionner ainsi: celui de
+droite, en regardant la grille, a été démoli, dans je ne sais quel but,
+par le propriétaire actuel; celui de gauche n’existe qu’au tiers final
+de sa longueur, et ce tiers est une chapelle que la révolution a
+transformée, au moyen d’un mur de clôture, en deux écuries; et le
+quatrième et dernier côté, celui qui est parallèle au mur de la grille,
+comprend le château qu’habitait l’abbé de Voisenon, et les corps de
+logis ordinairement désignés dans la distribution des châteaux sous le
+nom collectif de communs. Un des deux pavillons des communs détruits
+s'élève encore à la droite de la grille.
+
+Il est très-facile de ne pas confondre le château du Jard et le château
+de Voisenon, qu’un simple mur de terre a séparés à l'époque des
+perturbations violentes subies par les propriétés. Le château de
+Voisenon était celui que tenait de ses aïeux l’abbé de ce nom, et le
+château du Jard celui dont la possession lui fut acquise en devenant
+abbé de l’abbaye du Jard. L’un était un héritage, l’autre un usufruit.
+Il pouvait vendre le premier; il n’avait pas le droit d’aliéner l’autre,
+qui appartenait au clergé. Chaque abbaye un peu considérable, personne
+ne l’ignore, avait son château, où était le seigneur abbé titulaire.
+
+Le petit château du Jard existe donc; mais il n’est pas habité, le
+propriétaire du domaine ayant préféré s’arranger un logement dans le
+couvent. J’ignore quelles sont les raisons de convenance ou d'économie
+qui ont dicté ce choix.
+
+Ne demandez pas au petit castel abbatial, briqueté à la façon riante de
+la place Royale, tigré autour des croisées de ses trois étages par le
+moellon rougeâtre si cher aux temps d’Henri IV et de Louis XIII, ne
+demandez pas un vestibule spacieux, orné de colonnes, comme celui de
+Vaux. Il n’y a qu’un pas du seuil de la porte à la première marche de
+l’escalier intérieur, et cet escalier n’est ni froissé et contourné en
+coquille, à la manière du quinzième siècle, ni enrichi de revêtemens de
+marbre. C’est un escalier très-lourd, fait de larges et courtes marches,
+au bord desquelles s'élève une rampe grossière, en bois peint en gris. A
+chaque étage, le palier se déploie en deux ailes, dont il n’est pas
+difficile d’inventorier les distributions; car on ne connaissait guère
+autrefois l’art de subdiviser un appartement en une foule de pièces
+inconnues les unes aux autres, et réunies par des couloirs circulaires.
+On ignorait ces détours ingénieux qui isolent, comme dans un autre pays,
+la vie privée, aujourd’hui si amoureuse du recueillement et du silence.
+Trois ou quatre pièces, donnant l’une dans l’autre, composent le travail
+architectural de chaque étage. Au plafond, des poutres de châtaigniers
+en saillie; et pour croisées, de hautes meurtrières garnies de petits
+carreaux soudés avec du plomb. Des cheminées fuyant sous des manteaux de
+toute hauteur achèvent d’imprimer aux appartemens des anciens châteaux,
+et particulièrement à celui du Jard, cette couleur de naïveté qui en
+fait le charme un peu triste. Trait caractéristique d’un âge encore
+grossier, des solives énormes, perpendiculairement posées, prêtent leur
+appui aux plafonds, trop longs ou trop pesans pour se soutenir
+d’eux-mêmes. L’opulence seigneuriale les dorait avec goût d’emblèmes
+mythologiques; mais depuis que le temps et les mutilations ont enlevé
+cette parure, chaque pièce, ainsi hérissée de bâtons nus, ressemble à
+nos entreponts de vaisseaux.
+
+Le mobilier ayant complètement disparu du petit château du Jard, on ne
+peut parler que des localités telles quelles. Le premier étage est le
+modèle du second, et le troisième n’est, ainsi que dans tous les
+châteaux de la même époque, qu’une suite de petites pièces destinées à
+loger la nombreuse domesticité de la seigneurie. On se figure sans peine
+l’ennui qu’aurait eu à vivre toute l’année dans cet amas de chambres
+froides et sans agrément le voluptueux abbé de Voisenon. Aussi
+habita-t-il peu le château du Jard dans sa jeunesse: il n’y séjourna
+avec assiduité que lorsque l'âge lui eut fait une nécessité de vivre
+loin des échauffans petits soupers de Paris et de respirer l’air gras de
+la Brie.
+
+Il n'était pas le moins du monde l’homme des jouissances rurales,
+quoique sa seigneurie fût une des plus riches de France par les dîmes
+nombreuses qu’elle touchait: on lui en apportait de plus de vingt lieues
+à la ronde. Bestiaux, volailles, laitages, légumes, fruits, bois,
+poissons, gibiers, abondaient chez lui sans qu’il détachât un liard de
+ses revenus. Outre les dîmes, il pouvait imposer la corvée quand il
+avait besoin de remuer ses champs, couper son bois, faire ses vendanges
+et ses moissons. Heureuse opulence qu’il avait trouvée toute faite en
+naissant: roi dans son château, tout ce qu’il apercevait de sa croisée
+était à lui. Ces grasses fermes, qui sont aujourd’hui telles qu’elles
+étaient alors, se liaient à son domaine, et versaient leurs trésors dans
+ses caves et ses greniers. Ces incommensurables tapis de blé et d’orge
+étaient à lui comme ces moulins aux larges ailes, ces bois d’ormes, ces
+ruisseaux et tout ce qu’enferme l’horizon.
+
+Ainsi est racontée l’origine du château du Jard. Un jour d'été que Louis
+le Jeune, marié depuis peu en troisièmes noces avec la belle Alix de
+Champagne, se promenait à travers champs dans les environs de Melun, il
+fut émerveillé, ainsi que la reine, de la richesse du paysage. Leur
+désir fut aussitôt d’avoir une habitation dans un endroit si beau, si
+fleuri, si tranquille et si rapproché de Melun, où était l’abbaye du
+Mont-Saint-Pierre, résidence aimée du roi. Les maçons accoururent, et la
+maison royale du Jard fut entièrement construite quelques années après.
+Ce vœu étant réalisé, les royaux époux en formèrent bientôt un autre,
+parfois plus difficile à être exaucé, celui d’avoir un enfant; car le
+roi se faisait vieux, et il ne voulait pas mourir sans un héritier de
+son sang. Courbé sous le poids de cette pensée ambitieuse, il s’achemina
+à pas de pèlerin vers le saint monastère de Cîteaux, célèbre à tous les
+titres, mais peu renommé jusque alors dans l’art aventureux de procurer
+à volonté des héritiers aux vieux rois de France. D’abord, les religieux
+se récusèrent, renvoyant à Dieu la faculté de faire naître des héritiers
+tardifs. Cependant le roi pria, pleura tant, que les moines crurent de
+leur devoir de promettre un fils à Louis le Jeune, qui se réjouit dans
+le fond de son ame, remercia comme un roi généreux remercie des moines,
+et rentra plein d’espérances nouvelles dans son château du Jard. La même
+année (1165), la belle Alix lui donna un fils qui fut Philippe, du
+surnom de Dieudonné, le même à qui de hauts faits d’armes valurent plus
+tard le titre non moins légitime d’Auguste. Ainsi Philippe-Auguste est
+né au Jard.
+
+Quand le roi fut mort, Alix ralentit ses visites au château; et, en
+1199, elle résolut enfin de ne jamais plus revoir un séjour où elle
+n’avait qu'à répandre des pleurs au souvenir de son mari. En recevant
+ses adieux, les moines lui exposèrent humblement qu’ils seraient bientôt
+obligés de l’imiter, si la Providence ne leur assurait un logement plus
+convenable que celui qu’ils occupaient. Touchée de leurs
+représentations, Alix leur offrit son château du Jard, que, cinq ans
+après seulement (1204), Innocent III érigeait en abbaye. Le palais se
+transforma en cloître, et sans coûter de fortes dépenses aux moines, si
+l’on songe à l’uniformité des constructions au treizième siècle. A
+l’abbaye ils ajoutèrent une église, qui fut terminée en 1287, et
+détruite en 93. Il ne reste de cet édifice, classé comme un souvenir
+somptueux dans la mémoire des plus vieux habitans de Voisenon, qu’une
+statue de saint Jean, oubliée au milieu du potager du propriétaire
+actuel. Grotesque relique! Les oiseaux n’en ont même plus peur, tant
+elle ressemble peu à une statue, et surtout à un saint.
+
+Trois siècles de libéralités royales et de dons émanés de la générosité
+pieuse des vicomtes de Melun élevèrent très-haut le trésor de l’abbaye
+et de l'église du Jard[B].
+
+C’est à l’archevêque de Sens que les abbés du Jard juraient
+solennellement obéissance dans l’abbaye de Saint-Pierre de Melun.
+Quelques-uns méritent d'être cités, entre autres Pierre de Corbeil,
+archevêque de Sens, et Philibert Rabou, l’un des ancêtres de Gabrielle
+d’Estrées par les femmes. Le prédécesseur de l’abbé de Voisenon fut
+Chaumont de la Galaisière; et lui Claude-Henri Fusée de Voisenon, qui
+fut le dernier des abbés du Jard, fut nommé en avril 1742. Il est à
+remarquer ici que le Jard, ce lieu autrefois consacré par une abbaye
+royale et deux églises, n’a pas même aujourd’hui un curé pour dire la
+messe. Voisenon n’est desservi par personne.
+
+Nous avons dit que l’abbaye du Jard, où l’abbé de Voisenon était censé
+remplir les fonctions de chef de la communauté, n’avait pas été
+entièrement sacrifiée aux nécessités d’une nouvelle destination. Une
+aile reste encore: c’est une longue construction d’un seul étage,
+éclairée par quatorze croisées, nombre égal à celui des croisées des
+salles basses. Tout cela n’est plus qu’un tombeau, et ce qu’il y a de
+plus triste au monde, un tombeau vide. Les pyramides d'Égypte ne sont
+pas plus éloignées de nous, comme antiquité, qu’un monastère sans le
+bruit perpétuel des cloches sur les toits, sans la chapelle dont les
+vitraux rougissent, flambent et bleuissent au soleil, couleuvres,
+flammes, roses et ruisseaux de pourpre; sans vassaux apportant dans la
+cour, et de bien loin, les fruits, les gerbes, les poissons dans la
+nasse et les outres de vin. Il y a, dans le couvent du Jard, beaucoup
+d'écho, beaucoup d’humidité, beaucoup de silence et quelque chose de
+plus douloureux encore, une salle à manger au plain-pied, celle du
+propriétaire, sans doute.
+
+Claude-Henri de Fusée de Voisenon était abbé du Jard et ministre
+plénipotentiaire du prince évêque de Spire. Son titre nobiliaire
+domanial lui venait de la terre de Voisenon, où il naquit le 8 juin
+1708. On a trop insisté peut-être sur la débilité de la constitution
+qu’il apporta en naissant, et qu’il tenait, dit-on, de sa mère, femme
+excessivement délicate. Depuis Fontenelle et Voltaire, l’un mort presque
+à cent ans, l’autre à quatre-vingts ans passés, tous deux cependant
+venus au monde avec des chances fort douteuses d’existence, il est
+devenu très-hasardeux de déterminer la longévité par la naissance. On
+ajoute qu’une nourrice malsaine, aggravant la faiblesse héréditaire de
+l’enfant, mit dans son sang les germes de l’asthme dont il eut à
+souffrir toute sa vie, et dont il mourut. Ces faits acceptés, une mère
+maladive, une mauvaise nourrice, un asthme, de continuels crachemens de
+sang, il n’en serait prouvé que plus étroitement qu’on peut vivre encore
+jusqu'à soixante-huit ans, malgré ces graves désavantages. Que d’hommes
+bien constitués se contenteraient d’atteindre à cet âge! Et si l’abbé de
+Voisenon ne dépassa pas les bornes d’une vieillesse déjà fort
+raisonnable, il ne faut pas oublier qu’il se joua continuellement de sa
+santé avec l’imprudence d’un homme vigoureux; mangeant sans mesure,
+présidant tous les petits soupers, sans doute appelés ainsi par
+antiphrase; courant la nuit de salon en salon; ne se couchant qu’au
+matin, en digne élève de l’Hercule de la débauche, de Richelieu, son
+maître et son bourreau. Effrayé de son rachitisme, son père n’osa pas
+confier son éducation aux établissement spéciaux; il le fit élever sous
+ses yeux avec la patience d’un père et la sollicitude d’un médecin. Cinq
+années de soins suffirent au développement de son intelligence vive,
+claire, merveilleusement propre à recevoir et à garder les leçons de
+science et de goût de ses professeurs. A onze ans, il adressa une épître
+à Voltaire, qui lui répondit: «Vous aimez les vers; je vous le prédis,
+vous en ferez de charmans. Soyez mon élève, et venez me voir.» Si
+Voisenon justifia la prédiction, il n’alla guère au-delà du sens
+favorable qu’elle enfermait. Verbeux, incorrects, pauvres de formes,
+pâles et minces comme de l’encre de Chine mal délayée, ses vers ont
+quelquefois de l’esprit, parce que tout le monde en avait au
+dix-huitième siècle; mais à les classer avec indulgence et s’en occuper,
+c’est en avoir beaucoup; ils méritent d'être considérés comme de la
+limonade faite avec des citrons dont Voltaire aurait exprimé tout le
+jus.
+
+A beaucoup d'égards, la prose du dix-huitième siècle n'étant pas un art,
+mais une ressource ménagée aux esprits repoussés de la poésie, elle se
+prêta mieux aux fantaisies paresseuses de l’abbé de Voisenon. Ses
+facéties, ses historiettes, ses nouvelles orientales, réunies plus tard,
+du moins en grande partie, aux œuvres du comte de Caylus et en compagnie
+des contes libertins de Duclos et de Crébillon fils, prouvent encore la
+facilité qu’il avait à ressembler à Voltaire, et à s’en tenir
+immensément éloigné. La plupart trop libres, trop indécentes, pour se
+montrer à côté des quelques morceaux, à grand’peine sérieux, qui forment
+ce qu’on appelle ses œuvres, elles figurent dans l’ouvrage que nous
+venons de citer, sous le titre de _Recueil de ces messieurs, Aventures
+des bals des bois, Étrennes de la Saint-Jean, les Écosseuses, les Œufs
+de Pâques_. On sait par les mémoires du temps qu’une société de gens de
+lettres, formée par mademoiselle Quinaut du Frêne, et composée de
+quatorze personnes choisies par elle, s'était proposé la haute et
+difficile mission de bien souper, d’avoir beaucoup d’esprit et beaucoup
+de gaîté. A la fin du semestre ou de l’année, on imprimait en manière de
+cotisations collectives, l’esprit des convives, et, je suppose, un peu
+aux dépens de leur gaîté. Privés de la joie des lumières, du pétillement
+des yeux, du cliquetis des verres et du bien-être si indulgent du
+dessert, ces libertinages de table ne sont que grossiers à quatre-vingts
+ans de distance. Les lectures et par conséquent les dîners avaient lieu,
+tantôt chez mademoiselle Quinaut, tantôt chez le comte de Caylus.
+
+Le motif qui fit renoncer Voisenon au métier des armes, pour lequel il
+avait d’abord déclaré son penchant, malgré l’avis de son père décidé à
+le vouer aux ordres, mérite d'être rappelé au souvenir de ceux qui
+aiment à s’expliquer l’origine de la conduite des hommes de quelque
+valeur. Une expression inconvenante l’expose à souscrire à la réparation
+que lui demande un officier. Il se bat avec lui et le blesse. La
+désolante idée d’avoir été sur le point de tuer un homme offensé par lui
+trouble, change le cours de ses projets d’avenir: il ne veut plus être
+militaire; il court s’enfermer dans un séminaire, d’où il écrit à son
+père sa ferme résolution d’entrer dans la carrière ecclésiastique. Ce
+fut l'évêque de Boulogne qui l’ordonna prêtre et qui le choisit pour son
+grand-vicaire: fausse vocation par laquelle la France perdit peut-être
+un excellent officier, sans acquérir un bon ministre de la religion. On
+l’a loué avec raison et justice de deux faits extrêmement honorables. Un
+auteur avait écrit, dans un libelle, des injures contre sa personne, et
+parlé avec une profonde moquerie du style épigrammatique de ses sermons.
+D’un signe, l’abbé de Voisenon pouvait le faire enfermer dans une prison
+d'état pour vingt ans. Il court chez les juges, car l’homme était déjà
+arrêté; il obtient sa grâce et sa liberté. Quand celui-ci veut le
+remercier, Voisenon l’interrompt pour lui dire: «Vous ne me devez aucun
+remerciement; c’est à moi à vous en faire de m’avoir averti que les
+vérités de l'Évangile exigent de ceux qui les annoncent un style plus
+simple, un ton plus noble et plus grave; je n’aurais pas dû l’oublier,
+et je vous promets de faire usage de vos conseils.» Il n'écrivit plus de
+mandemens.
+
+Quelques années plus tard, il apprend que les habitans de Boulogne ont
+demandé pour lui au ministre la chaire de l'évêque Henriot, auprès
+duquel il était vicaire. Il court en poste à Versailles, et dit au
+cardinal Fleury: «Et comment veulent-ils que je les conduise, lorsque
+j’ai tant de peine à me conduire moi-même?» Touché du bon sens exquis de
+ses répugnances, le ministre Fleury lui donna l’abbaye royale du Jard,
+gouvernement facile dont le siége était dans son château même de
+Voisenon.
+
+Dès qu’il fut réellement une sommité ecclésiastique, il ne songea plus
+qu’au théâtre. Le nouvel abbé du Jard écrivit, d’après le vœu de
+mademoiselle Quinaut, _la Coquette fixée, le Réveil de Thalie, les
+Mariages assortis, la Jeune Grecque_, comédies de salon que le théâtre
+n’a pas gardées, et que la littérature ne sait où placer aujourd’hui,
+tant elles sont loin d’offrir une seule qualité recommandable. Le seul
+genre où l’abbé de Voisenon se serait peut-être distingué, c’eût été
+l’opéra, s’il eût été secondé par un musicien intelligent. Dans son
+talent baladin, il y avait le mouvement et la verve dégingandée des
+abbés italiens. Pourtant l’abbé de Voisenon a joui pendant sa vie d’une
+grande célébrité. Dans l’impossibilité de la justifier par ses œuvres,
+nous la faisons découler de son caractère aimable, de sa conversation
+épigrammatique, beaucoup de sa position dans le monde. En fallait-il
+davantage autrefois, quand le succès s'établissait non par la publicité
+des journaux, mais au courant de la parole, et sur un mot vite su,
+long-temps répété? On aurait tort de protester contre ce genre
+d’illustration: chaque époque a les siens: on est grand homme à présent
+par les journaux, on l'était autrefois par les salons. En général, on
+écrit mieux maintenant; mais où est l'écrivain de trente ans capable de
+créer et de soutenir un sujet de conversation au milieu de cent
+personnes distinguées? Les laquais de M. de Boufflers étaient
+probablement mieux à leur place dans un salon que ne le seraient les
+plus fiers écrivains de nos jours.
+
+Ceux qui ont attribué les pièces de Favart à l’abbé de Voisenon, ou qui
+lui ont fait une large part de collaboration, n’ont lu avec quelque
+attention ni l’un ni l’autre de ces deux auteurs. Favart était un esprit
+réfléchi, pénétré des nécessités de son art d'écrivain dramatique, et le
+possédant à un degré qui n’a été surpassé que par M. Scribe. Entre
+Favart et l’abbé de Voisenon, il y a la différence qu’il importe de
+reconnaître entre un bon mot et un bon ouvrage. Le bon mot emprunté se
+trouve quelquefois dans le bon ouvrage; mais c’est le volé qui doit se
+glorifier. Du reste, l’abbé de Voisenon ne prétendit jamais aux succès
+de son ami Favart; il repoussa toujours, au contraire, des éloges que la
+jalousie lui envoyait. Une seule fois, et il ne s’agissait pas de
+Favart, il se permit de dire à la représentation du _Cercle_, comédie de
+Poinsinet: «Ah! le fripon, il a écouté aux portes.» Raillerie fine, et
+sentant son véritable gentilhomme.
+
+L’abbé de Voisenon et madame Favart sont deux personnages si habitués à
+se trouver ensemble, dans les mémoires contemporains, que parler de l’un
+sans s’arrêter un instant à l’autre, c’est presque mentir à l’histoire.
+
+
+Le dix-huitième siècle eut une illustration charmante dans cette
+spirituelle et gracieuse madame Favart, amie fidèle de l’abbé de
+Voisenon, qui fut son confident, son guide dans quelques compositions
+littéraires, et mieux que cela, à en croire les mémoires du temps,
+impitoyables mémoires dont le jour est venu de se méfier un peu. S’il
+n’est pas commandé d’avoir une foi aveugle dans la vertu des hommes et
+des femmes immolés dans ces petits papiers impudens, il n’est pas de
+rigueur non plus de ne jamais mettre en doute la véracité des Bachaumont
+ou des Pidansat de Mairobert, des Grimm et autres fines commères de
+l'époque. Quoi qu’il en soit, le mari de madame Favart était le fils
+d’un pâtissier, dont la boutique fort en vogue avoisinait le collége
+d’Harcourt: un homme de lettres fils d’un pâtissier était un phénomène à
+étonner les biographes d’autrefois, tandis que de nos jours, il sera
+bientôt prodigieux d’avoir en littérature une ascendance aristocratique;
+nous nous lasserions, s’il nous fallait citer tous les chapeliers, tous
+les négocians et même les épiciers dont les fils se sont fait un nom,
+soit dans les arts, soit dans les sciences: moins d’un siècle a fait
+tomber le Parnasse, si Parnasse il y a encore, en pleine roture; je ne
+sais qui aurait droit de s’en plaindre.
+
+Après avoir fait d’excellentes études, avantage qu’on a un peu trop
+déprécié depuis, à ce même collége d’Harcourt dont son père était le
+fournisseur d'échaudés, Charles-Simon Favart, sans tourner le dos au
+four honorable de la famille, s’essaya dans les lettres par un genre
+d’ouvrage dramatique excessivement neuf, qui fut plus tard, et presque
+tel qu’il fut créé, l’opéra comique. Son meilleur début fut _la
+Chercheuse d’esprit_, chef-d'œuvre pour le temps, et dont le souvenir ne
+s’est pas affaibli dans la mémoire de la génération qui a suivi. Nous ne
+dédaignerions pas de nous arrêter sur le mérite particulier des
+productions de cet écrivain, le premier en tête des auteurs d’opéras
+comiques, si nous pouvions nous éloigner de l'épisode de sa vie que
+marqua un malheur dont son adorable femme fut l’occasion, et le maréchal
+de Saxe la cause infâme. Ce n’est pas franchir les lignes du sujet que
+de parler de cet événement; car la famille de Favart fut celle de l’abbé
+de Voisenon, qui appelait, avec toute la sensibilité de l’amitié, et
+celle-là, il la possédait, Favart son neveu, et madame Favart sa nièce
+Pardine, petit nom de tendresse tiré d’une interjection familière à
+madame Favart.
+
+En 1727 était née à Avignon, à quelques lieues du berceau de la Laure de
+Pétrarque, d’un père musicien et d’une mère cantatrice, Benoîte-Justine
+de Roncerey, intelligence franche, de son siècle par sa pétulante
+légèreté, et de tous les siècles honnêtes par sa fidélité réfléchie aux
+devoirs de la famille et de l'épouse. A cause de son nom d’origine
+noble, on l’appela du surnom de Chantilly. De main en main, la petite
+Chantilly, fêtée partout, traversa l’Allemagne, alors plus
+qu’aujourd’hui encore passionnée pour la musique, pour les livres, pour
+les opéras français. Quand mademoiselle du Roncerey ou plutôt la petite
+fée du nom de Chantilly, eut tari tous les baisers des souverains du
+Nord, et particulièrement les caresses des ducs de Lorraine, son étoile,
+une étoile étincelante et à facettes, comme son joli génie, la conduisit
+à Paris, et jusqu'à la porte de l’Opéra-Comique. Elle commença à figurer
+sur ce théâtre en qualité de danseuse: c’est aussi comme danseur, je
+crois, que Talma débuta quelque part: on voit qu’il ne faut qu'à demi se
+fier aux étoiles. Peu de temps après ses premiers débuts, Favart, qui
+écrivait pour l’Opéra-Comique, devint passionnément amoureux d’elle; on
+n’a pas d’idée des précautions délicates dont il s’entoure pour adresser
+l’expression de son amour à mademoiselle Chantilly, une simple et
+obscure actrice sous le règne de Louis XV, époque où l’on ne choisissait
+guère ses tournures de phrases en cultivant une tendresse de coulisses:
+comme il soupire à la lueur des quinquets! comme il l’aborde avec
+respect quand le rideau est baissé! comme il va sinueusement à elle, à
+travers les épaules déployées, les bras nus, les fronts altiers de ces
+dames! Ses premières lettres d’amour, que nous avons lues avec autant de
+charmes au moins que celles de Rousseau à son idéale Héloïse, sont des
+modèles de simplicité et de candeur. Favart n’eût pas été plus réservé
+en écrivant à une fille de robe, cloîtrée dans un couvent des Minimes;
+ses intentions sont pures, ses vues, ses espérances sont honnêtes. Dès
+qu’on le voudra, il s’ouvrira à madame de Roncerey, à M. de Roncerey:
+plutôt mourir que de tramer une séduction! Et Crébillon fils avait déjà
+écrit _l'Écumoire_ et _le Sofa_, ces livres que vous connaissez, ou que
+pour votre honneur vous ne connaissez pas. Enfin il épouse mademoiselle
+de Chantilly, qui prend pour ne plus le quitter le nom de madame Favart.
+On ne sait point si les philosophes rirent beaucoup de ce mariage: cela
+dut être; le mariage était un acte trop sérieux pour que les philosophes
+ne s’en amusassent pas à leurs petits soupers. Ce qu’on sait, c’est que
+M. de Roncerey, qui ne crut pas avoir donné son consentement à ce
+mariage, trouva fort mauvais plus tard, lui, homme de race, et par
+occasion musicien ambulant, d’avoir pour gendre le fils d’un pâtissier
+de la rue de la Harpe; seulement il s’aperçut de cette tache de farine
+à son écusson, dans une circonstance où il fut soupçonné d’avoir moins
+songé à la dignité de son nom qu’aux intérêts privés et fort privés du
+maréchal de Saxe.
+
+Il est temps de dire que le héros de Fontenoy, qui n'était en amour ni
+timide comme Turenne, ni continent comme Bayard, n’avait pu voir sans
+envie l’actrice dont Paris raffolait; rien ne pouvait résister à un
+désir de ce grand vainqueur: il prenait des villes, des provinces,
+battait les plus grands généraux étrangers, allait à la cour en bottes;
+il eût été plaisant, ma foi, que la Favart lui eût coûté plus de souci
+qu’une province.
+
+Pour la rareté du fait, le maréchal voulut se persuader qu’on lui
+résisterait. Au lieu de commander l’assaut tout de suite, il traça, sans
+doute pour s’amuser, des circonvallations fort étendues autour de la
+gentille chanteuse de l’Opéra-Comique; car elle jouait et chantait les
+opéras de son mari, de Sedaine et d’autres, et elle ne dansait presque
+plus.
+
+Voici l’historique des préparatifs militaires que fit Maurice de Saxe
+pour s’emparer du cœur de madame Favart.
+
+Depuis le cardinal de Richelieu, les grandes expéditions militaires
+traînaient toujours à leur suite, et traîner est le mot propre, des
+bandes de comédiens chargés d’amuser la maison du roi ou celle de
+Monsieur: déplorables campagnes pour les pauvres comédiens, et que
+Scarron et Le Sage ont omis d'écrire avec leur admirable plume! un
+chapitre qui est encore à faire! Comme ils étaient traités! payés fort
+peu, nourris encore moins, prisonniers souvent, tués quelquefois.
+
+Cependant, sous le maréchal de Saxe, on commençait à avoir pour eux un
+peu plus de considération: on les traitait déjà comme des chevaux.
+Touché, ainsi qu’il a été dit, des grâces et du talent de madame Favart,
+le héros comprit qu’il fallait trancher du magnifique envers le mari
+dont il convoitait la femme. Lisons la première lettre qu’il lui écrivit
+du quartier-général:
+
+ «Sur le rapport que l’on m’a fait de vous, monsieur, je vous ai
+ choisi de préférence pour vous donner le privilége exclusif de ma
+ comédie. Ne croyez pas que je la regarde comme un simple objet
+ d’amusement; elle entre dans mes vues politiques et dans le plan de
+ mes opérations militaires. Je vous instruirai de ce que vous aurez
+ à faire à cet égard lorsqu’il en sera besoin. Je compte sur votre
+ discrétion et sur votre exactitude.
+
+ »M. DE SAXE.»
+
+Qu’on se figure le juste orgueil dont fut pénétré le bon Favart en
+recevant une lettre du maréchal de Saxe, où on le faisait entrer, lui,
+auteur de pièces de la foire, dans des _vues politiques_ et un _plan
+d’opérations militaires_! De plus fortes têtes auraient vacillé. On
+devine sa réponse. Il ne répondit pas, il partit pour l’armée. Il se
+rendit à Bruxelles, plein de la haute mission dont l’illustre maréchal
+allait le charger.
+
+Arrivé au camp, il écrivit à sa mère les lignes suivantes, un peu moins
+pompeuses que ses premières espérances; on y voit ce qu’en parlant à
+Favart le maréchal entendait par vues politiques et opérations
+militaires.
+
+ «J'étais obligé de suivre l’armée et d'établir mon spectacle au
+ quartier-général. Le comte de Saxe, qui connaissait le caractère de
+ notre nation, savait qu’un couplet de chanson, une plaisanterie,
+ faisaient plus d’effet sur l’ame ardente du Français que les plus
+ belles harangues.»
+
+Ils sont connus maintenant, ces plans militaires auxquels Favart était
+appelé à participer: il devait faire des chansons pour les mousquetaires
+rouges, et des plaisanteries pour les mousquetaires noirs. Néanmoins il
+jouissait de tout le crédit dû à sa position, et son influence, il est
+vrai de le dire, n'était pas arrivée au degré où il lui était donné
+d’aspirer avec le concours de sa femme, toujours et plus que jamais
+sollicitée par le maréchal. Quand celui-ci se fut assuré le mari et le
+comédien, il put faire comprendre à Favart, sans se laisser deviner,
+qu’une troupe comique comme la sienne, la première à la suite du premier
+corps d’armée du monde, serait trop fière de posséder la merveille de
+Paris, la charmante madame Favart. Ce n'était là qu’un vœu inspiré par
+un profond mérite; mais un vœu du maréchal n'était pas une parole vaine
+pour son excellent ami Favart. Favart n’eut pas le bon sens de voir un
+ordre dans ce désir, et il écrivit à sa femme en février 1746.
+
+ «Ma chère petite femme, j’arrive de l’armée, où j’ai obtenu de M.
+ le maréchal la direction de sa troupe, conjointement avec M.
+ Parmentier, malgré une foule d’envieux. Il ne me manque que la
+ présence de Justine; dans tous les objets qui ont droit de plaire,
+ je ne verrai jamais que mademoiselle de Chantilly.»
+
+Quelques jours après, Justine de Chantilly, madame Favart, rompait son
+engagement avec l’Opéra-Comique, montait en voiture, et descendait à
+Gand dans les bras de son mari. Jusqu’ici, on le voit, le maréchal avait
+parfaitement réussi: il avait réuni la femme au mari, et il les tenait
+tous deux dans les limites de son camp; et le bon Favart se croyait le
+plus heureux des hommes: directeur de la troupe de M. le maréchal de
+Saxe! poète des vainqueurs! aimé d’une jolie femme de vingt ans! Par
+moment, il écrivait à ses amis de Paris, tant sa joie le troublait: Nous
+avons pris une ville; nous avons fait trois mille prisonniers; nous
+avons perdu cinq cents hommes. M. le marquis disait: Palsambleu! l’amour
+est un fat; et le bonheur, s’il vous plaît?
+
+Ce n’est pas au moment où madame Favart était près de lui que le
+maréchal se serait montré moins généreux envers le mari, son directeur
+si habile. Il ne mit pas de termes à sa munificence. Favart n’en
+revenait pas; il disait à sa mère, dans une lettre:
+
+ «Je suis à Louvain depuis huit jours, où je ne fais rien à présent.
+ Toute l’armée est en mouvement, et marche du côté de Tongres pour
+ s’opposer aux ennemis. Notre maréchal sait trop bien son métier
+ pour laisser le succès douteux. En partant _il m’a envoyé deux
+ très-beaux chevaux pour mettre à mon carrosse_.»
+
+Voilà donc Favart en carrosse, et madame Favart aussi.
+
+Il continue:
+
+ «M. le maréchal me donne tous les jours de nouvelles marques de sa
+ bonté. Il vient encore de m’envoyer un lit de camp de satin rayé,
+ de la couleur de celui qui tapisse ma chambre à Paris: c’est la
+ plus jolie chose du monde.»
+
+On remarquera sans peine, à propos de ce nouveau cadeau du maréchal, que
+la couleur de la chambre de Favart était présumablement la couleur de la
+chambre de sa femme. La distinction ne pouvait être faite par Favart,
+qui, applaudi, fêté, comblé de présens, de chevaux et de tapisseries,
+écrivait encore à sa mère, dans l’excès d’une reconnaissance trop grande
+pour ne pas être expansive:
+
+ «Ma chère mère,
+
+ «Je n’ai pas un quart d’heure pour me livrer au sommeil; cependant
+ je me porte bien, et je ne dois rien appréhender. M. le maréchal
+ m’encourage: il m’a envoyé à Lière vingt-cinq bouteilles de son
+ vin, marchandise fort rare en ce pays, à cause du séjour des
+ troupes.»
+
+Et quand le vin aurait été encore plus rare, et quand il n’y aurait eu
+qu’une seule bouteille de vin dans le pays, Favart pouvait-il manquer de
+l’avoir, lui l’ami du maréchal, lui le mari de madame Favart?
+
+Le maréchal, d’ailleurs, ne se croit pas encore quitte avec Favart, qui
+lui est si utile dans ses plans militaires; ce serait de l’ingratitude.
+Le maréchal n’a été que juste envers lui: il tient à se montrer injuste
+pour les autres. Il est probable que ce fut une injustice indirectement
+commise au profit de Favart, que l’acte dont il se réjouit dans la même
+lettre à sa mère.
+
+ «Je suis maintenant maître absolu de toute la direction; tous mes
+ intérêts sont arrangés; il ne reste plus qu'à calculer pour mon
+ profit. Si chaque mois de l’année me produit autant que le dernier
+ et le commencement de celui-ci, je retournerai à Paris avec
+ cinquante mille francs de bénéfices.»
+
+Enfin, ajoute Favart, et ceci peint combien il avait chaudement servi le
+maréchal, et combien, pour mieux dire, ils étaient liés, et liés à un
+point au-delà duquel il n’y a rien:
+
+ «J’ai encore pour ressource la bourse de M. le maréchal, qui m’a
+ engagé d’y puiser toutes les fois que mes besoins le
+ commanderaient.»
+
+Toutes ces choses ayant eu lieu, politesses, confidences, cadeaux, prêts
+d’argent, voici ce que le maréchal de Saxe écrivait à madame Favart:
+
+ «Mademoiselle de Chantilly, je prends congé de vous. Vous êtes une
+ enchanteresse plus dangereuse que feue madame Armide. Tantôt en
+ Pierrot, tantôt travestie en amour, et puis en simple bergère, vous
+ faites si bien que vous nous enchantez tous. Je me suis vu au
+ moment de succomber aussi, moi dont l’art funeste effraie
+ l’univers. Quel triomphe pour vous, si vous aviez pu me soumettre à
+ vos lois! Je vous rends grâce de n’avoir pas usé de tous vos
+ avantages; vous ne l’entendez pas mal pour une jeune sorcière, avec
+ votre houlette qui n’est autre que la baguette dont fut frappé ce
+ pauvre prince des Français, que Renaud l’on nommait, je pense. Déjà
+ je me suis vu entouré de fleurs et de fleurettes, équipage funeste
+ pour tous les favoris de Mars. J’en frémis; et qu’aurait dit le roi
+ de France et de Navarre, si, au lieu du flambeau de sa vengeance,
+ il m’avait trouvé une guirlande à la main? Malgré le danger auquel
+ vous m’avez exposé, je ne puis que vous savoir gré de mon erreur,
+ elle est charmante; mais ce n’est qu’en fuyant que l’on peut éviter
+ un péril si grand.
+
+ »Pardonnez mademoiselle, à un reste d’ivresse cette prose rimée que
+ vos talens m’inspirent; la liqueur dont je suis abreuvé dure
+ souvent, dit-on, plus long-temps qu’on ne pense.
+
+ »M. de Saxe.»
+
+Tel fut, répétons-nous, le premier résultat des présens faits à Favart:
+carrosse, chevaux, tentes, direction de théâtre, bouteilles de vin et
+argent prêté.
+
+Effrayée avec raison de cette charge de grosse prose, qui fondait sur
+elle, sabre nu, mèche allumée, madame Favart s'échappa du camp du
+maréchal pour se réfugier à Bruxelles, sous la protection de madame la
+duchesse de Chevreuse. Toute négociation pacifique était désormais
+rompue. Maurice de Saxe, en apprenant cette fuite, se mit dans une
+colère épouvantable; il la considéra comme une désertion sous les
+drapeaux: oser ainsi s’enfuir au moment où il croyait tenir la victoire!
+Il parlait d’envoyer un détachement à la poursuite de la chaste évadée.
+Son indignation tomba sur le mari, qui, ne commençant pas encore à voir
+clair dans les galanteries du maréchal, écrivait à sa femme avec sa
+tendresse ordinaire:
+
+ «Mon cher petit bouffe! ta santé m’inquiète beaucoup. Envoie-moi le
+ certificat du chirurgien pour le faire voir à M. le maréchal. On
+ doit écrire à M. de la Grolet pour savoir si tu es en état de
+ partir pour l’armée; on m’a même menacé de te faire venir de force
+ par des grenadiers, et de me punir si j’en imposais sur ta maladie.
+ Nous sommes ici fort mal; je ne suis pas encore logé, et j’ai
+ couché sur la paille, à la belle étoile, depuis que je t’ai
+ quittée. Quoique ta présence soit ici nécessaire pour le bien du
+ spectacle, quoique je brûle d’impatience de te revoir, ta santé
+ doit être préférée à tout.»
+
+Ainsi, comme on le voit par cette lettre, le maréchal de Saxe songeait à
+s’emparer du cœur de madame Favart à l’aide de ses grenadiers. Il ne
+croyait pas à la maladie qui lui avait fait inopinément abandonner le
+camp; personne n’y croyait d’ailleurs, excepté Favart, si aveugle, si
+crédule, si confiant dans l’amitié de son héroïque ami, le maréchal,
+qu’il ne devinait pas la cause pour laquelle lui, si fêté d’abord,
+couchait maintenant sur la paille, à la belle étoile. Sur la paille!
+lui, Favart, logé autrefois sous une tente rayée, promené en carrosse,
+buvant du meilleur vin du maréchal!
+
+Cependant, malgré les menaces du maréchal et de son corps d’armée,
+madame Favart ne retourna pas au camp, mais à Paris, afin d'être plus
+loin encore des terribles tendresses de son persécuteur. Qu’allait
+devenir son mari? Triste retour de fortune! condamné à payer 20,000
+francs qu’il ne devait pas aux propriétaires de la salle exploitée par
+sa troupe, il est obligé de quitter le Brabant, et par conséquent de
+laisser son théâtre dans une complète anarchie. A qui s’adressera-t-il
+pour obtenir justice? à qui? Mais au maréchal, se dit Favart; n’est-il
+pas mon ami, mon admirateur? Après avoir remis le Brabant aux troupes de
+Marie-Thérèse, le maréchal était allé à Paris, où l’on célébrait sa
+valeur sur tous les théâtres, dans des couplets chantés sous les
+balustres d’or de sa loge, en présence même du roi. A Paris, Favart
+obtint à peine quelques avares protections, dont il ne tira aucun
+avantage. Son théâtre était perdu pour lui. Quant au maréchal, il laissa
+Favart dans la position où il était, et où indubitablement il avait
+lui-même contribué à le mettre. Enfin, ruiné, tombé plus bas qu’au temps
+où il pétrissait des échaudés d’une main et où il écrivait des couplets
+de l’autre, une lettre de cachet le força à sortir de Paris. Strasbourg
+fut son refuge, un avocat son hôte généreux. Ce n'était encore là que la
+moitié des misères de Favart. Ne laissait-il pas sa femme à Paris, à la
+merci de celui dont la main avait signé sa lettre d’exil? sa femme,
+obligée de se montrer en public tous les soirs et de rentrer à minuit
+chez elle, n’ayant, au milieu des rues désertes, pour protection que
+celle d’une servante, et dans un temps où l’on enlevait en pleine
+impunité, surtout quand il s’agissait d’une actrice et d’une actrice de
+la Comédie-Italienne? Cependant Favart n'était pas encore découvert; et
+sa femme opposait une prudence à toute épreuve aux conspirations sourdes
+dont elle était l’objet. Ils s’aimaient plus que jamais dans leur
+malheur commun: héroïque fidélité au dix-huitième siècle! Toujours
+présens l’un à l’autre, ils s’entendaient pour regarder la même étoile à
+la même heure; ils s’envoyaient des fleurs qu’ils avaient portées; et, à
+la fête de sa bonne Justine, Favart lui écrivait, au risque d'éveiller
+la police de Strasbourg rôdant autour de sa retraite:
+
+ «Je te souhaite une bonne fête, ma chère Justine; sois heureuse
+ autant que je me trouve malheureux d'être séparé de toi, et rien
+ n'égalera ma félicité. Reçois cette fleur fanée, arrachée de sa
+ tige: c’est le symbole d’un cœur flétri par une absence rigoureuse.
+ Adieu! que tous tes jours soient des jours de fête; mais, au milieu
+ des plaisirs, songe que, si tu es formée pour exciter l’amour, tu
+ es née pour mériter l’estime.»
+
+Il y a sans doute, dans cette dernière phrase, une teinte de la
+sensibilité raisonneuse et antithétique créée par Diderot dans les
+lettres, et par Greuze dans la peinture; mais n’est-il pas touchant
+néanmoins de voir encore une Héloïse et un Abailard à cette époque de
+démoralisation universelle? Voici ce que madame Favart répondait à son
+mari: c’est à s’agenouiller devant tant d’honnêteté sans orgueil et sans
+paroles vaines. Grand Dieu! qu’une femme en écrirait long aujourd’hui,
+si elle rendait le même service à l’honneur de son mari!
+
+ 1749, Paris, 1er septembre.
+
+ «Le maréchal est toujours furieux contre moi; mais cela m’est égal.
+ Si tu veux, j’enverrai mon début à tous les diables, et je pars
+ sur-le-champ pour t’aller retrouver. Il y a toujours un monde
+ prodigieux quand je parais. Je viens de jouer la danseuse dans _Je
+ ne sais quoi_, et Fanchon dans _le Triomphe de l’Intérêt_. Le duo
+ que j’ai chanté avec Rochard est aussi de ta façon; il suffit qu’il
+ vienne de toi pour que je le rende bien.
+
+ »On me menace qu’on va me faire beaucoup de mal; mais je m’en
+ moque; j’irai de grand cœur demander l’aumône avec toi. Je suis
+ pour jamais ta femme et ton amie,
+
+ »JUSTINE FAVART.»
+
+C’est avec ce style que Laclos et Louvet de Couvray écrivirent des
+romans qui sont restés.
+
+Justine Favart ne se borne pas à ces vives démonstrations d’une amitié
+tout d’une venue; elle obtient de ne pas suivre la Comédie à
+Fontainebleau, où résidait la cour, et elle part pour Lunéville, où
+était son véritable roi, où Favart devait se trouver. Mais, à peine
+descendue dans cette ville, deux employés à la police tombent chez elle,
+l’arrêtent, et, sous prétexte de la conduire à Fontainebleau, ils la
+mènent au couvent des Andelys. Noble conduite du maréchal de Saxe! le
+mari en exil, la femme au couvent.
+
+L’acte est si odieux, que madame Favart ne pense pas à l’attribuer tout
+entier au maréchal, quoiqu’elle dise dans la première lettre datée de sa
+réclusion: _Je ne sais où l’on me mène; mais les plus grands supplices
+ne me feront jamais manquer à la vertu_.
+
+Quatre jours après, elle apprend que c’est son père qui l’a fait
+enfermer, à cause de la prétendue illégalité de son mariage avec Favart.
+L’honnête M. Duronceray n’admet pas que sa fille ait épousé un homme de
+rien qui fait des pièces, lui qui faisait de la musique pour vivre!
+
+ «J’ai vu la lettre de cachet; c’est mon père qui m’a fait mettre
+ ici. Ne perdez pas un instant; envoyez tous nos papiers chez le
+ ministre, M. d’Argenson, et surtout le consentement de mon père,
+ signé de sa main; c’est le curé de Saint-Pierre-aux-Bœufs qui l’a.
+ Je viens d'écrire à M. le maréchal de Saxe ce qui vient de nous
+ arriver. Je suis sûre qu’il voudra bien s’intéresser à ce qui nous
+ regarde, et nous rendra service dans cette occasion.»
+
+Le service était parfaitement rendu, puisque c'était le maréchal de Saxe
+qui, d’accord avec M. Duronceray, avait fait cloîtrer madame Favart aux
+Andelys. L’illégalité du mariage n'était qu’une invention combinée par
+ces deux honnêtes personnes.
+
+Du couvent des Grands-Andelys, d’où l’on craignait qu’il ne lui fût
+encore trop facile de faire parvenir ses plaintes, on la transféra au
+couvent d’Angers, comme une prisonnière d'état, elle dont tout le crime
+était, non pas de s'être mariée avec Favart, prétexte ridicule employé
+par un père plus ridicule encore, mais d'être du goût d’un maréchal
+allemand au service de la France. Plus on la tourmentait loin de son
+mari, dont le sort l’effrayait, et plus on espérait obtenir d’elle une
+rançon extrême, et qu’il n’est plus besoin de qualifier. On poussait la
+galanterie jusque là dans ces temps qu’on juge un peu trop frivoles. Les
+lettres de cachet, les prisons d'état, les lettres de bannissement, les
+couvens, sont choses assez sérieuses; et on en usait avec prodigalité,
+quoiqu’on s’en indignât et qu’on en rît beaucoup, deux signes
+incontestables de prochaine décadence.
+
+Enfin le véritable auteur de ces basses et cruelles tyrannies,
+l’Anacréon sabreur, crut qu’il était temps de se démasquer, la
+plaisanterie ayant été poussée assez loin. Il prit sa plume ou sa
+cravache, et il écrivit sur ce ton à madame Favart:
+
+
+LE MARÉCHAL DE SAXE A MADEMOISELLE DE CHANTILLY.
+
+1749. 21 octobre.
+
+«J’ai reçu, au moment où j’allais partir pour Chambord, la lettre que
+vous m’avez écrite de Lunéville, ma chère Fémine. Je n’ai point entendu
+parler de Favart. Vous vous pressez toujours trop. Il doit être bien
+flatté que vous lui sacrifiiez fortune, agrément, gloire, enfin tout ce
+qui eût fait le bonheur de votre vie, pour le suivre dans un genre de
+vie que la seule nécessité fait embrasser. Je souhaite qu’il vous en
+dédommage, et que vous ne sentiez jamais le sacrifice que vous lui
+faites. J’ai vu hier au soir M. le maréchal de Richelieu, qui était
+furieux contre vous, parce que M. Bérier lui avait échauffé les
+oreilles. Je rabats cependant tous les coups qui portent sur vous. Plus
+ne vous en dirai sur ce qui me regarde, vous n’avez point voulu faire
+mon bonheur et le vôtre: peut-être ferez-vous votre malheur et celui de
+Favart; je ne le souhaite point, mais je le crains. Adieu.
+
+»M. DE SAXE.»
+
+Pour bien comprendre le sens odieux de cette lettre, il faut dire ici
+que, poursuivi de ville en ville, Favart avait été réduit à se cacher
+dans une cave, où il peignait des éventails pour vivre; tâche qui,
+continuée long-temps sous des voûtes humides et à la lueur fatigante de
+la lampe, épuisa sa santé et altéra pour toujours sa vue. C'était son
+meilleur ami, le maréchal, qui lui avait ménagé cette affreuse
+existence, afin d’abaisser la résistance de sa femme. Ployant sous tant
+de persécutions, madame Favart, dit-on, céda enfin avec résignation,
+pensant que la vie de son mari valait bien un sacrifice qui ne
+déshonorerait que celui qui l’exigeait et ne savait pas le mériter.
+Aussitôt sa captivité s’adoucit: d’Angers elle passe à Tours, de Tours à
+Issoudun; et, quelques mois après, les deux lettres de cachet dont elle
+et son mari avaient été frappés sont révoquées. Elle et lui furent
+admirables dans leur constance à refuser, après leurs malheurs, tous les
+genres de réparation offerts par le maréchal. Tous les billets de mille
+et de douze cents livres qu’il leur envoyait étaient déchirés ou jetés
+au feu; et pourtant ils avaient à peine de quoi vivre après une longue
+absence de Paris et du théâtre, qui était leur profession. Cette
+conduite était généreuse; elle devint noble à la mort du maréchal,
+arrivée à la suite d’une chute de cheval, le 30 novembre 1750. A cette
+occasion, le bon Favart écrivait ces lignes: «Je crois qu’il m’est
+permis de dire sur la mort de cet illustre homme de guerre ce que le
+père de notre théâtre disait sur le cardinal de Richelieu:
+
+ Qu’on parle bien ou mal du fameux maréchal,
+ Ma prose ni mes vers n’en diront jamais rien.
+ Il m’a fait trop de bien pour en dire du mal;
+ Il m’a fait trop de mal pour en dire du bien.»
+
+Tout s'éteint ensuite: plus de haines; tout est dit. Favart et sa
+délicieuse femme rentrent au théâtre, l’un pour y écrire des petits
+chefs-d'œuvre, l’autre pour jouer avec le même succès qu’auparavant.
+Vingt ans s'écoulent dans cette heureuse union, qui, quoique
+très-étroite, admet cependant l’abbé de Voisenon, qui devient de la
+famille: triple amitié, où la bonté, l’indulgence et l’esprit remplacent
+les liens du sang.
+
+Tout l’avantage de la comparaison entre le marquis de Brunoy et l’abbé
+de Voisenon appartient au premier, malgré de plus grandes folies, malgré
+de colossales extravagances, dont l’antiquité, à qui il est d’usage de
+tout rapporter, n’offre pas d’exemple. Si le marquis de Brunoy souille,
+de la base au sommet, le monument de la noblesse auquel il s’appuie,
+quel scandale plus profond ne cause pas l’abbé de Voisenon, en balayant
+de sa robe de prêtre les foyers de théâtres, la poussière des salons,
+les roses effeuillées sur les tapis des boudoirs, et en chantant toutes
+les Thémires fardées, toutes les Glycères en panier, toutes les Thaïs
+décolletées, toutes les Iris de son temps? L’un ne blessait que
+l’honneur d’une institution humaine, utile peut-être; l’autre portait
+violemment atteinte à ce qui est un objet de respect pour tout le monde:
+il outrageait en face la religion dont il était le prêtre. C’est un
+prêtre d’un rang illustre, d’un nom remarquable, d’une position
+au-dessus des petits avantages que pouvait procurer la petite poésie
+athée en vogue et en crédit, sous la raison de commerce Voltaire et
+compagnie; c’est un prêtre qui fut presque évêque, et, ce qu’il y a
+aussi d'étrange, ce fut un prêtre toujours malade, qui rima des contes,
+des madrigaux et des épîtres si hardies, que les échantillons en sont
+difficiles à produire. Ouvrez ses œuvres, si vous êtes d'âge à cela,
+et vous serez édifié: _C’est un discours sur la nécessité d’aimer_, où
+l’abbé de Voisenon dit à Daphné, et Dieu sait ce qu'était cette Daphné:
+
+ Ainsi l’amour de la voûte céleste
+ Descend pour nous dans ce séjour funeste;
+ C’est dans ton sein qu’il retrouve aujourd’hui
+ L’unique temple encor digne de lui.
+
+Après ces jolies choses dites à mademoiselle Daphné, nous trouvons une
+épître de M. l’abbé _à mademoiselle Elie, qui voulait me faire son
+chapelain_. Quelle idée si extraordinaire, en effet, de choisir un
+prêtre pour chapelain! Ne dirait-on pas que la proposition s’adressait à
+un mousquetaire? Au reste, l’abbé de Voisenon ne la repousse pas; il
+répond à mademoiselle Élie, qui prétendait le faire son chapelain:
+
+ Le chapelain, rempli de ta divinité,
+ Ressentira de plus grands troubles
+ Que ceux que tourmentait l’oracle de Phébus;
+ Tous les jours seront fêtes doubles,
+ Et les désirs feront le plan des orémus;
+ C’est dans tes yeux qu’on lira son rosaire,
+ Les amours répondront en chœur;
+ La relique sera ton cœur,
+ Le mien sera le reliquaire.
+
+Et non seulement ce malheureux abbé péchait pour lui, mais il se damnait
+pour les autres. Il avait du libertinage en magasin; il en cédait à ses
+amis, qui l’envoyaient à leurs amies, à l’occasion d’une fête ou d’un
+mariage. Ainsi le grave Duclos s’adresse à lui, afin d’avoir quatre
+vers bien tournés pour envoyer à une mademoiselle Olympe; et aussitôt
+l’abbé prend la plume et intitule ainsi le quatrain demandé: _Vers au
+nom de Duclos, à mademoiselle Olympe, qui désirait une vierge qui était
+dans son lit_. Nous ignorons comment mademoiselle Olympe trouva les
+vers: quant à nous, nous les trouvons trop vifs pour les transcrire.
+C’est là le service qu’un grave historien obtenait d’un abbé au
+dix-huitième siècle.
+
+Puis vient un madrigal sur les limbes! oui, sur les limbes! ce sujet de
+si sévères controverses; puis _un envoi de M. le duc de Richelieu à
+madame d’Egmont, sa fille, en lui donnant un autel de l’amour_. Il a
+rimé pour l’historien, il rime pour un duc. C’est maintenant un peu son
+tour: _A madame de ***, qui m’apprenait à faire du filet, et à qui
+j’offrais mon premier essai de cet ouvrage_. Et il débute de cette
+manière:
+
+ Saint Pierre, Vulcain et l’Amour
+ Firent des filets tour à tour.
+ Ceux de l’Amour, qu’on idolâtre,
+ Forment le plus doux des métiers.
+
+Ainsi les filets de saint Pierre n’ont que le dernier rang comparés aux
+autres filets. Il est à remarquer ici, comme ailleurs, que l’abbé de
+Voisenon est toujours entraîné à prendre ses images dans le domaine de
+la théologie. J’ai pensé que le remords était pour beaucoup dans ses
+réminiscences pieuses, acharnées à le poursuivre. Cela est d’autant plus
+vraisemblable, qu’il ne se montra jamais ouvertement athée ni dans ses
+vers, ni dans sa prose, ni même dans sa correspondance avec Voltaire; et
+l’occasion était pourtant assez belle! Avec le patriarche il se rabat
+sur la tolérance, thème élastique: il crie un peu contre la persécution;
+mais au fond il n’attaque pas les bases de la religion; non que ceci
+l’excuse; car, impiété pour impiété, mieux vaut celle, s’il y a un choix
+à faire, qui a pour elle les luttes et les fatigues du raisonnement que
+l’impiété infirme qui se compromet sans réflexion et tombe dans l’abîme,
+non avec la dignité du plongeur hardi, mais en deux doubles et les yeux
+fermés. Satan est noble, les diablotins sont ridicules. L’abbé de
+Voisenon ne fut jamais qu’un diablotin en impiété.
+
+Si l’abbé de Voisenon n'était pas un aigle en fait de bon sens, que
+penser de M. de Choiseul, qui voulut le faire nommer ministre de France
+dans une cour étrangère? l’abbé de Voisenon! cet homme que M. de
+Lauraguais appelait _une poignée de puces_! Mais, s’il ne fut pas
+ministre de France, il était écrit qu’il serait ministre de quelqu’un;
+il était trop incapable de l'être pour que cela n’arrivât pas. Quelques
+années après le projet ridicule de M. de Choiseul, le prince-évêque de
+Spire le nomma son ministre plénipotentiaire à la cour de France. Il ne
+lui manquait plus que d'être académicien: il le fut; il succéda à
+Crébillon, l’auteur d'_Atrée et Thyeste_.
+
+Quand il fut nommé par le prince-évêque de Spire ministre
+plénipotentiaire à la cour de France, il reçut les félicitations du haut
+clergé, honoré dans sa personne d’une distinction aussi rare. Toute
+flatteuse qu’elle fût, cette mission n’arrêta pas cependant son
+entraînement vers le théâtre: l’eût-on fait pape, il aurait encore écrit
+des opéras et des vaudevilles à la face de la chrétienté scandalisée. Au
+nombre des nobles ecclésiastiques qui allèrent le complimenter, il s’en
+trouva un qui, s'étant présenté plus tard que les autres, et au moment
+où les réceptions semblaient épuisées, causa quelque surprise au château
+de Voisenon. Descendu à Melun, où il avait été invité à déjeuner par le
+chapitre, l'évêque de Meaux, qui n'était plus Bossuet, résolut, la
+journée étant belle, le chemin agréable, d’aller à pied et à travers
+champs de Melun à Voisenon, pour y apporter ses félicitations au
+ministre du prince-évêque de Spire. Tout en écoutant le bruit des
+cloches du couvent, _qui avait toujours_ quelque chose à sonner, comme
+disait l’abbé de Voisenon, l'évêque de Meaux parvint, de sentier en
+sentier tracé dans la campagne, au château, où il n'était pas attendu.
+On était en automne: il y avait plus de fruits que de feuilles sur les
+arbres. Sous un pommier, l'évêque aperçoit, dans un costume fort
+différent du costume villageois, une jeune fille occupée à manger des
+fruits avec une avidité peu commune aux gens de la campagne. Son corset
+était en satin rose, semé de paillettes d’argent.--Qui êtes-vous? lui
+demanda l'évêque en s’arrêtant près de l’arbre.--Monsieur, je suis un
+_jeu_; mademoiselle, qui est sur l’arbre, est aussi un _jeu_; et nous
+mangeons des pommes, comme vous voyez. Après avoir regardé dans le
+pommier l’autre demoiselle qui était aussi un jeu, en corset amaranthe
+avec des paillettes d’or, l'évêque, fort entrepris, s’achemina vers le
+château. A vingt pas plus loin, dans la vigne, il voit luire des reflets
+rouges comme du feu, et il entend de grands éclats de rire: il s’avance,
+et il aperçoit d’autres jeunes filles, portant au-dessus du front des
+touffes écarlates, ayant des ailes et des pantalons de tricot. C’est du
+sortilége, dirait-on, pensa l’abbé, qui demanda cependant aux
+vendangeuses qui elles étaient.--Nous sommes une troupe de génies, et
+voilà deux _plaisirs_, répondirent-elles; n’avez-vous pas rencontré les
+_jeux_ plus loin?--J’ai rencontré les jeux, répliqua l'évêque plus
+pressé que jamais d’arriver au château pour avoir l’explication de ces
+étranges divinités en train de gaspiller la propriété de l’abbé de
+Voisenon. Que se passe-t-il donc ici? murmurait-il. Je ne me suis pas
+trompé cependant! je suis bien dans le château de Voisenon: voilà le
+château, voilà l'église, voilà l’abbaye. Des bruits nouveaux frappent
+encore son oreille dans une haie de groseilliers, plantée à très-peu de
+distance du château même. Il écarte quelques rameaux épineux, et il voit
+une fort belle femme ayant pour ceinture, sous son sein à demi nu, deux
+gros serpens en soie noire. On ne donna pas le temps à l'évêque de
+s’informer en compagnie de qui il se trouvait.--Si le voyageur est
+altéré, lui dit la joyeuse et belle femme de la troupe, il n’a qu'à
+cueillir des groseilles; _la Discorde et sa suite_ le lui
+permettent.--_La Discorde et sa suite!_ s'écria l'évêque; mais je suis
+donc à Saint-Lazare, parmi les fous! Les _jeux_ et les _plaisirs_, les
+_génies_ et la _Discorde!_
+
+Il touchait au seuil du château, dont quelques portes avaient été
+enlevées pour que le salon apparemment eût une plus longue perspective.
+Au moment où il entra, une femme vêtue d’une longue robe bariolée de
+figures astrologiques, le front étincelant d’une étoile en papier
+d’argent, vint à lui en chantant:
+
+ Le soleil nous ramène au jour où tous les ans
+ Le conseil souverain m’appelle:
+ Évitez de l’Amour les piéges séduisans;
+ Souvent sa blessure est cruelle.
+
+--Je ne comprends rien à tout cela, madame ou mademoiselle, dit
+l'évêque, dont la surprise devenait de l’inquiétude mêlée de honte; ne
+suis-je pas au château de Voisenon?
+
+--Vous y êtes, monsieur, répondit une autre femme, qui, montrant des
+bras et des épaules nues sur une draperie blanche, se prit à chanter
+avec roulades ces paroles presque de circonstance:
+
+ Aucun mortel ne peut pénétrer en ces lieux.
+
+--Mais, mademoiselle, expliquez-moi... La demoiselle reprit:
+
+ Comment effacer de mon cœur
+ Les traits de ce mortel si tendre,
+ Que m’offre un songe trop flatteur?
+ Quel charme pourra m’en défendre?
+
+Quelles paroles pour un évêque! Il ne savait que devenir, où aller,
+puisqu’il était au château. Dehors? mais dehors il y avait des _jeux_,
+des _plaisirs_, des _génies_ et des _discordes_. Quand il interrogeait,
+on lui répondait en chantant. Cependant il dit avec beaucoup de douceur
+à la même personne: Je désirerais être présenté à M. l’abbé de Voisenon;
+pourrais-je...
+
+ L’Amour est un dieu trop léger,
+ Il s’envole et produit la haine;
+ Il sait nous cacher le danger.
+ Je ne veux point porter sa chaîne.
+
+--Qu’il en soit comme vous le voudrez, madame; mais je m’en irai sans
+avoir vu M. de Voisenon.
+
+--Vous prenez assez mal votre temps, lui dit enfin en prose la folle
+chanteuse; ne voyez-vous pas que nous répétons au château Mirzèle?
+
+--Qu’est-ce que Mirzèle? Oserai-je vous demander...
+
+--Ah çà! d’où sortez-vous? Tout Paris sait pourtant à cette heure que M.
+de Voisenon achève sa féerie de Mirzèle pour la Comédie-Italienne; et
+nous la répétons aujourd’hui. Et la preuve, écoutez-moi bien. C’est le
+morceau de Zéphis.
+
+ Jeune Mirzèle,
+ Voulez-vous voir vos jours par le bonheur formés?
+ Aimez!
+ Zéphis, triste pour vous, Zéphis sera fidèle;
+ Aimez!
+ Regardez à vos pieds l’amant que vous charmez.
+ Aimez!
+ Le plaisir dit, quand on est belle:
+ Aimez!
+
+--Vous jouez donc ici la comédie? demanda dans la plus profonde
+confusion l'évêque de Meaux.
+
+--La comédie, non, mais l’opéra. Vous voyez en nous les artistes de la
+Comédie-Italienne, qui répètent, comme j’ai eu l’honneur de vous
+l’apprendre, la dernière féerie de M. de Voisenon.
+
+--Et moi, pensa l'évêque en descendant les marches du salon pour s’en
+aller de ces lieux beaucoup trop mondains, qui croyais trouver ici des
+moines à profusion! Comme il terminait sa triste réflexion, il entendit
+la voix des moines qui chantaient dans les corridors du couvent. Quelle
+bizarre impiété! se dit-il en prêtant l’oreille tantôt au latin des
+moines, tantôt à la musique des chanteuses; M. de Voisenon ne pense
+guère à son salut.
+
+Sa méditation fut dérangée par une troisième voix chevrotante, mêlée de
+toux, qui grinçait ces paroles dans le salon:
+
+ Impitoyable Amour, dieu trompeur, dieu barbare,
+ Je connais de tes traits la perfide douceur;
+ Je ne vois plus en toi qu’un tyran qui prépare
+ Les crimes des mortels, et la honte et l’horreur.
+
+--A la fin, je vous trouve, monsieur de Voisenon! s'écria l'évêque de
+Meaux.
+
+--Monseigneur l'évêque de Meaux chez moi! s'écria à son tour Voisenon un
+peu décontenancé, mais remis aussitôt. Monseigneur, vous arrivez à
+temps; mes moines vont chanter vêpres: allons à la chapelle.
+
+A cinquante-deux ans, toujours pour se défaire de son asthme, il voulut
+essayer de l’effet des eaux minérales sur son tempérament étiolé. Son
+voyage de Paris à Cauterets et son séjour dans ce bourg de bitume et de
+soufre, racontés par lui-même dans ses lettres, peuvent être considérés,
+à quatre-vingts ans de distance, comme une peinture historique de la
+manière de voyager chez les grands seigneurs du temps, et comme les
+pages les plus vraies de la vie oiseuse, empaquetée, gourmande et
+chétive du narrateur: «Nous passâmes hier par Tours, dit-il à son ami
+Favart, dans sa première lettre datée de Châtellerault, et du 8 juin
+1761, où madame la duchesse de Choiseul reçut tous les honneurs dus à la
+gouvernante de la province: nous entrâmes par le mail, qui est planté
+d’arbres aussi beaux que ceux du boulevard. Il y eut un maire qui vint
+haranguer madame la duchesse: M. Sainfrais, pendant la harangue, s'était
+posté précisément derrière; de sorte que son cheval donnait des coups de
+tête dans le dos de l’orateur, ce qui coupait les phrases en deux, parce
+que l’orateur se retournait; après il reprenait le fil de son discours:
+nouveaux coups de tête du cheval, et moi de pâmer de rire. A deux lieues
+d’ici, nous avons eu une autre scène: un ecclésiastique a fait arrêter
+le carrosse et prononcé un discours pompeux adressé à M. Poissonnier, en
+l’appelant mon prince. M. Poissonnier a répondu qu’il était plus, que
+tous les princes dépendaient de lui, et qu’il était médecin.--Comment!
+vous n'êtes pas M. le prince de Talmont? a dit le prêtre.--Il est mort
+depuis deux ans, a répondu madame la duchesse.--Mais qui est donc dans
+ce carrosse?--C’est madame la duchesse de Choiseul. Aussitôt il a
+commencé par la louer sur l'éducation qu’elle donnait à son fils.--Je
+n’en ai point, monsieur.--Ah! vous n’en avez point; j’en suis fâché.
+Ensuite il a tiré sa révérence.
+
+»Adieu, mon bon ami. Nous arriverons à Bordeaux jeudi: je m’attends à me
+bourrer comme il faut.»
+
+Édifiant état du haut et du bas clergé à cette époque! L’abbé de
+Voisenon voyage en carrosse pour se bourrer à Bordeaux, et un abbé
+affamé harangue à tort et à travers, pour avoir de quoi dîner, les
+premiers gentilshommes venus.
+
+C’est à madame Favart que Voisenon écrit de Bordeaux: «Nous arrivâmes
+hier ici à dix heures du soir. M. le maréchal de Richelieu avait passé
+la Garonne pour venir au-devant de madame la duchesse de Choiseul. Il la
+conduisit dans sa belle frégate bien vernie, bien musquée surtout, et
+meublée d’un beau damas cramoisi avec des galons et des crépines d’or.
+Cette ville-ci est admirable avant que l’on n’y arrive; tout ce qui
+tient à l’extérieur est tout au mieux; mais ce qui m’afflige, c’est
+qu’on n’y voit point de sardines à cause de la guerre. Je ne savais pas
+que les sardines eussent pris parti contre nous; je m’en vengeai sur
+deux ortolans que je mangeai hier à souper, et sur un pâté de perdrix
+rouges aux truffes, fait depuis le mois de novembre, à ce que dit M. le
+maréchal, et qui était aussi frais, aussi parfumé que s’il avait été
+fait la veille.»
+
+Si l’on s'étonnait de ce qu’un asthmatique mangeât des perdrix et des
+truffes, sans être horriblement malade, l'étonnement ne serait pas long.
+Le lendemain, Voisenon écrivait à Favart: «Mon ami, j’ai passé une nuit
+affreuse; je viens de fumer et de prendre mon kermès. Je ne pourrai voir
+aucune rareté de cette ville. Si je suis trois jours de suite à
+Cauterets dans cet état-là, vous me reverrez à la fin du mois.»
+
+On croit que l’abbé va être plus sobre. Dans la même lettre, il ajoute:
+«La table, hier à dîner, fut couverte de sardines: j’en mangeai six en
+six bouchées; c’est un morceau délicieux; je compte, malgré mon kermès,
+en manger autant aujourd’hui avec mes deux ortolans. Nous partons
+demain, et mercredi nous arriverons à Cauterets.»
+
+Ainsi, malade, le 11, d’un monstrueux souper pris le 10; le lendemain
+11, il mange enfin des sardines six par six, et encore des ortolans! Le
+18, il écrit de Cauterets à Favart: «Je suis arrivé hier en bonne santé;
+j’ai mal dormi, parce que la maison où je loge est sur un torrent qui
+fait un bruit affreux. Ce pays-ci ressemble à l’enfer comme si on y
+était, excepté pourtant que l’on y meurt de froid; mais c’est une
+horreur à la glace, comme était la tragédie de _Térée_.»
+
+Et Voisenon écrit douze jours après, en s’adressant à madame Favart:
+«L’oncle de madame la duchesse de Choiseul, qui vous faisait tant de
+complimens dans le foyer, est arrivé d’hier: il loge avec moi. Il trouve
+déjà que l’on mène une vie triste ici. Je l’ai cependant présenté ce
+matin dans la meilleure maison de Cauterets. J’avoue que j’y suis les
+trois quarts du jour. Il n’y a point de femmes; mais il y a des choses
+dont je fais plus d’usage; en un mot, c’est chez le pâtissier. Il fait
+des tartelettes admirables, des petits gâteaux d’une légèreté
+singulière, et des petites tourtes composées avec de la crême et de la
+farine de millet: on appelle cela des millassons. Je m’en gave toute la
+journée; cela fait aigrir mes eaux; cela me rend jaune; mais je me porte
+bien.»
+
+Cette goinfrerie de l’abbé de Voisenon, toujours entre des pâtés et son
+tombeau, finit par être curieuse comme une étude. On tient à savoir qui
+l’emportera sur lui de l’asthme ou de la pâtisserie. «Mon cher neveu,
+continue-t-il d'écrire à Favart, c’est aujourd’hui que j'étouffe, mais
+par ma faute. Je dînai si fortement hier que je ne pouvais plus me
+remuer en jouant au cavagnole; j'étais si plein, que je disais à tout le
+monde: Ne me touchez pas, car je répandrai. Je soupai par
+extraordinaire; ma poitrine a sifflé toute la nuit, et j’ai actuellement
+dans l’estomac mes six gobelets d’eau, qui disent comme ça qu’ils ne
+veulent pas passer; je vais les pousser avec mon chocolat. Cela ne
+m’empêche pas de dire cette chanson:
+
+ La sagesse est de bien dîner,
+ En commençant par le potage;
+ La sagesse est de bien souper,
+ En finissant par le fromage.
+ On est heureux si l’on peut se gaver,
+ Et si l’on digère on est sage.
+
+Et plus loin il ajoute: «Je me baigne tous les matins; je ressemble à
+une allumette que l’on soufre. Je m’en porte assez bien; cependant j’ai
+des ressentimens de mon asthme, dont je ne guérirai jamais.»
+
+Il était difficile qu’il guérît avec ces malheureux excès de table qui
+auraient tué un homme sain et vigoureux. Inutilement vous chercheriez
+dans sa correspondance avec Favart et sa femme une seule pensée détachée
+des plaisirs de la bouche. On a lu avec quelle estime il cite un
+pâtissier établi à Cauterets, fameux par ses tourtes. Son bonheur ne
+devait pas s’arrêter là. «Un second pâtissier, s'écrie-t-il, sur ma
+réputation, est venu s'établir ici: tous les jours il y a une émulation
+et un combat entre ces deux artistes. Je mange et juge: c’est mon
+estomac qui en paie les dépens. Je vais au bain et je reviens au four.
+Je reviendrai dans le temps des grives; j’en ferai manger à ma petite
+nièce (madame Favart). Vous les effaroucherez, et moi je les tuerai.
+Nous avons ici des perdreaux rouges que l’on apporte de toutes parts:
+ils sont délicieux.»
+
+Enfin il resta si long-temps aux eaux, où il était allé uniquement pour
+se soigner et vivre dans la plus rigoureuse sobriété, que la veille de
+son départ de Cauterets il écrivait tristement à madame Favart: «Je suis
+tel que vous m’avez vu: quelquefois asthmatique, me traînant toujours et
+me livrant trop à ma gourmandise.» Les douleurs qu’il éprouva pendant
+son séjour à Baréges, avant son retour définitif à Paris, sont la preuve
+du déplorable résultat des eaux minérales sur sa santé. «Je suis, de mon
+côté, souffrant comme un malheureux, et je suis actuellement dans une
+attaque d’asthme si violente que je ne puis douter que ce ne soit l’air
+de ce pays-ci qui me soit aussi contraire que celui de Montrouge. Si je
+suis demain aussi mal, je retournerai passer la semaine à Cauterets, et
+samedi j’irai à Pau, afin d’y attendre les dames qui y passeront lundi
+pour gagner Bayonne. Je suis sûr que je serai dans un cruel état pendant
+la route.»
+
+Tel fut le bienfait qu’obtint l’abbé de Voisenon d’une résidence de
+quatre mois aux eaux de Cauterets et de Baréges. Il retournait à
+Voisenon infiniment plus malade qu’il ne l'était en partant. La veille
+même du jour où il monta en voiture pour rentrer chez lui, où il
+voulait, comme il le dit quelque temps après, _se trouver de plain-pied
+avec les tombeaux de ses pères_, il se livra à un monstrueux dîner sur
+les montagnes de Baréges. Un poète aurait salué la nature d’un adieu
+touchant; lui mangea comme un ogre: «Mes porteurs étaient des chèvres
+plutôt que des hommes, qui sautaient de rochers en rochers, qui
+descendaient dans des endroits si escarpés, que, si je ne m'étais pas
+cramponné contre ma chaise, je serais tombé vingt fois dans des abîmes.
+Nous arrivâmes à un lac qui a une grande lieue de circonférence: l’eau
+en est bleue, vive et claire comme celle de la mer; nous fîmes pêcher
+des truites que nous mîmes griller sur-le-champ dans la cabane d’un
+Espagnol; elles étaient bien saumonées et d’un goût merveilleux. Nous
+avions porté beaucoup de daubes, de rôti froid, des fricassées de poulet
+dans des pains, des tartes et des pièces de pâtisserie délicieuses. Je
+mangeais à effrayer toute la compagnie; l’air de la montagne m’avait
+donné un appétit dévorant: on ne pouvait pas concevoir comment une aussi
+mince personne avait un aussi grand estomac. J’espère arriver à Paris le
+2 octobre; je compte que nous coucherons à Belleville dès le lendemain.»
+
+Cette citation est prise de la dernière lettre écrite des eaux par
+l’abbé de Voisenon. A Belleville, où il parle de se rendre, était la
+petite maison de campagne de Favart, qui y recevait ses amis, le vieux
+Crébillon, Boucher et Vanloo. Voisenon y avait sa chambre, comme, du
+reste, il en avait une chez tous ses amis. Sa vie s'éparpillait comme
+ses petits vers et ses dîners. Cependant l'époque approchait où sa
+déplorable santé allait l’obliger à ne plus quitter son château de
+Voisenon, habité plus souvent que par lui, jusque là, par son frère et
+sa belle-sœur, excellentes personnes pleines d’indulgence pour ses
+mœurs décousues. L’air de la Brie lui rendait parfois des apparences
+de santé dont il abusait bien vite. Sans son estomac, qui a une si large
+part dans son histoire, il aurait réuni en lui les deux belles qualités
+exigées par Fontenelle pour atteindre à une grande longévité: _Un bon
+estomac et un mauvais cœur._ Il n’eut qu’un mauvais cœur, non
+qu’il fût ingrat ou dur; mais il était indifférent au suprême degré, et
+c’est là ce qui constitue le mauvais cœur, selon Fontenelle. On ne
+saurait en avoir de meilleures preuves que la lettre suivante écrite par
+lui à Favart du château de Voisenon, où il était réinstallé. C’est, du
+reste, une des plus jolies pages qu’il ait écrites de sa main si
+paresseuse et si peu châtiée. Nous la mettons à côté des plus adorables
+facilités de madame de Sévigné, cette divine plume.
+
+Il s’adresse encore à Favart.
+
+ «Mon cher neveu,
+
+ »Depuis jeudi je m’engraisse d’ennui, et j'éprouve que rien ne rend
+ plus imbécile que de s’ennuyer. Ma tête ressemble à un terrain
+ sablonneux où rien ne peut pousser; c’est le jardin de Belleville,
+ il n’y pousse que des lilas, et c’est ma petite nièce qui est le
+ lilas, à l’exception qu’elle s’y maintient toujours en fleurs, et
+ que les lilas de Belleville passent au bout de quinze jours. J’ai
+ eu la visite de mes moines; il y en avait un très-sourd qui est
+ mort; mais ceux qui entendent et qui ne comprennent point sont
+ restés. Je me promène les après-dîners. Il fait un froid excessif;
+ cependant tout mon bois n’est qu’un tapis de bouquets jaunes et de
+ violettes. Ils semblent dire à mon neveu: Venez, venez, afin de
+ nous chanter; et à ma nièce: Venez, venez, afin de nous parer. Vous
+ êtes de bien mauvaises gens de n'être pas venus passer quelques
+ jours avec nous. Ma belle-sœur me charge de vous en faire des
+ reproches, aussi bien que de votre silence à son égard. Je ne la
+ vois qu'à dîner. Je rentre à la fin du jour, je prends mon
+ chocolat, et je suis dans mon lit à neuf heures et demie au plus
+ tard. J’ai ici un architecte qui fait le mémoire et le plan de tous
+ les ouvrages de mon église; il en viendra demain un autre pour
+ attester la vérité de tout ce que celui-ci inventera, et l’on agira
+ ensuite.
+
+ »J’eus hier un spectacle bien triste, mon bon ami, et qui me fit
+ pleurer. Nous avons dans le village une Jeannette fort jolie; son
+ mari est mort avant-hier; je trouvai l’enterrement le soir: la
+ bière était dans une charrette, et la petite veuve se précipitait
+ sur son pauvre mari en faisant des cris affreux. Ah! pauvre
+ Jeannette, disait-elle, pauvre Jeannette! que vas-tu devenir?
+ Quoi! mon cher homme, tu n’es plus avec ta femme; je ne te verrai
+ donc plus? Et mes malheureux enfans, qu’en ferai-je? Ah! mon pauvre
+ cher homme!
+
+ »Je n’ai jamais vu une douleur aussi violente, aussi sincère, aussi
+ communicative; ce nom de Jeannette rendait, il est vrai, la chose
+ bien intéressante; tous nos poètes tragiques se feraient péter les
+ veines avant d'être aussi touchans. Je crois même que le grand
+ Opéra, malgré ses beaux sentimens, ne l’est pas autant. Votre
+ lettre m’a bien fait rire, Fumichon; écrivez-moi souvent, etc.»
+
+Le ton vrai, les lignes abandonnées de cette jolie lettre, contrastent
+singulièrement avec la comparaison du grand Opéra et les paroles
+insoucieuses de la fin. L’homme est là tout entier, mais l’homme touché,
+à son insu et comme malgré lui, du spectacle d’un beau printemps et
+d’une douleur déchirante.
+
+Voyant que les eaux n’amélioraient pas sa santé, si toutefois il avait
+jamais eu une santé, l’abbé de Voisenon abandonna les médecins et leurs
+ordonnances infructueuses pour chercher ailleurs des remèdes à la
+guérison de son asthme de plus en plus fatigant à mesure qu’il
+vieillissait. Comme il parlait toujours de son mal, et qu’on lui en
+parlait sans cesse pour lui faire la cour, il lui fut dit, un jour,
+qu’il existait quelque part dans une mansarde de Paris un abbé
+extrêmement savant en chimie occulte, un adepte du grand Albert, le
+maître des maîtres dans l’art des empiriques. Comme tous les sorciers,
+et comme tous les savans du XVIIIe siècle, cet abbé était dans une
+affreuse misère, dans un dénuement de poète. Celui qui avait le secret
+des plantes et des minéraux, du feu et de la lumière, de la génération
+des êtres, n’avait pas celui de se procurer une soutane et du pain. Il
+montait, par les efforts de la magie, jusqu’au dernier cristallin sans
+pouvoir se maintenir plus d’un mois dans le même appartement à cause de
+son indifférence envers les propriétaires. A cela près, c'était un être
+merveilleux, inventant des spécifiques pour guérir toutes les maladies,
+et l’asthme par conséquent. On se disait même à voix basse, avec une
+espèce d’effroi, car on était très-superstitieux au XVIIIe siècle,
+quoiqu’on fût très-athée, que ses spécifiques se réduisaient à un seul:
+l’Or Potable. Chacun sait que l’or potable, or froid et liquide comme le
+vin, bu à certaine dose, combat toutes les maladies et en triomphe, est
+la santé même, la jeunesse perpétuelle, cela va sans dire, et ne serait
+pas moins que l’immortalité, si Paracelse, qui avait trouvé aussi l’or
+potable dans sa panacée, ne fût mort à trente-trois ou trente-cinq ans.
+Voisenon n’eut plus qu’une pensée, celle de voir ce magique abbé, et de
+l’attirer à son château. Désir insensé, monstrueux: car le Prométhée
+repoussait toute avance. Poursuivi par la faculté, cassé par le tribunal
+ecclésiastique, maltraité par la police, qui ne veut jamais qu’on fasse
+de l’or, il avait renoncé, dans sa misanthropie sauvage, à soulager
+l’humanité aux dépens de son repos et de son salut. Terrible perplexité
+de l’asthmatique Voisenon, qui ne se mit pas moins en campagne pour
+découvrir le grand médecin.
+
+Où trouver un sorcier à Paris? à qui s’adresser décemment? à quelle
+catégorie de profession? Il y a tant de gens prêts à rire des choses les
+plus respectables! Toutes les fois que Voisenon coudoyait, aux Tuileries
+ou au Palais-Royal, une soutane en lambeaux, il s’imaginait avoir heurté
+son homme. Aussitôt il entrait en conversation, cherchait à lier
+connaissance, et il palpitait d’espérance jusqu’au moment où l’erreur se
+dévoilait. Il se désolait alors de nouveau, toussait et recommençait le
+lendemain ses voyages à la découverte de l’or potable. Il eut un jour
+une soudaine illumination. Puisque l’archevêque de Paris a censuré la
+conduite de l’abbé que je cherche depuis si long-temps, se dit-il,
+l’archevêque doit savoir où il est logé. Comme si les sorciers étaient
+logés! Dans la même journée, il parut à la chancellerie de l’archevêché.
+Si l’on demandait pourquoi Voisenon ne disait pas aux personnes qu’il
+interrogeait le nom de cet introuvable abbé, c’est qu’il ne savait pas
+ce nom. Les magiciens ne se font guère connaître que par leurs
+œuvres. Cependant il allait bientôt le savoir, à sa grande, à son
+indescriptible joie. Après quelques recherches faites dans les registres
+de la chancellerie épiscopale, on lui apprit que l’abbé, déplorable
+sujet à tous les titres, s’appelait Boiviel, et logeait, au moment des
+poursuites exercées contre lui, rue de Versailles, au faubourg
+Saint-Marceau. Voisenon y était déjà. Quelle rue que la rue de
+Versailles! elle est épouvantable aujourd’hui; et pourtant elle s’est
+considérablement embellie depuis le dix-huitième siècle.
+
+Il frappe à tous les chenils: aucun aboiement ne répond au nom de l’abbé
+Boiviel. Enfin, à un septième étage au-dessus de la boue, une vieille
+femme lui apprit, dans une soupente où l’on parvenait au moyen d’une
+échelle de corde, que l’abbé Boiviel avait quitté l’appartement depuis
+environ six mois pour aller se loger à Ménilmontant; elle ajouta que ce
+délai laissait supposer qu’il avait nécessairement dû changer de
+logement cinq ou six fois pendant ces six mois. Contrarié, mais non
+découragé, Voisenon descendit de la soupente en réfléchissant sur l'état
+de détresse auquel pouvait être réduit un homme qui fait de l’or
+potable.
+
+Un hasard incroyable voulut que l’abbé Boiviel n’eût changé que trois
+fois de demeure depuis sa sortie de la soupente de la rue de Versailles.
+De Ménilmontant il avait déménagé pour Passy; de Passy il était allé se
+loger à la Chapelle, où il résidait.
+
+Enfin les deux abbés se rencontrèrent; mais à quels ménagemens ne fut
+pas obligé d’avoir recours l’abbé seigneur de Voisenon en abordant
+l’abbé déguenillé, qui faisait en ce moment son déjeuner sur une chaise.
+Il avait trop d’esprit pour ne pas traiter le plus tard possible du
+sujet de sa visite. Qu’importaient les lenteurs? il avait là, devant
+lui, il tenait le médecin mystérieux, infaillible, le successeur du
+grand Albert.
+
+Boiviel fut encore plus sauvage et hargneux qu’on ne l’avait dépeint à
+l’abbé de Voisenon. Il parlait de se présenter à la société des Missions
+étrangères, afin d'être chargé d’aller prêcher le christianisme au
+Japon, quoiqu’il ne crût pas beaucoup au christianisme. Et moi, je ne
+crois pas au Japon, aurait peut-être ajouté l’abbé de Voisenon, s’il eût
+eu dans ce moment l’esprit porté à la plaisanterie. Il fut bouleversé en
+entendant émettre un pareil projet. Quand il avait enfin trouvé l’abbé
+Boiviel, l’abbé Boiviel irait se faire crucifier au Japon!
+
+Inspiré par la circonstance, cette dixième muse qui vaut les neuf
+autres, Voisenon dit à Boiviel qu’il savait toutes les persécutions que
+lui avait fait endurer le clergé de Paris pour des causes qu’il voulait
+ignorer; il se garda de parler de l’or potable. Touché de tant de
+constance dans son malheur, il venait proposer à l’abbé Boiviel
+d’habiter son château de Voisenon, où, dans le repos et une vie exempte
+de soins matériels, il aurait des loisirs pour méditer et pour écrire.
+Sa démarche, hardie en apparence, était excusable, à la juger avec
+indulgence: il était heureux, riche, puissant même; ne devait-il pas
+l’appui de la confraternité à un membre du clergé moins riche, moins
+heureux que lui? L’abbé Boiviel serait comme chez lui à Voisenon; son
+indépendance n’en souffrirait pas; quand il serait las d’y séjourner, il
+le quitterait pour y revenir toutes les fois que cela lui conviendrait.
+Le sanglier se laissa museler; le soir, une bonne voiture conduisait au
+château de Voisenon le chimiste, le sorcier, le magicien Boiviel.
+J’aurai mon or potable, se disait l’abbé de Voisenon en toussant comme
+toujours.
+
+Installé au château, l’abbé Boiviel se plia à l’existence monacale qu’on
+y menait; un aussi bon régime adoucit son caractère et ses mœurs. Il
+ne parla plus de s’expatrier au Japon; mais il ne parlait pas non plus
+de l’or potable, quoi que Voisenon tentât pour le faire s’expliquer sur
+ce point essentiel. Dès qu’il abordait les questions de chimie et
+d’alchimie, Boiviel évitait de répondre, ou tombait dans une profonde
+taciturnité; et pourtant on avait payé ses dettes, tous ses loyers, tous
+ses dîners à _la Croix de Lorraine_, mémorable taverne où mangeaient les
+abbés qui avaient quinze sous par messe dite à Saint-Sulpice; on lui
+avait acheté plusieurs soutanes, plusieurs paires de bas et beaucoup de
+chemises.
+
+Au bout de trois mois de résidence au château, il était devenu gras,
+frais et rose comme il ne l’avait jamais été à aucune époque de sa vie.
+Enhardi par l’amitié qu’il avait montrée à son hôte, Voisenon osa dire
+un jour à l’abbé Boiviel que tout esprit fort qu’on le croyait dans le
+monde, il avait une foi absolue à l’alchimie: il ne niait ni la pierre
+philosophale, ni la panacée, ni l’or potable. Boiviel ne put plus
+reculer: admettait-il ou n’admettait-il pas l’or potable? Il y croyait!
+mais, selon lui, c'était un grand péché d’en composer: Dieu s’en
+offensait: c'était, pour ainsi dire, porter atteinte aux décrets de la
+création que de changer en eau ce qui avait été créé pour être métal.
+Un sorcier à scrupules religieux embarrassait étrangement l’abbé de
+Voisenon. Cependant il ne renonça pas à sa conquête de l’or potable: il
+attendit encore trois mois; et pendant ces trois mois, nouveaux agrémens
+ménagés à Boiviel, qui s’habituait au bonheur avec résignation.
+
+Traité comme ami, appelé de ce nom, Boiviel autorisa l’abbé de Voisenon
+à lui dire, dans un moment d'épanchement, qu’il n’avait plus d’espoir
+que dans l’or potable pour guérir de son asthme. Sans ce spécifique
+autant au-dessus des autres remèdes que le soleil l’emporte sur le feu,
+il n’avait plus qu'à mourir. Boiviel fut ému, ébranlé, et sa conscience
+céda à la voix de l’amitié. Seulement il dit à son ami que, pour faire
+un peu d’or potable, il fallait beaucoup d’or solide. Le premier essai
+coûterait dix mille livres au moins. Voisenon, qui en aurait donné vingt
+mille pour ne plus souffrir, consentit au sacrifice, et il remercia son
+futur libérateur, qui, dès le lendemain, commença le grand œuvre.
+Quelle sage lenteur il y apporta! Les jours suivaient les jours, les
+mois suivaient les mois! pas de l’or, si ce n’est celui que versait en
+pièces de vingt-quatre livres l’abbé de Voisenon. Le jour vint
+cependant, les dix mille livres étant épuisées, où Boiviel dit au malade
+que l’or potable était en flacon, et qu’il serait bon à boire dans un
+mois.
+
+Ce fut pendant ce mois que l’alchimiste Boiviel prit congé de l’abbé de
+Voisenon pour aller voir son vieux père qui habitait la Flandre. Avant
+deux mois il serait de retour au château, et il y arriverait à temps
+pour constater les heureux effets de l’or liquéfié. Embrassé de son ami,
+comblé de présens, sollicité de revenir le plus promptement possible,
+Boiviel quitta le château de Voisenon, où il avait vécu près d’un an, et
+l’on a vu de quelle manière.
+
+Après le temps indiqué par Boiviel pour que l’or fût potable, l’abbé de
+Voisenon commença son traitement. Il vida le premier flacon, le second,
+le troisième, attendant avec une sage patience que le résultat pût se
+manifester. On n’apaise pas un asthme en quelques jours, un asthme de
+quarante ans au moins.
+
+Boiviel ne revenait pas: depuis quatre mois il était en Flandre; aux
+quatre mois en succédèrent quatre autres: pas de Boiviel. L’année allait
+être révolue; les flacons diminuaient: pas de Boiviel.
+
+Il est inutile de dire que l’abbé Boiviel ne reparut plus, qu’il n'était
+pas moins qu’un charlatan et un voleur. Mais ce qui est singulier à
+dire, c’est que l’abbé de Voisenon se trouva beaucoup mieux de son
+asthme, après avoir bu de l’or potable composé par Boiviel. Et son
+regret, à la fin de ses jours, fut de n’avoir pas prévu la mort ou la
+disparition, tout aussi pénible, de son alchimiste; il lui aurait fourni
+les moyens de composer, en plus grande quantité, de l’or potable. En le
+ménageant trop, l’or opérait moins sur ses organes, il ne hâtait pas
+assez vite son retour à la santé: raisonnement profond, mais un peu
+ébranlé par ce fait que ne connut pas l’abbé de Voisenon, c’est qu’il
+mourut de l’asthme.
+
+Pour se montrer supérieur aux assauts du mal, il feignait souvent de se
+croire aussi dispos qu’autrefois, plus dispos même qu’il ne l’avait
+jamais été dans sa jeunesse: il quittait alors son fauteuil où il
+gémissait de l’asthme; il repoussait les oreillers d’un côté, son bonnet
+de coton de l’autre, lançait ses pantoufles loin de lui, et il appelait
+à tue-tête ses domestiques. Dans un de ces triomphes menteurs de sa
+volonté sur sa chétive organisation, il éveilla un matin, pendant
+l’hiver, son valet de chambre.
+
+--Ma culotte de drap! ma culotte de drap! criait-il.
+
+--Mais, monsieur l’abbé, y songez-vous? Vous avez été au plus bas hier
+au soir, lui objecta timidement son fidèle domestique.
+
+--C’est possible; hier soir ne me regarde pas: ma culotte de
+drap!--donne!--maintenant, mon gilet fourré!--va donc!
+
+--Mais, monsieur l’abbé, pourquoi quitter votre chambre, votre bon
+fauteuil? vous êtes si pâle!
+
+--Je suis pâle, dis-tu? cela va donc mieux que jamais; j’ai été jaune
+comme un coing toute ma vie.--Bien! j’ai mon gilet, ma culotte:--apporte
+ma redingote.
+
+--Votre redingote! que vous ne mettez que pour sortir?
+
+--C’est aussi pour sortir que je la demande. Tu raisonnes comme un pur
+valet de comédie, aujourd’hui; pourquoi ne mettrais-je pas ma redingote
+pour sortir? As-tu peur que je ne l’use trop? Voudrais-tu me la voler
+plus neuve?
+
+--J’ai peur que vous ne gagniez un redoublement de toux, si vous ne
+gardez pas la chambre. Il fait très-froid ce matin.
+
+--Ah! il fait froid; eh! mais tant mieux, j’aime le froid.
+
+--Il neige même beaucoup, monsieur l’abbé.
+
+--En ce cas, mes grandes bottes polonaises.
+
+--Vos grandes bottes polonaises? et dans quel but?
+
+--Probablement ce n’est pas dans le but de faire un poème; car si
+Boileau a dit fort sensément que, pour écrire un poème, il fallait du
+temps et du goût, il n’a pas ajouté que des bottes fussent nécessaires.
+Encore une fois, je veux mes bottes polonaises pour aller à la chasse.
+Est-ce assez clair, monsieur Mascarille?
+
+--A la chasse à la maladie, monsieur l’abbé.
+
+--Maraud! à la chasse au loup, dans le bois.
+
+--Allons, vite! mes bottes, et pas de dialogue.
+
+--Voilà vos bottes, monsieur l’abbé. En vérité, vous n’avez pas de pitié
+de votre santé!
+
+--Aurais-tu aussi des intentions sur mes bottes? Fais-moi la grâce de
+m’apporter, valet discoureur, mes gants de daim, mon feutre et mon
+fusil.
+
+--J’y vais, monsieur l’abbé.
+
+Tandis que le valet cherchait les gants et le chapeau de son maître,
+l’abbé ouvrait la croisée et appelait le palefrenier. D’impatience, il
+appelait plus fort, sifflait, et jurait même quelquefois.
+
+--Ah! vous voilà: c’est bien heureux, ma foi! monsieur le palefrenier.
+Réunissez mes chiens, détachez-en trois: je pars à l’instant pour la
+chasse, et j’emmène avec moi Misapouf, Aménaïde et Zaïre. Laissez
+reposer mademoiselle Deschamps, qui s’est foulé la patte l’autre jour,
+au ru de Savigny.
+
+--Je vais les tenir prêts, monsieur l’abbé.
+
+L’abbé de Voisenon fut bientôt équipé, à l’aide de son valet de chambre,
+qui ne cessait de lui répéter: Il fait si froid, qu’on a trouvé des
+chiens morts dans leurs chenils, des poissons morts dans les viviers,
+des vaches mortes dans l'étable, des oiseaux morts sur les branches, et
+même des loups morts de froid dans la forêt.
+
+--Mon ami, lui répondit l’abbé de Voisenon, tu en as trop dit: tes loups
+morts de froid m’empêchent de croire au reste; sur ce, je pars.
+Écoute-moi bien: au retour, je veux trouver mes cataplasmes de thériaque
+préparés, mon lait d'ânesse convenablement chaud et mes tisanes faites:
+recommande cela à l’office.
+
+--Oui, monsieur l’abbé. Il n’en reviendra pas, c’est sûr, murmurait
+encore le valet en empaquetant son maître dans sa redingote et en lui
+descendant le plus possible sur les oreilles son bonnet de laine noire,
+plissé à petits marteaux comme ces perruques factices que portent les
+cochers dans l’hiver.
+
+Suivi de ses trois chiens, qu’il amusa un instant au milieu de la cour,
+en leur sifflant aux oreilles et en les excitant au bruit d’un petit
+fouet de poche, l’abbé se lança dans la campagne toute cristallisée et
+pailletée de la quantité de neige tombée dans la nuit. Au premier pas
+qu’il fit, il tomba: il se releva vite, et arpenta le terrain. Ce devait
+être un singulier spectacle que de voir ce vieil homme, noir comme un
+cocher des pompes funèbres, aux gants noirs, aux bottes noires, à la
+redingote noire, tout noir enfin, piétiner, frétiller, gambader dans la
+neige, avec trois chiens aux flancs, et tantôt sifflant à effrayer la
+solitude, tantôt allongeant le canon de son fusil dans la direction d’un
+vol de corbeaux.
+
+Il avait fait le tour du village de Voisenon, et il allait se trouver en
+pleine campagne, quand il fut arrêté à l’issue d’une ruelle de
+chaumières par une femme qui s'écria en l’apercevant: Ah! monseigneur,
+car beaucoup de gens l’appelaient monseigneur, c’est le bon Dieu qui
+vous envoie!
+
+--Qu’y a-t-il? s’informa l’abbé; d’où vient cet effroi? pourquoi cette
+exclamation?
+
+--Notre grand-père se meurt, et il ne veut pas mourir sans confession.
+
+--Cela ne me regarde pas, mon enfant; c’est l’affaire d’un prêtre.
+
+--Est-ce que vous n'êtes pas prêtre, monseigneur?
+
+--A peu près, répliqua l’abbé de mauvaise humeur et assez interdit, à
+peu près; mais adresse-toi de préférence au prieur du couvent: il entend
+mieux cela que moi; tu vois que je chasse. Cours donc au château, sonne
+au couvent, sonne fort, et réserve-moi pour une meilleure occasion.
+
+--Monseigneur, mon grand-père n’a pas le temps d’attendre; il va
+passer. Il faut que vous veniez.
+
+--Je te le répète, répliqua l’abbé, confus en lui-même de son refus, je
+suis en train de chasser; la chose est tout-à-fait impossible.
+
+Il voulut poursuivre son chemin; mais la jeune fille, qui ne comprenait
+pas les mauvaises raisons de l’abbé, s’attacha à lui; et, le saisissant
+par les basques de sa redingote, elle le força à se détourner. Éveillés
+par le bruit de cette conversation matinale, quelques paysans parurent
+sur le seuil de leurs portes, d’autres aux croisées; et comme un village
+est une grande botte de foin sec qu’une étincelle embrase, les femmes se
+réunirent aux maris, les enfans à leurs mères; bientôt toute la
+population sortit dans les rues, afin d'être au courant de l'événement
+qui causait tant de rumeur.
+
+Abbé du Jard, seigneur de Voisenon, roi du pays, l’abbé se sentit gagné
+par une honte profonde au milieu de la foule qui l’entourait, et qui
+murmurait déjà de son refus aussi irréligieux qu’inhumain.
+
+Il n'était pas inhumain, le pauvre abbé; mais il avait complètement
+oublié les formules usitées en pareille occasion, et au fond, comme il
+était indifférent et non hypocrite, sa conscience lui reprochait d’aller
+absoudre ou condamner un homme, quand il se reconnaissait si peu digne
+lui-même de juger les autres au tribunal de la confession.
+
+Cependant la nécessité l’emporta sur ses justes scrupules, dont il ne
+pouvait se servir d’ailleurs comme d’une excuse auprès de ses vassaux;
+et, la tête basse, le fusil incliné, il se laissa conduire à la
+chaumière où rendait le dernier souffle le vieillard qui tenait à ne pas
+mourir sans l’aveu officiel de ses fautes.
+
+Les habitans s’agenouillèrent devant la porte, tandis que l’abbé s’assit
+auprès du moribond, afin de recueillir ses lentes paroles.
+
+Depuis le malencontreux moment où l’abbé avait été dérangé dans sa
+chasse, il avait perdu, car il avait des boutades de peur
+superstitieuse, la fière détermination de ne pas se croire malade ce
+jour-là. Que de signes de mauvais augure! Il avait trébuché en quittant
+le château, il avait vu des nuées de corbeaux, une fille éplorée l’avait
+forcé de se rendre auprès d’un pécheur effrayé; maintenant on disait les
+prières des agonisans autour de lui, le mourant lui parlait. L’abbé de
+Voisenon fut ébranlé; sa témérité croula, il eut froid au cœur, ses
+oreilles furent pleines de tintement, son asthme grogna au fond de sa
+poitrine. Je suis mal, se dit-il; j’ai eu tort de sortir. Pourquoi
+suis-je sorti? Ses tristes pensées se mêlèrent aux déchiremens aigus de
+sa toux; enfin il se pencha sur la tombe ouverte à son côté, il écouta
+la confession.
+
+--Vous êtes né le même jour que moi! s'écria tout-à-coup l’abbé de
+Voisenon à la première confidence du pénitent; vous êtes né le même jour
+que moi! Et il sembla dérober au malade son jaune cadavéreux.
+
+Le moribond poursuivit, et nouvelle frayeur de l’abbé.
+
+--Vous n’avez jamais écouté la messe jusqu’au bout! et moi, se dit
+l’abbé de Voisenon, qui n’en ai pas ouï le commencement d’une seule
+depuis plus de trente ans!
+
+Le pénitent ajouta:
+
+--J’ai commis, monseigneur, le grand péché que vous savez.
+
+--Le grand péché que je sais! j’en sais tant! s’avoua l’abbé; quel
+péché, mon ami?
+
+--Oui! le grand péché..... quoique marié.
+
+--Ah! je comprends! mon grand péché, quoique prêtre!
+
+Un déplorable hasard, si c’est un hasard, car le pareil péché est assez
+passé en habitude chez ceux qui ont vécu, faisait que le vassal était
+tombé au même piége que le seigneur appelé à le juger à sa dernière
+heure.
+
+Quand la confession fut finie, l’abbé se consulta avec terreur, et,
+après quelques combats où toutes les raisons furent déduites, il remit
+les péchés, en s’avouant, dans une anxiété profonde, mais traversée de
+part en part d’une épigramme, que le moribond, par reconnaissance,
+devrait bien lui rendre le même service.
+
+La cérémonie étant achevée, l’abbé se leva pour partir; les jambes lui
+manquèrent: on fut obligé de le porter jusqu’au château, où tout le
+monde fut alarmé de son abattement.
+
+Pendant tout le reste du jour, il ne parla à personne; enseveli au fond
+de son silence, il ne desserra les lèvres que pour tousser. La nuit fut
+mauvaise; des courans glacés lui traversaient les nerfs, et le moribond
+ne s’en allait pas de sa mémoire, qui lui retraçait sans cesse la
+confession de cet homme se mourant au même âge que lui et chargé des
+mêmes péchés. Au jour, son trouble fut au comble; il commanda à son
+valet de chambre de faire venir le médecin et le prieur du couvent: «Et
+tout de suite, ajouta-t-il; tout de suite!»
+
+Comprenant mieux cette fois les volontés de son maître, le domestique
+s’empressa d’aller éveiller le prieur, dont le couvent était attenant au
+château, et le médecin, qui avait une chambre dans le château même.
+C'était un jeune homme choisi par le célèbre Tronchin parmi ses
+meilleurs élèves, sur le vœu de l’abbé de Voisenon.
+
+Pénétrés l’un et l’autre du danger de M. l’abbé, le prieur et le médecin
+accourent en hâte au château; M. de Voisenon avait été si malade la
+veille! Arriveront-ils à temps?
+
+Leur zèle est si égal et si prompt, qu’ils arrivent en même temps à la
+chambre où M. l’abbé les attendait.
+
+L’abbé de Voisenon n’attendait plus; il était reparti pour la chasse.
+
+On touchait au dernier tiers de ce fatal dix-huitième siècle, qui s’en
+allait en charpie, ruiné par la débauche, la petite vérole, et aussi par
+l'âge; il se faisait hideusement vieux, et sa vieillesse n’inspirait pas
+le respect. Vieux roi, vieux ministres, vieux généraux, s’il y avait
+encore des généraux, vieux courtisans, vieilles maîtresses, vieux
+poètes, vieux musiciens, vieilles danseuses, descendaient brisés
+d’ennui, fatigués de mollesse, édentés, fanés et fardés, vers la tombe.
+Louis XV accompagnait la marche funèbre; on le conduisait à Saint-Denis
+entre deux lignes de cabarets pleins de chanteurs, joyeux de se
+débarrasser de ce fléau qu’enlevait un autre fléau: la petite vérole
+délivrait de la peste. Crébillon était mort; le fils du grand Racine,
+honoré du fameux titre de membre de l’Académie des Inscriptions et
+Belles-Lettres, était emporté par une fièvre maligne, et obtenait de la
+publicité reconnaissante du temps cet éloge nécrologique aussi bref
+qu'éloquent: «M. Racine, dernier du nom, est mort hier d’une fièvre
+maligne; il ne faisait plus rien comme homme de lettres; il était abruti
+par le vin et par la dévotion.» Douze jours après, Marivaux suivait au
+cimetière le fils du grand Racine, abruti par le vin. L’abbé Prévot
+mourait d’une dixième attaque d’apoplexie dans la forêt de Chantilly. Au
+printemps suivant, l’impudique maîtresse de Louis XV, madame de
+Pompadour, descendait à quarante-deux ans dans la tombe, après avoir
+exhalé un bon mot en guise de confession: «_Attendez encore un moment_,
+monsieur le curé de la Magdelaine, avait dit la moribonde, _nous nous en
+irons ensemble_.» Paroles bien édifiantes et dignes de rivaliser avec ce
+vaudeville qui courut dans tout Paris au sujet d’une aussi belle mort:
+
+ Il est mort, ce pauvre Soubise;
+ Sa tente à Rosbach il perdit,
+ A Versaille il perd sa marquise,
+ A l’Hôpital il est réduit.
+
+Et le journaliste ajoute en note: On sait que le prince de Soubise
+vivait avec madame de l’Hôpital; le même Soubise duquel le roi se prit à
+dire, après la journée de Rosbach, où le prince avait été complètement
+_battu_: «Ce pauvre Soubise, il ne lui manque plus que d'être
+_content_.» Jaloux aussi de partir de ce monde tout comme les autres, en
+laissant un bon mot, Rameau s'écriait avec fureur, à l’oreille de son
+confesseur, qui l’ennuyait: _Que diable venez-vous me chanter là,
+monsieur le curé? Vous avez la voix fausse_. Et là-dessus, Rameau
+mourait d’une fièvre putride: et savez-vous ce qui occupait le public le
+lendemain de la mort du plus célèbre musicien de l’Europe, le roi de
+l'école française? cette grande nouvelle: «Mademoiselle Miré, de
+l’Opéra, plus célèbre courtisane que bonne danseuse, vient d’enterrer
+son amant; on a gravé sur son tombeau:
+
+ MI RÉ LA MI LA.»
+
+Touchante oraison funèbre de Rameau! il n’y avait pas jusqu’au
+vaudeville qui ne se mêlât de mourir. Panard, le père du vaudeville,
+s'éteignait quelques jours après Rameau, et l’on disait encore avec la
+même tendresse nationale: «Les paroles ne peuvent se séparer de
+l’accompagnement.»
+
+Voyez-vous comme les rangs s'éclaircissent, comme les bougies
+s'éteignent, comme le bal touche à sa fin? les athées aussi s’en vont,
+sans savoir où, seulement après avoir été moins amusans et beaucoup
+plus dangereux au monde que ces musiciens, ces poètes et ces
+courtisanes. Près de Panard on couche dans la terre Nicolas-Antoine
+Boulanger. Encore un malheur qui vient faire tout-à-coup oublier ces
+divers malheurs; celui-là vaut la peine qu’on en parle; Molet est
+malade: Molet est l’acteur à la mode; il est tant pleuré dans sa
+maladie, que Boufflers, presque jaloux de l’intérêt qu’on porte au
+favori de la cour et de la ville, le chansonne en ces termes:
+
+ L’animal un peu libertin
+ Tombe malade un beau matin;
+ Voilà tout Paris dans la peine:
+ On crut voir la mort de Turenne;
+ Ce n'était pourtant que Molet
+ Ou le singe de Nicolet.
+
+La maladie de Molet était survenue le 15 du mois de juin; le 23, c’est
+mademoiselle Gaussin qui meurt, tant Molet était gravement malade. Et
+savez-vous comment finit cette Grâce pâle et fraîche du dix-huitième
+siècle, cette rose du Bengale de la tragédie, cette femme charmante, qui
+inspira à Voltaire les seuls vers un peu touchans qu’il ait écrits de sa
+vie? «Elle avait épousé un danseur nommé Tavolaygo, qui la rouait de
+_coups_. Zaïre rouée de coups!»
+
+Une goutte remontée enlève Helvétius, et Paris ne s’en émeut pas plus
+que de la mort simultanée de Duclos. Paris est trop occupé par ces deux
+jolis vers, écrits au bas de la statue de Louis XV, récemment
+découverte:
+
+ Grotesque monument, infâme piédestal,
+ Les vertus sont à pied, le vice est à cheval.
+
+D’ailleurs, une autre nouvelle non moins importante empêche qu’on
+s’arrête à la mort des deux philosophes, dont l’un jouissait, comme
+athée et comme philosophe, de plus de cent mille livres de revenu. «Un
+procès d’une espèce très-singulière doit se juger incessamment à
+l’Opéra. Une demoiselle _La Guerre_, fille des chœurs, a été trouvée
+dans une loge pendant une répétition. Le président de Meslay, de la
+chambre des Comptes, est l’heureux mortel qu’on a surpris; cette affaire
+rappelle celle de mademoiselle Petit.»
+
+«Piron est mort aussi hier, dit le journaliste; et il ajoute: On a dit
+qu’il avait mal reçu le curé de Saint-Roch.» Admirable bouffonnerie, que
+ces curés qui vont tous et à tour de rôle chez les écrivains du
+dix-huitième siècle pour recevoir à la tête une épigramme arrangée
+depuis dix ans.
+
+Enfin, le roi Louis XV meurt après Piron; il fait dire quelques heures
+avant sa mort par le cardinal de la Roche-Aymon: «Quoique le roi ne
+doive compte de sa conduite qu'à Dieu seul, il est fâché d’avoir causé
+du scandale à ses sujets, et il déclare qu’il ne veut vivre désormais
+que pour le soutien de la foi et de la religion, et pour le bonheur de
+ses peuples.»
+
+Voilà le bon mot du roi Louis XV; vous l’avez entendu: il aura eu le
+sien comme Rameau, comme Piron, comme Helvétius. Ce bon petit roi Louis
+XV, qui est fâché d’avoir causé du scandale à ses sujets, et qui, à sa
+dernière minute d’existence, ne veut vivre désormais que pour le bonheur
+de ses peuples: c’est s’y prendre à temps.
+
+Au reste, il meurt en mai, et trente-sept jours après, en juillet,
+_Monsieur_, frère du roi Louis XVI, envoie à la reine, sa belle-sœur,
+le madrigal suivant:
+
+ Au milieu des chaleurs extrêmes,
+ Heureux d’amuser vos loisirs,
+ J’aurai soin près de vous d’amener les zéphyrs:
+ Les amours y viendront d’eux-mêmes.
+
+Ceci voulait dire que _Monsieur_, depuis Louis XVIII, ayant cassé un
+éventail à la reine, lui en avait envoyé un autre, d’où les vers à la
+frangipane; d’où la profonde impression laissée dans tous les cœurs
+par la mort du roi Louis XV, dit le Bien-Aimé.
+
+Et savez-vous ce qui allait survivre de quelques années, de quelques
+jours seulement, à tous ces cadavres, à ces marquis qui avaient du moins
+été jeunes et beaux, à ces comtesses qui, du moins aussi, avaient eu
+l’esprit de leur libertinage, à ces poètes peu profonds, mais animés
+dans leur temps d’une verve enivrante? C'était Marmontel, ce fat qui
+croyait qu’on faisait une nouvelle aussi facilement qu’une tragédie;
+c'était Thomas, qui s’imaginait avoir l'éloquence de Bossuet parce qu’il
+parlait dans un tonneau vide; c'était Chabanon, homme dont il n’y a rien
+à dire, pas même un peu de mal; c'était Dorat, papillon de plomb;
+c'était Barthe, Marseillais sans chaleur, la pire des pires choses;
+c'était de La Harpe; c'étaient M. de Chamfort, M. François de
+Neufchâteau; tous fades oignons des folles tulipes flétries du
+dix-huitième siècle.
+
+Enfin le tour de l’abbé de Voisenon était venu. Spirituel jusqu'à sa
+dernière heure, lorsqu’on lui porta le cercueil de plomb dont il avait
+lui-même indiqué la forme et les dimensions, il dit à un de ses
+domestiques: «Voilà une redingote que tu ne seras pas tenté de me
+voler.»
+
+Il mourut le 22 novembre 1775, âgé de soixante-huit ans.
+
+L’unité de nos travaux a voulu que nous ayons tracé, presque à notre
+insu, la décadence des grands principes sociaux, en écrivant cette
+première partie de l’histoire des maisons seigneuriales de la France:
+ainsi, nous avons montré Écouen servant de tombe au despotisme du moyen
+âge, dans la personne du plus grand des Montmorency, et au despotisme
+impérial avec Napoléon. Chantilly, avec ses fêtes données à Louis XIV,
+Louis XV, au Czar; Chantilly, où Bossuet fit de la prose, Racine des
+vers, Vauban des plans de fortifications; Chantilly, type de
+l’aristocratie réduite à son essence la plus intelligente, passe
+aujourd’hui tout entier sous les couches de fumée de l’industrie. Vaux,
+cette superbe arrogance, ce monument caractéristique de l'élévation des
+ministres prodigues, est aujourd’hui une mare à grenouilles, et la
+propriété d’un duc qui sait à peine que son château appartint à Fouquet,
+et que Fouquet fut un surintendant des finances: destruction, oubli
+biblique partout. Brunoy, cette orgie, et Voisenon, cette impiété,
+disent bien haut les fautes et les vices de la noblesse et du clergé,
+quelques minutes avant l’heure où il y allait ne plus avoir ni clergé ni
+noblesse.
+
+
+
+
+PETIT-BOURG.
+
+
+On mettait autrefois douze heures avec le coche pour remonter la Seine
+jusqu'à Petit-Bourg. Une journée entière pour faire huit lieues.
+
+Aujourd’hui quatorze bateaux à vapeur, luttant de vitesse,
+accomplissent, en cinq fois moins de temps, le trajet si péniblement
+fait par les coches. Sans ridiculiser le passé, car un jour nous serons
+passé, et bientôt peut-être, on doit se féliciter de vivre à une époque
+comparativement meilleure, où l’on a la faculté de satisfaire si vite
+son désir de voir les champs et de respirer loin du bruit de Paris.
+Viennent les chemins de fer sur la ligne déjà tracée de Paris à
+Orléans, et vingt minutes suffiront pour passer du pont de la Cité au
+pont de Ris, construit par M. Aguado.
+
+Souhaitons cependant que les chemins de fer ne rendent pas la Seine à
+son ancienne solitude, en la privant de ses bateaux à vapeur, flottille
+enchantée qui fait du fleuve royal un lac italien pendant les chaudes
+journées d’automne, quand il est sillonné par _l’Aigle, le Louqsor, le
+Parisien, la Ville de Corbeil, la Ville de Montereau, la Ville de Sens_.
+J’ai dit les noms des principaux bateaux dont les flancs dorés, pavoisés
+de tentures, baignés de la folle écume de l’eau, portent chaque jour,
+mais particulièrement le samedi, des colonies de voyageurs et des
+centaines de familles, heureuses de cette navigation de quelques heures.
+Aux riches propriétaires riverains la chambre aux frêles colonnettes, le
+divan en velours rouge et les stores transparens; à la bourgeoisie de la
+campagne, aux fermiers, aux nourrices, aux vignerons, la chambre de la
+proue, sans stores, sans divan, sans colonnettes, mais bruyante,
+causeuse, à demi dans l’eau, à demi dans le vin. Partout l'éternelle
+démarcation du rang et de la foule, de la qualité et de la quantité. La
+vitesse seule égalise les conditions; riches et pauvres arrivent
+ensemble; vérité qui serait excessivement naïve à exprimer, si l’on ne
+se hâtait d’ajouter que les passagers de la chambre d’honneur emploient
+tous les moyens connus de distraction pour tuer le temps et l’espace,
+journaux, allées et venues sur le pont, lectures de livres nouveaux,
+tandis que les voyageurs de la proue s’ennuient si peu pendant la
+traversée, qu’il faut avoir recours au bruit de la cloche, à la voix des
+matelots et à vingt appels divers, pour les avertir du terme de leur
+course.
+
+La navigation par la vapeur sur la haute Seine a fait des progrès
+considérables depuis quelques années. Il y a huit ans, si ma mémoire ne
+me trompe, qu’un seul bateau fonctionnait de Paris à Montereau. Et comme
+il était mal tenu! quel loup de mer! ou quel loup tout simplement que le
+capitaine! quelle lenteur pour remonter! point de tente pour garantir du
+soleil! point de restaurant! une mauvaise cuisine de pirate clouée comme
+une aile de vautour entre la roue du bateau et le fleuve. On appelait
+cela un progrès, cependant: le coche a dû être un progrès aussi.
+
+Je ne prévois pas les riches modifications que l’avenir réserve à
+l’invention des bateaux à vapeur; mais combien ils sont différens déjà
+de ceux dont nous venons de tracer le modèle exact! Superbes et déliés à
+l’extérieur, ayant des harpes ou des lions dorés à la proue, ils
+opposent aux pieds délicats des voyageurs un pont fait de planches
+élastiques, constamment ciré par la brosse du _ship-boy_. Un cordon de
+soie descend le long des marches d’acajou, et accompagne la main jusqu'à
+la dernière marche, qui pose sur le parquet du salon. Si l’air frais du
+fleuve, si la vue de la campagne a éveillé votre appétit, sonnez,
+appelez; à bord du bateau il y a des garçons, des servantes, des chefs
+de cuisine et même une cuisine. Promenez votre imagination depuis la
+simple tasse de café jusqu’au poulet rôti, depuis le verre d’eau sucrée
+jusqu’au verre de Champagne, et faites un choix: il ne sera pas
+hypothétique comme dans la plupart des restaurans de la grande ville qui
+décroît à l’horizon.
+
+Il est moins hors de propos qu’on ne suppose peut-être de parler ici
+avec étendue de la facilité de la navigation sur la Seine. Comment
+méconnaître la valeur plus grande qu’elle a donnée aux propriétés semées
+au bord du fleuve ou près du fleuve sur une étendue de plus de quarante
+lieues? Que d’endroits où les voitures publiques n’allaient pas, tant
+ils sont loin des grandes lignes! Que de propriétés vendues, délaissées
+à cause de la difficulté d’entretenir un équipage pour s’y rendre! Avant
+l'établissement des bateaux à vapeur, les maisons de campagne placées
+dans ces conditions onéreuses étaient, à justement parler, dans
+d’autres provinces. D’ailleurs, grâce à eux, la campagne est maintenant
+à tout le monde. Que de bourgeois s’embarquent le samedi sur le bateau à
+vapeur, avec leurs chiens, qui sont en général peu de chasse, leur
+fusil, leur gibecière, et s’en vont devant eux à dix ou douze lieues de
+leur quartier! Demandez-leur s’ils ont une campagne à Choisy-le-Roi, à
+Villeneuve-Saint-Georges ou à Fontainebleau, ils vous répondront: «Je ne
+pense pas, mais j’essaierai.»
+
+Le chien de chasse est le fléau des bateaux à vapeur. On a beaucoup trop
+médit du perroquet. J’ai rencontré des perroquets en voyage; en général,
+la peur les rend sérieux et méditatifs. Mais le chien de chasse
+(puisqu’on prétend que le chien chasse) n’est jamais en repos, et il est
+partout. Chaque barque qui amène ses passagers a ses chiens, crottés
+jusqu’au museau, et tous valant cent louis. Ce chien hideux dont
+l'œil est sanglant et le poil sale, cent louis! ce chien dont
+l’affreuse queue s’enroule à l’extrémité d’un corps fluet et
+transparent, cent louis! cette chienne dont les mamelles mouillées vous
+souillent la chaussure, respectez-la; cent louis! Il faudrait prier Dieu
+de nous délivrer des chiens, si les chasseurs n’existaient pas. Je me
+suis toujours demandé si le chasseur était dans l’arche. En tout cas,
+Dieu fit très-bien de ne pas lui donner une femelle.
+
+Reportons-nous maintenant par la pensée vers ces temps où tous les
+riches seigneurs de la cour habitaient une partie de l’année leurs
+châteaux. Quel embarras pour eux de traîner leur nombreuse domesticité à
+leur suite! Que de difficultés! que de lenteurs! Aujourd’hui, tandis que
+les maîtres courent en calèche sur le pavé de la grande route, les
+domestiques sont transportés avec tout le matériel de la maison sur les
+bateaux à vapeur. Et le jour n’est pas éloigné où chaque commune aura à
+sa disposition un steamer destiné à elle seule, à sa population. Comme
+on a un équipage, on aura peut-être sur la Seine son service par eau,
+conduit par la vapeur. L’habitude et les progrès de cette navigation
+rendront faciles les manœuvres, qui sont, du reste, à la portée de
+l’intelligence la plus commune et de la prudence la plus ordinaire.
+
+Nous ne dirons pas les surprises pittoresques étalées aux regards depuis
+le pont d’Austerlitz, depuis le Jardin des Plantes, jusqu’au terme du
+voyage que font tous les jours les bateaux de la haute Seine; nous
+usurperions les droits des itinéraires. Les parties fuyantes de cette
+navigation, dont on ne se lasse pas, varient d’aspect à chaque
+demi-lieue sur la rive gauche. Après les villages à demi submergés dans
+la vapeur qui s'étend entre la route de Fontainebleau et la Seine,
+Gentilly, Ivry, Bicêtre plus loin, viennent les prés, les carrières,
+les oseraies pâles et échevelées; mais déjà Charenton lève la tête, et
+regarde Choisy-le-Roi, ruche laborieuse qui se révèle au loin par une
+odeur d’industrie. Autrefois Choisy-le-Roi ne pétrissait que des
+assiettes; maintenant on y fabrique des tuiles, du maroquin, du sucre,
+et ce que je préfère au sucre, au maroquin et aux tuiles, des verrières
+d’un admirable éclat. Ne maudissez pas cette fumée dont les bouffées ont
+obscurci un instant le paysage: elle sort d’un four dont le sable
+torréfié, réduit en lames transparentes, va devenir une peinture fragile
+qui s’encadrera dans la rosace d’une cathédrale. Tout ce qui est beau
+sort du feu et de la fumée, la pensée, la victoire, toute fertilité et
+toute splendeur. Madame de Pompadour avait son château de folie et
+d’amour au bord de l’eau. A la place du château, il y a, de nos jours,
+des bateaux de blanchisseuses. C’est moins poétique; mais, au temps de
+madame de Pompadour, Choisy-le-Roi était une seigneurie, maintenant
+c’est une commune. Qu’a gagné Choisy-le-Roi au changement? un pont.
+
+Si vous êtes assez heureux pour n’avoir pas de chiens à surveiller sur
+le pont du bateau à vapeur, regardez, et ne pensez pas. A quoi penser
+devant cet horizon d’arbres qui ondulent, devant ce lac de verdure qui
+roule, moutonne, et va se briser en écume au pied de ce château perdu au
+fond de la perspective? Il faut cependant penser à quelqu’un. C’est à
+l’aveugle du bateau à vapeur: chaque bateau a son aveugle qui joue du
+violon, assis entre sa fille et son chien. Ce chien-là ne vaut pas cent
+louis; aussi je le préfère à tous les autres, et je dirais volontiers de
+lui ce que Louis XIV disait d’un officier dont la laideur était raillée
+à haute voix en sa présence par la duchesse de Bourgogne: «Madame, je le
+trouve, moi, le plus bel homme de mon royaume, car c’est un de mes plus
+braves soldats.» Je trouve que le chien de l’aveugle est le plus beau
+des chiens, car il est le plus utile.
+
+Or l’aveugle du bateau à vapeur fait penser; car il ne voit rien, et il
+chante; pour nous les lueurs changeantes du ciel, les accidens de
+paysage; pour nous enfin le ciel, la terre et l’eau; pour lui rien:
+l’obscurité; il chante pourtant. Vous allez quelque part où vous êtes
+attendu, vous, par une sœur, par une amie, par un souvenir; vous
+descendrez sur quelque point de la rive; lui n’est attendu par personne,
+et il ne va nulle part; il ignore s’il monte ou s’il descend: il chante
+pourtant! J’en connais un qui, depuis dix ans, vit de cette manière.
+J’ai peut-être encore dix ans à l’entendre jouer du violon. Il n’est
+qu’une récompense possible à ce brave homme quand il sera dans le ciel:
+c’est d’y jouer du violon comme Artot.
+
+A Ville-Neuve-Saint-George, le bateau se désemplit s’il remonte le
+fleuve, ou il double sa cargaison s’il le descend. C’est le point où
+aboutissent les principaux embranchemens de chemins qui mènent aux
+campagnes louées par les artistes. L’Opéra, l’Opéra-Comique, le
+Conservatoire, peuplent de célébrités Hyères, Brunoy, Valenton,
+Gros-Bois et toutes les extrémités de la forêt de Sénart. La plupart ont
+des chapeaux gris, des croix d’honneur, et, il faut le dire aussi, des
+chiens de chasse. A quelle chasse peut se livrer une flûte de l’Opéra?
+
+Encore quelques riches morceaux de paysage, et vous découvrirez un pont
+d’une légèreté surprenante entre le ciel et l’eau. C’est le pont Aguado;
+le pont bien nommé, car c’est M. Aguado qui l’a fait construire: il a
+versé sept cent mille francs dans la Seine, qui ne les lui rendra
+jamais. On payait autrefois un sou pour passer sur ce pont. On assure
+que madame Aguado se plaignait un jour d'être obligée de faire arrêter
+sa voiture pour acquitter comme les autres son droit de péage. «Il n’y a
+qu’un remède à cet inconvénient, répondit M. Aguado: personne ne paiera
+plus rien pour passer sur le pont;» et le droit de péage fut aboli.
+
+Avant M. Aguado, il n’y avait pas de pont entre Choisy-le-Roi et
+Corbeil, c’est-à-dire sur une étendue de neuf lieues. Il a fallu qu’un
+banquier espagnol vînt en France pour que cet oubli du gouvernement fût
+réparé. Je ne sais si M. Aguado est Français maintenant. En tout cas,
+voilà une belle lettre de naturalisation d’une seule arche.
+
+Il est peu de châteaux en France dont la position soit aussi avantageuse
+que celle de Petit-Bourg. Bâti sur une crête entre la route de
+Fontainebleau et la Seine, il domine ce fleuve et un vaste horizon de
+campagnes. Son parc et ses pièces de gazon lui font un manteau jusqu'à
+la rive; et l'été, rien n’est comparable à ce développement rapide, à
+cette cascade de verdure riante et de verdure majestueuse. Par deux
+toiles de Raguenet, peintes dans la manière de Vander Meulen et placées
+l’une à la naissance de l’escalier de droite, l’autre au commencement de
+l’escalier de gauche, on peut comparer l'état du château actuel avec la
+physionomie du château aux siècles passés. Les changemens extérieurs
+sont peu notables. Sous le duc d’Antin et quelques-uns de ses
+successeurs, on ne voyait le château, du bas de la Seine, que par une
+seule et large coupure dans le parc, place couverte alors comme
+aujourd’hui par une belle pièce de gazon. M. Aguado a créé deux autres
+points de vue en étoile, en sacrifiant, avec un discernement exquis,
+quelques massifs d’arbres dont la perte se trouve richement compensée.
+Grâce à cette disposition, le château s’aperçoit toujours, à quelque
+endroit qu’on soit sur le fleuve; aucun angle ne le dérobe. La propriété
+y a sans doute gagné; je crois cependant que les voyageurs curieux,
+doucement portés par le bateau à vapeur de Paris à Montereau, ont encore
+gagné davantage à cette heureuse modification. C’est un quart d’heure de
+plus donné à l’appétit de leur curiosité. Les autres changemens, et il
+en est un très-grand nombre, portent sur des détails: détails infinis,
+coûteux à l’excès, mais perdus dans l’ensemble, et ne figurant avec
+importance que sur les mémoires des architectes et des jardiniers. Ce
+sont des riens permis seulement à un millionnaire.
+
+Le château de Petit-Bourg emprunte une majesté très-grande de sa
+situation. Son piédestal fait sa royauté, car il est petit en réalité,
+excessivement petit. A le voir du plan abaissé de la Seine, à
+l’extrémité radieuse de sa pièce de gazon, à la crête du parc, il paraît
+aussi étendu que le château de Vaux. Vaux cependant l’enfermerait tout
+entier dans l’un de ses pavillons. Il en est de même du parc, riche
+d’une apparence trompeuse, tout en développement et en surface. C’est un
+décor comme le château. Nous n’en dirons pas autant de la superbe allée
+de marroniers qui s'étend de la route de Fontainebleau à la grille: elle
+est magnifique, royale. La préface écrase le livre.
+
+ * * * * *
+
+Nous aurions désiré une teinte plus sérieuse, plus historique, à la
+façade du château; elle est trop jolie pour son âge. Le rose plaît aux
+yeux et à l’imagination; mais quand on a deux cents ans, le rose est du
+fard, et le vert de la coquetterie. Nous ne tairons pas que Petit-Bourg
+offre quarante croisées vertes sur un badigeon rose. Pourquoi la figure
+d’un château, comme celle d’un écusson de famille, n’arriverait-elle pas
+avec intégrité jusqu’au dernier jour de sa durée?
+
+ * * * * *
+
+Une belle cour pavée en petits cailloux sombres s’encadre devant le
+perron au bout de la longue allée de marroniers dont nous avons déjà
+parlé. Nous n’avons pas eu le loisir de constater le mérite des bustes
+en marbre placés de distance en distance sur le parapet de cette cour
+d’honneur. Le corridor, qui prend d’ordinaire le nom de salle des gardes
+dans la distribution des châteaux, nous a paru sans valeur à
+Petit-Bourg. Il conduit à la salle à manger, dallée, comme la
+précédente, en carreaux de marbre noir et blanc. C’est la plus belle
+pièce, à notre avis; elle est carrée, spacieuse et d’une suffisante
+élévation. Nous insisterions patiemment et avec notre exactitude
+habituelle sur le luxe de ce salon, si les meubles, ainsi que dans
+beaucoup de demeures seigneuriales, se recommandaient au regard par des
+souvenirs historiques. Que n’y avons-nous trouvé un vieux fauteuil à
+bras de madame de Montespan, ou une table de jeu usée par les coudes de
+son fils! nous ne l’aurions pas passée sous silence. A force de
+précision dans le style, nous aurions peut-être classé ces deux objets
+dans la mémoire du lecteur. Doit-on, quand la description est privée de
+ces ressources, porter une attention équivalente sur des meubles
+modernes, pour riches qu’ils soient, et les élever, malgré la mobilité
+de mille déplacemens possibles, à la hauteur d’une mention particulière?
+Dans les jours d’instabilité où nous vivons, le magnifique maître du
+Petit-Bourg actuel transportera, si le caprice l’entraîne, ses goûts de
+châtelain dans le Berry ou ailleurs, et les précieux tableaux attachés
+aux murs de son château seront remplacés, sous un nouveau propriétaire,
+par des fusils de chasse ou des instrumens de pêche; révolutions peu à
+craindre autrefois, quand le seigneur et la seigneurie ne se séparaient
+jamais.
+
+Toutefois le rare mérite des tableaux qui sont à Petit-Bourg commande
+une indication à la plume du narrateur; des chefs-d'œuvre méritent
+une exception, n’en déplaise à ces temps-ci.
+
+Une partie de la seigneurie d'Évry et Petit-Bourg appartenaient, au
+quinzième siècle, à Pierre Longueil, conseiller au parlement de Paris.
+La terre de Grand-Bourg dépendait aussi de ses domaines. André Courtin,
+chanoine de Paris, devint ensuite acquéreur de la seigneurie entière, où
+il fit bâtir une belle maison de plaisance et, en outre, une chapelle
+dédiée à saint André, à condition que le chapelain tiendrait les écoles
+et serait à la nomination du seigneur. Après la mort de l’abbé Courtin,
+l’archevêque de Paris devint propriétaire de Petit-Bourg, qu’il
+échangea, le 29 août 1639, avec M. Galland, greffier du conseil, contre
+une maison située rue Bourg-l’Abbé, à Paris.
+
+Quelle que soit la sécheresse de ces documens, d’ailleurs restreints par
+nous à leur plus simple utilité, il est impossible de les négliger, sous
+le prétexte qu’ils n’ont pas l’intérêt de la curiosité. Nous n’avons pas
+pris l’engagement de couronner de roses la chronologie, et, comme
+Benserade, de mettre l’histoire des châteaux de France en madrigaux.
+
+Homme riche, homme de goût, M. Galland agrandit les jardins, les orna de
+statues; il ne cessa qu'à sa mort d’embellir la propriété, qui passa
+alors (1646) à l’abbé de Saint-Benoît, Louis Barbier, plus connu sous le
+nom de l’abbé de la Rivière, et par son titre de favori du duc
+d’Orléans, frère de Louis XIII.
+
+Cette généalogie des seigneurs de Petit-Bourg, faite aussi sommairement
+que possible, va nous conduire, d’un pas mieux assuré, à l’historique de
+chacun des divers possesseurs; elle nous permet même, une fois tracée,
+de reléguer dans le silence ceux d’entre eux dont la trop faible
+importance ne mérite aucune mention. L’histoire doit être polie quand il
+ne lui est pas permis d'être généreuse.
+
+De l’abbé de la Rivière, mort évêque de Langres, Petit-Bourg passa, en
+1695, à Athénaïs de Rochechouart, mariée au marquis de Montespan, plus
+tard maîtresse de Louis XIV.
+
+Il nous est permis de suspendre ici l’indispensable énumération des
+possesseurs de Petit-Bourg, pour nous avancer sur le terrain, moins
+aride, des faits dont ce château évoque les souvenirs.
+
+Sous Louis XIV, le château de Petit-Bourg appartenait au duc d’Antin,
+fils légitime de madame de Montespan. C'était le joueur le plus acharné
+du royaume, à une époque cependant où le jeu avait ses héros et ses
+grands capitaines. Pour éteindre en lui cette dévorante passion, sa
+mère, tout entière alors aux regrets d’une conduite enregistrée par
+l’histoire, s’engagea à augmenter de douze mille livres les rentes
+annuelles dont il jouissait. La condition fut qu’il ne jouerait plus de
+sa vie. Comme pour mieux le retenir dans les liens de cet engagement,
+madame de Montespan courut en faire la confidence au roi, qui parut fort
+étonné de l’intérêt qu’on lui supposait à ce que le duc d’Antin jouât ou
+ne jouât plus. D’ailleurs d’Antin joua toujours, il joua même davantage,
+ayant à sa disposition douze mille livres de plus.
+
+Quand M. de Montespan, son père, fut mort, il eut le triste courage de
+demander au roi, l’amant public de sa mère, de le nommer duc d'Épernon.
+Ses frères adultérins, les fils de sa mère et de Louis XIV,
+l’appuyaient; mais madame de Maintenon, infatigable ennemie des
+Montespan, fit prévaloir sa haine, et le duc d’Antin ne fut pas de cette
+fois encore nommé duc d'Épernon. En attendant ce beau titre, il continua
+à jouer tout l’argent que sa mère, en manière d’expiation, lui envoyait
+pour le détourner de sa ruineuse passion.
+
+Mais, quelques années plus tard, devait finir comme avaient fini toutes
+les maîtresses de Louis XIV, dans les convulsions du mal et les plus
+affreux remords, la belle, l’ironique, la blanche, la spirituelle, la
+superbe madame de Montespan; car Louis XIV, par une fatalité attachée à
+ses amours, a déshonoré, avili, tué toutes les femmes qui ont brillé
+dans son sérail, comme si après lui elles ne pouvaient plus entrer que
+dans un couvent ou dans un cercueil.
+
+Quelle existence royale et morne que celle de madame de Montespan! Comme
+elle prévoit cette passion dont elle est menacée, et dont elle doit
+mourir! Elle se cache en vain dans les bras de son mari; elle baisse la
+tête, elle ferme les yeux, tout est inutile. Le roi l’a vue, le roi l’a
+trouvée belle; elle sera la maîtresse du roi, quoiqu’elle aime,
+quoiqu’elle vénère son mari. Elle dit à son mari de prendre garde, de
+veiller sur elle, de la défendre, d’aller l’enfouir au fond d’un château
+dans leurs terres de la Guyenne. Comme on demande pardon d’avoir commis
+une faute, elle demande avec supplications qu’on ne lui laisse pas
+commettre la grande faute d'être aimée du roi et peut-être de l’aimer.
+Il fallait être un mari bien froid, bien présomptueux, ou bien aveuglé
+par l’amour, pour ne pas céder à tant de prières sensées. M. de
+Montespan aimait beaucoup sa femme; et voilà pourquoi, étrange
+conséquence! il fut sourd à ses avertissemens si tendrement, si
+énergiquement donnés. Aussi la postérité, qui a eu des pitiés
+vengeresses pour des malheurs semblables, a laissé ce mari imbécile dans
+le néant, et le nom de Montespan ne réveille autre chose que le nom
+d’une courtisane intelligente et belle, dont on ne connaît pas plus le
+mari que le coiffeur.
+
+Enfin elle fut la maîtresse de Louis XIV, et elle le fut assez
+long-temps pour s’en souvenir toujours et mourir, malgré ses pénitences,
+de la douleur de ne plus l'être. Sa royauté, il faut le dire, était
+encore plus enviable et plus extraordinaire que celle de Louis XIV, né
+roi parce que son père avait été roi, son grand-père roi. La royauté de
+madame de Montespan lui venait de ses charmes, de ses yeux où se
+peignait tout l’esprit de ses pensées, de sa beauté enfin, distinguée,
+choisie parmi les plus rares. Les questions de moralité écartées, rien
+n’est comparable à la destinée d’une maîtresse de Louis XIV, le plus
+galant des hommes quand il n’en était pas le plus indifférent, le plus
+égoïste. Tout cédait le pas à ses maîtresses. Avant ses fils, avant ses
+bâtards, avant lui-même, il mettait madame de Montespan, comme il avait
+mis auparavant mademoiselle de La Vallière, comme il devait mettre plus
+tard madame de Maintenon. Madame de Montespan assistait au conseil des
+ministres, suivait le roi à la chasse, ou plutôt était suivie du roi,
+qui ne lui parlait jamais que chapeau bas à la portière, la glace à demi
+soulevée.
+
+Un jour cependant il lui fallut quitter les Tuileries, Versailles,
+Marly, les brillans carrousels où elle était toujours remarquée; il
+fallut faire ses adieux à la grandeur et à la puissance sous toutes ses
+formes, éprouver tout ce qu’il y a d’affreux et d’amer dans le triomphe
+de ses ennemis, et tout ce qu’il y a d’amer et d’affreux dans
+l’indifférence de ses amis. Elle qui avait répandu tant d'étincelles
+ingénieuses sur le fond si sombre et si grave de la cour, elle qui avait
+prêté tant d’esprit à Louis XIV, elle qui était, après tout, la mère de
+quatre enfans dont il était le père, vit un jour entrer Bossuet, qui lui
+signifia l’intention du roi. L’intermédiaire était bien choisi. Celui
+qui faisait l’oraison funèbre de toutes les puissances mortes était de
+droit appelé à prononcer la déchéance de la maîtresse de Louis XIV, qui
+ne savait s’adresser qu’aux prêtres dans les occasions équivoques de sa
+vie. On ne sait pas au juste de quelle raison se servit M. de Meaux pour
+annoncer à madame de Montespan sa disgrâce; mais elle demeura convaincue
+que le roi la quittait, non pas parce qu’elle était moins jolie et moins
+séduisante, mais parce que le roi avait été tout-à-coup saisi de la peur
+du diable, terreur dont il éprouvait des accès par intermittence.
+Redouter le diable au point de rompre avec une femme adorée, avec madame
+de Montespan, pour se livrer immédiatement à une autre femme, à madame
+de Maintenon, c'était peut-être avoir raison contre la première, au
+point de vue religieux; mais, dans tous les cas, c'était dire tacitement
+à la seconde qu’on se donnait à elle par respect pour le diable.
+Toutefois il faut admirer le diable, qui se sert de l’organe d’un
+confesseur pour engager un roi à se défaire d’une maîtresse, et pour que
+ce roi se jette dans les bras d’une autre maîtresse moins belle et moins
+aimable. Les diables ne font pas les choses à demi.
+
+Chassée de la cour, des carrosses du roi, de sa pensée et de son
+cœur, madame de Montespan alla où allaient alors toutes les
+courtisanes en disgrâce, tous les favoris usés, toutes les maîtresses
+flétries, épées rouillées, fleurs de la veille; elle se retira au
+couvent. Cette reine dépossédée avait prévu de si loin sa chute sans
+oser y croire, qu’elle avait fait bâtir de ses épargnes la communauté où
+elle se retira le voile au front, le dépit aux lèvres et une colère
+pleine d’espérance dans le cœur. Pendant de longues années elle
+invoque en vain dans ses courses inquiètes le baume de la religion. On
+n’oublie pas si vite qu’on a été la maîtresse d’un roi de France,
+surtout lorsqu’on est encore belle! Quel amour console de cet amour
+perdu? Des hauteurs de Petit-Bourg, à travers ces bois qu’elle
+parcourait sans cesse, elle cherchait Paris, la ville où elle avait
+régné. Ceux qui, par une douce soirée d'été, passent en chantant sur le
+bateau à vapeur aux flancs de cette admirable propriété, ne savent pas
+toutes les larmes qui ont été répandues dans cet espace par une femme
+blessée du mépris d’un roi. On la voyait fuir comme une ombre désolée le
+soir derrière les arbres de son parc, ou descendre à pas rapides
+jusqu’aux bords de la Seine, dont les ondes chargées de ses regrets et
+de ses murmures devaient les porter jusqu’aux pieds du palais de son
+infidèle amant.
+
+Bonne, même avant d'être malheureuse, elle chercha dans son exil à se
+distraire par des œuvres de bienfaisance. Son goût était de marier
+les jeunes gens qui l’approchaient; elle dotait les jeunes filles, leur
+achetait le trousseau, promettait son appui aux nouveaux ménages. Mais
+elle disait toujours à la mariée, et bien bas, en présidant à ces
+unions: «Mon enfant, n’aimez jamais un roi.»
+
+Fatiguée de ne rencontrer le repos nulle part, elle se renferma pour
+toujours à sa communauté de Saint-Joseph; et le père de Latour, célèbre
+oratorien, devint son directeur de conscience. La piété lumineuse des
+prêtres de cet ordre est restée dans la mémoire de ceux qui savent le
+passé de nos mœurs. Quelle patience héroïque! quelle persuasion
+soutenue! quelle science universelle, éloquente et familière à la fois,
+quelle simplicité et quelle subtilité de pensées ne leur fallait-il pas
+pour voir clair, pour marcher dans ces consciences qui venaient à eux,
+ou gonflées de venin, ou malades, ou découragées, exaltées ou détendues,
+demandant de la religion comme la soif demande de l’eau? Comment la leur
+présenter pour qu’ils ne la rejetassent pas? Une lente et pieuse
+obsession obtint d’elle qu’elle ne penserait plus à retourner à la cour
+ni à se venger de ses ennemis. Une femme ne pas se venger d’une femme
+qui l’a fait descendre du premier trône du monde! Elle promit, elle tint
+parole. Elle fit plus, elle écrivit à son mari qu’elle irait vivre
+auprès de lui, s’il consentait à lui pardonner et à la recevoir. Son
+humiliation n’eut pas son prix: M. de Montespan continua à la mépriser,
+et il mourut avec son mépris pour elle. Elle remercia Dieu et travailla
+assidument pour les pauvres à des ouvrages grossiers; elle cousait des
+chemises de forte toile, n’interrompant sa tâche que pour prier ou
+soutenir son corps par des mets d’une austère frugalité. Ses jarretières
+et sa ceinture étaient armées de pointes de fer qui la perçaient à
+chacun de ses mouvemens. Elle dompta même sa langue ou plutôt son
+esprit, ce dard superbe, flexible et vivant, avec lequel elle
+transperçait autrefois les réputations de la cour, et les blessait pour
+long-temps quand elle ne les tuait pas. La railleuse, la moqueuse
+impératrice se fit simple et indulgente femme, comme si elle n’avait
+jamais eu ni esprit ni malice; comme si elle n’avait jamais connu le
+monde, qui rend de tels sacrifices si onéreux et si méritoires. Et qu’on
+juge si ces abaissemens lui coûtèrent! Elle resta belle jusqu'à sa
+dernière heure, belle comme lorsqu’on la voyait du haut de son cheval de
+chasse, les bras nus, le cou mouillé par une écume de dentelles, les
+joues pourprées de jeunesse, appuyer, en souriant, l'épée du roi sur la
+tête effroyable et blessée du sanglier vaincu au milieu des chiens et
+des piqueurs.
+
+Cependant un orgueil lui resta, que son confesseur ne put terrasser ou
+qu’il ne voulut pas abattre, afin de mieux faire ressortir peut-être les
+autres triomphes obtenus. Malgré ses pointes de fer, ses chemises de
+toile jaune, son austérité et ses terreurs de la mort, madame de
+Montespan ne renonça jamais aux lois du cérémonial en pratique à la
+cour. Il n’y avait qu’un fauteuil dans sa chambre, et il était pour
+elle, reçût-elle la visite des princes ses fils, ou celle de la duchesse
+d’Orléans. On s’asseyait sur des chaises. Jamais elle ne rendit aucune
+visite.
+
+Sa maladie arriva comme un coup de foudre; elle en mourut à cause de
+l’extrême ignorance, il est à peine besoin de le dire, qu’on apporta à
+la soigner, si l’on peut appeler soin l’espèce de travail brutal qu’on
+exerça sur elle. On la gorgea d'émétique, remède très en vogue au
+dix-septième siècle, et dont personne ne revenait.
+
+Son fils légitime vint, la regarda froidement, et il ordonna qu’elle fût
+embaumée. C'était un fils légitime. Tuée par les médecins, elle fut
+hachée par les embaumeurs. Son corps n'était plus rien quand il sortit
+de leurs mains pour être remis aux gens d'église, lesquels, sur une
+question de préséance, laissèrent la bière pendant plusieurs heures à la
+porte de l'église. Enfin, on n’inhuma pas le corps; ce ne fut que
+long-temps après que la dignité publique le fit transporter à Poitiers
+et déposer dans le caveau de famille.
+
+Et le roi, que dit-il? le roi ne dit rien.
+
+Ainsi finit madame de Montespan, maîtresse de Louis XIV, mère du duc
+d’Antin, le possesseur du château de Petit-Bourg.
+
+Pétillant d’esprit, d’une figure remarquablement belle, homme de cour
+comme peu l’ont été, infatigable à tous les exercices comme à tous les
+jeux, il avança assez vite sur le chemin de la fortune, dès que sa mère
+eut cessé de vivre. Jusqu'à ce moment, il avait trouvé dans madame de
+Maintenon un invincible obstacle aux projets de son ambition. Il mit
+adroitement à profit sa position qu’aucun interdit ne gênait plus. Le
+maréchal de Villeroi, chez lequel le roi avait l’habitude de s’arrêter,
+était sous le coup de la disgrâce. Son château, un des beaux monumens de
+la splendeur seigneuriale, avait perdu la faveur des royales visites.
+Pourtant, Louis XIV, déjà très-vieux, ne pouvait guère se rendre d’un
+trait à son palais de Fontainebleau; les carrosses, même ceux de la
+cour, n’avaient ni la souplesse ni la calme rapidité des voitures
+d’aujourd’hui; la route n'était pas celle qui s'étend maintenant, comme
+un seul pavé, des Tuileries à Orléans. Fontainebleau était aux déserts.
+D’Antin saisit le beau côté de l’empêchement. Son château de
+Petit-Bourg, placé entre Paris et Fontainebleau, offrait une étape
+naturelle à la course si longue et si difficile du roi. Avec beaucoup de
+modestie, avec peu d’espoir de voir accepter son offre téméraire, il lui
+fit proposer de vouloir bien s’arrêter à son château de Petit-Bourg, si,
+sur son passage, il n’en trouvait pas de plus dignes que le sien. Madame
+de Maintenon consultée, Louis XIV agréa la proposition du duc d’Antin,
+et il promit d’aller coucher au château de Petit-Bourg le 13 septembre.
+On était en 1707.
+
+D’Antin perdit la tête quand il sut que le roi voulait bien descendre
+chez lui. Le roi et madame de Maintenon! c'étaient deux rois à loger, à
+fêter pendant tout un jour et toute une nuit. Comment être neuf dans
+cette circonstance? Comment éclipser les Condé et les Villeroi, ces
+princes qui s'étaient montrés d’une si ingénieuse magnificence chaque
+fois que Louis XIV avait honoré leurs châteaux de sa présence? On avait
+tant tiré de feux d’artifice chez Fouquet! on avait tant usé et abusé
+des promenades sur l’eau à Chantilly! D’ailleurs à Petit-Bourg le
+terrain par sa pente ne permet pas d’offrir de belles et limpides eaux à
+la proue d’une escadre dorée. D’Antin se rongeait les ongles. Se confier
+à quelqu’un, c'était admettre quelqu’un à partager le bénéfice de
+l’invention. Enfin, la muse des courtisans le visita: il eut une idée;
+et le jour de la visite arriva.
+
+«Le roi partit de Versailles le 12 septembre, à midi, pour aller à
+Petit-Bourg. Dans son carrosse étaient madame la duchesse de Bourgogne,
+madame la duchesse de Lude, dame d’honneur, et madame la comtesse de
+Mailly, dame d’atour. Les gardes-du-corps, les gendarmes, les
+chevau-légers et les mousquetaires gris et noirs étaient disposés sur la
+route par escadrons.
+
+»A Juvisy, le roi fit très-obligeamment arrêter son carrosse pour
+recevoir des corbeilles de fruits qui lui furent présentées par M. le
+président Portail, qui a une maison en ce lieu-là. Sa majesté reçut ces
+fruits avec la bonté qui lui est naturelle, dit le _Mercure galant_, que
+nous citons, et elle les présenta elle-même à madame la duchesse de
+Bourgogne et à Madame. Ces corbeilles étaient accompagnées d’autres
+rafraîchissemens dont sa majesté remercia M. Portail. Avant que
+d’arriver à Petit-Bourg, elle fut rencontrée par M. le marquis d’Antin,
+qui était venu pour la saluer sur la route, et qui reprit les devans
+pour la recevoir à Petit-Bourg. Sa majesté y arriva à quatre heures, et
+entra dans l’appartement que ce marquis lui avait fait préparer; elle le
+trouva fort beau. Au retour de la promenade, le roi travailla jusqu'à
+l’heure du souper, qui fut servi par les officiers de sa majesté, qui
+s’y étaient rendus la veille. Toutes les tables tinrent comme à
+Versailles, et furent servies de même. Les gardes-du-corps ne manquèrent
+de rien, et les gardes françaises et les Suisses ne purent vider tous
+les tonneaux de vin qu’on leur distribua.»
+
+Telle est la manière sèche et officielle dont le _Mercure galant_ de
+septembre 1707 rend compte de la visite de Louis XIV au château de
+Petit-Bourg. Il est d’autres mémoires du temps, et ceux de Saint-Simon
+ne doivent pas être omis, qui parlent de l’honneur fait au duc d’Antin
+en termes plus étendus: nous n’avons pas manqué d’y puiser.
+
+Quelques heures avant l’arrivée de Louis XIV au château de Petit-Bourg,
+le duc d’Antin fut frappé d’une pensée qu’il aurait pourtant dû avoir
+avant ce moment extrême. Le désespoir le saisit, sa raison s'égara, il
+sentit ses idées se brouiller dans sa tête, quand il n’avait peut-être
+jamais eu un besoin si grand de sang-froid, de contenance et de dignité.
+Il était un homme perdu, déshonoré, ridiculisé pour tout le reste de sa
+vie. Quelle était donc l’erreur où il était tombé? Quel oubli
+irréparable avait-il donc commis? Son oubli était, en effet, un crime
+pour un courtisan et un courtisan aussi délié que lui, sur le point de
+ressaisir la faveur du roi et celle de madame de Maintenon. Lui, qui
+avait donné à son château une forme si nouvelle, afin d'être récompensé
+d’un sourire de Louis XIV, lui, qui avait choisi grain à grain le sable
+où la cour passerait, lui, homme d’esprit, n’avait pas remarqué, jusqu'à
+ce moment fatal, que le chiffre du roi et de sa mère, madame de
+Montespan, était gravé, incrusté, peint partout. Ces deux lettres, L M,
+arrêtaient le regard, à quelque endroit qu’il se portât. Comment les
+faire disparaître? Elles brillaient aux panneaux des portes, sur le
+marbre des cheminées, au dos des fauteuils. Et madame de Maintenon
+allait voir ces terribles emblèmes, témoignages de la passion de Louis
+XIV pour une autre femme qu’elle! A ce spectacle si honteux pour elle,
+nul doute qu’elle remonterait en carrosse et partirait, furieuse, pour
+Fontainebleau. Quelle vengeance ne tirerait-elle pas d’un tel affront,
+qu’elle supposerait avoir été long-temps calculé par le fils de madame
+de Montespan? D’Antin se voyait à la Bastille ou au fond d’un cachot
+d’une prison d'état. Pourtant les heures s'écoulaient, déjà des
+mousquetaires caracolaient devant les grilles. D’Antin n’avait plus qu'à
+se noyer dans la Seine, tandis que le roi arrivait à Petit-Bourg par la
+route de Fontainebleau. Avant de se noyer, d’Antin voulut cependant tuer
+son intendant, en raison de ce principe qui veut qu’un intendant ait
+toujours moins d’esprit que son maître, quand il advient au maître d’en
+avoir, et qu’il soit plus sot que lui, lorsque le maître commet une
+sottise. Je le tuerai, criait-il en promenant ses mains irritées sur le
+chiffre entrelacé du roi et de sa mère: je le tuerai! n'était-ce pas à
+lui à remarquer, à effacer, à pulvériser ces emblèmes qui seront ma
+ruine et ma mort? Décidément, je le tuerai.
+
+L’intendant fut appelé.
+
+--Monsieur, lui dit le duc d’Antin, vous êtes un misérable.
+
+--Monseigneur...
+
+--Vous êtes un insensé!
+
+--Mais, monseigneur, en quoi?
+
+--Vous méritez un châtiment.
+
+--Que je sache du moins...
+
+--Eh! quoi, vous avez laissé subsister ces chiffres, quand le roi doit
+se rendre ici?
+
+--Je pensais, monseigneur...
+
+--Vous pensiez! vous ne savez donc pas?... Faut-il que je vous apprenne
+que madame de Montespan fut autrefois distinguée par le roi?
+
+--Je ne l’ignorais pas, monseigneur.
+
+--C’est donc pour me nuire, me perdre, m’assassiner, que vous n’avez pas
+détruit ces chiffres?
+
+--Pourquoi les aurais-je détruits?
+
+--Il faut donc que je descende encore à vous dire que le roi a remplacé
+dans ses affections, où nul n’a le droit de pénétrer, madame de
+Montespan par madame de Maintenon?
