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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-14 20:12:55 -0700 |
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Hérelle + +Release Date: April 20, 2012 [EBook #39492] + +Language: French + +Character set encoding: UTF-8 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES QUATRE CAVALIERS *** + + + + +Produced by Chuck Greif and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was +produced from images generously made available by The +Internet Archive) + + + + + + + + +LES QUATRE CAVALIERS + +DE + +L'APOCALYPSE + +CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS + + +DU MÊME AUTEUR + +Format in-18. + +ARÈNES SANGLANTES 1 Vol. + +FLEUR DE MAI 1 -- + +DANS L'OMBRE DE LA CATHÉDRALE 1 -- + +TERRES MAUDITES 1 -- + +LA HORDE 1 -- + +Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays y +compris la Russie. + +Copyright, 1917, by CALMANN-LÉVY. + +671-17.--Coulommiers. Imp. PAUL BRODARD.--7-18 + + + + +V. BLASCO-IBÁÑEZ + +LES + +QUATRE CAVALIERS + +DE + +L'APOCALYPSE + +ROMAN TRADUIT DE L'ESPAGNOL + +PAR + +G. HÉRELLE + +PARIS CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS 3, RUE AUBER, 3 + +_Il a été liré de cet ouvrage_ + +VINGT-CINQ EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE + +_tous numérotés._ + + + + +LES QUATRE CAVALIERS DE L'APOCALYPSE[A] + + + + +I + +DE BUENOS-AIRES A PARIS + + +Le 7 juillet 1914, Jules Desnoyers, le jeune «peintre d'âmes», comme on +l'appelait dans les salons cosmopolites du quartier de +l'Étoile,--beaucoup plus célèbre toutefois pour la grâce avec laquelle +il dansait le _tango_ que pour la sûreté de son dessin et pour la +richesse de sa palette,--s'embarqua à Buenos-Aires sur le _Kœnig +Frederic-August_, paquebot de Hambourg, afin de rentrer à Paris. + +Lorsque le paquebot s'éloigna de la terre, le monde était parfaitement +tranquille. Au Mexique, il est vrai, les blancs et les métis +s'exterminaient entre eux, pour empêcher les gens de s'imaginer que +l'homme est un animal dont la paix détruit les instincts combatifs. Mais +sur tout le reste de la planète les peuples montraient une sagesse +exemplaire. Dans le transatlantique même, les passagers, de nationalités +très diverses, formaient un petit monde qui avait l'air d'être un +fragment de la civilisation future offert comme échantillon à l'époque +présente, une ébauche de cette société idéale où il n'y aurait plus ni +frontières, ni antagonismes de races. + +Un matin, la musique du bord, qui, chaque dimanche, faisait entendre le +_choral_ de Luther, éveilla les dormeurs des cabines de première classe +par la plus inattendue des aubades. Jules Desnoyers se frotta les yeux, +croyant vivre encore dans les hallucinations du rêve. Les cuivres +allemands mugissaient la _Marseillaise_ dans les couloirs et sur les +ponts. Le garçon de cabine, souriant de la surprise du jeune homme, lui +expliqua cette étrange chose. C'était le 14 juillet, et les paquebots +allemands avaient coutume de célébrer comme des fêtes allemandes les +grandes fêtes de toutes les nations qui fournissaient du fret et des +passagers. La république la plus insignifiante voyait le navire pavoisé +en son honneur. Les capitaines mettaient un soin scrupuleux à accomplir +les rites de cette religion du pavillon et de la commémoration +historique. Au surplus, c'était une distraction qui aidait les +passagers à tromper l'ennui de la traversée et qui servait à la +propagande germanique. + +Tandis que les musiciens promenaient aux divers étages du navire une +_Marseillaise_ galopante, suante et mal peignée, les groupes les plus +matineux commentaient l'événement. + +--Quelle délicate attention, disaient les dames sud-américaines. Ces +Allemands ne sont pas aussi vulgaires qu'ils le paraissent. Et il y a +des gens qui croient que l'Allemagne et la France vont se battre! + +Ce jour-là, les Français peu nombreux qui se trouvaient sur le paquebot +grandirent démesurément dans la considération des autres voyageurs. Ils +n'étaient que trois: un vieux joaillier qui revenait de visiter ses +succursales d'Amérique, et deux demoiselles qui faisaient la commission +pour des magasins de la rue de la Paix, vestales aux yeux gais et au nez +retroussé, qui se tenaient à distance et qui ne se permettaient jamais +la moindre familiarité avec les autres passagers, beaucoup moins bien +élevés qu'elles. Le soir, il y eut un dîner de gala. Au fond de la salle +à manger, le drapeau français et celui de l'empire formaient une +magnifique et absurde décoration. Tous les Allemands avaient endossé le +frac, et les femmes exhibaient la blancheur de leurs épaules. Les +livrées des domestiques étaient celles des grandes fêtes. Au dessert, un +couteau carillonna sur un verre, et il se fit un profond silence: le +commandant allait parler. Ce brave marin, qui joignait à ses fonctions +nautiques l'obligation de prononcer des harangues aux banquets et +d'ouvrir les bals avec la dame la plus respectable du bord, se mit à +débiter un chapelet de paroles qui ressemblaient à des grincements de +portes. Jules, qui savait un peu d'allemand, saisit au vol quelques +bribes de ce discours. L'orateur répétait à chaque instant les mots +«paix» et «amis». Un Allemand courtier de commerce, assis à table près +du peintre, s'offrit à celui-ci comme interprète, avec l'obséquiosité +habituelle des gens qui vivent de réclame, et il donna à son voisin des +explications plus précises. + +--Le commandant demande à Dieu de maintenir la paix entre l'Allemagne et +la France, et il espère que les relations des deux peuples deviendront +de plus en plus amicales. + +Un autre orateur se leva, toujours à la table que présidait le marin. +C'était le plus considérable des passagers allemands, un riche +industriel de Dusseldorff, nommé Erckmann, qui faisait de grosses +affaires avec la République Argentine. Jamais on ne l'appelait par son +nom. Il avait le titre de «Conseiller de Commerce», et, pour ses +compatriotes, il était _Herr Commerzienrath,_ comme son épouse était +_Frau Rath._ Mais ses intimes l'appelaient aussi «le Capitaine»: car il +commandait une compagnie de _landsturm._ Erckmann se montrait beaucoup +plus fier encore du second titre que du premier, et, dès le début de la +traversée, il avait eu soin d'en informer tout le monde. Tandis qu'il +parlait, le peintre examinait cette petite tête et cette robuste +poitrine qui donnaient au Conseiller de Commerce quelque ressemblance +avec un dogue de combat; il imaginait le haut col d'uniforme comprimant +cette nuque rouge et faisant saillir un double bourrelet de graisse; il +souriait de ces moustaches cirées dont les pointes se dressaient d'un +air menaçant. Le Conseiller avait une voix sèche et tranchante qui +semblait asséner les paroles: c'était sans doute de ce ton que +l'empereur débitait ses harangues. Par instinctive imitation des +traîneurs de sabre, ce bourgeois belliqueux ramenait son bras droit vers +sa hanche, comme pour appuyer sa main sur la garde d'une épée invisible. + +Aux premières paroles, malgré la fière attitude et le ton impératif de +l'orateur, tous les Allemands éclatèrent de rire, en hommes qui savent +apprécier la condescendance d'un _Herr Commerzienrath_ lorsqu'il daigne +divertir par des plaisanteries les personnes auxquelles il s'adresse. + +--Il dit des choses très amusantes, expliqua encore l'interprète à voix +basse. Toutefois, ces choses n'ont rien de blessant pour les Français. + +Mais bientôt les auditeurs tudesques cessèrent de rire: le +_Commerzienrath_ avait abandonné la grandiose et lourde ironie de son +exorde et développait la partie sérieuse de son discours. Selon lui, les +Français étaient de grands enfants, gais, spirituels, incapables de +prévoyance. Ah! s'ils finissaient par s'entendre avec l'Allemagne! si, +au bord de la Seine, on consentait à oublier les rancunes du passé!... + +Et le discours devint de plus en plus grave, prit un caractère +politique. + +--Il dit, monsieur, chuchota de nouveau l'interprète à l'oreille de +Jules, qu'il souhaite que la France soit très grande et qu'un jour les +Allemands et les Français marchent ensemble contre un ennemi commun... +contre un ennemi commun... + +Après la péroraison, le conseiller-capitaine leva son verre en l'honneur +de la France. + +--_Hoch!_ s'écria-t-il, comme s'il commandait une évolution à ses +soldats de la réserve. + +Il poussa ce cri à trois reprises, et toute la masse germanique, debout, +répondit par un _Hoch!_ qui ressemblait à un rugissement, tandis que la +musique, installée dans le vestibule de la salle à manger, attaquait la +_Marseillaise_. + +Jules était de nationalité argentine[B], mais il portait un nom +français, avait du sang français dans les veines. Il fut donc ému; un +frisson d'enthousiasme lui monta dans le dos, ses yeux se mouillèrent, +et, lorsqu'il but son champagne, il lui sembla qu'il buvait en même +temps quelques larmes. Oui, ce que faisaient ces gens qui, d'ordinaire, +lui paraissaient si ridicules et si plats, méritait d'être approuvé. Les +sujets du kaiser fêtant la grande date de la Révolution! Il se persuada +qu'il assistait à un mémorable événement historique. + +--C'est très bien, très bien! dit-il à d'autres Sud-Américains qui +étaient ses voisins de table. Il faut reconnaître qu'aujourd'hui +l'Allemagne a été vraiment courtoise. + +Le jeune homme passa le reste de la soirée au fumoir, où l'attirait la +présence de madame la Conseillère. Le capitaine de _landsturm_ jouait un +poker avec quelques compatriotes qui lui étaient inférieurs dans la +hiérarchie des dignités et des richesses. Son épouse se tenait auprès de +lui, suivant de l'œil le va-et-vient des domestiques chargés de bocks, +mais sans oser prendre sa part dans cette énorme consommation de bière: +elle avait des prétentions à l'élégance et elle craignait beaucoup +d'engraisser. C'était une Allemande à la moderne, qui ne reconnaissait à +son pays d'autre défaut que la lourdeur des femmes et qui combattait en +sa propre personne ce danger national par toute sorte de régimes +alimentaires. Les repas étaient pour elle un supplice. Sa maigreur, +obtenue et maintenue à force de volonté, rendait plus apparente la +robustesse de sa constitution, la grosseur de son ossature, ses +mâchoires puissantes, ses dents larges, saines, splendides: des dents +qui suggéraient au peintre l'irrévérencieuse tentation de la comparer +mentalement à la silhouette sèche et dégingandée d'une jument de course. +«Elle est mince, se disait-il en l'observant du coin de l'œil, et +cependant elle est énorme.» Le mari, lui, admirait l'élégance de sa +Bertha, toujours vêtue d'étoffes dont les couleurs indéfinissables +faisaient penser à l'art persan et aux miniatures des manuscrits +médiévaux; mais il déplorait qu'elle ne lui eût pas donné d'enfants, et +il regardait presque cette stérilité comme un crime de haute trahison. +La patrie allemande était fière de la fécondité de ses femmes, et le +kaiser, avec ses hyperboles d'artiste, avait posé en principe que la +véritable beauté allemande doit avoir un mètre cinquante centimètres de +ceinture. + +Madame la Conseillère réservait volontiers à Jules Desnoyers un siège +auprès du sien: car elle le tenait pour l'homme le plus «distingué» de +tous les passagers. Le peintre était de taille moyenne, et son front +brun se dessinait comme un triangle sous deux bandeaux de cheveux noirs, +lisses, lustrés comme des planches de laque: précisément le contraire +des hommes qui entouraient madame la Conseillère. Au surplus, il +habitait Paris, la ville qu'elle n'avait pas vue encore, quoiqu'elle +eût fait maints voyages dans les deux hémisphères. + +--Ah! Paris, Paris! soupirait-elle en ouvrant de grands yeux et en +allongeant les lèvres. Comme j'aimerais à y passer une saison! + +Et, pour qu'il lui racontât la vie de Paris, elle se permettait +certaines confidences sur les plaisirs de Berlin, mais avec une modestie +rougissante, en admettant d'avance qu'il y a beaucoup mieux dans le +monde et qu'elle avait grande envie de connaître ce mieux-là. + +_Herr Commerzienrath_ continuait entre amis son speech du dessert, et +ses auditeurs ôtaient de leurs lèvres des cigares colossaux pour lancer +des grognements d'approbation. La présence de Jules les avait mis tous +d'aimable humeur; ils savaient que son père était Français, et cela +suffisait pour qu'ils l'accueillissent comme s'il arrivait directement +du Quai d'Orsay et représentait la plus haute diplomatie de la +République. Pour eux, c'était la France qui venait fraterniser avec +l'Allemagne. + +--Quant à nous, déclara le _Commerzienrath_ en regardant fixement le +peintre comme s'il attendait de lui une déclaration solennelle, nous +désirons vivre en parfaite amitié avec la France. + +Jules approuva. Par le fait, il jugeait bon que les nations fussent +amies les unes des autres, et il ne voyait aucun inconvénient à ce +qu'elles affirmassent cette amitié, chaque fois que l'occasion s'en +présentait. + +--Malheureusement, reprit l'industriel sur un ton plaintif, la France se +montre hargneuse avec nous. Il y a des années que notre empereur lui +tend la main avec une noble loyauté, et elle feint de ne pas s'en +apercevoir. Vous reconnaîtrez que cela n'est pas correct. + +Jules ne s'occupait jamais de politique, et cette conversation trop +austère commençait à l'ennuyer. Pour y mettre un peu de piquant, il eut +la fantaisie de répondre: + +--Avant de prétendre à l'amitié des Français, peut-être feriez-vous bien +de leur rendre ce que vous leur avez pris. + +A ces mots il se fit un silence de stupéfaction, comme si l'on eût sonné +sur le transatlantique la cloche d'alarme. Plusieurs, qui portaient le +cigare à leurs lèvres, demeurèrent la main immobile à deux doigts de la +bouche, les yeux démesurément ouverts. Ce fut le capitaine de +_landsturm_ qui se chargea de donner une forme verbale à cette muette +protestation. + +--Rendre! s'écria-t-il, d'une voix qui semblait assourdie par le soudain +rehaussement de son col. Nous n'avons rien à rendre, pour la bonne +raison que nous n'avons rien pris. Ce que nous possédons, nous l'avons +gagné par notre héroïsme. + +Devant toute affirmation faite sur un ton altier, Jules sentait +renaître en lui l'héréditaire instinct de contradiction, et il répliqua +froidement: + +--C'est comme si je vous avais volé votre montre, et qu'ensuite je vous +proposasse d'être bons amis et d'oublier le passé. Même si vous étiez +enclin au pardon, encore faudrait-il qu'auparavant je vous rendisse +votre montre. + +Le capitaine voulut répondre tant de choses à la fois qu'il balbutia, +sautant avec incohérence d'une idée à une autre. Comparer la reconquête +de l'Alsace à un vol!... Une terre allemande!... La race!... La +langue!... L'histoire!... + +--Mais qu'est-ce qui prouve que l'Alsace a la volonté d'être allemande? +interrogea le jeune homme sans se départir de son calme. Quand lui +avez-vous demandé son opinion? + +Le capitaine demeura incertain, comme s'il hésitait entre deux partis à +prendre: tomber à coups de poing sur l'insolent, ou l'écraser de son +mépris. + +--Jeune homme, proféra-t-il enfin avec majesté, vous ne savez ce que +vous dites. Vous êtes Argentin et vous n'entendez rien aux affaires de +l'Europe. + +Tous les assistants approuvèrent, dépouillant subitement Jules de la +nationalité qu'ils lui attribuaient tout à l'heure. Quant au capitaine +Erckmann, il lui tourna le dos avec une rudesse militaire, ramassa sur +le tapis qu'il avait devant lui un jeu de cartes, et se mit à faire +silencieusement une «réussite». + +Si pareille scène se fût passée à terre, Jules aurait cessé toute +relation avec ces malotrus; mais l'inévitable promiscuité de la vie sur +un transatlantique oblige à l'indulgence. Il se montra donc bon enfant, +lorsque, le lendemain, le _Commerzienrath_ et ses amis vinrent à lui et, +pour effacer tout fâcheux souvenir, lui prodiguèrent les politesses. +C'était un jeune homme qui appartenait à une famille riche, et par +conséquent il fallait le ménager. Toutefois ils eurent soin de ne plus +faire allusion à son origine française. Pour eux, désormais, il était +Argentin; et cela fit que, tous en chœur, ils s'intéressèrent à la +prospérité de l'Argentine et de tous les États de l'Amérique du Sud. Ils +attribuaient à chacun de ces pays une importance excessive, commentaient +avec gravité les faits et gestes de leurs hommes politiques, donnaient à +entendre qu'il n'y avait personne en Allemagne qui ne se préoccupât de +leur avenir, prédisaient à chacun d'eux une gloire future, reflet de la +gloire impériale, pourvu qu'ils acceptassent de demeurer sous +l'influence allemande. + +Le peintre eut la faiblesse de revenir au fumoir, de préférence à +l'heure où la partie était terminée et où une débauche de bière et de +gros cigares de Hambourg fêtait la chance des gagnants. C'était l'heure +des expansions germaniques, de l'intimité entre hommes, des lents et +lourds badinages, des contes montés en couleur. Le _Commerzienrath_ +présidait, sans se départir de sa prééminence, à ces ébats de ses +compatriotes, sages négociants des ports hanséatiques, qui jouissaient +de larges crédits à la _Deutsche Bank_, ou riches boutiquiers installés +dans les républiques de la Plata avec leurs innombrables familles. Lui, +il était un capitaine, un guerrier, et, à chaque bon mot qu'il +accueillait par un rire dont son épaisse nuque était secouée, il se +croyait au bivouac avec des compagnons d'armes. Jules admirait +l'hilarité facile dont tous ces hommes étaient doués; pour rire avec +fracas, ils se rejetaient en arrière sur leurs sièges; et, s'il advenait +que l'auditoire ne partageât par cette gaîté violente, le conteur avait +un moyen infaillible de remédier au manque de succès: + +--On a conté cela au kaiser, disait-il, et le kaiser en a beaucoup ri. + +Cela suffisait pour que tout le monde rît à gorge déployée. + +Lorsque le paquebot approcha de l'Europe, un flot de nouvelles +l'assaillit. Les employés de la télégraphie sans fil travaillaient +continuellement. Un soir, Jules, en entrant au fumoir, vit les Allemands +gesticuler avec animation. Au lieu de boire de la bière, ils avaient +fait apporter du Champagne des bords du Rhin. Le capitaine Erckmann +offrit une coupe au jeune homme. + +--C'est la guerre! dit-il avec enthousiasme. Enfin c'est la guerre! Il +était temps... + +Jules fit un geste de surprise. + +--La guerre? Quelle guerre? + +Il avait lu comme tout le monde, sur le tableau du vestibule, un +radiotélégramme annonçant que le gouvernement autrichien venait +d'envoyer un ultimatum à la Serbie; mais cela ne lui avait pas donné la +moindre émotion. Il méprisait les affaires des Balkans: c'étaient des +querelles de pouilleux, qui accaparaient mal à propos l'attention du +monde et qui le distrayaient de choses plus sérieuses. En quoi cet +événement pouvait-il intéresser le belliqueux conseiller? Les deux +nations finiraient bien par s'entendre. La diplomatie sert parfois à +quelque chose. + +--Non! déclara rudement le capitaine. C'est la guerre, la guerre bénie. +La Russie soutiendra la Serbie, et nous, nous appuierons notre alliée. +Que fera la France? Savez-vous ce que fera la France? + +Jules haussa les épaules, d'un air qui signifiait à la fois son +incompétence et son indifférence. + +--C'est la guerre, vous dis-je, répéta l'autre, la guerre préventive +dont nous avons besoin. La Russie grandit trop vite, et c'est contre +nous qu'elle se prépare. Encore quatre ans de paix, et elle aura terminé +la construction de ses chemins de fer stratégiques. Alors sa force +militaire, jointe à celle de ses alliés, vaudra la nôtre. Le mieux est +donc de lui porter dès maintenant un coup décisif. Il faut savoir +profiter de l'occasion... Ah! la guerre! la guerre préventive! Ce sera +le salut de l'industrie allemande. + +Ses compatriotes l'écoutaient en silence. Il semblait que quelques-uns +ne partageassent pas son enthousiasme. Leur imagination de négociants +voyait les affaires paralysées, les succursales en faillite, les crédits +coupés par les banques, bref, une catastrophe plus effrayante pour eux +que les batailles et les massacres. Néanmoins ils approuvaient par des +grognements et par des hochements de tête les féroces déclamations du +capitaine de _landsturm_. Jules crut que le conseiller et ses +admirateurs étaient ivres. + +--Prenez garde, capitaine, répondit-il d'un ton conciliant. Ce que vous +dites manque peut-être de logique. Comment une guerre favoriserait-elle +l'industrie allemande? D'un jour à l'autre l'Allemagne élargit davantage +son action économique; elle conquiert chaque mois un marché nouveau; +chaque année, son bilan commercial augmente dans des proportions +incroyables. Il y a un demi-siècle, elle était réduite à donner pour +matelots à ses quelques navires les cochers de Berlin punis par la +police; aujourd'hui ses flottes de commerce et de guerre sillonnent tous +les océans, et il n'est aucun port où la marchandise allemande n'occupe +sur les quais la place la plus considérable. Donc, ce qu'il faut à +l'Allemagne, c'est continuer à vivre ainsi et se préserver des aventures +guerrières. Encore vingt ans de paix, et les Allemands seront les +maîtres de tous les marchés du monde, triompheront de l'Angleterre, leur +maîtresse et leur rivale, dans cette lutte où il n'y a pas de sang +répandu. Voulez-vous, comme un homme qui risque sur une carte sa fortune +entière, exposer de gaîté de cœur toute cette prospérité dans une lutte +qui, en somme, pourrait vous être défavorable? + +--Ce qu'il nous faut, répliqua rageusement Erckmann, c'est la guerre, la +guerre préventive! Nous vivons entourés d'ennemis, et cela ne peut pas +durer. Qu'on en finisse une bonne fois! Eux ou nous! L'Allemagne se sent +assez forte pour défier le monde. Notre devoir est de mettre fin à la +menace russe. Et si la France ne se tient pas tranquille, tant pis pour +elle! Et si quelque autre peuple ose intervenir contre nous, tant pis +pour lui! Quand je monte dans mes ateliers une machine nouvelle, c'est +pour qu'elle produise, non pour qu'elle demeure au repos. Puisque nous +possédons la première armée du monde, servons nous-en; sinon, elle +risquerait de se rouiller. Oui, oui! on veut nous étouffer dans un +cercle de fer; mais l'Allemagne a la poitrine robuste, et, en se +raidissant elle brisera le corset mortel. Réveillons-nous avant qu'on ne +nous enchaîne dans notre sommeil! Malheur à ceux que rencontrera notre +épée! + +Jules se crut obligé de répondre à cette déclaration arrogante. Il +n'avait jamais vu le cercle de fer dont se plaignaient les Allemands. +Tout ce que faisaient les nations voisines, c'était de prendre leurs +précautions et de ne pas continuer à vivre dans une inerte confiance en +présence de l'ambition démesurée des Germains; elles se préparaient tout +simplement à se défendre contre une agression presque certaine; elles +voulaient se mettre en état de soutenir leur dignité menacée par les +prétentions les plus inouïes. + +--Les autres peuples, conclut-il, ont bien le droit de se prémunir +contre vous. N'est-ce pas vous qui représentez un péril pour le monde? + +Le paquebot n'étant plus dans les mers américaines, le _Commerzienrath_ +mit dans sa riposte la hauteur d'un maître de maison qui relève une +incongruité. + +--J'ai déjà eu l'honneur de vous faire observer, jeune homme, dit-il en +imitant le flegme des diplomates, que vous n'êtes qu'un Sud-Américain et +que vous n'entendez rien à ces questions. + +Ainsi se terminèrent les relations de Jules avec le conseiller et son +clan. A mesure que les passagers allemands se rapprochaient de leur +patrie, ils se dépouillaient du servile désir de plaire qui les +accompagnait dans leurs voyages au nouveau monde, et aucun d'eux +n'essaya de réconcilier le peintre et le capitaine. + +Cependant le service télégraphique fonctionnait sans répit, et le +commandant conférait très souvent dans sa cabine avec le +_Commerzienrath_, parce que celui-ci était le plus important personnage +du groupe allemand. Les autres cherchaient les lieux isolés pour +s'entretenir à voix basse. Tous les jours, sur le tableau du vestibule, +apparaissaient des nouvelles de plus en plus alarmantes, reçues par les +appareils radiotélégraphiques. + +Dans la matinée du jour qui devait être pour Jules Desnoyers le dernier +du voyage, le garçon de cabine l'appela. + +--_Herr,_ montez donc sur le pont: c'est joli à voir. + +La mer était voilée de brume; mais à travers les vapeurs flottantes se +dessinaient des silhouettes semblables à des îles, avec de robustes +tours et des minarets pointus. Ces îles s'avançaient sur l'eau huileuse, +lentement et majestueusement, d'une pesante allure. Jules en compta +dix-huit, qui semblaient emplir l'Océan. C'était l'escadre de la Manche +qui, par ordre du gouvernement britannique, venait de quitter les côtes +anglaises, sans autre objet que de faire constater sa force. Pour la +première fois, en contemplant dans le brouillard ce défilé de +_dreadnoughts_ qui donnaient l'idée d'un troupeau de monstres marins +préhistoriques, le peintre se rendit compte de la puissance de +l'Angleterre. Lorsque le paquebot allemand passa entre les navires de +guerre, il fut comme rapetissé, comme humilié, et Jules s'aperçut qu'il +accélérait sa marche. «On dirait, pensa le