+
+--Je savais aussi cela, monseigneur, et je regrette une confidence
+semblable, puisqu’elle paraît tant vous affliger.
+
+--Mais expliquez-vous, monsieur! puisque vous n’ignoriez aucun de ces
+faits, pourquoi ne m’avez-vous pas épargné la ruine dont je suis
+menacé?
+
+--Monseigneur, répondit l’intendant, si j’ai conservé partout où il a
+été placé le chiffre de madame de Montespan et du roi, c’est que le nom
+de madame de Maintenon comme celui de madame de Montespan commence par
+un M. Le roi croira que c’est une des mille surprises que vous lui avez
+préparées. Il verra dans ce chiffre la première lettre de son nom et la
+première lettre du nom de madame de Maintenon, qui ne sera pas moins
+flattée de votre ingénieuse courtoisie. Voilà pourquoi je n’ai pas
+anéanti ces deux lettres qui vous ont tant causé de peine, monseigneur.
+
+--Dès ce moment vos gages sont triplés, dit le duc d’Antin à son
+intendant. N’oubliez qu’une chose, c’est que je me suis mis en colère
+devant vous. Vous pouvez vous retirer, monsieur.
+
+Ainsi que l’intendant l’avait prévu et si adroitement dit pour sa
+défense, le roi et madame de Maintenon prirent pour une délicieuse
+galanterie du duc d’Antin la répétition de leur chiffre semé avec tant
+de prodigalité autour d’eux.
+
+Le roi et madame de Maintenon, au jour et à l’heure indiqués, vinrent
+donc à Petit-Bourg avec toute leur suite, leurs officiers, leurs gens et
+leurs carrosses.
+
+La propriété était naturellement assez belle pour que le duc d’Antin
+n’eût pas eu, comme cela était à craindre, la triste fantaisie de faire
+planter des rosiers à la place de ses beaux chênes, et de dévaster ses
+parterres pour les remplir d’eau et de petits poissons. Le roi admira ce
+qui sera éternellement beau à Petit-Bourg (à moins que les chemins de
+fer ne veuillent le contraire), un parc superbement planté sur la crête
+d’un riche point de vue, et descendant, comme une décoration mouvante,
+jusqu'à la Seine, miroir de tant de beautés; un parc qui semble fait
+pour amuser le soleil, tant on lui a pratiqué de rues, de places, de
+portiques où courir, s'étendre et darder. En automne, il a des déclins
+inimaginables; il a des épanouissemens féeriques; il se fait à lui-même
+des illuminations sur son passage; tantôt il se montre rouge et découpé
+au ciseau au fond d’une lunette de verdure; tantôt il s’ouvre et
+s'élargit en teinte dorée derrière des branches qui flambent de clarté,
+comme des sarmens au feu, et les terrasses, toutes peuplées de blanches
+statues, et la Seine, la rivière royale, se colorent de la mélancolique
+garance de cette aurore boréale dont les oiseaux seuls, les moutons
+penchés sur les coteaux et les pâtres indifférens, ont le spectacle
+solitaire jusqu'à la première étoile.
+
+Mais si le duc d’Antin eut le bon sens de ne vouloir inventer aucune
+rivière imprévue, aucun nouveau soleil, pas la moindre nature pour faire
+sa cour au roi, il jeta madame de Maintenon dans une vive surprise en
+l’introduisant dans l’aile du château qui lui était réservée.
+
+A peine madame de Maintenon a-t-elle posé le pied sur la première
+marche, qu’elle croit saisir une ressemblance. Cet escalier est
+exactement le même que celui de Saint-Cyr, sa fondation orgueilleuse et
+chérie. C’est bien la même rampe en fer doré. Elle monte, redoublement
+de surprise: les portes d’appartement sont, comme à Saint-Cyr, toutes
+guillochées de dorures délicates, s’enlaçant en ceps de vignes sur un
+fond blanc et mat. Elle entre, mêmes cheminées en marbre pâle, mêmes
+flambeaux à branches élancées et courbées en rameaux. Cette première
+pièce ne diffère en rien de celle de sa maison religieuse. Nombre égal
+de petites et de grandes glaces; exacte tapisserie d’Aubusson,
+représentant, ainsi qu'à Saint-Cyr, l’histoire d’Esther et d’Assuérus.
+Madame de Maintenon, émerveillée, passe dans la pièce destinée à être sa
+chambre pour une seule nuit. L’enchantement continue. C'était à croire
+qu’une fée avait transporté de Saint-Cyr à Petit-Bourg les siéges, les
+tapis, les pendules, les tableaux, les livres; les livres même dont
+madame de Maintenon faisait sa lecture habituelle sont là; et rien qui
+trouble cette ressemblance magique: les livres ont le caractère
+extérieur, la forme distincte, la physionomie fatiguée, les plis, les
+taches des livres de Saint-Cyr. Elle les retrouve dans la position où
+elle les a laissés sur sa table de méditation. Elle s’assied, c’est son
+fauteuil; elle prolonge son regard, ce sont ses rideaux; elle l'élève,
+c’est le Christ d’ivoire au pied duquel elle prie. Pas une couleur, pas
+une nuance, pas un trait, qui soit une dissemblance. Elle sourit, et
+remercie le duc d’Antin, qui a pleinement réussi dans son miracle de
+courtisan.
+
+Comme elle était arrivée de bonne heure au château de Petit-Bourg, elle
+put encore entendre la messe dans une galerie pratiquée près de sa
+chambre. Autre prévoyance pieuse du duc d’Antin. A Saint-Cyr, madame de
+Maintenon assistait à la messe dans une pareille galerie. L’attention la
+flatta extrêmement; et comme tout ce qui semblait lui plaire était du
+goût du roi, il n’y a pas de termes assez justes pour peindre le bonheur
+de leur hôte. Il n’est sorte d’amusemens qu’il ne leur procurât; et les
+amuser était très-difficile alors. Le roi et madame de Maintenon étaient
+déjà bien vieux. Cependant la musique, les promenades, les scènes de
+divertissement arrangées sur le passage de la cour, le plaisir des
+personnes de la suite, l’ordre qui accompagnait ces coups de théâtre
+calculés avec beaucoup d’art, parvinrent à distraire les royaux
+visiteurs, malgré leur âge, leur infirmité, leur profond ennui.
+
+Lorsque le roi se fut retiré un instant dans l’appartement de madame de
+Maintenon, il fit appeler d’Antin, qui commençait à recevoir par la
+faveur de cette audience le prix de son zèle. Le duc profita de cette
+entrevue pour soumettre au roi le plan du château de Petit-Bourg. Tout
+fut approuvé par le roi, dont le goût était très-sûr et très-distingué
+en matière de jardins. Cependant il fit remarquer au courtisan
+respectueux qu’une longue allée de marroniers masquait la perspective
+précisément en face de la chambre qu’il occupait, lui, le roi,
+d’ailleurs ravi de tout le reste. L’observation fut accueillie par le
+duc d’Antin avec reconnaissance. Il convint que cette allée de
+marroniers n’avait pas été heureusement plantée.
+
+Le lendemain matin, quand le roi s’approcha de la croisée, quel ne fut
+pas son étonnement![C] l’allée de marroniers avait disparu.
+
+Le roi se montra fort touché des efforts que le duc avait faits pour
+lui rendre agréable son séjour au château; mais, toujours moqueuse
+malgré ses grands dehors de piété, madame de Maintenon dit à d’Antin, en
+présence des courtisans, au moment de quitter le château: «Il est
+heureux, monsieur le duc, que je n’aie pas déplu au roi; vous m’eussiez
+envoyée coucher sur le pavé du grand chemin.»
+
+Ceci était peut-être de la jalousie: le duc d’Antin eut le tort de
+n’avoir pas deux allées de marroniers à abattre, une en l’honneur du
+roi, l’autre en l’honneur de madame de Maintenon.
+
+Le célèbre jardinier Le Nôtre avait dessiné une grande partie des
+jardins de Petit-Bourg, à l'époque de l'élévation de madame de
+Montespan. Quel nom que celui de Le Nôtre! C’est le Louis XIV des
+jardins. Il n’est pas un château dont les échos ne répètent son nom; il
+mériterait une histoire.
+
+La vie de Le Nôtre fut une des plus occupées, comme elle fut une des
+plus heureuses. Une fois couvert de la protection du roi, on se le
+disputa à la cour ainsi qu'à la ville pour avoir un parc dessiné par
+lui. Le frère du roi, le duc d’Orléans, l’employa dans ses jardins de
+Saint-Cloud; le prince de Condé lui commanda le tracé de ses parterres,
+les plus délicieux du monde, et la division de la forêt de Chantilly, le
+boudoir des forêts; il laissa aussi tomber sa règle et son compas sur
+les parcs de Villers-Cotterets, de Meudon, de Chaillot, de Livry et de
+Sceaux.
+
+Voilà l’artiste; voici l’homme. Voulant connaître l’Italie, préjugé
+éternel de ceux qui vont chercher au loin des images et des pensées
+qu’ils ont chez eux et en eux, Le Nôtre alla à Rome pour y visiter les
+jardins dont on lui opposait la riche ordonnance. Son goût n’y puisa pas
+beaucoup; ses idées s’y agrandirent. Son voyage eût peu mérité d’occuper
+l’attention de ses biographes, sans la connaissance qu’il fit à Rome du
+chevalier Bernin, et sans sa présentation au pape Innocent XI, événement
+où la familiarité de son caractère se mit si singulièrement à nu, que
+cette présentation devint depuis un épisode de sa vie à raconter.
+
+Au lieu de s’humilier avec une ferveur religieuse devant le chef de la
+chrétienté, Le Nôtre s'écria en sa présence: «Non, je n’ai plus rien à
+désirer, j’ai vu les deux plus grands hommes du monde, votre sainteté et
+le roi mon maître.--Il y a une grande différence, reprit le pape; le roi
+est un grand prince victorieux, et moi, je suis un pauvre prêtre,
+serviteur des serviteurs de Dieu; il est si jeune et je suis si vieux!»
+Encouragé à laisser parler son cœur, Le Nôtre frappa sur l'épaule
+d’Innocent XI, en lui disant: «Mon révérend père, vous vieux! Vous vous
+portez bien, et vous enterrerez tout le sacré collége.» Le mot fit rire
+le pape, au cou duquel Le Nôtre finit par sauter, tant était vive sa
+joie de pouvoir parler au pape comme il parlait à Louis XIV. Aussi libre
+au Louvre qu’au Vatican, Le Nôtre embrassait Louis XIV toutes les fois
+qu’il revoyait ce prince après quelque absence.
+
+Le roi était du reste habitué depuis long-temps à cette familiarité de
+Le Nôtre. Lorsqu’il alla, pour la première fois, à Versailles, examiner
+les progrès des travaux, il s’arrêta devant les deux pièces d’eau qui
+sont sur la terrasse. Le Nôtre fut complimenté. L'éloge enhardissant
+celui-ci, il confia au roi son projet de construire la double rampe,
+différens bosquets et une foule d’autres parties exécutées plus tard.
+Émerveillé des vues de Le Nôtre, le roi lui coupait à chaque instant la
+parole pour lui dire: «Le Nôtre, je vous donne vingt mille livres.» A la
+quatrième interruption, Le Nôtre se tourna brusquement et dit au roi:
+«Sire, votre majesté n’en saura pas davantage, je la ruinerais.»
+
+A quatre-vingt-cinq ans, sentant ses facultés s’affaiblir, et voulant,
+comme cela se disait alors, s’occuper de son salut, il demanda sa
+retraite, que Louis XIV ne consentit à lui accorder qu'à la condition
+qu’il se présenterait de temps en temps à la cour.
+
+Un peu avant sa mort, étant allé à Marly pour se promener sous les
+allées qu’il avait plantées dans sa jeunesse, il y rencontra le roi
+monté dans sa chaise couverte traînée par des Suisses. Louis XIV exigea
+que Le Nôtre montât à côté de lui dans une chaise à peu près semblable.
+L'émotion étouffait le vieux jardinier; ayant aperçu Mansart, le
+surintendant des bâtimens, qui marchait à pied à quelque distance, il
+s'écria, les yeux pleins de larmes: «Sire, en vérité, mon bonhomme de
+père ouvrirait de grands yeux, s’il me voyait dans un char auprès du
+plus grand roi de la terre. Il faut avouer que votre majesté traite bien
+son maçon et son jardinier.»
+
+ * * * * *
+
+Sorti de la classe la plus obscure, il s'éleva, par son génie, sa belle
+conduite et la pureté de ses mœurs, au grade de chevalier de l’ordre
+du roi, de contrôleur des bâtimens de sa majesté et dessinateur de tous
+ses jardins.
+
+ * * * * *
+
+Les honneurs n’altérèrent jamais la naïveté de sa bonne nature. Louis
+XIV lui ayant accordé, en 1675, des lettres de noblesse et la croix de
+Saint-Michel, il voulut aussi lui donner des armes. «Sire, dit-il, j’en
+ai déjà: trois limaçons couronnés d’une pomme de choux.» Ajoutant:
+«Pourrais-je oublier ma bêche? Combien doit-elle m'être chère! N’est-ce
+pas à elle que je dois les bontés dont votre majesté m’honore?»
+
+Il mourut à quatre-vingt-huit ans.
+
+Quoique Louis XIV aimât passionnément l'étiquette, il était heureux dans
+beaucoup d’occasions de ne revêtir que le simple costume de marquis de
+cour et de se promener sans le cortége solennel des gentilshommes de sa
+maison. A la campagne surtout, il tenait à jouir de cette liberté si
+précieuse. Dès qu’on devinait son désir d'être seul, on restait peu à
+peu en arrière, on s’arrêtait par petits groupes; enfin, on le laissait
+isolé sur le chemin de sa promenade. Le jour de sa visite à Petit-Bourg,
+il sembla manifester l’intention de parcourir sans le fastueux embarras
+de sa suite les diverses parties de la propriété du duc d’Antin.
+Aussitôt ses officiers se retirèrent, se repliant vers le château, où,
+parmi les divertissemens infinis préparés pour eux par le duc, les
+tables de jeu, on le suppose, n’avaient pas été oubliées.
+
+Grand amateur de jardins, Louis XIV s’arrêta au milieu des potagers de
+Petit-Bourg, qui devaient leur célébrité aux soins d’un horticulteur de
+génie, d’un homme dont le nom est resté, comme celui des peintres et des
+sculpteurs illustres du même temps. Ce jardinier, fécondé par un regard
+de Louis XIV, était La Quintinie, qui devait le premier perfectionner
+en France la culture des fruits et des légumes, et asseoir son
+illustration à côté de celle de Le Nôtre.
+
+Jean de La Quintinie débuta par être avocat à Paris, où il était venu de
+Poitiers, son berceau natal. Il obtint même de grands succès au barreau,
+avant que des rapports de profession ne le fissent connaître de M. de
+Tambouneau, président en la chambre des comptes, au fils duquel il fut
+attaché en qualité de précepteur. Dans Virgile, qu’il expliquait à son
+élève, il admirait moins une poésie tendre et délicate qu’il ne tenait
+compte des préceptes de jardinage dont il abonde. La description de la
+tempête dans l'_Enéide_ le laissait froid, tandis qu’il suivait avec
+passion la manière d'élever les abeilles dans les _Géorgiques_. Grâce
+aux vastes propriétés de son protecteur, M. de Tambouneau, il eut la
+facilité de résoudre par la pratique ses théories horticulturales. Il
+planta, sema, greffa avec une liberté si illimitée et si heureuse, qu’il
+en oublia le barreau pour écrire un livre où puiseront éternellement les
+faiseurs de traités du jardinage et de manuels de l’agriculteur. Ce
+livre fut intitulé: _Les Instructions pour les jardins fruitiers et
+potagers_. Il lui attira d’unanimes éloges, et lui valut la gloire
+d’avoir pour élève en jardinage le grand Condé, nom illustre, toujours
+resplendissant à côté de celui de Louis XIV, toutes les fois que la
+postérité reconnaissante se souvient d’un encouragement accordé aux
+artistes du dix-septième siècle. De La Quintinie donna aussi à Londres
+des leçons de son art au roi d’Angleterre; à son retour en France, il
+entretint avec des seigneurs anglais une correspondance rendue publique
+après sa mort.
+
+Quand la réputation de La Quintinie fut consacrée par de beaux travaux,
+Louis XIV, qui avait l’instinct de ne jamais laisser s'égarer une
+supériorité à l'étranger, alla chercher cet homme, dont tout le mérite
+était de donner une saveur plus douce à une pomme ou à une cerise, un
+éclat plus vif à une rose, et quelques feuilles de plus à un œillet,
+seules fleurs, pour le dire en passant, que la botanique du temps
+daignât remarquer; et il créa en sa faveur une charge de
+directeur-général de tous les jardins fruitiers et potagers de toutes
+les maisons royales. La Quintinie fit produire à Versailles des fruits
+et des légumes dont l’excellence ne fut pas seulement appréciée de Louis
+XIV; après avoir orné la table de tous les successeurs du grand roi, ils
+sont encore de nos jours en haute estime à la cour du roi régnant.
+
+Au retour de son excursion dans le verger, le roi ne manqua pas de
+remercier le duc d’Antin d’avoir fait contribuer aux travaux d’utilité
+et d’embellissement de Petit-Bourg ceux dont il avait le premier
+découvert et honoré le mérite. Autant Louis XIV était jaloux de la
+gloire téméraire des courtisans qui, avant lui, mettaient en lumière le
+talent d’un homme supérieur, autant il aimait qu’on ratifiât les arrêts
+de son goût en employant les artistes de sa prédilection particulière.
+Ainsi on s’explique pourquoi on rencontre dans tous les châteaux de
+quelque valeur les ouvrages des sculpteurs et des peintres qui ont orné
+Versailles, Marly, Fontainebleau et les autres demeures royales. Il est
+inutile de faire remarquer que ces artistes célèbres multipliaient leurs
+tableaux et leurs statues autant dans le but de doubler les échos de
+leur renommée que pour élever les avantages acquis à leur position.
+
+Le roi éprouva une nouvelle satisfaction en voyant les statues placées
+sur son passage. C'était encore un hommage rendu à son discernement. Les
+frères Keller les avaient signées, et l’on sait que la part prise par
+les frères Keller aux ornemens de Versailles est immense. Il est peu de
+bassins pour lesquels ils n’aient fondu quelque divinité accroupie,
+versant des nappes d’eau de son urne inclinée. Quoiqu’ils eussent à
+maîtriser des matières aussi rebelles que le bronze et le fer, ils
+parvinrent à des résultats incroyables de perfection, et avec des
+procédés bien moins sûrs que ceux d’aujourd’hui. Il est douteux que les
+sculpteurs qui leur confiaient leurs modèles eussent poussé aussi loin
+qu’eux la correction unie à la vérité des mouvemens, et la science des
+muscles, sans tomber dans la sécheresse de la dissection. Ils jouèrent
+avec le feu et le cuivre liquide comme les figurations pétries avec ce
+bronze figé jouent avec l’eau. Toutes ces allégories humides, qui
+représentent les principaux fleuves du royaume, la Garonne, la Dordogne,
+la Seine, la Marne, se fondent avec une harmonie grave dans le plan
+sévère du parc; elles y sont mieux à leur place, si on ose le dire, que
+de frileuses statues si malades d'être nues. Le bronze est d’une nudité
+moins absolue que le marbre, et il va bien à notre ciel sans soleil et
+sans lune: ciel aveugle.
+
+Nés à Lyon l’un et l’autre, les frères Keller moururent tous les deux à
+Paris.
+
+On a d’eux à Versailles:
+
+Dans le parterre d’eau, Bacchus, Apollon, Antinoüs, Silène; ensuite, et
+placés au bassin à droite dans le parterre d’eau, la Garonne, la
+Dordogne, la Seine, la Marne et quatre nymphes; placés dans le bassin à
+gauche, toujours dans le parterre d’eau, le Rhône, la Saône, la Loire
+et cinq nymphes. Ils fondirent encore, sur la composition de Vanclère,
+un lion sur un lion; et, d’après de Raon, un lion sur un sanglier. Ces
+deux groupes sont aussi dans un des bassins du parterre d’eau.
+
+Les frères Keller reproduisirent, dans les châteaux des riches favoris
+de Louis XIV, leurs principaux ouvrages, mais sur une échelle moins
+royale et moins coûteuse.
+
+Louis XIV poursuivait ainsi sa promenade au milieu des travaux pleins de
+goût semés avec intelligence sur la riche surface du château de
+Petit-Bourg, s’admirant dans les efforts de ses favoris, qui le
+prenaient en tout pour exemple et pour guide, s’applaudissant de
+reconnaître, quelque endroit où il allât, la superbe influence de
+Versailles et de Fontainebleau. Mais tout-à-coup son orgueilleuse
+préoccupation est absorbée; il s’arrête en face d’une statue qui se
+dresse au point final d’une allée du parc. Ses sourcils se froncent, il
+penche la tête tantôt à droite et tantôt à gauche, il s’avance, il
+recule, il avance encore; sa canne à pomme d’or est posée
+perpendiculairement près de son œil droit, tandis que sa main gauche
+parée de dentelles ne cesse de s’agiter en manière d'étonnement. Cette
+scène muette se prolonge jusqu’au moment où le roi, ayant acquis la
+certitude qu’il a raison, se prend à dire à haute voix: Cette statue
+est fort belle; c’est un Girardon admirable; mais elle n’est pas
+d’aplomb! non, elle n’est pas d’aplomb! elle penche vers la droite.
+Comment le duc d’Antin ne s’en est-il pas aperçu? Allons lui en faire la
+remarque. Allons!
+
+D’aussi loin que Louis XIV, fier de sa découverte, reconnut le duc
+d’Antin, qui se promenait au haut de la terrasse et causait avec des
+seigneurs de la cour, il lui fit signe de venir au plus vite. Les
+groupes de seigneurs et d’Antin se hâtèrent d’accourir vers le roi, dont
+ils auraient voulu deviner la pensée; en un instant ils l’entourèrent.
+
+--Messieurs, leur dit le roi en se dirigeant du côté de la statue de
+Girardon, vous allez me dire votre opinion avec franchise, comme vous la
+dites toujours. Nous avons une observation critique à adresser
+indirectement à M. le duc d’Antin, parmi les grands éloges dus à
+l’excellente ordonnance de sa propriété.
+
+--Sire, je me condamne d’avance, répondit le duc.
+
+--C’est ce que je ne vous demande pas, monsieur le duc. Je vous récuse,
+s’il vous plaît.
+
+--Sire, je me tairai.
+
+On était arrivé devant la statue de Girardon.
+
+Le roi fit quelques pas, et se tournant ensuite vers les courtisans
+respectueusement attentifs: Messieurs, le socle de cette statue vous
+semble-t-il en parfait équilibre?
+
+Les personnes consultées par le roi, après avoir regardé long-temps et
+minutieusement la statue, ne rompaient pas le silence.
+
+--Vous ne répondez pas, messieurs! me serais-je trompé? Cependant mon
+coup d'œil a été sûr plus d’une fois. Regardez mieux, je vous prie,
+votre complaisance m’obligera.
+
+Obéissant au désir du roi, les courtisans recommencèrent, à de nouveaux
+points de vue, à des distances diverses, leur premier examen, trouvé
+insuffisant.
+
+--Eh bien! messieurs! toujours le même silence? Je suis donc condamné?
+Je vous rends votre liberté d’opinion, monsieur le duc. Vous-même,
+dites-nous ce que vous pensez de la position de cette statue, qui nous
+avait paru pencher vers la droite.
+
+--Sire, puisque vous me permettez de parler, j’oserai dire que j’ai le
+tort de ne pas voir comme votre majesté en ce moment. Le faune de
+Girardon me semble, sauf le respect que je professe, sire, pour votre
+avis, être perpendiculaire à la ligne horizontale du terrain. Me
+sera-t-il permis à cette occasion de faire remarquer à votre majesté que
+la courbure du sol au sommet de cette allée du parc peut causer
+l’erreur? Le socle est posé sur une surface courbe.
+
+--J’admets, monsieur le duc, votre objection; mais je persiste dans mon
+sentiment, malgré le côté sensé d’une remarque que j’avais déjà faite.
+Pour terminer le différend, voulez-vous, messieurs, que l’architecte de
+M. le duc d’Antin soit juge entre nous? L’acceptez-vous pour arbitre?
+
+--Votre majesté s’est déjà montrée vraiment trop généreuse en daignant
+mettre en balance son opinion et la nôtre.
+
+--Monsieur le duc, il nous serait agréable que vous fissiez appeler
+céans votre architecte, s’il est ici. Nous attendrons.
+
+Après s'être incliné, le duc d’Antin remonta avec empressement l’allée
+qui conduit au château.
+
+Pendant sa courte absence, le roi, oubliant la discussion, indiqua du
+bout de sa canne aux courtisans les nombreuses beautés de l’ouvrage de
+Girardon, son statuaire de prédilection; il tenait son chapeau à plumes
+dans la main gauche afin de se garantir des rayons du soleil. On
+l'écoutait avec une espèce d’adoration lorsqu’il parlait des grands
+artistes dont il avait doté la France et son règne. Alors ses chagrins
+de plomb semblaient ne plus peser autant sur sa profonde décrépitude; il
+relevait peu à peu le front; il était vénérable, lamentable et beau.
+Que lui restait-il de ses guerres? l’humiliation; de ses maîtresses?
+madame de Maintenon; de ses fils? des souvenirs de poison. Mais de
+Girardon, de Puget, de Lebrun, de Racine, de Corneille, il lui restait
+d’impérissables statues, des livres, des tableaux qui devaient illuminer
+la longue route de son siècle.
+
+Louis XIV se plut à parler avec onction de quelques-uns de ces artistes,
+revenant toujours sur le mérite particulier de Girardon.
+
+Troyes, en Champagne, fut la patrie de François Girardon, un des
+artistes dont la vie accompagna pas à pas le règne de Louis XIV, et fut
+la plus dévouée aux volontés de ce monarque. Né en 1627, il ne mourut
+qu’en 1715; soixante années de cette glorieuse vie furent employées à
+tailler des statues, des fontaines, des vases et des bas-reliefs pour
+les jardins royaux, et notamment pour Versailles, qu’il vit commencer et
+finir, embrassant dans sa longévité patriarcale la période des nombreux
+sculpteurs du dix-septième siècle, presque tous nés après lui et morts
+avant lui. Cette ample existence, jointe à l’influence qu’il acquit par
+sa renommée et la charge d’inspecteur-général de tous les ouvrages de
+sculpture dont il fut revêtu à la mort de Lebrun, rendent raison de la
+prépondérance de son goût sur les artistes de son temps. A l’exception
+de Puget, trop rustique, trop d’un seul bloc, pour obéir à d’autres
+ordres que ceux de son inspiration, tous les sculpteurs du dix-septième
+siècle inclinèrent le ciseau devant lui, et passèrent sous son équerre.
+Auguier, Coysevox, Renaudin, Coustou, furent ses élèves ou ses
+courtisans; et par déférence ou par conviction, malgré les dissemblances
+de leur génie, ils adoptèrent sa manière sans se permettre d’autre
+mérite, avec la faculté incontestable d’en avoir à ajouter à celui de
+leur maître, que de multiplier ses formes uniquement gracieuses:
+Versailles fut un monastère qui eut sa règle invariable et son abbé
+inflexible dans Girardon. Ses statues et celles de ses disciples sont de
+la même famille. Au lieu du nez droit des Grecs, signe accepté de
+plusieurs générations de sculpteurs, ce furent les chutes des reins
+ondulées, les petites épaules, et les chairs chiffonnées qui
+caractérisèrent l'école de Girardon. Elle ne vaut pas celle de Jean
+Goujon, qui s’ensabla sous le règne de Louis XIII, sans qu’on en puisse
+dire au juste la raison; mais, à coup sûr, elle vaut infiniment mieux
+que celle dont le chevalier Bernin, géant de plâtre, était alors le
+représentant en Italie, et mieux encore que toutes celles qui lui ont
+succédé au dix-huitième siècle et au dix-neuvième siècle, jusqu'à nous.
+Quand on n’atteint pas à l'énergie du geste comme Puget, on n’a rien de
+mieux à faire que de s’arrêter à l’amabilité des formes de Girardon.
+S’il n’eut pas toutes les qualités dévolues à la statuaire antique, la
+réflexion serrée, la grâce dans l’exactitude, la vie idéale à la surface
+de la vie réelle, il eut à un très-haut degré l’instinct de toutes les
+sensibilités de la chair, qualités dont il eut les défauts, en poussant
+la vérité jusqu'à la trivialité du moment, c’est-à-dire jusqu'à voir le
+plus gracieux modèle d’une nature de choix dans l'épiderme soyeux d’une
+duchesse.
+
+Enfin, d’Antin revint accompagné de son architecte, de celui dont le roi
+attendait la sentence sans appel.
+
+--Décidez entre nous, monsieur, lui dit le roi d’un ton de bonté
+encourageante. Cette statue est-elle ou n’est-elle pas en équilibre?
+
+Avant de répondre, l’architecte posa son équerre au milieu de la statue,
+et laissa pendre le fil à plomb jusqu’au bas du socle.
+
+--Sire, dit l’architecte en montrant la direction du cordon aux
+courtisans, la statue penche d’un pouce au moins vers la droite.
+
+--J’avais donc raison, messieurs, dit le roi en désignant le duc
+d’Antin, qui paraissait moins confus de sa propre défaite que satisfait
+de la victoire de Louis XIV.
+
+--Sire, répondit-il, vous nous pardonnerez de n’avoir pas la rectitude
+de votre regard; sinon ce serait nous punir de ne pas vous égaler.
+
+Les autres courtisans varièrent ce thème élogieux sur toutes les notes,
+quoique au fond, eux et le duc d’Antin, le premier, sussent parfaitement
+que le faune de Girardon tombait sur le côté d’une manière sensible. La
+comédie avait parfaitement réussi.
+
+Cette supériorité de lumières plaisait au roi, qui prenait pour des
+avantages réels sur l’intelligence des autres ces concessions
+complaisantes, renouvelées sous mille formes autour de lui.
+
+Le duc d’Antin, devenu, par cette première flatterie, surintendant des
+bâtimens, la reprit souvent avec succès. Dans les _pièces relatives au
+siècle de Louis XIV_[D], de Voltaire, on lit (pages 390-391): «Les
+chefs-d'œuvre de sculpture furent prodigués dans ses jardins. Il en
+jouissait et les allait voir souvent. J’ai ouï dire à feu M. le duc
+d’Antin que, lorsqu’il fut surintendant des bâtimens, il faisait
+quelquefois mettre ce qu’on appelle des cales entre les statues et les
+socles, afin que, quand le roi viendrait se promener, il s’aperçût que
+les statues n'étaient pas droites, et qu’il eût le mérite du coup
+d'œil. En effet, le roi ne manquait pas de trouver le défaut. M.
+d’Antin contestait un peu, et ensuite se rendait et faisait redresser la
+statue, en avouant avec une surprise affectée combien le roi se
+connaissait à tout. Qu’on juge par cela seul combien un roi doit
+aisément s’en faire accroire.
+
+»On sait le trait de courtisan que fit ce même duc d’Antin, lorsque le
+roi vint coucher à Petit-Bourg, et qu’ayant trouvé qu’une grande allée
+de vieux arbres faisait un mauvais effet, M. d’Antin la fit abattre et
+enlever la même nuit; et le roi, à son réveil, n’ayant plus trouvé son
+allée, il lui dit: Sire, comment vouliez-vous qu’elle osât paraître
+devant vous? elle vous avait déplu.
+
+»Ce fut le même duc d’Antin, qui, à Fontainebleau, donna au roi et à
+madame la duchesse de Bourgogne un spectacle plus singulier, et un
+exemple plus frappant du raffinement de la flatterie la plus délicate.
+Louis XIV avait témoigné qu’il souhaiterait qu’on abattît quelque jour
+un bois entier qui lui ôtait un peu de vue; M. d’Antin fit scier tous
+les arbres du bois près de la racine, de façon qu’ils ne tenaient
+presque plus; des cordes étaient attachées à chaque corps d’arbre, et
+plus de douze cents hommes étaient dans ce bois prêts au moindre signal.
+M. d’Antin savait le jour que le roi devait se promener de ce côté avec
+toute sa cour; sa majesté ne manqua pas de dire combien ce morceau de
+forêt lui déplaisait:--Sire, lui répondit-il, ce bois sera abattu dès
+que votre majesté l’aura ordonné.--Vraiment, dit le roi, s’il ne tient
+qu'à cela, je l’ordonne, et je voudrais déjà en être défait.--Eh bien,
+sire, vous allez l'être.--Il donna un coup de sifflet, et l’on vit
+tomber la forêt.--Ah! mesdames, s'écria la duchesse de Bourgogne, si le
+roi avait demandé nos têtes, M. d’Antin les ferait tomber de même.»
+
+La plaisanterie de la duchesse de Bourgogne sur les formes expéditives
+du duc d’Antin rappelle singulièrement le bon mot de madame de
+Maintenon, le jour où l’allée fut aussi coupée au pied au château de
+Petit-Bourg; conformité qui autorise à douter de l’une ou de l’autre
+anecdote, si elle n’invite pas à les rejeter toutes deux, malgré le
+témoignage de Voltaire.
+
+L’art de courtisan, dont on s’est moqué avec plus de haine que de
+raison, n'était pas, comme on a le tort habituel de le croire, une
+infirmité dégradante, un abaissement de l'âme. Sans doute Dangeau était
+parfois ridicule par l’excès de son adoration pour Louis XIV, quoique
+Dangeau, et son journal même le prouve, fût un écrivain tout aussi
+agréable pour son temps qu’il est utile à consulter dans le nôtre; sans
+doute le duc d’Antin et le duc de la Feuillade, l’un en sciant au pied
+un rideau d’arbres, l’autre en érigeant au roi, au milieu de la place
+des Victoires, une colossale statue équestre autour de laquelle des
+flambeaux brûlaient toute la nuit, poussèrent trop loin le dévouement
+domestique et l’affection privée; mais le sentiment qu’ils gâtaient par
+l’exagération mérite une étude, et non du mépris. Cette étiquette, dont
+ils se montraient si jaloux et si heureux, n'était pas chose vaine
+alors. Comment se classaient les hommes? est-ce par l’intelligence ou
+par le rang? Puisque c’est par le rang, rien ne pouvait être inviolable
+comme le rang; et l’on ne voit pas pourquoi on n’aurait pas dû avoir
+autant de juste vanité à offrir à Marly le bougeoir à Louis XIV qu’on en
+a eu plus tard à réclamer dans un plat d’argent les cheveux de Napoléon
+quand il se les faisait couper. Or le rang représentait plus de la
+moitié du courtisan; le respect et l’affection personnelle, si
+nécessaire sous une monarchie absolue, faisaient le reste. Cette
+affection valait à la couronne des officiers dévoués au moment de la
+guerre et des amis dans le malheur. Le courtisan Turenne se faisait
+emporter par un boulet; le courtisan d’Antin envoyait toute son
+argenterie à la fonte pour que les soldats de Louis XIV ne mourussent
+pas de faim pendant les si désastreuses campagnes de la fin de son
+règne. N’altérons pas les idées en déshonorant les noms; ne pas aimer
+la monarchie absolue n’oblige pas à méconnaître le fond de son
+institution, le caractère de sa langue, la sincérité de son culte.
+Qu’eût été Louis XIV sans courtisans? Se le figure-t-on au milieu des
+sujets d’un stathouder? A cet esprit de cour, à ce fanatisme pour la
+monarchie personnifiée, à cette tendresse, qui ne rougissait pas de
+baisser la tête devant le roi, à la condition de la laisser tomber pour
+lui dans l’occasion, la France doit une flexibilité de langage
+impossible à surpasser, une variété de charmantes formules de
+conversation, qui sont à la pensée ce que les feuilles sont au bois d’un
+arbre, c’est-à-dire un ensemble touffu, gazouillant, inépuisable,
+harmonieux. Sans ces fous de marquis, ces vicomtes débraillés, sans ces
+chevaliers galans, dans lesquels nous ne voyons que des courtisans, nous
+serions, comme nation civilisée, au niveau des Hollandais pour la
+finesse de manières, et des Anglais pour l'élégance du langage: un
+siècle en arrière. Quand le roi est la patrie, le monde c’est la cour.
+
+En 1717, à l'époque de transformation où les hommes d’esprit
+commençaient à détrôner, en politique comme en littérature, les fortes
+capacités du siècle précédent, un homme de génie, dans toute l’exigeante
+acception du mot, Pierre Ier, czar de Moscovie, eut une seconde fois
+l’envie de connaître la France. On sait que ce désir avait été
+antérieurement éludé par Louis XIV, peu jaloux, dans sa vieillesse
+inquiète et sans faste, d’accueillir à sa cour un souverain venant
+exprès du fond du nord pour voir de près les magnificences qu’on lui
+avait racontées de la cour du grand roi. Mais Louis XIV était mort,
+Louis XV était encore enfant, le régent ne haïssait pas la
+représentation, et d’ailleurs le czar avait depuis Louis XIV étendu une
+illustration sans exemple d’un bout de l’Europe aux extrémités de
+l’Asie: son projet devait se réaliser. Après avoir voyagé en Hollande,
+en Allemagne et en Angleterre, il ne pouvait trouver d’obstacle sérieux
+à voir la France, alors plus fermement qu’aujourd’hui encore placée à la
+tête des nations civilisées.
+
+Pour la première fois peut-être, un monarque sortait de ses états
+lointains, non par un vain désir de voir et d'être vu, mais pour
+s’instruire dans les arts utiles au commerce et à la navigation, deux
+grandes, deux fécondes passions du fondateur de l’empire russe.
+
+Dunkerque fut le port où, le 21 mai 1717, descendit Pierre Ier,
+accompagné de sa suite. Pour le recevoir dignement, le régent avait mis
+à sa disposition des fourgons, des carrosses en très-grand nombre, les
+plus riches équipages du roi, avec ordre de traiter le czar comme le
+roi lui-même. Le marquis de Nesle se présenta à lui à Calais pour lui
+faire les honneurs du voyage jusqu'à Beaumont, d’où le maréchal de Tessé
+devait l’escorter jusqu'à Paris. Cette déférence parut naturelle au
+czar; et, pendant toute sa résidence dans la capitale, il ne se montra
+jamais surpris du cérémonial outré dont on usa envers lui.
+
+«Ce prince, dit une relation historique dédiée au czar lui-même, et
+écrite par l’auteur du nouveau _Mercure François_, arriva à Paris entre
+neuf et dix heures du soir, le roy étant déjà couché. Il fut surpris de
+voir les rues Saint-Denis et Saint-Honoré toutes illuminées, avec un
+peuple infini qui occupoit les fenêtres et les passages.»
+
+Quoique ses appartemens eussent été dressés au Louvre avec une
+somptuosité digne de son rang, on jugea, et ce fut fort à propos, de lui
+tenir prêt l’hôtel de Lesdiguières, appartenant au maréchal de Villeroi.
+On supposa que le czar serait plus à l’aise qu’au Louvre dans un hôtel
+exclusivement dévolu à lui seul. Ainsi qu’il avait été réglé, le
+maréchal de Tessé, qui avait rencontré Pierre Ier à Beaumont,
+l’accompagna jusqu'à Paris, et lui servit d’introducteur au Louvre le
+soir du même jour, vers neuf heures. Les marbres, les lumières répandues
+à l’excès dans les appartemens, les girandoles de cristal, jouant,
+tournant et miroitant à ses yeux, les dorures des plafonds et des
+portes, les couleurs cramoisies des tapisseries, le fatiguèrent à tel
+point, qu’il voulut s’en aller tout de suite à l’hôtel de Lesdiguières.
+«Étant entré dans la salle (une des salles du Louvre), où il trouva deux
+tables de soixante couverts chacune, en gras et en maigre, il les
+considéra, et demanda un morceau de pain et des raves, goûta à cinq ou
+six sortes de vins, but deux gobelets de bière, qu’il aime beaucoup, et
+jetant les yeux sur la foule de seigneurs et autres personnes dont les
+appartemens étoient pleins, il pria M. le maréchal de Tessé de le faire
+conduire à l’hostel de Lesdiguières, proche l’Arsenal.» On avait encore
+trop richement orné cet hôtel pour ses goûts d’une simplicité austère.
+Dédaignant les meubles opulens placés par l’ordre du régent, et surtout
+le lit d’or et de soie qui lui était destiné, il fit porter et préparer
+son lit de camp, et s’y coucha à demi habillé, comme il en usait à
+l’armée. C'était à cet empereur sauvage que le seigneur le plus délicat
+de la cour avait prêté son riche, son magnifique hôtel.
+
+Sa personne était en analogie parfaite avec son esprit; la rudesse et
+l’intelligence marquaient sa physionomie et ses actions. Grand, maigre,
+mais bien pris, l'œil noir asiatique, le teint animé, rougeâtre
+comme la glace au soleil, il avait par momens des irritations nerveuses
+dont tous les angles et les muscles faciaux étaient émus. S’il
+s’apercevait de sa contraction, il la domptait et l’effaçait sous un
+sourire affecté, mais plein de grâce.
+
+«Le même jour, le czar étant sorti à cinq heures du matin dans un
+carrosse à deux chevaux seulement, il alla à l’Arsenal, à la
+Place-Royale, dont il fit le tour; ensuite à la place des Victoires,
+qu’il dessina, et y lut les inscriptions; et de là à la place de
+Louis-le-Grand, dont il admira la statue équestre. Il s’arrêta chez le
+charpentier du roi, vit travailler ses ouvriers, et travailla avec eux,
+s’informant du nom et de l’usage des outils différens; il descendit
+aussi chez le menuisier du roi, où il fit ses observations. Ce monarque
+avoit prié le jour précédent M. le duc d’Antin de lui fournir une
+description de tout ce qu’il y avoit de plus curieux à Paris: deux
+heures après, ce seigneur lui apporta un cahier proprement relié, qui
+contenoit toutes les raretés de cette grande ville; il le reçut sans
+l’examiner; mais, l’ayant ouvert, il fut agréablement surpris de le voir
+traduit en langue esclavonne, et s'écria qu’il n’y avoit qu’un François
+capable de cette politesse.
+
+»M. le duc d’Antin accompagna le czar à l’académie royale de Peinture et
+de Sculpture, où M. Coypel, peintre célèbre, eut l’honneur de lui
+expliquer tous les sujets différens qui méritent quelques observations.
+
+»Le 16, le czar se rendit aux Invalides à l’heure du dîner. Il salua en
+particulier tous les officiers, et leur fit l’honneur de les nommer ses
+camarades.»
+
+On connaît son costume: perruque sans poudre, habit sombre, point de
+dentelles; jamais de gants.
+
+Son appétit était primitif comme ses manières: il mangeait énormément,
+buvait davantage; il buvait toujours. Sa suite aurait cru lui faire
+injure en affectant de la sobriété. Son aumônier seul le surpassait en
+intempérance.
+
+Et cependant ce prince, trivial jusqu'à passer des journées entières
+avec des maçons, à partager leurs travaux, méprisant à un degré presque
+puéril l'éclat du luxe, la mollesse de notre vie intérieure, le
+relâchement de nos habitudes, était d’un despotisme presque raffiné sur
+l'étiquette, d’une tyrannie subtile sur les questions de préséance.
+C'était un ours tombé dans l’habit d’un marquis; un ours poudré.
+
+On est émerveillé de la docilité du régent à condescendre à toutes les
+servilités d’une étiquette qui, apparemment, voulait que le prince
+visité fût le laquais du prince visiteur. Le czar prétend ne mettre le
+pied hors de son hôtel de Lesdiguières qu’après avoir été salué par le
+duc d’Orléans, et le duc d’Orléans s’empresse de se rendre au caprice du
+czar, lequel fait deux pas en avant, tourne le dos, et passe le premier
+dans un cabinet où il s’assied au haut bout. A l’Opéra, le czar a soif,
+le duc d’Orléans se lève, va chercher de la bière, et en offre un verre
+dans une soucoupe; quand le czar a bu, il prend une serviette des mains
+du duc d’Orléans et s’essuie les lèvres. Le czar nous coûtait six cents
+écus par jour, y compris le service du duc d’Orléans.
+
+Nous passons sur une foule de traits qui décelèrent le caractère du czar
+pendant son séjour à Paris, pour mentionner un événement de la fête dont
+il fut le héros chez le duc d’Antin à Petit-Bourg.
+
+«Le 30 de mars, M. le duc d’Antin engagea ce prince à aller dîner à
+Petit-Bourg, d’où il a dû se rendre à Fontainebleau, tout étant disposé
+pour l’y recevoir, et pour lui donner successivement le plaisir de la
+chasse du loup, du cerf et du sanglier.
+
+»Il s’en faut beaucoup que les voyages des empereurs Charles IV,
+Sigismond, et Charles V, en France, aient eu une célébrité comparable à
+celle du séjour qu’y fit Pierre-le-Grand. Ces empereurs n’y vinrent que
+par des intérêts de politique, et n’y parurent pas dans un temps où les
+arts perfectionnés pussent faire de leur voyage une époque mémorable;
+mais quand Pierre-le-Grand alla dîner chez le duc d’Antin, dans le
+palais de Petit-Bourg, à trois lieues de Paris, et qu'à la fin du repas
+il vit son portrait, qu’on venait de peindre, placé tout d’un coup dans
+la salle, il sentit que les Français savaient mieux qu’aucun peuple du
+monde recevoir un hôte si digne.» (_Histoire de Russie_, part. II, chap.
+VIII, p. 336, édition Delangle.)
+
+Ni Voltaire, que nous citons, ni Saint-Simon et Dangeau, à qui nous
+empruntons souvent, ne parlent de ce voyage du czar en France avec la
+minutieuse fidélité du _Mercure_, quoique tous les trois affectent
+l’ordre chronologique le plus absolu dans leur récit. A notre avis, _le
+Mercure_ est la meilleure source où l’on doive puiser quand on a besoin
+de connaître les événemens du temps de Louis XIV, du régent et de Louis
+XV. Ce mérite, il n’est pas besoin de le dire, n’est relevé ni par celui
+du style ni par celui d’un esprit de critique même au niveau de la
+liberté fort restreinte de l'époque. Père du journalisme, _le Mercure_ a
+débuté par la naïveté, et le journalisme est, je crois, maintenant assez
+éloigné de son origine.
+
+Nous détacherons encore de cet excellent recueil quelques lignes
+instructives parmi celles qui sont consacrées au séjour du czar à Paris.
+
+«Le dimanche, 30 du passé, le czar arriva de bonne heure à
+_Petit-Bourg_, où M. le duc d’Antin lui fit servir un dîner magnifique,
+après lequel il alla coucher à Fontainebleau. Le lendemain, il courut le
+cerf avec l'équipage du roi, et monta les chevaux de M. le comte de
+Toulouse, qui se trouva à cette chasse; elle fut si vive, que le cerf
+fut forcé en moins d’une heure et demie. Le czar, qui n’avoit jamais
+pris ce plaisir royal, en parut fort content, et fit à M. le comte de
+Toulouse toutes les honnêtetés imaginables.
+
+»Il revint coucher à Petit-Bourg, où M. le duc d’Antin le reçut aussi
+magnifiquement que la veille, quoique ce retour fût imprévu. Après avoir
+parcouru les jardins et la terrasse qui sert de barrière à la Seine, il
+entra le 1er juin dans une gondole, qui le ramena à Paris avec toute
+sa cour, qui le suivoit dans d’autres bateaux. Il s’arrêta à Choisy, où
+il fut accueilli par madame la princesse de Conti, douairière, qui doit
+y séjourner tout l'été; il vit les jardins et les appartemens: s’y étant
+rafraîchi, il continua son chemin en gondole, et ayant traversé tous les
+ponts de Paris, il vint descendre à l’abreuvoir, au-dessous de la porte
+de la Conférence; il monta en carrosse, et, passant sur les remparts de
+la ville, il alla chez un artificier où il acheta une grande quantité de
+fusées et de pétards qu’il voulut tirer lui-même dans le jardin de
+l’hôtel de Lesdiguières.»
+
+Quelque curieux que soit le reste du récit, il s'éloigne trop de notre
+sujet pour que nous le transcrivions ici. Nous ne racontons pas la vie
+du czar Pierre, mais un jour, quelques heures de sa vie, passées au
+château dont nous nous sommes constitué l’historien.
+
+Louis XV ne fut pas moins porté que son grand-aïeul à combler les
+vacances du trône par le plaisir, la variété des fêtes, les petits
+soupers, créés sous son règne et dans son palais même, et par mille
+voluptés dont les raffinemens augmentèrent avec sa vieillesse. Entre
+autres goûts, il avait aussi le goût de la chasse, à l’exemple de
+presque tous ses prédécesseurs. Ce plaisir était pour lui d’autant plus
+vif qu’il était l’occasion de deux autres auxquels il tenait beaucoup.
+Quand il avait chassé, il mangeait mieux, il aimait davantage, ou bien
+il mangeait davantage et il aimait mieux. Cette manière d'être étant
+passée en habitude chez Louis XV, et en principe chez les courtisans,
+serviteurs discrets de ses désirs, il trouvait toujours, après la
+chasse, au château où il daignait descendre, un souper des plus fins, et
+pour convives les plus jolies et les plus spirituelles femmes de la
+noblesse française; et ceci se prolongeait sans lacune jusqu'à l’heure
+de quelque sérieuse maladie arrivant avec son cortége noir de médecins
+et de prêtres. Alors la favorite était congédiée pendant tout le règne
+de la fièvre, ce qui à beaucoup de gens ne paraîtra pas un grand
+sacrifice fait à la religion.
+
+La forêt où Louis XV aimait le plus à chasser était celle de Sénart;
+c’est du moins dans la forêt de Sénart que le _Mercure galant_, ce
+journal si précieux à consulter, nous le montre le plus souvent à la
+poursuite du chevreuil et du cerf. Deux châteaux le recevaient de
+préférence aux autres sur la rive droite et sur la rive gauche de la
+Seine, celui de Soisy-sous-Étiolles et celui de Petit-Bourg.
+
+Heureux d’y prolonger un délassement plein de charmes, il n’en partait
+qu’aux deux tiers de la nuit, quand il n’y restait pas jusqu’au matin,
+circonstance plus rare; car il fallait traverser Paris au milieu des
+interprétations indiscrètes des bons bourgeois éveillés.
+
+Parfaitement dociles aux caprices de Louis XV et récompensés selon leur
+zèle spécial, plus facile à définir qu'à justifier, les courtisans d’un
+certain esprit et d’un certain naturel avaient la haute direction des
+plaisirs clandestins du roi. La peine n'était pas perdue; il s’est créé
+beaucoup de duchés-pairies à cette époque dont le faubourg
+Saint-Germain sait l’origine. Ces amis du roi ne laissaient jamais
+manquer ses repos de chasse des objets d’affection qu’il avait contracté
+l’habitude d’y rencontrer. Tous d’ailleurs n’affectaient pas les mêmes
+facultés ingénieuses. Les uns, le précédant de quelques heures, savaient
+donner aux mets du festin une physionomie nouvelle, séduisante,
+irrésistible; leurs mains savantes plaçaient les bougies dans l’endroit
+le plus favorable à l'éclat des beautés cueillies pour la soirée.
+D’autres excellaient dans le mystère; leur science était profonde à
+faire paraître sur les pas du roi, et comme par le plus grand des
+hasards, quelque jeune paysanne oubliée comme une fraise au bord d’une
+allée du bois. Le roi prenait et savourait la fraise. Le lendemain,
+c'était une moissonneuse égarée loin du sillon, ou une batelière
+endormie au fond de son bac. La fraise, la batelière et la moissonneuse
+n’avaient pas toujours une naissance fort rurale, mais les rois n’y
+regardent pas de si près; d’ailleurs Louis XV ne perdait pas le temps en
+observation.
+
+Or, un soir d’automne, Louis XV, en revenant de la chasse, alla souper
+comme de coutume au château de Petit-Bourg. La nuit était belle sans
+être éclairée par la lune; c'était la pureté sombre d’un ciel étoilé.
+Malgré la licence acidulée des propos, le piquant des anecdotes, la
+douce ivresse du vin de Champagne, le roi se leva pour sortir. Un signe
+avait averti ses compagnons de chasse de ne pas se déranger pour le
+suivre. Apparemment il souhaitait d'être seul. On eut l’air de ne pas
+comprendre le motif de cette absence, expliquée cependant par une foule
+d’absences semblables. C'était le moment où d’ordinaire le roi se
+heurtait dans l’ombre à quelque délicieuse surprise.
+
+Les joues en feu, le pied leste, l’oreille pourpre, il traversait la
+dernière pièce qui ouvre sur la terrasse, quand il vit se lever d’un
+fauteuil où elle était soucieusement assise une dame qu’il n’avait pas
+aperçue au souper. C'était la comtesse de Mailly, sa favorite, une des
+cinq charmantes filles du marquis de Nesle. Le roi fut fort étonné de sa
+présence, qui n'était pas assurément pour lui la rencontre désirée.
+Depuis quelques années, madame de Mailly pouvait difficilement
+surprendre Louis XV.
+
+Sans donner au roi le temps de l’interroger, elle lui dit, avec le ton
+d’autorité que les femmes emploient d’ordinaire lorsqu’elles n’ont plus
+aucune autorité, qu’elle avait appris avec étonnement (avec indignation,
+elle aurait voulu dire) que la place vacante de dame d’honneur de la
+reine allait être accordée à une autre qu’elle, comtesse de Mailly,
+aimée du roi. Cela était douloureux à penser, honteux à croire, absurde
+à supposer.
+
+Poli autant que la comtesse de Mailly était sourdement irritée, le roi
+lui répondit que la reine n’avait encore rien décidé à cet égard.
+C'était une chose prématurée ou plutôt remise. A coup sûr, ses droits ne
+seraient pas oubliés dès qu’on songerait à donner l’emploi à quelqu’un.
+
+Après avoir égrainé quelques autres phrases gracieuses, le roi baisa la
+main à la comtesse.
+
+Il veut être seul, pensa madame de Mailly; la trahison s’achève. Une
+femme l’attend dans le parc. Mon règne est passé.
+
+Elle ne se trompait guère. Le roi n’avait plus pour elle que
+l’attachement banal de l’habitude, si aisé à rompre, surtout à la cour.
+
+La comtesse de Mailly marcha prudemment derrière les pas du roi en
+frôlant les premières haies du parterre; bientôt elle fut comme lui dans
+l'épaisseur du parc. Sa curiosité ne tarda pas à être satisfaite: ses
+prévisions l’avaient bien servie.
+
+Bientôt elle entendit dans l’allée voisine des pas doubles sur le gazon
+et deux voix qui se répondaient sous l’ombre des tilleuls. Elle écouta
+de toutes les forces concentrées de son attention, le cœur palpitant,
+l’oreille collée au mur de feuillage qui la cachait.
+
+Le roi disait: Vous êtes bien belle, mademoiselle: pourquoi ne
+brilleriez-vous pas à la cour, où vous seriez l’admiration de tout le
+monde et mon adoration secrète? Venez-y! votre place y est marquée. La
+reine a besoin d’une dame d’honneur; l’emploi vous sera offert demain,
+acceptez-le pour l’amour de moi.
+
+Il y eut un silence et le froissement d’un baiser sur un gant.
+
+Madame la comtesse de Mailly fut blessée au cœur par le dard de
+l’ambition et de la jalousie. Honte et douleur! elle avait reconnu la
+femme à qui le roi avait ainsi parlé.
+
+Après d’autres dialogues de plus en plus vifs, le couple se sépara
+brusquement: un bruit s'était fait entendre. Le roi passa d’un côté, sa
+compagne de l’autre. Madame de Mailly suivit les pas du roi.
+
+La surprise est charmante, en effet, pensa le roi; mais quelle est cette
+ombre qui se dirige vers moi en agitant un éventail? C’est jour de
+bonheur aujourd’hui. On dirait madame de Lauraguais à sa démarche.
+
+--Madame de Lauraguais! s'écria le roi. Excusez mon étonnement, madame,
+je n’aurais jamais osé compter sur une aussi ravissante rencontre.
+
+--Madame de Lauraguais! murmura la comtesse de Mailly en déchirant la
+petite dentelle de son gant. Elle aussi!
+
+--Je suis effrayée, sire...
+
+--Remettez-vous, madame la duchesse, reposez-vous sur mon bras; qui vous
+trouble ainsi?
+
+--Je me suis rencontrée, sire, avec une personne sans doute de votre
+connaissance, là-bas au bout du parc. Nous nous sommes coudoyées. C’est
+une femme.
+
+--Une femme! pensa le roi: une troisième? Mes amis ont eu trop de zèle.
+Chacun d’eux aurait dû prendre son jour.
+
+--Ne pensez pas à cela, dit le roi à la duchesse, n'écoutez que ma
+reconnaissance. Vous êtes divine d’avoir consenti à vous promener ce
+soir dans ce parc; que je vous remercie et que je vous aime!
+
+--Encore une qu’il aime! dit tout bas la comtesse de Mailly.
+
+--Encore une qu’il aime! disait aussi tout bas à quelques pas plus loin
+la première dame par qui Louis XV avait été abordé en pénétrant dans le
+parc.
+
+--Sire, dit ensuite la duchesse de Lauraguais, vous m’aimez moins que
+vous ne me l’assurez.
+
+--Et pourquoi cela, je vous prie, belle duchesse?
+
+--Vous avez promis la place d’honneur à ma sœur Louise, la comtesse
+de Mailly; on le dit du moins dans le monde.
+
+--Le monde est dans l’erreur.
+
+--Et l’on ajoute que vous la donnerez pourtant à ma sœur Félicité.
+
+--Autre invention!
+
+--On connaît déjà ma chute, pensa douloureusement madame de Mailly: on
+me remplace publiquement dans le cœur du roi par ma sœur!
+
+--Voilà qui est loyal de la part d’une sœur cadette, dit à elle-même
+celle que madame la duchesse de Lauraguais désignait sous le nom de
+Félicité.
+
+--Et qui donc aura la place de dame d’honneur? demanda la duchesse de
+Lauraguais, qui, avec infiniment moins de beauté et d’esprit que ses
+deux sœurs, avait toute l'étourderie de son extrême jeunesse.
+
+--Devinez, répondit le roi en lui enlevant une épingle d’or de sa petite
+perruque galamment poudrée.
+
+--Et votre majesté voudrait-elle bien me dispenser de deviner le motif
+pour lequel il m’a été fait violence? s'écria tout-à-coup une quatrième
+femme en se jetant sur le passage du roi, renversé par cette apparition.
+On devine que la duchesse de Lauraguais n'était plus là.
+
+--Oui! votre majesté serait-elle assez généreuse pour m’expliquer le
+motif de ma présence ici, quand rien, j’ose le dire, ne m’a fait
+solliciter cet honneur?
+
+--Encore un zélé maladroit, pensa Louis XV. Il paraît qu’on m’aura
+entendu louer les attraits de la marquise de Flavacourt, et voilà qu’on
+la conduit par force à mon souper de Petit-Bourg! Je suis trop bien
+servi aujourd’hui.
+
+--Madame la marquise, répondit le roi, peu habitué à se déconcerter dans
+les aventures de ce caractère, on aura commis une erreur dont je
+rechercherai la cause, quoique, je l’avoue, il me soit pénible de m’en
+plaindre.
+
+--Des hommes ont renversé mon cocher, un d’eux s’est emparé du siége, et
+j’ai été menée à ce château, dans ce parc. Je suis une de Nesle,
+marquise de Flavacourt!
+
+--Je vais vous faire reconduire chez vous, madame la marquise, avec tous
+les honneurs respectueux dus à votre personne. Mes valets vous
+escorteront avec des flambeaux.
+
+--Ces marques de respect, sire, me touchent beaucoup; mais ce trop
+d’honneur obtenu pourrait m’en faire perdre davantage. Permettez que je
+me retire sans bruit, et satisfaite de la réparation que votre majesté
+daigne me donner.
+
+--Je vous dois encore quelque faveur plus grande, charmante marquise,
+reprit Louis XV, qui, revenant à la galanterie malgré sa dignité
+affectée, ignorait qu’auprès de lui la comtesse de Mailly, et ses deux
+sœurs, celle qui devait être bientôt la comtesse de Vintimille et la
+duchesse de Lauraguais, trois femmes! l'écoutaient avec un égal dépit et
+un désir égal de voir comment le roi et la marquise de Flavacourt se
+sépareraient.
+
+--Sire, je n’attends de votre majesté qu’une grâce, celle de me
+permettre de ne point accepter la proposition qui m’a été faite
+aujourd’hui par la reine.
+
+--Parlez!
+
+--Depuis long-temps, sire, j’avais renoncé à paraître à la cour, et vous
+savez pour quelle raison je n’ai pas déguisé ma répugnance. Ma sœur
+la comtesse de Mailly n’est pas votre femme. Aujourd’hui la reine
+m’offre la place de dame d’honneur, et je me trouve brutalement traînée
+à Petit-Bourg: souffrez que je n’interprète pas cette double
+circonstance. Je penserais que le choix de la reine a été mis à prix par
+certains favoris, sans consulter ni votre majesté, ni la reine, ni moi.
+Maintenant je profite de votre permission, et me retire.
+
+Et les trois autres femmes cachées dans l’ombre de dire:
+
+La comtesse de Mailly: C’est fini! On conspire contre moi. Me remplacer
+par ma sœur Hortense! Et le roi qui a de l’affection pour toutes les
+trois?
+
+La future duchesse de Vintimille murmurait: Si ma sœur, la comtesse
+de Mailly, entendait cela!
+
+Et si mes sœurs les comtesses de Vintimille et de Mailly étaient ici!
+disait madame de Lauraguais.
+
+--Adieu donc, madame la marquise! dit le roi à madame de Flavacourt, et
+croyez bien en partant que c’est moi qui ai couru le plus grand danger.
+
+Cette dernière conversation avait ramené le roi et madame de Flavacourt
+tout près du château. Tandis que celle-ci allait regagner la grande
+allée qui aboutit à la grille placée sur le chemin de Fontainebleau, et
+que le roi foulait déjà les marches du perron, des hommes portant des
+flambeaux paraissent au seuil de la porte, et au milieu d’eux ils
+laissent voir tous les gentilshommes et toutes les dames du souper. On
+venait lui présenter la belle duchesse de Châteauroux, qui accourait de
+Paris pour remercier le roi d’avoir contribué à la faire nommer dame
+d’honneur de la reine.
+
+Et les cinq sœurs se trouvèrent en présence: la comtesse de Mailly,
+sa sœur Félicité, plus tard comtesse de Vintimille, la duchesse de
+Lauraguais, la marquise de Flavacourt et la duchesse de Châteauroux,
+toutes les cinq filles du marquis de Nesle.
+
+Louis XV aima les cinq sœurs. On dit qu’il ne fut aimé que de quatre;
+la cinquième, la marquise de Flavacourt, résista au roi. C’est la seule
+dont l’histoire ne se soit pas occupée.
+
+La possession de Petit-Bourg par madame la duchesse de Bourbon se
+rattache à une date peu éloignée de 1750. Jusqu'à la révolution
+française, cette princesse, aussi douce, aussi bonne qu’aimable et que
+jolie, ajouterons-nous, si nous nous en rapportons à la mémoire fort
+complaisante pour nous de quelques gentilshommes du temps, résida
+fréquemment dans ce château, où sa piété mystique s’exaltait sans
+obstacles jusqu’aux plus profondes sphères de la rêverie.
+
+Fille du duc d’Orléans, le petit-fils du régent, elle avait épousé le
+duc de Bourbon, celui dont la fin tragique n’a cessé d'être un problème
+que pour la justice des tribunaux. La vie de cette femme élevée exercera
+un jour la plume curieuse de ces bons esprits investigateurs qui
+relèvent tous les passés de quelque prix et les remettent en honneur. Sa
+jeunesse ne serait pas la page sérieuse. En 1778, on était peu sérieux
+encore, et la duchesse n’avait pas vingt ans. Un excès de jalousie lui
+souffle la mauvaise pensée d’aller au bal de l’Opéra, le mardi gras de
+1778. Elle y va pour railler sous le masque madame de Can..., aimée
+autrefois, aimée encore peut-être du duc de Bourbon. Ce soir-là, M. le
+comte d’Artois donnait le bras à madame de Can... Tous trois étaient
+masqués; tous trois se reconnaissent pourtant. Double jalousie au
+cœur de la duchesse, qui avait été favorablement remarquée, il y
+avait peu d’années encore, par le comte. Elle poursuit madame de Can...,
+l’embarrasse, la mortifie, la torture si bien, que la victime du bal
+abandonne de honte le bras de son cavalier et se perd dans la foule. La
+partie ne resta plus engagée qu’entre la duchesse de Bourbon et le comte
+d’Artois. Poussant l’esprit un peu au-delà des bornes permises, la
+duchesse s’oublia au point d’enlever le masque au sérénissime
+interlocuteur. Irrité, le comte d’Artois arrache alors celui de madame
+de Bourbon et le lui lance tout broyé au visage. C'était un soufflet.
+
+Les suites de ce scandale remuèrent la cour et la ville. La cour fut en
+apparence pour le comte d’Artois, la ville ouvertement pour le duc de
+Bourbon. Un moment eut lieu où la bravoure du frère du roi fut
+cruellement mise en doute; affront immérité, ainsi que l'événement le
+prouva.
+
+«Contez-moi donc comment cela s’est passé.--(Mémoires du baron de
+Besenval.)
+
+»Ce matin, me répondit le chevalier de Crussol, avant de partir de
+Versailles, j’ai fait mettre en secret, sous un coussin de la voiture,
+sa meilleure épée. Quand nous sommes arrivés à la Porte-des-Princes
+(bois de Boulogne), où nous devions monter à cheval, j’ai aperçu M. le
+duc de Bourbon à pied, avec assez de monde autour de lui. Dès que M. le
+comte d’Artois l’a vu, il a sauté à terre, et allant droit à lui, il lui
+a dit en souriant: _Monsieur, le public prétend que nous nous
+cherchons_.
+
+»M. le duc de Bourbon a répondu en ôtant son chapeau: _Monsieur, je suis
+ici pour recevoir vos ordres_.--_Pour exécuter les vôtres_, a repris M.
+le comte d’Artois, _il faut que vous me permettiez d’aller à ma
+voiture_; et étant retourné à son carrosse, il y a pris son épée;
+ensuite il a rejoint M. le duc de Bourbon.
+
+»Les éperons ôtés, M. le duc de Bourbon a demandé la permission à M. le
+comte d’Artois d'ôter son habit, sous prétexte qu’il le gênait. M. le
+comte d’Artois a jeté le sien, et l’un et l’autre ayant la poitrine
+découverte, ils ont commencé à se battre. M. le duc de Bourbon a
+chancelé, et j’ai perdu de vue la pointe de l'épée de M. le comte
+d’Artois, qui apparemment a passé sous le bras de M. le duc de Bourbon.
+_Un moment, messieurs_, leur ai-je dit, _en voilà quatre fois plus qu’il
+n’en faut pour le fond de la querelle_.
+
+»_Ce n’est pas à moi à avoir un avis_, a repris M. le comte d’Artois.
+_C’est à M. le duc de Bourbon à dire ce qu’il veut: je suis ici à ses
+ordres_.
+
+»Monsieur, a répliqué M. le duc de Bourbon en adressant la parole à M.
+le comte d’Artois et en baissant la pointe de son épée, _je suis pénétré
+de reconnaissance de vos bontés, et je n’oublierai jamais l’honneur que
+vous m’avez fait_.
+
+»M. le comte d’Artois ayant ouvert ses bras, a couru l’embrasser, et
+tout a été dit.»
+
+Les préliminaires de ce duel royal entre le duc de Bourbon et le comte
+d’Artois sont la plus agréable partie des Mémoires du baron de Besenval,
+qui s’y montre du reste fort peu partisan des opinions philosophiques de
+la duchesse de Bourbon.
+
+Ce furent ces opinions, mais passées à l'état mystique le plus éthéré,
+qui lièrent d’une sympathie tendre le Swedenborgiste Saint-Martin et la
+duchesse de Bourbon. Leur intimité commença avant la révolution, la
+traversa malgré les distances et l’exil, et se rétablit après la grande
+tourmente. Le sublime métaphysicien, cet homme rare dont les écrits ne
+sont pas connus de cent personnes en France, et qui aura un jour une
+impérissable célébrité, allait répandre dans le parc silencieux de
+Petit-Bourg ses harmonieuses doctrines, que recueillaient le marquis de
+Lusignan, le maréchal de Richelieu, le chevalier de Boufflers, et
+surtout la duchesse de Bourbon. C’est là que fut expliquée pour la
+première fois en France la parole apocalyptique de Jacob Bœhm. Ainsi,
+il était écrit que les gens de qualité faciliteraient le passage à tous
+les grands courans d’idées affluant de toutes parts vers Paris. Un
+marquis protégeait le magnétisme, des barons et des ducs allaient
+transformer les états-généraux en constituante, c’est-à-dire la
+monarchie en république; une duchesse, un chevalier, un maréchal, se
+passionnaient pour les plus larges écarts de l’instinct religieux.
+
+Parmi les milliers de formes politiques enfantées par les exubérantes
+imaginations de l'époque, on ne doit pas oublier celle de la duchesse de
+Bourbon: 1º Rendre les hommes vertueux et libres; 2º qu’ils aient tous
+le nécessaire pour vivre; 3º qu’il n’y ait de distinction parmi eux que
+celles que doivent établir la vertu, l’esprit, les talens et
+l'éducation; 4º donner à chaque homme les moyens de parvenir au degré
+que ses facultés naturelles pourraient lui permettre; 5º qu’il y ait
+liberté de religion; 6º _qu’il soit honteux d'être riche et de se
+mettre au-dessus des autres_; 7º que celui qui reçoit salaire doive
+obéissance à celui qui le paie; 8º que la vieillesse soit honneur pour
+les jeunes gens; que la convenance des cœurs dicte les mariages; 9º
+que tous les états soient également honorables et honorés; 10º que la
+loi punisse le crime sans donner la mort; 11º que les juges soient
+irrécusables; 12º que tous les citoyens soient nés soldats; 13º être
+frugal et simple; 14º pour y parvenir, que ceux qui gouvernent donnent
+l’exemple de toutes les vertus; 15º que le choix des magistrats soit
+fait par le peuple d’après une liste faite par les ministres du culte,
+que je suppose des êtres divins; 16º quant au mode de gouvernement, je
+n’ai point d’idée sur cela; mais en mettant en vigueur les règles que je
+viens d'établir, il serait bon, quel qu’il puisse être[E].
+
+Voilà ce que pensaient, à l’extrême fin du dix-septième siècle, et ce
+qu’osaient écrire les gens de cour, une duchesse de Bourbon, une
+princesse de sang royal.
+
+Soit qu’en se rapprochant de la funeste réalisation de son système, la
+duchesse de Bourbon finît par en comprendre les dangers, soit que
+Saint-Martin eût pris de plus en plus de l’empire sur ses idées, elle se
+renferma dans son mysticisme derrière ses beaux arbres de Petit-Bourg,
+d’où la révolution ne devait pas tarder à l’exiler, et tête-à-tête avec
+le grand, l’immortel illuminé d’Amboise, elle écrivit sur la religion et
+le monde invisible. C’est à cette série d'écrits que Saint-Martin
+répondait de Lyon en 1793, par la publication de son _Ecce homo, ou le
+nouvel homme_; réfutation aimante, tendre, pleine d’inspirations
+voilées, mais allant au cœur et à la persuasion par on ne sait quel
+chemin; c’est par ces mots, adressés comme tout le reste du livre à la
+duchesse de Bourbon, que Saint-Martin termine son Ecce homo:
+
+«Ne te donne point de relâche que cette ville sainte ne soit rebâtie en
+toi, telle qu’elle aurait dû toujours y subsister, si le crime ne
+l’avait renversée, et souviens-toi que le sanctuaire invisible où notre
+Dieu se plaît d'être honoré, que le culte, les illuminations, qu’enfin
+toutes les merveilles de la Jérusalem céleste peuvent se retrouver
+encore aujourd’hui dans le cœur du nouvel homme, puisqu’elles y ont
+existé dès l’origine.»
+
+Rien n’est plus clair que ces paroles quand on s’est un peu brisé au
+langage des illuminés, hommes sur lesquels le dernier mot n’a pas été
+dit. Ils auront encore un jour dans les siècles; mais qu’on juge de
+l’attachement plus qu’humain qui s'était formé entre la duchesse de
+Bourbon et Saint-Martin par cette réflexion du saint Jean de
+l’illuminisme:
+
+«Il y a deux êtres dans le monde en présence desquels Dieu m’a aimé;
+aussi, quoique l’un fût une femme (M. B.), j’ai pu les aimer tous deux
+aussi purement que j’aime Dieu, et par conséquent les aimer en présence
+de Dieu, et il n’y a que de cette manière-là que l’on doive s’aimer, si
+l’on veut que les amitiés soient durables.» Tout est mystérieux dans la
+vie et dans la mort de cet homme extraordinaire. Il prédit la minute de
+sa mort, quoique en parfaite santé au moment de sa prophétie; sûr de ce
+qui devait arriver, il alla déjeuner chez un de ses amis, ancien
+sénateur, causa jusqu’au dessert; puis il se leva pour se reposer dans
+une autre pièce; là, il s’assit dans un fauteuil, regarda le ciel et
+mourut. C'était le 13 octobre 1803.
+
+Si nous n’avons pas cité les marquis de Poyanne et de Raye, l’un et
+l’autre possesseurs de Petit-Bourg avant madame la duchesse de Bourbon,
+ce n’est point par oubli, mais bien à cause de la stérilité des
+recherches que nous avons faites. Nous avons découvert seulement que le
+marquis de Raye réunit à la seigneurie le domaine de Neufbourg.
+
+La révolution ayant dépouillé la duchesse de Bourbon de ses propriétés,
+le château de Petit-Bourg fut acquis à la nation, terrible châtelaine.
+Il est juste cependant de constater que la république ne mit, contre son
+usage, aucune filature de coton dans les salons à chicorée et à
+coquilles d’or.
+
+Un acquéreur se présenta dans ces temps orageux, et sauva Petit-Bourg
+d’un abandon qui, en se prolongeant, eût été aussi funeste qu’une
+dégradation violente. M. Perrin, fermier des jeux, acheta le château à
+la nation. Sans porter une curiosité indiscrète dans ce dernier contrat
+de vente, il faut croire aux bons souvenirs que M. Perrin a laissés dans
+la commune. C’est à ce propriétaire que M. Aguado acheta Petit-Bourg en
+1827.
+
+En 1814, Petit-Bourg fut occupé par le prince de Schwartzenberg,
+commandant en chef des armées alliées, réunies contre la France. Il y
+établit son quartier-général; de cette position, il observait les
+mouvemens de Paris et de Fontainebleau, où se faisaient et se
+défaisaient les grands événemens historiques du moment; on avait logé
+dans les propriétés voisines les principaux officiers autrichiens,
+bavarois et prussiens. Les soldats s'étaient établis dans les bourgs et
+villages des environs, et en si grand nombre, que beaucoup de familles
+avaient été forcées d’en recevoir jusqu'à vingt; impôt écrasant,
+inévitable, odieux; mais c'était la guerre. Quelque sévère que fût la
+discipline en vigueur parmi les troupes coalisées, il se commettait
+chaque jour, chaque heure, des actes de violence. Un jour, un champ
+était dévasté par le pas des chevaux; un autre jour, des arbres étaient
+coupés dans un parc, afin d’avoir du bois en quantité suffisante pour
+faire cuire ces énormes morceaux de bœuf encore présens à la mémoire
+de la génération envahie. Et que de légumes volés! que de fruits
+emportés avant la maturité, luxe dont se moquaient les cosaques! que de
+petits pillages autour d’une ferme! œufs, poules, poulets; rien n’est
+filou comme un vainqueur. Tout est égal d’ailleurs; un royaume conquis,
+c’est un gros œuf volé; une poule volée, c’est un petit royaume
+conquis. La campagne de France fut mortelle à nos propriétés rurales;
+tantôt livrées sans défense à la rage affamée des alliés, tantôt
+occupées par les Français reprenant l’avantage ou battant en retraite.
+Telle ferme de la Champagne a été deux fois en un jour prise par les
+Français et par les Prussiens.
+
+Il vint un moment, pendant l’occupation étrangère, où les habitans
+n’osaient plus se plaindre aux chefs, tant la législation militaire
+était terrible contre le soldat délinquant: le fouet jusqu’au sang,
+jusqu’aux os, pour un léger vol; la mort pour une faute plus grave. Par
+humanité, on aimait mieux endurer la perte d’un mouton ou de quelques
+livres de fruits que de faire passer par les armes le malheureux
+maraudeur.
+
+Cependant un vol fut commis si audacieusement, que la victime ne put
+empêcher sa colère d'éclater: c'était un fermier des environs de
+Soisy-sous-Étiolles. Obligé d’aller passer avec sa famille trois ou
+quatre jours à Villeneuve-Saint-Georges, il confia sa ferme à
+quelques-unes de ces femmes de la campagne dont l’emploi est d’aller
+vendre au marché deux fois par semaine le beurre et le fromage.
+
+Instruits du voyage du fermier, des soldats allemands s’introduisirent
+la nuit dans son cellier; ils lui emportèrent le premier jour tout son
+vin en bouteilles, et, le second jour, les quatre ou cinq cents
+bouteilles de vins fins réservées pour les solennités patronales. Le
+déménagement se fit en silence et comme une reconnaissance de nuit.
+J’ignore si les œufs et les poules n’eurent pas un peu à souffrir de
+l’invasion; la grande affaire n’a pas laissé de place au retentissement
+des coups de main.
+
+Quand le fermier rentra chez lui, de quel douloureux spectacle ne fut-il
+pas frappé? D’un saut, mais d’un saut de loup, car la colère est une
+bête fauve, il franchit les terrains qui le séparaient de la Seine,
+traversa la rivière, et se rendit au quartier-général du prince de
+Schwartzenberg, à Petit-Bourg; car il ne doutait pas que les voleurs ne
+fissent partie des régimens campés dans les différentes communes du
+canton. Les preuves abondaient, clous de souliers, pompons, boutons
+d’habit, mille et une pièces de conviction. Un Allemand est trop naïf
+pour ne pas oublier derrière lui autant de preuves qu’en exige une
+sentence.
+
+Le prince, avec son affabilité ordinaire, donna audience au fermier. La
+plainte écoutée, il lui demanda s’il savait à quelle peine seraient
+infailliblement condamnés les soldats allemands contre lesquels il
+demandait justice. «Je le sais, répondit le fermier; mais ils l’ont
+mérité.--Réfléchissez bien, ajouta le prince, et revenez me voir demain;
+si vous persistez, il y aura jugement et condamnation à mort, cela va
+sans dire.
+
+--Ma résolution est toute prise, pensa le fermier en se retirant. Je ne
+vois pas pourquoi ces pillards seraient épargnés; ce n’est pas ma faute
+si leurs lois les condamnent à mort; je me serais contenté de la prison.
+
+--Eh bien! dit le prince de Schwartzenberg en recevant le lendemain le
+fermier de Soisy-sous-Étiolles; qu’avez-vous décidé?
+
+--Que je ne renoncerai pas à les poursuivre devant le conseil de guerre,
+répondit celui-ci.
+
+--Auriez-vous été soldat, par hasard? lui demanda encore le prince.
+
+--Nous avons tous été soldats, à mon âge, dans le pays.
+
+Le prince s’arrêta pour penser.
+
+--Les trois soldats allemands qui ont volé votre vin, reprit-il, me
+seront livrés ce soir; on les connaît. Je vous prie de venir encore
+demain ici avant l’heure où le conseil s’assemblera pour les juger.
+Soyez au château à dix heures du matin.
+
+Le fermier fut exact; rien jusque alors n’avait ébranlé sa détermination
+d'être vengé. Ancien soldat, comme il l’avait dit, il avait dans le
+cœur la colère bruyante du paysan pillé et la colère silencieuse du
+soldat vaincu. La raison et la pitié étaient fort à l'étroit entre ces
+deux passions.
+
+--Voilà les trois soldats dont vous avez à vous plaindre; ce sont trois
+frères, Saxons tous les trois, dit le prince au fermier.
+
+--Je ne m’attendais pas à voir trois frères dans mes pillards, se dit le
+fermier; c’est dur de les faire fusiller; mais c’est leur faute.
+
+--Avant de les envoyer devant leurs juges, il m’a plu, dit le prince, de
+vous réunir vous et eux à ma table. Messieurs, nous allons déjeuner tous
+les quatre. Asseyons-nous.
+
+Quand les trois autres invités, assez embarrassés d’abord de leur
+position respective, eurent bu les deux ou trois coups de vin vieux que
+leur avaient versés les domestiques, ils commencèrent à s’habituer à
+leur propre présence.
+
+--Où avez-vous fait la guerre? dit ensuite le prince au fermier.
+
+--En Italie et en Allemagne, mon prince.
+
+Comprenant parfaitement le français, les trois Saxons écoutaient de
+toutes leurs oreilles.
+
+--Étiez-vous à la prise de telle ville? lui demanda le prince.
+
+--Sans doute.
+
+--Et de telle autre?
+
+--Oui, prince, et c'était chaud; nous débusquâmes l’ennemi de derrière
+une ferme, nous incendiâmes la ferme; puis tout fut à nous.
+
+--A votre santé, dit le prince en versant un verre de bordeaux au
+fermier; continuez.
+
+Les trois Saxons écoutaient toujours.
+
+--Dame! nous fîmes ensuite comme en pays conquis; nous mangeâmes, nous
+bûmes, nous nous logeâmes chez le bourgeois. J'étais logé chez un
+prêtre, moi. Pendant deux mois, je puis dire que les poulets ne
+quittaient pas la broche.
+
+--A votre santé, monsieur le fermier.--Le prince versa de nouveau.
+
+--Son vin était fameux, si ses poules étaient grasses. Je bus jusqu’au
+dernier flacon.
+
+--Il vous avait sans doute prié de l’en débarrasser.
+
+--Ah! que non, le vieil avare! Mais j’aurais voulu voir qu’il m’eût
+empêché de saigner sa cave!
+
+--Et s’il n’eût pas consenti à vous en livrer les clefs?
+
+--J’aurais enfoncé la porte.
+
+--A votre santé, monsieur le fermier. Ah! vous eussiez enfoncé la porte;
+et le conseil de guerre?...
+
+--Bah! bah! le conseil de guerre en pays conquis! Eh bien! oui: j’eusse
+été peut-être condamné à être mis à la queue du régiment.
+
+--Une plume et du papier, dit le prince à ses domestiques.
+
+«Moi, fermier à Soisy-sous-Étiolles, écrivit le prince, ancien soldat,
+ayant fait la guerre en Allemagne, où j’ai quelquefois bu, sans leur
+permission, le vin des personnes chez lesquelles j'étais logé, et
+n’ayant jamais été puni pour cela, consens à ce que les trois soldats
+saxons qui ont pillé mon cellier soient, pour cette faute, condamnés à
+mort sur-le-champ.»
+
+--Signez donc, monsieur le fermier.
+
+Le fermier prit son chapeau et son bâton pour gagner la porte.
+
+--Je ne veux pas que vous partiez ainsi, dit le prince en riant: estimez
+votre perte, et nous réglerons ensuite tous les deux. Faites comme si je
+vous avais acheté votre vin.
+
+--Sortez! dit-il ensuite aux trois Saxons. Je vous condamne à boire de
+l’eau pendant trois mois.
+
+C’est aussi au château de Petit-Bourg que se conclurent plusieurs actes
+de haute politique dont le souvenir ne se perdra jamais. Là, le général
+en chef des troupes coalisées contre la France, le prince de
+Schwartzenberg, traita avec le duc de Vicence et le prince de la Moskowa
+des deux abdications de Napoléon. On n’apprendra à personne que la
+première de ces deux abdications fut rejetée par le gouvernement
+provisoire, à cause de l’article additionnel où l’empereur disait ne
+résigner le pouvoir qu’en le déléguant à son fils, et que la seconde fut
+enfin acceptée en ces termes par Napoléon: «Les puissances alliées ayant
+proclamé que l’empereur Napoléon était le seul obstacle au
+rétablissement de la paix en Europe, l’empereur Napoléon, fidèle à son
+serment, déclare qu’il renonce, pour lui et ses héritiers, aux trônes de
+France et d’Italie, et qu’il n’est aucun sacrifice personnel, même celui
+de la vie, qu’il ne soit prêt à faire à l’intérêt de la France.» On
+sait qu’avant même ce moment de déchéance difficile, impossible à
+éluder, quoi qu’on en ait dit, Napoléon avait vu s'éloigner de lui la
+plupart de ses plus pompeux compagnons d’armes. Le soleil impérial
+s'éteignait; il s'était éteint. De Fontainebleau à Paris, la longue
+chaussée était couverte d'équipages fugitifs, qui se hâtaient de gagner
+au galop les riches hôtels du Roule et de la Chaussée-d’Antin. La
+victoire brûlait de rentrer dans ses meubles, d’accrocher le glaive sous
+les couronnes, de jouir du repos enfin. On a beaucoup trop blâmé la
+conduite des généraux de l’empereur, à cette époque de démembrement
+définitif. Leur rôle était fini comme celui de Napoléon; seulement
+Napoléon ne voulut pas comprendre cette poignante vérité, lui qui, à la
+rigueur, ne disputait avec tant d’acharnement le terrain incendié devant
+et derrière lui que pour reprendre ce qu’il avait conquis; position
+exactement semblable à celle de ses capitaines. Sans être vieux, ils
+avaient vieilli; ils étaient blessés; tous étaient mariés; beaucoup
+d’entre eux avaient des enfans à élever. Après tout, l’heure était venue
+pour eux, comme elle vient pour les hommes d’obscure condition, de jouir
+des fruits de la peine prise dans la jeunesse. On a dit que, Napoléon
+les ayant créés ducs, princes, maréchaux, ils ne voulaient plus du jeu
+de la guerre. Le motif nous paraît plus que suffisant. N’est-il pas
+parfaitement fondé en raison? Pourquoi objecter que c'était peu
+patriotique? Est-ce que Napoléon était rigoureusement encore la patrie
+en 1814?
+
+Cet événement historique de l’abdication de Napoléon, convenue au
+château de Petit-Bourg, se relie à un autre fait sur lequel la
+génération prochaine aura peut-être à revenir et à se prononcer. Nous
+voulons parler de la défection du sixième corps, commandé par le duc de
+Raguse. C’est de Petit-Bourg à la rue Saint-Florentin que la mémorable
+dépêche fut transmise par le prince de Schwartzenberg. On connaît le
+résultat foudroyant qu’elle eut au milieu du conseil des princes
+coalisés, qui avaient hésité jusque là s’ils accepteraient ou
+repousseraient l’abdication de Napoléon en faveur de son fils. L’opinion
+monarchique, par l’organe d’un de ses bons écrivains, M. F.-P. Lubis,
+présente à vingt-cinq ans de distance ce grand événement de la défection
+du duc de Raguse, dans les termes que nous lui empruntons, _Histoire de
+la Restauration_, pages 214 et 215, 1er volume: «Le roi de Prusse se
+prononça contre la régence. L’empereur de Russie hésitait toujours. Il
+n’y eut qu’une voix pour renverser Napoléon. L’avis fut même ouvert de
+marcher sur Fontainebleau, de lui livrer une dernière bataille, et de
+faire les plus grands efforts pour s’emparer de sa personne. Le désir
+d'éviter une nouvelle effusion de sang empêcha de prendre ce parti. Le
+conseil se sépara, au surplus, sans rien conclure, Alexandre ayant remis
+au lendemain pour se décider.
+
+»Peu d’instans après, cependant, les commissaires de Napoléon trouvèrent
+le czar dans des dispositions bien différentes de celles dont ils
+avaient conçu un si favorable augure. La conférence languissait sans
+qu’il eût fait connaître sa décision, lorsqu’un aide de camp vint lui
+remettre une dépêche, en ajoutant quelques mots en langue russe, qui
+furent compris du duc de Vicence. «Mauvaise nouvelle!» dit celui-ci
+d’une voix concentrée aux maréchaux, étonnés de sa soudaine pâleur.
+
+«Messieurs, reprit Alexandre après avoir lu, je résistais avec peine à
+vos instances, voulant donner une marque de mon estime particulière à
+l’armée française, que vous représentiez. Mais cette armée, dont vous
+faites valoir le vœu unanime, se met en opposition avec vous. Sa
+volonté, en effet, la connaissez-vous bien? Savez-vous ce qui se passe
+au camp? Savez-vous que le corps de M. le duc de Raguse s’est rangé tout
+entier de notre côté?»
+
+»Les plénipotentiaires s'écrièrent que cela était impossible. «Lisez,»
+repartit Alexandre en mettant sous leurs yeux la dépêche signée de la
+main du prince de Schwartzenberg. Ils regardèrent d’un air interdit le
+duc de Raguse: le maréchal était au désespoir.
+
+»Ainsi fut perdue la cause de la régence.»
+
+Sans regretter les jours à jamais éteints de puissance seigneuriale,
+plus chers à l’imagination qu’au cœur de la génération vivante, il
+faut leur rendre la part de justice qu’ils méritent. Remplacera-t-on au
+sein de la population des campagnes, condamnée à être long-temps encore
+nécessiteuse, malgré tous les essais de la politique, l’ascendant
+généreux des riches familles titrées? Je sais que leur générosité
+n'était pas gratuite, et qu’il n'était pas toujours difficile aux
+seigneurs d'être magnifiques une fois l’an, quand ils grossissaient
+leurs revenus d’une foule d’impôts vexatoires. Mais l'état n’est-il pas
+aussi de nos jours un seigneur exigeant? Et n’est-ce pas la dîme,
+n’est-ce pas la corvée sous d’autres noms moins flétrissans, que
+l’octroi, les portes et fenêtres, le personnel, la garde nationale et la
+conscription? On dit qu’au bon plaisir du maître a succédé l'égalité
+devant la loi. Il y aurait beaucoup à écrire sur cette égalité et cette
+loi. Enfin, serait-il vrai, et je pourrais l’admettre, que la commune
+eût détrôné avec avantage pour les masses l’antique féodalité, la
+commune n’en demeurerait pas moins un être froidement de raison, opérant
+le bien sans chaleur, sans enthousiasme, et surtout sans amour. La
+commune a-t-elle une figure, une voix? Qui la connaît? Qui l’aime? Soyez
+réduit à la misère, la commune est une maison lugubre où l’on vous donne
+un morceau de carton que vous échangez contre un pain; soyez malade, la
+commune, sous les traits d’une autre maison, vous jette une carte qui
+vaut un lit de fer dans un hôpital; mourez sans laisser cent sous pour
+le fossoyeur, la commune délivre à votre frère ou à votre ami un autre
+morceau de carton avec lequel il a la faveur de vous couvrir d’un peu de
+terre sans frais. Ceci est à peu près toute la commune. Il n’y a rien à
+reprendre à son humanité; mais qu’elle est triste et glacée! Qu’est-ce
+qu’une générosité inaccessible à la reconnaissance? N’aimez-vous pas
+mieux, dans un autre ordre d’organisation sociale, ce seigneur matinal
+qui frappe à chaque chaumière, se fait ouvrir, entre, invite chacun à
+lui dire son désir ou sa plainte? Si ce n’est lui, sa femme ou sa fille
+parcourent le bourg au milieu de la nuit, pendant l’hiver, et voient à
+travers les fentes de la porte le lit sans couverture, ou le foyer sans
+feu. Pourquoi avoir constamment oublié l’immense contre-poids que
+faisaient les femmes à la dureté, à la violence, au despotisme de
+quelques seigneurs? Et la considération est grave à peser. Quand chaque
+village avait pour patronne terrestre une femme attentive et humaine, il
+restait peu de place en France pour l’absolue misère. Eh bien! voilà les
+visages adorés, les mains connues et cherchées dans l’ombre, voilà la
+reconnaissance dont nous parlions. Baisez donc la main à la commune:
+grande cause de pitié et d’amélioration retranchée du trésor moral de la
+nation. Entre le bien qui émane de la commune et celui que faisaient
+autrefois les habitans des châteaux, il y a à observer la même
+différence qu’entre l'œuvre produite par une mécanique et l'œuvre
+conçue, exécutée par la main de l’homme. La première est exacte, nette,
+irréprochable; mais elle est sans vie; la seconde ne vient pas toujours
+à point, elle pèche par de grands défauts, des oublis et des
+incertitudes, mais le sang et la pensée y ont mis du leur. La commune
+est l’imprimerie du bienfait, et la libre indépendance de bien faire
+qu’elle a remplacée en était l’autographe.
+
+Si le propriétaire actuel de Petit-Bourg n’a heureusement à revendiquer
+aucun des privilèges de ses prédécesseurs, et il est trop de son siècle
+pour s’en plaindre, il n’a pas renoncé, lui, plus riche que la plupart
+des premiers possesseurs de son château, au droit de se faire aimer,
+non pas de ses vassaux, mais de ses voisins de Ris, de Soisy, d'Évry, et
+des villages environnans. On laissera dans la chasteté du silence et de
+l’ombre ce qu’il y a mis; il n’est pas d'éloges, si mérités qu’ils
+soient, qui fassent pardonner de les avoir écrits, quand nul n’en
+réclamait la publicité. Les belles actions sont aussi de la vie privée;
+et la presse n’est déjà plus une confidente assez digne pour lui
+permettre d’en entendre le récit.
+
+Nous ne rapporterons d’une foule de traits honorables gravés dans le
+cœur des habitans des communes placées sous le regard du château de
+Petit-Bourg, que celui-ci, qui ne doit pas être perdu pour l’histoire du
+temps.
+
+A l'époque fatale où le choléra fit pleuvoir son venin sur Paris et les
+départemens voisins, la terreur s'étendit partout. Les riches battirent
+en retraite; c'était à qui irait le plus vite en sens inverse, des
+nuages chargés de peste et des équipages fuyant Paris. Les riantes
+résidences arrosées par la Seine et la Marne se vidèrent; la peur fit
+oublier le printemps, qui venait chargé de plumes d’oiseaux, de feuilles
+d’arbres et de petites fleurs. Chaque convoi funèbre se croisait avec
+vingt voitures haletantes. De tous ces châteaux d’où la mollesse et
+l’oisiveté s'étaient envolées, il n’en resta qu’un seul habité; le
+château de Petit-Bourg. Ce n'étaient pas les moyens de fuir qui
+manquaient au propriétaire; mais partir! fermer brutalement sa porte à
+tant de visages attristés! Il attendit. Le mal pourtant grandissait de
+jour en jour, d’heure en heure; M. Aguado attendit encore; il resta seul
+exposé à toutes les chances du mal, qui allait être sans pitié pour les
+communes voisines du château. Enfin, quand on l’eut persuadé que sa
+présence ne retarderait pas d’une minute les progrès du fléau, il se
+décida à rejoindre sa famille. Mais avant de quitter Petit-Bourg, il se
+rendit dans chaque village déjà largement décimé, franchit le seuil de
+chaque maison, et il donna à chaque habitant malheureux tous les objets
+réclamés par un bien-être sans lequel la mort ne pardonnait à personne:
+de la flanelle, des couvertures chaudes, et les meilleurs moyens
+curatifs indiqués par la médecine, sans oublier le moyen qui les
+comprend tous. Puis il établit une pharmacie au château, y laissant deux
+médecins uniquement destinés à soigner les malades du canton. De tels
+actes honorent un nom; et fût-il déjà chargé d’une couronne de marquis,
+il s'élèverait plus haut encore.
+
+Aucun village n’a de fête aussi joyeusement colorée que celle de
+Petit-Bourg; il en a même deux, l’une en l’honneur du saint de la
+localité, l’autre en l’honneur de la patronne de madame Aguado. Toutes
+deux font époque dans le souvenir des invités habituels, qui sont
+traités ce jour-là aux frais de la maison. Des contentemens sont ménagés
+à tous les âges. Aux jeunes filles, une main gracieuse distribue des
+mouchoirs aux vives couleurs, des bonnets de dentelles, des croix d’or,
+et même des montres. Aux jeunes gens, le sort ou l’adresse réserve des
+fusils ou des couteaux de chasse. Indispensable auxiliaire, le vin ne
+cesse pas de couler sous les tentes dressées au milieu du parc, tandis
+que la danse confond toutes les joies, dans une seule et même joie. Le
+château est ouvert à tout le monde, et des tables chargées de gâteaux
+arrêtent de loin en loin avec bonheur une circulation intarissable. Si
+l’inégalité des fortunes n’avait pas ses abus cruels, c’est dans de
+pareils momens qu’on serait tenté d’y faire grâce, et de se dire tout
+bas, bien bas, avec la liberté d’esprit la plus absolue, qu’il est
+peut-être plus de véritable bonheur possible dans un assemblage de
+conditions haut et bas placées, mais s’aimant toutes en sœurs, de la
+nécessité de ne pas rompre une harmonie peut-être providentielle, que
+dans la violente situation d’une société toujours préoccupée de garder
+le niveau. Si l'égalité et le bonheur étaient deux choses distinctes? Si
+l’une ne renfermait pas l’autre? Avant un siècle la question sera
+éclaircie, et c’est la France encore qui la résoudra. Mais que le
+syllogisme lui coûtera horriblement cher à établir!
+
+Il nous reste à dire l’intérieur du château tel qu’il est aujourd’hui.
+Dans la première pièce, qui est, je crois, une salle à manger, on voit
+deux tableaux de sainteté d’Annibal Carrache et de Herrera el Viejo
+(l’ancien). Nous ne tomberons pas dans le singulier oubli de louer
+pompeusement deux peintres dont personne ne voudrait mettre en question
+le mérite. Nous nous bornerons à dire que ces deux tableaux, ainsi qu’un
+autre de Juan del Castillo, représentant une belle Vierge, sont
+parfaitement conservés. Leur éclat n’empêche pas d’apercevoir de
+charmans paysages de Demarne et de Dubucourt, et de s’arrêter long-temps
+devant de petits poissons peints par Velasquez. Ils frétillent encore;
+on a peur de les voir tomber de la toile. C’est d’un goût délicat
+d’avoir égayé et adouci les reflets splendides des grandes peintures de
+cette salle par les spirituels éclairs d’une série de petits tableaux
+flamands signés de Corn-Hagen, Winans, de Van Kessel; je n’oublie pas de
+gracieuses fleurs d’Arellano. Il n’y a pas de jouissance plus
+intelligente et plus complète que d’avoir sous les yeux tant de
+peintures si achevées, et, par les croisées ouvertes, une campagne
+inondée des flammes ardentes et douces du mois de mai: ce que Dieu et
+les hommes ont créé de beau et de bon. Que Dieu est un grand peintre
+flamand!
+
+A la gauche de cette première salle, où sont les portraits de madame
+Aguado et de M. Aguado, peints par M. Lacoma, artiste sans doute aimé de
+la maison, car son nom revient souvent, et ceux des principaux ancêtres
+du marquis de Las Marismas, s’ouvre, sur le même prolongement, le grand
+salon enrichi des peintures de Lucas Jordano, de Domenico Brandi, de
+Pietro de Cortona et del Bassano. Il faut se croiser les bras et admirer
+en présence de l'œuvre de ces demi-dieux. Rien n’est beau comme cela,
+si ce n’est ce ciel, ce soleil, cet océan d’herbes et ce fleuve qu’on
+voit en se retournant. Quels peintres, ceux qui soutiennent la
+comparaison avec le printemps!
+
+Cristobal Lopez est aussi un artiste délicieux. Quels charmans tableaux,
+ceux qu’on voit de lui à Petit-Bourg! Que ses vierges et ses anges sont
+aimables! C’est la coquetterie fantasque de Decamps, sa couleur, avec
+plus de franchise et de perfection. C’est Decamps avec six pas
+d’avantage sur lui. Lopez est beau à toutes les distances, comme les
+pierres fines.
+
+La troisième pièce est le salon d'étude; ainsi que les précédentes, son
+unique ameublement se compose de tableaux de maîtres de l'école
+espagnole et flamande. C’est _un Ermite_ de Meneses Osorio, c’est _une
+Communion de la Vierge_ par Théodore Aderman. Il faut hâter le pas,
+cependant, car le temps manquerait même pour saluer, ne fût-ce que d’un
+regard furtif, les autres créations semées dans d’autres salles. A
+l’opulente oisiveté du maître, il est permis seulement de savourer les
+paisibles émotions que donnent un _Christ au poteau_, par Alonzo Cano,
+cet homme de génie à peine connu en France, et un autre _Christ sur la
+croix_ du triste et monacal Zurbaran. Lui seul, le sévère Zurbaran, a
+cette couleur affligée et touchante: il est le Job de la peinture. Ce
+Christ n’est pas un de ses moins beaux ouvrages. Ne refusez pas une
+halte attentive à un _Samson_ de Vander Kabel.
+
+Il est facile de s’apercevoir que les noms affectés aux diverses
+distributions du château n’ont qu’une valeur fort conventionnelle;
+chacune d’elles est un cabinet de tableaux, et rien de plus. On a déjà
+vu que la salle à manger, le grand salon et le salon d'étude sont des
+travées d’une galerie de peintures; on n’y remarque pas plus de meubles
+qu’au Louvre et au Luxembourg. Dans la salle de billard, qui est la
+quatrième, nous n’avons pas vu de billard, mais une délicieuse _Vue de
+Venise_, par Canaletti et qui peindrait Venise si ce n’est Canaletti?
+Un Primatice d’une couleur virginale, deux Velazquez, un _Martyr_ de
+Zurbaran, et une _Petite vache_ de Vander Burg. Le Musée espagnol du
+Louvre a peu de tableaux de sainteté signés du nom de Zurbaran aussi
+remarquables que celui de Petit-Bourg. Nous ne nous exposons guère
+qu’aux reproches des faiseurs d’inventaires, en omettant de petites
+peintures françaises semées comme des coquelicots importuns à travers
+ces belles moissons. Elles sont là, à l’exception de quelques-unes,
+cependant, comme une protestation polie du propriétaire; pure courtoisie
+castillane.
+
+S’il est dans tout le château une pièce qui réponde à sa destination
+nominale, c’est la dernière de l’aile gauche; une petite bibliothèque,
+bourrée de livres espagnols et français. Nous avons été heureux d’y
+rencontrer Lopez de Vega et Calderon à côté de Corneille. Une place
+d’honneur est réservée au grand ouvrage de l'Égypte, ce beau livre,
+exclusivement destiné, par son prix, à ceux qui n’ont pas le temps de
+lire.
+
+On ne doit pas s’attendre à voir plus de meubles dans l’aile droite où
+nous entrons, que dans l’aile gauche, dont nous avons épuisé les
+distributions peu nombreuses. Elle s’ouvre par une salle à manger, où
+rien ne rappelle l’acte qu’on est censé y accomplir; point de buffets,
+point de tables, mais une incroyable bataille de Salvator Rosa, un Rose
+de Tivoli, les Quatre Saisons par Lesueur, de beaux chiens de Sneyders,
+une Naissance et un Baptême de Cristobal Lopez, une Vue de Venise de
+Guardi, un charmant Intérieur de Hemskerk, et une collection de petits
+tableaux flamands de Van Kessel, de Ferg et de Snaver. Quelle fougue,
+quelle rage, et quelle couleur dans le Salvator Rosa! J’ignore si l’on
+s’est jamais battu de cette manière-là dans aucun temps, mais
+qu’importe? Que n’avons-nous beaucoup de mensonges semblables! Encore un
+regard d’adoration pour Cristobal Lopez, et passons dans le cabinet
+suivant. C’est la chambre à coucher de M. Aguado. Puisqu’on la désigne
+ainsi, et qu’on y a mis un lit, il faut croire que le domestique qui
+nous renseigne ne s’est pas trompé. Voici les meubles spéciaux de cette
+chambre à coucher, qui n’a pas dû coûter grands frais d’imagination au
+tapissier. Un petit Berger d’Albert Kuyp, un de ces petits bergers comme
+il n’en existe pas; enfant de roi et de reine, ayant pour vis-à-vis une
+bergère de son rang; un Anachorète d’Alexandre Albini, un Christ de
+Moya, un Amour fouetté de Luca Jordano, une Vénus de Pomponio di Vito,
+un Antoine Moro, un Carlo Maratto, et un Wouvermans comme il y en a peu
+au Louvre. Ce serait un crime d’oublier un Annibal Carrache, et un beau
+Vander Does, et une impolitesse de ne pas mentionner deux Lancret, qui
+vengent à Petit-Bourg notre peinture française, si malencontreusement
+fourvoyée là. Que ces deux Lancret sont gracieux et fins! quel berger
+fleuri et quelle bergère coquette! Le berger semble sortir d’un bain
+parfumé et la bergère aller à l’Opéra. Je donnerais bien des écoles
+françaises pour cette bergère et ce berger, excepté l'école de Watteau,
+une des premières du monde.
+
+J’ai dit la chambre à coucher de M. Aguado, sans omettre un seul meuble;
+l’omission eût été difficile, j’ai aussi dit pourquoi. N’oublierais-je
+pas une petite pendule de quarante francs? On n’a jamais poussé plus
+loin le mépris pour les meubles, si ce n’est dans la chambre voisine,
+celle de madame Aguado. J’aime ce dédain poussé jusqu'à l’héroïsme: deux
+ou trois cent mille francs de tableaux, et pas quinze cents francs de
+papier peint et de bois doré. J’appelle cela du goût, de l’esprit, du
+bon sens, quand je songe qu’un secrétaire ou une glace eût pris la place
+d’un Carrache ou d’un Zurbaran sur la surface de ces murs d’un
+très-faible développement. La glace de la chambre à coucher de madame
+Aguado est en bois peint en gris. On pardonnera aisément ce défaut de
+luxe. Ce Sultan à qui l’on présente une Esclave pour la nuit est
+d’Eugène Delacroix, cette Vision de la Vierge est de Cristobal Lopez;
+ceci est un Carrache, cette Adoration est de Stella, et cette Religieuse
+d’Offemback. Vous ne vous souvenez déjà plus, je pense, de la glace
+peinte en gris: serait-elle en or massif et en diamant, vous en
+souviendriez-vous davantage? Le boudoir attenant n’est pas plus un
+boudoir que la chambre à coucher n’est une chambre à coucher. C’est la
+dernière travée où vous attendent des fleurs d’Arellano et de Prevost,
+un beau paysage de Van-Berg, un Tiepolo, un Guérin et un charmant
+Offemback. Là finit l’aile droite. L’une et l’autre, comme on le voit,
+sont moins les deux grandes divisions d’un château que la double galerie
+d’un riche musée.
+
+Le premier et unique étage du château de Petit-Bourg ne sortant pas de
+la banalité utile des chambres d’amis, nous en respecterons l’obscurité.
+
+Sauf erreur, nous pensons avoir cité les beautés intérieures de la
+propriété de M. Aguado; elle ne sera jamais mieux entretenue. Elle est
+fastueuse, et son faste, quoique d’une date récente, fait honneur à
+l’intelligence du maître. Sans la bouleverser de fond en comble, il ne
+lui était guère permis d’en changer le caractère. Il y aurait de
+l’ingratitude à oublier qu'étranger à notre histoire, il a pris soin de
+conserver un monument dont les traditions sont sans parenté avec celles
+de son pays. Là où, sur un signe de sa main puissante, car il est plus
+riche que beaucoup de souverains, il pouvait faire élever un palais à sa
+fantaisie, il a mieux aimé laisser subsister un bâtiment dépassé par
+l’art moderne, insuffisant, incomplet, mais plein à jamais de
+l’immortelle grandeur de Louis XIV. Si, pour perpétuer le souvenir d’une
+visite de ce grand roi, qui était le sien, le duc d’Antin abattit une
+allée d’arbres, M. Aguado, entendant mieux ce qu’on doit à un tel
+honneur, a conservé le château tout entier.
+
+C’est par la porte qui s’ouvre sur le parc qu’on découvre les
+indescriptibles richesses d’un paysage déroulé sur tous les points du
+ciel; et du perron, auquel s’oppose une terrasse tracée dans le goût de
+celle de Chantilly et de toutes celles qu’a dessinées Le Nôtre, on
+parvient sans fatigue aux premiers arceaux du parc. Caprice que
+ratifiera la postérité, les noms des principales allées de cette
+élégante forêt sont empruntés aux opéras de Rossini, l’hôte illustre,
+fréquent et bien-aimé de Petit-Bourg. Voilà l’allée _Guillaume Tell_,
+l’allée de _Sémiramis_, l’allée de _la Pie voleuse_. Nous avons l’espoir
+qu’il reste encore beaucoup d’allées à nommer, et que Rossini retournera
+un jour en France.--Connais-tu M. Rossini? ai-je demandé à une petite
+fille de huit ans qui longeait le mur du parc en se rendant à l'école de
+la paroisse.--Oui, monsieur, je connais M. Rossini; c’est un monsieur
+qui rit toujours.
+
+Quelque profond que soit mon respect pour la Charte et l’article où le
+sacrifice d’une propriété est prévu dans l’intérêt général, je n’ai pu
+voir sans colère les déplorables dégâts causés au parc de Petit-Bourg
+par les ouvriers employés au chemin de fer de Paris à Orléans. Ces
+honnêtes ingénieurs, qui couperaient en deux leur mère si le tracé
+l’exigeait, ont arrêté que l’embranchement destiné à desservir Corbeil,
+Melun et Montereau, traverserait la propriété de M. Aguado. Ils ont
+déchiré son parc à coups de hache et de bêche; un des plus beaux
+fragmens et un bassin superbe resteront de l’autre côté du rail. Ce
+triste ruisseau de fer stérilisera une partie de cet admirable terrain,
+et cela pour que des nuées de Parisiens aillent dans une heure manger du
+fromage à la crême en Brie, comme si l’on ne devait pas toujours se
+croire trop près des Parisiens. Triste progrès! Ah! au temps du duc
+d’Antin, une société d’hommes d’affaires n’eût pas touché à un seul
+arbre de son parc! il est vrai qu’au temps du duc d’Antin il n’y avait
+pas de charte constitutionnelle.
+
+Fondateur d’une école et d’un hôpital à Évry, M. Aguado a plus fait
+pour Petit-Bourg que tous les seigneurs ses prédécesseurs. Et ce bien,
+il l’a fait sans bruit, sans ostentation, avec la pudeur chrétienne du
+désintéressement.
+
+FIN.
+
+
+
+
+TABLE DES MATIÈRES
+
+CONTENUES DANS LE DEUXIÈME VOLUME.
+
+ Pages.
+
+VAUX 1
+
+VILLEROI 113
+
+VOISENON 147
+
+PETIT-BOURG 237
+
+FIN DE LA TABLE DU DEUXIÈME VOLUME.
+
+
+NOTES:
+
+[A] Cette comète se montra pendant le jugement de Fouquet. Voir les
+mémoires du temps.
+
+[B] De son côté, l'église fut reconnaissante envers les vicomtes de
+Melun: elle gardait les tombeaux de Louis Ier, mort sous le règne de
+Louis le Jeune; de Guillaume, mort en 1221; de Jean II, que Louis X
+appelait notre cousin, et qui fit les fonctions de chambellan sous
+Philippe le Long, Charles le Bel et Philippe de Valois, sous le règne
+duquel il mourut, en 1347. Elle avait aussi les restes d’Adam de Melun,
+chambellan des rois Jean et Charles IV, mort en 1362; de Jean III, fait
+prisonnier avec le roi Jean à la bataille de Poitiers, et de Guillaume
+IV, tué à la bataille d’Azincourt, et ceux d’autres membres de cette
+illustre famille, dont la branche aînée s’est éteinte en 1759. La
+branche cadette se perpétue.
+
+[C] On a vu que cette tradition d’allée de marroniers coupés en une nuit
+se retrouve à peu près dans tous les châteaux honorés d’une visite
+royale. C’est au lecteur à raisonner son opinion et à décider si le fait
+est plus acceptable cette fois que les autres.
+
+[D] Édition Delangle.
+
+[E] _Mémoires du comte d’Allonville_.
+
+
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Les Tourelles, volume II, by Léon Gozlan
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES TOURELLES, VOLUME II ***
+
+***** This file should be named 39513-0.txt or 39513-0.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ http://www.gutenberg.org/3/9/5/1/39513/
+
+Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
+Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
+produced from images generously made available by The
+Internet Archive)
+
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
+
+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
+copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
+
+
+
+*** START: FULL LICENSE ***
+
+THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
+PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
+
+To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
+distribution of electronic works, by using or distributing this work
+(or any other work associated in any way with the phrase "Project
+Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
+Gutenberg-tm License (available with this file or online at
+http://gutenberg.org/license).
+
+
+Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
+electronic works
+
+1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
+electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
+and accept all the terms of this license and intellectual property
+(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
+the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
+all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
+If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
+Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
+terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
+entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
+
+1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
+used on or associated in any way with an electronic work by people who
+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
+Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
+freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
+this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
+the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
+keeping this work in the same format with its attached full Project
+Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
+
+1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
+what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
+a constant state of change. If you are outside the United States, check
+the laws of your country in addition to the terms of this agreement
+before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
+creating derivative works based on this work or any other Project
+Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
+the copyright status of any work in any country outside the United
+States.
+
+1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
+
+1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate
+access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
+whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
+phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
+Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
+copied or distributed:
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
+from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
+posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
+and distributed to anyone in the United States without paying any fees
+or charges. If you are redistributing or providing access to a work
+with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
+work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
+through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
+Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
+1.E.9.
+
+1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
+with the permission of the copyright holder, your use and distribution
+must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
+terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
+to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
+permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
+
+1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
+License terms from this work, or any files containing a part of this
+work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
+
+1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
+electronic work, or any part of this electronic work, without
+prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
+active links or immediate access to the full terms of the Project
+Gutenberg-tm License.
+
+1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
+compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
+word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
+distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
+"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
+posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
+you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
+copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
+request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
+form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
+License as specified in paragraph 1.E.1.
+
+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
+performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
+unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
+
+1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
+access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
+that
+
+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
+ the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
+ owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
+- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
+ does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
+ Project Gutenberg-tm works.
+
+- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
+1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
+works, and the medium on which they may be stored, may contain
+"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
+corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
+property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
+computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
+your equipment.
+
+1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
+of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
+Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
+Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
+liability to you for damages, costs and expenses, including legal
+fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
+LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
+PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
+TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
+LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
+INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
+DAMAGE.
+
+1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
+defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
+receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
+written explanation to the person you received the work from. If you
+received the work on a physical medium, you must return the medium with
+your written explanation. The person or entity that provided you with
+the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
+refund. If you received the work electronically, the person or entity
+providing it to you may choose to give you a second opportunity to
+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
+providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
diff --git a/39513-0.zip b/39513-0.zip
new file mode 100644
index 0000000..8c3fddd
--- /dev/null
+++ b/39513-0.zip
Binary files differ
diff --git a/39513-8.txt b/39513-8.txt
new file mode 100644
index 0000000..0821bec
--- /dev/null
+++ b/39513-8.txt
@@ -0,0 +1,8358 @@
+The Project Gutenberg EBook of Les Tourelles, volume II, by Léon Gozlan
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Les Tourelles, volume II
+ Histoire des châteaux de France
+
+Author: Léon Gozlan
+
+Release Date: April 23, 2012 [EBook #39513]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES TOURELLES, VOLUME II ***
+
+
+
+
+Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
+Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
+produced from images generously made available by The
+Internet Archive)
+
+
+
+
+
+
+
+
+LES TOURELLES.
+
+II
+
+Romans du même Auteur;
+
+LE NOTAIRE DE CHANTILLY, 2 vol. in-8. 15 fr.
+
+LES MÉANDRES, 2 vol. in-8. 15
+
+WASHINGTON LEVERT ET SOCRATE LEBLANC,
+2 vol. in-8. 15
+
+LE MÉDECIN DU PECQ, 3 vol. in-8. 22 50
+
+Sous Presse:
+
+LA CONJURATION DU SOULIER, roman historique,
+2 vol. in-8.
+
+UNE NUIT BLANCHE, 2 vol. in-8.
+
+Paris.--Imprimerie de Ve Dondey-Dupré, rue Saint-Louis, 46, au Marais.
+
+
+
+
+LES
+
+TOURELLES
+
+HISTOIRE DES CHATEAUX DE FRANCE,
+
+PAR
+
+M. LÉON GOZLAN.
+
+II
+
+PARIS.
+
+Dumont, Libraire-Editeur,
+
+PALAIS-ROYAL, 88, AU SALON LITTÉRAIRE.
+
+1839
+
+
+
+
+VAUX.
+
+
+I
+
+Nicolas Fouquet, dernier surintendant des finances, voulut donner dans
+son château de Vaux une fête à Louis XIV.
+
+Le projet eut l'agrément du roi.
+
+La fête fut fixée au 17 août 1661.
+
+Six mille invitations furent envoyées. Il y en eut pour l'Italie, pour
+l'Espagne et pour l'Angleterre. On vit à Vaux des représentans de ces
+trois contrées et les ambassadeurs de tous les peuples. Un roi et une
+reine s'y trouvèrent.
+
+Au nombre des invités étaient Gourville et le maréchal de Clairembault.
+
+La route de Paris à Vaux était longue, chaude par le mois d'août où l'on
+était; ils s'arrangèrent pour la faire de compagnie. Ils partirent de
+grand matin dans une calèche massive, qui rachetait ce défaut d'élégance
+par une solidité dont le premier avantage était d'asseoir le corps dans
+un repos parfait. Gourville n'était pas pressé d'arriver; le maréchal,
+qui était un peu gros, n'avait garde de se plaindre de la lenteur de
+l'équipage. En ce temps-là, l'activité de feu qui nous fait aujourd'hui
+dévorer l'espace était inconnue. A quoi eût-elle servi? on ne devenait
+pas noble en courant. D'ailleurs bien empêché eût été celui qui aurait
+prétendu aller vite et sans accident sur les grands chemins, même sans
+exception de ceux qui ont encore conservé le nom de routes royales.
+
+Arrivés à la barrière de Fontainebleau, les deux amis, malgré
+l'équilibre de leur ame, n'envisagèrent pas sans effroi le long ruban de
+chemin qu'ils avaient à parcourir, et qui s'étendait devant eux, blanc
+de soleil et de poussière, jusqu'à Villejuif.
+
+--Où donc nous rafraîchirons-nous, Gourville?
+
+--J'allais vous le demander, maréchal.
+
+--Parbleu, à Ris, Gourville, à votre ferme.
+
+--Merci de la grâce, maréchal; mais d'ici là?
+
+--D'ici là?... Vous avez donc bien bon appétit? Il est si matin!
+
+--Ce n'est pas l'appétit.....
+
+--Si c'est encore la soif, Gourville, nous boirons le coup de l'étrier à
+chaque relais, me proposant, mon hôte, de vous faire servir du meilleur
+à Beauvoir, à ma ferme aussi.
+
+Gourville, qui n'avait pas été compris, se tut.
+
+Une heure après, par le travers de Bicêtre, Clairembault abaissa les
+stores et conseilla à Gourville d'en faire autant de son côté. Un
+balancement doux, presque nul, le petit cri du sable broyé sous les
+roues, l'odeur de la campagne, le bourdonnement des moucherons d'été
+autour de la peinture de la calèche, le jour vert et rose filtré par la
+soie des rideaux, invitaient les voyageurs au sommeil.
+
+--Allez-vous dormir, Gourville?
+
+--Si vous ne causez pas, maréchal...
+
+--Vous auriez tort, Gourville. Plus tard vous trouveriez le vin amer.
+Par cette chaleur, le sommeil épaissit la langue: n'y aurait-il pas
+mieux?
+
+Et le maréchal fit le geste d'arrondir son bras vers les basques de son
+habit. A peine le ramenait-t-il avec une certaine circonspection à son
+attitude naturelle, que Gourville, par instinct, plus que par imitation,
+achevait d'accomplir le même mouvement. Quatre mains se rencontrèrent,
+cachant par paire un objet de mince volume.
+
+C'étaient deux jeux de cartes.
+
+--Vive vous! Gourville, vous êtes homme de fine prévoyance.
+
+--A merveille, maréchal, et voyons si vous me battrez comme vous avez
+battu les Allemands.
+
+Enlevé à la banquette, un coussin de velours s'appuya sur nos voyageurs,
+qui, illuminés de cette joie discrète et communicative qu'auraient deux
+amans à se rencontrer dans un même aveu et à se presser les genoux,
+joignirent les leurs et se regardèrent comme sauvés des ennuis de Paris
+à Vaux.
+
+--Un instant! Gourville, pardon. Battez les cartes en attendant.
+
+--Faites, maréchal.
+
+Clairembault souleva le store et cria:--Cocher! aussi lentement que vous
+pourrez.
+
+--Monseigneur, plus lentement, c'est impossible. Les chevaux dorment,
+s'ils ne sont morts.
+
+--C'est bien, La Brie, toujours ainsi.
+
+Le chemin ne fut plus troublé par aucun bruit de roues, les voyageurs
+par aucune secousse. Le sifflement des cartes qui effleuraient le
+velours du coussin fut seul sensible. En entrant dans Villejuif,
+Gourville avait déjà perdu cinq cents belles pistoles.
+
+Tandis qu'on relayait, lui et son adversaire eurent le temps d'aller
+saluer une dame d'Humières retirée dans un château des environs. Ils
+étaient de retour que les chevaux étaient à peine attelés.
+
+De nouveau en route, le maréchal, trop homme du monde, ou plutôt de
+cour, pour profiter brutalement de la victoire, proposa la revanche à
+Gourville. Gourville accepte. Les cartes sont étalées. Il est inutile de
+constater l'imperturbable lenteur des chevaux, bien qu'ils fussent tout
+frais sortis des écuries, et que la route de Villejuif à la
+Cour-de-France soit unie comme l'eau.
+
+Gourville n'est pas en veine: il perd cinq cents autres pistoles, puis
+mille, puis deux mille, enfin tout ce que Gourville a sur lui en or et
+en billets. La perte passe cinq mille.
+
+--Vous êtes un galant homme, Gourville, et qui valez mieux que le sort.
+Je vous joue sur parole ce qu'il vous plaira. Parlez.
+
+--Non pas sur parole, maréchal; le surintendant a toujours vent des
+enjeux, et il a la magnifique générosité de les tenir quand nous sommes
+décavés; ce qui est d'une grande ame, je l'avoue. Mais je serais désolé,
+cette fois, d'avoir recours à lui pour garantir ma dette. Va, si vous le
+voulez, pour ma ferme de Ris, située près du village de ce nom, et où
+j'ai déjà eu l'honneur de vous inviter à rafraîchir notre second relais.
+Je vous joue, maréchal, ma ferme de Ris.
+
+--Gourville, ce sera contre vingt mille pistoles, qu'elle vaille plus ou
+moins. Mais en trois coups.
+
+--Soit, maréchal. A vous les cartes.
+
+Après quelques avantages insignifians, Gourville vit sa jolie terre de
+Ris, moulins, eaux, pâturages, fours, métairies, passer à Clairembault.
+Ce revers de fortune écrasait Gourville au moment même où la calèche
+s'arrêtait à la grille de sa propriété perdue. Jamais elle ne lui avait
+paru si belle. Il fit pourtant bonne mine. Sans mauvaise humeur, sans
+colère, il sonna son intendant, ses gardes-chasse et ses métayers, et
+leur dit à tous: «Désormais, monseigneur le maréchal de Clairembault,
+que voilà, sera votre maître. D'aujourd'hui il a tous droits sur vous et
+sur cette ferme; saluez-le, et prêtez serment en ses mains!» La
+cérémonie fut courte et arrosée d'une bouteille du plus vieux. Habitué
+à ces émotions du jeu, à ces fortunes gagnées ou perdues en un instant,
+sur une carte ou sur un dé, Gourville n'était pas plus affecté que
+Clairembault n'était orgueilleux.
+
+Les voilà à la Cour-de-France et se dirigeant vers le village de Ris,
+descendant cette montagne que Louis XIV n'eut pas le temps d'aplanir,
+gloire pacifique qu'il laissa à son arrière-petit-fils. Le voyageur
+fatigué boit dans le creux de la main une eau pure, et bénit Louis XV.
+Le précipice n'est plus qu'un berceau.
+
+--Foin de ces cartes qui vous ont trahi, mon bon Gourville! Imitez-moi,
+plongeons-les dans cet abîme.
+
+Et tous deux, d'un commun enthousiasme, lancèrent les cartes du haut de
+la montagne dans les cavités béantes à leur côté; héroïsme de joueur! Il
+est probable qu'ils en avaient chacun un jeu de rechange dans la poche.
+
+Pour ne pas trop attrister son ami, Clairembault s'efforça de changer la
+conversation. Il lui parla de la fête que le surintendant allait donner
+à Louis XIV, de la grandeur de celui-ci, de la magnificence de celui-là,
+de la beauté des dames qui figureraient dans les quadrilles; puis il le
+ramena, de peur de toucher au jeu, dans cette énumération de plaisirs, à
+ses souvenirs de famille, à son beau-père, gouverneur en province, à
+ses enfans.
+
+-Par Dieu! et votre femme, où est-elle en ce moment, Gourville?
+
+--En Beauce, maréchal, et avant l'hiver, si le surintendant me
+l'accorde, j'irai lui rendre mes hommages d'époux.
+
+--Ah! elle est en Beauce! et chez qui, Gourville?
+
+--Mais chez moi, dans l'une de mes terres; superbe propriété, maréchal!
+Et que n'est-elle sur cette route, je vous aurais montré que le malheur
+peut me terrasser, mais non me faire crier merci! Oui, que cette
+propriété n'est-elle ici, je serais encore votre homme, Clairembault!
+
+Adieu les précautions du maréchal, sa prudence à donner un autre cours
+aux idées; et ces maudits chevaux qui n'arrivaient pas, qui auraient
+donné le temps de jouer toute la chrétienté sur le tapis ou sur le
+coussin!
+
+--M'auriez-vous mal compris? répliqua le maréchal. J'en serais désolé,
+mon ami. J'ai jeté les cartes dans les ravins, non parce que je n'avais
+pas l'intention de vous offrir la revanche, et que vous n'aviez plus
+d'argent sur vous ni de propriété sur la route; seulement, Gourville,
+croyez-moi, parce que l'ingrate fortune vous assassinait sans pitié, et
+me faisait honte de mon bonheur!
+
+Un rayon de joie éclaira le visage de Gourville. Joueur délicat, il
+savait bien que toute revanche a une fin; mais, joueur acharné, il
+désirait l'éloigner le plus possible.
+
+--Çà, Gourville! marquez-moi votre désir: voulez-vous que, d'ici à mon
+château de Beauvoir, je vous tienne encore tête? C'est une lieue de bon.
+Voyons, les cinq mille pistoles, la ferme de Ris que je vous ai gagnée,
+et, en plus, mon château de Beauvoir, contre votre propriété en Beauce!
+
+Gourville embrassa le maréchal.
+
+--Et! oui, Clairembault! s'écria-t-il, et nargue du malheur! Mais des
+cartes?
+
+--Mais des cartes! répéta le maréchal.
+
+Là-dessus ils renouvelèrent le geste qui avait si heureusement, la
+première fois, amené des cartes, et leurs poignets, se rencontrant
+encore, heurtèrent deux cornets où sonnaient trois dés.
+
+--Au passe-dix!
+
+--Au passe-dix! maréchal.
+
+Et tandis que les chevaux arrivaient à peine devant les marroniers de
+Petit-Bourg, nos deux joueurs, s'échauffant, lançaient les dés et leur
+ame à qui mieux mieux.
+
+Après quelques minutes:
+
+--Mille excuses, Gourville!
+
+--Mais comment donc, maréchal?
+
+--Cocher! cocher!
+
+--Monseigneur!
+
+--On vous a recommandé, La Brie, d'aller le plus lentement possible.
+
+--Monseigneur, depuis dix minutes nous sommes arrêtés.
+
+--C'est très-bien ainsi.
+
+On était à Beauvoir.
+
+Gourville fut vainqueur: la chance avait tourné; on eût dit les dés
+pipés, tant ils ramenaient invariablement les plus beaux points contre
+Clairembault, qui perdit et les cinq mille pistoles, et la ferme de Ris,
+et son château de Beauvoir, tout enfin, excepté son sang-froid.
+
+Je vous invite, Gourville, s'écria-t-il, à vous arrêter à mon château de
+Beauvoir. A vous, mon maître, d'en faire les honneurs! Il vous
+appartient, comme au roi la couronne, et vous allez voir si je le
+résigne avec dignité.
+
+Ils mirent pied à terre.
+
+A Beauvoir se reproduisit la scène de donation de Ris; mais Clairembault
+mit une gaieté, un faste, une solennité singulière à faire reconnaître
+par ses gens, qui cessaient d'être à lui, Gourville devenu acquéreur de
+son château depuis une heure. Après le déjeuner, qui fut excellent, les
+vassaux et les vavassaux le proclamèrent, sur le perron, selon la
+coutume de l'Ile-de-France, seigneur de Beauvoir et terres y adjacentes.
+Il fut très-digne, quoique un peu chancelant du dessert. C'était
+excusable; sa position l'entraînait: il avait, pour les reconnaître,
+goûté tous les vins.
+
+Quand lui et Clairembault remontèrent en calèche, les paysans et vassaux
+crièrent jusqu'à mi-côte: Vive monseigneur de Gourville, notre seigneur
+de Beauvoir!
+
+--Coup du sort! dit Gourville; vous étiez, il y a une heure, seigneur de
+Beauvoir, je le suis à présent; à deux fois vous m'avez gagné et fourni
+la revanche; je ne vous en ai gagné qu'une: c'est une revanche qui vous
+revient, maréchal. Sur mon épée de gentilhomme et ma seigneurie nouvelle
+de Beauvoir, elle vous sera octroyée selon votre bon plaisir.
+
+--Laissons cela, Gourville.
+
+--Maréchal, je deviendrais plutôt votre vassal, si vous n'acceptiez.
+
+--Bien!--mais plus que celle-ci.
+
+--Oui! maréchal, mais décisive. Que jouons-nous? Parlez.
+
+--Beauvoir contre Mennecy, contre ma pêcherie de ce nom, dont Villeroi
+est suzerain. Vous avez le château de Beauvoir, ayez la pêcherie de
+Mennecy: c'est le médaillon au collier. Encore au passe-dix; vous
+plaît-il?
+
+Malheureusement la route commençait à se couvrir d'équipages qui se
+rendaient à la fête de Vaux; et lorsqu'ils s'approchaient de la portière
+de la voiture à Clairembault, le coussin était furtivement poussé sur la
+banquette, les dés tombaient dans les cornets, les cornets dans les
+poches;--interruptions qui prolongèrent la partie jusqu'à Melun.
+
+Clairembault la gagna; Beauvoir lui revint, il ne perdit pas la pêcherie
+de Mennecy: il n'y eut rien de fait; les seigneuries retournèrent à
+leurs seigneurs. On avait joué sur le velours pendant douze ou treize
+heures.
+
+Sur le pont de Melun; la scène de la Cour-de-France eut son pendant: les
+deux amis, en s'embrassant, précipitèrent les cornets dans la rivière.
+Gourville, en les voyant flotter, leur adressa une allocution touchante.
+Sublime expiation! Ils avaient jeté les cartes dans un fossé, les
+cornets dans la Seine!
+
+Le soir, au château de Fouquet, ils firent la roulette à mille pistoles
+par tour.
+
+
+II
+
+Dans la première cour, appelée la cour des Bornes, vaste carré enchâssé
+entre la grille du château, les fossés et deux rangées de bornes,
+avaient été dressées des tentes de coutil, portant entrelacés les
+chiffres et les armes des gentilshommes invités à la fête. Elles
+longeaient sur un rang les corps-de-logis extérieurs parallèles à
+l'allée des Bornes; aux quatre extrémités s'élevaient la tente du roi et
+celles de la reine-mère, de Monsieur et de Madame Henriette
+d'Angleterre. Ces tentes étaient des boutiques pleines d'objets de luxe.
+
+Il va sans dire qu'on n'achetait pas dans ces boutiques! Une vente eût
+été un spectacle peu digne; les objets qu'elles étalaient n'étaient pas
+non plus livrés sans autre forme aux passans: c'eût été une magnificence
+sans esprit. Fouquet était incapable de ces deux inconvenances. Ces
+boutiques étaient des loteries où l'on gagnait toujours, où la mise
+était la bonne grâce. Chaque coup du sort amenait un cadeau de goût
+différent; la fortune des joueurs n'avait à vaincre que le hasard des
+lots. Tel qui désirait un beau fusil n'emportait parfois qu'un peigne
+d'écaille ou une mule de douairière. On riait alors d'un bout de la cour
+des Bornes à l'autre: c'était le plus clair bénéfice du marchand.
+
+Par une précieuse attention de Fouquet, bijoux, bagues, colliers, noeuds
+d'épée, médaillons, boucles d'oreilles, reproduisaient à l'infini les
+traits du roi sous des emblèmes de la fable, flatterie inépuisable du
+temps. Louis XIV était représenté dans le chaton des bagues, en
+Vertumne, en Jupiter, en Apollon, en Hercule surtout; l'émail renfermait
+le portrait; des perles ou des rubis-balais en formaient l'allégorie.
+Les camées portaient des devises imaginées par Benserade, resté sans
+rivaux en ces sortes de poésies mercantiles. Quel raffinement de
+délicatesse et de luxe! Un diamant de cinquante pistoles pour un
+sourire, pour un remerciement à fleur de lèvres. Fouquet, en
+enrichissant ainsi de ces frivolités, plus durables qu'on ne pense, la
+toilette des femmes, ses contemporaines, créait un ordre de galanterie
+destiné à perpétuer le souvenir de cette journée. On dirait dans des
+siècles, en montrant ces bagatelles brillantes serrées dans les archives
+de famille: «Mon aïeule était à la fête du surintendant, à
+Vaux-le-Vicomte!»
+
+On imaginera sans peine ce que coûtèrent à Fouquet ces loteries, pour
+peu qu'on songe à ces lingots d'or ciselés dans les meilleurs ateliers
+de Paris, à l'achat de costumes venus d'Orient entassés dans d'autres
+boutiques. On le sait, pendant plus de deux siècles, les tisserands
+d'Alep ont vêtu nos marquis et nos duchesses. On eût cru voir à Vaux un
+marché d'Ispahan. La loterie des costumes était la plus courue. Un bon
+numéro décrochait un pourpoint de satin, un gilet de brocard. Le nord
+avait été mis aussi à contribution. Madame de Sévigné gagna un manchon.
+Un manchon au mois d'août! Elle l'envoya sur-le-champ à Ninon, qui était
+très-frileuse, et qui, pour plus d'une raison, n'était pas à la fête.
+Celle-ci le donna peut-être à la femme de Scarron.
+
+Gourville, qui avait juré de ne plus jouer, gagna un cheval arabe, un
+des plus beaux lots, celui qui fut le plus envié.
+
+--Qu'en feras-tu, lui demanda le surintendant en lui frappant sur
+l'épaule, toi qui montes à cheval comme tu danses?
+
+--Monseigneur, il sera pour vous toute la soirée, sellé et bridé, au
+bout du parc, à la porte de Provins. On fait trente lieues en dix heures
+avec un tel cheval. Trente lieues! c'est la mer; la mer, c'est
+l'Angleterre!--Silence! Gourville.
+
+Les jeux continuaient, lorsque les batteurs d'estrades, placés de
+distance en distance sur la route, annoncèrent les équipages de la cour.
+
+A cette nouvelle, le château se remplit de bruit; on reflua vers la
+grille: le roi arrivait.
+
+Accompagné de sa femme, suivi de ses domestiques, Fouquet, revêtu d'un
+magnifique habit de velours rouge, et portant un plat d'argent dans
+lequel étaient les clefs du château, alla attendre le roi à la grille
+d'entrée.
+
+Il arrivait de Fontainebleau. «Le roi, dit le lendemain la _Gazette de
+France_ _du 18 août_, avait avec lui, dans sa calèche, Monsieur, la
+comtesse d'Armagnac, la duchesse de Valentinois et la comtesse de
+Guiche. Suivait la reine-mère, accompagnée dans son carrosse de
+plusieurs dames. Madame venait en litière.»
+
+Fouquet plia le genou en exhaussant au-dessus de sa tête les clefs du
+château, que Louis XIV fit semblant de toucher, et lorsque le
+surintendant se fut relevé, il dit au roi, son maître, que tout, où il
+était, lui appartenait non seulement par le droit de la couronne, mais
+encore par la grâce infinie qu'il mettait à visiter un de ses sujets
+fidèles.
+
+Avec l'abondance de paroles heureuses dont il était doué, le roi
+répondit au compliment de son surintendant, tandis qu'à deux pas plus
+loin la reine-mère donnait sa main à baiser à madame Fouquet.
+
+Les cris de _vive le roi! vive la reine!_ retentissaient.
+
+Six chevaux bai-pâles, dociles et fougueux, coiffés de plumes blanches,
+harnachés en rose, liés l'un à l'autre par des rubans lâches de la même
+couleur, passèrent la grille, toute semée de visages de paysans
+émerveillés de ce spectacle. La calèche du roi était à panneaux à
+images, représentant d'un côté Persée et Andromède, de l'autre, des
+scènes de bergerie.
+
+En traversant la cour, Louis XIV causait affectueusement avec son frère;
+Anne d'Autriche, au contraire, se tenait sur la réserve avec sa bru,
+Madame.
+
+Tout-à-coup des pas redoublés de chevaux résonnèrent: ils étaient si
+multipliés et si bruyans que la foule rassemblée dans la cour des Bornes
+cessa ses acclamations et se précipita vers la grille.
+
+La calèche du roi se trouva isolée; Fouquet fut interdit.
+
+C'était une compagnie entière de mousquetaires gris, appareil militaire
+assez inusité au milieu d'une cérémonie pacifique, qui avait escorté les
+voitures de la cour depuis Fontainebleau jusqu'à Vaux, et qui se
+présentait pour entrer.
+
+Peu préparé à cette surprise hostile, le surintendant éprouva une
+anxiété dont il s'efforça de cacher les marques sous une indifférence
+affectée.
+
+Le commandant des mousquetaires avait déjà franchi la grille et
+caracolait dans la cour des Bornes, broyant sans pitié le gazon et les
+pierres.
+
+Louis XIV se leva dans sa calèche, et se tournant vers cet officier, il
+lui dit d'une voix brève et émue:
+
+«Sortez, monsieur d'Artagnan; vous n'êtes pas chez moi ici. On vous a
+commandé pour honorer notre royale personne, et non pour la garder là où
+elle n'a aucun danger à courir. Ce zèle est offensant pour notre hôte.
+Vous et vos mousquetaires, placez-vous à distance, attendant l'heure où
+il nous plaira de partir.»
+
+Se tournant vers Fouquet:
+
+«Monsieur, je vous demande pardon pour mes mousquetaires; ils n'ont pas
+appris de notre roi chevalier que chez Dieu, sa femme et son ami on
+n'entre jamais armé.»
+
+Les mousquetaires se rangèrent de front sur trois rangs, à l'extérieur
+du château, devant la grille aux cariatides, à cette même place où l'on
+veut que Fouquet, sur un simple désir de Louis XIV, ait fait planter,
+dans l'espace d'une nuit, ce qui est démontré impossible, une double
+allée d'ormes.
+
+Je ne crois pas à cette tradition d'arbres plantés dans une nuit, parce
+que je l'ai retrouvée dans tous les châteaux, et parce que Louis XIV,
+hors de chez lui, n'a jamais couché que dans un seul château, à celui
+des Condé, à Chantilly; mais je crois beaucoup aux allées d'ormes
+arrachés dans une nuit ou dans plusieurs. Je suis arrivé juste assez à
+temps un siècle et demi après la fête que je raconte ici, pour voir
+l'avenue séculaire du château de Vaux couchée par terre, sciée en trois
+traits, destinée à être vendue à la voie, ce qu'on n'eût pas vu sous
+Fouquet, l'eût-il ou non plantée dans une nuit.
+
+En entrant au château, le roi fut frappé des proportions du corridor,
+pavé bleu et blanc en marbre, et des dix colonnes dont il est orné.
+Comme tous les grands rois,--comme Salomon, comme Auguste, comme
+Napoléon après eux tous,--Louis XIV avait l'équerre dans l'oeil: il
+demanda le nom de l'architecte; on lui répondit que c'était Le Vau; il
+prit note et passa:
+
+--La fortune de Le Vau était faite.
+
+Le roi fut invité à se reposer dans une première pièce de droite, celle
+qu'on désigne aujourd'hui aux visiteurs sous le nom de salle de Billard.
+Les ciselures des portes, les mille arabesques rampant autour des murs
+et enserrant cette salle comme une crépine, surprirent moins Louis XIV,
+dont l'envie commençait à bouillonner, lui encore sans monument datant
+de son règne, que le plafond même de l'appartement, apothéose d'Hercule,
+vaste tableau de la plus chaude couleur. C'est mieux que de la peinture
+historique: c'est de la peinture olympique et bien placée au
+plafond,--près du ciel.
+
+Louis XIV se leva et admira long-temps en silence.
+
+Il était découvert.
+
+Fouquet s'avança pour le débarrasser de son chapeau.
+
+--Laissez, monsieur, je vous prie;--c'est par respect.--Vous appelez ce
+peintre?...
+
+--Lebrun, sire.
+
+--Singulière ignorance, celle où je vis, dit à voix basse le roi à sa
+mère en l'entraînant d'un autre côté. Cet homme emploie à ses bâtimens
+les premiers artistes de la France, et je ne sais pas même leurs noms.
+
+On ne m'a pas trompé, vous le voyez, madame, il ne songe qu'à lui.
+Calculez l'or qu'il a dépensé à cette salle seulement. M. Colbert a
+raison: M. Fouquet dilapide, M. Fouquet épuise le trésor, M. Fouquet est
+la ruine de l'état, et M. Colbert...
+
+--Monsieur mon fils, M. Colbert veut être ministre.
+
+Louis se tut.
+
+Il sourit finement en remarquant à tous les panneaux de volets et de
+portes, au fond des plaques du foyer, sur les marbres des cheminées, où
+rien depuis n'a été effacé, reproduit avec une affectation de parvenu,
+ce que n'était pas du reste le surintendant, son triple chiffre N. F. S.
+«Nicolas Fouquet, surintendant,» entrelacé et percé d'une flèche.
+
+--Ne trouvez-vous pas, dit-il encore à sa mère, que dans ce chiffre il y
+a du luxe comme en tout ce qui appartient à M. Fouquet? Trois lettres
+figurent d'ailleurs très-mal entrelacées. Sans dommage, la dernière
+pourrait être supprimée.
+
+--Vous vous contenez mal, monsieur mon fils, et j'ai peine à vous voir
+ainsi dépité contre des puérilités dont vous souffririez moins, si,
+comme moi, vous eussiez été obligé d'admirer le Palais-Cardinal, plus
+beau que notre Louvre et riche de ses dépouilles. Je ne fis alors aucune
+remarque, je ne fis effacer aucun chiffre. Pourtant le Palais-Cardinal
+est à nous.
+
+--Je tâcherai, ma mère, d'imiter votre sang-froid, sans en espérer le
+même prix.
+
+Fouquet s'était retiré avec la foule des courtisans, et avait laissé au
+roi la liberté de parcourir, suivi seulement de sa mère et de sa
+belle-soeur, madame Henriette, les autres pièces, toutes ouvrant l'une
+dans l'autre.
+
+Le roi, poussé par la curiosité, pénétra dans la seconde: elle s'appelle
+le Salon. Au lieu d'y rencontrer quelque objet qui choquât son goût
+afin d'apaiser sa jalousie, il arrêta ses regards sur des tapisseries
+d'Aubusson du plus rare travail pour l'époque: peintures à l'aiguille
+dont le dessin est de Lebrun. Il voulut détourner la vue de ces
+chefs-d'oeuvre disproportionnés, même pour la fortune d'un souverain;
+mais elle glissa sur des meubles de laque, fantastiques frivolités
+vendues littéralement au poids de l'or. Le sofa où il s'agitait
+surpassait tout ce que Fontainebleau avait à comparer en ce genre
+d'ameublement. Il est tel quel aujourd'hui: de satin blanc brodé en
+bosse de chenille verte. C'est, pour le temps, la miniature et le burin
+appliqués à la broderie.
+
+Le roi leva des yeux pleins d'ironie au plafond.--Qu'est-ce donc,
+demanda-t-il, que cet écureuil que je vois partout à la poursuite d'une
+couleuvre? Cet emblème me fatigue: en sauriez-vous le sens?
+
+--L'écureuil...
+
+--Je le sais, ma mère; c'est l'arme parlante de M. Fouquet; mais la
+couleuvre?
+
+--La couleuvre, monsieur mon fils, on prétend que c'est l'arme parlante
+de M. Colbert.
+
+--Ah! vraiment. L'écureuil et la couleuvre, M. Fouquet et M. Colbert.
+Gentil écureuil à tête folle: c'est ingénieux, mais c'est peu naturel.
+Au fond, les allégories sont comme les songes: souvent le contre-pied
+les explique. Avez-vous les yeux bons, ma soeur Henriette?
+
+--Pour vous servir, sire.
+
+--Lisez-moi donc ces lettres noires et brisées dans cette bande que je
+crois une devise, autour d'Apollon chassant les monstres de la terre.
+
+--C'est du latin, sire.
+
+--Eh bien! voyons si vous savez le traduire, ainsi qu'on l'assure.
+
+--_Quò non ascendam?_ où ne monterai-je pas?
+
+--Parfaitement, docte Henriette. L'écureuil dit cela à la couleuvre,
+mais c'est une fable. Et ici, à cet autre angle, que lit-on?
+
+--Une modification légère de la même devise: _Quò non ascendet?_ où ne
+montera-t-il pas? Le futur est à la troisième personne au lieu d'être à
+la première.
+
+--Et si nous cherchions bien encore, ma soeur, ne croyez-vous pas que
+nous trouverions une seconde personne qui dirait: _Tu ne monteras pas!_
+
+Le duc de Saint-Aignan entra sur ces propos, et fut vivement poussé par
+le roi dans une petite pièce à côté. La reine-mère et madame Henriette
+restèrent seules et ne se parlèrent pas.
+
+Ces deux princesses s'observaient depuis quelques mois. Anne d'Autriche
+avait remarqué, ce qui du reste n'était échappé à aucune pénétration de
+courtisan, que Madame et le roi se partageaient une affection où
+Monsieur avait beaucoup à souffrir pour sa dignité de mari. Quoique
+vive, sa tendresse maternelle n'allait pas jusqu'à sacrifier un frère à
+l'autre, et à tolérer un scandale dont la cour d'Espagne, si bien servie
+en rapports, eût demandé réparation. Malheureusement ses appréhensions
+semblaient fondées. A tous les carrousels, le roi était le cavalier
+d'honneur de Madame; à toutes les comédies à ballet ils dansaient un pas
+ensemble; dans tous les couplets de Benserade, allusions transparentes
+où nul ne se méprenait, le roi était le lis, elle la rose. Quand le roi
+s'égarait à la chasse, on avait toutes les peines du monde à retrouver
+Madame. Anne d'Autriche avait jugé qu'il était temps de mettre un terme
+à une inconvenance ou d'arrêter une faute. Sachant que les rois ne
+guérissent d'une passion que par une autre, elle avait cherché et trouvé
+parmi les demoiselles d'honneur de Madame même une jeune personne peu
+remarquée, mais propre à frapper par une beauté modeste, qualité
+jusqu'ici rarement offerte à l'inconstance de son fils.
+
+Ceci était parfaitement vu, bien combiné, le roi tomberait au piége.
+Seulement Anne d'Autriche n'avait pas prévu qu'elle réussirait, non
+parce que son fils cesserait d'aimer Madame pour aimer une de ses
+demoiselles d'honneur, mais simplement parce que Louis XIV n'avait
+montré de l'amour pour sa belle-soeur qu'afin de cacher une passion vive
+et réelle pour la rivale dont sa mère lui ménageait la présence.
+
+Le roi avait poussé le duc de Saint-Aignan dans une encoignure, et lui
+répétait: «D'Artagnan est un maladroit, un fou; il entre ici comme dans
+une place conquise. Est-ce là la prudence que j'ai tant recommandée?
+Veillez sur lui, que ses mousquetaires ne quittent pas la selle un seul
+instant. M. de Colbert est-il venu, duc?
+
+--Oui, sire.
+
+--Tant mieux. Dites-lui de ne pas m'approcher de toute la journée,
+d'éviter de se promener en compagnie de Harlai, de Séguier et de
+d'Albret; de causer beaucoup au contraire avec Gourville, avec Lauzun,
+avec Pélisson, avec les dames, s'il en est capable, et de ne partir
+d'ici que toutes les bougies éteintes. Et Elle, est-elle ici? reprit
+bien bas Louis XIV, sans nommer qui.
+
+--Pas encore, sire. La suite de Madame n'est pas arrivée.
+
+--Qu'il me tarde de la voir!--Duc, rompons cet entretien sur-le-champ
+par un grand éclat de rire, afin de n'inspirer aucun soupçon à ma mère
+ni à Madame. Sachez leur dire pourquoi nous aurons ri.
+
+Le duc et le roi rirent aux éclats.
+
+--Mais venez donc, mesdames, s'écria le roi en paraissant à la porte du
+cabinet; monsieur le duc va vous expliquer la cause de notre gaieté.
+
+--Qu'est-ce donc, monsieur de Saint-Aignan? s'informa la reine-mère.
+
+--C'est... mon Dieu, cela vaut-il bien la peine?
+
+--Parlez toujours, duc.
+
+Saint-Aignan, qui n'avait rien à dire, balbutia, rougit, regarda le
+plafond, et répondit tout-à-coup avec la pétulance d'une réflexion
+subite:
+
+--Vos majestés ont dû remarquer que dans les nombreuses pièces de ce
+château l'écureuil de monsieur le vicomte poursuit avec acharnement la
+couleuvre de M. Colbert. Certes, s'il est quelqu'un en France capable de
+connaître les intentions héraldiques de M. de Belle-Isle, c'est le
+peintre qui a répété au moins deux ou trois mille fois cet emblème. Eh
+bien! ne faut-il pas que ce peintre soit singulièrement distrait ou
+coupable? Dans ce château, ici, sur notre tête (que vos majestés
+daignent regarder ce plafond pour m'en croire), ce peintre fait
+étrangler l'écureuil par la couleuvre.
+
+--Pas possible, duc!
+
+--Qu'il plaise à vos majestés de suivre la direction de mon doigt. En
+tirant une ligne du coude de cette femme qui représente le Sommeil,
+n'aperçoivent-elles pas, vos majestés, dans la guirlande du plafond, un
+écureuil?...
+
+--Et la couleuvre qui le darde! crièrent tous trois le roi, sa mère et
+Madame.
+
+--Si cela me regardait, ajouta le roi, je me croirais perdu.
+
+Il pâlit.
+
+Saint-Aignan pâlit.
+
+--Sortons au plus vite de ce cabinet de la prédiction.
+
+Ils rentrèrent, tout effrayés, dans le salon.
+
+Le nom du cabinet de la Prédiction est resté à cette pièce. A plus d'un
+siècle de distance, on éprouve un effroi historique, lorsqu'on regarde
+cette erreur de peintre qui fut une si terrible prophétie. On n'a
+presque plus d'attention pour la suave allégorie de Lebrun: le Sommeil,
+sous les traits d'une femme endormie, qui, comme l'a dit Lafontaine dans
+le _Songe de Vaux_, «laisse tomber des fleurs, et ne les répand pas.»
+
+Quand les brigands du Nord, je veux dire les Bavarois, entrèrent en 1815
+dans le château de Vaux, ils le saccagèrent. Ce délicieux boudoir ne fut
+pas épargné, et pourtant ils n'arrachèrent pas du plafond le Sommeil de
+Lebrun. Avaient-ils lu les vers de Lafontaine? S'il en fut ainsi,
+pourquoi le bonhomme n'en a-t-il pas écrit sur les fauteuils et les
+tapisseries? A la pointe du sabre, les Bavarois ont détaché du fond des
+fauteuils et du cadre des murs les étoffes brodées qui les garnissaient.
+Ils ont laissé les murs et les fauteuils dans l'état où ils se
+trouvaient avant d'être recouverts. Dans les tapisseries d'Aubusson de
+nos châteaux l'invasion a taillé des mouchoirs.
+
+C'est une revanche, nos pères avaient fait le même usage des drapeaux
+bavarois.
+
+
+III
+
+Il n'y a pas d'exemple dans l'histoire d'une fortune aussi rapide et
+aussi courte que celle de Fouquet.
+
+A peine apprend-on qu'il existe, qu'il est déjà procureur-général au
+parlement, une des plus hautes dignités du royaume; à peine au
+parlement, on le voit surintendant des finances, le premier dans l'état
+après Mazarin; à peine le sait-on surintendant des finances, qu'il est
+sous les verroux de Pignerol; à peine est-il à Pignerol qu'on n'en
+parle plus.
+
+Entre Mazarin et Colbert, qui se souvient de Fouquet?
+
+Consultez les historiens, même les plus complets: ils vous diront que
+Fouquet fut poursuivi et condamné pour ses dilapidations. Rien n'est
+plus vague. Cela s'applique à tous les ministres des finances depuis
+Enguerrand de Marigny. Mazarin avant Fouquet, Colbert après lui,
+épuisèrent le trésor avec bien plus d'avidité. Le surintendant ne fut
+mis en jugement, ceci ressort de son procès même, que par le fait des
+énormes vols de Mazarin; et Colbert, malgré ses vastes créations
+commerciales, au lieu de diminuer la dette, l'augmenta de beaucoup.
+
+Que reprocha-t-on à Fouquet?--Son faste? Oublie-t-on que le cardinal
+Mazarin, pauvre sous Richelieu, fit passer, au bruit de sonnettes
+d'argent, sous la porte Saint-Antoine, en 1660, à la suite de l'entrée
+triomphale de la reine, soixante-deux mulets chargés d'or et de
+diamans?--Le luxe de sa maison? A quelques charges près qu'il fut obligé
+de créer pour soutenir l'éclat de sa nouvelle dignité de surintendant,
+il ne fit que continuer la vie qu'il menait auparavant,
+extraordinairement riche par sa famille et du côté de sa femme, qui lui
+apporta douze cent mille livres.--Son goût pour les bâtimens? Il
+convenait peu à Colbert et à ses successeurs, eux qui devaient élever
+Versailles et Marly, de demander compte à Fouquet des quelques millions,
+dilapidés ou non, qu'il consacra au château de Vaux.--Ses moeurs? S'il
+appartenait à quelqu'un d'écarter ce chef d'accusation, c'était d'abord
+au roi.--Sa rébellion? On en eut de si faibles preuves, et elles
+devaient être faibles en effet, que le ressentiment de ses juges,
+presque tous vendus à Colbert, ne parvint qu'à le faire condamner à
+l'exil, peine commuée par Louis XIV en une détention perpétuelle.
+
+Ainsi l'histoire dit mal Fouquet: elle ne le sait pas.
+
+Avant son élévation, elle le voit à peine; pendant, elle en est éblouie,
+elle est trop lente avec son cortége de causes et de recherches pour
+expliquer à temps cette haute fortune; après, elle s'impose cinquante
+ans de silence, car malheur à qui parlera de Fouquet sous Louis XIV. Et
+de quel homme d'état s'occupe-t-on après cinquante ans?
+
+Fouquet n'aura pas même d'histoire, cette fosse commune.
+
+Fouquet revient de droit aux mémoires et à la poésie; une moitié de sa
+vie appartient à Gourville, l'autre moitié à La Fontaine.
+
+Heureux, il est l'homme des mémoires.
+
+Seigneur plein d'éclat à la cour, sybarite recherché à son pavillon de
+Saint-Mandé, il a toutes les amitiés, et celles de la Fronde, et celles
+de Saint-Germain; toutes les amours à la ville; rien ne manque à sa
+périlleuse renommée. Boileau incruste en proverbe ses bonnes fortunes de
+surintendant; un souterrain conduit de son boudoir au milieu du bois de
+Vincennes, pour faire évader les femmes quand les maris viennent la nuit
+les lui redemander.
+
+Richelieu pensionne quelques hommes de lettres pour qu'ils admirent ses
+vers; Fouquet les enrichit tous à la condition qu'il n'écrira pas de
+vers, l'homme aimable! mais qu'eux viendront chaque mois lui lire ceux
+qu'ils auront composés. La Fontaine s'engagera à quatre épîtres par an;
+il paiera en quatre termes. Richelieu disait: J'ai donné une chemise à
+Apollon. Fouquet avait droit d'ajouter: Je l'ai mis dans ses meubles.
+Pélisson, grâce à lui, a six domestiques; Le Vau est servi en vaisselle
+plate; Lebrun a un équipage; Le Nôtre tutoie Fouquet. Mademoiselle de
+Scudéry est coulée en bronze, et l'on trouve dans la boîte de vermeil où
+le surintendant parfumait ses pensées secrètes des lettres de madame de
+Sévigné.
+
+Ainsi Fouquet donne à Louis XIV l'exemple de tout ce qui lui vaudra le
+nom de grand: amour des arts, respect aux lettres, munificence aux
+écrivains, goût pour les monumens, dévouement aux femmes, qui toutes
+conservèrent à Fouquet la fidélité du malheur, la seule qu'il leur
+demanda jamais.
+
+Est-il renversé par le souffle noir sorti de la bouche de Colbert?
+aussitôt il devient l'homme de La Fontaine. La Fontaine se jette à son
+cou comme un fils, lui qui ne se rappelait plus en avoir un, et ne
+l'abandonne pas. Il n'est plus distrait, La Fontaine; il ne dort plus,
+lui le sommeil fait poète. Jour et nuit il va, il marche, il court,
+oubliant le lapin son ami et la taupe sa soeur, et la fourmi sa voisine;
+il va des nymphes de Vaux au premier président du parlement. Au milieu
+des solitudes de Vaux, il crie: Rendez-moi Oronte!--Vous, nymphes; vous,
+naïades; vous, sylvains! Oronte est captif, Oronte est innocent
+puisqu'il est malheureux; suivez-moi, embrassons les genoux de Louis, et
+redemandons-lui Oronte! Et La Fontaine se présente au parlement avec
+tous ses sylvains pour qu'on délivre Oronte; il intercède auprès de
+mademoiselle de La Vallière au nom des hamadryades éplorées. Partout
+rebuté, il s'enferme avec mademoiselle de Scudéry et madame de Sévigné,
+et ces trois femmes pleurent.
+
+Ne cherchez pas ailleurs la mémoire de Fouquet: elle est toute dans le
+coeur des femmes; j'ai dit le coeur des poètes.
+
+Mazarin, c'est vrai, eut une grande chose dans sa vie: c'est le traité
+de paix de Westphalie.
+
+Mais Fouquet eut aussi une ravissante chose dans sa vie: c'est la fête
+de Vaux.
+
+Qu'est-il resté du traité de Westphalie? rien. Voyez où est remontée la
+maison d'Autriche.
+
+Qu'est-il resté de la fête de Vaux?
+
+_Les Fâcheux_ de Molière, une élégie de La Fontaine, douze lettres de
+madame de Sévigné.
+
+Ceci durera plus que la maison d'Autriche.
+
+
+IV
+
+Tandis que le roi et sa mère reçoivent dans les salons de Fouquet les
+hommages dont ils sont ordinairement entourés à Fontainebleau,
+l'étiquette n'ayant jamais abandonné Louis XIV, même en voyage, le
+surintendant, dont l'absence est justifiée par la nécessité où il est,
+dans un tel jour, de se trouver partout, a réuni les deux amis sur la
+fidélité desquels il peut compter, et s'entretient avec eux dans les
+allées du parc.
+
+--Le moment venu, j'hésite, balbutia Fouquet le premier.
+
+Et Pélisson, saisissant le bras de Fouquet:--Serait-il bien vrai? Et
+pour quel motif, sur quel soupçon, nous alarmez-vous ainsi? Vous êtes
+pâle, en effet, monseigneur.
+
+--Franchement, ces mousquetaires à cheval m'ont donné à réfléchir.
+Avouez que leur présence a droit d'étonner.
+
+--Ma foi, non, reprit Gourville. Cette suite bruyante est dans les goûts
+d'un jeune roi. C'est du faste. D'ailleurs, pour peu que nos soupçons
+devinssent plus graves, je me chargerais de d'Artagnan et de ses
+mousquetaires. Les caves du château sont profondes, et ils ne boiront
+pas tout.
+
+--Vous ne savez donc pas, Gourville, que le roi leur a défendu de
+quitter l'étrier?
+
+--C'est possible, monseigneur; mais il ne leur a pas défendu de boire,
+office dont on s'acquitte très-bien à cheval. Seulement on tombe de plus
+haut. Sont-ce là toutes vos craintes, monseigneur?
+
+--Les douze portes du parc sont-elles bien gardées, Gourville?
+
+--Par les meilleurs complices qu'on puisse choisir.
+
+--Par qui donc, Gourville?
+
+--Par personne.
+
+--Comment cela?
+
+--Où est la nécessité de veiller à douze portes si l'on ne doit sortir
+que par une?
+
+--Mais cette porte?
+
+--A celle-là j'ai posté quelqu'un qui ne m'a jamais trahi en ces sortes
+d'équipées: invisible et muet.
+
+--Et c'est?...
+
+--Personne.
+
+--Vous me désespérez, Gourville; j'ai peur que vous n'ayez pas votre
+tête, tout votre sang-froid.
+
+--Pardon, monseigneur, bien que je sois venu avec le maréchal de
+Clairembault. Par cette porte si fidèlement gardée nous passerons, vous,
+monseigneur, la personne que vous savez, M. de Pélisson et moi. Elle est
+assez large.
+
+Fouquet serra affectueusement la main à ses deux amis.
+
+--Merci, Gourville; mais pourquoi cette légèreté dans vos dispositions?
+
+--Imiterons-nous les Romains? crierons-nous jusque sur les toits que
+nous conspirons?
+
+--Mais encore...
+
+--Je le tiens de M. de Retz: dans un coup décisif il est important
+d'être sûr de tout le monde et de n'employer que quelques-uns. Ayez
+beaucoup d'hommes, ils comptent les uns sur les autres; peu, ils
+agissent. M. le coadjuteur s'y connaissait.
+
+Perdant par degré la teinte de tristesse répandue sur son visage, le
+surintendant se tourna vers son poète-secrétaire:--Vous, monsieur
+Pélisson?
+
+--Monsieur le vicomte, je partage les assurances de M. Gourville.
+
+--Vous ne saisissez pas ma demande: ce n'est pas là-dessus que je
+souhaite vous entendre. Avez-vous déposé sur la cheminée de chaque
+chambre de gentilhomme mille pistoles pour faire face aux dettes du jeu?
+Avez-vous ordonné qu'on traitât les gens de lettres dans cette journée
+avec les nombreux égards dont j'aime à les voir entourés? Ils dîneront
+dans la salle des Muses: je crois avoir exprimé ce désir.
+
+--Vos ordres ont été suivis. Ils seront confondus avec les gens de
+qualité. Des guirlandes de fleurs se balanceront sur leur front au bruit
+de harpes cachées: Lambert jouera du téorbe. Comme les anciens poètes,
+ils boiront dans des coupes de vermeil.
+
+--Et comme les anciens poètes, monsieur de Pélisson, ils emporteront
+leur coupe. Nous vous devons la gloire qui suit la vie. Vous et La
+Fontaine me ferez immortel.
+
+--Auparavant, interrompit Gourville, il faut que vos ennemis soient
+dans la poussière, que le roi, notre maître, vous reconnaisse pour le
+premier gentilhomme de l'état après lui.
+
+--Quel moment heureux ou fatal! Gourville, Pélisson, qu'en pensera
+l'Europe? Et ce coup qui retentira long-temps,--au milieu d'une fête!...
+Des poignards cachés sous des fleurs. N'est-ce pas que mon château ne
+fut jamais plus splendide? On dirait qu'il sait qu'un roi de France
+l'habite. Pélisson, avez-vous prié M. le chevalier Lully de presser sa
+cantate? Quel Orphée que ce Lully! quel génie! Il écrit dans ma chambre
+la musique qu'il exécutera dans trois heures devant la cour. Offrez-lui
+de ma part cette tabatière en diamans. Elle vient de Mazarin. Divin
+Lully!
+
+--Silence, recommanda Pélisson, on vient de ce côté. C'est messire
+Pierre Séguier, chancelier de France. Je le savais ici, je l'ai vu
+descendre de sa haquenée blanche peu après l'arrivée de M. Colbert. En
+hommes prudens, ils ont voulu ne pas avoir l'air d'être venus ensemble;
+mais nos gens placés sur la route ont remarqué leur séparation à la
+Patte d'Oie de Voisenon.
+
+Gourville courut au-devant du chancelier, le chapeau bas, et l'accosta
+avec le respect mêlé à la joie la plus vive.
+
+--Monseigneur, que je suis aise de vous joindre ici, et dans un tel
+moment! Vous déciderez entre nous.
+
+Le chancelier remercia d'un sourire.
+
+--Dites-nous, monsieur de Séguier, vous qui avez laissé la justice à
+Paris, mais non pas le bon goût, si Le Nôtre n'a pas commis une faute
+grave dans la distribution générale de ce terrain.
+
+--J'avoue, répondit le chancelier, que je suis peu apte à résoudre la
+question. Si vous voulez qu'il y ait ici trop de statues, de canaux, de
+fontaines de marbre pour...
+
+Fouquet vit venir la leçon; il brusqua la riposte:
+
+--.....Pour un simple financier tel que moi, j'en conviens, mais non
+pour le sujet qui reçoit son maître; sur quoi vous alliez me féliciter,
+ce me semble.
+
+--C'est ce que j'étais prêt à vous répondre, monsieur Gourville.
+
+--Vous voyez donc, monsieur le chancelier, que vous êtes né pour mettre
+les gens d'accord avant qu'ils aient parlé: j'espère qu'il en sera de
+même, notre différend entendu. Pardon, mais il ne s'agit pas de statues,
+messire.
+
+--Prenez garde, Gourville, de fatiguer M. de Séguier.
+
+--Je vous en prie, monsieur de Belle-Isle, laissez à M. Gourville
+présenter sa requête. Je vous jugerai.
+
+Ce mot glaça le sang de Pélisson. Séguier avait ri en le prononçant.
+
+--Le Nôtre, disais-je, a commis une faute. Le plan horizontal du château
+est mal entendu: d'une extrémité au centre, le terrain descend; du
+centre à l'autre extrémité, il monte. La propriété creuse. Vaux est un
+abîme: n'est-ce pas, messire?
+
+Le chancelier ne sut trop si on lui renvoyait une de ces allusions
+malignes dont il ne tarissait pas sur la prodigalité du surintendant, ou
+si Gourville lui demandait sérieusement un avis. Il le regarda avec sa
+pénétration de juge.
+
+Fouquet rompit l'embarras.--La propriété creuse, intervint-il, parce
+qu'elle a été sacrifiée exclusivement aux eaux. Le niveau est pris de
+loin et de haut; plus on le ménage en l'abaissant, plus l'eau, en
+reprenant sa ligne de hauteur, s'élève et jaillit. Le Nôtre n'a pas
+tort, Gourville. Cette explication satisfait-elle monsieur de Séguier?
+
+--Pleinement. Mais je ne prendrai point congé de vous, monsieur de
+Belle-Isle, sans vous complimenter sur la flatteuse rumeur qui circule.
+On tient presque pour certain que vous allez vous défaire de votre
+charge de procureur-général. Sa majesté n'attendrait que cette
+résolution de votre part pour vous conférer ses Ordres. C'est un regret
+pour le parlement, et je le partage; mais la compensation est si belle,
+qu'il faut se taire et adorer le monarque dans ses oeuvres.
+
+--N'ajoutez pas à la confusion où je suis, monsieur de Séguier, de me
+trouver déjà si peu digne des bontés de notre roi.
+
+--Adieu, je vous laisse, monsieur de Belle-Isle, ce dont vous
+m'excuserez, pour aller présenter mes soumissions à sa majesté.
+
+M. de Séguier se retira gravement.
+
+--Je reprends, dit Gourville: personne n'agira, mais personne
+n'empêchera d'agir. Après les eaux viendra le dîner; après le dîner la
+comédie, après la comédie le feu.
+
+--Oui, Gourville, c'est le moment de frapper le grand coup.
+
+--Il se placera sur les cascades pour admirer le feu, et au même endroit
+où il aura vu jouer les eaux. A sa droite il aura dix de nos amis, à sa
+gauche dix, vingt derrière: foule sur les marches, personne à la portée
+de son regard, personne! cela masquerait le coup d'oeil. A la troisième
+girande lancée, lorsque le ciel sera couvert d'étincelles et de cris,
+quand le canon se mêlera à ce bruit pour le rendre plus formidable, un
+homme disparaîtra.
+
+--Gourville!
+
+Pélisson visita de l'oeil le prolongement de l'allée.
+
+--Monseigneur, cet homme disparu sera remplacé sur-le-champ par un autre
+de même taille, de même costume; panache blanc au chapeau, cordon bleu à
+la poitrine.
+
+--Et ceux qui l'entoureront?
+
+--Voilà les amis dont je vous parlais, ceux qui n'agissent pas.
+
+--Et s'il crie?
+
+--Le canon crie plus fort.
+
+--Et si l'on voit?
+
+--L'obscurité profonde qui succède à l'éblouissement d'une girande de
+feu ne permet guère de voir. Douze girandes seront tirées à dix minutes
+d'intervalle. Douze obscurités: c'est deux heures. A la dernière, nous
+serons à huit lieues d'ici.
+
+--Et ce feu d'artifice, s'écria Fouquet, éclipsera, j'en suis sûr, celui
+qui fut tiré à la porte Saint-Antoine, au mariage de la reine. Torelli
+est une Salamandre.
+
+--Silence! dit une seconde fois Pélisson; quelqu'un vient.--Colbert
+était à deux pas.
+
+--Pour le coup, l'augure est sinistre, murmura Gourville, c'est M. de
+Colbert; il ne manque plus, pour nous achever, que M. de Laigue et
+madame de Chevreuse.
+
+Colbert était fort laid, déjeté comme un vieux bois; il avait la peau
+grillée, la mine souffrante. Les douloureux sacrifices des nuits,
+l'agonie des difficultés vaincues, l'intromission violente de
+connaissances sans nombre, le mépris de la vie et de ses besoins, le
+despotisme de la volonté sur la douleur, se lisaient à ses joues, à son
+front, où les rides étaient si profondes qu'elles simulaient des
+feuilles de parchemin. La vie s'était retirée de ce corps corrodé par
+l'étude, pour s'isoler dans le crâne; là était la flamme. Sa tête était
+transparente comme une lampe de nuit. On sentait poindre les os sous la
+légère couche de vie qui tapissait ce cadavre. On voyait l'ironie de la
+mort grimacer derrière cette peau, si enflée de rien. Le squelette
+voulait sortir.
+
+Au moment où Colbert s'était montré comme un fantôme au détour de
+l'allée, Pélisson, pour avoir une contenance, avait déroulé un papier,
+qu'il affecta de lire, jusqu'à ce que lui et ses compagnons se
+trouvassent dans l'impossibilité d'éviter la rencontre.
+
+--C'est fort beau! s'écriait Gourville; le roi en sera enchanté.
+
+--Monsieur Pélisson, appuyait Fouquet, vous n'avez jamais mieux été
+inspiré; l'air de Vaux est une muse.
+
+--Ce sont choses trop légères pour monsieur Colbert, dit Fouquet en
+abordant celui-ci, que des vers de circonstance. Si quelque chose les
+excuse pourtant, c'est la circonstance. M. de Pélisson nous lisait le
+prologue de sa façon qui sera récité cette nuit avant la comédie de mon
+ami, M. Molière.
+
+--Que je n'interrompe pas M. de Pélisson! se récria Colbert; des vers à
+la louange du roi sont une bonne fortune: vous ne voudriez pas m'en
+priver.
+
+Pélisson lut avec chaleur le prologue au roi, et fut applaudi à chaque
+hémistiche, excepté par Colbert, qui roulait sa tête et son oeil comme un
+sauvage qui entend de la musique pour la première fois. Au dixième vers,
+quoique la pièce n'en ait pas quarante, il fourra ses mains sèches dans
+ses goussets, et ne prêta plus aucune attention.
+
+Ayant achevé sa lecture, Pélisson se tourna vers Colbert avec la
+discrétion d'un poète qui attend son arrêt.
+
+Les vers du prologue de Pélisson passaient pour fort beaux.
+
+--Ah! vous avez fini, monsieur de Pélisson; je vous fais mon compliment.
+C'est bien! très-bien! J'avais un neveu qui s'amusait aussi à ces
+bêtises-là; il a réussi. Je l'ai employé aux gabelles.
+
+Gourville se baissa pour ne pas rire, affectant d'arranger les boucles
+de sa chaussure. Gourville ne faisait pas de vers.
+
+Colbert ne remarqua pas le dépit de Pélisson, qui, oubliant son rôle
+dans cette comédie, rougit, pâlit, fut sur le point de trahir la ruse et
+de dire: «Croyez-vous donc, monsieur de Colbert, qu'on vous demande
+votre avis? Il fallait feindre et vous prendre pour un homme de goût. On
+ne s'attendait pas à réussir.» Le conjuré l'emporta cependant sur le
+poète; Pélisson se tut.
+
+Colbert continuait à Fouquet:--Il n'est bruit, monsieur, que de votre
+retraite du parlement. Au dire de beaucoup, votre charge de
+procureur-général serait déjà vendue, ce qu'attend le roi pour vous
+conférer ses Ordres.
+
+--La grâce du roi, répondait Fouquet, n'est pas chose tellement sûre, si
+je ne dois espérer qu'en mon mérite, que mes intérêts me fassent une
+nécessité de vendre ma charge. Plus je mettrai de délai à m'en défaire,
+plus je montrerai à mon maître que je ne vaux que par lui.
+
+--Vous vous jugez trop sévèrement, monsieur de Belle-Isle; et puisque le
+roi vous laisse espérer cette faveur, c'est qu'il vous en croit digne.
+
+--Je vous remercie de cette manière de voir, monsieur de Colbert; je
+n'en oublierai pas le témoignage.
+
+Colbert salua et gagna le château.
+
+--S'il n'est fatal, le rapprochement est du moins singulier. Avez-vous
+remarqué, Gourville, Pélisson? M. de Séguier me demande si j'ai vendu ma
+charge de procureur-général, M. de Colbert est étonné de m'en trouver
+encore revêtu. Est-ce du hasard? Le procureur-général les importune donc
+bien? Mais vous en étiez, Gourville, au moment du feu et de
+l'enlèvement. Et après que nous serons partis, que se passera-t-il ici?
+
+--L'histoire nous l'apprendra.
+
+--Mais enfin, lorsque le feu sera consumé, qu'on cherchera le... qu'on
+le cherchera pour partir...
+
+--Alors jaillira le bouquet, détonation terrible qui renversera dans les
+fossés toutes les voitures de la cour placées au bord. Torelli
+l'artificier en est sûr. C'est un événement nouveau à travers mille
+événemens: c'est une heure pour eux, trois lieues pour nous. Au jour ils
+seront encore ici.
+
+--Mais après?
+
+--Ah! monseigneur, en conspiration, _après_ n'existe pas; on est ou l'on
+n'est plus!
+
+--Vous avez dit le mot, Gourville, c'est une conspiration, et contre
+qui? Je frémirais à cette seule pensée, si ma conscience ne me criait
+que c'est là le seul moyen de convaincre le roi, qui, une fois dans nos
+mains et dans ma place de Belle-Isle, signera, au nom de l'intérêt de la
+France plus encore que par la violence de sa captivité, car elle lui
+sera douce, le renvoi de M. de Colbert, cette affreuse couleuvre, et
+celui de M. Le Tellier. Avec eux tomberont leurs créatures. Écrasez
+l'araignée, la toile s'envole au vent. M. de Colbert est mon araignée
+qui tend sa toile partout où je suis. Depuis Mazarin, il m'enveloppe,
+m'étouffe; il me tuera si je ne l'écrase. Puissant comme toutes les
+résistances; hardi, parce qu'il n'a rien à perdre; influent auprès du
+prince, qui finira par être persuadé que ma chute sera un heureux
+prétexte pour ne payer aucune dette, car je serai la cause de toutes, si
+je tombe; chef de parti, ayant su rallier toutes les haines contre ce
+qu'on appelle ma prodigalité; appuyé des femmes, de celles dont je n'ai
+pas courtisé la vieillesse ou la laideur; Colbert, laid, triste, avare,
+obscur, sordide, triompherait de moi! Lui renversé, je n'ai plus que des
+amis.
+
+En tenant le roi captif, je ne fais, après tout, avec des intentions
+plus pures que ce qu'exécutèrent, sous la minorité, le cardinal de Retz,
+Turenne, un prince du sang, le parlement, la France entière, contre
+Mazarin, la reine et le roi lui-même. Et je n'appelle pas
+l'étranger!--Voilà de quoi m'absoudre.
+
+Les trois amis se tenaient par la main, et confondaient dans un serment
+muet le voeu d'être fidèles à leur conjuration.
+
+S'échappant tout-à-coup d'entre Gourville et Pélisson, émus jusqu'aux
+larmes d'une scène où s'était décidée leur vie, ainsi que l'événement ne
+le prouva que trop, Fouquet alla galamment offrir son bras à une dame
+qui accourait vers lui, et se perdit avec elle, en riant aux éclats,
+dans une contre-allée.
+
+Les deux secrétaires du surintendant, quoique habitués à sa légèreté, se
+regardèrent stupéfaits. Pélisson ne put s'empêcher de murmurer: C'est
+trop à la fois, Brutus et Bellegarde!
+
+Ils savaient quelle était cette dame admise dans la plus équivoque
+familiarité du surintendant.
+
+Fouquet était un sultan. Il était entouré de messagères d'amour, aux
+mains prodigues de sa fortune, à la bouche éloquente pour lui, qui lui
+épargnaient la timidité de l'aveu et le dépit du refus.
+
+On publiait, à la gloire de madame de Bellière, dans le monde de la
+cour, que, sous les enseignes du surintendant, elle n'avait eu que des
+triomphes et pas une défaite. C'était un bonheur sans exemple. Était-il
+arrivé à son terme? voilà ce qu'on se demandait depuis que Fouquet avait
+chargé madame Duplessis-Bellière d'une expédition amoureuse de la plus
+rare difficulté; c'était la Toison-d'Or à obtenir! Les humbles
+assistaient à cette audacieuse entreprise comme des bourgeois à une
+course de chevaux. Que ceci est beau! disaient-ils, et tout bas: Oui,
+c'est beau! mais quelqu'un se cassera le cou.
+
+C'était pour savoir s'il avait conquis quelques avantages sur le coeur
+vierge d'une demoiselle d'honneur de Madame que le surintendant s'était
+caché avec madame de Bellière sous les charmilles, oubliant, comme s'ils
+n'eussent jamais existé, Pélisson et Gourville. Ce n'est pas qu'il y eût
+à craindre qu'il dévoilât la conspiration: il n'y pensait plus.
+
+Quand l'heureux Fouquet et sa confidente descendirent vers le château,
+la joie de leurs visages eût fait pâlir de jalousie celui de
+Saint-Aignan, ce maître passé dans la carrière officieuse qu'il suivait
+concurremment avec madame de Bellière.
+
+--Elle viendra donc, disait Fouquet, elle vous l'a promis; mais vous
+ferez mon bonheur, madame!
+
+--N'oubliez pas, vicomte, que j'ai déjà fait votre bonheur trois cent
+dix-huit fois.
+
+--Vous tenez donc compte?
+
+--Pourquoi pas? Ce sont mes états de service. M. de Saint-Aignan vient
+d'être nommé gouverneur.
+
+
+V
+
+Avant l'heure du dîner, Fouquet proposa une promenade aux parterres.
+
+On sortit par la façade opposée à la cour d'honneur.
+
+Les trois grilles de la rotonde s'ouvrirent pour laisser écouler par le
+pont-levis la cour et la foule de dames et de seigneurs qui la suivait.
+
+A la porte du milieu parurent le roi et madame Henriette d'Angleterre, à
+qui l'étiquette indiquait cette place en l'absence de la jeune reine,
+restée à Fontainebleau à cause de sa grossesse; à la porte de droite se
+présenta Anne d'Autriche, accompagnée de son fils, Monsieur; à la porte
+de gauche, le prince de Condé et mademoiselle d'Orléans ouvrirent la
+marche des princes et des pairs.
+
+«On découvre de ce perron, écrivait il y a plus de cent cinquante ans
+mademoiselle de Scudéry dans sa _Clélie_, une si grande étendue de
+différens parterres, tant de fontaines jaillissantes, et tant de beaux
+objets qui se confondent par leur éloignement, qu'on ne sait presque ce
+que l'on voit. On a devant soi de grands parterres avec des fontaines,
+et un rond d'eau au milieu; et à la droite et à la gauche, dans les
+carrés les plus proches, trois fontaines de chaque côté, qui, par des
+artifices d'eau divertissent agréablement les yeux.»
+
+Parmi les parterres, celui qu'on nommait _le Parterre des fleurs_ était
+une oeuvre de jardinier et de peintre, de Le Nôtre et de Lebrun. Celui-ci
+avait tracé le dessin, celui-là l'avait réalisé avec des fleurs. Ils
+avaient opéré comme les brodeurs orientaux sur les habits de satin: ils
+avaient brodé la terre. Au lieu de soie rouge, bleue et jaune, ils
+avaient nuancé des tulipes, des roses et des boutons d'or en guise de
+soie; et avec mille roses plantées l'une à côté de l'autre, et dont
+chacune n'avait dans l'ensemble que la valeur d'une feuille, ils en
+produisaient une mille fois plus grande qu'une rose ordinaire. Cette
+rose ou toute autre fleur entrait dans l'arabesque d'un carré du
+parterre pour participer à l'ordonnance d'un bouquet gigantesque. De
+près c'était un parterre, de loin une broderie; de près un jardin, de
+loin un pastel: de près on désirait se promener à travers ce champ, ce
+parterre; de loin on aurait désiré y voir une sultane demi-nue et
+assise: c'était un tapis.
+
+Venaient ensuite les Saint-Aignan, les Dangeau, les d'Aubusson, les
+Beauveau, les Lafeuillade, les Langeron, les Créqui, les Tavannes, les
+Saint-Pol, les Larochefoucauld et les Bouillon, grands noms en faveur
+auprès du roi et de la reine. Réunis dans la salle des gardes, ils
+défilèrent en ordre, et, se répandant avec plus de liberté, ils se
+dirigèrent vers l'espace occupé par les parterres et les pièces d'eau,
+alors tranquilles, chaudes et empourprées des derniers rayons du jour.
+
+Les pièces d'eau du château étaient nombreuses et belles; leur dessin et
+leur symétrie excitaient si haut l'admiration qu'elles servirent de
+modèles à celles de Versailles et de Saint-Cloud. Elles furent, à
+quelques fausses tentatives près, les premières qu'on vit en France,
+transportées des villas d'Italie. Fouquet eut la ruineuse gloire de
+devancer le roi dans l'art merveilleux d'attirer les eaux de cinq lieues
+à la ronde pour les verser dans des réservoirs de marbre après les avoir
+laminées et tordues dans des tuyaux de plomb dont les vestiges effraient
+encore. Arrachés à la terre, cent ans après, par le fils du second
+possesseur du château, le duc de Villars, et vendus à la livre, ces
+tuyaux furent payés 480,000 fr.
+
+Ces eaux sont une histoire.
+
+Trois villages furent démolis et rasés, et sur leur emplacement la bêche
+creusa des bassins qui sont des mers: lacs asphaltites aujourd'hui. La
+vapeur les étouffe, et le roseau les cache. On dirait que la
+malédiction du ciel a troublé ces eaux et les a empoisonnées. Qui dort
+auprès de ces eaux meurt. Tous ces dieux impies de marbre et d'airain,
+qui respiraient par des poumons de plomb et vomissaient les rivières
+qu'ils avaient bues, sont restés en place. Mais au printemps les oiseaux
+déposent leurs nids au fond de la conque muette des tritons; les
+cascades pétrifiées n'épanchent plus que du lierre; l'eau a verdi en
+herbe, l'herbe a monté: on fauche ces mers.
+
+Alors le soleil descendait et illuminait en écharpe ces eaux
+prodigieuses et fières.
+
+Guidée par le roi et la reine-mère, une population d'élite s'étale sur
+les gradins cintrés qui vont du château aux parterres: des figures
+belles et sereines, soeurs de têtes royales, se déroulent avec lenteur
+dans un arc indéfini, s'avancent au milieu de l'air tiède et violet qui
+les encadre. A ces chairs reposées et blanches, à ces robes de soie
+émues par des mouvemens amoureux et chastes, à tant de solennité au
+milieu de tant de jeunesse, on dirait une fête de Zénobie à Palmyre, si
+jamais Palmyre eut de telles fêtes.
+
+Toute la monarchie de Louis XIV, mais la jeune monarchie, est là.
+
+La Fronde, à qui l'on a pardonné, la Fronde est venue en petit manteau
+de satin, laissant flotter au vent des pas ses dentelles brodées, ses
+rubans de moire, ses noeuds de soie. Des plumes blanches s'inclinent sur
+le chapeau rabattu des héros du faubourg Saint-Antoine: leur chapeau est
+penché sur l'oreille, et leurs têtes, encore toutes railleuses de dédain
+pour monsieur le cardinal, suivent l'inclinaison des plumes et du
+chapeau; leurs moustaches partagent cette inflexible obliquité. Leur
+coeur s'est rallié au roi; leur chapeau pas.
+
+Si la pente devient rapide, les cavaliers abandonnent le bras de leurs
+dames, qui, pour assurer leur marche, appuient leurs mains gantées, un
+peu au-dessous d'elles, sur des épaules officieuses.
+
+Ainsi, à perte de vue, à droite, à gauche, au fond, ce sont des groupes
+en cascades, penchés l'un sur l'autre dans la plus harmonieuse
+dégradation. Des sourires montent vers des visages gracieux à mesure que
+des pieds descendent, et si parfois un vent frais s'élève des pièces
+d'eau vers le sommet de cet amphithéâtre, toutes ces robes traînantes de
+femmes enveloppent dans une nuée de mousseline le groupe, tous les
+groupes, dames et cavaliers, et ce n'est plus alors que quelque chose
+d'indécis et d'ailé, insaisissables apparitions du crépuscule.
+
+Le roi était vêtu fort simplement: il portait une veste de drap bleu à
+boutons d'or; l'Ordre passait au-dessus de tout; ses souliers étaient
+ornés de boucles d'émeraudes; une seule plume blanche flottait à son
+chapeau.
+
+La fille de Charles Ier, Madame Henriette, cette femme dont la vie ou
+plutôt la mort a divinisé Bossuet, avait déjà, quoiqu'à peine âgée de
+dix-sept ans, cette empreinte de douleur si belle et si fatale au front
+des Stuarts. Henriette était frêle et blanche, d'une délicatesse
+extrême; son cou était celui de Marie Stuart, d'une transparence si pure
+qu'on eût pu voir à travers couler le poison du chevalier de Lorraine.
+Henriette était de ces femmes qui écoutent avec leurs yeux.
+
+Tous ses mouvemens, sans qu'elle s'en aperçût, étaient comptés et
+renvoyés avec des interprétations à son époux, par sa belle-mère, Anne
+d'Autriche, qui, à chaque instant, se tournait pour épier l'arrivée de
+quelqu'un impatiemment attendu par elle. Cette préoccupation de la
+reine-mère cessa quand elle vit descendre M. de Saint-Aignan conduisant,
+avec une grâce parfaite, une femme jeune encore, peu connue à la cour:
+c'était une demoiselle d'honneur de Madame Henriette.
+
+Les mémoires nous ont conservé la parure qu'avait choisie pour cette
+journée mademoiselle de la Vallière. Sa robe était blanche, étoilée et
+feuillée d'or, à point de Perse, arrêtée par une ceinture bleu tendre,
+nouée en touffe épanouie au-dessous du sein. Épars en cascades
+ondoyantes, sur son cou et ses épaules, ses cheveux blonds étaient mêlés
+de fleurs et de perles sans confusion. Deux grosses émeraudes
+rayonnaient à ses oreilles. Ses bras étaient nus; pour en rompre la
+coupe, trop frêle, ils étaient cernés au-dessus du coude d'un cercle
+d'or ciselé à jour; les jours étaient des opales. Un peu blanc-jaunes,
+comme il était riche alors de les porter, ses gants étaient en dentelle
+de Bruges, mais d'un travail si fin, que sa peau n'en paraissait que
+plus rose sous la transparence.
+
+Pour s'apercevoir de l'inégalité de sa marche, il aurait fallu pouvoir
+détacher,--et qui en était capable?--le regard de son buste, le plus
+délicat qui ait jamais existé à la cour, et c'eût été sans profit pour
+l'envie, car cette imperfection d'un beau cygne blessé cessait de
+paraître quand mademoiselle de la Vallière appuyait ses pieds sur un
+tapis. Elle ne boitait qu'en marchand sur la pierre. Une fois duchesse,
+elle ne boita plus. Louis XIV le voulut ainsi.
+
+Sa figure est trop connue pour essayer de la reproduire; ce fut celle de
+la Vénus chrétienne de la France. Ses yeux bleus de vierge martyre, aux
+paupières de soie, s'ouvraient peu au jour; et, bien qu'ils n'eussent
+encore réfléchi que des visages jeunes et beaux comme le sien, qu'ils
+n'eussent vu de bien près qu'un homme, Louis XIV; qu'une femme, si ce
+fut une femme, ou un ange, Madame Henriette d'Angleterre, ils étaient
+déjà chargés de cette infortune qui lui arracha tant de larmes aux
+Carmélites. Mademoiselle de la Vallière vint au monde pour pleurer: elle
+n'attendait que l'occasion d'être reine.
+
+Elle avait le sourire fermé, quoiqu'elle eût la bouche grande; ceux qui
+l'aimaient l'aimaient ainsi: mais ses rivales, et Bussy, l'écho de
+toutes les jalousies, ont attribué à l'irrégularité de ses dents le soin
+qu'elle eut toute sa vie de ne jamais les montrer. A cette précaution,
+il faut rapporter sans doute la discrétion de ses paroles. Sa taille
+était petite, mais élégante et flexible. Elle resta toujours enfant;
+gracieuse enfant qui aima trop tôt pour vivre. Singulier reproche! et
+que ne mérita jamais madame de Montespan: on reprocha à mademoiselle de
+la Vallière d'être complètement privée de formes: comme si les charmes
+d'une femme étaient ailleurs que dans l'opinion de celui qui l'aime! Et
+combien ne faut-il pas être plus difficilement belle, ainsi que le fut
+mademoiselle de la Vallière, pour se faire aimer par des causes qui ne
+s'altèrent jamais, dût la petite-vérole dans son vol gâter un noble
+visage! mademoiselle de la Vallière était marquée de petite-vérole.
+
+Elle aima! Quel plus bel éloge peut-on écrire du coeur d'une femme qui
+s'attacha, non au fils d'Anne d'Autriche, mais à Louis-Dieudonné; non à
+Louis XIV, vainqueur du Rhin et de la Meuse, mais au jeune homme,
+tremblant sous la tutelle de sa mère, n'osant demander mille pistoles à
+son surintendant, humble devant son confesseur; non au roi, chargé de
+lauriers et de diamans, faisant agenouiller des ambassadeurs du pape,
+des doges de la sérénissime république, recevant assis et couvert des
+représentans du roi de Siam, mais au beau cavalier à la bouche rouge,
+aux cheveux presque noirs, grand, infatigable, courageux, adorant toutes
+les femmes, mais n'en aimant qu'une, elle!
+
+Louis XIV se peint dans ses maîtresses, et surtout dans les trois qui,
+plus particulièrement, disputèrent son coeur.
+
+Est-il plein de sève, d'entraînement, de cette galanterie chevaleresque
+de la fronde, un peu espagnole, très-fière, mettant du point d'honneur
+dans l'amour? il aime mademoiselle de la Vallière.
+
+La Mancini ne fut qu'une révélation soudaine qui apprit à Louis XIV
+qu'il y avait des femmes.
+
+A-t-il passé cet âge, qui passe aussi pour les rois, est-il entré dans
+la vie, cette route pavée et sans ombre, qu'il lui faut des amours
+faciles et commodes, payés avec rien, avec de l'or: il aime madame de
+Montespan, une belle femme qui ne boite pas, qui a de gros bras, de
+fortes épaules, qui perd 500,000 livres au jeu de Marly chaque mois, qui
+accouche en riant et qui accouche toujours.
+
+Épuisé d'esprit et de corps, capable d'apprendre sans émotion que
+mademoiselle de la Vallière est morte au monde à trente-un ans dans une
+cellule des Carmélites, et que madame de Montespan a passé ses épaules
+et ses bras à quelques ducs, il se tourne enfin vers la religion, il se
+jette dans le sein de madame de Maintenon, et y meurt. Ainsi Louis XIV
+pourra dater, en expirant, de son règne le soixante-sixième, et de sa
+maîtresse la troisième.
+
+Triste parodie de ses maîtresses, ces deux hommes, qui marchent côte à
+côte du roi, l'accompagneront aussi toute sa vie: à sa table, pour
+applaudir pendant plus d'un demi-siècle à toutes ses paroles; à
+l'église, pour déposer qu'il est dévot, ou pour qu'il témoigne qu'eux le
+sont; à la guerre, assez près de lui pour ne pas craindre d'être
+blessés, ou assez loin de lui pour laisser croire qu'il court de grands
+dangers; à son lit, l'un pour en chasser la femme légitime, l'autre pour
+y introduire la maîtresse en faveur; et presque à son convoi funèbre,
+celui-ci pour dire: _Le roi est mort!_ celui-là pour crier: _Vive le
+roi!_
+
+Ces deux hommes s'abdiqueront dans Louis XIV; ils vivront de ses joies
+et de ses douleurs. S'il est gai, ils riront; s'il pleure, ils
+trouveront des larmes. Lui jeune, ils seront jeunes; lui vieux, ils se
+courberont, ils auront des rides; et si Louis XIV perd ses dents, ils
+trouveront le secret de n'en plus avoir. L'un n'aura commis qu'une
+inconvenance, celle de mourir avant le roi; l'autre n'aura pris qu'une
+liberté, celle de mourir après.
+
+Voyez! Louis XIV sera destiné à survivre à tous ceux qu'il aura élevés
+ou abattus, ministres ou maréchaux, grands peintres ou célèbres poètes;
+à ceux qui sont nés avant lui, à ceux qui seront nés depuis lui, à tous
+ses parens, à son frère, à sa belle-soeur, à ses héritiers, hormis un
+seul, parce qu'il est passé en chose jugée qu'en France celui-là ne
+meurt pas; à presque tous ses bâtards, morts jusqu'à trois par trois
+dans un mois, avec la rapidité qu'il les fit; à toutes ses maîtresses,
+aux plus vieilles comme aux plus jeunes; même à ses monumens; à
+Fontainebleau, désert dans sa vieillesse; à Saint-Germain, s'écroulant
+sous le poids des dorures; à Versailles, où l'eau aura cessé de
+descendre; à Marly, où elle aura cessé de monter; il sera sur le point
+de survivre à la monarchie. Seulement deux hermaphrodites lui
+resteront, deux caricatures de maréchaux et de ministres, deux grimaces
+éternellement complaisantes, deux rires implacables, deux magots de la
+Chine remuant et souriant aux deux coins du logis, quoi qu'il arrive;
+deux squelettes impérissables, deux courtisans embaumés et vivans, deux
+flambeaux pour toutes ses amours, deux cyprès pour sa tombe: l'un le duc
+de Saint-Aignan, l'autre le marquis de Dangeau.
+
+Ils sont là tous les deux.
+
+ * * * * *
+
+Un coup de canon fut tiré de l'esplanade du château.
+
+A ce signal, les eaux devaient partir.
+
+Elles partent.
+
+Jamais merveille de ce genre n'avait frappé la cour. Pour concevoir cet
+étonnement, oublions les chefs-d'oeuvre de bronze et de fonte des frères
+Keller des jardins de Versailles et de Saint-Cloud: Saint-Cloud et
+Versailles n'existaient pas; l'hydraulique était inconnue en France.
+
+Les eaux partent, et ces bassins, tranquilles il n'y a qu'un instant,
+remuent, montent, bouillonnent. Cent trente-trois jets d'eau jaillissent
+à perte de vue; ils retombent en brouillard humide nuancé des couleurs
+du prisme. Autant de figurations mythologiques en fonte déroulent en
+pages liquides les métamorphoses d'Ovide. Voilà Pan, voilà Syrinx; ici
+les satyres aux genoux de la nymphe qui les dédaigne et fuit poursuivie
+par le dieu Pan. Plus loin le fleuve Ladon reçoit Syrinx éplorée et la
+transforme en roseaux. Du milieu des roseaux des grenouilles de fer
+soufflent l'eau en menues gerbes. Le poème aquatique finit là. Les trois
+unités sont respectées sous l'eau comme sur la terre. Neptune reconnaît
+Aristote.
+
+Autres bassins, autres merveilles.
+
+Admirez Prométhée en perruque limoneuse, qui, avec de l'eau et de la
+terre, fait un homme. La terre, c'est un morceau de cuivre; l'homme,
+c'est Louis XIV portant le sceptre. Du sceptre part un vigoureux jet
+d'eau. Louis XIV a la bonté de se reconnaître et de sourire.
+
+Après la fable, l'allégorie.
+
+Jupiter, emblème de la puissance, enlève Europe dans Ovide; à Vaux, il
+enlève la Hollande. C'est une grosse femme aux pieds de laquelle on a
+gravé _Batavia_. Jupiter, c'est encore Louis XIV.
+
+Laissons dire encore mademoiselle Scudéry: «On voit un abîme d'eau au
+milieu duquel, par les conseils de Méléandre (Lebrun), on a mis une
+figure de Galathée avec un cyclope qui joue de la cornemuse et divers
+tritons tout alentour. Toutes ces figures jettent de l'eau et font un
+très-bel objet. Mais ce qu'il y a de très-agréable, c'est que toute
+cette grande étendue d'eau est couverte de petites barques peintes et
+dorées, et que de là on entre dans le canal.»
+
+Au tour de l'apologue maintenant. Un monstrueux lion de fer qui rugit de
+l'eau, caresse de l'une de ses pattes un petit écureuil, tandis que de
+l'autre il presse et retient une couleuvre. L'écureuil, c'est Fouquet,
+son symbole héraldique; la couleuvre, Colbert; le lion qui rugit, c'est
+toujours Louis XIV.
+
+Et quand ces eaux, dieux ici, divinités plus loin, païennes et
+monarchiques, ont fatigué l'air de leurs élancemens, elles coulent dans
+un canal d'une demi-lieue, auquel la fantaisie a donné, de distance en
+distance, des formes et des dénominations singulières. La tête du canal
+s'appelle la Poêle. La queue de la Poêle, c'est le prolongement du
+canal, qui, cinquante pas au-dessous, s'équarrit en miroir, et en prend
+le nom. Au-dessus du miroir est la Grotte de Neptune, qui fait face aux
+cascades de l'autre côté du canal. Sept arcades où s'incrustent sept
+rochers, et que terminent deux cavernes où se cachent, sous un rideau
+de pierre dentelée, deux statues de fleuves, forment la Grotte. Tantôt
+appelée la grotte de Vaux, et tantôt de Neptune, elle déploie
+soixante-dix marches de chaque côté, conduisant à une spacieuse terrasse
+au-dessus des arcades. C'est là qu'était la Gerbe-d'Eau, vaste réservoir
+qui alimentait la Grotte de Neptune, et du centre duquel jaillissait un
+jet d'eau de toute hauteur.
+
+Placé sur la terrasse de la Grotte, Louis XIV put voir toute la fête et
+en être vu. C'est le point le plus élevé de la ligne des travaux
+hydrauliques. Tournez-vous: un monument l'atteste. Hercule, les bras
+croisés, est derrière la terrasse, au-delà de la Gerbe-d'Eau; il semble
+dire: Ici finissent mes travaux, allez plus loin.
+
+Ce fut de là aussi que le roi, jaloux de tant de pompe, se dit:
+J'étendrai ma main sur ce château orgueilleux, et il tombera comme celui
+qui l'habite; j'épancherai ces eaux, et elles disparaîtront comme celui
+qui les a ramassées; elles et lui ne se retrouveront plus. Celles-ci
+seront le désespoir du voyageur, celui-là de l'histoire. J'en donne ma
+parole de roi.
+
+Qui n'eût pas été roi eût éprouvé une délicieuse rêverie à l'aspect de
+ces femmes saisies de respect, d'amour et de silence, au bord des
+bassins limpides et agités comme elles, blanches comme leurs parures,
+fraîches comme des naïades, presque endormies à la pluie monotone des
+cascades, à la fraîcheur assoupissante de la nuit.
+
+Chaque minute a sa surprise.
+
+Les eaux changent de couleur, elles en seront plus visibles. Elles
+s'élancent maintenant rouges, jaunes, vertes, mélangées. Un instant
+elles défient la nuit.
+
+D'autres eaux deviennent harmonieuses. Un Apollon de marbre renvoie de
+sa harpe des vibrations sonores: l'eau a effleuré les cordes de cristal
+de l'instrument, il chante.
+
+Puis tout cesse,--tout retombe. Les bassins reprennent leur niveau, des
+barques dorées sont lancées, des femmes s'y penchent, et, nautiles
+armées d'éventails, elles se croisent en tous sens avant de débarquer à
+l'extrémité du canal.
+
+Une étoile luit, la cloche sonne: c'est l'heure du dîner, on remonte au
+château.
+
+Et cela ne s'est plus revu.
+
+La malédiction du roi a été puissante. L'eau a séché comme la pluie sur
+une tôle brûlante; les jets d'eau sont rentrés dans la terre; pas plus
+de trace que du déluge.
+
+Les pierres des bassins ont été arrachées; elles sont éparses partout.
+Le canal est resté, la poêle et le miroir aussi. Mais la poêle est un
+pré, le miroir ne réfléchirait pas le soleil. Dérision! Je ne sais quel
+ciseau a creusé dans le flanc des sept rochers de la grotte des lignes
+qui simulent la chute de l'eau. Eau sculptée, fraîcheur en peinture.
+Deux monstrueux lions de marbre, caressant deux écureuils,--toujours
+Fouquet et Louis XIV,--gardaient et gardent encore les marches de la
+terrasse dont j'ai parlé. Un cerisier voisin a passé l'une de ses
+branches sous le ventre du terrible animal et le porte. Dans quelques
+années, le cerisier, devenu fort, aura renversé le lion de son socle.
+Ces marches, modèles du grand escalier de Versailles, tremblent
+aujourd'hui et chancellent sur l'herbe qui les déchausse. Savez-vous qui
+les gravit depuis que Louis XIV et Fouquet, Henriette d'Angleterre et
+mademoiselle de La Vallière y ont laissé leur empreinte? savez-vous qui?
+des milliers de couleuvres. Les couleuvres, armes vivantes de Colbert!
+
+Voyageur fatigué et mourant de soif, j'ai inutilement cherché un peu
+d'eau pour me désaltérer dans ce château, qui dépensa huit millions pour
+avoir de l'eau.
+
+
+VI
+
+Mignard a décoré le salon d'été, où le dîner allait être servi.
+Parfaitement conservé, il est tel quel aujourd'hui. La pièce qui le
+précède est voûtée, et porte pour ornemens des rosaces d'or épanouies au
+fond d'encadremens en saillie.
+
+Jamais allégorie ne justifia mieux sa destination que celle qui se
+multiplie à l'infini sous les lambris du salon d'été. Père et mère
+naturels de tout ce qu'on mange et boit, le Commerce et l'Abondance,
+toujours fort beaux en peinture, flottent au plafond, au centre des
+incalculables subdivisions gastronomiques qu'ils engendrent. Ce sont les
+incarnations de Brama en matière de comestibles. L'effet n'en est pas
+heureux, et, malgré la poésie des emblèmes, qui voile un peu le
+matérialisme des choses représentées, on dirait la galerie de peinture
+d'un maître-d'hôtel retiré dans son château.
+
+Disposé pour recevoir les personnes que le roi voulait bien honorer de
+sa table, un cercle de chaises était le seul indice des approches du
+dîner. La symétrie des places traçait le vide de la table, mais il n'y
+en avait pas. Où donc poseraient les mets?
+
+Le roi s'assit, invitant son frère, sa mère et sa belle-soeur, Dangeau et
+quelques favoris, à prendre place à ses côtés.
+
+Fouquet obtint de Louis XIV la faveur de le servir, debout, derrière le
+fauteuil.
+
+Dès que les convives furent assis, sur un signe de Fouquet, le plafond
+descendit lentement et au son d'une musique douce. A hauteur voulue, la
+table aérienne, chargée de flambeaux, fumante des mets qu'elle portait,
+s'arrêta. Un autre plafond avait remplacé celui qui s'était détaché. On
+attendit que le roi applaudit à ce coup de baguette féerique du
+surintendant.
+
+Le roi applaudit, ce fut un murmure d'éloges.
+
+Pour n'être pas descendues du plafond, les autres tables n'étaient pas
+moins fastueusement couvertes. On en avait dressé dans la salle des
+Gardes, sous les marroniers, dans les parterres, dans la cour d'Honneur
+et dans la cour des Bornes.
+
+Vatel et ses aides avaient pourvu à la confection de ce prodigieux
+dîner, le même Vatel qui se tua quelques années après à Chantilly,
+désespéré de ne voir pas arriver la marée à temps.
+
+A Vaux, la marée fut fidèle à Vatel. D'ailleurs les précautions étaient
+si bien prises que, si les poissons de la rivière venaient à manquer,
+ceux de l'Océan du moins répareraient l'échec. Fouquet avait enfermé
+vivans, dans un bassin d'eau de mer, des saumons, des esturgeons et
+plusieurs dorades. On lit dans La Fontaine une épître à l'un de ces
+saumons.
+
+Quand l'officier de la bouche se présenta pour faire, selon l'usage,
+l'essai des viandes et des boissons, le roi l'écarta, et, d'un sourire
+qui alla au coeur du surintendant, il sembla lui dire: Chez vous, mon
+hôte, j'ai pleine confiance, je vous le prouve.
+
+La sensualité du temps n'était pas montée au degré d'aujourd'hui; l'art
+de fondre en une saveur indéfinissable mille saveurs était dans
+l'enfance, quoique les cuisines souterraines de Vaux soient des
+monumens. L'eau des fossés les entoure, des voûtes de pierre les
+couvrent. Un cavalier et son cheval auraient assez d'espace pour se
+promener sous le manteau des cheminées. Un boeuf y rôtissait à l'aise.
+Des broches géantes, vieilles armures de cuisine, rouillées au râtelier,
+attestent ce qu'on mangeait au château et ce qu'on n'y mange plus.
+
+Sur un plat d'argent qui couvrit la table, on servit un sanglier tout
+entier dont on avait doré les défenses.
+
+A mesure qu'on enlevait les porcelaines et les cristaux, des domestiques
+les jetaient dans les fossés, comme trop dignes, après l'usage qu'on en
+avait fait, pour servir à d'autres banquets.
+
+Au dessert, le roi ne manqua pas de parler de la chasse, son entretien
+de prédilection:
+
+--Monsieur de Belle-Isle, vos parcs sont-ils giboyeux?
+
+--Sire, ils le sont peu. Votre majesté n'ignore pas que, plantés depuis
+à peine quatre ans, ils n'offrent encore ni assez d'ombre ni assez
+d'abri aux cerfs et aux sangliers.
+
+--C'est dommage, l'emplacement est bon.
+
+--Sire, je le croyais comme vous.
+
+--Et qui donc n'est pas de notre avis?
+
+--Quelqu'un de peu, sire.
+
+--Cela doit être.
+
+Appelez M. de Soyecourt, le plus effréné chasseur de notre royaume.
+Est-il ici?
+
+--Sire, toute la noblesse de votre maison vous entoure.
+
+--Qu'on l'introduise, je vous prie.
+
+M. de Soyecourt parut.
+
+--Que pensez-vous, monsieur, vous dont les lumières sont si justes
+là-dessus, du parc de M. de Belle-Isle?
+
+En réponse, M. de Soyecourt entama une description du parc et des parcs
+en général, si longue et si pédante, de la chasse et de toutes les
+chasses, que Louis XIV pria le surintendant de faire venir Molière. Sur
+ce que Fouquet rappela au roi que Molière était un comédien et non un
+chasseur:--Et ne trouvez-vous donc pas que j'ai raison, répliqua le roi,
+de mander M. Molière?
+
+Le pauvre comédien reçut l'ordre d'écouter à la porte les paroles
+ridicules qui échapperaient à M. de Soyecourt. L'intention du roi fut
+admirablement comprise. Trois heures après, Louis XIV reconnut et
+applaudit dans Dorante ce _fâcheux_ parlant toujours de la chasse, le
+personnage de M. de Soyecourt qu'il avait lui-même indiqué. Cet
+excellent trait de la comédie des _Fâcheux_ appartient à Louis XIV.
+
+Bref, M. de Soyecourt fut d'avis que le parc de M. de Belle-Isle était
+excellent. Enivré de la conversation qu'il avait eue avec le roi, il se
+retira glorieux comme s'il eût tué un cerf dix-cors.
+
+--Mais nommez-nous donc, monsieur de Belle-Isle, le difficile chasseur
+qui a médit de votre parc.
+
+--Sire, c'est mon jardinier.
+
+--Le Nôtre, celui même qui l'a tracé avec tant de génie? Mais que je le
+voie.
+
+--Sire, il va vous être présenté. Votre majesté aura l'indulgence
+d'excuser son costume et ses propos; c'est un paysan.
+
+Parut en effet un paysan de cinquante ans environ, en veste, en gros
+souliers, roulant son chapeau entre ses doigts, tremblant et pâle,
+regardant au plafond.
+
+--Vous avez, mon ami, avancé une opinion que nous ne partageons pas.
+
+--Mon roi, c'est possible.
+
+--Sur quoi avez-vous établi que le parc de M. de Belle-Isle n'était pas
+propre à la chasse?
+
+--Mon roi, c'est que, si j'eusse dit le contraire, les chasseurs
+m'auraient dégradé mon pauvre parc avec leurs chevaux et leurs chiens.
+Nos arbres sont jeunes, il faut les épargner. Et voilà toute l'histoire.
+
+--C'était donc un mensonge?
+
+--Sans doute, mon roi; mais gardez le secret, demain on chasserait la
+grosse bête dedans.
+
+Le Nôtre, croyant la conversation finie, mit son chapeau et se dirigea
+vers la porte.
+
+--Monsieur Le Nôtre!
+
+--Mon roi!
+
+--Vous allez me bâtir un château.
+
+--Deux, mon roi.
+
+--L'un à Versailles, l'autre à Trianon.
+
+--Sire, une façade et deux ailes; voûte. A droite une pièce d'eau, à
+gauche une orangerie; parc de gazon, galerie, quatre lieues d'horizon.
+
+--20,000 livres, Le Nôtre.
+
+--Mon roi, ce n'est pas assez.
+
+--Mais pour vous, Le Nôtre?
+
+--Mon roi, c'est trop.
+
+--Un escalier de géant, Le Nôtre.
+
+--Par où vous monterez, mon roi.
+
+--20,000 livres pour toi, Le Nôtre.
+
+(Fouquet dit à voix basse:) Découvrez-vous, Le Nôtre, vous parlez au
+roi.
+
+--Oh! pardon. Tenez-moi donc un instant mon chapeau.
+
+Fouquet tint le chapeau; la cour était ébahie.
+
+--Le Nôtre, des fontaines de marbre.
+
+--De bronze, mon roi.
+
+--Une terrasse, Le Nôtre.
+
+--Au pied de l'escalier, mon roi.
+
+--20,000 livres pour toi, Le Nôtre.
+
+--Un canal grand comme une mer.
+
+--Eh mais! il n'y a pas d'eau!
+
+--Elle montera de Marly. A défaut, nous avons l'Océan, mon roi.
+
+--20,000 livres pour toi, Le Nôtre.
+
+--Je ne dis plus rien, je vous ruinerais, mon roi.
+
+--Je vous fais chevalier, je vous anoblis, Le Nôtre.
+
+--Il faudra trois mille pieds d'orangers pour une serre au bas du grand
+escalier, mon roi.
+
+--Je vous donne la croix de Saint-Michel, Le Nôtre.
+
+--A quand les maçons, mon roi?
+
+--A bientôt.
+
+--Mon roi, je t'aime.
+
+Et Le Nôtre se jeta au cou du roi.
+
+Fouquet, épouvanté de cette familiarité, s'efforça de le retenir.
+
+--Laissez, monsieur de Belle-Isle, c'est l'accolade de chevalier.
+
+Le plan du palais de Versailles était arrêté.
+
+Un homme encore jeune, à la livrée du surintendant, se posa en face du
+roi, tenant un objet voilé sur ses bras.
+
+--Votre majesté permet-elle qu'on découvre ce tableau?
+
+Le roi fit un signe d'assentiment.
+
+Et le portrait de Louis XIV, revêtu du costume qu'il portait ce jour-là,
+rendu avec la plus fidèle ressemblance, suspendit l'admiration si
+intelligente de la cour. En huit heures ce chef-d'oeuvre, dont le Louvre
+a hérité, était sorti, pour ne plus périr, du pinceau du jeune artiste.
+
+--C'est bien, s'écria Louis XIV.
+
+Le tableau tremblait sur les bras émus du peintre. Il lui échappait.
+
+Madame Henriette se leva, le fixa par la bordure sur son genou, et le
+tint en équilibre par l'anneau du cadre, afin que le roi le vît mieux.
+
+--Oui, c'est très-bien. Il y manque pourtant quelque chose, messieurs.
+
+On était attentif aux critiques du roi.
+
+--La signature du peintre.
+
+Avec la pointe d'un couteau le peintre écrivit dans l'épaisseur de la
+couleur encore fraîche: _Lebrun_.
+
+--Ajoutez, monsieur Lebrun: premier peintre du roi.
+
+--Remerciez votre souverain, monsieur Lebrun, de la gloire qu'il fait à
+votre talent; moi, je vous remercie ici de celle qui rejaillit par vous
+sur ma maison.
+
+Accompagné du surintendant jusqu'à la dernière pièce, Lebrun se retira.
+
+--Voyez-vous, ma mère, si je profite de vos conseils? Je souffre à voir
+la magnificence de cet homme. Mais je lui ai déjà enlevé les plus beaux
+joyaux de son orgueil: Lebrun, Le Nôtre, Le Vau, sont à moi. Nous
+jouerons de malheur si nous n'égalons pas, roi de France, la somptuosité
+d'un surintendant.
+
+--Silence, mon fils: où les plafonds descendent, les planchers peuvent
+s'écrouler.
+
+--Ceci me lasse; ce luxe m'outrage, je veux sortir.
+
+--Vous resterez. L'emportement fit à Versailles la _journée des dupes_,
+la finesse en eut tout l'avantage. Vaux profitera de l'expérience de
+Versailles.
+
+--Quoi! je porte le fer et la flamme dans la moindre province rebelle
+qui refuse la taille, et je souffrirai avec complaisance qu'on dévore
+six provinces dans ce château!
+
+--Celui qui aurait le château aurait les six provinces.
+
+--Oui, celui...
+
+Une musique légère, qui retentit dans l'antichambre, couvrit les paroles
+à demi-voix dites par le roi à sa mère; et parut Fouquet, qui demanda la
+permission de présenter à leurs majestés la nymphe de Vaux en personne.
+
+La nymphe, qui n'avait modifié son costume de demoiselle d'honneur de
+Madame que par deux ailes blanches attachées à ses épaules, et qui était
+mademoiselle de La Vallière, remit au roi un rouleau de parchemin,
+l'invitant à lire.
+
+Le roi lut, sourit, et passa l'écrit à sa mère.
+
+--Monsieur de Belle-Isle, dit le roi, je vous remercie, au nom du
+dauphin, si le ciel doit nous en envoyer un, du don que vous lui faites
+du château de Vaux et de ses dépendances. Il sera temps de le lui offrir
+quand il sera en mesure d'accepter lui-même. Jusque là gardez ce
+château, que vous avez rendu si beau par vos soins, et dont vous faites
+si bien les honneurs. Nous tiendrons compte de l'offre, mais c'est tout
+ce que nous retenons.
+
+Fouquet se précipita aux genoux du roi et lui baisa la main.
+
+Dans les yeux d'Anne d'Autriche son fils put lire: «Tu seras un grand
+roi.»
+
+Tempérant les paroles graves qu'il avait prononcées, Louis XIV ajouta:
+Les nymphes, mademoiselle de La Vallière, font aussi partie du château.
+
+--Sire, répondit naïvement la demoiselle d'honneur, je vous appartiens.
+
+Le roi se leva, le dîner était fini.
+
+D'une santé délicate et maladive, Madame Henriette obtint du roi de
+retourner à Fontainebleau. Elle partit.
+
+Dangeau écrivit dans un coin sur les tablettes qu'il destinait à ses
+mémoires, où il recueillait jour par jour les faits et gestes importans
+du règne:
+
+«Au dîner du sieur Fouquet, le 17 août 1661, il y avait une superbe
+montagne de confitures.»
+
+
+VII
+
+Plusieurs seigneurs avaient été mis dans le secret de la surprise
+ménagée au roi après le repas.
+
+Au milieu de la confusion qui suit le dessert, un cor se fit entendre;
+il sonnait le départ pour la chasse, la fanfare matinale.--N'est-ce pas
+le bruit du cor? s'informa le roi. Des chiens s'élancèrent en aboyant
+dans les salons.--Sire, pardonnez la surprise, c'est la
+chasse.--Êtes-vous gais, messieurs? la chasse!--Oui, sire, la chasse aux
+flambeaux.--Y songez-vous? il est nuit, et certes nous n'allons pas, que
+je pense, en habits de soie et en jabots, courre le cerf? Vous êtes
+jeunes, messieurs, et nous sortons de table.
+
+Les chiens aboyaient toujours, les fouets claquaient et faisaient
+vaciller les lumières; les cors ne cessaient de retentir; les
+domestiques couraient en désordre d'appartement en appartement, armés de
+torches. On offrit au roi un fusil. Trente chasseurs se présentèrent en
+même temps, piqueur en tête. Les dames se réfugièrent dans la salle des
+Gardes, où elles s'enfermèrent, et d'où elles purent voir à travers les
+carreaux ce qui allait se passer.
+
+--M'apprendra-t-on à la fin ce que c'est? s'écria le roi impatienté,
+tenant son fusil dans l'attitude la plus embarrassée.
+
+Un cerf bondit devant lui et renverse deux flambeaux de la table.
+
+--A vous, sire!
+
+Le roi comprit alors qu'on avait lâché du gibier dans le château, et que
+c'était sérieusement une chasse au salon.
+
+Il s'exécuta de bonne grâce.
+
+Jeune comme les autres, fou de la chasse, il poursuivit le cerf de pièce
+en pièce, s'embusqua aux portes, se perdit dans les corridors, entraîné
+par la fuite de la bête. D'autres cerfs descendaient les marches: des
+nuées d'oiseaux volaient partout, tourbillonnaient dans la rampe; les
+faisans sortaient de dessous les fauteuils; des lièvres se cognaient aux
+portes.
+
+Le carnage commence.
+
+Des cerfs tombent sur des tapis, et des renards expirent dans des
+bergères. Ne trouvant aucune issue, traqués de toutes parts, des
+chevreuils en démence se précipitent par les croisées ouvertes et
+illuminées. Du dehors on applaudit, du dedans on tire au vol sur le
+chevreuil, qui roule souvent dans les fossés. On ne craignait pas de
+briser les glaces; à cette époque il n'y avait pas de glaces dans les
+salons. On ne courait que le risque de souiller des tapis de cinquante
+mille livres, ou de mutiler des corniches dorées.
+
+A travers leur cage transparente, les dames étaient témoins de ce
+spectacle, qui n'était pas sans effroi pour elles. On riait, on
+tremblait. Souvent les vitres brisées, les bourres enflammées, l'oiseau
+atteint, volaient au loin dans la cour.
+
+Pour mieux voir, les laquais étaient montés sur leurs siéges et sur le
+dôme des chaises à porteur.
+
+Les rideaux eurent beaucoup à souffrir: les cerfs cherchaient un refuge
+dans les vastes plis de leur colonne soyeuse, et, dans ce fourreau qui
+les étouffait, ils se livraient bondissans à leurs ennemis. Plus
+heureux, beaucoup de lièvres et de faisans s'en allèrent par la
+cheminée.
+
+Cette chasse dura vingt minutes. Les cors sonnèrent la fin du combat. On
+exposa devant les dames le résultat de la victoire: quelques cerfs
+étourdis, quelques oiseaux revenus déjà de leur frayeur. Bien des
+reproches d'imprudence furent effacés. Les armes n'avaient été chargées
+qu'avec des balles de liége; ainsi pas une goutte de sang n'avait coulé.
+
+Après quelques minutes de repos, en hôte délicat, qui comprend qu'un
+plaisir plus calme doit succéder à une émotion fatigante, Fouquet
+proposa de se rendre à la comédie.--On s'y rendit.
+
+La Fontaine était exact lorsqu'il écrivait à son ami, M. de Maucroix,
+dans la _Relation de la fête donnée à Vaux_, que «le souper fini, la
+comédie eut son tour; qu'on avait dressé le théâtre au bas de l'allée
+des Sapins.»
+
+L'allée des Sapins existe encore. Elle est noire et répand une forte
+odeur de résine. Découpées par tranches horizontales et s'évasant en
+pyramides, les branches panachées se pressent et se rapprochent. Il faut
+près d'une demi-heure à parcourir l'allée des Sapins de son point de
+départ du château, où elle prend, pour le perdre plus loin, le nom
+d'allée des Portiques: à son extrémité occidentale, est le spacieux
+hémicycle où _les Fâcheux_ de Molière furent représentés pour la
+première fois.
+
+Aujourd'hui couvert de jeunes arbres plantés en quinconce, seule
+altération qu'il ait subie, cet emplacement contiendrait deux mille
+personnes, en les supposant placées avec toute la liberté des
+spectateurs de cour. Je me suis assuré, mademoiselle Scudéry d'une main
+et La Fontaine de l'autre, que c'était rigoureusement là, et non
+ailleurs, que _les Fâcheux_ avaient été joués.
+
+Quoique l'allée des Sapins ait deux versans, il est impossible de placer
+la scène à celui qui touche au château. Là elle n'est pas encore allée
+des Sapins, mais des Portiques. Ce point reconnu, _les Fâcheux_
+n'auraient pu être joués ni plus près ni plus loin. Plus près, ce serait
+l'allée même, et non le bout; plus loin le terrain manque. Au-dessous
+sont les eaux.
+
+C'est donc là que Molière, il y a près de deux siècles, pauvre comédien
+courant la province, vint peut-être à pied pour jouer devant son roi.
+Qu'il serait curieux de savoir s'il passa par Melun! de connaître le
+cabaret où il s'arrêta pour corriger quatre vers au crayon, boire un
+verre de vin et se remettre en route! Mais, à coup sûr, il a foulé cette
+allée des Sapins; là son coude a effleuré; là son pied a posé; là sa
+bouche a parlé. Molière a parlé ici, dans cet air, dans cet espace! Ce
+soleil qui se couche éclaira sa face sublime le 17 août 1661!
+
+La pièce fut jouée aux flambeaux et devant des spectateurs échelonnés
+sur trois rangs.
+
+Le roi occupait le centre, assis dans un fauteuil; à sa droite était la
+reine-mère; un peu au-dessous de lui, Monsieur et le prince de Condé
+avaient deux siéges. Le rang qui se prolongeait à la droite et à la
+gauche du roi n'était composé que de dames. Madame Fouquet venait après
+la reine. Derrière les dames étaient les ambassadeurs. Beaucoup de
+seigneurs qui n'avaient pas trouvé à se placer se pressaient au bout des
+allées, disputaient un courant d'air entre deux épaules pour voir ou
+pour entendre; d'autres avaient grimpé aux arbres, et planaient de là
+sur ce cercle, au milieu duquel un seul homme était debout:
+
+Molière!
+
+«D'abord que la toile fut levée, un des acteurs, comme vous pourriez
+dire moi (Molière, _les Fâcheux_, _Avertissement_), parut sur le théâtre
+en habit de ville, et, s'adressant au roi avec le visage d'un homme
+surpris, fit des excuses du désordre de ce qu'il se trouvait là seul, et
+manquait de temps et d'acteurs pour donner à sa majesté le
+divertissement qu'elle semblait attendre. En même temps, au milieu de
+vingt jets d'eau naturels, s'ouvrit cette coquille que tout le monde a
+vue, et l'agréable naïade (mademoiselle Béjart, plus tard femme de
+Molière), qui parut dedans, s'avança au bord du théâtre, et d'un air
+héroïque prononça les vers que M. Pélisson avait faits, et qui servent
+de prologue.»
+
+Tout homme a une haine profonde, c'est son génie. Molière eut celle de
+l'aristocratie; il la heurta et la foula sous toutes ses formes. Les
+détours qu'il prend sont admirables. La comédie qu'on ne lit pas est la
+véritable dans Molière. Prenez-y garde, sans cette seconde vue, la
+meilleure partie de son talent va vous glisser entre les doigts, et il
+ne vous restera plus qu'une bouffonnerie prise à Boccace, à l'Italie, à
+l'Espagne. On a dit que Molière «constituait à lui seul toute
+l'opposition de son temps.» Nous recueillons l'aveu.
+
+Ouvrez _le Bourgeois gentilhomme_. Un bourgeois prend un maître de
+musique, un maître de philosophie, un maître à danser; il faut verser
+jusqu'à sa dernière larme de rire à ce bon M. Jourdain prononçant des U
+et des O, donnant de gros diamans à Dorimène, croyant que le fils du
+Grand-Turc est arrivé pour épouser sa fille Lucile, embrassant le
+mahométisme, et tout cela pour être un homme de qualité; c'est d'un
+comique rare. La leçon est haute pour la bourgeoisie qui tend à sortir
+de la boutique. Tous les Jourdains de la porte _des Innocens_ se
+cachèrent de honte. C'est ce que vous croyez. La part faite du rire, ce
+comique étend sur la claie Dorante, gentilhomme, et non Jourdain le
+bourgeois: Dorante, gentilhomme et emprunteur qui ne rend pas; Dorante,
+gentilhomme, et perturbateur des familles; Dorante, gentilhomme et
+pourvoyeur de Dorimène; Dorante, gentilhomme et profanateur de noblesse.
+Jourdain n'est que ridicule, Dorante est infâme. Demain Jourdain aunera
+du drap sous les piliers des Halles, demain Dorante sera à la Bastille,
+s'il n'est en Grève. Eh bien! dites maintenant: de Jourdain ou de
+Dorante, quel est celui que Molière a voulu sacrifier?
+
+Allez plus loin. Jusqu'au jour où M. Jourdain a pris à sa solde ces
+maîtres si ridicules, qui donc s'est formé à leurs leçons? N'est-ce pas
+la noblesse? Par ce que savent ces maîtres, jugez ce qu'ils ont
+enseigné, jugez leurs élèves.
+
+Allez plus loin. Au bourgeois gentilhomme, si ridicule qu'il en est
+faux, du moins impossible, opposez sa femme, qui est la raison même.
+Dans M. Jourdain, Molière a immolé au rire la bourgeoisie qui n'existait
+pas, pour mieux faire triompher, dans madame Jourdain, la véritable
+bourgeoisie.--Quelle pureté, quelle dignité de moeurs, quelle prudence
+dans cette femme! Descendons-nous tous deux que de bonne bourgeoisie?
+Quelle vertu dans cette mère! «Je ne veux point qu'un gendre puisse
+reprocher ses parens à ma fille, et qu'elle ait des enfans qui aient
+bonté de m'appeler leur grand'maman.» Qui ne serait honoré d'avoir la
+fille de M. Jourdain pour soeur, madame Jourdain pour mère?
+
+Allez plus loin encore. Demain le fils de M. Jourdain aura aussi des
+maîtres de philosophie; mais avec la jeunesse il aura le loisir de faire
+une plus sage application de ses études; il n'écrira plus comme son père
+à la marquise _que ses yeux le font mourir d'amour_; mais il publiera un
+livre qui commencera par ces mots: «L'homme est né libre, et partout il
+est dans les fers.» Demain il aura un maître d'armes le fils de M.
+Jourdain, et il appellera Dorante en duel, et Dorante sera tué. Une
+révolution sera consommée. Avez-vous ainsi compris Molière?
+
+Ainsi, dans Molière, vous l'avez remarqué, l'homme ridicule, celui qu'il
+souflette en public, n'est jamais l'homme coupable, celui qu'il
+déshonore en secret. De là, chez lui, le mensonge dont il avait besoin,
+et qui n'a que trop été pris à la lettre, d'amuser aux dépens de ceux
+dont il défend le rang, les moeurs et la vertu.
+
+Molière a couronné la classe intermédiaire. La fidélité conjugale, la
+probité dans le commerce, la raison dans le langage, la justesse dans le
+goût, la prudence dans la conduite, la tolérance dans la religion,
+toutes les vertus sociales ont été placées par Molière dans cette
+classe. Après Richelieu, Molière est l'homme qui a porté le coup le plus
+vif au privilége de la naissance. Il a surtout, en moraliste habile,
+déshonoré la femme de la société noble; il ne l'a montrée que pour
+l'écraser du parallèle de la femme de la bourgeoisie. On ne trouve pas
+une seule fois dans ces tableaux, où tant de créations admirables se
+pressent, et toutes distinctes comme celles que Dieu crée, une haute
+vertu de marquise ou de duchesse. Chez lui le titre emporte raillerie
+forcée; il renverse la pyramide sociale des temps anciens, il en met la
+base fruste au ciel, la pointe de granit dans la boue. Vienne un autre
+comédien comme lui, au génie près, un Collot-d'Herbois, et la pyramide
+sera renversée dans le sang.
+
+L'imagination reçoit ses principaux affluens du Midi, patrie du soleil
+et des femmes, où le soleil ne se couche jamais! Elle y mûrit vite, et
+se couvre de fleurs de bonne heure. Au Midi tout a sa note, son degré de
+plus qu'au Nord. La parole méridionale est un chant, le chant une
+extase: le vin le plus léger enivre, l'eau égaie; l'odeur du thym, si
+fade au Nord, assoupit sur les rocs de Grasse et de Naples. Dans
+l'organisme français, l'élément méridional est la couleur. Otez de la
+France la Loire, la bande des Pyrénées et la Provence, et la France
+devient allemande ou anglaise: il y fait sombre. Molière relève du Midi,
+sinon par sa naissance, ce que nous avouons, allant au-devant d'une
+objection, du moins et pleinement par ses oeuvres. Le Nord est inconnu à
+Molière. Ce qu'il n'emprunte pas aux Latins et aux Grecs, il le demande
+à la verve méridionale. Certainement il n'y puise pas la raison froide
+du _Misantrope_, la raillerie quintessenciée des _Femmes savantes_ et
+des _Précieuses ridicules_; mais il en rapporte l'athéisme de don Juan,
+la bouffonnerie limousine de M. de Pourceaugnac, la noblesse empesée de
+la comtesse d'Escarbagnas; ces caractères sont-ils du Nord, à votre
+avis? Des maîtres passez aux valets: à qui Molière doit-il cette grande
+famille de roués? Mascarille, traduction domestique de tous les _Davus_
+de Térence, après avoir été Latin, devient Sicilien dans _l'Étourdi_, et
+ne perd à cette métamorphose ni son astuce originelle ni sa faiblesse à
+protéger les fils de patriciens qui ont des pistoles. Sera-ce dans la
+domesticité du Nord, moitié suisse, moitié picarde, que vous trouverez
+des Mascarilles? (Tout au plus des Gros-René, serviteurs parisiens et
+mous;) des Sbrigani, ces fripons si spirituels; et des Scapins, ces
+Italiens qui sont la parodie d'un tableau dont Casanova de Seingalt est
+le modèle?
+
+Avait-il les yeux tournés au Nord, Molière, lorsqu'il peignait
+constamment des moeurs aérées et inondées de lumière? Il noue ses
+intrigues aux fenêtres: les fenêtres du Nord!--sur le banc des portes, à
+minuit,--minuit à Paris, où il gèle neuf mois sur douze! il gratifie
+Paris de la latitude de Madrid et de Florence. La place publique sert
+presque toujours d'occasion à ses enchevêtremens dramatiques, copiant
+textuellement la mise en scène de Boccace et de Lopez de Vega. Ne
+sont-ce pas là des préoccupations d'homme qui, par instinct ou
+d'intention, rend la comédie inséparable du ciel, des moeurs du Midi, où
+il puise tout, et sa forme d'écrivain, ses ressources de penseur, ses
+caractères et sa gaieté, don plus beau que son génie?
+
+
+VIII
+
+Tandis que la comédie s'achève à la lueur des flambeaux, ceux qui n'ont
+pas eu de place pour l'écouter promènent la vivacité du dessert dans les
+parterres sombres et sous les fraîches solitudes du parc. Les cavaliers
+s'éparpillent par groupes, les dames par essaims. Sans se connaître, on
+se croise pour se jeter des agaceries, des dragées et des fleurs. Jamais
+plus belle soirée.
+
+Une jeune femme va seule, se hâtant de mettre le plus d'éloignement
+possible entre elle et ces bruits et ces clartés qui offensent ses sens
+délicats. Elle a peur de ne pas regagner assez tôt sa tristesse;
+derrière les allées sombres elle laisse les allées sombres, jusqu'à ce
+qu'elle n'entende plus que le froissement de sa robe, et qu'elle ne
+distingue plus que l'éclat de ses diamans, projetant des feux devant
+elle. Alors elle ralentit sa marche, assure son haleine, et soulève, de
+ses doigts pensifs, ses cheveux sur son front; sa main s'y fixe.
+
+Vous avez vu quelquefois, dans les matinées de printemps, ces soies
+blanches flottantes dans l'air, ces fils de la Vierge qui, descendus
+d'un rouet invisible et céleste, s'attachent au chêne du chemin,
+retombent en écheveaux sur le gazon ou les blés naissans, et se fixent
+par des clous de rosée à la pointe d'un épi. C'est un réseau immense que
+brise un moucheron. La pensée de mademoiselle de La Vallière est ainsi
+vaste, frêle et craintive; cette pensée arrête tout ce qui passe; mais
+tout ce qui passe la déchire sans l'emporter. Elle aime le roi, mais de
+cet amour ardent et religieux qu'elle voua plus tard au ciel; amour si
+haut que la prière seule y mène. Des rois ont aimé: quelle femme a
+jamais osé aimer un roi? quelle est celle qui l'a fait sans mentir à
+elle-même, sans prendre le sceptre pour la main?
+
+Elle succomba, mademoiselle de La Vallière.
+
+L'exigence historique nous oblige à ne montrer qu'un coin de cette
+passion si calme à la surface, si agitée au fond. Mademoiselle de La
+Vallière n'entra dans la couche royale que le jour où Fouquet s'étendit
+sur la paille de la Bastille; et nous n'écrivons qu'un moment de la vie
+de Fouquet.
+
+Une cloche tinta; le vent en apportait le bruit du Maincy, petit village
+situé au bout du parc. La demoiselle d'honneur s'agenouilla sur la
+terre, et, tandis que bourdonnait l'orgie royale, elle exhala un
+cantique tout empreint du remords d'une faute qui n'était pas encore
+commise, que l'expiation précédait.
+
+Elle se sentit déjà grande et misérable, elle pleura.
+
+Ce cantique est tout ce que l'air a retenu de la fête. Qu'au coucher du
+soleil le voyageur s'asseye et écoute, il entendra sortir du fond du
+château la prière vespérale de cent cinquante pauvres enfans. La prière
+des enfans sur les ruines d'un tel château! Tout a été frappé de mort,
+hôtes, palais, fleurs, statues, eaux, les seigneurs dorés, les femmes
+nues; mais la prière aux ailes blanches de La Vallière est restée
+vivante, immortelle! La fête est finie: la prière dure encore.
+
+Enveloppés dans les plis d'un manteau de soie, un homme et une femme,
+celle-ci le visage caché dans un loup, suivaient, à la distance de deux
+allées parallèles, les pas tantôt rapides, tantôt mesurés, de
+mademoiselle de La Vallière.
+
+Elle poussa un cri lorsqu'elle vit s'approcher d'elle la femme masquée,
+et presque en même temps un cavalier dont les plumes et les dorures
+luisaient dans l'ombre.
+
+Par politesse, le cavalier s'arrêta, et laissa, non sans quelque
+mouvement d'impatience, le champ libre à la dame qui l'avait devancé.
+Elle ôta alors son masque et s'enfonça dans l'allée avec mademoiselle de
+La Vallière.
+
+Le cavalier les suivit.
+
+Dès que la dame fut partie, le cavalier, comme chose convenue, prit la
+place qu'elle occupait.
+
+A trois fois cette scène se renouvela.
+
+A la dernière rencontre, le cavalier dit à la dame:--Il est inutile,
+madame, de fatiguer davantage mademoiselle de La Vallière. Mon faible
+mérite l'emporte. Daignez rentrer; le serein vous hâlerait.
+
+--J'allais vous le conseiller, monsieur le duc.
+
+--Très-bien, madame; l'ironie sied aux vaincus: c'est leur dernière
+arme.
+
+--Monsieur le duc, vous finirez par y exceller.
+
+--Malicieuse! après la peine que vous avez eue, je conçois que vous
+éprouviez quelque dépit à battre en retraite; mais, encore une fois,
+chère dame, toutes les campagnes ne sont pas aussi funestes.
+
+--Voudriez-vous me persuader, monsieur le duc, que vous sortez toujours
+vainqueur de celles où l'on ne tire pas l'épée?
+
+--Je me fâcherais si chacun ne savait que j'ai servi le roi.
+
+--Comment donc! mais vous êtes en pleine activité à cette heure; et si,
+à l'exemple de son frère d'Angleterre, qui a institué l'ordre du Bain,
+le roi crée l'ordre du Bougeoir, vous serez nommé commandeur.
+
+--Le roi m'estime.
+
+--Un peu moins que la reine, n'est-ce pas, monsieur le duc?
+
+--Est-ce que madame de Bellière n'a pas la nuit de filles à surveiller
+au logis?
+
+--Et monsieur de Saint-Aignan, point de fils à qui transmettre ses
+leçons de conduite?
+
+--Madame, je vous comprends; mais, quels que soient les services qu'on
+rend à son prince, ils ennoblissent.
+
+--Alors, monsieur le duc, vous, qui avez si bien l'esprit de corps,
+soyez assez généreux pour me croire digne de rivaliser avec vous auprès
+du prince. Accordez-moi la survivance.
+
+--Prenez garde, madame, je dirai tout au roi.
+
+--Non, car je rapporterais tout à la reine; et vous voulez être
+gouverneur du futur dauphin, je le sais.--Tenez, faisons la paix, duc!
+Les gens comme nous n'ont qu'un moyen de prouver qu'ils se
+détestent;--c'est de vivre en paix. Embrassons-nous.
+
+--Il le faut bien, madame; mais allez bien vite consoler ce pauvre
+surintendant.
+
+--Adieu, mon maître!
+
+--Adieu, méchante!
+
+Il résultait de la prétention à la victoire que s'attribuaient
+réciproquement madame de Bellière et M. de Saint-Aignan, que
+mademoiselle de La Vallière ne s'était compromise par aucune réponse
+décisive.
+
+L'immorale histoire assigne le chiffre corrupteur de Fouquet: quarante
+mille pistoles, ou quatre cent mille livres.--Un million aujourd'hui!
+
+Saint-Aignan courut vers le roi pour lui dire: «Elle est à vous, sire!»
+
+Madame de Bellière alla où Fouquet l'attendait, et lui dit: «Elle est à
+vous, vicomte!»
+
+Dans ce moment on revenait de la comédie, on refluait au parc pour
+attendre le feu d'artifice.
+
+L'ivresse était dans l'air; les miracles de cette journée avaient grandi
+Fouquet à la taille d'un dieu. Au milieu de cette fumée d'encens qui
+n'était pas pour lui, Louis XIV ne paraissait plus qu'un sombre potentat
+du Nord visitant quelque souverain des brillantes cours d'Italie. On lui
+faisait les honneurs de son propre royaume; il frémissait. Des imprudens
+avaient osé murmurer à ses oreilles: _Vive le premier ministre! Vive le
+surintendant!_
+
+Le surintendant ne marchait plus sur la terre; la tête lui avait tourné,
+il était lumineux d'orgueil, il rayonnait. Sa main errante cherchait un
+sceptre. Fouquet, premier du nom, recevait Louis le quatorzième.
+
+Aussi à peine écouta-t-il la bonne nouvelle, d'abord si impatiemment
+désirée, que lui apporta madame de Bellière.
+
+Il était écrit que tout le seconderait jusqu'à sa dernière heure.
+
+Une femme passe auprès de lui, c'est mademoiselle de La Vallière!
+Fouquet l'arrête, il ose la retenir.
+
+--Je vous cherchais! monsieur de Belle-Isle.
+
+--Bonheur inespéré! je ne vous attendais pas, moi! je ne comptais pas
+sur une faveur si prompte; vous m'enhardissez. Accordez-m'en une aussi
+grande, mademoiselle; gardez-moi jusqu'au retour la foi promise.
+
+--Je ne vous comprends pas! monsieur le vicomte.
+
+--Sans doute, mais entendez-moi; maintenant je puis m'ouvrir à vous.
+Cette nuit je pars, pour ne revenir que dans huit jours; oui, dans huit
+jours, vous marcherez l'égale de la reine! _Où ne monterez-vous pas?_ ma
+devise devenue la vôtre.
+
+--Monsieur le vicomte, je pourrais vous perdre, je ne vous hais même
+pas. Reconnaissez-le à l'avis que je vous donne. Partez à l'instant,
+fuyez d'ici! ou vous serez enlevé cette nuit, dans une heure!
+
+--On vous a trompée, mademoiselle, et vous aurez des rapports plus
+fidèles dans une heure.--Comptez sur ce qui vous a été promis,
+préparez-vous à partager ma grandeur et non ma disgrâce; c'est d'un
+autre qu'on aura voulu vous parler, et non de moi.
+
+--D'un autre! dites-vous? Vous savez donc qui? Vous le savez!... Oh!
+monsieur le surintendant, je ne prévoyais qu'une injustice, je soupçonne
+un crime. Vous m'éclairez; alors, encore une fois, partez! car Dieu
+protége la France et sauve toujours le roi.
+
+--Mais qui vous a si bien instruite?
+
+--M. de Saint-Aignan, qui ne vous aime pas.
+
+Mademoiselle de La Vallière disparut, monta les marches du château, y
+entra.
+
+Fouquet resta frappé de terreur, il eut froid.
+
+Pour la première fois de la journée, il pensa à sa pauvre femme et à ses
+enfans.
+
+Rentré au château, le roi ne mesura plus sa colère; il traversait à
+grands pas les appartemens de l'aile gauche. Ses récriminations
+frappaient sur chaque meuble, sur chaque tableau. Il avait tout au plus
+dans ce moment la dignité d'un huissier qui saisit un mobilier: Colbert,
+qui marchait à sa suite, semblait un recors, Séguier un juge de paix. La
+monarchie dressait l'inventaire d'une banqueroute.
+
+--Encore un salon d'or! murmurait le roi.
+
+--Composé de poutres transversales, ajoutait Colbert.
+
+--Portant le nom de _salon d'hiver_, prenait en note Séguier.
+
+--Ici une bibliothèque.
+
+--Plus une bibliothèque, ajoutait Colbert.
+
+--Ajouter une bibliothèque, écrivait Séguier.
+
+--Messieurs, voici sa chambre.
+
+Aujourd'hui Louis XIV pousserait le même cri. Fouquet seul est absent.
+La tapisserie de Pékin, plantée de fleurs vertes, qui amusait son réveil
+et l'emportait en Chine, lorsque les volets étaient fermés, et lorsqu'il
+voyait marcher autour de sa tête le choeur des peintures de Lebrun, cette
+tapisserie est encore là. Là est encore son lit, gris et or, petit lit
+pour un surintendant, et pour un surintendant qu'entouraient je ne sais
+plus combien de statues gigantesques de stuc en plein relief, attachées
+à la coupole. Ces misérables dieux se vengeront sur quelque futur
+possesseur de Vaux du mauvais goût qui les a mis au plafond.
+
+Cette chambre à coucher où s'amoncelle le luxe d'une cathédrale arrêta
+Louis XIV.
+
+--N'admirez-vous pas, messieurs, cette glace, qui n'a pas d'égale à
+Fontainebleau?
+
+--Sire, dit Colbert le calculateur, elle a bien deux pieds et demi de
+hauteur sur deux de large.
+
+Prodige de l'époque, cette glace vaudrait aujourd'hui quinze francs.
+
+De la cheminée, le roi alla vers le lit; et après avoir entr'ouvert les
+rideaux et soulevé au fond de l'alcôve un voile qui cachait un portrait,
+il se retourna pour prier Colbert et Séguier de se retirer, ils
+n'étaient plus là.
+
+--Ah! vous voilà, Saint-Aignan?
+
+Regardez!--moi, j'en suis indigné,--regardez ce que M. Fouquet possède
+et cache. Ceci, Saint-Aignan, cria le roi d'une voix terrible, est son
+arrêt de mort. Courez à d'Artagnan, commandez-lui, au nom du roi de
+France, de cerner, le pistolet au poing, toutes les issues; que nul ne
+sorte d'ici avant moi, sans mon ordre. Mais il a donc donné notre
+royaume pour avoir mademoiselle de La Vallière! Le portrait de
+mademoiselle de La Vallière ici! Nous voler nos finances, passe! mais...
+Tenez, Saint-Aignan, rappelez-moi que je suis Bourbon, je ne me connais
+plus.
+
+--Sire, ce portrait n'est qu'un indiscret hommage ignoré de mademoiselle
+de La Vallière.
+
+--Duc, j'ai besoin de vous croire, je vous crois.
+
+--Je n'ignorais pas les prétentions du surintendant.
+
+--Et vous ne m'en avez pas parlé!
+
+--J'accourais tout vous dire.
+
+--De qui donc tenez-vous cela?
+
+--La présence de madame de Bellière auprès de mademoiselle de La
+Vallière m'a suffisamment instruit.
+
+--L'exil pour madame de Bellière à cinquante lieues de Paris.
+
+Saint-Aignan ne s'y opposait pas.
+
+--Quant au surintendant, il va recevoir sa récompense. Suivez-moi!
+
+Seules au milieu du corridor, la reine-mère et mademoiselle de La
+Vallière, celle-ci décolorée, émue, celle-là froide et toujours
+au-dessus des événemens, s'offrirent au roi, qui les salua, et tenta de
+passer outre pour cacher son émotion.
+
+--Vous êtes agité, monsieur mon fils.
+
+--Oui, la journée me semble éternelle. Je sors: pardon de vous quitter.
+L'air m'étouffe ici... je reviens... Mais allez donc, monsieur de
+Saint-Aignan, où je vous ai commandé.
+
+--Restez, au contraire, vous, monsieur de Saint-Aignan.
+
+--Mais, ma mère, il me semble...
+
+--Que vous êtes roi, mon fils.
+
+--Oui! un roi qui va non se venger, mais punir.
+
+--Punir quoi? l'hospitalité?
+
+--Un homme qui me pèse...
+
+--Votre hôte, mon fils.
+
+--Je vous ordonne, monsieur de Saint-Aignan, de m'obéir. Allez!
+
+Mademoiselle de La Vallière se jeta aux pieds du roi, qui sentit à ses
+genoux l'haleine brûlante de cet ange.
+
+Et en se courbant, en mêlant sa chevelure noire à la chevelure blonde de
+mademoiselle de La Vallière, et en la relevant par les deux bras, comme
+un vase d'albâtre renversé sur le sable, le roi lui dit:--Vous aussi,
+mademoiselle! Mais ils l'aiment donc tous?
+
+--Sire, on n'aime que vous; on a pitié de tout le monde.
+
+Anne d'Autriche, en même temps qu'elle arrêtait le duc de Saint-Aignan,
+tenait son fils embrassé par le cou, heureuse de la tendresse qu'elle
+lui voyait prodiguer à la demoiselle d'honneur de Madame.
+
+--Alors, s'écria Louis XIV, qui par fierté continuait sa colère, j'irai
+me mettre à cheval à côté de d'Artagnan, et me ferai justice moi-même.
+
+--Grâce, grâce, sire!
+
+--Et pour qui, mademoiselle, cette grâce?
+
+--Pour vous, sire.
+
+--Pour moi?
+
+--Oui. Au moindre geste vous êtes perdu; à la moindre violence enlevé,
+mort peut-être.
+
+Les lèvres de mademoiselle de La Vallière pâlirent.
+
+Le roi regardait sa mère avec une expression qui semblait dire:--Eh
+bien! votre surintendant?
+
+Anne d'Autriche triomphait. Elle fut moins émue de cette espèce de
+conjuration contre son fils que du pressant intérêt dont il entourait
+mademoiselle de La Vallière, à demi évanouie dans ses bras.
+
+Muet d'étonnement, il lui prit la main et la lui baisa.
+
+--Que faut-il faire? demanda-t-il ensuite, les yeux fixement posés sur
+ceux de sa mère.
+
+--Rien.
+
+--Mais c'est une conspiration, ma mère.
+
+--Raison de plus. Pourtant, comme il faut être prudent, même lorsqu'on
+en veut à notre vie, rompez une seule des dispositions prises contre
+vous.
+
+--Laquelle, ma mère?
+
+--La première venue; toutes les autres manqueront. Des conjurés ont trop
+besoin de leur courage pour avoir de l'esprit. Si je n'avais
+mortellement chaud, je vous citerais des exemples.
+
+Le roi n'écoutait presque plus sa mère: la résolution de frapper Fouquet
+sur-le-champ hésitait devant cette première volupté d'obéir à la femme
+chérie.
+
+--Eh bien, dit-il, demain le jour se lèvera, et de notre palais de
+Fontainebleau nous saurons atteindre qui nous brave. Demeurez, duc; mais
+si je consens à remettre ma vengeance, je ne reculerai pas devant une
+trahison que je méprise. On nous attend au feu, venez!
+
+Anne d'Autriche déploya un énorme éventail et ouvrit la marche avec son
+fils. Saint-Aignan offrit le bras à mademoiselle de La Vallière, qui
+cessait d'être demoiselle d'honneur. Le roi l'avait appelée duchesse.
+
+Et tous quatre sortirent du corridor et se présentèrent au seuil du
+château.
+
+Jamais le roi ne s'était si peu maîtrisé. Le plus grand désordre était
+dans sa toilette; il souriait avec indignation aux seigneurs et aux
+dames rangés sur son passage. Le sourire était pour les courtisans,
+l'indignation pour Fouquet.
+
+Fouquet l'attendait sur les premières marches du perron, un flambeau à
+la main.
+
+Ils étaient pâles tous deux.
+
+A se voir, ils reculèrent: c'était deux terreurs qui ne comptaient pas
+l'une sur l'autre. Le surintendant perdit deux marches sous lui, mais,
+déguisant son attitude décontenancée, il plia le genou et présenta une
+torche enflammée au roi.
+
+--Sire, c'est la dernière fatigue de la journée. On attend de votre
+royale main l'embrasement du feu d'artifice. Quand il vous plaira de
+prendre de la personne qui vous la tiendra prête cette torche enflammée
+et de la jeter au loin, l'illumination remplacera le feu.
+
+Sans répondre un mot au courtisan accroupi sur les marches de son propre
+palais, sans daigner lui commander d'un signe de se relever, Louis XIV
+arracha plutôt qu'il ne reçut le flambeau, et passa. La suite du roi
+faillit marcher sur le corps de Fouquet.
+
+--Fuyez! lui soufflaient des voix, fuyez!
+
+--Restez! lui disaient d'autres; périsse le bâtard de Mazarin!
+
+Des femmes attendries lui jetaient des gants humectés de larmes.
+
+Gourville, le saisissant violemment par le collet de l'habit, et le
+mettant sur pied d'une seule secousse:--Assez de faiblesse, monsieur! On
+assure que le regard du roi vous a terrassé; à merveille! qu'on le
+croie! Qu'ils s'endorment dans la pensée que vous êtes foudroyé.....
+Mais relevez-vous! Entre l'obscurité de la seconde et de la troisième
+girande vous êtes premier ministre de France, et dans huit jours, en
+plein soleil, Colbert nous donnera sur les marches du Louvre la
+répétition de l'affront que vous essuyez sur les degrés de Vaux.
+
+--Dites-vous vrai, Gourville? Est-ce que tout n'est pas perdu? On ne
+sait rien?
+
+--Rien!
+
+--Mais le roi est troublé.
+
+--Vous l'êtes bien, vous.
+
+--Il peut me perdre.
+
+--Et vous?
+
+--L'ordre est livré, dit-on, de m'arrêter.
+
+--Qu'importe, si le roi est arrêté avant vous?
+
+--O mon Dieu, notre destinée à l'un ou à l'autre dépend donc d'un quart
+d'heure!
+
+--Non, monseigneur, de dix minutes. Écoutez: la première fusée va
+illuminer l'espace où nous sommes, qu'on vous entende crier: _Vive le
+roi!_ et qu'on vous voie sourire.
+
+La fusée partit, et en tombant elle éclaira le château et ses quatre
+façades.
+
+Appuyé sur Gourville, Fouquet, blafard dans son habit rouge, cria: _Vive
+le Roi!_ et sourit.
+
+Tout retomba dans l'obscurité.
+
+De nouveau la population de la fête se précipita dans les parterres
+sombres pour jouir du feu d'artifice, dont le foyer principal était le
+dôme de plomb du château.
+
+Le roi suivit une allée éclairée aux lanternes, la seule qui le fût.
+
+Il se mêla à la foule, qu'amusaient, en attendant mieux, des pots à feu
+décrivant des courbes du dôme à l'extrémité du parc, et des aigrettes
+qui pleuvaient en gouttes enflammées, et laissaient dans une profonde
+nuit.
+
+Ces alternatives de jour et d'obscurité étaient ménagées pour les effets
+des pièces d'artifice.
+
+L'illumination générale ne devait se produire qu'au signal du roi, après
+l'explosion des douze girandes ou gerbes.
+
+Au moment où se fit une large percée de lumière, le roi se retourne et
+aperçoit Fouquet à deux pas derrière lui. Il lui sourit avec une grâce
+infinie. Sur ce simple sourire, Fouquet éprouve des remords. Il tourne
+la tête de douleur, mais il la ramène aussitôt avec épouvante en
+apercevant d'Artagnan, le commandant des mousquetaires, à ses côtés.
+
+Comme cette explosion éblouissante s'éteignait, deux mains différentes
+saisirent dans les ténèbres les deux poignets de Fouquet, qui sentit son
+coeur venir à rien. Il ferma les yeux.
+
+En les rouvrant au rapide éclair d'un globe de flamme, il reconnut
+Gourville à sa droite, Pélisson à sa gauche.
+
+A l'heure du danger le poète était là pour mourir.
+
+Nouvelles ténèbres, nouvelles terreurs. On glisse un papier à Gourville,
+qui le lit au fond de son chapeau à la lueur d'une bombe. «Fouquet est
+perdu, il n'a plus qu'une minute. A vous, ses amis, de le sauver.»
+Gourville avale le papier.
+
+C'était l'écriture de mademoiselle de La Vallière.
+
+--Allez dire au roi, ordonne Gourville à Fouquet, de se placer sur la
+terrasse de la Grotte. A la troisième girande il est à nous. La première
+va s'élancer. Allez!
+
+--Sire, de cette terrasse votre majesté jouirait d'une vue sans
+pareille, digne de son regard.
+
+--Votre bon plaisir est un ordre, monsieur Fouquet. Je vous précède,
+messieurs.
+
+Le roi passa: l'homme à la torche le suivait.
+
+Ainsi que l'avaient disposé Gourville et ses complices, le roi se plaça
+sur la terrasse au milieu des conjurés, qui occupaient aussi les
+marches.
+
+La première girande jaillit du dôme de plomb, qui, depuis cette
+formidable pyrotechnie, semble être encore tiède.--On vit en l'air le
+château de Vaux tout en feu; un chef-d'oeuvre de Torelli, cet architecte
+qui bâtissait avec du salpêtre, cimentait avec du soufre, et peignait
+avec des flammes aussi bien que Lebrun avec le pinceau.
+
+Il y eut exaltation dans les bouches, qui proféraient, ardent et
+unanime, le cri de: _Vive le surintendant!_
+
+Le surintendant eût donné la moitié de sa vie pour ne pas entendre ces
+hommages de mort.
+
+Le roi pleurait de rage.
+
+Durant l'enthousiasme et l'obscurité profonde qui accompagna
+l'embrasement, une femme tomba à genoux et pria tout bas pour l'ame du
+sieur Fouquet.
+
+Gourville se pencha sur le surintendant, et lui dit:
+
+--Encore celle-ci, avant l'autre: Salut, premier ministre!
+
+La seconde girande représenta un berceau de feu porté par des génies. Un
+bel enfant sortait le bras hors du berceau: le surintendant, le genou
+sur un nuage, remettait au futur dauphin les titres de propriété du
+château.
+
+Cet emblème, qui couvrait le ciel, fut salué par les mille divinités
+liquides des bassins. Après avoir vomi de l'eau, elles lancèrent du feu.
+Neptune devint Pluton, son trident la fourche infernale, et les tritons
+les démons du Ténare. Plus loin deux élémens luttent: l'étincelle et la
+pluie se confondent, le feu coule, l'eau s'embrase.
+
+--A la troisième girande! crie-t-on, elle va partir! Le canon tonne
+déjà. On l'attend au milieu de la nuit la plus opaque, car tout est
+silencieux. L'eau a éteint le feu, ou plutôt l'eau s'est éteinte.
+
+C'est le moment suprême. Gourville presse le surintendant sur le coeur,
+l'embrasse tout baigné de larmes. Exactement costumé comme le roi, et à
+deux pas du roi, un homme est debout. Arracher l'un, pousser l'autre, et
+la conspiration est finie.
+
+Un long murmure s'élève du fond des parterres et remonte jusqu'au roi,
+qui s'en informe; murmure d'abord de surprise, puis de terreur, puis
+d'épouvante.
+
+Tous les regards sont portés vers un point du ciel; des doigts le
+désignent, et ces doigts ne s'abaissent plus.
+
+Parmi les milliers d'étincelles qui ont poudré le ciel, une étincelle
+n'est pas retombée sur la terre, ne s'est pas éteinte; elle est restée.
+Elle luit, et sa lueur, rayon oblique, ruisselle sur les bras des femmes
+parés de mousseline blanche, sur les bras des hommes glissans de soie et
+d'or.
+
+Une comète! une comète! cri effrayant qui bondit de lèvres en lèvres et
+glace les coeurs.
+
+Mis à nu par l'obscurité qui a succédé à la seconde gerbe, le ciel a
+dévoilé ses profondeurs, et dans ses abîmes une comète[A].
+
+Fouquet lit son arrêt de mort dans le ciel.
+
+Et Torelli, le magique artificier, l'Italien superstitieux, craignant
+d'avoir brisé une étoile, suspend un instant ses audacieuses opérations.
+
+Les femmes s'évanouissent.
+
+Et le grand roi, et Louis XIV, à la cour duquel l'astrologie règne
+encore, sent battre sa poitrine sous son cordon bleu, et ne voulant pas
+rester plus long-temps dans cette immense obscurité pleine
+d'évanouissemens et de cris, saisit, lance la torche enflammée.
+
+Vaux, mille arpens de terrain, s'illuminent jusqu'aux dernières
+branches, jusqu'aux plus hautes feuilles.
+
+--Je ne m'attendais pas à celle-là, dit Gourville.
+
+--Seigneur, ayez pitié de moi! murmura Fouquet.
+
+Louis XIV se tourne vers le surintendant et lui tend la main.
+
+Fouquet la baise d'une lèvre morte, et le roi descend solennellement les
+marches de la terrasse.
+
+Et la fête de Vaux fut finie.
+
+
+IX
+
+Soeur de la poésie, la tradition rapporte que, dix-neuf ans après cette
+fête, qui est restée dans la mémoire des peuples comme une bataille,
+comme une invasion, un homme, secouant un flambeau sur sa tête, parut
+au château de Vaux et se promena du parc aux parterres, et des parterres
+aux cascades.
+
+Des cheveux blancs tombaient sur son masque de fer. Il demanda un
+morceau de pain à la porte du château, et une pierre moisie tomba à
+ses pieds; il eut soif, mais lorsqu'il se baissa pour boire, il ne
+saisit qu'une couleuvre dans les bassins, où il n'y avait plus d'eau.
+Cet homme pleura toute la nuit comme Job. Au jour, il disparut pour les
+siècles.
+
+Ce masque de fer, dit-on, était Fouquet.
+
+
+
+
+VILLEROI.
+
+
+Presque endormi sur un cheval de village, qui dormait comme moi, lui
+flairant de ses naseaux ouverts l'efflorescence des arbres, moi rêvant,
+nous allions où nous conduisaient le vent et l'ombre. Nous nous
+arrêtions parfois devant l'écluse d'un moulin, tout écumante de mousse
+et semée de nymphéa; tantôt nous risquions un galop sur le gazon
+velouté. On va loin lorsqu'on ne sait où l'on va, surtout à cheval. Nous
+étions dans l'Ile-de-France ou dans la Brie. Je tenais peu à le savoir,
+parce que j'ai horreur des dénominations topographiques, et qu'il suffit
+du mot _département_ incrusté dans la borne milliaire pour ternir mes
+plus douces rêveries; de même que la buffleterie d'un gendarme
+étincelant sur le grand chemin suffit à l'artiste voyageur pour dissiper
+le calme du paysage et salir la sérénité du ciel. Je l'écris avec une
+conviction réfléchie, le système municipal tuera le spectacle naïf de la
+vie des champs. N'ai-je pas déjà vu, ceints de l'écharpe tricolore de
+maire, des jardiniers fleuristes, et des vignerons assis sur les siéges
+du conseil cantonnal? Il y a long-temps que la brebis de Galatée et les
+fauvettes de Némorin sont descendues des hauteurs pastorales où Florian
+les avait placées, pour être pendues, la tête en bas, au croc du
+boucher, ou pour rôtir au fond de la casserole étamée. On a mangé cette
+poésie; Lucas et Palémon restaient encore, on les a faits maires et
+conseillers! Adieu, la verte idylle! adieu, Virgile! adieu, Florian!
+Place à la municipalité!
+
+J'étais arrivé à un pont jeté sur un des embranchemens d'une petite
+rivière, quand tout-à-coup, au centre de la plus sauvage richesse
+d'eau, d'air et de lumière, j'entends tomber un nom comme celui de la
+_pate d'oie_ ou du _bain des cannes_; c'est à mourir de prosaïsme.
+
+Sur ce pont se promenait, préoccupé de la lecture d'un livre qu'il
+tenait à la main, un jeune homme en habit du matin, le front ombragé
+d'un chapeau de paille, comme en portent les paresseux colons des
+Antilles.
+
+--Pardon, monsieur, lui dis-je; quelle est cette belle avenue, qui ne
+conduit à rien?
+
+Il fit un pli à la feuille de son livre.
+
+--C'est l'avenue du château de Villeroy, démoli il y a quelques années
+par la bande noire, dont vous devez avoir entendu parler.
+
+--Que trop, monsieur. Les infâmes! ils ne laisseront donc rien en
+France? Plus âpres à la destruction que le temps, le feu et l'eau, ils
+ont passé la corde au cou de notre histoire et ont tiré dessus.
+Quelques-uns, et ceux-ci sont les philanthropes de la bande, indignés de
+la lenteur de la pioche et du marteau, ont apporté, dit-on, une espèce
+d'humanité à leur besogne. Au milieu des salons de velours, chargés de
+plafonds à moulures, ils ont allumé des barils de poudre, et ensuite,
+placés à distance, ils ont pu voir, par une belle matinée, sauter en
+l'air les quatre tourelles, les galeries sombres, les portes, les
+appartemens, les serrures dorées, les cottes de mailles d'ardoise, les
+mosaïques des corridors, et peut-être le chartrier du château, volant
+avec ses feuilles brûlées, comme la bourre d'une charge à moineaux.
+
+Mon inconnu me fit d'abord observer que la bande noire n'employait
+jamais la poudre pour renverser les châteaux; qu'au contraire, elle s'y
+prenait avec beaucoup de ménagemens et de délicatesse; puis, avec un
+sourire d'approbation un peu mêlé d'ironie, cet homme, qui, pendant ma
+prosopopée, avait fermé son livre pour m'écouter plus attentivement, au
+fond peut-être pour se moquer plus à son aise de ma candeur poétique (je
+le voyais à son air), me répliqua par cette question fort peu indiscrète
+en ce moment:
+
+--Monsieur est noble?
+
+Sur ma réponse négative, il dut supposer que j'étais artiste; et je vis
+disparaître aussitôt la teinte de malice involontaire qui se peignait
+dans son regard. L'ironie fit place à une affabilité qui me mit beaucoup
+plus à l'aise.
+
+--Après l'explosion, continuai-je, ou la destruction, comme il vous
+plaira, ils seront venus ramasser les uns les poutres, les autres les
+pierres dures, d'autres la chaux, ceux-ci les fondations, ceux-là les
+murailles maîtresses; et avec cela ils auront gagné de l'argent,
+beaucoup d'argent, engraissé leurs terres, fumé leurs luzernes, marié
+leurs filles, construit des moulins, acheté des bêtes de somme, et ils
+seront devenus électeurs et éligibles.
+
+Je parlais avec amertume. Il reprit avec calme.
+
+--C'est au moyen de quelques poutres de ce château dont vous déplorez si
+sincèrement la démolition qu'on a construit le pont sur lequel nous
+sommes arrêtés. Ce pont sert les intérêts des communes voisines;
+auparavant un orage, une inondation, l'hiver, une débâcle, le moindre
+accident, coupaient les communications. Aujourd'hui nos rapports sont de
+tous les jours, et notre commerce a centuplé. Vous voyez, monsieur,
+qu'un château qui tombe élève un pont, et c'est encore une consolation.
+
+--Consolation! Pour vous, qui passez sur ce pont, pour vos vaches et
+l'avoine de vos voisins, mais pour moi, qui n'en ai que faire? Mais,
+dites-moi, quel est ce magnifique établissement qui touche au château?
+
+--Je n'osais vous en parler. Cet établissement, qui a déjà coûté deux
+millions, doit être une fabrique de papier, fondée dans le but de
+rivaliser avec les plus riches exploitations de Manchester et de
+Birmingham. Quatre cents pauvres ouvriers que la révolution de juillet
+avait retirés de la construction en bâtimens, la plupart appartenant aux
+communes environnantes, ont trouvé leur existence ici, dans des travaux
+de charpente, de forge et de maçonnerie. Vous n'apercevez d'où nous
+sommes qu'une partie des colossales proportions de ce bâtiment; quand il
+sera en activité, il pourra fournir, en six mois seulement, à la presque
+totalité de la France du papier de toutes les dimensions, de toutes les
+qualités, de toutes les nuances, et à un prix de moitié au-dessous des
+autres fabrications. On n'emploiera que de la paille pour matière
+première. Des moulins mis en mouvement par la rivière qui passe sous nos
+pieds élèveront et laisseront retomber des foulons sous lesquels la
+paille sera désossée de ses noeuds et de ses côtes. Meurtrie et fatiguée,
+cette paille sera sollicitée par des tenailles et des dents de fer qui
+la mordront, la hacheront, la réduiront à l'ame; et puis, frêle, en
+lambeaux, volante, elle ira se perdre sous la rencontre des meules;
+soumise à cette pression qui pulvériserait de l'acier, elle n'en sortira
+plus que réduite à la ténuité la plus impalpable, et cela pour inonder
+des milliers de tamis, qui balancés, agités, tournoyant sans jamais se
+froisser entre eux, lui livreront un dernier passage dans les mille et
+un trous des cribles les plus fins.
+
+Cette inondation sèche et dorée descend en pluie qui ne cessera point,
+car jamais un mouvement n'attendra l'autre, dans des chaudières où
+bouillonne une eau battue et blanche comme du lait; puis, fouettée par
+les convulsions de l'eau, la paille, qui n'est plus alors qu'une farine
+délayée, un léger amidon, tombera par l'action d'un précipité violent au
+fond des cuves, où des cailloux lui serviront de filtres et la
+sépareront de toute matière étrangère. Cette eau s'écoulera par de
+larges écluses, et le fond laissera à sec une pâte sans levain,
+tremblante et privée d'éclat. La blancheur mate de la neige lui viendra
+par le moyen de sels, de la chaux et des acides. Blanche enfin et
+reposée, ce gluten que l'on extrait du mucilage des plantes, des muscles
+de certains animaux, en rapprochera les parties solides, les raffermira,
+leur donnera l'étoffe et la malléabilité: solidifiée dans une eau
+grasse, où elle aura fermenté, cette pâte roulera en cascade
+transparente et continue sous des rouleaux d'acier. Laminée en feuilles,
+ces feuilles sécheront au vent, au soleil, dans des hangars aérés, où
+des milliers de fils seront échelonnés pour cet usage.
+
+Et que de mains industrieuses employées à diviser ces feuilles, à les
+peser, à les couper, à les colorer, à les réduire, à les emballer!
+
+Ce n'est pas tout encore. Vient le commerce, et son mouvement, et sa
+vie. Que de chariots! que de vaisseaux! que de roues! que de voiles! que
+de feu! que de fer! que de préoccupations intelligentes pour transporter
+ces produits sur tous les points du globe! Vous voyez qu'en dernière
+analyse cette paille, qui ne devait servir qu'à préparer un mauvais lit
+à la pauvreté, lui fournira en échange le duvet du Nord, la laine de
+Smyrne ou de Ségovie, et deviendra, par cette prestigieuse métamorphose,
+le lien mystérieux du commerce, l'impérissable monument de la pensée, le
+cerveau de la civilisation, où tout se grave. Oui, monsieur, ce papier
+fixera l'élan de l'artiste, l'émotion généreuse du philosophe; et cela,
+songez-y bien, avec des moyens simples, faciles, peu coûteux. Puis, que
+Rossini soit inspiré, et que Chateaubriand réfléchisse! Mille ouvriers
+seront employés à cette généreuse industrie. On essaiera de les prendre
+aussi parmi les gens de la commune. Par ce moyen, le propriétaire, que
+je connais beaucoup, ne laissera pas (vous pouvez m'en croire) un pauvre
+languir de faim sous le chaume, ni un enfant se tordre de soif dans le
+berceau.
+
+Il essuya une larme d'orgueil.
+
+--Mais dites-moi par quelle délicatesse que je n'explique pas,
+repris-je, vous aviez peur d'exciter ma colère d'artiste en me parlant
+de cet utile établissement?
+
+--C'est qu'il a été fait avec les débris du château, et la moitié a
+suffi: chaux, ferremens, poutres, ont servi à l'élever. Cet amas de
+pierres, pardon si j'ose m'exprimer ainsi, monument d'une histoire qui
+n'a pas su mériter de vivre, aura fait la fortune d'un homme, et cet
+homme fera celle de trois ou quatre mille autres. Revenez-vous un peu de
+votre emportement?
+
+--Cependant avouez, répliquai-je, qu'il y a quelques douleurs attachées
+à l'anéantissement de ces beaux souvenirs; ils sont les seuls qui nous
+restent. Les histoires sont peu lues; les grands noms se perdent dans
+les sables de la mémoire; mais les pierres demeurent. Sait-on un nom des
+auteurs dont les manuscrits ont chauffé les bains d'Alexandrie? et les
+pyramides sont restées, et elles resteront jusqu'à ce qu'une bande noire
+africaine les démolisse. Les pyramides sont une histoire; l'imagination
+s'y attache, et, d'assise en assise, elle va loin. Les monumens forcent
+l'esprit à penser. Quelle est la brute à venir qui ne demandera pas une
+réponse à sa curiosité devant la colonne, ce point d'admiration d'airain
+et de bronze?
+
+Mon inconnu, que j'ai déjà signalé comme fort doux et très-attentif, se
+borna à me montrer du doigt une troupe d'ouvriers qui, costumés
+proprement, la santé et la joie sur le visage, se rendaient aux travaux
+de la fabrique. Ils le saluèrent en passant.
+
+--Trois d'entre eux, me dit-il avec épanchement, viennent de se marier,
+grâce aux résultats des occupations qu'ils trouvent ici; sans ce
+bienfait, ils seraient sans doute restés dans la misère et le célibat,
+et conséquemment sans moeurs. Ces deux vieillards qui me saluent ont
+racheté, avec des fonds avancés par l'établissement, deux de leurs
+neveux appelés au service militaire. Les enfans ont répondu de la dette.
+Ainsi la reconnaissance s'est assurée de l'existence de quatre familles
+par l'obligation du travail. Enfin il en est peu, parmi ceux que vous
+avez vus passer, qui ne doivent une meilleure position, quelques
+avantages sur le passé, des garanties pour l'avenir, à cette
+exploitation fondée avec le profit de la vente de la plus faible partie
+des matériaux du château de Villeroi.
+
+Mon interlocuteur se préparait peut-être encore à quelque nouvel
+argument, lorsqu'une petite étourdie, blonde comme un épi, vint le
+prendre par la main, et l'inviter, au nom de _petite maman_, à se rendre
+au déjeuner. Il allait me renvoyer l'invitation. Sur mon refus, qu'il
+devina sans que j'eusse parlé, il m'engagea néanmoins à m'arrêter chez
+lui quand je voudrais manger d'excellentes asperges. La petite fille
+était rayonnante, et la joie du père ne fut pas moins grande à la
+nouvelle de l'enfant, qui lui apprit que les ingénieurs prétendaient
+enfin avoir trouvé l'eau. Il me salua, l'enfant me fit une jolie
+révérence, et je traversai pensivement le pont qui aboutit à la grande
+avenue du château.
+
+Avec ses raisonnemens, cet homme m'avait ému. Son départ me rendit à
+moi-même, et quand nous eûmes cessé, lui de me saluer, moi de lui
+sourire, que son enfant eut escaladé les marches de pierre d'une petite
+maison à volets verts, mon sourire s'arrêta comme un ressort que rien ne
+meut, comme un bras fatigué qui retombe.
+
+Contradictions de l'esprit humain!--Un laboureur donne un coup de bêche,
+et il trouve de la résistance; il creuse, c'est une tuile; cette tuile,
+un toit; ce toit, une maison; cette maison tient à plusieurs autres;
+c'est une rue; puis deux, puis trois, puis cent, c'est une ville; c'est
+Herculanum! Un roi de Naples et de Sicile voudra régner sur cette
+cendre, avoir des flambeaux dans ces palais, des gardiens à la porte de
+ces temples; il appellera des savans pour lire ces chiffons noircis. Et
+nos souvenirs du passé ne nous toucheront pas! Conservons aussi nos
+ruines, nos cathédrales, nos châteaux; car ces pierres, ce sont nos
+lois, le testament de nos pères, leurs croyances, leurs moeurs, leur
+courage, leurs vertus! Et cela vaut bien un oeuf trouvé à Herculanum.
+
+J'approchai du château.
+
+Hélas! les fossés étaient même dépourvus de leurs parois de granit. Dans
+une eau verte et plissée nageaient quelques grenouilles séculaires,
+quelques carpes piquées peut-être au temps de la Fronde. Les maigres
+peupliers qui regardent cette mare étroite semblent négliger leur
+toilette depuis qu'ils ne peuvent plus réfléchir leur taille de
+demoiselle, et qu'ils n'ont plus d'ombre à verser sur ces jeunes
+marquises si belles, dont le caprice donna naissance à ces ruineuses
+propriétés appelées de l'expressif et joli nom de _Folie_. Vous savez
+tous la Folie-Polignac, la Folie-Mousseau, la Folie-Arnould.
+
+Arrivé à l'intersection du fossé, c'est-à-dire à l'endroit où se
+trouvait jadis une grille en fer couronnée (mon imagination y suppléa)
+de pommes d'or, de lyres d'or, de dieux de bronze, et gardée par de gros
+chiens qui vous mordaient mythologiquement sous le nom de Diane et de
+Médor; où luisaient, à travers les barreaux des chaises à porteur
+enluminées de Chinois sur laque, des valets larges comme des armoires;
+eh bien! là, devant cette première merveille, j'ai trouvé un trou fait
+dans le mur. Pas même de porte!
+
+Mon cheval et moi nous faillîmes rester au passage.
+
+La solennelle cour d'honneur était déserte, le pavé couvert et déchaussé
+par l'herbe. Et six cents pieds d'air où était le château.
+
+Aussitôt mon entrée, la porte d'une petite maison blanche s'ouvrit, et
+un vieillard en livrée orange et bleue lézardée par des coutures
+blanches, honteuse de plusieurs rapprochemens qui hurlaient entre eux
+comme métal sur métal et couleur sur couleur dans un écu, costumé ainsi
+que les anciens domestiques d'autrefois, vint me recevoir et saisir la
+bride. Dieu me pardonne! il avait, je crois, l'épée d'acier.
+
+On n'a pas d'idée de la politesse qu'il mit à m'accueillir, à m'offrir
+de me reposer chez lui. Toutefois, avec une indiscrétion aisée et où
+perçait encore je ne sais quel excusable orgueil de ses premières
+fonctions, il me demanda mon nom. Je le lui donnai; il l'anoblit en
+route; et, riche d'une particule usurpée, il courut l'annoncer à son
+maître, ouvrant rapidement et à temps égaux sa modeste porte, comme aux
+jours de grandes cérémonies il faisait, je pense, au château. Touchante
+parodie d'une étiquette morte!
+
+Son maître était aussi un vieillard grand, maigre, tombant en ruines. A
+mon entrée il se leva, m'accueillit avec cette distinction
+traditionnelle de cour, et m'invita à m'asseoir près de lui. Pendant les
+essais d'une conversation sur la beauté de la saison, sur la richesse
+d'un soleil qui le ramenait à ses premiers jours, je remarquai, sur une
+table posée en équilibre avec des tuiles et des bouchons, les restes
+d'un déjeuner. L'ornement de service se composait de belles assiettes en
+porcelaine aux couleurs éteintes et aux contours dédorés; de flacons en
+cristal, aux goulots brisés; de verres à pattes, sans pattes, des
+serviettes damassées, mais avec des dessins et des festons que la
+Hollande n'avait pas tracés; une eau limpide trahissait sa crudité dans
+des bouteilles autrefois pleines de Malvoisie et de Madère. Au milieu de
+ces cristaux et de ces porcelaines, nageaient un morceau de fromage et
+quelques fruits secs. Une vive rougeur m'apprit combien l'orgueil du
+vieux gentilhomme saignait à me voir témoin de ces somptueuses misères.
+Intelligent à toutes les faiblesses de son maître, le vieux serviteur se
+hâta de rejeter les pans de la nappe sur la table.
+
+Je fis semblant de ne pas avoir vu.
+
+De causeries en causeries, il en vint, par une inévitable pente, à
+parler de son château.
+
+--Pierre, que vous voyez là, me dit-il avec un sourire mélancolique,
+Pierre et moi, voilà tout ce qui reste du passé. Ils n'ont pas osé nous
+démolir. Pierre a été mon serviteur, le premier de mes domestiques;
+c'est un digne homme. Il est né sur les limites de mon château, il y
+veut mourir. Nous y mourrons ensemble. Pierre! le pauvre diable! le
+croiriez-vous, monsieur? tout infirme qu'il est, il me nourrit, il me
+loge, il m'habille, il supporte mes mauvaises humeurs mieux que s'il
+avait encore des gages, et Dieu sait, vienne le funeste 10 août! il y
+aura bientôt quarante ans qu'il n'en touche plus.
+
+--Monsieur le marquis!
+
+--Non, mon ami; un gentilhomme français ne doit pas se plaindre; mais
+quel mal y a-t-il que je te loue ici? J'ai si rarement lieu de le faire,
+Pierre! Va, ton pain est délicieux! Et d'ailleurs, monsieur, le malheur
+est chose commune à la noblesse; et quand plusieurs de nos rois sont
+morts en exil, il siérait mal au plus humble de tous les gentilshommes
+de ne pas savoir souffrir; et pourtant un beau château a été à moi! Le
+soleil n'en éclairait certainement pas de plus solidement bâti, ni de
+plus commode, ni de plus somptueux; n'est-ce pas, Pierre?
+
+--Oui, monsieur le marquis.
+
+--Quelles soirées se sont données ici! quelles soirées! Pauvre
+jeunesse! Nous avons connu cette galanterie française si décriée
+maintenant, monsieur; et de notre temps, si nous n'avons pu nous élever
+à la hauteur de celle du grand siècle, du moins nous en avions conservé
+les traditions. Ce parc aujourd'hui si clair-semé, si nu, était sillonné
+de plus de gibier qu'il n'y en a dans votre Saint-Germain et votre
+Vincennes. Un cerf y fut tué de la main du roi. (_Les deux vieillards
+s'inclinèrent_.) Autant que votre oeil vous le permet, voyez! Toutes ces
+plaines, tous ces espaces déshonorés par le foin et la luzerne, en
+faisaient partie; et des repos partout, des pavillons, des kioskes, des
+abris, des rendez-vous de chasse, des bosquets de cèdres, des eaux
+vives, des labyrinthes, des fourrés, des carrefours, des allées
+découpées en corbeilles, en colonnes, en éventail. C'était une merveille
+du fameux Le Nôtre. Trois cents statues en fonte, sur le modèle de
+celles de Versailles, vomissaient pour nos fêtes autant d'eau que la
+cascade de Saint-Cloud. Ma serre était l'admiration des étrangers, cent
+mille écus d'orangers, cent mille écus de citronniers; des navires enfin
+allaient exprès à Saint-Domingue pour m'en rapporter les fleurs les plus
+rares en couleurs, les fruits les plus difficiles à conserver. Mon
+colibri fut chanté par M. Delille. On a bu, ici, monsieur, du café
+obtenu sur les lieux de la plante même, et mangé deux ananas qui avaient
+fleuri et mûri dans ma serre. Il est vrai que les dames de la cour
+préféraient ma _folie_ à toutes les _folies_ du temps; et c'est par une
+illumination, qu'on venait admirer de la capitale, qu'il fallait voir
+étinceler jusqu'aux plus lointaines, aux plus frêles branches, jusqu'aux
+sinuosités perdues à l'horizon; aux soixante-douze fenêtres de la
+façade, sur les bords du fossé, sur le mur, autour des bassins, les
+innombrables lampions de mille couleurs, balancés avec les feuilles
+vertes, avec la pâle lueur des étoiles, à travers les écharpes, les
+arcs-en-ciel, les bouffées, la pluie, les ondées, les rires, les cris,
+les éclats de mes grandes pièces d'eau! Et de jolies femmes en folles
+robes de satin, pâles, fardées, rêveuses, le mouchoir à la main,
+rafraîchies par des éventails bruyans, en paniers, en mules cramoisies,
+entraient, circulaient dans les corridors, au milieu des statues, des
+domestiques, des vases et des flambeaux; caquetaient, se déchiraient
+avec esprit, jouaient leurs amans, leurs diamans, leur ame, hélas!
+riaient, s'embrassaient, se perdaient avec leurs parfums et leur voix
+dans le parc, avec quelques beaux cavaliers; et ici et là, et dans le
+lointain, ce n'étaient que larges ombres, musique et lumières, murmure
+de la brise, chant d'oiseaux, parfums indiens, paroles d'amour
+interrompues, lueurs d'épées et bruit de soies, jusqu'au moment où des
+gerbes d'artifice, lancées du château, vinssent éclairer de leurs
+foudroyantes clartés bien des méprises, bien des séductions commencées,
+bien des défaites irréparables; et au château, le jeu, la danse, les
+chants, les soupers; dans la cour d'honneur, un peuple de valets arrêtés
+en groupe, des chaises à porteur blasonnées, et des mules d'Espagne, qui
+piaffaient dans mes belles écuries ornées de glaces et pavées de marbre,
+si belles que le duc de Villa-Hermosa disait que c'était profanation d'y
+loger des chevaux. N'est-ce pas, Pierre?
+
+--Oui, monsieur le marquis!
+
+--Vous aviez peut-être oublié le vassal qui gémissait à la grille?
+
+--Erreur, monsieur; ne confondez pas la noblesse ancienne avec la
+noblesse de mon temps. L'une était fière, haute, malfaisante, sans
+pitié, quoique brave; l'autre profita, je le sais, des abus, mais elle
+n'en créa aucun: elle fut moins fanatique que le clergé, dont elle
+neutralisa souvent l'influence; moins tyrannique que la cour, dont elle
+devança de trop loin le progrès vers les idées philosophiques. N'allez
+pas chercher des preuves contre elle dans l'arsenal de 92; mais
+demandez aux habitans de la campagne qui a restauré le clocher où sonne
+la prière; qui a ouvert des chemins dans des sables, dans des montagnes,
+comblé des marais fétides, pavé les routes, amené de bien loin les eaux
+pour désaltérer les bourgs et féconder la terre, tracé des villages,
+rallié les populations errantes des champs, agité les ailes de moulins,
+prêté même les premiers fonds à vos gros fermiers d'aujourd'hui; et tous
+vous répondront: c'est la noblesse! c'est la noblesse!
+
+Avant la révolution, avant son fatal nivellement, elle avait déjà
+déchiré beaucoup de titres abusifs. Elle était brave, monsieur; si elle
+salua les Anglais à Fontenoy, elle releva sa tête, et sut mourir et
+vaincre. Cette galanterie était au moins française. Et quand l'heure de
+la révolution sonna, elle sut défendre la liberté comme vous l'entendez
+aujourd'hui, et non comme l'entendaient les hommes de sang d'alors. Vous
+savez que, pour son roi et son pays, elle alla à la Grève comme à
+Fontenoy, et que sur l'échafaud, elle salua encore une dernière fois ses
+ennemis; mais ce n'étaient pas des Anglais. Sa tête ne se releva point.
+N'est-ce pas, Pierre?
+
+--Oui, monsieur le marquis!
+
+Et Pierre roulait de grosses larmes: ces deux débris s'entendaient et se
+répondaient régulièrement comme l'aiguille et le timbre d'une horloge.
+L'un indiquait la marche du temps, l'autre la ratifiait par un
+bourdonnement creux.
+
+Depuis que la conversation s'était élevée à ce degré de chaleur, Pierre
+était mal à l'aise; il semblait souffrir de l'exaltation progressive du
+marquis; sa préoccupation décelait la crainte d'un danger prévu et
+contre lequel il ne voyait d'autre remède que la conspiration de nos
+deux volontés. Il provoquait la mienne par des défenses furtives, des
+prières silencieuses, des regards supplians, des perquisitions sombres
+autour des murs décharnés de l'appartement; mais cette pantomime de
+peur, de sollicitation et de réserve n'éclaira pas ma perspicacité en
+défaut. Le vieux domestique était désespéré.
+
+Ses craintes n'étaient que trop justifiées.
+
+--Venez, s'écria le marquis, venez! il est temps de vous montrer le
+château.
+
+--Ne le souffrez pas, monsieur, me dit à voix basse le fidèle serviteur;
+quand il fait ce qu'il vous propose, il est malade pour quinze jours,
+et, pauvres gens que nous sommes, nous n'avons pas de quoi payer le
+médecin.
+
+--Venez! Et le marquis s'élança vers un angle de la salle, où mes yeux
+ne s'étaient pas portés: j'y aperçus alors, suspendues à des cercles de
+fer, une centaine de clefs, grandes, petites, bizarres, lourdes,
+légères, découpées, en cuivre, en bronze, dorées, une entre autres en
+argent.
+
+--C'est tout ce qu'ils nous ont laissé, me dit Pierre; quand monsieur le
+marquis les voit, ou se les rappelle, il se croit encore possesseur du
+château; ces malheureuses clefs lui causent une espèce de folie dont
+vous allez sans doute être le témoin. Dieu ait pitié de nous!
+
+Le marquis prit les clefs; il ouvrit la porte, et me pria de le suivre;
+ce que nous fîmes, Pierre et moi.
+
+Arrivés à l'endroit où fut le château, triste parallélogramme, couvert
+d'un maigre gazon sur la cime duquel se jouaient en ce moment quelques
+rayons mourans du soleil, Pierre croisa ses bras avec douleur; le
+marquis prit la plus grosse des clefs, et fit un geste de fatigue comme
+s'il ouvrait péniblement une porte.
+
+--Entrez! nous dit-il ensuite; voilà le vestibule; il est en marbre de
+Carrare. A droite c'est la salle d'introduction. Attendez.
+
+Il répéta un geste illusoire comme le premier, et la porte de la galerie
+fut censée ouverte.
+
+--Entrez!
+
+Ce lustre à girandoles vaut 10,000 francs; ce sofa est en velours
+d'Utrecht; Puget a sculpté ces bas-reliefs; ils sont transportés de la
+Villa-Albani; lisez Winckelmann.
+
+Ce tableau est de Rubens; c'est au couronnement du roi qu'il fut donné
+au château.
+
+Cet autre salon (il l'ouvrit encore) est celui d'été. Des siéges en
+joncs de Madagascar; des volières chères au goût de madame. Cette
+épinette m'a coûté cent louis. Admirez ce plafond; c'est l'apothéose
+d'Hercule par un élève de Boucher; la cuisse d'Hercule est un
+chef-d'oeuvre: le reste est un peu incorrect; mais n'importe, l'ouvrage
+est admirable.
+
+Et quelle vue! Voyez le soleil se coucher: il marque les heures en
+lignes d'or sur le parquet; Lalande a dessiné ce gnomon. Quel homme que
+Lalande! les astres ont beaucoup perdu à sa mort.
+
+Passons à gauche; et il fit le simulacre d'ouvrir trois
+portes.--N'admirez-vous pas cette belle disposition? Pierre,
+annoncez-nous?
+
+--Oui, monsieur le marquis.
+
+Pour complaire à son maître, Pierre se découvrit, et d'une voix émue,
+avec la pénible complaisance d'un ami qui exécute la capricieuse volonté
+de son ami mourant, il nous annonça. Hélas! cette voix triste et flétrie
+tomba sans écho dans l'espace.
+
+--C'est bien! cria le marquis, comme ébloui du faste qui le frappait.
+Asseyons-nous sur cette ottomane, et que je vous dise.
+
+Il s'assit sur les cailloux: c'était pitié.
+
+Il serra familièrement ma main, jeta son bras autour de mes épaules; et
+les jambes nonchalamment croisées, avec cette fatuité de jeune homme qui
+laisse déjà lire sur son visage la bonne fortune qu'il va révéler, il me
+dit tout bas:--C'est aujourd'hui réception au château. Ce beau jeune
+homme en frac vert (je suivis l'indication de son doigt), c'est un
+fermier général qui se meurt d'amour pour Sophie Arnould; il est
+pourtant marié avec une des plus belles demoiselles de l'ancienne
+noblesse. Savez-vous son aventure? Ennuyée de ses persécutions, la
+Sophie a profité d'une absence en Belgique de cet amant pour envoyer à
+sa femme deux enfans et une toilette en porcelaine du Japon qu'elle a de
+lui. Et Sophie est là. Je voudrais qu'elle vous chantât la _complainte
+sur le maréchal de Soubise_; elle est un peu libre, mais c'est pétillant
+d'esprit. On l'attribue à Boufflers, à ce charmant vaurien.
+Connaissez-vous Colardeau le poète?
+
+Regardez bien celui-ci, cette figure énorme sur un corps mal équilibré,
+qui sourit et qui est laid. Singulier homme, si c'est un homme. Il y a
+de l'enfer dans sa figure, dans son avenir. Il a trouvé le moyen de
+séduire par tout ce qui repousse; les femmes en raffolent: il est
+capable de tout, même de dignité, de bravoure et d'honneur. On cite ses
+débauches, on l'accuse de lâcheté, quelques-uns d'escroquerie. C'est un
+résumé de son temps, peuple et noble à la fois; noble par ses désordres,
+son inconduite et ses bonnes manières; peuple par sa fougue brutale, sa
+laboriosité, quand il n'a ni femmes perdues ni orgies sous la main. On
+lui élèvera des statues; il serait parfaitement aux galères; c'est le
+premier, c'est le dernier de tous. Il doit couver bien de la haine dans
+cette ame vingt ans et plus froissée dans les cachots. Il doit se
+trouver bien de l'éloquence dans cette bouche qui fut muette si
+long-temps. C'est Mirabeau! C'est l'avenir et la perte de la patrie,
+celui qui doit clore le nobiliaire de France, qui doit mourir à la peine
+pour nous tuer. Qu'est-il par lui seul, et qu'a-t-il d'extraordinaire?
+Rien. Tissu de médiocrités, si bien su par coeur qu'il y a de l'insolence
+à lui de parler d'ame; phraseur sans nerfs, dialecticien sans portée,
+orateur dont le masque a du grotesque, il est né pour cumuler ces mille
+défauts et s'en faire un piédestal. Cet ensemble fait sa force. Je le
+hais, je le crains. Un peu plus tôt il eût pourri dans la Bastille; un
+peu plus tard, il eût été le valet du valet de mon médecin, de Marat.
+
+Maintenant montons à l'étage supérieur. Pierre, suivez-nous.
+
+Alors, avec la même ardeur de jeunesse qu'il avait mise à parcourir la
+galerie disparue, il simula vivement l'ascension des marches, levant
+tantôt un pied, tantôt l'autre, tournant à chaque embranchement, et
+regardant avec orgueil la magnificence orientale des plafonds.--Hélas!
+nous n'avions au-dessus de nous que le dôme du ciel, et, pour tout
+palais sur le sol patrimonial, le rejeton octogénaire d'une vieille race
+n'avait plus qu'une baraque ouverte à tous les vents, perdue dans les
+touffes de genêts et de bruyère.
+
+A part celui de Versailles, bien entendu, dites-moi, monsieur, si jamais
+vous avez vu un plus somptueux escalier?
+
+Voici la bibliothèque: trente mille volumes. Là c'est ma galerie de
+tableaux. Voyons d'abord la bibliothèque. Êtes-vous curieux de connaître
+le premier exemplaire de l'Encyclopédie? admirez! c'est le premier,
+monsieur. Diderot l'a possédé, et je l'ai acquis de ses héritiers. Les
+fautes sont notées en marge. Ce livre nous a beaucoup fait de mal; mais
+j'y tiens. Ici les histoires, là les romans, tous les romans de
+Crébillon. Hélas! monsieur, cette charmante littérature est perdue: on y
+reviendra.
+
+Plus loin, ce sont les philosophes; c'est Raynal, qui a écrit une partie
+de l'histoire de ses _Deux Indes_. Là-bas, dans ce pavillon de verdure,
+c'est d'Alembert, c'est M. de Buffon, c'est Voltaire, dont l'Émilie du
+Châtelet avait une épaule plus haute que l'autre, et qu'il traite de
+génie, je ne sais pourquoi. Vous savez sa fameuse épître! Celui-ci,
+c'est l'_ami des hommes_: c'était le mien. Il tua un de mes vassaux, que
+je lui avais prêté, d'un coup de bâton dans la poitrine, parce que ce
+malheureux avait oublié de rentrer les orangers dans la serre, une nuit
+douteuse de printemps.
+
+Cette porte communique à ma galerie de tableaux. Pierre, la clef!
+
+Ici, monsieur, vous n'aurez pas la douleur de voir étalés les produits
+de cent écoles insignifiantes; je n'ai admis que les Vanloo et les
+Boucher. Ce beau portrait de Diane, suivie de trois levrettes; cette
+triple déesse, comme l'appelle le grand lyrique Rousseau, et que vous
+voyez couronnée d'étoiles, en robe à la Médicis, en mules de satin, un
+arc d'une main, un éventail de l'autre, c'est, pardonnez ma douleur,
+feue madame la marquise. Ce Troyen, c'est moi. On m'a représenté en
+Troyen parce que j'ai rempli de hautes fonctions jadis auprès de la
+sénéchaussée de Troyes en Champagne. Ce fleuve, c'est mon beau-frère;
+cette Aréthuse, ma cousine, ancienne abbesse de Chelles. Voilà mes
+enfans, ils sont représentés en amours.
+
+Obligé de répondre quelques mots à cette exacte, burlesque et pénible
+hallucination, je dis à monsieur le marquis qu'ils avaient dû bien
+grandir depuis, ces amours.
+
+--Le couteau de la république les en a empêchés, monsieur.
+
+Pierre osa engager son maître à borner là notre visite au château; il se
+faisait tard, je pouvais être fatigué.
+
+--Tu as raison, répondit le marquis en lui frappant sur l'épaule, tu as
+raison; mais encore une, mais encore celle-ci, et ce sera la dernière.
+Et il s'empara de la clef d'argent.
+
+A peine eut-il tourné la clef dans la serrure imaginaire, à peine
+eut-il, dans son illusion, posé le pied sur le seuil de l'appartement,
+que lui et le vieux serviteur se découvrirent. Je me laissai aller au
+même sentiment de vénération.
+
+--Voilà mon oratoire, s'écria-t-il en faisant un signe de croix et en
+tombant à deux genoux; voilà, monsieur, où je viens expier les erreurs
+de mon temps, ma fatale condescendance aux idées philosophiques. Hélas!
+cette corruption dorée, ces enivremens stupides, cet athéisme brodé, ce
+néant en fermentation, cette société arrivée à son dernier soupir de
+débauche et d'impiété, elle nous a perdus. Vous ne savez pas avec quel
+funeste engouement nous adoptâmes des innovations qui devaient nous
+anéantir. L'égalité des conditions était prêchée par nos jeunes marquis
+avec la ferveur des apôtres. La raison qui succédait à d'aussi
+déplorables frivolités ne pouvait être qu'une étrange chose dans ses
+résultats. Le retour d'une vieille folie à la raison, c'est la mort. Eh
+bien! nous l'eûmes cette égalité; nous avions donné l'exemple, on
+l'imita. Nobles, parlemens, clergé, tour à tour animés les uns contre
+les autres, tour à tour avec la menace de l'appui populaire, nous avons
+détruit le prestige royal, arraché les digues qui nous isolaient dans le
+sanctuaire de la puissance; nous avions dit à ces hommes, hier vassaux:
+Imitez-nous, cultivez la philosophie. Ils devinrent athées; nous
+prêchâmes la tolérance religieuse, ils abattirent les églises; nous
+proclamâmes la simplicité des moeurs, ils déchirèrent nos habits de soie,
+soufflèrent sur nos lustres, pesèrent sur nos fauteuils, éteignirent nos
+fêtes; nous déclarâmes l'égalité des hommes, et ils nous coupèrent la
+tête.
+
+--Le vassal de la grille était donc entré, monsieur le marquis?
+
+--Qu'est devenue la noblesse française? Où sont ces vaillantes épées qui
+n'avaient pour fourreaux que la poitrine des Anglais et des Espagnols?
+Où sont passées ces grandes traditions de gloire et de renommée? Où est
+la monarchie?
+
+Enfin, ils me prirent ma femme, monsieur; un jour ils vinrent au
+château; c'était en 92! ils entrèrent et trouvèrent madame la marquise,
+qui attendait mon retour de la chasse. Belle et vertueuse, ils la
+frappèrent au visage, crachèrent sur son fard, la lièrent avec des
+cordes! et ils lui dirent: Marche! C'était huit lieues à faire d'ici à
+la capitale, et au mois d'août; elle que nos allées de sable et de
+mousse fatiguaient, comme elle dut souffrir! Ah! le peuple est bien
+méchant, monsieur! Que lui avait-elle fait au peuple? Elle voulut se
+reposer, on lui dit: Marche! Elle eut soif, on lui dit: Marche! Et puis
+on l'accusa d'être aristocrate; elle ne comprenait pas; ses cordes la
+faisaient tant souffrir! Enfin, on la jugea. Elle demanda un prêtre; un
+prêtre de la Raison lui dit: Marche! Et puis on la délia....... Le soir
+la chaux républicaine avait calciné ses membres.
+
+Et les deux vieillards versaient d'abondantes larmes sur leurs dentelles
+flétries, sur leurs dorures surannées, sur leurs longues mains sèches et
+tremblantes. Le marquis chancelait sur ses pauvres jambes; car il
+s'était levé pour se frapper la poitrine, pour dire en face d'un Christ
+qu'il croyait voir:--Mon Dieu! qui êtes mort pour les crimes de tous,
+pardonnez! Pardonnez à ceux dont les folies ont perdu cette France,
+cette France dont vous aviez détourné la vue. Nos premiers-nés ont péri
+de misère dans l'exil; nos femmes si belles ont heurté leurs fronts
+souillés de boue aux angles du tombereau; les générations ont été
+moissonnées; nous avons été punis dans notre chair, dans ce qui faisait
+notre orgueil; il ne reste plus de la génération coupable que deux ou
+trois vieillards qui n'ont pu mourir; ils ont reconnu votre
+délaissement; ils s'accusent de votre dédain, pour tant d'oubli de leur
+devoir.
+
+Puis le marquis pria plus bas, et il élevait la voix en frappant sa
+poitrine.
+
+--_Meâ culpâ_, disait-il.
+
+--_Meâ culpâ_, répétait machinalement Pierre.
+
+Cependant le vent de la nuit fraîchissait, et le soleil, sanglant comme
+une blessure, enluminait de pourpre et de feu ce drame qui se jouait
+sous le ciel, au milieu de la solitude et du calme.
+
+Enfin, l'émotion étouffa le marquis; il tomba de toute sa longueur sur
+les cailloux. Dans sa chute, il s'ouvrit la lèvre.
+
+Nous nous hâtâmes de le transporter dans son lit.
+
+--Voilà ce qui arrive, me dit Pierre, chaque fois que monsieur le
+marquis répète cette malheureuse scène. Il est inconsolable de la perte
+de son château, qui a été vendu 40,000 francs à la bande noire, sans
+qu'il lui en soit revenu un sou.
+
+Les avocats et les gens d'affaires ont tout mangé. Ils ne nous ont
+laissé que les clefs du château.
+
+Et voyez ce que je puis faire avec mon travail! Si monsieur le marquis
+allait tomber malade; c'est demain la Pentecôte, et il n'a pas de
+souliers pour se rendre à l'office. C'est la quatrième fois que je les
+lui raccommode.
+
+--Pierre! vous êtes un digne serviteur: vous serez béni.
+
+Je compris enfin la douleur de Pierre, et nous nous quittâmes en nous
+serrant la main, confus l'un et l'autre, lui de n'avoir pu empêcher le
+spectacle dont il n'aurait pas voulu que j'eusse été témoin, et moi de
+l'avoir provoqué.
+
+Fidèle aux anciens usages, Pierre tint la bride du cheval jusqu'à ma
+sortie du château, et pesa sur l'étrier.
+
+Des étoiles luisaient à l'orient; je traversai au galop la grande
+avenue.
+
+En fuyant j'entendis des cris qui partaient de la fabrique: mille
+ouvriers, tous les habitans, exprimaient par des danses, des chansons,
+des exclamations de bonheur, la joie qu'ils éprouvaient à voir enfin
+bondir l'eau au-dessus du puits; cette eau si désirée, si
+bienfaisante, cette eau qui allait enrichir la moitié d'un
+département!
+
+Je partageai sans doute cette joie de l'industrie; mais, en me perdant
+dans la brume, plusieurs fois je détournai la tête, j'allongeai mon
+regard pour voir blanchir, à travers les peupliers, la chaumière du
+pauvre gentilhomme, du vertueux Pierre, le modèle des serviteurs.
+
+
+
+
+VOISENON.
+
+
+On ne compte pas deux heures de marche entre le marquisat de Brunoy et
+le Jard de Voisenon, entre la demeure de ce fou illustre auquel nos
+recherches ont fait une seconde immortalité, et le petit château du
+célèbre abbé qui fut l'ami de Voltaire, celui de madame Favart et du duc
+de La Vallière; entre la cave de ce fils d'une haute famille de
+financiers qui mourut à trente ans, après avoir déshonoré tout ce que la
+richesse donne de puissance, la noblesse de considération, et le
+monastère du représentant le plus orgueilleusement né des abbés de cour
+au dix-huitième siècle. Brunoy et Voisenon ont, comme on le voit, plus
+d'un lien de parenté morale qu'il ne faut aucun effort paradoxal pour
+saisir. Le marquis et l'abbé sont du même temps, et tous les deux
+l'expriment parfaitement sous deux faces caractéristiques: et, remarque
+vraie autant que surprenante, l'espace où s'élèvent les deux demeures à
+jamais historiques revendique, au nom de la même curiosité, des
+centaines d'autres demeures toutes également marquées au coin du
+cynique, du frivole, du dévorant dix-huitième siècle. La province de
+Brie, que le cadastre a découpée en départemens, en arrondissemens, en
+cantons, regorge de châteaux habités, sous le règne de Louis XV, par ces
+marquis pailletés, ces abbés paresseux, ces financiers obèses, dont les
+mémoires secrets de Grimm, de Bachaumont, les correspondances du marquis
+de Lauraguais, ont fait leur railleuse pâture. Cette laiteuse et
+fromagère Brie, cette Io inépuisable, le dirait-on? fut une caverne de
+plaisirs dans toute l'impure acception du mot, à l'époque du régent et
+de son déplorable successeur; tout château que la bande noire n'a pas
+démoli est un demi-volume de mémoires, un boudoir dédoré, un pavillon
+d'ivresse. Là, c'est l'endroit où fut le château de Samuel Bernard,
+prodigue d'un âge antérieur, mais digne du suivant; là, c'est le
+pavillon Bourei, autre financier, autre Jupiter de toutes les Danaë du
+Théâtre-Italien; là, c'est Vaux, ce château presque biblique, où la
+flamme vengeresse de Dieu a passé, et où elle n'a laissé qu'un chien
+pour tout gardien et maître; là, c'est le château de Law, ce voleur
+trigonométrique; enfin, partout, où le pied se pose, il en sort un
+gémissement du dix-huitième siècle, que nous ne circonscrivons pas à des
+limites chronologiques comme les entendent les astronomes, mais que nous
+rattachons au déclin du règne de Louis XIV, pour l'étendre au moins
+jusqu'à Barras, dont l'impudique château déploie encore aujourd'hui ses
+fondations réhabilitées par l'honneur et la gloire sur le sol où Vaux,
+Brunoy et Voisenon brillèrent si fatalement.
+
+Le petit château abbatial du Jard existe encore; mais ce n'est pas celui
+où tout prouve que l'abbé résidait quand il venait se reposer dans sa
+seigneurie après quelque pèlerinage un peu agité chez ses amis de Paris
+et de Montrouge. Celui-là, qui porte le nom de château de Voisenon, a
+été également conservé en devenant une maison bourgeoise d'une
+magnifique apparence. D'empiètemens en empiètemens, la commune a rongé
+les anciennes limites des deux propriétés, et il serait difficile
+aujourd'hui d'en tracer la figure générale sans s'exposer à de graves
+erreurs de formes et de proportions. Elle n'a pas cependant assez
+dévasté, ou plutôt assez envahi, pour qu'il ne soit possible, à l'aide
+des fragmens de constructions restées, de s'assurer de l'espace que
+couvraient le château du Jard et ses dépendances religieuses. Ainsi, par
+les fractions du petit fossé tracé le long du mur où s'ouvre la
+principale entrée, on suppose aisément qu'il était fort étroit, et
+cernait par conséquent une maison seigneuriale moins luxueuse ou hostile
+que grave et sérieuse. A plus d'un titre, les fossés des châteaux sont
+aux châteaux mêmes ce que les cordons sont aux médailles. On n'oserait
+pas affirmer d'abord que la grille fut autrefois où elle est maintenant;
+à la première vue, il semblerait qu'elle s'ouvrait à l'extrémité d'un
+axe qui n'est pas celui d'aujourd'hui; car elle fait face au couvent et
+non absolument au petit château du Jard, laissé, au contraire, dans un
+coin de la grande cour, et comme posé à terre et au hasard. Cette
+opinion serait fautive. Le couvent, qui était, à n'en pas douter, le
+corps principal des bâtimens, avait quatre côtés. D'abord, celui qui
+reste en totalité, et auquel la grille s'oppose, était la façade; quant
+aux trois autres, il est de rigueur de les mentionner ainsi: celui de
+droite, en regardant la grille, a été démoli, dans je ne sais quel but,
+par le propriétaire actuel; celui de gauche n'existe qu'au tiers final
+de sa longueur, et ce tiers est une chapelle que la révolution a
+transformée, au moyen d'un mur de clôture, en deux écuries; et le
+quatrième et dernier côté, celui qui est parallèle au mur de la grille,
+comprend le château qu'habitait l'abbé de Voisenon, et les corps de
+logis ordinairement désignés dans la distribution des châteaux sous le
+nom collectif de communs. Un des deux pavillons des communs détruits
+s'élève encore à la droite de la grille.
+
+Il est très-facile de ne pas confondre le château du Jard et le château
+de Voisenon, qu'un simple mur de terre a séparés à l'époque des
+perturbations violentes subies par les propriétés. Le château de
+Voisenon était celui que tenait de ses aïeux l'abbé de ce nom, et le
+château du Jard celui dont la possession lui fut acquise en devenant
+abbé de l'abbaye du Jard. L'un était un héritage, l'autre un usufruit.
+Il pouvait vendre le premier; il n'avait pas le droit d'aliéner l'autre,
+qui appartenait au clergé. Chaque abbaye un peu considérable, personne
+ne l'ignore, avait son château, où était le seigneur abbé titulaire.
+
+Le petit château du Jard existe donc; mais il n'est pas habité, le
+propriétaire du domaine ayant préféré s'arranger un logement dans le
+couvent. J'ignore quelles sont les raisons de convenance ou d'économie
+qui ont dicté ce choix.
+
+Ne demandez pas au petit castel abbatial, briqueté à la façon riante de
+la place Royale, tigré autour des croisées de ses trois étages par le
+moellon rougeâtre si cher aux temps d'Henri IV et de Louis XIII, ne
+demandez pas un vestibule spacieux, orné de colonnes, comme celui de
+Vaux. Il n'y a qu'un pas du seuil de la porte à la première marche de
+l'escalier intérieur, et cet escalier n'est ni froissé et contourné en
+coquille, à la manière du quinzième siècle, ni enrichi de revêtemens de
+marbre. C'est un escalier très-lourd, fait de larges et courtes marches,
+au bord desquelles s'élève une rampe grossière, en bois peint en gris. A
+chaque étage, le palier se déploie en deux ailes, dont il n'est pas
+difficile d'inventorier les distributions; car on ne connaissait guère
+autrefois l'art de subdiviser un appartement en une foule de pièces
+inconnues les unes aux autres, et réunies par des couloirs circulaires.
+On ignorait ces détours ingénieux qui isolent, comme dans un autre pays,
+la vie privée, aujourd'hui si amoureuse du recueillement et du silence.
+Trois ou quatre pièces, donnant l'une dans l'autre, composent le travail
+architectural de chaque étage. Au plafond, des poutres de châtaigniers
+en saillie; et pour croisées, de hautes meurtrières garnies de petits
+carreaux soudés avec du plomb. Des cheminées fuyant sous des manteaux de
+toute hauteur achèvent d'imprimer aux appartemens des anciens châteaux,
+et particulièrement à celui du Jard, cette couleur de naïveté qui en
+fait le charme un peu triste. Trait caractéristique d'un âge encore
+grossier, des solives énormes, perpendiculairement posées, prêtent leur
+appui aux plafonds, trop longs ou trop pesans pour se soutenir
+d'eux-mêmes. L'opulence seigneuriale les dorait avec goût d'emblèmes
+mythologiques; mais depuis que le temps et les mutilations ont enlevé
+cette parure, chaque pièce, ainsi hérissée de bâtons nus, ressemble à
+nos entreponts de vaisseaux.
+
+Le mobilier ayant complètement disparu du petit château du Jard, on ne
+peut parler que des localités telles quelles. Le premier étage est le
+modèle du second, et le troisième n'est, ainsi que dans tous les
+châteaux de la même époque, qu'une suite de petites pièces destinées à
+loger la nombreuse domesticité de la seigneurie. On se figure sans peine
+l'ennui qu'aurait eu à vivre toute l'année dans cet amas de chambres
+froides et sans agrément le voluptueux abbé de Voisenon. Aussi
+habita-t-il peu le château du Jard dans sa jeunesse: il n'y séjourna
+avec assiduité que lorsque l'âge lui eut fait une nécessité de vivre
+loin des échauffans petits soupers de Paris et de respirer l'air gras de
+la Brie.