jeune homme, que notre bateau +a la conscience inquiète et qu'il veut se mettre en sûreté.» + +Un peu après midi, le _Kœnig Frederic-August_ entra dans la rade de +Southampton, mais pour en sortir le plus rapidement possible. Quoique +l'on eût à embarquer une énorme quantité de personnes et de bagages, les +opérations de l'escale se firent avec une diligence prodigieuse. Deux +vapeurs pleins abordèrent le transatlantique, et une avalanche +d'Allemands établis en Angleterre envahit les ponts. Puis le paquebot +reprit sa route dans le canal avec une vitesse insolite dans des parages +si fréquentés. + +Ce jour-là, on faisait sur ce boulevard maritime des rencontres +extraordinaires. Des fumées vues à l'horizon décelèrent l'escadre +française qui ramenait de Russie le président Poincaré. Puis ce furent +de nombreux vaisseaux anglais, qui montaient la garde devant les côtes +comme des dogues vigilants. Deux cuirassés de l'Amérique du Nord se +reconnurent à leurs mâts en forme de corbeilles. Un vaisseau russe, +blanc et brillant depuis les hunes jusqu'à la ligne de flottaison, passa +à toute vapeur, se dirigeant vers la Baltique. Les passagers du +paquebot, accoudés au bordage, commentaient ces rencontres. + +--Ça va mal, disaient-ils, ça va mal! Cette fois-ci, l'affaire est +sérieuse. + +Et ils regardaient avec inquiétude les côtes voisines, à droite et à +gauche. Ces côtes avaient leur aspect habituel; mais on devinait que +dans l'arrière-pays se préparait un grand événement. + +Le paquebot devait arriver à Boulogne vers minuit et séjourner en rade +jusqu'à l'aube pour permettre aux voyageurs un débarquement plus +commode. Or il arriva à dix heures, jeta l'ancre loin du port, et le +commandant donna des ordres pour que le débarquement se fît à l'instant +même. Il fallait repartir le plus tôt possible: les appareils +radiographiques ne fonctionnaient pas pour rien. + +A la lumière des feux bleus qui répandaient sur la mer une clarté +livide, commença le transbordement des passagers et des bagages à +destination de Paris. Les matelots bousculaient les dames qui +s'attardaient à compter leurs malles; les garçons de service emportaient +les enfants comme des paquets. La précipitation générale abolissait +l'excessive obséquiosité germanique. + +Jules, descendu sur un remorqueur que les ondulations de la mer +faisaient danser, se trouva en bas du transatlantique dont le flanc noir +et immobile ressemblait à un mur criblé de trous lumineux, mur au-dessus +duquel s'allongeaient comme d'immenses balcons les garde-fous des ponts +chargés de gens qui saluaient avec leurs mouchoirs. Puis la distance +s'élargit entre le transatlantique qui partait et les remorqueurs qui se +dirigeaient vers la terre. Et tout à coup une voix de stentor, celle du +capitaine Erckmann, cria du bateau, dans un accompagnement d'éclats de +rire: + +--Au revoir, messieurs les Français! Nous nous reverrons bientôt à +Paris! + +Le paquebot se perdit dans l'ombre avec la précipitation de la fuite et +l'insolence d'une vengeance prochaine. C'était le dernier paquebot +allemand qui, cette année-là, devait toucher la côte française. + +A Boulogne, Jules Desnoyers dut attendre trois heures le train spécial +qui amènerait à Paris les voyageurs d'Amérique, et il profita de ce +retard pour entrer dans un café et pour écrire à madame Marguerite +Laurier une longue lettre où il l'avertissait de son retour et la priait +de lui donner le plus tôt possible un rendez-vous. + +Quand il arriva à Paris, vers quatre heures du matin, il fut reçu à la +gare du Nord par son camarade Pepe Argensola, qui remplissait auprès de +lui les fonctions multiples d'ami, d'intendant et de parasite. Chez lui, +rue de la Pompe, il fit un bon somme qui le reposa des fatigues du +voyage, et il ne se leva que pour déjeuner. Pendant qu'il était à table, +Argensola lui remit un petit bleu par lequel Marguerite lui assignait un +rendez-vous pour le jour même, à cinq heures de l'après-midi, dans le +jardin de la Chapelle expiatoire. + +Après déjeuner, il alla voir ses parents, avenue Victor-Hugo. Sa mère +Luisa lui jeta les bras autour du cou aussi passionnément que si elle +l'avait cru perdu pour toujours; sa sœur Luisita, dite Chichi, +l'accueillit avec une tendresse mêlée de curiosité sympathique à l'égard +de ce frère chéri qu'elle savait être un mauvais sujet; et il eut même +la surprise de trouver aussi à la maison sa tante Héléna, qui avait +laissé en Allemagne son mari Karl von Hartrott et ses innombrables +enfants pour venir passer deux ou trois mois chez les Desnoyers; mais il +ne put voir son père Marcel, déjà sorti pour aller prendre au cercle des +nouvelles de cette guerre invraisemblable dont l'idée hantait tous les +esprits. + +A quatre heures et demie, il pénétra dans le jardin de la Chapelle +expiatoire. C'était une demi-heure trop tôt; mais son impatience +d'amoureux lui donnait l'illusion d'avancer l'heure de la rencontre en +avançant sa propre arrivée au lieu convenu. + +Marguerite Laurier était une jeune dame élégante, un peu légère, encore +honnête, qu'il avait connue dans le salon du sénateur Lacour. Elle était +mariée à un ingénieur qui avait dans les environs de Paris une fabrique +de moteurs pour automobiles. Laurier était un homme de trente-cinq ans, +grand, un peu lourd, taciturne, et dont le regard lent et triste +semblait vouloir pénétrer jusqu'au fond des hommes et des choses. Sa +femme, moins âgée que lui de dix ans, avait d'abord accepté avec une +souriante condescendance l'adoration silencieuse et grave de son époux; +mais elle s'en était bientôt lassée, et, lorsque Jules, le peintre +fashionable, était apparu dans sa vie, elle l'avait accueilli comme un +rayon de soleil. Ils se plurent l'un à l'autre. Elle avait été flattée +de l'attention que l'artiste lui prêtait, et l'artiste l'avait trouvée +moins banale que ses admiratrices ordinaires. Ils eurent donc des +entrevues dans les jardins publics et dans les squares; ils se +promenèrent amoureusement aux Buttes-Chaumont, au Luxembourg, au parc +Montsouris. Elle frissonnait délicieusement de terreur à la pensée +d'être surprise par Laurier, lequel, très occupé de sa fabrique, n'avait +pas encore le moindre soupçon. D'ailleurs elle entendait bien ne pas se +donner à Jules avec la même facilité que tant d'autres: cet amour à la +fois innocent et coupable était sa première faute, et elle voulait que +ce fût la dernière. La situation paraissait sans issue, et Jules +commençait à s'impatienter de ces relations trop chastes et même un peu +puériles, dont les plus grandes licences consistaient à prendre quelques +baisers à la dérobée. + +Fut-ce une amie de Marguerite qui devina l'intrigue et qui la fit +connaître au mari par une lettre anonyme? Fut-ce Marguerite qui se +trahit elle-même par ses rentrées tardives, par ses gaîtés +inexplicables, par l'aversion qu'elle témoigna inopinément à l'ingénieur +dans l'intimité conjugale? Le fait est que Laurier se mit à épier sa +femme et n'eut aucune peine à constater les rendez-vous qu'elle avait +avec Jules. Comme il aimait Marguerite d'une passion profonde et se +croyait trahi beaucoup plus irréparablement qu'il ne l'était en +réalité, des idées violentes et contradictoires se heurtèrent dans son +esprit. Il songea à la tuer; il songea à tuer Desnoyers; il songea à se +tuer lui-même. Finalement il ne tua personne, et, par bonté pour cette +femme qui le traitait si mal, il accepta sa disgrâce. En somme, c'était +sa faute, s'il n'avait pas su se faire aimer. Mais il était homme +d'honneur et ne pouvait accepter le rôle de mari complaisant. Il eut +donc avec Marguerite une brève explication qui se termina par cet arrêt: + +--Désormais nous ne pouvons plus vivre ensemble. Retourne chez ta mère +et demande le divorce. Je n'y ferai aucune opposition et je faciliterai +le jugement qui sera rendu en ta faveur. Adieu. + +Après cette rupture, le peintre était parti pour l'Amérique afin de +prendre des arrangements avec les fermiers des biens qu'il y possédait +en propre, de vendre quelques pièces de terre, et de réunir la grosse +somme dont il avait besoin pour son mariage et pour l'organisation de sa +maison. + +Lorsque Jules eut franchi la grille par où l'on entre du boulevard +Haussmann dans le jardin de la Chapelle expiatoire, il y trouva les +allées pleines d'enfants qui couraient et piaillaient. Il reçut dans les +jambes un cerceau poussé par un bambin; il fit un faux pas contre un +ballon. Autour des châtaigniers fourmillait le public ordinaire des +jours de chaleur. C'étaient des servantes des maisons voisines, qui +cousaient ou qui babillaient, tout en suivant d'un regard distrait les +jeux des petits confiés à leur garde; c'étaient des bourgeois du +quartier, venus là pour lire leur journal avec l'illusion d'y jouir de +la paix d'un bocage. Tous les bancs étaient occupés. Les chaises de fer, +sièges payants, servaient d'asile à des femmes chargées de paquets, à +des bourgeoises des environs de Paris qui attendaient des personnes de +leur famille pour prendre le train à la gare Saint-Lazare. + +Après trois semaines de traversée pendant lesquelles Jules avait évolué +sur la piste ovale d'un pont de navire avec l'automatisme d'un cheval de +manège, il avait plaisir à se mouvoir librement sur cette terre ferme où +ses chaussures faisaient grincer le sable. Ses pieds, habitués à un sol +instable, gardaient encore une sensation de déséquilibrement. Il se +promenait de long en large; mais ses allées et venues n'attiraient +l'attention de personne. Une préoccupation commune semblait s'être +emparée de tout le monde, hommes et femmes; les gens échangeaient à +haute voix leurs impressions; ceux qui tenaient un journal à la main +voyaient leurs voisins s'approcher avec un sourire interrogatif. Il n'y +avait plus trace de la méfiance et de la crainte instinctives qui +portent les habitants des grandes villes à s'ignorer mutuellement ou à +se dévisager comme des ennemis. + +«Ils parlent de la guerre, pensa Jules. A cette heure, la possibilité +de la guerre est pour les Parisiens l'unique sujet de conversation.» + +Hors du jardin, même anxiété et même tendance à une sympathie +fraternelle. Lorsque les vendeurs de journaux passaient en criant les +éditions du soir, ils étaient arrêtés dans leur course par les mains +avides des passants qui se disputaient les feuilles. Tout lecteur était +aussitôt entouré d'un groupe de gens qui lui demandaient des nouvelles +ou qui essayaient de déchiffrer par-dessus ses épaules les manchettes +imprimées en caractères gras. De l'autre côté du square, dans la rue des +Mathurins, sous la tente d'un débit de vin, des ouvriers écoutaient les +commentaires d'un camarade qui, avec des gestes oratoires, montrait le +texte d'une dépêche. La circulation dans les rues, le mouvement général +de la cité étaient les mêmes que les autres jours; mais il semblait que +les voitures marchaient plus vite, qu'il y avait dans l'air comme un +frisson de fièvre, que l'on discourait et que l'on souriait d'une façon +différente. Tout le monde paraissait connaître tout le monde. Les femmes +du jardin regardaient Jules comme si elles l'avaient déjà vu cent fois. +Il aurait pu s'approcher d'elles et engager la conversation sans +qu'elles en éprouvassent la moindre surprise. + +«Ils parlent de la guerre», se répéta-t-il, mais avec la commisération +d'un esprit supérieur qui connaît l'avenir et qui s'élève au-dessus des +opinions communes. + +L'inquiétude publique n'était, selon lui, que la surexcitation nerveuse +d'un peuple qui, accoutumé à une vie paisible, s'alarme dès qu'il +entrevoit un danger pour son bien-être. On avait parlé si souvent d'une +guerre imminente à propos de conflits qui, à la dernière minute, +s'étaient résolus pacifiquement! Au surplus, l'homme est enclin à +considérer comme logique et raisonnable tout ce qui flatte son égoïsme, +et il répugnait à Jules que la guerre éclatât, parce qu'elle aurait +dérangé ses plans de vie. + +«Mais non, il n'y aura pas de guerre! s'affirma-t-il encore à lui-même. +Ces gens sont fous. Il n'est pas possible qu'on fasse la guerre à une +époque comme la nôtre.» + +Et il regarda sa montre. Cinq heures. Marguerite arriverait d'un moment +à l'autre. Il crut la reconnaître de loin dans une dame qui entrait au +jardin par la rue Pasquier; mais, quand il eut fait quelques pas vers +elle, il constata son erreur. Déçu, il reprit sa promenade. La mauvaise +humeur lui fit voir beaucoup plus laid qu'il ne l'est en réalité le +monument dont la Restauration a orné l'ancien cimetière de la Madeleine. +Le temps passait, et elle n'arrivait pas. Il surveillait de ses yeux +impatients toutes les entrées du jardin. Et il advint ce qui advenait à +presque tous leurs rendez-vous: elle se présenta devant lui à +l'improviste, comme si elle tombait du ciel ou surgissait de la terre, +telle une apparition. + +--Marguerite! Oh! Marguerite! + +Il hésitait presque à la reconnaître. Il éprouvait une sorte +d'étonnement à revoir ce visage qui avait occupé son imagination pendant +les trois mois du voyage, mais qui, d'un jour à l'autre, s'était pour +ainsi dire spiritualisé par le vague idéalisme de l'absence. Puis, tout +à coup, il lui sembla qu'au contraire le temps et l'espace étaient +abolis, qu'il n'avait fait aucun voyage et que quelques heures seulement +s'étaient écoulées depuis leur dernière entrevue. + +Ils allèrent s'asseoir sur des chaises de fer, à l'abri d'un massif +d'arbustes. Mais, à peine assise, elle se leva. L'endroit était +dangereux: les gens qui passaient sur le boulevard n'avaient qu'à +tourner les yeux pour les découvrir, et elle avait beaucoup d'amies qui, +à cette heure, sortaient peut-être des grands magasins du quartier. Ils +cherchèrent donc un meilleur refuge dans un coin du monument; mais ce +n'était pas encore la solitude. A quelques pas d'eux, un gros monsieur +myope lisait son journal; un peu plus loin, des femmes bavardaient, leur +ouvrage sur les genoux. + +--Tu es bruni, lui dit-elle; tu as l'air d'un marin. Et moi, comment me +trouves-tu? + +Jules ne l'avait jamais trouvée si belle. Marguerite était un peu plus +grande que lui, svelte et harmonieuse. Sa démarche avait un rythme aisé, +gracieux, presque folâtre. Les traits de son visage n'étaient pas fort +réguliers, mais avaient une grâce piquante. + +--As-tu pensé beaucoup à moi? reprit-elle. Ne m'as-tu pas trompée? +Dis-moi la vérité: tu sais que, quand tu mens, je m'en aperçois tout de +suite. + +--Je n'ai pas cessé un instant de penser à toi! répondit-il en mettant +sa main sur son cœur, comme s'il prêtait serment devant un juge +d'instruction. Et toi, qu'as-tu fait pendant que j'étais en Amérique? + +Ce disant, il lui prit une main qu'il caressa; puis il essaya doucement +d'introduire un doigt entre le gant et la peau satinée. En dépit de la +discrétion de ce geste, le monsieur qui lisait son journal remarqua le +manège et jeta vers eux des regards indignés. Faire des niaiseries +amoureuses dans un jardin public, alors que l'Europe était menacée d'une +pareille catastrophe! + +Marguerite repoussa la main trop audacieuse et parla de ce qu'elle avait +fait en l'absence de Jules. Elle s'était ennuyée beaucoup; elle avait +tâché de tuer le temps; elle était allée au théâtre avec son frère; elle +avait eu plusieurs conférences avec son avocat, qui l'avait renseignée +sur la marche à suivre pour le divorce. + +--Et ton mari? demanda Jules. + +--Ne parlons pas de lui, veux-tu? Le pauvre homme me fait pitié. Il est +si bon, si correct! Mon avocat m'assure qu'il consent à tout, qu'il ne +veut susciter aucune difficulté. Tu sais que je lui ai apporté une dot +de trois cent mille francs et qu'il a mis cette somme dans ses +affaires. Eh bien, il veut me rendre les trois cent mille francs, et +même, quoique cela doive le gêner beaucoup, il veut me les rendre +aussitôt après le divorce. Par moments, j'ai comme un remords du mal que +je lui ai fait. Il est si bon, si honnête! + +--Mais moi? interrompit Jules, vexé de cette délicatesse inopportune. + +--Oh! toi, tu es mon bonheur! s'écria-t-elle avec un transport d'amour. +Il y a des situations cruelles; mais qu'y faire? Chacun doit vivre sa +vie, sans s'inquiéter des ennuis qui peuvent en résulter pour les +autres. Être égoïste, c'est le secret du bonheur. + +Elle garda un instant le silence; puis, comme si ces pensées lui étaient +pénibles, elle sauta brusquement à un autre sujet. + +--Toi qui es si bien instruit de toutes choses, crois-tu à la guerre? +Tout le monde en parle; mais j'imagine que cela finira par s'arranger. + +Jules la confirma dans cet optimisme. Lui non plus, il ne croyait pas à +la guerre. + +--Notre temps, reprit Marguerite, ne permet plus ces sauvageries. J'ai +connu des Allemands bien élevés qui, sans aucun doute, pensent comme toi +et moi. Un vieux professeur qui fréquente chez nous expliquait hier à ma +mère qu'à notre époque de progrès les guerres ne sont plus possibles. Au +bout de deux mois à peine on manquerait d'hommes; au bout de trois +mois, il n'y aurait plus d'argent pour continuer la lutte. Je ne me +rappelle pas bien comment il expliquait cela; mais il l'expliquait avec +tant d'évidence que c'était plaisir de l'entendre. + +Elle réfléchit un peu, tâchant de retrouver ses souvenirs: puis, +effrayée de l'effort qu'il lui faudrait faire, elle se contenta +d'ajouter en son propre nom: + +--Figure-toi un peu ce que serait une guerre. Quelle horreur! La vie +sociale serait abolie. Il n'y aurait plus ni réunions, ni toilettes, ni +théâtres. Il serait même impossible d'inventer des modes. Toutes les +femmes porteraient le deuil. Conçois-tu pareille chose? Et Paris devenu +un désert! Paris qui me semblait si joli tout à l'heure, en venant au +rendez-vous! Non, non, cela n'est pas possible.... Tu sais que le mois +prochain nous allons à Vichy? Ma mère a besoin de prendre les eaux. Et +ensuite nous irons à Biarritz. Après Biarritz, je suis invitée dans un +château de la Loire. Au surplus, il y a mon divorce: j'espère que notre +mariage pourra se célébrer l'été prochain. Et une guerre viendrait +déranger tous ces projets? Non, je te répète que cela n'est pas +possible. Mon frère et ses amis rêvent, quand ils parlent du péril +allemand. Peut-être mon mari est-il aussi de ceux qui croient la guerre +prochaine et qui s'y préparent; mais c'est une sottise. Dis comme moi +que c'est une sottise. Dis, je le veux! + +Il dit donc que c'était une sottise; et elle, tranquillisée par cette +affirmation, passa à autre chose, Comme elle venait de parler de son +divorce, elle pensa à l'objet du voyage que Jules venait de faire. + +--Le plaisir de te voir, reprit-elle, m'a fait oublier le plus +important. As-tu réussi à te procurer l'argent dont tu as besoin? + +Il prit l'air d'un d'homme d'affaires pour parler de ses finances. Il +rapportait moins qu'il ne l'espérait. Il avait trouvé le pays dans une +de ces crises économiques qui le tourmentent périodiquement. Malgré +cela, il avait réussi à se procurer quatre cent mille francs représentés +par un chèque. En outre, on lui ferait un peu plus tard de nouveaux +envois: un propriétaire terrien, avec qui il avait quelques liens de +parenté, s'occuperait de ces négociations. + +Elle parut satisfaite de la réponse et prit à son tour un air de femme +sérieuse. + +--L'argent est l'argent, déclara-t-elle sentencieusement, et, sans +argent, il n'y a pas de bonheur sûr. Tes quatre cent mille francs et ce +que j'ai moi-même nous permettront de vivre. + +Ils se turent, les yeux dans les yeux. Ils s'étaient dit l'essentiel, ce +qui intéressait leur avenir. Maintenant une préoccupation nouvelle +obsédait leur âme. Ils n'osaient pas se parler en amants. D'une minute à +l'autre les témoins devenaient plus nombreux autour d'eux. Les petites +modistes, au sortir de l'atelier, les dames, au sortir des magasins, +coupaient à travers le jardin pour raccourcir leur route. L'allée se +transformait en rue, et tous les passants jetaient un regard curieux sur +cette dame élégante et sur son compagnon, blottis derrière les arbustes +comme des gens qui cherchent à se cacher. Quelques-uns les dévisageaient +avec réprobation; d'autres, encore plus agaçants, souriaient d'un air de +complicité protectrice. + +--Quel ennui! soupira Marguerite. On va nous surprendre. + +Une jeune fille la regarda fixement, et Marguerite crut reconnaître une +employée d'un couturier fameux. + +--Allons-nous-en vite! dit-elle. Si on nous voyait ensemble!... + +Jules protesta. Pourquoi s'en aller? Ils couraient partout le même +risque d'être reconnus. D'ailleurs c'était sa faute, à elle. Puisqu'elle +avait si peur de la curiosité des gens, pourquoi n'acceptait-elle de +rendez-vous que dans des lieux publics? Il y avait un endroit où elle +serait à l'abri de toute surprise; mais elle s'était toujours refusée à +y venir. + +--Oui, oui, je sais: ton atelier. Je t'ai déjà dit cent fois que non. + +--Mais puisque nos affaires sont presque réglées? Puisque nous serons +mariés dans quelques mois? + +--N'insiste pas. Je veux que tu épouses une femme honnête. + +Il eut beau plaider avec une éloquence passionnée, elle resta ferme dans +sa résolution. Il se résigna donc à faire signe à un taxi, où elle +monta pour rentrer chez sa mère. Mais, au moment où il prenait congé +d'elle, elle le retint par la main et lui demanda: + +--Ainsi, tu ne crois pas à la guerre?... Répète-le. Je veux l'entendre +encore de ta bouche. Cela me rassure. + + + + +II + +LA FAMILLE DESNOYERS + + +Marcel Desnoyers, père de Jules, appartenait à une famille ouvrière +établie dans un faubourg de Paris. Devenu orphelin à quatorze ans, il +avait été mis en apprentissage par sa mère dans l'atelier d'un sculpteur +ornemaniste. Le patron, content de son travail et de ses progrès, put +bientôt l'employer, malgré son jeune âge, dans les travaux qu'il +exécutait alors en province. + +En 1870, Marcel avait dix-neuf ans. Les premières nouvelles de la guerre +le surprirent à Marseille, où il était occupé à la décoration d'un +théâtre. + +Comme tous les jeunes gens de sa génération, il était hostile à +l'Empire, et, chez lui, cette hostilité était encore accrue par +l'influence de quelques vieux camarades qui avaient joué un rôle dans la +République de 1848 et qui gardaient le vif souvenir du coup d'État du 2 +décembre. Un jour, il avait assisté dans les rues de Marseille à une +manifestation populaire en faveur de la paix, manifestation qui avait +surtout pour objet de protester contre le gouvernement. Les républicains +en lutte implacable contre l'empereur, les membres de l'Internationale +qui venait de s'organiser, un grand nombre d'Espagnols et d'Italiens qui +s'étaient enfuis de leur pays à la suite d'insurrections récentes, +composaient le cortège. Un étudiant chevelu et phtisique portait le +drapeau. «C'est la paix que nous voulons, chantaient les manifestants. +Une paix qui unisse tous les hommes!» Mais sur cette terre les plus +nobles intentions sont rarement comprises, et, lorsque les amis de la +paix arrivèrent à la Cannebière avec leur drapeau et leur profession de +foi, ce fut la guerre qui leur barra le passage. La veille, quelques +bataillons de zouaves qui allaient renforcer l'armée à la frontière, +avaient débarqué sur les quais de la Joliette, et ces vétérans, habitués +à la vie coloniale qui rend les gens peu scrupuleux en matière de +horions, crurent devoir intervenir, les uns avec leurs baïonnettes, les +autres avec leurs ceinturons dégrafés. «Vive la guerre!» Et une averse +de coups tomba sur les pacifistes. Marcel vit le candide étudiant rouler +avec son drapeau sous les pieds des zouaves; mais il n'en vit pas +davantage, parce que, ayant attrapé quelques anguillades et une légère +blessure à l'épaule, il dut se sauver comme les autres. + +Ce jour-là, pour la première fois, se révéla son caractère tenace et +orgueilleux, qui s'irritait de la contradiction et devenait alors +susceptible d'adopter des résolutions extrêmes. Le souvenir des coups +reçus l'exaspéra comme un outrage qui réclamait vengeance. Il se refusa +donc absolument à faire la guerre, et, puisqu'il n'avait pas d'autre +moyen pour éviter d'y prendre part, il résolut d'abandonner son pays. +L'empereur n'avait pas à compter sur lui pour le règlement de ses +affaires: le jeune ouvrier, qui devait tirer au sort dans quelques mois, +renonçait à l'honneur de le servir. D'ailleurs, rien ne retenait Marcel +en France: car sa mère était morte l'année précédente. Qui sait si la +richesse n'attendait pas l'émigrant dans les pays d'outre-mer! Adieu, +France, adieu! + +Comme il avait quelques économies, il put acheter la complaisance d'un +courtier du port qui consentit à l'embarquer sans papiers. Ce courtier +lui offrit même le choix entre trois navires dont l'un était en partance +pour l'Égypte, l'autre pour l'Australie, le troisième pour Montevideo et +Buenos-Aires. Marcel, qui n'avait aucune préférence, choisit tout +simplement le bateau qui partait le premier, et ce fut ainsi qu'un beau +matin il se trouva en route pour l'Amérique du Sud, sur un petit vapeur +qui, au moindre coup de mer, faisait un horrible bruit de ferraille et +grinçait dans toutes ses jointures. + +La traversée dura quarante-trois jours, et, lorsque Marcel débarqua à +Montevideo, il y apprit les revers de sa patrie et la chute