+
+Il n'était pas le moins du monde l'homme des jouissances rurales,
+quoique sa seigneurie fût une des plus riches de France par les dîmes
+nombreuses qu'elle touchait: on lui en apportait de plus de vingt lieues
+à la ronde. Bestiaux, volailles, laitages, légumes, fruits, bois,
+poissons, gibiers, abondaient chez lui sans qu'il détachât un liard de
+ses revenus. Outre les dîmes, il pouvait imposer la corvée quand il
+avait besoin de remuer ses champs, couper son bois, faire ses vendanges
+et ses moissons. Heureuse opulence qu'il avait trouvée toute faite en
+naissant: roi dans son château, tout ce qu'il apercevait de sa croisée
+était à lui. Ces grasses fermes, qui sont aujourd'hui telles qu'elles
+étaient alors, se liaient à son domaine, et versaient leurs trésors dans
+ses caves et ses greniers. Ces incommensurables tapis de blé et d'orge
+étaient à lui comme ces moulins aux larges ailes, ces bois d'ormes, ces
+ruisseaux et tout ce qu'enferme l'horizon.
+
+Ainsi est racontée l'origine du château du Jard. Un jour d'été que Louis
+le Jeune, marié depuis peu en troisièmes noces avec la belle Alix de
+Champagne, se promenait à travers champs dans les environs de Melun, il
+fut émerveillé, ainsi que la reine, de la richesse du paysage. Leur
+désir fut aussitôt d'avoir une habitation dans un endroit si beau, si
+fleuri, si tranquille et si rapproché de Melun, où était l'abbaye du
+Mont-Saint-Pierre, résidence aimée du roi. Les maçons accoururent, et la
+maison royale du Jard fut entièrement construite quelques années après.
+Ce voeu étant réalisé, les royaux époux en formèrent bientôt un autre,
+parfois plus difficile à être exaucé, celui d'avoir un enfant; car le
+roi se faisait vieux, et il ne voulait pas mourir sans un héritier de
+son sang. Courbé sous le poids de cette pensée ambitieuse, il s'achemina
+à pas de pèlerin vers le saint monastère de Cîteaux, célèbre à tous les
+titres, mais peu renommé jusque alors dans l'art aventureux de procurer
+à volonté des héritiers aux vieux rois de France. D'abord, les religieux
+se récusèrent, renvoyant à Dieu la faculté de faire naître des héritiers
+tardifs. Cependant le roi pria, pleura tant, que les moines crurent de
+leur devoir de promettre un fils à Louis le Jeune, qui se réjouit dans
+le fond de son ame, remercia comme un roi généreux remercie des moines,
+et rentra plein d'espérances nouvelles dans son château du Jard. La même
+année (1165), la belle Alix lui donna un fils qui fut Philippe, du
+surnom de Dieudonné, le même à qui de hauts faits d'armes valurent plus
+tard le titre non moins légitime d'Auguste. Ainsi Philippe-Auguste est
+né au Jard.
+
+Quand le roi fut mort, Alix ralentit ses visites au château; et, en
+1199, elle résolut enfin de ne jamais plus revoir un séjour où elle
+n'avait qu'à répandre des pleurs au souvenir de son mari. En recevant
+ses adieux, les moines lui exposèrent humblement qu'ils seraient bientôt
+obligés de l'imiter, si la Providence ne leur assurait un logement plus
+convenable que celui qu'ils occupaient. Touchée de leurs
+représentations, Alix leur offrit son château du Jard, que, cinq ans
+après seulement (1204), Innocent III érigeait en abbaye. Le palais se
+transforma en cloître, et sans coûter de fortes dépenses aux moines, si
+l'on songe à l'uniformité des constructions au treizième siècle. A
+l'abbaye ils ajoutèrent une église, qui fut terminée en 1287, et
+détruite en 93. Il ne reste de cet édifice, classé comme un souvenir
+somptueux dans la mémoire des plus vieux habitans de Voisenon, qu'une
+statue de saint Jean, oubliée au milieu du potager du propriétaire
+actuel. Grotesque relique! Les oiseaux n'en ont même plus peur, tant
+elle ressemble peu à une statue, et surtout à un saint.
+
+Trois siècles de libéralités royales et de dons émanés de la générosité
+pieuse des vicomtes de Melun élevèrent très-haut le trésor de l'abbaye
+et de l'église du Jard[B].
+
+C'est à l'archevêque de Sens que les abbés du Jard juraient
+solennellement obéissance dans l'abbaye de Saint-Pierre de Melun.
+Quelques-uns méritent d'être cités, entre autres Pierre de Corbeil,
+archevêque de Sens, et Philibert Rabou, l'un des ancêtres de Gabrielle
+d'Estrées par les femmes. Le prédécesseur de l'abbé de Voisenon fut
+Chaumont de la Galaisière; et lui Claude-Henri Fusée de Voisenon, qui
+fut le dernier des abbés du Jard, fut nommé en avril 1742. Il est à
+remarquer ici que le Jard, ce lieu autrefois consacré par une abbaye
+royale et deux églises, n'a pas même aujourd'hui un curé pour dire la
+messe. Voisenon n'est desservi par personne.
+
+Nous avons dit que l'abbaye du Jard, où l'abbé de Voisenon était censé
+remplir les fonctions de chef de la communauté, n'avait pas été
+entièrement sacrifiée aux nécessités d'une nouvelle destination. Une
+aile reste encore: c'est une longue construction d'un seul étage,
+éclairée par quatorze croisées, nombre égal à celui des croisées des
+salles basses. Tout cela n'est plus qu'un tombeau, et ce qu'il y a de
+plus triste au monde, un tombeau vide. Les pyramides d'Égypte ne sont
+pas plus éloignées de nous, comme antiquité, qu'un monastère sans le
+bruit perpétuel des cloches sur les toits, sans la chapelle dont les
+vitraux rougissent, flambent et bleuissent au soleil, couleuvres,
+flammes, roses et ruisseaux de pourpre; sans vassaux apportant dans la
+cour, et de bien loin, les fruits, les gerbes, les poissons dans la
+nasse et les outres de vin. Il y a, dans le couvent du Jard, beaucoup
+d'écho, beaucoup d'humidité, beaucoup de silence et quelque chose de
+plus douloureux encore, une salle à manger au plain-pied, celle du
+propriétaire, sans doute.
+
+Claude-Henri de Fusée de Voisenon était abbé du Jard et ministre
+plénipotentiaire du prince évêque de Spire. Son titre nobiliaire
+domanial lui venait de la terre de Voisenon, où il naquit le 8 juin
+1708. On a trop insisté peut-être sur la débilité de la constitution
+qu'il apporta en naissant, et qu'il tenait, dit-on, de sa mère, femme
+excessivement délicate. Depuis Fontenelle et Voltaire, l'un mort presque
+à cent ans, l'autre à quatre-vingts ans passés, tous deux cependant
+venus au monde avec des chances fort douteuses d'existence, il est
+devenu très-hasardeux de déterminer la longévité par la naissance. On
+ajoute qu'une nourrice malsaine, aggravant la faiblesse héréditaire de
+l'enfant, mit dans son sang les germes de l'asthme dont il eut à
+souffrir toute sa vie, et dont il mourut. Ces faits acceptés, une mère
+maladive, une mauvaise nourrice, un asthme, de continuels crachemens de
+sang, il n'en serait prouvé que plus étroitement qu'on peut vivre encore
+jusqu'à soixante-huit ans, malgré ces graves désavantages. Que d'hommes
+bien constitués se contenteraient d'atteindre à cet âge! Et si l'abbé de
+Voisenon ne dépassa pas les bornes d'une vieillesse déjà fort
+raisonnable, il ne faut pas oublier qu'il se joua continuellement de sa
+santé avec l'imprudence d'un homme vigoureux; mangeant sans mesure,
+présidant tous les petits soupers, sans doute appelés ainsi par
+antiphrase; courant la nuit de salon en salon; ne se couchant qu'au
+matin, en digne élève de l'Hercule de la débauche, de Richelieu, son
+maître et son bourreau. Effrayé de son rachitisme, son père n'osa pas
+confier son éducation aux établissement spéciaux; il le fit élever sous
+ses yeux avec la patience d'un père et la sollicitude d'un médecin. Cinq
+années de soins suffirent au développement de son intelligence vive,
+claire, merveilleusement propre à recevoir et à garder les leçons de
+science et de goût de ses professeurs. A onze ans, il adressa une épître
+à Voltaire, qui lui répondit: «Vous aimez les vers; je vous le prédis,
+vous en ferez de charmans. Soyez mon élève, et venez me voir.» Si
+Voisenon justifia la prédiction, il n'alla guère au-delà du sens
+favorable qu'elle enfermait. Verbeux, incorrects, pauvres de formes,
+pâles et minces comme de l'encre de Chine mal délayée, ses vers ont
+quelquefois de l'esprit, parce que tout le monde en avait au
+dix-huitième siècle; mais à les classer avec indulgence et s'en occuper,
+c'est en avoir beaucoup; ils méritent d'être considérés comme de la
+limonade faite avec des citrons dont Voltaire aurait exprimé tout le
+jus.
+
+A beaucoup d'égards, la prose du dix-huitième siècle n'étant pas un art,
+mais une ressource ménagée aux esprits repoussés de la poésie, elle se
+prêta mieux aux fantaisies paresseuses de l'abbé de Voisenon. Ses
+facéties, ses historiettes, ses nouvelles orientales, réunies plus tard,
+du moins en grande partie, aux oeuvres du comte de Caylus et en compagnie
+des contes libertins de Duclos et de Crébillon fils, prouvent encore la
+facilité qu'il avait à ressembler à Voltaire, et à s'en tenir
+immensément éloigné. La plupart trop libres, trop indécentes, pour se
+montrer à côté des quelques morceaux, à grand'peine sérieux, qui forment
+ce qu'on appelle ses oeuvres, elles figurent dans l'ouvrage que nous
+venons de citer, sous le titre de _Recueil de ces messieurs, Aventures
+des bals des bois, Étrennes de la Saint-Jean, les Écosseuses, les OEufs
+de Pâques_. On sait par les mémoires du temps qu'une société de gens de
+lettres, formée par mademoiselle Quinaut du Frêne, et composée de
+quatorze personnes choisies par elle, s'était proposé la haute et
+difficile mission de bien souper, d'avoir beaucoup d'esprit et beaucoup
+de gaîté. A la fin du semestre ou de l'année, on imprimait en manière de
+cotisations collectives, l'esprit des convives, et, je suppose, un peu
+aux dépens de leur gaîté. Privés de la joie des lumières, du pétillement
+des yeux, du cliquetis des verres et du bien-être si indulgent du
+dessert, ces libertinages de table ne sont que grossiers à quatre-vingts
+ans de distance. Les lectures et par conséquent les dîners avaient lieu,
+tantôt chez mademoiselle Quinaut, tantôt chez le comte de Caylus.
+
+Le motif qui fit renoncer Voisenon au métier des armes, pour lequel il
+avait d'abord déclaré son penchant, malgré l'avis de son père décidé à
+le vouer aux ordres, mérite d'être rappelé au souvenir de ceux qui
+aiment à s'expliquer l'origine de la conduite des hommes de quelque
+valeur. Une expression inconvenante l'expose à souscrire à la réparation
+que lui demande un officier. Il se bat avec lui et le blesse. La
+désolante idée d'avoir été sur le point de tuer un homme offensé par lui
+trouble, change le cours de ses projets d'avenir: il ne veut plus être
+militaire; il court s'enfermer dans un séminaire, d'où il écrit à son
+père sa ferme résolution d'entrer dans la carrière ecclésiastique. Ce
+fut l'évêque de Boulogne qui l'ordonna prêtre et qui le choisit pour son
+grand-vicaire: fausse vocation par laquelle la France perdit peut-être
+un excellent officier, sans acquérir un bon ministre de la religion. On
+l'a loué avec raison et justice de deux faits extrêmement honorables. Un
+auteur avait écrit, dans un libelle, des injures contre sa personne, et
+parlé avec une profonde moquerie du style épigrammatique de ses sermons.
+D'un signe, l'abbé de Voisenon pouvait le faire enfermer dans une prison
+d'état pour vingt ans. Il court chez les juges, car l'homme était déjà
+arrêté; il obtient sa grâce et sa liberté. Quand celui-ci veut le
+remercier, Voisenon l'interrompt pour lui dire: «Vous ne me devez aucun
+remerciement; c'est à moi à vous en faire de m'avoir averti que les
+vérités de l'Évangile exigent de ceux qui les annoncent un style plus
+simple, un ton plus noble et plus grave; je n'aurais pas dû l'oublier,
+et je vous promets de faire usage de vos conseils.» Il n'écrivit plus de
+mandemens.
+
+Quelques années plus tard, il apprend que les habitans de Boulogne ont
+demandé pour lui au ministre la chaire de l'évêque Henriot, auprès
+duquel il était vicaire. Il court en poste à Versailles, et dit au
+cardinal Fleury: «Et comment veulent-ils que je les conduise, lorsque
+j'ai tant de peine à me conduire moi-même?» Touché du bon sens exquis de
+ses répugnances, le ministre Fleury lui donna l'abbaye royale du Jard,
+gouvernement facile dont le siége était dans son château même de
+Voisenon.
+
+Dès qu'il fut réellement une sommité ecclésiastique, il ne songea plus
+qu'au théâtre. Le nouvel abbé du Jard écrivit, d'après le voeu de
+mademoiselle Quinaut, _la Coquette fixée, le Réveil de Thalie, les
+Mariages assortis, la Jeune Grecque_, comédies de salon que le théâtre
+n'a pas gardées, et que la littérature ne sait où placer aujourd'hui,
+tant elles sont loin d'offrir une seule qualité recommandable. Le seul
+genre où l'abbé de Voisenon se serait peut-être distingué, c'eût été
+l'opéra, s'il eût été secondé par un musicien intelligent. Dans son
+talent baladin, il y avait le mouvement et la verve dégingandée des
+abbés italiens. Pourtant l'abbé de Voisenon a joui pendant sa vie d'une
+grande célébrité. Dans l'impossibilité de la justifier par ses oeuvres,
+nous la faisons découler de son caractère aimable, de sa conversation
+épigrammatique, beaucoup de sa position dans le monde. En fallait-il
+davantage autrefois, quand le succès s'établissait non par la publicité
+des journaux, mais au courant de la parole, et sur un mot vite su,
+long-temps répété? On aurait tort de protester contre ce genre
+d'illustration: chaque époque a les siens: on est grand homme à présent
+par les journaux, on l'était autrefois par les salons. En général, on
+écrit mieux maintenant; mais où est l'écrivain de trente ans capable de
+créer et de soutenir un sujet de conversation au milieu de cent
+personnes distinguées? Les laquais de M. de Boufflers étaient
+probablement mieux à leur place dans un salon que ne le seraient les
+plus fiers écrivains de nos jours.
+
+Ceux qui ont attribué les pièces de Favart à l'abbé de Voisenon, ou qui
+lui ont fait une large part de collaboration, n'ont lu avec quelque
+attention ni l'un ni l'autre de ces deux auteurs. Favart était un esprit
+réfléchi, pénétré des nécessités de son art d'écrivain dramatique, et le
+possédant à un degré qui n'a été surpassé que par M. Scribe. Entre
+Favart et l'abbé de Voisenon, il y a la différence qu'il importe de
+reconnaître entre un bon mot et un bon ouvrage. Le bon mot emprunté se
+trouve quelquefois dans le bon ouvrage; mais c'est le volé qui doit se
+glorifier. Du reste, l'abbé de Voisenon ne prétendit jamais aux succès
+de son ami Favart; il repoussa toujours, au contraire, des éloges que la
+jalousie lui envoyait. Une seule fois, et il ne s'agissait pas de
+Favart, il se permit de dire à la représentation du _Cercle_, comédie de
+Poinsinet: «Ah! le fripon, il a écouté aux portes.» Raillerie fine, et
+sentant son véritable gentilhomme.
+
+L'abbé de Voisenon et madame Favart sont deux personnages si habitués à
+se trouver ensemble, dans les mémoires contemporains, que parler de l'un
+sans s'arrêter un instant à l'autre, c'est presque mentir à l'histoire.
+
+
+Le dix-huitième siècle eut une illustration charmante dans cette
+spirituelle et gracieuse madame Favart, amie fidèle de l'abbé de
+Voisenon, qui fut son confident, son guide dans quelques compositions
+littéraires, et mieux que cela, à en croire les mémoires du temps,
+impitoyables mémoires dont le jour est venu de se méfier un peu. S'il
+n'est pas commandé d'avoir une foi aveugle dans la vertu des hommes et
+des femmes immolés dans ces petits papiers impudens, il n'est pas de
+rigueur non plus de ne jamais mettre en doute la véracité des Bachaumont
+ou des Pidansat de Mairobert, des Grimm et autres fines commères de
+l'époque. Quoi qu'il en soit, le mari de madame Favart était le fils
+d'un pâtissier, dont la boutique fort en vogue avoisinait le collége
+d'Harcourt: un homme de lettres fils d'un pâtissier était un phénomène à
+étonner les biographes d'autrefois, tandis que de nos jours, il sera
+bientôt prodigieux d'avoir en littérature une ascendance aristocratique;
+nous nous lasserions, s'il nous fallait citer tous les chapeliers, tous
+les négocians et même les épiciers dont les fils se sont fait un nom,
+soit dans les arts, soit dans les sciences: moins d'un siècle a fait
+tomber le Parnasse, si Parnasse il y a encore, en pleine roture; je ne
+sais qui aurait droit de s'en plaindre.
+
+Après avoir fait d'excellentes études, avantage qu'on a un peu trop
+déprécié depuis, à ce même collége d'Harcourt dont son père était le
+fournisseur d'échaudés, Charles-Simon Favart, sans tourner le dos au
+four honorable de la famille, s'essaya dans les lettres par un genre
+d'ouvrage dramatique excessivement neuf, qui fut plus tard, et presque
+tel qu'il fut créé, l'opéra comique. Son meilleur début fut _la
+Chercheuse d'esprit_, chef-d'oeuvre pour le temps, et dont le souvenir ne
+s'est pas affaibli dans la mémoire de la génération qui a suivi. Nous ne
+dédaignerions pas de nous arrêter sur le mérite particulier des
+productions de cet écrivain, le premier en tête des auteurs d'opéras
+comiques, si nous pouvions nous éloigner de l'épisode de sa vie que
+marqua un malheur dont son adorable femme fut l'occasion, et le maréchal
+de Saxe la cause infâme. Ce n'est pas franchir les lignes du sujet que
+de parler de cet événement; car la famille de Favart fut celle de l'abbé
+de Voisenon, qui appelait, avec toute la sensibilité de l'amitié, et
+celle-là, il la possédait, Favart son neveu, et madame Favart sa nièce
+Pardine, petit nom de tendresse tiré d'une interjection familière à
+madame Favart.
+
+En 1727 était née à Avignon, à quelques lieues du berceau de la Laure de
+Pétrarque, d'un père musicien et d'une mère cantatrice, Benoîte-Justine
+de Roncerey, intelligence franche, de son siècle par sa pétulante
+légèreté, et de tous les siècles honnêtes par sa fidélité réfléchie aux
+devoirs de la famille et de l'épouse. A cause de son nom d'origine
+noble, on l'appela du surnom de Chantilly. De main en main, la petite
+Chantilly, fêtée partout, traversa l'Allemagne, alors plus
+qu'aujourd'hui encore passionnée pour la musique, pour les livres, pour
+les opéras français. Quand mademoiselle du Roncerey ou plutôt la petite
+fée du nom de Chantilly, eut tari tous les baisers des souverains du
+Nord, et particulièrement les caresses des ducs de Lorraine, son étoile,
+une étoile étincelante et à facettes, comme son joli génie, la conduisit
+à Paris, et jusqu'à la porte de l'Opéra-Comique. Elle commença à figurer
+sur ce théâtre en qualité de danseuse: c'est aussi comme danseur, je
+crois, que Talma débuta quelque part: on voit qu'il ne faut qu'à demi se
+fier aux étoiles. Peu de temps après ses premiers débuts, Favart, qui
+écrivait pour l'Opéra-Comique, devint passionnément amoureux d'elle; on
+n'a pas d'idée des précautions délicates dont il s'entoure pour adresser
+l'expression de son amour à mademoiselle Chantilly, une simple et
+obscure actrice sous le règne de Louis XV, époque où l'on ne choisissait
+guère ses tournures de phrases en cultivant une tendresse de coulisses:
+comme il soupire à la lueur des quinquets! comme il l'aborde avec
+respect quand le rideau est baissé! comme il va sinueusement à elle, à
+travers les épaules déployées, les bras nus, les fronts altiers de ces
+dames! Ses premières lettres d'amour, que nous avons lues avec autant de
+charmes au moins que celles de Rousseau à son idéale Héloïse, sont des
+modèles de simplicité et de candeur. Favart n'eût pas été plus réservé
+en écrivant à une fille de robe, cloîtrée dans un couvent des Minimes;
+ses intentions sont pures, ses vues, ses espérances sont honnêtes. Dès
+qu'on le voudra, il s'ouvrira à madame de Roncerey, à M. de Roncerey:
+plutôt mourir que de tramer une séduction! Et Crébillon fils avait déjà
+écrit _l'Écumoire_ et _le Sofa_, ces livres que vous connaissez, ou que
+pour votre honneur vous ne connaissez pas. Enfin il épouse mademoiselle
+de Chantilly, qui prend pour ne plus le quitter le nom de madame Favart.
+On ne sait point si les philosophes rirent beaucoup de ce mariage: cela
+dut être; le mariage était un acte trop sérieux pour que les philosophes
+ne s'en amusassent pas à leurs petits soupers. Ce qu'on sait, c'est que
+M. de Roncerey, qui ne crut pas avoir donné son consentement à ce
+mariage, trouva fort mauvais plus tard, lui, homme de race, et par
+occasion musicien ambulant, d'avoir pour gendre le fils d'un pâtissier
+de la rue de la Harpe; seulement il s'aperçut de cette tache de farine
+à son écusson, dans une circonstance où il fut soupçonné d'avoir moins
+songé à la dignité de son nom qu'aux intérêts privés et fort privés du
+maréchal de Saxe.
+
+Il est temps de dire que le héros de Fontenoy, qui n'était en amour ni
+timide comme Turenne, ni continent comme Bayard, n'avait pu voir sans
+envie l'actrice dont Paris raffolait; rien ne pouvait résister à un
+désir de ce grand vainqueur: il prenait des villes, des provinces,
+battait les plus grands généraux étrangers, allait à la cour en bottes;
+il eût été plaisant, ma foi, que la Favart lui eût coûté plus de souci
+qu'une province.
+
+Pour la rareté du fait, le maréchal voulut se persuader qu'on lui
+résisterait. Au lieu de commander l'assaut tout de suite, il traça, sans
+doute pour s'amuser, des circonvallations fort étendues autour de la
+gentille chanteuse de l'Opéra-Comique; car elle jouait et chantait les
+opéras de son mari, de Sedaine et d'autres, et elle ne dansait presque
+plus.
+
+Voici l'historique des préparatifs militaires que fit Maurice de Saxe
+pour s'emparer du coeur de madame Favart.
+
+Depuis le cardinal de Richelieu, les grandes expéditions militaires
+traînaient toujours à leur suite, et traîner est le mot propre, des
+bandes de comédiens chargés d'amuser la maison du roi ou celle de
+Monsieur: déplorables campagnes pour les pauvres comédiens, et que
+Scarron et Le Sage ont omis d'écrire avec leur admirable plume! un
+chapitre qui est encore à faire! Comme ils étaient traités! payés fort
+peu, nourris encore moins, prisonniers souvent, tués quelquefois.
+
+Cependant, sous le maréchal de Saxe, on commençait à avoir pour eux un
+peu plus de considération: on les traitait déjà comme des chevaux.
+Touché, ainsi qu'il a été dit, des grâces et du talent de madame Favart,
+le héros comprit qu'il fallait trancher du magnifique envers le mari
+dont il convoitait la femme. Lisons la première lettre qu'il lui écrivit
+du quartier-général:
+
+ «Sur le rapport que l'on m'a fait de vous, monsieur, je vous ai
+ choisi de préférence pour vous donner le privilége exclusif de ma
+ comédie. Ne croyez pas que je la regarde comme un simple objet
+ d'amusement; elle entre dans mes vues politiques et dans le plan de
+ mes opérations militaires. Je vous instruirai de ce que vous aurez
+ à faire à cet égard lorsqu'il en sera besoin. Je compte sur votre
+ discrétion et sur votre exactitude.
+
+ »M. DE SAXE.»
+
+Qu'on se figure le juste orgueil dont fut pénétré le bon Favart en
+recevant une lettre du maréchal de Saxe, où on le faisait entrer, lui,
+auteur de pièces de la foire, dans des _vues politiques_ et un _plan
+d'opérations militaires_! De plus fortes têtes auraient vacillé. On
+devine sa réponse. Il ne répondit pas, il partit pour l'armée. Il se
+rendit à Bruxelles, plein de la haute mission dont l'illustre maréchal
+allait le charger.
+
+Arrivé au camp, il écrivit à sa mère les lignes suivantes, un peu moins
+pompeuses que ses premières espérances; on y voit ce qu'en parlant à
+Favart le maréchal entendait par vues politiques et opérations
+militaires.
+
+ «J'étais obligé de suivre l'armée et d'établir mon spectacle au
+ quartier-général. Le comte de Saxe, qui connaissait le caractère de
+ notre nation, savait qu'un couplet de chanson, une plaisanterie,
+ faisaient plus d'effet sur l'ame ardente du Français que les plus
+ belles harangues.»
+
+Ils sont connus maintenant, ces plans militaires auxquels Favart était
+appelé à participer: il devait faire des chansons pour les mousquetaires
+rouges, et des plaisanteries pour les mousquetaires noirs. Néanmoins il
+jouissait de tout le crédit dû à sa position, et son influence, il est
+vrai de le dire, n'était pas arrivée au degré où il lui était donné
+d'aspirer avec le concours de sa femme, toujours et plus que jamais
+sollicitée par le maréchal. Quand celui-ci se fut assuré le mari et le
+comédien, il put faire comprendre à Favart, sans se laisser deviner,
+qu'une troupe comique comme la sienne, la première à la suite du premier
+corps d'armée du monde, serait trop fière de posséder la merveille de
+Paris, la charmante madame Favart. Ce n'était là qu'un voeu inspiré par
+un profond mérite; mais un voeu du maréchal n'était pas une parole vaine
+pour son excellent ami Favart. Favart n'eut pas le bon sens de voir un
+ordre dans ce désir, et il écrivit à sa femme en février 1746.
+
+ «Ma chère petite femme, j'arrive de l'armée, où j'ai obtenu de M.
+ le maréchal la direction de sa troupe, conjointement avec M.
+ Parmentier, malgré une foule d'envieux. Il ne me manque que la
+ présence de Justine; dans tous les objets qui ont droit de plaire,
+ je ne verrai jamais que mademoiselle de Chantilly.»
+
+Quelques jours après, Justine de Chantilly, madame Favart, rompait son
+engagement avec l'Opéra-Comique, montait en voiture, et descendait à
+Gand dans les bras de son mari. Jusqu'ici, on le voit, le maréchal avait
+parfaitement réussi: il avait réuni la femme au mari, et il les tenait
+tous deux dans les limites de son camp; et le bon Favart se croyait le
+plus heureux des hommes: directeur de la troupe de M. le maréchal de
+Saxe! poète des vainqueurs! aimé d'une jolie femme de vingt ans! Par
+moment, il écrivait à ses amis de Paris, tant sa joie le troublait: Nous
+avons pris une ville; nous avons fait trois mille prisonniers; nous
+avons perdu cinq cents hommes. M. le marquis disait: Palsambleu! l'amour
+est un fat; et le bonheur, s'il vous plaît?
+
+Ce n'est pas au moment où madame Favart était près de lui que le
+maréchal se serait montré moins généreux envers le mari, son directeur
+si habile. Il ne mit pas de termes à sa munificence. Favart n'en
+revenait pas; il disait à sa mère, dans une lettre:
+
+ «Je suis à Louvain depuis huit jours, où je ne fais rien à présent.
+ Toute l'armée est en mouvement, et marche du côté de Tongres pour
+ s'opposer aux ennemis. Notre maréchal sait trop bien son métier
+ pour laisser le succès douteux. En partant _il m'a envoyé deux
+ très-beaux chevaux pour mettre à mon carrosse_.»
+
+Voilà donc Favart en carrosse, et madame Favart aussi.
+
+Il continue:
+
+ «M. le maréchal me donne tous les jours de nouvelles marques de sa
+ bonté. Il vient encore de m'envoyer un lit de camp de satin rayé,
+ de la couleur de celui qui tapisse ma chambre à Paris: c'est la
+ plus jolie chose du monde.»
+
+On remarquera sans peine, à propos de ce nouveau cadeau du maréchal, que
+la couleur de la chambre de Favart était présumablement la couleur de la
+chambre de sa femme. La distinction ne pouvait être faite par Favart,
+qui, applaudi, fêté, comblé de présens, de chevaux et de tapisseries,
+écrivait encore à sa mère, dans l'excès d'une reconnaissance trop grande
+pour ne pas être expansive:
+
+ «Ma chère mère,
+
+ «Je n'ai pas un quart d'heure pour me livrer au sommeil; cependant
+ je me porte bien, et je ne dois rien appréhender. M. le maréchal
+ m'encourage: il m'a envoyé à Lière vingt-cinq bouteilles de son
+ vin, marchandise fort rare en ce pays, à cause du séjour des
+ troupes.»
+
+Et quand le vin aurait été encore plus rare, et quand il n'y aurait eu
+qu'une seule bouteille de vin dans le pays, Favart pouvait-il manquer de
+l'avoir, lui l'ami du maréchal, lui le mari de madame Favart?
+
+Le maréchal, d'ailleurs, ne se croit pas encore quitte avec Favart, qui
+lui est si utile dans ses plans militaires; ce serait de l'ingratitude.
+Le maréchal n'a été que juste envers lui: il tient à se montrer injuste
+pour les autres. Il est probable que ce fut une injustice indirectement
+commise au profit de Favart, que l'acte dont il se réjouit dans la même
+lettre à sa mère.
+
+ «Je suis maintenant maître absolu de toute la direction; tous mes
+ intérêts sont arrangés; il ne reste plus qu'à calculer pour mon
+ profit. Si chaque mois de l'année me produit autant que le dernier
+ et le commencement de celui-ci, je retournerai à Paris avec
+ cinquante mille francs de bénéfices.»
+
+Enfin, ajoute Favart, et ceci peint combien il avait chaudement servi le
+maréchal, et combien, pour mieux dire, ils étaient liés, et liés à un
+point au-delà duquel il n'y a rien:
+
+ «J'ai encore pour ressource la bourse de M. le maréchal, qui m'a
+ engagé d'y puiser toutes les fois que mes besoins le
+ commanderaient.»
+
+Toutes ces choses ayant eu lieu, politesses, confidences, cadeaux, prêts
+d'argent, voici ce que le maréchal de Saxe écrivait à madame Favart:
+
+ «Mademoiselle de Chantilly, je prends congé de vous. Vous êtes une
+ enchanteresse plus dangereuse que feue madame Armide. Tantôt en
+ Pierrot, tantôt travestie en amour, et puis en simple bergère, vous
+ faites si bien que vous nous enchantez tous. Je me suis vu au
+ moment de succomber aussi, moi dont l'art funeste effraie
+ l'univers. Quel triomphe pour vous, si vous aviez pu me soumettre à
+ vos lois! Je vous rends grâce de n'avoir pas usé de tous vos
+ avantages; vous ne l'entendez pas mal pour une jeune sorcière, avec
+ votre houlette qui n'est autre que la baguette dont fut frappé ce
+ pauvre prince des Français, que Renaud l'on nommait, je pense. Déjà
+ je me suis vu entouré de fleurs et de fleurettes, équipage funeste
+ pour tous les favoris de Mars. J'en frémis; et qu'aurait dit le roi
+ de France et de Navarre, si, au lieu du flambeau de sa vengeance,
+ il m'avait trouvé une guirlande à la main? Malgré le danger auquel
+ vous m'avez exposé, je ne puis que vous savoir gré de mon erreur,
+ elle est charmante; mais ce n'est qu'en fuyant que l'on peut éviter
+ un péril si grand.
+
+ »Pardonnez mademoiselle, à un reste d'ivresse cette prose rimée que
+ vos talens m'inspirent; la liqueur dont je suis abreuvé dure
+ souvent, dit-on, plus long-temps qu'on ne pense.
+
+ »M. de Saxe.»
+
+Tel fut, répétons-nous, le premier résultat des présens faits à Favart:
+carrosse, chevaux, tentes, direction de théâtre, bouteilles de vin et
+argent prêté.
+
+Effrayée avec raison de cette charge de grosse prose, qui fondait sur
+elle, sabre nu, mèche allumée, madame Favart s'échappa du camp du
+maréchal pour se réfugier à Bruxelles, sous la protection de madame la
+duchesse de Chevreuse. Toute négociation pacifique était désormais
+rompue. Maurice de Saxe, en apprenant cette fuite, se mit dans une
+colère épouvantable; il la considéra comme une désertion sous les
+drapeaux: oser ainsi s'enfuir au moment où il croyait tenir la victoire!
+Il parlait d'envoyer un détachement à la poursuite de la chaste évadée.
+Son indignation tomba sur le mari, qui, ne commençant pas encore à voir
+clair dans les galanteries du maréchal, écrivait à sa femme avec sa
+tendresse ordinaire:
+
+ «Mon cher petit bouffe! ta santé m'inquiète beaucoup. Envoie-moi le
+ certificat du chirurgien pour le faire voir à M. le maréchal. On
+ doit écrire à M. de la Grolet pour savoir si tu es en état de
+ partir pour l'armée; on m'a même menacé de te faire venir de force
+ par des grenadiers, et de me punir si j'en imposais sur ta maladie.
+ Nous sommes ici fort mal; je ne suis pas encore logé, et j'ai
+ couché sur la paille, à la belle étoile, depuis que je t'ai
+ quittée. Quoique ta présence soit ici nécessaire pour le bien du
+ spectacle, quoique je brûle d'impatience de te revoir, ta santé
+ doit être préférée à tout.»
+
+Ainsi, comme on le voit par cette lettre, le maréchal de Saxe songeait à
+s'emparer du coeur de madame Favart à l'aide de ses grenadiers. Il ne
+croyait pas à la maladie qui lui avait fait inopinément abandonner le
+camp; personne n'y croyait d'ailleurs, excepté Favart, si aveugle, si
+crédule, si confiant dans l'amitié de son héroïque ami, le maréchal,
+qu'il ne devinait pas la cause pour laquelle lui, si fêté d'abord,
+couchait maintenant sur la paille, à la belle étoile. Sur la paille!
+lui, Favart, logé autrefois sous une tente rayée, promené en carrosse,
+buvant du meilleur vin du maréchal!
+
+Cependant, malgré les menaces du maréchal et de son corps d'armée,
+madame Favart ne retourna pas au camp, mais à Paris, afin d'être plus
+loin encore des terribles tendresses de son persécuteur. Qu'allait
+devenir son mari? Triste retour de fortune! condamné à payer 20,000
+francs qu'il ne devait pas aux propriétaires de la salle exploitée par
+sa troupe, il est obligé de quitter le Brabant, et par conséquent de
+laisser son théâtre dans une complète anarchie. A qui s'adressera-t-il
+pour obtenir justice? à qui? Mais au maréchal, se dit Favart; n'est-il
+pas mon ami, mon admirateur? Après avoir remis le Brabant aux troupes de
+Marie-Thérèse, le maréchal était allé à Paris, où l'on célébrait sa
+valeur sur tous les théâtres, dans des couplets chantés sous les
+balustres d'or de sa loge, en présence même du roi. A Paris, Favart
+obtint à peine quelques avares protections, dont il ne tira aucun
+avantage. Son théâtre était perdu pour lui. Quant au maréchal, il laissa
+Favart dans la position où il était, et où indubitablement il avait
+lui-même contribué à le mettre. Enfin, ruiné, tombé plus bas qu'au temps
+où il pétrissait des échaudés d'une main et où il écrivait des couplets
+de l'autre, une lettre de cachet le força à sortir de Paris. Strasbourg
+fut son refuge, un avocat son hôte généreux. Ce n'était encore là que la
+moitié des misères de Favart. Ne laissait-il pas sa femme à Paris, à la
+merci de celui dont la main avait signé sa lettre d'exil? sa femme,
+obligée de se montrer en public tous les soirs et de rentrer à minuit
+chez elle, n'ayant, au milieu des rues désertes, pour protection que
+celle d'une servante, et dans un temps où l'on enlevait en pleine
+impunité, surtout quand il s'agissait d'une actrice et d'une actrice de
+la Comédie-Italienne? Cependant Favart n'était pas encore découvert; et
+sa femme opposait une prudence à toute épreuve aux conspirations sourdes
+dont elle était l'objet. Ils s'aimaient plus que jamais dans leur
+malheur commun: héroïque fidélité au dix-huitième siècle! Toujours
+présens l'un à l'autre, ils s'entendaient pour regarder la même étoile à
+la même heure; ils s'envoyaient des fleurs qu'ils avaient portées; et, à
+la fête de sa bonne Justine, Favart lui écrivait, au risque d'éveiller
+la police de Strasbourg rôdant autour de sa retraite:
+
+ «Je te souhaite une bonne fête, ma chère Justine; sois heureuse
+ autant que je me trouve malheureux d'être séparé de toi, et rien
+ n'égalera ma félicité. Reçois cette fleur fanée, arrachée de sa
+ tige: c'est le symbole d'un coeur flétri par une absence rigoureuse.
+ Adieu! que tous tes jours soient des jours de fête; mais, au milieu
+ des plaisirs, songe que, si tu es formée pour exciter l'amour, tu
+ es née pour mériter l'estime.»
+
+Il y a sans doute, dans cette dernière phrase, une teinte de la
+sensibilité raisonneuse et antithétique créée par Diderot dans les
+lettres, et par Greuze dans la peinture; mais n'est-il pas touchant
+néanmoins de voir encore une Héloïse et un Abailard à cette époque de
+démoralisation universelle? Voici ce que madame Favart répondait à son
+mari: c'est à s'agenouiller devant tant d'honnêteté sans orgueil et sans
+paroles vaines. Grand Dieu! qu'une femme en écrirait long aujourd'hui,
+si elle rendait le même service à l'honneur de son mari!
+
+ 1749, Paris, 1er septembre.
+
+ «Le maréchal est toujours furieux contre moi; mais cela m'est égal.
+ Si tu veux, j'enverrai mon début à tous les diables, et je pars
+ sur-le-champ pour t'aller retrouver. Il y a toujours un monde
+ prodigieux quand je parais. Je viens de jouer la danseuse dans _Je
+ ne sais quoi_, et Fanchon dans _le Triomphe de l'Intérêt_. Le duo
+ que j'ai chanté avec Rochard est aussi de ta façon; il suffit qu'il
+ vienne de toi pour que je le rende bien.
+
+ »On me menace qu'on va me faire beaucoup de mal; mais je m'en
+ moque; j'irai de grand coeur demander l'aumône avec toi. Je suis
+ pour jamais ta femme et ton amie,
+
+ »JUSTINE FAVART.»
+
+C'est avec ce style que Laclos et Louvet de Couvray écrivirent des
+romans qui sont restés.
+
+Justine Favart ne se borne pas à ces vives démonstrations d'une amitié
+tout d'une venue; elle obtient de ne pas suivre la Comédie à
+Fontainebleau, où résidait la cour, et elle part pour Lunéville, où
+était son véritable roi, où Favart devait se trouver. Mais, à peine
+descendue dans cette ville, deux employés à la police tombent chez elle,
+l'arrêtent, et, sous prétexte de la conduire à Fontainebleau, ils la
+mènent au couvent des Andelys. Noble conduite du maréchal de Saxe! le
+mari en exil, la femme au couvent.
+
+L'acte est si odieux, que madame Favart ne pense pas à l'attribuer tout
+entier au maréchal, quoiqu'elle dise dans la première lettre datée de sa
+réclusion: _Je ne sais où l'on me mène; mais les plus grands supplices
+ne me feront jamais manquer à la vertu_.
+
+Quatre jours après, elle apprend que c'est son père qui l'a fait
+enfermer, à cause de la prétendue illégalité de son mariage avec Favart.
+L'honnête M. Duronceray n'admet pas que sa fille ait épousé un homme de
+rien qui fait des pièces, lui qui faisait de la musique pour vivre!
+
+ «J'ai vu la lettre de cachet; c'est mon père qui m'a fait mettre
+ ici. Ne perdez pas un instant; envoyez tous nos papiers chez le
+ ministre, M. d'Argenson, et surtout le consentement de mon père,
+ signé de sa main; c'est le curé de Saint-Pierre-aux-Boeufs qui l'a.
+ Je viens d'écrire à M. le maréchal de Saxe ce qui vient de nous
+ arriver. Je suis sûre qu'il voudra bien s'intéresser à ce qui nous
+ regarde, et nous rendra service dans cette occasion.»
+
+Le service était parfaitement rendu, puisque c'était le maréchal de Saxe
+qui, d'accord avec M. Duronceray, avait fait cloîtrer madame Favart aux
+Andelys. L'illégalité du mariage n'était qu'une invention combinée par
+ces deux honnêtes personnes.
+
+Du couvent des Grands-Andelys, d'où l'on craignait qu'il ne lui fût
+encore trop facile de faire parvenir ses plaintes, on la transféra au
+couvent d'Angers, comme une prisonnière d'état, elle dont tout le crime
+était, non pas de s'être mariée avec Favart, prétexte ridicule employé
+par un père plus ridicule encore, mais d'être du goût d'un maréchal
+allemand au service de la France. Plus on la tourmentait loin de son
+mari, dont le sort l'effrayait, et plus on espérait obtenir d'elle une
+rançon extrême, et qu'il n'est plus besoin de qualifier. On poussait la
+galanterie jusque là dans ces temps qu'on juge un peu trop frivoles. Les
+lettres de cachet, les prisons d'état, les lettres de bannissement, les
+couvens, sont choses assez sérieuses; et on en usait avec prodigalité,
+quoiqu'on s'en indignât et qu'on en rît beaucoup, deux signes
+incontestables de prochaine décadence.
+
+Enfin le véritable auteur de ces basses et cruelles tyrannies,
+l'Anacréon sabreur, crut qu'il était temps de se démasquer, la
+plaisanterie ayant été poussée assez loin. Il prit sa plume ou sa
+cravache, et il écrivit sur ce ton à madame Favart:
+
+
+LE MARÉCHAL DE SAXE A MADEMOISELLE DE CHANTILLY.
+
+1749. 21 octobre.
+
+«J'ai reçu, au moment où j'allais partir pour Chambord, la lettre que
+vous m'avez écrite de Lunéville, ma chère Fémine. Je n'ai point entendu
+parler de Favart. Vous vous pressez toujours trop. Il doit être bien
+flatté que vous lui sacrifiiez fortune, agrément, gloire, enfin tout ce
+qui eût fait le bonheur de votre vie, pour le suivre dans un genre de
+vie que la seule nécessité fait embrasser. Je souhaite qu'il vous en
+dédommage, et que vous ne sentiez jamais le sacrifice que vous lui
+faites. J'ai vu hier au soir M. le maréchal de Richelieu, qui était
+furieux contre vous, parce que M. Bérier lui avait échauffé les
+oreilles. Je rabats cependant tous les coups qui portent sur vous. Plus
+ne vous en dirai sur ce qui me regarde, vous n'avez point voulu faire
+mon bonheur et le vôtre: peut-être ferez-vous votre malheur et celui de
+Favart; je ne le souhaite point, mais je le crains. Adieu.
+
+»M. DE SAXE.»
+
+Pour bien comprendre le sens odieux de cette lettre, il faut dire ici
+que, poursuivi de ville en ville, Favart avait été réduit à se cacher
+dans une cave, où il peignait des éventails pour vivre; tâche qui,
+continuée long-temps sous des voûtes humides et à la lueur fatigante de
+la lampe, épuisa sa santé et altéra pour toujours sa vue. C'était son
+meilleur ami, le maréchal, qui lui avait ménagé cette affreuse
+existence, afin d'abaisser la résistance de sa femme. Ployant sous tant
+de persécutions, madame Favart, dit-on, céda enfin avec résignation,
+pensant que la vie de son mari valait bien un sacrifice qui ne
+déshonorerait que celui qui l'exigeait et ne savait pas le mériter.
+Aussitôt sa captivité s'adoucit: d'Angers elle passe à Tours, de Tours à
+Issoudun; et, quelques mois après, les deux lettres de cachet dont elle
+et son mari avaient été frappés sont révoquées. Elle et lui furent
+admirables dans leur constance à refuser, après leurs malheurs, tous les
+genres de réparation offerts par le maréchal. Tous les billets de mille
+et de douze cents livres qu'il leur envoyait étaient déchirés ou jetés
+au feu; et pourtant ils avaient à peine de quoi vivre après une longue
+absence de Paris et du théâtre, qui était leur profession. Cette
+conduite était généreuse; elle devint noble à la mort du maréchal,
+arrivée à la suite d'une chute de cheval, le 30 novembre 1750. A cette
+occasion, le bon Favart écrivait ces lignes: «Je crois qu'il m'est
+permis de dire sur la mort de cet illustre homme de guerre ce que le
+père de notre théâtre disait sur le cardinal de Richelieu:
+
+ Qu'on parle bien ou mal du fameux maréchal,
+ Ma prose ni mes vers n'en diront jamais rien.
+ Il m'a fait trop de bien pour en dire du mal;
+ Il m'a fait trop de mal pour en dire du bien.»
+
+Tout s'éteint ensuite: plus de haines; tout est dit. Favart et sa
+délicieuse femme rentrent au théâtre, l'un pour y écrire des petits
+chefs-d'oeuvre, l'autre pour jouer avec le même succès qu'auparavant.
+Vingt ans s'écoulent dans cette heureuse union, qui, quoique
+très-étroite, admet cependant l'abbé de Voisenon, qui devient de la
+famille: triple amitié, où la bonté, l'indulgence et l'esprit remplacent
+les liens du sang.
+
+Tout l'avantage de la comparaison entre le marquis de Brunoy et l'abbé
+de Voisenon appartient au premier, malgré de plus grandes folies, malgré
+de colossales extravagances, dont l'antiquité, à qui il est d'usage de
+tout rapporter, n'offre pas d'exemple. Si le marquis de Brunoy souille,
+de la base au sommet, le monument de la noblesse auquel il s'appuie,
+quel scandale plus profond ne cause pas l'abbé de Voisenon, en balayant
+de sa robe de prêtre les foyers de théâtres, la poussière des salons,
+les roses effeuillées sur les tapis des boudoirs, et en chantant toutes
+les Thémires fardées, toutes les Glycères en panier, toutes les Thaïs
+décolletées, toutes les Iris de son temps? L'un ne blessait que
+l'honneur d'une institution humaine, utile peut-être; l'autre portait
+violemment atteinte à ce qui est un objet de respect pour tout le monde:
+il outrageait en face la religion dont il était le prêtre. C'est un
+prêtre d'un rang illustre, d'un nom remarquable, d'une position
+au-dessus des petits avantages que pouvait procurer la petite poésie
+athée en vogue et en crédit, sous la raison de commerce Voltaire et
+compagnie; c'est un prêtre qui fut presque évêque, et, ce qu'il y a
+aussi d'étrange, ce fut un prêtre toujours malade, qui rima des contes,
+des madrigaux et des épîtres si hardies, que les échantillons en sont
+difficiles à produire. Ouvrez ses oeuvres, si vous êtes d'âge à cela,
+et vous serez édifié: _C'est un discours sur la nécessité d'aimer_, où
+l'abbé de Voisenon dit à Daphné, et Dieu sait ce qu'était cette Daphné:
+
+ Ainsi l'amour de la voûte céleste
+ Descend pour nous dans ce séjour funeste;
+ C'est dans ton sein qu'il retrouve aujourd'hui
+ L'unique temple encor digne de lui.
+
+Après ces jolies choses dites à mademoiselle Daphné, nous trouvons une
+épître de M. l'abbé _à mademoiselle Elie, qui voulait me faire son
+chapelain_. Quelle idée si extraordinaire, en effet, de choisir un
+prêtre pour chapelain! Ne dirait-on pas que la proposition s'adressait à
+un mousquetaire? Au reste, l'abbé de Voisenon ne la repousse pas; il
+répond à mademoiselle Élie, qui prétendait le faire son chapelain:
+
+ Le chapelain, rempli de ta divinité,
+ Ressentira de plus grands troubles
+ Que ceux que tourmentait l'oracle de Phébus;
+ Tous les jours seront fêtes doubles,
+ Et les désirs feront le plan des orémus;
+ C'est dans tes yeux qu'on lira son rosaire,
+ Les amours répondront en choeur;
+ La relique sera ton coeur,
+ Le mien sera le reliquaire.
+
+Et non seulement ce malheureux abbé péchait pour lui, mais il se damnait
+pour les autres. Il avait du libertinage en magasin; il en cédait à ses
+amis, qui l'envoyaient à leurs amies, à l'occasion d'une fête ou d'un
+mariage. Ainsi le grave Duclos s'adresse à lui, afin d'avoir quatre
+vers bien tournés pour envoyer à une mademoiselle Olympe; et aussitôt
+l'abbé prend la plume et intitule ainsi le quatrain demandé: _Vers au
+nom de Duclos, à mademoiselle Olympe, qui désirait une vierge qui était
+dans son lit_. Nous ignorons comment mademoiselle Olympe trouva les
+vers: quant à nous, nous les trouvons trop vifs pour les transcrire.
+C'est là le service qu'un grave historien obtenait d'un abbé au
+dix-huitième siècle.
+
+Puis vient un madrigal sur les limbes! oui, sur les limbes! ce sujet de
+si sévères controverses; puis _un envoi de M. le duc de Richelieu à
+madame d'Egmont, sa fille, en lui donnant un autel de l'amour_. Il a
+rimé pour l'historien, il rime pour un duc. C'est maintenant un peu son
+tour: _A madame de ***, qui m'apprenait à faire du filet, et à qui
+j'offrais mon premier essai de cet ouvrage_. Et il débute de cette
+manière:
+
+ Saint Pierre, Vulcain et l'Amour
+ Firent des filets tour à tour.
+ Ceux de l'Amour, qu'on idolâtre,
+ Forment le plus doux des métiers.
+
+Ainsi les filets de saint Pierre n'ont que le dernier rang comparés aux
+autres filets. Il est à remarquer ici, comme ailleurs, que l'abbé de
+Voisenon est toujours entraîné à prendre ses images dans le domaine de
+la théologie. J'ai pensé que le remords était pour beaucoup dans ses
+réminiscences pieuses, acharnées à le poursuivre. Cela est d'autant plus
+vraisemblable, qu'il ne se montra jamais ouvertement athée ni dans ses
+vers, ni dans sa prose, ni même dans sa correspondance avec Voltaire; et
+l'occasion était pourtant assez belle! Avec le patriarche il se rabat
+sur la tolérance, thème élastique: il crie un peu contre la persécution;
+mais au fond il n'attaque pas les bases de la religion; non que ceci
+l'excuse; car, impiété pour impiété, mieux vaut celle, s'il y a un choix
+à faire, qui a pour elle les luttes et les fatigues du raisonnement que
+l'impiété infirme qui se compromet sans réflexion et tombe dans l'abîme,
+non avec la dignité du plongeur hardi, mais en deux doubles et les yeux
+fermés. Satan est noble, les diablotins sont ridicules. L'abbé de
+Voisenon ne fut jamais qu'un diablotin en impiété.
+
+Si l'abbé de Voisenon n'était pas un aigle en fait de bon sens, que
+penser de M. de Choiseul, qui voulut le faire nommer ministre de France
+dans une cour étrangère? l'abbé de Voisenon! cet homme que M. de
+Lauraguais appelait _une poignée de puces_! Mais, s'il ne fut pas
+ministre de France, il était écrit qu'il serait ministre de quelqu'un;
+il était trop incapable de l'être pour que cela n'arrivât pas. Quelques
+années après le projet ridicule de M. de Choiseul, le prince-évêque de
+Spire le nomma son ministre plénipotentiaire à la cour de France. Il ne
+lui manquait plus que d'être académicien: il le fut; il succéda à
+Crébillon, l'auteur d'_Atrée et Thyeste_.
+
+Quand il fut nommé par le prince-évêque de Spire ministre
+plénipotentiaire à la cour de France, il reçut les félicitations du haut
+clergé, honoré dans sa personne d'une distinction aussi rare. Toute
+flatteuse qu'elle fût, cette mission n'arrêta pas cependant son
+entraînement vers le théâtre: l'eût-on fait pape, il aurait encore écrit
+des opéras et des vaudevilles à la face de la chrétienté scandalisée. Au
+nombre des nobles ecclésiastiques qui allèrent le complimenter, il s'en
+trouva un qui, s'étant présenté plus tard que les autres, et au moment
+où les réceptions semblaient épuisées, causa quelque surprise au château
+de Voisenon. Descendu à Melun, où il avait été invité à déjeuner par le
+chapitre, l'évêque de Meaux, qui n'était plus Bossuet, résolut, la
+journée étant belle, le chemin agréable, d'aller à pied et à travers
+champs de Melun à Voisenon, pour y apporter ses félicitations au
+ministre du prince-évêque de Spire. Tout en écoutant le bruit des
+cloches du couvent, _qui avait toujours_ quelque chose à sonner, comme
+disait l'abbé de Voisenon, l'évêque de Meaux parvint, de sentier en
+sentier tracé dans la campagne, au château, où il n'était pas attendu.
+On était en automne: il y avait plus de fruits que de feuilles sur les
+arbres. Sous un pommier, l'évêque aperçoit, dans un costume fort
+différent du costume villageois, une jeune fille occupée à manger des
+fruits avec une avidité peu commune aux gens de la campagne. Son corset
+était en satin rose, semé de paillettes d'argent.--Qui êtes-vous? lui
+demanda l'évêque en s'arrêtant près de l'arbre.--Monsieur, je suis un
+_jeu_; mademoiselle, qui est sur l'arbre, est aussi un _jeu_; et nous
+mangeons des pommes, comme vous voyez. Après avoir regardé dans le
+pommier l'autre demoiselle qui était aussi un jeu, en corset amaranthe
+avec des paillettes d'or, l'évêque, fort entrepris, s'achemina vers le
+château. A vingt pas plus loin, dans la vigne, il voit luire des reflets
+rouges comme du feu, et il entend de grands éclats de rire: il s'avance,
+et il aperçoit d'autres jeunes filles, portant au-dessus du front des
+touffes écarlates, ayant des ailes et des pantalons de tricot. C'est du
+sortilége, dirait-on, pensa l'abbé, qui demanda cependant aux
+vendangeuses qui elles étaient.--Nous sommes une troupe de génies, et
+voilà deux _plaisirs_, répondirent-elles; n'avez-vous pas rencontré les
+_jeux_ plus loin?--J'ai rencontré les jeux, répliqua l'évêque plus
+pressé que jamais d'arriver au château pour avoir l'explication de ces
+étranges divinités en train de gaspiller la propriété de l'abbé de
+Voisenon. Que se passe-t-il donc ici? murmurait-il. Je ne me suis pas
+trompé cependant! je suis bien dans le château de Voisenon: voilà le
+château, voilà l'église, voilà l'abbaye. Des bruits nouveaux frappent
+encore son oreille dans une haie de groseilliers, plantée à très-peu de
+distance du château même. Il écarte quelques rameaux épineux, et il voit
+une fort belle femme ayant pour ceinture, sous son sein à demi nu, deux
+gros serpens en soie noire. On ne donna pas le temps à l'évêque de
+s'informer en compagnie de qui il se trouvait.--Si le voyageur est
+altéré, lui dit la joyeuse et belle femme de la troupe, il n'a qu'à
+cueillir des groseilles; _la Discorde et sa suite_ le lui
+permettent.--_La Discorde et sa suite!_ s'écria l'évêque; mais je suis
+donc à Saint-Lazare, parmi les fous! Les _jeux_ et les _plaisirs_, les
+_génies_ et la _Discorde!_
+
+Il touchait au seuil du château, dont quelques portes avaient été
+enlevées pour que le salon apparemment eût une plus longue perspective.
+Au moment où il entra, une femme vêtue d'une longue robe bariolée de
+figures astrologiques, le front étincelant d'une étoile en papier
+d'argent, vint à lui en chantant:
+
+ Le soleil nous ramène au jour où tous les ans
+ Le conseil souverain m'appelle:
+ Évitez de l'Amour les piéges séduisans;
+ Souvent sa blessure est cruelle.
+
+--Je ne comprends rien à tout cela, madame ou mademoiselle, dit
+l'évêque, dont la surprise devenait de l'inquiétude mêlée de honte; ne
+suis-je pas au château de Voisenon?
+
+--Vous y êtes, monsieur, répondit une autre femme, qui, montrant des
+bras et des épaules nues sur une draperie blanche, se prit à chanter
+avec roulades ces paroles presque de circonstance:
+
+ Aucun mortel ne peut pénétrer en ces lieux.
+
+--Mais, mademoiselle, expliquez-moi... La demoiselle reprit:
+
+ Comment effacer de mon coeur
+ Les traits de ce mortel si tendre,
+ Que m'offre un songe trop flatteur?
+ Quel charme pourra m'en défendre?
+
+Quelles paroles pour un évêque! Il ne savait que devenir, où aller,
+puisqu'il était au château. Dehors? mais dehors il y avait des _jeux_,
+des _plaisirs_, des _génies_ et des _discordes_. Quand il interrogeait,
+on lui répondait en chantant. Cependant il dit avec beaucoup de douceur
+à la même personne: Je désirerais être présenté à M. l'abbé de Voisenon;
+pourrais-je...
+
+ L'Amour est un dieu trop léger,
+ Il s'envole et produit la haine;
+ Il sait nous cacher le danger.
+ Je ne veux point porter sa chaîne.
+
+--Qu'il en soit comme vous le voudrez, madame; mais je m'en irai sans
+avoir vu M. de Voisenon.
+
+--Vous prenez assez mal votre temps, lui dit enfin en prose la folle
+chanteuse; ne voyez-vous pas que nous répétons au château Mirzèle?
+
+--Qu'est-ce que Mirzèle? Oserai-je vous demander...
+
+--Ah çà! d'où sortez-vous? Tout Paris sait pourtant à cette heure que M.
+de Voisenon achève sa féerie de Mirzèle pour la Comédie-Italienne; et
+nous la répétons aujourd'hui. Et la preuve, écoutez-moi bien. C'est le
+morceau de Zéphis.
+
+ Jeune Mirzèle,
+ Voulez-vous voir vos jours par le bonheur formés?
+ Aimez!
+ Zéphis, triste pour vous, Zéphis sera fidèle;
+ Aimez!
+ Regardez à vos pieds l'amant que vous charmez.
+ Aimez!
+ Le plaisir dit, quand on est belle:
+ Aimez!
+
+--Vous jouez donc ici la comédie? demanda dans la plus profonde
+confusion l'évêque de Meaux.
+
+--La comédie, non, mais l'opéra. Vous voyez en nous les artistes de la
+Comédie-Italienne, qui répètent, comme j'ai eu l'honneur de vous
+l'apprendre, la dernière féerie de M. de Voisenon.
+
+--Et moi, pensa l'évêque en descendant les marches du salon pour s'en
+aller de ces lieux beaucoup trop mondains, qui croyais trouver ici des
+moines à profusion! Comme il terminait sa triste réflexion, il entendit
+la voix des moines qui chantaient dans les corridors du couvent. Quelle
+bizarre impiété! se dit-il en prêtant l'oreille tantôt au latin des
+moines, tantôt à la musique des chanteuses; M. de Voisenon ne pense
+guère à son salut.
+
+Sa méditation fut dérangée par une troisième voix chevrotante, mêlée de
+toux, qui grinçait ces paroles dans le salon:
+
+ Impitoyable Amour, dieu trompeur, dieu barbare,
+ Je connais de tes traits la perfide douceur;
+ Je ne vois plus en toi qu'un tyran qui prépare
+ Les crimes des mortels, et la honte et l'horreur.
+
+--A la fin, je vous trouve, monsieur de Voisenon! s'écria l'évêque de
+Meaux.
+
+--Monseigneur l'évêque de Meaux chez moi! s'écria à son tour Voisenon un
+peu décontenancé, mais remis aussitôt. Monseigneur, vous arrivez à
+temps; mes moines vont chanter vêpres: allons à la chapelle.
+
+A cinquante-deux ans, toujours pour se défaire de son asthme, il voulut
+essayer de l'effet des eaux minérales sur son tempérament étiolé. Son
+voyage de Paris à Cauterets et son séjour dans ce bourg de bitume et de
+soufre, racontés par lui-même dans ses lettres, peuvent être considérés,
+à quatre-vingts ans de distance, comme une peinture historique de la
+manière de voyager chez les grands seigneurs du temps, et comme les
+pages les plus vraies de la vie oiseuse, empaquetée, gourmande et
+chétive du narrateur: «Nous passâmes hier par Tours, dit-il à son ami
+Favart, dans sa première lettre datée de Châtellerault, et du 8 juin
+1761, où madame la duchesse de Choiseul reçut tous les honneurs dus à la
+gouvernante de la province: nous entrâmes par le mail, qui est planté
+d'arbres aussi beaux que ceux du boulevard. Il y eut un maire qui vint
+haranguer madame la duchesse: M. Sainfrais, pendant la harangue, s'était
+posté précisément derrière; de sorte que son cheval donnait des coups de
+tête dans le dos de l'orateur, ce qui coupait les phrases en deux, parce
+que l'orateur se retournait; après il reprenait le fil de son discours:
+nouveaux coups de tête du cheval, et moi de pâmer de rire. A deux lieues
+d'ici, nous avons eu une autre scène: un ecclésiastique a fait arrêter
+le carrosse et prononcé un discours pompeux adressé à M. Poissonnier, en
+l'appelant mon prince. M. Poissonnier a répondu qu'il était plus, que
+tous les princes dépendaient de lui, et qu'il était médecin.--Comment!
+vous n'êtes pas M. le prince de Talmont? a dit le prêtre.--Il est mort
+depuis deux ans, a répondu madame la duchesse.--Mais qui est donc dans
+ce carrosse?--C'est madame la duchesse de Choiseul. Aussitôt il a
+commencé par la louer sur l'éducation qu'elle donnait à son fils.--Je
+n'en ai point, monsieur.--Ah! vous n'en avez point; j'en suis fâché.
+Ensuite il a tiré sa révérence.
+
+»Adieu, mon bon ami. Nous arriverons à Bordeaux jeudi: je m'attends à me
+bourrer comme il faut.»
+
+Édifiant état du haut et du bas clergé à cette époque! L'abbé de
+Voisenon voyage en carrosse pour se bourrer à Bordeaux, et un abbé
+affamé harangue à tort et à travers, pour avoir de quoi dîner, les
+premiers gentilshommes venus.
+
+C'est à madame Favart que Voisenon écrit de Bordeaux: «Nous arrivâmes
+hier ici à dix heures du soir. M. le maréchal de Richelieu avait passé
+la Garonne pour venir au-devant de madame la duchesse de Choiseul. Il la
+conduisit dans sa belle frégate bien vernie, bien musquée surtout, et
+meublée d'un beau damas cramoisi avec des galons et des crépines d'or.
+Cette ville-ci est admirable avant que l'on n'y arrive; tout ce qui
+tient à l'extérieur est tout au mieux; mais ce qui m'afflige, c'est
+qu'on n'y voit point de sardines à cause de la guerre. Je ne savais pas
+que les sardines eussent pris parti contre nous; je m'en vengeai sur
+deux ortolans que je mangeai hier à souper, et sur un pâté de perdrix
+rouges aux truffes, fait depuis le mois de novembre, à ce que dit M. le
+maréchal, et qui était aussi frais, aussi parfumé que s'il avait été
+fait la veille.»
+
+Si l'on s'étonnait de ce qu'un asthmatique mangeât des perdrix et des
+truffes, sans être horriblement malade, l'étonnement ne serait pas long.
+Le lendemain, Voisenon écrivait à Favart: «Mon ami, j'ai passé une nuit
+affreuse; je viens de fumer et de prendre mon kermès. Je ne pourrai voir
+aucune rareté de cette ville. Si je suis trois jours de suite à
+Cauterets dans cet état-là, vous me reverrez à la fin du mois.»
+
+On croit que l'abbé va être plus sobre. Dans la même lettre, il ajoute:
+«La table, hier à dîner, fut couverte de sardines: j'en mangeai six en
+six bouchées; c'est un morceau délicieux; je compte, malgré mon kermès,
+en manger autant aujourd'hui avec mes deux ortolans. Nous partons
+demain, et mercredi nous arriverons à Cauterets.»
+
+Ainsi, malade, le 11, d'un monstrueux souper pris le 10; le lendemain
+11, il mange enfin des sardines six par six, et encore des ortolans! Le
+18, il écrit de Cauterets à Favart: «Je suis arrivé hier en bonne santé;
+j'ai mal dormi, parce que la maison où je loge est sur un torrent qui
+fait un bruit affreux. Ce pays-ci ressemble à l'enfer comme si on y
+était, excepté pourtant que l'on y meurt de froid; mais c'est une
+horreur à la glace, comme était la tragédie de _Térée_.»
+
+Et Voisenon écrit douze jours après, en s'adressant à madame Favart:
+«L'oncle de madame la duchesse de Choiseul, qui vous faisait tant de
+complimens dans le foyer, est arrivé d'hier: il loge avec moi. Il trouve
+déjà que l'on mène une vie triste ici. Je l'ai cependant présenté ce
+matin dans la meilleure maison de Cauterets. J'avoue que j'y suis les
+trois quarts du jour. Il n'y a point de femmes; mais il y a des choses
+dont je fais plus d'usage; en un mot, c'est chez le pâtissier. Il fait
+des tartelettes admirables, des petits gâteaux d'une légèreté
+singulière, et des petites tourtes composées avec de la crême et de la
+farine de millet: on appelle cela des millassons. Je m'en gave toute la
+journée; cela fait aigrir mes eaux; cela me rend jaune; mais je me porte
+bien.»
+
+Cette goinfrerie de l'abbé de Voisenon, toujours entre des pâtés et son
+tombeau, finit par être curieuse comme une étude. On tient à savoir qui
+l'emportera sur lui de l'asthme ou de la pâtisserie. «Mon cher neveu,
+continue-t-il d'écrire à Favart, c'est aujourd'hui que j'étouffe, mais
+par ma faute. Je dînai si fortement hier que je ne pouvais plus me
+remuer en jouant au cavagnole; j'étais si plein, que je disais à tout le
+monde: Ne me touchez pas, car je répandrai. Je soupai par
+extraordinaire; ma poitrine a sifflé toute la nuit, et j'ai actuellement
+dans l'estomac mes six gobelets d'eau, qui disent comme ça qu'ils ne
+veulent pas passer; je vais les pousser avec mon chocolat. Cela ne
+m'empêche pas de dire cette chanson:
+
+ La sagesse est de bien dîner,
+ En commençant par le potage;
+ La sagesse est de bien souper,
+ En finissant par le fromage.
+ On est heureux si l'on peut se gaver,
+ Et si l'on digère on est sage.
+
+Et plus loin il ajoute: «Je me baigne tous les matins; je ressemble à
+une allumette que l'on soufre. Je m'en porte assez bien; cependant j'ai
+des ressentimens de mon asthme, dont je ne guérirai jamais.»
+
+Il était difficile qu'il guérît avec ces malheureux excès de table qui
+auraient tué un homme sain et vigoureux. Inutilement vous chercheriez
+dans sa correspondance avec Favart et sa femme une seule pensée détachée
+des plaisirs de la bouche. On a lu avec quelle estime il cite un
+pâtissier établi à Cauterets, fameux par ses tourtes. Son bonheur ne
+devait pas s'arrêter là. «Un second pâtissier, s'écrie-t-il, sur ma
+réputation, est venu s'établir ici: tous les jours il y a une émulation
+et un combat entre ces deux artistes. Je mange et juge: c'est mon
+estomac qui en paie les dépens. Je vais au bain et je reviens au four.
+Je reviendrai dans le temps des grives; j'en ferai manger à ma petite
+nièce (madame Favart). Vous les effaroucherez, et moi je les tuerai.
+Nous avons ici des perdreaux rouges que l'on apporte de toutes parts:
+ils sont délicieux.»
+
+Enfin il resta si long-temps aux eaux, où il était allé uniquement pour
+se soigner et vivre dans la plus rigoureuse sobriété, que la veille de
+son départ de Cauterets il écrivait tristement à madame Favart: «Je suis
+tel que vous m'avez vu: quelquefois asthmatique, me traînant toujours et
+me livrant trop à ma gourmandise.» Les douleurs qu'il éprouva pendant
+son séjour à Baréges, avant son retour définitif à Paris, sont la preuve
+du déplorable résultat des eaux minérales sur sa santé. «Je suis, de mon
+côté, souffrant comme un malheureux, et je suis actuellement dans une
+attaque d'asthme si violente que je ne puis douter que ce ne soit l'air
+de ce pays-ci qui me soit aussi contraire que celui de Montrouge. Si je
+suis demain aussi mal, je retournerai passer la semaine à Cauterets, et
+samedi j'irai à Pau, afin d'y attendre les dames qui y passeront lundi
+pour gagner Bayonne. Je suis sûr que je serai dans un cruel état pendant
+la route.»
+
+Tel fut le bienfait qu'obtint l'abbé de Voisenon d'une résidence de
+quatre mois aux eaux de Cauterets et de Baréges. Il retournait à
+Voisenon infiniment plus malade qu'il ne l'était en partant. La veille
+même du jour où il monta en voiture pour rentrer chez lui, où il
+voulait, comme il le dit quelque temps après, _se trouver de plain-pied
+avec les tombeaux de ses pères_, il se livra à un monstrueux dîner sur
+les montagnes de Baréges. Un poète aurait salué la nature d'un adieu
+touchant; lui mangea comme un ogre: «Mes porteurs étaient des chèvres
+plutôt que des hommes, qui sautaient de rochers en rochers, qui
+descendaient dans des endroits si escarpés, que, si je ne m'étais pas
+cramponné contre ma chaise, je serais tombé vingt fois dans des abîmes.
+Nous arrivâmes à un lac qui a une grande lieue de circonférence: l'eau
+en est bleue, vive et claire comme celle de la mer; nous fîmes pêcher
+des truites que nous mîmes griller sur-le-champ dans la cabane d'un
+Espagnol; elles étaient bien saumonées et d'un goût merveilleux. Nous
+avions porté beaucoup de daubes, de rôti froid, des fricassées de poulet
+dans des pains, des tartes et des pièces de pâtisserie délicieuses. Je
+mangeais à effrayer toute la compagnie; l'air de la montagne m'avait
+donné un appétit dévorant: on ne pouvait pas concevoir comment une aussi
+mince personne avait un aussi grand estomac. J'espère arriver à Paris le
+2 octobre; je compte que nous coucherons à Belleville dès le lendemain.»
+
+Cette citation est prise de la dernière lettre écrite des eaux par
+l'abbé de Voisenon. A Belleville, où il parle de se rendre, était la
+petite maison de campagne de Favart, qui y recevait ses amis, le vieux
+Crébillon, Boucher et Vanloo. Voisenon y avait sa chambre, comme, du
+reste, il en avait une chez tous ses amis. Sa vie s'éparpillait comme
+ses petits vers et ses dîners. Cependant l'époque approchait où sa
+déplorable santé allait l'obliger à ne plus quitter son château de
+Voisenon, habité plus souvent que par lui, jusque là, par son frère et
+sa belle-soeur, excellentes personnes pleines d'indulgence pour ses
+moeurs décousues. L'air de la Brie lui rendait parfois des apparences
+de santé dont il abusait bien vite. Sans son estomac, qui a une si large
+part dans son histoire, il aurait réuni en lui les deux belles qualités
+exigées par Fontenelle pour atteindre à une grande longévité: _Un bon
+estomac et un mauvais coeur._ Il n'eut qu'un mauvais coeur, non
+qu'il fût ingrat ou dur; mais il était indifférent au suprême degré, et
+c'est là ce qui constitue le mauvais coeur, selon Fontenelle. On ne
+saurait en avoir de meilleures preuves que la lettre suivante écrite par
+lui à Favart du château de Voisenon, où il était réinstallé. C'est, du
+reste, une des plus jolies pages qu'il ait écrites de sa main si
+paresseuse et si peu châtiée. Nous la mettons à côté des plus adorables
+facilités de madame de Sévigné, cette divine plume.
+
+Il s'adresse encore à Favart.
+
+ «Mon cher neveu,
+
+ »Depuis jeudi je m'engraisse d'ennui, et j'éprouve que rien ne rend
+ plus imbécile que de s'ennuyer. Ma tête ressemble à un terrain
+ sablonneux où rien ne peut pousser; c'est le jardin de Belleville,
+ il n'y pousse que des lilas, et c'est ma petite nièce qui est le
+ lilas, à l'exception qu'elle s'y maintient toujours en fleurs, et
+ que les lilas de Belleville passent au bout de quinze jours. J'ai
+ eu la visite de mes moines; il y en avait un très-sourd qui est
+ mort; mais ceux qui entendent et qui ne comprennent point sont
+ restés. Je me promène les après-dîners. Il fait un froid excessif;
+ cependant tout mon bois n'est qu'un tapis de bouquets jaunes et de
+ violettes. Ils semblent dire à mon neveu: Venez, venez, afin de
+ nous chanter; et à ma nièce: Venez, venez, afin de nous parer. Vous
+ êtes de bien mauvaises gens de n'être pas venus passer quelques
+ jours avec nous. Ma belle-soeur me charge de vous en faire des
+ reproches, aussi bien que de votre silence à son égard. Je ne la
+ vois qu'à dîner. Je rentre à la fin du jour, je prends mon
+ chocolat, et je suis dans mon lit à neuf heures et demie au plus
+ tard. J'ai ici un architecte qui fait le mémoire et le plan de tous
+ les ouvrages de mon église; il en viendra demain un autre pour
+ attester la vérité de tout ce que celui-ci inventera, et l'on agira
+ ensuite.
+
+ »J'eus hier un spectacle bien triste, mon bon ami, et qui me fit
+ pleurer. Nous avons dans le village une Jeannette fort jolie; son
+ mari est mort avant-hier; je trouvai l'enterrement le soir: la
+ bière était dans une charrette, et la petite veuve se précipitait
+ sur son pauvre mari en faisant des cris affreux. Ah! pauvre
+ Jeannette, disait-elle, pauvre Jeannette! que vas-tu devenir?
+ Quoi! mon cher homme, tu n'es plus avec ta femme; je ne te verrai
+ donc plus? Et mes malheureux enfans, qu'en ferai-je? Ah! mon pauvre
+ cher homme!
+
+ »Je n'ai jamais vu une douleur aussi violente, aussi sincère, aussi
+ communicative; ce nom de Jeannette rendait, il est vrai, la chose
+ bien intéressante; tous nos poètes tragiques se feraient péter les
+ veines avant d'être aussi touchans. Je crois même que le grand
+ Opéra, malgré ses beaux sentimens, ne l'est pas autant. Votre
+ lettre m'a bien fait rire, Fumichon; écrivez-moi souvent, etc.»
+
+Le ton vrai, les lignes abandonnées de cette jolie lettre, contrastent
+singulièrement avec la comparaison du grand Opéra et les paroles
+insoucieuses de la fin. L'homme est là tout entier, mais l'homme touché,
+à son insu et comme malgré lui, du spectacle d'un beau printemps et
+d'une douleur déchirante.
+
+Voyant que les eaux n'amélioraient pas sa santé, si toutefois il avait
+jamais eu une santé, l'abbé de Voisenon abandonna les médecins et leurs
+ordonnances infructueuses pour chercher ailleurs des remèdes à la
+guérison de son asthme de plus en plus fatigant à mesure qu'il
+vieillissait. Comme il parlait toujours de son mal, et qu'on lui en
+parlait sans cesse pour lui faire la cour, il lui fut dit, un jour,
+qu'il existait quelque part dans une mansarde de Paris un abbé
+extrêmement savant en chimie occulte, un adepte du grand Albert, le
+maître des maîtres dans l'art des empiriques. Comme tous les sorciers,
+et comme tous les savans du XVIIIe siècle, cet abbé était dans une
+affreuse misère, dans un dénuement de poète. Celui qui avait le secret
+des plantes et des minéraux, du feu et de la lumière, de la génération
+des êtres, n'avait pas celui de se procurer une soutane et du pain. Il
+montait, par les efforts de la magie, jusqu'au dernier cristallin sans
+pouvoir se maintenir plus d'un mois dans le même appartement à cause de
+son indifférence envers les propriétaires. A cela près, c'était un être
+merveilleux, inventant des spécifiques pour guérir toutes les maladies,
+et l'asthme par conséquent. On se disait même à voix basse, avec une
+espèce d'effroi, car on était très-superstitieux au XVIIIe siècle,
+quoiqu'on fût très-athée, que ses spécifiques se réduisaient à un seul:
+l'Or Potable. Chacun sait que l'or potable, or froid et liquide comme le
+vin, bu à certaine dose, combat toutes les maladies et en triomphe, est
+la santé même, la jeunesse perpétuelle, cela va sans dire, et ne serait
+pas moins que l'immortalité, si Paracelse, qui avait trouvé aussi l'or
+potable dans sa panacée, ne fût mort à trente-trois ou trente-cinq ans.
+Voisenon n'eut plus qu'une pensée, celle de voir ce magique abbé, et de
+l'attirer à son château. Désir insensé, monstrueux: car le Prométhée
+repoussait toute avance. Poursuivi par la faculté, cassé par le tribunal
+ecclésiastique, maltraité par la police, qui ne veut jamais qu'on fasse
+de l'or, il avait renoncé, dans sa misanthropie sauvage, à soulager
+l'humanité aux dépens de son repos et de son salut. Terrible perplexité
+de l'asthmatique Voisenon, qui ne se mit pas moins en campagne pour
+découvrir le grand médecin.
+
+Où trouver un sorcier à Paris? à qui s'adresser décemment? à quelle
+catégorie de profession? Il y a tant de gens prêts à rire des choses les
+plus respectables! Toutes les fois que Voisenon coudoyait, aux Tuileries
+ou au Palais-Royal, une soutane en lambeaux, il s'imaginait avoir heurté
+son homme. Aussitôt il entrait en conversation, cherchait à lier
+connaissance, et il palpitait d'espérance jusqu'au moment où l'erreur se
+dévoilait. Il se désolait alors de nouveau, toussait et recommençait le
+lendemain ses voyages à la découverte de l'or potable. Il eut un jour
+une soudaine illumination. Puisque l'archevêque de Paris a censuré la
+conduite de l'abbé que je cherche depuis si long-temps, se dit-il,
+l'archevêque doit savoir où il est logé. Comme si les sorciers étaient
+logés! Dans la même journée, il parut à la chancellerie de l'archevêché.
+Si l'on demandait pourquoi Voisenon ne disait pas aux personnes qu'il
+interrogeait le nom de cet introuvable abbé, c'est qu'il ne savait pas
+ce nom. Les magiciens ne se font guère connaître que par leurs
+oeuvres. Cependant il allait bientôt le savoir, à sa grande, à son
+indescriptible joie. Après quelques recherches faites dans les registres
+de la chancellerie épiscopale, on lui apprit que l'abbé, déplorable
+sujet à tous les titres, s'appelait Boiviel, et logeait, au moment des
+poursuites exercées contre lui, rue de Versailles, au faubourg
+Saint-Marceau. Voisenon y était déjà. Quelle rue que la rue de
+Versailles! elle est épouvantable aujourd'hui; et pourtant elle s'est
+considérablement embellie depuis le dix-huitième siècle.
+
+Il frappe à tous les chenils: aucun aboiement ne répond au nom de l'abbé
+Boiviel. Enfin, à un septième étage au-dessus de la boue, une vieille
+femme lui apprit, dans une soupente où l'on parvenait au moyen d'une
+échelle de corde, que l'abbé Boiviel avait quitté l'appartement depuis
+environ six mois pour aller se loger à Ménilmontant; elle ajouta que ce
+délai laissait supposer qu'il avait nécessairement dû changer de
+logement cinq ou six fois pendant ces six mois. Contrarié, mais non
+découragé, Voisenon descendit de la soupente en réfléchissant sur l'état
+de détresse auquel pouvait être réduit un homme qui fait de l'or
+potable.
+
+Un hasard incroyable voulut que l'abbé Boiviel n'eût changé que trois
+fois de demeure depuis sa sortie de la soupente de la rue de Versailles.
+De Ménilmontant il avait déménagé pour Passy; de Passy il était allé se
+loger à la Chapelle, où il résidait.
+
+Enfin les deux abbés se rencontrèrent; mais à quels ménagemens ne fut
+pas obligé d'avoir recours l'abbé seigneur de Voisenon en abordant
+l'abbé déguenillé, qui faisait en ce moment son déjeuner sur une chaise.
+Il avait trop d'esprit pour ne pas traiter le plus tard possible du
+sujet de sa visite. Qu'importaient les lenteurs? il avait là, devant
+lui, il tenait le médecin mystérieux, infaillible, le successeur du
+grand Albert.
+
+Boiviel fut encore plus sauvage et hargneux qu'on ne l'avait dépeint à
+l'abbé de Voisenon. Il parlait de se présenter à la société des Missions
+étrangères, afin d'être chargé d'aller prêcher le christianisme au
+Japon, quoiqu'il ne crût pas beaucoup au christianisme. Et moi, je ne
+crois pas au Japon, aurait peut-être ajouté l'abbé de Voisenon, s'il eût
+eu dans ce moment l'esprit porté à la plaisanterie. Il fut bouleversé en
+entendant émettre un pareil projet. Quand il avait enfin trouvé l'abbé
+Boiviel, l'abbé Boiviel irait se faire crucifier au Japon!
+
+Inspiré par la circonstance, cette dixième muse qui vaut les neuf
+autres, Voisenon dit à Boiviel qu'il savait toutes les persécutions que
+lui avait fait endurer le clergé de Paris pour des causes qu'il voulait
+ignorer; il se garda de parler de l'or potable. Touché de tant de
+constance dans son malheur, il venait proposer à l'abbé Boiviel
+d'habiter son château de Voisenon, où, dans le repos et une vie exempte
+de soins matériels, il aurait des loisirs pour méditer et pour écrire.
+Sa démarche, hardie en apparence, était excusable, à la juger avec
+indulgence: il était heureux, riche, puissant même; ne devait-il pas
+l'appui de la confraternité à un membre du clergé moins riche, moins
+heureux que lui? L'abbé Boiviel serait comme chez lui à Voisenon; son
+indépendance n'en souffrirait pas; quand il serait las d'y séjourner, il
+le quitterait pour y revenir toutes les fois que cela lui conviendrait.
+Le sanglier se laissa museler; le soir, une bonne voiture conduisait au
+château de Voisenon le chimiste, le sorcier, le magicien Boiviel.
+J'aurai mon or potable, se disait l'abbé de Voisenon en toussant comme
+toujours.
+
+Installé au château, l'abbé Boiviel se plia à l'existence monacale qu'on
+y menait; un aussi bon régime adoucit son caractère et ses moeurs. Il
+ne parla plus de s'expatrier au Japon; mais il ne parlait pas non plus
+de l'or potable, quoi que Voisenon tentât pour le faire s'expliquer sur
+ce point essentiel. Dès qu'il abordait les questions de chimie et
+d'alchimie, Boiviel évitait de répondre, ou tombait dans une profonde
+taciturnité; et pourtant on avait payé ses dettes, tous ses loyers, tous
+ses dîners à _la Croix de Lorraine_, mémorable taverne où mangeaient les
+abbés qui avaient quinze sous par messe dite à Saint-Sulpice; on lui
+avait acheté plusieurs soutanes, plusieurs paires de bas et beaucoup de
+chemises.
+
+Au bout de trois mois de résidence au château, il était devenu gras,
+frais et rose comme il ne l'avait jamais été à aucune époque de sa vie.
+Enhardi par l'amitié qu'il avait montrée à son hôte, Voisenon osa dire
+un jour à l'abbé Boiviel que tout esprit fort qu'on le croyait dans le
+monde, il avait une foi absolue à l'alchimie: il ne niait ni la pierre
+philosophale, ni la panacée, ni l'or potable. Boiviel ne put plus
+reculer: admettait-il ou n'admettait-il pas l'or potable? Il y croyait!
+mais, selon lui, c'était un grand péché d'en composer: Dieu s'en
+offensait: c'était, pour ainsi dire, porter atteinte aux décrets de la
+création que de changer en eau ce qui avait été créé pour être métal.
+Un sorcier à scrupules religieux embarrassait étrangement l'abbé de
+Voisenon. Cependant il ne renonça pas à sa conquête de l'or potable: il
+attendit encore trois mois; et pendant ces trois mois, nouveaux agrémens
+ménagés à Boiviel, qui s'habituait au bonheur avec résignation.
+
+Traité comme ami, appelé de ce nom, Boiviel autorisa l'abbé de Voisenon
+à lui dire, dans un moment d'épanchement, qu'il n'avait plus d'espoir
+que dans l'or potable pour guérir de son asthme. Sans ce spécifique
+autant au-dessus des autres remèdes que le soleil l'emporte sur le feu,
+il n'avait plus qu'à mourir. Boiviel fut ému, ébranlé, et sa conscience
+céda à la voix de l'amitié. Seulement il dit à son ami que, pour faire
+un peu d'or potable, il fallait beaucoup d'or solide. Le premier essai
+coûterait dix mille livres au moins. Voisenon, qui en aurait donné vingt
+mille pour ne plus souffrir, consentit au sacrifice, et il remercia son
+futur libérateur, qui, dès le lendemain, commença le grand oeuvre.
+Quelle sage lenteur il y apporta! Les jours suivaient les jours, les
+mois suivaient les mois! pas de l'or, si ce n'est celui que versait en
+pièces de vingt-quatre livres l'abbé de Voisenon. Le jour vint
+cependant, les dix mille livres étant épuisées, où Boiviel dit au malade
+que l'or potable était en flacon, et qu'il serait bon à boire dans un
+mois.
+
+Ce fut pendant ce mois que l'alchimiste Boiviel prit congé de l'abbé de
+Voisenon pour aller voir son vieux père qui habitait la Flandre. Avant
+deux mois il serait de retour au château, et il y arriverait à temps
+pour constater les heureux effets de l'or liquéfié. Embrassé de son ami,
+comblé de présens, sollicité de revenir le plus promptement possible,
+Boiviel quitta le château de Voisenon, où il avait vécu près d'un an, et
+l'on a vu de quelle manière.
+
+Après le temps indiqué par Boiviel pour que l'or fût potable, l'abbé de
+Voisenon commença son traitement. Il vida le premier flacon, le second,
+le troisième, attendant avec une sage patience que le résultat pût se
+manifester. On n'apaise pas un asthme en quelques jours, un asthme de
+quarante ans au moins.
+
+Boiviel ne revenait pas: depuis quatre mois il était en Flandre; aux
+quatre mois en succédèrent quatre autres: pas de Boiviel. L'année allait
+être révolue; les flacons diminuaient: pas de Boiviel.
+
+Il est inutile de dire que l'abbé Boiviel ne reparut plus, qu'il n'était
+pas moins qu'un charlatan et un voleur. Mais ce qui est singulier à
+dire, c'est que l'abbé de Voisenon se trouva beaucoup mieux de son
+asthme, après avoir bu de l'or potable composé par Boiviel. Et son
+regret, à la fin de ses jours, fut de n'avoir pas prévu la mort ou la
+disparition, tout aussi pénible, de son alchimiste; il lui aurait fourni
+les moyens de composer, en plus grande quantité, de l'or potable. En le
+ménageant trop, l'or opérait moins sur ses organes, il ne hâtait pas
+assez vite son retour à la santé: raisonnement profond, mais un peu
+ébranlé par ce fait que ne connut pas l'abbé de Voisenon, c'est qu'il
+mourut de l'asthme.
+
+Pour se montrer supérieur aux assauts du mal, il feignait souvent de se
+croire aussi dispos qu'autrefois, plus dispos même qu'il ne l'avait
+jamais été dans sa jeunesse: il quittait alors son fauteuil où il
+gémissait de l'asthme; il repoussait les oreillers d'un côté, son bonnet
+de coton de l'autre, lançait ses pantoufles loin de lui, et il appelait
+à tue-tête ses domestiques. Dans un de ces triomphes menteurs de sa
+volonté sur sa chétive organisation, il éveilla un matin, pendant
+l'hiver, son valet de chambre.
+
+--Ma culotte de drap! ma culotte de drap! criait-il.
+
+--Mais, monsieur l'abbé, y songez-vous? Vous avez été au plus bas hier
+au soir, lui objecta timidement son fidèle domestique.
+
+--C'est possible; hier soir ne me regarde pas: ma culotte de
+drap!--donne!--maintenant, mon gilet fourré!--va donc!
+
+--Mais, monsieur l'abbé, pourquoi quitter votre chambre, votre bon
+fauteuil? vous êtes si pâle!
+
+--Je suis pâle, dis-tu? cela va donc mieux que jamais; j'ai été jaune
+comme un coing toute ma vie.--Bien! j'ai mon gilet, ma culotte:--apporte
+ma redingote.
+
+--Votre redingote! que vous ne mettez que pour sortir?
+
+--C'est aussi pour sortir que je la demande. Tu raisonnes comme un pur
+valet de comédie, aujourd'hui; pourquoi ne mettrais-je pas ma redingote
+pour sortir? As-tu peur que je ne l'use trop? Voudrais-tu me la voler
+plus neuve?
+
+--J'ai peur que vous ne gagniez un redoublement de toux, si vous ne
+gardez pas la chambre. Il fait très-froid ce matin.
+
+--Ah! il fait froid; eh! mais tant mieux, j'aime le froid.
+
+--Il neige même beaucoup, monsieur l'abbé.
+
+--En ce cas, mes grandes bottes polonaises.
+
+--Vos grandes bottes polonaises? et dans quel but?
+
+--Probablement ce n'est pas dans le but de faire un poème; car si
+Boileau a dit fort sensément que, pour écrire un poème, il fallait du
+temps et du goût, il n'a pas ajouté que des bottes fussent nécessaires.
+Encore une fois, je veux mes bottes polonaises pour aller à la chasse.
+Est-ce assez clair, monsieur Mascarille?
+
+--A la chasse à la maladie, monsieur l'abbé.
+
+--Maraud! à la chasse au loup, dans le bois.
+
+--Allons, vite! mes bottes, et pas de dialogue.
+
+--Voilà vos bottes, monsieur l'abbé. En vérité, vous n'avez pas de pitié
+de votre santé!
+
+--Aurais-tu aussi des intentions sur mes bottes? Fais-moi la grâce de
+m'apporter, valet discoureur, mes gants de daim, mon feutre et mon
+fusil.
+
+--J'y vais, monsieur l'abbé.
+
+Tandis que le valet cherchait les gants et le chapeau de son maître,
+l'abbé ouvrait la croisée et appelait le palefrenier. D'impatience, il
+appelait plus fort, sifflait, et jurait même quelquefois.
+
+--Ah! vous voilà: c'est bien heureux, ma foi! monsieur le palefrenier.
+Réunissez mes chiens, détachez-en trois: je pars à l'instant pour la
+chasse, et j'emmène avec moi Misapouf, Aménaïde et Zaïre. Laissez
+reposer mademoiselle Deschamps, qui s'est foulé la patte l'autre jour,
+au ru de Savigny.
+
+--Je vais les tenir prêts, monsieur l'abbé.
+
+L'abbé de Voisenon fut bientôt équipé, à l'aide de son valet de chambre,
+qui ne cessait de lui répéter: Il fait si froid, qu'on a trouvé des
+chiens morts dans leurs chenils, des poissons morts dans les viviers,
+des vaches mortes dans l'étable, des oiseaux morts sur les branches, et
+même des loups morts de froid dans la forêt.
+
+--Mon ami, lui répondit l'abbé de Voisenon, tu en as trop dit: tes loups
+morts de froid m'empêchent de croire au reste; sur ce, je pars.
+Écoute-moi bien: au retour, je veux trouver mes cataplasmes de thériaque
+préparés, mon lait d'ânesse convenablement chaud et mes tisanes faites:
+recommande cela à l'office.
+
+--Oui, monsieur l'abbé. Il n'en reviendra pas, c'est sûr, murmurait
+encore le valet en empaquetant son maître dans sa redingote et en lui
+descendant le plus possible sur les oreilles son bonnet de laine noire,
+plissé à petits marteaux comme ces perruques factices que portent les
+cochers dans l'hiver.
+
+Suivi de ses trois chiens, qu'il amusa un instant au milieu de la cour,
+en leur sifflant aux oreilles et en les excitant au bruit d'un petit
+fouet de poche, l'abbé se lança dans la campagne toute cristallisée et
+pailletée de la quantité de neige tombée dans la nuit. Au premier pas
+qu'il fit, il tomba: il se releva vite, et arpenta le terrain. Ce devait
+être un singulier spectacle que de voir ce vieil homme, noir comme un
+cocher des pompes funèbres, aux gants noirs, aux bottes noires, à la
+redingote noire, tout noir enfin, piétiner, frétiller, gambader dans la
+neige, avec trois chiens aux flancs, et tantôt sifflant à effrayer la
+solitude, tantôt allongeant le canon de son fusil dans la direction d'un
+vol de corbeaux.
+
+Il avait fait le tour du village de Voisenon, et il allait se trouver en
+pleine campagne, quand il fut arrêté à l'issue d'une ruelle de
+chaumières par une femme qui s'écria en l'apercevant: Ah! monseigneur,
+car beaucoup de gens l'appelaient monseigneur, c'est le bon Dieu qui
+vous envoie!
+
+--Qu'y a-t-il? s'informa l'abbé; d'où vient cet effroi? pourquoi cette
+exclamation?
+
+--Notre grand-père se meurt, et il ne veut pas mourir sans confession.
+
+--Cela ne me regarde pas, mon enfant; c'est l'affaire d'un prêtre.
+
+--Est-ce que vous n'êtes pas prêtre, monseigneur?
+
+--A peu près, répliqua l'abbé de mauvaise humeur et assez interdit, à
+peu près; mais adresse-toi de préférence au prieur du couvent: il entend
+mieux cela que moi; tu vois que je chasse. Cours donc au château, sonne
+au couvent, sonne fort, et réserve-moi pour une meilleure occasion.
+
+--Monseigneur, mon grand-père n'a pas le temps d'attendre; il va
+passer. Il faut que vous veniez.
+
+--Je te le répète, répliqua l'abbé, confus en lui-même de son refus, je
+suis en train de chasser; la chose est tout-à-fait impossible.
+
+Il voulut poursuivre son chemin; mais la jeune fille, qui ne comprenait
+pas les mauvaises raisons de l'abbé, s'attacha à lui; et, le saisissant
+par les basques de sa redingote, elle le força à se détourner. Éveillés
+par le bruit de cette conversation matinale, quelques paysans parurent
+sur le seuil de leurs portes, d'autres aux croisées; et comme un village
+est une grande botte de foin sec qu'une étincelle embrase, les femmes se
+réunirent aux maris, les enfans à leurs mères; bientôt toute la
+population sortit dans les rues, afin d'être au courant de l'événement
+qui causait tant de rumeur.
+
+Abbé du Jard, seigneur de Voisenon, roi du pays, l'abbé se sentit gagné
+par une honte profonde au milieu de la foule qui l'entourait, et qui
+murmurait déjà de son refus aussi irréligieux qu'inhumain.
+
+Il n'était pas inhumain, le pauvre abbé; mais il avait complètement
+oublié les formules usitées en pareille occasion, et au fond, comme il
+était indifférent et non hypocrite, sa conscience lui reprochait d'aller
+absoudre ou condamner un homme, quand il se reconnaissait si peu digne
+lui-même de juger les autres au tribunal de la confession.
+
+Cependant la nécessité l'emporta sur ses justes scrupules, dont il ne
+pouvait se servir d'ailleurs comme d'une excuse auprès de ses vassaux;
+et, la tête basse, le fusil incliné, il se laissa conduire à la
+chaumière où rendait le dernier souffle le vieillard qui tenait à ne pas
+mourir sans l'aveu officiel de ses fautes.
+
+Les habitans s'agenouillèrent devant la porte, tandis que l'abbé s'assit
+auprès du moribond, afin de recueillir ses lentes paroles.
+
+Depuis le malencontreux moment où l'abbé avait été dérangé dans sa
+chasse, il avait perdu, car il avait des boutades de peur
+superstitieuse, la fière détermination de ne pas se croire malade ce
+jour-là. Que de signes de mauvais augure! Il avait trébuché en quittant
+le château, il avait vu des nuées de corbeaux, une fille éplorée l'avait
+forcé de se rendre auprès d'un pécheur effrayé; maintenant on disait les
+prières des agonisans autour de lui, le mourant lui parlait. L'abbé de
+Voisenon fut ébranlé; sa témérité croula, il eut froid au coeur, ses
+oreilles furent pleines de tintement, son asthme grogna au fond de sa
+poitrine. Je suis mal, se dit-il; j'ai eu tort de sortir. Pourquoi
+suis-je sorti? Ses tristes pensées se mêlèrent aux déchiremens aigus de
+sa toux; enfin il se pencha sur la tombe ouverte à son côté, il écouta
+la confession.
+
+--Vous êtes né le même jour que moi! s'écria tout-à-coup l'abbé de
+Voisenon à la première confidence du pénitent; vous êtes né le même jour
+que moi! Et il sembla dérober au malade son jaune cadavéreux.
+
+Le moribond poursuivit, et nouvelle frayeur de l'abbé.
+
+--Vous n'avez jamais écouté la messe jusqu'au bout! et moi, se dit
+l'abbé de Voisenon, qui n'en ai pas ouï le commencement d'une seule
+depuis plus de trente ans!
+
+Le pénitent ajouta:
+
+--J'ai commis, monseigneur, le grand péché que vous savez.
+
+--Le grand péché que je sais! j'en sais tant! s'avoua l'abbé; quel
+péché, mon ami?
+
+--Oui! le grand péché..... quoique marié.
+
+--Ah! je comprends! mon grand péché, quoique prêtre!
+
+Un déplorable hasard, si c'est un hasard, car le pareil péché est assez
+passé en habitude chez ceux qui ont vécu, faisait que le vassal était
+tombé au même piége que le seigneur appelé à le juger à sa dernière
+heure.
+
+Quand la confession fut finie, l'abbé se consulta avec terreur, et,
+après quelques combats où toutes les raisons furent déduites, il remit
+les péchés, en s'avouant, dans une anxiété profonde, mais traversée de
+part en part d'une épigramme, que le moribond, par reconnaissance,
+devrait bien lui rendre le même service.
+
+La cérémonie étant achevée, l'abbé se leva pour partir; les jambes lui
+manquèrent: on fut obligé de le porter jusqu'au château, où tout le
+monde fut alarmé de son abattement.
+
+Pendant tout le reste du jour, il ne parla à personne; enseveli au fond
+de son silence, il ne desserra les lèvres que pour tousser. La nuit fut
+mauvaise; des courans glacés lui traversaient les nerfs, et le moribond
+ne s'en allait pas de sa mémoire, qui lui retraçait sans cesse la
+confession de cet homme se mourant au même âge que lui et chargé des
+mêmes péchés. Au jour, son trouble fut au comble; il commanda à son
+valet de chambre de faire venir le médecin et le prieur du couvent: «Et
+tout de suite, ajouta-t-il; tout de suite!»
+
+Comprenant mieux cette fois les volontés de son maître, le domestique
+s'empressa d'aller éveiller le prieur, dont le couvent était attenant au
+château, et le médecin, qui avait une chambre dans le château même.
+C'était un jeune homme choisi par le célèbre Tronchin parmi ses
+meilleurs élèves, sur le voeu de l'abbé de Voisenon.
+
+Pénétrés l'un et l'autre du danger de M. l'abbé, le prieur et le médecin
+accourent en hâte au château; M. de Voisenon avait été si malade la
+veille! Arriveront-ils à temps?
+
+Leur zèle est si égal et si prompt, qu'ils arrivent en même temps à la
+chambre où M. l'abbé les attendait.
+
+L'abbé de Voisenon n'attendait plus; il était reparti pour la chasse.
+
+On touchait au dernier tiers de ce fatal dix-huitième siècle, qui s'en
+allait en charpie, ruiné par la débauche, la petite vérole, et aussi par
+l'âge; il se faisait hideusement vieux, et sa vieillesse n'inspirait pas
+le respect. Vieux roi, vieux ministres, vieux généraux, s'il y avait
+encore des généraux, vieux courtisans, vieilles maîtresses, vieux
+poètes, vieux musiciens, vieilles danseuses, descendaient brisés
+d'ennui, fatigués de mollesse, édentés, fanés et fardés, vers la tombe.
+Louis XV accompagnait la marche funèbre; on le conduisait à Saint-Denis
+entre deux lignes de cabarets pleins de chanteurs, joyeux de se
+débarrasser de ce fléau qu'enlevait un autre fléau: la petite vérole
+délivrait de la peste. Crébillon était mort; le fils du grand Racine,
+honoré du fameux titre de membre de l'Académie des Inscriptions et
+Belles-Lettres, était emporté par une fièvre maligne, et obtenait de la
+publicité reconnaissante du temps cet éloge nécrologique aussi bref
+qu'éloquent: «M. Racine, dernier du nom, est mort hier d'une fièvre
+maligne; il ne faisait plus rien comme homme de lettres; il était abruti
+par le vin et par la dévotion.» Douze jours après, Marivaux suivait au
+cimetière le fils du grand Racine, abruti par le vin. L'abbé Prévot
+mourait d'une dixième attaque d'apoplexie dans la forêt de Chantilly. Au
+printemps suivant, l'impudique maîtresse de Louis XV, madame de
+Pompadour, descendait à quarante-deux ans dans la tombe, après avoir
+exhalé un bon mot en guise de confession: «_Attendez encore un moment_,
+monsieur le curé de la Magdelaine, avait dit la moribonde, _nous nous en
+irons ensemble_.» Paroles bien édifiantes et dignes de rivaliser avec ce
+vaudeville qui courut dans tout Paris au sujet d'une aussi belle mort:
+
+ Il est mort, ce pauvre Soubise;
+ Sa tente à Rosbach il perdit,
+ A Versaille il perd sa marquise,
+ A l'Hôpital il est réduit.
+
+Et le journaliste ajoute en note: On sait que le prince de Soubise
+vivait avec madame de l'Hôpital; le même Soubise duquel le roi se prit à
+dire, après la journée de Rosbach, où le prince avait été complètement
+_battu_: «Ce pauvre Soubise, il ne lui manque plus que d'être
+_content_.» Jaloux aussi de partir de ce monde tout comme les autres, en
+laissant un bon mot, Rameau s'écriait avec fureur, à l'oreille de son
+confesseur, qui l'ennuyait: _Que diable venez-vous me chanter là,
+monsieur le curé? Vous avez la voix fausse_. Et là-dessus, Rameau
+mourait d'une fièvre putride: et savez-vous ce qui occupait le public le
+lendemain de la mort du plus célèbre musicien de l'Europe, le roi de
+l'école française? cette grande nouvelle: «Mademoiselle Miré, de
+l'Opéra, plus célèbre courtisane que bonne danseuse, vient d'enterrer
+son amant; on a gravé sur son tombeau:
+
+ MI RÉ LA MI LA.»
+
+Touchante oraison funèbre de Rameau! il n'y avait pas jusqu'au
+vaudeville qui ne se mêlât de mourir. Panard, le père du vaudeville,
+s'éteignait quelques jours après Rameau, et l'on disait encore avec la
+même tendresse nationale: «Les paroles ne peuvent se séparer de
+l'accompagnement.»
+
+Voyez-vous comme les rangs s'éclaircissent, comme les bougies
+s'éteignent, comme le bal touche à sa fin? les athées aussi s'en vont,
+sans savoir où, seulement après avoir été moins amusans et beaucoup
+plus dangereux au monde que ces musiciens, ces poètes et ces
+courtisanes. Près de Panard on couche dans la terre Nicolas-Antoine
+Boulanger. Encore un malheur qui vient faire tout-à-coup oublier ces
+divers malheurs; celui-là vaut la peine qu'on en parle; Molet est
+malade: Molet est l'acteur à la mode; il est tant pleuré dans sa
+maladie, que Boufflers, presque jaloux de l'intérêt qu'on porte au
+favori de la cour et de la ville, le chansonne en ces termes:
+
+ L'animal un peu libertin
+ Tombe malade un beau matin;
+ Voilà tout Paris dans la peine:
+ On crut voir la mort de Turenne;
+ Ce n'était pourtant que Molet
+ Ou le singe de Nicolet.
+
+La maladie de Molet était survenue le 15 du mois de juin; le 23, c'est
+mademoiselle Gaussin qui meurt, tant Molet était gravement malade. Et
+savez-vous comment finit cette Grâce pâle et fraîche du dix-huitième
+siècle, cette rose du Bengale de la tragédie, cette femme charmante, qui
+inspira à Voltaire les seuls vers un peu touchans qu'il ait écrits de sa
+vie? «Elle avait épousé un danseur nommé Tavolaygo, qui la rouait de
+_coups_. Zaïre rouée de coups!»
+
+Une goutte remontée enlève Helvétius, et Paris ne s'en émeut pas plus
+que de la mort simultanée de Duclos. Paris est trop occupé par ces deux
+jolis vers, écrits au bas de la statue de Louis XV, récemment
+découverte:
+
+ Grotesque monument, infâme piédestal,
+ Les vertus sont à pied, le vice est à cheval.
+
+D'ailleurs, une autre nouvelle non moins importante empêche qu'on
+s'arrête à la mort des deux philosophes, dont l'un jouissait, comme
+athée et comme philosophe, de plus de cent mille livres de revenu. «Un
+procès d'une espèce très-singulière doit se juger incessamment à
+l'Opéra. Une demoiselle _La Guerre_, fille des choeurs, a été trouvée
+dans une loge pendant une répétition. Le président de Meslay, de la
+chambre des Comptes, est l'heureux mortel qu'on a surpris; cette affaire
+rappelle celle de mademoiselle Petit.»
+
+«Piron est mort aussi hier, dit le journaliste; et il ajoute: On a dit
+qu'il avait mal reçu le curé de Saint-Roch.» Admirable bouffonnerie, que
+ces curés qui vont tous et à tour de rôle chez les écrivains du
+dix-huitième siècle pour recevoir à la tête une épigramme arrangée
+depuis dix ans.
+
+Enfin, le roi Louis XV meurt après Piron; il fait dire quelques heures
+avant sa mort par le cardinal de la Roche-Aymon: «Quoique le roi ne
+doive compte de sa conduite qu'à Dieu seul, il est fâché d'avoir causé
+du scandale à ses sujets, et il déclare qu'il ne veut vivre désormais
+que pour le soutien de la foi et de la religion, et pour le bonheur de
+ses peuples.»
+
+Voilà le bon mot du roi Louis XV; vous l'avez entendu: il aura eu le
+sien comme Rameau, comme Piron, comme Helvétius. Ce bon petit roi Louis
+XV, qui est fâché d'avoir causé du scandale à ses sujets, et qui, à sa
+dernière minute d'existence, ne veut vivre désormais que pour le bonheur
+de ses peuples: c'est s'y prendre à temps.
+
+Au reste, il meurt en mai, et trente-sept jours après, en juillet,
+_Monsieur_, frère du roi Louis XVI, envoie à la reine, sa belle-soeur,
+le madrigal suivant:
+
+ Au milieu des chaleurs extrêmes,
+ Heureux d'amuser vos loisirs,
+ J'aurai soin près de vous d'amener les zéphyrs:
+ Les amours y viendront d'eux-mêmes.
+
+Ceci voulait dire que _Monsieur_, depuis Louis XVIII, ayant cassé un
+éventail à la reine, lui en avait envoyé un autre, d'où les vers à la
+frangipane; d'où la profonde impression laissée dans tous les coeurs
+par la mort du roi Louis XV, dit le Bien-Aimé.
+
+Et savez-vous ce qui allait survivre de quelques années, de quelques
+jours seulement, à tous ces cadavres, à ces marquis qui avaient du moins
+été jeunes et beaux, à ces comtesses qui, du moins aussi, avaient eu
+l'esprit de leur libertinage, à ces poètes peu profonds, mais animés
+dans leur temps d'une verve enivrante? C'était Marmontel, ce fat qui
+croyait qu'on faisait une nouvelle aussi facilement qu'une tragédie;
+c'était Thomas, qui s'imaginait avoir l'éloquence de Bossuet parce qu'il
+parlait dans un tonneau vide; c'était Chabanon, homme dont il n'y a rien
+à dire, pas même un peu de mal; c'était Dorat, papillon de plomb;
+c'était Barthe, Marseillais sans chaleur, la pire des pires choses;
+c'était de La Harpe; c'étaient M. de Chamfort, M. François de
+Neufchâteau; tous fades oignons des folles tulipes flétries du
+dix-huitième siècle.
+
+Enfin le tour de l'abbé de Voisenon était venu. Spirituel jusqu'à sa
+dernière heure, lorsqu'on lui porta le cercueil de plomb dont il avait
+lui-même indiqué la forme et les dimensions, il dit à un de ses
+domestiques: «Voilà une redingote que tu ne seras pas tenté de me
+voler.»
+
+Il mourut le 22 novembre 1775, âgé de soixante-huit ans.
+
+L'unité de nos travaux a voulu que nous ayons tracé, presque à notre
+insu, la décadence des grands principes sociaux, en écrivant cette
+première partie de l'histoire des maisons seigneuriales de la France:
+ainsi, nous avons montré Écouen servant de tombe au despotisme du moyen
+âge, dans la personne du plus grand des Montmorency, et au despotisme
+impérial avec Napoléon. Chantilly, avec ses fêtes données à Louis XIV,
+Louis XV, au Czar; Chantilly, où Bossuet fit de la prose, Racine des
+vers, Vauban des plans de fortifications; Chantilly, type de
+l'aristocratie réduite à son essence la plus intelligente, passe
+aujourd'hui tout entier sous les couches de fumée de l'industrie. Vaux,
+cette superbe arrogance, ce monument caractéristique de l'élévation des
+ministres prodigues, est aujourd'hui une mare à grenouilles, et la
+propriété d'un duc qui sait à peine que son château appartint à Fouquet,
+et que Fouquet fut un surintendant des finances: destruction, oubli
+biblique partout. Brunoy, cette orgie, et Voisenon, cette impiété,
+disent bien haut les fautes et les vices de la noblesse et du clergé,
+quelques minutes avant l'heure où il y allait ne plus avoir ni clergé ni
+noblesse.
+
+
+
+
+PETIT-BOURG.
+
+
+On mettait autrefois douze heures avec le coche pour remonter la Seine
+jusqu'à Petit-Bourg. Une journée entière pour faire huit lieues.
+
+Aujourd'hui quatorze bateaux à vapeur, luttant de vitesse,
+accomplissent, en cinq fois moins de temps, le trajet si péniblement
+fait par les coches. Sans ridiculiser le passé, car un jour nous serons
+passé, et bientôt peut-être, on doit se féliciter de vivre à une époque
+comparativement meilleure, où l'on a la faculté de satisfaire si vite
+son désir de voir les champs et de respirer loin du bruit de Paris.
+Viennent les chemins de fer sur la ligne déjà tracée de Paris à
+Orléans, et vingt minutes suffiront pour passer du pont de la Cité au
+pont de Ris, construit par M. Aguado.
+
+Souhaitons cependant que les chemins de fer ne rendent pas la Seine à
+son ancienne solitude, en la privant de ses bateaux à vapeur, flottille
+enchantée qui fait du fleuve royal un lac italien pendant les chaudes
+journées d'automne, quand il est sillonné par _l'Aigle, le Louqsor, le
+Parisien, la Ville de Corbeil, la Ville de Montereau, la Ville de Sens_.
+J'ai dit les noms des principaux bateaux dont les flancs dorés, pavoisés
+de tentures, baignés de la folle écume de l'eau, portent chaque jour,
+mais particulièrement le samedi, des colonies de voyageurs et des
+centaines de familles, heureuses de cette navigation de quelques heures.
+Aux riches propriétaires riverains la chambre aux frêles colonnettes, le
+divan en velours rouge et les stores transparens; à la bourgeoisie de la
+campagne, aux fermiers, aux nourrices, aux vignerons, la chambre de la
+proue, sans stores, sans divan, sans colonnettes, mais bruyante,
+causeuse, à demi dans l'eau, à demi dans le vin. Partout l'éternelle
+démarcation du rang et de la foule, de la qualité et de la quantité. La
+vitesse seule égalise les conditions; riches et pauvres arrivent
+ensemble; vérité qui serait excessivement naïve à exprimer, si l'on ne
+se hâtait d'ajouter que les passagers de la chambre d'honneur emploient
+tous les moyens connus de distraction pour tuer le temps et l'espace,
+journaux, allées et venues sur le pont, lectures de livres nouveaux,
+tandis que les voyageurs de la proue s'ennuient si peu pendant la
+traversée, qu'il faut avoir recours au bruit de la cloche, à la voix des
+matelots et à vingt appels divers, pour les avertir du terme de leur
+course.
+
+La navigation par la vapeur sur la haute Seine a fait des progrès
+considérables depuis quelques années. Il y a huit ans, si ma mémoire ne
+me trompe, qu'un seul bateau fonctionnait de Paris à Montereau. Et comme
+il était mal tenu! quel loup de mer! ou quel loup tout simplement que le
+capitaine! quelle lenteur pour remonter! point de tente pour garantir du
+soleil! point de restaurant! une mauvaise cuisine de pirate clouée comme
+une aile de vautour entre la roue du bateau et le fleuve. On appelait
+cela un progrès, cependant: le coche a dû être un progrès aussi.
+
+Je ne prévois pas les riches modifications que l'avenir réserve à
+l'invention des bateaux à vapeur; mais combien ils sont différens déjà
+de ceux dont nous venons de tracer le modèle exact! Superbes et déliés à
+l'extérieur, ayant des harpes ou des lions dorés à la proue, ils
+opposent aux pieds délicats des voyageurs un pont fait de planches
+élastiques, constamment ciré par la brosse du _ship-boy_. Un cordon de
+soie descend le long des marches d'acajou, et accompagne la main jusqu'à
+la dernière marche, qui pose sur le parquet du salon. Si l'air frais du
+fleuve, si la vue de la campagne a éveillé votre appétit, sonnez,
+appelez; à bord du bateau il y a des garçons, des servantes, des chefs
+de cuisine et même une cuisine. Promenez votre imagination depuis la
+simple tasse de café jusqu'au poulet rôti, depuis le verre d'eau sucrée
+jusqu'au verre de Champagne, et faites un choix: il ne sera pas
+hypothétique comme dans la plupart des restaurans de la grande ville qui
+décroît à l'horizon.
+
+Il est moins hors de propos qu'on ne suppose peut-être de parler ici
+avec étendue de la facilité de la navigation sur la Seine. Comment
+méconnaître la valeur plus grande qu'elle a donnée aux propriétés semées
+au bord du fleuve ou près du fleuve sur une étendue de plus de quarante
+lieues? Que d'endroits où les voitures publiques n'allaient pas, tant
+ils sont loin des grandes lignes! Que de propriétés vendues, délaissées
+à cause de la difficulté d'entretenir un équipage pour s'y rendre! Avant
+l'établissement des bateaux à vapeur, les maisons de campagne placées
+dans ces conditions onéreuses étaient, à justement parler, dans
+d'autres provinces. D'ailleurs, grâce à eux, la campagne est maintenant
+à tout le monde. Que de bourgeois s'embarquent le samedi sur le bateau à
+vapeur, avec leurs chiens, qui sont en général peu de chasse, leur
+fusil, leur gibecière, et s'en vont devant eux à dix ou douze lieues de
+leur quartier! Demandez-leur s'ils ont une campagne à Choisy-le-Roi, à
+Villeneuve-Saint-Georges ou à Fontainebleau, ils vous répondront: «Je ne
+pense pas, mais j'essaierai.»
+
+Le chien de chasse est le fléau des bateaux à vapeur. On a beaucoup trop
+médit du perroquet. J'ai rencontré des perroquets en voyage; en général,
+la peur les rend sérieux et méditatifs. Mais le chien de chasse
+(puisqu'on prétend que le chien chasse) n'est jamais en repos, et il est
+partout. Chaque barque qui amène ses passagers a ses chiens, crottés
+jusqu'au museau, et tous valant cent louis. Ce chien hideux dont
+l'oeil est sanglant et le poil sale, cent louis! ce chien dont
+l'affreuse queue s'enroule à l'extrémité d'un corps fluet et
+transparent, cent louis! cette chienne dont les mamelles mouillées vous
+souillent la chaussure, respectez-la; cent louis! Il faudrait prier Dieu
+de nous délivrer des chiens, si les chasseurs n'existaient pas. Je me
+suis toujours demandé si le chasseur était dans l'arche. En tout cas,
+Dieu fit très-bien de ne pas lui donner une femelle.
+
+Reportons-nous maintenant par la pensée vers ces temps où tous les
+riches seigneurs de la cour habitaient une partie de l'année leurs
+châteaux. Quel embarras pour eux de traîner leur nombreuse domesticité à
+leur suite! Que de difficultés! que de lenteurs! Aujourd'hui, tandis que
+les maîtres courent en calèche sur le pavé de la grande route, les
+domestiques sont transportés avec tout le matériel de la maison sur les
+bateaux à vapeur. Et le jour n'est pas éloigné où chaque commune aura à
+sa disposition un steamer destiné à elle seule, à sa population. Comme
+on a un équipage, on aura peut-être sur la Seine son service par eau,
+conduit par la vapeur. L'habitude et les progrès de cette navigation
+rendront faciles les manoeuvres, qui sont, du reste, à la portée de
+l'intelligence la plus commune et de la prudence la plus ordinaire.
+
+Nous ne dirons pas les surprises pittoresques étalées aux regards depuis
+le pont d'Austerlitz, depuis le Jardin des Plantes, jusqu'au terme du
+voyage que font tous les jours les bateaux de la haute Seine; nous
+usurperions les droits des itinéraires. Les parties fuyantes de cette
+navigation, dont on ne se lasse pas, varient d'aspect à chaque
+demi-lieue sur la rive gauche. Après les villages à demi submergés dans
+la vapeur qui s'étend entre la route de Fontainebleau et la Seine,
+Gentilly, Ivry, Bicêtre plus loin, viennent les prés, les carrières,
+les oseraies pâles et échevelées; mais déjà Charenton lève la tête, et
+regarde Choisy-le-Roi, ruche laborieuse qui se révèle au loin par une
+odeur d'industrie. Autrefois Choisy-le-Roi ne pétrissait que des
+assiettes; maintenant on y fabrique des tuiles, du maroquin, du sucre,
+et ce que je préfère au sucre, au maroquin et aux tuiles, des verrières
+d'un admirable éclat. Ne maudissez pas cette fumée dont les bouffées ont
+obscurci un instant le paysage: elle sort d'un four dont le sable
+torréfié, réduit en lames transparentes, va devenir une peinture fragile
+qui s'encadrera dans la rosace d'une cathédrale. Tout ce qui est beau
+sort du feu et de la fumée, la pensée, la victoire, toute fertilité et
+toute splendeur. Madame de Pompadour avait son château de folie et
+d'amour au bord de l'eau. A la place du château, il y a, de nos jours,
+des bateaux de blanchisseuses. C'est moins poétique; mais, au temps de
+madame de Pompadour, Choisy-le-Roi était une seigneurie, maintenant
+c'est une commune. Qu'a gagné Choisy-le-Roi au changement? un pont.
+
+Si vous êtes assez heureux pour n'avoir pas de chiens à surveiller sur
+le pont du bateau à vapeur, regardez, et ne pensez pas. A quoi penser
+devant cet horizon d'arbres qui ondulent, devant ce lac de verdure qui
+roule, moutonne, et va se briser en écume au pied de ce château perdu au
+fond de la perspective? Il faut cependant penser à quelqu'un. C'est à
+l'aveugle du bateau à vapeur: chaque bateau a son aveugle qui joue du
+violon, assis entre sa fille et son chien. Ce chien-là ne vaut pas cent
+louis; aussi je le préfère à tous les autres, et je dirais volontiers de
+lui ce que Louis XIV disait d'un officier dont la laideur était raillée
+à haute voix en sa présence par la duchesse de Bourgogne: «Madame, je le
+trouve, moi, le plus bel homme de mon royaume, car c'est un de mes plus
+braves soldats.» Je trouve que le chien de l'aveugle est le plus beau
+des chiens, car il est le plus utile.
+
+Or l'aveugle du bateau à vapeur fait penser; car il ne voit rien, et il
+chante; pour nous les lueurs changeantes du ciel, les accidens de
+paysage; pour nous enfin le ciel, la terre et l'eau; pour lui rien:
+l'obscurité; il chante pourtant. Vous allez quelque part où vous êtes
+attendu, vous, par une soeur, par une amie, par un souvenir; vous
+descendrez sur quelque point de la rive; lui n'est attendu par personne,
+et il ne va nulle part; il ignore s'il monte ou s'il descend: il chante
+pourtant! J'en connais un qui, depuis dix ans, vit de cette manière.
+J'ai peut-être encore dix ans à l'entendre jouer du violon. Il n'est
+qu'une récompense possible à ce brave homme quand il sera dans le ciel:
+c'est d'y jouer du violon comme Artot.
+
+A Ville-Neuve-Saint-George, le bateau se désemplit s'il remonte le
+fleuve, ou il double sa cargaison s'il le descend. C'est le point où
+aboutissent les principaux embranchemens de chemins qui mènent aux
+campagnes louées par les artistes. L'Opéra, l'Opéra-Comique, le
+Conservatoire, peuplent de célébrités Hyères, Brunoy, Valenton,
+Gros-Bois et toutes les extrémités de la forêt de Sénart. La plupart ont
+des chapeaux gris, des croix d'honneur, et, il faut le dire aussi, des
+chiens de chasse. A quelle chasse peut se livrer une flûte de l'Opéra?
+
+Encore quelques riches morceaux de paysage, et vous découvrirez un pont
+d'une légèreté surprenante entre le ciel et l'eau. C'est le pont Aguado;
+le pont bien nommé, car c'est M. Aguado qui l'a fait construire: il a
+versé sept cent mille francs dans la Seine, qui ne les lui rendra
+jamais. On payait autrefois un sou pour passer sur ce pont. On assure
+que madame Aguado se plaignait un jour d'être obligée de faire arrêter
+sa voiture pour acquitter comme les autres son droit de péage. «Il n'y a
+qu'un remède à cet inconvénient, répondit M. Aguado: personne ne paiera
+plus rien pour passer sur le pont;» et le droit de péage fut aboli.
+
+Avant M. Aguado, il n'y avait pas de pont entre Choisy-le-Roi et
+Corbeil, c'est-à-dire sur une étendue de neuf lieues. Il a fallu qu'un
+banquier espagnol vînt en France pour que cet oubli du gouvernement fût
+réparé. Je ne sais si M. Aguado est Français maintenant. En tout cas,
+voilà une belle lettre de naturalisation d'une seule arche.
+
+Il est peu de châteaux en France dont la position soit aussi avantageuse
+que celle de Petit-Bourg. Bâti sur une crête entre la route de
+Fontainebleau et la Seine, il domine ce fleuve et un vaste horizon de
+campagnes. Son parc et ses pièces de gazon lui font un manteau jusqu'à
+la rive; et l'été, rien n'est comparable à ce développement rapide, à
+cette cascade de verdure riante et de verdure majestueuse. Par deux
+toiles de Raguenet, peintes dans la manière de Vander Meulen et placées
+l'une à la naissance de l'escalier de droite, l'autre au commencement de
+l'escalier de gauche, on peut comparer l'état du château actuel avec la
+physionomie du château aux siècles passés. Les changemens extérieurs
+sont peu notables. Sous le duc d'Antin et quelques-uns de ses
+successeurs, on ne voyait le château, du bas de la Seine, que par une
+seule et large coupure dans le parc, place couverte alors comme
+aujourd'hui par une belle pièce de gazon. M. Aguado a créé deux autres
+points de vue en étoile, en sacrifiant, avec un discernement exquis,
+quelques massifs d'arbres dont la perte se trouve richement compensée.
+Grâce à cette disposition, le château s'aperçoit toujours, à quelque
+endroit qu'on soit sur le fleuve; aucun angle ne le dérobe. La propriété
+y a sans doute gagné; je crois cependant que les voyageurs curieux,
+doucement portés par le bateau à vapeur de Paris à Montereau, ont encore
+gagné davantage à cette heureuse modification. C'est un quart d'heure de
+plus donné à l'appétit de leur curiosité. Les autres changemens, et il
+en est un très-grand nombre, portent sur des détails: détails infinis,
+coûteux à l'excès, mais perdus dans l'ensemble, et ne figurant avec
+importance que sur les mémoires des architectes et des jardiniers. Ce
+sont des riens permis seulement à un millionnaire.
+
+Le château de Petit-Bourg emprunte une majesté très-grande de sa
+situation. Son piédestal fait sa royauté, car il est petit en réalité,
+excessivement petit. A le voir du plan abaissé de la Seine, à
+l'extrémité radieuse de sa pièce de gazon, à la crête du parc, il paraît
+aussi étendu que le château de Vaux. Vaux cependant l'enfermerait tout
+entier dans l'un de ses pavillons. Il en est de même du parc, riche
+d'une apparence trompeuse, tout en développement et en surface. C'est un
+décor comme le château. Nous n'en dirons pas autant de la superbe allée
+de marroniers qui s'étend de la route de Fontainebleau à la grille: elle
+est magnifique, royale. La préface écrase le livre.
+
+ * * * * *
+
+Nous aurions désiré une teinte plus sérieuse, plus historique, à la
+façade du château; elle est trop jolie pour son âge. Le rose plaît aux
+yeux et à l'imagination; mais quand on a deux cents ans, le rose est du
+fard, et le vert de la coquetterie. Nous ne tairons pas que Petit-Bourg
+offre quarante croisées vertes sur un badigeon rose. Pourquoi la figure
+d'un château, comme celle d'un écusson de famille, n'arriverait-elle pas
+avec intégrité jusqu'au dernier jour de sa durée?
+
+ * * * * *
+
+Une belle cour pavée en petits cailloux sombres s'encadre devant le
+perron au bout de la longue allée de marroniers dont nous avons déjà
+parlé. Nous n'avons pas eu le loisir de constater le mérite des bustes
+en marbre placés de distance en distance sur le parapet de cette cour
+d'honneur. Le corridor, qui prend d'ordinaire le nom de salle des gardes
+dans la distribution des châteaux, nous a paru sans valeur à
+Petit-Bourg. Il conduit à la salle à manger, dallée, comme la
+précédente, en carreaux de marbre noir et blanc. C'est la plus belle
+pièce, à notre avis; elle est carrée, spacieuse et d'une suffisante
+élévation. Nous insisterions patiemment et avec notre exactitude
+habituelle sur le luxe de ce salon, si les meubles, ainsi que dans
+beaucoup de demeures seigneuriales, se recommandaient au regard par des
+souvenirs historiques. Que n'y avons-nous trouvé un vieux fauteuil à
+bras de madame de Montespan, ou une table de jeu usée par les coudes de
+son fils! nous ne l'aurions pas passée sous silence. A force de
+précision dans le style, nous aurions peut-être classé ces deux objets
+dans la mémoire du lecteur. Doit-on, quand la description est privée de
+ces ressources, porter une attention équivalente sur des meubles
+modernes, pour riches qu'ils soient, et les élever, malgré la mobilité
+de mille déplacemens possibles, à la hauteur d'une mention particulière?
+Dans les jours d'instabilité où nous vivons, le magnifique maître du
+Petit-Bourg actuel transportera, si le caprice l'entraîne, ses goûts de
+châtelain dans le Berry ou ailleurs, et les précieux tableaux attachés
+aux murs de son château seront remplacés, sous un nouveau propriétaire,
+par des fusils de chasse ou des instrumens de pêche; révolutions peu à
+craindre autrefois, quand le seigneur et la seigneurie ne se séparaient
+jamais.
+
+Toutefois le rare mérite des tableaux qui sont à Petit-Bourg commande
+une indication à la plume du narrateur; des chefs-d'oeuvre méritent
+une exception, n'en déplaise à ces temps-ci.
+
+Une partie de la seigneurie d'Évry et Petit-Bourg appartenaient, au
+quinzième siècle, à Pierre Longueil, conseiller au parlement de Paris.
+La terre de Grand-Bourg dépendait aussi de ses domaines. André Courtin,
+chanoine de Paris, devint ensuite acquéreur de la seigneurie entière, où
+il fit bâtir une belle maison de plaisance et, en outre, une chapelle
+dédiée à saint André, à condition que le chapelain tiendrait les écoles
+et serait à la nomination du seigneur. Après la mort de l'abbé Courtin,
+l'archevêque de Paris devint propriétaire de Petit-Bourg, qu'il
+échangea, le 29 août 1639, avec M. Galland, greffier du conseil, contre
+une maison située rue Bourg-l'Abbé, à Paris.
+
+Quelle que soit la sécheresse de ces documens, d'ailleurs restreints par
+nous à leur plus simple utilité, il est impossible de les négliger, sous
+le prétexte qu'ils n'ont pas l'intérêt de la curiosité. Nous n'avons pas
+pris l'engagement de couronner de roses la chronologie, et, comme
+Benserade, de mettre l'histoire des châteaux de France en madrigaux.
+
+Homme riche, homme de goût, M. Galland agrandit les jardins, les orna de
+statues; il ne cessa qu'à sa mort d'embellir la propriété, qui passa
+alors (1646) à l'abbé de Saint-Benoît, Louis Barbier, plus connu sous le
+nom de l'abbé de la Rivière, et par son titre de favori du duc
+d'Orléans, frère de Louis XIII.
+
+Cette généalogie des seigneurs de Petit-Bourg, faite aussi sommairement
+que possible, va nous conduire, d'un pas mieux assuré, à l'historique de
+chacun des divers possesseurs; elle nous permet même, une fois tracée,
+de reléguer dans le silence ceux d'entre eux dont la trop faible
+importance ne mérite aucune mention. L'histoire doit être polie quand il
+ne lui est pas permis d'être généreuse.
+
+De l'abbé de la Rivière, mort évêque de Langres, Petit-Bourg passa, en
+1695, à Athénaïs de Rochechouart, mariée au marquis de Montespan, plus
+tard maîtresse de Louis XIV.
+
+Il nous est permis de suspendre ici l'indispensable énumération des
+possesseurs de Petit-Bourg, pour nous avancer sur le terrain, moins
+aride, des faits dont ce château évoque les souvenirs.
+
+Sous Louis XIV, le château de Petit-Bourg appartenait au duc d'Antin,
+fils légitime de madame de Montespan. C'était le joueur le plus acharné
+du royaume, à une époque cependant où le jeu avait ses héros et ses
+grands capitaines. Pour éteindre en lui cette dévorante passion, sa
+mère, tout entière alors aux regrets d'une conduite enregistrée par
+l'histoire, s'engagea à augmenter de douze mille livres les rentes
+annuelles dont il jouissait. La condition fut qu'il ne jouerait plus de
+sa vie. Comme pour mieux le retenir dans les liens de cet engagement,
+madame de Montespan courut en faire la confidence au roi, qui parut fort
+étonné de l'intérêt qu'on lui supposait à ce que le duc d'Antin jouât ou
+ne jouât plus. D'ailleurs d'Antin joua toujours, il joua même davantage,
+ayant à sa disposition douze mille livres de plus.
+
+Quand M. de Montespan, son père, fut mort, il eut le triste courage de
+demander au roi, l'amant public de sa mère, de le nommer duc d'Épernon.
+Ses frères adultérins, les fils de sa mère et de Louis XIV,
+l'appuyaient; mais madame de Maintenon, infatigable ennemie des
+Montespan, fit prévaloir sa haine, et le duc d'Antin ne fut pas de cette
+fois encore nommé duc d'Épernon. En attendant ce beau titre, il continua
+à jouer tout l'argent que sa mère, en manière d'expiation, lui envoyait
+pour le détourner de sa ruineuse passion.
+
+Mais, quelques années plus tard, devait finir comme avaient fini toutes
+les maîtresses de Louis XIV, dans les convulsions du mal et les plus
+affreux remords, la belle, l'ironique, la blanche, la spirituelle, la
+superbe madame de Montespan; car Louis XIV, par une fatalité attachée à
+ses amours, a déshonoré, avili, tué toutes les femmes qui ont brillé
+dans son sérail, comme si après lui elles ne pouvaient plus entrer que
+dans un couvent ou dans un cercueil.
+
+Quelle existence royale et morne que celle de madame de Montespan! Comme
+elle prévoit cette passion dont elle est menacée, et dont elle doit
+mourir! Elle se cache en vain dans les bras de son mari; elle baisse la
+tête, elle ferme les yeux, tout est inutile. Le roi l'a vue, le roi l'a
+trouvée belle; elle sera la maîtresse du roi, quoiqu'elle aime,
+quoiqu'elle vénère son mari. Elle dit à son mari de prendre garde, de
+veiller sur elle, de la défendre, d'aller l'enfouir au fond d'un château
+dans leurs terres de la Guyenne. Comme on demande pardon d'avoir commis
+une faute, elle demande avec supplications qu'on ne lui laisse pas
+commettre la grande faute d'être aimée du roi et peut-être de l'aimer.
+Il fallait être un mari bien froid, bien présomptueux, ou bien aveuglé
+par l'amour, pour ne pas céder à tant de prières sensées. M. de
+Montespan aimait beaucoup sa femme; et voilà pourquoi, étrange
+conséquence! il fut sourd à ses avertissemens si tendrement, si
+énergiquement donnés. Aussi la postérité, qui a eu des pitiés
+vengeresses pour des malheurs semblables, a laissé ce mari imbécile dans
+le néant, et le nom de Montespan ne réveille autre chose que le nom
+d'une courtisane intelligente et belle, dont on ne connaît pas plus le
+mari que le coiffeur.
+
+Enfin elle fut la maîtresse de Louis XIV, et elle le fut assez
+long-temps pour s'en souvenir toujours et mourir, malgré ses pénitences,
+de la douleur de ne plus l'être. Sa royauté, il faut le dire, était
+encore plus enviable et plus extraordinaire que celle de Louis XIV, né
+roi parce que son père avait été roi, son grand-père roi. La royauté de
+madame de Montespan lui venait de ses charmes, de ses yeux où se
+peignait tout l'esprit de ses pensées, de sa beauté enfin, distinguée,
+choisie parmi les plus rares. Les questions de moralité écartées, rien
+n'est comparable à la destinée d'une maîtresse de Louis XIV, le plus
+galant des hommes quand il n'en était pas le plus indifférent, le plus
+égoïste. Tout cédait le pas à ses maîtresses. Avant ses fils, avant ses
+bâtards, avant lui-même, il mettait madame de Montespan, comme il avait
+mis auparavant mademoiselle de La Vallière, comme il devait mettre plus
+tard madame de Maintenon. Madame de Montespan assistait au conseil des
+ministres, suivait le roi à la chasse, ou plutôt était suivie du roi,
+qui ne lui parlait jamais que chapeau bas à la portière, la glace à demi
+soulevée.
+
+Un jour cependant il lui fallut quitter les Tuileries, Versailles,
+Marly, les brillans carrousels où elle était toujours remarquée; il
+fallut faire ses adieux à la grandeur et à la puissance sous toutes ses
+formes, éprouver tout ce qu'il y a d'affreux et d'amer dans le triomphe
+de ses ennemis, et tout ce qu'il y a d'amer et d'affreux dans
+l'indifférence de ses amis. Elle qui avait répandu tant d'étincelles
+ingénieuses sur le fond si sombre et si grave de la cour, elle qui avait
+prêté tant d'esprit à Louis XIV, elle qui était, après tout, la mère de
+quatre enfans dont il était le père, vit un jour entrer Bossuet, qui lui
+signifia l'intention du roi. L'intermédiaire était bien choisi. Celui
+qui faisait l'oraison funèbre de toutes les puissances mortes était de
+droit appelé à prononcer la déchéance de la maîtresse de Louis XIV, qui
+ne savait s'adresser qu'aux prêtres dans les occasions équivoques de sa
+vie. On ne sait pas au juste de quelle raison se servit M. de Meaux pour
+annoncer à madame de Montespan sa disgrâce; mais elle demeura convaincue
+que le roi la quittait, non pas parce qu'elle était moins jolie et moins
+séduisante, mais parce que le roi avait été tout-à-coup saisi de la peur
+du diable, terreur dont il éprouvait des accès par intermittence.
+Redouter le diable au point de rompre avec une femme adorée, avec madame
+de Montespan, pour se livrer immédiatement à une autre femme, à madame
+de Maintenon, c'était peut-être avoir raison contre la première, au
+point de vue religieux; mais, dans tous les cas, c'était dire tacitement
+à la seconde qu'on se donnait à elle par respect pour le diable.
+Toutefois il faut admirer le diable, qui se sert de l'organe d'un
+confesseur pour engager un roi à se défaire d'une maîtresse, et pour que
+ce roi se jette dans les bras d'une autre maîtresse moins belle et moins
+aimable. Les diables ne font pas les choses à demi.
+
+Chassée de la cour, des carrosses du roi, de sa pensée et de son
+coeur, madame de Montespan alla où allaient alors toutes les
+courtisanes en disgrâce, tous les favoris usés, toutes les maîtresses
+flétries, épées rouillées, fleurs de la veille; elle se retira au
+couvent. Cette reine dépossédée avait prévu de si loin sa chute sans
+oser y croire, qu'elle avait fait bâtir de ses épargnes la communauté où
+elle se retira le voile au front, le dépit aux lèvres et une colère
+pleine d'espérance dans le coeur. Pendant de longues années elle
+invoque en vain dans ses courses inquiètes le baume de la religion. On
+n'oublie pas si vite qu'on a été la maîtresse d'un roi de France,
+surtout lorsqu'on est encore belle! Quel amour console de cet amour
+perdu? Des hauteurs de Petit-Bourg, à travers ces bois qu'elle
+parcourait sans cesse, elle cherchait Paris, la ville où elle avait
+régné. Ceux qui, par une douce soirée d'été, passent en chantant sur le
+bateau à vapeur aux flancs de cette admirable propriété, ne savent pas
+toutes les larmes qui ont été répandues dans cet espace par une femme
+blessée du mépris d'un roi. On la voyait fuir comme une ombre désolée le
+soir derrière les arbres de son parc, ou descendre à pas rapides
+jusqu'aux bords de la Seine, dont les ondes chargées de ses regrets et
+de ses murmures devaient les porter jusqu'aux pieds du palais de son
+infidèle amant.
+
+Bonne, même avant d'être malheureuse, elle chercha dans son exil à se
+distraire par des oeuvres de bienfaisance. Son goût était de marier
+les jeunes gens qui l'approchaient; elle dotait les jeunes filles, leur
+achetait le trousseau, promettait son appui aux nouveaux ménages. Mais
+elle disait toujours à la mariée, et bien bas, en présidant à ces
+unions: «Mon enfant, n'aimez jamais un roi.»
+
+Fatiguée de ne rencontrer le repos nulle part, elle se renferma pour
+toujours à sa communauté de Saint-Joseph; et le père de Latour, célèbre
+oratorien, devint son directeur de conscience. La piété lumineuse des
+prêtres de cet ordre est restée dans la mémoire de ceux qui savent le
+passé de nos moeurs. Quelle patience héroïque! quelle persuasion
+soutenue! quelle science universelle, éloquente et familière à la fois,
+quelle simplicité et quelle subtilité de pensées ne leur fallait-il pas
+pour voir clair, pour marcher dans ces consciences qui venaient à eux,
+ou gonflées de venin, ou malades, ou découragées, exaltées ou détendues,
+demandant de la religion comme la soif demande de l'eau? Comment la leur
+présenter pour qu'ils ne la rejetassent pas? Une lente et pieuse
+obsession obtint d'elle qu'elle ne penserait plus à retourner à la cour
+ni à se venger de ses ennemis. Une femme ne pas se venger d'une femme
+qui l'a fait descendre du premier trône du monde! Elle promit, elle tint
+parole. Elle fit plus, elle écrivit à son mari qu'elle irait vivre
+auprès de lui, s'il consentait à lui pardonner et à la recevoir. Son
+humiliation n'eut pas son prix: M. de Montespan continua à la mépriser,
+et il mourut avec son mépris pour elle. Elle remercia Dieu et travailla
+assidument pour les pauvres à des ouvrages grossiers; elle cousait des
+chemises de forte toile, n'interrompant sa tâche que pour prier ou
+soutenir son corps par des mets d'une austère frugalité. Ses jarretières
+et sa ceinture étaient armées de pointes de fer qui la perçaient à
+chacun de ses mouvemens. Elle dompta même sa langue ou plutôt son
+esprit, ce dard superbe, flexible et vivant, avec lequel elle
+transperçait autrefois les réputations de la cour, et les blessait pour
+long-temps quand elle ne les tuait pas. La railleuse, la moqueuse
+impératrice se fit simple et indulgente femme, comme si elle n'avait
+jamais eu ni esprit ni malice; comme si elle n'avait jamais connu le
+monde, qui rend de tels sacrifices si onéreux et si méritoires. Et qu'on
+juge si ces abaissemens lui coûtèrent! Elle resta belle jusqu'à sa
+dernière heure, belle comme lorsqu'on la voyait du haut de son cheval de
+chasse, les bras nus, le cou mouillé par une écume de dentelles, les
+joues pourprées de jeunesse, appuyer, en souriant, l'épée du roi sur la
+tête effroyable et blessée du sanglier vaincu au milieu des chiens et
+des piqueurs.
+
+Cependant un orgueil lui resta, que son confesseur ne put terrasser ou
+qu'il ne voulut pas abattre, afin de mieux faire ressortir peut-être les
+autres triomphes obtenus. Malgré ses pointes de fer, ses chemises de
+toile jaune, son austérité et ses terreurs de la mort, madame de
+Montespan ne renonça jamais aux lois du cérémonial en pratique à la
+cour. Il n'y avait qu'un fauteuil dans sa chambre, et il était pour
+elle, reçût-elle la visite des princes ses fils, ou celle de la duchesse
+d'Orléans. On s'asseyait sur des chaises. Jamais elle ne rendit aucune
+visite.
+
+Sa maladie arriva comme un coup de foudre; elle en mourut à cause de
+l'extrême ignorance, il est à peine besoin de le dire, qu'on apporta à
+la soigner, si l'on peut appeler soin l'espèce de travail brutal qu'on
+exerça sur elle. On la gorgea d'émétique, remède très en vogue au
+dix-septième siècle, et dont personne ne revenait.
+
+Son fils légitime vint, la regarda froidement, et il ordonna qu'elle fût
+embaumée. C'était un fils légitime. Tuée par les médecins, elle fut
+hachée par les embaumeurs. Son corps n'était plus rien quand il sortit
+de leurs mains pour être remis aux gens d'église, lesquels, sur une
+question de préséance, laissèrent la bière pendant plusieurs heures à la
+porte de l'église. Enfin, on n'inhuma pas le corps; ce ne fut que
+long-temps après que la dignité publique le fit transporter à Poitiers
+et déposer dans le caveau de famille.
+
+Et le roi, que dit-il? le roi ne dit rien.
+
+Ainsi finit madame de Montespan, maîtresse de Louis XIV, mère du duc
+d'Antin, le possesseur du château de Petit-Bourg.
+
+Pétillant d'esprit, d'une figure remarquablement belle, homme de cour
+comme peu l'ont été, infatigable à tous les exercices comme à tous les
+jeux, il avança assez vite sur le chemin de la fortune, dès que sa mère
+eut cessé de vivre. Jusqu'à ce moment, il avait trouvé dans madame de
+Maintenon un invincible obstacle aux projets de son ambition. Il mit
+adroitement à profit sa position qu'aucun interdit ne gênait plus. Le
+maréchal de Villeroi, chez lequel le roi avait l'habitude de s'arrêter,
+était sous le coup de la disgrâce. Son château, un des beaux monumens de
+la splendeur seigneuriale, avait perdu la faveur des royales visites.
+Pourtant, Louis XIV, déjà très-vieux, ne pouvait guère se rendre d'un
+trait à son palais de Fontainebleau; les carrosses, même ceux de la
+cour, n'avaient ni la souplesse ni la calme rapidité des voitures
+d'aujourd'hui; la route n'était pas celle qui s'étend maintenant, comme
+un seul pavé, des Tuileries à Orléans. Fontainebleau était aux déserts.
+D'Antin saisit le beau côté de l'empêchement. Son château de
+Petit-Bourg, placé entre Paris et Fontainebleau, offrait une étape
+naturelle à la course si longue et si difficile du roi. Avec beaucoup de
+modestie, avec peu d'espoir de voir accepter son offre téméraire, il lui
+fit proposer de vouloir bien s'arrêter à son château de Petit-Bourg, si,
+sur son passage, il n'en trouvait pas de plus dignes que le sien. Madame
+de Maintenon consultée, Louis XIV agréa la proposition du duc d'Antin,
+et il promit d'aller coucher au château de Petit-Bourg le 13 septembre.
+On était en 1707.
+
+D'Antin perdit la tête quand il sut que le roi voulait bien descendre
+chez lui. Le roi et madame de Maintenon! c'étaient deux rois à loger, à
+fêter pendant tout un jour et toute une nuit. Comment être neuf dans
+cette circonstance? Comment éclipser les Condé et les Villeroi, ces
+princes qui s'étaient montrés d'une si ingénieuse magnificence chaque
+fois que Louis XIV avait honoré leurs châteaux de sa présence? On avait
+tant tiré de feux d'artifice chez Fouquet! on avait tant usé et abusé
+des promenades sur l'eau à Chantilly! D'ailleurs à Petit-Bourg le
+terrain par sa pente ne permet pas d'offrir de belles et limpides eaux à
+la proue d'une escadre dorée. D'Antin se rongeait les ongles. Se confier
+à quelqu'un, c'était admettre quelqu'un à partager le bénéfice de
+l'invention. Enfin, la muse des courtisans le visita: il eut une idée;
+et le jour de la visite arriva.
+
+«Le roi partit de Versailles le 12 septembre, à midi, pour aller à
+Petit-Bourg. Dans son carrosse étaient madame la duchesse de Bourgogne,
+madame la duchesse de Lude, dame d'honneur, et madame la comtesse de
+Mailly, dame d'atour. Les gardes-du-corps, les gendarmes, les
+chevau-légers et les mousquetaires gris et noirs étaient disposés sur la
+route par escadrons.
+
+»A Juvisy, le roi fit très-obligeamment arrêter son carrosse pour
+recevoir des corbeilles de fruits qui lui furent présentées par M. le
+président Portail, qui a une maison en ce lieu-là. Sa majesté reçut ces
+fruits avec la bonté qui lui est naturelle, dit le _Mercure galant_, que
+nous citons, et elle les présenta elle-même à madame la duchesse de
+Bourgogne et à Madame. Ces corbeilles étaient accompagnées d'autres
+rafraîchissemens dont sa majesté remercia M. Portail. Avant que
+d'arriver à Petit-Bourg, elle fut rencontrée par M. le marquis d'Antin,
+qui était venu pour la saluer sur la route, et qui reprit les devans
+pour la recevoir à Petit-Bourg. Sa majesté y arriva à quatre heures, et
+entra dans l'appartement que ce marquis lui avait fait préparer; elle le
+trouva fort beau. Au retour de la promenade, le roi travailla jusqu'à
+l'heure du souper, qui fut servi par les officiers de sa majesté, qui
+s'y étaient rendus la veille. Toutes les tables tinrent comme à
+Versailles, et furent servies de même. Les gardes-du-corps ne manquèrent
+de rien, et les gardes françaises et les Suisses ne purent vider tous
+les tonneaux de vin qu'on leur distribua.»
+
+Telle est la manière sèche et officielle dont le _Mercure galant_ de
+septembre 1707 rend compte de la visite de Louis XIV au château de
+Petit-Bourg. Il est d'autres mémoires du temps, et ceux de Saint-Simon
+ne doivent pas être omis, qui parlent de l'honneur fait au duc d'Antin
+en termes plus étendus: nous n'avons pas manqué d'y puiser.
+
+Quelques heures avant l'arrivée de Louis XIV au château de Petit-Bourg,
+le duc d'Antin fut frappé d'une pensée qu'il aurait pourtant dû avoir
+avant ce moment extrême. Le désespoir le saisit, sa raison s'égara, il
+sentit ses idées se brouiller dans sa tête, quand il n'avait peut-être
+jamais eu un besoin si grand de sang-froid, de contenance et de dignité.
+Il était un homme perdu, déshonoré, ridiculisé pour tout le reste de sa
+vie. Quelle était donc l'erreur où il était tombé? Quel oubli
+irréparable avait-il donc commis? Son oubli était, en effet, un crime
+pour un courtisan et un courtisan aussi délié que lui, sur le point de
+ressaisir la faveur du roi et celle de madame de Maintenon. Lui, qui
+avait donné à son château une forme si nouvelle, afin d'être récompensé
+d'un sourire de Louis XIV, lui, qui avait choisi grain à grain le sable
+où la cour passerait, lui, homme d'esprit, n'avait pas remarqué, jusqu'à
+ce moment fatal, que le chiffre du roi et de sa mère, madame de
+Montespan, était gravé, incrusté, peint partout. Ces deux lettres, L M,
+arrêtaient le regard, à quelque endroit qu'il se portât. Comment les
+faire disparaître? Elles brillaient aux panneaux des portes, sur le
+marbre des cheminées, au dos des fauteuils. Et madame de Maintenon
+allait voir ces terribles emblèmes, témoignages de la passion de Louis
+XIV pour une autre femme qu'elle! A ce spectacle si honteux pour elle,
+nul doute qu'elle remonterait en carrosse et partirait, furieuse, pour
+Fontainebleau. Quelle vengeance ne tirerait-elle pas d'un tel affront,
+qu'elle supposerait avoir été long-temps calculé par le fils de madame
+de Montespan? D'Antin se voyait à la Bastille ou au fond d'un cachot
+d'une prison d'état. Pourtant les heures s'écoulaient, déjà des
+mousquetaires caracolaient devant les grilles. D'Antin n'avait plus qu'à
+se noyer dans la Seine, tandis que le roi arrivait à Petit-Bourg par la
+route de Fontainebleau. Avant de se noyer, d'Antin voulut cependant tuer
+son intendant, en raison de ce principe qui veut qu'un intendant ait
+toujours moins d'esprit que son maître, quand il advient au maître d'en
+avoir, et qu'il soit plus sot que lui, lorsque le maître commet une
+sottise. Je le tuerai, criait-il en promenant ses mains irritées sur le
+chiffre entrelacé du roi et de sa mère: je le tuerai! n'était-ce pas à
+lui à remarquer, à effacer, à pulvériser ces emblèmes qui seront ma
+ruine et ma mort? Décidément, je le tuerai.
+
+L'intendant fut appelé.
+
+--Monsieur, lui dit le duc d'Antin, vous êtes un misérable.
+
+--Monseigneur...
+
+--Vous êtes un insensé!
+
+--Mais, monseigneur, en quoi?
+
+--Vous méritez un châtiment.
+
+--Que je sache du moins...
+
+--Eh! quoi, vous avez laissé subsister ces chiffres, quand le roi doit
+se rendre ici?
+
+--Je pensais, monseigneur...
+
+--Vous pensiez! vous ne savez donc pas?... Faut-il que je vous apprenne
+que madame de Montespan fut autrefois distinguée par le roi?
+
+--Je ne l'ignorais pas, monseigneur.
+
+--C'est donc pour me nuire, me perdre, m'assassiner, que vous n'avez pas
+détruit ces chiffres?
+
+--Pourquoi les aurais-je détruits?
+
+--Il faut donc que je descende encore à vous dire que le roi a remplacé
+dans ses affections, où nul n'a le droit de pénétrer, madame de
+Montespan par madame de Maintenon?
+
+--Je savais aussi cela, monseigneur, et je regrette une confidence
+semblable, puisqu'elle paraît tant vous affliger.
+
+--Mais expliquez-vous, monsieur! puisque vous n'ignoriez aucun de ces
+faits, pourquoi ne m'avez-vous pas épargné la ruine dont je suis
+menacé?
+
+--Monseigneur, répondit l'intendant, si j'ai conservé partout où il a
+été placé le chiffre de madame de Montespan et du roi, c'est que le nom
+de madame de Maintenon comme celui de madame de Montespan commence par
+un M. Le roi croira que c'est une des mille surprises que vous lui avez
+préparées. Il verra dans ce chiffre la première lettre de son nom et la
+première lettre du nom de madame de Maintenon, qui ne sera pas moins
+flattée de votre ingénieuse courtoisie. Voilà pourquoi je n'ai pas
+anéanti ces deux lettres qui vous ont tant causé de peine, monseigneur.
+
+--Dès ce moment vos gages sont triplés, dit le duc d'Antin à son
+intendant. N'oubliez qu'une chose, c'est que je me suis mis en colère
+devant vous. Vous pouvez vous retirer, monsieur.
+
+Ainsi que l'intendant l'avait prévu et si adroitement dit pour sa
+défense, le roi et madame de Maintenon prirent pour une délicieuse
+galanterie du duc d'Antin la répétition de leur chiffre semé avec tant
+de prodigalité autour d'eux.
+
+Le roi et madame de Maintenon, au jour et à l'heure indiqués, vinrent
+donc à Petit-Bourg avec toute leur suite, leurs officiers, leurs gens et
+leurs carrosses.
+
+La propriété était naturellement assez belle pour que le duc d'Antin
+n'eût pas eu, comme cela était à craindre, la triste fantaisie de faire
+planter des rosiers à la place de ses beaux chênes, et de dévaster ses
+parterres pour les remplir d'eau et de petits poissons. Le roi admira ce
+qui sera éternellement beau à Petit-Bourg (à moins que les chemins de
+fer ne veuillent le contraire), un parc superbement planté sur la crête
+d'un riche point de vue, et descendant, comme une décoration mouvante,
+jusqu'à la Seine, miroir de tant de beautés; un parc qui semble fait
+pour amuser le soleil, tant on lui a pratiqué de rues, de places, de
+portiques où courir, s'étendre et darder. En automne, il a des déclins
+inimaginables; il a des épanouissemens féeriques; il se fait à lui-même
+des illuminations sur son passage; tantôt il se montre rouge et découpé
+au ciseau au fond d'une lunette de verdure; tantôt il s'ouvre et
+s'élargit en teinte dorée derrière des branches qui flambent de clarté,
+comme des sarmens au feu, et les terrasses, toutes peuplées de blanches
+statues, et la Seine, la rivière royale, se colorent de la mélancolique
+garance de cette aurore boréale dont les oiseaux seuls, les moutons
+penchés sur les coteaux et les pâtres indifférens, ont le spectacle
+solitaire jusqu'à la première étoile.
+
+Mais si le duc d'Antin eut le bon sens de ne vouloir inventer aucune
+rivière imprévue, aucun nouveau soleil, pas la moindre nature pour faire
+sa cour au roi, il jeta madame de Maintenon dans une vive surprise en
+l'introduisant dans l'aile du château qui lui était réservée.
+
+A peine madame de Maintenon a-t-elle posé le pied sur la première
+marche, qu'elle croit saisir une ressemblance. Cet escalier est
+exactement le même que celui de Saint-Cyr, sa fondation orgueilleuse et
+chérie. C'est bien la même rampe en fer doré. Elle monte, redoublement
+de surprise: les portes d'appartement sont, comme à Saint-Cyr, toutes
+guillochées de dorures délicates, s'enlaçant en ceps de vignes sur un
+fond blanc et mat. Elle entre, mêmes cheminées en marbre pâle, mêmes
+flambeaux à branches élancées et courbées en rameaux. Cette première
+pièce ne diffère en rien de celle de sa maison religieuse. Nombre égal
+de petites et de grandes glaces; exacte tapisserie d'Aubusson,
+représentant, ainsi qu'à Saint-Cyr, l'histoire d'Esther et d'Assuérus.