de l'Empire. +Il éprouva quelque honte d'avoir pris la fuite, quand il sut que la +nation se gouvernait elle-même et se défendait courageusement derrière +les murailles de Paris. Mais, quelques mois plus tard, les événements de +la Commune le consolèrent de son escapade. S'il était demeuré là-bas, la +colère que lui auraient causée les désastres publics, ses relations de +compagnonnage, le milieu même où il vivait, tout l'aurait poussé à la +révolte. A cette heure, il serait fusillé ou il vivrait dans un bagne +colonial avec quantité de ses anciens camarades. Il se félicita donc de +son émigration et cessa de penser aux choses de sa patrie. La difficulté +de gagner sa vie dans un pays étranger fit qu'il ne s'inquiéta plus que +de sa propre personne, et bientôt il se sentit une audace et un aplomb +qu'il n'avait jamais eus dans le vieux monde. + +Il travailla d'abord de son métier à Buenos-Aires. La ville commençait à +s'accroître, et, pendant plusieurs années, il y décora des façades et +des salons. Puis il se fatigua de ce travail, qui ne lui procurerait +jamais qu'une fortune médiocre. Il voulait que le nouveau monde +l'enrichît vite. A vingt-six ans, il se lança de nouveau en pleine +aventure, abandonna les villes, entreprit d'arracher la richesse aux +entrailles d'une nature vierge. Il tenta des cultures dans les forêts +du Nord; mais les sauterelles les lui dévastèrent en quelques heures. +Il fut marchand de bétail, poussant devant lui, avec deux bouviers, des +troupeaux de bouvillons et de mules qu'il faisait passer au Chili ou en +Bolivie, à travers les solitudes neigeuses des Andes. A vivre ainsi, +dans ces pérégrinations qui duraient des mois sur des plateaux sans fin, +il perdit l'exacte notion du temps et de l'espace. Puis, quand il se +croyait sur le point d'arriver à la fortune, une spéculation malheureuse +le dépossédait de tout ce qu'il avait si péniblement gagné. Ce fut dans +une de ces crises de découragement,--il venait alors d'atteindre la +trentaine,--qu'il entra au service d'un grand propriétaire nommé Julio +Madariaga. Il avait fait la connaissance de ce millionnaire rustique à +l'occasion de ses achats de bétail. + +Madariaga était un Espagnol venu jeune en Argentine et qui, s'étant plié +aux mœurs du pays et vivant comme un _gaucho_, avait fini par acquérir +d'énormes _estancias_[C]. Ses terres étaient aussi vastes que telle ou +telle principauté européenne, et son infatigable vigueur de centaure +avait beaucoup contribué à la prospérité de ses affaires. Il galopait +des journées entières sur les immenses prairies où il avait été l'un des +premiers à planter l'alfalfa, et, grâce à l'abondance de ce fourrage, il +pouvait, au temps de la sécheresse, acheter presque pour rien le bétail +qui mourait de faim chez ses voisins et qui s'engraissait tout de suite +chez lui. Il lui suffisait de regarder quelques minutes une bande d'un +millier de bêtes pour en savoir au juste le nombre, et, quand il faisait +le tour d'un troupeau, il distinguait au premier coup d'œil les animaux +malades. Avec un acheteur comme Madariaga, les roueries et les artifices +des vendeurs étaient peine perdue. + +--Mon garçon, lui avait dit Madariaga, un jour qu'il était de bonne +humeur, vous êtes dans la débine. L'impécuniosité se sent de loin. +Pourquoi continuez-vous cette chienne de vie? Si vous m'en croyez, +restez chez moi. Je me fais vieux et j'ai besoin d'un homme. + +Quand l'arrangement fut conclu, les voisins de Madariaga, c'est-à-dire +les propriétaires établis à quinze ou vingt lieues de distance, +arrêtèrent sur le chemin le nouvel employé pour lui prédire toute sorte +de déboires. Cela ne durerait pas longtemps: personne ne pouvait vivre +avec Madariaga. On ne se rappelait plus le nombre des intendants qui +avaient passé chez lui. Marcel ne tarda pas à constater qu'en effet le +caractère de Madariaga était insupportable; mais il constata aussi que +son patron, en vertu d'une sympathie spéciale et inexplicable, +s'abstenait de le molester. + +--Ce garçon est une perle, répétait volontiers Madariaga, comme pour +excuser la considération qu'il témoignait au Français. Je l'aime parce +qu'il est sérieux. Il n'y a que les gens sérieux qui me plaisent. + +Ni Marcel, ni sans doute Madariaga lui-même ne savaient au juste en quoi +pouvait bien consister le «sérieux» que ce dernier attribuait à son +homme de confiance; mais Marcel n'en était pas moins flatté de voir que +_l'estanciero_, agressif avec tout le monde, même avec les personnes de +sa famille, abandonnait pour causer avec lui le ton rude du maître et +prenait un accent quasi paternel. + +La famille de Madariaga se composait de sa femme, _Misiá_ Petrona, qu'il +appelait la _Chinoise_, et de deux filles adultes, Luisa et Héléna, qui, +revenues au domaine après avoir passé quelques années en pension, à +Buenos-Aires, avaient bientôt recouvré une bonne partie de leur +rusticité primitive. + +_Misiá_ Petrona se levait en pleine nuit pour surveiller le déjeuner des +ouvriers, la distribution du biscuit, la préparation du café ou du maté; +elle gourmandait les servantes bavardes et paresseuses, qui +s'attardaient volontiers dans les bosquets voisins de la maison; elle +exerçait à la cuisine une autorité souveraine. Mais, dès que la voix de +son mari se faisait entendre, elle se recroquevillait sur elle-même dans +un silence craintif et respectueux; à table, elle le contemplait de ses +yeux ronds et fixes, et lui témoignait une soumission religieuse. + +Quant aux filles, le père leur avait richement meublé un salon dont +elles prenaient grand soin, mais où, malgré leurs protestations, il +apportait à chaque instant le désordre de ses rudes habitudes. Les +opulents tapis s'attristaient des vestiges de boue imprimés par les +bottes du centaure; la cravache traînait sur une console dorée; les +échantillons de maïs éparpillaient leurs grains sur la soie d'un divan +où ces demoiselles osaient à peine s'asseoir. Dans le vestibule, près de +la porte, il y avait une bascule; et, un jour qu'elles lui avaient +demandé de la faire transporter dans les dépendances, il entra presque +en fureur. Il serait donc obligé de faire un voyage toutes les fois +qu'il voudrait vérifier le poids d'une peau crue? + +Luisa, l'aînée, qu'on appelait _Chicha_, à la mode américaine, était la +préférée de son père. + +--C'est ma pauvre _Chinoise_ toute crachée, disait-il. Aussi bonne et +aussi travailleuse que sa mère, mais beaucoup plus dame. + +Marcel n'avait pas la moindre velléité de contredire cet éloge, qu'il +aurait plutôt trouvé insuffisant; mais il avait de la peine à admettre +que cette belle fille pâle, modeste, aux grands yeux noirs et au sourire +d'une malice enfantine, eût la moindre ressemblance physique avec +l'estimable matrone qui lui avait donné le jour. + +Héléna, la cadette, était d'un tout autre caractère. Elle n'avait aucun +goût pour les travaux du ménage et passait au piano des journées +entières à tapoter des exercices avec une conscience désespérante. + +--Grand Dieu! s'écriait le père exaspéré par cette rafale de notes. Si +au moins elle jouait la _jota_ et le _pericón_[D]! + +Et, à l'heure de la sieste, il s'en allait dormir sur son hamac, au +milieu des eucalyptus, pour échapper à ces interminables séries de +gammes ascendantes et descendantes. Il l'avait surnommée «la +romantique», et elle était continuellement l'objet de ses algarades ou +de ses moqueries. Où avait-elle pris des goûts que n'avaient jamais eus +son père ni sa mère? Pourquoi encombrait-elle le coin du salon avec +cette bibliothèque où il n'y avait que des romans et des poésies? Sa +bibliothèque, à lui, était bien plus utile et bien plus instructive: +elle se composait des registres où était consignée l'histoire de toutes +les bêtes fameuses qu'il avait achetées pour la reproduction ou qui +étaient nées chez lui de parents illustres. N'avait-il pas possédé +Diamond III, petit-fils de Diamond I qui appartint au roi d'Angleterre, +et fils de Diamond II qui fut vainqueur dans tous les concours! + +Marcel était depuis cinq ans dans la maison lorsque, un beau matin, il +entra brusquement au bureau de Madariaga. + +--Don Julio, je m'en vais. Ayez l'obligeance de me régler mon compte. + +Madariaga le regarda en dessous. + +--Tu t'en vas? Et le motif? + +--Oui, je m'en vais.... Il faut que je m'en aille.... + +--Ah! brigand! Je le sais bien, moi, pourquoi tu veux t'en aller! +T'imagines-tu que le vieux Madariaga n'a pas surpris les œillades de +mouche morte que tu échanges avec sa fille? Tu n'as pas mal réussi, mon +garçon! Te voilà maître de la moitié de mes _pesos_[E], et tu peux dire +que tu as «refait» l'Amérique. + +Tout en parlant, Madariaga avait empoigné sa cravache et en donnait de +petits coups dans la poitrine de son intendant, avec une insistance dont +celui-ci ne discernait pas encore si elle était bienveillante ou +hostile. + +--C'est précisément pour cela que je viens prendre congé de vous, +répliqua Marcel avec hauteur. Je sais que mon amour est absurde, et je +pars. + +--Vraiment? hurla le patron. Monsieur part? Monsieur croit qu'il est +maître de faire ce qui lui plaît?... Le seul qui commande ici, c'est le +vieux Madariaga, et je t'ordonne de rester.... Ah! les femmes! Elles ne +servent qu'à mettre la mésintelligence entre les hommes. Quel malheur +que nous ne puissions pas vivre sans elles! + +Bref, Marcel Desnoyers épousa _Chicha_, et désormais son beau-père +s'occupa beaucoup moins des affaires du domaine. Tout le poids de +l'administration retomba sur le gendre. + +Madariaga, plein d'attentions délicates pour le mari de sa fille +préférée, lui fit un jour une surprise: il lui ramena de Buenos-Aires un +jeune Allemand, Karl Hartrott, qui aiderait Marcel pour la comptabilité. +Au dire de Madariaga, cet Allemand était un trésor; il savait tout, +pouvait s'acquitter de toutes les besognes. + +Par le fait, après une courte épreuve, Marcel fut très satisfait de son +aide-comptable. Sans doute celui-ci appartenait à une nation ennemie de +la France; mais peu importait, en somme: il y a partout d'honnêtes gens, +et Karl était un serviteur modèle. Il se tenait à distance de ses égaux +et se montrait inflexible avec ses inférieurs. Il paraissait employer +toutes ses facultés à bien remplir ses fonctions et à admirer ses +maîtres. Dès que Madariaga ouvrait la bouche ou prononçait quelque bon +mot, Karl approuvait de la tête, éclatait de rire. Lorsque Marcel +entrait au bureau, il se levait de son siège, le saluait avec une +raideur militaire. Il causait peu, s'appliquait beaucoup à son travail, +faisait sans observation tout ce qu'on lui commandait de faire. En +outre,--et cela n'était pas ce qui plaisait le plus à Desnoyers,--il +espionnait le personnel pour son propre compte et venait dénoncer +toutes les négligences, tous les manquements. Madariaga ne se lassait +pas de se féliciter de cette acquisition. + +--Ce Karl fait merveilleusement notre affaire, disait-il. Les Allemands +sont si souples, si disciplinés! Et puis, ils ont si peu d'amour-propre! +A Buenos-Aires, quand ils sont commis, ils balaient le magasin, tiennent +la comptabilité, s'occupent de la vente, dactylographient, font la +correspondance en quatre ou cinq langues, et par-dessus le marché, le +cas échéant, ils accompagnent en ville la maîtresse du patron, comme si +c'était une grande dame et qu'ils fussent ses valets de pied. Tout cela, +pour vingt-cinq _pesos_ par mois. Pas possible de rivaliser contre de +pareilles gens.... + +Mais, après ce lyrique éloge, le vieux réfléchissait une minute et +ajoutait: + +--Au fond, peut-être ne sont-ils pas aussi bons qu'ils le paraissent. +Lorsqu'ils sourient en recevant un coup de pied au cul, peut-être se +disent-ils intérieurement: «Attends que ce soit mon tour et je t'en +rendrai vingt.» + +Madariaga n'en introduisit pas moins Karl Hartrott, comme autrefois +Marcel, dans son intérieur, mais pour une raison très différente. Marcel +avait été accueilli par estime; Karl n'entra au salon que pour donner +des leçons de piano à Héléna. Aussitôt que l'employé avait terminé son +travail de bureau, il venait s'asseoir sur un tabouret à côté de la +«romantique», lui faisait jouer des morceaux de musique allemande, puis, +avant de se retirer, chantait lui-même, en s'accompagnant, un morceau de +Wagner qui endormait tout de suite le patron dans son fauteuil. + +Un soir, au dîner, Héléna ne put s'empêcher d'annoncer à ses parents une +découverte qu'elle venait de faire. + +--Papa, dit-elle en rougissant un peu, j'ai appris quelque chose. Karl +est noble: il appartient à une grande famille.... + +--Allons donc! repartit Madariaga en haussant les épaules. Tous les +Allemands qui viennent en Amérique sont des meurt-de-faim. S'il avait +des parchemins, il ne serait pas à nos gages. A-t-il donc commis un +crime dans son pays, pour être obligé de venir chez nous trimer comme il +fait? + +Ni le père ni la fille n'avaient tort. Karl Hartrott était réellement +fils du général von Hartrott, l'un des héros secondaires de la guerre de +1870, que l'empereur avait récompensé en l'anoblissant; et Karl lui-même +avait été officier dans l'armée allemande; mais, n'ayant d'autres +ressources que sa solde, vaniteux, libertin et indélicat, il s'était +laissé aller à commettre des détournements et des faux. Par +considération pour la mémoire du général, il n'avait pas été l'objet de +poursuites judiciaires; mais ses camarades l'avaient fait passer devant +un jury d'honneur qui l'avait expulsé de l'armée. Ses frères et ses amis +avaient alors conseillé à cet homme flétri de se faire sauter la +cervelle; mais il aimait trop la vie et il avait préféré fuir en +Amérique, avec l'espoir d'y acquérir une fortune qui effacerait les +taches de son passé. + +Or, un certain jour, Madariaga surprit derrière un bouquet de bois, près +de la maison, «la romantique» pâmée dans les bras de son maître de +piano. Il y eut une scène terrible, et le père, qui avait déjà son +couteau à la main, aurait indubitablement tué Karl, si celui-ci, plus +jeune et plus rapide, n'avait pris la fuite. Après cette tragique +aventure, Héléna, redoutant la colère paternelle, s'enferma dans une +chambre haute et y passa une semaine entière sans se montrer. Puis elle +s'enfuit de la maison et alla rejoindre son beau chevalier Tristan. + +Madariaga fut au désespoir; mais, contrairement aux prévisions de +Marcel, ce désespoir ne se manifesta ni par des violences ni par des +vociférations. La robustesse et la vivacité du vieux centaure avaient +cédé sous le coup, et souvent, chose extraordinaire, ses yeux se +mouillaient de larmes. + +--Il me l'a enlevée! Il me l'a enlevée! répétait-il d'un ton désolé. + +Grâce à cette faiblesse inattendue, Marcel finit par obtenir un +accommodement. Il n'y arriva pas de prime abord, et sept ou huit mois +se passèrent avant que Madariaga consentît à entendre raison. Mais, un +matin, Marcel dit au vieillard: + +--Héléna vient d'accoucher. Elle a un garçon qu'ils ont nommé Julio, +comme vous. + +--Et toi, grand propre à rien, brailla Madariaga, peut-être pour cacher +un attendrissement involontaire, est-ce que tu m'as donné un petit-fils? +Paresseux comme un Français! Ce bandit a déjà un enfant, et toi, après +quatre ans de mariage, tu n'as rien su faire encore! Ah! les Allemands +n'auront pas de peine à venir à bout de vous! + +Sur ces entrefaites, la pauvre _Misiá_ Petrona mourut. Héléna, avertie +par Marcel, se présenta au domaine pour voir une dernière fois sa mère +dans le cercueil; et Marcel, profitant de l'occasion, réussit enfin à +vaincre l'obstination du vieux. Après une longue résistance, Madariaga +se laissa fléchir. + +--Eh bien, je leur pardonne. Je le fais pour la pauvre défunte et pour +toi. Qu'Héléna reste à la maison, et que son vilain Allemand la +rejoigne. + +D'ailleurs le vieux fut intraitable sur la question des arrangements +domestiques. Il se refusa absolument à considérer Hartrott comme un +membre de la famille: celui-ci ne serait qu'un employé placé sous les +ordres de Marcel, et il logerait avec ses enfants dans un des bâtiments +de l'administration, comme un étranger. Karl accepta tout cela et +beaucoup d'autres choses encore. Madariaga ne lui adressait jamais la +parole, et, lorsque Héléna saisissait quelque prétexte pour amener au +grand-père le petit Julio: + +--Le marmot de ton chanteur! disait-il avec mépris. + +Il semblait que le qualificatif de «chanteur» signifiât pour lui le +comble de l'ignominie. + +Le temps s'écoula sans apporter beaucoup de changement à la situation. +Marcel, à qui Madariaga avait entièrement abandonné le soin du domaine, +aidait sous main son beau-frère et sa belle-sœur, et Hartrott lui en +montrait une humble gratitude. Mais le vieux s'obstinait à affecter +vis-à-vis de «la romantique» et de son mari une dédaigneuse +indifférence. + +Après six ans de mariage, la femme de Marcel mit au monde un garçon +qu'on appela Jules. A cette époque, sa sœur Héléna avait déjà trois +enfants. Six ans plus tard, Luisa eut encore une fille, qui fut nommée +Luisa comme sa mère, mais que l'on surnomma Chichi. Les Hartrott, eux, +avaient alors cinq enfants. + +Le vieux Madariaga, qui baissait beaucoup, avait étendu à ces deux +lignées la partialité qu'il ne perdait aucune occasion de témoigner aux +parents. Tandis qu'il gâtait de la façon la plus déraisonnable Jules et +Chichi, les emmenait avec lui dans le domaine, leur donnait de l'argent +à poignées, il était aussi revêche que possible pour les rejetons de +Karl et il les chassait comme des mendiants, dès qu'il les apercevait. +Marcel et Luisa prenaient la défense de leurs neveux, accusaient le +grand-père d'injustice. + +--C'est possible, répondait le vieux; mais comment voulez-vous que je +les aime? Ils sont tout le portrait de leur père: blancs comme des +chevreaux écorchés, avec des tignasses queue de vache; et le plus grand +porte déjà des lunettes! + +En 1903, Karl Hartrott fit part d'un projet à Marcel Desnoyers. Il +désirait envoyer ses deux aînés dans un gymnase d'Allemagne; mais cela +coûterait cher, et, comme Desnoyers tenait les cordons de la bourse, il +était nécessaire d'obtenir son assentiment. La requête parut raisonnable +à Marcel, qui avait maintenant la disposition absolue de la fortune de +Madariaga; il promit donc de demander au vieillard pour Hartrott +l'autorisation de conduire ces enfants en Europe, et de sa propre +initiative, il se chargea de fournir à son beau-frère les fonds du +voyage. + +--Qu'il s'en aille à tous les diables, lui et les siens! répondit le +vieux. Et puissent-ils ne jamais revenir! + +Karl, qui fut absent pendant trois mois, envoya force lettres à sa femme +et à Desnoyers, leur parla avec orgueil de ses nobles parents, leur +déclara qu'en comparaison de l'Allemagne tous les autres peuples étaient +de la gnognote; ce qui n'empêcha point qu'au retour il continua de se +montrer aussi humble, aussi soumis, aussi obséquieux qu'auparavant. + +Quant à Jules et à Chichi, leurs parents, pour les soustraire aux +gâteries séniles de Madariaga, les avaient mis, le premier dans un +collège, la seconde dans un pensionnat religieux de Buenos-Aires. Ni +l'un ni l'autre n'y travaillèrent beaucoup: habitués à la liberté des +espaces immenses, ils s'y ennuyaient comme dans une geôle. Ce n'était +pas que Jules manquât d'intelligence ni de curiosité; il lisait quantité +de livres, n'importe lesquels, sauf ceux qui lui auraient été utiles +pour ses études; et, les jours de congé, avec l'argent que son +grand-père lui prodiguait en cachette, il faisait l'apprentissage +prématuré de la vie d'étudiant. Chichi, elle non plus, ne s'appliquait +guère à ses études; vive et capricieuse, elle s'intéressait beaucoup +plus à la toilette et aux élégances citadines qu'aux mystères de la +géographie et de l'arithmétique; mais elle avait le meilleur caractère +du monde, gai, primesautier, affectueux. + +Madariaga, privé de la présence de ces enfants, était comme une âme en +peine. Plus qu'octogénaire, ayant l'oreille dure et la vue affaiblie, il +s'obstinait encore à chevaucher, malgré les supplications de Luisa et de +Marcel qui redoutaient un accident; bien plus, il prétendait faire seul +ses tournées, se mettait en fureur si on lui offrait de le faire +accompagner par un domestique. Il partait donc sur une jument bien +docile, dressée exprès pour lui, et il errait de _rancho_ en +_rancho_[F]. Lorsqu'il arrivait, une métisse mettait vite sur le feu la +bouillotte du maté, une fillette lui offrait la petite calebasse, avec +la paille pour boire le liquide amer. Et parfois il restait là tout +l'après-midi, immobile et muet, au milieu des gens qui le contemplaient +avec une admiration mêlée de crainte. + +Un soir, la jument revint sans son cavalier. Aussitôt on se mit en quête +du vieillard, qui fut trouvé mort à deux lieues de la maison, sur le +bord d'un chemin. Le centaure, terrassé par la congestion, avait encore +au poignet cette cravache qu'il avait si souvent brandie sur les bêtes +et sur les gens. + +Madariaga avait déposé son testament chez un notaire espagnol de +Buenos-Aires. Ce testament était si volumineux que Karl Hartrott et sa +femme eurent un frisson de peur en le voyant. Quelles dispositions +terribles le défunt avait-il pu prendre? Mais la lecture des premières +pages suffit à les rassurer. Madariaga, il est vrai, avait beaucoup +avantagé sa fille Luisa; mais il n'en restait pas moins une part énorme +pour «la romantique» et les siens. Ce qui rendait si long l'instrument +testamentaire, c'était une centaine de legs au profit d'une infinité de +gens établis sur le domaine. Ces legs représentaient plus d'un million +de _pesos_: car le maître bourru ne laissait pas d'être généreux pour +ceux de ses serviteurs qu'il avait pris en amitié. A la fin, un dernier +legs, le plus gros, attribuait en propre à Jules Desnoyers une vaste +_estancia_, avec cette mention spéciale: le grand-père faisait don de ce +domaine à son petit-fils pour que celui-ci pût en appliquer le revenu à +ses dépenses personnelles, dans le cas où sa famille ne lui fournirait +pas assez d'argent de poche pour vivre comme il convenait à un jeune +homme de sa condition. + +--Mais l'_estancia_ vaut des centaines de mille _pesos_! protesta Karl, +devenu plus exigeant depuis qu'il était sûr que sa femme n'avait pas été +oubliée. + +Marcel, bienveillant et ami de la paix, avait son plan. Expert à +l'administration de ces biens énormes, il n'ignorait pas qu'un partage +entre héritiers doublerait les frais sans augmenter les profits. En +outre, il calculait les complications et les débours qu'amènerait la +liquidation d'une succession qui se composait de neuf _estancias_ +considérables, de plusieurs centaines de mille têtes de bétail, de gros +dépôts placés dans des banques, de maisons sises à la ville et de +créances à recouvrer. Ne valait-il pas mieux laisser les choses en +l'état et continuer l'exploitation comme auparavant, sans procéder à un +partage? Mais, lorsque l'Allemand entendit cette proposition, il se +redressa avec orgueil. + +--Non, non! A chacun sa part. Quant à moi, j'ai l'intention de rentrer +dans ma sphère, c'est-à-dire de regagner l'Europe, et par conséquent je +veux disposer de mes biens. + +Marcel le regarda en face et vit un Karl qu'il ne connaissait pas +encore, un Karl dont il ne soupçonnait pas même l'existence. + +--Fort bien, répondit-il. A chacun sa part. Cela me paraît juste. + +Karl Hartrott s'empressa de vendre toutes les terres qui lui +appartenaient, pour employer ses capitaux en Allemagne; puis, avec sa +femme et ses enfants, il repassa l'Atlantique et vint s'établir à +Berlin. + +Marcel continua quelques années encore à administrer sa propre fortune; +mais il le faisait maintenant avec peu de goût. Le rayon de son autorité +s'était considérablement rétréci par le partage, et il enrageait d'avoir +pour voisins des étrangers, presque tous Allemands, devenus +propriétaires des terrains achetés à Karl. D'ailleurs il vieillissait et +sa fortune était faite: l'héritage recueilli par sa femme représentait +environ vingt millions de _pesos_. Qu'avait-il besoin d'en amasser +davantage? + +Bref, il se décida à affermer une partie de ses terres, confia +l'administration du reste à quelques-uns des légataires du vieux +Madariaga, hommes de confiance qu'il considérait un peu comme de la +famille, et se transporta à Buenos-Aires où il voulait surveiller son +fils qui, sorti du collège, menait une vie endiablée sous prétexte de +se préparer à la profession d'ingénieur. D'ailleurs Chichi, très forte +pour son âge, était presque une femme, et sa mère ne trouvait pas à +propos de la garder plus longtemps à la campagne: avec la fortune que la +jeune fille aurait, il ne fallait pas qu'elle fût élevée en paysanne. + +Cependant les nouvelles les plus extraordinaires arrivaient de Berlin. +Héléna écrivait à sa sœur d'interminables lettres où il n'était question +que de bals, de festins, de chasses, de titres de noblesse et de hauts +grades militaires: «notre frère le colonel», «notre cousin le baron», +«notre oncle le conseiller intime», «notre cousin germain le conseiller +vraiment intime». Toutes les extravagances de l'organisation sociale +allemande, qui invente sans cesse des distinctions bizarres pour +satisfaire la vanité d'un peuple divisé en castes, étaient énumérées +avec délices par «la romantique». Elle parlait même du secrétaire de son +mari, secrétaire qui n'était pas le premier venu, puisqu'il avait gagné +comme rédacteur dans les bureaux d'une administration publique le titre +de _Rechnungsrath_, conseiller de calcul! Et elle mentionnait avec +fierté l'_Oberpedell_, c'est-à-dire le «concierge supérieur» qu'elle +avait dans sa maison. Les nouvelles qu'elle donnait de ses fils +n'étaient pas moins flatteuses. L'aîné était le savant de la famille: il +se consacrait à la philologie et aux sciences historiques; mais +malheureusement il avait les yeux fatigués par les continuelles +lectures. Il ne tarderait pas à être docteur, et peut-être réussirait-il +à devenir _Herr Professer_ avant sa trentième année. La mère aurait +mieux aimé qu'il fût officier; mais elle se consolait en pensant qu'un +professeur célèbre peut, avec le temps, acquérir autant de considération +sociale qu'un colonel. Quant à ses quatre autres fils, ils se +destinaient à l'armée, et leur père préparait déjà le terrain pour les +faire entrer dans la garde ou au moins dans quelque régiment +aristocratique. Les deux filles, lorsqu'elles seraient en âge de se +marier, ne manqueraient pas d'épouser des militaires, autant que +possible des officiers de hussards, dont le nom serait précédé de la +particule. + +Hartrott aussi écrivait quelquefois à Marcel, pour lui expliquer +l'emploi qu'il faisait de ses capitaux. Toutefois, ce n'était point +qu'il eût l'intention de recourir aux lumières de son beau-frère et de +lui demander conseil; c'était uniquement par orgueil et pour faire +sentir au chef d'autrefois que désormais l'ancien subordonné n'avait +plus besoin de protection. Il avait placé une partie de ses millions +dans les entreprises industrielles de la moderne Allemagne; il était +actionnaire de fabriques d'armement grandes comme des villes, de +compagnies de navigation qui lançaient tous les six mois un nouveau +navire. L'empereur s'intéressait à ces affaires et voyait d'un bon œil +ceux qui les soutenaient de leur argent. En outre, Karl avait acheté +des terrains. A première vue, il semblait que ce fût une sottise d'avoir +vendu les fertiles domaines de l'héritage pour acquérir des landes +prussiennes qui ne produisaient qu'à force d'engrais; mais Karl, en tant +que propriétaire terrien, avait place dans le «parti agraire», dans le +groupe aristocratique et conservateur par excellence. Grâce à cette +combinaison, il appartenait à deux mondes opposés, quoique également +puissants et honorables: à celui des grands industriels, amis de +l'empereur, et à celui des _junkers_, des gentilshommes campagnards, +fidèles gardiens de la tradition et fournisseurs d'officiers pour les +armées du roi de Prusse. + +L'enthousiasme que respiraient les lettres venues d'Allemagne finit par +créer dans la famille de Marcel une atmosphère de curiosité un peu +jalouse. Chichi fut la première qui osa dire: + +--Pourquoi n'irions-nous pas aussi en Europe? + +Toutes ses amies y étaient allées, tandis qu'elle, fille de Français, +n'avait pas encore vu Paris. Luisa appuya sa fille. Puisqu'ils étaient +plus riches qu'Héléna, ils feraient aussi bonne figure qu'elle dans le +vieux monde. Et Jules déclara gravement que, pour ses études, l'ancien +continent valait beaucoup mieux que le nouveau: l'Amérique n'était pas +le pays de la science. + +Le père lui-même finit par se demander s'il ne ferait pas bien de +revenir dans sa patrie. Après avoir été quarante ans dans les affaires, +il avait le droit de prendre une retraite définitive. Il approchait de +la soixantaine, et la rude vie de grand propriétaire rural l'avait +beaucoup fatigué. Il s'imagina que le retour en Europe le rajeunirait et +qu'il retrouverait là-bas ses vingt ans. Rien ne s'opposait à ce retour: +car il y avait eu plusieurs amnisties pour les déserteurs. Au surplus, +son cas personnel était couvert par la prescription. Il s'accoutuma donc +insensiblement à l'idée de rentrer en France. Bref, en 1910, il loua sur +un paquebot du Havre des cabines de grand luxe, traversa la mer avec les +siens et s'installa à Paris dans une somptueuse maison de l'avenue +Victor-Hugo. + + * * * * * + +A Paris, Marcel se sentit tout désorienté. Il n'y reconnaissait plus +rien, se sentait étranger dans son propre pays, avait même quelque +difficulté à en parler la langue. Il avait passé des années entières en +Amérique sans prononcer un mot de français, et il s'était habitué à +penser en espagnol. D'ailleurs il n'avait pas un seul ami français, et, +lorsqu'il sortait, il se dirigeait machinalement vers les lieux où se +réunissaient les Argentins. C'étaient les journaux argentins qu'il +lisait de préférence, et, lorsqu'il rentrait chez lui, il ne pensait +qu'à la hausse du prix des terrains dans la _pampa_, à l'abondance de la +prochaine récolte et au cours des bestiaux. Cet homme dont la vie +entière avait été si laborieuse, souffrait de son inaction et ne savait +que faire de ses journées. + +La coquetterie de Chichi le sauva. Le luxe ultra-moderne de +l'appartement qu'ils occupaient parut froid et glacial à la jeune fille, +qui engagea son père à y mettre un peu de variété. Le hasard les amena à +l'Hôtel Drouot, où Marcel trouva l'occasion d'acheter à bon compte +quelques jolis meubles. Ce premier succès l'allécha, et, comme il +s'ennuyait à ne rien faire, il prit l'habitude d'assister à toutes les +grandes ventes annoncées par les journaux. Bientôt sa fille et sa femme +se plaignirent de l'inondation d'objets fastueux, mais inutiles, qui +envahissaient le logis. Des tapis magnifiques, des tentures précieuses +couvrirent les parquets et les murs; des tableaux de toutes les écoles, +dans des cadres étourdissants, s'alignèrent sur les lambris des salons; +des statues de bronze, de marbre, de bois sculpté, encombrèrent tous les +coins; les nombreuses vitrines s'emplirent d'une infinité de bibelots +coûteux, mais disparates; peu à peu l'appartement prit l'aspect d'un +magasin d'antiquaire; il y eut des ferronneries d'art et des +chefs-d'œuvre de cuivre repoussé jusque dans la cuisine. Comment Marcel +aurait-il tué le temps, s'il avait renoncé à fréquenter l'Hôtel Drouot? +Il savait bien que toutes ses emplettes ne servaient à rien, sinon à lui +donner le vague plaisir de faire presque quotidiennement quelque +découverte et d'acquérir à bon marché une chose chère qui lui devenait +indifférente dès le lendemain. Il n'était ni assez connaisseur ni assez +érudit pour s'intéresser vraiment et de façon durable à ses collections +plus ou moins artistiques, et cette passion d'acheter toujours n'était +chez lui que l'innocente manie d'un homme riche et désœuvré. + +Au bout d'un an ou deux, l'appartement, tout vaste qu'il était, ne +suffit plus pour contenir ce musée hétéroclite, formé au hasard des +«bonnes occasions». Mais ce fut encore une ce «bonne occasion» qui vint +en aide au millionnaire. Un marchand de biens, de ceux qui sont à +l'affût des étrangers opulents, lui offrit le remède à cette situation +gênante. Pourquoi n'achetait-il pas un château? L'idée plut à toute la +famille: un château historique, le plus historique possible, +compléterait heureusement leur installation. Chichi en pâlit d'orgueil: +plusieurs de ses amies avaient des châteaux dont elles parlaient avec +complaisance. Luisa sourit à la pensée des mois passés à la campagne, où +elle retrouverait quelque chose de la vie simple et rustique de sa +jeunesse. Jules montra moins d'enthousiasme: il appréhendait un peu les +«saisons de villégiature» où son père l'obligerait à quitter Paris; +mais, en somme, ce serait un prétexte pour y faire de fréquents retours +en automobile, et il y aurait là une compensation. + +Quand le marchand de biens vit que Marcel mordait à l'hameçon, il lui +offrit des châteaux historiques par douzaines. Celui pour lequel Marcel +se décida fut celui de Villeblanche-sur-Marne, édifié au temps des +guerres de religion, moitié palais et moitié forteresse, avec une façade +italienne de la Renaissance, des tours coiffées de bonnets pointus, des +fossés où nageaient des cygnes. Les pièces de l'habitation étaient +immenses et vides. Comme ce serait commode pour y déverser le trop-plein +du mobilier entassé dans l'appartement de l'avenue Victor-Hugo et y +loger les nouveaux achats! De plus, ce milieu seigneurial ferait valoir +les objets anciens qu'on y mettrait. Il est vrai que les bâtiments +exigeraient des réparations d'un prix exorbitant, et ce n'était pas pour +rien que plusieurs propriétaires successifs s'étaient hâtés de revendre +le château historique. Mais Marcel était assez riche pour s'offrir le +luxe d'une restauration complète; sans compter qu'il nourrissait dans le +secret de son cœur un regret tacite de ses exploitations argentines et +qu'il se promettait à lui-même de faire un peu d'élevage dans son parc +de deux cents hectares. + +L'acquisition de ce château lui procura une flatteuse amitié. Il entra +en relations avec un de ses nouveaux voisins, le sénateur Lacour, qui +avait été deux fois ministre et qui végétait maintenant au Sénat, muet +dans la salle des séances, remuant et loquace dans les couloirs. C'était +un magnat de la noblesse républicaine, un aristocrate du régime +démocratique. Il s'enorgueillissait d'un lignage remontant aux troubles +de la grande Révolution, comme la noblesse à parchemins s'enorgueillit +de faire remonter le sien aux croisades. Son aïeul avait été +conventionnel, et son père avait joué un rôle dans la république de +1848. Lui-même, en sa qualité de fils de proscrit mort en exil, s'était +attaché très jeune encore à Gambetta, et il parlait sans cesse de la +gloire du maître, espérant qu'un rayon de cette gloire se refléterait +sur le disciple. Lacour avait un fils, René, alors élève de l'École +centrale. Ce fils trouvait son père «vieux jeu», souriait du +républicanisme romantique et humanitaire de ce politicien attardé; mais +il n'en comptait pas moins sur la protection officielle que lui vaudrait +le zèle républicain des trois générations de Lacour, lorsqu'il aurait en +poche son diplôme. Marcel se sentit très honoré des attentions que lui +témoigna le «grand homme»; et le «grand homme», qui ne dédaignait pas la +richesse, accueillit avec plaisir dans son intimité ce millionnaire qui +possédait, de l'autre côté de l'Atlantique, des pâturages immenses et +des troupeaux innombrables. + +L'aménagement du château historique et l'amitié du sénateur auraient +rendu Marcel parfaitement heureux, si ce bonheur n'eût été un peu +troublé par la conduite de Jules. En arrivant à Paris, Jules avait +changé tout à coup de vocation; il ne voulait plus être ingénieur, il +voulait être peintre. D'abord le père avait résisté à cette fantaisie +qui l'étonnait et l'inquiétait; mais, en somme, l'important était que +le jeune homme eût une profession. Marcel lui-même n'avait-il pas été +sculpteur? Peut-être le talent artistique, étouffé chez le père par la +pauvreté, se réveillait-il aujourd'hui chez le fils. Qui sait si ce +garçon un peu paresseux, mais vif d'esprit, ne deviendrait pas un grand +peintre? Marcel avait donc cédé au caprice de Jules qui, quoiqu'il n'en +fût encore qu'à ses premiers essais de dessin et de couleur, lui demanda +une installation à part, afin de travailler avec plus de liberté, et il +avait consenti à l'installer rue de la Pompe, dans un atelier qui avait +appartenu à un peintre étranger d'une certaine réputation. Cet atelier, +avec ses annexes, était beaucoup trop grand pour un peintre en herbe; +mais la rue de la Pompe était près de l'avenue Victor-Hugo, et, au +surplus, cela aussi était une excellente «occasion»: les héritiers du +peintre étranger offraient à Marcel de lui céder en bloc, à un prix +doux, l'ameublement et l'outillage professionnel. + +Si Jules avait conçu l'idée de conquérir la renommée par le pinceau, +c'était parce que cette entreprise lui semblait assez facile pour un +jeune homme de sa condition. Avec de l'argent et un bel atelier, +pourquoi ne réussirait-il pas, alors que tant d'autres réussissent sans +avoir ni l'un ni l'autre? Il se mit donc à peindre avec une sereine +audace. Il aimait la peinture mièvre, élégante, léchée:--une peinture +molle comme une romance et qui s'appliquait uniquement à reproduire les +formes féminines.--Il entreprit d'esquisser un tableau qu'il intitula la +_Danse des Heures_: c'était un prétexte pour faire venir chez lui toute +une série de jolis modèles. Il dessinait avec une rapidité frénétique, +puis remplissait l'intérieur des contours avec des masses de couleur. +Jusque-là tout allait bien. Mais ensuite il hésitait, restait les bras +ballants devant la toile; et finalement, dans l'attente d'une meilleure +inspiration, il la reléguait dans un coin, tournée contre le mur. Il +esquissa aussi plusieurs études de têtes féminines; mais il ne put en +achever aucune. + +Ce fut en ce temps-là qu'un rapin espagnol de ses amis, nommé Argensola, +lequel lui devait déjà quelques centaines de francs et projetait de lui +faire bientôt un nouvel emprunt, déclara, après avoir longuement +contemplé ces figures floues et pâles, aux énormes yeux ronds et au +menton pointu: + +--Toi, tu es un peintre d'âmes! + +Jules, qui n'était pas un sot, sentit fort bien la secrète ironie de cet +éloge; mais le titre qui venait de lui être décerné ne laissa pas de lui +plaire. A la rigueur, puisque les âmes n'ont ni lignes ni couleurs un +peintre d'âmes n'est pas tenu de peindre, et, dans le secret de sa +conscience, le «peintre d'âmes» était bien obligé de s'avouer à lui-même +qu'il commençait à se dégoûter de la peinture. Ce qu'il tenait beaucoup +à conserver, c'était seulement ce nom de peintre qui lui fournissait +des prétextes de haute esthétique pour amener chez lui des femmes du +monde enclines à s'intéresser aux jeunes artistes. Voilà pourquoi, au +lieu de se fâcher contre l'Espagnol, il lui sut gré de cette malice +discrète et lia même avec lui des relations plus étroites qu'auparavant. + +Depuis longtemps Argensola avait renoncé pour son propre compte à manier +le pinceau, et il vivait en bohème, aux crochets de quelques camarades +riches qui toléraient son parasitisme à cause de son bon caractère et de +la complaisance avec laquelle il rendait toute sorte de services à ses +amis. Désormais Jules eut le privilège d'être le protecteur attitré +d'Argensola. Celui-ci prit l'habitude de venir tous les jours à +l'atelier, où il trouvait en abondance des sandwichs, des gâteaux secs, +des vins fins, des liqueurs et de gros cigares. Finalement, un certain +soir où, expulsé de sa chambre garnie par un propriétaire inflexible, il +était sans gîte, Jules l'invita à passer la nuit sur un divan. Cette +nuit-là fut suivie de beaucoup d'autres, et le rapin élut domicile à +l'atelier. + +Le bohème était en somme un agréable compagnon qui ne manquait ni +d'esprit ni même de savoir. Pour occuper ses interminables loisirs, il +lisait force livres, amassait dans sa mémoire une prodigieuse quantité +de connaissances diverses, et pouvait disserter sur les sujets les plus +imprévus avec un intarissable bagout. Jules se servit d'abord de lui +comme de secrétaire: pour s'épargner la peine de lire les romans +nouveaux, les pièces de théâtre à la mode, les ouvrages de littérature, +de science ou de politique dont s'occupaient les snobs, les articles +sensationnels des revues de «jeunes» et le _Zarathustra_ de Nietzsche, +il faisait lire tout cela par Argensola, qui lui en donnait de vive voix +le compte rendu et qui ajoutait même au compte rendu ses propres +observations, souvent fines et ingénieuses. Ainsi le «peintre d'âmes» +pouvait étonner à peu de frais son père, sa mère, leurs invités et les +femmes esthètes des salons qu'il fréquentait, par l'étendue de son +instruction et par la subtilité ou la profondeur de ses jugements +personnels. + +--C'est un garçon un peu léger, disait-on dans le monde; mais il sait +tant de choses et il a tant d'esprit! + +Lorsque Jules eut à peu près renoncé à peindre, sa vie devint de moins +en moins édifiante. Presque toujours escorté d'Argensola qu'en la +circonstance il dénommait, non plus son «secrétaire», mais son «écuyer», +il passait les après-midi dans les salles d'escrime et les nuits dans +les cabarets de Montmartre. Il était champion de plusieurs armes, +boxait, possédait même les coups favoris des paladins qui rôdent, la +nuit, le long des fortifications. L'abus du champagne le rendait +querelleur; il avait le soufflet facile et allait volontiers sur le +terrain. Avec le frac ou le smoking, qu'il jugeait indispensable +d'endosser dès six heures du soir, il implantait à Paris les mœurs +violentes de la _pampa_. Son père n'ignorait point cette conduite, et il +en était navré; toutefois, en vertu du proverbe qui veut que les jeunes +gens jettent leur gourme, cet homme sage et un peu désabusé ne laissait +pas d'être indulgent, et même, dans son for intérieur, il éprouvait un +certain orgueil animal à penser que ce hardi luron était son fils. + +Sur ces entrefaites, les parents de Berlin vinrent voir les Desnoyers. +Ceux-ci les reçurent dans leur château de Villeblanche, où les Hartrott +passèrent deux mois. Karl apprécia avec une bienveillante supériorité +l'installation de son beau-frère. Ce n'était pas mal; le château ne +manquait pas de cachet et pourrait servir à mettre en valeur un titre +nobiliaire. Mais l'Allemagne! Mais les commodités de Berlin! Il insista +beaucoup pour qu'à leur tour les Desnoyers lui rendissent sa visite et +pussent ainsi admirer le luxe de son train de maison et les nobles +relations qui embellissaient son opulence. Marcel se laissa convaincre: +il espérait que ce voyage arracherait Jules à ses mauvaises +camaraderies; que l'exemple des fils d'Hartrott, tous laborieux et se +poussant activement dans une carrière, pourrait inspirer de l'émulation +à ce libertin; que l'influence de Paris était corruptrice pour le jeune +homme, tandis qu'en Allemagne il n'aurait sous les yeux que la pureté +des mœurs patriarcales. Les châtelains de Villeblanche partirent donc +pour Berlin, et ils y demeurèrent trois mois, afin de donner à Jules le +temps de perdre ses déplorables habitudes. + +Pourtant le pauvre Marcel ne se plaisait guère dans la capitale +prussienne. Quinze jours après son arrivée, il avait déjà une terrible +envie de prendre la fuite. Non, jamais il ne s'entendrait avec ces +gens-là! Très aimables, d'une amabilité gluante et visiblement désireuse +de plaire, mais si extraordinairement dépourvue de tact qu'elle choquait +à chaque instant. Les amis des Hartrott protestaient de leur amour pour +la France; mais c'était l'amour compatissant qu'inspire un bébé +capricieux et faible, et ils ajoutaient à ce sentiment de commisération +mille souvenirs fâcheux des guerres où les Français avaient été vaincus. +Au contraire, tout ce qui était allemand,--un édifice, une station de +chemin de fer, un simple meuble de salle à manger,--donnait lieu à +d'orgueilleuses comparaisons: + +--En France vous n'avez pas cela... En Amérique vous n'avez jamais rien +vu de pareil... + +Marcel rongeait son frein; mais, pour ne pas blesser ses hôtes, il les +laissait dire. Quant à Luisa et à Chichi, elles ne pouvaient se résigner +à admettre que l'élégance berlinoise fût supérieure à l'élégance +parisienne; et Chichi scandalisa même ses cousines en leur déclarant +tout net qu'elle ne pouvait souffrir ces petits officiers qui avaient +la taille serrée par un corset, qui portaient à l'œil un monocle +inamovible, qui s'inclinaient devant les jeunes filles avec une raideur +automatique et qui assaisonnaient leurs lourdes galanteries d'une +grimace de supériorité. + +Jules, sous la direction de ses cousins, explora la vertueuse société de +Berlin. L'aîné, le savant, fut laissé à l'écart: ce malheureux, toujours +absorbé dans ses livres, avait peu de rapports avec ses frères. Ceux-ci, +sous-lieutenants ou élèves-officiers, montrèrent avec orgueil à Jules +les progrès de la haute noce germanique. Il connut les restaurants de +nuit, qui étaient une imitation de ceux de Paris, mais beaucoup plus +vastes. Les femmes qui, à Paris, se rencontraient par douzaines, se +rencontraient là par centaines. La soûlerie scandaleuse y était, non un +accident, mais un fait expressément voulu et considéré comme +indispensable au plaisir. Les viveurs s'amusaient par pelotons, le +public s'enivrait par compagnies, les vendeuses d'amour formaient des +régiments. Jules n'éprouva qu'une sensation de dégoût en présence de ces +femelles serviles et craintives qui, accoutumées à être battues, ne +dissimulaient pas l'avidité impudente avec laquelle elles tâchaient de +se rattraper des mécomptes, des préjudices et des torgnoles qu'elles +avaient à souffrir dans leur commerce; et il trouva répugnant ce +libertinage brutal qui s'étalait, vociférait, faisait parade de ses +prodigalités absurdes. + +--Vous n'avez point cela à Paris, lui disaient ses cousins en montrant +les salons énormes où s'entassaient par milliers les buveurs et les +buveuses. + +--Non, nous n'avons point cela à Paris, répondait-il avec un +imperceptible sourire. + +Lorsque les Desnoyers rentrèrent en France, ils poussèrent un soupir de +soulagement. Toutefois Marcel rapporta d'Allemagne une vague +appréhension: les Allemands avaient fait beaucoup de progrès. Il n'était +pas un patriote aveugle, et il devait se rendre à l'évidence. +L'industrie germanique était devenue très puissante et constituait un +réel danger pour les peuples voisins. Mais, naturellement optimiste, il +se rassurait en se disant: «Ils vont être très riches, et, quand on est +riche, on n'éprouve pas le besoin de se battre. Somme toute, la guerre +que redoutent quelques toqués est fort improbable!» + +Jules, sans se casser la tête à méditer sur de si graves questions, +reprit tout simplement son existence d'avant le voyage, mais avec +quelques louables variantes. Il avait pris à Berlin du dégoût pour la +débauche incongrue, et il s'amusa beaucoup moins que jadis dans les +restaurants de Montmartre. Ce qui lui plaisait maintenant, c'étaient les +salons fréquentés par les artistes et par leurs protectrices. Or, la +gloire vint l'y trouver à l'improviste. Ni la peinture des âmes, ni les +amours coûteuses et les duels variés ne l'avaient mis en vedette: ce fut +par les pieds qu'il triompha. + +Un nouveau divertissement, le _tango_, venait d'être importé en France +pour le plus grand bonheur des humains. Cet hiver-là, les gens se +demandaient d'un air mystérieux: «Savez-vous tanguer?» Cette danse des +nègres de Cuba, introduite dans l'Amérique du Sud par les équipages des +navires qui importent aux Antilles les viandes de conserve, avait +conquis la faveur en quelques mois. Elle se propageait victorieusement +de nation en nation, pénétrait jusque dans les cours les plus +cérémonieuses, culbutait les traditions de la décence et de l'étiquette: +c'était la révolution de la frivolité. Le pape lui-même, scandalisé de +voir le monde chrétien s'unir sans distinction de sectes dans le commun +désir d'agiter les jambes avec une frénésie aussi infatigable que celle +des possédés du moyen âge, croyait devoir se convertir en maître de +ballet et prenait l'initiative de recommander la _furlana_ comme plus +décente et plus gracieuse que le _tango_. + +Or, ce _tango_ que Jules voyait s'imposer en souverain au Tout-Paris, il +le connaissait de vieille date et l'avait beaucoup pratiqué à +Buenos-Aires, après sa sortie du collège, sans se douter que, lorsqu'il +fréquentait les bals les plus abjects des faubourgs, il faisait ainsi +l'apprentissage de la gloire. Il s'y adonna donc avec l'ardeur de celui +qui se sent admiré, et il fut vite regardé comme un maître. «Il tient si +bien la ligne!», disaient les dames qui appréciaient l'élégance +vigoureuse de son corps svelte et bien musclé. Lui, dans sa jaquette +bombée à la poitrine et pincée à la taille, les pieds serrés dans des +escarpins vernis, il dansait gravement, sans prononcer un mot, d'un air +presque hiératique, tandis que les lampes électriques bleuissaient les +deux ailes de sa chevelure noire et luisante. Après quoi, les femmes +sollicitaient l'honneur de lui être présentées, avec la douce espérance +de rendre leurs amies jalouses lorsque celles-ci les verraient au bras +de l'illustre tangueur. Les invitations pleuvaient chez lui; les salons +les plus inaccessibles lui étaient ouverts; chaque soir, il gagnait une +bonne douzaine d'amitiés, et on se disputait la faveur de recevoir de +lui des leçons. Le «peintre d'âmes» offrait volontiers aux plus jolies +solliciteuses de les leur donner dans son atelier, de sorte que +d'innombrables élèves affluaient à la rue de la Pompe. + +--Tu danses trop, lui disait Argensola; tu te rendras malade. + +Ce n'était pas seulement à cause de la santé de son protecteur que le +secrétaire-écuyer s'inquiétait de l'excessive fréquence de ces visites; +il les trouvait fort gênantes pour lui-même. Car, chaque après-midi, +juste au moment où il se délectait dans une paisible lecture auprès du +poêle bien chaud, Jules lui disait à brûle-pourpoint: + +--Il faut que tu t'en ailles. J'attends une leçon nouvelle. + +Et Argensola s'en allait, non sans donner à tous les diables, _in +petto_, les belles