+Madame de Maintenon, émerveillée, passe dans la pièce destinée à être sa
+chambre pour une seule nuit. L'enchantement continue. C'était à croire
+qu'une fée avait transporté de Saint-Cyr à Petit-Bourg les siéges, les
+tapis, les pendules, les tableaux, les livres; les livres même dont
+madame de Maintenon faisait sa lecture habituelle sont là; et rien qui
+trouble cette ressemblance magique: les livres ont le caractère
+extérieur, la forme distincte, la physionomie fatiguée, les plis, les
+taches des livres de Saint-Cyr. Elle les retrouve dans la position où
+elle les a laissés sur sa table de méditation. Elle s'assied, c'est son
+fauteuil; elle prolonge son regard, ce sont ses rideaux; elle l'élève,
+c'est le Christ d'ivoire au pied duquel elle prie. Pas une couleur, pas
+une nuance, pas un trait, qui soit une dissemblance. Elle sourit, et
+remercie le duc d'Antin, qui a pleinement réussi dans son miracle de
+courtisan.
+
+Comme elle était arrivée de bonne heure au château de Petit-Bourg, elle
+put encore entendre la messe dans une galerie pratiquée près de sa
+chambre. Autre prévoyance pieuse du duc d'Antin. A Saint-Cyr, madame de
+Maintenon assistait à la messe dans une pareille galerie. L'attention la
+flatta extrêmement; et comme tout ce qui semblait lui plaire était du
+goût du roi, il n'y a pas de termes assez justes pour peindre le bonheur
+de leur hôte. Il n'est sorte d'amusemens qu'il ne leur procurât; et les
+amuser était très-difficile alors. Le roi et madame de Maintenon étaient
+déjà bien vieux. Cependant la musique, les promenades, les scènes de
+divertissement arrangées sur le passage de la cour, le plaisir des
+personnes de la suite, l'ordre qui accompagnait ces coups de théâtre
+calculés avec beaucoup d'art, parvinrent à distraire les royaux
+visiteurs, malgré leur âge, leur infirmité, leur profond ennui.
+
+Lorsque le roi se fut retiré un instant dans l'appartement de madame de
+Maintenon, il fit appeler d'Antin, qui commençait à recevoir par la
+faveur de cette audience le prix de son zèle. Le duc profita de cette
+entrevue pour soumettre au roi le plan du château de Petit-Bourg. Tout
+fut approuvé par le roi, dont le goût était très-sûr et très-distingué
+en matière de jardins. Cependant il fit remarquer au courtisan
+respectueux qu'une longue allée de marroniers masquait la perspective
+précisément en face de la chambre qu'il occupait, lui, le roi,
+d'ailleurs ravi de tout le reste. L'observation fut accueillie par le
+duc d'Antin avec reconnaissance. Il convint que cette allée de
+marroniers n'avait pas été heureusement plantée.
+
+Le lendemain matin, quand le roi s'approcha de la croisée, quel ne fut
+pas son étonnement![C] l'allée de marroniers avait disparu.
+
+Le roi se montra fort touché des efforts que le duc avait faits pour
+lui rendre agréable son séjour au château; mais, toujours moqueuse
+malgré ses grands dehors de piété, madame de Maintenon dit à d'Antin, en
+présence des courtisans, au moment de quitter le château: «Il est
+heureux, monsieur le duc, que je n'aie pas déplu au roi; vous m'eussiez
+envoyée coucher sur le pavé du grand chemin.»
+
+Ceci était peut-être de la jalousie: le duc d'Antin eut le tort de
+n'avoir pas deux allées de marroniers à abattre, une en l'honneur du
+roi, l'autre en l'honneur de madame de Maintenon.
+
+Le célèbre jardinier Le Nôtre avait dessiné une grande partie des
+jardins de Petit-Bourg, à l'époque de l'élévation de madame de
+Montespan. Quel nom que celui de Le Nôtre! C'est le Louis XIV des
+jardins. Il n'est pas un château dont les échos ne répètent son nom; il
+mériterait une histoire.
+
+La vie de Le Nôtre fut une des plus occupées, comme elle fut une des
+plus heureuses. Une fois couvert de la protection du roi, on se le
+disputa à la cour ainsi qu'à la ville pour avoir un parc dessiné par
+lui. Le frère du roi, le duc d'Orléans, l'employa dans ses jardins de
+Saint-Cloud; le prince de Condé lui commanda le tracé de ses parterres,
+les plus délicieux du monde, et la division de la forêt de Chantilly, le
+boudoir des forêts; il laissa aussi tomber sa règle et son compas sur
+les parcs de Villers-Cotterets, de Meudon, de Chaillot, de Livry et de
+Sceaux.
+
+Voilà l'artiste; voici l'homme. Voulant connaître l'Italie, préjugé
+éternel de ceux qui vont chercher au loin des images et des pensées
+qu'ils ont chez eux et en eux, Le Nôtre alla à Rome pour y visiter les
+jardins dont on lui opposait la riche ordonnance. Son goût n'y puisa pas
+beaucoup; ses idées s'y agrandirent. Son voyage eût peu mérité d'occuper
+l'attention de ses biographes, sans la connaissance qu'il fit à Rome du
+chevalier Bernin, et sans sa présentation au pape Innocent XI, événement
+où la familiarité de son caractère se mit si singulièrement à nu, que
+cette présentation devint depuis un épisode de sa vie à raconter.
+
+Au lieu de s'humilier avec une ferveur religieuse devant le chef de la
+chrétienté, Le Nôtre s'écria en sa présence: «Non, je n'ai plus rien à
+désirer, j'ai vu les deux plus grands hommes du monde, votre sainteté et
+le roi mon maître.--Il y a une grande différence, reprit le pape; le roi
+est un grand prince victorieux, et moi, je suis un pauvre prêtre,
+serviteur des serviteurs de Dieu; il est si jeune et je suis si vieux!»
+Encouragé à laisser parler son coeur, Le Nôtre frappa sur l'épaule
+d'Innocent XI, en lui disant: «Mon révérend père, vous vieux! Vous vous
+portez bien, et vous enterrerez tout le sacré collége.» Le mot fit rire
+le pape, au cou duquel Le Nôtre finit par sauter, tant était vive sa
+joie de pouvoir parler au pape comme il parlait à Louis XIV. Aussi libre
+au Louvre qu'au Vatican, Le Nôtre embrassait Louis XIV toutes les fois
+qu'il revoyait ce prince après quelque absence.
+
+Le roi était du reste habitué depuis long-temps à cette familiarité de
+Le Nôtre. Lorsqu'il alla, pour la première fois, à Versailles, examiner
+les progrès des travaux, il s'arrêta devant les deux pièces d'eau qui
+sont sur la terrasse. Le Nôtre fut complimenté. L'éloge enhardissant
+celui-ci, il confia au roi son projet de construire la double rampe,
+différens bosquets et une foule d'autres parties exécutées plus tard.
+Émerveillé des vues de Le Nôtre, le roi lui coupait à chaque instant la
+parole pour lui dire: «Le Nôtre, je vous donne vingt mille livres.» A la
+quatrième interruption, Le Nôtre se tourna brusquement et dit au roi:
+«Sire, votre majesté n'en saura pas davantage, je la ruinerais.»
+
+A quatre-vingt-cinq ans, sentant ses facultés s'affaiblir, et voulant,
+comme cela se disait alors, s'occuper de son salut, il demanda sa
+retraite, que Louis XIV ne consentit à lui accorder qu'à la condition
+qu'il se présenterait de temps en temps à la cour.
+
+Un peu avant sa mort, étant allé à Marly pour se promener sous les
+allées qu'il avait plantées dans sa jeunesse, il y rencontra le roi
+monté dans sa chaise couverte traînée par des Suisses. Louis XIV exigea
+que Le Nôtre montât à côté de lui dans une chaise à peu près semblable.
+L'émotion étouffait le vieux jardinier; ayant aperçu Mansart, le
+surintendant des bâtimens, qui marchait à pied à quelque distance, il
+s'écria, les yeux pleins de larmes: «Sire, en vérité, mon bonhomme de
+père ouvrirait de grands yeux, s'il me voyait dans un char auprès du
+plus grand roi de la terre. Il faut avouer que votre majesté traite bien
+son maçon et son jardinier.»
+
+ * * * * *
+
+Sorti de la classe la plus obscure, il s'éleva, par son génie, sa belle
+conduite et la pureté de ses moeurs, au grade de chevalier de l'ordre
+du roi, de contrôleur des bâtimens de sa majesté et dessinateur de tous
+ses jardins.
+
+ * * * * *
+
+Les honneurs n'altérèrent jamais la naïveté de sa bonne nature. Louis
+XIV lui ayant accordé, en 1675, des lettres de noblesse et la croix de
+Saint-Michel, il voulut aussi lui donner des armes. «Sire, dit-il, j'en
+ai déjà: trois limaçons couronnés d'une pomme de choux.» Ajoutant:
+«Pourrais-je oublier ma bêche? Combien doit-elle m'être chère! N'est-ce
+pas à elle que je dois les bontés dont votre majesté m'honore?»
+
+Il mourut à quatre-vingt-huit ans.
+
+Quoique Louis XIV aimât passionnément l'étiquette, il était heureux dans
+beaucoup d'occasions de ne revêtir que le simple costume de marquis de
+cour et de se promener sans le cortége solennel des gentilshommes de sa
+maison. A la campagne surtout, il tenait à jouir de cette liberté si
+précieuse. Dès qu'on devinait son désir d'être seul, on restait peu à
+peu en arrière, on s'arrêtait par petits groupes; enfin, on le laissait
+isolé sur le chemin de sa promenade. Le jour de sa visite à Petit-Bourg,
+il sembla manifester l'intention de parcourir sans le fastueux embarras
+de sa suite les diverses parties de la propriété du duc d'Antin.
+Aussitôt ses officiers se retirèrent, se repliant vers le château, où,
+parmi les divertissemens infinis préparés pour eux par le duc, les
+tables de jeu, on le suppose, n'avaient pas été oubliées.
+
+Grand amateur de jardins, Louis XIV s'arrêta au milieu des potagers de
+Petit-Bourg, qui devaient leur célébrité aux soins d'un horticulteur de
+génie, d'un homme dont le nom est resté, comme celui des peintres et des
+sculpteurs illustres du même temps. Ce jardinier, fécondé par un regard
+de Louis XIV, était La Quintinie, qui devait le premier perfectionner
+en France la culture des fruits et des légumes, et asseoir son
+illustration à côté de celle de Le Nôtre.
+
+Jean de La Quintinie débuta par être avocat à Paris, où il était venu de
+Poitiers, son berceau natal. Il obtint même de grands succès au barreau,
+avant que des rapports de profession ne le fissent connaître de M. de
+Tambouneau, président en la chambre des comptes, au fils duquel il fut
+attaché en qualité de précepteur. Dans Virgile, qu'il expliquait à son
+élève, il admirait moins une poésie tendre et délicate qu'il ne tenait
+compte des préceptes de jardinage dont il abonde. La description de la
+tempête dans l'_Enéide_ le laissait froid, tandis qu'il suivait avec
+passion la manière d'élever les abeilles dans les _Géorgiques_. Grâce
+aux vastes propriétés de son protecteur, M. de Tambouneau, il eut la
+facilité de résoudre par la pratique ses théories horticulturales. Il
+planta, sema, greffa avec une liberté si illimitée et si heureuse, qu'il
+en oublia le barreau pour écrire un livre où puiseront éternellement les
+faiseurs de traités du jardinage et de manuels de l'agriculteur. Ce
+livre fut intitulé: _Les Instructions pour les jardins fruitiers et
+potagers_. Il lui attira d'unanimes éloges, et lui valut la gloire
+d'avoir pour élève en jardinage le grand Condé, nom illustre, toujours
+resplendissant à côté de celui de Louis XIV, toutes les fois que la
+postérité reconnaissante se souvient d'un encouragement accordé aux
+artistes du dix-septième siècle. De La Quintinie donna aussi à Londres
+des leçons de son art au roi d'Angleterre; à son retour en France, il
+entretint avec des seigneurs anglais une correspondance rendue publique
+après sa mort.
+
+Quand la réputation de La Quintinie fut consacrée par de beaux travaux,
+Louis XIV, qui avait l'instinct de ne jamais laisser s'égarer une
+supériorité à l'étranger, alla chercher cet homme, dont tout le mérite
+était de donner une saveur plus douce à une pomme ou à une cerise, un
+éclat plus vif à une rose, et quelques feuilles de plus à un oeillet,
+seules fleurs, pour le dire en passant, que la botanique du temps
+daignât remarquer; et il créa en sa faveur une charge de
+directeur-général de tous les jardins fruitiers et potagers de toutes
+les maisons royales. La Quintinie fit produire à Versailles des fruits
+et des légumes dont l'excellence ne fut pas seulement appréciée de Louis
+XIV; après avoir orné la table de tous les successeurs du grand roi, ils
+sont encore de nos jours en haute estime à la cour du roi régnant.
+
+Au retour de son excursion dans le verger, le roi ne manqua pas de
+remercier le duc d'Antin d'avoir fait contribuer aux travaux d'utilité
+et d'embellissement de Petit-Bourg ceux dont il avait le premier
+découvert et honoré le mérite. Autant Louis XIV était jaloux de la
+gloire téméraire des courtisans qui, avant lui, mettaient en lumière le
+talent d'un homme supérieur, autant il aimait qu'on ratifiât les arrêts
+de son goût en employant les artistes de sa prédilection particulière.
+Ainsi on s'explique pourquoi on rencontre dans tous les châteaux de
+quelque valeur les ouvrages des sculpteurs et des peintres qui ont orné
+Versailles, Marly, Fontainebleau et les autres demeures royales. Il est
+inutile de faire remarquer que ces artistes célèbres multipliaient leurs
+tableaux et leurs statues autant dans le but de doubler les échos de
+leur renommée que pour élever les avantages acquis à leur position.
+
+Le roi éprouva une nouvelle satisfaction en voyant les statues placées
+sur son passage. C'était encore un hommage rendu à son discernement. Les
+frères Keller les avaient signées, et l'on sait que la part prise par
+les frères Keller aux ornemens de Versailles est immense. Il est peu de
+bassins pour lesquels ils n'aient fondu quelque divinité accroupie,
+versant des nappes d'eau de son urne inclinée. Quoiqu'ils eussent à
+maîtriser des matières aussi rebelles que le bronze et le fer, ils
+parvinrent à des résultats incroyables de perfection, et avec des
+procédés bien moins sûrs que ceux d'aujourd'hui. Il est douteux que les
+sculpteurs qui leur confiaient leurs modèles eussent poussé aussi loin
+qu'eux la correction unie à la vérité des mouvemens, et la science des
+muscles, sans tomber dans la sécheresse de la dissection. Ils jouèrent
+avec le feu et le cuivre liquide comme les figurations pétries avec ce
+bronze figé jouent avec l'eau. Toutes ces allégories humides, qui
+représentent les principaux fleuves du royaume, la Garonne, la Dordogne,
+la Seine, la Marne, se fondent avec une harmonie grave dans le plan
+sévère du parc; elles y sont mieux à leur place, si on ose le dire, que
+de frileuses statues si malades d'être nues. Le bronze est d'une nudité
+moins absolue que le marbre, et il va bien à notre ciel sans soleil et
+sans lune: ciel aveugle.
+
+Nés à Lyon l'un et l'autre, les frères Keller moururent tous les deux à
+Paris.
+
+On a d'eux à Versailles:
+
+Dans le parterre d'eau, Bacchus, Apollon, Antinoüs, Silène; ensuite, et
+placés au bassin à droite dans le parterre d'eau, la Garonne, la
+Dordogne, la Seine, la Marne et quatre nymphes; placés dans le bassin à
+gauche, toujours dans le parterre d'eau, le Rhône, la Saône, la Loire
+et cinq nymphes. Ils fondirent encore, sur la composition de Vanclère,
+un lion sur un lion; et, d'après de Raon, un lion sur un sanglier. Ces
+deux groupes sont aussi dans un des bassins du parterre d'eau.
+
+Les frères Keller reproduisirent, dans les châteaux des riches favoris
+de Louis XIV, leurs principaux ouvrages, mais sur une échelle moins
+royale et moins coûteuse.
+
+Louis XIV poursuivait ainsi sa promenade au milieu des travaux pleins de
+goût semés avec intelligence sur la riche surface du château de
+Petit-Bourg, s'admirant dans les efforts de ses favoris, qui le
+prenaient en tout pour exemple et pour guide, s'applaudissant de
+reconnaître, quelque endroit où il allât, la superbe influence de
+Versailles et de Fontainebleau. Mais tout-à-coup son orgueilleuse
+préoccupation est absorbée; il s'arrête en face d'une statue qui se
+dresse au point final d'une allée du parc. Ses sourcils se froncent, il
+penche la tête tantôt à droite et tantôt à gauche, il s'avance, il
+recule, il avance encore; sa canne à pomme d'or est posée
+perpendiculairement près de son oeil droit, tandis que sa main gauche
+parée de dentelles ne cesse de s'agiter en manière d'étonnement. Cette
+scène muette se prolonge jusqu'au moment où le roi, ayant acquis la
+certitude qu'il a raison, se prend à dire à haute voix: Cette statue
+est fort belle; c'est un Girardon admirable; mais elle n'est pas
+d'aplomb! non, elle n'est pas d'aplomb! elle penche vers la droite.
+Comment le duc d'Antin ne s'en est-il pas aperçu? Allons lui en faire la
+remarque. Allons!
+
+D'aussi loin que Louis XIV, fier de sa découverte, reconnut le duc
+d'Antin, qui se promenait au haut de la terrasse et causait avec des
+seigneurs de la cour, il lui fit signe de venir au plus vite. Les
+groupes de seigneurs et d'Antin se hâtèrent d'accourir vers le roi, dont
+ils auraient voulu deviner la pensée; en un instant ils l'entourèrent.
+
+--Messieurs, leur dit le roi en se dirigeant du côté de la statue de
+Girardon, vous allez me dire votre opinion avec franchise, comme vous la
+dites toujours. Nous avons une observation critique à adresser
+indirectement à M. le duc d'Antin, parmi les grands éloges dus à
+l'excellente ordonnance de sa propriété.
+
+--Sire, je me condamne d'avance, répondit le duc.
+
+--C'est ce que je ne vous demande pas, monsieur le duc. Je vous récuse,
+s'il vous plaît.
+
+--Sire, je me tairai.
+
+On était arrivé devant la statue de Girardon.
+
+Le roi fit quelques pas, et se tournant ensuite vers les courtisans
+respectueusement attentifs: Messieurs, le socle de cette statue vous
+semble-t-il en parfait équilibre?
+
+Les personnes consultées par le roi, après avoir regardé long-temps et
+minutieusement la statue, ne rompaient pas le silence.
+
+--Vous ne répondez pas, messieurs! me serais-je trompé? Cependant mon
+coup d'oeil a été sûr plus d'une fois. Regardez mieux, je vous prie,
+votre complaisance m'obligera.
+
+Obéissant au désir du roi, les courtisans recommencèrent, à de nouveaux
+points de vue, à des distances diverses, leur premier examen, trouvé
+insuffisant.
+
+--Eh bien! messieurs! toujours le même silence? Je suis donc condamné?
+Je vous rends votre liberté d'opinion, monsieur le duc. Vous-même,
+dites-nous ce que vous pensez de la position de cette statue, qui nous
+avait paru pencher vers la droite.
+
+--Sire, puisque vous me permettez de parler, j'oserai dire que j'ai le
+tort de ne pas voir comme votre majesté en ce moment. Le faune de
+Girardon me semble, sauf le respect que je professe, sire, pour votre
+avis, être perpendiculaire à la ligne horizontale du terrain. Me
+sera-t-il permis à cette occasion de faire remarquer à votre majesté que
+la courbure du sol au sommet de cette allée du parc peut causer
+l'erreur? Le socle est posé sur une surface courbe.
+
+--J'admets, monsieur le duc, votre objection; mais je persiste dans mon
+sentiment, malgré le côté sensé d'une remarque que j'avais déjà faite.
+Pour terminer le différend, voulez-vous, messieurs, que l'architecte de
+M. le duc d'Antin soit juge entre nous? L'acceptez-vous pour arbitre?
+
+--Votre majesté s'est déjà montrée vraiment trop généreuse en daignant
+mettre en balance son opinion et la nôtre.
+
+--Monsieur le duc, il nous serait agréable que vous fissiez appeler
+céans votre architecte, s'il est ici. Nous attendrons.
+
+Après s'être incliné, le duc d'Antin remonta avec empressement l'allée
+qui conduit au château.
+
+Pendant sa courte absence, le roi, oubliant la discussion, indiqua du
+bout de sa canne aux courtisans les nombreuses beautés de l'ouvrage de
+Girardon, son statuaire de prédilection; il tenait son chapeau à plumes
+dans la main gauche afin de se garantir des rayons du soleil. On
+l'écoutait avec une espèce d'adoration lorsqu'il parlait des grands
+artistes dont il avait doté la France et son règne. Alors ses chagrins
+de plomb semblaient ne plus peser autant sur sa profonde décrépitude; il
+relevait peu à peu le front; il était vénérable, lamentable et beau.
+Que lui restait-il de ses guerres? l'humiliation; de ses maîtresses?
+madame de Maintenon; de ses fils? des souvenirs de poison. Mais de
+Girardon, de Puget, de Lebrun, de Racine, de Corneille, il lui restait
+d'impérissables statues, des livres, des tableaux qui devaient illuminer
+la longue route de son siècle.
+
+Louis XIV se plut à parler avec onction de quelques-uns de ces artistes,
+revenant toujours sur le mérite particulier de Girardon.
+
+Troyes, en Champagne, fut la patrie de François Girardon, un des
+artistes dont la vie accompagna pas à pas le règne de Louis XIV, et fut
+la plus dévouée aux volontés de ce monarque. Né en 1627, il ne mourut
+qu'en 1715; soixante années de cette glorieuse vie furent employées à
+tailler des statues, des fontaines, des vases et des bas-reliefs pour
+les jardins royaux, et notamment pour Versailles, qu'il vit commencer et
+finir, embrassant dans sa longévité patriarcale la période des nombreux
+sculpteurs du dix-septième siècle, presque tous nés après lui et morts
+avant lui. Cette ample existence, jointe à l'influence qu'il acquit par
+sa renommée et la charge d'inspecteur-général de tous les ouvrages de
+sculpture dont il fut revêtu à la mort de Lebrun, rendent raison de la
+prépondérance de son goût sur les artistes de son temps. A l'exception
+de Puget, trop rustique, trop d'un seul bloc, pour obéir à d'autres
+ordres que ceux de son inspiration, tous les sculpteurs du dix-septième
+siècle inclinèrent le ciseau devant lui, et passèrent sous son équerre.
+Auguier, Coysevox, Renaudin, Coustou, furent ses élèves ou ses
+courtisans; et par déférence ou par conviction, malgré les dissemblances
+de leur génie, ils adoptèrent sa manière sans se permettre d'autre
+mérite, avec la faculté incontestable d'en avoir à ajouter à celui de
+leur maître, que de multiplier ses formes uniquement gracieuses:
+Versailles fut un monastère qui eut sa règle invariable et son abbé
+inflexible dans Girardon. Ses statues et celles de ses disciples sont de
+la même famille. Au lieu du nez droit des Grecs, signe accepté de
+plusieurs générations de sculpteurs, ce furent les chutes des reins
+ondulées, les petites épaules, et les chairs chiffonnées qui
+caractérisèrent l'école de Girardon. Elle ne vaut pas celle de Jean
+Goujon, qui s'ensabla sous le règne de Louis XIII, sans qu'on en puisse
+dire au juste la raison; mais, à coup sûr, elle vaut infiniment mieux
+que celle dont le chevalier Bernin, géant de plâtre, était alors le
+représentant en Italie, et mieux encore que toutes celles qui lui ont
+succédé au dix-huitième siècle et au dix-neuvième siècle, jusqu'à nous.
+Quand on n'atteint pas à l'énergie du geste comme Puget, on n'a rien de
+mieux à faire que de s'arrêter à l'amabilité des formes de Girardon.
+S'il n'eut pas toutes les qualités dévolues à la statuaire antique, la
+réflexion serrée, la grâce dans l'exactitude, la vie idéale à la surface
+de la vie réelle, il eut à un très-haut degré l'instinct de toutes les
+sensibilités de la chair, qualités dont il eut les défauts, en poussant
+la vérité jusqu'à la trivialité du moment, c'est-à-dire jusqu'à voir le
+plus gracieux modèle d'une nature de choix dans l'épiderme soyeux d'une
+duchesse.
+
+Enfin, d'Antin revint accompagné de son architecte, de celui dont le roi
+attendait la sentence sans appel.
+
+--Décidez entre nous, monsieur, lui dit le roi d'un ton de bonté
+encourageante. Cette statue est-elle ou n'est-elle pas en équilibre?
+
+Avant de répondre, l'architecte posa son équerre au milieu de la statue,
+et laissa pendre le fil à plomb jusqu'au bas du socle.
+
+--Sire, dit l'architecte en montrant la direction du cordon aux
+courtisans, la statue penche d'un pouce au moins vers la droite.
+
+--J'avais donc raison, messieurs, dit le roi en désignant le duc
+d'Antin, qui paraissait moins confus de sa propre défaite que satisfait
+de la victoire de Louis XIV.
+
+--Sire, répondit-il, vous nous pardonnerez de n'avoir pas la rectitude
+de votre regard; sinon ce serait nous punir de ne pas vous égaler.
+
+Les autres courtisans varièrent ce thème élogieux sur toutes les notes,
+quoique au fond, eux et le duc d'Antin, le premier, sussent parfaitement
+que le faune de Girardon tombait sur le côté d'une manière sensible. La
+comédie avait parfaitement réussi.
+
+Cette supériorité de lumières plaisait au roi, qui prenait pour des
+avantages réels sur l'intelligence des autres ces concessions
+complaisantes, renouvelées sous mille formes autour de lui.
+
+Le duc d'Antin, devenu, par cette première flatterie, surintendant des
+bâtimens, la reprit souvent avec succès. Dans les _pièces relatives au
+siècle de Louis XIV_[D], de Voltaire, on lit (pages 390-391): «Les
+chefs-d'oeuvre de sculpture furent prodigués dans ses jardins. Il en
+jouissait et les allait voir souvent. J'ai ouï dire à feu M. le duc
+d'Antin que, lorsqu'il fut surintendant des bâtimens, il faisait
+quelquefois mettre ce qu'on appelle des cales entre les statues et les
+socles, afin que, quand le roi viendrait se promener, il s'aperçût que
+les statues n'étaient pas droites, et qu'il eût le mérite du coup
+d'oeil. En effet, le roi ne manquait pas de trouver le défaut. M.
+d'Antin contestait un peu, et ensuite se rendait et faisait redresser la
+statue, en avouant avec une surprise affectée combien le roi se
+connaissait à tout. Qu'on juge par cela seul combien un roi doit
+aisément s'en faire accroire.
+
+»On sait le trait de courtisan que fit ce même duc d'Antin, lorsque le
+roi vint coucher à Petit-Bourg, et qu'ayant trouvé qu'une grande allée
+de vieux arbres faisait un mauvais effet, M. d'Antin la fit abattre et
+enlever la même nuit; et le roi, à son réveil, n'ayant plus trouvé son
+allée, il lui dit: Sire, comment vouliez-vous qu'elle osât paraître
+devant vous? elle vous avait déplu.
+
+»Ce fut le même duc d'Antin, qui, à Fontainebleau, donna au roi et à
+madame la duchesse de Bourgogne un spectacle plus singulier, et un
+exemple plus frappant du raffinement de la flatterie la plus délicate.
+Louis XIV avait témoigné qu'il souhaiterait qu'on abattît quelque jour
+un bois entier qui lui ôtait un peu de vue; M. d'Antin fit scier tous
+les arbres du bois près de la racine, de façon qu'ils ne tenaient
+presque plus; des cordes étaient attachées à chaque corps d'arbre, et
+plus de douze cents hommes étaient dans ce bois prêts au moindre signal.
+M. d'Antin savait le jour que le roi devait se promener de ce côté avec
+toute sa cour; sa majesté ne manqua pas de dire combien ce morceau de
+forêt lui déplaisait:--Sire, lui répondit-il, ce bois sera abattu dès
+que votre majesté l'aura ordonné.--Vraiment, dit le roi, s'il ne tient
+qu'à cela, je l'ordonne, et je voudrais déjà en être défait.--Eh bien,
+sire, vous allez l'être.--Il donna un coup de sifflet, et l'on vit
+tomber la forêt.--Ah! mesdames, s'écria la duchesse de Bourgogne, si le
+roi avait demandé nos têtes, M. d'Antin les ferait tomber de même.»
+
+La plaisanterie de la duchesse de Bourgogne sur les formes expéditives
+du duc d'Antin rappelle singulièrement le bon mot de madame de
+Maintenon, le jour où l'allée fut aussi coupée au pied au château de
+Petit-Bourg; conformité qui autorise à douter de l'une ou de l'autre
+anecdote, si elle n'invite pas à les rejeter toutes deux, malgré le
+témoignage de Voltaire.
+
+L'art de courtisan, dont on s'est moqué avec plus de haine que de
+raison, n'était pas, comme on a le tort habituel de le croire, une
+infirmité dégradante, un abaissement de l'âme. Sans doute Dangeau était
+parfois ridicule par l'excès de son adoration pour Louis XIV, quoique
+Dangeau, et son journal même le prouve, fût un écrivain tout aussi
+agréable pour son temps qu'il est utile à consulter dans le nôtre; sans
+doute le duc d'Antin et le duc de la Feuillade, l'un en sciant au pied
+un rideau d'arbres, l'autre en érigeant au roi, au milieu de la place
+des Victoires, une colossale statue équestre autour de laquelle des
+flambeaux brûlaient toute la nuit, poussèrent trop loin le dévouement
+domestique et l'affection privée; mais le sentiment qu'ils gâtaient par
+l'exagération mérite une étude, et non du mépris. Cette étiquette, dont
+ils se montraient si jaloux et si heureux, n'était pas chose vaine
+alors. Comment se classaient les hommes? est-ce par l'intelligence ou
+par le rang? Puisque c'est par le rang, rien ne pouvait être inviolable
+comme le rang; et l'on ne voit pas pourquoi on n'aurait pas dû avoir
+autant de juste vanité à offrir à Marly le bougeoir à Louis XIV qu'on en
+a eu plus tard à réclamer dans un plat d'argent les cheveux de Napoléon
+quand il se les faisait couper. Or le rang représentait plus de la
+moitié du courtisan; le respect et l'affection personnelle, si
+nécessaire sous une monarchie absolue, faisaient le reste. Cette
+affection valait à la couronne des officiers dévoués au moment de la
+guerre et des amis dans le malheur. Le courtisan Turenne se faisait
+emporter par un boulet; le courtisan d'Antin envoyait toute son
+argenterie à la fonte pour que les soldats de Louis XIV ne mourussent
+pas de faim pendant les si désastreuses campagnes de la fin de son
+règne. N'altérons pas les idées en déshonorant les noms; ne pas aimer
+la monarchie absolue n'oblige pas à méconnaître le fond de son
+institution, le caractère de sa langue, la sincérité de son culte.
+Qu'eût été Louis XIV sans courtisans? Se le figure-t-on au milieu des
+sujets d'un stathouder? A cet esprit de cour, à ce fanatisme pour la
+monarchie personnifiée, à cette tendresse, qui ne rougissait pas de
+baisser la tête devant le roi, à la condition de la laisser tomber pour
+lui dans l'occasion, la France doit une flexibilité de langage
+impossible à surpasser, une variété de charmantes formules de
+conversation, qui sont à la pensée ce que les feuilles sont au bois d'un
+arbre, c'est-à-dire un ensemble touffu, gazouillant, inépuisable,
+harmonieux. Sans ces fous de marquis, ces vicomtes débraillés, sans ces
+chevaliers galans, dans lesquels nous ne voyons que des courtisans, nous
+serions, comme nation civilisée, au niveau des Hollandais pour la
+finesse de manières, et des Anglais pour l'élégance du langage: un
+siècle en arrière. Quand le roi est la patrie, le monde c'est la cour.
+
+En 1717, à l'époque de transformation où les hommes d'esprit
+commençaient à détrôner, en politique comme en littérature, les fortes
+capacités du siècle précédent, un homme de génie, dans toute l'exigeante
+acception du mot, Pierre Ier, czar de Moscovie, eut une seconde fois
+l'envie de connaître la France. On sait que ce désir avait été
+antérieurement éludé par Louis XIV, peu jaloux, dans sa vieillesse
+inquiète et sans faste, d'accueillir à sa cour un souverain venant
+exprès du fond du nord pour voir de près les magnificences qu'on lui
+avait racontées de la cour du grand roi. Mais Louis XIV était mort,
+Louis XV était encore enfant, le régent ne haïssait pas la
+représentation, et d'ailleurs le czar avait depuis Louis XIV étendu une
+illustration sans exemple d'un bout de l'Europe aux extrémités de
+l'Asie: son projet devait se réaliser. Après avoir voyagé en Hollande,
+en Allemagne et en Angleterre, il ne pouvait trouver d'obstacle sérieux
+à voir la France, alors plus fermement qu'aujourd'hui encore placée à la
+tête des nations civilisées.
+
+Pour la première fois peut-être, un monarque sortait de ses états
+lointains, non par un vain désir de voir et d'être vu, mais pour
+s'instruire dans les arts utiles au commerce et à la navigation, deux
+grandes, deux fécondes passions du fondateur de l'empire russe.
+
+Dunkerque fut le port où, le 21 mai 1717, descendit Pierre Ier,
+accompagné de sa suite. Pour le recevoir dignement, le régent avait mis
+à sa disposition des fourgons, des carrosses en très-grand nombre, les
+plus riches équipages du roi, avec ordre de traiter le czar comme le
+roi lui-même. Le marquis de Nesle se présenta à lui à Calais pour lui
+faire les honneurs du voyage jusqu'à Beaumont, d'où le maréchal de Tessé
+devait l'escorter jusqu'à Paris. Cette déférence parut naturelle au
+czar; et, pendant toute sa résidence dans la capitale, il ne se montra
+jamais surpris du cérémonial outré dont on usa envers lui.
+
+«Ce prince, dit une relation historique dédiée au czar lui-même, et
+écrite par l'auteur du nouveau _Mercure François_, arriva à Paris entre
+neuf et dix heures du soir, le roy étant déjà couché. Il fut surpris de
+voir les rues Saint-Denis et Saint-Honoré toutes illuminées, avec un
+peuple infini qui occupoit les fenêtres et les passages.»
+
+Quoique ses appartemens eussent été dressés au Louvre avec une
+somptuosité digne de son rang, on jugea, et ce fut fort à propos, de lui
+tenir prêt l'hôtel de Lesdiguières, appartenant au maréchal de Villeroi.
+On supposa que le czar serait plus à l'aise qu'au Louvre dans un hôtel
+exclusivement dévolu à lui seul. Ainsi qu'il avait été réglé, le
+maréchal de Tessé, qui avait rencontré Pierre Ier à Beaumont,
+l'accompagna jusqu'à Paris, et lui servit d'introducteur au Louvre le
+soir du même jour, vers neuf heures. Les marbres, les lumières répandues
+à l'excès dans les appartemens, les girandoles de cristal, jouant,
+tournant et miroitant à ses yeux, les dorures des plafonds et des
+portes, les couleurs cramoisies des tapisseries, le fatiguèrent à tel
+point, qu'il voulut s'en aller tout de suite à l'hôtel de Lesdiguières.
+«Étant entré dans la salle (une des salles du Louvre), où il trouva deux
+tables de soixante couverts chacune, en gras et en maigre, il les
+considéra, et demanda un morceau de pain et des raves, goûta à cinq ou
+six sortes de vins, but deux gobelets de bière, qu'il aime beaucoup, et
+jetant les yeux sur la foule de seigneurs et autres personnes dont les
+appartemens étoient pleins, il pria M. le maréchal de Tessé de le faire
+conduire à l'hostel de Lesdiguières, proche l'Arsenal.» On avait encore
+trop richement orné cet hôtel pour ses goûts d'une simplicité austère.
+Dédaignant les meubles opulens placés par l'ordre du régent, et surtout
+le lit d'or et de soie qui lui était destiné, il fit porter et préparer
+son lit de camp, et s'y coucha à demi habillé, comme il en usait à
+l'armée. C'était à cet empereur sauvage que le seigneur le plus délicat
+de la cour avait prêté son riche, son magnifique hôtel.
+
+Sa personne était en analogie parfaite avec son esprit; la rudesse et
+l'intelligence marquaient sa physionomie et ses actions. Grand, maigre,
+mais bien pris, l'oeil noir asiatique, le teint animé, rougeâtre
+comme la glace au soleil, il avait par momens des irritations nerveuses
+dont tous les angles et les muscles faciaux étaient émus. S'il
+s'apercevait de sa contraction, il la domptait et l'effaçait sous un
+sourire affecté, mais plein de grâce.
+
+«Le même jour, le czar étant sorti à cinq heures du matin dans un
+carrosse à deux chevaux seulement, il alla à l'Arsenal, à la
+Place-Royale, dont il fit le tour; ensuite à la place des Victoires,
+qu'il dessina, et y lut les inscriptions; et de là à la place de
+Louis-le-Grand, dont il admira la statue équestre. Il s'arrêta chez le
+charpentier du roi, vit travailler ses ouvriers, et travailla avec eux,
+s'informant du nom et de l'usage des outils différens; il descendit
+aussi chez le menuisier du roi, où il fit ses observations. Ce monarque
+avoit prié le jour précédent M. le duc d'Antin de lui fournir une
+description de tout ce qu'il y avoit de plus curieux à Paris: deux
+heures après, ce seigneur lui apporta un cahier proprement relié, qui
+contenoit toutes les raretés de cette grande ville; il le reçut sans
+l'examiner; mais, l'ayant ouvert, il fut agréablement surpris de le voir
+traduit en langue esclavonne, et s'écria qu'il n'y avoit qu'un François
+capable de cette politesse.
+
+»M. le duc d'Antin accompagna le czar à l'académie royale de Peinture et
+de Sculpture, où M. Coypel, peintre célèbre, eut l'honneur de lui
+expliquer tous les sujets différens qui méritent quelques observations.
+
+»Le 16, le czar se rendit aux Invalides à l'heure du dîner. Il salua en
+particulier tous les officiers, et leur fit l'honneur de les nommer ses
+camarades.»
+
+On connaît son costume: perruque sans poudre, habit sombre, point de
+dentelles; jamais de gants.
+
+Son appétit était primitif comme ses manières: il mangeait énormément,
+buvait davantage; il buvait toujours. Sa suite aurait cru lui faire
+injure en affectant de la sobriété. Son aumônier seul le surpassait en
+intempérance.
+
+Et cependant ce prince, trivial jusqu'à passer des journées entières
+avec des maçons, à partager leurs travaux, méprisant à un degré presque
+puéril l'éclat du luxe, la mollesse de notre vie intérieure, le
+relâchement de nos habitudes, était d'un despotisme presque raffiné sur
+l'étiquette, d'une tyrannie subtile sur les questions de préséance.
+C'était un ours tombé dans l'habit d'un marquis; un ours poudré.
+
+On est émerveillé de la docilité du régent à condescendre à toutes les
+servilités d'une étiquette qui, apparemment, voulait que le prince
+visité fût le laquais du prince visiteur. Le czar prétend ne mettre le
+pied hors de son hôtel de Lesdiguières qu'après avoir été salué par le
+duc d'Orléans, et le duc d'Orléans s'empresse de se rendre au caprice du
+czar, lequel fait deux pas en avant, tourne le dos, et passe le premier
+dans un cabinet où il s'assied au haut bout. A l'Opéra, le czar a soif,
+le duc d'Orléans se lève, va chercher de la bière, et en offre un verre
+dans une soucoupe; quand le czar a bu, il prend une serviette des mains
+du duc d'Orléans et s'essuie les lèvres. Le czar nous coûtait six cents
+écus par jour, y compris le service du duc d'Orléans.
+
+Nous passons sur une foule de traits qui décelèrent le caractère du czar
+pendant son séjour à Paris, pour mentionner un événement de la fête dont
+il fut le héros chez le duc d'Antin à Petit-Bourg.
+
+«Le 30 de mars, M. le duc d'Antin engagea ce prince à aller dîner à
+Petit-Bourg, d'où il a dû se rendre à Fontainebleau, tout étant disposé
+pour l'y recevoir, et pour lui donner successivement le plaisir de la
+chasse du loup, du cerf et du sanglier.
+
+»Il s'en faut beaucoup que les voyages des empereurs Charles IV,
+Sigismond, et Charles V, en France, aient eu une célébrité comparable à
+celle du séjour qu'y fit Pierre-le-Grand. Ces empereurs n'y vinrent que
+par des intérêts de politique, et n'y parurent pas dans un temps où les
+arts perfectionnés pussent faire de leur voyage une époque mémorable;
+mais quand Pierre-le-Grand alla dîner chez le duc d'Antin, dans le
+palais de Petit-Bourg, à trois lieues de Paris, et qu'à la fin du repas
+il vit son portrait, qu'on venait de peindre, placé tout d'un coup dans
+la salle, il sentit que les Français savaient mieux qu'aucun peuple du
+monde recevoir un hôte si digne.» (_Histoire de Russie_, part. II, chap.
+VIII, p. 336, édition Delangle.)
+
+Ni Voltaire, que nous citons, ni Saint-Simon et Dangeau, à qui nous
+empruntons souvent, ne parlent de ce voyage du czar en France avec la
+minutieuse fidélité du _Mercure_, quoique tous les trois affectent
+l'ordre chronologique le plus absolu dans leur récit. A notre avis, _le
+Mercure_ est la meilleure source où l'on doive puiser quand on a besoin
+de connaître les événemens du temps de Louis XIV, du régent et de Louis
+XV. Ce mérite, il n'est pas besoin de le dire, n'est relevé ni par celui
+du style ni par celui d'un esprit de critique même au niveau de la
+liberté fort restreinte de l'époque. Père du journalisme, _le Mercure_ a
+débuté par la naïveté, et le journalisme est, je crois, maintenant assez
+éloigné de son origine.
+
+Nous détacherons encore de cet excellent recueil quelques lignes
+instructives parmi celles qui sont consacrées au séjour du czar à Paris.
+
+«Le dimanche, 30 du passé, le czar arriva de bonne heure à
+_Petit-Bourg_, où M. le duc d'Antin lui fit servir un dîner magnifique,
+après lequel il alla coucher à Fontainebleau. Le lendemain, il courut le
+cerf avec l'équipage du roi, et monta les chevaux de M. le comte de
+Toulouse, qui se trouva à cette chasse; elle fut si vive, que le cerf
+fut forcé en moins d'une heure et demie. Le czar, qui n'avoit jamais
+pris ce plaisir royal, en parut fort content, et fit à M. le comte de
+Toulouse toutes les honnêtetés imaginables.
+
+»Il revint coucher à Petit-Bourg, où M. le duc d'Antin le reçut aussi
+magnifiquement que la veille, quoique ce retour fût imprévu. Après avoir
+parcouru les jardins et la terrasse qui sert de barrière à la Seine, il
+entra le 1er juin dans une gondole, qui le ramena à Paris avec toute
+sa cour, qui le suivoit dans d'autres bateaux. Il s'arrêta à Choisy, où
+il fut accueilli par madame la princesse de Conti, douairière, qui doit
+y séjourner tout l'été; il vit les jardins et les appartemens: s'y étant
+rafraîchi, il continua son chemin en gondole, et ayant traversé tous les
+ponts de Paris, il vint descendre à l'abreuvoir, au-dessous de la porte
+de la Conférence; il monta en carrosse, et, passant sur les remparts de
+la ville, il alla chez un artificier où il acheta une grande quantité de
+fusées et de pétards qu'il voulut tirer lui-même dans le jardin de
+l'hôtel de Lesdiguières.»
+
+Quelque curieux que soit le reste du récit, il s'éloigne trop de notre
+sujet pour que nous le transcrivions ici. Nous ne racontons pas la vie
+du czar Pierre, mais un jour, quelques heures de sa vie, passées au
+château dont nous nous sommes constitué l'historien.
+
+Louis XV ne fut pas moins porté que son grand-aïeul à combler les
+vacances du trône par le plaisir, la variété des fêtes, les petits
+soupers, créés sous son règne et dans son palais même, et par mille
+voluptés dont les raffinemens augmentèrent avec sa vieillesse. Entre
+autres goûts, il avait aussi le goût de la chasse, à l'exemple de
+presque tous ses prédécesseurs. Ce plaisir était pour lui d'autant plus
+vif qu'il était l'occasion de deux autres auxquels il tenait beaucoup.
+Quand il avait chassé, il mangeait mieux, il aimait davantage, ou bien
+il mangeait davantage et il aimait mieux. Cette manière d'être étant
+passée en habitude chez Louis XV, et en principe chez les courtisans,
+serviteurs discrets de ses désirs, il trouvait toujours, après la
+chasse, au château où il daignait descendre, un souper des plus fins, et
+pour convives les plus jolies et les plus spirituelles femmes de la
+noblesse française; et ceci se prolongeait sans lacune jusqu'à l'heure
+de quelque sérieuse maladie arrivant avec son cortége noir de médecins
+et de prêtres. Alors la favorite était congédiée pendant tout le règne
+de la fièvre, ce qui à beaucoup de gens ne paraîtra pas un grand
+sacrifice fait à la religion.
+
+La forêt où Louis XV aimait le plus à chasser était celle de Sénart;
+c'est du moins dans la forêt de Sénart que le _Mercure galant_, ce
+journal si précieux à consulter, nous le montre le plus souvent à la
+poursuite du chevreuil et du cerf. Deux châteaux le recevaient de
+préférence aux autres sur la rive droite et sur la rive gauche de la
+Seine, celui de Soisy-sous-Étiolles et celui de Petit-Bourg.
+
+Heureux d'y prolonger un délassement plein de charmes, il n'en partait
+qu'aux deux tiers de la nuit, quand il n'y restait pas jusqu'au matin,
+circonstance plus rare; car il fallait traverser Paris au milieu des
+interprétations indiscrètes des bons bourgeois éveillés.
+
+Parfaitement dociles aux caprices de Louis XV et récompensés selon leur
+zèle spécial, plus facile à définir qu'à justifier, les courtisans d'un
+certain esprit et d'un certain naturel avaient la haute direction des
+plaisirs clandestins du roi. La peine n'était pas perdue; il s'est créé
+beaucoup de duchés-pairies à cette époque dont le faubourg
+Saint-Germain sait l'origine. Ces amis du roi ne laissaient jamais
+manquer ses repos de chasse des objets d'affection qu'il avait contracté
+l'habitude d'y rencontrer. Tous d'ailleurs n'affectaient pas les mêmes
+facultés ingénieuses. Les uns, le précédant de quelques heures, savaient
+donner aux mets du festin une physionomie nouvelle, séduisante,
+irrésistible; leurs mains savantes plaçaient les bougies dans l'endroit
+le plus favorable à l'éclat des beautés cueillies pour la soirée.
+D'autres excellaient dans le mystère; leur science était profonde à
+faire paraître sur les pas du roi, et comme par le plus grand des
+hasards, quelque jeune paysanne oubliée comme une fraise au bord d'une
+allée du bois. Le roi prenait et savourait la fraise. Le lendemain,
+c'était une moissonneuse égarée loin du sillon, ou une batelière
+endormie au fond de son bac. La fraise, la batelière et la moissonneuse
+n'avaient pas toujours une naissance fort rurale, mais les rois n'y
+regardent pas de si près; d'ailleurs Louis XV ne perdait pas le temps en
+observation.
+
+Or, un soir d'automne, Louis XV, en revenant de la chasse, alla souper
+comme de coutume au château de Petit-Bourg. La nuit était belle sans
+être éclairée par la lune; c'était la pureté sombre d'un ciel étoilé.
+Malgré la licence acidulée des propos, le piquant des anecdotes, la
+douce ivresse du vin de Champagne, le roi se leva pour sortir. Un signe
+avait averti ses compagnons de chasse de ne pas se déranger pour le
+suivre. Apparemment il souhaitait d'être seul. On eut l'air de ne pas
+comprendre le motif de cette absence, expliquée cependant par une foule
+d'absences semblables. C'était le moment où d'ordinaire le roi se
+heurtait dans l'ombre à quelque délicieuse surprise.
+
+Les joues en feu, le pied leste, l'oreille pourpre, il traversait la
+dernière pièce qui ouvre sur la terrasse, quand il vit se lever d'un
+fauteuil où elle était soucieusement assise une dame qu'il n'avait pas
+aperçue au souper. C'était la comtesse de Mailly, sa favorite, une des
+cinq charmantes filles du marquis de Nesle. Le roi fut fort étonné de sa
+présence, qui n'était pas assurément pour lui la rencontre désirée.
+Depuis quelques années, madame de Mailly pouvait difficilement
+surprendre Louis XV.
+
+Sans donner au roi le temps de l'interroger, elle lui dit, avec le ton
+d'autorité que les femmes emploient d'ordinaire lorsqu'elles n'ont plus
+aucune autorité, qu'elle avait appris avec étonnement (avec indignation,
+elle aurait voulu dire) que la place vacante de dame d'honneur de la
+reine allait être accordée à une autre qu'elle, comtesse de Mailly,
+aimée du roi. Cela était douloureux à penser, honteux à croire, absurde
+à supposer.
+
+Poli autant que la comtesse de Mailly était sourdement irritée, le roi
+lui répondit que la reine n'avait encore rien décidé à cet égard.
+C'était une chose prématurée ou plutôt remise. A coup sûr, ses droits ne
+seraient pas oubliés dès qu'on songerait à donner l'emploi à quelqu'un.
+
+Après avoir égrainé quelques autres phrases gracieuses, le roi baisa la
+main à la comtesse.
+
+Il veut être seul, pensa madame de Mailly; la trahison s'achève. Une
+femme l'attend dans le parc. Mon règne est passé.
+
+Elle ne se trompait guère. Le roi n'avait plus pour elle que
+l'attachement banal de l'habitude, si aisé à rompre, surtout à la cour.
+
+La comtesse de Mailly marcha prudemment derrière les pas du roi en
+frôlant les premières haies du parterre; bientôt elle fut comme lui dans
+l'épaisseur du parc. Sa curiosité ne tarda pas à être satisfaite: ses
+prévisions l'avaient bien servie.
+
+Bientôt elle entendit dans l'allée voisine des pas doubles sur le gazon
+et deux voix qui se répondaient sous l'ombre des tilleuls. Elle écouta
+de toutes les forces concentrées de son attention, le coeur palpitant,
+l'oreille collée au mur de feuillage qui la cachait.
+
+Le roi disait: Vous êtes bien belle, mademoiselle: pourquoi ne
+brilleriez-vous pas à la cour, où vous seriez l'admiration de tout le
+monde et mon adoration secrète? Venez-y! votre place y est marquée. La
+reine a besoin d'une dame d'honneur; l'emploi vous sera offert demain,
+acceptez-le pour l'amour de moi.
+
+Il y eut un silence et le froissement d'un baiser sur un gant.
+
+Madame la comtesse de Mailly fut blessée au coeur par le dard de
+l'ambition et de la jalousie. Honte et douleur! elle avait reconnu la
+femme à qui le roi avait ainsi parlé.
+
+Après d'autres dialogues de plus en plus vifs, le couple se sépara
+brusquement: un bruit s'était fait entendre. Le roi passa d'un côté, sa
+compagne de l'autre. Madame de Mailly suivit les pas du roi.
+
+La surprise est charmante, en effet, pensa le roi; mais quelle est cette
+ombre qui se dirige vers moi en agitant un éventail? C'est jour de
+bonheur aujourd'hui. On dirait madame de Lauraguais à sa démarche.
+
+--Madame de Lauraguais! s'écria le roi. Excusez mon étonnement, madame,
+je n'aurais jamais osé compter sur une aussi ravissante rencontre.
+
+--Madame de Lauraguais! murmura la comtesse de Mailly en déchirant la
+petite dentelle de son gant. Elle aussi!
+
+--Je suis effrayée, sire...
+
+--Remettez-vous, madame la duchesse, reposez-vous sur mon bras; qui vous
+trouble ainsi?
+
+--Je me suis rencontrée, sire, avec une personne sans doute de votre
+connaissance, là-bas au bout du parc. Nous nous sommes coudoyées. C'est
+une femme.
+
+--Une femme! pensa le roi: une troisième? Mes amis ont eu trop de zèle.
+Chacun d'eux aurait dû prendre son jour.
+
+--Ne pensez pas à cela, dit le roi à la duchesse, n'écoutez que ma
+reconnaissance. Vous êtes divine d'avoir consenti à vous promener ce
+soir dans ce parc; que je vous remercie et que je vous aime!
+
+--Encore une qu'il aime! dit tout bas la comtesse de Mailly.
+
+--Encore une qu'il aime! disait aussi tout bas à quelques pas plus loin
+la première dame par qui Louis XV avait été abordé en pénétrant dans le
+parc.
+
+--Sire, dit ensuite la duchesse de Lauraguais, vous m'aimez moins que
+vous ne me l'assurez.
+
+--Et pourquoi cela, je vous prie, belle duchesse?
+
+--Vous avez promis la place d'honneur à ma soeur Louise, la comtesse
+de Mailly; on le dit du moins dans le monde.
+
+--Le monde est dans l'erreur.
+
+--Et l'on ajoute que vous la donnerez pourtant à ma soeur Félicité.
+
+--Autre invention!
+
+--On connaît déjà ma chute, pensa douloureusement madame de Mailly: on
+me remplace publiquement dans le coeur du roi par ma soeur!
+
+--Voilà qui est loyal de la part d'une soeur cadette, dit à elle-même
+celle que madame la duchesse de Lauraguais désignait sous le nom de
+Félicité.
+
+--Et qui donc aura la place de dame d'honneur? demanda la duchesse de
+Lauraguais, qui, avec infiniment moins de beauté et d'esprit que ses
+deux soeurs, avait toute l'étourderie de son extrême jeunesse.
+
+--Devinez, répondit le roi en lui enlevant une épingle d'or de sa petite
+perruque galamment poudrée.
+
+--Et votre majesté voudrait-elle bien me dispenser de deviner le motif
+pour lequel il m'a été fait violence? s'écria tout-à-coup une quatrième
+femme en se jetant sur le passage du roi, renversé par cette apparition.
+On devine que la duchesse de Lauraguais n'était plus là.
+
+--Oui! votre majesté serait-elle assez généreuse pour m'expliquer le
+motif de ma présence ici, quand rien, j'ose le dire, ne m'a fait
+solliciter cet honneur?
+
+--Encore un zélé maladroit, pensa Louis XV. Il paraît qu'on m'aura
+entendu louer les attraits de la marquise de Flavacourt, et voilà qu'on
+la conduit par force à mon souper de Petit-Bourg! Je suis trop bien
+servi aujourd'hui.
+
+--Madame la marquise, répondit le roi, peu habitué à se déconcerter dans
+les aventures de ce caractère, on aura commis une erreur dont je
+rechercherai la cause, quoique, je l'avoue, il me soit pénible de m'en
+plaindre.
+
+--Des hommes ont renversé mon cocher, un d'eux s'est emparé du siége, et
+j'ai été menée à ce château, dans ce parc. Je suis une de Nesle,
+marquise de Flavacourt!
+
+--Je vais vous faire reconduire chez vous, madame la marquise, avec tous
+les honneurs respectueux dus à votre personne. Mes valets vous
+escorteront avec des flambeaux.
+
+--Ces marques de respect, sire, me touchent beaucoup; mais ce trop
+d'honneur obtenu pourrait m'en faire perdre davantage. Permettez que je
+me retire sans bruit, et satisfaite de la réparation que votre majesté
+daigne me donner.
+
+--Je vous dois encore quelque faveur plus grande, charmante marquise,
+reprit Louis XV, qui, revenant à la galanterie malgré sa dignité
+affectée, ignorait qu'auprès de lui la comtesse de Mailly, et ses deux
+soeurs, celle qui devait être bientôt la comtesse de Vintimille et la
+duchesse de Lauraguais, trois femmes! l'écoutaient avec un égal dépit et
+un désir égal de voir comment le roi et la marquise de Flavacourt se
+sépareraient.
+
+--Sire, je n'attends de votre majesté qu'une grâce, celle de me
+permettre de ne point accepter la proposition qui m'a été faite
+aujourd'hui par la reine.
+
+--Parlez!
+
+--Depuis long-temps, sire, j'avais renoncé à paraître à la cour, et vous
+savez pour quelle raison je n'ai pas déguisé ma répugnance. Ma soeur
+la comtesse de Mailly n'est pas votre femme. Aujourd'hui la reine
+m'offre la place de dame d'honneur, et je me trouve brutalement traînée
+à Petit-Bourg: souffrez que je n'interprète pas cette double
+circonstance. Je penserais que le choix de la reine a été mis à prix par
+certains favoris, sans consulter ni votre majesté, ni la reine, ni moi.
+Maintenant je profite de votre permission, et me retire.
+
+Et les trois autres femmes cachées dans l'ombre de dire:
+
+La comtesse de Mailly: C'est fini! On conspire contre moi. Me remplacer
+par ma soeur Hortense! Et le roi qui a de l'affection pour toutes les
+trois?
+
+La future duchesse de Vintimille murmurait: Si ma soeur, la comtesse
+de Mailly, entendait cela!
+
+Et si mes soeurs les comtesses de Vintimille et de Mailly étaient ici!
+disait madame de Lauraguais.
+
+--Adieu donc, madame la marquise! dit le roi à madame de Flavacourt, et
+croyez bien en partant que c'est moi qui ai couru le plus grand danger.
+
+Cette dernière conversation avait ramené le roi et madame de Flavacourt
+tout près du château. Tandis que celle-ci allait regagner la grande
+allée qui aboutit à la grille placée sur le chemin de Fontainebleau, et
+que le roi foulait déjà les marches du perron, des hommes portant des
+flambeaux paraissent au seuil de la porte, et au milieu d'eux ils
+laissent voir tous les gentilshommes et toutes les dames du souper. On
+venait lui présenter la belle duchesse de Châteauroux, qui accourait de
+Paris pour remercier le roi d'avoir contribué à la faire nommer dame
+d'honneur de la reine.
+
+Et les cinq soeurs se trouvèrent en présence: la comtesse de Mailly,
+sa soeur Félicité, plus tard comtesse de Vintimille, la duchesse de
+Lauraguais, la marquise de Flavacourt et la duchesse de Châteauroux,
+toutes les cinq filles du marquis de Nesle.
+
+Louis XV aima les cinq soeurs. On dit qu'il ne fut aimé que de quatre;
+la cinquième, la marquise de Flavacourt, résista au roi. C'est la seule
+dont l'histoire ne se soit pas occupée.
+
+La possession de Petit-Bourg par madame la duchesse de Bourbon se
+rattache à une date peu éloignée de 1750. Jusqu'à la révolution
+française, cette princesse, aussi douce, aussi bonne qu'aimable et que
+jolie, ajouterons-nous, si nous nous en rapportons à la mémoire fort
+complaisante pour nous de quelques gentilshommes du temps, résida
+fréquemment dans ce château, où sa piété mystique s'exaltait sans
+obstacles jusqu'aux plus profondes sphères de la rêverie.
+
+Fille du duc d'Orléans, le petit-fils du régent, elle avait épousé le
+duc de Bourbon, celui dont la fin tragique n'a cessé d'être un problème
+que pour la justice des tribunaux. La vie de cette femme élevée exercera
+un jour la plume curieuse de ces bons esprits investigateurs qui
+relèvent tous les passés de quelque prix et les remettent en honneur. Sa
+jeunesse ne serait pas la page sérieuse. En 1778, on était peu sérieux
+encore, et la duchesse n'avait pas vingt ans. Un excès de jalousie lui
+souffle la mauvaise pensée d'aller au bal de l'Opéra, le mardi gras de
+1778. Elle y va pour railler sous le masque madame de Can..., aimée
+autrefois, aimée encore peut-être du duc de Bourbon. Ce soir-là, M. le
+comte d'Artois donnait le bras à madame de Can... Tous trois étaient
+masqués; tous trois se reconnaissent pourtant. Double jalousie au
+coeur de la duchesse, qui avait été favorablement remarquée, il y
+avait peu d'années encore, par le comte. Elle poursuit madame de Can...,
+l'embarrasse, la mortifie, la torture si bien, que la victime du bal
+abandonne de honte le bras de son cavalier et se perd dans la foule. La
+partie ne resta plus engagée qu'entre la duchesse de Bourbon et le comte
+d'Artois. Poussant l'esprit un peu au-delà des bornes permises, la
+duchesse s'oublia au point d'enlever le masque au sérénissime
+interlocuteur. Irrité, le comte d'Artois arrache alors celui de madame
+de Bourbon et le lui lance tout broyé au visage. C'était un soufflet.
+
+Les suites de ce scandale remuèrent la cour et la ville. La cour fut en
+apparence pour le comte d'Artois, la ville ouvertement pour le duc de
+Bourbon. Un moment eut lieu où la bravoure du frère du roi fut
+cruellement mise en doute; affront immérité, ainsi que l'événement le
+prouva.
+
+«Contez-moi donc comment cela s'est passé.--(Mémoires du baron de
+Besenval.)
+
+»Ce matin, me répondit le chevalier de Crussol, avant de partir de
+Versailles, j'ai fait mettre en secret, sous un coussin de la voiture,
+sa meilleure épée. Quand nous sommes arrivés à la Porte-des-Princes
+(bois de Boulogne), où nous devions monter à cheval, j'ai aperçu M. le
+duc de Bourbon à pied, avec assez de monde autour de lui. Dès que M. le
+comte d'Artois l'a vu, il a sauté à terre, et allant droit à lui, il lui
+a dit en souriant: _Monsieur, le public prétend que nous nous
+cherchons_.
+
+»M. le duc de Bourbon a répondu en ôtant son chapeau: _Monsieur, je suis
+ici pour recevoir vos ordres_.--_Pour exécuter les vôtres_, a repris M.
+le comte d'Artois, _il faut que vous me permettiez d'aller à ma
+voiture_; et étant retourné à son carrosse, il y a pris son épée;
+ensuite il a rejoint M. le duc de Bourbon.
+
+»Les éperons ôtés, M. le duc de Bourbon a demandé la permission à M. le
+comte d'Artois d'ôter son habit, sous prétexte qu'il le gênait. M. le
+comte d'Artois a jeté le sien, et l'un et l'autre ayant la poitrine
+découverte, ils ont commencé à se battre. M. le duc de Bourbon a
+chancelé, et j'ai perdu de vue la pointe de l'épée de M. le comte
+d'Artois, qui apparemment a passé sous le bras de M. le duc de Bourbon.
+_Un moment, messieurs_, leur ai-je dit, _en voilà quatre fois plus qu'il
+n'en faut pour le fond de la querelle_.
+
+»_Ce n'est pas à moi à avoir un avis_, a repris M. le comte d'Artois.
+_C'est à M. le duc de Bourbon à dire ce qu'il veut: je suis ici à ses
+ordres_.
+
+»Monsieur, a répliqué M. le duc de Bourbon en adressant la parole à M.
+le comte d'Artois et en baissant la pointe de son épée, _je suis pénétré
+de reconnaissance de vos bontés, et je n'oublierai jamais l'honneur que
+vous m'avez fait_.
+
+»M. le comte d'Artois ayant ouvert ses bras, a couru l'embrasser, et
+tout a été dit.»
+
+Les préliminaires de ce duel royal entre le duc de Bourbon et le comte
+d'Artois sont la plus agréable partie des Mémoires du baron de Besenval,
+qui s'y montre du reste fort peu partisan des opinions philosophiques de
+la duchesse de Bourbon.
+
+Ce furent ces opinions, mais passées à l'état mystique le plus éthéré,
+qui lièrent d'une sympathie tendre le Swedenborgiste Saint-Martin et la
+duchesse de Bourbon. Leur intimité commença avant la révolution, la
+traversa malgré les distances et l'exil, et se rétablit après la grande
+tourmente. Le sublime métaphysicien, cet homme rare dont les écrits ne
+sont pas connus de cent personnes en France, et qui aura un jour une
+impérissable célébrité, allait répandre dans le parc silencieux de
+Petit-Bourg ses harmonieuses doctrines, que recueillaient le marquis de
+Lusignan, le maréchal de Richelieu, le chevalier de Boufflers, et
+surtout la duchesse de Bourbon. C'est là que fut expliquée pour la
+première fois en France la parole apocalyptique de Jacob Boehm. Ainsi,
+il était écrit que les gens de qualité faciliteraient le passage à tous
+les grands courans d'idées affluant de toutes parts vers Paris. Un
+marquis protégeait le magnétisme, des barons et des ducs allaient
+transformer les états-généraux en constituante, c'est-à-dire la
+monarchie en république; une duchesse, un chevalier, un maréchal, se
+passionnaient pour les plus larges écarts de l'instinct religieux.
+
+Parmi les milliers de formes politiques enfantées par les exubérantes
+imaginations de l'époque, on ne doit pas oublier celle de la duchesse de
+Bourbon: 1º Rendre les hommes vertueux et libres; 2º qu'ils aient tous
+le nécessaire pour vivre; 3º qu'il n'y ait de distinction parmi eux que
+celles que doivent établir la vertu, l'esprit, les talens et
+l'éducation; 4º donner à chaque homme les moyens de parvenir au degré
+que ses facultés naturelles pourraient lui permettre; 5º qu'il y ait
+liberté de religion; 6º _qu'il soit honteux d'être riche et de se
+mettre au-dessus des autres_; 7º que celui qui reçoit salaire doive
+obéissance à celui qui le paie; 8º que la vieillesse soit honneur pour
+les jeunes gens; que la convenance des coeurs dicte les mariages; 9º
+que tous les états soient également honorables et honorés; 10º que la
+loi punisse le crime sans donner la mort; 11º que les juges soient
+irrécusables; 12º que tous les citoyens soient nés soldats; 13º être
+frugal et simple; 14º pour y parvenir, que ceux qui gouvernent donnent
+l'exemple de toutes les vertus; 15º que le choix des magistrats soit
+fait par le peuple d'après une liste faite par les ministres du culte,
+que je suppose des êtres divins; 16º quant au mode de gouvernement, je
+n'ai point d'idée sur cela; mais en mettant en vigueur les règles que je
+viens d'établir, il serait bon, quel qu'il puisse être[E].
+
+Voilà ce que pensaient, à l'extrême fin du dix-septième siècle, et ce
+qu'osaient écrire les gens de cour, une duchesse de Bourbon, une
+princesse de sang royal.
+
+Soit qu'en se rapprochant de la funeste réalisation de son système, la
+duchesse de Bourbon finît par en comprendre les dangers, soit que
+Saint-Martin eût pris de plus en plus de l'empire sur ses idées, elle se
+renferma dans son mysticisme derrière ses beaux arbres de Petit-Bourg,
+d'où la révolution ne devait pas tarder à l'exiler, et tête-à-tête avec
+le grand, l'immortel illuminé d'Amboise, elle écrivit sur la religion et
+le monde invisible. C'est à cette série d'écrits que Saint-Martin
+répondait de Lyon en 1793, par la publication de son _Ecce homo, ou le
+nouvel homme_; réfutation aimante, tendre, pleine d'inspirations
+voilées, mais allant au coeur et à la persuasion par on ne sait quel
+chemin; c'est par ces mots, adressés comme tout le reste du livre à la
+duchesse de Bourbon, que Saint-Martin termine son Ecce homo:
+
+«Ne te donne point de relâche que cette ville sainte ne soit rebâtie en
+toi, telle qu'elle aurait dû toujours y subsister, si le crime ne
+l'avait renversée, et souviens-toi que le sanctuaire invisible où notre
+Dieu se plaît d'être honoré, que le culte, les illuminations, qu'enfin
+toutes les merveilles de la Jérusalem céleste peuvent se retrouver
+encore aujourd'hui dans le coeur du nouvel homme, puisqu'elles y ont
+existé dès l'origine.»
+
+Rien n'est plus clair que ces paroles quand on s'est un peu brisé au
+langage des illuminés, hommes sur lesquels le dernier mot n'a pas été
+dit. Ils auront encore un jour dans les siècles; mais qu'on juge de
+l'attachement plus qu'humain qui s'était formé entre la duchesse de
+Bourbon et Saint-Martin par cette réflexion du saint Jean de
+l'illuminisme:
+
+«Il y a deux êtres dans le monde en présence desquels Dieu m'a aimé;
+aussi, quoique l'un fût une femme (M. B.), j'ai pu les aimer tous deux
+aussi purement que j'aime Dieu, et par conséquent les aimer en présence
+de Dieu, et il n'y a que de cette manière-là que l'on doive s'aimer, si
+l'on veut que les amitiés soient durables.» Tout est mystérieux dans la
+vie et dans la mort de cet homme extraordinaire. Il prédit la minute de
+sa mort, quoique en parfaite santé au moment de sa prophétie; sûr de ce
+qui devait arriver, il alla déjeuner chez un de ses amis, ancien
+sénateur, causa jusqu'au dessert; puis il se leva pour se reposer dans
+une autre pièce; là, il s'assit dans un fauteuil, regarda le ciel et
+mourut. C'était le 13 octobre 1803.
+
+Si nous n'avons pas cité les marquis de Poyanne et de Raye, l'un et
+l'autre possesseurs de Petit-Bourg avant madame la duchesse de Bourbon,
+ce n'est point par oubli, mais bien à cause de la stérilité des
+recherches que nous avons faites. Nous avons découvert seulement que le
+marquis de Raye réunit à la seigneurie le domaine de Neufbourg.
+
+La révolution ayant dépouillé la duchesse de Bourbon de ses propriétés,
+le château de Petit-Bourg fut acquis à la nation, terrible châtelaine.
+Il est juste cependant de constater que la république ne mit, contre son
+usage, aucune filature de coton dans les salons à chicorée et à
+coquilles d'or.
+
+Un acquéreur se présenta dans ces temps orageux, et sauva Petit-Bourg
+d'un abandon qui, en se prolongeant, eût été aussi funeste qu'une
+dégradation violente. M. Perrin, fermier des jeux, acheta le château à
+la nation. Sans porter une curiosité indiscrète dans ce dernier contrat
+de vente, il faut croire aux bons souvenirs que M. Perrin a laissés dans
+la commune. C'est à ce propriétaire que M. Aguado acheta Petit-Bourg en
+1827.
+
+En 1814, Petit-Bourg fut occupé par le prince de Schwartzenberg,
+commandant en chef des armées alliées, réunies contre la France. Il y
+établit son quartier-général; de cette position, il observait les
+mouvemens de Paris et de Fontainebleau, où se faisaient et se
+défaisaient les grands événemens historiques du moment; on avait logé
+dans les propriétés voisines les principaux officiers autrichiens,
+bavarois et prussiens. Les soldats s'étaient établis dans les bourgs et
+villages des environs, et en si grand nombre, que beaucoup de familles
+avaient été forcées d'en recevoir jusqu'à vingt; impôt écrasant,
+inévitable, odieux; mais c'était la guerre. Quelque sévère que fût la
+discipline en vigueur parmi les troupes coalisées, il se commettait
+chaque jour, chaque heure, des actes de violence. Un jour, un champ
+était dévasté par le pas des chevaux; un autre jour, des arbres étaient
+coupés dans un parc, afin d'avoir du bois en quantité suffisante pour
+faire cuire ces énormes morceaux de boeuf encore présens à la mémoire
+de la génération envahie. Et que de légumes volés! que de fruits
+emportés avant la maturité, luxe dont se moquaient les cosaques! que de
+petits pillages autour d'une ferme! oeufs, poules, poulets; rien n'est
+filou comme un vainqueur. Tout est égal d'ailleurs; un royaume conquis,
+c'est un gros oeuf volé; une poule volée, c'est un petit royaume
+conquis. La campagne de France fut mortelle à nos propriétés rurales;
+tantôt livrées sans défense à la rage affamée des alliés, tantôt
+occupées par les Français reprenant l'avantage ou battant en retraite.
+Telle ferme de la Champagne a été deux fois en un jour prise par les
+Français et par les Prussiens.
+
+Il vint un moment, pendant l'occupation étrangère, où les habitans
+n'osaient plus se plaindre aux chefs, tant la législation militaire
+était terrible contre le soldat délinquant: le fouet jusqu'au sang,
+jusqu'aux os, pour un léger vol; la mort pour une faute plus grave. Par
+humanité, on aimait mieux endurer la perte d'un mouton ou de quelques
+livres de fruits que de faire passer par les armes le malheureux
+maraudeur.
+
+Cependant un vol fut commis si audacieusement, que la victime ne put
+empêcher sa colère d'éclater: c'était un fermier des environs de
+Soisy-sous-Étiolles. Obligé d'aller passer avec sa famille trois ou
+quatre jours à Villeneuve-Saint-Georges, il confia sa ferme à
+quelques-unes de ces femmes de la campagne dont l'emploi est d'aller
+vendre au marché deux fois par semaine le beurre et le fromage.
+
+Instruits du voyage du fermier, des soldats allemands s'introduisirent
+la nuit dans son cellier; ils lui emportèrent le premier jour tout son
+vin en bouteilles, et, le second jour, les quatre ou cinq cents
+bouteilles de vins fins réservées pour les solennités patronales. Le
+déménagement se fit en silence et comme une reconnaissance de nuit.
+J'ignore si les oeufs et les poules n'eurent pas un peu à souffrir de
+l'invasion; la grande affaire n'a pas laissé de place au retentissement
+des coups de main.
+
+Quand le fermier rentra chez lui, de quel douloureux spectacle ne fut-il
+pas frappé? D'un saut, mais d'un saut de loup, car la colère est une
+bête fauve, il franchit les terrains qui le séparaient de la Seine,
+traversa la rivière, et se rendit au quartier-général du prince de
+Schwartzenberg, à Petit-Bourg; car il ne doutait pas que les voleurs ne
+fissent partie des régimens campés dans les différentes communes du
+canton. Les preuves abondaient, clous de souliers, pompons, boutons
+d'habit, mille et une pièces de conviction. Un Allemand est trop naïf
+pour ne pas oublier derrière lui autant de preuves qu'en exige une
+sentence.
+
+Le prince, avec son affabilité ordinaire, donna audience au fermier. La
+plainte écoutée, il lui demanda s'il savait à quelle peine seraient
+infailliblement condamnés les soldats allemands contre lesquels il
+demandait justice. «Je le sais, répondit le fermier; mais ils l'ont
+mérité.--Réfléchissez bien, ajouta le prince, et revenez me voir demain;
+si vous persistez, il y aura jugement et condamnation à mort, cela va
+sans dire.
+
+--Ma résolution est toute prise, pensa le fermier en se retirant. Je ne
+vois pas pourquoi ces pillards seraient épargnés; ce n'est pas ma faute
+si leurs lois les condamnent à mort; je me serais contenté de la prison.
+
+--Eh bien! dit le prince de Schwartzenberg en recevant le lendemain le
+fermier de Soisy-sous-Étiolles; qu'avez-vous décidé?
+
+--Que je ne renoncerai pas à les poursuivre devant le conseil de guerre,
+répondit celui-ci.
+
+--Auriez-vous été soldat, par hasard? lui demanda encore le prince.
+
+--Nous avons tous été soldats, à mon âge, dans le pays.
+
+Le prince s'arrêta pour penser.
+
+--Les trois soldats allemands qui ont volé votre vin, reprit-il, me
+seront livrés ce soir; on les connaît. Je vous prie de venir encore
+demain ici avant l'heure où le conseil s'assemblera pour les juger.
+Soyez au château à dix heures du matin.
+
+Le fermier fut exact; rien jusque alors n'avait ébranlé sa détermination
+d'être vengé. Ancien soldat, comme il l'avait dit, il avait dans le
+coeur la colère bruyante du paysan pillé et la colère silencieuse du
+soldat vaincu. La raison et la pitié étaient fort à l'étroit entre ces
+deux passions.
+
+--Voilà les trois soldats dont vous avez à vous plaindre; ce sont trois
+frères, Saxons tous les trois, dit le prince au fermier.
+
+--Je ne m'attendais pas à voir trois frères dans mes pillards, se dit le
+fermier; c'est dur de les faire fusiller; mais c'est leur faute.
+
+--Avant de les envoyer devant leurs juges, il m'a plu, dit le prince, de
+vous réunir vous et eux à ma table. Messieurs, nous allons déjeuner tous
+les quatre. Asseyons-nous.
+
+Quand les trois autres invités, assez embarrassés d'abord de leur
+position respective, eurent bu les deux ou trois coups de vin vieux que
+leur avaient versés les domestiques, ils commencèrent à s'habituer à
+leur propre présence.
+
+--Où avez-vous fait la guerre? dit ensuite le prince au fermier.
+
+--En Italie et en Allemagne, mon prince.
+
+Comprenant parfaitement le français, les trois Saxons écoutaient de
+toutes leurs oreilles.
+
+--Étiez-vous à la prise de telle ville? lui demanda le prince.
+
+--Sans doute.
+
+--Et de telle autre?
+
+--Oui, prince, et c'était chaud; nous débusquâmes l'ennemi de derrière
+une ferme, nous incendiâmes la ferme; puis tout fut à nous.
+
+--A votre santé, dit le prince en versant un verre de bordeaux au
+fermier; continuez.
+
+Les trois Saxons écoutaient toujours.
+
+--Dame! nous fîmes ensuite comme en pays conquis; nous mangeâmes, nous
+bûmes, nous nous logeâmes chez le bourgeois. J'étais logé chez un
+prêtre, moi. Pendant deux mois, je puis dire que les poulets ne
+quittaient pas la broche.
+
+--A votre santé, monsieur le fermier.--Le prince versa de nouveau.
+
+--Son vin était fameux, si ses poules étaient grasses. Je bus jusqu'au
+dernier flacon.
+
+--Il vous avait sans doute prié de l'en débarrasser.
+
+--Ah! que non, le vieil avare! Mais j'aurais voulu voir qu'il m'eût
+empêché de saigner sa cave!
+
+--Et s'il n'eût pas consenti à vous en livrer les clefs?
+
+--J'aurais enfoncé la porte.
+
+--A votre santé, monsieur le fermier. Ah! vous eussiez enfoncé la porte;
+et le conseil de guerre?...
+
+--Bah! bah! le conseil de guerre en pays conquis! Eh bien! oui: j'eusse
+été peut-être condamné à être mis à la queue du régiment.
+
+--Une plume et du papier, dit le prince à ses domestiques.
+
+«Moi, fermier à Soisy-sous-Étiolles, écrivit le prince, ancien soldat,
+ayant fait la guerre en Allemagne, où j'ai quelquefois bu, sans leur
+permission, le vin des personnes chez lesquelles j'étais logé, et
+n'ayant jamais été puni pour cela, consens à ce que les trois soldats
+saxons qui ont pillé mon cellier soient, pour cette faute, condamnés à
+mort sur-le-champ.»
+
+--Signez donc, monsieur le fermier.
+
+Le fermier prit son chapeau et son bâton pour gagner la porte.
+
+--Je ne veux pas que vous partiez ainsi, dit le prince en riant: estimez
+votre perte, et nous réglerons ensuite tous les deux. Faites comme si je
+vous avais acheté votre vin.
+
+--Sortez! dit-il ensuite aux trois Saxons. Je vous condamne à boire de
+l'eau pendant trois mois.
+
+C'est aussi au château de Petit-Bourg que se conclurent plusieurs actes
+de haute politique dont le souvenir ne se perdra jamais. Là, le général
+en chef des troupes coalisées contre la France, le prince de
+Schwartzenberg, traita avec le duc de Vicence et le prince de la Moskowa
+des deux abdications de Napoléon. On n'apprendra à personne que la
+première de ces deux abdications fut rejetée par le gouvernement
+provisoire, à cause de l'article additionnel où l'empereur disait ne
+résigner le pouvoir qu'en le déléguant à son fils, et que la seconde fut
+enfin acceptée en ces termes par Napoléon: «Les puissances alliées ayant
+proclamé que l'empereur Napoléon était le seul obstacle au
+rétablissement de la paix en Europe, l'empereur Napoléon, fidèle à son
+serment, déclare qu'il renonce, pour lui et ses héritiers, aux trônes de
+France et d'Italie, et qu'il n'est aucun sacrifice personnel, même celui
+de la vie, qu'il ne soit prêt à faire à l'intérêt de la France.» On
+sait qu'avant même ce moment de déchéance difficile, impossible à
+éluder, quoi qu'on en ait dit, Napoléon avait vu s'éloigner de lui la
+plupart de ses plus pompeux compagnons d'armes. Le soleil impérial
+s'éteignait; il s'était éteint. De Fontainebleau à Paris, la longue
+chaussée était couverte d'équipages fugitifs, qui se hâtaient de gagner
+au galop les riches hôtels du Roule et de la Chaussée-d'Antin. La
+victoire brûlait de rentrer dans ses meubles, d'accrocher le glaive sous
+les couronnes, de jouir du repos enfin. On a beaucoup trop blâmé la
+conduite des généraux de l'empereur, à cette époque de démembrement
+définitif. Leur rôle était fini comme celui de Napoléon; seulement
+Napoléon ne voulut pas comprendre cette poignante vérité, lui qui, à la
+rigueur, ne disputait avec tant d'acharnement le terrain incendié devant
+et derrière lui que pour reprendre ce qu'il avait conquis; position
+exactement semblable à celle de ses capitaines. Sans être vieux, ils
+avaient vieilli; ils étaient blessés; tous étaient mariés; beaucoup
+d'entre eux avaient des enfans à élever. Après tout, l'heure était venue
+pour eux, comme elle vient pour les hommes d'obscure condition, de jouir
+des fruits de la peine prise dans la jeunesse. On a dit que, Napoléon
+les ayant créés ducs, princes, maréchaux, ils ne voulaient plus du jeu
+de la guerre. Le motif nous paraît plus que suffisant. N'est-il pas
+parfaitement fondé en raison? Pourquoi objecter que c'était peu
+patriotique? Est-ce que Napoléon était rigoureusement encore la patrie
+en 1814?
+
+Cet événement historique de l'abdication de Napoléon, convenue au
+château de Petit-Bourg, se relie à un autre fait sur lequel la
+génération prochaine aura peut-être à revenir et à se prononcer. Nous
+voulons parler de la défection du sixième corps, commandé par le duc de
+Raguse. C'est de Petit-Bourg à la rue Saint-Florentin que la mémorable
+dépêche fut transmise par le prince de Schwartzenberg. On connaît le
+résultat foudroyant qu'elle eut au milieu du conseil des princes
+coalisés, qui avaient hésité jusque là s'ils accepteraient ou
+repousseraient l'abdication de Napoléon en faveur de son fils. L'opinion
+monarchique, par l'organe d'un de ses bons écrivains, M. F.-P. Lubis,
+présente à vingt-cinq ans de distance ce grand événement de la défection
+du duc de Raguse, dans les termes que nous lui empruntons, _Histoire de
+la Restauration_, pages 214 et 215, 1er volume: «Le roi de Prusse se
+prononça contre la régence. L'empereur de Russie hésitait toujours. Il
+n'y eut qu'une voix pour renverser Napoléon. L'avis fut même ouvert de
+marcher sur Fontainebleau, de lui livrer une dernière bataille, et de
+faire les plus grands efforts pour s'emparer de sa personne. Le désir
+d'éviter une nouvelle effusion de sang empêcha de prendre ce parti. Le
+conseil se sépara, au surplus, sans rien conclure, Alexandre ayant remis
+au lendemain pour se décider.
+
+»Peu d'instans après, cependant, les commissaires de Napoléon trouvèrent
+le czar dans des dispositions bien différentes de celles dont ils
+avaient conçu un si favorable augure. La conférence languissait sans
+qu'il eût fait connaître sa décision, lorsqu'un aide de camp vint lui
+remettre une dépêche, en ajoutant quelques mots en langue russe, qui
+furent compris du duc de Vicence. «Mauvaise nouvelle!» dit celui-ci
+d'une voix concentrée aux maréchaux, étonnés de sa soudaine pâleur.
+
+«Messieurs, reprit Alexandre après avoir lu, je résistais avec peine à
+vos instances, voulant donner une marque de mon estime particulière à
+l'armée française, que vous représentiez. Mais cette armée, dont vous
+faites valoir le voeu unanime, se met en opposition avec vous. Sa
+volonté, en effet, la connaissez-vous bien? Savez-vous ce qui se passe
+au camp? Savez-vous que le corps de M. le duc de Raguse s'est rangé tout
+entier de notre côté?»
+
+»Les plénipotentiaires s'écrièrent que cela était impossible. «Lisez,»
+repartit Alexandre en mettant sous leurs yeux la dépêche signée de la
+main du prince de Schwartzenberg. Ils regardèrent d'un air interdit le
+duc de Raguse: le maréchal était au désespoir.
+
+»Ainsi fut perdue la cause de la régence.»
+
+Sans regretter les jours à jamais éteints de puissance seigneuriale,
+plus chers à l'imagination qu'au coeur de la génération vivante, il
+faut leur rendre la part de justice qu'ils méritent. Remplacera-t-on au
+sein de la population des campagnes, condamnée à être long-temps encore
+nécessiteuse, malgré tous les essais de la politique, l'ascendant
+généreux des riches familles titrées? Je sais que leur générosité
+n'était pas gratuite, et qu'il n'était pas toujours difficile aux
+seigneurs d'être magnifiques une fois l'an, quand ils grossissaient
+leurs revenus d'une foule d'impôts vexatoires. Mais l'état n'est-il pas
+aussi de nos jours un seigneur exigeant? Et n'est-ce pas la dîme,
+n'est-ce pas la corvée sous d'autres noms moins flétrissans, que
+l'octroi, les portes et fenêtres, le personnel, la garde nationale et la
+conscription? On dit qu'au bon plaisir du maître a succédé l'égalité
+devant la loi. Il y aurait beaucoup à écrire sur cette égalité et cette
+loi. Enfin, serait-il vrai, et je pourrais l'admettre, que la commune
+eût détrôné avec avantage pour les masses l'antique féodalité, la
+commune n'en demeurerait pas moins un être froidement de raison, opérant
+le bien sans chaleur, sans enthousiasme, et surtout sans amour. La
+commune a-t-elle une figure, une voix? Qui la connaît? Qui l'aime? Soyez
+réduit à la misère, la commune est une maison lugubre où l'on vous donne
+un morceau de carton que vous échangez contre un pain; soyez malade, la
+commune, sous les traits d'une autre maison, vous jette une carte qui
+vaut un lit de fer dans un hôpital; mourez sans laisser cent sous pour
+le fossoyeur, la commune délivre à votre frère ou à votre ami un autre
+morceau de carton avec lequel il a la faveur de vous couvrir d'un peu de
+terre sans frais. Ceci est à peu près toute la commune. Il n'y a rien à
+reprendre à son humanité; mais qu'elle est triste et glacée! Qu'est-ce
+qu'une générosité inaccessible à la reconnaissance? N'aimez-vous pas
+mieux, dans un autre ordre d'organisation sociale, ce seigneur matinal
+qui frappe à chaque chaumière, se fait ouvrir, entre, invite chacun à
+lui dire son désir ou sa plainte? Si ce n'est lui, sa femme ou sa fille
+parcourent le bourg au milieu de la nuit, pendant l'hiver, et voient à
+travers les fentes de la porte le lit sans couverture, ou le foyer sans
+feu. Pourquoi avoir constamment oublié l'immense contre-poids que
+faisaient les femmes à la dureté, à la violence, au despotisme de
+quelques seigneurs? Et la considération est grave à peser. Quand chaque
+village avait pour patronne terrestre une femme attentive et humaine, il
+restait peu de place en France pour l'absolue misère. Eh bien! voilà les
+visages adorés, les mains connues et cherchées dans l'ombre, voilà la
+reconnaissance dont nous parlions. Baisez donc la main à la commune:
+grande cause de pitié et d'amélioration retranchée du trésor moral de la
+nation. Entre le bien qui émane de la commune et celui que faisaient
+autrefois les habitans des châteaux, il y a à observer la même
+différence qu'entre l'oeuvre produite par une mécanique et l'oeuvre
+conçue, exécutée par la main de l'homme. La première est exacte, nette,
+irréprochable; mais elle est sans vie; la seconde ne vient pas toujours
+à point, elle pèche par de grands défauts, des oublis et des
+incertitudes, mais le sang et la pensée y ont mis du leur. La commune
+est l'imprimerie du bienfait, et la libre indépendance de bien faire
+qu'elle a remplacée en était l'autographe.
+
+Si le propriétaire actuel de Petit-Bourg n'a heureusement à revendiquer
+aucun des privilèges de ses prédécesseurs, et il est trop de son siècle
+pour s'en plaindre, il n'a pas renoncé, lui, plus riche que la plupart
+des premiers possesseurs de son château, au droit de se faire aimer,
+non pas de ses vassaux, mais de ses voisins de Ris, de Soisy, d'Évry, et
+des villages environnans. On laissera dans la chasteté du silence et de
+l'ombre ce qu'il y a mis; il n'est pas d'éloges, si mérités qu'ils
+soient, qui fassent pardonner de les avoir écrits, quand nul n'en
+réclamait la publicité. Les belles actions sont aussi de la vie privée;
+et la presse n'est déjà plus une confidente assez digne pour lui
+permettre d'en entendre le récit.
+
+Nous ne rapporterons d'une foule de traits honorables gravés dans le
+coeur des habitans des communes placées sous le regard du château de
+Petit-Bourg, que celui-ci, qui ne doit pas être perdu pour l'histoire du
+temps.
+
+A l'époque fatale où le choléra fit pleuvoir son venin sur Paris et les
+départemens voisins, la terreur s'étendit partout. Les riches battirent
+en retraite; c'était à qui irait le plus vite en sens inverse, des
+nuages chargés de peste et des équipages fuyant Paris. Les riantes
+résidences arrosées par la Seine et la Marne se vidèrent; la peur fit
+oublier le printemps, qui venait chargé de plumes d'oiseaux, de feuilles
+d'arbres et de petites fleurs. Chaque convoi funèbre se croisait avec
+vingt voitures haletantes. De tous ces châteaux d'où la mollesse et
+l'oisiveté s'étaient envolées, il n'en resta qu'un seul habité; le
+château de Petit-Bourg. Ce n'étaient pas les moyens de fuir qui
+manquaient au propriétaire; mais partir! fermer brutalement sa porte à
+tant de visages attristés! Il attendit. Le mal pourtant grandissait de
+jour en jour, d'heure en heure; M. Aguado attendit encore; il resta seul
+exposé à toutes les chances du mal, qui allait être sans pitié pour les
+communes voisines du château. Enfin, quand on l'eut persuadé que sa
+présence ne retarderait pas d'une minute les progrès du fléau, il se
+décida à rejoindre sa famille. Mais avant de quitter Petit-Bourg, il se
+rendit dans chaque village déjà largement décimé, franchit le seuil de
+chaque maison, et il donna à chaque habitant malheureux tous les objets
+réclamés par un bien-être sans lequel la mort ne pardonnait à personne:
+de la flanelle, des couvertures chaudes, et les meilleurs moyens
+curatifs indiqués par la médecine, sans oublier le moyen qui les
+comprend tous. Puis il établit une pharmacie au château, y laissant deux
+médecins uniquement destinés à soigner les malades du canton. De tels
+actes honorent un nom; et fût-il déjà chargé d'une couronne de marquis,
+il s'élèverait plus haut encore.
+
+Aucun village n'a de fête aussi joyeusement colorée que celle de
+Petit-Bourg; il en a même deux, l'une en l'honneur du saint de la
+localité, l'autre en l'honneur de la patronne de madame Aguado. Toutes
+deux font époque dans le souvenir des invités habituels, qui sont
+traités ce jour-là aux frais de la maison. Des contentemens sont ménagés
+à tous les âges. Aux jeunes filles, une main gracieuse distribue des
+mouchoirs aux vives couleurs, des bonnets de dentelles, des croix d'or,
+et même des montres. Aux jeunes gens, le sort ou l'adresse réserve des
+fusils ou des couteaux de chasse. Indispensable auxiliaire, le vin ne
+cesse pas de couler sous les tentes dressées au milieu du parc, tandis
+que la danse confond toutes les joies, dans une seule et même joie. Le
+château est ouvert à tout le monde, et des tables chargées de gâteaux
+arrêtent de loin en loin avec bonheur une circulation intarissable. Si
+l'inégalité des fortunes n'avait pas ses abus cruels, c'est dans de
+pareils momens qu'on serait tenté d'y faire grâce, et de se dire tout
+bas, bien bas, avec la liberté d'esprit la plus absolue, qu'il est
+peut-être plus de véritable bonheur possible dans un assemblage de
+conditions haut et bas placées, mais s'aimant toutes en soeurs, de la
+nécessité de ne pas rompre une harmonie peut-être providentielle, que
+dans la violente situation d'une société toujours préoccupée de garder
+le niveau. Si l'égalité et le bonheur étaient deux choses distinctes? Si
+l'une ne renfermait pas l'autre? Avant un siècle la question sera
+éclaircie, et c'est la France encore qui la résoudra. Mais que le
+syllogisme lui coûtera horriblement cher à établir!
+
+Il nous reste à dire l'intérieur du château tel qu'il est aujourd'hui.
+Dans la première pièce, qui est, je crois, une salle à manger, on voit
+deux tableaux de sainteté d'Annibal Carrache et de Herrera el Viejo
+(l'ancien). Nous ne tomberons pas dans le singulier oubli de louer
+pompeusement deux peintres dont personne ne voudrait mettre en question
+le mérite. Nous nous bornerons à dire que ces deux tableaux, ainsi qu'un
+autre de Juan del Castillo, représentant une belle Vierge, sont
+parfaitement conservés. Leur éclat n'empêche pas d'apercevoir de
+charmans paysages de Demarne et de Dubucourt, et de s'arrêter long-temps
+devant de petits poissons peints par Velasquez. Ils frétillent encore;
+on a peur de les voir tomber de la toile. C'est d'un goût délicat
+d'avoir égayé et adouci les reflets splendides des grandes peintures de
+cette salle par les spirituels éclairs d'une série de petits tableaux
+flamands signés de Corn-Hagen, Winans, de Van Kessel; je n'oublie pas de
+gracieuses fleurs d'Arellano. Il n'y a pas de jouissance plus
+intelligente et plus complète que d'avoir sous les yeux tant de
+peintures si achevées, et, par les croisées ouvertes, une campagne
+inondée des flammes ardentes et douces du mois de mai: ce que Dieu et
+les hommes ont créé de beau et de bon. Que Dieu est un grand peintre
+flamand!
+
+A la gauche de cette première salle, où sont les portraits de madame
+Aguado et de M. Aguado, peints par M. Lacoma, artiste sans doute aimé de
+la maison, car son nom revient souvent, et ceux des principaux ancêtres
+du marquis de Las Marismas, s'ouvre, sur le même prolongement, le grand
+salon enrichi des peintures de Lucas Jordano, de Domenico Brandi, de
+Pietro de Cortona et del Bassano. Il faut se croiser les bras et admirer
+en présence de l'oeuvre de ces demi-dieux. Rien n'est beau comme cela,
+si ce n'est ce ciel, ce soleil, cet océan d'herbes et ce fleuve qu'on
+voit en se retournant. Quels peintres, ceux qui soutiennent la
+comparaison avec le printemps!
+
+Cristobal Lopez est aussi un artiste délicieux. Quels charmans tableaux,
+ceux qu'on voit de lui à Petit-Bourg! Que ses vierges et ses anges sont
+aimables! C'est la coquetterie fantasque de Decamps, sa couleur, avec
+plus de franchise et de perfection. C'est Decamps avec six pas
+d'avantage sur lui. Lopez est beau à toutes les distances, comme les
+pierres fines.
+
+La troisième pièce est le salon d'étude; ainsi que les précédentes, son
+unique ameublement se compose de tableaux de maîtres de l'école
+espagnole et flamande. C'est _un Ermite_ de Meneses Osorio, c'est _une
+Communion de la Vierge_ par Théodore Aderman. Il faut hâter le pas,
+cependant, car le temps manquerait même pour saluer, ne fût-ce que d'un
+regard furtif, les autres créations semées dans d'autres salles. A
+l'opulente oisiveté du maître, il est permis seulement de savourer les
+paisibles émotions que donnent un _Christ au poteau_, par Alonzo Cano,
+cet homme de génie à peine connu en France, et un autre _Christ sur la
+croix_ du triste et monacal Zurbaran. Lui seul, le sévère Zurbaran, a
+cette couleur affligée et touchante: il est le Job de la peinture. Ce
+Christ n'est pas un de ses moins beaux ouvrages. Ne refusez pas une
+halte attentive à un _Samson_ de Vander Kabel.
+
+Il est facile de s'apercevoir que les noms affectés aux diverses
+distributions du château n'ont qu'une valeur fort conventionnelle;
+chacune d'elles est un cabinet de tableaux, et rien de plus. On a déjà
+vu que la salle à manger, le grand salon et le salon d'étude sont des
+travées d'une galerie de peintures; on n'y remarque pas plus de meubles
+qu'au Louvre et au Luxembourg. Dans la salle de billard, qui est la
+quatrième, nous n'avons pas vu de billard, mais une délicieuse _Vue de
+Venise_, par Canaletti et qui peindrait Venise si ce n'est Canaletti?
+Un Primatice d'une couleur virginale, deux Velazquez, un _Martyr_ de
+Zurbaran, et une _Petite vache_ de Vander Burg. Le Musée espagnol du
+Louvre a peu de tableaux de sainteté signés du nom de Zurbaran aussi
+remarquables que celui de Petit-Bourg. Nous ne nous exposons guère
+qu'aux reproches des faiseurs d'inventaires, en omettant de petites
+peintures françaises semées comme des coquelicots importuns à travers
+ces belles moissons. Elles sont là, à l'exception de quelques-unes,
+cependant, comme une protestation polie du propriétaire; pure courtoisie
+castillane.
+
+S'il est dans tout le château une pièce qui réponde à sa destination
+nominale, c'est la dernière de l'aile gauche; une petite bibliothèque,
+bourrée de livres espagnols et français. Nous avons été heureux d'y
+rencontrer Lopez de Vega et Calderon à côté de Corneille. Une place
+d'honneur est réservée au grand ouvrage de l'Égypte, ce beau livre,
+exclusivement destiné, par son prix, à ceux qui n'ont pas le temps de
+lire.
+
+On ne doit pas s'attendre à voir plus de meubles dans l'aile droite où
+nous entrons, que dans l'aile gauche, dont nous avons épuisé les
+distributions peu nombreuses. Elle s'ouvre par une salle à manger, où
+rien ne rappelle l'acte qu'on est censé y accomplir; point de buffets,
+point de tables, mais une incroyable bataille de Salvator Rosa, un Rose
+de Tivoli, les Quatre Saisons par Lesueur, de beaux chiens de Sneyders,
+une Naissance et un Baptême de Cristobal Lopez, une Vue de Venise de
+Guardi, un charmant Intérieur de Hemskerk, et une collection de petits
+tableaux flamands de Van Kessel, de Ferg et de Snaver. Quelle fougue,
+quelle rage, et quelle couleur dans le Salvator Rosa! J'ignore si l'on
+s'est jamais battu de cette manière-là dans aucun temps, mais
+qu'importe? Que n'avons-nous beaucoup de mensonges semblables! Encore un
+regard d'adoration pour Cristobal Lopez, et passons dans le cabinet
+suivant. C'est la chambre à coucher de M. Aguado. Puisqu'on la désigne
+ainsi, et qu'on y a mis un lit, il faut croire que le domestique qui
+nous renseigne ne s'est pas trompé. Voici les meubles spéciaux de cette
+chambre à coucher, qui n'a pas dû coûter grands frais d'imagination au
+tapissier. Un petit Berger d'Albert Kuyp, un de ces petits bergers comme
+il n'en existe pas; enfant de roi et de reine, ayant pour vis-à-vis une
+bergère de son rang; un Anachorète d'Alexandre Albini, un Christ de
+Moya, un Amour fouetté de Luca Jordano, une Vénus de Pomponio di Vito,
+un Antoine Moro, un Carlo Maratto, et un Wouvermans comme il y en a peu
+au Louvre. Ce serait un crime d'oublier un Annibal Carrache, et un beau
+Vander Does, et une impolitesse de ne pas mentionner deux Lancret, qui
+vengent à Petit-Bourg notre peinture française, si malencontreusement
+fourvoyée là. Que ces deux Lancret sont gracieux et fins! quel berger
+fleuri et quelle bergère coquette! Le berger semble sortir d'un bain
+parfumé et la bergère aller à l'Opéra. Je donnerais bien des écoles
+françaises pour cette bergère et ce berger, excepté l'école de Watteau,
+une des premières du monde.
+
+J'ai dit la chambre à coucher de M. Aguado, sans omettre un seul meuble;
+l'omission eût été difficile, j'ai aussi dit pourquoi. N'oublierais-je
+pas une petite pendule de quarante francs? On n'a jamais poussé plus
+loin le mépris pour les meubles, si ce n'est dans la chambre voisine,
+celle de madame Aguado. J'aime ce dédain poussé jusqu'à l'héroïsme: deux
+ou trois cent mille francs de tableaux, et pas quinze cents francs de
+papier peint et de bois doré. J'appelle cela du goût, de l'esprit, du
+bon sens, quand je songe qu'un secrétaire ou une glace eût pris la place
+d'un Carrache ou d'un Zurbaran sur la surface de ces murs d'un
+très-faible développement. La glace de la chambre à coucher de madame
+Aguado est en bois peint en gris. On pardonnera aisément ce défaut de
+luxe. Ce Sultan à qui l'on présente une Esclave pour la nuit est
+d'Eugène Delacroix, cette Vision de la Vierge est de Cristobal Lopez;
+ceci est un Carrache, cette Adoration est de Stella, et cette Religieuse
+d'Offemback. Vous ne vous souvenez déjà plus, je pense, de la glace
+peinte en gris: serait-elle en or massif et en diamant, vous en
+souviendriez-vous davantage? Le boudoir attenant n'est pas plus un
+boudoir que la chambre à coucher n'est une chambre à coucher. C'est la
+dernière travée où vous attendent des fleurs d'Arellano et de Prevost,
+un beau paysage de Van-Berg, un Tiepolo, un Guérin et un charmant
+Offemback. Là finit l'aile droite. L'une et l'autre, comme on le voit,
+sont moins les deux grandes divisions d'un château que la double galerie
+d'un riche musée.
+
+Le premier et unique étage du château de Petit-Bourg ne sortant pas de
+la banalité utile des chambres d'amis, nous en respecterons l'obscurité.
+
+Sauf erreur, nous pensons avoir cité les beautés intérieures de la
+propriété de M. Aguado; elle ne sera jamais mieux entretenue. Elle est
+fastueuse, et son faste, quoique d'une date récente, fait honneur à
+l'intelligence du maître. Sans la bouleverser de fond en comble, il ne
+lui était guère permis d'en changer le caractère. Il y aurait de
+l'ingratitude à oublier qu'étranger à notre histoire, il a pris soin de
+conserver un monument dont les traditions sont sans parenté avec celles
+de son pays. Là où, sur un signe de sa main puissante, car il est plus
+riche que beaucoup de souverains, il pouvait faire élever un palais à sa
+fantaisie, il a mieux aimé laisser subsister un bâtiment dépassé par
+l'art moderne, insuffisant, incomplet, mais plein à jamais de
+l'immortelle grandeur de Louis XIV. Si, pour perpétuer le souvenir d'une
+visite de ce grand roi, qui était le sien, le duc d'Antin abattit une
+allée d'arbres, M. Aguado, entendant mieux ce qu'on doit à un tel
+honneur, a conservé le château tout entier.
+
+C'est par la porte qui s'ouvre sur le parc qu'on découvre les
+indescriptibles richesses d'un paysage déroulé sur tous les points du
+ciel; et du perron, auquel s'oppose une terrasse tracée dans le goût de
+celle de Chantilly et de toutes celles qu'a dessinées Le Nôtre, on
+parvient sans fatigue aux premiers arceaux du parc. Caprice que
+ratifiera la postérité, les noms des principales allées de cette
+élégante forêt sont empruntés aux opéras de Rossini, l'hôte illustre,
+fréquent et bien-aimé de Petit-Bourg. Voilà l'allée _Guillaume Tell_,
+l'allée de _Sémiramis_, l'allée de _la Pie voleuse_. Nous avons l'espoir
+qu'il reste encore beaucoup d'allées à nommer, et que Rossini retournera
+un jour en France.--Connais-tu M. Rossini? ai-je demandé à une petite
+fille de huit ans qui longeait le mur du parc en se rendant à l'école de
+la paroisse.--Oui, monsieur, je connais M. Rossini; c'est un monsieur
+qui rit toujours.
+
+Quelque profond que soit mon respect pour la Charte et l'article où le
+sacrifice d'une propriété est prévu dans l'intérêt général, je n'ai pu
+voir sans colère les déplorables dégâts causés au parc de Petit-Bourg
+par les ouvriers employés au chemin de fer de Paris à Orléans. Ces
+honnêtes ingénieurs, qui couperaient en deux leur mère si le tracé
+l'exigeait, ont arrêté que l'embranchement destiné à desservir Corbeil,
+Melun et Montereau, traverserait la propriété de M. Aguado. Ils ont
+déchiré son parc à coups de hache et de bêche; un des plus beaux
+fragmens et un bassin superbe resteront de l'autre côté du rail. Ce
+triste ruisseau de fer stérilisera une partie de cet admirable terrain,
+et cela pour que des nuées de Parisiens aillent dans une heure manger du
+fromage à la crême en Brie, comme si l'on ne devait pas toujours se
+croire trop près des Parisiens. Triste progrès! Ah! au temps du duc
+d'Antin, une société d'hommes d'affaires n'eût pas touché à un seul
+arbre de son parc! il est vrai qu'au temps du duc d'Antin il n'y avait
+pas de charte constitutionnelle.
+
+Fondateur d'une école et d'un hôpital à Évry, M. Aguado a plus fait
+pour Petit-Bourg que tous les seigneurs ses prédécesseurs. Et ce bien,
+il l'a fait sans bruit, sans ostentation, avec la pudeur chrétienne du
+désintéressement.
+
+FIN.
+
+
+
+
+TABLE DES MATIÈRES
+
+CONTENUES DANS LE DEUXIÈME VOLUME.
+
+ Pages.
+
+VAUX 1
+
+VILLEROI 113
+
+VOISENON 147
+
+PETIT-BOURG 237
+
+FIN DE LA TABLE DU DEUXIÈME VOLUME.
+
+
+NOTES:
+
+[A] Cette comète se montra pendant le jugement de Fouquet. Voir les
+mémoires du temps.
+
+[B] De son côté, l'église fut reconnaissante envers les vicomtes de
+Melun: elle gardait les tombeaux de Louis Ier, mort sous le règne de
+Louis le Jeune; de Guillaume, mort en 1221; de Jean II, que Louis X
+appelait notre cousin, et qui fit les fonctions de chambellan sous
+Philippe le Long, Charles le Bel et Philippe de Valois, sous le règne
+duquel il mourut, en 1347. Elle avait aussi les restes d'Adam de Melun,
+chambellan des rois Jean et Charles IV, mort en 1362; de Jean III, fait
+prisonnier avec le roi Jean à la bataille de Poitiers, et de Guillaume
+IV, tué à la bataille d'Azincourt, et ceux d'autres membres de cette
+illustre famille, dont la branche aînée s'est éteinte en 1759. La
+branche cadette se perpétue.
+
+[C] On a vu que cette tradition d'allée de marroniers coupés en une nuit
+se retrouve à peu près dans tous les châteaux honorés d'une visite
+royale. C'est au lecteur à raisonner son opinion et à décider si le fait
+est plus acceptable cette fois que les autres.
+
+[D] Édition Delangle.
+
+[E] _Mémoires du comte d'Allonville_.
+
+
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Les Tourelles, volume II, by Léon Gozlan
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES TOURELLES, VOLUME II ***
+
+***** This file should be named 39513-0.txt or 39513-0.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ http://www.gutenberg.org/3/9/5/1/39513/
+
+Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
+Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
+produced from images generously made available by The
+Internet Archive)
+
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
+
+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
+copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
+
+
+
+*** START: FULL LICENSE ***
+
+THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
+PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
+
+To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
+distribution of electronic works, by using or distributing this work
+(or any other work associated in any way with the phrase "Project
+Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
+Gutenberg-tm License (available with this file or online at
+http://gutenberg.org/license).
+
+
+Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
+electronic works
+
+1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
+electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
+and accept all the terms of this license and intellectual property
+(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
+the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
+all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
+If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
+Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
+terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
+entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
+
+1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
+used on or associated in any way with an electronic work by people who
+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
+Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
+freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
+this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
+the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
+keeping this work in the same format with its attached full Project
+Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
+
+1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
+what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
+a constant state of change. If you are outside the United States, check
+the laws of your country in addition to the terms of this agreement
+before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
+creating derivative works based on this work or any other Project
+Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
+the copyright status of any work in any country outside the United
+States.
+
+1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
+
+1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate
+access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
+whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
+phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
+Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
+copied or distributed:
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
+from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
+posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
+and distributed to anyone in the United States without paying any fees
+or charges. If you are redistributing or providing access to a work
+with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
+work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
+through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
+Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
+1.E.9.
+
+1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
+with the permission of the copyright holder, your use and distribution
+must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
+terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
+to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
+permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
+
+1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
+License terms from this work, or any files containing a part of this
+work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
+
+1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
+electronic work, or any part of this electronic work, without
+prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
+active links or immediate access to the full terms of the Project
+Gutenberg-tm License.
+
+1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
+compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
+word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
+distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
+"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
+posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
+you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
+copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
+request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
+form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
+License as specified in paragraph 1.E.1.
+
+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
+performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
+unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
+
+1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
+access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
+that
+
+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
+ the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
+ owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
+- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
+ does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
+ Project Gutenberg-tm works.
+
+- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
+1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
+works, and the medium on which they may be stored, may contain
+"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
+corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
+property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
+computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
+your equipment.
+
+1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
+of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
+Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
+Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
+liability to you for damages, costs and expenses, including legal
+fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
+LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
+PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
+TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
+LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
+INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
+DAMAGE.
+
+1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
+defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
+receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
+written explanation to the person you received the work from. If you
+received the work on a physical medium, you must return the medium with
+your written explanation. The person or entity that provided you with
+the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
+refund. If you received the work electronically, the person or entity
+providing it to you may choose to give you a second opportunity to
+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
+providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
diff --git a/39513-8.zip b/39513-8.zip
new file mode 100644
index 0000000..119c182
--- /dev/null
+++ b/39513-8.zip
Binary files differ
diff --git a/39513-h.zip b/39513-h.zip
new file mode 100644
index 0000000..1adc519
--- /dev/null
+++ b/39513-h.zip
Binary files differ
diff --git a/39513-h/39513-h.htm b/39513-h/39513-h.htm
new file mode 100644
index 0000000..ceb4db7
--- /dev/null
+++ b/39513-h/39513-h.htm
@@ -0,0 +1,9627 @@
+<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN"
+"http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd">
+
+<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" lang="fr" xml:lang="fr">
+ <head>
+<meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=utf-8" />
+<title>
+ The Project Gutenberg eBook of Les Tourelles, volume II, par Léon Gozlan.
+</title>
+<style type="text/css">
+ p {margin-top:.2em;text-align:justify;margin-bottom:.2em;text-indent:2%;}
+
+.c {text-align:center;text-indent:0%;}
+
+.cb {text-align:center;text-indent:0%;font-weight:bold;}
+
+.ind {text-indent:4%;}
+
+.nind {text-indent:0%;}
+
+.r {text-align:right;margin-right: 5%;}
+
+small {font-size: 70%;}
+
+ h1 {text-align:center;clear:both;}
+
+ h2 {margin:5% auto 2% auto;text-align:center;clear:both;
+ font-size:120%;}
+
+ h3 {margin:5% auto 2% auto;text-align:center;clear:both;}
+
+ hr.full {width: 50%;margin:5% auto 5% auto;border:4px double gray;}
+
+ table {margin: 2% auto 2% auto;border:none;text-align:left;}
+
+ body{margin-left:2%;margin-right:2%;background:#fdfdfd;color:black;font-family:"Times New Roman", serif;font-size:medium;}
+
+.cov {text-decoration:overline;text-align:center;}
+
+a:link {background-color:#ffffff;color:blue;text-decoration:none;}
+
+ link {background-color:#ffffff;color:blue;text-decoration:none;}
+
+a:visited {background-color:#ffffff;color:purple;text-decoration:none;}
+
+a:hover {background-color:#ffffff;color:#FF0000;text-decoration:underline;}
+
+ img {border:none;}
+
+.blockquot {margin:3% auto 3% auto;}
+
+ sup {font-size:75%;}
+
+.figcenter {margin:auto;text-align:center;text-indent:0%;}
+
+.footnotes {border:dotted 3px gray;margin-top:5%;margin-bottom:5%;clear:both;}
+
+.footnote {width:95%;margin:auto 3% 1% auto;font-size:0.9em;position:relative;}
+
+.label {position:relative;left:-.5em;top:0;text-align:left;font-size:.8em;}
+
+.fnanchor {vertical-align:30%;font-size:.8em;}
+
+.poem {margin-left:25%;text-indent:0%;}
+
+.poem .stanza {margin-top: 1em;margin-bottom:1em;}
+
+.poem span.i0 {display: block; margin-left: 0em; padding-left: 3em; text-indent: -3em;}
+
+.poem span.i2 {display: block; margin-left: 2em; padding-left: 3em; text-indent: -3em;}
+
+.poem span.i3 {display: block; margin-left: 3em; padding-left: 3em; text-indent: -3em;}
+
+.poem span.i4 {display: block; margin-left: 4em; padding-left: 3em; text-indent: -3em;}
+
+.poem span.i5 {display: block; margin-left: 5em; padding-left: 3em; text-indent: -3em;}
+
+.poem span.i6 {display: block; margin-left: 6em; padding-left: 3em; text-indent: -3em;}
+</style>
+ </head>
+<body>
+
+
+<pre>
+
+The Project Gutenberg EBook of Les Tourelles, volume II, by Léon Gozlan
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Les Tourelles, volume II
+ Histoire des châteaux de France
+
+Author: Léon Gozlan
+
+Release Date: April 23, 2012 [EBook #39513]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: UTF-8
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES TOURELLES, VOLUME II ***
+
+
+
+
+Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
+Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
+produced from images generously made available by The
+Internet Archive)
+
+
+
+
+
+
+</pre>
+
+<hr class="full" />
+
+<p class="figcenter">
+<a href="images/cover_lg.jpg">
+<img src="images/cover.jpg" width="359" height="550" alt="" title="" /></a>
+</p>
+
+<h1>LES TOURELLES.<br /><br />
+II</h1>
+
+<table border="0" cellpadding="2" cellspacing="0" summary="">
+<tr><th colspan="3" align="center">Romans du même Auteur:</th></tr>
+<tr><td>&nbsp;</td></tr>
+<tr><td align="left">LE NOTAIRE DE CHANTILLY, 2 vol. in-8.</td><td align="left">15</td><td align="left">fr.</td></tr>
+<tr><td align="left">LES MÉANDRES, 2 vol. in-8.</td><td align="left">15</td><td align="left">&nbsp;</td></tr>
+<tr><td align="left">WASHINGTON LEVERT ET SOCRATE LEBLANC, 2 vol. in-8.</td><td align="left">22</td><td align="left">50</td></tr>
+<tr><td align="left">LE MÉDECIN DU PECQ, 3 vol. in-8.</td><td align="left">15</td><td align="left">&nbsp;</td></tr>
+</table>
+
+<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary="">
+<tr><th align="center">Sous Presse:</th></tr>
+<tr><td>LA CONJURATION DU SOULIER, roman historique, 2 vol. in-8.</td></tr>
+<tr><td>UNE NUIT BLANCHE, 2 vol. in-8.</td></tr>
+</table>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="cov">&nbsp; &nbsp; &nbsp; PARIS.&mdash;Imprimerie de V<sup>e</sup> DONDEY-DUPRÉ, rue Saint-Louis, 46, au
+Marais&nbsp; &nbsp; &nbsp; </p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+<p>&nbsp;</p>
+<p>&nbsp;</p>
+
+<h1>LES<br />
+<big><big>TOURELLES</big></big></h1>
+
+<p class="cb">HISTOIRE DES CHATEAUX DE FRANCE,<br /><br />
+PAR<br /><br />
+M. LÉON GOZLAN.<br /><br />
+<big>II</big><br /><br /><br />
+PARIS.<br />
+Dumont, Libraire-Éditeur,<br />
+PALAIS-ROYAL, 88, AU SALON LITTÉRAIRE.<br />
+1839</p>
+<p><a name="page_001" id="page_001"></a></p>
+
+<table border="3" cellpadding="10" cellspacing="0" summary="">
+<tr><th align="center"><a href="#TABLE_DES_MATIERES">TABLE DES MATIÈRES</a></th></tr>
+</table>
+
+<p><a name="page_002" id="page_002"></a></p>
+
+<p><a name="page_003" id="page_003"></a></p>
+
+<h2><a name="VAUX" id="VAUX"></a>VAUX.</h2>
+
+<h3>I</h3>
+
+<p>Nicolas Fouquet, dernier surintendant des finances,
+voulut donner dans son château de Vaux
+une fête à Louis XIV.</p>
+
+<p>Le projet eut l’agrément du roi.</p>
+
+<p>La fête fut fixée au 17 août 1661.</p>
+
+<p>Six mille invitations furent envoyées. Il y en eut
+pour l’Italie, pour l’Espagne et pour l’Angleterre.
+On vit à Vaux des représentans de ces trois contrées
+et les ambassadeurs de tous les peuples. Un
+roi et une reine s’y trouvèrent.<a name="page_004" id="page_004"></a></p>
+
+<p>Au nombre des invités étaient Gourville et le
+maréchal de Clairembault.</p>
+
+<p>La route de Paris à Vaux était longue, chaude
+par le mois d’août où l’on était; ils s’arrangèrent
+pour la faire de compagnie. Ils partirent de grand
+matin dans une calèche massive, qui rachetait ce
+défaut d'élégance par une solidité dont le premier
+avantage était d’asseoir le corps dans un repos parfait.
+Gourville n'était pas pressé d’arriver; le maréchal,
+qui était un peu gros, n’avait garde de se
+plaindre de la lenteur de l'équipage. En ce temps-là,
+l’activité de feu qui nous fait aujourd’hui
+dévorer l’espace était inconnue. A quoi eût-elle
+servi? on ne devenait pas noble en courant. D’ailleurs
+bien empêché eût été celui qui aurait prétendu
+aller vite et sans accident sur les grands chemins,
+même sans exception de ceux qui ont encore
+conservé le nom de routes royales.</p>
+
+<p>Arrivés à la barrière de Fontainebleau, les deux
+amis, malgré l'équilibre de leur ame, n’envisagèrent
+pas sans effroi le long ruban de chemin qu’ils
+avaient à parcourir, et qui s'étendait devant eux,
+blanc de soleil et de poussière, jusqu'à Villejuif.</p>
+
+<p>&mdash;Où donc nous rafraîchirons-nous, Gourville?</p>
+
+<p>&mdash;J’allais vous le demander, maréchal.</p>
+
+<p>&mdash;Parbleu, à Ris, Gourville, à votre ferme.</p>
+
+<p>&mdash;Merci de la grâce, maréchal; mais d’ici là?<a name="page_005" id="page_005"></a></p>
+
+<p>&mdash;D’ici là?... Vous avez donc bien bon appétit?
+Il est si matin!</p>
+
+<p>&mdash;Ce n’est pas l’appétit.....</p>
+
+<p>&mdash;Si c’est encore la soif, Gourville, nous boirons
+le coup de l'étrier à chaque relais, me proposant,
+mon hôte, de vous faire servir du meilleur à
+Beauvoir, à ma ferme aussi.</p>
+
+<p>Gourville, qui n’avait pas été compris, se tut.</p>
+
+<p>Une heure après, par le travers de Bicêtre, Clairembault
+abaissa les stores et conseilla à Gourville
+d’en faire autant de son côté. Un balancement
+doux, presque nul, le petit cri du sable broyé
+sous les roues, l’odeur de la campagne, le bourdonnement
+des moucherons d'été autour de la
+peinture de la calèche, le jour vert et rose filtré
+par la soie des rideaux, invitaient les voyageurs au
+sommeil.</p>
+
+<p>&mdash;Allez-vous dormir, Gourville?</p>
+
+<p>&mdash;Si vous ne causez pas, maréchal...</p>
+
+<p>&mdash;Vous auriez tort, Gourville. Plus tard vous
+trouveriez le vin amer. Par cette chaleur, le sommeil
+épaissit la langue: n’y aurait-il pas mieux?</p>
+
+<p>Et le maréchal fit le geste d’arrondir son bras
+vers les basques de son habit. A peine le ramenait-t-il
+avec une certaine circonspection à son attitude
+naturelle, que Gourville, par instinct, plus que par
+imitation, achevait d’accomplir le même mouvement.<a name="page_006" id="page_006"></a>
+Quatre mains se rencontrèrent, cachant par
+paire un objet de mince volume.</p>
+
+<p>C'étaient deux jeux de cartes.</p>
+
+<p>&mdash;Vive vous! Gourville, vous êtes homme de
+fine prévoyance.</p>
+
+<p>&mdash;A merveille, maréchal, et voyons si vous me
+battrez comme vous avez battu les Allemands.</p>
+
+<p>Enlevé à la banquette, un coussin de velours
+s’appuya sur nos voyageurs, qui, illuminés de
+cette joie discrète et communicative qu’auraient
+deux amans à se rencontrer dans un même aveu
+et à se presser les genoux, joignirent les leurs et
+se regardèrent comme sauvés des ennuis de Paris
+à Vaux.</p>
+
+<p>&mdash;Un instant! Gourville, pardon. Battez les
+cartes en attendant.</p>
+
+<p>&mdash;Faites, maréchal.</p>
+
+<p>Clairembault souleva le store et cria:&mdash;Cocher!
+aussi lentement que vous pourrez.</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur, plus lentement, c’est impossible.
+Les chevaux dorment, s’ils ne sont morts.</p>
+
+<p>&mdash;C’est bien, La Brie, toujours ainsi.</p>
+
+<p>Le chemin ne fut plus troublé par aucun bruit
+de roues, les voyageurs par aucune secousse. Le
+sifflement des cartes qui effleuraient le velours du
+coussin fut seul sensible. En entrant dans Villejuif,<a name="page_007" id="page_007"></a>
+Gourville avait déjà perdu cinq cents belles
+pistoles.</p>
+
+<p>Tandis qu’on relayait, lui et son adversaire eurent
+le temps d’aller saluer une dame d’Humières
+retirée dans un château des environs. Ils étaient de
+retour que les chevaux étaient à peine attelés.</p>
+
+<p>De nouveau en route, le maréchal, trop homme
+du monde, ou plutôt de cour, pour profiter brutalement
+de la victoire, proposa la revanche à Gourville.
+Gourville accepte. Les cartes sont étalées. Il
+est inutile de constater l’imperturbable lenteur des
+chevaux, bien qu’ils fussent tout frais sortis des
+écuries, et que la route de Villejuif à la Cour-de-France
+soit unie comme l’eau.</p>
+
+<p>Gourville n’est pas en veine: il perd cinq cents
+autres pistoles, puis mille, puis deux mille, enfin
+tout ce que Gourville a sur lui en or et en billets.
+La perte passe cinq mille.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes un galant homme, Gourville, et
+qui valez mieux que le sort. Je vous joue sur parole
+ce qu’il vous plaira. Parlez.</p>
+
+<p>&mdash;Non pas sur parole, maréchal; le surintendant
+a toujours vent des enjeux, et il a la magnifique
+générosité de les tenir quand nous sommes
+décavés; ce qui est d’une grande ame, je l’avoue.
+Mais je serais désolé, cette fois, d’avoir recours à
+lui pour garantir ma dette. Va, si vous le voulez,<a name="page_008" id="page_008"></a>
+pour ma ferme de Ris, située près du village de ce
+nom, et où j’ai déjà eu l’honneur de vous inviter à
+rafraîchir notre second relais. Je vous joue, maréchal,
+ma ferme de Ris.</p>
+
+<p>&mdash;Gourville, ce sera contre vingt mille pistoles,
+qu’elle vaille plus ou moins. Mais en trois coups.</p>
+
+<p>&mdash;Soit, maréchal. A vous les cartes.</p>
+
+<p>Après quelques avantages insignifians, Gourville
+vit sa jolie terre de Ris, moulins, eaux, pâturages,
+fours, métairies, passer à Clairembault. Ce
+revers de fortune écrasait Gourville au moment
+même où la calèche s’arrêtait à la grille de sa propriété
+perdue. Jamais elle ne lui avait paru si
+belle. Il fit pourtant bonne mine. Sans mauvaise
+humeur, sans colère, il sonna son intendant, ses
+gardes-chasse et ses métayers, et leur dit à tous:
+«Désormais, monseigneur le maréchal de Clairembault,
+que voilà, sera votre maître. D’aujourd’hui
+il a tous droits sur vous et sur cette ferme;
+saluez-le, et prêtez serment en ses mains!» La cérémonie
+fut courte et arrosée d’une bouteille du
+plus vieux. Habitué à ces émotions du jeu, à ces
+fortunes gagnées ou perdues en un instant, sur une
+carte ou sur un dé, Gourville n'était pas plus affecté
+que Clairembault n'était orgueilleux.</p>
+
+<p>Les voilà à la Cour-de-France et se dirigeant
+vers le village de Ris, descendant cette montagne<a name="page_009" id="page_009"></a>
+que Louis XIV n’eut pas le temps d’aplanir, gloire
+pacifique qu’il laissa à son arrière-petit-fils. Le
+voyageur fatigué boit dans le creux de la main une
+eau pure, et bénit Louis XV. Le précipice n’est
+plus qu’un berceau.</p>
+
+<p>&mdash;Foin de ces cartes qui vous ont trahi, mon
+bon Gourville! Imitez-moi, plongeons-les dans cet
+abîme.</p>
+
+<p>Et tous deux, d’un commun enthousiasme,
+lancèrent les cartes du haut de la montagne dans
+les cavités béantes à leur côté; héroïsme de joueur!
+Il est probable qu’ils en avaient chacun un jeu de
+rechange dans la poche.</p>
+
+<p>Pour ne pas trop attrister son ami, Clairembault
+s’efforça de changer la conversation. Il lui parla de
+la fête que le surintendant allait donner à Louis XIV,
+de la grandeur de celui-ci, de la magnificence de
+celui-là, de la beauté des dames qui figureraient
+dans les quadrilles; puis il le ramena, de peur de
+toucher au jeu, dans cette énumération de plaisirs,
+à ses souvenirs de famille, à son beau-père,
+gouverneur en province, à ses enfans.</p>
+
+<p>-Par Dieu! et votre femme, où est-elle en ce moment,
+Gourville?</p>
+
+<p>&mdash;En Beauce, maréchal, et avant l’hiver, si le
+surintendant me l’accorde, j’irai lui rendre mes
+hommages d'époux.<a name="page_010" id="page_010"></a></p>
+
+<p>&mdash;Ah! elle est en Beauce! et chez qui, Gourville?</p>
+
+<p>&mdash;Mais chez moi, dans l’une de mes terres; superbe
+propriété, maréchal! Et que n’est-elle sur
+cette route, je vous aurais montré que le malheur
+peut me terrasser, mais non me faire crier
+merci! Oui, que cette propriété n’est-elle ici, je
+serais encore votre homme, Clairembault!</p>
+
+<p>Adieu les précautions du maréchal, sa prudence
+à donner un autre cours aux idées; et ces maudits
+chevaux qui n’arrivaient pas, qui auraient donné
+le temps de jouer toute la chrétienté sur le tapis
+ou sur le coussin!</p>
+
+<p>&mdash;M’auriez-vous mal compris? répliqua le maréchal.
+J’en serais désolé, mon ami. J’ai jeté les
+cartes dans les ravins, non parce que je n’avais pas
+l’intention de vous offrir la revanche, et que vous
+n’aviez plus d’argent sur vous ni de propriété sur
+la route; seulement, Gourville, croyez-moi, parce
+que l’ingrate fortune vous assassinait sans pitié, et
+me faisait honte de mon bonheur!</p>
+
+<p>Un rayon de joie éclaira le visage de Gourville.
+Joueur délicat, il savait bien que toute revanche a
+une fin; mais, joueur acharné, il désirait l'éloigner
+le plus possible.</p>
+
+<p>&mdash;Çà, Gourville! marquez-moi votre désir:
+voulez-vous que, d’ici à mon château de Beauvoir,<a name="page_011" id="page_011"></a>
+je vous tienne encore tête? C’est une lieue de bon.
+Voyons, les cinq mille pistoles, la ferme de Ris
+que je vous ai gagnée, et, en plus, mon château de
+Beauvoir, contre votre propriété en Beauce!</p>
+
+<p>Gourville embrassa le maréchal.</p>
+
+<p>&mdash;Et! oui, Clairembault! s'écria-t-il, et nargue
+du malheur! Mais des cartes?</p>
+
+<p>&mdash;Mais des cartes! répéta le maréchal.</p>
+
+<p>Là-dessus ils renouvelèrent le geste qui avait si
+heureusement, la première fois, amené des cartes,
+et leurs poignets, se rencontrant encore, heurtèrent
+deux cornets où sonnaient trois dés.</p>
+
+<p>&mdash;Au passe-dix!</p>
+
+<p>&mdash;Au passe-dix! maréchal.</p>
+
+<p>Et tandis que les chevaux arrivaient à peine devant
+les marroniers de Petit-Bourg, nos deux
+joueurs, s'échauffant, lançaient les dés et leur ame
+à qui mieux mieux.</p>
+
+<p>Après quelques minutes:</p>
+
+<p>&mdash;Mille excuses, Gourville!</p>
+
+<p>&mdash;Mais comment donc, maréchal?</p>
+
+<p>&mdash;Cocher! cocher!</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur!</p>
+
+<p>&mdash;On vous a recommandé, La Brie, d’aller le
+plus lentement possible.</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur, depuis dix minutes nous sommes
+arrêtés.<a name="page_012" id="page_012"></a></p>
+
+<p>&mdash;C’est très-bien ainsi.</p>
+
+<p>On était à Beauvoir.</p>
+
+<p>Gourville fut vainqueur: la chance avait tourné;
+on eût dit les dés pipés, tant ils ramenaient invariablement
+les plus beaux points contre Clairembault,
+qui perdit et les cinq mille pistoles, et la
+ferme de Ris, et son château de Beauvoir, tout
+enfin, excepté son sang-froid.</p>
+
+<p>Je vous invite, Gourville, s'écria-t-il, à vous arrêter
+à mon château de Beauvoir. A vous, mon
+maître, d’en faire les honneurs! Il vous appartient,
+comme au roi la couronne, et vous allez voir
+si je le résigne avec dignité.</p>
+
+<p>Ils mirent pied à terre.</p>
+
+<p>A Beauvoir se reproduisit la scène de donation
+de Ris; mais Clairembault mit une gaieté, un faste,
+une solennité singulière à faire reconnaître par ses
+gens, qui cessaient d'être à lui, Gourville devenu
+acquéreur de son château depuis une heure. Après
+le déjeuner, qui fut excellent, les vassaux et les vavassaux
+le proclamèrent, sur le perron, selon la
+coutume de l’Ile-de-France, seigneur de Beauvoir
+et terres y adjacentes. Il fut très-digne, quoique
+un peu chancelant du dessert. C'était excusable;
+sa position l’entraînait: il avait, pour les reconnaître,
+goûté tous les vins.</p>
+
+<p>Quand lui et Clairembault remontèrent en calèche,<a name="page_013" id="page_013"></a>
+les paysans et vassaux crièrent jusqu'à mi-côte:
+Vive monseigneur de Gourville, notre seigneur
+de Beauvoir!</p>
+
+<p>&mdash;Coup du sort! dit Gourville; vous étiez, il y
+a une heure, seigneur de Beauvoir, je le suis à
+présent; à deux fois vous m’avez gagné et fourni
+la revanche; je ne vous en ai gagné qu’une: c’est
+une revanche qui vous revient, maréchal. Sur mon
+épée de gentilhomme et ma seigneurie nouvelle de
+Beauvoir, elle vous sera octroyée selon votre bon
+plaisir.</p>
+
+<p>&mdash;Laissons cela, Gourville.</p>
+
+<p>&mdash;Maréchal, je deviendrais plutôt votre vassal,
+si vous n’acceptiez.</p>
+
+<p>&mdash;Bien!&mdash;mais plus que celle-ci.</p>
+
+<p>&mdash;Oui! maréchal, mais décisive. Que jouons-nous?
+Parlez.</p>
+
+<p>&mdash;Beauvoir contre Mennecy, contre ma pêcherie
+de ce nom, dont Villeroi est suzerain. Vous
+avez le château de Beauvoir, ayez la pêcherie de
+Mennecy: c’est le médaillon au collier. Encore au
+passe-dix; vous plaît-il?</p>
+
+<p>Malheureusement la route commençait à se couvrir
+d'équipages qui se rendaient à la fête de Vaux;
+et lorsqu’ils s’approchaient de la portière de la voiture
+à Clairembault, le coussin était furtivement
+poussé sur la banquette, les dés tombaient dans<a name="page_014" id="page_014"></a>
+les cornets, les cornets dans les poches;&mdash;interruptions
+qui prolongèrent la partie jusqu'à Melun.</p>
+
+<p>Clairembault la gagna; Beauvoir lui revint, il
+ne perdit pas la pêcherie de Mennecy: il n’y eut
+rien de fait; les seigneuries retournèrent à leurs
+seigneurs. On avait joué sur le velours pendant
+douze ou treize heures.</p>
+
+<p>Sur le pont de Melun; la scène de la Cour-de-France
+eut son pendant: les deux amis, en s’embrassant,
+précipitèrent les cornets dans la rivière.
+Gourville, en les voyant flotter, leur adressa une
+allocution touchante. Sublime expiation! Ils avaient
+jeté les cartes dans un fossé, les cornets dans la
+Seine!</p>
+
+<p>Le soir, au château de Fouquet, ils firent la
+roulette à mille pistoles par tour.</p>
+
+<h3>II</h3>
+
+<p>Dans la première cour, appelée la cour des
+Bornes, vaste carré enchâssé entre la grille du
+château, les fossés et deux rangées de bornes,
+avaient été dressées des tentes de coutil, portant<a name="page_015" id="page_015"></a>
+entrelacés les chiffres et les armes des gentilshommes
+invités à la fête. Elles longeaient sur un
+rang les corps-de-logis extérieurs parallèles à l’allée
+des Bornes; aux quatre extrémités s'élevaient la
+tente du roi et celles de la reine-mère, de Monsieur
+et de Madame Henriette d’Angleterre. Ces tentes
+étaient des boutiques pleines d’objets de luxe.</p>
+
+<p>Il va sans dire qu’on n’achetait pas dans ces boutiques!
+Une vente eût été un spectacle peu digne;
+les objets qu’elles étalaient n'étaient pas non plus
+livrés sans autre forme aux passans: c’eût été une
+magnificence sans esprit. Fouquet était incapable
+de ces deux inconvenances. Ces boutiques étaient
+des loteries où l’on gagnait toujours, où la mise
+était la bonne grâce. Chaque coup du sort amenait
+un cadeau de goût différent; la fortune des joueurs
+n’avait à vaincre que le hasard des lots. Tel qui
+désirait un beau fusil n’emportait parfois qu’un
+peigne d'écaille ou une mule de douairière. On
+riait alors d’un bout de la cour des Bornes à l’autre:
+c'était le plus clair bénéfice du marchand.</p>
+
+<p>Par une précieuse attention de Fouquet, bijoux,
+bagues, colliers, nœuds d'épée, médaillons,
+boucles d’oreilles, reproduisaient à l’infini les
+traits du roi sous des emblèmes de la fable,
+flatterie inépuisable du temps. Louis XIV était représenté
+dans le chaton des bagues, en Vertumne,<a name="page_016" id="page_016"></a>
+en Jupiter, en Apollon, en Hercule surtout; l'émail
+renfermait le portrait; des perles ou des rubis-balais
+en formaient l’allégorie. Les camées portaient
+des devises imaginées par Benserade, resté
+sans rivaux en ces sortes de poésies mercantiles.
+Quel raffinement de délicatesse et de luxe! Un
+diamant de cinquante pistoles pour un sourire,
+pour un remerciement à fleur de lèvres. Fouquet,
+en enrichissant ainsi de ces frivolités, plus durables
+qu’on ne pense, la toilette des femmes, ses
+contemporaines, créait un ordre de galanterie
+destiné à perpétuer le souvenir de cette journée. On
+dirait dans des siècles, en montrant ces bagatelles
+brillantes serrées dans les archives de famille: «Mon
+aïeule était à la fête du surintendant, à Vaux-le-Vicomte!»</p>
+
+<p>On imaginera sans peine ce que coûtèrent à
+Fouquet ces loteries, pour peu qu’on songe à ces
+lingots d’or ciselés dans les meilleurs ateliers de
+Paris, à l’achat de costumes venus d’Orient entassés
+dans d’autres boutiques. On le sait, pendant plus
+de deux siècles, les tisserands d’Alep ont vêtu nos
+marquis et nos duchesses. On eût cru voir à Vaux
+un marché d’Ispahan. La loterie des costumes était
+la plus courue. Un bon numéro décrochait un
+pourpoint de satin, un gilet de brocard. Le nord
+avait été mis aussi à contribution. Madame de Sévigné<a name="page_017" id="page_017"></a>
+gagna un manchon. Un manchon au mois
+d’août! Elle l’envoya sur-le-champ à Ninon, qui
+était très-frileuse, et qui, pour plus d’une raison,
+n'était pas à la fête. Celle-ci le donna peut-être à
+la femme de Scarron.</p>
+
+<p>Gourville, qui avait juré de ne plus jouer, gagna
+un cheval arabe, un des plus beaux lots, celui
+qui fut le plus envié.</p>
+
+<p>&mdash;Qu’en feras-tu, lui demanda le surintendant
+en lui frappant sur l'épaule, toi qui montes à cheval
+comme tu danses?</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur, il sera pour vous toute la soirée,
+sellé et bridé, au bout du parc, à la porte de
+Provins. On fait trente lieues en dix heures avec un
+tel cheval. Trente lieues! c’est la mer; la mer, c’est
+l’Angleterre!&mdash;Silence! Gourville.</p>
+
+<p>Les jeux continuaient, lorsque les batteurs d’estrades,
+placés de distance en distance sur la route,
+annoncèrent les équipages de la cour.</p>
+
+<p>A cette nouvelle, le château se remplit de bruit;
+on reflua vers la grille: le roi arrivait.</p>
+
+<p>Accompagné de sa femme, suivi de ses domestiques,
+Fouquet, revêtu d’un magnifique habit de
+velours rouge, et portant un plat d’argent dans lequel
+étaient les clefs du château, alla attendre le
+roi à la grille d’entrée.</p>
+
+<p>Il arrivait de Fontainebleau. «Le roi, dit le lendemain<a name="page_018" id="page_018"></a>
+la <i>Gazette de France</i> <i>du 18 août</i>, avait
+avec lui, dans sa calèche, Monsieur, la comtesse
+d’Armagnac, la duchesse de Valentinois et la
+comtesse de Guiche. Suivait la reine-mère, accompagnée
+dans son carrosse de plusieurs dames. Madame
+venait en litière.»</p>
+
+<p>Fouquet plia le genou en exhaussant au-dessus
+de sa tête les clefs du château, que Louis XIV fit
+semblant de toucher, et lorsque le surintendant
+se fut relevé, il dit au roi, son maître, que tout,
+où il était, lui appartenait non seulement par le
+droit de la couronne, mais encore par la grâce
+infinie qu’il mettait à visiter un de ses sujets
+fidèles.</p>
+
+<p>Avec l’abondance de paroles heureuses dont il
+était doué, le roi répondit au compliment de son
+surintendant, tandis qu'à deux pas plus loin la
+reine-mère donnait sa main à baiser à madame
+Fouquet.</p>
+
+<p>Les cris de <i>vive le roi! vive la reine!</i> retentissaient.</p>
+
+<p>Six chevaux bai-pâles, dociles et fougueux,
+coiffés de plumes blanches, harnachés en rose, liés
+l’un à l’autre par des rubans lâches de la même
+couleur, passèrent la grille, toute semée de visages
+de paysans émerveillés de ce spectacle. La calèche
+du roi était à panneaux à images, représentant<a name="page_019" id="page_019"></a>
+d’un côté Persée et Andromède, de l’autre,
+des scènes de bergerie.</p>
+
+<p>En traversant la cour, Louis XIV causait affectueusement
+avec son frère; Anne d’Autriche, au
+contraire, se tenait sur la réserve avec sa bru, Madame.</p>
+
+<p>Tout-à-coup des pas redoublés de chevaux résonnèrent:
+ils étaient si multipliés et si bruyans que
+la foule rassemblée dans la cour des Bornes cessa
+ses acclamations et se précipita vers la grille.</p>
+
+<p>La calèche du roi se trouva isolée; Fouquet fut
+interdit.</p>
+
+<p>C'était une compagnie entière de mousquetaires
+gris, appareil militaire assez inusité au milieu
+d’une cérémonie pacifique, qui avait escorté les
+voitures de la cour depuis Fontainebleau jusqu'à
+Vaux, et qui se présentait pour entrer.</p>
+
+<p>Peu préparé à cette surprise hostile, le surintendant
+éprouva une anxiété dont il s’efforça de
+cacher les marques sous une indifférence affectée.</p>
+
+<p>Le commandant des mousquetaires avait déjà
+franchi la grille et caracolait dans la cour des Bornes,
+broyant sans pitié le gazon et les pierres.</p>
+
+<p>Louis XIV se leva dans sa calèche, et se tournant
+vers cet officier, il lui dit d’une voix brève et
+émue:</p>
+
+<p>«Sortez, monsieur d’Artagnan; vous n'êtes pas<a name="page_020" id="page_020"></a>
+chez moi ici. On vous a commandé pour honorer
+notre royale personne, et non pour la garder là
+où elle n’a aucun danger à courir. Ce zèle est offensant
+pour notre hôte. Vous et vos mousquetaires,
+placez-vous à distance, attendant l’heure
+où il nous plaira de partir.»</p>
+
+<p>Se tournant vers Fouquet:</p>
+
+<p>«Monsieur, je vous demande pardon pour mes
+mousquetaires; ils n’ont pas appris de notre roi
+chevalier que chez Dieu, sa femme et son ami on
+n’entre jamais armé.»</p>
+
+<p>Les mousquetaires se rangèrent de front sur
+trois rangs, à l’extérieur du château, devant la
+grille aux cariatides, à cette même place où l’on
+veut que Fouquet, sur un simple désir de Louis XIV,
+ait fait planter, dans l’espace d’une nuit, ce qui est
+démontré impossible, une double allée d’ormes.</p>
+
+<p>Je ne crois pas à cette tradition d’arbres plantés
+dans une nuit, parce que je l’ai retrouvée dans tous
+les châteaux, et parce que Louis XIV, hors de chez
+lui, n’a jamais couché que dans un seul château,
+à celui des Condé, à Chantilly; mais je crois beaucoup
+aux allées d’ormes arrachés dans une nuit ou
+dans plusieurs. Je suis arrivé juste assez à temps
+un siècle et demi après la fête que je raconte ici,
+pour voir l’avenue séculaire du château de Vaux
+couchée par terre, sciée en trois traits, destinée à<a name="page_021" id="page_021"></a>
+être vendue à la voie, ce qu’on n’eût pas vu sous
+Fouquet, l’eût-il ou non plantée dans une nuit.</p>
+
+<p>En entrant au château, le roi fut frappé des proportions
+du corridor, pavé bleu et blanc en marbre,
+et des dix colonnes dont il est orné. Comme
+tous les grands rois,&mdash;comme Salomon, comme
+Auguste, comme Napoléon après eux tous,&mdash;Louis
+XIV avait l'équerre dans l'œil: il demanda le
+nom de l’architecte; on lui répondit que c'était Le
+Vau; il prit note et passa:</p>
+
+<p>&mdash;La fortune de Le Vau était faite.</p>
+
+<p>Le roi fut invité à se reposer dans une première
+pièce de droite, celle qu’on désigne aujourd’hui
+aux visiteurs sous le nom de salle de Billard. Les
+ciselures des portes, les mille arabesques rampant
+autour des murs et enserrant cette salle comme une
+crépine, surprirent moins Louis XIV, dont l’envie
+commençait à bouillonner, lui encore sans monument
+datant de son règne, que le plafond même de
+l’appartement, apothéose d’Hercule, vaste tableau
+de la plus chaude couleur. C’est mieux que de la
+peinture historique: c’est de la peinture olympique
+et bien placée au plafond,&mdash;près du ciel.</p>
+
+<p>Louis XIV se leva et admira long-temps en silence.</p>
+
+<p>Il était découvert.</p>
+
+<p>Fouquet s’avança pour le débarrasser de son
+chapeau.<a name="page_022" id="page_022"></a></p>
+
+<p>&mdash;Laissez, monsieur, je vous prie;&mdash;c’est par
+respect.&mdash;Vous appelez ce peintre?...</p>
+
+<p>&mdash;Lebrun, sire.</p>
+
+<p>&mdash;Singulière ignorance, celle où je vis, dit à
+voix basse le roi à sa mère en l’entraînant d’un autre
+côté. Cet homme emploie à ses bâtimens les
+premiers artistes de la France, et je ne sais pas
+même leurs noms.</p>
+
+<p>On ne m’a pas trompé, vous le voyez, madame,
+il ne songe qu'à lui. Calculez l’or qu’il a dépensé
+à cette salle seulement. M. Colbert a raison:
+M. Fouquet dilapide, M. Fouquet épuise le trésor,
+M. Fouquet est la ruine de l'état, et M. Colbert...</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur mon fils, M. Colbert veut être
+ministre.</p>
+
+<p>Louis se tut.</p>
+
+<p>Il sourit finement en remarquant à tous les panneaux
+de volets et de portes, au fond des plaques
+du foyer, sur les marbres des cheminées, où rien
+depuis n’a été effacé, reproduit avec une affectation
+de parvenu, ce que n'était pas du reste le
+surintendant, son triple chiffre N. F. S. «Nicolas
+Fouquet, surintendant,» entrelacé et percé d’une
+flèche.</p>
+
+<p>&mdash;Ne trouvez-vous pas, dit-il encore à sa mère,
+que dans ce chiffre il y a du luxe comme en tout
+ce qui appartient à M. Fouquet? Trois lettres figurent<a name="page_023" id="page_023"></a>
+d’ailleurs très-mal entrelacées. Sans dommage,
+la dernière pourrait être supprimée.</p>
+
+<p>&mdash;Vous vous contenez mal, monsieur mon fils,
+et j’ai peine à vous voir ainsi dépité contre des
+puérilités dont vous souffririez moins, si, comme
+moi, vous eussiez été obligé d’admirer le Palais-Cardinal,
+plus beau que notre Louvre et riche de
+ses dépouilles. Je ne fis alors aucune remarque, je
+ne fis effacer aucun chiffre. Pourtant le Palais-Cardinal
+est à nous.</p>
+
+<p>&mdash;Je tâcherai, ma mère, d’imiter votre sang-froid,
+sans en espérer le même prix.</p>
+
+<p>Fouquet s'était retiré avec la foule des courtisans,
+et avait laissé au roi la liberté de parcourir,
+suivi seulement de sa mère et de sa belle-sœur,
+madame Henriette, les autres pièces, toutes ouvrant
+l’une dans l’autre.</p>
+
+<p>Le roi, poussé par la curiosité, pénétra dans la
+seconde: elle s’appelle le Salon. Au lieu d’y rencontrer
+quelque objet qui choquât son goût afin
+d’apaiser sa jalousie, il arrêta ses regards sur des
+tapisseries d’Aubusson du plus rare travail pour
+l'époque: peintures à l’aiguille dont le dessin est
+de Lebrun. Il voulut détourner la vue de ces chefs-d'œuvre
+disproportionnés, même pour la fortune
+d’un souverain; mais elle glissa sur des meubles
+de laque, fantastiques frivolités vendues littéralement<a name="page_024" id="page_024"></a>
+au poids de l’or. Le sofa où il s’agitait surpassait
+tout ce que Fontainebleau avait à comparer
+en ce genre d’ameublement. Il est tel quel aujourd’hui:
+de satin blanc brodé en bosse de chenille
+verte. C’est, pour le temps, la miniature et le burin
+appliqués à la broderie.</p>
+
+<p>Le roi leva des yeux pleins d’ironie au plafond.&mdash;Qu’est-ce
+donc, demanda-t-il, que cet écureuil
+que je vois partout à la poursuite d’une couleuvre?
+Cet emblème me fatigue: en sauriez-vous
+le sens?</p>
+
+<p>&mdash;L'écureuil...</p>
+
+<p>&mdash;Je le sais, ma mère; c’est l’arme parlante de
+M. Fouquet; mais la couleuvre?</p>
+
+<p>&mdash;La couleuvre, monsieur mon fils, on prétend
+que c’est l’arme parlante de M. Colbert.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vraiment. L'écureuil et la couleuvre,
+M. Fouquet et M. Colbert. Gentil écureuil à tête
+folle: c’est ingénieux, mais c’est peu naturel. Au
+fond, les allégories sont comme les songes: souvent
+le contre-pied les explique. Avez-vous les yeux
+bons, ma sœur Henriette?</p>
+
+<p>&mdash;Pour vous servir, sire.</p>
+
+<p>&mdash;Lisez-moi donc ces lettres noires et brisées
+dans cette bande que je crois une devise, autour
+d’Apollon chassant les monstres de la terre.</p>
+
+<p>&mdash;C’est du latin, sire.<a name="page_025" id="page_025"></a></p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! voyons si vous savez le traduire,
+ainsi qu’on l’assure.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Quò non ascendam?</i> où ne monterai-je pas?</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement, docte Henriette. L'écureuil dit
+cela à la couleuvre, mais c’est une fable. Et ici, à
+cet autre angle, que lit-on?</p>
+
+<p>&mdash;Une modification légère de la même devise:
+<i>Quò non ascendet?</i> où ne montera-t-il pas? Le
+futur est à la troisième personne au lieu d'être à la
+première.</p>
+
+<p>&mdash;Et si nous cherchions bien encore, ma sœur,
+ne croyez-vous pas que nous trouverions une seconde
+personne qui dirait: <i>Tu ne monteras pas!</i></p>
+
+<p>Le duc de Saint-Aignan entra sur ces propos, et
+fut vivement poussé par le roi dans une petite pièce
+à côté. La reine-mère et madame Henriette restèrent
+seules et ne se parlèrent pas.</p>
+
+<p>Ces deux princesses s’observaient depuis quelques
+mois. Anne d’Autriche avait remarqué, ce qui
+du reste n'était échappé à aucune pénétration de
+courtisan, que Madame et le roi se partageaient
+une affection où Monsieur avait beaucoup à souffrir
+pour sa dignité de mari. Quoique vive, sa tendresse
+maternelle n’allait pas jusqu'à sacrifier un
+frère à l’autre, et à tolérer un scandale dont la cour
+d’Espagne, si bien servie en rapports, eût demandé
+réparation. Malheureusement ses appréhensions<a name="page_026" id="page_026"></a>
+semblaient fondées. A tous les carrousels, le roi
+était le cavalier d’honneur de Madame; à toutes
+les comédies à ballet ils dansaient un pas ensemble;
+dans tous les couplets de Benserade, allusions transparentes
+où nul ne se méprenait, le roi était le lis,
+elle la rose. Quand le roi s'égarait à la chasse, on
+avait toutes les peines du monde à retrouver Madame.
+Anne d’Autriche avait jugé qu’il était temps
+de mettre un terme à une inconvenance ou d’arrêter
+une faute. Sachant que les rois ne guérissent
+d’une passion que par une autre, elle avait cherché
+et trouvé parmi les demoiselles d’honneur de Madame
+même une jeune personne peu remarquée,
+mais propre à frapper par une beauté modeste,
+qualité jusqu’ici rarement offerte à l’inconstance
+de son fils.</p>
+
+<p>Ceci était parfaitement vu, bien combiné, le roi
+tomberait au piége. Seulement Anne d’Autriche
+n’avait pas prévu qu’elle réussirait, non parce que
+son fils cesserait d’aimer Madame pour aimer une
+de ses demoiselles d’honneur, mais simplement
+parce que Louis XIV n’avait montré de l’amour
+pour sa belle-sœur qu’afin de cacher une passion
+vive et réelle pour la rivale dont sa mère lui ménageait
+la présence.</p>
+
+<p>Le roi avait poussé le duc de Saint-Aignan dans
+une encoignure, et lui répétait: «D’Artagnan est<a name="page_027" id="page_027"></a>
+un maladroit, un fou; il entre ici comme dans une
+place conquise. Est-ce là la prudence que j’ai tant
+recommandée? Veillez sur lui, que ses mousquetaires
+ne quittent pas la selle un seul instant.
+M. de Colbert est-il venu, duc?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, sire.</p>
+
+<p>&mdash;Tant mieux. Dites-lui de ne pas m’approcher
+de toute la journée, d'éviter de se promener en
+compagnie de Harlai, de Séguier et de d’Albret; de
+causer beaucoup au contraire avec Gourville, avec
+Lauzun, avec Pélisson, avec les dames, s’il en est
+capable, et de ne partir d’ici que toutes les bougies
+éteintes. Et Elle, est-elle ici? reprit bien bas
+Louis XIV, sans nommer qui.</p>
+
+<p>&mdash;Pas encore, sire. La suite de Madame n’est
+pas arrivée.</p>
+
+<p>&mdash;Qu’il me tarde de la voir!&mdash;Duc, rompons
+cet entretien sur-le-champ par un grand éclat de
+rire, afin de n’inspirer aucun soupçon à ma mère
+ni à Madame. Sachez leur dire pourquoi nous aurons
+ri.</p>
+
+<p>Le duc et le roi rirent aux éclats.</p>
+
+<p>&mdash;Mais venez donc, mesdames, s'écria le roi en
+paraissant à la porte du cabinet; monsieur le duc
+va vous expliquer la cause de notre gaieté.</p>
+
+<p>&mdash;Qu’est-ce donc, monsieur de Saint-Aignan?
+s’informa la reine-mère.<a name="page_028" id="page_028"></a></p>
+
+<p>&mdash;C’est... mon Dieu, cela vaut-il bien la peine?</p>
+
+<p>&mdash;Parlez toujours, duc.</p>
+
+<p>Saint-Aignan, qui n’avait rien à dire, balbutia,
+rougit, regarda le plafond, et répondit tout-à-coup
+avec la pétulance d’une réflexion subite:</p>
+
+<p>&mdash;Vos majestés ont dû remarquer que dans les
+nombreuses pièces de ce château l'écureuil de monsieur
+le vicomte poursuit avec acharnement la couleuvre
+de M. Colbert. Certes, s’il est quelqu’un en
+France capable de connaître les intentions héraldiques
+de M. de Belle-Isle, c’est le peintre qui a
+répété au moins deux ou trois mille fois cet emblème.
+Eh bien! ne faut-il pas que ce peintre soit
+singulièrement distrait ou coupable? Dans ce château,
+ici, sur notre tête (que vos majestés daignent
+regarder ce plafond pour m’en croire), ce peintre
+fait étrangler l'écureuil par la couleuvre.</p>
+
+<p>&mdash;Pas possible, duc!</p>
+
+<p>&mdash;Qu’il plaise à vos majestés de suivre la direction
+de mon doigt. En tirant une ligne du coude
+de cette femme qui représente le Sommeil, n’aperçoivent-elles
+pas, vos majestés, dans la guirlande du
+plafond, un écureuil?...</p>
+
+<p>&mdash;Et la couleuvre qui le darde! crièrent tous
+trois le roi, sa mère et Madame.</p>
+
+<p>&mdash;Si cela me regardait, ajouta le roi, je me
+croirais perdu.<a name="page_029" id="page_029"></a></p>
+
+<p>Il pâlit.</p>
+
+<p>Saint-Aignan pâlit.</p>
+
+<p>&mdash;Sortons au plus vite de ce cabinet de la prédiction.</p>
+
+<p>Ils rentrèrent, tout effrayés, dans le salon.</p>
+
+<p>Le nom du cabinet de la Prédiction est resté à
+cette pièce. A plus d’un siècle de distance, on
+éprouve un effroi historique, lorsqu’on regarde
+cette erreur de peintre qui fut une si terrible prophétie.