tangueuses. + +Au printemps de 1914, il y eut une grande nouvelle: les Desnoyers +s'alliaient aux Lacour. René, fils unique du sénateur, avait fini par +inspirer à Chichi une sympathie qui était presque de l'amour. Bien +entendu, le sénateur n'avait fait aucune opposition à un projet de +mariage qui, plus tard, vaudrait à son fils un nombre respectable de +millions. Au surplus, il était veuf et il aimait à donner chez lui des +soupers et des bals; sa bru ferait les honneurs de la maison, et +l'excellente table où il recevrait plus somptueusement que jamais ses +collègues et tous les personnages notoires de passage à Paris, lui +permettrait de regagner un peu du prestige qu'il commençait à perdre au +palais du Luxembourg. + + + + +III + +LE COUSIN DE BERLIN + + +Pendant le voyage fait par Jules en Argentine, Argensola, investi des +fonctions de gardien de l'atelier, avait vécu bien tranquille: il +n'avait plus auprès de lui le «peintre d'âmes» pour le déranger au +milieu de ses lectures, et il pouvait absorber en paix une quantité +d'ouvrages écrits sur les sujets les plus disparates. Il lui resta même +assez de temps pour lier connaissance avec un voisin bizarre, logé dans +un petit appartement de deux pièces, au même étage que l'atelier, mais +où l'on n'accédait que par un escalier de service, et qui prenait jour +sur une cour intérieure. + +Ce voisin, nommé Tchernoff, était un Russe qu'Argensola avait vu souvent +rentrer avec des paquets de vieux livres, et qui passait de longues +heures à écrire près de la fenêtre de sa chambre. L'Espagnol, dont +l'imagination était romanesque, avait d'abord pris Tchernoff pour un +homme mystérieux et extraordinaire: avec cette barbe en désordre, avec +cette crinière huileuse, avec ces lunettes chevauchant sur de vastes +narines qui semblaient déformées par un coup de poing, le Russe +l'impressionnait. Ensuite, lorsque le hasard d'une rencontre les eut mis +en rapport, Argensola, en entrant pour la première fois chez Tchernoff, +sentit croître sa sympathie: ami des livres, il voyait des livres +partout, d'innombrables livres, les uns alignés sur des rayons, d'autres +empilés dans les coins, d'autres éparpillés sur le plancher, d'autres +amoncelés sur des chaises boiteuses, sur de vieilles tables et même sur +un lit que l'on ne refaisait pas tous les jours. Mais il éprouva une +sorte de désillusion, lorsqu'il apprit qu'en somme il n'y avait rien +d'étrange et d'occulte dans l'existence de son nouvel ami. Ce que +Tchernoff écrivait près de la fenêtre, c'était tout simplement des +traductions exécutées, soit sur commande et moyennant finances, soit +gratuitement pour des journaux socialistes. La seule chose étonnante, +c'était le nombre des langues que Tchernoff possédait. Comme les hommes +de sa race, il avait une merveilleuse facilité à s'approprier les +vivantes et les mortes, et cela expliquait l'incroyable diversité des +idiomes dans lesquels étaient écrits les volumes qui encombraient son +appartement. La plupart étaient des ouvrages d'occasion, qu'il avait +achetés à bas prix sur les quais, dans les caisses des bouquinistes; et +il semblait qu'une atmosphère de mysticisme, d'initiations surhumaines, +d'arcanes clandestinement transmis à travers les siècles, émanât de ces +bouquins poudreux dont quelques-uns étaient à demi rongés par les rats. +Mais, confondus avec ces vieux livres, il y en avait beaucoup de +nouveaux, qui attiraient l'œil par leurs couvertures d'un rouge +flamboyant; et il y avait aussi des libelles de propagande socialiste, +des brochures rédigées dans toutes les langues de l'Europe, des +journaux, une infinité de journaux dont tous les titres évoquaient +l'idée de révolution. + +D'abord Tchernoff avait témoigné à l'Espagnol peu de goût pour les +visites et pour la causerie. Il souriait énigmatiquement dans sa barbe +d'ogre et se montrait avare de paroles, comme s'il voulait abréger la +conversation. Mais Argensola trouva le moyen d'apprivoiser ce sauvage: +il l'amena dans l'atelier de Jules, où les bons vins et les fines +liqueurs eurent vite fait de rendre le Russe plus communicatif. +Argensola apprit alors que Tchernoff avait fait en Sibérie une longue +quoique peu agréable villégiature, et que, réfugié depuis quelques +années à Paris, il y avait trouvé un accueil bienveillant dans la +rédaction des journaux avancés. + + * * * * * + +Le lendemain du jour où Jules était rentré à Paris, Argensola, qui +causait avec Tchernoff sur le palier de l'escalier de service, entendit +qu'on sonnait à la porte de l'atelier. Le secrétaire-écuyer, qui ne +s'offensait pas de joindre encore à ces fonctions celles de valet de +chambre, accourut pour introduire le visiteur chez le «peintre d'âmes». +Ce visiteur parlait correctement le français, mais avec un fort accent +allemand; et, par le fait, c'était l'aîné des cousins de Berlin, le +docteur Julius von Hartrott, qui, après un court séjour à Paris et au +moment de retourner en Allemagne, venait prendre congé de Jules. + +Les deux cousins se regardèrent avec une curiosité où il y avait un peu +de méfiance. Ils avaient beau être liés par une étroite parenté, ils ne +se connaissaient guère, mais assez cependant pour sentir qu'il existait +entre eux une complète divergence d'opinions et de goûts. + +Jules, pour éviter que son cousin se trompât sur la condition sociale de +l'introducteur, présenta celui-ci en ces termes: + +--Mon ami l'artiste espagnol Argensola, non moins remarquable par ses +vastes lectures que par son magistral talent de peintre. + +--J'ai maintes fois entendu parler de lui, répondit imperturbablement le +docteur, avec la suffisance d'un homme qui se pique de tout savoir. + +Puis, comme Argensola faisait mine de se retirer: + +--Vous ne serez pas de trop dans notre entretien, monsieur, lui dit-il +sur le ton ambigu d'un supérieur qui veut montrer de la condescendance à +un inférieur et d'un conférencier qui, infatué de lui-même, n'est pas +fâché d'avoir un auditeur de plus pour les belles choses qu'il va dire. + +Argensola s'assit donc avec les deux autres, mais un peu à l'écart, de +sorte qu'il pouvait considérer à son aise l'accoutrement d'Hartrott. +L'Allemand avait l'aspect d'un officier habillé en civil. Toute sa +personne exprimait manifestement le désir de ressembler aux hommes +d'épée, lorsqu'il leur arrive de quitter l'uniforme. Son pantalon était +collant comme s'il était destiné à entrer dans des bottes à l'écuyère. +Sa jaquette, garnie de deux rangées de boutons sur le devant et serrée à +la taille, avait de longues et larges basques et des revers très +montants, ce qui lui donnait une vague ressemblance avec une tunique +militaire. Ses moustaches roussâtres, plantées sur une forte mâchoire, +et ses cheveux coupés en brosse complétaient la martiale similitude. +Mais ses yeux,--des yeux d'homme d'étude, grands, myopes et un peu +troubles,--s'abritaient derrière des lunettes aux verres épais et +donnaient malgré tout à leur propriétaire l'apparence d'un homme +pacifique. Cet Hartrott, après avoir conquis le diplôme de docteur en +philosophie, venait d'être nommé professeur auxiliaire dans une +université, sans doute parce qu'il avait déjà publié trois ou quatre +volumes gros et lourds comme des pavés; et, au surplus, il était membre +d'un «séminaire historique», c'est-à-dire d'une société savante qui se +consacrait à la recherche des documents inédits et qui avait pour +président un historien fameux. Le jeune professeur portait à la +boutonnière la rosette d'un ordre étranger. + +Le respect de Jules pour le savant de la famille n'allait pas sans +quelque mélange de dédain: c'était sa façon de se venger de ce pédant +qu'on lui proposait sans cesse pour modèle. Selon lui, un homme qui ne +connaissait la vie que par les livres et qui passait son existence à +vérifier ce qu'avaient fait les hommes d'autrefois, n'avait aucun droit +au titre de sage, alors surtout que de telles études ne tendaient qu'à +confirmer les Allemands dans leurs préjugés et dans leur outrecuidance. +En somme, que fallait-il pour écrire sur un minime fait historique un +livre énorme et illisible? La patience de végéter dans les +bibliothèques, de classer des milliers de fiches et de les recopier plus +ou moins confusément. Dans l'opinion du peintre, son cousin Julius +n'était qu'une manière de «rond-de-cuir», c'est-à-dire un de ces +individus que désigne plus pittoresquement encore le terme populaire +d'outre-Rhin: _Sitzfleisch haben_. La première qualité de ces +savants-là, c'est d'être assez bien rembourrés pour qu'il leur soit +possible de passer des journées entières le derrière sur une chaise. + +Le docteur expliqua l'objet de sa visite. Venu à Paris pour une mission +importante dont les autorités universitaires allemandes l'avaient +chargé, il avait beaucoup regretté l'absence de Jules et il aurait été +très fâché de repartir sans l'avoir vu. Mais, hier soir, sa mère Héléna +lui avait appris que le peintre était de retour, et il s'était empressé +d'accourir à l'atelier. Il devait quitter Paris le soir même: car les +circonstances étaient graves. + +--Tu crois donc à la guerre? lui demanda Jules. + +--Oui. La guerre sera déclarée demain ou après-demain. Elle est +inévitable. C'est une crise nécessaire pour le salut de l'humanité. + +Jules et Argensola, ébahis, regardèrent celui qui venait d'énoncer +gravement cette belliqueuse et paradoxale proposition, et ils comprirent +aussitôt qu'Hartrott était venu tout exprès pour leur parler de ce +sujet. + +--Toi, continua Hartrott, tu n'es pas Français, puisque tu es né en +Argentine. On peut donc te dire la vérité tout entière. + +--Mais toi, répliqua Jules en riant, où donc es-tu né? + +Hartrott eut un geste instinctif de protestation, comme si son cousin +lui avait adressé une injure, et il repartit d'un ton sec: + +--Moi, je suis Allemand. En quelque endroit que naisse un Allemand, il +est toujours fils de l'Allemagne. + +Puis, se tournant vers Argensola: + +--Vous aussi, monsieur, vous êtes un étranger, et, puisque vous avez +beaucoup lu, vous n'ignorez pas que l'Espagne, votre patrie, doit aux +Germains ses qualités les meilleures. C'est de nous que lui sont venus +le culte de l'honneur et l'esprit chevaleresque, par l'intermédiaire des +Goths, des Visigoths et des Vandales, qui l'ont conquise. + +Argensola se contenta de sourire imperceptiblement, et Hartrott, flatté +d'un silence qui lui parut approbatif, poursuivit son discours. + +--Nous allons assister, soyez-en certains, à de grands événements, et +nous devons nous estimer heureux d'être nés à l'époque présente, la plus +intéressante de toute l'histoire. En ce moment l'axe de l'humanité se +déplace et la véritable civilisation va commencer. + +A son avis, la guerre prochaine serait extraordinairement courte. +L'Allemagne avait tout préparé pour que cet événement pût s'accomplir +sans que la vie économique du monde souffrît d'une trop profonde +perturbation. Un mois lui suffirait pour écraser la France, le plus +redoutable de ses adversaires. Ensuite elle se retournerait contre la +Russie qui, lente dans ses mouvements, ne serait pas capable d'opposer à +cette offensive une défense immédiate. Enfin elle attaquerait +l'orgueilleuse Angleterre, l'isolerait dans son archipel, lui +interdirait de faire dorénavant obstacle à la prépondérance allemande. +Ces coups rapides et ces victoires décisives n'exigeraient que le cours +d'un été, et, à l'automne, la chute des feuilles saluerait le triomphe +définitif de l'Allemagne. + +Ensuite, avec l'assurance d'un professeur qui, parlant du haut de la +chaire, n'a pas à craindre d'être réfuté par ceux qui l'écoutent, il +expliqua la supériorité de la race germanique. Les hommes se divisaient +en deux groupes, les dolichocéphales et les brachycéphales. Les +dolichocéphales représentaient la pureté de la race et la mentalité +supérieure, tandis que les brachycéphales n'étaient que des métis, avec +tous les stigmates de la dégénérescence. Les Germains, dolichocéphales +par excellence, étaient les uniques héritiers des Aryens primitifs, et +les autres peuples, spécialement les Latins du Sud de l'Europe, +n'étaient que des Celtes brachycéphales, représentants abâtardis d'une +race inférieure. Les Celtes, incorrigibles individualistes, n'avaient +jamais été que d'ingouvernables révolutionnaires, épris d'un +égalitarisme et d'un humanitarisme qui avaient beaucoup retardé la +marche de la civilisation. Au contraire les Germains, dont l'âme est +autoritaire, mettaient au-dessus de tout l'ordre et la force. Élus par +la nature pour commander aux autres peuples, ils possédaient toutes les +vertus qui distinguent les chefs-nés. La Révolution française n'avait +été qu'un conflit entre les Celtes et les Germains. La noblesse +française descendait des guerriers germains installés dans les Gaules +après l'invasion dite des Barbares, tandis que la bourgeoisie et le +tiers-état représentaient l'élément gallo-celtique. La race inférieure, +en l'emportant sur la supérieure, avait désorganisé le pays et perturbé +le monde. Ce que le celtisme avait inventé, c'était la démocratie, le +socialisme, l'anarchisme. Mais l'heure de la revanche germanique avait +sonné enfin, et la race du Nord allait se charger de rétablir l'ordre, +puisque Dieu lui avait fait la faveur de lui conserver son indiscutable +supériorité. + +--Un peuple, conclut-il, ne peut aspirer à de grands destins que s'il +est foncièrement germanique. Nous sommes l'aristocratie de l'humanité, +«le sel de la terre», comme a dit notre empereur. + +Et, tandis que Jules, stupéfait de cette insolente philosophie de +l'histoire, gardait le silence, et qu'Argensola continuait de sourire +imperceptiblement, Hartrott entama le second point de sa dissertation. + +--Jusqu'à présent, expliqua-t-il, on n'a fait la guerre qu'avec des +soldats; mais celle-ci, on la fera avec des savants et avec des +professeurs. L'Université n'a pas eu moins de part à sa préparation que +l'État-Major. La science germanique, la première de toutes, est unie +pour jamais à ce que les révolutionnaires latins appellent +dédaigneusement le militarisme. La force, reine du monde, est ce qui +crée le droit, et c'est elle qui imposera partout notre civilisation. +Nos armées représentent notre culture, et quelques semaines leur +suffiront pour délivrer de la décadence celtique les peuples qui, grâce +à elles, recouvreront bientôt une seconde jeunesse. + +Le prodigieux avenir de sa race lui inspirait un enthousiasme lyrique. +Guillaume Ier, Bismarck, tous les héros des victoires antérieures lui +paraissaient vénérables; mais il parlait d'eux comme de dieux moribonds, +dont l'heure était passée. Ces glorieux ancêtres n'avaient fait +qu'élargir les frontières et réaliser l'unité de l'empire; mais ensuite, +avec une prudence de vieillards valétudinaires, ils s'étaient opposés à +toutes les hardiesses de la génération nouvelle, et leurs ambitions +n'allaient pas plus loin que l'établissement d'une hégémonie +continentale. Aujourd'hui c'était le tour de Guillaume II, le grand +homme complexe dont la patrie avait besoin. Ainsi que l'avait dit +Lamprecht, maître de Julius von Hartrott, l'empereur représentait à la +fois la tradition et l'avenir, la méthode et l'audace; comme son aïeul, +il était convaincu qu'il régnait par la grâce de Dieu; mais son +intelligence vive et brillante n'en reconnaissait et n'en acceptait pas +moins les nouveautés modernes; s'il était romantique et féodal, s'il +soutenait les conservateurs agrariens, il était en même temps un homme +du jour, cherchait les solutions pratiques, faisait preuve d'un esprit +utilitaire à l'américaine. En lui s'équilibraient l'instinct et la +raison. C'était grâce à lui que l'Allemagne avait su grouper ses forces +et reconnaître sa véritable voie. Les universités l'acclamaient avec +autant d'enthousiasme que les armées: car la germanisation mondiale dont +Guillaume serait l'auteur, allait procurer à tous les peuples d'immenses +bienfaits. + +--_Gott mit uns!_ s'écria-t-il en matière de péroraison. Oui, Dieu est +avec nous! Il existe, n'en doutez pas, un Dieu chrétien germanique qui +est notre Grand Allié et qui se manifeste à nos ennemis comme une +divinité puissante et jalouse. + +Cette fois, le sourire d'Argensola devint un petit rire ouvertement +sarcastique. Mais le docteur était trop enivré de ses propres paroles +pour y prendre garde. + +--Ce qu'il nous faut, ajouta-t-il, c'est que l'Allemagne entre enfin en +possession de toutes les contrées où il y a du sang germain et qui ont +été civilisées par nos aïeux. + +Et il énuméra ces contrées. La Hollande et la Belgique étaient +allemandes. La France l'était par les Francs, à qui elle devait un tiers +de son sang. L'Italie presque entière avait bénéficié de l'invasion des +Lombards. L'Espagne et le Portugal avaient été dominés et peuplés par +des conquérants de race teutonne. Mais le docteur ne s'en tenait point +là. Comme la plupart des nations de l'Amérique étaient d'origine +espagnole ou portugaise, le docteur les comprenait dans ses +revendications. Quant à l'Amérique du Nord, sa puissance et sa richesse +étaient l'œuvre des millions d'Allemands qui y avaient émigré. +D'ailleurs Hartrott reconnaissait que le moment n'était pas encore venu +de penser à tout cela et que, pour aujourd'hui, il ne s'agissait que du +continent européen. + +--Ne nous faisons pas d'illusions, poursuivit-il sur un ton de tristesse +hautaine. A cette heure, le monde n'est ni assez clairvoyant ni assez +sincère pour comprendre et apprécier nos bienfaits. J'avoue que nous +avons peu d'amis. Comme nous sommes les plus intelligents, les plus +actifs, les plus capables d'imposer aux autres notre culture, tous les +peuples nous considèrent avec une hostilité envieuse. Mais nous n'avons +pas le droit de faillir à nos destins, et c'est pourquoi nous imposerons +à coups de canon cette culture que l'humanité, si elle était plus sage, +devrait recevoir de nous comme un don céleste. + +Jusqu'ici Jules, impressionné par l'autorité doctorale avec laquelle +Hartrott formulait ses affirmations, n'avait presque rien dit. +D'ailleurs, l'ex-professeur de _tango_ était mal préparé à soutenir une +discussion sur de tels sujets avec le savant professeur tudesque. Mais, +agacé de l'assurance avec laquelle son cousin raisonnait sur cette +guerre encore problématique, il ne put s'empêcher de dire: + +--En somme, pourquoi parler de la guerre comme si elle était déjà +déclarée? En ce moment, des négociations diplomatiques sont en cours et +peut-être tout finira-t-il par s'arranger. + +Le docteur eut un geste d'impatience méprisante. + +--C'est la guerre, te dis-je! Lorsque j'ai quitté l'Allemagne, il y a +huit jours, je savais que la guerre était certaine. + +--Mais alors, demanda Jules, pourquoi ces négociations? Et pourquoi le +gouvernement allemand fait-il semblant de s'entremettre dans le conflit +qui a éclaté entre l'Autriche et la Serbie? Ne serait-il pas plus simple +de déclarer la guerre tout de suite? + +--Notre gouvernement, reprit Hartrott avec franchise, préfère que ce +soient les autres qui la déclarent. Le rôle d'attaqué obtient toujours +plus de sympathie que celui d'agresseur, et il justifie les résolutions +finales, quelque dures qu'elles puissent être. Au surplus, nous avons +chez nous beaucoup de gens qui vivent à leur aise et qui ne désirent pas +la guerre; il convient donc de leur faire croire que ce sont nos ennemis +qui nous l'imposent, pour que ces gens sentent la nécessité de se +défendre. Il n'est donné qu'aux esprits supérieurs de comprendre que le +seul moyen de réaliser les grands progrès, c'est l'épée, et que, selon +le mot de notre illustre Treitschke, la guerre est la forme la plus +haute du progrès. + +Selon Hartrott, la morale avait sa raison d'être dans les rapports des +individus entre eux, parce qu'elle sert à rendre les individus plus +soumis et plus disciplinés; mais elle ne fait qu'embarrasser les +gouvernements, pour qui elle est une gêne sans profit. Un État ne doit +s'inquiéter ni de vérité ni de mensonge; la seule chose qui lui +importe, c'est la convenance et l'utilité des mesures prises. Le +glorieux Bismarck, afin d'obtenir la guerre qu'il voulait contre la +France, n'avait pas hésité à altérer un télégramme, et Hans Delbruck +avait eu raison d'écrire à ce sujet: «Bénie soit la main qui a falsifié +la dépêche d'Ems!» En ce qui concernait la guerre prochaine, il était +urgent qu'elle se fît sans retard: aucun des ennemis de l'Allemagne +n'était prêt, de sorte que les Allemands qui, eux, se préparaient depuis +quarante ans, étaient sûrs de la victoire. Qu'était-il besoin de se +préoccuper du droit et des traités? L'Allemagne avait la force, et la +force crée des lois nouvelles. L'histoire ne demande pas de comptes aux +vainqueurs, et les prêtres de tous les cultes finissent toujours par +bénir dans leurs hymnes les auteurs des guerres heureuses. Ceux qui +triomphent sont les amis de Dieu. + +--Nous autres, continua-t-il, nous ne sommes pas des sentimentaux; nous +ne faisons la guerre ni pour châtier les Serbes régicides, ni pour +délivrer les Polonais opprimés par la Russie. Nous la faisons parce que +nous sommes le premier peuple du monde et que nous voulons étendre notre +activité sur toute la planète. La vieille Rome, mortellement malade, +appela barbares les Germains qui ouvrirent sa fosse. Le monde +d'aujourd'hui a, lui aussi, une odeur de mort, et il ne manquera pas non +plus de nous appeler barbares. Soit! Lorsque Tanger et Toulon, Anvers +et Calais seront allemands, nous aurons le loisir de disserter sur la +barbarie germanique; mais, pour l'instant, nous possédons la force et +nous ne sommes pas d'humeur à discuter. La force est la meilleure des +raisons. + +--Êtes-vous donc si certains de vaincre? objecta Jules. Le destin ménage +parfois aux hommes de terribles surprises. Il suscite des forces +occultes avec lesquelles on n'a pas compté et qui peuvent réduire à +néant les plans les mieux établis. + +Hartrott haussa les épaules. Qu'est-ce que l'Allemagne aurait devant +elle? Le plus à craindre de ses ennemis, ce serait la France; mais la +France n'était pas capable de résister aux influences morales +énervantes, aux labeurs, aux privations et aux souffrances de la guerre: +un peuple affaibli physiquement, infecté de l'esprit révolutionnaire, +désaccoutumé de l'usage des armes par l'amour excessif du bien-être. +Ensuite il y avait la Russie; mais les masses amorphes de son immense +population étaient longues à réunir, difficiles à mouvoir, travaillées +par l'anarchisme et par les grèves. L'état-major de Berlin avait disposé +toutes choses de telle façon qu'il était certain d'écraser la France en +un mois; cela fait, il transporterait les irrésistibles forces +germaniques contre l'empire russe avant même que celui-ci ait eu le +temps d'entrer en action. + +--Quant aux Anglais, poursuivit Hartrott, il est douteux que, malgré +l'entente cordiale, ils prennent part à la lutte. C'est un peuple de +rentiers et de sportsmen dont l'égoïsme est sans limites. Admettons +toutefois qu'ils veuillent défendre contre nous l'hégémonie continentale +qui leur a été octroyée par le Congrès de Vienne, après la chute de +Napoléon. Que vaut l'effort qu'ils tenteront de faire? Leur petite armée +n'est composée que du rebut de la nation, et elle est totalement +dépourvue d'esprit guerrier. Lorsqu'ils réclameront l'assistance de +leurs colonies, celles-ci, qui ont tant à se plaindre d'eux, se feront +une joie de les lâcher. L'Inde profitera de l'occasion pour se soulever +contre ses exploiteurs, et l'Égypte s'affranchira du despotisme de ses +tyrans.... + +Il y eut un silence, et Hartrott parut s'absorber dans ses réflexions, +dont il traduisit le résultat par cette nouvelle tirade: + +--Par le fait, il y a beau temps que notre victoire a commencé. Nos +ennemis nous abhorrent, et néanmoins ils nous imitent. Tout ce qui porte +la marque allemande est recherché dans le monde entier. Les pays mêmes +qui ont la prétention de résister à nos armées, copient nos méthodes +dans leurs écoles et admirent nos théories, y compris celles qui n'ont +obtenu en Allemagne qu'un médiocre succès. Souvent nous rions entre +nous, comme les augures romains, à constater le servilisme avec lequel +les peuples étrangers se soumettent à notre influence. Et ce sont ces +gens-là qui ensuite refusent de reconnaître notre supériorité! + +Pour la première fois Argensola fit un geste approbatif, que ne suivit +d'ailleurs aucun commentaire. Hartrott, qui avait surpris ce geste, lui +attribua la valeur d'un assentiment complet, et cela l'induisit à +reprendre: + +--Mais notre supériorité est évidente, et, pour en avoir la preuve, nous +n'avons qu'à écouter ce que disent nos ennemis. Les Latins eux-mêmes +n'ont-ils pas proclamé maintes fois que les sociétés latines sont à +l'agonie, qu'il n'y a pas de place pour elles dans l'organisation +future, et que l'Allemagne seule conserve latentes les forces +civilisatrices? Les Français, en particulier, ne répètent-ils pas à qui +veut les entendre que la France est en pleine décomposition et qu'elle +marche d'un pas rapide à une catastrophe? Eh bien, des peuples qui se +jugent ainsi ont assurément la mort dans les entrailles. En outre, les +faits confirment chaque jour l'opinion qu'ils ont de leur propre +décadence. Il est impossible de douter qu'une révolution éclate à Paris +aussitôt après la déclaration de guerre. Tu n'étais pas ici, toi, pour +voir l'agitation des boulevards à l'occasion du procès Caillaux. Mais, +moi, j'ai constaté de mes yeux comment réactionnaires et +révolutionnaires se menaçaient, se frappaient en pleine rue. Ils s'y +sont insultés jusqu'à ces derniers jours. Lorsque nos troupes +franchiront la frontière, la division des opinions s'accentuera encore; +militaristes et antimilitaristes se disputeront furieusement, et en +moins d'une semaine ce sera la guerre civile. Ce pays a été gâté +jusqu'au cœur par la démocratie et par l'aveugle amour de toutes les +libertés. L'unique nation de la terre qui soit vraiment libre, c'est la +nation allemande, parce qu'elle sait obéir. + +Ce paradoxe bizarre amusa Jules qui dit en riant: + +--Vrai, tu crois que l'Allemagne est le seul pays libre? + +--J'en suis sûr! déclara le professeur avec une énergie croissante. Nous +avons les libertés qui conviennent à un grand peuple: la liberté +économique et la liberté intellectuelle. + +--Mais la liberté politique? + +--Seuls les peuples décadents et ingouvernables, les races inférieures +entichées d'égalité et de démocratie, s'inquiètent de la liberté +politique. Les Allemands n'en éprouvent pas le besoin. Nés pour être les +maîtres, ils reconnaissent la nécessité des hiérarchies et consentent à +être gouvernés par une classe dirigeante qui doit ce privilège à +l'aristocratie du sang ou du talent. Nous avons, nous, le génie de +l'organisation. + +Et les deux amis entendirent avec un étonnement effaré la description du +monde futur, tel que le façonnerait le génie germanique. Chaque peuple +serait organisé de telle sorte que l'homme y donnât à la société le +maximum de rendement; tous les individus seraient enrégimentés pour +toutes les fonctions sociales, obéiraient comme des machines à une +direction supérieure, fourniraient la plus grande quantité possible de +travail sous la surveillance des chefs; et cela, ce serait l'État +parfait. + +Sur ce, Hartrott regarda sa montre et changea brusquement de sujet de +conversation. + +--Excuse-moi, dit-il, il faut que je te quitte. Les Allemands résidant à +Paris sont déjà partis en grand nombre, et je serais parti moi-même, si +l'affection familiale que je te porte ne m'avait fait un devoir de te +donner un bon conseil. Puisque tu es étranger et que rien ne t'oblige à +rester en France, viens chez nous à Berlin. La guerre sera dure, très +dure, et, si Paris essaie de se défendre, il se passera des choses +terribles. Nos moyens offensifs sont beaucoup plus redoutables qu'ils ne +l'étaient en 1870. + +Jules fit un geste d'indifférence. Il ne croyait pas à un danger +prochain, et d'ailleurs il n'était pas si poltron que son cousin +paraissait le croire. + +--Tu es comme ton père, s'écria le professeur. Depuis deux jours, +j'essaie inutilement de le convaincre qu'il devrait passer en Allemagne +avec les siens; mais il ne veut rien entendre. Il admet volontiers que, +si la guerre éclate, les Allemands seront victorieux; mais il s'obstine +à croire que la guerre n'éclatera pas. Ce qui est encore plus +incompréhensible, c'est que ma mère elle-même hésitait à repartir avec +moi pour Berlin. Grâce à Dieu, j'ai fini par la convaincre et peut-être, +à cette heure, est-elle déjà en route. Il a été convenu entre elle et +moi que, si elle était prête à temps, elle prendrait le train de +l'après-midi, pour voyager en compagnie d'une de ses amies, femme d'un +conseiller de notre ambassade, et que, si elle manquait ce train, elle +me rejoindrait à celui du soir. Mais j'ai eu toutes les peines du monde +à la décider; elle s'entêtait à me répéter que la guerre ne lui faisait +pas peur, que les Allemands étaient de très braves gens, et que, quand +ils entreraient à Paris, ils ne feraient de mal à personne. + +Cette opinion favorable semblait contrarier beaucoup le docteur. + +--Ni ma mère ni ton père, expliqua-t-il, ne se rendent compte de ce +qu'est la guerre moderne. Que les Allemands soient de braves gens, je +suis le premier à le reconnaître; mais ils sont obligés d'appliquer à la +guerre les méthodes scientifiques. Or, de l'avis des généraux les plus +compétents, la terreur est l'unique moyen de réussir vite, parce qu'elle +trouble l'intelligence de l'ennemi, paralyse son action, brise sa +résistance. Plus la guerre sera dure, plus elle sera courte. L'Allemagne +va donc être cruelle, très cruelle pour empêcher que la lutte se +prolonge. Et il ne faudra pas en conclure que l'Allemagne soit devenue +méchante: tout au contraire, sa prétendue cruauté sera de la bonté: +l'ennemi terrorisé se rendra plus vite, et le monde souffrira moins. +Voilà ce que ton père ne veut pas comprendre; mais tu seras plus +raisonnable que lui. Te décides-tu à partir avec moi? + +--Non, répondit Jules. Si je partais, j'aurais honte de moi-même. Fuir +devant un danger qui n'est peut-être qu'imaginaire! + +--Comme il te plaira, riposta l'autre d'un ton cassant. L'heure me +presse: je dois aller encore à notre ambassade, où l'on me remettra des +documents confidentiels destinés aux autorités allemandes. Je suis +obligé de te quitter. + +Et il se leva, prit sa canne et son chapeau. Puis, sur le seuil, en +disant adieu à son cousin: + +--Je te répète une dernière fois ce que je t'ai déjà dit, insista-t-il. +Si les Parisiens, comprenant l'inutilité de la résistance, ont la +sagesse de nous ouvrir leurs portes, il est possible que tout se passe +en douceur; mais, dans le cas contraire... Bref, sois sûr que, de toute +façon, nous nous reverrons bientôt. Il ne me déplaira pas de revenir à +Paris, lorsque le drapeau allemand flottera sur la Tour Eiffel. Cinq ou +six semaines suffiront pour cela. Donc, au revoir jusqu'en septembre. Et +crois bien qu'après le triomphe germanique Paris n'en sera pas moins +agréable. Si la France disparaît en tant que grande puissance, les +Français, eux, resteront, et ils auront même plus de loisirs +qu'auparavant pour cultiver ce qu'il y a d'aimable dans leur caractère. +Ils continueront à inventer des modes, s'organiseront sous notre +direction pour rendre la vie plaisante aux étrangers, formeront quantité +de jolies actrices, écriront des romans amusants et des comédies +piquantes. N'est-ce point assez pour eux? + +Quand la porte fut refermée, Argensola éclata de rire et dit à Jules: + +--Il nous la baille bonne, ton dolichocéphale de cousin! Mais pourquoi +n'as-tu rien répondu à sa docte conférence? + +--C'est ta faute plus que la mienne, repartit Jules en plaisantant. La +métaphysique de l'anthropologie et de la sociologie n'est pas +précisément mon affaire. Si tu m'avais analysé un plus grand nombre de +bouquins ennuyeux sur la philosophie de l'histoire, peut-être aurais-je +eu des arguments topiques à lui opposer. + +--Mais il n'est pas nécessaire d'avoir lu des bibliothèques pour +s'apercevoir que ces théories sont des billevesées de lunatiques. Les +races! Les brachycéphales et les dolichocéphales! La pureté du sang! Y +a-t-il encore aujourd'hui un homme d'instruction moyenne qui croie à ces +antiquailles? Comment existerait-il un peuple de race pure, puisqu'il +n'est point d'homme au monde dont le sang n'ait subi une infinité de +mélanges dans le cours des siècles? Si les Germains se sont mis de +telles sottises dans la tête, c'est qu'ils sont aveuglés par l'orgueil. +Les systèmes scientifiques qu'ils inventent ne visent qu'à justifier +leur absurde prétention de devenir les maîtres du monde. Ils sont +atteints de la folie de l'impérialisme. + +--Mais, interrompit Jules, tous les peuples forts n'ont-ils pas eu leurs +ambitions impérialistes? + +--J'en conviens, reprit Argensola, et j'ajoute que cet orgueil a +toujours été pour eux un mauvais conseiller; mais encore est-il +équitable de reconnaître que la qualité de l'impérialisme varie beaucoup +d'un peuple à l'autre et que, chez les nations généreuses, cette fièvre +n'exclut pas les nobles desseins. Les Grecs ont aspiré à l'hégémonie, +parce qu'ils croyaient être les plus aptes à donner aux autres hommes la +science et les arts. Les Romains, lorsqu'ils étendaient leur domination +sur tout le monde connu, apportaient aux régions conquises le droit et +les formes de la justice. Les Français de la Révolution et de l'Empire +justifiaient leur ardeur conquérante par le désir de procurer la liberté +à leurs semblables et de semer dans l'univers les idées nouvelles. Il +n'est pas jusqu'aux Espagnols du XVIe siècle qui, en bataillant +contre la moitié de l'Europe pour exterminer l'hérésie et pour créer +l'unité religieuse, n'aient travaillé à réaliser un idéal qui peut-être +était nébuleux et faux, mais qui n'en était pas moins désintéressé. Tous +ces peuples ont agi dans l'histoire en vue d'un but qui n'était pas +uniquement l'accroissement brutal de leur propre puissance, et, en +dernière analyse, ce à quoi ils visaient, c'était le bien de l'humanité. +Seule l'Allemagne de ton Hartrott prétend s'imposer au monde en vertu de +je ne sais quel droit divin qu'elle tiendrait de la supériorité de sa +race, supériorité que d'ailleurs personne ne lui reconnaît et qu'elle +s'attribue gratuitement à elle-même. + +--Ici je t'arrête, dit Jules. N'as-tu pas approuvé tout à l'heure mon +cousin Otto, lorsqu'il disait que les ennemis mêmes de l'Allemagne +l'admirent et se soumettent à son influence? + +--Ce que j'ai approuvé, c'est la qualification de servilisme qu'il +appliquait lui-même à cette stupide manie d'admirer et d'imiter +l'Allemagne. Il est trop vrai que, depuis bientôt un demi-siècle, les +autres peuples ont eu la niaiserie de tomber dans le panneau. Par +couardise intellectuelle, par crainte de la force, par insouciante +paresse, ils ont prôné sans le moindre discernement tout ce qui venait +d'outre-Rhin, le bon et le mauvais, l'or et le talc; et la vanité +germanique a été confirmée dans ses prétentions absurdes par la +superstitieuse complaisance avec laquelle ses rivaux lui donnaient +raison. Voilà pourquoi un pays qui a compté tant de philosophes et de +penseurs, tant de génies contemplatifs et de théoriciens profonds, un +pays qui peut s'enorgueillir légitimement de Kant le pacifique, de +Gœthe l'olympien, du divin Beethoven, est devenu un pays où l'on ne +croit plus qu'aux résultats matériels de l'activité sociale, où l'on +rêve de faire de l'homme une machine productive, où l'on ne voit dans la +science qu'un auxiliaire de l'industrie. + +--Mais cela n'a pas mal réussi aux Allemands, fit observer Jules, +puisque avec leur science appliquée ils concurrencent et menacent de +supplanter bientôt l'Angleterre sur les marchés de l'ancien et du +nouveau monde. + +--S'ensuit-il, repartit Argensola, qu'ils possèdent une réelle et +durable supériorité sur l'Angleterre et sur les autres pays de haute +civilisation? La science, même poussée loin, n'exclut pas nécessairement +la barbarie. La culture véritable, comme l'a dit ce Nietzsche dont je +t'ai analysé le _Zarathustra_, c'est «l'unité de style dans toutes les +manifestations de la vie». Si donc un savant s'est cantonné dans ses +études spéciales avec la seule intention d'en tirer des avantages +matériels, ce savant peut très bien avoir fait d'importantes +découvertes, il n'en reste pas moins un barbare. «Les Français, disait +encore Nietzsche, sont le seul peuple d'Europe qui possède une culture +authentique et féconde, et il n'est personne en Allemagne qui ne leur +ait fait de larges emprunts.» Nietzsche voyait clair; mais ton cousin +est fou, archi-fou. + +--Tes paroles me tranquillisent, répondit Jules. Je t'avoue que +l'assurance de ce grandiloquent docteur m'avait un peu déprimé. J'ai +beau n'être pas de nationalité française; en ces heures tragiques, je +sens malgré moi que j'aime la France. Je n'ai jamais pris part aux +luttes des partis; mais, d'instinct, je suis républicain. Dans mon for +intérieur, je serais humilié du triomphe de l'Allemagne et je gémirais +de voir son joug despotique s'appesantir sur les nations libres où le +peuple se gouverne lui-même. C'est un danger qui, hélas! me paraît très +menaçant. + +--Qui sait? reprit Argensola pour le réconforter. La France est un pays +à surprises. Il faut voir le Français à l'œuvre, quand il travaille à +réparer son imprévoyance. Hartrott a beau dire: en ce moment, il y a de +l'ordre à Paris, de la résolution, de l'enthousiasme. J'imagine que, +dans les jours qui ont précédé Valmy, la situation était pire que celle +d'à présent: tout était désorganisé; on n'avait pour se défendre que des +bataillons d'ouvriers et de laboureurs qui n'avaient jamais tenu un +fusil; et cela n'a pas empêché que, pendant vingt ans, les vieilles +monarchies de l'Europe n'ont pu venir à bout de ces soldats improvisés. + +Cette nuit-là, Jules eut le sommeil agité par des rêves où, avec une +brusque incohérence d'images projetées sur l'écran d'un cinématographe, +se succédaient des scènes d'amour, de batailles furieuses, +d'universités allemandes, de bals parisiens, de paquebots +transatlantiques et de déluge universel. + +A la même heure, son cousin Otto von Hartrott, confortablement installé +dans un _sleeping car_, roulait seul vers les rives de la Sprée. Il +n'avait pas trouvé sa mère à la gare; mais cela ne lui avait donné +aucune inquiétude, et il était convaincu qu'Héléna, partie avec son amie +la conseillère d'ambassade, arriverait à Berlin avant lui. En réalité, +Héléna était encore chez sa sœur, avenue Victor-Hugo. Voici les +contretemps qui l'avaient empêchée de tenir la promesse de départ faite +à son fils. + +Depuis qu'elle était arrivée à Paris, elle avait, comme de juste, couru +les grands magasins et fait une multitude d'emplettes. Or, le jour où +elle aurait dû partir, nombre de choses qu'il lui paraissait +spécialement nécessaire de rapporter en Allemagne, n'avaient pas été +livrées par les fournisseurs. Elle avait donc passé toute la matinée à +téléphoner aux quatre coins de Paris; mais, en raison du désarroi +général, plusieurs commandes manquaient encore à l'appel, quand vint +l'heure de monter en automobile pour le train de l'après-midi. Elle +avait donc décidé de ne partir que par le train du soir, avec son fils. +Mais, le soir, elle avait une telle montagne de bagages,--malles, +valises, caisses, cartons à chapeaux, sacs de nuit, paquets de toute +sorte,--que jamais il n'avait été possible de préparer et de charger +tout cela en temps opportun. Lorsqu'il avait été bien constaté que le +train du soir n'était pas moins irrémédiablement perdu que celui de +l'après-midi, elle s'était résignée sans trop de peine à rester. En +somme, elle n'était pas fâchée des fatalités imprévues qui l'excusaient +d'avoir manqué à sa parole. Qui sait même si elle n'avait pas mis un peu +de complaisance à aider le veto du destin? D'une part, malgré les +emphatiques discours de son fils, elle n'était pas du tout persuadée +qu'il fût urgent de quitter Paris. Et d'autre part,--les cervelles +féminines ne répugnent point à admettre des arguments contraires,--la +tendre, inconséquente et un peu sotte «romantique» pensait sans doute +que, le jour où les armées allemandes entreraient à Paris, la présence +d'Héléna von Hartrott serait utile aux Desnoyers pour les protéger +contre les taquineries des vainqueurs. + + + + +IV + +OU APPARAISSENT LES QUATRE CAVALIERS + + +Les jours qui suivirent, Jules et Argensola vécurent d'une vie enfiévrée +par la rapidité avec laquelle se succédaient les événements. Chaque +heure apportait une nouvelle, et ces nouvelles, presque toujours +fausses, remuaient rudement l'opinion en sens contraires. Tantôt le +péril de la guerre semblait conjuré; tantôt le bruit courait que la +mobilisation serait ordonnée dans quelques minutes. Un seul jour +représentait les inquiétudes, les anxiétés, l'usure nerveuse d'une année +ordinaire. + +On apprit coup sur coup que l'Autriche déclarait la guerre à la Serbie; +que la Russie mobilisait une partie de son armée; que l'Allemagne +décrétait «l'état de menace de guerre»; que les Austro-Hongrois, sans +tenir compte des négociations en cours, commençaient le bombardement de +Belgrade; que Guillaume II, pour forcer le cours des événements et pour +empêcher les négociations d'aboutir, faisait à son tour à la Russie une +déclaration de guerre. + +La France assistait à cette avalanche d'événements graves avec un +recueillement sobre de paroles et de manifestations. Une résolution +froide et solennelle animait tous les cœurs. Personne ne désirait la +guerre, mais tout le monde l'acceptait avec le ferme propos d'accomplir +son devoir. Pendant la journée, Paris se taisait, absorbé dans ses +préoccupations. Seules quelques bandes de patriotes exaltés traversaient +la place de la Concorde en acclamant la statue de Strasbourg. Dans les +rues, les gens s'abordaient d'un air amical: il semblait qu'ils se +connussent sans s'être jamais vus. Les yeux attiraient les yeux, les +sourires se répondaient avec la sympathie d'une pensée commune. Les +femmes étaient tristes; mais, pour dissimuler leur émotion, elles +parlaient plus fort. Le soir, dans le long crépuscule d'été, les +boulevards s'emplissaient de monde; les habitants des quartiers +lointains affluaient vers le centre, comme aux jours des révolutions +d'autrefois, et les groupes se réunissaient, formaient une foule immense +d'où s'élevaient des cris et des chants. Ces multitudes se portaient +jusqu'au cœur de Paris, où les lampes électriques venaient de s'allumer, +et le défilé se prolongeait jusqu'à une heure avancée, avec le drapeau +national flottant au-dessus des têtes parmi d'autres drapeaux qui lui +faisaient escorte. + +Dans une de ces nuits de sincère exaltation, les deux amis apprirent une +nouvelle inattendue, incompréhensible, absurde: on venait d'assassiner +Jaurès. Cette nouvelle, on la répétait dans les groupes avec un +étonnement qui était plus grand encore que la douleur. «On a assassiné +Jaurès? Et pourquoi?» Le bon sens populaire qui, par instinct, cherche +une explication à tous les attentats, demeurait perplexe. Les hommes +d'ordre redoutaient une révolution. Jules Desnoyers craignit un moment +que les sinistres prédictions de son cousin Otto ne fussent sur le point +de s'accomplir; cet assassinat allait provoquer des représailles et +aboutirait à une guerre civile. Mais les masses populaires, quoique +cruellement affligées de la mort de leur héros favori, gardaient un +tragique silence. Il n'était personne qui, par delà ce cadavre, +n'aperçût l'image auguste de la patrie. + +Le matin suivant, le danger s'était évanoui. Les ouvriers parlaient de +généraux et de guerre, se montraient les uns aux autres leurs livrets de +soldats, annonçaient la date à laquelle ils partiraient, lorsque l'ordre +de mobilisation aurait été publié. + +Les événements continuaient à se succéder avec une rapidité qui n'était +que trop significative. Les Allemands envahissaient le Luxembourg et +s'avançaient jusque sur la frontière française, alors que leur +ambassadeur était encore à Paris et y faisait des promesses de paix. + +Le 1er août, dans l'après-midi, furent apposées précipitamment, ça et +là, quelques petites affiches manuscrites auxquelles succédèrent bientôt +de grandes affiches imprimées qui portaient en tête deux drapeaux +croisés. C'était l'ordre de la mobilisation générale. La France entière +allait courir aux armes. + +--Cette fois, c'est fait! dirent les gens arrêtés devant ces affiches. + +Et les poitrines se dilatèrent, poussèrent un soupir de soulagement. Le +cauchemar était fini; la réalité cruelle était préférable à +l'incertitude, à l'attente, à l'appréhension d'un obscur péril qui +rendait les jours longs comme des semaines. + +La mobilisation commençait à minuit. Dès le crépuscule, il se produisit +dans tout Paris un mouvement extraordinaire. On aurait dit que les +tramways, les automobiles et les voitures marchaient à une allure folle. +Jamais on n'avait vu tant de fiacres, et pourtant les bourgeois qui +auraient voulu en prendre un, faisaient de vains appels aux cochers: +aucun cocher ne voulait travailler pour les civils. Tous les moyens de +transport étaient pour les militaires, toutes les courses aboutissaient +aux gares. Les lourds camions de l'intendance, pleins de sacs, étaient +salués au passage par l'enthousiasme général, et les soldats habillés en +mécaniciens qui manœuvraient ces pyramides roulantes, répondaient aux +acclamations en agitant les bras et en poussant des cris joyeux. La +foule se pressait, se bousculait, mais n'en gardait pas moins une +insolite courtoisie. Lorsque deux véhicules s'accrochaient et que, par +la force de l'habitude, les conducteurs allaient échanger des injures, +le public s'interposait et les obligeait à se serrer la main. Les +passants qui avaient failli être écrasés par une automobile riaient en +criant au chauffeur: «Tuer un Français qui regagne son régiment!» Et le +chauffeur répondait: «Moi aussi, je pars demain. C'est ma dernière +course.» + +Vers une heure du matin, Jules et Argensola entrèrent dans un café des +boulevards. Ils étaient fatigués l'un et l'autre par les émotions de la +journée. Dans une atmosphère brûlante et chargée de fumée de tabac, les +consommateurs chantaient la _Marseillaise_ en agitant de petits +drapeaux. Ce public un peu cosmopolite passait en revue les nations de +l'Europe et les saluait par des rugissements d'allégresse: toutes ces +nations, toutes sans exception, allaient se mettre du côté de la France. +Un vieux ménage de rentiers à l'existence ordonnée et médiocre, qui +peut-être n'avaient pas souvenir d'avoir jamais été hors de chez eux à +une heure aussi tardive, étaient assis à une table près du peintre et +de son ami. Entraînés par le flot de l'enthousiasme général, ils étaient +descendus jusqu'aux boulevards «afin de voir la guerre de plus près». La +langue étrangère que parlaient entre eux ces voisins de table donna au +mari une haute idée de leur importance. + +--Croyez-vous, messieurs, leur demanda-t-il, que l'Angleterre marche +avec nous? + +Argensola, qui n'en savait pas plus que son interlocuteur, répondit avec +assurance: + +--Sans aucun doute. C'est chose décidée. + +--Vive l'Angleterre! s'écria le petit vieux en se mettant debout. + +Et, sous les regards admiratifs de sa femme, il entonna une vieille +chanson patriotique, en marquant par des mouvements de bras le rythme du +refrain. + +Jules et Argensola revinrent pédestrement à la rue de la Pompe. Au +milieu des Champs-Élysées, ils rejoignirent un homme coiffé d'un chapeau +à larges bords, qui marchait lentement dans la même direction qu'eux, et +qui, quoique seul, discourait à voix presque haute. Argensola reconnut +Tchernoff et lui souhaita le bonsoir. Alors, sans y être invité, le +Russe régla son pas sur celui des deux autres et remonta vers l'Arc de +Triomphe en leur compagnie. C'était à peine si Jules avait eu +précédemment l'occasion d'échanger avec l'ami d'Argensola quelques +coups de chapeau sous le porche; mais l'émotion dispose les âmes à la +sympathie. Quant à Tchernoff, qui n'était jamais gêné avec personne, il +eut vis-à-vis de Jules absolument la même attitude que s'il l'avait +connu depuis sa naissance. Il reprit donc le cours des raisonnements +qu'il adressait tout à l'heure aux masses de noire végétation, aux bancs +solitaires, à l'ombre verte trouée ça et là par la lueur tremblante des +becs de gaz, et il les reprit à l'endroit même où il les avait +interrompus, sans prendre la peine de donner à ses nouveaux auditeurs la +moindre explication. + +--En ce moment, grommela le Russe, _ils_ crient avec la même fièvre que +ceux d'ici; _ils_ croient de bonne foi qu'ils vont défendre leur patrie +attaquée; ils veulent mourir pour leurs familles et pour leurs foyers, +que personne ne menace... + +--De qui parlez-vous, Tchernoff? interrogea Argensola. + +--D'_eux_! répondit le Russe en regardant fixement son interlocuteur, +comme si la question l'eût étonné. J'ai vécu dix ans en Allemagne, j'ai +été correspondant d'un journal de Berlin, et je connais à fond ces +gens-là. Eh bien, ce qui se passe à cette heure sur les bords de la +Seine se passe aussi sur les bords de la Sprée: des chants, des +rugissements de patriotisme, des drapeaux qu'on agite. En apparence +c'est la même chose; mais, au fond, quelle différence! La France, elle, +ne veut pas de conquêtes: ce soir, la foule a malmené quelques +braillards qui hurlaient «A Berlin!». Tout ce que la République demande, +c'est qu'on la respecte et qu'on la laisse vivre en paix. La République +n'est pas la perfection, je le sais; mais encore vaut-elle mieux que le +despotisme d'un monarque irresponsable et qui se vante de régner par la +grâce de Dieu. + +Tchernoff se tut quelques instants, comme pour considérer en lui-même un +spectacle qui s'offrait à son imagination. + +--Oui, à cette heure, continua-t-il, les masses populaires de là-bas, se +consolant de leurs humiliations par un grossier matérialisme, +vocifèrent: «A Paris! A Paris! Nous y boirons du Champagne gratis!» La +bourgeoisie piétiste, qui est capable de tout pour obtenir une dignité +nouvelle, et l'aristocratie, qui a donné au monde les plus grands +scandales des dernières années, vocifèrent aussi: «A Paris! A Paris!», +parce que c'est la Babylone du péché, la ville du