+On n’a presque plus d’attention pour la
+suave allégorie de Lebrun: le Sommeil, sous les
+traits d’une femme endormie, qui, comme l’a dit
+Lafontaine dans le <i>Songe de Vaux</i>, «laisse tomber
+des fleurs, et ne les répand pas.»</p>
+
+<p>Quand les brigands du Nord, je veux dire les
+Bavarois, entrèrent en 1815 dans le château de
+Vaux, ils le saccagèrent. Ce délicieux boudoir ne
+fut pas épargné, et pourtant ils n’arrachèrent pas
+du plafond le Sommeil de Lebrun. Avaient-ils lu
+les vers de Lafontaine? S’il en fut ainsi, pourquoi
+le bonhomme n’en a-t-il pas écrit sur les fauteuils
+et les tapisseries? A la pointe du sabre, les Bavarois
+ont détaché du fond des fauteuils et du cadre
+des murs les étoffes brodées qui les garnissaient.
+Ils ont laissé les murs et les fauteuils dans l'état où
+ils se trouvaient avant d'être recouverts. Dans les<a name="page_030" id="page_030"></a>
+tapisseries d’Aubusson de nos châteaux l’invasion
+a taillé des mouchoirs.</p>
+
+<p>C’est une revanche, nos pères avaient fait le
+même usage des drapeaux bavarois.</p>
+
+<h3>III</h3>
+
+<p>Il n’y a pas d’exemple dans l’histoire d’une fortune
+aussi rapide et aussi courte que celle de Fouquet.</p>
+
+<p>A peine apprend-on qu’il existe, qu’il est déjà
+procureur-général au parlement, une des plus
+hautes dignités du royaume; à peine au parlement,
+on le voit surintendant des finances, le premier
+dans l'état après Mazarin; à peine le sait-on surintendant
+des finances, qu’il est sous les verroux
+de Pignerol; à peine est-il à Pignerol qu’on n’en
+parle plus.</p>
+
+<p>Entre Mazarin et Colbert, qui se souvient de
+Fouquet?</p>
+
+<p>Consultez les historiens, même les plus complets:
+ils vous diront que Fouquet fut poursuivi et condamné
+pour ses dilapidations. Rien n’est plus vague.<a name="page_031" id="page_031"></a>
+Cela s’applique à tous les ministres des finances
+depuis Enguerrand de Marigny. Mazarin avant
+Fouquet, Colbert après lui, épuisèrent le trésor
+avec bien plus d’avidité. Le surintendant ne fut mis
+en jugement, ceci ressort de son procès même, que
+par le fait des énormes vols de Mazarin; et Colbert,
+malgré ses vastes créations commerciales, au lieu
+de diminuer la dette, l’augmenta de beaucoup.</p>
+
+<p>Que reprocha-t-on à Fouquet?&mdash;Son faste?
+Oublie-t-on que le cardinal Mazarin, pauvre sous
+Richelieu, fit passer, au bruit de sonnettes d’argent,
+sous la porte Saint-Antoine, en 1660, à la
+suite de l’entrée triomphale de la reine, soixante-deux
+mulets chargés d’or et de diamans?&mdash;Le
+luxe de sa maison? A quelques charges près qu’il
+fut obligé de créer pour soutenir l'éclat de sa nouvelle
+dignité de surintendant, il ne fit que continuer
+la vie qu’il menait auparavant, extraordinairement
+riche par sa famille et du côté de sa
+femme, qui lui apporta douze cent mille livres.&mdash;Son
+goût pour les bâtimens? Il convenait peu
+à Colbert et à ses successeurs, eux qui devaient
+élever Versailles et Marly, de demander compte à
+Fouquet des quelques millions, dilapidés ou non,
+qu’il consacra au château de Vaux.&mdash;Ses mœurs?
+S’il appartenait à quelqu’un d'écarter ce chef d’accusation,
+c'était d’abord au roi.&mdash;Sa rébellion?<a name="page_032" id="page_032"></a>
+On en eut de si faibles preuves, et elles devaient
+être faibles en effet, que le ressentiment de ses juges,
+presque tous vendus à Colbert, ne parvint qu'à
+le faire condamner à l’exil, peine commuée par
+Louis XIV en une détention perpétuelle.</p>
+
+<p>Ainsi l’histoire dit mal Fouquet: elle ne le sait
+pas.</p>
+
+<p>Avant son élévation, elle le voit à peine; pendant,
+elle en est éblouie, elle est trop lente avec son
+cortége de causes et de recherches pour expliquer
+à temps cette haute fortune; après, elle s’impose
+cinquante ans de silence, car malheur à qui parlera
+de Fouquet sous Louis XIV. Et de quel homme
+d'état s’occupe-t-on après cinquante ans?</p>
+
+<p>Fouquet n’aura pas même d’histoire, cette fosse
+commune.</p>
+
+<p>Fouquet revient de droit aux mémoires et à la
+poésie; une moitié de sa vie appartient à Gourville,
+l’autre moitié à La Fontaine.</p>
+
+<p>Heureux, il est l’homme des mémoires.</p>
+
+<p>Seigneur plein d'éclat à la cour, sybarite recherché
+à son pavillon de Saint-Mandé, il a toutes
+les amitiés, et celles de la Fronde, et celles de
+Saint-Germain; toutes les amours à la ville; rien
+ne manque à sa périlleuse renommée. Boileau incruste
+en proverbe ses bonnes fortunes de surintendant;
+un souterrain conduit de son boudoir au<a name="page_033" id="page_033"></a>
+milieu du bois de Vincennes, pour faire évader
+les femmes quand les maris viennent la nuit les lui
+redemander.</p>
+
+<p>Richelieu pensionne quelques hommes de lettres
+pour qu’ils admirent ses vers; Fouquet les enrichit
+tous à la condition qu’il n'écrira pas de vers,
+l’homme aimable! mais qu’eux viendront chaque
+mois lui lire ceux qu’ils auront composés. La Fontaine
+s’engagera à quatre épîtres par an; il paiera
+en quatre termes. Richelieu disait: J’ai donné une
+chemise à Apollon. Fouquet avait droit d’ajouter:
+Je l’ai mis dans ses meubles. Pélisson, grâce à lui,
+a six domestiques; Le Vau est servi en vaisselle
+plate; Lebrun a un équipage; Le Nôtre tutoie
+Fouquet. Mademoiselle de Scudéry est coulée en
+bronze, et l’on trouve dans la boîte de vermeil où
+le surintendant parfumait ses pensées secrètes des
+lettres de madame de Sévigné.</p>
+
+<p>Ainsi Fouquet donne à Louis XIV l’exemple de
+tout ce qui lui vaudra le nom de grand: amour
+des arts, respect aux lettres, munificence aux écrivains,
+goût pour les monumens, dévouement aux
+femmes, qui toutes conservèrent à Fouquet la fidélité
+du malheur, la seule qu’il leur demanda jamais.</p>
+
+<p>Est-il renversé par le souffle noir sorti de la
+bouche de Colbert? aussitôt il devient l’homme de
+La Fontaine. La Fontaine se jette à son cou comme<a name="page_034" id="page_034"></a>
+un fils, lui qui ne se rappelait plus en avoir un, et
+ne l’abandonne pas. Il n’est plus distrait, La Fontaine;
+il ne dort plus, lui le sommeil fait poète.
+Jour et nuit il va, il marche, il court, oubliant le
+lapin son ami et la taupe sa sœur, et la fourmi sa
+voisine; il va des nymphes de Vaux au premier
+président du parlement. Au milieu des solitudes
+de Vaux, il crie: Rendez-moi Oronte!&mdash;Vous,
+nymphes; vous, naïades; vous, sylvains! Oronte
+est captif, Oronte est innocent puisqu’il est malheureux;
+suivez-moi, embrassons les genoux de
+Louis, et redemandons-lui Oronte! Et La Fontaine
+se présente au parlement avec tous ses sylvains
+pour qu’on délivre Oronte; il intercède auprès de
+mademoiselle de La Vallière au nom des hamadryades
+éplorées. Partout rebuté, il s’enferme avec
+mademoiselle de Scudéry et madame de Sévigné,
+et ces trois femmes pleurent.</p>
+
+<p>Ne cherchez pas ailleurs la mémoire de Fouquet:
+elle est toute dans le cœur des femmes; j’ai dit le
+cœur des poètes.</p>
+
+<p>Mazarin, c’est vrai, eut une grande chose dans
+sa vie: c’est le traité de paix de Westphalie.</p>
+
+<p>Mais Fouquet eut aussi une ravissante chose dans
+sa vie: c’est la fête de Vaux.</p>
+
+<p>Qu’est-il resté du traité de Westphalie? rien.
+Voyez où est remontée la maison d’Autriche.<a name="page_035" id="page_035"></a></p>
+
+<p>Qu’est-il resté de la fête de Vaux?</p>
+
+<p><i>Les Fâcheux</i> de Molière, une élégie de La Fontaine,
+douze lettres de madame de Sévigné.</p>
+
+<p>Ceci durera plus que la maison d’Autriche.</p>
+
+<h3>IV</h3>
+
+<p>Tandis que le roi et sa mère reçoivent dans les
+salons de Fouquet les hommages dont ils sont ordinairement
+entourés à Fontainebleau, l'étiquette
+n’ayant jamais abandonné Louis XIV, même en
+voyage, le surintendant, dont l’absence est justifiée
+par la nécessité où il est, dans un tel jour, de
+se trouver partout, a réuni les deux amis sur la
+fidélité desquels il peut compter, et s’entretient
+avec eux dans les allées du parc.</p>
+
+<p>&mdash;Le moment venu, j’hésite, balbutia Fouquet
+le premier.</p>
+
+<p>Et Pélisson, saisissant le bras de Fouquet:&mdash;Serait-il
+bien vrai? Et pour quel motif, sur quel
+soupçon, nous alarmez-vous ainsi? Vous êtes pâle,
+en effet, monseigneur.</p>
+
+<p>&mdash;Franchement, ces mousquetaires à cheval<a name="page_036" id="page_036"></a>
+m’ont donné à réfléchir. Avouez que leur présence
+a droit d'étonner.</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi, non, reprit Gourville. Cette suite
+bruyante est dans les goûts d’un jeune roi. C’est
+du faste. D’ailleurs, pour peu que nos soupçons
+devinssent plus graves, je me chargerais de d’Artagnan
+et de ses mousquetaires. Les caves du château
+sont profondes, et ils ne boiront pas tout.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne savez donc pas, Gourville, que le
+roi leur a défendu de quitter l'étrier?</p>
+
+<p>&mdash;C’est possible, monseigneur; mais il ne leur
+a pas défendu de boire, office dont on s’acquitte
+très-bien à cheval. Seulement on tombe de plus
+haut. Sont-ce là toutes vos craintes, monseigneur?</p>
+
+<p>&mdash;Les douze portes du parc sont-elles bien gardées,
+Gourville?</p>
+
+<p>&mdash;Par les meilleurs complices qu’on puisse choisir.</p>
+
+<p>&mdash;Par qui donc, Gourville?</p>
+
+<p>&mdash;Par personne.</p>
+
+<p>&mdash;Comment cela?</p>
+
+<p>&mdash;Où est la nécessité de veiller à douze portes
+si l’on ne doit sortir que par une?</p>
+
+<p>&mdash;Mais cette porte?</p>
+
+<p>&mdash;A celle-là j’ai posté quelqu’un qui ne m’a jamais
+trahi en ces sortes d'équipées: invisible et
+muet.<a name="page_037" id="page_037"></a></p>
+
+<p>&mdash;Et c’est?...</p>
+
+<p>&mdash;Personne.</p>
+
+<p>&mdash;Vous me désespérez, Gourville; j’ai peur que
+vous n’ayez pas votre tête, tout votre sang-froid.</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, monseigneur, bien que je sois venu
+avec le maréchal de Clairembault. Par cette porte
+si fidèlement gardée nous passerons, vous, monseigneur,
+la personne que vous savez, M. de Pélisson
+et moi. Elle est assez large.</p>
+
+<p>Fouquet serra affectueusement la main à ses deux
+amis.</p>
+
+<p>&mdash;Merci, Gourville; mais pourquoi cette légèreté
+dans vos dispositions?</p>
+
+<p>&mdash;Imiterons-nous les Romains? crierons-nous
+jusque sur les toits que nous conspirons?</p>
+
+<p>&mdash;Mais encore...</p>
+
+<p>&mdash;Je le tiens de M. de Retz: dans un coup décisif
+il est important d'être sûr de tout le monde
+et de n’employer que quelques-uns. Ayez beaucoup
+d’hommes, ils comptent les uns sur les autres;
+peu, ils agissent. M. le coadjuteur s’y connaissait.</p>
+
+<p>Perdant par degré la teinte de tristesse répandue
+sur son visage, le surintendant se tourna vers son
+poète-secrétaire:&mdash;Vous, monsieur Pélisson?</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le vicomte, je partage les assurances
+de M. Gourville.<a name="page_038" id="page_038"></a></p>
+
+<p>&mdash;Vous ne saisissez pas ma demande: ce n’est
+pas là-dessus que je souhaite vous entendre. Avez-vous
+déposé sur la cheminée de chaque chambre de
+gentilhomme mille pistoles pour faire face aux
+dettes du jeu? Avez-vous ordonné qu’on traitât les
+gens de lettres dans cette journée avec les nombreux
+égards dont j’aime à les voir entourés? Ils
+dîneront dans la salle des Muses: je crois avoir exprimé
+ce désir.</p>
+
+<p>&mdash;Vos ordres ont été suivis. Ils seront confondus
+avec les gens de qualité. Des guirlandes de
+fleurs se balanceront sur leur front au bruit de harpes
+cachées: Lambert jouera du téorbe. Comme
+les anciens poètes, ils boiront dans des coupes de
+vermeil.</p>
+
+<p>&mdash;Et comme les anciens poètes, monsieur de
+Pélisson, ils emporteront leur coupe. Nous vous
+devons la gloire qui suit la vie. Vous et La Fontaine
+me ferez immortel.</p>
+
+<p>&mdash;Auparavant, interrompit Gourville, il faut
+que vos ennemis soient dans la poussière, que le
+roi, notre maître, vous reconnaisse pour le premier
+gentilhomme de l'état après lui.</p>
+
+<p>&mdash;Quel moment heureux ou fatal! Gourville,
+Pélisson, qu’en pensera l’Europe? Et ce coup qui
+retentira long-temps,&mdash;au milieu d’une fête!...
+Des poignards cachés sous des fleurs. N’est-ce pas<a name="page_039" id="page_039"></a>
+que mon château ne fut jamais plus splendide? On
+dirait qu’il sait qu’un roi de France l’habite. Pélisson,
+avez-vous prié M. le chevalier Lully de
+presser sa cantate? Quel Orphée que ce Lully! quel
+génie! Il écrit dans ma chambre la musique qu’il
+exécutera dans trois heures devant la cour. Offrez-lui
+de ma part cette tabatière en diamans. Elle vient
+de Mazarin. Divin Lully!</p>
+
+<p>&mdash;Silence, recommanda Pélisson, on vient de
+ce côté. C’est messire Pierre Séguier, chancelier de
+France. Je le savais ici, je l’ai vu descendre de sa
+haquenée blanche peu après l’arrivée de M. Colbert.
+En hommes prudens, ils ont voulu ne pas avoir
+l’air d'être venus ensemble; mais nos gens placés
+sur la route ont remarqué leur séparation à la Patte
+d’Oie de Voisenon.</p>
+
+<p>Gourville courut au-devant du chancelier, le
+chapeau bas, et l’accosta avec le respect mêlé à la
+joie la plus vive.</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur, que je suis aise de vous joindre
+ici, et dans un tel moment! Vous déciderez entre
+nous.</p>
+
+<p>Le chancelier remercia d’un sourire.</p>
+
+<p>&mdash;Dites-nous, monsieur de Séguier, vous qui
+avez laissé la justice à Paris, mais non pas le bon
+goût, si Le Nôtre n’a pas commis une faute grave
+dans la distribution générale de ce terrain.<a name="page_040" id="page_040"></a></p>
+
+<p>&mdash;J’avoue, répondit le chancelier, que je suis
+peu apte à résoudre la question. Si vous voulez qu’il
+y ait ici trop de statues, de canaux, de fontaines de
+marbre pour...</p>
+
+<p>Fouquet vit venir la leçon; il brusqua la riposte:</p>
+
+<p>&mdash;.....Pour un simple financier tel que moi,
+j’en conviens, mais non pour le sujet qui reçoit
+son maître; sur quoi vous alliez me féliciter, ce me
+semble.</p>
+
+<p>&mdash;C’est ce que j'étais prêt à vous répondre, monsieur
+Gourville.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez donc, monsieur le chancelier, que
+vous êtes né pour mettre les gens d’accord avant
+qu’ils aient parlé: j’espère qu’il en sera de même,
+notre différend entendu. Pardon, mais il ne s’agit
+pas de statues, messire.</p>
+
+<p>&mdash;Prenez garde, Gourville, de fatiguer M. de
+Séguier.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous en prie, monsieur de Belle-Isle, laissez
+à M. Gourville présenter sa requête. Je vous jugerai.</p>
+
+<p>Ce mot glaça le sang de Pélisson. Séguier avait ri
+en le prononçant.</p>
+
+<p>&mdash;Le Nôtre, disais-je, a commis une faute. Le
+plan horizontal du château est mal entendu: d’une
+extrémité au centre, le terrain descend; du centre<a name="page_041" id="page_041"></a>
+à l’autre extrémité, il monte. La propriété creuse.
+Vaux est un abîme: n’est-ce pas, messire?</p>
+
+<p>Le chancelier ne sut trop si on lui renvoyait une
+de ces allusions malignes dont il ne tarissait pas sur
+la prodigalité du surintendant, ou si Gourville lui
+demandait sérieusement un avis. Il le regarda avec
+sa pénétration de juge.</p>
+
+<p>Fouquet rompit l’embarras.&mdash;La propriété
+creuse, intervint-il, parce qu’elle a été sacrifiée
+exclusivement aux eaux. Le niveau est pris de loin
+et de haut; plus on le ménage en l’abaissant, plus
+l’eau, en reprenant sa ligne de hauteur, s'élève et
+jaillit. Le Nôtre n’a pas tort, Gourville. Cette
+explication satisfait-elle monsieur de Séguier?</p>
+
+<p>&mdash;Pleinement. Mais je ne prendrai point congé
+de vous, monsieur de Belle-Isle, sans vous complimenter
+sur la flatteuse rumeur qui circule. On tient
+presque pour certain que vous allez vous défaire
+de votre charge de procureur-général. Sa majesté
+n’attendrait que cette résolution de votre part pour
+vous conférer ses Ordres. C’est un regret pour le
+parlement, et je le partage; mais la compensation
+est si belle, qu’il faut se taire et adorer le monarque
+dans ses œuvres.</p>
+
+<p>&mdash;N’ajoutez pas à la confusion où je suis, monsieur
+de Séguier, de me trouver déjà si peu digne
+des bontés de notre roi.<a name="page_042" id="page_042"></a></p>
+
+<p>&mdash;Adieu, je vous laisse, monsieur de Belle-Isle,
+ce dont vous m’excuserez, pour aller présenter mes
+soumissions à sa majesté.</p>
+
+<p>M. de Séguier se retira gravement.</p>
+
+<p>&mdash;Je reprends, dit Gourville: personne n’agira,
+mais personne n’empêchera d’agir. Après les eaux
+viendra le dîner; après le dîner la comédie, après
+la comédie le feu.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, Gourville, c’est le moment de frapper le
+grand coup.</p>
+
+<p>&mdash;Il se placera sur les cascades pour admirer le
+feu, et au même endroit où il aura vu jouer les
+eaux. A sa droite il aura dix de nos amis, à sa
+gauche dix, vingt derrière: foule sur les marches,
+personne à la portée de son regard, personne! cela
+masquerait le coup d'œil. A la troisième girande
+lancée, lorsque le ciel sera couvert d'étincelles et
+de cris, quand le canon se mêlera à ce bruit pour
+le rendre plus formidable, un homme disparaîtra.</p>
+
+<p>&mdash;Gourville!</p>
+
+<p>Pélisson visita de l'œil le prolongement de l’allée.</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur, cet homme disparu sera remplacé
+sur-le-champ par un autre de même taille,
+de même costume; panache blanc au chapeau, cordon
+bleu à la poitrine.</p>
+
+<p>&mdash;Et ceux qui l’entoureront?<a name="page_043" id="page_043"></a></p>
+
+<p>&mdash;Voilà les amis dont je vous parlais, ceux qui
+n’agissent pas.</p>
+
+<p>&mdash;Et s’il crie?</p>
+
+<p>&mdash;Le canon crie plus fort.</p>
+
+<p>&mdash;Et si l’on voit?</p>
+
+<p>&mdash;L’obscurité profonde qui succède à l'éblouissement
+d’une girande de feu ne permet guère de
+voir. Douze girandes seront tirées à dix minutes
+d’intervalle. Douze obscurités: c’est deux heures.
+A la dernière, nous serons à huit lieues d’ici.</p>
+
+<p>&mdash;Et ce feu d’artifice, s'écria Fouquet, éclipsera,
+j’en suis sûr, celui qui fut tiré à la porte Saint-Antoine,
+au mariage de la reine. Torelli est une
+Salamandre.</p>
+
+<p>&mdash;Silence! dit une seconde fois Pélisson; quelqu’un
+vient.&mdash;Colbert était à deux pas.</p>
+
+<p>&mdash;Pour le coup, l’augure est sinistre, murmura
+Gourville, c’est M. de Colbert; il ne manque plus,
+pour nous achever, que M. de Laigue et madame
+de Chevreuse.</p>
+
+<p>Colbert était fort laid, déjeté comme un vieux
+bois; il avait la peau grillée, la mine souffrante.
+Les douloureux sacrifices des nuits, l’agonie des
+difficultés vaincues, l’intromission violente de connaissances
+sans nombre, le mépris de la vie et de
+ses besoins, le despotisme de la volonté sur la douleur,
+se lisaient à ses joues, à son front, où les rides<a name="page_044" id="page_044"></a>
+étaient si profondes qu’elles simulaient des feuilles
+de parchemin. La vie s'était retirée de ce corps
+corrodé par l'étude, pour s’isoler dans le crâne; là
+était la flamme. Sa tête était transparente comme
+une lampe de nuit. On sentait poindre les os sous
+la légère couche de vie qui tapissait ce cadavre. On
+voyait l’ironie de la mort grimacer derrière cette
+peau, si enflée de rien. Le squelette voulait sortir.</p>
+
+<p>Au moment où Colbert s'était montré comme
+un fantôme au détour de l’allée, Pélisson, pour
+avoir une contenance, avait déroulé un papier,
+qu’il affecta de lire, jusqu'à ce que lui et ses compagnons
+se trouvassent dans l’impossibilité d'éviter
+la rencontre.</p>
+
+<p>&mdash;C’est fort beau! s'écriait Gourville; le roi en
+sera enchanté.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur Pélisson, appuyait Fouquet, vous
+n’avez jamais mieux été inspiré; l’air de Vaux est
+une muse.</p>
+
+<p>&mdash;Ce sont choses trop légères pour monsieur
+Colbert, dit Fouquet en abordant celui-ci, que des
+vers de circonstance. Si quelque chose les excuse
+pourtant, c’est la circonstance. M. de Pélisson nous
+lisait le prologue de sa façon qui sera récité cette
+nuit avant la comédie de mon ami, M. Molière.</p>
+
+<p>&mdash;Que je n’interrompe pas M. de Pélisson! se
+récria Colbert; des vers à la louange du roi sont<a name="page_045" id="page_045"></a>
+une bonne fortune: vous ne voudriez pas m’en
+priver.</p>
+
+<p>Pélisson lut avec chaleur le prologue au roi, et
+fut applaudi à chaque hémistiche, excepté par Colbert,
+qui roulait sa tête et son œil comme un sauvage
+qui entend de la musique pour la première
+fois. Au dixième vers, quoique la pièce n’en ait pas
+quarante, il fourra ses mains sèches dans ses goussets,
+et ne prêta plus aucune attention.</p>
+
+<p>Ayant achevé sa lecture, Pélisson se tourna vers
+Colbert avec la discrétion d’un poète qui attend son
+arrêt.</p>
+
+<p>Les vers du prologue de Pélisson passaient pour
+fort beaux.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vous avez fini, monsieur de Pélisson;
+je vous fais mon compliment. C’est bien! très-bien!
+J’avais un neveu qui s’amusait aussi à ces bêtises-là;
+il a réussi. Je l’ai employé aux gabelles.</p>
+
+<p>Gourville se baissa pour ne pas rire, affectant
+d’arranger les boucles de sa chaussure. Gourville
+ne faisait pas de vers.</p>
+
+<p>Colbert ne remarqua pas le dépit de Pélisson,
+qui, oubliant son rôle dans cette comédie, rougit,
+pâlit, fut sur le point de trahir la ruse et de dire:
+«Croyez-vous donc, monsieur de Colbert, qu’on
+vous demande votre avis? Il fallait feindre et vous
+prendre pour un homme de goût. On ne s’attendait<a name="page_046" id="page_046"></a>
+pas à réussir.» Le conjuré l’emporta cependant
+sur le poète; Pélisson se tut.</p>
+
+<p>Colbert continuait à Fouquet:&mdash;Il n’est bruit,
+monsieur, que de votre retraite du parlement. Au
+dire de beaucoup, votre charge de procureur-général
+serait déjà vendue, ce qu’attend le roi pour
+vous conférer ses Ordres.</p>
+
+<p>&mdash;La grâce du roi, répondait Fouquet, n’est pas
+chose tellement sûre, si je ne dois espérer qu’en
+mon mérite, que mes intérêts me fassent une nécessité
+de vendre ma charge. Plus je mettrai de délai
+à m’en défaire, plus je montrerai à mon maître que
+je ne vaux que par lui.</p>
+
+<p>&mdash;Vous vous jugez trop sévèrement, monsieur
+de Belle-Isle; et puisque le roi vous laisse espérer
+cette faveur, c’est qu’il vous en croit digne.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous remercie de cette manière de voir,
+monsieur de Colbert; je n’en oublierai pas le témoignage.</p>
+
+<p>Colbert salua et gagna le château.</p>
+
+<p>&mdash;S’il n’est fatal, le rapprochement est du moins
+singulier. Avez-vous remarqué, Gourville, Pélisson?
+M. de Séguier me demande si j’ai vendu ma
+charge de procureur-général, M. de Colbert est
+étonné de m’en trouver encore revêtu. Est-ce du
+hasard? Le procureur-général les importune donc
+bien? Mais vous en étiez, Gourville, au moment<a name="page_047" id="page_047"></a>
+du feu et de l’enlèvement. Et après que nous serons
+partis, que se passera-t-il ici?</p>
+
+<p>&mdash;L’histoire nous l’apprendra.</p>
+
+<p>&mdash;Mais enfin, lorsque le feu sera consumé,
+qu’on cherchera le... qu’on le cherchera pour partir...</p>
+
+<p>&mdash;Alors jaillira le bouquet, détonation terrible
+qui renversera dans les fossés toutes les voitures
+de la cour placées au bord. Torelli l’artificier en
+est sûr. C’est un événement nouveau à travers
+mille événemens: c’est une heure pour eux, trois
+lieues pour nous. Au jour ils seront encore ici.</p>
+
+<p>&mdash;Mais après?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! monseigneur, en conspiration, <i>après</i>
+n’existe pas; on est ou l’on n’est plus!</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez dit le mot, Gourville, c’est une
+conspiration, et contre qui? Je frémirais à cette
+seule pensée, si ma conscience ne me criait que
+c’est là le seul moyen de convaincre le roi, qui, une
+fois dans nos mains et dans ma place de Belle-Isle,
+signera, au nom de l’intérêt de la France plus encore
+que par la violence de sa captivité, car elle
+lui sera douce, le renvoi de M. de Colbert, cette
+affreuse couleuvre, et celui de M. Le Tellier. Avec
+eux tomberont leurs créatures. Écrasez l’araignée,
+la toile s’envole au vent. M. de Colbert est mon
+araignée qui tend sa toile partout où je suis. Depuis<a name="page_048" id="page_048"></a>
+Mazarin, il m’enveloppe, m'étouffe; il me tuera si
+je ne l'écrase. Puissant comme toutes les résistances;
+hardi, parce qu’il n’a rien à perdre; influent
+auprès du prince, qui finira par être persuadé que
+ma chute sera un heureux prétexte pour ne payer
+aucune dette, car je serai la cause de toutes, si je
+tombe; chef de parti, ayant su rallier toutes les
+haines contre ce qu’on appelle ma prodigalité; appuyé
+des femmes, de celles dont je n’ai pas courtisé
+la vieillesse ou la laideur; Colbert, laid, triste,
+avare, obscur, sordide, triompherait de moi! Lui
+renversé, je n’ai plus que des amis.</p>
+
+<p>En tenant le roi captif, je ne fais, après tout,
+avec des intentions plus pures que ce qu’exécutèrent,
+sous la minorité, le cardinal de Retz, Turenne,
+un prince du sang, le parlement, la France entière,
+contre Mazarin, la reine et le roi lui-même.
+Et je n’appelle pas l'étranger!&mdash;Voilà de quoi
+m’absoudre.</p>
+
+<p>Les trois amis se tenaient par la main, et confondaient
+dans un serment muet le vœu d'être fidèles
+à leur conjuration.</p>
+
+<p>S'échappant tout-à-coup d’entre Gourville et
+Pélisson, émus jusqu’aux larmes d’une scène où
+s'était décidée leur vie, ainsi que l'événement ne le
+prouva que trop, Fouquet alla galamment offrir
+son bras à une dame qui accourait vers lui, et se<a name="page_049" id="page_049"></a>
+perdit avec elle, en riant aux éclats, dans une contre-allée.</p>
+
+<p>Les deux secrétaires du surintendant, quoique
+habitués à sa légèreté, se regardèrent stupéfaits.
+Pélisson ne put s’empêcher de murmurer: C’est
+trop à la fois, Brutus et Bellegarde!</p>
+
+<p>Ils savaient quelle était cette dame admise dans
+la plus équivoque familiarité du surintendant.</p>
+
+<p>Fouquet était un sultan. Il était entouré de messagères
+d’amour, aux mains prodigues de sa fortune,
+à la bouche éloquente pour lui, qui lui épargnaient
+la timidité de l’aveu et le dépit du refus.</p>
+
+<p>On publiait, à la gloire de madame de Bellière,
+dans le monde de la cour, que, sous les enseignes
+du surintendant, elle n’avait eu que des triomphes
+et pas une défaite. C'était un bonheur sans exemple.
+Était-il arrivé à son terme? voilà ce qu’on se demandait
+depuis que Fouquet avait chargé madame
+Duplessis-Bellière d’une expédition amoureuse de
+la plus rare difficulté; c'était la Toison-d’Or à obtenir!
+Les humbles assistaient à cette audacieuse
+entreprise comme des bourgeois à une course de
+chevaux. Que ceci est beau! disaient-ils, et tout
+bas: Oui, c’est beau! mais quelqu’un se cassera le
+cou.</p>
+
+<p>C'était pour savoir s’il avait conquis quelques
+avantages sur le cœur vierge d’une demoiselle<a name="page_050" id="page_050"></a>
+d’honneur de Madame que le surintendant s'était
+caché avec madame de Bellière sous les charmilles,
+oubliant, comme s’ils n’eussent jamais existé, Pélisson
+et Gourville. Ce n’est pas qu’il y eût à craindre
+qu’il dévoilât la conspiration: il n’y pensait plus.</p>
+
+<p>Quand l’heureux Fouquet et sa confidente descendirent
+vers le château, la joie de leurs visages
+eût fait pâlir de jalousie celui de Saint-Aignan,
+ce maître passé dans la carrière officieuse qu’il suivait
+concurremment avec madame de Bellière.</p>
+
+<p>&mdash;Elle viendra donc, disait Fouquet, elle vous
+l’a promis; mais vous ferez mon bonheur, madame!</p>
+
+<p>&mdash;N’oubliez pas, vicomte, que j’ai déjà fait votre
+bonheur trois cent dix-huit fois.</p>
+
+<p>&mdash;Vous tenez donc compte?</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi pas? Ce sont mes états de service.
+M. de Saint-Aignan vient d'être nommé gouverneur.</p>
+
+<h3>V</h3>
+
+<p>Avant l’heure du dîner, Fouquet proposa une
+promenade aux parterres.<a name="page_051" id="page_051"></a></p>
+
+<p>On sortit par la façade opposée à la cour d’honneur.</p>
+
+<p>Les trois grilles de la rotonde s’ouvrirent pour
+laisser écouler par le pont-levis la cour et la foule
+de dames et de seigneurs qui la suivait.</p>
+
+<p>A la porte du milieu parurent le roi et madame
+Henriette d’Angleterre, à qui l'étiquette indiquait
+cette place en l’absence de la jeune reine, restée à
+Fontainebleau à cause de sa grossesse; à la porte de
+droite se présenta Anne d’Autriche, accompagnée
+de son fils, Monsieur; à la porte de gauche, le
+prince de Condé et mademoiselle d’Orléans ouvrirent
+la marche des princes et des pairs.</p>
+
+<p>«On découvre de ce perron, écrivait il y a plus de
+cent cinquante ans mademoiselle de Scudéry dans
+sa <i>Clélie</i>, une si grande étendue de différens parterres,
+tant de fontaines jaillissantes, et tant de
+beaux objets qui se confondent par leur éloignement,
+qu’on ne sait presque ce que l’on voit. On
+a devant soi de grands parterres avec des fontaines,
+et un rond d’eau au milieu; et à la droite
+et à la gauche, dans les carrés les plus proches,
+trois fontaines de chaque côté, qui, par des artifices
+d’eau divertissent agréablement les yeux.»</p>
+
+<p>Parmi les parterres, celui qu’on nommait <i>le Parterre
+des fleurs</i> était une œuvre de jardinier et de
+peintre, de Le Nôtre et de Lebrun. Celui-ci avait<a name="page_052" id="page_052"></a>
+tracé le dessin, celui-là l’avait réalisé avec des
+fleurs. Ils avaient opéré comme les brodeurs orientaux
+sur les habits de satin: ils avaient brodé la
+terre. Au lieu de soie rouge, bleue et jaune, ils
+avaient nuancé des tulipes, des roses et des boutons
+d’or en guise de soie; et avec mille roses plantées
+l’une à côté de l’autre, et dont chacune n’avait
+dans l’ensemble que la valeur d’une feuille, ils en
+produisaient une mille fois plus grande qu’une rose
+ordinaire. Cette rose ou toute autre fleur entrait
+dans l’arabesque d’un carré du parterre pour participer
+à l’ordonnance d’un bouquet gigantesque.
+De près c'était un parterre, de loin une broderie;
+de près un jardin, de loin un pastel: de près
+on désirait se promener à travers ce champ, ce
+parterre; de loin on aurait désiré y voir une sultane
+demi-nue et assise: c'était un tapis.</p>
+
+<p>Venaient ensuite les Saint-Aignan, les Dangeau,
+les d’Aubusson, les Beauveau, les Lafeuillade, les
+Langeron, les Créqui, les Tavannes, les Saint-Pol,
+les Larochefoucauld et les Bouillon, grands noms
+en faveur auprès du roi et de la reine. Réunis dans
+la salle des gardes, ils défilèrent en ordre, et, se répandant
+avec plus de liberté, ils se dirigèrent vers
+l’espace occupé par les parterres et les pièces d’eau,
+alors tranquilles, chaudes et empourprées des derniers
+rayons du jour.<a name="page_053" id="page_053"></a></p>
+
+<p>Les pièces d’eau du château étaient nombreuses
+et belles; leur dessin et leur symétrie excitaient
+si haut l’admiration qu’elles servirent de modèles
+à celles de Versailles et de Saint-Cloud. Elles furent,
+à quelques fausses tentatives près, les premières
+qu’on vit en France, transportées des villas
+d’Italie. Fouquet eut la ruineuse gloire de devancer
+le roi dans l’art merveilleux d’attirer les eaux
+de cinq lieues à la ronde pour les verser dans des
+réservoirs de marbre après les avoir laminées et
+tordues dans des tuyaux de plomb dont les vestiges
+effraient encore. Arrachés à la terre, cent ans après,
+par le fils du second possesseur du château, le duc
+de Villars, et vendus à la livre, ces tuyaux furent
+payés 480,000 fr.</p>
+
+<p>Ces eaux sont une histoire.</p>
+
+<p>Trois villages furent démolis et rasés, et sur leur
+emplacement la bêche creusa des bassins qui sont
+des mers: lacs asphaltites aujourd’hui. La vapeur
+les étouffe, et le roseau les cache. On dirait que la
+malédiction du ciel a troublé ces eaux et les a empoisonnées.
+Qui dort auprès de ces eaux meurt.
+Tous ces dieux impies de marbre et d’airain, qui
+respiraient par des poumons de plomb et vomissaient
+les rivières qu’ils avaient bues, sont restés
+en place. Mais au printemps les oiseaux déposent
+leurs nids au fond de la conque muette des tritons;<a name="page_054" id="page_054"></a>
+les cascades pétrifiées n'épanchent plus que du
+lierre; l’eau a verdi en herbe, l’herbe a monté: on
+fauche ces mers.</p>
+
+<p>Alors le soleil descendait et illuminait en écharpe
+ces eaux prodigieuses et fières.</p>
+
+<p>Guidée par le roi et la reine-mère, une population
+d'élite s'étale sur les gradins cintrés qui vont
+du château aux parterres: des figures belles et sereines,
+sœurs de têtes royales, se déroulent avec
+lenteur dans un arc indéfini, s’avancent au milieu
+de l’air tiède et violet qui les encadre. A ces chairs
+reposées et blanches, à ces robes de soie émues
+par des mouvemens amoureux et chastes, à tant de
+solennité au milieu de tant de jeunesse, on dirait
+une fête de Zénobie à Palmyre, si jamais Palmyre
+eut de telles fêtes.</p>
+
+<p>Toute la monarchie de Louis XIV, mais la jeune
+monarchie, est là.</p>
+
+<p>La Fronde, à qui l’on a pardonné, la Fronde
+est venue en petit manteau de satin, laissant flotter
+au vent des pas ses dentelles brodées, ses rubans
+de moire, ses nœuds de soie. Des plumes blanches
+s’inclinent sur le chapeau rabattu des héros du faubourg
+Saint-Antoine: leur chapeau est penché sur
+l’oreille, et leurs têtes, encore toutes railleuses de
+dédain pour monsieur le cardinal, suivent l’inclinaison
+des plumes et du chapeau; leurs moustaches<a name="page_055" id="page_055"></a>
+partagent cette inflexible obliquité. Leur cœur
+s’est rallié au roi; leur chapeau pas.</p>
+
+<p>Si la pente devient rapide, les cavaliers abandonnent
+le bras de leurs dames, qui, pour assurer
+leur marche, appuient leurs mains gantées, un
+peu au-dessous d’elles, sur des épaules officieuses.</p>
+
+<p>Ainsi, à perte de vue, à droite, à gauche, au
+fond, ce sont des groupes en cascades, penchés l’un
+sur l’autre dans la plus harmonieuse dégradation.
+Des sourires montent vers des visages gracieux à
+mesure que des pieds descendent, et si parfois un
+vent frais s'élève des pièces d’eau vers le sommet de
+cet amphithéâtre, toutes ces robes traînantes de
+femmes enveloppent dans une nuée de mousseline
+le groupe, tous les groupes, dames et cavaliers, et
+ce n’est plus alors que quelque chose d’indécis et
+d’ailé, insaisissables apparitions du crépuscule.</p>
+
+<p>Le roi était vêtu fort simplement: il portait une
+veste de drap bleu à boutons d’or; l’Ordre passait
+au-dessus de tout; ses souliers étaient ornés de
+boucles d'émeraudes; une seule plume blanche
+flottait à son chapeau.</p>
+
+<p>La fille de Charles I<sup>er</sup>, Madame Henriette, cette
+femme dont la vie ou plutôt la mort a divinisé
+Bossuet, avait déjà, quoiqu'à peine âgée de dix-sept
+ans, cette empreinte de douleur si belle et si
+fatale au front des Stuarts. Henriette était frêle<a name="page_056" id="page_056"></a>
+et blanche, d’une délicatesse extrême; son cou
+était celui de Marie Stuart, d’une transparence si
+pure qu’on eût pu voir à travers couler le poison
+du chevalier de Lorraine. Henriette était de ces
+femmes qui écoutent avec leurs yeux.</p>
+
+<p>Tous ses mouvemens, sans qu’elle s’en aperçût,
+étaient comptés et renvoyés avec des interprétations
+à son époux, par sa belle-mère, Anne d’Autriche,
+qui, à chaque instant, se tournait pour
+épier l’arrivée de quelqu’un impatiemment attendu
+par elle. Cette préoccupation de la reine-mère
+cessa quand elle vit descendre M. de Saint-Aignan
+conduisant, avec une grâce parfaite, une femme
+jeune encore, peu connue à la cour: c'était une
+demoiselle d’honneur de Madame Henriette.</p>
+
+<p>Les mémoires nous ont conservé la parure qu’avait
+choisie pour cette journée mademoiselle de la
+Vallière. Sa robe était blanche, étoilée et feuillée
+d’or, à point de Perse, arrêtée par une ceinture
+bleu tendre, nouée en touffe épanouie au-dessous
+du sein. Épars en cascades ondoyantes, sur son cou
+et ses épaules, ses cheveux blonds étaient mêlés
+de fleurs et de perles sans confusion. Deux grosses
+émeraudes rayonnaient à ses oreilles. Ses bras
+étaient nus; pour en rompre la coupe, trop frêle,
+ils étaient cernés au-dessus du coude d’un cercle
+d’or ciselé à jour; les jours étaient des opales. Un<a name="page_057" id="page_057"></a>
+peu blanc-jaunes, comme il était riche alors de les
+porter, ses gants étaient en dentelle de Bruges,
+mais d’un travail si fin, que sa peau n’en paraissait
+que plus rose sous la transparence.</p>
+
+<p>Pour s’apercevoir de l’inégalité de sa marche, il
+aurait fallu pouvoir détacher,&mdash;et qui en était
+capable?&mdash;le regard de son buste, le plus délicat
+qui ait jamais existé à la cour, et c’eût été sans
+profit pour l’envie, car cette imperfection d’un
+beau cygne blessé cessait de paraître quand mademoiselle
+de la Vallière appuyait ses pieds sur un
+tapis. Elle ne boitait qu’en marchand sur la pierre.
+Une fois duchesse, elle ne boita plus. Louis XIV le
+voulut ainsi.</p>
+
+<p>Sa figure est trop connue pour essayer de la reproduire;
+ce fut celle de la Vénus chrétienne de la
+France. Ses yeux bleus de vierge martyre, aux
+paupières de soie, s’ouvraient peu au jour; et, bien
+qu’ils n’eussent encore réfléchi que des visages jeunes
+et beaux comme le sien, qu’ils n’eussent vu
+de bien près qu’un homme, Louis XIV; qu’une
+femme, si ce fut une femme, ou un ange, Madame
+Henriette d’Angleterre, ils étaient déjà chargés de
+cette infortune qui lui arracha tant de larmes aux
+Carmélites. Mademoiselle de la Vallière vint au
+monde pour pleurer: elle n’attendait que l’occasion
+d'être reine.<a name="page_058" id="page_058"></a></p>
+
+<p>Elle avait le sourire fermé, quoiqu’elle eût la
+bouche grande; ceux qui l’aimaient l’aimaient
+ainsi: mais ses rivales, et Bussy, l'écho de toutes
+les jalousies, ont attribué à l’irrégularité de ses
+dents le soin qu’elle eut toute sa vie de ne jamais
+les montrer. A cette précaution, il faut rapporter
+sans doute la discrétion de ses paroles. Sa taille
+était petite, mais élégante et flexible. Elle resta
+toujours enfant; gracieuse enfant qui aima trop
+tôt pour vivre. Singulier reproche! et que ne mérita
+jamais madame de Montespan: on reprocha à
+mademoiselle de la Vallière d'être complètement
+privée de formes: comme si les charmes d’une
+femme étaient ailleurs que dans l’opinion de celui
+qui l’aime! Et combien ne faut-il pas être plus difficilement
+belle, ainsi que le fut mademoiselle de
+la Vallière, pour se faire aimer par des causes qui
+ne s’altèrent jamais, dût la petite-vérole dans son
+vol gâter un noble visage! mademoiselle de la Vallière
+était marquée de petite-vérole.</p>
+
+<p>Elle aima! Quel plus bel éloge peut-on écrire
+du cœur d’une femme qui s’attacha, non au fils
+d’Anne d’Autriche, mais à Louis-Dieudonné; non
+à Louis XIV, vainqueur du Rhin et de la Meuse,
+mais au jeune homme, tremblant sous la tutelle de
+sa mère, n’osant demander mille pistoles à son surintendant,
+humble devant son confesseur; non au<a name="page_059" id="page_059"></a>
+roi, chargé de lauriers et de diamans, faisant agenouiller
+des ambassadeurs du pape, des doges de
+la sérénissime république, recevant assis et couvert
+des représentans du roi de Siam, mais au beau cavalier
+à la bouche rouge, aux cheveux presque
+noirs, grand, infatigable, courageux, adorant
+toutes les femmes, mais n’en aimant qu’une, elle!</p>
+
+<p>Louis XIV se peint dans ses maîtresses, et surtout
+dans les trois qui, plus particulièrement, disputèrent
+son cœur.</p>
+
+<p>Est-il plein de sève, d’entraînement, de cette
+galanterie chevaleresque de la fronde, un peu espagnole,
+très-fière, mettant du point d’honneur
+dans l’amour? il aime mademoiselle de la Vallière.</p>
+
+<p>La Mancini ne fut qu’une révélation soudaine qui
+apprit à Louis XIV qu’il y avait des femmes.</p>
+
+<p>A-t-il passé cet âge, qui passe aussi pour les
+rois, est-il entré dans la vie, cette route pavée et
+sans ombre, qu’il lui faut des amours faciles et
+commodes, payés avec rien, avec de l’or: il aime
+madame de Montespan, une belle femme qui ne
+boite pas, qui a de gros bras, de fortes épaules, qui
+perd 500,000 livres au jeu de Marly chaque mois,
+qui accouche en riant et qui accouche toujours.</p>
+
+<p>Épuisé d’esprit et de corps, capable d’apprendre
+sans émotion que mademoiselle de la Vallière est
+morte au monde à trente-un ans dans une cellule<a name="page_060" id="page_060"></a>
+des Carmélites, et que madame de Montespan a
+passé ses épaules et ses bras à quelques ducs, il se
+tourne enfin vers la religion, il se jette dans le
+sein de madame de Maintenon, et y meurt. Ainsi
+Louis XIV pourra dater, en expirant, de son
+règne le soixante-sixième, et de sa maîtresse la
+troisième.</p>
+
+<p>Triste parodie de ses maîtresses, ces deux hommes,
+qui marchent côte à côte du roi, l’accompagneront
+aussi toute sa vie: à sa table, pour applaudir
+pendant plus d’un demi-siècle à toutes ses
+paroles; à l'église, pour déposer qu’il est dévot,
+ou pour qu’il témoigne qu’eux le sont; à la guerre,
+assez près de lui pour ne pas craindre d'être blessés,
+ou assez loin de lui pour laisser croire qu’il
+court de grands dangers; à son lit, l’un pour en
+chasser la femme légitime, l’autre pour y introduire
+la maîtresse en faveur; et presque à son convoi
+funèbre, celui-ci pour dire: <i>Le roi est mort!</i>
+celui-là pour crier: <i>Vive le roi!</i></p>
+
+<p>Ces deux hommes s’abdiqueront dans Louis XIV;
+ils vivront de ses joies et de ses douleurs. S’il est
+gai, ils riront; s’il pleure, ils trouveront des
+larmes. Lui jeune, ils seront jeunes; lui vieux,
+ils se courberont, ils auront des rides; et si
+Louis XIV perd ses dents, ils trouveront le secret
+de n’en plus avoir. L’un n’aura commis qu’une<a name="page_061" id="page_061"></a>
+inconvenance, celle de mourir avant le roi;
+l’autre n’aura pris qu’une liberté, celle de mourir
+après.</p>
+
+<p>Voyez! Louis XIV sera destiné à survivre à
+tous ceux qu’il aura élevés ou abattus, ministres
+ou maréchaux, grands peintres ou célèbres poètes;
+à ceux qui sont nés avant lui, à ceux qui seront
+nés depuis lui, à tous ses parens, à son frère, à sa
+belle-sœur, à ses héritiers, hormis un seul, parce
+qu’il est passé en chose jugée qu’en France celui-là
+ne meurt pas; à presque tous ses bâtards, morts
+jusqu'à trois par trois dans un mois, avec la rapidité
+qu’il les fit; à toutes ses maîtresses, aux plus
+vieilles comme aux plus jeunes; même à ses monumens;
+à Fontainebleau, désert dans sa vieillesse; à
+Saint-Germain, s'écroulant sous le poids des dorures;
+à Versailles, où l’eau aura cessé de descendre;
+à Marly, où elle aura cessé de monter; il sera
+sur le point de survivre à la monarchie. Seulement
+deux hermaphrodites lui resteront, deux caricatures
+de maréchaux et de ministres, deux grimaces
+éternellement complaisantes, deux rires
+implacables, deux magots de la Chine remuant et
+souriant aux deux coins du logis, quoi qu’il arrive;
+deux squelettes impérissables, deux courtisans embaumés
+et vivans, deux flambeaux pour toutes
+ses amours, deux cyprès pour sa tombe: l’un le<a name="page_062" id="page_062"></a>
+duc de Saint-Aignan, l’autre le marquis de Dangeau.</p>
+
+<p>Ils sont là tous les deux.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Un coup de canon fut tiré de l’esplanade du château.</p>
+
+<p>A ce signal, les eaux devaient partir.</p>
+
+<p>Elles partent.</p>
+
+<p>Jamais merveille de ce genre n’avait frappé la
+cour. Pour concevoir cet étonnement, oublions les
+chefs-d'œuvre de bronze et de fonte des frères
+Keller des jardins de Versailles et de Saint-Cloud:
+Saint-Cloud et Versailles n’existaient pas; l’hydraulique
+était inconnue en France.</p>
+
+<p>Les eaux partent, et ces bassins, tranquilles il
+n’y a qu’un instant, remuent, montent, bouillonnent.
+Cent trente-trois jets d’eau jaillissent à
+perte de vue; ils retombent en brouillard humide
+nuancé des couleurs du prisme. Autant de figurations
+mythologiques en fonte déroulent en pages
+liquides les métamorphoses d’Ovide. Voilà Pan,
+voilà Syrinx; ici les satyres aux genoux de la nymphe
+qui les dédaigne et fuit poursuivie par le dieu
+Pan. Plus loin le fleuve Ladon reçoit Syrinx éplorée
+et la transforme en roseaux. Du milieu des roseaux<a name="page_063" id="page_063"></a>
+des grenouilles de fer soufflent l’eau en
+menues gerbes. Le poème aquatique finit là. Les
+trois unités sont respectées sous l’eau comme sur
+la terre. Neptune reconnaît Aristote.</p>
+
+<p>Autres bassins, autres merveilles.</p>
+
+<p>Admirez Prométhée en perruque limoneuse,
+qui, avec de l’eau et de la terre, fait un homme.
+La terre, c’est un morceau de cuivre; l’homme,
+c’est Louis XIV portant le sceptre. Du sceptre part
+un vigoureux jet d’eau. Louis XIV a la bonté de
+se reconnaître et de sourire.</p>
+
+<p>Après la fable, l’allégorie.</p>
+
+<p>Jupiter, emblème de la puissance, enlève Europe
+dans Ovide; à Vaux, il enlève la Hollande. C’est
+une grosse femme aux pieds de laquelle on a gravé
+<i>Batavia</i>. Jupiter, c’est encore Louis XIV.</p>
+
+<p>Laissons dire encore mademoiselle Scudéry:
+«On voit un abîme d’eau au milieu duquel, par
+les conseils de Méléandre (Lebrun), on a mis une
+figure de Galathée avec un cyclope qui joue de
+la cornemuse et divers tritons tout alentour.
+Toutes ces figures jettent de l’eau et font un très-bel
+objet. Mais ce qu’il y a de très-agréable, c’est
+que toute cette grande étendue d’eau est couverte
+de petites barques peintes et dorées, et que
+de là on entre dans le canal.»</p>
+
+<p>Au tour de l’apologue maintenant. Un monstrueux<a name="page_064" id="page_064"></a>
+lion de fer qui rugit de l’eau, caresse de
+l’une de ses pattes un petit écureuil, tandis que de
+l’autre il presse et retient une couleuvre. L'écureuil,
+c’est Fouquet, son symbole héraldique; la
+couleuvre, Colbert; le lion qui rugit, c’est toujours
+Louis XIV.</p>
+
+<p>Et quand ces eaux, dieux ici, divinités plus loin,
+païennes et monarchiques, ont fatigué l’air de leurs
+élancemens, elles coulent dans un canal d’une
+demi-lieue, auquel la fantaisie a donné, de distance
+en distance, des formes et des dénominations singulières.
+La tête du canal s’appelle la Poêle. La
+queue de la Poêle, c’est le prolongement du canal,
+qui, cinquante pas au-dessous, s'équarrit en miroir,
+et en prend le nom. Au-dessus du miroir est la
+Grotte de Neptune, qui fait face aux cascades de
+l’autre côté du canal. Sept arcades où s’incrustent
+sept rochers, et que terminent deux cavernes où se
+cachent, sous un rideau de pierre dentelée, deux
+statues de fleuves, forment la Grotte. Tantôt appelée
+la grotte de Vaux, et tantôt de Neptune,
+elle déploie soixante-dix marches de chaque côté,
+conduisant à une spacieuse terrasse au-dessus des
+arcades. C’est là qu'était la Gerbe-d’Eau, vaste
+réservoir qui alimentait la Grotte de Neptune, et
+du centre duquel jaillissait un jet d’eau de toute
+hauteur.<a name="page_065" id="page_065"></a></p>
+
+<p>Placé sur la terrasse de la Grotte, Louis XIV put
+voir toute la fête et en être vu. C’est le point le
+plus élevé de la ligne des travaux hydrauliques.
+Tournez-vous: un monument l’atteste. Hercule,
+les bras croisés, est derrière la terrasse, au-delà de
+la Gerbe-d’Eau; il semble dire: Ici finissent mes
+travaux, allez plus loin.</p>
+
+<p>Ce fut de là aussi que le roi, jaloux de tant de
+pompe, se dit: J'étendrai ma main sur ce château
+orgueilleux, et il tombera comme celui qui l’habite;
+j'épancherai ces eaux, et elles disparaîtront
+comme celui qui les a ramassées; elles et lui ne se
+retrouveront plus. Celles-ci seront le désespoir du
+voyageur, celui-là de l’histoire. J’en donne ma parole
+de roi.</p>
+
+<p>Qui n’eût pas été roi eût éprouvé une délicieuse
+rêverie à l’aspect de ces femmes saisies de respect,
+d’amour et de silence, au bord des bassins limpides
+et agités comme elles, blanches comme leurs parures,
+fraîches comme des naïades, presque endormies
+à la pluie monotone des cascades, à la fraîcheur
+assoupissante de la nuit.</p>
+
+<p>Chaque minute a sa surprise.</p>
+
+<p>Les eaux changent de couleur, elles en seront
+plus visibles. Elles s'élancent maintenant rouges,
+jaunes, vertes, mélangées. Un instant elles défient
+la nuit.<a name="page_066" id="page_066"></a></p>
+
+<p>D’autres eaux deviennent harmonieuses. Un
+Apollon de marbre renvoie de sa harpe des vibrations
+sonores: l’eau a effleuré les cordes de cristal
+de l’instrument, il chante.</p>
+
+<p>Puis tout cesse,&mdash;tout retombe. Les bassins reprennent
+leur niveau, des barques dorées sont lancées,
+des femmes s’y penchent, et, nautiles armées
+d'éventails, elles se croisent en tous sens avant de
+débarquer à l’extrémité du canal.</p>
+
+<p>Une étoile luit, la cloche sonne: c’est l’heure du
+dîner, on remonte au château.</p>
+
+<p>Et cela ne s’est plus revu.</p>
+
+<p>La malédiction du roi a été puissante. L’eau a
+séché comme la pluie sur une tôle brûlante; les
+jets d’eau sont rentrés dans la terre; pas plus de
+trace que du déluge.</p>
+
+<p>Les pierres des bassins ont été arrachées; elles
+sont éparses partout. Le canal est resté, la poêle et
+le miroir aussi. Mais la poêle est un pré, le miroir
+ne réfléchirait pas le soleil. Dérision! Je ne sais
+quel ciseau a creusé dans le flanc des sept rochers
+de la grotte des lignes qui simulent la chute de
+l’eau. Eau sculptée, fraîcheur en peinture. Deux
+monstrueux lions de marbre, caressant deux écureuils,&mdash;toujours
+Fouquet et Louis XIV,&mdash;gardaient
+et gardent encore les marches de la terrasse
+dont j’ai parlé. Un cerisier voisin a passé l’une de<a name="page_067" id="page_067"></a>
+ses branches sous le ventre du terrible animal et le
+porte. Dans quelques années, le cerisier, devenu
+fort, aura renversé le lion de son socle. Ces marches,
+modèles du grand escalier de Versailles,
+tremblent aujourd’hui et chancellent sur l’herbe
+qui les déchausse. Savez-vous qui les gravit depuis
+que Louis XIV et Fouquet, Henriette d’Angleterre
+et mademoiselle de La Vallière y ont laissé leur
+empreinte? savez-vous qui? des milliers de couleuvres.
+Les couleuvres, armes vivantes de Colbert!</p>
+
+<p>Voyageur fatigué et mourant de soif, j’ai inutilement
+cherché un peu d’eau pour me désaltérer
+dans ce château, qui dépensa huit millions pour
+avoir de l’eau.</p>
+
+<h3>VI</h3>
+
+<p>Mignard a décoré le salon d'été, où le dîner allait
+être servi. Parfaitement conservé, il est tel quel
+aujourd’hui. La pièce qui le précède est voûtée,
+et porte pour ornemens des rosaces d’or épanouies
+au fond d’encadremens en saillie.</p>
+
+<p>Jamais allégorie ne justifia mieux sa destination<a name="page_068" id="page_068"></a>
+que celle qui se multiplie à l’infini sous les lambris
+du salon d'été. Père et mère naturels de tout ce
+qu’on mange et boit, le Commerce et l’Abondance,
+toujours fort beaux en peinture, flottent au plafond,
+au centre des incalculables subdivisions gastronomiques
+qu’ils engendrent. Ce sont les incarnations
+de Brama en matière de comestibles. L’effet
+n’en est pas heureux, et, malgré la poésie des emblèmes,
+qui voile un peu le matérialisme des choses
+représentées, on dirait la galerie de peinture d’un
+maître-d’hôtel retiré dans son château.</p>
+
+<p>Disposé pour recevoir les personnes que le roi
+voulait bien honorer de sa table, un cercle de chaises
+était le seul indice des approches du dîner. La
+symétrie des places traçait le vide de la table, mais
+il n’y en avait pas. Où donc poseraient les mets?</p>
+
+<p>Le roi s’assit, invitant son frère, sa mère et sa
+belle-sœur, Dangeau et quelques favoris, à prendre
+place à ses côtés.</p>
+
+<p>Fouquet obtint de Louis XIV la faveur de le
+servir, debout, derrière le fauteuil.</p>
+
+<p>Dès que les convives furent assis, sur un signe de
+Fouquet, le plafond descendit lentement et au son
+d’une musique douce. A hauteur voulue, la table
+aérienne, chargée de flambeaux, fumante des mets
+qu’elle portait, s’arrêta. Un autre plafond avait
+remplacé celui qui s'était détaché. On attendit que<a name="page_069" id="page_069"></a>
+le roi applaudit à ce coup de baguette féerique du
+surintendant.</p>
+
+<p>Le roi applaudit, ce fut un murmure d'éloges.</p>
+
+<p>Pour n'être pas descendues du plafond, les autres
+tables n'étaient pas moins fastueusement couvertes.
+On en avait dressé dans la salle des Gardes, sous
+les marroniers, dans les parterres, dans la cour
+d’Honneur et dans la cour des Bornes.</p>
+
+<p>Vatel et ses aides avaient pourvu à la confection
+de ce prodigieux dîner, le même Vatel qui se tua
+quelques années après à Chantilly, désespéré de ne
+voir pas arriver la marée à temps.</p>
+
+<p>A Vaux, la marée fut fidèle à Vatel. D’ailleurs
+les précautions étaient si bien prises que, si les poissons
+de la rivière venaient à manquer, ceux de
+l’Océan du moins répareraient l'échec. Fouquet
+avait enfermé vivans, dans un bassin d’eau de mer,
+des saumons, des esturgeons et plusieurs dorades.
+On lit dans La Fontaine une épître à l’un de ces
+saumons.</p>
+
+<p>Quand l’officier de la bouche se présenta pour
+faire, selon l’usage, l’essai des viandes et des boissons,
+le roi l'écarta, et, d’un sourire qui alla au
+cœur du surintendant, il sembla lui dire: Chez
+vous, mon hôte, j’ai pleine confiance, je vous le
+prouve.</p>
+
+<p>La sensualité du temps n'était pas montée au degré<a name="page_070" id="page_070"></a>
+d’aujourd’hui; l’art de fondre en une saveur
+indéfinissable mille saveurs était dans l’enfance,
+quoique les cuisines souterraines de Vaux soient des
+monumens. L’eau des fossés les entoure, des voûtes
+de pierre les couvrent. Un cavalier et son cheval
+auraient assez d’espace pour se promener sous le
+manteau des cheminées. Un bœuf y rôtissait à l’aise.
+Des broches géantes, vieilles armures de cuisine,
+rouillées au râtelier, attestent ce qu’on mangeait
+au château et ce qu’on n’y mange plus.</p>
+
+<p>Sur un plat d’argent qui couvrit la table, on
+servit un sanglier tout entier dont on avait doré
+les défenses.</p>
+
+<p>A mesure qu’on enlevait les porcelaines et les
+cristaux, des domestiques les jetaient dans les fossés,
+comme trop dignes, après l’usage qu’on en avait
+fait, pour servir à d’autres banquets.</p>
+
+<p>Au dessert, le roi ne manqua pas de parler de la
+chasse, son entretien de prédilection:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur de Belle-Isle, vos parcs sont-ils giboyeux?</p>
+
+<p>&mdash;Sire, ils le sont peu. Votre majesté n’ignore
+pas que, plantés depuis à peine quatre ans, ils n’offrent
+encore ni assez d’ombre ni assez d’abri aux
+cerfs et aux sangliers.</p>
+
+<p>&mdash;C’est dommage, l’emplacement est bon.</p>
+
+<p>&mdash;Sire, je le croyais comme vous.<a name="page_071" id="page_071"></a></p>
+
+<p>&mdash;Et qui donc n’est pas de notre avis?</p>
+
+<p>&mdash;Quelqu’un de peu, sire.</p>
+
+<p>&mdash;Cela doit être.</p>
+
+<p>Appelez M. de Soyecourt, le plus effréné chasseur
+de notre royaume. Est-il ici?</p>
+
+<p>&mdash;Sire, toute la noblesse de votre maison vous
+entoure.</p>
+
+<p>&mdash;Qu’on l’introduise, je vous prie.</p>
+
+<p>M. de Soyecourt parut.</p>
+
+<p>&mdash;Que pensez-vous, monsieur, vous dont les
+lumières sont si justes là-dessus, du parc de M. de
+Belle-Isle?</p>
+
+<p>En réponse, M. de Soyecourt entama une description
+du parc et des parcs en général, si longue
+et si pédante, de la chasse et de toutes les chasses,
+que Louis XIV pria le surintendant de faire venir
+Molière. Sur ce que Fouquet rappela au roi que
+Molière était un comédien et non un chasseur:&mdash;Et
+ne trouvez-vous donc pas que j’ai raison, répliqua
+le roi, de mander M. Molière?</p>
+
+<p>Le pauvre comédien reçut l’ordre d'écouter à la
+porte les paroles ridicules qui échapperaient à
+M. de Soyecourt. L’intention du roi fut admirablement
+comprise. Trois heures après, Louis XIV
+reconnut et applaudit dans Dorante ce <i>fâcheux</i>
+parlant toujours de la chasse, le personnage de
+M. de Soyecourt qu’il avait lui-même indiqué. Cet<a name="page_072" id="page_072"></a>
+excellent trait de la comédie des <i>Fâcheux</i> appartient
+à Louis XIV.</p>
+
+<p>Bref, M. de Soyecourt fut d’avis que le parc de
+M. de Belle-Isle était excellent. Enivré de la conversation
+qu’il avait eue avec le roi, il se retira glorieux
+comme s’il eût tué un cerf dix-cors.</p>
+
+<p>&mdash;Mais nommez-nous donc, monsieur de Belle-Isle,
+le difficile chasseur qui a médit de votre parc.</p>
+
+<p>&mdash;Sire, c’est mon jardinier.</p>
+
+<p>&mdash;Le Nôtre, celui même qui l’a tracé avec tant
+de génie? Mais que je le voie.</p>
+
+<p>&mdash;Sire, il va vous être présenté. Votre majesté
+aura l’indulgence d’excuser son costume et ses propos;
+c’est un paysan.</p>
+
+<p>Parut en effet un paysan de cinquante ans environ,
+en veste, en gros souliers, roulant son chapeau
+entre ses doigts, tremblant et pâle, regardant
+au plafond.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez, mon ami, avancé une opinion que
+nous ne partageons pas.</p>
+
+<p>&mdash;Mon roi, c’est possible.</p>
+
+<p>&mdash;Sur quoi avez-vous établi que le parc de
+M. de Belle-Isle n'était pas propre à la chasse?</p>
+
+<p>&mdash;Mon roi, c’est que, si j’eusse dit le contraire,
+les chasseurs m’auraient dégradé mon pauvre parc
+avec leurs chevaux et leurs chiens. Nos arbres sont<a name="page_073" id="page_073"></a>
+jeunes, il faut les épargner. Et voilà toute l’histoire.</p>
+
+<p>&mdash;C'était donc un mensonge?</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, mon roi; mais gardez le secret,
+demain on chasserait la grosse bête dedans.</p>
+
+<p>Le Nôtre, croyant la conversation finie, mit son
+chapeau et se dirigea vers la porte.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur Le Nôtre!</p>
+
+<p>&mdash;Mon roi!</p>
+
+<p>&mdash;Vous allez me bâtir un château.</p>
+
+<p>&mdash;Deux, mon roi.</p>
+
+<p>&mdash;L’un à Versailles, l’autre à Trianon.</p>
+
+<p>&mdash;Sire, une façade et deux ailes; voûte. A droite
+une pièce d’eau, à gauche une orangerie; parc de
+gazon, galerie, quatre lieues d’horizon.</p>
+
+<p>&mdash;20,000 livres, Le Nôtre.</p>
+
+<p>&mdash;Mon roi, ce n’est pas assez.</p>
+
+<p>&mdash;Mais pour vous, Le Nôtre?</p>
+
+<p>&mdash;Mon roi, c’est trop.</p>
+
+<p>&mdash;Un escalier de géant, Le Nôtre.</p>
+
+<p>&mdash;Par où vous monterez, mon roi.</p>
+
+<p>&mdash;20,000 livres pour toi, Le Nôtre.</p>
+
+<p>(Fouquet dit à voix basse:) Découvrez-vous, Le
+Nôtre, vous parlez au roi.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! pardon. Tenez-moi donc un instant mon
+chapeau.</p>
+
+<p>Fouquet tint le chapeau; la cour était ébahie.<a name="page_074" id="page_074"></a></p>
+
+<p>&mdash;Le Nôtre, des fontaines de marbre.</p>
+
+<p>&mdash;De bronze, mon roi.</p>
+
+<p>&mdash;Une terrasse, Le Nôtre.</p>
+
+<p>&mdash;Au pied de l’escalier, mon roi.</p>
+
+<p>&mdash;20,000 livres pour toi, Le Nôtre.</p>
+
+<p>&mdash;Un canal grand comme une mer.</p>
+
+<p>&mdash;Eh mais! il n’y a pas d’eau!</p>
+
+<p>&mdash;Elle montera de Marly. A défaut, nous avons
+l’Océan, mon roi.</p>
+
+<p>&mdash;20,000 livres pour toi, Le Nôtre.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne dis plus rien, je vous ruinerais, mon
+roi.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous fais chevalier, je vous anoblis, Le
+Nôtre.</p>
+
+<p>&mdash;Il faudra trois mille pieds d’orangers pour
+une serre au bas du grand escalier, mon roi.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous donne la croix de Saint-Michel, Le
+Nôtre.</p>
+
+<p>&mdash;A quand les maçons, mon roi?</p>
+
+<p>&mdash;A bientôt.</p>
+
+<p>&mdash;Mon roi, je t’aime.</p>
+
+<p>Et Le Nôtre se jeta au cou du roi.</p>
+
+<p>Fouquet, épouvanté de cette familiarité, s’efforça
+de le retenir.</p>
+
+<p>&mdash;Laissez, monsieur de Belle-Isle, c’est l’accolade
+de chevalier.</p>
+
+<p>Le plan du palais de Versailles était arrêté.<a name="page_075" id="page_075"></a></p>
+
+<p>Un homme encore jeune, à la livrée du surintendant,
+se posa en face du roi, tenant un objet
+voilé sur ses bras.</p>
+
+<p>&mdash;Votre majesté permet-elle qu’on découvre ce
+tableau?</p>
+
+<p>Le roi fit un signe d’assentiment.</p>
+
+<p>Et le portrait de Louis XIV, revêtu du costume
+qu’il portait ce jour-là, rendu avec la plus fidèle
+ressemblance, suspendit l’admiration si intelligente
+de la cour. En huit heures ce chef-d'œuvre,
+dont le Louvre a hérité, était sorti, pour ne plus
+périr, du pinceau du jeune artiste.</p>
+
+<p>&mdash;C’est bien, s'écria Louis XIV.</p>
+
+<p>Le tableau tremblait sur les bras émus du peintre.
+Il lui échappait.</p>
+
+<p>Madame Henriette se leva, le fixa par la bordure
+sur son genou, et le tint en équilibre par l’anneau
+du cadre, afin que le roi le vît mieux.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, c’est très-bien. Il y manque pourtant
+quelque chose, messieurs.</p>
+
+<p>On était attentif aux critiques du roi.</p>
+
+<p>&mdash;La signature du peintre.</p>
+
+<p>Avec la pointe d’un couteau le peintre écrivit
+dans l'épaisseur de la couleur encore fraîche: <i>Lebrun</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Ajoutez, monsieur Lebrun: premier peintre
+du roi.<a name="page_076" id="page_076"></a></p>
+
+<p>&mdash;Remerciez votre souverain, monsieur Lebrun,
+de la gloire qu’il fait à votre talent; moi, je
+vous remercie ici de celle qui rejaillit par vous sur
+ma maison.</p>
+
+<p>Accompagné du surintendant jusqu'à la dernière
+pièce, Lebrun se retira.</p>
+
+<p>&mdash;Voyez-vous, ma mère, si je profite de vos
+conseils? Je souffre à voir la magnificence de cet
+homme. Mais je lui ai déjà enlevé les plus beaux
+joyaux de son orgueil: Lebrun, Le Nôtre, Le Vau,
+sont à moi. Nous jouerons de malheur si nous n'égalons
+pas, roi de France, la somptuosité d’un
+surintendant.</p>
+
+<p>&mdash;Silence, mon fils: où les plafonds descendent,
+les planchers peuvent s'écrouler.</p>
+
+<p>&mdash;Ceci me lasse; ce luxe m’outrage, je veux
+sortir.</p>
+
+<p>&mdash;Vous resterez. L’emportement fit à Versailles
+la <i>journée des dupes</i>, la finesse en eut tout l’avantage.
+Vaux profitera de l’expérience de Versailles.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! je porte le fer et la flamme dans la moindre
+province rebelle qui refuse la taille, et je
+souffrirai avec complaisance qu’on dévore six provinces
+dans ce château!</p>
+
+<p>&mdash;Celui qui aurait le château aurait les six provinces.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, celui...<a name="page_077" id="page_077"></a></p>
+
+<p>Une musique légère, qui retentit dans l’antichambre,
+couvrit les paroles à demi-voix dites par
+le roi à sa mère; et parut Fouquet, qui demanda la
+permission de présenter à leurs majestés la nymphe
+de Vaux en personne.</p>
+
+<p>La nymphe, qui n’avait modifié son costume de
+demoiselle d’honneur de Madame que par deux ailes
+blanches attachées à ses épaules, et qui était
+mademoiselle de La Vallière, remit au roi un rouleau
+de parchemin, l’invitant à lire.</p>
+
+<p>Le roi lut, sourit, et passa l'écrit à sa mère.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur de Belle-Isle, dit le roi, je vous remercie,
+au nom du dauphin, si le ciel doit nous en
+envoyer un, du don que vous lui faites du château
+de Vaux et de ses dépendances. Il sera temps de le
+lui offrir quand il sera en mesure d’accepter lui-même.
+Jusque là gardez ce château, que vous avez
+rendu si beau par vos soins, et dont vous faites si
+bien les honneurs. Nous tiendrons compte de l’offre,
+mais c’est tout ce que nous retenons.</p>
+
+<p>Fouquet se précipita aux genoux du roi et lui
+baisa la main.</p>
+
+<p>Dans les yeux d’Anne d’Autriche son fils put
+lire: «Tu seras un grand roi.»</p>
+
+<p>Tempérant les paroles graves qu’il avait prononcées,
+Louis XIV ajouta: Les nymphes, mademoiselle
+de La Vallière, font aussi partie du château.<a name="page_078" id="page_078"></a></p>
+
+<p>&mdash;Sire, répondit naïvement la demoiselle d’honneur,
+je vous appartiens.</p>
+
+<p>Le roi se leva, le dîner était fini.</p>
+
+<p>D’une santé délicate et maladive, Madame Henriette
+obtint du roi de retourner à Fontainebleau.
+Elle partit.</p>
+
+<p>Dangeau écrivit dans un coin sur les tablettes
+qu’il destinait à ses mémoires, où il recueillait jour
+par jour les faits et gestes importans du règne:</p>
+
+<p>«Au dîner du sieur Fouquet, le 17 août 1661,
+il y avait une superbe montagne de confitures.»</p>
+
+<h3>VII</h3>
+
+<p>Plusieurs seigneurs avaient été mis dans le secret
+de la surprise ménagée au roi après le repas.</p>
+
+<p>Au milieu de la confusion qui suit le dessert, un
+cor se fit entendre; il sonnait le départ pour la
+chasse, la fanfare matinale.&mdash;N’est-ce pas le bruit
+du cor? s’informa le roi. Des chiens s'élancèrent en
+aboyant dans les salons.&mdash;Sire, pardonnez la surprise,
+c’est la chasse.&mdash;Êtes-vous gais, messieurs?
+la chasse!&mdash;Oui, sire, la chasse aux flambeaux.&mdash;<a name="page_079" id="page_079"></a>Y
+songez-vous? il est nuit, et certes nous n’allons
+pas, que je pense, en habits de soie et en jabots,
+courre le cerf? Vous êtes jeunes, messieurs, et nous
+sortons de table.</p>
+
+<p>Les chiens aboyaient toujours, les fouets claquaient
+et faisaient vaciller les lumières; les cors
+ne cessaient de retentir; les domestiques couraient
+en désordre d’appartement en appartement, armés
+de torches. On offrit au roi un fusil. Trente chasseurs
+se présentèrent en même temps, piqueur en
+tête. Les dames se réfugièrent dans la salle des
+Gardes, où elles s’enfermèrent, et d’où elles purent
+voir à travers les carreaux ce qui allait se passer.</p>
+
+<p>&mdash;M’apprendra-t-on à la fin ce que c’est? s'écria
+le roi impatienté, tenant son fusil dans l’attitude la
+plus embarrassée.</p>
+
+<p>Un cerf bondit devant lui et renverse deux flambeaux
+de la table.</p>
+
+<p>&mdash;A vous, sire!</p>
+
+<p>Le roi comprit alors qu’on avait lâché du gibier
+dans le château, et que c'était sérieusement une
+chasse au salon.</p>
+
+<p>Il s’exécuta de bonne grâce.</p>
+
+<p>Jeune comme les autres, fou de la chasse, il poursuivit
+le cerf de pièce en pièce, s’embusqua aux
+portes, se perdit dans les corridors, entraîné par la
+fuite de la bête. D’autres cerfs descendaient les<a name="page_080" id="page_080"></a>
+marches: des nuées d’oiseaux volaient partout,
+tourbillonnaient dans la rampe; les faisans sortaient
+de dessous les fauteuils; des lièvres se cognaient
+aux portes.</p>
+
+<p>Le carnage commence.</p>
+
+<p>Des cerfs tombent sur des tapis, et des renards
+expirent dans des bergères. Ne trouvant aucune
+issue, traqués de toutes parts, des chevreuils en
+démence se précipitent par les croisées ouvertes et
+illuminées. Du dehors on applaudit, du dedans on
+tire au vol sur le chevreuil, qui roule souvent dans
+les fossés. On ne craignait pas de briser les glaces;
+à cette époque il n’y avait pas de glaces dans les
+salons. On ne courait que le risque de souiller des
+tapis de cinquante mille livres, ou de mutiler des
+corniches dorées.</p>
+
+<p>A travers leur cage transparente, les dames
+étaient témoins de ce spectacle, qui n'était pas
+sans effroi pour elles. On riait, on tremblait. Souvent
+les vitres brisées, les bourres enflammées,
+l’oiseau atteint, volaient au loin dans la cour.</p>
+
+<p>Pour mieux voir, les laquais étaient montés sur
+leurs siéges et sur le dôme des chaises à porteur.</p>
+
+<p>Les rideaux eurent beaucoup à souffrir: les cerfs
+cherchaient un refuge dans les vastes plis de leur
+colonne soyeuse, et, dans ce fourreau qui les étouffait,
+ils se livraient bondissans à leurs ennemis.<a name="page_081" id="page_081"></a>
+Plus heureux, beaucoup de lièvres et de faisans s’en
+allèrent par la cheminée.</p>
+
+<p>Cette chasse dura vingt minutes. Les cors sonnèrent
+la fin du combat. On exposa devant les
+dames le résultat de la victoire: quelques cerfs
+étourdis, quelques oiseaux revenus déjà de leur
+frayeur. Bien des reproches d’imprudence furent
+effacés. Les armes n’avaient été chargées qu’avec
+des balles de liége; ainsi pas une goutte de sang
+n’avait coulé.</p>
+
+<p>Après quelques minutes de repos, en hôte délicat,
+qui comprend qu’un plaisir plus calme doit succéder
+à une émotion fatigante, Fouquet proposa de se
+rendre à la comédie.&mdash;On s’y rendit.</p>
+
+<p>La Fontaine était exact lorsqu’il écrivait à son
+ami, M. de Maucroix, dans la <i>Relation de la fête
+donnée à Vaux</i>, que «le souper fini, la comédie
+eut son tour; qu’on avait dressé le théâtre au bas
+de l’allée des Sapins.»</p>
+
+<p>L’allée des Sapins existe encore. Elle est noire et
+répand une forte odeur de résine. Découpées par
+tranches horizontales et s'évasant en pyramides, les
+branches panachées se pressent et se rapprochent.
+Il faut près d’une demi-heure à parcourir l’allée
+des Sapins de son point de départ du château, où
+elle prend, pour le perdre plus loin, le nom d’allée
+des Portiques: à son extrémité occidentale, est le<a name="page_082" id="page_082"></a>
+spacieux hémicycle où <i>les Fâcheux</i> de Molière
+furent représentés pour la première fois.</p>
+
+<p>Aujourd’hui couvert de jeunes arbres plantés en
+quinconce, seule altération qu’il ait subie, cet emplacement
+contiendrait deux mille personnes, en
+les supposant placées avec toute la liberté des spectateurs
+de cour. Je me suis assuré, mademoiselle
+Scudéry d’une main et La Fontaine de l’autre, que
+c'était rigoureusement là, et non ailleurs, que <i>les
+Fâcheux</i> avaient été joués.</p>
+
+<p>Quoique l’allée des Sapins ait deux versans, il
+est impossible de placer la scène à celui qui touche
+au château. Là elle n’est pas encore allée des
+Sapins, mais des Portiques. Ce point reconnu, <i>les
+Fâcheux</i> n’auraient pu être joués ni plus près ni
+plus loin. Plus près, ce serait l’allée même, et non
+le bout; plus loin le terrain manque. Au-dessous
+sont les eaux.</p>
+
+<p>C’est donc là que Molière, il y a près de deux
+siècles, pauvre comédien courant la province, vint
+peut-être à pied pour jouer devant son roi. Qu’il
+serait curieux de savoir s’il passa par Melun! de
+connaître le cabaret où il s’arrêta pour corriger
+quatre vers au crayon, boire un verre de vin et se
+remettre en route! Mais, à coup sûr, il a foulé cette
+allée des Sapins; là son coude a effleuré; là son
+pied a posé; là sa bouche a parlé. Molière a parlé<a name="page_083" id="page_083"></a>
+ici, dans cet air, dans cet espace! Ce soleil qui se
+couche éclaira sa face sublime le 17 août 1661!</p>
+
+<p>La pièce fut jouée aux flambeaux et devant des
+spectateurs échelonnés sur trois rangs.</p>
+
+<p>Le roi occupait le centre, assis dans un fauteuil;
+à sa droite était la reine-mère; un peu au-dessous
+de lui, Monsieur et le prince de Condé avaient deux
+siéges. Le rang qui se prolongeait à la droite et à
+la gauche du roi n'était composé que de dames.
+Madame Fouquet venait après la reine. Derrière
+les dames étaient les ambassadeurs. Beaucoup de
+seigneurs qui n’avaient pas trouvé à se placer se
+pressaient au bout des allées, disputaient un courant
+d’air entre deux épaules pour voir ou pour
+entendre; d’autres avaient grimpé aux arbres, et
+planaient de là sur ce cercle, au milieu duquel un
+seul homme était debout:</p>
+
+<p>Molière!</p>
+
+<p>«D’abord que la toile fut levée, un des acteurs,
+comme vous pourriez dire moi (Molière, <i>les
+Fâcheux</i>, <i>Avertissement</i>), parut sur le théâtre
+en habit de ville, et, s’adressant au roi avec le
+visage d’un homme surpris, fit des excuses du
+désordre de ce qu’il se trouvait là seul, et manquait
+de temps et d’acteurs pour donner à sa
+majesté le divertissement qu’elle semblait attendre.
+En même temps, au milieu de vingt jets<a name="page_084" id="page_084"></a>
+d’eau naturels, s’ouvrit cette coquille que tout
+le monde a vue, et l’agréable naïade (mademoiselle
+Béjart, plus tard femme de Molière), qui
+parut dedans, s’avança au bord du théâtre, et
+d’un air héroïque prononça les vers que M. Pélisson
+avait faits, et qui servent de prologue.»</p>
+
+<p>Tout homme a une haine profonde, c’est son génie.
+Molière eut celle de l’aristocratie; il la heurta
+et la foula sous toutes ses formes. Les détours qu’il
+prend sont admirables. La comédie qu’on ne lit
+pas est la véritable dans Molière. Prenez-y garde,
+sans cette seconde vue, la meilleure partie de son
+talent va vous glisser entre les doigts, et il ne vous
+restera plus qu’une bouffonnerie prise à Boccace,
+à l’Italie, à l’Espagne. On a dit que Molière «constituait
+à lui seul toute l’opposition de son temps.»
+Nous recueillons l’aveu.</p>
+
+<p>Ouvrez <i>le Bourgeois gentilhomme</i>. Un bourgeois
+prend un maître de musique, un maître de
+philosophie, un maître à danser; il faut verser jusqu'à
+sa dernière larme de rire à ce bon M. Jourdain
+prononçant des U et des O, donnant de gros
+diamans à Dorimène, croyant que le fils du Grand-Turc
+est arrivé pour épouser sa fille Lucile, embrassant
+le mahométisme, et tout cela pour être
+un homme de qualité; c’est d’un comique rare. La
+leçon est haute pour la bourgeoisie qui tend à sortir<a name="page_085" id="page_085"></a>
+de la boutique. Tous les Jourdains de la porte
+<i>des Innocens</i> se cachèrent de honte. C’est ce que
+vous croyez. La part faite du rire, ce comique
+étend sur la claie Dorante, gentilhomme, et non
+Jourdain le bourgeois: Dorante, gentilhomme et
+emprunteur qui ne rend pas; Dorante, gentilhomme,
+et perturbateur des familles; Dorante,
+gentilhomme et pourvoyeur de Dorimène; Dorante,
+gentilhomme et profanateur de noblesse.
+Jourdain n’est que ridicule, Dorante est infâme.
+Demain Jourdain aunera du drap sous les piliers
+des Halles, demain Dorante sera à la Bastille, s’il
+n’est en Grève. Eh bien! dites maintenant: de
+Jourdain ou de Dorante, quel est celui que Molière
+a voulu sacrifier?</p>
+
+<p>Allez plus loin. Jusqu’au jour où M. Jourdain
+a pris à sa solde ces maîtres si ridicules, qui donc
+s’est formé à leurs leçons? N’est-ce pas la noblesse?
+Par ce que savent ces maîtres, jugez ce qu’ils ont
+enseigné, jugez leurs élèves.</p>
+
+<p>Allez plus loin. Au bourgeois gentilhomme, si
+ridicule qu’il en est faux, du moins impossible,
+opposez sa femme, qui est la raison même. Dans
+M. Jourdain, Molière a immolé au rire la bourgeoisie
+qui n’existait pas, pour mieux faire triompher,
+dans madame Jourdain, la véritable bourgeoisie.&mdash;Quelle
+pureté, quelle dignité de mœurs, quelle<a name="page_086" id="page_086"></a>
+prudence dans cette femme! Descendons-nous tous
+deux que de bonne bourgeoisie? Quelle vertu dans
+cette mère! «Je ne veux point qu’un gendre puisse
+reprocher ses parens à ma fille, et qu’elle ait des
+enfans qui aient bonté de m’appeler leur grand’maman.»
+Qui ne serait honoré d’avoir la fille de
+M. Jourdain pour sœur, madame Jourdain pour
+mère?</p>
+
+<p>Allez plus loin encore. Demain le fils de M. Jourdain
+aura aussi des maîtres de philosophie; mais
+avec la jeunesse il aura le loisir de faire une plus
+sage application de ses études; il n'écrira plus
+comme son père à la marquise <i>que ses yeux le
+font mourir d’amour</i>; mais il publiera un livre
+qui commencera par ces mots: «L’homme est né
+libre, et partout il est dans les fers.» Demain il
+aura un maître d’armes le fils de M. Jourdain, et
+il appellera Dorante en duel, et Dorante sera tué.
+Une révolution sera consommée. Avez-vous ainsi
+compris Molière?</p>
+
+<p>Ainsi, dans Molière, vous l’avez remarqué,
+l’homme ridicule, celui qu’il souflette en public,
+n’est jamais l’homme coupable, celui qu’il déshonore
+en secret. De là, chez lui, le mensonge
+dont il avait besoin, et qui n’a que trop été pris à
+la lettre, d’amuser aux dépens de ceux dont il défend
+le rang, les mœurs et la vertu.<a name="page_087" id="page_087"></a></p>
+
+<p>Molière a couronné la classe intermédiaire. La
+fidélité conjugale, la probité dans le commerce, la
+raison dans le langage, la justesse dans le goût,
+la prudence dans la conduite, la tolérance dans la
+religion, toutes les vertus sociales ont été placées
+par Molière dans cette classe. Après Richelieu,
+Molière est l’homme qui a porté le coup le plus vif
+au privilége de la naissance. Il a surtout, en moraliste
+habile, déshonoré la femme de la société noble;
+il ne l’a montrée que pour l'écraser du parallèle de
+la femme de la bourgeoisie. On ne trouve pas une
+seule fois dans ces tableaux, où tant de créations
+admirables se pressent, et toutes distinctes comme
+celles que Dieu crée, une haute vertu de marquise
+ou de duchesse. Chez lui le titre emporte raillerie
+forcée; il renverse la pyramide sociale des temps
+anciens, il en met la base fruste au ciel, la pointe
+de granit dans la boue. Vienne un autre comédien
+comme lui, au génie près, un Collot-d’Herbois, et
+la pyramide sera renversée dans le sang.</p>
+
+<p>L’imagination reçoit ses principaux affluens du
+Midi, patrie du soleil et des femmes, où le soleil
+ne se couche jamais! Elle y mûrit vite, et se couvre
+de fleurs de bonne heure. Au Midi tout a sa
+note, son degré de plus qu’au Nord. La parole méridionale
+est un chant, le chant une extase: le vin
+le plus léger enivre, l’eau égaie; l’odeur du thym,<a name="page_088" id="page_088"></a>
+si fade au Nord, assoupit sur les rocs de Grasse et
+de Naples. Dans l’organisme français, l'élément
+méridional est la couleur. Otez de la France la
+Loire, la bande des Pyrénées et la Provence, et la
+France devient allemande ou anglaise: il y fait
+sombre. Molière relève du Midi, sinon par sa
+naissance, ce que nous avouons, allant au-devant
+d’une objection, du moins et pleinement par ses
+œuvres. Le Nord est inconnu à Molière. Ce qu’il
+n’emprunte pas aux Latins et aux Grecs, il le demande
+à la verve méridionale. Certainement il n’y
+puise pas la raison froide du <i>Misantrope</i>, la raillerie
+quintessenciée des <i>Femmes savantes</i> et des
+<i>Précieuses ridicules</i>; mais il en rapporte l’athéisme
+de don Juan, la bouffonnerie limousine de M. de
+Pourceaugnac, la noblesse empesée de la comtesse
+d’Escarbagnas; ces caractères sont-ils du Nord, à
+votre avis? Des maîtres passez aux valets: à qui
+Molière doit-il cette grande famille de roués?
+Mascarille, traduction domestique de tous les
+<i>Davus</i> de Térence, après avoir été Latin, devient
+Sicilien dans <i>l'Étourdi</i>, et ne perd à cette métamorphose
+ni son astuce originelle ni sa faiblesse
+à protéger les fils de patriciens qui ont des pistoles.
+Sera-ce dans la domesticité du Nord, moitié suisse,
+moitié picarde, que vous trouverez des Mascarilles?
+(Tout au plus des Gros-René, serviteurs parisiens<a name="page_089" id="page_089"></a>
+et mous;) des Sbrigani, ces fripons si spirituels;
+et des Scapins, ces Italiens qui sont la parodie d’un
+tableau dont Casanova de Seingalt est le modèle?</p>
+
+<p>Avait-il les yeux tournés au Nord, Molière, lorsqu’il
+peignait constamment des mœurs aérées et
+inondées de lumière? Il noue ses intrigues aux fenêtres:
+les fenêtres du Nord!&mdash;sur le banc des
+portes, à minuit,&mdash;minuit à Paris, où il gèle
+neuf mois sur douze! il gratifie Paris de la latitude
+de Madrid et de Florence. La place publique sert
+presque toujours d’occasion à ses enchevêtremens
+dramatiques, copiant textuellement la mise en
+scène de Boccace et de Lopez de Vega. Ne sont-ce
+pas là des préoccupations d’homme qui, par instinct
+ou d’intention, rend la comédie inséparable du ciel,
+des mœurs du Midi, où il puise tout, et sa forme
+d'écrivain, ses ressources de penseur, ses caractères
+et sa gaieté, don plus beau que son génie?</p>
+
+<h3>VIII</h3>
+
+<p>Tandis que la comédie s’achève à la lueur des
+flambeaux, ceux qui n’ont pas eu de place pour<a name="page_090" id="page_090"></a>
+l'écouter promènent la vivacité du dessert dans les
+parterres sombres et sous les fraîches solitudes du
+parc. Les cavaliers s'éparpillent par groupes, les
+dames par essaims. Sans se connaître, on se croise
+pour se jeter des agaceries, des dragées et des fleurs.
+Jamais plus belle soirée.</p>
+
+<p>Une jeune femme va seule, se hâtant de mettre
+le plus d'éloignement possible entre elle et ces bruits
+et ces clartés qui offensent ses sens délicats. Elle a
+peur de ne pas regagner assez tôt sa tristesse; derrière
+les allées sombres elle laisse les allées sombres,
+jusqu'à ce qu’elle n’entende plus que le froissement
+de sa robe, et qu’elle ne distingue plus que l'éclat
+de ses diamans, projetant des feux devant
+elle. Alors elle ralentit sa marche, assure son haleine,
+et soulève, de ses doigts pensifs, ses cheveux
+sur son front; sa main s’y fixe.</p>
+
+<p>Vous avez vu quelquefois, dans les matinées de
+printemps, ces soies blanches flottantes dans l’air,
+ces fils de la Vierge qui, descendus d’un rouet invisible
+et céleste, s’attachent au chêne du chemin,
+retombent en écheveaux sur le gazon ou les
+blés naissans, et se fixent par des clous de rosée à
+la pointe d’un épi. C’est un réseau immense que
+brise un moucheron. La pensée de mademoiselle de
+La Vallière est ainsi vaste, frêle et craintive; cette
+pensée arrête tout ce qui passe; mais tout ce qui<a name="page_091" id="page_091"></a>
+passe la déchire sans l’emporter. Elle aime le roi,
+mais de cet amour ardent et religieux qu’elle voua
+plus tard au ciel; amour si haut que la prière seule
+y mène. Des rois ont aimé: quelle femme a jamais
+osé aimer un roi? quelle est celle qui l’a fait sans
+mentir à elle-même, sans prendre le sceptre pour
+la main?</p>
+
+<p>Elle succomba, mademoiselle de La Vallière.</p>
+
+<p>L’exigence historique nous oblige à ne montrer
+qu’un coin de cette passion si calme à la surface,
+si agitée au fond. Mademoiselle de La Vallière n’entra
+dans la couche royale que le jour où Fouquet
+s'étendit sur la paille de la Bastille; et nous n'écrivons
+qu’un moment de la vie de Fouquet.</p>
+
+<p>Une cloche tinta; le vent en apportait le bruit
+du Maincy, petit village situé au bout du parc. La
+demoiselle d’honneur s’agenouilla sur la terre, et,
+tandis que bourdonnait l’orgie royale, elle exhala
+un cantique tout empreint du remords d’une faute
+qui n'était pas encore commise, que l’expiation
+précédait.</p>
+
+<p>Elle se sentit déjà grande et misérable, elle
+pleura.</p>
+
+<p>Ce cantique est tout ce que l’air a retenu de la
+fête. Qu’au coucher du soleil le voyageur s’asseye
+et écoute, il entendra sortir du fond du château la
+prière vespérale de cent cinquante pauvres enfans.<a name="page_092" id="page_092"></a>
+La prière des enfans sur les ruines d’un tel château!
+Tout a été frappé de mort, hôtes, palais,
+fleurs, statues, eaux, les seigneurs dorés, les
+femmes nues; mais la prière aux ailes blanches de
+La Vallière est restée vivante, immortelle! La fête
+est finie: la prière dure encore.</p>
+
+<p>Enveloppés dans les plis d’un manteau de soie,
+un homme et une femme, celle-ci le visage caché
+dans un loup, suivaient, à la distance de deux
+allées parallèles, les pas tantôt rapides, tantôt mesurés,
+de mademoiselle de La Vallière.</p>
+
+<p>Elle poussa un cri lorsqu’elle vit s’approcher
+d’elle la femme masquée, et presque en même temps
+un cavalier dont les plumes et les dorures luisaient
+dans l’ombre.</p>
+
+<p>Par politesse, le cavalier s’arrêta, et laissa, non
+sans quelque mouvement d’impatience, le champ
+libre à la dame qui l’avait devancé. Elle ôta alors
+son masque et s’enfonça dans l’allée avec mademoiselle
+de La Vallière.</p>
+
+<p>Le cavalier les suivit.</p>
+
+<p>Dès que la dame fut partie, le cavalier, comme
+chose convenue, prit la place qu’elle occupait.</p>
+
+<p>A trois fois cette scène se renouvela.</p>
+
+<p>A la dernière rencontre, le cavalier dit à la dame:&mdash;Il
+est inutile, madame, de fatiguer davantage
+mademoiselle de La Vallière. Mon faible mérite<a name="page_093" id="page_093"></a>
+l’emporte. Daignez rentrer; le serein vous hâlerait.</p>
+
+<p>&mdash;J’allais vous le conseiller, monsieur le duc.</p>
+
+<p>&mdash;Très-bien, madame; l’ironie sied aux vaincus:
+c’est leur dernière arme.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le duc, vous finirez par y exceller.</p>
+
+<p>&mdash;Malicieuse! après la peine que vous avez eue,
+je conçois que vous éprouviez quelque dépit à battre
+en retraite; mais, encore une fois, chère dame,
+toutes les campagnes ne sont pas aussi funestes.</p>
+
+<p>&mdash;Voudriez-vous me persuader, monsieur le
+duc, que vous sortez toujours vainqueur de celles
+où l’on ne tire pas l'épée?</p>
+
+<p>&mdash;Je me fâcherais si chacun ne savait que j’ai
+servi le roi.</p>
+
+<p>&mdash;Comment donc! mais vous êtes en pleine activité
+à cette heure; et si, à l’exemple de son frère
+d’Angleterre, qui a institué l’ordre du Bain, le roi
+crée l’ordre du Bougeoir, vous serez nommé commandeur.</p>
+
+<p>&mdash;Le roi m’estime.</p>
+
+<p>&mdash;Un peu moins que la reine, n’est-ce pas, monsieur
+le duc?</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que madame de Bellière n’a pas la nuit
+de filles à surveiller au logis?</p>
+
+<p>&mdash;Et monsieur de Saint-Aignan, point de fils à
+qui transmettre ses leçons de conduite?</p>
+
+<p>&mdash;Madame, je vous comprends; mais, quels que<a name="page_094" id="page_094"></a>
+soient les services qu’on rend à son prince, ils ennoblissent.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, monsieur le duc, vous, qui avez si bien
+l’esprit de corps, soyez assez généreux pour me
+croire digne de rivaliser avec vous auprès du prince.
+Accordez-moi la survivance.</p>
+
+<p>&mdash;Prenez garde, madame, je dirai tout au roi.</p>
+
+<p>&mdash;Non, car je rapporterais tout à la reine; et
+vous voulez être gouverneur du futur dauphin, je
+le sais.&mdash;Tenez, faisons la paix, duc! Les gens
+comme nous n’ont qu’un moyen de prouver qu’ils
+se détestent;&mdash;c’est de vivre en paix. Embrassons-nous.</p>
+
+<p>&mdash;Il le faut bien, madame; mais allez bien vite
+consoler ce pauvre surintendant.</p>
+
+<p>&mdash;Adieu, mon maître!</p>
+
+<p>&mdash;Adieu, méchante!</p>
+
+<p>Il résultait de la prétention à la victoire que s’attribuaient
+réciproquement madame de Bellière et
+M. de Saint-Aignan, que mademoiselle de La Vallière
+ne s'était compromise par aucune réponse décisive.</p>
+
+<p>L’immorale histoire assigne le chiffre corrupteur
+de Fouquet: quarante mille pistoles, ou quatre cent
+mille livres.&mdash;Un million aujourd’hui!</p>
+
+<p>Saint-Aignan courut vers le roi pour lui dire:
+«Elle est à vous, sire!»<a name="page_095" id="page_095"></a></p>
+
+<p>Madame de Bellière alla où Fouquet l’attendait,
+et lui dit: «Elle est à vous, vicomte!»</p>
+
+<p>Dans ce moment on revenait de la comédie, on
+refluait au parc pour attendre le feu d’artifice.</p>
+
+<p>L’ivresse était dans l’air; les miracles de cette
+journée avaient grandi Fouquet à la taille d’un dieu.
+Au milieu de cette fumée d’encens qui n'était pas
+pour lui, Louis XIV ne paraissait plus qu’un sombre
+potentat du Nord visitant quelque souverain
+des brillantes cours d’Italie. On lui faisait les honneurs
+de son propre royaume; il frémissait. Des
+imprudens avaient osé murmurer à ses oreilles:
+<i>Vive le premier ministre! Vive le surintendant!</i></p>
+
+<p>Le surintendant ne marchait plus sur la terre;
+la tête lui avait tourné, il était lumineux d’orgueil,
+il rayonnait. Sa main errante cherchait un sceptre.
+Fouquet, premier du nom, recevait Louis le quatorzième.</p>
+
+<p>Aussi à peine écouta-t-il la bonne nouvelle, d’abord
+si impatiemment désirée, que lui apporta madame
+de Bellière.</p>
+
+<p>Il était écrit que tout le seconderait jusqu'à sa
+dernière heure.</p>
+
+<p>Une femme passe auprès de lui, c’est mademoiselle
+de La Vallière! Fouquet l’arrête, il ose la
+retenir.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous cherchais! monsieur de Belle-Isle.<a name="page_096" id="page_096"></a></p>
+
+<p>&mdash;Bonheur inespéré! je ne vous attendais pas,
+moi! je ne comptais pas sur une faveur si prompte;
+vous m’enhardissez. Accordez-m’en une aussi
+grande, mademoiselle; gardez-moi jusqu’au retour
+la foi promise.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vous comprends pas! monsieur le vicomte.</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, mais entendez-moi; maintenant
+je puis m’ouvrir à vous. Cette nuit je pars, pour ne
+revenir que dans huit jours; oui, dans huit jours,
+vous marcherez l'égale de la reine! <i>Où ne monterez-vous
+pas?</i> ma devise devenue la vôtre.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le vicomte, je pourrais vous perdre,
+je ne vous hais même pas. Reconnaissez-le à l’avis
+que je vous donne. Partez à l’instant, fuyez d’ici!
+ou vous serez enlevé cette nuit, dans une heure!</p>
+
+<p>&mdash;On vous a trompée, mademoiselle, et vous
+aurez des rapports plus fidèles dans une heure.&mdash;Comptez
+sur ce qui vous a été promis, préparez-vous
+à partager ma grandeur et non ma disgrâce;
+c’est d’un autre qu’on aura voulu vous parler, et
+non de moi.</p>
+
+<p>&mdash;D’un autre! dites-vous? Vous savez donc qui?
+Vous le savez!... Oh! monsieur le surintendant, je
+ne prévoyais qu’une injustice, je soupçonne un
+crime. Vous m'éclairez; alors, encore une fois, partez!
+car Dieu protége la France et sauve toujours
+le roi.<a name="page_097" id="page_097"></a></p>
+
+<p>&mdash;Mais qui vous a si bien instruite?</p>
+
+<p>&mdash;M. de Saint-Aignan, qui ne vous aime pas.</p>
+
+<p>Mademoiselle de La Vallière disparut, monta les
+marches du château, y entra.</p>
+
+<p>Fouquet resta frappé de terreur, il eut froid.</p>
+
+<p>Pour la première fois de la journée, il pensa à sa
+pauvre femme et à ses enfans.</p>
+
+<p>Rentré au château, le roi ne mesura plus sa colère;
+il traversait à grands pas les appartemens de
+l’aile gauche. Ses récriminations frappaient sur
+chaque meuble, sur chaque tableau. Il avait tout
+au plus dans ce moment la dignité d’un huissier qui
+saisit un mobilier: Colbert, qui marchait à sa suite,
+semblait un recors, Séguier un juge de paix. La
+monarchie dressait l’inventaire d’une banqueroute.</p>
+
+<p>&mdash;Encore un salon d’or! murmurait le roi.</p>
+
+<p>&mdash;Composé de poutres transversales, ajoutait
+Colbert.</p>
+
+<p>&mdash;Portant le nom de <i>salon d’hiver</i>, prenait en
+note Séguier.</p>
+
+<p>&mdash;Ici une bibliothèque.</p>
+
+<p>&mdash;Plus une bibliothèque, ajoutait Colbert.</p>
+
+<p>&mdash;Ajouter une bibliothèque, écrivait Séguier.</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, voici sa chambre.</p>
+
+<p>Aujourd’hui Louis XIV pousserait le même cri.
+Fouquet seul est absent. La tapisserie de Pékin,
+plantée de fleurs vertes, qui amusait son réveil et<a name="page_098" id="page_098"></a>
+l’emportait en Chine, lorsque les volets étaient
+fermés, et lorsqu’il voyait marcher autour de sa
+tête le chœur des peintures de Lebrun, cette tapisserie
+est encore là. Là est encore son lit, gris et or,
+petit lit pour un surintendant, et pour un surintendant
+qu’entouraient je ne sais plus combien de
+statues gigantesques de stuc en plein relief, attachées
+à la coupole. Ces misérables dieux se vengeront
+sur quelque futur possesseur de Vaux du
+mauvais goût qui les a mis au plafond.</p>
+
+<p>Cette chambre à coucher où s’amoncelle le luxe
+d’une cathédrale arrêta Louis XIV.</p>
+
+<p>&mdash;N’admirez-vous pas, messieurs, cette glace,
+qui n’a pas d'égale à Fontainebleau?</p>
+
+<p>&mdash;Sire, dit Colbert le calculateur, elle a bien
+deux pieds et demi de hauteur sur deux de large.</p>
+
+<p>Prodige de l'époque, cette glace vaudrait aujourd’hui
+quinze francs.</p>
+
+<p>De la cheminée, le roi alla vers le lit; et après
+avoir entr’ouvert les rideaux et soulevé au fond de
+l’alcôve un voile qui cachait un portrait, il se retourna
+pour prier Colbert et Séguier de se retirer,
+ils n'étaient plus là.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vous voilà, Saint-Aignan?</p>
+
+<p>Regardez!&mdash;moi, j’en suis indigné,&mdash;regardez
+ce que M. Fouquet possède et cache. Ceci, Saint-Aignan,
+cria le roi d’une voix terrible, est son arrêt<a name="page_099" id="page_099"></a>
+de mort. Courez à d’Artagnan, commandez-lui, au
+nom du roi de France, de cerner, le pistolet au
+poing, toutes les issues; que nul ne sorte d’ici avant
+moi, sans mon ordre. Mais il a donc donné notre
+royaume pour avoir mademoiselle de La Vallière!
+Le portrait de mademoiselle de La Vallière ici!
+Nous voler nos finances, passe! mais... Tenez,
+Saint-Aignan, rappelez-moi que je suis Bourbon,
+je ne me connais plus.</p>
+
+<p>&mdash;Sire, ce portrait n’est qu’un indiscret hommage
+ignoré de mademoiselle de La Vallière.</p>
+
+<p>&mdash;Duc, j’ai besoin de vous croire, je vous crois.</p>
+
+<p>&mdash;Je n’ignorais pas les prétentions du surintendant.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous ne m’en avez pas parlé!</p>
+
+<p>&mdash;J’accourais tout vous dire.</p>
+
+<p>&mdash;De qui donc tenez-vous cela?</p>
+
+<p>&mdash;La présence de madame de Bellière auprès de
+mademoiselle de La Vallière m’a suffisamment instruit.</p>
+
+<p>&mdash;L’exil pour madame de Bellière à cinquante
+lieues de Paris.</p>
+
+<p>Saint-Aignan ne s’y opposait pas.</p>
+
+<p>&mdash;Quant au surintendant, il va recevoir sa récompense.
+Suivez-moi!</p>
+
+<p>Seules au milieu du corridor, la reine-mère et
+mademoiselle de La Vallière, celle-ci décolorée,<a name="page_100" id="page_100"></a>
+émue, celle-là froide et toujours au-dessus des événemens,
+s’offrirent au roi, qui les salua, et tenta de
+passer outre pour cacher son émotion.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes agité, monsieur mon fils.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, la journée me semble éternelle. Je sors:
+pardon de vous quitter. L’air m'étouffe ici... je
+reviens... Mais allez donc, monsieur de Saint-Aignan,
+où je vous ai commandé.</p>
+
+<p>&mdash;Restez, au contraire, vous, monsieur de Saint-Aignan.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, ma mère, il me semble...</p>
+
+<p>&mdash;Que vous êtes roi, mon fils.</p>
+
+<p>&mdash;Oui! un roi qui va non se venger, mais punir.</p>
+
+<p>&mdash;Punir quoi? l’hospitalité?</p>
+
+<p>&mdash;Un homme qui me pèse...</p>
+
+<p>&mdash;Votre hôte, mon fils.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous ordonne, monsieur de Saint-Aignan,
+de m’obéir. Allez!</p>
+
+<p>Mademoiselle de La Vallière se jeta aux pieds du
+roi, qui sentit à ses genoux l’haleine brûlante de
+cet ange.</p>
+
+<p>Et en se courbant, en mêlant sa chevelure noire
+à la chevelure blonde de mademoiselle de La Vallière,
+et en la relevant par les deux bras, comme
+un vase d’albâtre renversé sur le sable, le roi lui
+dit:&mdash;Vous aussi, mademoiselle! Mais ils l’aiment
+donc tous?<a name="page_101" id="page_101"></a></p>
+
+<p>&mdash;Sire, on n’aime que vous; on a pitié de tout
+le monde.</p>
+
+<p>Anne d’Autriche, en même temps qu’elle arrêtait
+le duc de Saint-Aignan, tenait son fils embrassé
+par le cou, heureuse de la tendresse qu’elle lui
+voyait prodiguer à la demoiselle d’honneur de Madame.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, s'écria Louis XIV, qui par fierté continuait
+sa colère, j’irai me mettre à cheval à côté
+de d’Artagnan, et me ferai justice moi-même.</p>
+
+<p>&mdash;Grâce, grâce, sire!</p>
+
+<p>&mdash;Et pour qui, mademoiselle, cette grâce?</p>
+
+<p>&mdash;Pour vous, sire.</p>
+
+<p>&mdash;Pour moi?</p>
+
+<p>&mdash;Oui. Au moindre geste vous êtes perdu; à la
+moindre violence enlevé, mort peut-être.</p>
+
+<p>Les lèvres de mademoiselle de La Vallière pâlirent.</p>
+
+<p>Le roi regardait sa mère avec une expression qui
+semblait dire:&mdash;Eh bien! votre surintendant?</p>
+
+<p>Anne d’Autriche triomphait. Elle fut moins
+émue de cette espèce de conjuration contre son
+fils que du pressant intérêt dont il entourait mademoiselle
+de La Vallière, à demi évanouie dans ses
+bras.</p>
+
+<p>Muet d'étonnement, il lui prit la main et la lui
+baisa.<a name="page_102" id="page_102"></a></p>
+
+<p>&mdash;Que faut-il faire? demanda-t-il ensuite, les
+yeux fixement posés sur ceux de sa mère.</p>
+
+<p>&mdash;Rien.</p>
+
+<p>&mdash;Mais c’est une conspiration, ma mère.</p>
+
+<p>&mdash;Raison de plus. Pourtant, comme il faut être
+prudent, même lorsqu’on en veut à notre vie,
+rompez une seule des dispositions prises contre vous.</p>
+
+<p>&mdash;Laquelle, ma mère?</p>
+
+<p>&mdash;La première venue; toutes les autres manqueront.
+Des conjurés ont trop besoin de leur courage
+pour avoir de l’esprit. Si je n’avais mortellement
+chaud, je vous citerais des exemples.</p>
+
+<p>Le roi n'écoutait presque plus sa mère: la résolution
+de frapper Fouquet sur-le-champ hésitait
+devant cette première volupté d’obéir à la femme
+chérie.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, dit-il, demain le jour se lèvera, et
+de notre palais de Fontainebleau nous saurons atteindre
+qui nous brave. Demeurez, duc; mais si
+je consens à remettre ma vengeance, je ne reculerai
+pas devant une trahison que je méprise. On
+nous attend au feu, venez!</p>
+
+<p>Anne d’Autriche déploya un énorme éventail
+et ouvrit la marche avec son fils. Saint-Aignan
+offrit le bras à mademoiselle de La Vallière, qui
+cessait d'être demoiselle d’honneur. Le roi l’avait
+appelée duchesse.<a name="page_103" id="page_103"></a></p>
+
+<p>Et tous quatre sortirent du corridor et se présentèrent
+au seuil du château.</p>
+
+<p>Jamais le roi ne s'était si peu maîtrisé. Le plus
+grand désordre était dans sa toilette; il souriait
+avec indignation aux seigneurs et aux dames rangés
+sur son passage. Le sourire était pour les courtisans,
+l’indignation pour Fouquet.</p>
+
+<p>Fouquet l’attendait sur les premières marches
+du perron, un flambeau à la main.</p>
+
+<p>Ils étaient pâles tous deux.</p>
+
+<p>A se voir, ils reculèrent: c'était deux terreurs
+qui ne comptaient pas l’une sur l’autre. Le surintendant
+perdit deux marches sous lui, mais, déguisant
+son attitude décontenancée, il plia le genou et
+présenta une torche enflammée au roi.</p>
+
+<p>&mdash;Sire, c’est la dernière fatigue de la journée.
+On attend de votre royale main l’embrasement du
+feu d’artifice. Quand il vous plaira de prendre de la
+personne qui vous la tiendra prête cette torche enflammée
+et de la jeter au loin, l’illumination remplacera
+le feu.</p>
+
+<p>Sans répondre un mot au courtisan accroupi sur
+les marches de son propre palais, sans daigner lui
+commander d’un signe de se relever, Louis XIV arracha
+plutôt qu’il ne reçut le flambeau, et passa. La
+suite du roi faillit marcher sur le corps de Fouquet.</p>
+
+<p>&mdash;Fuyez! lui soufflaient des voix, fuyez!<a name="page_104" id="page_104"></a></p>
+
+<p>&mdash;Restez! lui disaient d’autres; périsse le bâtard
+de Mazarin!</p>
+
+<p>Des femmes attendries lui jetaient des gants humectés
+de larmes.</p>
+
+<p>Gourville, le saisissant violemment par le collet
+de l’habit, et le mettant sur pied d’une seule secousse:&mdash;Assez
+de faiblesse, monsieur! On assure
+que le regard du roi vous a terrassé; à merveille!
+qu’on le croie! Qu’ils s’endorment dans la pensée
+que vous êtes foudroyé..... Mais relevez-vous!
+Entre l’obscurité de la seconde et de la troisième
+girande vous êtes premier ministre de France,
+et dans huit jours, en plein soleil, Colbert nous
+donnera sur les marches du Louvre la répétition de
+l’affront que vous essuyez sur les degrés de Vaux.</p>
+
+<p>&mdash;Dites-vous vrai, Gourville? Est-ce que tout
+n’est pas perdu? On ne sait rien?</p>
+
+<p>&mdash;Rien!</p>
+
+<p>&mdash;Mais le roi est troublé.</p>
+
+<p>&mdash;Vous l'êtes bien, vous.</p>
+
+<p>&mdash;Il peut me perdre.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous?</p>
+
+<p>&mdash;L’ordre est livré, dit-on, de m’arrêter.</p>
+
+<p>&mdash;Qu’importe, si le roi est arrêté avant vous?</p>
+
+<p>&mdash;O mon Dieu, notre destinée à l’un ou à l’autre
+dépend donc d’un quart d’heure!</p>
+
+<p>&mdash;Non, monseigneur, de dix minutes. Écoutez:<a name="page_105" id="page_105"></a>
+la première fusée va illuminer l’espace où
+nous sommes, qu’on vous entende crier: <i>Vive le
+roi!</i> et qu’on vous voie sourire.</p>
+
+<p>La fusée partit, et en tombant elle éclaira le château
+et ses quatre façades.</p>
+
+<p>Appuyé sur Gourville, Fouquet, blafard dans
+son habit rouge, cria: <i>Vive le Roi!</i> et sourit.</p>
+
+<p>Tout retomba dans l’obscurité.</p>
+
+<p>De nouveau la population de la fête se précipita
+dans les parterres sombres pour jouir du feu d’artifice,
+dont le foyer principal était le dôme de
+plomb du château.</p>
+
+<p>Le roi suivit une allée éclairée aux lanternes, la
+seule qui le fût.</p>
+
+<p>Il se mêla à la foule, qu’amusaient, en attendant
+mieux, des pots à feu décrivant des courbes du
+dôme à l’extrémité du parc, et des aigrettes qui
+pleuvaient en gouttes enflammées, et laissaient
+dans une profonde nuit.</p>
+
+<p>Ces alternatives de jour et d’obscurité étaient
+ménagées pour les effets des pièces d’artifice.</p>
+
+<p>L’illumination générale ne devait se produire
+qu’au signal du roi, après l’explosion des douze girandes
+ou gerbes.</p>
+
+<p>Au moment où se fit une large percée de lumière,
+le roi se retourne et aperçoit Fouquet à deux pas
+derrière lui. Il lui sourit avec une grâce infinie. Sur<a name="page_106" id="page_106"></a>
+ce simple sourire, Fouquet éprouve des remords.
+Il tourne la tête de douleur, mais il la ramène aussitôt
+avec épouvante en apercevant d’Artagnan,
+le commandant des mousquetaires, à ses côtés.</p>
+
+<p>Comme cette explosion éblouissante s'éteignait,
+deux mains différentes saisirent dans les ténèbres
+les deux poignets de Fouquet, qui sentit son cœur
+venir à rien. Il ferma les yeux.</p>
+
+<p>En les rouvrant au rapide éclair d’un globe de
+flamme, il reconnut Gourville à sa droite, Pélisson
+à sa gauche.</p>
+
+<p>A l’heure du danger le poète était là pour mourir.</p>
+
+<p>Nouvelles ténèbres, nouvelles terreurs. On glisse
+un papier à Gourville, qui le lit au fond de son
+chapeau à la lueur d’une bombe. «Fouquet est
+perdu, il n’a plus qu’une minute. A vous, ses
+amis, de le sauver.» Gourville avale le papier.</p>
+
+<p>C'était l'écriture de mademoiselle de La Vallière.</p>
+
+<p>&mdash;Allez dire au roi, ordonne Gourville à Fouquet,
+de se placer sur la terrasse de la Grotte. A la
+troisième girande il est à nous. La première va
+s'élancer. Allez!</p>
+
+<p>&mdash;Sire, de cette terrasse votre majesté jouirait
+d’une vue sans pareille, digne de son regard.</p>
+
+<p>&mdash;Votre bon plaisir est un ordre, monsieur
+Fouquet. Je vous précède, messieurs.</p>
+
+<p>Le roi passa: l’homme à la torche le suivait.<a name="page_107" id="page_107"></a></p>
+
+<p>Ainsi que l’avaient disposé Gourville et ses
+complices, le roi se plaça sur la terrasse au milieu
+des conjurés, qui occupaient aussi les marches.</p>
+
+<p>La première girande jaillit du dôme de plomb,
+qui, depuis cette formidable pyrotechnie, semble
+être encore tiède.&mdash;On vit en l’air le château de
+Vaux tout en feu; un chef-d'œuvre de Torelli, cet
+architecte qui bâtissait avec du salpêtre, cimentait
+avec du soufre, et peignait avec des flammes aussi
+bien que Lebrun avec le pinceau.</p>
+
+<p>Il y eut exaltation dans les bouches, qui proféraient,
+ardent et unanime, le cri de: <i>Vive le
+surintendant!</i></p>
+
+<p>Le surintendant eût donné la moitié de sa vie
+pour ne pas entendre ces hommages de mort.</p>
+
+<p>Le roi pleurait de rage.</p>
+
+<p>Durant l’enthousiasme et l’obscurité profonde
+qui accompagna l’embrasement, une femme tomba
+à genoux et pria tout bas pour l’ame du sieur Fouquet.</p>
+
+<p>Gourville se pencha sur le surintendant, et lui
+dit:</p>
+
+<p>&mdash;Encore celle-ci, avant l’autre: Salut, premier
+ministre!</p>
+
+<p>La seconde girande représenta un berceau de feu
+porté par des génies. Un bel enfant sortait le bras
+hors du berceau: le surintendant, le genou sur un<a name="page_108" id="page_108"></a>
+nuage, remettait au futur dauphin les titres de
+propriété du château.</p>
+
+<p>Cet emblème, qui couvrait le ciel, fut salué par
+les mille divinités liquides des bassins. Après avoir
+vomi de l’eau, elles lancèrent du feu. Neptune devint
+Pluton, son trident la fourche infernale, et
+les tritons les démons du Ténare. Plus loin deux
+élémens luttent: l'étincelle et la pluie se confondent,
+le feu coule, l’eau s’embrase.</p>
+
+<p>&mdash;A la troisième girande! crie-t-on, elle va
+partir! Le canon tonne déjà. On l’attend au milieu
+de la nuit la plus opaque, car tout est silencieux.
+L’eau a éteint le feu, ou plutôt l’eau s’est
+éteinte.</p>
+
+<p>C’est le moment suprême. Gourville presse le
+surintendant sur le cœur, l’embrasse tout baigné
+de larmes. Exactement costumé comme le roi, et
+à deux pas du roi, un homme est debout. Arracher
+l’un, pousser l’autre, et la conspiration est
+finie.</p>
+
+<p>Un long murmure s'élève du fond des parterres
+et remonte jusqu’au roi, qui s’en informe; murmure
+d’abord de surprise, puis de terreur, puis
+d'épouvante.</p>
+
+<p>Tous les regards sont portés vers un point du
+ciel; des doigts le désignent, et ces doigts ne s’abaissent
+plus.<a name="page_109" id="page_109"></a></p>
+
+<p>Parmi les milliers d'étincelles qui ont poudré le
+ciel, une étincelle n’est pas retombée sur la terre,
+ne s’est pas éteinte; elle est restée. Elle luit, et sa
+lueur, rayon oblique, ruisselle sur les bras des
+femmes parés de mousseline blanche, sur les bras
+des hommes glissans de soie et d’or.</p>
+
+<p>Une comète! une comète! cri effrayant qui bondit
+de lèvres en lèvres et glace les cœurs.</p>
+
+<p>Mis à nu par l’obscurité qui a succédé à la seconde
+gerbe, le ciel a dévoilé ses profondeurs, et
+dans ses abîmes une comète<a name="FNanchor_A_1" id="FNanchor_A_1"></a><a href="#Footnote_A_1" class="fnanchor">[A]</a>.</p>
+
+<p>Fouquet lit son arrêt de mort dans le ciel.</p>
+
+<p>Et Torelli, le magique artificier, l’Italien superstitieux,
+craignant d’avoir brisé une étoile, suspend
+un instant ses audacieuses opérations.</p>
+
+<p>Les femmes s'évanouissent.</p>
+
+<p>Et le grand roi, et Louis XIV, à la cour duquel
+l’astrologie règne encore, sent battre sa poitrine
+sous son cordon bleu, et ne voulant pas rester
+plus long-temps dans cette immense obscurité
+pleine d'évanouissemens et de cris, saisit, lance
+la torche enflammée.</p>
+
+<p>Vaux, mille arpens de terrain, s’illuminent jusqu’aux
+dernières branches, jusqu’aux plus hautes
+feuilles.<a name="page_110" id="page_110"></a></p>
+
+<p>&mdash;Je ne m’attendais pas à celle-là, dit Gourville.</p>
+
+<p>&mdash;Seigneur, ayez pitié de moi! murmura Fouquet.</p>
+
+<p>Louis XIV se tourne vers le surintendant et lui
+tend la main.</p>
+
+<p>Fouquet la baise d’une lèvre morte, et le roi descend
+solennellement les marches de la terrasse.</p>
+
+<p>Et la fête de Vaux fut finie.</p>
+
+<h3>IX</h3>
+
+<p>Sœur de la poésie, la tradition rapporte que,
+dix-neuf ans après cette fête, qui est restée dans
+la mémoire des peuples comme une bataille,
+comme une invasion, un homme, secouant un
+flambeau sur sa tête, parut au château de Vaux
+et se promena du parc aux parterres, et des parterres
+aux cascades.</p>
+
+<p>Des cheveux blancs tombaient sur son masque
+de fer. Il demanda un morceau de pain à la porte
+du château, et une pierre moisie tomba à ses pieds;
+il eut soif, mais lorsqu’il se baissa pour boire, il<a name="page_111" id="page_111"></a>
+ne saisit qu’une couleuvre dans les bassins, où il
+n’y avait plus d’eau. Cet homme pleura toute la
+nuit comme Job. Au jour, il disparut pour les
+siècles.</p>
+
+<p>Ce masque de fer, dit-on, était Fouquet.</p>
+
+<p><a name="page_112" id="page_112"></a></p>
+
+<p><a name="page_113" id="page_113"></a></p>
+
+<p><a name="page_114" id="page_114"></a></p>
+
+<p><a name="page_115" id="page_115"></a></p>
+
+<h2><a name="VILLEROI" id="VILLEROI"></a>VILLEROI.</h2>
+
+<p>Presque endormi sur un cheval de village, qui
+dormait comme moi, lui flairant de ses naseaux
+ouverts l’efflorescence des arbres, moi rêvant, nous
+allions où nous conduisaient le vent et l’ombre.
+Nous nous arrêtions parfois devant l'écluse d’un
+moulin, tout écumante de mousse et semée de
+nymphéa; tantôt nous risquions un galop sur le
+gazon velouté. On va loin lorsqu’on ne sait où
+l’on va, surtout à cheval. Nous étions dans l’Ile-de-France
+ou dans la Brie. Je tenais peu à le savoir,
+parce que j’ai horreur des dénominations topographiques,
+et qu’il suffit du mot <i>département</i> incrusté<a name="page_116" id="page_116"></a>
+dans la borne milliaire pour ternir mes plus
+douces rêveries; de même que la buffleterie d’un
+gendarme étincelant sur le grand chemin suffit à
+l’artiste voyageur pour dissiper le calme du paysage
+et salir la sérénité du ciel. Je l'écris avec une conviction
+réfléchie, le système municipal tuera le
+spectacle naïf de la vie des champs. N’ai-je pas
+déjà vu, ceints de l'écharpe tricolore de maire, des
+jardiniers fleuristes, et des vignerons assis sur les
+siéges du conseil cantonnal? Il y a long-temps que
+la brebis de Galatée et les fauvettes de Némorin
+sont descendues des hauteurs pastorales où Florian
+les avait placées, pour être pendues, la tête en bas,
+au croc du boucher, ou pour rôtir au fond de la
+casserole étamée. On a mangé cette poésie; Lucas
+et Palémon restaient encore, on les a faits maires
+et conseillers! Adieu, la verte idylle! adieu, Virgile!
+adieu, Florian! Place à la municipalité!</p>
+
+<p>J'étais arrivé à un pont jeté sur un des embranchemens
+d’une petite rivière, quand tout-à-coup,
+au centre de la plus sauvage richesse d’eau,
+d’air et de lumière, j’entends tomber un nom
+comme celui de la <i>pate d’oie</i> ou du <i>bain des cannes</i>;
+c’est à mourir de prosaïsme.</p>
+
+<p>Sur ce pont se promenait, préoccupé de la lecture
+d’un livre qu’il tenait à la main, un jeune
+homme en habit du matin, le front ombragé d’un<a name="page_117" id="page_117"></a>
+chapeau de paille, comme en portent les paresseux
+colons des Antilles.</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, monsieur, lui dis-je; quelle est cette
+belle avenue, qui ne conduit à rien?</p>
+
+<p>Il fit un pli à la feuille de son livre.</p>
+
+<p>&mdash;C’est l’avenue du château de Villeroy, démoli
+il y a quelques années par la bande noire, dont vous
+devez avoir entendu parler.</p>
+
+<p>&mdash;Que trop, monsieur. Les infâmes! ils ne laisseront
+donc rien en France? Plus âpres à la destruction
+que le temps, le feu et l’eau, ils ont passé la
+corde au cou de notre histoire et ont tiré dessus.
+Quelques-uns, et ceux-ci sont les philanthropes de
+la bande, indignés de la lenteur de la pioche et du
+marteau, ont apporté, dit-on, une espèce d’humanité
+à leur besogne. Au milieu des salons de velours,
+chargés de plafonds à moulures, ils ont allumé des
+barils de poudre, et ensuite, placés à distance, ils
+ont pu voir, par une belle matinée, sauter en l’air
+les quatre tourelles, les galeries sombres, les portes,
+les appartemens, les serrures dorées, les cottes de
+mailles d’ardoise, les mosaïques des corridors, et
+peut-être le chartrier du château, volant avec ses
+feuilles brûlées, comme la bourre d’une charge à
+moineaux.</p>
+
+<p>Mon inconnu me fit d’abord observer que la
+bande noire n’employait jamais la poudre pour<a name="page_118" id="page_118"></a>
+renverser les châteaux; qu’au contraire, elle s’y
+prenait avec beaucoup de ménagemens et de délicatesse;
+puis, avec un sourire d’approbation un
+peu mêlé d’ironie, cet homme, qui, pendant ma
+prosopopée, avait fermé son livre pour m'écouter
+plus attentivement, au fond peut-être pour se moquer
+plus à son aise de ma candeur poétique (je
+le voyais à son air), me répliqua par cette question
+fort peu indiscrète en ce moment:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur est noble?</p>
+
+<p>Sur ma réponse négative, il dut supposer que
+j'étais artiste; et je vis disparaître aussitôt la teinte
+de malice involontaire qui se peignait dans son regard.
+L’ironie fit place à une affabilité qui me mit
+beaucoup plus à l’aise.</p>
+
+<p>&mdash;Après l’explosion, continuai-je, ou la destruction,
+comme il vous plaira, ils seront venus
+ramasser les uns les poutres, les autres les pierres
+dures, d’autres la chaux, ceux-ci les fondations,
+ceux-là les murailles maîtresses; et avec cela ils
+auront gagné de l’argent, beaucoup d’argent, engraissé
+leurs terres, fumé leurs luzernes, marié
+leurs filles, construit des moulins, acheté des
+bêtes de somme, et ils seront devenus électeurs et
+éligibles.</p>
+
+<p>Je parlais avec amertume. Il reprit avec calme.</p>
+
+<p>&mdash;C’est au moyen de quelques poutres de ce<a name="page_119" id="page_119"></a>
+château dont vous déplorez si sincèrement la démolition
+qu’on a construit le pont sur lequel nous
+sommes arrêtés. Ce pont sert les intérêts des communes
+voisines; auparavant un orage, une inondation,
+l’hiver, une débâcle, le moindre accident,
+coupaient les communications. Aujourd’hui nos
+rapports sont de tous les jours, et notre commerce
+a centuplé. Vous voyez, monsieur, qu’un château
+qui tombe élève un pont, et c’est encore une consolation.</p>
+
+<p>&mdash;Consolation! Pour vous, qui passez sur ce
+pont, pour vos vaches et l’avoine de vos voisins,
+mais pour moi, qui n’en ai que faire? Mais, dites-moi,
+quel est ce magnifique établissement qui touche
+au château?</p>
+
+<p>&mdash;Je n’osais vous en parler. Cet établissement,
+qui a déjà coûté deux millions, doit être une fabrique
+de papier, fondée dans le but de rivaliser
+avec les plus riches exploitations de Manchester et
+de Birmingham. Quatre cents pauvres ouvriers que
+la révolution de juillet avait retirés de la construction
+en bâtimens, la plupart appartenant aux
+communes environnantes, ont trouvé leur existence
+ici, dans des travaux de charpente, de forge et de
+maçonnerie. Vous n’apercevez d’où nous sommes
+qu’une partie des colossales proportions de ce bâtiment;
+quand il sera en activité, il pourra fournir,<a name="page_120" id="page_120"></a>
+en six mois seulement, à la presque totalité
+de la France du papier de toutes les dimensions,
+de toutes les qualités, de toutes les nuances, et
+à un prix de moitié au-dessous des autres fabrications.
+On n’emploiera que de la paille pour matière
+première. Des moulins mis en mouvement par la
+rivière qui passe sous nos pieds élèveront et laisseront
+retomber des foulons sous lesquels la paille
+sera désossée de ses nœuds et de ses côtes. Meurtrie
+et fatiguée, cette paille sera sollicitée par des
+tenailles et des dents de fer qui la mordront, la
+hacheront, la réduiront à l’ame; et puis, frêle,
+en lambeaux, volante, elle ira se perdre sous
+la rencontre des meules; soumise à cette pression
+qui pulvériserait de l’acier, elle n’en sortira plus
+que réduite à la ténuité la plus impalpable, et cela
+pour inonder des milliers de tamis, qui balancés,
+agités, tournoyant sans jamais se froisser entre
+eux, lui livreront un dernier passage dans les mille
+et un trous des cribles les plus fins.</p>
+
+<p>Cette inondation sèche et dorée descend en pluie
+qui ne cessera point, car jamais un mouvement
+n’attendra l’autre, dans des chaudières où bouillonne
+une eau battue et blanche comme du lait;
+puis, fouettée par les convulsions de l’eau, la
+paille, qui n’est plus alors qu’une farine délayée,
+un léger amidon, tombera par l’action d’un précipité<a name="page_121" id="page_121"></a>
+violent au fond des cuves, où des cailloux
+lui serviront de filtres et la sépareront de toute matière
+étrangère. Cette eau s'écoulera par de larges
+écluses, et le fond laissera à sec une pâte sans levain,
+tremblante et privée d'éclat. La blancheur
+mate de la neige lui viendra par le moyen de sels,
+de la chaux et des acides. Blanche enfin et reposée,
+ce gluten que l’on extrait du mucilage des plantes,
+des muscles de certains animaux, en rapprochera
+les parties solides, les raffermira, leur donnera
+l'étoffe et la malléabilité: solidifiée dans une eau
+grasse, où elle aura fermenté, cette pâte roulera
+en cascade transparente et continue sous des rouleaux
+d’acier. Laminée en feuilles, ces feuilles sécheront
+au vent, au soleil, dans des hangars aérés,
+où des milliers de fils seront échelonnés pour cet
+usage.</p>
+
+<p>Et que de mains industrieuses employées à diviser
+ces feuilles, à les peser, à les couper, à les colorer,
+à les réduire, à les emballer!</p>
+
+<p>Ce n’est pas tout encore. Vient le commerce,
+et son mouvement, et sa vie. Que de chariots! que
+de vaisseaux! que de roues! que de voiles! que de
+feu! que de fer! que de préoccupations intelligentes
+pour transporter ces produits sur tous les points du
+globe! Vous voyez qu’en dernière analyse cette
+paille, qui ne devait servir qu'à préparer un mauvais<a name="page_122" id="page_122"></a>
+lit à la pauvreté, lui fournira en échange le duvet du
+Nord, la laine de Smyrne ou de Ségovie, et deviendra,
+par cette prestigieuse métamorphose, le lien
+mystérieux du commerce, l’impérissable monument
+de la pensée, le cerveau de la civilisation, où
+tout se grave. Oui, monsieur, ce papier fixera l'élan
+de l’artiste, l'émotion généreuse du philosophe;
+et cela, songez-y bien, avec des moyens simples,
+faciles, peu coûteux. Puis, que Rossini soit inspiré,
+et que Chateaubriand réfléchisse! Mille ouvriers
+seront employés à cette généreuse industrie. On
+essaiera de les prendre aussi parmi les gens de la
+commune. Par ce moyen, le propriétaire, que je
+connais beaucoup, ne laissera pas (vous pouvez
+m’en croire) un pauvre languir de faim sous le
+chaume, ni un enfant se tordre de soif dans le berceau.</p>
+
+<p>Il essuya une larme d’orgueil.</p>
+
+<p>&mdash;Mais dites-moi par quelle délicatesse que je
+n’explique pas, repris-je, vous aviez peur d’exciter
+ma colère d’artiste en me parlant de cet utile
+établissement?</p>
+
+<p>&mdash;C’est qu’il a été fait avec les débris du château,
+et la moitié a suffi: chaux, ferremens, poutres,
+ont servi à l'élever. Cet amas de pierres, pardon
+si j’ose m’exprimer ainsi, monument d’une histoire
+qui n’a pas su mériter de vivre, aura fait la fortune<a name="page_123" id="page_123"></a>
+d’un homme, et cet homme fera celle de trois
+ou quatre mille autres. Revenez-vous un peu de
+votre emportement?</p>
+
+<p>&mdash;Cependant avouez, répliquai-je, qu’il y a quelques
+douleurs attachées à l’anéantissement de ces
+beaux souvenirs; ils sont les seuls qui nous restent.
+Les histoires sont peu lues; les grands noms se
+perdent dans les sables de la mémoire; mais les
+pierres demeurent. Sait-on un nom des auteurs
+dont les manuscrits ont chauffé les bains d’Alexandrie?
+et les pyramides sont restées, et elles resteront
+jusqu'à ce qu’une bande noire africaine les
+démolisse. Les pyramides sont une histoire; l’imagination
+s’y attache, et, d’assise en assise, elle
+va loin. Les monumens forcent l’esprit à penser.
+Quelle est la brute à venir qui ne demandera pas
+une réponse à sa curiosité devant la colonne, ce
+point d’admiration d’airain et de bronze?</p>
+
+<p>Mon inconnu, que j’ai déjà signalé comme fort
+doux et très-attentif, se borna à me montrer du
+doigt une troupe d’ouvriers qui, costumés proprement,
+la santé et la joie sur le visage, se rendaient
+aux travaux de la fabrique. Ils le saluèrent en
+passant.</p>
+
+<p>&mdash;Trois d’entre eux, me dit-il avec épanchement,
+viennent de se marier, grâce aux résultats
+des occupations qu’ils trouvent ici; sans ce bienfait,<a name="page_124" id="page_124"></a>
+ils seraient sans doute restés dans la misère
+et le célibat, et conséquemment sans mœurs. Ces
+deux vieillards qui me saluent ont racheté, avec des
+fonds avancés par l'établissement, deux de leurs
+neveux appelés au service militaire. Les enfans ont
+répondu de la dette. Ainsi la reconnaissance s’est
+assurée de l’existence de quatre familles par l’obligation
+du travail. Enfin il en est peu, parmi
+ceux que vous avez vus passer, qui ne doivent une
+meilleure position, quelques avantages sur le passé,
+des garanties pour l’avenir, à cette exploitation
+fondée avec le profit de la vente de la plus faible
+partie des matériaux du château de Villeroi.</p>
+
+<p>Mon interlocuteur se préparait peut-être encore
+à quelque nouvel argument, lorsqu’une petite étourdie,
+blonde comme un épi, vint le prendre par la
+main, et l’inviter, au nom de <i>petite maman</i>, à se
+rendre au déjeuner. Il allait me renvoyer l’invitation.
+Sur mon refus, qu’il devina sans que j’eusse
+parlé, il m’engagea néanmoins à m’arrêter chez lui
+quand je voudrais manger d’excellentes asperges.
+La petite fille était rayonnante, et la joie du père ne
+fut pas moins grande à la nouvelle de l’enfant, qui
+lui apprit que les ingénieurs prétendaient enfin
+avoir trouvé l’eau. Il me salua, l’enfant me fit une
+jolie révérence, et je traversai pensivement le pont
+qui aboutit à la grande avenue du château.<a name="page_125" id="page_125"></a></p>
+
+<p>Avec ses raisonnemens, cet homme m’avait ému.
+Son départ me rendit à moi-même, et quand nous
+eûmes cessé, lui de me saluer, moi de lui sourire,
+que son enfant eut escaladé les marches de pierre
+d’une petite maison à volets verts, mon sourire
+s’arrêta comme un ressort que rien ne meut, comme
+un bras fatigué qui retombe.</p>
+
+<p>Contradictions de l’esprit humain!&mdash;Un laboureur
+donne un coup de bêche, et il trouve de la
+résistance; il creuse, c’est une tuile; cette tuile,
+un toit; ce toit, une maison; cette maison tient à
+plusieurs autres; c’est une rue; puis deux, puis
+trois, puis cent, c’est une ville; c’est Herculanum!
+Un roi de Naples et de Sicile voudra régner sur
+cette cendre, avoir des flambeaux dans ces palais,
+des gardiens à la porte de ces temples; il appellera
+des savans pour lire ces chiffons noircis. Et nos
+souvenirs du passé ne nous toucheront pas! Conservons
+aussi nos ruines, nos cathédrales, nos
+châteaux; car ces pierres, ce sont nos lois, le testament
+de nos pères, leurs croyances, leurs mœurs,
+leur courage, leurs vertus! Et cela vaut bien un
+œuf trouvé à Herculanum.</p>
+
+<p>J’approchai du château.</p>
+
+<p>Hélas! les fossés étaient même dépourvus de
+leurs parois de granit. Dans une eau verte et
+plissée nageaient quelques grenouilles séculaires,<a name="page_126" id="page_126"></a>
+quelques carpes piquées peut-être au temps de la
+Fronde. Les maigres peupliers qui regardent cette
+mare étroite semblent négliger leur toilette depuis
+qu’ils ne peuvent plus réfléchir leur taille de demoiselle,
+et qu’ils n’ont plus d’ombre à verser sur
+ces jeunes marquises si belles, dont le caprice donna
+naissance à ces ruineuses propriétés appelées de
+l’expressif et joli nom de <i>Folie</i>. Vous savez tous
+la Folie-Polignac, la Folie-Mousseau, la Folie-Arnould.</p>
+
+<p>Arrivé à l’intersection du fossé, c’est-à-dire à
+l’endroit où se trouvait jadis une grille en fer couronnée
+(mon imagination y suppléa) de pommes
+d’or, de lyres d’or, de dieux de bronze, et gardée
+par de gros chiens qui vous mordaient mythologiquement
+sous le nom de Diane et de Médor; où
+luisaient, à travers les barreaux des chaises à porteur
+enluminées de Chinois sur laque, des valets
+larges comme des armoires; eh bien! là, devant
+cette première merveille, j’ai trouvé un trou fait
+dans le mur. Pas même de porte!</p>
+
+<p>Mon cheval et moi nous faillîmes rester au passage.</p>
+
+<p>La solennelle cour d’honneur était déserte, le
+pavé couvert et déchaussé par l’herbe. Et six cents
+pieds d’air où était le château.</p>
+
+<p>Aussitôt mon entrée, la porte d’une petite maison<a name="page_127" id="page_127"></a>
+blanche s’ouvrit, et un vieillard en livrée orange
+et bleue lézardée par des coutures blanches, honteuse
+de plusieurs rapprochemens qui hurlaient entre
+eux comme métal sur métal et couleur sur
+couleur dans un écu, costumé ainsi que les anciens
+domestiques d’autrefois, vint me recevoir et saisir
+la bride. Dieu me pardonne! il avait, je crois, l'épée
+d’acier.</p>
+
+<p>On n’a pas d’idée de la politesse qu’il mit à m’accueillir,
+à m’offrir de me reposer chez lui. Toutefois,
+avec une indiscrétion aisée et où perçait encore
+je ne sais quel excusable orgueil de ses
+premières fonctions, il me demanda mon nom. Je
+le lui donnai; il l’anoblit en route; et, riche d’une
+particule usurpée, il courut l’annoncer à son maître,
+ouvrant rapidement et à temps égaux sa modeste
+porte, comme aux jours de grandes cérémonies
+il faisait, je pense, au château. Touchante
+parodie d’une étiquette morte!</p>
+
+<p>Son maître était aussi un vieillard grand, maigre,
+tombant en ruines. A mon entrée il se leva,
+m’accueillit avec cette distinction traditionnelle de
+cour, et m’invita à m’asseoir près de lui. Pendant
+les essais d’une conversation sur la beauté de la
+saison, sur la richesse d’un soleil qui le ramenait
+à ses premiers jours, je remarquai, sur une table
+posée en équilibre avec des tuiles et des bouchons,<a name="page_128" id="page_128"></a>
+les restes d’un déjeuner. L’ornement de service se
+composait de belles assiettes en porcelaine aux couleurs
+éteintes et aux contours dédorés; de flacons
+en cristal, aux goulots brisés; de verres à pattes,
+sans pattes, des serviettes damassées, mais avec
+des dessins et des festons que la Hollande n’avait
+pas tracés; une eau limpide trahissait sa crudité
+dans des bouteilles autrefois pleines de Malvoisie
+et de Madère. Au milieu de ces cristaux et de ces
+porcelaines, nageaient un morceau de fromage et
+quelques fruits secs. Une vive rougeur m’apprit
+combien l’orgueil du vieux gentilhomme saignait
+à me voir témoin de ces somptueuses misères.
+Intelligent à toutes les faiblesses de son maître,
+le vieux serviteur se hâta de rejeter les pans de la
+nappe sur la table.</p>
+
+<p>Je fis semblant de ne pas avoir vu.</p>
+
+<p>De causeries en causeries, il en vint, par une
+inévitable pente, à parler de son château.</p>
+
+<p>&mdash;Pierre, que vous voyez là, me dit-il avec un
+sourire mélancolique, Pierre et moi, voilà tout ce
+qui reste du passé. Ils n’ont pas osé nous démolir.
+Pierre a été mon serviteur, le premier de mes domestiques;
+c’est un digne homme. Il est né sur les
+limites de mon château, il y veut mourir. Nous y
+mourrons ensemble. Pierre! le pauvre diable! le
+croiriez-vous, monsieur? tout infirme qu’il est,<a name="page_129" id="page_129"></a>
+il me nourrit, il me loge, il m’habille, il supporte
+mes mauvaises humeurs mieux que s’il avait encore
+des gages, et Dieu sait, vienne le funeste 10 août!
+il y aura bientôt quarante ans qu’il n’en touche plus.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le marquis!</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon ami; un gentilhomme français ne
+doit pas se plaindre; mais quel mal y a-t-il que je
+te loue ici? J’ai si rarement lieu de le faire, Pierre!
+Va, ton pain est délicieux! Et d’ailleurs, monsieur,
+le malheur est chose commune à la noblesse; et
+quand plusieurs de nos rois sont morts en exil, il
+siérait mal au plus humble de tous les gentilshommes
+de ne pas savoir souffrir; et pourtant un
+beau château a été à moi! Le soleil n’en éclairait
+certainement pas de plus solidement bâti, ni de plus
+commode, ni de plus somptueux; n’est-ce pas,
+Pierre?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur le marquis.</p>
+
+<p>&mdash;Quelles soirées se sont données ici! quelles
+soirées! Pauvre jeunesse! Nous avons connu cette
+galanterie française si décriée maintenant, monsieur;
+et de notre temps, si nous n’avons pu nous
+élever à la hauteur de celle du grand siècle, du
+moins nous en avions conservé les traditions. Ce
+parc aujourd’hui si clair-semé, si nu, était sillonné
+de plus de gibier qu’il n’y en a dans votre
+Saint-Germain et votre Vincennes. Un cerf y<a name="page_130" id="page_130"></a>
+fut tué de la main du roi. (<i>Les deux vieillards
+s’inclinèrent</i>.) Autant que votre œil vous le permet,
+voyez! Toutes ces plaines, tous ces espaces
+déshonorés par le foin et la luzerne, en faisaient
+partie; et des repos partout, des pavillons, des
+kioskes, des abris, des rendez-vous de chasse, des
+bosquets de cèdres, des eaux vives, des labyrinthes,
+des fourrés, des carrefours, des allées découpées
+en corbeilles, en colonnes, en éventail. C'était
+une merveille du fameux Le Nôtre. Trois cents
+statues en fonte, sur le modèle de celles de Versailles,
+vomissaient pour nos fêtes autant d’eau
+que la cascade de Saint-Cloud. Ma serre était
+l’admiration des étrangers, cent mille écus
+d’orangers, cent mille écus de citronniers; des
+navires enfin allaient exprès à Saint-Domingue
+pour m’en rapporter les fleurs les plus rares
+en couleurs, les fruits les plus difficiles à conserver.
+Mon colibri fut chanté par M. Delille. On
+a bu, ici, monsieur, du café obtenu sur les lieux de
+la plante même, et mangé deux ananas qui avaient
+fleuri et mûri dans ma serre. Il est vrai que les
+dames de la cour préféraient ma <i>folie</i> à toutes les
+<i>folies</i> du temps; et c’est par une illumination,
+qu’on venait admirer de la capitale, qu’il fallait
+voir étinceler jusqu’aux plus lointaines, aux plus
+frêles branches, jusqu’aux sinuosités perdues à<a name="page_131" id="page_131"></a>
+l’horizon; aux soixante-douze fenêtres de la façade,
+sur les bords du fossé, sur le mur, autour des
+bassins, les innombrables lampions de mille couleurs,
+balancés avec les feuilles vertes, avec la pâle
+lueur des étoiles, à travers les écharpes, les arcs-en-ciel,
+les bouffées, la pluie, les ondées, les rires,
+les cris, les éclats de mes grandes pièces d’eau!
+Et de jolies femmes en folles robes de satin, pâles,
+fardées, rêveuses, le mouchoir à la main, rafraîchies
+par des éventails bruyans, en paniers, en
+mules cramoisies, entraient, circulaient dans les
+corridors, au milieu des statues, des domestiques,
+des vases et des flambeaux; caquetaient, se déchiraient
+avec esprit, jouaient leurs amans, leurs diamans,
+leur ame, hélas! riaient, s’embrassaient,
+se perdaient avec leurs parfums et leur voix dans
+le parc, avec quelques beaux cavaliers; et ici et là,
+et dans le lointain, ce n'étaient que larges ombres,
+musique et lumières, murmure de la brise, chant
+d’oiseaux, parfums indiens, paroles d’amour interrompues,
+lueurs d'épées et bruit de soies, jusqu’au
+moment où des gerbes d’artifice, lancées du
+château, vinssent éclairer de leurs foudroyantes
+clartés bien des méprises, bien des séductions commencées,
+bien des défaites irréparables; et au château,
+le jeu, la danse, les chants, les soupers;
+dans la cour d’honneur, un peuple de valets arrêtés<a name="page_132" id="page_132"></a>
+en groupe, des chaises à porteur blasonnées,
+et des mules d’Espagne, qui piaffaient dans mes
+belles écuries ornées de glaces et pavées de marbre,
+si belles que le duc de Villa-Hermosa disait que
+c'était profanation d’y loger des chevaux. N’est-ce
+pas, Pierre?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur le marquis!</p>
+
+<p>&mdash;Vous aviez peut-être oublié le vassal qui gémissait
+à la grille?</p>
+
+<p>&mdash;Erreur, monsieur; ne confondez pas la noblesse
+ancienne avec la noblesse de mon temps.
+L’une était fière, haute, malfaisante, sans pitié,
+quoique brave; l’autre profita, je le sais, des
+abus, mais elle n’en créa aucun: elle fut moins
+fanatique que le clergé, dont elle neutralisa souvent
+l’influence; moins tyrannique que la cour,
+dont elle devança de trop loin le progrès vers les
+idées philosophiques. N’allez pas chercher des
+preuves contre elle dans l’arsenal de 92; mais demandez
+aux habitans de la campagne qui a restauré
+le clocher où sonne la prière; qui a ouvert des
+chemins dans des sables, dans des montagnes,
+comblé des marais fétides, pavé les routes, amené de
+bien loin les eaux pour désaltérer les bourgs et féconder
+la terre, tracé des villages, rallié les populations
+errantes des champs, agité les ailes de moulins,
+prêté même les premiers fonds à vos gros fermiers<a name="page_133" id="page_133"></a>
+d’aujourd’hui; et tous vous répondront: c’est
+la noblesse! c’est la noblesse!</p>
+
+<p>Avant la révolution, avant son fatal nivellement,
+elle avait déjà déchiré beaucoup de titres abusifs.
+Elle était brave, monsieur; si elle salua les Anglais
+à Fontenoy, elle releva sa tête, et sut mourir et
+vaincre. Cette galanterie était au moins française.
+Et quand l’heure de la révolution sonna, elle sut
+défendre la liberté comme vous l’entendez aujourd’hui,
+et non comme l’entendaient les hommes de
+sang d’alors. Vous savez que, pour son roi et son
+pays, elle alla à la Grève comme à Fontenoy, et
+que sur l'échafaud, elle salua encore une dernière
+fois ses ennemis; mais ce n'étaient pas des
+Anglais. Sa tête ne se releva point. N’est-ce pas,
+Pierre?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur le marquis!</p>
+
+<p>Et Pierre roulait de grosses larmes: ces deux débris
+s’entendaient et se répondaient régulièrement
+comme l’aiguille et le timbre d’une horloge. L’un
+indiquait la marche du temps, l’autre la ratifiait
+par un bourdonnement creux.</p>
+
+<p>Depuis que la conversation s'était élevée à ce degré
+de chaleur, Pierre était mal à l’aise; il semblait
+souffrir de l’exaltation progressive du marquis; sa
+préoccupation décelait la crainte d’un danger
+prévu et contre lequel il ne voyait d’autre remède<a name="page_134" id="page_134"></a>
+que la conspiration de nos deux volontés. Il provoquait
+la mienne par des défenses furtives, des
+prières silencieuses, des regards supplians, des
+perquisitions sombres autour des murs décharnés
+de l’appartement; mais cette pantomime de peur,
+de sollicitation et de réserve n'éclaira pas ma perspicacité
+en défaut. Le vieux domestique était désespéré.</p>
+
+<p>Ses craintes n'étaient que trop justifiées.</p>
+
+<p>&mdash;Venez, s'écria le marquis, venez! il est temps
+de vous montrer le château.</p>
+
+<p>&mdash;Ne le souffrez pas, monsieur, me dit à voix
+basse le fidèle serviteur; quand il fait ce qu’il vous
+propose, il est malade pour quinze jours, et, pauvres
+gens que nous sommes, nous n’avons pas de
+quoi payer le médecin.</p>
+
+<p>&mdash;Venez! Et le marquis s'élança vers un angle
+de la salle, où mes yeux ne s'étaient pas portés: j’y
+aperçus alors, suspendues à des cercles de fer, une
+centaine de clefs, grandes, petites, bizarres, lourdes,
+légères, découpées, en cuivre, en bronze,
+dorées, une entre autres en argent.</p>
+
+<p>&mdash;C’est tout ce qu’ils nous ont laissé, me dit
+Pierre; quand monsieur le marquis les voit, ou se
+les rappelle, il se croit encore possesseur du château;
+ces malheureuses clefs lui causent une espèce<a name="page_135" id="page_135"></a>
+de folie dont vous allez sans doute être le témoin.
+Dieu ait pitié de nous!</p>
+
+<p>Le marquis prit les clefs; il ouvrit la porte, et
+me pria de le suivre; ce que nous fîmes, Pierre et
+moi.</p>
+
+<p>Arrivés à l’endroit où fut le château, triste
+parallélogramme, couvert d’un maigre gazon sur
+la cime duquel se jouaient en ce moment quelques
+rayons mourans du soleil, Pierre croisa ses bras
+avec douleur; le marquis prit la plus grosse des
+clefs, et fit un geste de fatigue comme s’il ouvrait
+péniblement une porte.</p>
+
+<p>&mdash;Entrez! nous dit-il ensuite; voilà le vestibule;
+il est en marbre de Carrare. A droite c’est
+la salle d’introduction. Attendez.</p>
+
+<p>Il répéta un geste illusoire comme le premier, et
+la porte de la galerie fut censée ouverte.</p>
+
+<p>&mdash;Entrez!</p>
+
+<p>Ce lustre à girandoles vaut 10,000 francs; ce
+sofa est en velours d’Utrecht; Puget a sculpté ces
+bas-reliefs; ils sont transportés de la Villa-Albani;
+lisez Winckelmann.</p>
+
+<p>Ce tableau est de Rubens; c’est au couronnement
+du roi qu’il fut donné au château.</p>
+
+<p>Cet autre salon (il l’ouvrit encore) est celui d'été.
+Des siéges en joncs de Madagascar; des volières
+chères au goût de madame. Cette épinette <a name="page_136" id="page_136"></a>m’a
+coûté cent louis. Admirez ce plafond; c’est l’apothéose
+d’Hercule par un élève de Boucher; la cuisse
+d’Hercule est un chef-d'œuvre: le reste est un peu
+incorrect; mais n’importe, l’ouvrage est admirable.</p>
+
+<p>Et quelle vue! Voyez le soleil se coucher: il
+marque les heures en lignes d’or sur le parquet;
+Lalande a dessiné ce gnomon. Quel homme que
+Lalande! les astres ont beaucoup perdu à sa mort.</p>
+
+<p>Passons à gauche; et il fit le simulacre d’ouvrir
+trois portes.&mdash;N’admirez-vous pas cette belle
+disposition? Pierre, annoncez-nous?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur le marquis.</p>
+
+<p>Pour complaire à son maître, Pierre se découvrit,
+et d’une voix émue, avec la pénible complaisance
+d’un ami qui exécute la capricieuse volonté
+de son ami mourant, il nous annonça. Hélas! cette
+voix triste et flétrie tomba sans écho dans l’espace.</p>
+
+<p>&mdash;C’est bien! cria le marquis, comme ébloui du
+faste qui le frappait. Asseyons-nous sur cette ottomane,
+et que je vous dise.</p>
+
+<p>Il s’assit sur les cailloux: c'était pitié.</p>
+
+<p>Il serra familièrement ma main, jeta son bras
+autour de mes épaules; et les jambes nonchalamment
+croisées, avec cette fatuité de jeune homme
+qui laisse déjà lire sur son visage la bonne fortune
+qu’il va révéler, il me dit tout bas:&mdash;C’est aujourd’hui
+réception au château. Ce beau jeune homme<a name="page_137" id="page_137"></a>
+en frac vert (je suivis l’indication de son doigt), c’est
+un fermier général qui se meurt d’amour pour
+Sophie Arnould; il est pourtant marié avec une des
+plus belles demoiselles de l’ancienne noblesse. Savez-vous
+son aventure? Ennuyée de ses persécutions,
+la Sophie a profité d’une absence en Belgique de
+cet amant pour envoyer à sa femme deux enfans
+et une toilette en porcelaine du Japon qu’elle a de
+lui. Et Sophie est là. Je voudrais qu’elle vous chantât
+la <i>complainte sur le maréchal de Soubise</i>;
+elle est un peu libre, mais c’est pétillant d’esprit.
+On l’attribue à Boufflers, à ce charmant vaurien.
+Connaissez-vous Colardeau le poète?</p>
+
+<p>Regardez bien celui-ci, cette figure énorme sur
+un corps mal équilibré, qui sourit et qui est laid.
+Singulier homme, si c’est un homme. Il y a de
+l’enfer dans sa figure, dans son avenir. Il a trouvé
+le moyen de séduire par tout ce qui repousse; les
+femmes en raffolent: il est capable de tout, même
+de dignité, de bravoure et d’honneur. On cite ses
+débauches, on l’accuse de lâcheté, quelques-uns
+d’escroquerie. C’est un résumé de son temps, peuple
+et noble à la fois; noble par ses désordres, son
+inconduite et ses bonnes manières; peuple par sa
+fougue brutale, sa laboriosité, quand il n’a ni
+femmes perdues ni orgies sous la main. On lui
+élèvera des statues; il serait parfaitement aux galères;<a name="page_138" id="page_138"></a>
+c’est le premier, c’est le dernier de tous. Il
+doit couver bien de la haine dans cette ame vingt
+ans et plus froissée dans les cachots. Il doit se trouver
+bien de l'éloquence dans cette bouche qui fut
+muette si long-temps. C’est Mirabeau! C’est l’avenir
+et la perte de la patrie, celui qui doit clore le nobiliaire
+de France, qui doit mourir à la peine pour
+nous tuer. Qu’est-il par lui seul, et qu’a-t-il d’extraordinaire?
+Rien. Tissu de médiocrités, si bien
+su par cœur qu’il y a de l’insolence à lui de parler
+d’ame; phraseur sans nerfs, dialecticien sans portée,
+orateur dont le masque a du grotesque, il est né
+pour cumuler ces mille défauts et s’en faire un piédestal.
+Cet ensemble fait sa force. Je le hais, je le
+crains. Un peu plus tôt il eût pourri dans la Bastille;
+un peu plus tard, il eût été le valet du valet
+de mon médecin, de Marat.</p>
+
+<p>Maintenant montons à l'étage supérieur. Pierre,
+suivez-nous.</p>
+
+<p>Alors, avec la même ardeur de jeunesse qu’il
+avait mise à parcourir la galerie disparue, il simula
+vivement l’ascension des marches, levant tantôt
+un pied, tantôt l’autre, tournant à chaque
+embranchement, et regardant avec orgueil la magnificence
+orientale des plafonds.&mdash;Hélas! nous
+n’avions au-dessus de nous que le dôme du ciel, et,
+pour tout palais sur le sol patrimonial, le rejeton<a name="page_139" id="page_139"></a>
+octogénaire d’une vieille race n’avait plus qu’une
+baraque ouverte à tous les vents, perdue dans les
+touffes de genêts et de bruyère.</p>
+
+<p>A part celui de Versailles, bien entendu, dites-moi,
+monsieur, si jamais vous avez vu un plus
+somptueux escalier?</p>
+
+<p>Voici la bibliothèque: trente mille volumes. Là
+c’est ma galerie de tableaux. Voyons d’abord la
+bibliothèque. Êtes-vous curieux de connaître le
+premier exemplaire de l’Encyclopédie? admirez!
+c’est le premier, monsieur. Diderot l’a possédé,
+et je l’ai acquis de ses héritiers. Les fautes sont
+notées en marge. Ce livre nous a beaucoup fait
+de mal; mais j’y tiens. Ici les histoires, là les romans,
+tous les romans de Crébillon. Hélas! monsieur,
+cette charmante littérature est perdue: on y
+reviendra.</p>
+
+<p>Plus loin, ce sont les philosophes; c’est Raynal,
+qui a écrit une partie de l’histoire de ses <i>Deux
+Indes</i>. Là-bas, dans ce pavillon de verdure, c’est
+d’Alembert, c’est M. de Buffon, c’est Voltaire,
+dont l'Émilie du Châtelet avait une épaule plus
+haute que l’autre, et qu’il traite de génie, je ne
+sais pourquoi. Vous savez sa fameuse épître! Celui-ci,
+c’est l'<i>ami des hommes</i>: c'était le mien. Il
+tua un de mes vassaux, que je lui avais prêté, d’un
+coup de bâton dans la poitrine, parce que ce malheureux<a name="page_140" id="page_140"></a>
+avait oublié de rentrer les orangers dans
+la serre, une nuit douteuse de printemps.</p>
+
+<p>Cette porte communique à ma galerie de tableaux.
+Pierre, la clef!</p>
+
+<p>Ici, monsieur, vous n’aurez pas la douleur de
+voir étalés les produits de cent écoles insignifiantes;
+je n’ai admis que les Vanloo et les Boucher.
+Ce beau portrait de Diane, suivie de trois levrettes;
+cette triple déesse, comme l’appelle le grand lyrique
+Rousseau, et que vous voyez couronnée d'étoiles, en
+robe à la Médicis, en mules de satin, un arc d’une
+main, un éventail de l’autre, c’est, pardonnez ma
+douleur, feue madame la marquise. Ce Troyen,
+c’est moi. On m’a représenté en Troyen parce que
+j’ai rempli de hautes fonctions jadis auprès de la
+sénéchaussée de Troyes en Champagne. Ce fleuve,
+c’est mon beau-frère; cette Aréthuse, ma cousine,
+ancienne abbesse de Chelles. Voilà mes enfans, ils
+sont représentés en amours.</p>
+
+<p>Obligé de répondre quelques mots à cette exacte,
+burlesque et pénible hallucination, je dis à monsieur
+le marquis qu’ils avaient dû bien grandir depuis,
+ces amours.</p>
+
+<p>&mdash;Le couteau de la république les en a empêchés,
+monsieur.</p>
+
+<p>Pierre osa engager son maître à borner là notre<a name="page_141" id="page_141"></a>
+visite au château; il se faisait tard, je pouvais être
+fatigué.</p>
+
+<p>&mdash;Tu as raison, répondit le marquis en lui
+frappant sur l'épaule, tu as raison; mais encore
+une, mais encore celle-ci, et ce sera la dernière.
+Et il s’empara de la clef d’argent.</p>
+
+<p>A peine eut-il tourné la clef dans la serrure
+imaginaire, à peine eut-il, dans son illusion, posé
+le pied sur le seuil de l’appartement, que lui et le
+vieux serviteur se découvrirent. Je me laissai aller
+au même sentiment de vénération.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà mon oratoire, s'écria-t-il en faisant
+un signe de croix et en tombant à deux genoux;
+voilà, monsieur, où je viens expier les erreurs de
+mon temps, ma fatale condescendance aux idées
+philosophiques. Hélas! cette corruption dorée,
+ces enivremens stupides, cet athéisme brodé, ce
+néant en fermentation, cette société arrivée à son
+dernier soupir de débauche et d’impiété, elle nous
+a perdus. Vous ne savez pas avec quel funeste engouement
+nous adoptâmes des innovations qui devaient
+nous anéantir. L'égalité des conditions était
+prêchée par nos jeunes marquis avec la ferveur des
+apôtres. La raison qui succédait à d’aussi déplorables
+frivolités ne pouvait être qu’une étrange
+chose dans ses résultats. Le retour d’une vieille
+folie à la raison, c’est la mort. Eh bien! nous<a name="page_142" id="page_142"></a>
+l’eûmes cette égalité; nous avions donné l’exemple,
+on l’imita. Nobles, parlemens, clergé, tour à tour
+animés les uns contre les autres, tour à tour
+avec la menace de l’appui populaire, nous avons
+détruit le prestige royal, arraché les digues qui
+nous isolaient dans le sanctuaire de la puissance;
+nous avions dit à ces hommes, hier vassaux: Imitez-nous,
+cultivez la philosophie. Ils devinrent athées;
+nous prêchâmes la tolérance religieuse, ils abattirent
+les églises; nous proclamâmes la simplicité des
+mœurs, ils déchirèrent nos habits de soie, soufflèrent
+sur nos lustres, pesèrent sur nos fauteuils,
+éteignirent nos fêtes; nous déclarâmes l'égalité des
+hommes, et ils nous coupèrent la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Le vassal de la grille était donc entré, monsieur
+le marquis?</p>
+
+<p>&mdash;Qu’est devenue la noblesse française? Où sont
+ces vaillantes épées qui n’avaient pour fourreaux
+que la poitrine des Anglais et des Espagnols? Où
+sont passées ces grandes traditions de gloire et de
+renommée? Où est la monarchie?</p>
+
+<p>Enfin, ils me prirent ma femme, monsieur; un
+jour ils vinrent au château; c'était en 92! ils entrèrent
+et trouvèrent madame la marquise, qui attendait
+mon retour de la chasse. Belle et vertueuse,
+ils la frappèrent au visage, crachèrent sur son fard,
+la lièrent avec des cordes! et ils lui dirent: Marche!<a name="page_143" id="page_143"></a>
+C'était huit lieues à faire d’ici à la capitale, et au
+mois d’août; elle que nos allées de sable et de
+mousse fatiguaient, comme elle dut souffrir! Ah!
+le peuple est bien méchant, monsieur! Que lui
+avait-elle fait au peuple? Elle voulut se reposer,
+on lui dit: Marche! Elle eut soif, on lui dit:
+Marche! Et puis on l’accusa d'être aristocrate; elle
+ne comprenait pas; ses cordes la faisaient tant
+souffrir! Enfin, on la jugea. Elle demanda un
+prêtre; un prêtre de la Raison lui dit: Marche! Et
+puis on la délia....... Le soir la chaux républicaine
+avait calciné ses membres.</p>
+
+<p>Et les deux vieillards versaient d’abondantes
+larmes sur leurs dentelles flétries, sur leurs dorures
+surannées, sur leurs longues mains sèches
+et tremblantes. Le marquis chancelait sur ses
+pauvres jambes; car il s'était levé pour se frapper
+la poitrine, pour dire en face d’un Christ qu’il
+croyait voir:&mdash;Mon Dieu! qui êtes mort pour
+les crimes de tous, pardonnez! Pardonnez à ceux
+dont les folies ont perdu cette France, cette France
+dont vous aviez détourné la vue. Nos premiers-nés
+ont péri de misère dans l’exil; nos femmes si
+belles ont heurté leurs fronts souillés de boue aux
+angles du tombereau; les générations ont été
+moissonnées; nous avons été punis dans notre
+chair, dans ce qui faisait notre orgueil; il ne reste<a name="page_144" id="page_144"></a>
+plus de la génération coupable que deux ou trois
+vieillards qui n’ont pu mourir; ils ont reconnu
+votre délaissement; ils s’accusent de votre dédain,
+pour tant d’oubli de leur devoir.</p>
+
+<p>Puis le marquis pria plus bas, et il élevait la voix
+en frappant sa poitrine.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Meâ culpâ</i>, disait-il.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Meâ culpâ</i>, répétait machinalement Pierre.</p>
+
+<p>Cependant le vent de la nuit fraîchissait, et le
+soleil, sanglant comme une blessure, enluminait
+de pourpre et de feu ce drame qui se jouait sous le
+ciel, au milieu de la solitude et du calme.</p>
+
+<p>Enfin, l'émotion étouffa le marquis; il tomba de
+toute sa longueur sur les cailloux. Dans sa chute,
+il s’ouvrit la lèvre.</p>
+
+<p>Nous nous hâtâmes de le transporter dans son
+lit.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà ce qui arrive, me dit Pierre, chaque
+fois que monsieur le marquis répète cette malheureuse
+scène. Il est inconsolable de la perte de son
+château, qui a été vendu 40,000 francs à la bande
+noire, sans qu’il lui en soit revenu un sou.</p>
+
+<p>Les avocats et les gens d’affaires ont tout mangé.
+Ils ne nous ont laissé que les clefs du château.</p>
+
+<p>Et voyez ce que je puis faire avec mon travail!
+Si monsieur le marquis allait tomber malade; c’est
+demain la Pentecôte, et il n’a pas de souliers pour<a name="page_145" id="page_145"></a>
+se rendre à l’office. C’est la quatrième fois que je les
+lui raccommode.</p>
+
+<p>&mdash;Pierre! vous êtes un digne serviteur: vous
+serez béni.</p>
+
+<p>Je compris enfin la douleur de Pierre, et nous
+nous quittâmes en nous serrant la main, confus
+l’un et l’autre, lui de n’avoir pu empêcher le
+spectacle dont il n’aurait pas voulu que j’eusse été
+témoin, et moi de l’avoir provoqué.</p>
+
+<p>Fidèle aux anciens usages, Pierre tint la bride
+du cheval jusqu'à ma sortie du château, et pesa
+sur l'étrier.</p>
+
+<p>Des étoiles luisaient à l’orient; je traversai au
+galop la grande avenue.</p>
+
+<p>En fuyant j’entendis des cris qui partaient de la
+fabrique: mille ouvriers, tous les habitans, exprimaient
+par des danses, des chansons, des exclamations
+de bonheur, la joie qu’ils éprouvaient à
+voir enfin bondir l’eau au-dessus du puits; cette
+eau si désirée, si bienfaisante, cette eau qui allait
+enrichir la moitié d’un département!</p>
+
+<p>Je partageai sans doute cette joie de l’industrie;
+mais, en me perdant dans la brume, plusieurs fois
+je détournai la tête, j’allongeai mon regard pour
+voir blanchir, à travers les peupliers, la chaumière
+du pauvre gentilhomme, du vertueux Pierre, le
+modèle des serviteurs.</p>
+
+<p><a name="page_146" id="page_146"></a></p>
+
+<p><a name="page_147" id="page_147"></a></p>
+
+<p><a name="page_148" id="page_148"></a></p>
+
+<p><a name="page_149" id="page_149"></a></p>
+
+<h2><a name="VOISENON" id="VOISENON"></a>VOISENON.</h2>
+
+<p>On ne compte pas deux heures de marche entre
+le marquisat de Brunoy et le Jard de Voisenon,
+entre la demeure de ce fou illustre auquel nos recherches
+ont fait une seconde immortalité, et le
+petit château du célèbre abbé qui fut l’ami de Voltaire,
+celui de madame Favart et du duc de La
+Vallière; entre la cave de ce fils d’une haute famille
+de financiers qui mourut à trente ans, après
+avoir déshonoré tout ce que la richesse donne de
+puissance, la noblesse de considération, et le monastère
+du représentant le plus orgueilleusement
+né des abbés de cour au dix-huitième siècle. Brunoy<a name="page_150" id="page_150"></a>
+et Voisenon ont, comme on le voit, plus d’un
+lien de parenté morale qu’il ne faut aucun effort
+paradoxal pour saisir. Le marquis et l’abbé sont
+du même temps, et tous les deux l’expriment parfaitement
+sous deux faces caractéristiques: et, remarque
+vraie autant que surprenante, l’espace où
+s'élèvent les deux demeures à jamais historiques
+revendique, au nom de la même curiosité, des
+centaines d’autres demeures toutes également marquées
+au coin du cynique, du frivole, du dévorant
+dix-huitième siècle. La province de Brie, que le
+cadastre a découpée en départemens, en arrondissemens,
+en cantons, regorge de châteaux habités,
+sous le règne de Louis XV, par ces marquis pailletés,
+ces abbés paresseux, ces financiers obèses,
+dont les mémoires secrets de Grimm, de Bachaumont,
+les correspondances du marquis de Lauraguais,
+ont fait leur railleuse pâture. Cette laiteuse
+et fromagère Brie, cette Io inépuisable, le dirait-on?
+fut une caverne de plaisirs dans toute l’impure
+acception du mot, à l'époque du régent et de
+son déplorable successeur; tout château que la
+bande noire n’a pas démoli est un demi-volume de
+mémoires, un boudoir dédoré, un pavillon d’ivresse.
+Là, c’est l’endroit où fut le château de Samuel
+Bernard, prodigue d’un âge antérieur, mais
+digne du suivant; là, c’est le pavillon Bourei, autre<a name="page_151" id="page_151"></a>
+financier, autre Jupiter de toutes les Danaë du
+Théâtre-Italien; là, c’est Vaux, ce château presque
+biblique, où la flamme vengeresse de Dieu a
+passé, et où elle n’a laissé qu’un chien pour tout
+gardien et maître; là, c’est le château de Law, ce
+voleur trigonométrique; enfin, partout, où le pied
+se pose, il en sort un gémissement du dix-huitième
+siècle, que nous ne circonscrivons pas à des limites
+chronologiques comme les entendent les astronomes,
+mais que nous rattachons au déclin du
+règne de Louis XIV, pour l'étendre au moins jusqu'à
+Barras, dont l’impudique château déploie encore
+aujourd’hui ses fondations réhabilitées par
+l’honneur et la gloire sur le sol où Vaux, Brunoy
+et Voisenon brillèrent si fatalement.</p>
+
+<p>Le petit château abbatial du Jard existe encore;
+mais ce n’est pas celui où tout prouve que l’abbé
+résidait quand il venait se reposer dans sa seigneurie
+après quelque pèlerinage un peu agité chez ses
+amis de Paris et de Montrouge. Celui-là, qui
+porte le nom de château de Voisenon, a été également
+conservé en devenant une maison bourgeoise
+d’une magnifique apparence. D’empiètemens en
+empiètemens, la commune a rongé les anciennes
+limites des deux propriétés, et il serait difficile aujourd’hui
+d’en tracer la figure générale sans s’exposer
+à de graves erreurs de formes et de proportions.<a name="page_152" id="page_152"></a>
+Elle n’a pas cependant assez dévasté, ou
+plutôt assez envahi, pour qu’il ne soit possible, à
+l’aide des fragmens de constructions restées, de
+s’assurer de l’espace que couvraient le château du
+Jard et ses dépendances religieuses. Ainsi, par les
+fractions du petit fossé tracé le long du mur où
+s’ouvre la principale entrée, on suppose aisément
+qu’il était fort étroit, et cernait par conséquent
+une maison seigneuriale moins luxueuse ou hostile
+que grave et sérieuse. A plus d’un titre, les fossés
+des châteaux sont aux châteaux mêmes ce que les
+cordons sont aux médailles. On n’oserait pas affirmer
+d’abord que la grille fut autrefois où elle est
+maintenant; à la première vue, il semblerait qu’elle
+s’ouvrait à l’extrémité d’un axe qui n’est pas celui
+d’aujourd’hui; car elle fait face au couvent et non
+absolument au petit château du Jard, laissé, au
+contraire, dans un coin de la grande cour, et comme
+posé à terre et au hasard. Cette opinion serait fautive.
+Le couvent, qui était, à n’en pas douter, le
+corps principal des bâtimens, avait quatre côtés.
+D’abord, celui qui reste en totalité, et auquel la
+grille s’oppose, était la façade; quant aux trois
+autres, il est de rigueur de les mentionner ainsi:
+celui de droite, en regardant la grille, a été démoli,
+dans je ne sais quel but, par le propriétaire actuel;
+celui de gauche n’existe qu’au tiers final de sa longueur,<a name="page_153" id="page_153"></a>
+et ce tiers est une chapelle que la révolution
+a transformée, au moyen d’un mur de clôture,
+en deux écuries; et le quatrième et dernier
+côté, celui qui est parallèle au mur de la grille,
+comprend le château qu’habitait l’abbé de Voisenon,
+et les corps de logis ordinairement désignés
+dans la distribution des châteaux sous le nom collectif
+de communs. Un des deux pavillons des
+communs détruits s'élève encore à la droite de la
+grille.</p>
+
+<p>Il est très-facile de ne pas confondre le château
+du Jard et le château de Voisenon, qu’un simple
+mur de terre a séparés à l'époque des perturbations
+violentes subies par les propriétés. Le château de
+Voisenon était celui que tenait de ses aïeux l’abbé
+de ce nom, et le château du Jard celui dont la
+possession lui fut acquise en devenant abbé de
+l’abbaye du Jard. L’un était un héritage, l’autre
+un usufruit. Il pouvait vendre le premier; il n’avait
+pas le droit d’aliéner l’autre, qui appartenait
+au clergé. Chaque abbaye un peu considérable,
+personne ne l’ignore, avait son château, où était
+le seigneur abbé titulaire.</p>
+
+<p>Le petit château du Jard existe donc; mais il
+n’est pas habité, le propriétaire du domaine ayant
+préféré s’arranger un logement dans le couvent.
+J’ignore quelles sont les raisons de convenance<a name="page_154" id="page_154"></a>
+ou d'économie qui ont dicté ce choix.</p>
+
+<p>Ne demandez pas au petit castel abbatial, briqueté
+à la façon riante de la place Royale, tigré
+autour des croisées de ses trois étages par le moellon
+rougeâtre si cher aux temps d’Henri IV et de
+Louis XIII, ne demandez pas un vestibule spacieux,
+orné de colonnes, comme celui de Vaux. Il
+n’y a qu’un pas du seuil de la porte à la première
+marche de l’escalier intérieur, et cet escalier n’est
+ni froissé et contourné en coquille, à la manière
+du quinzième siècle, ni enrichi de revêtemens de
+marbre. C’est un escalier très-lourd, fait de larges
+et courtes marches, au bord desquelles s'élève une
+rampe grossière, en bois peint en gris. A chaque
+étage, le palier se déploie en deux ailes, dont il
+n’est pas difficile d’inventorier les distributions;
+car on ne connaissait guère autrefois l’art de subdiviser
+un appartement en une foule de pièces inconnues
+les unes aux autres, et réunies par des
+couloirs circulaires. On ignorait ces détours ingénieux
+qui isolent, comme dans un autre pays, la
+vie privée, aujourd’hui si amoureuse du recueillement
+et du silence. Trois ou quatre pièces, donnant
+l’une dans l’autre, composent le travail architectural
+de chaque étage. Au plafond, des poutres
+de châtaigniers en saillie; et pour croisées, de
+hautes meurtrières garnies de petits carreaux soudés<a name="page_155" id="page_155"></a>
+avec du plomb. Des cheminées fuyant sous des
+manteaux de toute hauteur achèvent d’imprimer
+aux appartemens des anciens châteaux, et particulièrement
+à celui du Jard, cette couleur de naïveté
+qui en fait le charme un peu triste. Trait caractéristique
+d’un âge encore grossier, des solives
+énormes, perpendiculairement posées, prêtent leur
+appui aux plafonds, trop longs ou trop pesans pour
+se soutenir d’eux-mêmes. L’opulence seigneuriale
+les dorait avec goût d’emblèmes mythologiques;
+mais depuis que le temps et les mutilations ont
+enlevé cette parure, chaque pièce, ainsi hérissée
+de bâtons nus, ressemble à nos entreponts de vaisseaux.</p>
+
+<p>Le mobilier ayant complètement disparu du
+petit château du Jard, on ne peut parler que des
+localités telles quelles. Le premier étage est le modèle
+du second, et le troisième n’est, ainsi que
+dans tous les châteaux de la même époque, qu’une
+suite de petites pièces destinées à loger la nombreuse
+domesticité de la seigneurie. On se figure
+sans peine l’ennui qu’aurait eu à vivre toute l’année
+dans cet amas de chambres froides et sans
+agrément le voluptueux abbé de Voisenon. Aussi
+habita-t-il peu le château du Jard dans sa jeunesse:
+il n’y séjourna avec assiduité que lorsque
+l'âge lui eut fait une nécessité de vivre loin des<a name="page_156" id="page_156"></a>
+échauffans petits soupers de Paris et de respirer
+l’air gras de la Brie.</p>
+
+<p>Il n'était pas le moins du monde l’homme des
+jouissances rurales, quoique sa seigneurie fût une
+des plus riches de France par les dîmes nombreuses
+qu’elle touchait: on lui en apportait de plus de
+vingt lieues à la ronde. Bestiaux, volailles, laitages,
+légumes, fruits, bois, poissons, gibiers,
+abondaient chez lui sans qu’il détachât un liard
+de ses revenus. Outre les dîmes, il pouvait imposer
+la corvée quand il avait besoin de remuer ses
+champs, couper son bois, faire ses vendanges et
+ses moissons. Heureuse opulence qu’il avait trouvée
+toute faite en naissant: roi dans son château,
+tout ce qu’il apercevait de sa croisée était à lui.
+Ces grasses fermes, qui sont aujourd’hui telles
+qu’elles étaient alors, se liaient à son domaine, et
+versaient leurs trésors dans ses caves et ses greniers.
+Ces incommensurables tapis de blé et d’orge
+étaient à lui comme ces moulins aux larges ailes,
+ces bois d’ormes, ces ruisseaux et tout ce qu’enferme
+l’horizon.</p>
+
+<p>Ainsi est racontée l’origine du château du Jard.
+Un jour d'été que Louis le Jeune, marié depuis
+peu en troisièmes noces avec la belle Alix de Champagne,
+se promenait à travers champs dans les
+environs de Melun, il fut émerveillé, ainsi que la<a name="page_157" id="page_157"></a>
+reine, de la richesse du paysage. Leur désir fut
+aussitôt d’avoir une habitation dans un endroit si
+beau, si fleuri, si tranquille et si rapproché de
+Melun, où était l’abbaye du Mont-Saint-Pierre,
+résidence aimée du roi. Les maçons accoururent,
+et la maison royale du Jard fut entièrement construite
+quelques années après. Ce vœu étant réalisé,
+les royaux époux en formèrent bientôt un
+autre, parfois plus difficile à être exaucé, celui
+d’avoir un enfant; car le roi se faisait vieux, et il
+ne voulait pas mourir sans un héritier de son
+sang. Courbé sous le poids de cette pensée ambitieuse,
+il s’achemina à pas de pèlerin vers le saint
+monastère de Cîteaux, célèbre à tous les titres,
+mais peu renommé jusque alors dans l’art aventureux
+de procurer à volonté des héritiers aux vieux
+rois de France. D’abord, les religieux se récusèrent,
+renvoyant à Dieu la faculté de faire naître
+des héritiers tardifs. Cependant le roi pria, pleura
+tant, que les moines crurent de leur devoir de
+promettre un fils à Louis le Jeune, qui se réjouit
+dans le fond de son ame, remercia comme un roi
+généreux remercie des moines, et rentra plein
+d’espérances nouvelles dans son château du Jard.
+La même année (1165), la belle Alix lui donna un
+fils qui fut Philippe, du surnom de Dieudonné, le
+même à qui de hauts faits d’armes valurent plus<a name="page_158" id="page_158"></a>
+tard le titre non moins légitime d’Auguste. Ainsi
+Philippe-Auguste est né au Jard.</p>
+
+<p>Quand le roi fut mort, Alix ralentit ses visites
+au château; et, en 1199, elle résolut enfin de ne
+jamais plus revoir un séjour où elle n’avait qu'à
+répandre des pleurs au souvenir de son mari. En
+recevant ses adieux, les moines lui exposèrent
+humblement qu’ils seraient bientôt obligés de l’imiter,
+si la Providence ne leur assurait un logement
+plus convenable que celui qu’ils occupaient.
+Touchée de leurs représentations, Alix leur offrit
+son château du Jard, que, cinq ans après seulement
+(1204), Innocent III érigeait en abbaye. Le
+palais se transforma en cloître, et sans coûter de
+fortes dépenses aux moines, si l’on songe à l’uniformité
+des constructions au treizième siècle. A
+l’abbaye ils ajoutèrent une église, qui fut terminée
+en 1287, et détruite en 93. Il ne reste de cet édifice,
+classé comme un souvenir somptueux dans la
+mémoire des plus vieux habitans de Voisenon,
+qu’une statue de saint Jean, oubliée au milieu du
+potager du propriétaire actuel. Grotesque relique!
+Les oiseaux n’en ont même plus peur, tant elle
+ressemble peu à une statue, et surtout à un
+saint.</p>
+
+<p>Trois siècles de libéralités royales et de dons
+émanés de la générosité pieuse des vicomtes de<a name="page_159" id="page_159"></a>
+Melun élevèrent très-haut le trésor de l’abbaye et
+de l'église du Jard<a name="FNanchor_B_2" id="FNanchor_B_2"></a><a href="#Footnote_B_2" class="fnanchor">[B]</a>.</p>
+
+<p>C’est à l’archevêque de Sens que les abbés du
+Jard juraient solennellement obéissance dans l’abbaye
+de Saint-Pierre de Melun. Quelques-uns méritent
+d'être cités, entre autres Pierre de Corbeil,
+archevêque de Sens, et Philibert Rabou, l’un des
+ancêtres de Gabrielle d’Estrées par les femmes. Le
+prédécesseur de l’abbé de Voisenon fut Chaumont
+de la Galaisière; et lui Claude-Henri Fusée de Voisenon,
+qui fut le dernier des abbés du Jard,
+fut nommé en avril 1742. Il est à remarquer ici
+que le Jard, ce lieu autrefois consacré par une
+abbaye royale et deux églises, n’a pas même aujourd’hui
+un curé pour dire la messe. Voisenon
+n’est desservi par personne.</p>
+
+<p>Nous avons dit que l’abbaye du Jard, où l’abbé
+de Voisenon était censé remplir les fonctions de<a name="page_160" id="page_160"></a>
+chef de la communauté, n’avait pas été entièrement
+sacrifiée aux nécessités d’une nouvelle destination.
+Une aile reste encore: c’est une longue construction
+d’un seul étage, éclairée par quatorze croisées,
+nombre égal à celui des croisées des salles
+basses. Tout cela n’est plus qu’un tombeau, et ce
+qu’il y a de plus triste au monde, un tombeau vide.
+Les pyramides d'Égypte ne sont pas plus éloignées
+de nous, comme antiquité, qu’un monastère sans
+le bruit perpétuel des cloches sur les toits, sans la
+chapelle dont les vitraux rougissent, flambent et
+bleuissent au soleil, couleuvres, flammes, roses et
+ruisseaux de pourpre; sans vassaux apportant
+dans la cour, et de bien loin, les fruits, les gerbes,
+les poissons dans la nasse et les outres de vin. Il y
+a, dans le couvent du Jard, beaucoup d'écho,
+beaucoup d’humidité, beaucoup de silence et quelque
+chose de plus douloureux encore, une salle à
+manger au plain-pied, celle du propriétaire, sans
+doute.</p>
+
+<p>Claude-Henri de Fusée de Voisenon était abbé
+du Jard et ministre plénipotentiaire du prince
+évêque de Spire. Son titre nobiliaire domanial
+lui venait de la terre de Voisenon, où il naquit
+le 8 juin 1708. On a trop insisté peut-être
+sur la débilité de la constitution qu’il apporta en
+naissant, et qu’il tenait, dit-on, de sa mère,<a name="page_161" id="page_161"></a>
+femme excessivement délicate. Depuis Fontenelle
+et Voltaire, l’un mort presque à cent ans, l’autre
+à quatre-vingts ans passés, tous deux cependant
+venus au monde avec des chances fort douteuses
+d’existence, il est devenu très-hasardeux de déterminer
+la longévité par la naissance. On ajoute
+qu’une nourrice malsaine, aggravant la faiblesse
+héréditaire de l’enfant, mit dans son sang les
+germes de l’asthme dont il eut à souffrir toute sa
+vie, et dont il mourut. Ces faits acceptés, une
+mère maladive, une mauvaise nourrice, un asthme,
+de continuels crachemens de sang, il n’en serait
+prouvé que plus étroitement qu’on peut vivre encore
+jusqu'à soixante-huit ans, malgré ces graves
+désavantages. Que d’hommes bien constitués se
+contenteraient d’atteindre à cet âge! Et si l’abbé de
+Voisenon ne dépassa pas les bornes d’une vieillesse
+déjà fort raisonnable, il ne faut pas oublier qu’il se
+joua continuellement de sa santé avec l’imprudence
+d’un homme vigoureux; mangeant sans mesure,
+présidant tous les petits soupers, sans doute
+appelés ainsi par antiphrase; courant la nuit de
+salon en salon; ne se couchant qu’au matin, en
+digne élève de l’Hercule de la débauche, de Richelieu,
+son maître et son bourreau. Effrayé de son
+rachitisme, son père n’osa pas confier son éducation
+aux établissement spéciaux; il le fit élever<a name="page_162" id="page_162"></a>
+sous ses yeux avec la patience d’un père et la sollicitude
+d’un médecin. Cinq années de soins suffirent
+au développement de son intelligence vive,
+claire, merveilleusement propre à recevoir et à garder
+les leçons de science et de goût de ses professeurs.
+A onze ans, il adressa une épître à Voltaire,
+qui lui répondit: «Vous aimez les vers; je vous
+le prédis, vous en ferez de charmans. Soyez mon
+élève, et venez me voir.» Si Voisenon justifia la
+prédiction, il n’alla guère au-delà du sens favorable
+qu’elle enfermait. Verbeux, incorrects, pauvres
+de formes, pâles et minces comme de l’encre de
+Chine mal délayée, ses vers ont quelquefois de
+l’esprit, parce que tout le monde en avait au dix-huitième
+siècle; mais à les classer avec indulgence
+et s’en occuper, c’est en avoir beaucoup; ils méritent
+d'être considérés comme de la limonade faite
+avec des citrons dont Voltaire aurait exprimé tout
+le jus.</p>
+
+<p>A beaucoup d'égards, la prose du dix-huitième
+siècle n'étant pas un art, mais une ressource ménagée
+aux esprits repoussés de la poésie, elle se
+prêta mieux aux fantaisies paresseuses de l’abbé
+de Voisenon. Ses facéties, ses historiettes, ses nouvelles
+orientales, réunies plus tard, du moins en
+grande partie, aux œuvres du comte de Caylus et
+en compagnie des contes libertins de Duclos et de<a name="page_163" id="page_163"></a>
+Crébillon fils, prouvent encore la facilité qu’il avait
+à ressembler à Voltaire, et à s’en tenir immensément
+éloigné. La plupart trop libres, trop indécentes,
+pour se montrer à côté des quelques morceaux,
+à grand’peine sérieux, qui forment ce qu’on
+appelle ses œuvres, elles figurent dans l’ouvrage
+que nous venons de citer, sous le titre de <i>Recueil
+de ces messieurs, Aventures des bals des bois,
+Étrennes de la Saint-Jean, les Écosseuses, les
+Œufs de Pâques</i>. On sait par les mémoires du
+temps qu’une société de gens de lettres, formée
+par mademoiselle Quinaut du Frêne, et composée
+de quatorze personnes choisies par elle, s'était
+proposé la haute et difficile mission de bien souper,
+d’avoir beaucoup d’esprit et beaucoup de
+gaîté. A la fin du semestre ou de l’année, on imprimait
+en manière de cotisations collectives, l’esprit
+des convives, et, je suppose, un peu aux dépens
+de leur gaîté. Privés de la joie des lumières,
+du pétillement des yeux, du cliquetis des verres et
+du bien-être si indulgent du dessert, ces libertinages
+de table ne sont que grossiers à quatre-vingts
+ans de distance. Les lectures et par conséquent les
+dîners avaient lieu, tantôt chez mademoiselle Quinaut,
+tantôt chez le comte de Caylus.</p>
+
+<p>Le motif qui fit renoncer Voisenon au métier
+des armes, pour lequel il avait d’abord déclaré son<a name="page_164" id="page_164"></a>
+penchant, malgré l’avis de son père décidé à le
+vouer aux ordres, mérite d'être rappelé au souvenir
+de ceux qui aiment à s’expliquer l’origine de
+la conduite des hommes de quelque valeur. Une
+expression inconvenante l’expose à souscrire à la
+réparation que lui demande un officier. Il se bat
+avec lui et le blesse. La désolante idée d’avoir été
+sur le point de tuer un homme offensé par lui
+trouble, change le cours de ses projets d’avenir:
+il ne veut plus être militaire; il court s’enfermer
+dans un séminaire, d’où il écrit à son père sa ferme
+résolution d’entrer dans la carrière ecclésiastique.
+Ce fut l'évêque de Boulogne qui l’ordonna prêtre
+et qui le choisit pour son grand-vicaire: fausse
+vocation par laquelle la France perdit peut-être un
+excellent officier, sans acquérir un bon ministre
+de la religion. On l’a loué avec raison et justice de
+deux faits extrêmement honorables. Un auteur
+avait écrit, dans un libelle, des injures contre sa
+personne, et parlé avec une profonde moquerie du
+style épigrammatique de ses sermons. D’un signe,
+l’abbé de Voisenon pouvait le faire enfermer dans
+une prison d'état pour vingt ans. Il court chez les
+juges, car l’homme était déjà arrêté; il obtient sa
+grâce et sa liberté. Quand celui-ci veut le remercier,
+Voisenon l’interrompt pour lui dire: «Vous
+ne me devez aucun remerciement; c’est à moi à<a name="page_165" id="page_165"></a>
+vous en faire de m’avoir averti que les vérités de
+l'Évangile exigent de ceux qui les annoncent un
+style plus simple, un ton plus noble et plus grave;
+je n’aurais pas dû l’oublier, et je vous promets de
+faire usage de vos conseils.» Il n'écrivit plus de
+mandemens.</p>
+
+<p>Quelques années plus tard, il apprend que les
+habitans de Boulogne ont demandé pour lui au ministre
+la chaire de l'évêque Henriot, auprès duquel
+il était vicaire. Il court en poste à Versailles, et dit
+au cardinal Fleury: «Et comment veulent-ils que
+je les conduise, lorsque j’ai tant de peine à me conduire
+moi-même?» Touché du bon sens exquis de
+ses répugnances, le ministre Fleury lui donna l’abbaye
+royale du Jard, gouvernement facile dont le
+siége était dans son château même de Voisenon.</p>
+
+<p>Dès qu’il fut réellement une sommité ecclésiastique,
+il ne songea plus qu’au théâtre. Le nouvel
+abbé du Jard écrivit, d’après le vœu de mademoiselle
+Quinaut, <i>la Coquette fixée, le Réveil de
+Thalie, les Mariages assortis, la Jeune Grecque</i>,
+comédies de salon que le théâtre n’a pas gardées,
+et que la littérature ne sait où placer aujourd’hui,
+tant elles sont loin d’offrir une seule qualité recommandable.
+Le seul genre où l’abbé de Voisenon
+se serait peut-être distingué, c’eût été l’opéra, s’il
+eût été secondé par un musicien intelligent. Dans<a name="page_166" id="page_166"></a>
+son talent baladin, il y avait le mouvement et la
+verve dégingandée des abbés italiens. Pourtant
+l’abbé de Voisenon a joui pendant sa vie d’une
+grande célébrité. Dans l’impossibilité de la justifier
+par ses œuvres, nous la faisons découler de
+son caractère aimable, de sa conversation épigrammatique,
+beaucoup de sa position dans le monde.
+En fallait-il davantage autrefois, quand le succès
+s'établissait non par la publicité des journaux,
+mais au courant de la parole, et sur un mot vite
+su, long-temps répété? On aurait tort de protester
+contre ce genre d’illustration: chaque époque a les
+siens: on est grand homme à présent par les journaux,
+on l'était autrefois par les salons. En général,
+on écrit mieux maintenant; mais où est l'écrivain
+de trente ans capable de créer et de soutenir
+un sujet de conversation au milieu de cent
+personnes distinguées? Les laquais de M. de Boufflers
+étaient probablement mieux à leur place dans
+un salon que ne le seraient les plus fiers écrivains
+de nos jours.</p>
+
+<p>Ceux qui ont attribué les pièces de Favart à
+l’abbé de Voisenon, ou qui lui ont fait une large
+part de collaboration, n’ont lu avec quelque attention
+ni l’un ni l’autre de ces deux auteurs.
+Favart était un esprit réfléchi, pénétré des nécessités
+de son art d'écrivain dramatique, et le possédant<a name="page_167" id="page_167"></a>
+à un degré qui n’a été surpassé que par
+M. Scribe. Entre Favart et l’abbé de Voisenon, il
+y a la différence qu’il importe de reconnaître entre
+un bon mot et un bon ouvrage. Le bon mot emprunté
+se trouve quelquefois dans le bon ouvrage;
+mais c’est le volé qui doit se glorifier. Du reste,
+l’abbé de Voisenon ne prétendit jamais aux succès
+de son ami Favart; il repoussa toujours, au contraire,
+des éloges que la jalousie lui envoyait. Une
+seule fois, et il ne s’agissait pas de Favart, il se permit
+de dire à la représentation du <i>Cercle</i>, comédie
+de Poinsinet: «Ah! le fripon, il a écouté aux portes.»
+Raillerie fine, et sentant son véritable gentilhomme.</p>
+
+<p>L’abbé de Voisenon et madame Favart sont deux
+personnages si habitués à se trouver ensemble,
+dans les mémoires contemporains, que parler de
+l’un sans s’arrêter un instant à l’autre, c’est presque
+mentir à l’histoire.</p>
+
+<p>Le dix-huitième siècle eut une illustration charmante
+dans cette spirituelle et gracieuse madame
+Favart, amie fidèle de l’abbé de Voisenon, qui fut
+son confident, son guide dans quelques compositions
+littéraires, et mieux que cela, à en croire les
+mémoires du temps, impitoyables mémoires dont
+le jour est venu de se méfier un peu. S’il n’est pas
+commandé d’avoir une foi aveugle dans la vertu<a name="page_168" id="page_168"></a>
+des hommes et des femmes immolés dans ces petits
+papiers impudens, il n’est pas de rigueur non plus
+de ne jamais mettre en doute la véracité des Bachaumont
+ou des Pidansat de Mairobert, des Grimm
+et autres fines commères de l'époque. Quoi qu’il
+en soit, le mari de madame Favart était le fils d’un
+pâtissier, dont la boutique fort en vogue avoisinait
+le collége d’Harcourt: un homme de lettres fils
+d’un pâtissier était un phénomène à étonner les
+biographes d’autrefois, tandis que de nos jours, il
+sera bientôt prodigieux d’avoir en littérature une
+ascendance aristocratique; nous nous lasserions,
+s’il nous fallait citer tous les chapeliers, tous les
+négocians et même les épiciers dont les fils se sont
+fait un nom, soit dans les arts, soit dans les sciences:
+moins d’un siècle a fait tomber le Parnasse,
+si Parnasse il y a encore, en pleine roture; je ne
+sais qui aurait droit de s’en plaindre.</p>
+
+<p>Après avoir fait d’excellentes études, avantage
+qu’on a un peu trop déprécié depuis, à ce même
+collége d’Harcourt dont son père était le fournisseur
+d'échaudés, Charles-Simon Favart, sans tourner
+le dos au four honorable de la famille, s’essaya
+dans les lettres par un genre d’ouvrage dramatique
+excessivement neuf, qui fut plus tard, et
+presque tel qu’il fut créé, l’opéra comique. Son
+meilleur début fut <i>la Chercheuse d’esprit</i>, chef-d'œuvre<a name="page_169" id="page_169"></a>
+pour le temps, et dont le souvenir ne s’est
+pas affaibli dans la mémoire de la génération qui
+a suivi. Nous ne dédaignerions pas de nous arrêter
+sur le mérite particulier des productions de cet
+écrivain, le premier en tête des auteurs d’opéras
+comiques, si nous pouvions nous éloigner de l'épisode
+de sa vie que marqua un malheur dont son
+adorable femme fut l’occasion, et le maréchal de
+Saxe la cause infâme. Ce n’est pas franchir les
+lignes du sujet que de parler de cet événement;
+car la famille de Favart fut celle de l’abbé de Voisenon,
+qui appelait, avec toute la sensibilité de l’amitié,
+et celle-là, il la possédait, Favart son neveu,
+et madame Favart sa nièce Pardine, petit nom
+de tendresse tiré d’une interjection familière à madame
+Favart.</p>
+
+<p>En 1727 était née à Avignon, à quelques lieues
+du berceau de la Laure de Pétrarque, d’un père
+musicien et d’une mère cantatrice, Benoîte-Justine
+de Roncerey, intelligence franche, de son siècle
+par sa pétulante légèreté, et de tous les siècles honnêtes
+par sa fidélité réfléchie aux devoirs de la famille
+et de l'épouse. A cause de son nom d’origine
+noble, on l’appela du surnom de Chantilly. De
+main en main, la petite Chantilly, fêtée partout,
+traversa l’Allemagne, alors plus qu’aujourd’hui
+encore passionnée pour la musique, pour les livres,<a name="page_170" id="page_170"></a>
+pour les opéras français. Quand mademoiselle du
+Roncerey ou plutôt la petite fée du nom de Chantilly,
+eut tari tous les baisers des souverains du
+Nord, et particulièrement les caresses des ducs de
+Lorraine, son étoile, une étoile étincelante et à facettes,
+comme son joli génie, la conduisit à Paris,
+et jusqu'à la porte de l’Opéra-Comique. Elle commença
+à figurer sur ce théâtre en qualité de danseuse:
+c’est aussi comme danseur, je crois, que
+Talma débuta quelque part: on voit qu’il ne faut
+qu'à demi se fier aux étoiles. Peu de temps après
+ses premiers débuts, Favart, qui écrivait pour l’Opéra-Comique,
+devint passionnément amoureux
+d’elle; on n’a pas d’idée des précautions délicates
+dont il s’entoure pour adresser l’expression de son
+amour à mademoiselle Chantilly, une simple et
+obscure actrice sous le règne de Louis XV, époque
+où l’on ne choisissait guère ses tournures de phrases
+en cultivant une tendresse de coulisses: comme il
+soupire à la lueur des quinquets! comme il l’aborde
+avec respect quand le rideau est baissé!
+comme il va sinueusement à elle, à travers les épaules
+déployées, les bras nus, les fronts altiers de ces
+dames! Ses premières lettres d’amour, que nous
+avons lues avec autant de charmes au moins que
+celles de Rousseau à son idéale Héloïse, sont des
+modèles de simplicité et de candeur. Favart n’eût<a name="page_171" id="page_171"></a>
+pas été plus réservé en écrivant à une fille de robe,
+cloîtrée dans un couvent des Minimes; ses intentions
+sont pures, ses vues, ses espérances sont honnêtes.
+Dès qu’on le voudra, il s’ouvrira à madame
+de Roncerey, à M. de Roncerey: plutôt mourir
+que de tramer une séduction! Et Crébillon fils
+avait déjà écrit <i>l'Écumoire</i> et <i>le Sofa</i>, ces livres
+que vous connaissez, ou que pour votre honneur
+vous ne connaissez pas. Enfin il épouse mademoiselle
+de Chantilly, qui prend pour ne plus le quitter
+le nom de madame Favart. On ne sait point si
+les philosophes rirent beaucoup de ce mariage:
+cela dut être; le mariage était un acte trop sérieux
+pour que les philosophes ne s’en amusassent pas à
+leurs petits soupers. Ce qu’on sait, c’est que M. de
+Roncerey, qui ne crut pas avoir donné son consentement
+à ce mariage, trouva fort mauvais plus
+tard, lui, homme de race, et par occasion musicien
+ambulant, d’avoir pour gendre le fils d’un
+pâtissier de la rue de la Harpe; seulement il s’aperçut
+de cette tache de farine à son écusson, dans
+une circonstance où il fut soupçonné d’avoir moins
+songé à la dignité de son nom qu’aux intérêts privés
+et fort privés du maréchal de Saxe.</p>
+
+<p>Il est temps de dire que le héros de Fontenoy,
+qui n'était en amour ni timide comme Turenne,
+ni continent comme Bayard, n’avait pu voir sans<a name="page_172" id="page_172"></a>
+envie l’actrice dont Paris raffolait; rien ne pouvait
+résister à un désir de ce grand vainqueur: il prenait
+des villes, des provinces, battait les plus grands
+généraux étrangers, allait à la cour en bottes; il
+eût été plaisant, ma foi, que la Favart lui eût coûté
+plus de souci qu’une province.</p>
+
+<p>Pour la rareté du fait, le maréchal voulut se
+persuader qu’on lui résisterait. Au lieu de commander
+l’assaut tout de suite, il traça, sans doute
+pour s’amuser, des circonvallations fort étendues
+autour de la gentille chanteuse de l’Opéra-Comique;
+car elle jouait et chantait les opéras de son
+mari, de Sedaine et d’autres, et elle ne dansait
+presque plus.</p>
+
+<p>Voici l’historique des préparatifs militaires que
+fit Maurice de Saxe pour s’emparer du cœur de
+madame Favart.</p>
+
+<p>Depuis le cardinal de Richelieu, les grandes expéditions
+militaires traînaient toujours à leur suite,
+et traîner est le mot propre, des bandes de comédiens
+chargés d’amuser la maison du roi ou celle
+de Monsieur: déplorables campagnes pour les
+pauvres comédiens, et que Scarron et Le Sage ont
+omis d'écrire avec leur admirable plume! un chapitre
+qui est encore à faire! Comme ils étaient
+traités! payés fort peu, nourris encore moins, prisonniers
+souvent, tués quelquefois.<a name="page_173" id="page_173"></a></p>
+
+<p>Cependant, sous le maréchal de Saxe, on commençait
+à avoir pour eux un peu plus de considération:
+on les traitait déjà comme des chevaux.
+Touché, ainsi qu’il a été dit, des grâces et du talent
+de madame Favart, le héros comprit qu’il fallait
+trancher du magnifique envers le mari dont il
+convoitait la femme. Lisons la première lettre qu’il
+lui écrivit du quartier-général:</p>
+
+<div class="blockquot">
+<p>«Sur le rapport que l’on m’a fait de vous, monsieur,
+je vous ai choisi de préférence pour vous
+donner le privilége exclusif de ma comédie. Ne
+croyez pas que je la regarde comme un simple objet
+d’amusement; elle entre dans mes vues politiques
+et dans le plan de mes opérations militaires. Je
+vous instruirai de ce que vous aurez à faire à cet
+égard lorsqu’il en sera besoin. Je compte sur votre
+discrétion et sur votre exactitude.</p>
+
+<p class="r">
+»M. <small>DE</small> S<small>AXE</small>.»<br />
+</p>
+</div>
+
+<p>Qu’on se figure le juste orgueil dont fut pénétré le bon Favart en
+recevant une lettre du maréchal de Saxe, où on le faisait entrer, lui,
+auteur de pièces de la foire, dans des <i>vues politiques</i> et un <i>plan
+d’opérations militaires</i>! De plus fortes têtes auraient vacillé. On
+devine sa réponse. Il ne répondit pas, il partit pour l’armée. Il se
+rendit à<a name="page_174" id="page_174"></a> Bruxelles, plein de la haute mission dont l’illustre maréchal
+allait le charger.</p>
+
+<p>Arrivé au camp, il écrivit à sa mère les lignes suivantes, un peu moins
+pompeuses que ses premières espérances; on y voit ce qu’en parlant à
+Favart le maréchal entendait par vues politiques et opérations
+militaires.</p>
+
+<div class="blockquot">
+<p>«J'étais obligé de suivre l’armée et d'établir mon spectacle au
+quartier-général. Le comte de Saxe, qui connaissait le caractère de
+notre nation, savait qu’un couplet de chanson, une plaisanterie,
+faisaient plus d’effet sur l’ame ardente du Français que les plus belles
+harangues.»</p>
+</div>
+
+<p>Ils sont connus maintenant, ces plans militaires auxquels Favart était
+appelé à participer: il devait faire des chansons pour les mousquetaires
+rouges, et des plaisanteries pour les mousquetaires noirs. Néanmoins il
+jouissait de tout le crédit dû à sa position, et son influence, il est
+vrai de le dire, n'était pas arrivée au degré où il lui était donné
+d’aspirer avec le concours de sa femme, toujours et plus que jamais
+sollicitée par le maréchal. Quand celui-ci se fut assuré le mari et le
+comédien, il put faire comprendre à Favart, sans se laisser deviner,
+qu’une troupe comique comme la sienne, la première<a name="page_175" id="page_175"></a> à la suite du
+premier corps d’armée du monde, serait trop fière de posséder la
+merveille de Paris, la charmante madame Favart. Ce n'était là qu’un
+vœu inspiré par un profond mérite; mais un vœu du maréchal n'était
+pas une parole vaine pour son excellent ami Favart. Favart n’eut pas le
+bon sens de voir un ordre dans ce désir, et il écrivit à sa femme en
+février 1746.</p>
+
+<div class="blockquot">
+<p>«Ma chère petite femme, j’arrive de l’armée, où j’ai obtenu de M. le
+maréchal la direction de sa troupe, conjointement avec M. Parmentier,
+malgré une foule d’envieux. Il ne me manque que la présence de Justine;
+dans tous les objets qui ont droit de plaire, je ne verrai jamais que
+mademoiselle de Chantilly.»</p>
+</div>
+
+<p>Quelques jours après, Justine de Chantilly, madame Favart, rompait son
+engagement avec l’Opéra-Comique, montait en voiture, et descendait à
+Gand dans les bras de son mari. Jusqu’ici, on le voit, le maréchal avait
+parfaitement réussi: il avait réuni la femme au mari, et il les tenait
+tous deux dans les limites de son camp; et le bon Favart se croyait le
+plus heureux des hommes: directeur de la troupe de M. le maréchal de
+Saxe! poète des vainqueurs! aimé d’une jolie femme de vingt ans!<a name="page_176" id="page_176"></a> Par
+moment, il écrivait à ses amis de Paris, tant sa joie le troublait: Nous
+avons pris une ville; nous avons fait trois mille prisonniers; nous
+avons perdu cinq cents hommes. M. le marquis disait: Palsambleu! l’amour
+est un fat; et le bonheur, s’il vous plaît?</p>
+
+<p>Ce n’est pas au moment où madame Favart était près de lui que le
+maréchal se serait montré moins généreux envers le mari, son directeur
+si habile. Il ne mit pas de termes à sa munificence. Favart n’en
+revenait pas; il disait à sa mère, dans une lettre:</p>
+
+<div class="blockquot">
+<p>«Je suis à Louvain depuis huit jours, où je ne fais rien à présent.
+Toute l’armée est en mouvement, et marche du côté de Tongres pour
+s’opposer aux ennemis. Notre maréchal sait trop bien son métier pour
+laisser le succès douteux. En partant <i>il m’a envoyé deux très-beaux
+chevaux pour mettre à mon carrosse</i>.»</p>
+</div>
+
+<p>Voilà donc Favart en carrosse, et madame Favart aussi.</p>
+
+<p>Il continue:</p>
+
+<div class="blockquot">
+<p>«M. le maréchal me donne tous les jours de nouvelles marques de sa
+bonté. Il vient encore de<a name="page_177" id="page_177"></a> m’envoyer un lit de camp de satin rayé, de la
+couleur de celui qui tapisse ma chambre à Paris: c’est la plus jolie
+chose du monde.»</p>
+</div>
+
+<p>On remarquera sans peine, à propos de ce nouveau cadeau du maréchal, que
+la couleur de la chambre de Favart était présumablement la couleur de la
+chambre de sa femme. La distinction ne pouvait être faite par Favart,
+qui, applaudi, fêté, comblé de présens, de chevaux et de tapisseries,
+écrivait encore à sa mère, dans l’excès d’une reconnaissance trop grande
+pour ne pas être expansive:</p>
+
+<div class="blockquot"><p class="ind">«Ma chère mère,</p>
+
+<p>«Je n’ai pas un quart d’heure pour me livrer au sommeil; cependant
+je me porte bien, et je ne dois rien appréhender. M. le maréchal
+m’encourage: il m’a envoyé à Lière vingt-cinq bouteilles de son
+vin, marchandise fort rare en ce pays, à cause du séjour des
+troupes.»</p>
+</div>
+
+<p>Et quand le vin aurait été encore plus rare, et quand il n’y aurait
+eu qu’une seule bouteille de vin dans le pays, Favart pouvait-il
+manquer de l’avoir, lui l’ami du maréchal, lui le mari de madame
+Favart?</p>
+
+<p>Le maréchal, d’ailleurs, ne se croit pas encore<a name="page_178" id="page_178"></a> quitte avec
+Favart, qui lui est si utile dans ses plans militaires; ce serait
+de l’ingratitude. Le maréchal n’a été que juste envers lui: il
+tient à se montrer injuste pour les autres. Il est probable que ce
+fut une injustice indirectement commise au profit de Favart, que
+l’acte dont il se réjouit dans la même lettre à sa mère.</p>
+
+<div class="blockquot">
+<p>«Je suis maintenant maître absolu de toute la direction; tous mes
+intérêts sont arrangés; il ne reste plus qu'à calculer pour mon
+profit. Si chaque mois de l’année me produit autant que le dernier
+et le commencement de celui-ci, je retournerai à Paris avec
+cinquante mille francs de bénéfices.»</p>
+</div>
+
+<p>Enfin, ajoute Favart, et ceci peint combien il avait chaudement
+servi le maréchal, et combien, pour mieux dire, ils étaient liés,
+et liés à un point au-delà duquel il n’y a rien:</p>
+
+<div class="blockquot">
+<p>«J’ai encore pour ressource la bourse de M. le maréchal, qui m’a
+engagé d’y puiser toutes les fois que mes besoins le
+commanderaient.»</p>
+</div>
+
+<p>Toutes ces choses ayant eu lieu, politesses, confidences, cadeaux,
+prêts d’argent, voici ce que le maréchal de Saxe écrivait à madame
+Favart:</p>
+
+<div class="blockquot">
+<p>«Mademoiselle de Chantilly, je prends congé de vous. Vous êtes une
+enchanteresse plus dangereuse<a name="page_179" id="page_179"></a> que feue madame Armide. Tantôt en
+Pierrot, tantôt travestie en amour, et puis en simple bergère, vous
+faites si bien que vous nous enchantez tous. Je me suis vu au
+moment de succomber aussi, moi dont l’art funeste effraie
+l’univers. Quel triomphe pour vous, si vous aviez pu me soumettre à
+vos lois! Je vous rends grâce de n’avoir pas usé de tous vos
+avantages; vous ne l’entendez pas mal pour une jeune sorcière, avec
+votre houlette qui n’est autre que la baguette dont fut frappé ce
+pauvre prince des Français, que Renaud l’on nommait, je pense. Déjà
+je me suis vu entouré de fleurs et de fleurettes, équipage funeste
+pour tous les favoris de Mars. J’en frémis; et qu’aurait dit le roi
+de France et de Navarre, si, au lieu du flambeau de sa vengeance,
+il m’avait trouvé une guirlande à la main? Malgré le danger auquel
+vous m’avez exposé, je ne puis que vous savoir gré de mon erreur,
+elle est charmante; mais ce n’est qu’en fuyant que l’on peut éviter
+un péril si grand.</p>
+
+<p>»Pardonnez mademoiselle, à un reste d’ivresse cette prose rimée que
+vos talens m’inspirent; la liqueur dont je suis abreuvé dure
+souvent, dit-on, plus long-temps qu’on ne pense.</p>
+
+<p class="r">
+»M. de Saxe.»<br />
+</p>
+</div>
+
+<p>Tel fut, répétons-nous, le premier résultat des<a name="page_180" id="page_180"></a> présens faits à Favart:
+carrosse, chevaux, tentes, direction de théâtre, bouteilles de vin et
+argent prêté.</p>
+
+<p>Effrayée avec raison de cette charge de grosse prose, qui fondait sur
+elle, sabre nu, mèche allumée, madame Favart s'échappa du camp du
+maréchal pour se réfugier à Bruxelles, sous la protection de madame la
+duchesse de Chevreuse. Toute négociation pacifique était désormais
+rompue. Maurice de Saxe, en apprenant cette fuite, se mit dans une
+colère épouvantable; il la considéra comme une désertion sous les
+drapeaux: oser ainsi s’enfuir au moment où il croyait tenir la victoire!
+Il parlait d’envoyer un détachement à la poursuite de la chaste évadée.
+Son indignation tomba sur le mari, qui, ne commençant pas encore à voir
+clair dans les galanteries du maréchal, écrivait à sa femme avec sa
+tendresse ordinaire:</p>
+
+<div class="blockquot">
+<p>«Mon cher petit bouffe! ta santé m’inquiète beaucoup. Envoie-moi le
+certificat du chirurgien pour le faire voir à M. le maréchal. On doit
+écrire à M. de la Grolet pour savoir si tu es en état de partir pour
+l’armée; on m’a même menacé de te faire venir de force par des
+grenadiers, et de me punir si j’en imposais sur ta maladie. Nous sommes
+ici fort mal; je ne suis pas encore logé, et j’ai couché<a name="page_181" id="page_181"></a> sur la paille,
+à la belle étoile, depuis que je t’ai quittée. Quoique ta présence soit
+ici nécessaire pour le bien du spectacle, quoique je brûle d’impatience
+de te revoir, ta santé doit être préférée à tout.»</p>
+</div>
+
+<p>Ainsi, comme on le voit par cette lettre, le maréchal de Saxe songeait à
+s’emparer du cœur de madame Favart à l’aide de ses grenadiers. Il ne
+croyait pas à la maladie qui lui avait fait inopinément abandonner le
+camp; personne n’y croyait d’ailleurs, excepté Favart, si aveugle, si
+crédule, si confiant dans l’amitié de son héroïque ami, le maréchal,
+qu’il ne devinait pas la cause pour laquelle lui, si fêté d’abord,
+couchait maintenant sur la paille, à la belle étoile. Sur la paille!
+lui, Favart, logé autrefois sous une tente rayée, promené en carrosse,
+buvant du meilleur vin du maréchal!</p>
+
+<p>Cependant, malgré les menaces du maréchal et de son corps d’armée,
+madame Favart ne retourna pas au camp, mais à Paris, afin d'être plus
+loin encore des terribles tendresses de son persécuteur. Qu’allait
+devenir son mari? Triste retour de fortune! condamné à payer 20,000
+francs qu’il ne devait pas aux propriétaires de la salle exploitée par
+sa troupe, il est obligé de quitter le Brabant, et par conséquent de
+laisser son théâtre dans une<a name="page_182" id="page_182"></a> complète anarchie. A qui s’adressera-t-il
+pour obtenir justice? à qui? Mais au maréchal, se dit Favart; n’est-il
+pas mon ami, mon admirateur? Après avoir remis le Brabant aux troupes de
+Marie-Thérèse, le maréchal était allé à Paris, où l’on célébrait sa
+valeur sur tous les théâtres, dans des couplets chantés sous les
+balustres d’or de sa loge, en présence même du roi. A Paris, Favart
+obtint à peine quelques avares protections, dont il ne tira aucun
+avantage. Son théâtre était perdu pour lui. Quant au maréchal, il laissa
+Favart dans la position où il était, et où indubitablement il avait
+lui-même contribué à le mettre. Enfin, ruiné, tombé plus bas qu’au temps
+où il pétrissait des échaudés d’une main et où il écrivait des couplets
+de l’autre, une lettre de cachet le força à sortir de Paris. Strasbourg
+fut son refuge, un avocat son hôte généreux. Ce n'était encore là que la
+moitié des misères de Favart. Ne laissait-il pas sa femme à Paris, à la
+merci de celui dont la main avait signé sa lettre d’exil? sa femme,
+obligée de se montrer en public tous les soirs et de rentrer à minuit
+chez elle, n’ayant, au milieu des rues désertes, pour protection que
+celle d’une servante, et dans un temps où l’on enlevait en pleine
+impunité, surtout quand il s’agissait d’une actrice et d’une actrice de
+la Comédie-Italienne? Cependant Favart n'était pas<a name="page_183" id="page_183"></a> encore découvert; et
+sa femme opposait une prudence à toute épreuve aux conspirations sourdes
+dont elle était l’objet. Ils s’aimaient plus que jamais dans leur
+malheur commun: héroïque fidélité au dix-huitième siècle! Toujours
+présens l’un à l’autre, ils s’entendaient pour regarder la même étoile à
+la même heure; ils s’envoyaient des fleurs qu’ils avaient portées; et, à
+la fête de sa bonne Justine, Favart lui écrivait, au risque d'éveiller
+la police de Strasbourg rôdant autour de sa retraite:</p>
+
+<div class="blockquot">
+<p>«Je te souhaite une bonne fête, ma chère Justine; sois heureuse autant
+que je me trouve malheureux d'être séparé de toi, et rien n'égalera ma
+félicité. Reçois cette fleur fanée, arrachée de sa tige: c’est le
+symbole d’un cœur flétri par une absence rigoureuse. Adieu! que tous
+tes jours soient des jours de fête; mais, au milieu des plaisirs, songe
+que, si tu es formée pour exciter l’amour, tu es née pour mériter
+l’estime.»</p>
+</div>
+
+<p>Il y a sans doute, dans cette dernière phrase, une teinte de la
+sensibilité raisonneuse et antithétique créée par Diderot dans les
+lettres, et par Greuze dans la peinture; mais n’est-il pas touchant
+néanmoins de voir encore une Héloïse et un Abailard à cette époque de
+démoralisation universelle? Voici<a name="page_184" id="page_184"></a> ce que madame Favart répondait à son
+mari: c’est à s’agenouiller devant tant d’honnêteté sans orgueil et sans
+paroles vaines. Grand Dieu! qu’une femme en écrirait long aujourd’hui,
+si elle rendait le même service à l’honneur de son mari!</p>
+
+<div class="blockquot"><p class="r">
+1749, Paris, 1<sup>er</sup> septembre.<br />
+</p>
+
+<p>«Le maréchal est toujours furieux contre moi; mais cela m’est égal.
+Si tu veux, j’enverrai mon début à tous les diables, et je pars
+sur-le-champ pour t’aller retrouver. Il y a toujours un monde
+prodigieux quand je parais. Je viens de jouer la danseuse dans <i>Je
+ne sais quoi</i>, et Fanchon dans <i>le Triomphe de l’Intérêt</i>. Le duo
+que j’ai chanté avec Rochard est aussi de ta façon; il suffit qu’il
+vienne de toi pour que je le rende bien.</p>
+
+<p>»On me menace qu’on va me faire beaucoup de mal; mais je m’en
+moque; j’irai de grand cœur demander l’aumône avec toi. Je suis
+pour jamais ta femme et ton amie,</p>
+
+<p class="r">
+»J<small>USTINE</small> F<small>AVART</small>.»<br />
+</p>
+</div>
+
+<p>C’est avec ce style que Laclos et Louvet de Couvray écrivirent des
+romans qui sont restés.</p>
+
+<p>Justine Favart ne se borne pas à ces vives démonstrations d’une amitié
+tout d’une venue; elle obtient de ne pas suivre la Comédie à
+Fontainebleau,<a name="page_185" id="page_185"></a> où résidait la cour, et elle part pour Lunéville, où
+était son véritable roi, où Favart devait se trouver. Mais, à peine
+descendue dans cette ville, deux employés à la police tombent chez elle,
+l’arrêtent, et, sous prétexte de la conduire à Fontainebleau, ils la
+mènent au couvent des Andelys. Noble conduite du maréchal de Saxe! le
+mari en exil, la femme au couvent.</p>
+
+<p>L’acte est si odieux, que madame Favart ne pense pas à l’attribuer tout
+entier au maréchal, quoiqu’elle dise dans la première lettre datée de sa
+réclusion: <i>Je ne sais où l’on me mène; mais les plus grands supplices
+ne me feront jamais manquer à la vertu</i>.</p>
+
+<p>Quatre jours après, elle apprend que c’est son père qui l’a fait
+enfermer, à cause de la prétendue illégalité de son mariage avec Favart.
+L’honnête M. Duronceray n’admet pas que sa fille ait épousé un homme de
+rien qui fait des pièces, lui qui faisait de la musique pour vivre!</p>
+
+<div class="blockquot">
+<p>«J’ai vu la lettre de cachet; c’est mon père qui m’a fait mettre ici. Ne
+perdez pas un instant; envoyez tous nos papiers chez le ministre, M.
+d’Argenson, et surtout le consentement de mon père, signé de sa main;
+c’est le curé de Saint-Pierre-aux-Bœufs qui l’a. Je viens d'écrire à
+M. le maréchal<a name="page_186" id="page_186"></a> de Saxe ce qui vient de nous arriver. Je suis sûre qu’il
+voudra bien s’intéresser à ce qui nous regarde, et nous rendra service
+dans cette occasion.»</p>
+</div>
+
+<p>Le service était parfaitement rendu, puisque c'était le maréchal de Saxe
+qui, d’accord avec M. Duronceray, avait fait cloîtrer madame Favart aux
+Andelys. L’illégalité du mariage n'était qu’une invention combinée par
+ces deux honnêtes personnes.</p>
+
+<p>Du couvent des Grands-Andelys, d’où l’on craignait qu’il ne lui fût
+encore trop facile de faire parvenir ses plaintes, on la transféra au
+couvent d’Angers, comme une prisonnière d'état, elle dont tout le crime
+était, non pas de s'être mariée avec Favart, prétexte ridicule employé
+par un père plus ridicule encore, mais d'être du goût d’un maréchal
+allemand au service de la France. Plus on la tourmentait loin de son
+mari, dont le sort l’effrayait, et plus on espérait obtenir d’elle une
+rançon extrême, et qu’il n’est plus besoin de qualifier. On poussait la
+galanterie jusque là dans ces temps qu’on juge un peu trop frivoles. Les
+lettres de cachet, les prisons d'état, les lettres de bannissement, les
+couvens, sont choses assez sérieuses; et on en usait avec prodigalité,
+quoiqu’on s’en indignât et qu’on en rît beaucoup, deux signes
+incontestables de prochaine décadence.<a name="page_187" id="page_187"></a></p>
+
+<p>Enfin le véritable auteur de ces basses et cruelles tyrannies,
+l’Anacréon sabreur, crut qu’il était temps de se démasquer, la
+plaisanterie ayant été poussée assez loin. Il prit sa plume ou sa
+cravache, et il écrivit sur ce ton à madame Favart:</p>
+
+<h3>LE MARÉCHAL DE SAXE A MADEMOISELLE DE CHANTILLY.</h3>
+
+<p class="r">
+1749. 21 octobre.<br />
+</p>
+
+<p>«J’ai reçu, au moment où j’allais partir pour Chambord, la lettre que
+vous m’avez écrite de Lunéville, ma chère Fémine. Je n’ai point entendu
+parler de Favart. Vous vous pressez toujours trop. Il doit être bien
+flatté que vous lui sacrifiiez fortune, agrément, gloire, enfin tout ce
+qui eût fait le bonheur de votre vie, pour le suivre dans un genre de
+vie que la seule nécessité fait embrasser. Je souhaite qu’il vous en
+dédommage, et que vous ne sentiez jamais le sacrifice que vous lui
+faites. J’ai vu hier au soir M. le maréchal de Richelieu, qui était
+furieux contre vous, parce que M. Bérier lui avait échauffé les
+oreilles. Je rabats cependant tous les coups qui portent sur vous. Plus
+ne vous en dirai sur ce qui me regarde, vous n’avez point voulu faire
+mon bonheur et le vôtre: peut-être<a name="page_188" id="page_188"></a> ferez-vous votre malheur et celui de
+Favart; je ne le souhaite point, mais je le crains. Adieu.</p>
+
+<p class="r">
+»M. <small>DE</small> S<small>AXE</small>.»<br />
+</p>
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Pour bien comprendre le sens odieux de cette lettre, il faut dire ici
+que, poursuivi de ville en ville, Favart avait été réduit à se cacher
+dans une cave, où il peignait des éventails pour vivre; tâche qui,
+continuée long-temps sous des voûtes humides et à la lueur fatigante de
+la lampe, épuisa sa santé et altéra pour toujours sa vue. C'était son
+meilleur ami, le maréchal, qui lui avait ménagé cette affreuse
+existence, afin d’abaisser la résistance de sa femme. Ployant sous tant
+de persécutions, madame Favart, dit-on, céda enfin avec résignation,
+pensant que la vie de son mari valait bien un sacrifice qui ne
+déshonorerait que celui qui l’exigeait et ne savait pas le mériter.
+Aussitôt sa captivité s’adoucit: d’Angers elle passe à Tours, de Tours à
+Issoudun; et, quelques mois après, les deux lettres de cachet dont elle
+et son mari avaient été frappés sont révoquées. Elle et lui furent
+admirables dans leur constance à refuser, après leurs malheurs, tous les
+genres de réparation offerts par le maréchal. Tous les billets de mille
+et de douze cents livres qu’il leur envoyait étaient déchirés ou jetés
+au feu; et pourtant ils avaient à peine de quoi<a name="page_189" id="page_189"></a> vivre après une longue
+absence de Paris et du théâtre, qui était leur profession. Cette
+conduite était généreuse; elle devint noble à la mort du maréchal,
+arrivée à la suite d’une chute de cheval, le 30 novembre 1750. A cette
+occasion, le bon Favart écrivait ces lignes: «Je crois qu’il m’est
+permis de dire sur la mort de cet illustre homme de guerre ce que le
+père de notre théâtre disait sur le cardinal de Richelieu:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Qu’on parle bien ou mal du fameux maréchal,<br /></span>
+<span class="i0">Ma prose ni mes vers n’en diront jamais rien.<br /></span>
+<span class="i0">Il m’a fait trop de bien pour en dire du mal;<br /></span>
+<span class="i0">Il m’a fait trop de mal pour en dire du bien.»<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Tout s'éteint ensuite: plus de haines; tout est dit. Favart et sa
+délicieuse femme rentrent au théâtre, l’un pour y écrire des petits
+chefs-d'œuvre, l’autre pour jouer avec le même succès qu’auparavant.
+Vingt ans s'écoulent dans cette heureuse union, qui, quoique
+très-étroite, admet cependant l’abbé de Voisenon, qui devient de la
+famille: triple amitié, où la bonté, l’indulgence et l’esprit remplacent
+les liens du sang.</p>
+
+<p>Tout l’avantage de la comparaison entre le marquis de Brunoy et l’abbé
+de Voisenon appartient au premier, malgré de plus grandes folies, malgré
+de colossales extravagances, dont l’antiquité, à qui<a name="page_190" id="page_190"></a> il est d’usage de
+tout rapporter, n’offre pas d’exemple. Si le marquis de Brunoy souille,
+de la base au sommet, le monument de la noblesse auquel il s’appuie,
+quel scandale plus profond ne cause pas l’abbé de Voisenon, en balayant
+de sa robe de prêtre les foyers de théâtres, la poussière des salons,
+les roses effeuillées sur les tapis des boudoirs, et en chantant toutes
+les Thémires fardées, toutes les Glycères en panier, toutes les Thaïs
+décolletées, toutes les Iris de son temps? L’un ne blessait que
+l’honneur d’une institution humaine, utile peut-être; l’autre portait
+violemment atteinte à ce qui est un objet de respect pour tout le monde:
+il outrageait en face la religion dont il était le prêtre. C’est un
+prêtre d’un rang illustre, d’un nom remarquable, d’une position
+au-dessus des petits avantages que pouvait procurer la petite poésie
+athée en vogue et en crédit, sous la raison de commerce Voltaire et
+compagnie; c’est un prêtre qui fut presque évêque, et, ce qu’il y a
+aussi d'étrange, ce fut un prêtre toujours malade, qui rima des contes,
+des madrigaux et des épîtres si hardies, que les échantillons en sont
+difficiles à produire. Ouvrez ses œuvres, si vous êtes d'âge à cela,
+et vous serez édifié: <i>C’est un discours sur la nécessité d’aimer</i>, où
+l’abbé de Voisenon dit à Daphné, et Dieu sait ce qu'était cette Daphné:<a name="page_191" id="page_191"></a></p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Ainsi l’amour de la voûte céleste<br /></span>
+<span class="i0">Descend pour nous dans ce séjour funeste;<br /></span>
+<span class="i0">C’est dans ton sein qu’il retrouve aujourd’hui<br /></span>
+<span class="i0">L’unique temple encor digne de lui.<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Après ces jolies choses dites à mademoiselle Daphné, nous trouvons une
+épître de M. l’abbé <i>à mademoiselle Elie, qui voulait me faire son
+chapelain</i>. Quelle idée si extraordinaire, en effet, de choisir un
+prêtre pour chapelain! Ne dirait-on pas que la proposition s’adressait à
+un mousquetaire? Au reste, l’abbé de Voisenon ne la repousse pas; il
+répond à mademoiselle Élie, qui prétendait le faire son chapelain:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Le chapelain, rempli de ta divinité,<br /></span>
+<span class="i3">Ressentira de plus grands troubles<br /></span>
+<span class="i0">Que ceux que tourmentait l’oracle de Phébus;<br /></span>
+<span class="i3">Tous les jours seront fêtes doubles,<br /></span>
+<span class="i0">Et les désirs feront le plan des orémus;<br /></span>
+<span class="i3">C’est dans tes yeux qu’on lira son rosaire,<br /></span>
+<span class="i4">Les amours répondront en chœur;<br /></span>
+<span class="i4">La relique sera ton cœur,<br /></span>
+<span class="i4">Le mien sera le reliquaire.<br /></span>
+</div></div>
+
+<p class="nind">Et non seulement ce malheureux abbé péchait pour lui, mais il se damnait
+pour les autres. Il avait du libertinage en magasin; il en cédait à ses
+amis, qui l’envoyaient à leurs amies, à l’occasion d’une fête ou d’un
+mariage. Ainsi le grave Duclos <a name="page_192" id="page_192"></a>s’adresse à lui, afin d’avoir quatre
+vers bien tournés pour envoyer à une mademoiselle Olympe; et aussitôt
+l’abbé prend la plume et intitule ainsi le quatrain demandé: <i>Vers au
+nom de Duclos, à mademoiselle Olympe, qui désirait une vierge qui était
+dans son lit</i>. Nous ignorons comment mademoiselle Olympe trouva les
+vers: quant à nous, nous les trouvons trop vifs pour les transcrire.
+C’est là le service qu’un grave historien obtenait d’un abbé au
+dix-huitième siècle.</p>
+
+<p>Puis vient un madrigal sur les limbes! oui, sur les limbes! ce sujet de
+si sévères controverses; puis <i>un envoi de M. le duc de Richelieu à
+madame d’Egmont, sa fille, en lui donnant un autel de l’amour</i>. Il a
+rimé pour l’historien, il rime pour un duc. C’est maintenant un peu son
+tour: <i>A madame de ***, qui m’apprenait à faire du filet, et à qui
+j’offrais mon premier essai de cet ouvrage</i>. Et il débute de cette
+manière:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Saint Pierre, Vulcain et l’Amour<br /></span>
+<span class="i0">Firent des filets tour à tour.<br /></span>
+<span class="i0">Ceux de l’Amour, qu’on idolâtre,<br /></span>
+<span class="i0">Forment le plus doux des métiers.<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Ainsi les filets de saint Pierre n’ont que le dernier rang comparés aux
+autres filets. Il est à remarquer ici, comme ailleurs, que l’abbé de
+Voisenon<a name="page_193" id="page_193"></a> est toujours entraîné à prendre ses images dans le domaine de
+la théologie. J’ai pensé que le remords était pour beaucoup dans ses
+réminiscences pieuses, acharnées à le poursuivre. Cela est d’autant plus
+vraisemblable, qu’il ne se montra jamais ouvertement athée ni dans ses
+vers, ni dans sa prose, ni même dans sa correspondance avec Voltaire; et
+l’occasion était pourtant assez belle! Avec le patriarche il se rabat
+sur la tolérance, thème élastique: il crie un peu contre la persécution;
+mais au fond il n’attaque pas les bases de la religion; non que ceci
+l’excuse; car, impiété pour impiété, mieux vaut celle, s’il y a un choix
+à faire, qui a pour elle les luttes et les fatigues du raisonnement que
+l’impiété infirme qui se compromet sans réflexion et tombe dans l’abîme,
+non avec la dignité du plongeur hardi, mais en deux doubles et les yeux
+fermés. Satan est noble, les diablotins sont ridicules. L’abbé de
+Voisenon ne fut jamais qu’un diablotin en impiété.</p>
+
+<p>Si l’abbé de Voisenon n'était pas un aigle en fait de bon sens, que
+penser de M. de Choiseul, qui voulut le faire nommer ministre de France
+dans une cour étrangère? l’abbé de Voisenon! cet homme que M. de
+Lauraguais appelait <i>une poignée de puces</i>! Mais, s’il ne fut pas
+ministre de France, il était écrit qu’il serait ministre de quelqu’un;
+il<a name="page_194" id="page_194"></a> était trop incapable de l'être pour que cela n’arrivât pas. Quelques
+années après le projet ridicule de M. de Choiseul, le prince-évêque de
+Spire le nomma son ministre plénipotentiaire à la cour de France. Il ne
+lui manquait plus que d'être académicien: il le fut; il succéda à
+Crébillon, l’auteur d'<i>Atrée et Thyeste</i>.</p>
+
+<p>Quand il fut nommé par le prince-évêque de Spire ministre
+plénipotentiaire à la cour de France, il reçut les félicitations du haut
+clergé, honoré dans sa personne d’une distinction aussi rare. Toute
+flatteuse qu’elle fût, cette mission n’arrêta pas cependant son
+entraînement vers le théâtre: l’eût-on fait pape, il aurait encore écrit
+des opéras et des vaudevilles à la face de la chrétienté scandalisée. Au
+nombre des nobles ecclésiastiques qui allèrent le complimenter, il s’en
+trouva un qui, s'étant présenté plus tard que les autres, et au moment
+où les réceptions semblaient épuisées, causa quelque surprise au château
+de Voisenon. Descendu à Melun, où il avait été invité à déjeuner par le
+chapitre, l'évêque de Meaux, qui n'était plus Bossuet, résolut, la
+journée étant belle, le chemin agréable, d’aller à pied et à travers
+champs de Melun à Voisenon, pour y apporter ses félicitations au
+ministre du prince-évêque de Spire. Tout en écoutant le bruit des
+cloches du couvent, <i>qui avait toujours</i><a name="page_195" id="page_195"></a> quelque chose à sonner, comme
+disait l’abbé de Voisenon, l'évêque de Meaux parvint, de sentier en
+sentier tracé dans la campagne, au château, où il n'était pas attendu.
+On était en automne: il y avait plus de fruits que de feuilles sur les
+arbres. Sous un pommier, l'évêque aperçoit, dans un costume fort
+différent du costume villageois, une jeune fille occupée à manger des
+fruits avec une avidité peu commune aux gens de la campagne. Son corset
+était en satin rose, semé de paillettes d’argent.&mdash;Qui êtes-vous? lui
+demanda l'évêque en s’arrêtant près de l’arbre.&mdash;Monsieur, je suis un
+<i>jeu</i>; mademoiselle, qui est sur l’arbre, est aussi un <i>jeu</i>; et nous
+mangeons des pommes, comme vous voyez. Après avoir regardé dans le
+pommier l’autre demoiselle qui était aussi un jeu, en corset amaranthe
+avec des paillettes d’or, l'évêque, fort entrepris, s’achemina vers le
+château. A vingt pas plus loin, dans la vigne, il voit luire des reflets
+rouges comme du feu, et il entend de grands éclats de rire: il s’avance,
+et il aperçoit d’autres jeunes filles, portant au-dessus du front des
+touffes écarlates, ayant des ailes et des pantalons de tricot. C’est du
+sortilége, dirait-on, pensa l’abbé, qui demanda cependant aux
+vendangeuses qui elles étaient.&mdash;Nous sommes une troupe de génies, et
+voilà deux <i>plaisirs</i>, répondirent-elles; n’avez-vous<a name="page_196" id="page_196"></a> pas rencontré les
+<i>jeux</i> plus loin?&mdash;J’ai rencontré les jeux, répliqua l'évêque plus
+pressé que jamais d’arriver au château pour avoir l’explication de ces
+étranges divinités en train de gaspiller la propriété de l’abbé de
+Voisenon. Que se passe-t-il donc ici? murmurait-il. Je ne me suis pas
+trompé cependant! je suis bien dans le château de Voisenon: voilà le
+château, voilà l'église, voilà l’abbaye. Des bruits nouveaux frappent
+encore son oreille dans une haie de groseilliers, plantée à très-peu de
+distance du château même. Il écarte quelques rameaux épineux, et il voit
+une fort belle femme ayant pour ceinture, sous son sein à demi nu, deux
+gros serpens en soie noire. On ne donna pas le temps à l'évêque de
+s’informer en compagnie de qui il se trouvait.&mdash;Si le voyageur est
+altéré, lui dit la joyeuse et belle femme de la troupe, il n’a qu'à
+cueillir des groseilles; <i>la Discorde et sa suite</i> le lui
+permettent.&mdash;<i>La Discorde et sa suite!</i> s'écria l'évêque; mais je suis
+donc à Saint-Lazare, parmi les fous! Les <i>jeux</i> et les <i>plaisirs</i>, les
+<i>génies</i> et la <i>Discorde!</i></p>
+
+<p>Il touchait au seuil du château, dont quelques portes avaient été
+enlevées pour que le salon apparemment eût une plus longue perspective.
+Au moment où il entra, une femme vêtue d’une longue robe bariolée de
+figures astrologiques, le front<a name="page_197" id="page_197"></a> étincelant d’une étoile en papier
+d’argent, vint à lui en chantant:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Le soleil nous ramène au jour où tous les ans<br /></span>
+<span class="i2">Le conseil souverain m’appelle:<br /></span>
+<span class="i0">Évitez de l’Amour les piéges séduisans;<br /></span>
+<span class="i2">Souvent sa blessure est cruelle.<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>&mdash;Je ne comprends rien à tout cela, madame ou mademoiselle, dit
+l'évêque, dont la surprise devenait de l’inquiétude mêlée de honte; ne
+suis-je pas au château de Voisenon?</p>
+
+<p>&mdash;Vous y êtes, monsieur, répondit une autre femme, qui, montrant des
+bras et des épaules nues sur une draperie blanche, se prit à chanter
+avec roulades ces paroles presque de circonstance:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Aucun mortel ne peut pénétrer en ces lieux.<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>&mdash;Mais, mademoiselle, expliquez-moi... La demoiselle reprit:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Comment effacer de mon cœur<br /></span>
+<span class="i0">Les traits de ce mortel si tendre,<br /></span>
+<span class="i0">Que m’offre un songe trop flatteur?<br /></span>
+<span class="i0">Quel charme pourra m’en défendre?<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Quelles paroles pour un évêque! Il ne savait que devenir, où aller,
+puisqu’il était au château. Dehors? mais dehors il y avait des <i>jeux</i>,
+des <i>plaisirs</i>, des <i>génies</i> et des <i>discordes</i>. Quand il interrogeait,<a name="page_198" id="page_198"></a>
+on lui répondait en chantant. Cependant il dit avec beaucoup de douceur
+à la même personne: Je désirerais être présenté à M. l’abbé de Voisenon;
+pourrais-je...</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">L’Amour est un dieu trop léger,<br /></span>
+<span class="i0">Il s’envole et produit la haine;<br /></span>
+<span class="i0">Il sait nous cacher le danger.<br /></span>
+<span class="i0">Je ne veux point porter sa chaîne.<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>&mdash;Qu’il en soit comme vous le voudrez, madame; mais je m’en irai sans
+avoir vu M. de Voisenon.</p>
+
+<p>&mdash;Vous prenez assez mal votre temps, lui dit enfin en prose la folle
+chanteuse; ne voyez-vous pas que nous répétons au château Mirzèle?</p>
+
+<p>&mdash;Qu’est-ce que Mirzèle? Oserai-je vous demander...</p>
+
+<p>&mdash;Ah çà! d’où sortez-vous? Tout Paris sait pourtant à cette heure que M.
+de Voisenon achève sa féerie de Mirzèle pour la Comédie-Italienne; et
+nous la répétons aujourd’hui. Et la preuve, écoutez-moi bien. C’est le
+morceau de Zéphis.</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i5">Jeune Mirzèle,<br /></span>
+<span class="i0">Voulez-vous voir vos jours par le bonheur formés?<br /></span>
+<span class="i6">Aimez!<br /></span>
+<span class="i0">Zéphis, triste pour vous, Zéphis sera fidèle;<br /></span>
+<span class="i6">Aimez!<br /></span>
+<span class="i0">Regardez à vos pieds l’amant que vous charmez.<br /></span>
+<span class="i6">Aimez!<a name="page_199" id="page_199"></a><br /></span>
+<span class="i0">Le plaisir dit, quand on est belle:<br /></span>
+<span class="i6">Aimez!<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>&mdash;Vous jouez donc ici la comédie? demanda dans la plus profonde
+confusion l'évêque de Meaux.</p>
+
+<p>&mdash;La comédie, non, mais l’opéra. Vous voyez en nous les artistes de la
+Comédie-Italienne, qui répètent, comme j’ai eu l’honneur de vous
+l’apprendre, la dernière féerie de M. de Voisenon.</p>
+
+<p>&mdash;Et moi, pensa l'évêque en descendant les marches du salon pour s’en
+aller de ces lieux beaucoup trop mondains, qui croyais trouver ici des
+moines à profusion! Comme il terminait sa triste réflexion, il entendit
+la voix des moines qui chantaient dans les corridors du couvent. Quelle
+bizarre impiété! se dit-il en prêtant l’oreille tantôt au latin des
+moines, tantôt à la musique des chanteuses; M. de Voisenon ne pense
+guère à son salut.</p>
+
+<p>Sa méditation fut dérangée par une troisième voix chevrotante, mêlée de
+toux, qui grinçait ces paroles dans le salon:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Impitoyable Amour, dieu trompeur, dieu barbare,<br /></span>
+<span class="i0">Je connais de tes traits la perfide douceur;<br /></span>
+<span class="i0">Je ne vois plus en toi qu’un tyran qui prépare<br /></span>
+<span class="i0">Les crimes des mortels, et la honte et l’horreur.<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>&mdash;A la fin, je vous trouve, monsieur de Voisenon! s'écria l'évêque de
+Meaux.<a name="page_200" id="page_200"></a></p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur l'évêque de Meaux chez moi! s'écria à son tour Voisenon un
+peu décontenancé, mais remis aussitôt. Monseigneur, vous arrivez à
+temps; mes moines vont chanter vêpres: allons à la chapelle.</p>
+
+<p>A cinquante-deux ans, toujours pour se défaire de son asthme, il voulut
+essayer de l’effet des eaux minérales sur son tempérament étiolé. Son
+voyage de Paris à Cauterets et son séjour dans ce bourg de bitume et de
+soufre, racontés par lui-même dans ses lettres, peuvent être considérés,
+à quatre-vingts ans de distance, comme une peinture historique de la
+manière de voyager chez les grands seigneurs du temps, et comme les
+pages les plus vraies de la vie oiseuse, empaquetée, gourmande et
+chétive du narrateur: «Nous passâmes hier par Tours, dit-il à son ami
+Favart, dans sa première lettre datée de Châtellerault, et du 8 juin
+1761, où madame la duchesse de Choiseul reçut tous les honneurs dus à la
+gouvernante de la province: nous entrâmes par le mail, qui est planté
+d’arbres aussi beaux que ceux du boulevard. Il y eut un maire qui vint
+haranguer madame la duchesse: M. Sainfrais, pendant la harangue, s'était
+posté précisément derrière; de sorte que son cheval donnait des coups de
+tête dans le dos de l’orateur, ce qui coupait les phrases en deux, parce
+que l’orateur<a name="page_201" id="page_201"></a> se retournait; après il reprenait le fil de son discours:
+nouveaux coups de tête du cheval, et moi de pâmer de rire. A deux lieues
+d’ici, nous avons eu une autre scène: un ecclésiastique a fait arrêter
+le carrosse et prononcé un discours pompeux adressé à M. Poissonnier, en
+l’appelant mon prince. M. Poissonnier a répondu qu’il était plus, que
+tous les princes dépendaient de lui, et qu’il était médecin.&mdash;Comment!
+vous n'êtes pas M. le prince de Talmont? a dit le prêtre.&mdash;Il est mort
+depuis deux ans, a répondu madame la duchesse.&mdash;Mais qui est donc dans
+ce carrosse?&mdash;C’est madame la duchesse de Choiseul. Aussitôt il a
+commencé par la louer sur l'éducation qu’elle donnait à son fils.&mdash;Je
+n’en ai point, monsieur.&mdash;Ah! vous n’en avez point; j’en suis fâché.
+Ensuite il a tiré sa révérence.</p>
+
+<p>»Adieu, mon bon ami. Nous arriverons à Bordeaux jeudi: je m’attends à me
+bourrer comme il faut.»</p>
+
+<p>Édifiant état du haut et du bas clergé à cette époque! L’abbé de
+Voisenon voyage en carrosse pour se bourrer à Bordeaux, et un abbé
+affamé harangue à tort et à travers, pour avoir de quoi dîner, les
+premiers gentilshommes venus.</p>
+
+<p>C’est à madame Favart que Voisenon écrit de Bordeaux: «Nous arrivâmes
+hier ici à dix heures<a name="page_202" id="page_202"></a> du soir. M. le maréchal de Richelieu avait passé
+la Garonne pour venir au-devant de madame la duchesse de Choiseul. Il la
+conduisit dans sa belle frégate bien vernie, bien musquée surtout, et
+meublée d’un beau damas cramoisi avec des galons et des crépines d’or.
+Cette ville-ci est admirable avant que l’on n’y arrive; tout ce qui
+tient à l’extérieur est tout au mieux; mais ce qui m’afflige, c’est
+qu’on n’y voit point de sardines à cause de la guerre. Je ne savais pas
+que les sardines eussent pris parti contre nous; je m’en vengeai sur
+deux ortolans que je mangeai hier à souper, et sur un pâté de perdrix
+rouges aux truffes, fait depuis le mois de novembre, à ce que dit M. le
+maréchal, et qui était aussi frais, aussi parfumé que s’il avait été
+fait la veille.»</p>
+
+<p>Si l’on s'étonnait de ce qu’un asthmatique mangeât des perdrix et des
+truffes, sans être horriblement malade, l'étonnement ne serait pas long.
+Le lendemain, Voisenon écrivait à Favart: «Mon ami, j’ai passé une nuit
+affreuse; je viens de fumer et de prendre mon kermès. Je ne pourrai voir
+aucune rareté de cette ville. Si je suis trois jours de suite à
+Cauterets dans cet état-là, vous me reverrez à la fin du mois.»</p>
+
+<p>On croit que l’abbé va être plus sobre. Dans la même lettre, il ajoute:
+«La table, hier à dîner,<a name="page_203" id="page_203"></a> fut couverte de sardines: j’en mangeai six en
+six bouchées; c’est un morceau délicieux; je compte, malgré mon kermès,
+en manger autant aujourd’hui avec mes deux ortolans. Nous partons
+demain, et mercredi nous arriverons à Cauterets.»</p>
+
+<p>Ainsi, malade, le 11, d’un monstrueux souper pris le 10; le lendemain
+11, il mange enfin des sardines six par six, et encore des ortolans! Le
+18, il écrit de Cauterets à Favart: «Je suis arrivé hier en bonne santé;
+j’ai mal dormi, parce que la maison où je loge est sur un torrent qui
+fait un bruit affreux. Ce pays-ci ressemble à l’enfer comme si on y
+était, excepté pourtant que l’on y meurt de froid; mais c’est une
+horreur à la glace, comme était la tragédie de <i>Térée</i>.»</p>
+
+<p>Et Voisenon écrit douze jours après, en s’adressant à madame Favart:
+«L’oncle de madame la duchesse de Choiseul, qui vous faisait tant de
+complimens dans le foyer, est arrivé d’hier: il loge avec moi. Il trouve
+déjà que l’on mène une vie triste ici. Je l’ai cependant présenté ce
+matin dans la meilleure maison de Cauterets. J’avoue que j’y suis les
+trois quarts du jour. Il n’y a point de femmes; mais il y a des choses
+dont je fais plus d’usage; en un mot, c’est chez le pâtissier. Il fait
+des tartelettes admirables, des petits gâteaux d’une légèreté
+singulière, et des petites tourtes composées<a name="page_204" id="page_204"></a> avec de la crême et de la
+farine de millet: on appelle cela des millassons. Je m’en gave toute la
+journée; cela fait aigrir mes eaux; cela me rend jaune; mais je me porte
+bien.»</p>
+
+<p>Cette goinfrerie de l’abbé de Voisenon, toujours entre des pâtés et son
+tombeau, finit par être curieuse comme une étude. On tient à savoir qui
+l’emportera sur lui de l’asthme ou de la pâtisserie. «Mon cher neveu,
+continue-t-il d'écrire à Favart, c’est aujourd’hui que j'étouffe, mais
+par ma faute. Je dînai si fortement hier que je ne pouvais plus me
+remuer en jouant au cavagnole; j'étais si plein, que je disais à tout le
+monde: Ne me touchez pas, car je répandrai. Je soupai par
+extraordinaire; ma poitrine a sifflé toute la nuit, et j’ai actuellement
+dans l’estomac mes six gobelets d’eau, qui disent comme ça qu’ils ne
+veulent pas passer; je vais les pousser avec mon chocolat. Cela ne
+m’empêche pas de dire cette chanson:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i2">La sagesse est de bien dîner,<br /></span>
+<span class="i2">En commençant par le potage;<br /></span>
+<span class="i2">La sagesse est de bien souper,<br /></span>
+<span class="i2">En finissant par le fromage.<br /></span>
+<span class="i0">On est heureux si l’on peut se gaver,<br /></span>
+<span class="i2">Et si l’on digère on est sage.<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Et plus loin il ajoute: «Je me baigne tous les matins; je ressemble à
+une allumette que l’on soufre.<a name="page_205" id="page_205"></a> Je m’en porte assez bien; cependant j’ai
+des ressentimens de mon asthme, dont je ne guérirai jamais.»</p>
+
+<p>Il était difficile qu’il guérît avec ces malheureux excès de table qui
+auraient tué un homme sain et vigoureux. Inutilement vous chercheriez
+dans sa correspondance avec Favart et sa femme une seule pensée détachée
+des plaisirs de la bouche. On a lu avec quelle estime il cite un
+pâtissier établi à Cauterets, fameux par ses tourtes. Son bonheur ne
+devait pas s’arrêter là. «Un second pâtissier, s'écrie-t-il, sur ma
+réputation, est venu s'établir ici: tous les jours il y a une émulation
+et un combat entre ces deux artistes. Je mange et juge: c’est mon
+estomac qui en paie les dépens. Je vais au bain et je reviens au four.
+Je reviendrai dans le temps des grives; j’en ferai manger à ma petite
+nièce (madame Favart). Vous les effaroucherez, et moi je les tuerai.
+Nous avons ici des perdreaux rouges que l’on apporte de toutes parts:
+ils sont délicieux.»</p>
+
+<p>Enfin il resta si long-temps aux eaux, où il était allé uniquement pour
+se soigner et vivre dans la plus rigoureuse sobriété, que la veille de
+son départ de Cauterets il écrivait tristement à madame Favart: «Je suis
+tel que vous m’avez vu: quelquefois asthmatique, me traînant toujours et
+me livrant trop à ma gourmandise.» Les douleurs qu’il<a name="page_206" id="page_206"></a> éprouva pendant
+son séjour à Baréges, avant son retour définitif à Paris, sont la preuve
+du déplorable résultat des eaux minérales sur sa santé. «Je suis, de mon
+côté, souffrant comme un malheureux, et je suis actuellement dans une
+attaque d’asthme si violente que je ne puis douter que ce ne soit l’air
+de ce pays-ci qui me soit aussi contraire que celui de Montrouge. Si je
+suis demain aussi mal, je retournerai passer la semaine à Cauterets, et
+samedi j’irai à Pau, afin d’y attendre les dames qui y passeront lundi
+pour gagner Bayonne. Je suis sûr que je serai dans un cruel état pendant
+la route.»</p>
+
+<p>Tel fut le bienfait qu’obtint l’abbé de Voisenon d’une résidence de
+quatre mois aux eaux de Cauterets et de Baréges. Il retournait à
+Voisenon infiniment plus malade qu’il ne l'était en partant. La veille
+même du jour où il monta en voiture pour rentrer chez lui, où il
+voulait, comme il le dit quelque temps après, <i>se trouver de plain-pied
+avec les tombeaux de ses pères</i>, il se livra à un monstrueux dîner sur
+les montagnes de Baréges. Un poète aurait salué la nature d’un adieu
+touchant; lui mangea comme un ogre: «Mes porteurs étaient des chèvres
+plutôt que des hommes, qui sautaient de rochers en rochers, qui
+descendaient dans des endroits si escarpés, que, si je ne m'étais pas
+cramponné contre ma chaise, je serais tombé vingt fois<a name="page_207" id="page_207"></a> dans des abîmes.
+Nous arrivâmes à un lac qui a une grande lieue de circonférence: l’eau
+en est bleue, vive et claire comme celle de la mer; nous fîmes pêcher
+des truites que nous mîmes griller sur-le-champ dans la cabane d’un
+Espagnol; elles étaient bien saumonées et d’un goût merveilleux. Nous
+avions porté beaucoup de daubes, de rôti froid, des fricassées de poulet
+dans des pains, des tartes et des pièces de pâtisserie délicieuses. Je
+mangeais à effrayer toute la compagnie; l’air de la montagne m’avait
+donné un appétit dévorant: on ne pouvait pas concevoir comment une aussi
+mince personne avait un aussi grand estomac. J’espère arriver à Paris le
+2 octobre; je compte que nous coucherons à Belleville dès le lendemain.»</p>
+
+<p>Cette citation est prise de la dernière lettre écrite des eaux par
+l’abbé de Voisenon. A Belleville, où il parle de se rendre, était la
+petite maison de campagne de Favart, qui y recevait ses amis, le vieux
+Crébillon, Boucher et Vanloo. Voisenon y avait sa chambre, comme, du
+reste, il en avait une chez tous ses amis. Sa vie s'éparpillait comme
+ses petits vers et ses dîners. Cependant l'époque approchait où sa
+déplorable santé allait l’obliger à ne plus quitter son château de
+Voisenon, habité plus souvent que par lui, jusque là, par son frère et
+sa belle-sœur, excellentes personnes pleines d’indulgence<a name="page_208" id="page_208"></a> pour ses
+mœurs décousues. L’air de la Brie lui rendait parfois des apparences
+de santé dont il abusait bien vite. Sans son estomac, qui a une si large
+part dans son histoire, il aurait réuni en lui les deux belles qualités
+exigées par Fontenelle pour atteindre à une grande longévité: <i>Un bon
+estomac et un mauvais cœur.</i> Il n’eut qu’un mauvais cœur, non
+qu’il fût ingrat ou dur; mais il était indifférent au suprême degré, et
+c’est là ce qui constitue le mauvais cœur, selon Fontenelle. On ne
+saurait en avoir de meilleures preuves que la lettre suivante écrite par
+lui à Favart du château de Voisenon, où il était réinstallé. C’est, du
+reste, une des plus jolies pages qu’il ait écrites de sa main si
+paresseuse et si peu châtiée. Nous la mettons à côté des plus adorables
+facilités de madame de Sévigné, cette divine plume.</p>
+
+<p>Il s’adresse encore à Favart.</p>
+
+<div class="blockquot">
+<p class="ind">
+«Mon cher neveu,<br />
+</p>
+
+<p>»Depuis jeudi je m’engraisse d’ennui, et j'éprouve que rien ne rend plus
+imbécile que de s’ennuyer. Ma tête ressemble à un terrain sablonneux où
+rien ne peut pousser; c’est le jardin de Belleville, il n’y pousse que
+des lilas, et c’est ma petite nièce qui est le lilas, à l’exception
+qu’elle s’y maintient toujours en fleurs, et que les lilas de
+Belleville<a name="page_209" id="page_209"></a> passent au bout de quinze jours. J’ai eu la visite de mes
+moines; il y en avait un très-sourd qui est mort; mais ceux qui
+entendent et qui ne comprennent point sont restés. Je me promène les
+après-dîners. Il fait un froid excessif; cependant tout mon bois n’est
+qu’un tapis de bouquets jaunes et de violettes. Ils semblent dire à mon
+neveu: Venez, venez, afin de nous chanter; et à ma nièce: Venez, venez,
+afin de nous parer. Vous êtes de bien mauvaises gens de n'être pas venus
+passer quelques jours avec nous. Ma belle-sœur me charge de vous en
+faire des reproches, aussi bien que de votre silence à son égard. Je ne
+la vois qu'à dîner. Je rentre à la fin du jour, je prends mon chocolat,
+et je suis dans mon lit à neuf heures et demie au plus tard. J’ai ici un
+architecte qui fait le mémoire et le plan de tous les ouvrages de mon
+église; il en viendra demain un autre pour attester la vérité de tout ce
+que celui-ci inventera, et l’on agira ensuite.</p>
+
+<p>»J’eus hier un spectacle bien triste, mon bon ami, et qui me fit
+pleurer. Nous avons dans le village une Jeannette fort jolie; son mari
+est mort avant-hier; je trouvai l’enterrement le soir: la bière était
+dans une charrette, et la petite veuve se précipitait sur son pauvre
+mari en faisant des cris affreux. Ah! pauvre Jeannette, disait-elle,
+pauvre Jeannette! que<a name="page_210" id="page_210"></a> vas-tu devenir? Quoi! mon cher homme, tu n’es
+plus avec ta femme; je ne te verrai donc plus? Et mes malheureux enfans,
+qu’en ferai-je? Ah! mon pauvre cher homme!</p>
+
+<p>»Je n’ai jamais vu une douleur aussi violente, aussi sincère, aussi
+communicative; ce nom de Jeannette rendait, il est vrai, la chose bien
+intéressante; tous nos poètes tragiques se feraient péter les veines
+avant d'être aussi touchans. Je crois même que le grand Opéra, malgré
+ses beaux sentimens, ne l’est pas autant. Votre lettre m’a bien fait
+rire, Fumichon; écrivez-moi souvent, etc.»</p>
+</div>
+
+<p>Le ton vrai, les lignes abandonnées de cette jolie lettre, contrastent
+singulièrement avec la comparaison du grand Opéra et les paroles
+insoucieuses de la fin. L’homme est là tout entier, mais l’homme touché,
+à son insu et comme malgré lui, du spectacle d’un beau printemps et
+d’une douleur déchirante.</p>
+
+<p>Voyant que les eaux n’amélioraient pas sa santé, si toutefois il avait
+jamais eu une santé, l’abbé de Voisenon abandonna les médecins et leurs
+ordonnances infructueuses pour chercher ailleurs des remèdes à la
+guérison de son asthme de plus en plus fatigant à mesure qu’il
+vieillissait. Comme il parlait toujours de son mal, et qu’on lui en
+parlait<a name="page_211" id="page_211"></a> sans cesse pour lui faire la cour, il lui fut dit, un jour,
+qu’il existait quelque part dans une mansarde de Paris un abbé
+extrêmement savant en chimie occulte, un adepte du grand Albert, le
+maître des maîtres dans l’art des empiriques. Comme tous les sorciers,
+et comme tous les savans du <small>XVIII</small><sup>e</sup> siècle, cet abbé était dans une
+affreuse misère, dans un dénuement de poète. Celui qui avait le secret
+des plantes et des minéraux, du feu et de la lumière, de la génération
+des êtres, n’avait pas celui de se procurer une soutane et du pain. Il
+montait, par les efforts de la magie, jusqu’au dernier cristallin sans
+pouvoir se maintenir plus d’un mois dans le même appartement à cause de
+son indifférence envers les propriétaires. A cela près, c'était un être
+merveilleux, inventant des spécifiques pour guérir toutes les maladies,
+et l’asthme par conséquent. On se disait même à voix basse, avec une
+espèce d’effroi, car on était très-superstitieux au <small>XVIII</small><sup>e</sup> siècle,
+quoiqu’on fût très-athée, que ses spécifiques se réduisaient à un seul:
+l’Or Potable. Chacun sait que l’or potable, or froid et liquide comme le
+vin, bu à certaine dose, combat toutes les maladies et en triomphe, est
+la santé même, la jeunesse perpétuelle, cela va sans dire, et ne serait
+pas moins que l’immortalité, si Paracelse, qui avait trouvé aussi l’or
+potable dans sa panacée, ne fût<a name="page_212" id="page_212"></a> mort à trente-trois ou trente-cinq ans.
+Voisenon n’eut plus qu’une pensée, celle de voir ce magique abbé, et de
+l’attirer à son château. Désir insensé, monstrueux: car le Prométhée
+repoussait toute avance. Poursuivi par la faculté, cassé par le tribunal
+ecclésiastique, maltraité par la police, qui ne veut jamais qu’on fasse
+de l’or, il avait renoncé, dans sa misanthropie sauvage, à soulager
+l’humanité aux dépens de son repos et de son salut. Terrible perplexité
+de l’asthmatique Voisenon, qui ne se mit pas moins en campagne pour
+découvrir le grand médecin.</p>
+
+<p>Où trouver un sorcier à Paris? à qui s’adresser décemment? à quelle
+catégorie de profession? Il y a tant de gens prêts à rire des choses les
+plus respectables! Toutes les fois que Voisenon coudoyait, aux Tuileries
+ou au Palais-Royal, une soutane en lambeaux, il s’imaginait avoir heurté
+son homme. Aussitôt il entrait en conversation, cherchait à lier
+connaissance, et il palpitait d’espérance jusqu’au moment où l’erreur se
+dévoilait. Il se désolait alors de nouveau, toussait et recommençait le
+lendemain ses voyages à la découverte de l’or potable. Il eut un jour
+une soudaine illumination. Puisque l’archevêque de Paris a censuré la
+conduite de l’abbé que je cherche depuis si long-temps, se dit-il,
+l’archevêque doit savoir où il est logé. Comme si<a name="page_213" id="page_213"></a> les sorciers étaient
+logés! Dans la même journée, il parut à la chancellerie de l’archevêché.
+Si l’on demandait pourquoi Voisenon ne disait pas aux personnes qu’il
+interrogeait le nom de cet introuvable abbé, c’est qu’il ne savait pas
+ce nom. Les magiciens ne se font guère connaître que par leurs
+œuvres. Cependant il allait bientôt le savoir, à sa grande, à son
+indescriptible joie. Après quelques recherches faites dans les registres
+de la chancellerie épiscopale, on lui apprit que l’abbé, déplorable
+sujet à tous les titres, s’appelait Boiviel, et logeait, au moment des
+poursuites exercées contre lui, rue de Versailles, au faubourg
+Saint-Marceau. Voisenon y était déjà. Quelle rue que la rue de
+Versailles! elle est épouvantable aujourd’hui; et pourtant elle s’est
+considérablement embellie depuis le dix-huitième siècle.</p>
+
+<p>Il frappe à tous les chenils: aucun aboiement ne répond au nom de l’abbé
+Boiviel. Enfin, à un septième étage au-dessus de la boue, une vieille
+femme lui apprit, dans une soupente où l’on parvenait au moyen d’une
+échelle de corde, que l’abbé Boiviel avait quitté l’appartement depuis
+environ six mois pour aller se loger à Ménilmontant; elle ajouta que ce
+délai laissait supposer qu’il avait nécessairement dû changer de
+logement cinq ou six fois pendant ces six mois. Contrarié, mais non<a name="page_214" id="page_214"></a>
+découragé, Voisenon descendit de la soupente en réfléchissant sur l'état
+de détresse auquel pouvait être réduit un homme qui fait de l’or
+potable.</p>
+
+<p>Un hasard incroyable voulut que l’abbé Boiviel n’eût changé que trois
+fois de demeure depuis sa sortie de la soupente de la rue de Versailles.
+De Ménilmontant il avait déménagé pour Passy; de Passy il était allé se
+loger à la Chapelle, où il résidait.</p>
+
+<p>Enfin les deux abbés se rencontrèrent; mais à quels ménagemens ne fut
+pas obligé d’avoir recours l’abbé seigneur de Voisenon en abordant
+l’abbé déguenillé, qui faisait en ce moment son déjeuner sur une chaise.
+Il avait trop d’esprit pour ne pas traiter le plus tard possible du
+sujet de sa visite. Qu’importaient les lenteurs? il avait là, devant
+lui, il tenait le médecin mystérieux, infaillible, le successeur du
+grand Albert.</p>
+
+<p>Boiviel fut encore plus sauvage et hargneux qu’on ne l’avait dépeint à
+l’abbé de Voisenon. Il parlait de se présenter à la société des Missions
+étrangères, afin d'être chargé d’aller prêcher le christianisme au
+Japon, quoiqu’il ne crût pas beaucoup au christianisme. Et moi, je ne
+crois pas au Japon, aurait peut-être ajouté l’abbé de Voisenon, s’il eût
+eu dans ce moment l’esprit porté à la plaisanterie. Il fut bouleversé en
+entendant émettre un pareil<a name="page_215" id="page_215"></a> projet. Quand il avait enfin trouvé l’abbé
+Boiviel, l’abbé Boiviel irait se faire crucifier au Japon!</p>
+
+<p>Inspiré par la circonstance, cette dixième muse qui vaut les neuf
+autres, Voisenon dit à Boiviel qu’il savait toutes les persécutions que
+lui avait fait endurer le clergé de Paris pour des causes qu’il voulait
+ignorer; il se garda de parler de l’or potable. Touché de tant de
+constance dans son malheur, il venait proposer à l’abbé Boiviel
+d’habiter son château de Voisenon, où, dans le repos et une vie exempte
+de soins matériels, il aurait des loisirs pour méditer et pour écrire.
+Sa démarche, hardie en apparence, était excusable, à la juger avec
+indulgence: il était heureux, riche, puissant même; ne devait-il pas
+l’appui de la confraternité à un membre du clergé moins riche, moins
+heureux que lui? L’abbé Boiviel serait comme chez lui à Voisenon; son
+indépendance n’en souffrirait pas; quand il serait las d’y séjourner, il
+le quitterait pour y revenir toutes les fois que cela lui conviendrait.
+Le sanglier se laissa museler; le soir, une bonne voiture conduisait au
+château de Voisenon le chimiste, le sorcier, le magicien Boiviel.
+J’aurai mon or potable, se disait l’abbé de Voisenon en toussant comme
+toujours.</p>
+
+<p>Installé au château, l’abbé Boiviel se plia à l’existence monacale qu’on
+y menait; un aussi bon régime<a name="page_216" id="page_216"></a> adoucit son caractère et ses mœurs. Il
+ne parla plus de s’expatrier au Japon; mais il ne parlait pas non plus
+de l’or potable, quoi que Voisenon tentât pour le faire s’expliquer sur
+ce point essentiel. Dès qu’il abordait les questions de chimie et
+d’alchimie, Boiviel évitait de répondre, ou tombait dans une profonde
+taciturnité; et pourtant on avait payé ses dettes, tous ses loyers, tous
+ses dîners à <i>la Croix de Lorraine</i>, mémorable taverne où mangeaient les
+abbés qui avaient quinze sous par messe dite à Saint-Sulpice; on lui
+avait acheté plusieurs soutanes, plusieurs paires de bas et beaucoup de
+chemises.</p>
+
+<p>Au bout de trois mois de résidence au château, il était devenu gras,
+frais et rose comme il ne l’avait jamais été à aucune époque de sa vie.
+Enhardi par l’amitié qu’il avait montrée à son hôte, Voisenon osa dire
+un jour à l’abbé Boiviel que tout esprit fort qu’on le croyait dans le
+monde, il avait une foi absolue à l’alchimie: il ne niait ni la pierre
+philosophale, ni la panacée, ni l’or potable. Boiviel ne put plus
+reculer: admettait-il ou n’admettait-il pas l’or potable? Il y croyait!
+mais, selon lui, c'était un grand péché d’en composer: Dieu s’en
+offensait: c'était, pour ainsi dire, porter atteinte aux décrets de la
+création que de changer en eau ce qui avait été créé pour être métal.
+Un<a name="page_217" id="page_217"></a> sorcier à scrupules religieux embarrassait étrangement l’abbé de
+Voisenon. Cependant il ne renonça pas à sa conquête de l’or potable: il
+attendit encore trois mois; et pendant ces trois mois, nouveaux agrémens
+ménagés à Boiviel, qui s’habituait au bonheur avec résignation.</p>
+
+<p>Traité comme ami, appelé de ce nom, Boiviel autorisa l’abbé de Voisenon
+à lui dire, dans un moment d'épanchement, qu’il n’avait plus d’espoir
+que dans l’or potable pour guérir de son asthme. Sans ce spécifique
+autant au-dessus des autres remèdes que le soleil l’emporte sur le feu,
+il n’avait plus qu'à mourir. Boiviel fut ému, ébranlé, et sa conscience
+céda à la voix de l’amitié. Seulement il dit à son ami que, pour faire
+un peu d’or potable, il fallait beaucoup d’or solide. Le premier essai
+coûterait dix mille livres au moins. Voisenon, qui en aurait donné vingt
+mille pour ne plus souffrir, consentit au sacrifice, et il remercia son
+futur libérateur, qui, dès le lendemain, commença le grand œuvre.
+Quelle sage lenteur il y apporta! Les jours suivaient les jours, les
+mois suivaient les mois! pas de l’or, si ce n’est celui que versait en
+pièces de vingt-quatre livres l’abbé de Voisenon. Le jour vint
+cependant, les dix mille livres étant épuisées, où Boiviel dit au malade
+que l’or potable était en flacon, et qu’il serait bon à boire dans un
+mois.<a name="page_218" id="page_218"></a></p>
+
+<p>Ce fut pendant ce mois que l’alchimiste Boiviel prit congé de l’abbé de
+Voisenon pour aller voir son vieux père qui habitait la Flandre. Avant
+deux mois il serait de retour au château, et il y arriverait à temps
+pour constater les heureux effets de l’or liquéfié. Embrassé de son ami,
+comblé de présens, sollicité de revenir le plus promptement possible,
+Boiviel quitta le château de Voisenon, où il avait vécu près d’un an, et
+l’on a vu de quelle manière.</p>
+
+<p>Après le temps indiqué par Boiviel pour que l’or fût potable, l’abbé de
+Voisenon commença son traitement. Il vida le premier flacon, le second,
+le troisième, attendant avec une sage patience que le résultat pût se
+manifester. On n’apaise pas un asthme en quelques jours, un asthme de
+quarante ans au moins.</p>
+
+<p>Boiviel ne revenait pas: depuis quatre mois il était en Flandre; aux
+quatre mois en succédèrent quatre autres: pas de Boiviel. L’année allait
+être révolue; les flacons diminuaient: pas de Boiviel.</p>
+
+<p>Il est inutile de dire que l’abbé Boiviel ne reparut plus, qu’il n'était
+pas moins qu’un charlatan et un voleur. Mais ce qui est singulier à
+dire, c’est que l’abbé de Voisenon se trouva beaucoup mieux de son
+asthme, après avoir bu de l’or potable composé par Boiviel. Et son
+regret, à la fin<a name="page_219" id="page_219"></a> de ses jours, fut de n’avoir pas prévu la mort ou la
+disparition, tout aussi pénible, de son alchimiste; il lui aurait fourni
+les moyens de composer, en plus grande quantité, de l’or potable. En le
+ménageant trop, l’or opérait moins sur ses organes, il ne hâtait pas
+assez vite son retour à la santé: raisonnement profond, mais un peu
+ébranlé par ce fait que ne connut pas l’abbé de Voisenon, c’est qu’il
+mourut de l’asthme.</p>
+
+<p>Pour se montrer supérieur aux assauts du mal, il feignait souvent de se
+croire aussi dispos qu’autrefois, plus dispos même qu’il ne l’avait
+jamais été dans sa jeunesse: il quittait alors son fauteuil où il
+gémissait de l’asthme; il repoussait les oreillers d’un côté, son bonnet
+de coton de l’autre, lançait ses pantoufles loin de lui, et il appelait
+à tue-tête ses domestiques. Dans un de ces triomphes menteurs de sa
+volonté sur sa chétive organisation, il éveilla un matin, pendant
+l’hiver, son valet de chambre.</p>
+
+<p>&mdash;Ma culotte de drap! ma culotte de drap! criait-il.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, monsieur l’abbé, y songez-vous? Vous avez été au plus bas hier
+au soir, lui objecta timidement son fidèle domestique.</p>
+
+<p>&mdash;C’est possible; hier soir ne me regarde pas:<a name="page_220" id="page_220"></a> ma culotte de
+drap!&mdash;donne!&mdash;maintenant, mon gilet fourré!&mdash;va donc!</p>
+
+<p>&mdash;Mais, monsieur l’abbé, pourquoi quitter votre chambre, votre bon
+fauteuil? vous êtes si pâle!</p>
+
+<p>&mdash;Je suis pâle, dis-tu? cela va donc mieux que jamais; j’ai été jaune
+comme un coing toute ma vie.&mdash;Bien! j’ai mon gilet, ma culotte:&mdash;apporte
+ma redingote.</p>
+
+<p>&mdash;Votre redingote! que vous ne mettez que pour sortir?</p>
+
+<p>&mdash;C’est aussi pour sortir que je la demande. Tu raisonnes comme un pur
+valet de comédie, aujourd’hui; pourquoi ne mettrais-je pas ma redingote
+pour sortir? As-tu peur que je ne l’use trop? Voudrais-tu me la voler
+plus neuve?</p>
+
+<p>&mdash;J’ai peur que vous ne gagniez un redoublement de toux, si vous ne
+gardez pas la chambre. Il fait très-froid ce matin.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! il fait froid; eh! mais tant mieux, j’aime le froid.</p>
+
+<p>&mdash;Il neige même beaucoup, monsieur l’abbé.</p>
+
+<p>&mdash;En ce cas, mes grandes bottes polonaises.</p>
+
+<p>&mdash;Vos grandes bottes polonaises? et dans quel but?</p>
+
+<p>&mdash;Probablement ce n’est pas dans le but de faire un poème; car si
+Boileau a dit fort sensément que, pour écrire un poème, il fallait du
+temps et du goût, il n’a pas ajouté que des bottes fussent nécessaires.<a name="page_221" id="page_221"></a>
+Encore une fois, je veux mes bottes polonaises pour aller à la chasse.
+Est-ce assez clair, monsieur Mascarille?</p>
+
+<p>&mdash;A la chasse à la maladie, monsieur l’abbé.</p>
+
+<p>&mdash;Maraud! à la chasse au loup, dans le bois.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, vite! mes bottes, et pas de dialogue.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà vos bottes, monsieur l’abbé. En vérité, vous n’avez pas de pitié
+de votre santé!</p>
+
+<p>&mdash;Aurais-tu aussi des intentions sur mes bottes? Fais-moi la grâce de
+m’apporter, valet discoureur, mes gants de daim, mon feutre et mon
+fusil.</p>
+
+<p>&mdash;J’y vais, monsieur l’abbé.</p>
+
+<p>Tandis que le valet cherchait les gants et le chapeau de son maître,
+l’abbé ouvrait la croisée et appelait le palefrenier. D’impatience, il
+appelait plus fort, sifflait, et jurait même quelquefois.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vous voilà: c’est bien heureux, ma foi! monsieur le palefrenier.
+Réunissez mes chiens, détachez-en trois: je pars à l’instant pour la
+chasse, et j’emmène avec moi Misapouf, Aménaïde et Zaïre. Laissez
+reposer mademoiselle Deschamps, qui s’est foulé la patte l’autre jour,
+au ru de Savigny.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais les tenir prêts, monsieur l’abbé.</p>
+
+<p>L’abbé de Voisenon fut bientôt équipé, à l’aide de son valet de chambre,
+qui ne cessait de lui répéter: Il fait si froid, qu’on a trouvé des
+chiens<a name="page_222" id="page_222"></a> morts dans leurs chenils, des poissons morts dans les viviers,
+des vaches mortes dans l'étable, des oiseaux morts sur les branches, et
+même des loups morts de froid dans la forêt.</p>
+
+<p>&mdash;Mon ami, lui répondit l’abbé de Voisenon, tu en as trop dit: tes loups
+morts de froid m’empêchent de croire au reste; sur ce, je pars.
+Écoute-moi bien: au retour, je veux trouver mes cataplasmes de thériaque
+préparés, mon lait d'ânesse convenablement chaud et mes tisanes faites:
+recommande cela à l’office.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur l’abbé. Il n’en reviendra pas, c’est sûr, murmurait
+encore le valet en empaquetant son maître dans sa redingote et en lui
+descendant le plus possible sur les oreilles son bonnet de laine noire,
+plissé à petits marteaux comme ces perruques factices que portent les
+cochers dans l’hiver.</p>
+
+<p>Suivi de ses trois chiens, qu’il amusa un instant au milieu de la cour,
+en leur sifflant aux oreilles et en les excitant au bruit d’un petit
+fouet de poche, l’abbé se lança dans la campagne toute cristallisée et
+pailletée de la quantité de neige tombée dans la nuit. Au premier pas
+qu’il fit, il tomba: il se releva vite, et arpenta le terrain. Ce devait
+être un singulier spectacle que de voir ce vieil homme, noir comme un
+cocher des pompes funèbres, aux<a name="page_223" id="page_223"></a> gants noirs, aux bottes noires, à la
+redingote noire, tout noir enfin, piétiner, frétiller, gambader dans la
+neige, avec trois chiens aux flancs, et tantôt sifflant à effrayer la
+solitude, tantôt allongeant le canon de son fusil dans la direction d’un
+vol de corbeaux.</p>
+
+<p>Il avait fait le tour du village de Voisenon, et il allait se trouver en
+pleine campagne, quand il fut arrêté à l’issue d’une ruelle de
+chaumières par une femme qui s'écria en l’apercevant: Ah! monseigneur,
+car beaucoup de gens l’appelaient monseigneur, c’est le bon Dieu qui
+vous envoie!</p>
+
+<p>&mdash;Qu’y a-t-il? s’informa l’abbé; d’où vient cet effroi? pourquoi cette
+exclamation?</p>
+
+<p>&mdash;Notre grand-père se meurt, et il ne veut pas mourir sans confession.</p>
+
+<p>&mdash;Cela ne me regarde pas, mon enfant; c’est l’affaire d’un prêtre.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que vous n'êtes pas prêtre, monseigneur?</p>
+
+<p>&mdash;A peu près, répliqua l’abbé de mauvaise humeur et assez interdit, à
+peu près; mais adresse-toi de préférence au prieur du couvent: il entend
+mieux cela que moi; tu vois que je chasse. Cours donc au château, sonne
+au couvent, sonne fort, et réserve-moi pour une meilleure occasion.</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur, mon grand-père n’a pas le<a name="page_224" id="page_224"></a> temps d’attendre; il va
+passer. Il faut que vous veniez.</p>
+
+<p>&mdash;Je te le répète, répliqua l’abbé, confus en lui-même de son refus, je
+suis en train de chasser; la chose est tout-à-fait impossible.</p>
+
+<p>Il voulut poursuivre son chemin; mais la jeune fille, qui ne comprenait
+pas les mauvaises raisons de l’abbé, s’attacha à lui; et, le saisissant
+par les basques de sa redingote, elle le força à se détourner. Éveillés
+par le bruit de cette conversation matinale, quelques paysans parurent
+sur le seuil de leurs portes, d’autres aux croisées; et comme un village
+est une grande botte de foin sec qu’une étincelle embrase, les femmes se
+réunirent aux maris, les enfans à leurs mères; bientôt toute la
+population sortit dans les rues, afin d'être au courant de l'événement
+qui causait tant de rumeur.</p>
+
+<p>Abbé du Jard, seigneur de Voisenon, roi du pays, l’abbé se sentit gagné
+par une honte profonde au milieu de la foule qui l’entourait, et qui
+murmurait déjà de son refus aussi irréligieux qu’inhumain.</p>
+
+<p>Il n'était pas inhumain, le pauvre abbé; mais il avait complètement
+oublié les formules usitées en pareille occasion, et au fond, comme il
+était indifférent et non hypocrite, sa conscience lui reprochait d’aller
+absoudre ou condamner un homme,<a name="page_225" id="page_225"></a> quand il se reconnaissait si peu digne
+lui-même de juger les autres au tribunal de la confession.</p>
+
+<p>Cependant la nécessité l’emporta sur ses justes scrupules, dont il ne
+pouvait se servir d’ailleurs comme d’une excuse auprès de ses vassaux;
+et, la tête basse, le fusil incliné, il se laissa conduire à la
+chaumière où rendait le dernier souffle le vieillard qui tenait à ne pas
+mourir sans l’aveu officiel de ses fautes.</p>
+
+<p>Les habitans s’agenouillèrent devant la porte, tandis que l’abbé s’assit
+auprès du moribond, afin de recueillir ses lentes paroles.</p>
+
+<p>Depuis le malencontreux moment où l’abbé avait été dérangé dans sa
+chasse, il avait perdu, car il avait des boutades de peur
+superstitieuse, la fière détermination de ne pas se croire malade ce
+jour-là. Que de signes de mauvais augure! Il avait trébuché en quittant
+le château, il avait vu des nuées de corbeaux, une fille éplorée l’avait
+forcé de se rendre auprès d’un pécheur effrayé; maintenant on disait les
+prières des agonisans autour de lui, le mourant lui parlait. L’abbé de
+Voisenon fut ébranlé; sa témérité croula, il eut froid au cœur, ses
+oreilles furent pleines de tintement, son asthme grogna au fond de sa
+poitrine. Je suis mal, se dit-il; j’ai eu tort de sortir. Pourquoi
+suis-je sorti? Ses tristes pensées se mêlèrent aux déchiremens<a name="page_226" id="page_226"></a> aigus de
+sa toux; enfin il se pencha sur la tombe ouverte à son côté, il écouta
+la confession.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes né le même jour que moi! s'écria tout-à-coup l’abbé de
+Voisenon à la première confidence du pénitent; vous êtes né le même jour
+que moi! Et il sembla dérober au malade son jaune cadavéreux.</p>
+
+<p>Le moribond poursuivit, et nouvelle frayeur de l’abbé.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n’avez jamais écouté la messe jusqu’au bout! et moi, se dit
+l’abbé de Voisenon, qui n’en ai pas ouï le commencement d’une seule
+depuis plus de trente ans!</p>
+
+<p>Le pénitent ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;J’ai commis, monseigneur, le grand péché que vous savez.</p>
+
+<p>&mdash;Le grand péché que je sais! j’en sais tant! s’avoua l’abbé; quel
+péché, mon ami?</p>
+
+<p>&mdash;Oui! le grand péché..... quoique marié.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! je comprends! mon grand péché, quoique prêtre!</p>
+
+<p>Un déplorable hasard, si c’est un hasard, car le pareil péché est assez
+passé en habitude chez ceux qui ont vécu, faisait que le vassal était
+tombé au même piége que le seigneur appelé à le juger à sa dernière
+heure.<a name="page_227" id="page_227"></a></p>
+
+<p>Quand la confession fut finie, l’abbé se consulta avec terreur, et,
+après quelques combats où toutes les raisons furent déduites, il remit
+les péchés, en s’avouant, dans une anxiété profonde, mais traversée de
+part en part d’une épigramme, que le moribond, par reconnaissance,
+devrait bien lui rendre le même service.</p>
+
+<p>La cérémonie étant achevée, l’abbé se leva pour partir; les jambes lui
+manquèrent: on fut obligé de le porter jusqu’au château, où tout le
+monde fut alarmé de son abattement.</p>
+
+<p>Pendant tout le reste du jour, il ne parla à personne; enseveli au fond
+de son silence, il ne desserra les lèvres que pour tousser. La nuit fut
+mauvaise; des courans glacés lui traversaient les nerfs, et le moribond
+ne s’en allait pas de sa mémoire, qui lui retraçait sans cesse la
+confession de cet homme se mourant au même âge que lui et chargé des
+mêmes péchés. Au jour, son trouble fut au comble; il commanda à son
+valet de chambre de faire venir le médecin et le prieur du couvent: «Et
+tout de suite, ajouta-t-il; tout de suite!»</p>
+
+<p>Comprenant mieux cette fois les volontés de son maître, le domestique
+s’empressa d’aller éveiller le prieur, dont le couvent était attenant au
+château, et le médecin, qui avait une chambre dans le château même.
+C'était un jeune homme choisi par le<a name="page_228" id="page_228"></a> célèbre Tronchin parmi ses
+meilleurs élèves, sur le vœu de l’abbé de Voisenon.</p>
+
+<p>Pénétrés l’un et l’autre du danger de M. l’abbé, le prieur et le médecin
+accourent en hâte au château; M. de Voisenon avait été si malade la
+veille! Arriveront-ils à temps?</p>
+
+<p>Leur zèle est si égal et si prompt, qu’ils arrivent en même temps à la
+chambre où M. l’abbé les attendait.</p>
+
+<p>L’abbé de Voisenon n’attendait plus; il était reparti pour la chasse.</p>
+
+<p>On touchait au dernier tiers de ce fatal dix-huitième siècle, qui s’en
+allait en charpie, ruiné par la débauche, la petite vérole, et aussi par
+l'âge; il se faisait hideusement vieux, et sa vieillesse n’inspirait pas
+le respect. Vieux roi, vieux ministres, vieux généraux, s’il y avait
+encore des généraux, vieux courtisans, vieilles maîtresses, vieux
+poètes, vieux musiciens, vieilles danseuses, descendaient brisés
+d’ennui, fatigués de mollesse, édentés, fanés et fardés, vers la tombe.
+Louis XV accompagnait la marche funèbre; on le conduisait à Saint-Denis
+entre deux lignes de cabarets pleins de chanteurs, joyeux de se
+débarrasser de ce fléau qu’enlevait un autre fléau: la petite vérole
+délivrait de la peste. Crébillon était mort; le fils du grand Racine,
+honoré du fameux titre de membre de l’Académie<a name="page_229" id="page_229"></a> des Inscriptions et
+Belles-Lettres, était emporté par une fièvre maligne, et obtenait de la
+publicité reconnaissante du temps cet éloge nécrologique aussi bref
+qu'éloquent: «M. Racine, dernier du nom, est mort hier d’une fièvre
+maligne; il ne faisait plus rien comme homme de lettres; il était abruti
+par le vin et par la dévotion.» Douze jours après, Marivaux suivait au
+cimetière le fils du grand Racine, abruti par le vin. L’abbé Prévot
+mourait d’une dixième attaque d’apoplexie dans la forêt de Chantilly. Au
+printemps suivant, l’impudique maîtresse de Louis XV, madame de
+Pompadour, descendait à quarante-deux ans dans la tombe, après avoir
+exhalé un bon mot en guise de confession: «<i>Attendez encore un moment</i>,
+monsieur le curé de la Magdelaine, avait dit la moribonde, <i>nous nous en
+irons ensemble</i>.» Paroles bien édifiantes et dignes de rivaliser avec ce
+vaudeville qui courut dans tout Paris au sujet d’une aussi belle mort:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Il est mort, ce pauvre Soubise;<br /></span>
+<span class="i0">Sa tente à Rosbach il perdit,<br /></span>
+<span class="i0">A Versaille il perd sa marquise,<br /></span>
+<span class="i0">A l’Hôpital il est réduit.<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Et le journaliste ajoute en note: On sait que le prince de Soubise
+vivait avec madame de l’Hôpital; le même Soubise duquel le roi se prit à
+dire,<a name="page_230" id="page_230"></a> après la journée de Rosbach, où le prince avait été complètement
+<i>battu</i>: «Ce pauvre Soubise, il ne lui manque plus que d'être
+<i>content</i>.» Jaloux aussi de partir de ce monde tout comme les autres, en
+laissant un bon mot, Rameau s'écriait avec fureur, à l’oreille de son
+confesseur, qui l’ennuyait: <i>Que diable venez-vous me chanter là,
+monsieur le curé? Vous avez la voix fausse</i>. Et là-dessus, Rameau
+mourait d’une fièvre putride: et savez-vous ce qui occupait le public le
+lendemain de la mort du plus célèbre musicien de l’Europe, le roi de
+l'école française? cette grande nouvelle: «Mademoiselle Miré, de
+l’Opéra, plus célèbre courtisane que bonne danseuse, vient d’enterrer
+son amant; on a gravé sur son tombeau:</p>
+
+<p class="c"><small>MI RÉ LA MI LA</small>.»</p>
+
+<p>Touchante oraison funèbre de Rameau! il n’y avait pas jusqu’au
+vaudeville qui ne se mêlât de mourir. Panard, le père du vaudeville,
+s'éteignait quelques jours après Rameau, et l’on disait encore avec la
+même tendresse nationale: «Les paroles ne peuvent se séparer de
+l’accompagnement.»</p>
+
+<p>Voyez-vous comme les rangs s'éclaircissent, comme les bougies
+s'éteignent, comme le bal touche à sa fin? les athées aussi s’en vont,
+sans savoir où, seulement après avoir été moins amusans et<a name="page_231" id="page_231"></a> beaucoup
+plus dangereux au monde que ces musiciens, ces poètes et ces
+courtisanes. Près de Panard on couche dans la terre Nicolas-Antoine
+Boulanger. Encore un malheur qui vient faire tout-à-coup oublier ces
+divers malheurs; celui-là vaut la peine qu’on en parle; Molet est
+malade: Molet est l’acteur à la mode; il est tant pleuré dans sa
+maladie, que Boufflers, presque jaloux de l’intérêt qu’on porte au
+favori de la cour et de la ville, le chansonne en ces termes:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">L’animal un peu libertin<br /></span>
+<span class="i0">Tombe malade un beau matin;<br /></span>
+<span class="i0">Voilà tout Paris dans la peine:<br /></span>
+<span class="i0">On crut voir la mort de Turenne;<br /></span>
+<span class="i0">Ce n'était pourtant que Molet<br /></span>
+<span class="i0">Ou le singe de Nicolet.<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>La maladie de Molet était survenue le 15 du mois de juin; le 23, c’est
+mademoiselle Gaussin qui meurt, tant Molet était gravement malade. Et
+savez-vous comment finit cette Grâce pâle et fraîche du dix-huitième
+siècle, cette rose du Bengale de la tragédie, cette femme charmante, qui
+inspira à Voltaire les seuls vers un peu touchans qu’il ait écrits de sa
+vie? «Elle avait épousé un danseur nommé Tavolaygo, qui la rouait de
+<i>coups</i>. Zaïre rouée de coups!»<a name="page_232" id="page_232"></a></p>
+
+<p>Une goutte remontée enlève Helvétius, et Paris ne s’en émeut pas plus
+que de la mort simultanée de Duclos. Paris est trop occupé par ces deux
+jolis vers, écrits au bas de la statue de Louis XV, récemment
+découverte:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i0">Grotesque monument, infâme piédestal,<br /></span>
+<span class="i0">Les vertus sont à pied, le vice est à cheval.<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>D’ailleurs, une autre nouvelle non moins importante empêche qu’on
+s’arrête à la mort des deux philosophes, dont l’un jouissait, comme
+athée et comme philosophe, de plus de cent mille livres de revenu. «Un
+procès d’une espèce très-singulière doit se juger incessamment à
+l’Opéra. Une demoiselle <i>La Guerre</i>, fille des chœurs, a été trouvée
+dans une loge pendant une répétition. Le président de Meslay, de la
+chambre des Comptes, est l’heureux mortel qu’on a surpris; cette affaire
+rappelle celle de mademoiselle Petit.»</p>
+
+<p>«Piron est mort aussi hier, dit le journaliste; et il ajoute: On a dit
+qu’il avait mal reçu le curé de Saint-Roch.» Admirable bouffonnerie, que
+ces curés qui vont tous et à tour de rôle chez les écrivains du
+dix-huitième siècle pour recevoir à la tête une épigramme arrangée
+depuis dix ans.</p>
+
+<p>Enfin, le roi Louis XV meurt après Piron; il fait dire quelques heures
+avant sa mort par le cardinal<a name="page_233" id="page_233"></a> de la Roche-Aymon: «Quoique le roi ne
+doive compte de sa conduite qu'à Dieu seul, il est fâché d’avoir causé
+du scandale à ses sujets, et il déclare qu’il ne veut vivre désormais
+que pour le soutien de la foi et de la religion, et pour le bonheur de
+ses peuples.»</p>
+
+<p>Voilà le bon mot du roi Louis XV; vous l’avez entendu: il aura eu le
+sien comme Rameau, comme Piron, comme Helvétius. Ce bon petit roi Louis
+XV, qui est fâché d’avoir causé du scandale à ses sujets, et qui, à sa
+dernière minute d’existence, ne veut vivre désormais que pour le bonheur
+de ses peuples: c’est s’y prendre à temps.</p>
+
+<p>Au reste, il meurt en mai, et trente-sept jours après, en juillet,
+<i>Monsieur</i>, frère du roi Louis XVI, envoie à la reine, sa belle-sœur,
+le madrigal suivant:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<span class="i3">Au milieu des chaleurs extrêmes,<br /></span>
+<span class="i3">Heureux d’amuser vos loisirs,<br /></span>
+<span class="i0">J’aurai soin près de vous d’amener les zéphyrs:<br /></span>
+<span class="i3">Les amours y viendront d’eux-mêmes.<br /></span>
+</div></div>
+
+<p>Ceci voulait dire que <i>Monsieur</i>, depuis Louis XVIII, ayant cassé un
+éventail à la reine, lui en avait envoyé un autre, d’où les vers à la
+frangipane; d’où la profonde impression laissée dans tous les cœurs
+par la mort du roi Louis XV, dit le Bien-Aimé.<a name="page_234" id="page_234"></a></p>
+
+<p>Et savez-vous ce qui allait survivre de quelques années, de quelques
+jours seulement, à tous ces cadavres, à ces marquis qui avaient du moins
+été jeunes et beaux, à ces comtesses qui, du moins aussi, avaient eu
+l’esprit de leur libertinage, à ces poètes peu profonds, mais animés
+dans leur temps d’une verve enivrante? C'était Marmontel, ce fat qui
+croyait qu’on faisait une nouvelle aussi facilement qu’une tragédie;
+c'était Thomas, qui s’imaginait avoir l'éloquence de Bossuet parce qu’il
+parlait dans un tonneau vide; c'était Chabanon, homme dont il n’y a rien
+à dire, pas même un peu de mal; c'était Dorat, papillon de plomb;
+c'était Barthe, Marseillais sans chaleur, la pire des pires choses;
+c'était de La Harpe; c'étaient M. de Chamfort, M. François de
+Neufchâteau; tous fades oignons des folles tulipes flétries du
+dix-huitième siècle.</p>
+
+<p>Enfin le tour de l’abbé de Voisenon était venu. Spirituel jusqu'à sa
+dernière heure, lorsqu’on lui porta le cercueil de plomb dont il avait
+lui-même indiqué la forme et les dimensions, il dit à un de ses
+domestiques: «Voilà une redingote que tu ne seras pas tenté de me
+voler.»</p>
+
+<p>Il mourut le 22 novembre 1775, âgé de soixante-huit ans.</p>
+
+<p>L’unité de nos travaux a voulu que nous ayons<a name="page_235" id="page_235"></a> tracé, presque à notre
+insu, la décadence des grands principes sociaux, en écrivant cette
+première partie de l’histoire des maisons seigneuriales de la France:
+ainsi, nous avons montré Écouen servant de tombe au despotisme du moyen
+âge, dans la personne du plus grand des Montmorency, et au despotisme
+impérial avec Napoléon. Chantilly, avec ses fêtes données à Louis XIV,
+Louis XV, au Czar; Chantilly, où Bossuet fit de la prose, Racine des
+vers, Vauban des plans de fortifications; Chantilly, type de
+l’aristocratie réduite à son essence la plus intelligente, passe
+aujourd’hui tout entier sous les couches de fumée de l’industrie. Vaux,
+cette superbe arrogance, ce monument caractéristique de l'élévation des
+ministres prodigues, est aujourd’hui une mare à grenouilles, et la
+propriété d’un duc qui sait à peine que son château appartint à Fouquet,
+et que Fouquet fut un surintendant des finances: destruction, oubli
+biblique partout. Brunoy, cette orgie, et Voisenon, cette impiété,
+disent bien haut les fautes et les vices de la noblesse et du clergé,
+quelques minutes avant l’heure où il y allait ne plus avoir ni clergé ni
+noblesse.</p>
+
+<p><a name="page_236" id="page_236"></a></p>
+
+<p><a name="page_237" id="page_237"></a></p>
+
+<p><a name="page_238" id="page_238"></a></p>
+
+<p><a name="page_239" id="page_239"></a></p>
+
+<h2><a name="PETIT-BOURG" id="PETIT-BOURG"></a>PETIT-BOURG.</h2>
+
+<p>On mettait autrefois douze heures avec le coche pour remonter la Seine
+jusqu'à Petit-Bourg. Une journée entière pour faire huit lieues.</p>
+
+<p>Aujourd’hui quatorze bateaux à vapeur, luttant de vitesse,
+accomplissent, en cinq fois moins de temps, le trajet si péniblement
+fait par les coches. Sans ridiculiser le passé, car un jour nous serons
+passé, et bientôt peut-être, on doit se féliciter de vivre à une époque
+comparativement meilleure, où l’on a la faculté de satisfaire si vite
+son désir de voir les champs et de respirer loin du bruit de Paris.
+Viennent les chemins de fer sur la ligne<a name="page_240" id="page_240"></a> déjà tracée de Paris à
+Orléans, et vingt minutes suffiront pour passer du pont de la Cité au
+pont de Ris, construit par M. Aguado.</p>
+
+<p>Souhaitons cependant que les chemins de fer ne rendent pas la Seine à
+son ancienne solitude, en la privant de ses bateaux à vapeur, flottille
+enchantée qui fait du fleuve royal un lac italien pendant les chaudes
+journées d’automne, quand il est sillonné par <i>l’Aigle, le Louqsor, le
+Parisien, la Ville de Corbeil, la Ville de Montereau, la Ville de Sens</i>.
+J’ai dit les noms des principaux bateaux dont les flancs dorés, pavoisés
+de tentures, baignés de la folle écume de l’eau, portent chaque jour,
+mais particulièrement le samedi, des colonies de voyageurs et des
+centaines de familles, heureuses de cette navigation de quelques heures.
+Aux riches propriétaires riverains la chambre aux frêles colonnettes, le
+divan en velours rouge et les stores transparens; à la bourgeoisie de la
+campagne, aux fermiers, aux nourrices, aux vignerons, la chambre de la
+proue, sans stores, sans divan, sans colonnettes, mais bruyante,
+causeuse, à demi dans l’eau, à demi dans le vin. Partout l'éternelle
+démarcation du rang et de la foule, de la qualité et de la quantité. La
+vitesse seule égalise les conditions; riches et pauvres arrivent
+ensemble; vérité qui serait excessivement naïve à exprimer, si l’on ne
+se<a name="page_241" id="page_241"></a> hâtait d’ajouter que les passagers de la chambre d’honneur emploient
+tous les moyens connus de distraction pour tuer le temps et l’espace,
+journaux, allées et venues sur le pont, lectures de livres nouveaux,
+tandis que les voyageurs de la proue s’ennuient si peu pendant la
+traversée, qu’il faut avoir recours au bruit de la cloche, à la voix des
+matelots et à vingt appels divers, pour les avertir du terme de leur
+course.</p>
+
+<p>La navigation par la vapeur sur la haute Seine a fait des progrès
+considérables depuis quelques années. Il y a huit ans, si ma mémoire ne
+me trompe, qu’un seul bateau fonctionnait de Paris à Montereau. Et comme
+il était mal tenu! quel loup de mer! ou quel loup tout simplement que le
+capitaine! quelle lenteur pour remonter! point de tente pour garantir du
+soleil! point de restaurant! une mauvaise cuisine de pirate clouée comme
+une aile de vautour entre la roue du bateau et le fleuve. On appelait
+cela un progrès, cependant: le coche a dû être un progrès aussi.</p>
+
+<p>Je ne prévois pas les riches modifications que l’avenir réserve à
+l’invention des bateaux à vapeur; mais combien ils sont différens déjà
+de ceux dont nous venons de tracer le modèle exact! Superbes et déliés à
+l’extérieur, ayant des harpes ou des lions dorés à la proue, ils
+opposent aux pieds délicats<a name="page_242" id="page_242"></a> des voyageurs un pont fait de planches
+élastiques, constamment ciré par la brosse du <i>ship-boy</i>. Un cordon de
+soie descend le long des marches d’acajou, et accompagne la main jusqu'à
+la dernière marche, qui pose sur le parquet du salon. Si l’air frais du
+fleuve, si la vue de la campagne a éveillé votre appétit, sonnez,
+appelez; à bord du bateau il y a des garçons, des servantes, des chefs
+de cuisine et même une cuisine. Promenez votre imagination depuis la
+simple tasse de café jusqu’au poulet rôti, depuis le verre d’eau sucrée
+jusqu’au verre de Champagne, et faites un choix: il ne sera pas
+hypothétique comme dans la plupart des restaurans de la grande ville qui
+décroît à l’horizon.</p>
+
+<p>Il est moins hors de propos qu’on ne suppose peut-être de parler ici
+avec étendue de la facilité de la navigation sur la Seine. Comment
+méconnaître la valeur plus grande qu’elle a donnée aux propriétés semées
+au bord du fleuve ou près du fleuve sur une étendue de plus de quarante
+lieues? Que d’endroits où les voitures publiques n’allaient pas, tant
+ils sont loin des grandes lignes! Que de propriétés vendues, délaissées
+à cause de la difficulté d’entretenir un équipage pour s’y rendre! Avant
+l'établissement des bateaux à vapeur, les maisons de campagne placées
+dans ces conditions onéreuses étaient, à justement parler, dans
+d’autres<a name="page_243" id="page_243"></a> provinces. D’ailleurs, grâce à eux, la campagne est maintenant
+à tout le monde. Que de bourgeois s’embarquent le samedi sur le bateau à
+vapeur, avec leurs chiens, qui sont en général peu de chasse, leur
+fusil, leur gibecière, et s’en vont devant eux à dix ou douze lieues de
+leur quartier! Demandez-leur s’ils ont une campagne à Choisy-le-Roi, à
+Villeneuve-Saint-Georges ou à Fontainebleau, ils vous répondront: «Je ne
+pense pas, mais j’essaierai.»</p>
+
+<p>Le chien de chasse est le fléau des bateaux à vapeur. On a beaucoup trop
+médit du perroquet. J’ai rencontré des perroquets en voyage; en général,
+la peur les rend sérieux et méditatifs. Mais le chien de chasse
+(puisqu’on prétend que le chien chasse) n’est jamais en repos, et il est
+partout. Chaque barque qui amène ses passagers a ses chiens, crottés
+jusqu’au museau, et tous valant cent louis. Ce chien hideux dont
+l'œil est sanglant et le poil sale, cent louis! ce chien dont
+l’affreuse queue s’enroule à l’extrémité d’un corps fluet et
+transparent, cent louis! cette chienne dont les mamelles mouillées vous
+souillent la chaussure, respectez-la; cent louis! Il faudrait prier Dieu
+de nous délivrer des chiens, si les chasseurs n’existaient pas. Je me
+suis toujours demandé si le chasseur était dans l’arche. En tout cas,
+Dieu fit très-bien de ne pas lui donner une femelle.<a name="page_244" id="page_244"></a></p>
+
+<p>Reportons-nous maintenant par la pensée vers ces temps où tous les
+riches seigneurs de la cour habitaient une partie de l’année leurs
+châteaux. Quel embarras pour eux de traîner leur nombreuse domesticité à
+leur suite! Que de difficultés! que de lenteurs! Aujourd’hui, tandis que
+les maîtres courent en calèche sur le pavé de la grande route, les
+domestiques sont transportés avec tout le matériel de la maison sur les
+bateaux à vapeur. Et le jour n’est pas éloigné où chaque commune aura à
+sa disposition un steamer destiné à elle seule, à sa population. Comme
+on a un équipage, on aura peut-être sur la Seine son service par eau,
+conduit par la vapeur. L’habitude et les progrès de cette navigation
+rendront faciles les manœuvres, qui sont, du reste, à la portée de
+l’intelligence la plus commune et de la prudence la plus ordinaire.</p>
+
+<p>Nous ne dirons pas les surprises pittoresques étalées aux regards depuis
+le pont d’Austerlitz, depuis le Jardin des Plantes, jusqu’au terme du
+voyage que font tous les jours les bateaux de la haute Seine; nous
+usurperions les droits des itinéraires. Les parties fuyantes de cette
+navigation, dont on ne se lasse pas, varient d’aspect à chaque
+demi-lieue sur la rive gauche. Après les villages à demi submergés dans
+la vapeur qui s'étend entre la route de Fontainebleau et la Seine,
+Gentilly,<a name="page_245" id="page_245"></a> Ivry, Bicêtre plus loin, viennent les prés, les carrières,
+les oseraies pâles et échevelées; mais déjà Charenton lève la tête, et
+regarde Choisy-le-Roi, ruche laborieuse qui se révèle au loin par une
+odeur d’industrie. Autrefois Choisy-le-Roi ne pétrissait que des
+assiettes; maintenant on y fabrique des tuiles, du maroquin, du sucre,
+et ce que je préfère au sucre, au maroquin et aux tuiles, des verrières
+d’un admirable éclat. Ne maudissez pas cette fumée dont les bouffées ont
+obscurci un instant le paysage: elle sort d’un four dont le sable
+torréfié, réduit en lames transparentes, va devenir une peinture fragile
+qui s’encadrera dans la rosace d’une cathédrale. Tout ce qui est beau
+sort du feu et de la fumée, la pensée, la victoire, toute fertilité et
+toute splendeur. Madame de Pompadour avait son château de folie et
+d’amour au bord de l’eau. A la place du château, il y a, de nos jours,
+des bateaux de blanchisseuses. C’est moins poétique; mais, au temps de
+madame de Pompadour, Choisy-le-Roi était une seigneurie, maintenant
+c’est une commune. Qu’a gagné Choisy-le-Roi au changement? un pont.</p>
+
+<p>Si vous êtes assez heureux pour n’avoir pas de chiens à surveiller sur
+le pont du bateau à vapeur, regardez, et ne pensez pas. A quoi penser
+devant cet horizon d’arbres qui ondulent, devant ce lac de<a name="page_246" id="page_246"></a> verdure qui
+roule, moutonne, et va se briser en écume au pied de ce château perdu au
+fond de la perspective? Il faut cependant penser à quelqu’un. C’est à
+l’aveugle du bateau à vapeur: chaque bateau a son aveugle qui joue du
+violon, assis entre sa fille et son chien. Ce chien-là ne vaut pas cent
+louis; aussi je le préfère à tous les autres, et je dirais volontiers de
+lui ce que Louis XIV disait d’un officier dont la laideur était raillée
+à haute voix en sa présence par la duchesse de Bourgogne: «Madame, je le
+trouve, moi, le plus bel homme de mon royaume, car c’est un de mes plus
+braves soldats.» Je trouve que le chien de l’aveugle est le plus beau
+des chiens, car il est le plus utile.</p>
+
+<p>Or l’aveugle du bateau à vapeur fait penser; car il ne voit rien, et il
+chante; pour nous les lueurs changeantes du ciel, les accidens de
+paysage; pour nous enfin le ciel, la terre et l’eau; pour lui rien:
+l’obscurité; il chante pourtant. Vous allez quelque part où vous êtes
+attendu, vous, par une sœur, par une amie, par un souvenir; vous
+descendrez sur quelque point de la rive; lui n’est attendu par personne,
+et il ne va nulle part; il ignore s’il monte ou s’il descend: il chante
+pourtant! J’en connais un qui, depuis dix ans, vit de cette manière.