Moulin-Rouge et des +restaurants de Montmartre, seules choses que ces gens en connaissent. +Quant à mes camarades de la Social-Démocratie, ils ne vocifèrent pas +moins que les autres, mais le cri qu'on leur a enseigné est différent: +«A Moscou! A Saint-Pétersbourg! Écrasons la tyrannie russe, qui est un +danger pour la civilisation.» + +Et, dans le silence de la nuit, Tchernoff eut un éclat de rire qui +résonna comme un cliquetis de castagnettes. Après quoi, il poursuivit: + +--Mais la Russie est bien plus civilisée que l'Allemagne! La vraie +civilisation ne consiste pas seulement à posséder une grande industrie, +des flottes, des armées, des universités où l'on n'enseigne que la +science. Cela, c'est une civilisation toute matérielle. Il y en a une +autre, beaucoup meilleure, qui élève l'âme et qui fait que la dignité +humaine réclame ses droits. Un citoyen suisse qui, dans son chalet de +bois, s'estime l'égal de tous les hommes de son pays, est plus civilisé +que le _Herr Professor_ qui cède le pas à un lieutenant ou que le +millionnaire de Hambourg qui se courbe comme un laquais devant quiconque +porte un nom à particule. Je ne nie pas que les Russes aient eu à +souffrir d'une tyrannie odieuse; j'en sais personnellement quelque +chose; je connais la faim et le froid des cachots; j'ai vécu en Sibérie. +Mais d'une part, il faut prendre garde que, chez nous, la tyrannie est +principalement d'origine germanique; la moitié de l'aristocratie russe +est allemande; les généraux qui se distinguent le plus en faisant +massacrer les ouvriers grévistes et les populations annexées sont +allemands; les hauts fonctionnaires qui soutiennent le despotisme et qui +conseillent la répression sanglante, sont allemands. Et d'autre part, en +Russie, la tyrannie a toujours vu se dresser devant elle une +protestation révolutionnaire. Si une partie de notre peuple est encore +à demi barbare, le reste a une mentalité supérieure, un esprit de haute +morale qui lui fait affronter les sacrifices et les périls par amour de +la liberté. En Allemagne, au contraire, qui a jamais protesté pour +défendre les droits de l'homme? Où sont les intellectuels ennemis du +tsarisme prussien? Les intellectuels se taisent ou prodiguent leurs +adulations à l'oint du Seigneur. En deux siècles d'histoire, la Prusse +n'a pas su faire une seule révolution contre ses indignes maîtres; et, +aujourd'hui que l'empereur allemand, musicien et comédien comme Néron, +afflige le monde de la plus effroyable des calamités, parce qu'il aspire +à prendre dans l'histoire un rôle théâtral de grand acteur, son peuple +entier se soumet à cette folie d'histrion et ses savants ont l'ignominie +de l'appeler «les délices du genre humain». Non, il ne faut pas dire que +la tyrannie qui pèse sur mon pays soit essentiellement propre à la +Russie: les plus mauvais tsars furent ceux qui voulurent imiter les rois +de Prusse. Le Slave réactionnaire est brutal, mais il se repent de sa +brutalité, et parfois même il en pleure. On a vu des officiers russes se +suicider pour ne point commander le feu contre le peuple ou par remords +d'avoir pris part à des tueries. Le tsar actuellement régnant a caressé, +dans un rêve humanitaire, la généreuse utopie de la paix universelle et +organisé les conférences de la Haye. Le kaiser de la _Kultur_, lui, a +travaillé des années et des années à construire et à graisser une +effroyable machine de destruction pour écraser l'Europe. Le Russe est un +chrétien humble, démocrate, altéré de justice; l'Allemand fait montre de +christianisme, mais il n'est qu'un idolâtre comme les Germains +d'autrefois. + +Ici Tchernoff s'arrêta une seconde, comme pour préparer ses auditeurs à +entendre une déclaration extraordinaire. + +--Moi, reprit-il, je suis chrétien. + +Argensola, qui connaissait les idées et l'histoire du Russe, fit un +geste d'étonnement. Tchernoff surprit ce geste et crut devoir donner des +explications. + +--Il est vrai, dit-il, que je ne m'occupe guère de Dieu et que je ne +crois pas aux dogmes; mais mon âme est chrétienne comme celle de tous +les révolutionnaires. La philosophie de la démocratie moderne est un +christianisme laïc. Nous les socialistes, nous aimons les humbles, les +besogneux, les faibles; nous défendons leur droit à la vie et au +bien-être, comme l'ont fait les grands exaltés de la religion qui dans +tout malheureux voyaient un frère. Il n'y a qu'une différence: c'est au +nom de la justice que nous réclamons le respect pour le pauvre, tandis +que les chrétiens réclament ce respect au nom de la pitié. Mais +d'ailleurs, les uns comme les autres, nous tâchons de faire que les +hommes s'entendent afin d'arriver à une vie meilleure, que le fort fasse +des sacrifices pour le faible, le riche pour le nécessiteux, et que +finalement la fraternité règne dans le monde. Le christianisme, religion +des humbles, a reconnu à tous les hommes le droit naturel d'être +heureux; mais il a placé le bonheur dans le ciel, loin de notre «vallée +de larmes». La révolution, et les socialistes qui sont ses héritiers, +ont placé le bonheur dans les réalités terrestres et veulent que tous +les hommes puissent obtenir ici-bas leur part légitime. Or, où +trouve-t-on le christianisme dans l'Allemagne d'aujourd'hui? Elle s'est +fabriqué un Dieu à sa ressemblance, et, quand elle croit adorer ce Dieu, +c'est devant sa propre image qu'elle est en adoration. Le Dieu allemand +n'est que le reflet de l'État allemand, pour lequel la guerre est la +première fonction d'un peuple et la plus profitable des industries. +Lorsque d'autres peuples chrétiens veulent faire la guerre, ils sentent +la contradiction qui existe entre leur dessein et les enseignements de +l'Évangile, et ils s'excusent en alléguant la cruelle nécessité de se +défendre. L'Allemagne, elle, proclame que la guerre est agréable à Dieu. +Pour tous les Allemands, quelles que soient d'ailleurs les différences +de leurs confessions religieuses, il n'y a qu'un Dieu, qui est celui de +l'État allemand, et c'est ce Dieu qu'à cette heure Guillaume appelle +«son puissant Allié». La Prusse, en créant pour son usage un Jéhovah +ambitieux, vindicatif, hostile au reste du genre humain, a rétrogradé +vers les plus grossières superstitions du paganisme. En effet, le grand +progrès réalisé par la religion chrétienne fut de concevoir un Dieu +unique et de tendre à créer par là une certaine unité morale, un certain +esprit d'union et de paix entre tous les hommes. Le Dieu des chrétiens a +dit: «Tu ne tueras pas!», et son fils a dit: «Bienheureux les +pacifiques!» Au contraire, le Dieu de Berlin porte le casque et les +bottes à l'écuyère, et il est mobilisé par son empereur avec Otto, Franz +ou Wilhelm, qu'il les aide à battre, à voler et à massacrer les ennemis +du peuple élu. Pourquoi cette différence? Parce que les Allemands ne +sont que des chrétiens d'hier. Leur christianisme date à peine de six +siècles, tandis que celui des autres peuples européens date de dix, de +quinze, de dix-huit siècles. A l'époque des dernières croisades, les +Prussiens vivaient encore dans l'idolâtrie. Chez eux, l'orgueil de race +et les instincts guerriers font renaître en ce moment le souvenir des +vieilles divinités mortes et prêtent au Dieu bénin de l'Évangile +l'aspect rébarbatif d'un sanguinaire habitant du Walhalla. + +Dans le silence de la majestueuse avenue, le Russe évoqua les figures +des anciennes divinités germaniques dont ce Dieu prussien était +l'héritier et le continuateur. Réveillés par l'agréable bruit des armes +et par l'aigre odeur du sang, ces divinités, qu'on croyait défuntes, +allaient reparaître au milieu des hommes. Déjà Thor, le dieu brutal, à +la tête petite, s'étirait les bras et empoignait le marteau qui lui +sert à écraser les villes; Wotan affilait sa lance, qui a pour lame +l'éclair et pour pommeau le tonnerre; Odin à l'œil unique bâillait de +malefaim en attendant les morts qui s'amoncelleraient autour de son +trône; les Walkyries, vierges échevelées, suantes et malodorantes, +galopaient de nuage en nuage, excitant les hommes par des clameurs +farouches et se préparant à emporter les cadavres jetés comme des +bissacs sur la croupe de leurs chevaux ailés. + +Argensola interrompit cette tirade pour faire observer que l'orgueil +allemand ne s'appuyait pas seulement sur cet inconscient paganisme, mais +qu'il croyait avoir aussi pour lui le prestige de la science. + +--Je sais, je sais! répondit Tchernoff sans laisser à l'autre le temps +de développer sa pensée. Les Allemands sont pour la science de laborieux +manœuvres. Confinés chacun dans sa spécialité, ils ont la vue courte, +mais le labeur tenace; ils ne possèdent pas le génie créateur, mais ils +savent tirer parti des découvertes d'autrui et s'enrichir par +l'application industrielle des principes qu'eux-mêmes étaient incapables +de mettre en lumière. Chez eux l'industrie l'emporte de beaucoup sur la +science pure, l'âpre amour du gain sur la pure curiosité intellectuelle; +et c'est même la raison pour laquelle ils commettent si souvent de +lourdes méprises et mêlent tant de charlatanisme à leur science. En +Allemagne les grands noms deviennent des réclames commerciales, sont +exploités comme des marques de fabrique. Les savants illustres se font +hôteliers de sanatorium. Un _Herr Professor_ annonce à l'univers qu'il +vient de découvrir le traitement de la tuberculose, et cela n'empêche +pas les tuberculeux de mourir comme auparavant. Un autre désigne par un +chiffre le remède qui, assure-t-il, triomphe de la plus inavouable des +maladies, et il n'y a pas un avarié de moins dans le monde. Mais ces +lourdes erreurs représentent des fortunes considérables; ces fausses +panacées valent des millions à leur inventeur et à la société +industrielle qui exploite le brevet, qui lance le produit sur le marché; +car ce produit se vend très cher, et il n'y a guère que les riches qui +puissent en faire usage. Comme tout cela est loin du beau +désintéressement d'un Pasteur et de tant d'autres savants qui, au lieu +de se réserver le monopole de leurs découvertes, en ont fait largesse à +l'humanité! Pour ce qui concerne la science spéculative, les Allemands +ne vivent guère que d'emprunts; mais ils trouvent encore le moyen d'en +tirer du bénéfice pour eux-mêmes. C'est Gobineau et Chamberlain, +c'est-à-dire un Français et un Anglais, qui leur ont fourni les +arguments théoriques par lesquels ils prétendent établir la supériorité +de leur race; c'est avec les résidus de la philosophie de Darwin et de +Spencer que leur vieil Haeckel a confectionné le monisme, cette +doctrine qui, appliquée à la politique, tend à consacrer +scientifiquement l'orgueil allemand, et qui attribue aux Teutons le +droit de dominer le monde parce qu'ils sont les plus forts. + +--Il me paraît bien que vous avez raison, interrompit de nouveau +Argensola. Mais pourtant la science moderne n'admet-elle pas, sous le +nom de lutte pour la vie, ce droit de la force? + +--Non, mille fois non, lorsqu'il s'agit des sociétés humaines! La lutte +pour la vie et les cruautés qui lui font cortège sont peut-être,--et +encore n'en suis-je pas bien sûr,--la loi d'évolution qui régit les +espèces inférieures; mais indubitablement ce n'est point la loi de +l'espèce humaine. L'homme est un être de raison et de progrès, et son +intelligence le rend capable de s'affranchir des fatalités du milieu, de +substituer à la férocité de la concurrence vitale les principes de la +justice et de la fraternité. Tout homme, riche ou pauvre, robuste ou +débile, a le droit de vivre; toute nation, vieille ou jeune, grande ou +petite, a le droit d'exister et d'être libre. Mais la _Kultur_ n'est que +l'absolutisme oppressif d'un État qui organise et machinise les +individus et les collectivités pour en faire les instruments de la +mission de despotisme universel qu'il s'attribue sans autre titre que +l'infatuation de son orgueil. + +Ils étaient arrivés à la place de l'Étoile. L'Arc de Triomphe détachait +sa masse sombre sur le ciel étoilé. Les avenues qui rayonnent autour du +monument allongeaient à perte de vue leurs doubles files de lumières. +Les becs de gaz voisins illuminaient les bases du gigantesque édifice et +la partie inférieure de ses groupes sculptés; mais, plus haut, les +ombres épaissies faisaient la pierre toute noire. + +--C'est très beau, dit Tchernoff. Toute une civilisation qui aime la +paix et la douceur de la vie, a passé par là. + +Quoique étranger, il n'en subissait pas moins l'attraction de ce +monument vénérable, qui garde la gloire des ancêtres. Il ne voulait pas +savoir qui l'avait édifié. Les hommes construisent, croyant concréter +dans la pierre une idée particulière, qui flatte leur orgueil; mais +ensuite la postérité, dont les vues sont plus larges, change la +signification de l'édifice, le dépouille de l'égoïsme primitif et en +grandit le symbolisme. Les statues grecques, qui n'ont été à l'origine +que de saintes images données aux sanctuaires par les dévôts de ce +temps-là, sont devenues des modèles d'éternelle beauté. Le Colisée, +énorme cirque construit pour des jeux sanguinaires, et les arcs élevés à +la gloire de Césars ineptes, représentent aujourd'hui pour nous la +grandeur romaine. + +--L'Arc de Triomphe, reprit Tchernoff, a deux significations. Par les +noms des batailles et des généraux gravés sur les surfaces intérieures +de ses pilastres et de ses voûtes, il n'est que français et il prête à +la critique. Mais extérieurement il ne porte aucun nom; il a été élevé +à la mémoire de la Grande Armée, et cette Grande Armée fut le peuple +même, le peuple qui fit la plus juste des révolutions et qui la répandit +par les armes dans l'Europe entière. Les guerriers de Rude qui entonnent +la _Marseillaise_ ne sont pas des soldats professionnels; ce sont des +citoyens armés qui partent pour un sublime et violent apostolat. Il y a +là quelque chose de plus que la gloire étroite d'une seule nation. Voilà +pourquoi je ne puis penser sans horreur au jour néfaste où a été +profanée la majesté d'un tel monument. A l'endroit où nous sommes, des +milliers de casques à pointe ont étincelé au soleil, des milliers de +grosses bottes ont frappé le sol avec une régularité mécanique, des +trompettes courtes, des fifres criards, des tambours plats ont troublé +le silence de cet édifice; la marche guerrière de _Lohengrin_ a retenti +dans l'avenue déserte, devant les maisons fermées. Ah! s'ils revenaient, +quel désastre! L'autre fois, ils se sont contentés de cinq milliards et +de deux provinces; aujourd'hui, ce serait une calamité beaucoup plus +terrible, non seulement pour les Français, mais pour tout ce qu'il y a +de nations honnêtes dans le monde. + +Ils traversèrent la place. Arrivés sous la voûte de l'Arc, ils se +retournèrent pour regarder les Champs-Élysées. Ils ne voyaient qu'un +large fleuve d'obscurité sur lequel flottaient des chapelets de petits +feux rouges ou blancs, entre de hautes berges formées par les maisons +construites en bordure. Mais, familiarisés avec le panorama, il leur +semblait qu'ils voyaient, malgré les ténèbres, la pente majestueuse de +l'avenue, la double rangée des palais qui la bordent, la place de la +Concorde avec son obélisque, et, dans le fond, les arbres du jardin des +Tuileries: toute la Voie triomphale. + +Tchernoff, Argensola et Jules prirent par l'avenue Victor-Hugo pour +rentrer chez eux. Sous le porche, le Russe, qui devait remonter chez lui +par l'escalier de service, souhaita le bonsoir à ses compagnons; mais +Jules avait pris goût à l'éloquence un peu fantasque de cet homme, et il +le pria de venir à l'atelier pour y poursuivre l'entretien. Argensola +n'eut pas de peine à lui faire accepter cette invitation en parlant de +déboucher une certaine bouteille de vin fin qu'il gardait dans le buffet +de la cuisine. Ils montèrent donc tous les trois à l'atelier par +l'ascenseur et s'installèrent autour d'une petite table, près du balcon +aux fenêtres grandes ouvertes. Ils étaient dans la pénombre, le dos +tourné à l'intérieur de la pièce, et un énorme rectangle de bleu sombre, +criblé d'astres, surmontait les toits des maisons qu'ils avaient devant +eux; mais, dans la partie basse de ce rectangle, les lumières de la +ville donnaient au ciel des teintes sanglantes. + +Tchernoff but coup sur coup deux verres de vin, en témoignant par des +claquements de langue son estime pour le cru. Pendant quelques minutes, +la majesté de la nuit tint les trois hommes silencieux; leurs regards, +sautant d'étoile en étoile, joignaient ces points lumineux par des +lignes idéales qui en faisaient des triangles, des quadrilatères, +diverses figures géométriques d'une capricieuse irrégularité. Parfois la +subite scintillation d'un astre accrochait leurs yeux et retenait leurs +regards dans une fixité hypnotique. Enfin le Russe, sans sortir de sa +contemplation, se versa un troisième verre de vin et dit: + +--Que pense-t-on là-haut des terriens? Les habitants de ces astres +savent-ils qu'il a existé un Bismarck? Connaissent-ils la mission divine +de la race germanique? + +Et il se mit à rire. Puis, après avoir considéré encore pendant quelques +instants cette sorte de brume rougeâtre qui s'étendait au-dessus des +toits: + +--Dans quelques heures, ajouta-t-il sans la moindre transition, lorsque +le soleil se lèvera, on verra galoper à travers le monde les quatre +cavaliers ennemis des hommes. Déjà les chevaux malfaisants piaffent, +impatients de prendre leur course; déjà les sinistres maîtres se +concertent avant de sauter en selle. + +--Et qui sont ces cavaliers? demanda Jules. + +--Ceux qui précèdent la Bête. + +Cette réponse n'était pas plus intelligible que les paroles qui +l'avaient précédée, et Jules pensa: «Il est gris.» Mais, par curiosité, +il interrogea de nouveau: + +--Et quelle est cette Bête? + +Le Russe parut surpris de la question. Il n'avait exprimé à haute voix +que la fin de ses rêvasseries, et il croyait les avoir communiquées à +ses compagnons depuis le début. + +--C'est la Bête de l'Apocalypse, répondit-il. + +Et d'abord il éprouva le besoin d'exprimer verbalement l'admiration que +lui inspirait l'halluciné de Pathmos. A deux mille ans d'intervalle, le +poète des visions grandioses et obscures exerçait encore de l'influence +sur le révolutionnaire mystique, niché au plus haut étage d'une maison +de Paris. Selon Tchernoff, il n'était rien que Jean n'eût pressenti, et +ses délires, inintelligibles au vulgaire, contenaient la prophétique +intuition de tous les grands événements humains. + +Puis le Russe décrivit la Bête apocalyptique surgissant des profondeurs +de la mer. Elle ressemblait à un léopard; ses pieds étaient comme ceux +d'un ours et sa gueule comme celle d'un lion; elle avait sept têtes et +dix cornes, et sur les cornes dix diadèmes, et sur chacune des sept +têtes le nom d'un blasphème était écrit. L'évangéliste n'avait pas dit +ces noms, peut-être parce qu'ils variaient selon les époques et +changeaient à chaque millénaire, lorsque la Bête faisait une apparition +nouvelle; mais Tchernoff lisait sans peine ceux qui flamboyaient +aujourd'hui sur les têtes du monstre: c'étaient des blasphèmes contre +l'humanité, contre la justice, contre tout ce qui rend la vie tolérable +et douce. C'étaient, par exemple, des maximes comme celle-ci: + +«La force prime le droit.» + +«Le faible n'a pas droit à l'existence.» + +«Pour être grand il faut être dur.» + +--Mais les quatre cavaliers? interrompit Jules qui craignait de voir +Tchernoff s'égarer dans de nouvelles digressions. + +--Vous ne vous rappelez pas ce que représentent les cavaliers? demanda +le Russe. + +Et, cette fois, il daigna rafraîchir la mémoire de ses auditeurs. + +Un grand trône était dressé, et celui qui y était assis paraissait de +jaspe, et un arc-en-ciel formait derrière sa tête comme un dais +d'émeraude. Autour du trône, il y avait vingt-quatre autres trônes +disposés en demi-cercle, et sur ces trônes vingt-quatre vieillards vêtus +d'habillements blancs et couronnés de couronnes d'or. Quatre animaux +énormes, couverts d'yeux et pourvus chacun de six ailes, gardaient le +grand trône. + +Et les sceaux du livre du mystère étaient rompus par l'agneau en +présence de celui qui y était assis. Les trompettes sonnaient pour +saluer la rupture du premier sceau; l'un des animaux criait d'une voix +tonnante au poète visionnaire: «Regarde!» Et le premier cavalier +apparaissait sur un cheval blanc, et ce cavalier tenait à la main un +arc, et il avait sur la tête une couronne. Selon les uns c'était la +Conquête, selon d'autres c'était la Peste, et rien n'empêchait que ce +fût à la fois l'une et l'autre. + +Au second sceau: «Regarde!», criait le second animal en roulant ses yeux +innombrables. Et du sceau rompu jaillissait un cheval roux, et le +cavalier qui le montait brandissait au-dessus de sa tête une grande +épée: c'était la Guerre. Devant son galop furieux la paix était bannie +du monde et les hommes commençaient à s'exterminer. + +Au troisième sceau: «Regarde!», criait le troisième des animaux ailés. +Et c'était un cheval noir qui s'élançait, et celui qui le montait tenait +une balance à la main, pour peser les aliments des hommes: c'était la +Famine. + +Au quatrième sceau: «Regarde!», criait le quatrième animal. Et c'était +un cheval de couleur blême qui bondissait, et celui qui était monté +dessus se nommait la Mort. + +Et le pouvoir leur fut donné de faire périr les hommes par l'épée, par +la faim, par la peste et par les bêtes sauvages. + +Tchernoff décrivait ces quatre fléaux comme s'il les avait vus de ses +yeux. Le cavalier du cheval blanc était vêtu d'un costume fastueux et +barbare; sa face d'Oriental se contractait atrocement, comme s'il se +délectait à renifler l'odeur des victimes. Tandis que son cheval +galopait, il tendait son arc pour décocher le fléau. Sur son épaule +sautait un carquois de bronze plein de flèches empoisonnées par les +germes de toutes les maladies. + +Le cavalier du cheval roux brandissait son énorme espadon au-dessus de +sa chevelure ébouriffée par la violence de la course; il était jeune, +mais ses sourcils contractés et sa bouche serrée lui donnaient une +expression de férocité implacable. Ses vêtements, agités par +l'impétuosité du galop, laissaient apercevoir une musculature +athlétique. + +Vieux, chauve et horriblement maigre, le troisième cavalier, à +califourchon sur la coupante échine du cheval noir, pressait de ses +cuisses décharnées les flancs maigres de l'animal et montrait +l'instrument qui symbolise la nourriture devenue rare et achetée au +poids de l'or. + +Les genoux du quatrième cavalier, aigus comme des éperons, piquaient les +flancs du cheval blême; sa peau parcheminée laissait voir les saillies +et les creux du squelette; sa face de cadavre avait le rire sardonique +de la destruction; ses bras, minces comme des roseaux, maniaient une +faux gigantesque; à ses épaules anguleuses pendait un lambeau de suaire. + +Et les quatre cavaliers entreprenaient une course folle, et leur funeste +chevauchée passait comme un ouragan sur l'immense foule des humains. Le +ciel obscurci prenait une lividité d'orage; des monstres horribles et +difformes volaient en spirales au-dessus de l'effroyable _fantasia_ et +lui faisaient une répugnante escorte. Hommes et femmes, jeunes et vieux +fuyaient, se bousculaient, tombaient par terre dans toutes les attitudes +de la peur, de l'étonnement, du désespoir; et les quatre coursiers +foulaient implacablement cette jonchée humaine sous les fers de leurs +sabots. + +--Mais vous allez voir, dit Tchernoff. J'ai un livre précieux où tout +cela est figuré. + +Et il se leva, sortit de l'atelier par une petite porte qui communiquait +avec l'escalier de service, revint au bout de quelques minutes avec le +livre. Ce volume, imprimé en 1511, avait pour titre: _Apocalypsis cum +figuris_, et le texte latin était accompagné de gravures. Ces gravures +étaient une œuvre de jeunesse exécutée par Albert Dürer, lorsqu'il +n'avait que vingt-six ans. Et, à la clarté d'une lampe apportée par +Argensola, ils contemplèrent l'estampe admirable qui représentait la +course furieuse des quatre cavaliers de l'Apocalypse. + + + + +V + +PERPLEXITÉS ET DÉSARROI + + +Lorsque Marcel Desnoyers dut se convaincre que la guerre était +inévitable, son premier mouvement fut de stupeur. L'humanité était donc +devenue folle? Comment une guerre était-elle possible avec tant de +chemins de fer, tant de bateaux marchands, tant de machines +industrielles, tant d'activité déployée à la surface et dans les +entrailles de la terre? Les nations allaient se ruiner pour toujours. Le +capital était le maître du monde, et la guerre le tuerait; mais +elle-même ne tarderait pas à mourir, faute d'argent. L'âme de cet homme +d'affaires s'indignait à penser qu'une absurde aventure dissiperait des +centaines de milliards en fumée et en massacres. + +D'ailleurs la guerre ne signifiait pour lui qu'un désastre à brève +échéance. Il n'avait pas foi en son pays d'origine: la France avait +fait son temps. Ceux qui triomphaient aujourd'hui, c'étaient les peuples +du Nord, surtout cette Allemagne qu'il avait vue de près et dont il +avait admiré la discipline et la rude organisation. Que pouvait faire +une république corrompue et désorganisée contre l'empire le plus solide +et le plus fort de la terre? «Nous allons à la