+J’ai peut-être encore dix ans à l’entendre jouer du violon. Il n’est
+qu’une récompense possible à ce brave<a name="page_247" id="page_247"></a> homme quand il sera dans le ciel:
+c’est d’y jouer du violon comme Artot.</p>
+
+<p>A Ville-Neuve-Saint-George, le bateau se désemplit s’il remonte le
+fleuve, ou il double sa cargaison s’il le descend. C’est le point où
+aboutissent les principaux embranchemens de chemins qui mènent aux
+campagnes louées par les artistes. L’Opéra, l’Opéra-Comique, le
+Conservatoire, peuplent de célébrités Hyères, Brunoy, Valenton,
+Gros-Bois et toutes les extrémités de la forêt de Sénart. La plupart ont
+des chapeaux gris, des croix d’honneur, et, il faut le dire aussi, des
+chiens de chasse. A quelle chasse peut se livrer une flûte de l’Opéra?</p>
+
+<p>Encore quelques riches morceaux de paysage, et vous découvrirez un pont
+d’une légèreté surprenante entre le ciel et l’eau. C’est le pont Aguado;
+le pont bien nommé, car c’est M. Aguado qui l’a fait construire: il a
+versé sept cent mille francs dans la Seine, qui ne les lui rendra
+jamais. On payait autrefois un sou pour passer sur ce pont. On assure
+que madame Aguado se plaignait un jour d'être obligée de faire arrêter
+sa voiture pour acquitter comme les autres son droit de péage. «Il n’y a
+qu’un remède à cet inconvénient, répondit M. Aguado: personne ne paiera
+plus rien pour passer sur le pont;» et le droit de péage fut aboli.<a name="page_248" id="page_248"></a></p>
+
+<p>Avant M. Aguado, il n’y avait pas de pont entre Choisy-le-Roi et
+Corbeil, c’est-à-dire sur une étendue de neuf lieues. Il a fallu qu’un
+banquier espagnol vînt en France pour que cet oubli du gouvernement fût
+réparé. Je ne sais si M. Aguado est Français maintenant. En tout cas,
+voilà une belle lettre de naturalisation d’une seule arche.</p>
+
+<p>Il est peu de châteaux en France dont la position soit aussi avantageuse
+que celle de Petit-Bourg. Bâti sur une crête entre la route de
+Fontainebleau et la Seine, il domine ce fleuve et un vaste horizon de
+campagnes. Son parc et ses pièces de gazon lui font un manteau jusqu'à
+la rive; et l'été, rien n’est comparable à ce développement rapide, à
+cette cascade de verdure riante et de verdure majestueuse. Par deux
+toiles de Raguenet, peintes dans la manière de Vander Meulen et placées
+l’une à la naissance de l’escalier de droite, l’autre au commencement de
+l’escalier de gauche, on peut comparer l'état du château actuel avec la
+physionomie du château aux siècles passés. Les changemens extérieurs
+sont peu notables. Sous le duc d’Antin et quelques-uns de ses
+successeurs, on ne voyait le château, du bas de la Seine, que par une
+seule et large coupure dans le parc, place couverte alors comme
+aujourd’hui par une belle pièce de gazon. M. Aguado a créé deux autres
+points de vue en<a name="page_249" id="page_249"></a> étoile, en sacrifiant, avec un discernement exquis,
+quelques massifs d’arbres dont la perte se trouve richement compensée.
+Grâce à cette disposition, le château s’aperçoit toujours, à quelque
+endroit qu’on soit sur le fleuve; aucun angle ne le dérobe. La propriété
+y a sans doute gagné; je crois cependant que les voyageurs curieux,
+doucement portés par le bateau à vapeur de Paris à Montereau, ont encore
+gagné davantage à cette heureuse modification. C’est un quart d’heure de
+plus donné à l’appétit de leur curiosité. Les autres changemens, et il
+en est un très-grand nombre, portent sur des détails: détails infinis,
+coûteux à l’excès, mais perdus dans l’ensemble, et ne figurant avec
+importance que sur les mémoires des architectes et des jardiniers. Ce
+sont des riens permis seulement à un millionnaire.</p>
+
+<p>Le château de Petit-Bourg emprunte une majesté très-grande de sa
+situation. Son piédestal fait sa royauté, car il est petit en réalité,
+excessivement petit. A le voir du plan abaissé de la Seine, à
+l’extrémité radieuse de sa pièce de gazon, à la crête du parc, il paraît
+aussi étendu que le château de Vaux. Vaux cependant l’enfermerait tout
+entier dans l’un de ses pavillons. Il en est de même du parc, riche
+d’une apparence trompeuse, tout en développement et en surface. C’est un
+décor comme le château.<a name="page_250" id="page_250"></a> Nous n’en dirons pas autant de la superbe allée
+de marroniers qui s'étend de la route de Fontainebleau à la grille: elle
+est magnifique, royale. La préface écrase le livre.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Nous aurions désiré une teinte plus sérieuse, plus historique, à la
+façade du château; elle est trop jolie pour son âge. Le rose plaît aux
+yeux et à l’imagination; mais quand on a deux cents ans, le rose est du
+fard, et le vert de la coquetterie. Nous ne tairons pas que Petit-Bourg
+offre quarante croisées vertes sur un badigeon rose. Pourquoi la figure
+d’un château, comme celle d’un écusson de famille, n’arriverait-elle pas
+avec intégrité jusqu’au dernier jour de sa durée?</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Une belle cour pavée en petits cailloux sombres s’encadre devant le
+perron au bout de la longue allée de marroniers dont nous avons déjà
+parlé. Nous n’avons pas eu le loisir de constater le mérite des bustes
+en marbre placés de distance en distance sur le parapet de cette cour
+d’honneur. Le corridor, qui prend d’ordinaire le nom de salle des gardes
+dans la distribution des châteaux, nous a paru sans valeur à
+Petit-Bourg. Il conduit à la salle à manger, dallée, comme la
+précédente, en carreaux de marbre noir et blanc. C’est la plus belle
+pièce, à notre avis; elle est carrée, spacieuse et d’une suffisante<a name="page_251" id="page_251"></a>
+élévation. Nous insisterions patiemment et avec notre exactitude
+habituelle sur le luxe de ce salon, si les meubles, ainsi que dans
+beaucoup de demeures seigneuriales, se recommandaient au regard par des
+souvenirs historiques. Que n’y avons-nous trouvé un vieux fauteuil à
+bras de madame de Montespan, ou une table de jeu usée par les coudes de
+son fils! nous ne l’aurions pas passée sous silence. A force de
+précision dans le style, nous aurions peut-être classé ces deux objets
+dans la mémoire du lecteur. Doit-on, quand la description est privée de
+ces ressources, porter une attention équivalente sur des meubles
+modernes, pour riches qu’ils soient, et les élever, malgré la mobilité
+de mille déplacemens possibles, à la hauteur d’une mention particulière?
+Dans les jours d’instabilité où nous vivons, le magnifique maître du
+Petit-Bourg actuel transportera, si le caprice l’entraîne, ses goûts de
+châtelain dans le Berry ou ailleurs, et les précieux tableaux attachés
+aux murs de son château seront remplacés, sous un nouveau propriétaire,
+par des fusils de chasse ou des instrumens de pêche; révolutions peu à
+craindre autrefois, quand le seigneur et la seigneurie ne se séparaient
+jamais.</p>
+
+<p>Toutefois le rare mérite des tableaux qui sont à Petit-Bourg commande
+une indication à la plume<a name="page_252" id="page_252"></a> du narrateur; des chefs-d'œuvre méritent
+une exception, n’en déplaise à ces temps-ci.</p>
+
+<p>Une partie de la seigneurie d'Évry et Petit-Bourg appartenaient, au
+quinzième siècle, à Pierre Longueil, conseiller au parlement de Paris.
+La terre de Grand-Bourg dépendait aussi de ses domaines. André Courtin,
+chanoine de Paris, devint ensuite acquéreur de la seigneurie entière, où
+il fit bâtir une belle maison de plaisance et, en outre, une chapelle
+dédiée à saint André, à condition que le chapelain tiendrait les écoles
+et serait à la nomination du seigneur. Après la mort de l’abbé Courtin,
+l’archevêque de Paris devint propriétaire de Petit-Bourg, qu’il
+échangea, le 29 août 1639, avec M. Galland, greffier du conseil, contre
+une maison située rue Bourg-l’Abbé, à Paris.</p>
+
+<p>Quelle que soit la sécheresse de ces documens, d’ailleurs restreints par
+nous à leur plus simple utilité, il est impossible de les négliger, sous
+le prétexte qu’ils n’ont pas l’intérêt de la curiosité. Nous n’avons pas
+pris l’engagement de couronner de roses la chronologie, et, comme
+Benserade, de mettre l’histoire des châteaux de France en madrigaux.</p>
+
+<p>Homme riche, homme de goût, M. Galland agrandit les jardins, les orna de
+statues; il ne cessa qu'à sa mort d’embellir la propriété, qui passa<a name="page_253" id="page_253"></a>
+alors (1646) à l’abbé de Saint-Benoît, Louis Barbier, plus connu sous le
+nom de l’abbé de la Rivière, et par son titre de favori du duc
+d’Orléans, frère de Louis XIII.</p>
+
+<p>Cette généalogie des seigneurs de Petit-Bourg, faite aussi sommairement
+que possible, va nous conduire, d’un pas mieux assuré, à l’historique de
+chacun des divers possesseurs; elle nous permet même, une fois tracée,
+de reléguer dans le silence ceux d’entre eux dont la trop faible
+importance ne mérite aucune mention. L’histoire doit être polie quand il
+ne lui est pas permis d'être généreuse.</p>
+
+<p>De l’abbé de la Rivière, mort évêque de Langres, Petit-Bourg passa, en
+1695, à Athénaïs de Rochechouart, mariée au marquis de Montespan, plus
+tard maîtresse de Louis XIV.</p>
+
+<p>Il nous est permis de suspendre ici l’indispensable énumération des
+possesseurs de Petit-Bourg, pour nous avancer sur le terrain, moins
+aride, des faits dont ce château évoque les souvenirs.</p>
+
+<p>Sous Louis XIV, le château de Petit-Bourg appartenait au duc d’Antin,
+fils légitime de madame de Montespan. C'était le joueur le plus acharné
+du royaume, à une époque cependant où le jeu avait ses héros et ses
+grands capitaines. Pour éteindre en lui cette dévorante passion, sa
+mère, tout entière alors aux regrets d’une conduite enregistrée<a name="page_254" id="page_254"></a> par
+l’histoire, s’engagea à augmenter de douze mille livres les rentes
+annuelles dont il jouissait. La condition fut qu’il ne jouerait plus de
+sa vie. Comme pour mieux le retenir dans les liens de cet engagement,
+madame de Montespan courut en faire la confidence au roi, qui parut fort
+étonné de l’intérêt qu’on lui supposait à ce que le duc d’Antin jouât ou
+ne jouât plus. D’ailleurs d’Antin joua toujours, il joua même davantage,
+ayant à sa disposition douze mille livres de plus.</p>
+
+<p>Quand M. de Montespan, son père, fut mort, il eut le triste courage de
+demander au roi, l’amant public de sa mère, de le nommer duc d'Épernon.
+Ses frères adultérins, les fils de sa mère et de Louis XIV,
+l’appuyaient; mais madame de Maintenon, infatigable ennemie des
+Montespan, fit prévaloir sa haine, et le duc d’Antin ne fut pas de cette
+fois encore nommé duc d'Épernon. En attendant ce beau titre, il continua
+à jouer tout l’argent que sa mère, en manière d’expiation, lui envoyait
+pour le détourner de sa ruineuse passion.</p>
+
+<p>Mais, quelques années plus tard, devait finir comme avaient fini toutes
+les maîtresses de Louis XIV, dans les convulsions du mal et les plus
+affreux remords, la belle, l’ironique, la blanche, la spirituelle, la
+superbe madame de Montespan; car Louis XIV, par une fatalité attachée à
+ses<a name="page_255" id="page_255"></a> amours, a déshonoré, avili, tué toutes les femmes qui ont brillé
+dans son sérail, comme si après lui elles ne pouvaient plus entrer que
+dans un couvent ou dans un cercueil.</p>
+
+<p>Quelle existence royale et morne que celle de madame de Montespan! Comme
+elle prévoit cette passion dont elle est menacée, et dont elle doit
+mourir! Elle se cache en vain dans les bras de son mari; elle baisse la
+tête, elle ferme les yeux, tout est inutile. Le roi l’a vue, le roi l’a
+trouvée belle; elle sera la maîtresse du roi, quoiqu’elle aime,
+quoiqu’elle vénère son mari. Elle dit à son mari de prendre garde, de
+veiller sur elle, de la défendre, d’aller l’enfouir au fond d’un château
+dans leurs terres de la Guyenne. Comme on demande pardon d’avoir commis
+une faute, elle demande avec supplications qu’on ne lui laisse pas
+commettre la grande faute d'être aimée du roi et peut-être de l’aimer.
+Il fallait être un mari bien froid, bien présomptueux, ou bien aveuglé
+par l’amour, pour ne pas céder à tant de prières sensées. M. de
+Montespan aimait beaucoup sa femme; et voilà pourquoi, étrange
+conséquence! il fut sourd à ses avertissemens si tendrement, si
+énergiquement donnés. Aussi la postérité, qui a eu des pitiés
+vengeresses pour des malheurs semblables, a laissé ce mari imbécile dans
+le néant, et le nom de Montespan<a name="page_256" id="page_256"></a> ne réveille autre chose que le nom
+d’une courtisane intelligente et belle, dont on ne connaît pas plus le
+mari que le coiffeur.</p>
+
+<p>Enfin elle fut la maîtresse de Louis XIV, et elle le fut assez
+long-temps pour s’en souvenir toujours et mourir, malgré ses pénitences,
+de la douleur de ne plus l'être. Sa royauté, il faut le dire, était
+encore plus enviable et plus extraordinaire que celle de Louis XIV, né
+roi parce que son père avait été roi, son grand-père roi. La royauté de
+madame de Montespan lui venait de ses charmes, de ses yeux où se
+peignait tout l’esprit de ses pensées, de sa beauté enfin, distinguée,
+choisie parmi les plus rares. Les questions de moralité écartées, rien
+n’est comparable à la destinée d’une maîtresse de Louis XIV, le plus
+galant des hommes quand il n’en était pas le plus indifférent, le plus
+égoïste. Tout cédait le pas à ses maîtresses. Avant ses fils, avant ses
+bâtards, avant lui-même, il mettait madame de Montespan, comme il avait
+mis auparavant mademoiselle de La Vallière, comme il devait mettre plus
+tard madame de Maintenon. Madame de Montespan assistait au conseil des
+ministres, suivait le roi à la chasse, ou plutôt était suivie du roi,
+qui ne lui parlait jamais que chapeau bas à la portière, la glace à demi
+soulevée.</p>
+
+<p>Un jour cependant il lui fallut quitter les Tuileries,<a name="page_257" id="page_257"></a> Versailles,
+Marly, les brillans carrousels où elle était toujours remarquée; il
+fallut faire ses adieux à la grandeur et à la puissance sous toutes ses
+formes, éprouver tout ce qu’il y a d’affreux et d’amer dans le triomphe
+de ses ennemis, et tout ce qu’il y a d’amer et d’affreux dans
+l’indifférence de ses amis. Elle qui avait répandu tant d'étincelles
+ingénieuses sur le fond si sombre et si grave de la cour, elle qui avait
+prêté tant d’esprit à Louis XIV, elle qui était, après tout, la mère de
+quatre enfans dont il était le père, vit un jour entrer Bossuet, qui lui
+signifia l’intention du roi. L’intermédiaire était bien choisi. Celui
+qui faisait l’oraison funèbre de toutes les puissances mortes était de
+droit appelé à prononcer la déchéance de la maîtresse de Louis XIV, qui
+ne savait s’adresser qu’aux prêtres dans les occasions équivoques de sa
+vie. On ne sait pas au juste de quelle raison se servit M. de Meaux pour
+annoncer à madame de Montespan sa disgrâce; mais elle demeura convaincue
+que le roi la quittait, non pas parce qu’elle était moins jolie et moins
+séduisante, mais parce que le roi avait été tout-à-coup saisi de la peur
+du diable, terreur dont il éprouvait des accès par intermittence.
+Redouter le diable au point de rompre avec une femme adorée, avec madame
+de Montespan, pour se livrer immédiatement à une autre<a name="page_258" id="page_258"></a> femme, à madame
+de Maintenon, c'était peut-être avoir raison contre la première, au
+point de vue religieux; mais, dans tous les cas, c'était dire tacitement
+à la seconde qu’on se donnait à elle par respect pour le diable.
+Toutefois il faut admirer le diable, qui se sert de l’organe d’un
+confesseur pour engager un roi à se défaire d’une maîtresse, et pour que
+ce roi se jette dans les bras d’une autre maîtresse moins belle et moins
+aimable. Les diables ne font pas les choses à demi.</p>
+
+<p>Chassée de la cour, des carrosses du roi, de sa pensée et de son
+cœur, madame de Montespan alla où allaient alors toutes les
+courtisanes en disgrâce, tous les favoris usés, toutes les maîtresses
+flétries, épées rouillées, fleurs de la veille; elle se retira au
+couvent. Cette reine dépossédée avait prévu de si loin sa chute sans
+oser y croire, qu’elle avait fait bâtir de ses épargnes la communauté où
+elle se retira le voile au front, le dépit aux lèvres et une colère
+pleine d’espérance dans le cœur. Pendant de longues années elle
+invoque en vain dans ses courses inquiètes le baume de la religion. On
+n’oublie pas si vite qu’on a été la maîtresse d’un roi de France,
+surtout lorsqu’on est encore belle! Quel amour console de cet amour
+perdu? Des hauteurs de Petit-Bourg, à travers ces bois qu’elle
+parcourait sans cesse, elle cherchait Paris, la ville où elle<a name="page_259" id="page_259"></a> avait
+régné. Ceux qui, par une douce soirée d'été, passent en chantant sur le
+bateau à vapeur aux flancs de cette admirable propriété, ne savent pas
+toutes les larmes qui ont été répandues dans cet espace par une femme
+blessée du mépris d’un roi. On la voyait fuir comme une ombre désolée le
+soir derrière les arbres de son parc, ou descendre à pas rapides
+jusqu’aux bords de la Seine, dont les ondes chargées de ses regrets et
+de ses murmures devaient les porter jusqu’aux pieds du palais de son
+infidèle amant.</p>
+
+<p>Bonne, même avant d'être malheureuse, elle chercha dans son exil à se
+distraire par des œuvres de bienfaisance. Son goût était de marier
+les jeunes gens qui l’approchaient; elle dotait les jeunes filles, leur
+achetait le trousseau, promettait son appui aux nouveaux ménages. Mais
+elle disait toujours à la mariée, et bien bas, en présidant à ces
+unions: «Mon enfant, n’aimez jamais un roi.»</p>
+
+<p>Fatiguée de ne rencontrer le repos nulle part, elle se renferma pour
+toujours à sa communauté de Saint-Joseph; et le père de Latour, célèbre
+oratorien, devint son directeur de conscience. La piété lumineuse des
+prêtres de cet ordre est restée dans la mémoire de ceux qui savent le
+passé de nos mœurs. Quelle patience héroïque! quelle persuasion
+soutenue! quelle science universelle, éloquente<a name="page_260" id="page_260"></a> et familière à la fois,
+quelle simplicité et quelle subtilité de pensées ne leur fallait-il pas
+pour voir clair, pour marcher dans ces consciences qui venaient à eux,
+ou gonflées de venin, ou malades, ou découragées, exaltées ou détendues,
+demandant de la religion comme la soif demande de l’eau? Comment la leur
+présenter pour qu’ils ne la rejetassent pas? Une lente et pieuse
+obsession obtint d’elle qu’elle ne penserait plus à retourner à la cour
+ni à se venger de ses ennemis. Une femme ne pas se venger d’une femme
+qui l’a fait descendre du premier trône du monde! Elle promit, elle tint
+parole. Elle fit plus, elle écrivit à son mari qu’elle irait vivre
+auprès de lui, s’il consentait à lui pardonner et à la recevoir. Son
+humiliation n’eut pas son prix: M. de Montespan continua à la mépriser,
+et il mourut avec son mépris pour elle. Elle remercia Dieu et travailla
+assidument pour les pauvres à des ouvrages grossiers; elle cousait des
+chemises de forte toile, n’interrompant sa tâche que pour prier ou
+soutenir son corps par des mets d’une austère frugalité. Ses jarretières
+et sa ceinture étaient armées de pointes de fer qui la perçaient à
+chacun de ses mouvemens. Elle dompta même sa langue ou plutôt son
+esprit, ce dard superbe, flexible et vivant, avec lequel elle
+transperçait autrefois les réputations de la cour, et les<a name="page_261" id="page_261"></a> blessait pour
+long-temps quand elle ne les tuait pas. La railleuse, la moqueuse
+impératrice se fit simple et indulgente femme, comme si elle n’avait
+jamais eu ni esprit ni malice; comme si elle n’avait jamais connu le
+monde, qui rend de tels sacrifices si onéreux et si méritoires. Et qu’on
+juge si ces abaissemens lui coûtèrent! Elle resta belle jusqu'à sa
+dernière heure, belle comme lorsqu’on la voyait du haut de son cheval de
+chasse, les bras nus, le cou mouillé par une écume de dentelles, les
+joues pourprées de jeunesse, appuyer, en souriant, l'épée du roi sur la
+tête effroyable et blessée du sanglier vaincu au milieu des chiens et
+des piqueurs.</p>
+
+<p>Cependant un orgueil lui resta, que son confesseur ne put terrasser ou
+qu’il ne voulut pas abattre, afin de mieux faire ressortir peut-être les
+autres triomphes obtenus. Malgré ses pointes de fer, ses chemises de
+toile jaune, son austérité et ses terreurs de la mort, madame de
+Montespan ne renonça jamais aux lois du cérémonial en pratique à la
+cour. Il n’y avait qu’un fauteuil dans sa chambre, et il était pour
+elle, reçût-elle la visite des princes ses fils, ou celle de la duchesse
+d’Orléans. On s’asseyait sur des chaises. Jamais elle ne rendit aucune
+visite.</p>
+
+<p>Sa maladie arriva comme un coup de foudre;<a name="page_262" id="page_262"></a> elle en mourut à cause de
+l’extrême ignorance, il est à peine besoin de le dire, qu’on apporta à
+la soigner, si l’on peut appeler soin l’espèce de travail brutal qu’on
+exerça sur elle. On la gorgea d'émétique, remède très en vogue au
+dix-septième siècle, et dont personne ne revenait.</p>
+
+<p>Son fils légitime vint, la regarda froidement, et il ordonna qu’elle fût
+embaumée. C'était un fils légitime. Tuée par les médecins, elle fut
+hachée par les embaumeurs. Son corps n'était plus rien quand il sortit
+de leurs mains pour être remis aux gens d'église, lesquels, sur une
+question de préséance, laissèrent la bière pendant plusieurs heures à la
+porte de l'église. Enfin, on n’inhuma pas le corps; ce ne fut que
+long-temps après que la dignité publique le fit transporter à Poitiers
+et déposer dans le caveau de famille.</p>
+
+<p>Et le roi, que dit-il? le roi ne dit rien.</p>
+
+<p>Ainsi finit madame de Montespan, maîtresse de Louis XIV, mère du duc
+d’Antin, le possesseur du château de Petit-Bourg.</p>
+
+<p>Pétillant d’esprit, d’une figure remarquablement belle, homme de cour
+comme peu l’ont été, infatigable à tous les exercices comme à tous les
+jeux, il avança assez vite sur le chemin de la fortune, dès que sa mère
+eut cessé de vivre. Jusqu'à ce moment, il avait trouvé dans madame de
+Maintenon<a name="page_263" id="page_263"></a> un invincible obstacle aux projets de son ambition. Il mit
+adroitement à profit sa position qu’aucun interdit ne gênait plus. Le
+maréchal de Villeroi, chez lequel le roi avait l’habitude de s’arrêter,
+était sous le coup de la disgrâce. Son château, un des beaux monumens de
+la splendeur seigneuriale, avait perdu la faveur des royales visites.
+Pourtant, Louis XIV, déjà très-vieux, ne pouvait guère se rendre d’un
+trait à son palais de Fontainebleau; les carrosses, même ceux de la
+cour, n’avaient ni la souplesse ni la calme rapidité des voitures
+d’aujourd’hui; la route n'était pas celle qui s'étend maintenant, comme
+un seul pavé, des Tuileries à Orléans. Fontainebleau était aux déserts.
+D’Antin saisit le beau côté de l’empêchement. Son château de
+Petit-Bourg, placé entre Paris et Fontainebleau, offrait une étape
+naturelle à la course si longue et si difficile du roi. Avec beaucoup de
+modestie, avec peu d’espoir de voir accepter son offre téméraire, il lui
+fit proposer de vouloir bien s’arrêter à son château de Petit-Bourg, si,
+sur son passage, il n’en trouvait pas de plus dignes que le sien. Madame
+de Maintenon consultée, Louis XIV agréa la proposition du duc d’Antin,
+et il promit d’aller coucher au château de Petit-Bourg le 13 septembre.
+On était en 1707.</p>
+
+<p>D’Antin perdit la tête quand il sut que le roi<a name="page_264" id="page_264"></a> voulait bien descendre
+chez lui. Le roi et madame de Maintenon! c'étaient deux rois à loger, à
+fêter pendant tout un jour et toute une nuit. Comment être neuf dans
+cette circonstance? Comment éclipser les Condé et les Villeroi, ces
+princes qui s'étaient montrés d’une si ingénieuse magnificence chaque
+fois que Louis XIV avait honoré leurs châteaux de sa présence? On avait
+tant tiré de feux d’artifice chez Fouquet! on avait tant usé et abusé
+des promenades sur l’eau à Chantilly! D’ailleurs à Petit-Bourg le
+terrain par sa pente ne permet pas d’offrir de belles et limpides eaux à
+la proue d’une escadre dorée. D’Antin se rongeait les ongles. Se confier
+à quelqu’un, c'était admettre quelqu’un à partager le bénéfice de
+l’invention. Enfin, la muse des courtisans le visita: il eut une idée;
+et le jour de la visite arriva.</p>
+
+<p>«Le roi partit de Versailles le 12 septembre, à midi, pour aller à
+Petit-Bourg. Dans son carrosse étaient madame la duchesse de Bourgogne,
+madame la duchesse de Lude, dame d’honneur, et madame la comtesse de
+Mailly, dame d’atour. Les gardes-du-corps, les gendarmes, les
+chevau-légers et les mousquetaires gris et noirs étaient disposés sur la
+route par escadrons.</p>
+
+<p>»A Juvisy, le roi fit très-obligeamment arrêter son carrosse pour
+recevoir des corbeilles de fruits<a name="page_265" id="page_265"></a> qui lui furent présentées par M. le
+président Portail, qui a une maison en ce lieu-là. Sa majesté reçut ces
+fruits avec la bonté qui lui est naturelle, dit le <i>Mercure galant</i>, que
+nous citons, et elle les présenta elle-même à madame la duchesse de
+Bourgogne et à Madame. Ces corbeilles étaient accompagnées d’autres
+rafraîchissemens dont sa majesté remercia M. Portail. Avant que
+d’arriver à Petit-Bourg, elle fut rencontrée par M. le marquis d’Antin,
+qui était venu pour la saluer sur la route, et qui reprit les devans
+pour la recevoir à Petit-Bourg. Sa majesté y arriva à quatre heures, et
+entra dans l’appartement que ce marquis lui avait fait préparer; elle le
+trouva fort beau. Au retour de la promenade, le roi travailla jusqu'à
+l’heure du souper, qui fut servi par les officiers de sa majesté, qui
+s’y étaient rendus la veille. Toutes les tables tinrent comme à
+Versailles, et furent servies de même. Les gardes-du-corps ne manquèrent
+de rien, et les gardes françaises et les Suisses ne purent vider tous
+les tonneaux de vin qu’on leur distribua.»</p>
+
+<p>Telle est la manière sèche et officielle dont le <i>Mercure galant</i> de
+septembre 1707 rend compte de la visite de Louis XIV au château de
+Petit-Bourg. Il est d’autres mémoires du temps, et ceux de Saint-Simon
+ne doivent pas être omis, qui parlent<a name="page_266" id="page_266"></a> de l’honneur fait au duc d’Antin
+en termes plus étendus: nous n’avons pas manqué d’y puiser.</p>
+
+<p>Quelques heures avant l’arrivée de Louis XIV au château de Petit-Bourg,
+le duc d’Antin fut frappé d’une pensée qu’il aurait pourtant dû avoir
+avant ce moment extrême. Le désespoir le saisit, sa raison s'égara, il
+sentit ses idées se brouiller dans sa tête, quand il n’avait peut-être
+jamais eu un besoin si grand de sang-froid, de contenance et de dignité.
+Il était un homme perdu, déshonoré, ridiculisé pour tout le reste de sa
+vie. Quelle était donc l’erreur où il était tombé? Quel oubli
+irréparable avait-il donc commis? Son oubli était, en effet, un crime
+pour un courtisan et un courtisan aussi délié que lui, sur le point de
+ressaisir la faveur du roi et celle de madame de Maintenon. Lui, qui
+avait donné à son château une forme si nouvelle, afin d'être récompensé
+d’un sourire de Louis XIV, lui, qui avait choisi grain à grain le sable
+où la cour passerait, lui, homme d’esprit, n’avait pas remarqué, jusqu'à
+ce moment fatal, que le chiffre du roi et de sa mère, madame de
+Montespan, était gravé, incrusté, peint partout. Ces deux lettres, L M,
+arrêtaient le regard, à quelque endroit qu’il se portât. Comment les
+faire disparaître? Elles brillaient aux panneaux des portes,<a name="page_267" id="page_267"></a> sur le
+marbre des cheminées, au dos des fauteuils. Et madame de Maintenon
+allait voir ces terribles emblèmes, témoignages de la passion de Louis
+XIV pour une autre femme qu’elle! A ce spectacle si honteux pour elle,
+nul doute qu’elle remonterait en carrosse et partirait, furieuse, pour
+Fontainebleau. Quelle vengeance ne tirerait-elle pas d’un tel affront,
+qu’elle supposerait avoir été long-temps calculé par le fils de madame
+de Montespan? D’Antin se voyait à la Bastille ou au fond d’un cachot
+d’une prison d'état. Pourtant les heures s'écoulaient, déjà des
+mousquetaires caracolaient devant les grilles. D’Antin n’avait plus qu'à
+se noyer dans la Seine, tandis que le roi arrivait à Petit-Bourg par la
+route de Fontainebleau. Avant de se noyer, d’Antin voulut cependant tuer
+son intendant, en raison de ce principe qui veut qu’un intendant ait
+toujours moins d’esprit que son maître, quand il advient au maître d’en
+avoir, et qu’il soit plus sot que lui, lorsque le maître commet une
+sottise. Je le tuerai, criait-il en promenant ses mains irritées sur le
+chiffre entrelacé du roi et de sa mère: je le tuerai! n'était-ce pas à
+lui à remarquer, à effacer, à pulvériser ces emblèmes qui seront ma
+ruine et ma mort? Décidément, je le tuerai.</p>
+
+<p>L’intendant fut appelé.<a name="page_268" id="page_268"></a></p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, lui dit le duc d’Antin, vous êtes un misérable.</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur...</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes un insensé!</p>
+
+<p>&mdash;Mais, monseigneur, en quoi?</p>
+
+<p>&mdash;Vous méritez un châtiment.</p>
+
+<p>&mdash;Que je sache du moins...</p>
+
+<p>&mdash;Eh! quoi, vous avez laissé subsister ces chiffres, quand le roi doit
+se rendre ici?</p>
+
+<p>&mdash;Je pensais, monseigneur...</p>
+
+<p>&mdash;Vous pensiez! vous ne savez donc pas?... Faut-il que je vous apprenne
+que madame de Montespan fut autrefois distinguée par le roi?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne l’ignorais pas, monseigneur.</p>
+
+<p>&mdash;C’est donc pour me nuire, me perdre, m’assassiner, que vous n’avez pas
+détruit ces chiffres?</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi les aurais-je détruits?</p>
+
+<p>&mdash;Il faut donc que je descende encore à vous dire que le roi a remplacé
+dans ses affections, où nul n’a le droit de pénétrer, madame de
+Montespan par madame de Maintenon?</p>
+
+<p>&mdash;Je savais aussi cela, monseigneur, et je regrette une confidence
+semblable, puisqu’elle paraît tant vous affliger.</p>
+
+<p>&mdash;Mais expliquez-vous, monsieur! puisque vous n’ignoriez aucun de ces
+faits, pourquoi ne<a name="page_269" id="page_269"></a> m’avez-vous pas épargné la ruine dont je suis
+menacé?</p>
+
+<p>&mdash;Monseigneur, répondit l’intendant, si j’ai conservé partout où il a
+été placé le chiffre de madame de Montespan et du roi, c’est que le nom
+de madame de Maintenon comme celui de madame de Montespan commence par
+un M. Le roi croira que c’est une des mille surprises que vous lui avez
+préparées. Il verra dans ce chiffre la première lettre de son nom et la
+première lettre du nom de madame de Maintenon, qui ne sera pas moins
+flattée de votre ingénieuse courtoisie. Voilà pourquoi je n’ai pas
+anéanti ces deux lettres qui vous ont tant causé de peine, monseigneur.</p>
+
+<p>&mdash;Dès ce moment vos gages sont triplés, dit le duc d’Antin à son
+intendant. N’oubliez qu’une chose, c’est que je me suis mis en colère
+devant vous. Vous pouvez vous retirer, monsieur.</p>
+
+<p>Ainsi que l’intendant l’avait prévu et si adroitement dit pour sa
+défense, le roi et madame de Maintenon prirent pour une délicieuse
+galanterie du duc d’Antin la répétition de leur chiffre semé avec tant
+de prodigalité autour d’eux.</p>
+
+<p>Le roi et madame de Maintenon, au jour et à l’heure indiqués, vinrent
+donc à Petit-Bourg avec toute leur suite, leurs officiers, leurs gens et
+leurs carrosses.<a name="page_270" id="page_270"></a></p>
+
+<p>La propriété était naturellement assez belle pour que le duc d’Antin
+n’eût pas eu, comme cela était à craindre, la triste fantaisie de faire
+planter des rosiers à la place de ses beaux chênes, et de dévaster ses
+parterres pour les remplir d’eau et de petits poissons. Le roi admira ce
+qui sera éternellement beau à Petit-Bourg (à moins que les chemins de
+fer ne veuillent le contraire), un parc superbement planté sur la crête
+d’un riche point de vue, et descendant, comme une décoration mouvante,
+jusqu'à la Seine, miroir de tant de beautés; un parc qui semble fait
+pour amuser le soleil, tant on lui a pratiqué de rues, de places, de
+portiques où courir, s'étendre et darder. En automne, il a des déclins
+inimaginables; il a des épanouissemens féeriques; il se fait à lui-même
+des illuminations sur son passage; tantôt il se montre rouge et découpé
+au ciseau au fond d’une lunette de verdure; tantôt il s’ouvre et
+s'élargit en teinte dorée derrière des branches qui flambent de clarté,
+comme des sarmens au feu, et les terrasses, toutes peuplées de blanches
+statues, et la Seine, la rivière royale, se colorent de la mélancolique
+garance de cette aurore boréale dont les oiseaux seuls, les moutons
+penchés sur les coteaux et les pâtres indifférens, ont le spectacle
+solitaire jusqu'à la première étoile.</p>
+
+<p>Mais si le duc d’Antin eut le bon sens de ne vouloir<a name="page_271" id="page_271"></a> inventer aucune
+rivière imprévue, aucun nouveau soleil, pas la moindre nature pour faire
+sa cour au roi, il jeta madame de Maintenon dans une vive surprise en
+l’introduisant dans l’aile du château qui lui était réservée.</p>
+
+<p>A peine madame de Maintenon a-t-elle posé le pied sur la première
+marche, qu’elle croit saisir une ressemblance. Cet escalier est
+exactement le même que celui de Saint-Cyr, sa fondation orgueilleuse et
+chérie. C’est bien la même rampe en fer doré. Elle monte, redoublement
+de surprise: les portes d’appartement sont, comme à Saint-Cyr, toutes
+guillochées de dorures délicates, s’enlaçant en ceps de vignes sur un
+fond blanc et mat. Elle entre, mêmes cheminées en marbre pâle, mêmes
+flambeaux à branches élancées et courbées en rameaux. Cette première
+pièce ne diffère en rien de celle de sa maison religieuse. Nombre égal
+de petites et de grandes glaces; exacte tapisserie d’Aubusson,
+représentant, ainsi qu'à Saint-Cyr, l’histoire d’Esther et d’Assuérus.
+Madame de Maintenon, émerveillée, passe dans la pièce destinée à être sa
+chambre pour une seule nuit. L’enchantement continue. C'était à croire
+qu’une fée avait transporté de Saint-Cyr à Petit-Bourg les siéges, les
+tapis, les pendules, les tableaux, les livres; les livres même dont
+madame de Maintenon faisait sa lecture<a name="page_272" id="page_272"></a> habituelle sont là; et rien qui
+trouble cette ressemblance magique: les livres ont le caractère
+extérieur, la forme distincte, la physionomie fatiguée, les plis, les
+taches des livres de Saint-Cyr. Elle les retrouve dans la position où
+elle les a laissés sur sa table de méditation. Elle s’assied, c’est son
+fauteuil; elle prolonge son regard, ce sont ses rideaux; elle l'élève,
+c’est le Christ d’ivoire au pied duquel elle prie. Pas une couleur, pas
+une nuance, pas un trait, qui soit une dissemblance. Elle sourit, et
+remercie le duc d’Antin, qui a pleinement réussi dans son miracle de
+courtisan.</p>
+
+<p>Comme elle était arrivée de bonne heure au château de Petit-Bourg, elle
+put encore entendre la messe dans une galerie pratiquée près de sa
+chambre. Autre prévoyance pieuse du duc d’Antin. A Saint-Cyr, madame de
+Maintenon assistait à la messe dans une pareille galerie. L’attention la
+flatta extrêmement; et comme tout ce qui semblait lui plaire était du
+goût du roi, il n’y a pas de termes assez justes pour peindre le bonheur
+de leur hôte. Il n’est sorte d’amusemens qu’il ne leur procurât; et les
+amuser était très-difficile alors. Le roi et madame de Maintenon étaient
+déjà bien vieux. Cependant la musique, les promenades, les scènes de
+divertissement arrangées sur le passage de la cour, le plaisir des
+personnes de la suite,<a name="page_273" id="page_273"></a> l’ordre qui accompagnait ces coups de théâtre
+calculés avec beaucoup d’art, parvinrent à distraire les royaux
+visiteurs, malgré leur âge, leur infirmité, leur profond ennui.</p>
+
+<p>Lorsque le roi se fut retiré un instant dans l’appartement de madame de
+Maintenon, il fit appeler d’Antin, qui commençait à recevoir par la
+faveur de cette audience le prix de son zèle. Le duc profita de cette
+entrevue pour soumettre au roi le plan du château de Petit-Bourg. Tout
+fut approuvé par le roi, dont le goût était très-sûr et très-distingué
+en matière de jardins. Cependant il fit remarquer au courtisan
+respectueux qu’une longue allée de marroniers masquait la perspective
+précisément en face de la chambre qu’il occupait, lui, le roi,
+d’ailleurs ravi de tout le reste. L’observation fut accueillie par le
+duc d’Antin avec reconnaissance. Il convint que cette allée de
+marroniers n’avait pas été heureusement plantée.</p>
+
+<p>Le lendemain matin, quand le roi s’approcha de la croisée, quel ne fut
+pas son étonnement!<a name="FNanchor_C_3" id="FNanchor_C_3"></a><a href="#Footnote_C_3" class="fnanchor">[C]</a> l’allée de marroniers avait disparu.</p>
+
+<p>Le roi se montra fort touché des efforts que le<a name="page_274" id="page_274"></a> duc avait faits pour
+lui rendre agréable son séjour au château; mais, toujours moqueuse
+malgré ses grands dehors de piété, madame de Maintenon dit à d’Antin, en
+présence des courtisans, au moment de quitter le château: «Il est
+heureux, monsieur le duc, que je n’aie pas déplu au roi; vous m’eussiez
+envoyée coucher sur le pavé du grand chemin.»</p>
+
+<p>Ceci était peut-être de la jalousie: le duc d’Antin eut le tort de
+n’avoir pas deux allées de marroniers à abattre, une en l’honneur du
+roi, l’autre en l’honneur de madame de Maintenon.</p>
+
+<p>Le célèbre jardinier Le Nôtre avait dessiné une grande partie des
+jardins de Petit-Bourg, à l'époque de l'élévation de madame de
+Montespan. Quel nom que celui de Le Nôtre! C’est le Louis XIV des
+jardins. Il n’est pas un château dont les échos ne répètent son nom; il
+mériterait une histoire.</p>
+
+<p>La vie de Le Nôtre fut une des plus occupées, comme elle fut une des
+plus heureuses. Une fois couvert de la protection du roi, on se le
+disputa à la cour ainsi qu'à la ville pour avoir un parc dessiné par
+lui. Le frère du roi, le duc d’Orléans, l’employa dans ses jardins de
+Saint-Cloud; le prince de Condé lui commanda le tracé de ses parterres,
+les plus délicieux du monde, et la division de la forêt de Chantilly, le
+boudoir des forêts; il laissa<a name="page_275" id="page_275"></a> aussi tomber sa règle et son compas sur
+les parcs de Villers-Cotterets, de Meudon, de Chaillot, de Livry et de
+Sceaux.</p>
+
+<p>Voilà l’artiste; voici l’homme. Voulant connaître l’Italie, préjugé
+éternel de ceux qui vont chercher au loin des images et des pensées
+qu’ils ont chez eux et en eux, Le Nôtre alla à Rome pour y visiter les
+jardins dont on lui opposait la riche ordonnance. Son goût n’y puisa pas
+beaucoup; ses idées s’y agrandirent. Son voyage eût peu mérité d’occuper
+l’attention de ses biographes, sans la connaissance qu’il fit à Rome du
+chevalier Bernin, et sans sa présentation au pape Innocent XI, événement
+où la familiarité de son caractère se mit si singulièrement à nu, que
+cette présentation devint depuis un épisode de sa vie à raconter.</p>
+
+<p>Au lieu de s’humilier avec une ferveur religieuse devant le chef de la
+chrétienté, Le Nôtre s'écria en sa présence: «Non, je n’ai plus rien à
+désirer, j’ai vu les deux plus grands hommes du monde, votre sainteté et
+le roi mon maître.&mdash;Il y a une grande différence, reprit le pape; le roi
+est un grand prince victorieux, et moi, je suis un pauvre prêtre,
+serviteur des serviteurs de Dieu; il est si jeune et je suis si vieux!»
+Encouragé à laisser parler son cœur, Le Nôtre frappa sur l'épaule
+d’Innocent XI, en lui disant: «Mon révérend père, vous vieux!<a name="page_276" id="page_276"></a> Vous vous
+portez bien, et vous enterrerez tout le sacré collége.» Le mot fit rire
+le pape, au cou duquel Le Nôtre finit par sauter, tant était vive sa
+joie de pouvoir parler au pape comme il parlait à Louis XIV. Aussi libre
+au Louvre qu’au Vatican, Le Nôtre embrassait Louis XIV toutes les fois
+qu’il revoyait ce prince après quelque absence.</p>
+
+<p>Le roi était du reste habitué depuis long-temps à cette familiarité de
+Le Nôtre. Lorsqu’il alla, pour la première fois, à Versailles, examiner
+les progrès des travaux, il s’arrêta devant les deux pièces d’eau qui
+sont sur la terrasse. Le Nôtre fut complimenté. L'éloge enhardissant
+celui-ci, il confia au roi son projet de construire la double rampe,
+différens bosquets et une foule d’autres parties exécutées plus tard.
+Émerveillé des vues de Le Nôtre, le roi lui coupait à chaque instant la
+parole pour lui dire: «Le Nôtre, je vous donne vingt mille livres.» A la
+quatrième interruption, Le Nôtre se tourna brusquement et dit au roi:
+«Sire, votre majesté n’en saura pas davantage, je la ruinerais.»</p>
+
+<p>A quatre-vingt-cinq ans, sentant ses facultés s’affaiblir, et voulant,
+comme cela se disait alors, s’occuper de son salut, il demanda sa
+retraite, que Louis XIV ne consentit à lui accorder qu'à la condition
+qu’il se présenterait de temps en temps à la cour.<a name="page_277" id="page_277"></a></p>
+
+<p>Un peu avant sa mort, étant allé à Marly pour se promener sous les
+allées qu’il avait plantées dans sa jeunesse, il y rencontra le roi
+monté dans sa chaise couverte traînée par des Suisses. Louis XIV exigea
+que Le Nôtre montât à côté de lui dans une chaise à peu près semblable.
+L'émotion étouffait le vieux jardinier; ayant aperçu Mansart, le
+surintendant des bâtimens, qui marchait à pied à quelque distance, il
+s'écria, les yeux pleins de larmes: «Sire, en vérité, mon bonhomme de
+père ouvrirait de grands yeux, s’il me voyait dans un char auprès du
+plus grand roi de la terre. Il faut avouer que votre majesté traite bien
+son maçon et son jardinier.»</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Sorti de la classe la plus obscure, il s'éleva, par son génie, sa belle
+conduite et la pureté de ses mœurs, au grade de chevalier de l’ordre
+du roi, de contrôleur des bâtimens de sa majesté et dessinateur de tous
+ses jardins.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Les honneurs n’altérèrent jamais la naïveté de sa bonne nature. Louis
+XIV lui ayant accordé, en 1675, des lettres de noblesse et la croix de
+Saint-Michel, il voulut aussi lui donner des armes. «Sire, dit-il, j’en
+ai déjà: trois limaçons couronnés d’une pomme de choux.» Ajoutant:
+«Pourrais-je oublier ma bêche? Combien doit-elle m'être chère!<a name="page_278" id="page_278"></a> N’est-ce
+pas à elle que je dois les bontés dont votre majesté m’honore?»</p>
+
+<p>Il mourut à quatre-vingt-huit ans.</p>
+
+<p>Quoique Louis XIV aimât passionnément l'étiquette, il était heureux dans
+beaucoup d’occasions de ne revêtir que le simple costume de marquis de
+cour et de se promener sans le cortége solennel des gentilshommes de sa
+maison. A la campagne surtout, il tenait à jouir de cette liberté si
+précieuse. Dès qu’on devinait son désir d'être seul, on restait peu à
+peu en arrière, on s’arrêtait par petits groupes; enfin, on le laissait
+isolé sur le chemin de sa promenade. Le jour de sa visite à Petit-Bourg,
+il sembla manifester l’intention de parcourir sans le fastueux embarras
+de sa suite les diverses parties de la propriété du duc d’Antin.
+Aussitôt ses officiers se retirèrent, se repliant vers le château, où,
+parmi les divertissemens infinis préparés pour eux par le duc, les
+tables de jeu, on le suppose, n’avaient pas été oubliées.</p>
+
+<p>Grand amateur de jardins, Louis XIV s’arrêta au milieu des potagers de
+Petit-Bourg, qui devaient leur célébrité aux soins d’un horticulteur de
+génie, d’un homme dont le nom est resté, comme celui des peintres et des
+sculpteurs illustres du même temps. Ce jardinier, fécondé par un regard
+de Louis XIV, était La Quintinie, qui devait<a name="page_279" id="page_279"></a> le premier perfectionner
+en France la culture des fruits et des légumes, et asseoir son
+illustration à côté de celle de Le Nôtre.</p>
+
+<p>Jean de La Quintinie débuta par être avocat à Paris, où il était venu de
+Poitiers, son berceau natal. Il obtint même de grands succès au barreau,
+avant que des rapports de profession ne le fissent connaître de M. de
+Tambouneau, président en la chambre des comptes, au fils duquel il fut
+attaché en qualité de précepteur. Dans Virgile, qu’il expliquait à son
+élève, il admirait moins une poésie tendre et délicate qu’il ne tenait
+compte des préceptes de jardinage dont il abonde. La description de la
+tempête dans l'<i>Enéide</i> le laissait froid, tandis qu’il suivait avec
+passion la manière d'élever les abeilles dans les <i>Géorgiques</i>. Grâce
+aux vastes propriétés de son protecteur, M. de Tambouneau, il eut la
+facilité de résoudre par la pratique ses théories horticulturales. Il
+planta, sema, greffa avec une liberté si illimitée et si heureuse, qu’il
+en oublia le barreau pour écrire un livre où puiseront éternellement les
+faiseurs de traités du jardinage et de manuels de l’agriculteur. Ce
+livre fut intitulé: <i>Les Instructions pour les jardins fruitiers et
+potagers</i>. Il lui attira d’unanimes éloges, et lui valut la gloire
+d’avoir pour élève en jardinage le grand Condé, nom illustre, toujours
+resplendissant<a name="page_280" id="page_280"></a> à côté de celui de Louis XIV, toutes les fois que la
+postérité reconnaissante se souvient d’un encouragement accordé aux
+artistes du dix-septième siècle. De La Quintinie donna aussi à Londres
+des leçons de son art au roi d’Angleterre; à son retour en France, il
+entretint avec des seigneurs anglais une correspondance rendue publique
+après sa mort.</p>
+
+<p>Quand la réputation de La Quintinie fut consacrée par de beaux travaux,
+Louis XIV, qui avait l’instinct de ne jamais laisser s'égarer une
+supériorité à l'étranger, alla chercher cet homme, dont tout le mérite
+était de donner une saveur plus douce à une pomme ou à une cerise, un
+éclat plus vif à une rose, et quelques feuilles de plus à un œillet,
+seules fleurs, pour le dire en passant, que la botanique du temps
+daignât remarquer; et il créa en sa faveur une charge de
+directeur-général de tous les jardins fruitiers et potagers de toutes
+les maisons royales. La Quintinie fit produire à Versailles des fruits
+et des légumes dont l’excellence ne fut pas seulement appréciée de Louis
+XIV; après avoir orné la table de tous les successeurs du grand roi, ils
+sont encore de nos jours en haute estime à la cour du roi régnant.</p>
+
+<p>Au retour de son excursion dans le verger, le roi ne manqua pas de
+remercier le duc d’Antin<a name="page_281" id="page_281"></a> d’avoir fait contribuer aux travaux d’utilité
+et d’embellissement de Petit-Bourg ceux dont il avait le premier
+découvert et honoré le mérite. Autant Louis XIV était jaloux de la
+gloire téméraire des courtisans qui, avant lui, mettaient en lumière le
+talent d’un homme supérieur, autant il aimait qu’on ratifiât les arrêts
+de son goût en employant les artistes de sa prédilection particulière.
+Ainsi on s’explique pourquoi on rencontre dans tous les châteaux de
+quelque valeur les ouvrages des sculpteurs et des peintres qui ont orné
+Versailles, Marly, Fontainebleau et les autres demeures royales. Il est
+inutile de faire remarquer que ces artistes célèbres multipliaient leurs
+tableaux et leurs statues autant dans le but de doubler les échos de
+leur renommée que pour élever les avantages acquis à leur position.</p>
+
+<p>Le roi éprouva une nouvelle satisfaction en voyant les statues placées
+sur son passage. C'était encore un hommage rendu à son discernement. Les
+frères Keller les avaient signées, et l’on sait que la part prise par
+les frères Keller aux ornemens de Versailles est immense. Il est peu de
+bassins pour lesquels ils n’aient fondu quelque divinité accroupie,
+versant des nappes d’eau de son urne inclinée. Quoiqu’ils eussent à
+maîtriser des matières aussi rebelles que le bronze et le fer, ils<a name="page_282" id="page_282"></a>
+parvinrent à des résultats incroyables de perfection, et avec des
+procédés bien moins sûrs que ceux d’aujourd’hui. Il est douteux que les
+sculpteurs qui leur confiaient leurs modèles eussent poussé aussi loin
+qu’eux la correction unie à la vérité des mouvemens, et la science des
+muscles, sans tomber dans la sécheresse de la dissection. Ils jouèrent
+avec le feu et le cuivre liquide comme les figurations pétries avec ce
+bronze figé jouent avec l’eau. Toutes ces allégories humides, qui
+représentent les principaux fleuves du royaume, la Garonne, la Dordogne,
+la Seine, la Marne, se fondent avec une harmonie grave dans le plan
+sévère du parc; elles y sont mieux à leur place, si on ose le dire, que
+de frileuses statues si malades d'être nues. Le bronze est d’une nudité
+moins absolue que le marbre, et il va bien à notre ciel sans soleil et
+sans lune: ciel aveugle.</p>
+
+<p>Nés à Lyon l’un et l’autre, les frères Keller moururent tous les deux à
+Paris.</p>
+
+<p>On a d’eux à Versailles:</p>
+
+<p>Dans le parterre d’eau, Bacchus, Apollon, Antinoüs, Silène; ensuite, et
+placés au bassin à droite dans le parterre d’eau, la Garonne, la
+Dordogne, la Seine, la Marne et quatre nymphes; placés dans le bassin à
+gauche, toujours dans le parterre d’eau, le Rhône, la Saône, la Loire
+et<a name="page_283" id="page_283"></a> cinq nymphes. Ils fondirent encore, sur la composition de Vanclère,
+un lion sur un lion; et, d’après de Raon, un lion sur un sanglier. Ces
+deux groupes sont aussi dans un des bassins du parterre d’eau.</p>
+
+<p>Les frères Keller reproduisirent, dans les châteaux des riches favoris
+de Louis XIV, leurs principaux ouvrages, mais sur une échelle moins
+royale et moins coûteuse.</p>
+
+<p>Louis XIV poursuivait ainsi sa promenade au milieu des travaux pleins de
+goût semés avec intelligence sur la riche surface du château de
+Petit-Bourg, s’admirant dans les efforts de ses favoris, qui le
+prenaient en tout pour exemple et pour guide, s’applaudissant de
+reconnaître, quelque endroit où il allât, la superbe influence de
+Versailles et de Fontainebleau. Mais tout-à-coup son orgueilleuse
+préoccupation est absorbée; il s’arrête en face d’une statue qui se
+dresse au point final d’une allée du parc. Ses sourcils se froncent, il
+penche la tête tantôt à droite et tantôt à gauche, il s’avance, il
+recule, il avance encore; sa canne à pomme d’or est posée
+perpendiculairement près de son œil droit, tandis que sa main gauche
+parée de dentelles ne cesse de s’agiter en manière d'étonnement. Cette
+scène muette se prolonge jusqu’au moment où le roi, ayant acquis la
+certitude qu’il<a name="page_284" id="page_284"></a> a raison, se prend à dire à haute voix: Cette statue
+est fort belle; c’est un Girardon admirable; mais elle n’est pas
+d’aplomb! non, elle n’est pas d’aplomb! elle penche vers la droite.
+Comment le duc d’Antin ne s’en est-il pas aperçu? Allons lui en faire la
+remarque. Allons!</p>
+
+<p>D’aussi loin que Louis XIV, fier de sa découverte, reconnut le duc
+d’Antin, qui se promenait au haut de la terrasse et causait avec des
+seigneurs de la cour, il lui fit signe de venir au plus vite. Les
+groupes de seigneurs et d’Antin se hâtèrent d’accourir vers le roi, dont
+ils auraient voulu deviner la pensée; en un instant ils l’entourèrent.</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, leur dit le roi en se dirigeant du côté de la statue de
+Girardon, vous allez me dire votre opinion avec franchise, comme vous la
+dites toujours. Nous avons une observation critique à adresser
+indirectement à M. le duc d’Antin, parmi les grands éloges dus à
+l’excellente ordonnance de sa propriété.</p>
+
+<p>&mdash;Sire, je me condamne d’avance, répondit le duc.</p>
+
+<p>&mdash;C’est ce que je ne vous demande pas, monsieur le duc. Je vous récuse,
+s’il vous plaît.</p>
+
+<p>&mdash;Sire, je me tairai.</p>
+
+<p>On était arrivé devant la statue de Girardon.</p>
+
+<p>Le roi fit quelques pas, et se tournant ensuite<a name="page_285" id="page_285"></a> vers les courtisans
+respectueusement attentifs: Messieurs, le socle de cette statue vous
+semble-t-il en parfait équilibre?</p>
+
+<p>Les personnes consultées par le roi, après avoir regardé long-temps et
+minutieusement la statue, ne rompaient pas le silence.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne répondez pas, messieurs! me serais-je trompé? Cependant mon
+coup d'œil a été sûr plus d’une fois. Regardez mieux, je vous prie,
+votre complaisance m’obligera.</p>
+
+<p>Obéissant au désir du roi, les courtisans recommencèrent, à de nouveaux
+points de vue, à des distances diverses, leur premier examen, trouvé
+insuffisant.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! messieurs! toujours le même silence? Je suis donc condamné?
+Je vous rends votre liberté d’opinion, monsieur le duc. Vous-même,
+dites-nous ce que vous pensez de la position de cette statue, qui nous
+avait paru pencher vers la droite.</p>
+
+<p>&mdash;Sire, puisque vous me permettez de parler, j’oserai dire que j’ai le
+tort de ne pas voir comme votre majesté en ce moment. Le faune de
+Girardon me semble, sauf le respect que je professe, sire, pour votre
+avis, être perpendiculaire à la ligne horizontale du terrain. Me
+sera-t-il permis à cette occasion de faire remarquer à votre majesté que
+la<a name="page_286" id="page_286"></a> courbure du sol au sommet de cette allée du parc peut causer
+l’erreur? Le socle est posé sur une surface courbe.</p>
+
+<p>&mdash;J’admets, monsieur le duc, votre objection; mais je persiste dans mon
+sentiment, malgré le côté sensé d’une remarque que j’avais déjà faite.
+Pour terminer le différend, voulez-vous, messieurs, que l’architecte de
+M. le duc d’Antin soit juge entre nous? L’acceptez-vous pour arbitre?</p>
+
+<p>&mdash;Votre majesté s’est déjà montrée vraiment trop généreuse en daignant
+mettre en balance son opinion et la nôtre.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur le duc, il nous serait agréable que vous fissiez appeler
+céans votre architecte, s’il est ici. Nous attendrons.</p>
+
+<p>Après s'être incliné, le duc d’Antin remonta avec empressement l’allée
+qui conduit au château.</p>
+
+<p>Pendant sa courte absence, le roi, oubliant la discussion, indiqua du
+bout de sa canne aux courtisans les nombreuses beautés de l’ouvrage de
+Girardon, son statuaire de prédilection; il tenait son chapeau à plumes
+dans la main gauche afin de se garantir des rayons du soleil. On
+l'écoutait avec une espèce d’adoration lorsqu’il parlait des grands
+artistes dont il avait doté la France et son règne. Alors ses chagrins
+de plomb semblaient ne plus peser autant sur sa profonde décrépitude; il
+relevait<a name="page_287" id="page_287"></a> peu à peu le front; il était vénérable, lamentable et beau.
+Que lui restait-il de ses guerres? l’humiliation; de ses maîtresses?
+madame de Maintenon; de ses fils? des souvenirs de poison. Mais de
+Girardon, de Puget, de Lebrun, de Racine, de Corneille, il lui restait
+d’impérissables statues, des livres, des tableaux qui devaient illuminer
+la longue route de son siècle.</p>
+
+<p>Louis XIV se plut à parler avec onction de quelques-uns de ces artistes,
+revenant toujours sur le mérite particulier de Girardon.</p>
+
+<p>Troyes, en Champagne, fut la patrie de François Girardon, un des
+artistes dont la vie accompagna pas à pas le règne de Louis XIV, et fut
+la plus dévouée aux volontés de ce monarque. Né en 1627, il ne mourut
+qu’en 1715; soixante années de cette glorieuse vie furent employées à
+tailler des statues, des fontaines, des vases et des bas-reliefs pour
+les jardins royaux, et notamment pour Versailles, qu’il vit commencer et
+finir, embrassant dans sa longévité patriarcale la période des nombreux
+sculpteurs du dix-septième siècle, presque tous nés après lui et morts
+avant lui. Cette ample existence, jointe à l’influence qu’il acquit par
+sa renommée et la charge d’inspecteur-général de tous les ouvrages de
+sculpture dont il fut revêtu à la mort de Lebrun, rendent raison de la
+prépondérance de<a name="page_288" id="page_288"></a> son goût sur les artistes de son temps. A l’exception
+de Puget, trop rustique, trop d’un seul bloc, pour obéir à d’autres
+ordres que ceux de son inspiration, tous les sculpteurs du dix-septième
+siècle inclinèrent le ciseau devant lui, et passèrent sous son équerre.
+Auguier, Coysevox, Renaudin, Coustou, furent ses élèves ou ses
+courtisans; et par déférence ou par conviction, malgré les dissemblances
+de leur génie, ils adoptèrent sa manière sans se permettre d’autre
+mérite, avec la faculté incontestable d’en avoir à ajouter à celui de
+leur maître, que de multiplier ses formes uniquement gracieuses:
+Versailles fut un monastère qui eut sa règle invariable et son abbé
+inflexible dans Girardon. Ses statues et celles de ses disciples sont de
+la même famille. Au lieu du nez droit des Grecs, signe accepté de
+plusieurs générations de sculpteurs, ce furent les chutes des reins
+ondulées, les petites épaules, et les chairs chiffonnées qui
+caractérisèrent l'école de Girardon. Elle ne vaut pas celle de Jean
+Goujon, qui s’ensabla sous le règne de Louis XIII, sans qu’on en puisse
+dire au juste la raison; mais, à coup sûr, elle vaut infiniment mieux
+que celle dont le chevalier Bernin, géant de plâtre, était alors le
+représentant en Italie, et mieux encore que toutes celles qui lui ont
+succédé au dix-huitième siècle et au dix-neuvième siècle, jusqu'à<a name="page_289" id="page_289"></a> nous.
+Quand on n’atteint pas à l'énergie du geste comme Puget, on n’a rien de
+mieux à faire que de s’arrêter à l’amabilité des formes de Girardon.
+S’il n’eut pas toutes les qualités dévolues à la statuaire antique, la
+réflexion serrée, la grâce dans l’exactitude, la vie idéale à la surface
+de la vie réelle, il eut à un très-haut degré l’instinct de toutes les
+sensibilités de la chair, qualités dont il eut les défauts, en poussant
+la vérité jusqu'à la trivialité du moment, c’est-à-dire jusqu'à voir le
+plus gracieux modèle d’une nature de choix dans l'épiderme soyeux d’une
+duchesse.</p>
+
+<p>Enfin, d’Antin revint accompagné de son architecte, de celui dont le roi
+attendait la sentence sans appel.</p>
+
+<p>&mdash;Décidez entre nous, monsieur, lui dit le roi d’un ton de bonté
+encourageante. Cette statue est-elle ou n’est-elle pas en équilibre?</p>
+
+<p>Avant de répondre, l’architecte posa son équerre au milieu de la statue,
+et laissa pendre le fil à plomb jusqu’au bas du socle.</p>
+
+<p>&mdash;Sire, dit l’architecte en montrant la direction du cordon aux
+courtisans, la statue penche d’un pouce au moins vers la droite.</p>
+
+<p>&mdash;J’avais donc raison, messieurs, dit le roi en désignant le duc
+d’Antin, qui paraissait moins confus de sa propre défaite que satisfait
+de la victoire de Louis XIV.<a name="page_290" id="page_290"></a></p>
+
+<p>&mdash;Sire, répondit-il, vous nous pardonnerez de n’avoir pas la rectitude
+de votre regard; sinon ce serait nous punir de ne pas vous égaler.</p>
+
+<p>Les autres courtisans varièrent ce thème élogieux sur toutes les notes,
+quoique au fond, eux et le duc d’Antin, le premier, sussent parfaitement
+que le faune de Girardon tombait sur le côté d’une manière sensible. La
+comédie avait parfaitement réussi.</p>
+
+<p>Cette supériorité de lumières plaisait au roi, qui prenait pour des
+avantages réels sur l’intelligence des autres ces concessions
+complaisantes, renouvelées sous mille formes autour de lui.</p>
+
+<p>Le duc d’Antin, devenu, par cette première flatterie, surintendant des
+bâtimens, la reprit souvent avec succès. Dans les <i>pièces relatives au
+siècle de Louis XIV</i><a name="FNanchor_D_4" id="FNanchor_D_4"></a><a href="#Footnote_D_4" class="fnanchor">[D]</a>, de Voltaire, on lit (pages 390-391): «Les
+chefs-d'œuvre de sculpture furent prodigués dans ses jardins. Il en
+jouissait et les allait voir souvent. J’ai ouï dire à feu M. le duc
+d’Antin que, lorsqu’il fut surintendant des bâtimens, il faisait
+quelquefois mettre ce qu’on appelle des cales entre les statues et les
+socles, afin que, quand le roi viendrait se promener, il s’aperçût que
+les statues n'étaient pas droites, et qu’il eût le mérite du coup
+d'œil. En effet, le roi ne manquait pas de trouver<a name="page_291" id="page_291"></a> le défaut. M.
+d’Antin contestait un peu, et ensuite se rendait et faisait redresser la
+statue, en avouant avec une surprise affectée combien le roi se
+connaissait à tout. Qu’on juge par cela seul combien un roi doit
+aisément s’en faire accroire.</p>
+
+<p>»On sait le trait de courtisan que fit ce même duc d’Antin, lorsque le
+roi vint coucher à Petit-Bourg, et qu’ayant trouvé qu’une grande allée
+de vieux arbres faisait un mauvais effet, M. d’Antin la fit abattre et
+enlever la même nuit; et le roi, à son réveil, n’ayant plus trouvé son
+allée, il lui dit: Sire, comment vouliez-vous qu’elle osât paraître
+devant vous? elle vous avait déplu.</p>
+
+<p>»Ce fut le même duc d’Antin, qui, à Fontainebleau, donna au roi et à
+madame la duchesse de Bourgogne un spectacle plus singulier, et un
+exemple plus frappant du raffinement de la flatterie la plus délicate.
+Louis XIV avait témoigné qu’il souhaiterait qu’on abattît quelque jour
+un bois entier qui lui ôtait un peu de vue; M. d’Antin fit scier tous
+les arbres du bois près de la racine, de façon qu’ils ne tenaient
+presque plus; des cordes étaient attachées à chaque corps d’arbre, et
+plus de douze cents hommes étaient dans ce bois prêts au moindre signal.
+M. d’Antin savait le jour que le roi devait se promener de ce côté avec
+toute sa cour; sa majesté ne manqua pas de dire combien ce morceau<a name="page_292" id="page_292"></a> de
+forêt lui déplaisait:&mdash;Sire, lui répondit-il, ce bois sera abattu dès
+que votre majesté l’aura ordonné.&mdash;Vraiment, dit le roi, s’il ne tient
+qu'à cela, je l’ordonne, et je voudrais déjà en être défait.&mdash;Eh bien,
+sire, vous allez l'être.&mdash;Il donna un coup de sifflet, et l’on vit
+tomber la forêt.&mdash;Ah! mesdames, s'écria la duchesse de Bourgogne, si le
+roi avait demandé nos têtes, M. d’Antin les ferait tomber de même.»</p>
+
+<p>La plaisanterie de la duchesse de Bourgogne sur les formes expéditives
+du duc d’Antin rappelle singulièrement le bon mot de madame de
+Maintenon, le jour où l’allée fut aussi coupée au pied au château de
+Petit-Bourg; conformité qui autorise à douter de l’une ou de l’autre
+anecdote, si elle n’invite pas à les rejeter toutes deux, malgré le
+témoignage de Voltaire.</p>
+
+<p>L’art de courtisan, dont on s’est moqué avec plus de haine que de
+raison, n'était pas, comme on a le tort habituel de le croire, une
+infirmité dégradante, un abaissement de l'âme. Sans doute Dangeau était
+parfois ridicule par l’excès de son adoration pour Louis XIV, quoique
+Dangeau, et son journal même le prouve, fût un écrivain tout aussi
+agréable pour son temps qu’il est utile à consulter dans le nôtre; sans
+doute le duc d’Antin et le duc de la Feuillade, l’un en sciant au pied
+un rideau d’arbres,<a name="page_293" id="page_293"></a> l’autre en érigeant au roi, au milieu de la place
+des Victoires, une colossale statue équestre autour de laquelle des
+flambeaux brûlaient toute la nuit, poussèrent trop loin le dévouement
+domestique et l’affection privée; mais le sentiment qu’ils gâtaient par
+l’exagération mérite une étude, et non du mépris. Cette étiquette, dont
+ils se montraient si jaloux et si heureux, n'était pas chose vaine
+alors. Comment se classaient les hommes? est-ce par l’intelligence ou
+par le rang? Puisque c’est par le rang, rien ne pouvait être inviolable
+comme le rang; et l’on ne voit pas pourquoi on n’aurait pas dû avoir
+autant de juste vanité à offrir à Marly le bougeoir à Louis XIV qu’on en
+a eu plus tard à réclamer dans un plat d’argent les cheveux de Napoléon
+quand il se les faisait couper. Or le rang représentait plus de la
+moitié du courtisan; le respect et l’affection personnelle, si
+nécessaire sous une monarchie absolue, faisaient le reste. Cette
+affection valait à la couronne des officiers dévoués au moment de la
+guerre et des amis dans le malheur. Le courtisan Turenne se faisait
+emporter par un boulet; le courtisan d’Antin envoyait toute son
+argenterie à la fonte pour que les soldats de Louis XIV ne mourussent
+pas de faim pendant les si désastreuses campagnes de la fin de son
+règne. N’altérons pas les idées en déshonorant les noms;<a name="page_294" id="page_294"></a> ne pas aimer
+la monarchie absolue n’oblige pas à méconnaître le fond de son
+institution, le caractère de sa langue, la sincérité de son culte.
+Qu’eût été Louis XIV sans courtisans? Se le figure-t-on au milieu des
+sujets d’un stathouder? A cet esprit de cour, à ce fanatisme pour la
+monarchie personnifiée, à cette tendresse, qui ne rougissait pas de
+baisser la tête devant le roi, à la condition de la laisser tomber pour
+lui dans l’occasion, la France doit une flexibilité de langage
+impossible à surpasser, une variété de charmantes formules de
+conversation, qui sont à la pensée ce que les feuilles sont au bois d’un
+arbre, c’est-à-dire un ensemble touffu, gazouillant, inépuisable,
+harmonieux. Sans ces fous de marquis, ces vicomtes débraillés, sans ces
+chevaliers galans, dans lesquels nous ne voyons que des courtisans, nous
+serions, comme nation civilisée, au niveau des Hollandais pour la
+finesse de manières, et des Anglais pour l'élégance du langage: un
+siècle en arrière. Quand le roi est la patrie, le monde c’est la cour.</p>
+
+<p>En 1717, à l'époque de transformation où les hommes d’esprit
+commençaient à détrôner, en politique comme en littérature, les fortes
+capacités du siècle précédent, un homme de génie, dans toute l’exigeante
+acception du mot, Pierre I<sup>er</sup>, czar de Moscovie, eut une seconde fois
+l’envie de connaître<a name="page_295" id="page_295"></a> la France. On sait que ce désir avait été
+antérieurement éludé par Louis XIV, peu jaloux, dans sa vieillesse
+inquiète et sans faste, d’accueillir à sa cour un souverain venant
+exprès du fond du nord pour voir de près les magnificences qu’on lui
+avait racontées de la cour du grand roi. Mais Louis XIV était mort,
+Louis XV était encore enfant, le régent ne haïssait pas la
+représentation, et d’ailleurs le czar avait depuis Louis XIV étendu une
+illustration sans exemple d’un bout de l’Europe aux extrémités de
+l’Asie: son projet devait se réaliser. Après avoir voyagé en Hollande,
+en Allemagne et en Angleterre, il ne pouvait trouver d’obstacle sérieux
+à voir la France, alors plus fermement qu’aujourd’hui encore placée à la
+tête des nations civilisées.</p>
+
+<p>Pour la première fois peut-être, un monarque sortait de ses états
+lointains, non par un vain désir de voir et d'être vu, mais pour
+s’instruire dans les arts utiles au commerce et à la navigation, deux
+grandes, deux fécondes passions du fondateur de l’empire russe.</p>
+
+<p>Dunkerque fut le port où, le 21 mai 1717, descendit Pierre I<sup>er</sup>,
+accompagné de sa suite. Pour le recevoir dignement, le régent avait mis
+à sa disposition des fourgons, des carrosses en très-grand nombre, les
+plus riches équipages du roi, avec ordre<a name="page_296" id="page_296"></a> de traiter le czar comme le
+roi lui-même. Le marquis de Nesle se présenta à lui à Calais pour lui
+faire les honneurs du voyage jusqu'à Beaumont, d’où le maréchal de Tessé
+devait l’escorter jusqu'à Paris. Cette déférence parut naturelle au
+czar; et, pendant toute sa résidence dans la capitale, il ne se montra
+jamais surpris du cérémonial outré dont on usa envers lui.</p>
+
+<p>«Ce prince, dit une relation historique dédiée au czar lui-même, et
+écrite par l’auteur du nouveau <i>Mercure François</i>, arriva à Paris entre
+neuf et dix heures du soir, le roy étant déjà couché. Il fut surpris de
+voir les rues Saint-Denis et Saint-Honoré toutes illuminées, avec un
+peuple infini qui occupoit les fenêtres et les passages.»</p>
+
+<p>Quoique ses appartemens eussent été dressés au Louvre avec une
+somptuosité digne de son rang, on jugea, et ce fut fort à propos, de lui
+tenir prêt l’hôtel de Lesdiguières, appartenant au maréchal de Villeroi.
+On supposa que le czar serait plus à l’aise qu’au Louvre dans un hôtel
+exclusivement dévolu à lui seul. Ainsi qu’il avait été réglé, le
+maréchal de Tessé, qui avait rencontré Pierre I<sup>er</sup> à Beaumont,
+l’accompagna jusqu'à Paris, et lui servit d’introducteur au Louvre le
+soir du même jour, vers neuf heures. Les marbres, les lumières répandues
+à l’excès dans les appartemens, les girandoles<a name="page_297" id="page_297"></a> de cristal, jouant,
+tournant et miroitant à ses yeux, les dorures des plafonds et des
+portes, les couleurs cramoisies des tapisseries, le fatiguèrent à tel
+point, qu’il voulut s’en aller tout de suite à l’hôtel de Lesdiguières.
+«Étant entré dans la salle (une des salles du Louvre), où il trouva deux
+tables de soixante couverts chacune, en gras et en maigre, il les
+considéra, et demanda un morceau de pain et des raves, goûta à cinq ou
+six sortes de vins, but deux gobelets de bière, qu’il aime beaucoup, et
+jetant les yeux sur la foule de seigneurs et autres personnes dont les
+appartemens étoient pleins, il pria M. le maréchal de Tessé de le faire
+conduire à l’hostel de Lesdiguières, proche l’Arsenal.» On avait encore
+trop richement orné cet hôtel pour ses goûts d’une simplicité austère.
+Dédaignant les meubles opulens placés par l’ordre du régent, et surtout
+le lit d’or et de soie qui lui était destiné, il fit porter et préparer
+son lit de camp, et s’y coucha à demi habillé, comme il en usait à
+l’armée. C'était à cet empereur sauvage que le seigneur le plus délicat
+de la cour avait prêté son riche, son magnifique hôtel.</p>
+
+<p>Sa personne était en analogie parfaite avec son esprit; la rudesse et
+l’intelligence marquaient sa physionomie et ses actions. Grand, maigre,
+mais bien pris, l'œil noir asiatique, le teint animé, rougeâtre<a name="page_298" id="page_298"></a>
+comme la glace au soleil, il avait par momens des irritations nerveuses
+dont tous les angles et les muscles faciaux étaient émus. S’il
+s’apercevait de sa contraction, il la domptait et l’effaçait sous un
+sourire affecté, mais plein de grâce.</p>
+
+<p>«Le même jour, le czar étant sorti à cinq heures du matin dans un
+carrosse à deux chevaux seulement, il alla à l’Arsenal, à la
+Place-Royale, dont il fit le tour; ensuite à la place des Victoires,
+qu’il dessina, et y lut les inscriptions; et de là à la place de
+Louis-le-Grand, dont il admira la statue équestre. Il s’arrêta chez le
+charpentier du roi, vit travailler ses ouvriers, et travailla avec eux,
+s’informant du nom et de l’usage des outils différens; il descendit
+aussi chez le menuisier du roi, où il fit ses observations. Ce monarque
+avoit prié le jour précédent M. le duc d’Antin de lui fournir une
+description de tout ce qu’il y avoit de plus curieux à Paris: deux
+heures après, ce seigneur lui apporta un cahier proprement relié, qui
+contenoit toutes les raretés de cette grande ville; il le reçut sans
+l’examiner; mais, l’ayant ouvert, il fut agréablement surpris de le voir
+traduit en langue esclavonne, et s'écria qu’il n’y avoit qu’un François
+capable de cette politesse.</p>
+
+<p>»M. le duc d’Antin accompagna le czar à l’académie royale de Peinture et
+de Sculpture, où<a name="page_299" id="page_299"></a> M. Coypel, peintre célèbre, eut l’honneur de lui
+expliquer tous les sujets différens qui méritent quelques observations.</p>
+
+<p>»Le 16, le czar se rendit aux Invalides à l’heure du dîner. Il salua en
+particulier tous les officiers, et leur fit l’honneur de les nommer ses
+camarades.»</p>
+
+<p>On connaît son costume: perruque sans poudre, habit sombre, point de
+dentelles; jamais de gants.</p>
+
+<p>Son appétit était primitif comme ses manières: il mangeait énormément,
+buvait davantage; il buvait toujours. Sa suite aurait cru lui faire
+injure en affectant de la sobriété. Son aumônier seul le surpassait en
+intempérance.</p>
+
+<p>Et cependant ce prince, trivial jusqu'à passer des journées entières
+avec des maçons, à partager leurs travaux, méprisant à un degré presque
+puéril l'éclat du luxe, la mollesse de notre vie intérieure, le
+relâchement de nos habitudes, était d’un despotisme presque raffiné sur
+l'étiquette, d’une tyrannie subtile sur les questions de préséance.
+C'était un ours tombé dans l’habit d’un marquis; un ours poudré.</p>
+
+<p>On est émerveillé de la docilité du régent à condescendre à toutes les
+servilités d’une étiquette qui, apparemment, voulait que le prince
+visité fût<a name="page_300" id="page_300"></a> le laquais du prince visiteur. Le czar prétend ne mettre le
+pied hors de son hôtel de Lesdiguières qu’après avoir été salué par le
+duc d’Orléans, et le duc d’Orléans s’empresse de se rendre au caprice du
+czar, lequel fait deux pas en avant, tourne le dos, et passe le premier
+dans un cabinet où il s’assied au haut bout. A l’Opéra, le czar a soif,
+le duc d’Orléans se lève, va chercher de la bière, et en offre un verre
+dans une soucoupe; quand le czar a bu, il prend une serviette des mains
+du duc d’Orléans et s’essuie les lèvres. Le czar nous coûtait six cents
+écus par jour, y compris le service du duc d’Orléans.</p>
+
+<p>Nous passons sur une foule de traits qui décelèrent le caractère du czar
+pendant son séjour à Paris, pour mentionner un événement de la fête dont
+il fut le héros chez le duc d’Antin à Petit-Bourg.</p>
+
+<p>«Le 30 de mars, M. le duc d’Antin engagea ce prince à aller dîner à
+Petit-Bourg, d’où il a dû se rendre à Fontainebleau, tout étant disposé
+pour l’y recevoir, et pour lui donner successivement le plaisir de la
+chasse du loup, du cerf et du sanglier.</p>
+
+<p>»Il s’en faut beaucoup que les voyages des empereurs Charles IV,
+Sigismond, et Charles V, en France, aient eu une célébrité comparable à
+celle du séjour qu’y fit Pierre-le-Grand. Ces empereurs<a name="page_301" id="page_301"></a> n’y vinrent que
+par des intérêts de politique, et n’y parurent pas dans un temps où les
+arts perfectionnés pussent faire de leur voyage une époque mémorable;
+mais quand Pierre-le-Grand alla dîner chez le duc d’Antin, dans le
+palais de Petit-Bourg, à trois lieues de Paris, et qu'à la fin du repas
+il vit son portrait, qu’on venait de peindre, placé tout d’un coup dans
+la salle, il sentit que les Français savaient mieux qu’aucun peuple du
+monde recevoir un hôte si digne.» (<i>Histoire de Russie</i>, part. II, chap.
+VIII, p. 336, édition Delangle.)</p>
+
+<p>Ni Voltaire, que nous citons, ni Saint-Simon et Dangeau, à qui nous
+empruntons souvent, ne parlent de ce voyage du czar en France avec la
+minutieuse fidélité du <i>Mercure</i>, quoique tous les trois affectent
+l’ordre chronologique le plus absolu dans leur récit. A notre avis, <i>le
+Mercure</i> est la meilleure source où l’on doive puiser quand on a besoin
+de connaître les événemens du temps de Louis XIV, du régent et de Louis
+XV. Ce mérite, il n’est pas besoin de le dire, n’est relevé ni par celui
+du style ni par celui d’un esprit de critique même au niveau de la
+liberté fort restreinte de l'époque. Père du journalisme, <i>le Mercure</i> a
+débuté par la naïveté, et le journalisme est, je crois, maintenant assez
+éloigné de son origine.</p>
+
+<p>Nous détacherons encore de cet excellent recueil<a name="page_302" id="page_302"></a> quelques lignes
+instructives parmi celles qui sont consacrées au séjour du czar à Paris.</p>
+
+<p>«Le dimanche, 30 du passé, le czar arriva de bonne heure à
+<i>Petit-Bourg</i>, où M. le duc d’Antin lui fit servir un dîner magnifique,
+après lequel il alla coucher à Fontainebleau. Le lendemain, il courut le
+cerf avec l'équipage du roi, et monta les chevaux de M. le comte de
+Toulouse, qui se trouva à cette chasse; elle fut si vive, que le cerf
+fut forcé en moins d’une heure et demie. Le czar, qui n’avoit jamais
+pris ce plaisir royal, en parut fort content, et fit à M. le comte de
+Toulouse toutes les honnêtetés imaginables.</p>
+
+<p>»Il revint coucher à Petit-Bourg, où M. le duc d’Antin le reçut aussi
+magnifiquement que la veille, quoique ce retour fût imprévu. Après avoir
+parcouru les jardins et la terrasse qui sert de barrière à la Seine, il
+entra le 1<sup>er</sup> juin dans une gondole, qui le ramena à Paris avec toute
+sa cour, qui le suivoit dans d’autres bateaux. Il s’arrêta à Choisy, où
+il fut accueilli par madame la princesse de Conti, douairière, qui doit
+y séjourner tout l'été; il vit les jardins et les appartemens: s’y étant
+rafraîchi, il continua son chemin en gondole, et ayant traversé tous les
+ponts de Paris, il vint descendre à l’abreuvoir, au-dessous de la porte
+de la Conférence; il monta en carrosse, et, passant sur<a name="page_303" id="page_303"></a> les remparts de
+la ville, il alla chez un artificier où il acheta une grande quantité de
+fusées et de pétards qu’il voulut tirer lui-même dans le jardin de
+l’hôtel de Lesdiguières.»</p>
+
+<p>Quelque curieux que soit le reste du récit, il s'éloigne trop de notre
+sujet pour que nous le transcrivions ici. Nous ne racontons pas la vie
+du czar Pierre, mais un jour, quelques heures de sa vie, passées au
+château dont nous nous sommes constitué l’historien.</p>
+
+<p>Louis XV ne fut pas moins porté que son grand-aïeul à combler les
+vacances du trône par le plaisir, la variété des fêtes, les petits
+soupers, créés sous son règne et dans son palais même, et par mille
+voluptés dont les raffinemens augmentèrent avec sa vieillesse. Entre
+autres goûts, il avait aussi le goût de la chasse, à l’exemple de
+presque tous ses prédécesseurs. Ce plaisir était pour lui d’autant plus
+vif qu’il était l’occasion de deux autres auxquels il tenait beaucoup.
+Quand il avait chassé, il mangeait mieux, il aimait davantage, ou bien
+il mangeait davantage et il aimait mieux. Cette manière d'être étant
+passée en habitude chez Louis XV, et en principe chez les courtisans,
+serviteurs discrets de ses désirs, il trouvait toujours, après la
+chasse, au château où il daignait descendre, un souper des plus fins, et
+pour convives les plus jolies et les<a name="page_304" id="page_304"></a> plus spirituelles femmes de la
+noblesse française; et ceci se prolongeait sans lacune jusqu'à l’heure
+de quelque sérieuse maladie arrivant avec son cortége noir de médecins
+et de prêtres. Alors la favorite était congédiée pendant tout le règne
+de la fièvre, ce qui à beaucoup de gens ne paraîtra pas un grand
+sacrifice fait à la religion.</p>
+
+<p>La forêt où Louis XV aimait le plus à chasser était celle de Sénart;
+c’est du moins dans la forêt de Sénart que le <i>Mercure galant</i>, ce
+journal si précieux à consulter, nous le montre le plus souvent à la
+poursuite du chevreuil et du cerf. Deux châteaux le recevaient de
+préférence aux autres sur la rive droite et sur la rive gauche de la
+Seine, celui de Soisy-sous-Étiolles et celui de Petit-Bourg.</p>
+
+<p>Heureux d’y prolonger un délassement plein de charmes, il n’en partait
+qu’aux deux tiers de la nuit, quand il n’y restait pas jusqu’au matin,
+circonstance plus rare; car il fallait traverser Paris au milieu des
+interprétations indiscrètes des bons bourgeois éveillés.</p>
+
+<p>Parfaitement dociles aux caprices de Louis XV et récompensés selon leur
+zèle spécial, plus facile à définir qu'à justifier, les courtisans d’un
+certain esprit et d’un certain naturel avaient la haute direction des
+plaisirs clandestins du roi. La peine n'était pas perdue; il s’est créé
+beaucoup de duchés<a name="page_305" id="page_305"></a>-pairies à cette époque dont le faubourg
+Saint-Germain sait l’origine. Ces amis du roi ne laissaient jamais
+manquer ses repos de chasse des objets d’affection qu’il avait contracté
+l’habitude d’y rencontrer. Tous d’ailleurs n’affectaient pas les mêmes
+facultés ingénieuses. Les uns, le précédant de quelques heures, savaient
+donner aux mets du festin une physionomie nouvelle, séduisante,
+irrésistible; leurs mains savantes plaçaient les bougies dans l’endroit
+le plus favorable à l'éclat des beautés cueillies pour la soirée.
+D’autres excellaient dans le mystère; leur science était profonde à
+faire paraître sur les pas du roi, et comme par le plus grand des
+hasards, quelque jeune paysanne oubliée comme une fraise au bord d’une
+allée du bois. Le roi prenait et savourait la fraise. Le lendemain,
+c'était une moissonneuse égarée loin du sillon, ou une batelière
+endormie au fond de son bac. La fraise, la batelière et la moissonneuse
+n’avaient pas toujours une naissance fort rurale, mais les rois n’y
+regardent pas de si près; d’ailleurs Louis XV ne perdait pas le temps en
+observation.</p>
+
+<p>Or, un soir d’automne, Louis XV, en revenant de la chasse, alla souper
+comme de coutume au château de Petit-Bourg. La nuit était belle sans
+être éclairée par la lune; c'était la pureté sombre<a name="page_306" id="page_306"></a> d’un ciel étoilé.
+Malgré la licence acidulée des propos, le piquant des anecdotes, la
+douce ivresse du vin de Champagne, le roi se leva pour sortir. Un signe
+avait averti ses compagnons de chasse de ne pas se déranger pour le
+suivre. Apparemment il souhaitait d'être seul. On eut l’air de ne pas
+comprendre le motif de cette absence, expliquée cependant par une foule
+d’absences semblables. C'était le moment où d’ordinaire le roi se
+heurtait dans l’ombre à quelque délicieuse surprise.</p>
+
+<p>Les joues en feu, le pied leste, l’oreille pourpre, il traversait la
+dernière pièce qui ouvre sur la terrasse, quand il vit se lever d’un
+fauteuil où elle était soucieusement assise une dame qu’il n’avait pas
+aperçue au souper. C'était la comtesse de Mailly, sa favorite, une des
+cinq charmantes filles du marquis de Nesle. Le roi fut fort étonné de sa
+présence, qui n'était pas assurément pour lui la rencontre désirée.
+Depuis quelques années, madame de Mailly pouvait difficilement
+surprendre Louis XV.</p>
+
+<p>Sans donner au roi le temps de l’interroger, elle lui dit, avec le ton
+d’autorité que les femmes emploient d’ordinaire lorsqu’elles n’ont plus
+aucune autorité, qu’elle avait appris avec étonnement (avec indignation,
+elle aurait voulu dire) que la place vacante de dame d’honneur de la
+reine allait être accordée à une autre qu’elle, comtesse de Mailly,<a name="page_307" id="page_307"></a>
+aimée du roi. Cela était douloureux à penser, honteux à croire, absurde
+à supposer.</p>
+
+<p>Poli autant que la comtesse de Mailly était sourdement irritée, le roi
+lui répondit que la reine n’avait encore rien décidé à cet égard.
+C'était une chose prématurée ou plutôt remise. A coup sûr, ses droits ne
+seraient pas oubliés dès qu’on songerait à donner l’emploi à quelqu’un.</p>
+
+<p>Après avoir égrainé quelques autres phrases gracieuses, le roi baisa la
+main à la comtesse.</p>
+
+<p>Il veut être seul, pensa madame de Mailly; la trahison s’achève. Une
+femme l’attend dans le parc. Mon règne est passé.</p>
+
+<p>Elle ne se trompait guère. Le roi n’avait plus pour elle que
+l’attachement banal de l’habitude, si aisé à rompre, surtout à la cour.</p>
+
+<p>La comtesse de Mailly marcha prudemment derrière les pas du roi en
+frôlant les premières haies du parterre; bientôt elle fut comme lui dans
+l'épaisseur du parc. Sa curiosité ne tarda pas à être satisfaite: ses
+prévisions l’avaient bien servie.</p>
+
+<p>Bientôt elle entendit dans l’allée voisine des pas doubles sur le gazon
+et deux voix qui se répondaient sous l’ombre des tilleuls. Elle écouta
+de toutes les forces concentrées de son attention, le cœur palpitant,
+l’oreille collée au mur de feuillage qui la cachait.<a name="page_308" id="page_308"></a></p>
+
+<p>Le roi disait: Vous êtes bien belle, mademoiselle: pourquoi ne
+brilleriez-vous pas à la cour, où vous seriez l’admiration de tout le
+monde et mon adoration secrète? Venez-y! votre place y est marquée. La
+reine a besoin d’une dame d’honneur; l’emploi vous sera offert demain,
+acceptez-le pour l’amour de moi.</p>
+
+<p>Il y eut un silence et le froissement d’un baiser sur un gant.</p>
+
+<p>Madame la comtesse de Mailly fut blessée au cœur par le dard de
+l’ambition et de la jalousie. Honte et douleur! elle avait reconnu la
+femme à qui le roi avait ainsi parlé.</p>
+
+<p>Après d’autres dialogues de plus en plus vifs, le couple se sépara
+brusquement: un bruit s'était fait entendre. Le roi passa d’un côté, sa
+compagne de l’autre. Madame de Mailly suivit les pas du roi.</p>
+
+<p>La surprise est charmante, en effet, pensa le roi; mais quelle est cette
+ombre qui se dirige vers moi en agitant un éventail? C’est jour de
+bonheur aujourd’hui. On dirait madame de Lauraguais à sa démarche.</p>
+
+<p>&mdash;Madame de Lauraguais! s'écria le roi. Excusez mon étonnement, madame,
+je n’aurais jamais osé compter sur une aussi ravissante rencontre.<a name="page_309" id="page_309"></a></p>
+
+<p>&mdash;Madame de Lauraguais! murmura la comtesse de Mailly en déchirant la
+petite dentelle de son gant. Elle aussi!</p>
+
+<p>&mdash;Je suis effrayée, sire...</p>
+
+<p>&mdash;Remettez-vous, madame la duchesse, reposez-vous sur mon bras; qui vous
+trouble ainsi?</p>
+
+<p>&mdash;Je me suis rencontrée, sire, avec une personne sans doute de votre
+connaissance, là-bas au bout du parc. Nous nous sommes coudoyées. C’est
+une femme.</p>
+
+<p>&mdash;Une femme! pensa le roi: une troisième? Mes amis ont eu trop de zèle.
+Chacun d’eux aurait dû prendre son jour.</p>
+
+<p>&mdash;Ne pensez pas à cela, dit le roi à la duchesse, n'écoutez que ma
+reconnaissance. Vous êtes divine d’avoir consenti à vous promener ce
+soir dans ce parc; que je vous remercie et que je vous aime!</p>
+
+<p>&mdash;Encore une qu’il aime! dit tout bas la comtesse de Mailly.</p>
+
+<p>&mdash;Encore une qu’il aime! disait aussi tout bas à quelques pas plus loin
+la première dame par qui Louis XV avait été abordé en pénétrant dans le
+parc.</p>
+
+<p>&mdash;Sire, dit ensuite la duchesse de Lauraguais, vous m’aimez moins que
+vous ne me l’assurez.</p>
+
+<p>&mdash;Et pourquoi cela, je vous prie, belle duchesse?<a name="page_310" id="page_310"></a></p>
+
+<p>&mdash;Vous avez promis la place d’honneur à ma sœur Louise, la comtesse
+de Mailly; on le dit du moins dans le monde.</p>
+
+<p>&mdash;Le monde est dans l’erreur.</p>
+
+<p>&mdash;Et l’on ajoute que vous la donnerez pourtant à ma sœur Félicité.</p>
+
+<p>&mdash;Autre invention!</p>
+
+<p>&mdash;On connaît déjà ma chute, pensa douloureusement madame de Mailly: on
+me remplace publiquement dans le cœur du roi par ma sœur!</p>
+
+<p>&mdash;Voilà qui est loyal de la part d’une sœur cadette, dit à elle-même
+celle que madame la duchesse de Lauraguais désignait sous le nom de
+Félicité.</p>
+
+<p>&mdash;Et qui donc aura la place de dame d’honneur? demanda la duchesse de
+Lauraguais, qui, avec infiniment moins de beauté et d’esprit que ses
+deux sœurs, avait toute l'étourderie de son extrême jeunesse.</p>
+
+<p>&mdash;Devinez, répondit le roi en lui enlevant une épingle d’or de sa petite
+perruque galamment poudrée.</p>
+
+<p>&mdash;Et votre majesté voudrait-elle bien me dispenser de deviner le motif
+pour lequel il m’a été fait violence? s'écria tout-à-coup une quatrième
+femme en se jetant sur le passage du roi, renversé par cette apparition.
+On devine que la duchesse de Lauraguais n'était plus là.<a name="page_311" id="page_311"></a></p>
+
+<p>&mdash;Oui! votre majesté serait-elle assez généreuse pour m’expliquer le
+motif de ma présence ici, quand rien, j’ose le dire, ne m’a fait
+solliciter cet honneur?</p>
+
+<p>&mdash;Encore un zélé maladroit, pensa Louis XV. Il paraît qu’on m’aura
+entendu louer les attraits de la marquise de Flavacourt, et voilà qu’on
+la conduit par force à mon souper de Petit-Bourg! Je suis trop bien
+servi aujourd’hui.</p>
+
+<p>&mdash;Madame la marquise, répondit le roi, peu habitué à se déconcerter dans
+les aventures de ce caractère, on aura commis une erreur dont je
+rechercherai la cause, quoique, je l’avoue, il me soit pénible de m’en
+plaindre.</p>
+
+<p>&mdash;Des hommes ont renversé mon cocher, un d’eux s’est emparé du siége, et
+j’ai été menée à ce château, dans ce parc. Je suis une de Nesle,
+marquise de Flavacourt!</p>
+
+<p>&mdash;Je vais vous faire reconduire chez vous, madame la marquise, avec tous
+les honneurs respectueux dus à votre personne. Mes valets vous
+escorteront avec des flambeaux.</p>
+
+<p>&mdash;Ces marques de respect, sire, me touchent beaucoup; mais ce trop
+d’honneur obtenu pourrait m’en faire perdre davantage. Permettez que je
+me retire sans bruit, et satisfaite de la réparation que votre majesté
+daigne me donner.<a name="page_312" id="page_312"></a></p>
+
+<p>&mdash;Je vous dois encore quelque faveur plus grande, charmante marquise,
+reprit Louis XV, qui, revenant à la galanterie malgré sa dignité
+affectée, ignorait qu’auprès de lui la comtesse de Mailly, et ses deux
+sœurs, celle qui devait être bientôt la comtesse de Vintimille et la
+duchesse de Lauraguais, trois femmes! l'écoutaient avec un égal dépit et
+un désir égal de voir comment le roi et la marquise de Flavacourt se
+sépareraient.</p>
+
+<p>&mdash;Sire, je n’attends de votre majesté qu’une grâce, celle de me
+permettre de ne point accepter la proposition qui m’a été faite
+aujourd’hui par la reine.</p>
+
+<p>&mdash;Parlez!</p>
+
+<p>&mdash;Depuis long-temps, sire, j’avais renoncé à paraître à la cour, et vous
+savez pour quelle raison je n’ai pas déguisé ma répugnance. Ma sœur
+la comtesse de Mailly n’est pas votre femme. Aujourd’hui la reine
+m’offre la place de dame d’honneur, et je me trouve brutalement traînée
+à Petit-Bourg: souffrez que je n’interprète pas cette double
+circonstance. Je penserais que le choix de la reine a été mis à prix par
+certains favoris, sans consulter ni votre majesté, ni la reine, ni moi.
+Maintenant je profite de votre permission, et me retire.</p>
+
+<p>Et les trois autres femmes cachées dans l’ombre de dire:<a name="page_313" id="page_313"></a></p>
+
+<p>La comtesse de Mailly: C’est fini! On conspire contre moi. Me remplacer
+par ma sœur Hortense! Et le roi qui a de l’affection pour toutes les
+trois?</p>
+
+<p>La future duchesse de Vintimille murmurait: Si ma sœur, la comtesse
+de Mailly, entendait cela!</p>
+
+<p>Et si mes sœurs les comtesses de Vintimille et de Mailly étaient ici!
+disait madame de Lauraguais.</p>
+
+<p>&mdash;Adieu donc, madame la marquise! dit le roi à madame de Flavacourt, et
+croyez bien en partant que c’est moi qui ai couru le plus grand danger.</p>
+
+<p>Cette dernière conversation avait ramené le roi et madame de Flavacourt
+tout près du château. Tandis que celle-ci allait regagner la grande
+allée qui aboutit à la grille placée sur le chemin de Fontainebleau, et
+que le roi foulait déjà les marches du perron, des hommes portant des
+flambeaux paraissent au seuil de la porte, et au milieu d’eux ils
+laissent voir tous les gentilshommes et toutes les dames du souper. On
+venait lui présenter la belle duchesse de Châteauroux, qui accourait de
+Paris pour remercier le roi d’avoir contribué à la faire nommer dame
+d’honneur de la reine.</p>
+
+<p>Et les cinq sœurs se trouvèrent en présence: la comtesse de Mailly,
+sa sœur Félicité, plus tard comtesse de Vintimille, la duchesse de
+Lauraguais,<a name="page_314" id="page_314"></a> la marquise de Flavacourt et la duchesse de Châteauroux,
+toutes les cinq filles du marquis de Nesle.</p>
+
+<p>Louis XV aima les cinq sœurs. On dit qu’il ne fut aimé que de quatre;
+la cinquième, la marquise de Flavacourt, résista au roi. C’est la seule
+dont l’histoire ne se soit pas occupée.</p>
+
+<p>La possession de Petit-Bourg par madame la duchesse de Bourbon se
+rattache à une date peu éloignée de 1750. Jusqu'à la révolution
+française, cette princesse, aussi douce, aussi bonne qu’aimable et que
+jolie, ajouterons-nous, si nous nous en rapportons à la mémoire fort
+complaisante pour nous de quelques gentilshommes du temps, résida
+fréquemment dans ce château, où sa piété mystique s’exaltait sans
+obstacles jusqu’aux plus profondes sphères de la rêverie.</p>
+
+<p>Fille du duc d’Orléans, le petit-fils du régent, elle avait épousé le
+duc de Bourbon, celui dont la fin tragique n’a cessé d'être un problème
+que pour la justice des tribunaux. La vie de cette femme élevée exercera
+un jour la plume curieuse de ces bons esprits investigateurs qui
+relèvent tous les passés de quelque prix et les remettent en honneur. Sa
+jeunesse ne serait pas la page sérieuse. En 1778, on était peu sérieux
+encore, et la duchesse n’avait pas vingt ans. Un excès de jalousie<a name="page_315" id="page_315"></a> lui
+souffle la mauvaise pensée d’aller au bal de l’Opéra, le mardi gras de
+1778. Elle y va pour railler sous le masque madame de Can..., aimée
+autrefois, aimée encore peut-être du duc de Bourbon. Ce soir-là, M. le
+comte d’Artois donnait le bras à madame de Can... Tous trois étaient
+masqués; tous trois se reconnaissent pourtant. Double jalousie au
+cœur de la duchesse, qui avait été favorablement remarquée, il y
+avait peu d’années encore, par le comte. Elle poursuit madame de Can...,
+l’embarrasse, la mortifie, la torture si bien, que la victime du bal
+abandonne de honte le bras de son cavalier et se perd dans la foule. La
+partie ne resta plus engagée qu’entre la duchesse de Bourbon et le comte
+d’Artois. Poussant l’esprit un peu au-delà des bornes permises, la
+duchesse s’oublia au point d’enlever le masque au sérénissime
+interlocuteur. Irrité, le comte d’Artois arrache alors celui de madame
+de Bourbon et le lui lance tout broyé au visage. C'était un soufflet.</p>
+
+<p>Les suites de ce scandale remuèrent la cour et la ville. La cour fut en
+apparence pour le comte d’Artois, la ville ouvertement pour le duc de
+Bourbon. Un moment eut lieu où la bravoure du frère du roi fut
+cruellement mise en doute; affront immérité, ainsi que l'événement le
+prouva.<a name="page_316" id="page_316"></a></p>
+
+<p>«Contez-moi donc comment cela s’est passé.&mdash;(Mémoires du baron de
+Besenval.)</p>
+
+<p>»Ce matin, me répondit le chevalier de Crussol, avant de partir de
+Versailles, j’ai fait mettre en secret, sous un coussin de la voiture,
+sa meilleure épée. Quand nous sommes arrivés à la Porte-des-Princes
+(bois de Boulogne), où nous devions monter à cheval, j’ai aperçu M. le
+duc de Bourbon à pied, avec assez de monde autour de lui. Dès que M. le
+comte d’Artois l’a vu, il a sauté à terre, et allant droit à lui, il lui
+a dit en souriant: <i>Monsieur, le public prétend que nous nous
+cherchons</i>.</p>
+
+<p>»M. le duc de Bourbon a répondu en ôtant son chapeau: <i>Monsieur, je suis
+ici pour recevoir vos ordres</i>.&mdash;<i>Pour exécuter les vôtres</i>, a repris M.
+le comte d’Artois, <i>il faut que vous me permettiez d’aller à ma
+voiture</i>; et étant retourné à son carrosse, il y a pris son épée;
+ensuite il a rejoint M. le duc de Bourbon.</p>
+
+<p>»Les éperons ôtés, M. le duc de Bourbon a demandé la permission à M. le
+comte d’Artois d'ôter son habit, sous prétexte qu’il le gênait. M. le
+comte d’Artois a jeté le sien, et l’un et l’autre ayant la poitrine
+découverte, ils ont commencé à se battre. M. le duc de Bourbon a
+chancelé, et j’ai perdu de vue la pointe de l'épée de M. le comte<a name="page_317" id="page_317"></a>
+d’Artois, qui apparemment a passé sous le bras de M. le duc de Bourbon.
+<i>Un moment, messieurs</i>, leur ai-je dit, <i>en voilà quatre fois plus qu’il
+n’en faut pour le fond de la querelle</i>.</p>
+
+<p>»<i>Ce n’est pas à moi à avoir un avis</i>, a repris M. le comte d’Artois.
+<i>C’est à M. le duc de Bourbon à dire ce qu’il veut: je suis ici à ses
+ordres</i>.</p>
+
+<p>»Monsieur, a répliqué M. le duc de Bourbon en adressant la parole à M.
+le comte d’Artois et en baissant la pointe de son épée, <i>je suis pénétré
+de reconnaissance de vos bontés, et je n’oublierai jamais l’honneur que
+vous m’avez fait</i>.</p>
+
+<p>»M. le comte d’Artois ayant ouvert ses bras, a couru l’embrasser, et
+tout a été dit.»</p>
+
+<p>Les préliminaires de ce duel royal entre le duc de Bourbon et le comte
+d’Artois sont la plus agréable partie des Mémoires du baron de Besenval,
+qui s’y montre du reste fort peu partisan des opinions philosophiques de
+la duchesse de Bourbon.</p>
+
+<p>Ce furent ces opinions, mais passées à l'état mystique le plus éthéré,
+qui lièrent d’une sympathie tendre le Swedenborgiste Saint-Martin et la
+duchesse de Bourbon. Leur intimité commença avant la révolution, la
+traversa malgré les distances et l’exil, et se rétablit après la grande
+tourmente. Le sublime métaphysicien, cet homme rare dont les écrits ne
+sont pas connus de cent personnes en<a name="page_318" id="page_318"></a> France, et qui aura un jour une
+impérissable célébrité, allait répandre dans le parc silencieux de
+Petit-Bourg ses harmonieuses doctrines, que recueillaient le marquis de
+Lusignan, le maréchal de Richelieu, le chevalier de Boufflers, et
+surtout la duchesse de Bourbon. C’est là que fut expliquée pour la
+première fois en France la parole apocalyptique de Jacob Bœhm. Ainsi,
+il était écrit que les gens de qualité faciliteraient le passage à tous
+les grands courans d’idées affluant de toutes parts vers Paris. Un
+marquis protégeait le magnétisme, des barons et des ducs allaient
+transformer les états-généraux en constituante, c’est-à-dire la
+monarchie en république; une duchesse, un chevalier, un maréchal, se
+passionnaient pour les plus larges écarts de l’instinct religieux.</p>
+
+<p>Parmi les milliers de formes politiques enfantées par les exubérantes
+imaginations de l'époque, on ne doit pas oublier celle de la duchesse de
+Bourbon: 1º Rendre les hommes vertueux et libres; 2º qu’ils aient tous
+le nécessaire pour vivre; 3º qu’il n’y ait de distinction parmi eux que
+celles que doivent établir la vertu, l’esprit, les talens et
+l'éducation; 4º donner à chaque homme les moyens de parvenir au degré
+que ses facultés naturelles pourraient lui permettre; 5º qu’il y ait
+liberté de religion; 6º <i>qu’il soit honteux d'être riche et de se<a name="page_319" id="page_319"></a>
+mettre au-dessus des autres</i>; 7º que celui qui reçoit salaire doive
+obéissance à celui qui le paie; 8º que la vieillesse soit honneur pour
+les jeunes gens; que la convenance des cœurs dicte les mariages; 9º
+que tous les états soient également honorables et honorés; 10º que la
+loi punisse le crime sans donner la mort; 11º que les juges soient
+irrécusables; 12º que tous les citoyens soient nés soldats; 13º être
+frugal et simple; 14º pour y parvenir, que ceux qui gouvernent donnent
+l’exemple de toutes les vertus; 15º que le choix des magistrats soit
+fait par le peuple d’après une liste faite par les ministres du culte,
+que je suppose des êtres divins; 16º quant au mode de gouvernement, je
+n’ai point d’idée sur cela; mais en mettant en vigueur les règles que je
+viens d'établir, il serait bon, quel qu’il puisse être<a name="FNanchor_E_5" id="FNanchor_E_5"></a><a href="#Footnote_E_5" class="fnanchor">[E]</a>.</p>
+
+<p>Voilà ce que pensaient, à l’extrême fin du dix-septième siècle, et ce
+qu’osaient écrire les gens de cour, une duchesse de Bourbon, une
+princesse de sang royal.</p>
+
+<p>Soit qu’en se rapprochant de la funeste réalisation de son système, la
+duchesse de Bourbon finît par en comprendre les dangers, soit que
+Saint-Martin eût pris de plus en plus de l’empire sur ses idées, elle se
+renferma dans son mysticisme derrière<a name="page_320" id="page_320"></a> ses beaux arbres de Petit-Bourg,
+d’où la révolution ne devait pas tarder à l’exiler, et tête-à-tête avec
+le grand, l’immortel illuminé d’Amboise, elle écrivit sur la religion et
+le monde invisible. C’est à cette série d'écrits que Saint-Martin
+répondait de Lyon en 1793, par la publication de son <i>Ecce homo, ou le
+nouvel homme</i>; réfutation aimante, tendre, pleine d’inspirations
+voilées, mais allant au cœur et à la persuasion par on ne sait quel
+chemin; c’est par ces mots, adressés comme tout le reste du livre à la
+duchesse de Bourbon, que Saint-Martin termine son Ecce homo:</p>
+
+<p>«Ne te donne point de relâche que cette ville sainte ne soit rebâtie en
+toi, telle qu’elle aurait dû toujours y subsister, si le crime ne
+l’avait renversée, et souviens-toi que le sanctuaire invisible où notre
+Dieu se plaît d'être honoré, que le culte, les illuminations, qu’enfin
+toutes les merveilles de la Jérusalem céleste peuvent se retrouver
+encore aujourd’hui dans le cœur du nouvel homme, puisqu’elles y ont
+existé dès l’origine.»</p>
+
+<p>Rien n’est plus clair que ces paroles quand on s’est un peu brisé au
+langage des illuminés, hommes sur lesquels le dernier mot n’a pas été
+dit. Ils auront encore un jour dans les siècles; mais qu’on juge de
+l’attachement plus qu’humain qui s'était formé entre la duchesse de
+Bourbon et Saint-Martin<a name="page_321" id="page_321"></a> par cette réflexion du saint Jean de
+l’illuminisme:</p>
+
+<p>«Il y a deux êtres dans le monde en présence desquels Dieu m’a aimé;
+aussi, quoique l’un fût une femme (M. B.), j’ai pu les aimer tous deux
+aussi purement que j’aime Dieu, et par conséquent les aimer en présence
+de Dieu, et il n’y a que de cette manière-là que l’on doive s’aimer, si
+l’on veut que les amitiés soient durables.» Tout est mystérieux dans la
+vie et dans la mort de cet homme extraordinaire. Il prédit la minute de
+sa mort, quoique en parfaite santé au moment de sa prophétie; sûr de ce
+qui devait arriver, il alla déjeuner chez un de ses amis, ancien
+sénateur, causa jusqu’au dessert; puis il se leva pour se reposer dans
+une autre pièce; là, il s’assit dans un fauteuil, regarda le ciel et
+mourut. C'était le 13 octobre 1803.</p>
+
+<p>Si nous n’avons pas cité les marquis de Poyanne et de Raye, l’un et
+l’autre possesseurs de Petit-Bourg avant madame la duchesse de Bourbon,
+ce n’est point par oubli, mais bien à cause de la stérilité des
+recherches que nous avons faites. Nous avons découvert seulement que le
+marquis de Raye réunit à la seigneurie le domaine de Neufbourg.</p>
+
+<p>La révolution ayant dépouillé la duchesse de Bourbon de ses propriétés,
+le château de Petit-Bourg<a name="page_322" id="page_322"></a> fut acquis à la nation, terrible châtelaine.
+Il est juste cependant de constater que la république ne mit, contre son
+usage, aucune filature de coton dans les salons à chicorée et à
+coquilles d’or.</p>
+
+<p>Un acquéreur se présenta dans ces temps orageux, et sauva Petit-Bourg
+d’un abandon qui, en se prolongeant, eût été aussi funeste qu’une
+dégradation violente. M. Perrin, fermier des jeux, acheta le château à
+la nation. Sans porter une curiosité indiscrète dans ce dernier contrat
+de vente, il faut croire aux bons souvenirs que M. Perrin a laissés dans
+la commune. C’est à ce propriétaire que M. Aguado acheta Petit-Bourg en
+1827.</p>
+
+<p>En 1814, Petit-Bourg fut occupé par le prince de Schwartzenberg,
+commandant en chef des armées alliées, réunies contre la France. Il y
+établit son quartier-général; de cette position, il observait les
+mouvemens de Paris et de Fontainebleau, où se faisaient et se
+défaisaient les grands événemens historiques du moment; on avait logé
+dans les propriétés voisines les principaux officiers autrichiens,
+bavarois et prussiens. Les soldats s'étaient établis dans les bourgs et
+villages des environs, et en si grand nombre, que beaucoup de familles
+avaient été forcées d’en recevoir jusqu'à vingt; impôt écrasant,
+inévitable, odieux; mais c'était la guerre. Quelque sévère que fût la
+discipline en vigueur<a name="page_323" id="page_323"></a> parmi les troupes coalisées, il se commettait
+chaque jour, chaque heure, des actes de violence. Un jour, un champ
+était dévasté par le pas des chevaux; un autre jour, des arbres étaient
+coupés dans un parc, afin d’avoir du bois en quantité suffisante pour
+faire cuire ces énormes morceaux de bœuf encore présens à la mémoire
+de la génération envahie. Et que de légumes volés! que de fruits
+emportés avant la maturité, luxe dont se moquaient les cosaques! que de
+petits pillages autour d’une ferme! œufs, poules, poulets; rien n’est
+filou comme un vainqueur. Tout est égal d’ailleurs; un royaume conquis,
+c’est un gros œuf volé; une poule volée, c’est un petit royaume
+conquis. La campagne de France fut mortelle à nos propriétés rurales;
+tantôt livrées sans défense à la rage affamée des alliés, tantôt
+occupées par les Français reprenant l’avantage ou battant en retraite.
+Telle ferme de la Champagne a été deux fois en un jour prise par les
+Français et par les Prussiens.</p>
+
+<p>Il vint un moment, pendant l’occupation étrangère, où les habitans
+n’osaient plus se plaindre aux chefs, tant la législation militaire
+était terrible contre le soldat délinquant: le fouet jusqu’au sang,
+jusqu’aux os, pour un léger vol; la mort pour une faute plus grave. Par
+humanité, on aimait mieux endurer la perte d’un mouton ou<a name="page_324" id="page_324"></a> de quelques
+livres de fruits que de faire passer par les armes le malheureux
+maraudeur.</p>
+
+<p>Cependant un vol fut commis si audacieusement, que la victime ne put
+empêcher sa colère d'éclater: c'était un fermier des environs de
+Soisy-sous-Étiolles. Obligé d’aller passer avec sa famille trois ou
+quatre jours à Villeneuve-Saint-Georges, il confia sa ferme à
+quelques-unes de ces femmes de la campagne dont l’emploi est d’aller
+vendre au marché deux fois par semaine le beurre et le fromage.</p>
+
+<p>Instruits du voyage du fermier, des soldats allemands s’introduisirent
+la nuit dans son cellier; ils lui emportèrent le premier jour tout son
+vin en bouteilles, et, le second jour, les quatre ou cinq cents
+bouteilles de vins fins réservées pour les solennités patronales. Le
+déménagement se fit en silence et comme une reconnaissance de nuit.
+J’ignore si les œufs et les poules n’eurent pas un peu à souffrir de
+l’invasion; la grande affaire n’a pas laissé de place au retentissement
+des coups de main.</p>
+
+<p>Quand le fermier rentra chez lui, de quel douloureux spectacle ne fut-il
+pas frappé? D’un saut, mais d’un saut de loup, car la colère est une
+bête fauve, il franchit les terrains qui le séparaient de la Seine,
+traversa la rivière, et se rendit au quartier<a name="page_325" id="page_325"></a>-général du prince de
+Schwartzenberg, à Petit-Bourg; car il ne doutait pas que les voleurs ne
+fissent partie des régimens campés dans les différentes communes du
+canton. Les preuves abondaient, clous de souliers, pompons, boutons
+d’habit, mille et une pièces de conviction. Un Allemand est trop naïf
+pour ne pas oublier derrière lui autant de preuves qu’en exige une
+sentence.</p>
+
+<p>Le prince, avec son affabilité ordinaire, donna audience au fermier. La
+plainte écoutée, il lui demanda s’il savait à quelle peine seraient
+infailliblement condamnés les soldats allemands contre lesquels il
+demandait justice. «Je le sais, répondit le fermier; mais ils l’ont
+mérité.&mdash;Réfléchissez bien, ajouta le prince, et revenez me voir demain;
+si vous persistez, il y aura jugement et condamnation à mort, cela va
+sans dire.</p>
+
+<p>&mdash;Ma résolution est toute prise, pensa le fermier en se retirant. Je ne
+vois pas pourquoi ces pillards seraient épargnés; ce n’est pas ma faute
+si leurs lois les condamnent à mort; je me serais contenté de la prison.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! dit le prince de Schwartzenberg en recevant le lendemain le
+fermier de Soisy-sous-Étiolles; qu’avez-vous décidé?</p>
+
+<p>&mdash;Que je ne renoncerai pas à les poursuivre devant le conseil de guerre,
+répondit celui-ci.<a name="page_326" id="page_326"></a></p>
+
+<p>&mdash;Auriez-vous été soldat, par hasard? lui demanda encore le prince.</p>
+
+<p>&mdash;Nous avons tous été soldats, à mon âge, dans le pays.</p>
+
+<p>Le prince s’arrêta pour penser.</p>
+
+<p>&mdash;Les trois soldats allemands qui ont volé votre vin, reprit-il, me
+seront livrés ce soir; on les connaît. Je vous prie de venir encore
+demain ici avant l’heure où le conseil s’assemblera pour les juger.
+Soyez au château à dix heures du matin.</p>
+
+<p>Le fermier fut exact; rien jusque alors n’avait ébranlé sa détermination
+d'être vengé. Ancien soldat, comme il l’avait dit, il avait dans le
+cœur la colère bruyante du paysan pillé et la colère silencieuse du
+soldat vaincu. La raison et la pitié étaient fort à l'étroit entre ces
+deux passions.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà les trois soldats dont vous avez à vous plaindre; ce sont trois
+frères, Saxons tous les trois, dit le prince au fermier.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne m’attendais pas à voir trois frères dans mes pillards, se dit le
+fermier; c’est dur de les faire fusiller; mais c’est leur faute.</p>
+
+<p>&mdash;Avant de les envoyer devant leurs juges, il m’a plu, dit le prince, de
+vous réunir vous et eux à ma table. Messieurs, nous allons déjeuner tous
+les quatre. Asseyons-nous.</p>
+
+<p>Quand les trois autres invités, assez embarrassés<a name="page_327" id="page_327"></a> d’abord de leur
+position respective, eurent bu les deux ou trois coups de vin vieux que
+leur avaient versés les domestiques, ils commencèrent à s’habituer à
+leur propre présence.</p>
+
+<p>&mdash;Où avez-vous fait la guerre? dit ensuite le prince au fermier.</p>
+
+<p>&mdash;En Italie et en Allemagne, mon prince.</p>
+
+<p>Comprenant parfaitement le français, les trois Saxons écoutaient de
+toutes leurs oreilles.</p>
+
+<p>&mdash;Étiez-vous à la prise de telle ville? lui demanda le prince.</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute.</p>
+
+<p>&mdash;Et de telle autre?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, prince, et c'était chaud; nous débusquâmes l’ennemi de derrière
+une ferme, nous incendiâmes la ferme; puis tout fut à nous.</p>
+
+<p>&mdash;A votre santé, dit le prince en versant un verre de bordeaux au
+fermier; continuez.</p>
+
+<p>Les trois Saxons écoutaient toujours.</p>
+
+<p>&mdash;Dame! nous fîmes ensuite comme en pays conquis; nous mangeâmes, nous
+bûmes, nous nous logeâmes chez le bourgeois. J'étais logé chez un
+prêtre, moi. Pendant deux mois, je puis dire que les poulets ne
+quittaient pas la broche.</p>
+
+<p>&mdash;A votre santé, monsieur le fermier.&mdash;Le prince versa de nouveau.<a name="page_328" id="page_328"></a></p>
+
+<p>&mdash;Son vin était fameux, si ses poules étaient grasses. Je bus jusqu’au
+dernier flacon.</p>
+
+<p>&mdash;Il vous avait sans doute prié de l’en débarrasser.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! que non, le vieil avare! Mais j’aurais voulu voir qu’il m’eût
+empêché de saigner sa cave!</p>
+
+<p>&mdash;Et s’il n’eût pas consenti à vous en livrer les clefs?</p>
+
+<p>&mdash;J’aurais enfoncé la porte.</p>
+
+<p>&mdash;A votre santé, monsieur le fermier. Ah! vous eussiez enfoncé la porte;
+et le conseil de guerre?...</p>
+
+<p>&mdash;Bah! bah! le conseil de guerre en pays conquis! Eh bien! oui: j’eusse
+été peut-être condamné à être mis à la queue du régiment.</p>
+
+<p>&mdash;Une plume et du papier, dit le prince à ses domestiques.</p>
+
+<p>«Moi, fermier à Soisy-sous-Étiolles, écrivit le prince, ancien soldat,
+ayant fait la guerre en Allemagne, où j’ai quelquefois bu, sans leur
+permission, le vin des personnes chez lesquelles j'étais logé, et
+n’ayant jamais été puni pour cela, consens à ce que les trois soldats
+saxons qui ont pillé mon cellier soient, pour cette faute, condamnés à
+mort sur-le-champ.»</p>
+
+<p>&mdash;Signez donc, monsieur le fermier.<a name="page_329" id="page_329"></a></p>
+
+<p>Le fermier prit son chapeau et son bâton pour gagner la porte.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne veux pas que vous partiez ainsi, dit le prince en riant: estimez
+votre perte, et nous réglerons ensuite tous les deux. Faites comme si je
+vous avais acheté votre vin.</p>
+
+<p>&mdash;Sortez! dit-il ensuite aux trois Saxons. Je vous condamne à boire de
+l’eau pendant trois mois.</p>
+
+<p>C’est aussi au château de Petit-Bourg que se conclurent plusieurs actes
+de haute politique dont le souvenir ne se perdra jamais. Là, le général
+en chef des troupes coalisées contre la France, le prince de
+Schwartzenberg, traita avec le duc de Vicence et le prince de la Moskowa
+des deux abdications de Napoléon. On n’apprendra à personne que la
+première de ces deux abdications fut rejetée par le gouvernement
+provisoire, à cause de l’article additionnel où l’empereur disait ne
+résigner le pouvoir qu’en le déléguant à son fils, et que la seconde fut
+enfin acceptée en ces termes par Napoléon: «Les puissances alliées ayant
+proclamé que l’empereur Napoléon était le seul obstacle au
+rétablissement de la paix en Europe, l’empereur Napoléon, fidèle à son
+serment, déclare qu’il renonce, pour lui et ses héritiers, aux trônes de
+France et d’Italie, et qu’il n’est aucun sacrifice personnel, même celui
+de la vie, qu’il ne soit prêt à faire à<a name="page_330" id="page_330"></a> l’intérêt de la France.» On
+sait qu’avant même ce moment de déchéance difficile, impossible à
+éluder, quoi qu’on en ait dit, Napoléon avait vu s'éloigner de lui la
+plupart de ses plus pompeux compagnons d’armes. Le soleil impérial
+s'éteignait; il s'était éteint. De Fontainebleau à Paris, la longue
+chaussée était couverte d'équipages fugitifs, qui se hâtaient de gagner
+au galop les riches hôtels du Roule et de la Chaussée-d’Antin. La
+victoire brûlait de rentrer dans ses meubles, d’accrocher le glaive sous
+les couronnes, de jouir du repos enfin. On a beaucoup trop blâmé la
+conduite des généraux de l’empereur, à cette époque de démembrement
+définitif. Leur rôle était fini comme celui de Napoléon; seulement
+Napoléon ne voulut pas comprendre cette poignante vérité, lui qui, à la
+rigueur, ne disputait avec tant d’acharnement le terrain incendié devant
+et derrière lui que pour reprendre ce qu’il avait conquis; position
+exactement semblable à celle de ses capitaines. Sans être vieux, ils
+avaient vieilli; ils étaient blessés; tous étaient mariés; beaucoup
+d’entre eux avaient des enfans à élever. Après tout, l’heure était venue
+pour eux, comme elle vient pour les hommes d’obscure condition, de jouir
+des fruits de la peine prise dans la jeunesse. On a dit que, Napoléon
+les ayant créés ducs, princes, maréchaux, ils ne voulaient<a name="page_331" id="page_331"></a> plus du jeu
+de la guerre. Le motif nous paraît plus que suffisant. N’est-il pas
+parfaitement fondé en raison? Pourquoi objecter que c'était peu
+patriotique? Est-ce que Napoléon était rigoureusement encore la patrie
+en 1814?</p>
+
+<p>Cet événement historique de l’abdication de Napoléon, convenue au
+château de Petit-Bourg, se relie à un autre fait sur lequel la
+génération prochaine aura peut-être à revenir et à se prononcer. Nous
+voulons parler de la défection du sixième corps, commandé par le duc de
+Raguse. C’est de Petit-Bourg à la rue Saint-Florentin que la mémorable
+dépêche fut transmise par le prince de Schwartzenberg. On connaît le
+résultat foudroyant qu’elle eut au milieu du conseil des princes
+coalisés, qui avaient hésité jusque là s’ils accepteraient ou
+repousseraient l’abdication de Napoléon en faveur de son fils. L’opinion
+monarchique, par l’organe d’un de ses bons écrivains, M. F.-P. Lubis,
+présente à vingt-cinq ans de distance ce grand événement de la défection
+du duc de Raguse, dans les termes que nous lui empruntons, <i>Histoire de
+la Restauration</i>, pages 214 et 215, 1<sup>er</sup> volume: «Le roi de Prusse se
+prononça contre la régence. L’empereur de Russie hésitait toujours. Il
+n’y eut qu’une voix pour renverser Napoléon. L’avis fut même ouvert de
+marcher sur Fontainebleau, de<a name="page_332" id="page_332"></a> lui livrer une dernière bataille, et de
+faire les plus grands efforts pour s’emparer de sa personne. Le désir
+d'éviter une nouvelle effusion de sang empêcha de prendre ce parti. Le
+conseil se sépara, au surplus, sans rien conclure, Alexandre ayant remis
+au lendemain pour se décider.</p>
+
+<p>»Peu d’instans après, cependant, les commissaires de Napoléon trouvèrent
+le czar dans des dispositions bien différentes de celles dont ils
+avaient conçu un si favorable augure. La conférence languissait sans
+qu’il eût fait connaître sa décision, lorsqu’un aide de camp vint lui
+remettre une dépêche, en ajoutant quelques mots en langue russe, qui
+furent compris du duc de Vicence. «Mauvaise nouvelle!» dit celui-ci
+d’une voix concentrée aux maréchaux, étonnés de sa soudaine pâleur.</p>
+
+<p>«Messieurs, reprit Alexandre après avoir lu, je résistais avec peine à
+vos instances, voulant donner une marque de mon estime particulière à
+l’armée française, que vous représentiez. Mais cette armée, dont vous
+faites valoir le vœu unanime, se met en opposition avec vous. Sa
+volonté, en effet, la connaissez-vous bien? Savez-vous ce qui se passe
+au camp? Savez-vous que le corps de M. le duc de Raguse s’est rangé tout
+entier de notre côté?»</p>
+
+<p>»Les plénipotentiaires s'écrièrent que cela était<a name="page_333" id="page_333"></a> impossible. «Lisez,»
+repartit Alexandre en mettant sous leurs yeux la dépêche signée de la
+main du prince de Schwartzenberg. Ils regardèrent d’un air interdit le
+duc de Raguse: le maréchal était au désespoir.</p>
+
+<p>»Ainsi fut perdue la cause de la régence.»</p>
+
+<p>Sans regretter les jours à jamais éteints de puissance seigneuriale,
+plus chers à l’imagination qu’au cœur de la génération vivante, il
+faut leur rendre la part de justice qu’ils méritent. Remplacera-t-on au
+sein de la population des campagnes, condamnée à être long-temps encore
+nécessiteuse, malgré tous les essais de la politique, l’ascendant
+généreux des riches familles titrées? Je sais que leur générosité
+n'était pas gratuite, et qu’il n'était pas toujours difficile aux
+seigneurs d'être magnifiques une fois l’an, quand ils grossissaient
+leurs revenus d’une foule d’impôts vexatoires. Mais l'état n’est-il pas
+aussi de nos jours un seigneur exigeant? Et n’est-ce pas la dîme,
+n’est-ce pas la corvée sous d’autres noms moins flétrissans, que
+l’octroi, les portes et fenêtres, le personnel, la garde nationale et la
+conscription? On dit qu’au bon plaisir du maître a succédé l'égalité
+devant la loi. Il y aurait beaucoup à écrire sur cette égalité et cette
+loi. Enfin, serait-il vrai, et je pourrais l’admettre, que la commune
+eût détrôné avec avantage pour les<a name="page_334" id="page_334"></a> masses l’antique féodalité, la
+commune n’en demeurerait pas moins un être froidement de raison, opérant
+le bien sans chaleur, sans enthousiasme, et surtout sans amour. La
+commune a-t-elle une figure, une voix? Qui la connaît? Qui l’aime? Soyez
+réduit à la misère, la commune est une maison lugubre où l’on vous donne
+un morceau de carton que vous échangez contre un pain; soyez malade, la
+commune, sous les traits d’une autre maison, vous jette une carte qui
+vaut un lit de fer dans un hôpital; mourez sans laisser cent sous pour
+le fossoyeur, la commune délivre à votre frère ou à votre ami un autre
+morceau de carton avec lequel il a la faveur de vous couvrir d’un peu de
+terre sans frais. Ceci est à peu près toute la commune. Il n’y a rien à
+reprendre à son humanité; mais qu’elle est triste et glacée! Qu’est-ce
+qu’une générosité inaccessible à la reconnaissance? N’aimez-vous pas
+mieux, dans un autre ordre d’organisation sociale, ce seigneur matinal
+qui frappe à chaque chaumière, se fait ouvrir, entre, invite chacun à
+lui dire son désir ou sa plainte? Si ce n’est lui, sa femme ou sa fille
+parcourent le bourg au milieu de la nuit, pendant l’hiver, et voient à
+travers les fentes de la porte le lit sans couverture, ou le foyer sans
+feu. Pourquoi avoir constamment oublié l’immense contre-poids que<a name="page_335" id="page_335"></a>
+faisaient les femmes à la dureté, à la violence, au despotisme de
+quelques seigneurs? Et la considération est grave à peser. Quand chaque
+village avait pour patronne terrestre une femme attentive et humaine, il
+restait peu de place en France pour l’absolue misère. Eh bien! voilà les
+visages adorés, les mains connues et cherchées dans l’ombre, voilà la
+reconnaissance dont nous parlions. Baisez donc la main à la commune:
+grande cause de pitié et d’amélioration retranchée du trésor moral de la
+nation. Entre le bien qui émane de la commune et celui que faisaient
+autrefois les habitans des châteaux, il y a à observer la même
+différence qu’entre l'œuvre produite par une mécanique et l'œuvre
+conçue, exécutée par la main de l’homme. La première est exacte, nette,
+irréprochable; mais elle est sans vie; la seconde ne vient pas toujours
+à point, elle pèche par de grands défauts, des oublis et des
+incertitudes, mais le sang et la pensée y ont mis du leur. La commune
+est l’imprimerie du bienfait, et la libre indépendance de bien faire
+qu’elle a remplacée en était l’autographe.</p>
+
+<p>Si le propriétaire actuel de Petit-Bourg n’a heureusement à revendiquer
+aucun des privilèges de ses prédécesseurs, et il est trop de son siècle
+pour s’en plaindre, il n’a pas renoncé, lui, plus riche que la plupart
+des premiers possesseurs de son château,<a name="page_336" id="page_336"></a> au droit de se faire aimer,
+non pas de ses vassaux, mais de ses voisins de Ris, de Soisy, d'Évry, et
+des villages environnans. On laissera dans la chasteté du silence et de
+l’ombre ce qu’il y a mis; il n’est pas d'éloges, si mérités qu’ils
+soient, qui fassent pardonner de les avoir écrits, quand nul n’en
+réclamait la publicité. Les belles actions sont aussi de la vie privée;
+et la presse n’est déjà plus une confidente assez digne pour lui
+permettre d’en entendre le récit.</p>
+
+<p>Nous ne rapporterons d’une foule de traits honorables gravés dans le
+cœur des habitans des communes placées sous le regard du château de
+Petit-Bourg, que celui-ci, qui ne doit pas être perdu pour l’histoire du
+temps.</p>
+
+<p>A l'époque fatale où le choléra fit pleuvoir son venin sur Paris et les
+départemens voisins, la terreur s'étendit partout. Les riches battirent
+en retraite; c'était à qui irait le plus vite en sens inverse, des
+nuages chargés de peste et des équipages fuyant Paris. Les riantes
+résidences arrosées par la Seine et la Marne se vidèrent; la peur fit
+oublier le printemps, qui venait chargé de plumes d’oiseaux, de feuilles
+d’arbres et de petites fleurs. Chaque convoi funèbre se croisait avec
+vingt voitures haletantes. De tous ces châteaux d’où la mollesse et
+l’oisiveté s'étaient envolées, il n’en resta qu’un seul habité;<a name="page_337" id="page_337"></a> le
+château de Petit-Bourg. Ce n'étaient pas les moyens de fuir qui
+manquaient au propriétaire; mais partir! fermer brutalement sa porte à
+tant de visages attristés! Il attendit. Le mal pourtant grandissait de
+jour en jour, d’heure en heure; M. Aguado attendit encore; il resta seul
+exposé à toutes les chances du mal, qui allait être sans pitié pour les
+communes voisines du château. Enfin, quand on l’eut persuadé que sa
+présence ne retarderait pas d’une minute les progrès du fléau, il se
+décida à rejoindre sa famille. Mais avant de quitter Petit-Bourg, il se
+rendit dans chaque village déjà largement décimé, franchit le seuil de
+chaque maison, et il donna à chaque habitant malheureux tous les objets
+réclamés par un bien-être sans lequel la mort ne pardonnait à personne:
+de la flanelle, des couvertures chaudes, et les meilleurs moyens
+curatifs indiqués par la médecine, sans oublier le moyen qui les
+comprend tous. Puis il établit une pharmacie au château, y laissant deux
+médecins uniquement destinés à soigner les malades du canton. De tels
+actes honorent un nom; et fût-il déjà chargé d’une couronne de marquis,
+il s'élèverait plus haut encore.</p>
+
+<p>Aucun village n’a de fête aussi joyeusement colorée que celle de
+Petit-Bourg; il en a même deux, l’une en l’honneur du saint de la
+localité, l’autre<a name="page_338" id="page_338"></a> en l’honneur de la patronne de madame Aguado. Toutes
+deux font époque dans le souvenir des invités habituels, qui sont
+traités ce jour-là aux frais de la maison. Des contentemens sont ménagés
+à tous les âges. Aux jeunes filles, une main gracieuse distribue des
+mouchoirs aux vives couleurs, des bonnets de dentelles, des croix d’or,
+et même des montres. Aux jeunes gens, le sort ou l’adresse réserve des
+fusils ou des couteaux de chasse. Indispensable auxiliaire, le vin ne
+cesse pas de couler sous les tentes dressées au milieu du parc, tandis
+que la danse confond toutes les joies, dans une seule et même joie. Le
+château est ouvert à tout le monde, et des tables chargées de gâteaux
+arrêtent de loin en loin avec bonheur une circulation intarissable. Si
+l’inégalité des fortunes n’avait pas ses abus cruels, c’est dans de
+pareils momens qu’on serait tenté d’y faire grâce, et de se dire tout
+bas, bien bas, avec la liberté d’esprit la plus absolue, qu’il est
+peut-être plus de véritable bonheur possible dans un assemblage de
+conditions haut et bas placées, mais s’aimant toutes en sœurs, de la
+nécessité de ne pas rompre une harmonie peut-être providentielle, que
+dans la violente situation d’une société toujours préoccupée de garder
+le niveau. Si l'égalité et le bonheur étaient deux choses distinctes? Si
+l’une ne renfermait pas l’autre? Avant<a name="page_339" id="page_339"></a> un siècle la question sera
+éclaircie, et c’est la France encore qui la résoudra. Mais que le
+syllogisme lui coûtera horriblement cher à établir!</p>
+
+<p>Il nous reste à dire l’intérieur du château tel qu’il est aujourd’hui.
+Dans la première pièce, qui est, je crois, une salle à manger, on voit
+deux tableaux de sainteté d’Annibal Carrache et de Herrera el Viejo
+(l’ancien). Nous ne tomberons pas dans le singulier oubli de louer
+pompeusement deux peintres dont personne ne voudrait mettre en question
+le mérite. Nous nous bornerons à dire que ces deux tableaux, ainsi qu’un
+autre de Juan del Castillo, représentant une belle Vierge, sont
+parfaitement conservés. Leur éclat n’empêche pas d’apercevoir de
+charmans paysages de Demarne et de Dubucourt, et de s’arrêter long-temps
+devant de petits poissons peints par Velasquez. Ils frétillent encore;
+on a peur de les voir tomber de la toile. C’est d’un goût délicat
+d’avoir égayé et adouci les reflets splendides des grandes peintures de
+cette salle par les spirituels éclairs d’une série de petits tableaux
+flamands signés de Corn-Hagen, Winans, de Van Kessel; je n’oublie pas de
+gracieuses fleurs d’Arellano. Il n’y a pas de jouissance plus
+intelligente et plus complète que d’avoir sous les yeux tant de
+peintures si achevées, et, par les croisées ouvertes, une campagne
+inondée des flammes ardentes et<a name="page_340" id="page_340"></a> douces du mois de mai: ce que Dieu et
+les hommes ont créé de beau et de bon. Que Dieu est un grand peintre
+flamand!</p>
+
+<p>A la gauche de cette première salle, où sont les portraits de madame
+Aguado et de M. Aguado, peints par M. Lacoma, artiste sans doute aimé de
+la maison, car son nom revient souvent, et ceux des principaux ancêtres
+du marquis de Las Marismas, s’ouvre, sur le même prolongement, le grand
+salon enrichi des peintures de Lucas Jordano, de Domenico Brandi, de
+Pietro de Cortona et del Bassano. Il faut se croiser les bras et admirer
+en présence de l'œuvre de ces demi-dieux. Rien n’est beau comme cela,
+si ce n’est ce ciel, ce soleil, cet océan d’herbes et ce fleuve qu’on
+voit en se retournant. Quels peintres, ceux qui soutiennent la
+comparaison avec le printemps!</p>
+
+<p>Cristobal Lopez est aussi un artiste délicieux. Quels charmans tableaux,
+ceux qu’on voit de lui à Petit-Bourg! Que ses vierges et ses anges sont
+aimables! C’est la coquetterie fantasque de Decamps, sa couleur, avec
+plus de franchise et de perfection. C’est Decamps avec six pas
+d’avantage sur lui. Lopez est beau à toutes les distances, comme les
+pierres fines.</p>
+
+<p>La troisième pièce est le salon d'étude; ainsi que les précédentes, son
+unique ameublement se<a name="page_341" id="page_341"></a> compose de tableaux de maîtres de l'école
+espagnole et flamande. C’est <i>un Ermite</i> de Meneses Osorio, c’est <i>une
+Communion de la Vierge</i> par Théodore Aderman. Il faut hâter le pas,
+cependant, car le temps manquerait même pour saluer, ne fût-ce que d’un
+regard furtif, les autres créations semées dans d’autres salles. A
+l’opulente oisiveté du maître, il est permis seulement de savourer les
+paisibles émotions que donnent un <i>Christ au poteau</i>, par Alonzo Cano,
+cet homme de génie à peine connu en France, et un autre <i>Christ sur la
+croix</i> du triste et monacal Zurbaran. Lui seul, le sévère Zurbaran, a
+cette couleur affligée et touchante: il est le Job de la peinture. Ce
+Christ n’est pas un de ses moins beaux ouvrages. Ne refusez pas une
+halte attentive à un <i>Samson</i> de Vander Kabel.</p>
+
+<p>Il est facile de s’apercevoir que les noms affectés aux diverses
+distributions du château n’ont qu’une valeur fort conventionnelle;
+chacune d’elles est un cabinet de tableaux, et rien de plus. On a déjà
+vu que la salle à manger, le grand salon et le salon d'étude sont des
+travées d’une galerie de peintures; on n’y remarque pas plus de meubles
+qu’au Louvre et au Luxembourg. Dans la salle de billard, qui est la
+quatrième, nous n’avons pas vu de billard, mais une délicieuse <i>Vue de
+Venise</i>, par Canaletti et qui peindrait Venise si ce n’est Canaletti?<a name="page_342" id="page_342"></a>
+Un Primatice d’une couleur virginale, deux Velazquez, un <i>Martyr</i> de
+Zurbaran, et une <i>Petite vache</i> de Vander Burg. Le Musée espagnol du
+Louvre a peu de tableaux de sainteté signés du nom de Zurbaran aussi
+remarquables que celui de Petit-Bourg. Nous ne nous exposons guère
+qu’aux reproches des faiseurs d’inventaires, en omettant de petites
+peintures françaises semées comme des coquelicots importuns à travers
+ces belles moissons. Elles sont là, à l’exception de quelques-unes,
+cependant, comme une protestation polie du propriétaire; pure courtoisie
+castillane.</p>
+
+<p>S’il est dans tout le château une pièce qui réponde à sa destination
+nominale, c’est la dernière de l’aile gauche; une petite bibliothèque,
+bourrée de livres espagnols et français. Nous avons été heureux d’y
+rencontrer Lopez de Vega et Calderon à côté de Corneille. Une place
+d’honneur est réservée au grand ouvrage de l'Égypte, ce beau livre,
+exclusivement destiné, par son prix, à ceux qui n’ont pas le temps de
+lire.</p>
+
+<p>On ne doit pas s’attendre à voir plus de meubles dans l’aile droite où
+nous entrons, que dans l’aile gauche, dont nous avons épuisé les
+distributions peu nombreuses. Elle s’ouvre par une salle à manger, où
+rien ne rappelle l’acte qu’on est censé y accomplir; point de buffets,
+point de tables, mais une<a name="page_343" id="page_343"></a> incroyable bataille de Salvator Rosa, un Rose
+de Tivoli, les Quatre Saisons par Lesueur, de beaux chiens de Sneyders,
+une Naissance et un Baptême de Cristobal Lopez, une Vue de Venise de
+Guardi, un charmant Intérieur de Hemskerk, et une collection de petits
+tableaux flamands de Van Kessel, de Ferg et de Snaver. Quelle fougue,
+quelle rage, et quelle couleur dans le Salvator Rosa! J’ignore si l’on
+s’est jamais battu de cette manière-là dans aucun temps, mais
+qu’importe? Que n’avons-nous beaucoup de mensonges semblables! Encore un
+regard d’adoration pour Cristobal Lopez, et passons dans le cabinet
+suivant. C’est la chambre à coucher de M. Aguado. Puisqu’on la désigne
+ainsi, et qu’on y a mis un lit, il faut croire que le domestique qui
+nous renseigne ne s’est pas trompé. Voici les meubles spéciaux de cette
+chambre à coucher, qui n’a pas dû coûter grands frais d’imagination au
+tapissier. Un petit Berger d’Albert Kuyp, un de ces petits bergers comme
+il n’en existe pas; enfant de roi et de reine, ayant pour vis-à-vis une
+bergère de son rang; un Anachorète d’Alexandre Albini, un Christ de
+Moya, un Amour fouetté de Luca Jordano, une Vénus de Pomponio di Vito,
+un Antoine Moro, un Carlo Maratto, et un Wouvermans comme il y en a peu
+au Louvre. Ce serait un crime d’oublier un Annibal Carrache, et un beau<a name="page_344" id="page_344"></a>
+Vander Does, et une impolitesse de ne pas mentionner deux Lancret, qui
+vengent à Petit-Bourg notre peinture française, si malencontreusement
+fourvoyée là. Que ces deux Lancret sont gracieux et fins! quel berger
+fleuri et quelle bergère coquette! Le berger semble sortir d’un bain
+parfumé et la bergère aller à l’Opéra. Je donnerais bien des écoles
+françaises pour cette bergère et ce berger, excepté l'école de Watteau,
+une des premières du monde.</p>
+
+<p>J’ai dit la chambre à coucher de M. Aguado, sans omettre un seul meuble;
+l’omission eût été difficile, j’ai aussi dit pourquoi. N’oublierais-je
+pas une petite pendule de quarante francs? On n’a jamais poussé plus
+loin le mépris pour les meubles, si ce n’est dans la chambre voisine,
+celle de madame Aguado. J’aime ce dédain poussé jusqu'à l’héroïsme: deux
+ou trois cent mille francs de tableaux, et pas quinze cents francs de
+papier peint et de bois doré. J’appelle cela du goût, de l’esprit, du
+bon sens, quand je songe qu’un secrétaire ou une glace eût pris la place
+d’un Carrache ou d’un Zurbaran sur la surface de ces murs d’un
+très-faible développement. La glace de la chambre à coucher de madame
+Aguado est en bois peint en gris. On pardonnera aisément ce défaut de
+luxe. Ce Sultan à qui l’on présente une Esclave pour la<a name="page_345" id="page_345"></a> nuit est
+d’Eugène Delacroix, cette Vision de la Vierge est de Cristobal Lopez;
+ceci est un Carrache, cette Adoration est de Stella, et cette Religieuse
+d’Offemback. Vous ne vous souvenez déjà plus, je pense, de la glace
+peinte en gris: serait-elle en or massif et en diamant, vous en
+souviendriez-vous davantage? Le boudoir attenant n’est pas plus un
+boudoir que la chambre à coucher n’est une chambre à coucher. C’est la
+dernière travée où vous attendent des fleurs d’Arellano et de Prevost,
+un beau paysage de Van-Berg, un Tiepolo, un Guérin et un charmant
+Offemback. Là finit l’aile droite. L’une et l’autre, comme on le voit,
+sont moins les deux grandes divisions d’un château que la double galerie
+d’un riche musée.</p>
+
+<p>Le premier et unique étage du château de Petit-Bourg ne sortant pas de
+la banalité utile des chambres d’amis, nous en respecterons l’obscurité.</p>
+
+<p>Sauf erreur, nous pensons avoir cité les beautés intérieures de la
+propriété de M. Aguado; elle ne sera jamais mieux entretenue. Elle est
+fastueuse, et son faste, quoique d’une date récente, fait honneur à
+l’intelligence du maître. Sans la bouleverser de fond en comble, il ne
+lui était guère permis d’en changer le caractère. Il y aurait de
+l’ingratitude à oublier qu'étranger à notre histoire, il a pris soin de
+conserver un monument dont les traditions sont<a name="page_346" id="page_346"></a> sans parenté avec celles
+de son pays. Là où, sur un signe de sa main puissante, car il est plus
+riche que beaucoup de souverains, il pouvait faire élever un palais à sa
+fantaisie, il a mieux aimé laisser subsister un bâtiment dépassé par
+l’art moderne, insuffisant, incomplet, mais plein à jamais de
+l’immortelle grandeur de Louis XIV. Si, pour perpétuer le souvenir d’une
+visite de ce grand roi, qui était le sien, le duc d’Antin abattit une
+allée d’arbres, M. Aguado, entendant mieux ce qu’on doit à un tel
+honneur, a conservé le château tout entier.</p>
+
+<p>C’est par la porte qui s’ouvre sur le parc qu’on découvre les
+indescriptibles richesses d’un paysage déroulé sur tous les points du
+ciel; et du perron, auquel s’oppose une terrasse tracée dans le goût de
+celle de Chantilly et de toutes celles qu’a dessinées Le Nôtre, on
+parvient sans fatigue aux premiers arceaux du parc. Caprice que
+ratifiera la postérité, les noms des principales allées de cette
+élégante forêt sont empruntés aux opéras de Rossini, l’hôte illustre,
+fréquent et bien-aimé de Petit-Bourg. Voilà l’allée <i>Guillaume Tell</i>,
+l’allée de <i>Sémiramis</i>, l’allée de <i>la Pie voleuse</i>. Nous avons l’espoir
+qu’il reste encore beaucoup d’allées à nommer, et que Rossini retournera
+un jour en France.&mdash;Connais-tu M. Rossini? ai-je demandé à une<a name="page_347" id="page_347"></a> petite
+fille de huit ans qui longeait le mur du parc en se rendant à l'école de
+la paroisse.&mdash;Oui, monsieur, je connais M. Rossini; c’est un monsieur
+qui rit toujours.</p>
+
+<p>Quelque profond que soit mon respect pour la Charte et l’article où le
+sacrifice d’une propriété est prévu dans l’intérêt général, je n’ai pu
+voir sans colère les déplorables dégâts causés au parc de Petit-Bourg
+par les ouvriers employés au chemin de fer de Paris à Orléans. Ces
+honnêtes ingénieurs, qui couperaient en deux leur mère si le tracé
+l’exigeait, ont arrêté que l’embranchement destiné à desservir Corbeil,
+Melun et Montereau, traverserait la propriété de M. Aguado. Ils ont
+déchiré son parc à coups de hache et de bêche; un des plus beaux
+fragmens et un bassin superbe resteront de l’autre côté du rail. Ce
+triste ruisseau de fer stérilisera une partie de cet admirable terrain,
+et cela pour que des nuées de Parisiens aillent dans une heure manger du
+fromage à la crême en Brie, comme si l’on ne devait pas toujours se
+croire trop près des Parisiens. Triste progrès! Ah! au temps du duc
+d’Antin, une société d’hommes d’affaires n’eût pas touché à un seul
+arbre de son parc! il est vrai qu’au temps du duc d’Antin il n’y avait
+pas de charte constitutionnelle.</p>
+
+<p>Fondateur d’une école et d’un hôpital à Évry,<a name="page_348" id="page_348"></a> M. Aguado a plus fait
+pour Petit-Bourg que tous les seigneurs ses prédécesseurs. Et ce bien,
+il l’a fait sans bruit, sans ostentation, avec la pudeur chrétienne du
+désintéressement.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="c"><small>FIN.</small></p>
+
+<h2><a name="TABLE_DES_MATIERES" id="TABLE_DES_MATIERES"></a>TABLE DES MATIÈRES<br /><br />
+<small>CONTENUES DANS LE DEUXIÈME VOLUME.</small></h2>
+
+<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary="">
+<tr><td>&nbsp;</td><td align="right"><small>Pages.</small></td></tr>
+<tr><td>V<small>AUX</small> </td> <td align="right"><a href="#page_001">1</a></td></tr>
+<tr><td>V<small>ILLEROI</small> </td> <td align="right"><a href="#page_113">113</a></td></tr>
+<tr><td>V<small>OISENON</small> </td> <td align="right"><a href="#page_147">147</a></td></tr>
+<tr><td>P<small>ETIT</small>-B<small>OURG</small>&nbsp; &nbsp; &nbsp; </td> <td align="right"><a href="#page_237">237</a></td></tr>
+</table>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="c"><small>FIN DE LA TABLE DU DEUXIÈME VOLUME.</small></p>
+
+<p><a name="page_350" id="page_350"></a></p>
+
+<div class="footnotes"><p class="cb">NOTES:</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_A_1" id="Footnote_A_1"></a><a href="#FNanchor_A_1"><span class="label">[A]</span></a> Cette comète se montra pendant le jugement de Fouquet. Voir
+les mémoires du temps.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_B_2" id="Footnote_B_2"></a><a href="#FNanchor_B_2"><span class="label">[B]</span></a> De son côté, l'église fut reconnaissante envers les
+vicomtes de Melun: elle gardait les tombeaux de Louis I<sup>er</sup>, mort sous
+le règne de Louis le Jeune; de Guillaume, mort en 1221; de Jean II, que
+Louis X appelait notre cousin, et qui fit les fonctions de chambellan
+sous Philippe le Long, Charles le Bel et Philippe de Valois, sous le
+règne duquel il mourut, en 1347. Elle avait aussi les restes d’Adam de
+Melun, chambellan des rois Jean et Charles IV, mort en 1362; de Jean
+III, fait prisonnier avec le roi Jean à la bataille de Poitiers, et de
+Guillaume IV, tué à la bataille d’Azincourt, et ceux d’autres membres de
+cette illustre famille, dont la branche aînée s’est éteinte en 1759. La
+branche cadette se perpétue.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_C_3" id="Footnote_C_3"></a><a href="#FNanchor_C_3"><span class="label">[C]</span></a> On a vu que cette tradition d’allée de marroniers coupés en
+une nuit se retrouve à peu près dans tous les châteaux honorés d’une
+visite royale. C’est au lecteur à raisonner son opinion et à décider si
+le fait est plus acceptable cette fois que les autres.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_D_4" id="Footnote_D_4"></a><a href="#FNanchor_D_4"><span class="label">[D]</span></a> Édition Delangle.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_E_5" id="Footnote_E_5"></a><a href="#FNanchor_E_5"><span class="label">[E]</span></a> <i>Mémoires du comte d’Allonville</i>.</p></div>
+
+</div>
+
+<p class="figcenter">
+<a href="images/back_lg.jpg">
+<img src="images/back.jpg" width="357" height="550" alt="" title="" /></a>
+</p>
+
+<hr class="full" />
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Les Tourelles, volume II, by Léon Gozlan
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES TOURELLES, VOLUME II ***
+
+***** This file should be named 39513-h.htm or 39513-h.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ http://www.gutenberg.org/3/9/5/1/39513/
+
+Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
+Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
+produced from images generously made available by The
+Internet Archive)
+
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
+
+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
+copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
+
+
+
+*** START: FULL LICENSE ***
+
+THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
+PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
+
+To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
+distribution of electronic works, by using or distributing this work
+(or any other work associated in any way with the phrase "Project
+Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
+Gutenberg-tm License (available with this file or online at
+http://gutenberg.org/license).
+
+
+Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
+electronic works
+
+1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
+electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
+and accept all the terms of this license and intellectual property
+(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
+the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
+all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
+If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
+Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
+terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
+entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
+
+1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
+used on or associated in any way with an electronic work by people who
+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
+Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
+freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
+this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
+the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
+keeping this work in the same format with its attached full Project
+Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
+
+1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
+what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
+a constant state of change. If you are outside the United States, check
+the laws of your country in addition to the terms of this agreement
+before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
+creating derivative works based on this work or any other Project
+Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
+the copyright status of any work in any country outside the United
+States.
+
+1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
+
+1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate
+access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
+whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
+phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
+Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
+copied or distributed:
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
+from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
+posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
+and distributed to anyone in the United States without paying any fees
+or charges. If you are redistributing or providing access to a work
+with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
+work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
+through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
+Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
+1.E.9.
+
+1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
+with the permission of the copyright holder, your use and distribution
+must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
+terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
+to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
+permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
+
+1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
+License terms from this work, or any files containing a part of this
+work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
+
+1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
+electronic work, or any part of this electronic work, without
+prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
+active links or immediate access to the full terms of the Project
+Gutenberg-tm License.
+
+1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
+compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
+word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
+distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
+"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
+posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
+you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
+copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
+request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
+form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
+License as specified in paragraph 1.E.1.
+
+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
+performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
+unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
+
+1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
+access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
+that
+
+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
+ the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
+ owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
+- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
+ does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
+ Project Gutenberg-tm works.
+
+- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
+1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
+works, and the medium on which they may be stored, may contain
+"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
+corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
+property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
+computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
+your equipment.
+
+1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
+of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
+Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
+Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
+liability to you for damages, costs and expenses, including legal
+fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
+LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
+PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
+TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
+LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
+INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
+DAMAGE.
+
+1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
+defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
+receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
+written explanation to the person you received the work from. If you
+received the work on a physical medium, you must return the medium with
+your written explanation. The person or entity that provided you with
+the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
+refund. If you received the work electronically, the person or entity
+providing it to you may choose to give you a second opportunity to
+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
+providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
+
+</pre>
+
+</body>
+</html>
diff --git a/39513-h/images/back.jpg b/39513-h/images/back.jpg
new file mode 100644
index 0000000..6f71847
--- /dev/null
+++ b/39513-h/images/back.jpg
Binary files differ
diff --git a/39513-h/images/back_lg.jpg b/39513-h/images/back_lg.jpg
new file mode 100644
index 0000000..533a433
--- /dev/null
+++ b/39513-h/images/back_lg.jpg
Binary files differ
diff --git a/39513-h/images/cover.jpg b/39513-h/images/cover.jpg
new file mode 100644
index 0000000..9ef5ff1
--- /dev/null
+++ b/39513-h/images/cover.jpg
Binary files differ
diff --git a/39513-h/images/cover_lg.jpg b/39513-h/images/cover_lg.jpg
new file mode 100644
index 0000000..66736e2
--- /dev/null
+++ b/39513-h/images/cover_lg.jpg
Binary files differ
diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt
new file mode 100644
index 0000000..6312041
--- /dev/null
+++ b/LICENSE.txt
@@ -0,0 +1,11 @@
+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
+metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be
+in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES.
+
+Procedures for determining public domain status are described in
+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
+
+No investigation has been made concerning possible copyrights in
+jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize
+this eBook outside of the United States should confirm copyright
+status under the laws that apply to them.
diff --git a/README.md b/README.md
new file mode 100644
index 0000000..ab8eb62
--- /dev/null
+++ b/README.md
@@ -0,0 +1,2 @@
+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
+eBook #39513 (https://www.gutenberg.org/ebooks/39513)