mort, pensait-il. Ce sera +pis qu'en 1870.» + +L'ordre et l'entrain avec lequel les Français accouraient aux armes et +se convertissaient en soldats, l'étonnèrent prodigieusement et +diminuèrent un peu son pessimisme. La masse de la population était bonne +encore; le peuple avait conservé sa valeur d'autrefois; quarante-quatre +ans de soucis et d'alarmes avaient fait refleurir les anciennes vertus. +Mais les chefs? Où étaient les chefs qui conduiraient les soldats à la +victoire? + +Cette question, tout le monde se la posait. L'anonymat du régime +démocratique et l'inaction de la paix avaient tenu le pays dans une +complète ignorance des généraux qui commanderaient les armées. On voyait +bien ces armées se former d'heure en heure, mais on ne savait à peu près +rien du commandement. Puis un nom commença à courir de bouche en bouche: +«Joffre... Joffre....» Mais ce nom nouveau ne représentait rien pour +ceux qui le prononçaient. Les premiers portraits du généralissime qui +parurent aux vitrines des boutiques, attirèrent une foule curieuse. +Marcel contempla longuement un de ces portraits et finit par se dire à +lui-même: «Il a l'air d'un brave homme.» + +Cependant les événements se précipitaient et, peu à peu, Marcel subit la +contagion de l'enthousiasme populaire. Il vécut, lui aussi, dans la rue, +attiré par le spectacle de la foule des civils saluant la foule des +militaires qui se rendaient à leur poste. + +Le soir, sur les boulevards, il assistait au passage des manifestations. +Le drapeau tricolore ondulait à la lumière des lampes électriques; sur +la chaussée, la masse des gens s'ouvrait devant lui, en applaudissant et +en poussant des vivats. Toute l'Europe, à l'exception des deux empires +centraux, défilait à travers Paris; toute l'Europe saluait spontanément +de ses acclamations la France en péril. Les drapeaux des diverses +nations déployaient dans l'air toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, +suivis par des Russes aux yeux clairs et mystiques, par des Anglais qui, +tête découverte, entonnaient des chants d'une religieuse gravité, par +des Grecs et des Roumains au profil aquilin, par des Scandinaves blancs +et roses, par des Américains du Nord enflammés d'un enthousiasme un peu +puéril, par des Juifs sans patrie, amis du pays des révolutions +égalitaires, par des Italiens fiers comme un chœur de ténors héroïques, +par des Espagnols et des Sud-Américains infatigables à crier bravo. Ces +manifestants étrangers étaient, soit des étudiants et des ouvriers venus +en France pour s'instruire dans les écoles et dans les fabriques, soit +des fugitifs à qui Paris donnait l'hospitalité après qu'une guerre ou +une révolution les avait chassés de chez eux. Les cris qu'ils poussaient +n'avaient aucune signification officielle; chacun de ces hommes agissait +par élan personnel, par désir de témoigner son amour à la République. A +ce spectacle le vieux Marcel éprouvait une irrésistible émotion et se +disait que la France était donc encore quelque chose dans le monde, +puisqu'elle continuait à exercer sur les autres peuples une influence +morale et que ses joies ou ses douleurs intéressaient l'humanité tout +entière. + +Dans la journée, Marcel allait à la gare de l'Est. La foule des curieux +se pressait contre les grilles, débordait et s'allongeait jusque dans +les rues adjacentes. Cette gare, en passe d'acquérir l'importance d'un +lieu historique, ressemblait un peu à un tunnel trop étroit où un fleuve +aurait essayé de s'engouffrer avec de grands heurts et de grands remous. +C'était de là qu'une partie de la France armée s'élançait vers les +champs de bataille de la frontière. Par les diverses portes entraient +des milliers et des milliers de cavaliers à la poitrine bardée de fer et +à la tête casquée, rappelant les paladins du moyen âge; d'énormes +caisses qui servaient de cages aux condors de l'aéronautique; des files +de canons longs et minces, peints en gris, protégés par des plaques +d'acier, plus semblables à des instruments astronomiques qu'à des outils +de mort; des multitudes et des multitudes de képis rouges, qui se +mouvaient au rythme de la marche; d'interminables rangées de fusils, les +uns noirs et donnant l'idée de lugubres cannaies, les autres surmontés +de claires baïonnettes et pareils à des champs d'épis radieux. Sur ces +moissons d'acier les drapeaux des régiments palpitaient comme des +oiseaux au plumage multicolore: le corps blanc, une aile bleue, une aile +rouge, et la pique de la hampe pour bec de bronze. + +Le matin du quatrième jour de la mobilisation, Marcel eut l'idée d'aller +voir son menuisier Robert. C'était un robuste garçon qui, disait-il, +«s'était émancipé de la tyrannie patronale» et qui travaillait chez lui. +Une pièce en sous-sol lui servait à la fois de logis et d'atelier. Sa +compagne, qu'il appelait «son associée», s'occupait du ménage et élevait +un bambin sans cesse pendu à ses jupes. Marcel avait pris en amitié cet +ouvrier habile, qui était venu souvent mettre en place, dans +l'appartement de l'avenue Victor-Hugo, les nouvelles acquisitions faites +à l'Hôtel des Ventes, et qui, pour l'arrangement des meubles, se prêtait +de bonne grâce aux goûts changeants et aux caprices parfois un peu +bizarres du millionnaire. + +Dans le petit atelier, Marcel trouva son menuisier vêtu d'un veston et +de larges pantalons de panne, chaussé de souliers à clous, et portant +plusieurs petits drapeaux et cocardes piqués aux revers de son veston. +Robert avait la casquette sur l'oreille et semblait prêt à partir. + +--Vous venez trop tard, patron, dit l'ouvrier au visiteur. On va fermer +la boutique. Le maître de ces lieux a été mobilisé, et dans quelques +heures il sera incorporé à son régiment. + +Ce disant, il montrait du doigt un papier manuscrit collé sur la porte, +à l'instar des affiches imprimées mises aux devantures de nombreux +établissements parisiens, pour annoncer que le patron et les employés +avaient obéi à l'ordre de mobilisation. + +Jamais il n'était venu à l'esprit de Marcel que son menuisier pût se +transformer en soldat. Cet homme était rebelle à toute autorité; il +haïssait les _flics_, c'est-à-dire les policiers de Paris, et, dans +toutes les émeutes, il avait échangé avec eux des coups de poing et des +coups de canne. Le militarisme était sa bête noire; dans les meetings +tenus pour protester contre la servitude de la caserne, il avait figuré +parmi les manifestants les plus tapageurs. Et c'était ce révolutionnaire +qui partait pour la guerre avec la meilleure volonté du monde, sans +qu'il lui en coûtât le moindre effort! + +A la stupéfaction de Marcel, Robert parla du régiment avec enthousiasme. + +--Je crois en mes idées comme auparavant, patron; mais la guerre est la +guerre et elle enseigne beaucoup de choses, entre autres celle-ci: que +la liberté a besoin d'ordre et de commandement. Il est indispensable que +quelqu'un dirige et que les autres obéissent; qu'ils obéissent par +volonté libre, par consentement réfléchi, mais qu'ils obéissent. Quand +la guerre éclate, on voit les choses autrement que lorsqu'on est +tranquille chez soi et qu'on vit à sa guise. + +La nuit où Jaurès fut assassiné, il avait rugi de colère, déclarant que +la matinée du lendemain vengerait cette mort. Il était allé trouver les +membres de sa section, pour savoir ce qu'ils projetaient de faire contre +les bourgeois. Mais la guerre était imminente et il y avait dans l'air +quelque chose qui s'opposait aux luttes civiles, qui reléguait dans +l'oubli les griefs particuliers, qui réconciliait toutes les âmes dans +une aspiration commune. Aucun mouvement séditieux ne s'était produit. + +--La semaine dernière, reprit-il, j'étais antimilitariste. Comme ça me +paraît loin! Certes je continue à aimer la paix, à exécrer la guerre, et +tous les camarades pensent comme moi. Mais les Français n'ont provoqué +personne, et on les menace, on veut les asservir. Devenons donc des +bêtes féroces, puisqu'on nous y oblige, et, pour nous défendre, +demeurons tous dans le rang, soumettons-nous tous à la consigne. La +discipline n'est pas brouillée avec la Révolution. Souvenez-vous des +armées de la première République: tous citoyens, les généraux comme les +soldats; et pourtant Hoche, Kléber et les autres étaient de rudes +compères qui savaient commander et imposer l'obéissance. Nous allons +faire la guerre à la guerre; nous allons nous battre pour qu'ensuite on +ne se batte plus. + +Puis, comme si cette affirmation ne lui paraissait pas assez claire: + +--Nous nous battrons pour l'avenir, insista-t-il, nous mourrons pour que +nos petits-enfants ne connaissent plus une telle calamité. Si nos +ennemis triomphaient, ce qui triompherait avec eux, ce serait le +militarisme et l'esprit de conquête. Ils s'empareraient d'abord de +l'Europe, puis du reste du monde. Plus tard, ceux qu'ils auraient +dépouillés se soulèveraient contre eux, et ce seraient des guerres à +n'en plus finir. Nous autres, nous ne songeons point à des conquêtes; si +nous désirons récupérer l'Alsace et la Lorraine, c'est parce qu'elles +nous ont appartenu jadis et que leurs habitants veulent redevenir +Français. Voilà tout. Nous n'imiterons pas nos ennemis; nous +n'essayerons pas de nous approprier des territoires; nous ne +compromettrons pas par nos convoitises la tranquillité du monde. +L'expérience que nous avons faite avec Napoléon nous suffit, et nous +n'avons aucune envie de recommencer l'aventure. Nous nous battrons pour +notre sécurité et pour celle du monde, pour la sauvegarde des peuples +faibles. S'il s'agissait d'une guerre d'agression, d'orgueil, de +conquête, nous nous souviendrions de notre antimilitarisme; mais il +s'agit de nous défendre, et nos gouvernants sont innocents de ce qui se +passe. On nous attaque; notre devoir à tous est de marcher unis. + +Robert, qui était anticlérical, montrait une tolérance, une largeur +d'idées qui embrassait l'humanité tout entière. La veille, il avait +rencontré à la mairie de son quartier un réserviste qui, incorporé dans +le même régiment, allait partir avec lui, et un coup d'œil lui avait +suffi pour reconnaître que c'était un curé. + +--Moi, lui avait-il dit, je suis menuisier de mon état. Et vous, +camarade... vous travaillez dans les églises? + +Il avait employé cet euphémisme pour que le prêtre ne pût attribuer à +son interlocuteur quelque intention blessante. Et les deux hommes +s'étaient serré la main. + +--Je ne suis pas pour la calotte, expliqua Robert à Marcel Desnoyers. +Depuis longtemps nous sommes en froid, Dieu et moi. Mais il y a de +braves gens partout, et, dans un moment comme celui-ci, les braves gens +doivent s'entendre. N'est-ce pas votre avis, patron? + +Ces propos rendirent Marcel pensif. Un homme comme cet ouvrier, qui +n'avait aucun bien matériel à défendre et qui était l'adversaire des +institutions existantes, allait gaillardement affronter la mort pour un +idéal généreux et lointain; et cet homme, en faisant cela, n'hésitait +pas à sacrifier ses idées les plus chères, les convictions que +jusqu'alors il avait caressées avec amour; tandis que lui, le +millionnaire, qui était un des privilégiés de la fortune et qui avait à +défendre tant de biens précieux, ne savait que s'abandonner au doute et +à la critique!... + +Dans l'après-midi, Marcel rencontra son menuisier près de l'Arc de +Triomphe. Robert faisait partie d'un groupe d'ouvriers qui semblaient +être du même métier que lui, et ce groupe partait en compagnie de +beaucoup d'autres qui représentaient à peu près toutes les classes de la +société: des bourgeois bien vêtus, des jeunes gens fins et anémiques, +des plumitifs à la face pâle et aux grosses lunettes, des prêtres jeunes +qui souriaient avec une légère malice, comme s'ils se trouvaient +compromis dans une escapade. A la tête de ce troupeau humain marchait un +sergent; à l'arrière-garde, plusieurs soldats, le fusil sur l'épaule. Un +rugissement musical, une mélopée grave et menaçante s'élevait de cette +phalange aux bras ballants, aux jambes qui s'ouvraient et se fermaient +comme des compas. En avant les réservistes! + +Robert entonnait avec énergie le refrain guerrier. En dépit de son +vêtement de panne et de sa musette de toile, il avait le même aspect +grandiose que les figures de Rude dans le bas-relief du Départ. Son +«associée» et son petit garçon trottaient à côté de lui, pour lui faire +la conduite jusqu'à la gare. Le châtelain suivit d'un œil respectueux +cet homme qui lui paraissait extraordinairement grandi par le seul fait +d'appartenir à ce torrent humain; mais dans ce respect il y avait aussi +quelque malaise, et, en regardant son menuisier, il éprouvait une sorte +d'humiliation. + +Marcel voyait tout son passé se dresser devant lui avec une netteté +étrange, comme si une brise soudaine eût dissipé les brouillards qui +jusqu'alors l'enveloppaient d'ombre. Cette terre de France, aujourd'hui +menacée, était son pays natal. Quinze siècles d'histoire avaient +travaillé pour son bien à lui, pour qu'en arrivant au monde il y jouît +de commodités et de progrès que n'avaient point connus ses ancêtres. +Maintes générations de Desnoyers avaient préparé l'avènenement de Marcel +Desnoyers à l'existence en bataillant sur cette terre, en la défendant +contre les ennemis; et c'était à cela qu'il devait le bonheur d'être né +dans une patrie libre, d'appartenir à un peuple maître de ses destinées, +à une famille affranchie de la servitude. Et, quand son tour était venu +de continuer cet effort, quand ç'avait été à lui de procurer le même +bien aux générations à venir, il s'était dérobé comme un débiteur qui +refuse de payer sa dette. Tout homme qui naît a des obligations envers +son pays, envers le groupe humain au milieu duquel il est né, et, le cas +échéant, il a le devoir précis de s'acquitter de ces obligations avec +ses bras et même par le sacrifice de sa personne. Or, en 1870, Marcel, +au lieu de remplir son devoir de débiteur, avait pris la fuite, avait +trahi sa nation et ses pères. Cela lui avait réussi, puisqu'il avait +acquis des millions à l'étranger; mais n'importe: il y a des fautes que +les millions n'effacent pas, et l'inquiétude de sa conscience lui en +donnait aujourd'hui la preuve. A la vue de tous ces Français qui se +levaient en masse pour défendre leur patrie, il se sentait pris de +honte; devant les vétérans de 1870 qui montraient fièrement à leur +boutonnière le ruban vert et noir et qui avaient sans doute participé +aux privations du siège de Paris et aux défaites héroïques, il +pâlissait. En vain cherchait-il des raisons pour apaiser son tourment +intérieur; en vain se disait-il que les deux époques étaient bien +différentes, qu'en 1870 l'Empire était impopulaire, qu'alors la nation +était divisée, que tout était perdu. Le souvenir d'un mot célèbre se +représentait malgré lui à sa mémoire comme une obsession: «Il restait la +France!» + +Un moment, l'idée lui vint de s'engager en qualité de volontaire et de +partir comme son menuisier, la musette au flanc, mêlé à un peloton de +futurs soldats. Mais quels services pourrait-il rendre? Il avait beau +être robuste encore; il avait dépassé la soixantaine, et, pour être +soldat, il faut être jeune. Tout le monde est capable de tirer un coup +de fusil, et le courage ne lui manquait pas pour se battre; mais le +combat n'est qu'un incident de la lutte. Ce qu'il y a de pénible et +d'accablant, ce sont les opérations qui précèdent le combat, les marches +interminables, les rigueurs de la température, les nuits passées à la +belle étoile, le labeur de remuer la terre, d'ouvrir les tranchées, de +charger les chariots, de supporter la faim et la soif. Non, il était +trop tard pour qu'il pût s'acquitter de sa dette de cette manière-là. + +Et il n'avait pas même la douloureuse, mais noble satisfaction qu'ont +les autres pères, trop vieux pour offrir leurs services personnels à la +patrie, de lui donner leurs fils comme défenseurs. Son fils, à lui, +n'était pas Français et n'avait pas à répondre de la dette paternelle. +Marcel, ayant eu le tort de fonder sa famille à l'étranger, n'avait pas +le droit, dans les présentes circonstances, de demander à Jules de faire +ce que lui-même n'avait pas fait jadis. L'une des conséquences les plus +pénibles de la faute ancienne était que le père et le fils fussent de +nationalités différentes. Cela ne constituait-il pas en quelque sorte +une seconde trahison et une récidive d'apostasie? + +Voilà pourquoi, les jours suivants, beaucoup de mobilisés pauvrement +vêtus, qui se rendaient seuls aux gares, rencontrèrent un vieux monsieur +qui les arrêtait avec timidité, qui leur glissait dans la main un +billet de vingt francs et qui s'éloignait aussitôt, tandis qu'ils le +regardaient avec des yeux ébahis. Des ouvrières en larmes, qui venaient +de dire adieu à leurs hommes, virent le même vieux monsieur sourire aux +petits enfants qui marchaient à côté d'elles, caresser les joues des +bambins, puis s'en aller très vite en laissant dans la menotte d'un des +marmots une pièce de cent sous. + +Marcel, qui n'avait jamais fumé, se mit à fréquenter les débits de +tabac. Il en sortait les mains et les poches pleines, pour combler de +cigarettes et de cigares le premier soldat qu'il rencontrait. +Quelquefois le favorisé souriait courtoisement, remerciait par une +phrase qui dénotait l'éducation supérieure, et repassait le cadeau à un +camarade dont la capote était aussi grossière et aussi mal coupée que la +sienne. Le service obligatoire était cause de ces petites erreurs. + +Pour se donner l'amère volupté d'aviver son remords, Marcel continuait à +venir souvent rôder aux alentours de la gare de l'Est. Comme le gros des +troupes opérait maintenant sur la frontière, ce n'étaient plus des +bataillons entiers qui s'y embarquaient; mais pourtant l'animation y +était encore grande. Jour et nuit, quantité de soldats affluaient, soit +isolément, soit par groupes: réservistes sans uniformes qui rejoignaient +leurs régiments, officiers occupés jusqu'alors à l'organisation de +l'arrière, compagnies armées qui allaient remplir les vides déjà +ouverts par la mort. + +Une fois, Marcel suivit longtemps des yeux un sous-lieutenant de réserve +qui arrivait accompagné de son père. Les deux hommes s'arrêtèrent au +barrage d'agents qui empêchait les civils d'entrer dans la gare. Le père +avait à la boutonnière le ruban vert et noir, cette décoration que le +millionnaire n'avait pas le droit de porter. C'était un vieillard grand, +maigre, qui se tenait très droit et qui affectait la froideur +impassible. Il dit seulement à son fils: + +--Adieu, mon enfant. Porte-toi bien. + +--Adieu, mon père. + +Le jeune homme souriait comme un automate, et le vieillard évitait de le +regarder. Après cet échange de mots insignifiants, le père tourna le +dos; puis, chancelant comme un homme ivre, il se réfugia au coin le plus +obscur de la terrasse d'un petit café, où il cacha sa face dans ses +mains pour dissimuler sa douleur. Et Marcel Desnoyers envia cette +douleur. + +Une autre fois, il vit une bande d'ouvriers mobilisés qui arrivaient en +chantant, en se poussant, en montrant par l'exubérance de leur gaîté +qu'ils avaient fait de trop fréquentes stations chez les marchands de +vin. L'un d'eux tenait par la main une petite vieille qui marchait à +côté de lui, sereine, les yeux secs, avec un visible effort pour +paraître gaie. Mais, lorsqu'elle eut embrassé son garçon sans verser +une larme, lorsqu'elle l'eut suivi des yeux à travers la vaste cour et +vu disparaître avec les autres par les immenses portes vitrées de la +gare, soudain sa physionomie changea comme si un masque eût été enlevé +de son visage, une sauvage douleur succéda à la gaîté factice, et la +malheureuse femme, se tournant du côté où elle croyait qu'était +l'Allemagne, s'écria, les poings serrés, avec une fureur homicide: + +--Ah! brigand!... brigand!... + +L'imprécation maternelle s'adressait au personnage dont elle avait vu le +portrait dans les journaux illustrés: moustaches aux pointes insolentes, +bouche à la denture de loup, sourire tel que dut l'avoir l'homme des +cavernes préhistoriques. Et Marcel Desnoyers envia cette colère. + +Depuis le rendez-vous donné à la Chapelle expiatoire, Jules n'avait pas +revu Marguerite. Celle-ci lui avait écrit qu'elle ne pouvait abandonner +sa mère un seul instant. La pauvre femme avait eu le cœur déchiré à +l'idée du prochain départ de son fils, officier d'artillerie de réserve, +qui devait rejoindre sa batterie d'un moment à l'autre. D'abord, lorsque +la guerre était encore douteuse, elle avait beaucoup pleuré; mais, une +fois la catastrophe devenue certaine, elle avait séché ses pleurs, avait +voulu, malgré le mauvais état de sa santé, préparer elle-même la +cantine de son fils; et, au moment de la séparation, elle s'était +contentée de lui dire: «Adieu, mon enfant. Sois prudent, mais accomplis +ton devoir.» Pas une larme, pas une défaillance. Marguerite avait +accompagné son frère à la gare, et, lorsqu'elle était rentrée à la +maison, elle avait trouvé la vieille mère assise dans son fauteuil, +blême, farouche, évitant de parler de son propre fils, mais s'apitoyant +sur ses amies dont les fils étaient partis à l'armée, comme si celles-là +seulement connaissaient la torture du départ. Dans un post-scriptum, +Marguerite promettait à Jules de lui donner un nouveau rendez-vous la +semaine suivante. + +En attendant, Jules fut d'une humeur détestable. A l'ennui de ne pas +voir Marguerite s'ajoutait l'ennui de ne pouvoir, à cause du +_moratorium_, toucher le chèque de quatre cent mille francs qu'il avait +rapporté de l'Argentine. Possesseur de cette somme considérable, il +était presque à court d'argent, puisque les banques refusaient de la lui +payer. Quant à Argensola, il ne s'embarrassait guère de cette pénurie et +savait trouver tout ce qu'il fallait pour les besoins du ménage. Son +centre d'inépuisable ravitaillement était à l'avenue Victor-Hugo. La +mère de Jules,--comme beaucoup d'autres maîtresses de maison, qui, en +prévision d'un siège possible, dévalisaient les magasins de comestibles +afin de se prémunir contre la disette future,--avait accumulé les +approvisionnements pour des mois et des mois. C'était chez elle que le +bohème allait se fournir de vivres: grandes boîtes de viande de +conserve, pyramides de pots débordant de mangeaille, sacs gonflés de +légumes secs. A chacune de ses visites, Argensola rapportait d'amples +provisions de bouche et ne négligeait pas non plus de faire d'abondants +emprunts à la cave de Marcel. Puis, quand il avait étalé sur une table +de l'atelier les boîtes de viande, les pyramides de pots, les sacs de +légumes qui constituaient la partie solide de son butin: + +--_Ils_ peuvent venir! disait-il à Jules en lui faisant passer la revue +de ces munitions de guerre. Nous sommes prêts à _les_ recevoir. + +Le soin d'augmenter le stock de vivres et la chasse aux nouvelles +étaient les deux fonctions qui absorbaient tout le temps de l'aimable +parasite. Chaque jour, il achetait dix, douze, quinze journaux: les uns, +parce qu'ils étaient réactionnaires et que c'était un plaisir de voir +enfin tous les Français unis; les autres, parce qu'ils étaient radicaux +et qu'à ce titre ils devaient être mieux informés des faits parvenus à +la connaissance du Gouvernement. Ces feuilles paraissaient le matin, à +midi, à trois heures, à cinq heures du soir. Une demi-heure de retard +dans la publication inspirait de grandes espérances au public, qui +s'imaginait alors trouver en «dernière heure» de stupéfiantes nouvelles. +On s'arrachait les suppléments. Il n'était personne qui n'eût les +poches bourrées de papiers et qui n'attendît avec impatience l'occasion +de les emplir encore davantage. Et pourtant toutes ces feuilles disaient +à peu près la même chose. + +Argensola eut la sensation d'une âme neuve qui se formait en lui: âme +simple, enthousiaste et crédule, capable d'admettre les bruits les plus +invraisemblables; et il devinait l'existence de cette même âme chez tous +ceux qui l'entouraient. Par moments, son ancien esprit critique faisait +mine de se cabrer; mais le doute était repoussé aussitôt comme quelque +chose de honteux. Il vivait dans un monde nouveau, et il lui semblait +naturel qu'il y arrivât des prodiges. Il commentait avec une puérile +allégresse les récits fantastiques des journaux: combats d'un peloton de +Français ou de Belges contre des régiments entiers qui prenaient la +fuite; miracles accomplis par le canon de 75, un vrai joyau; charges à +la baïonnette, qui faisaient courir les Allemands comme des lièvres dès +que les clairons avaient sonné; inefficacité de l'artillerie ennemie, +dont les obus n'éclataient pas. Il trouvait naturel et rationnel que la +petite Belgique triomphât de la colossale Allemagne: c'était la +répétition de la lutte de David et de Goliath, lutte rappelée par lui +avec toutes les images et toutes les métaphores qui, depuis trente +siècles, ont servi à décrire cette rencontre inégale. Il avait la +mentalité d'un lecteur de romans de chevalerie, qui éprouve une +déception lorsque le héros du livre ne pourfend pas cent ennemis d'un +seul coup d'épée. + +L'intervention de l'Angleterre lui fit imaginer un blocus qui réduirait +soudain les empires du centre à une famine effroyable. La flotte tenait +à peine la mer depuis dix jours, et déjà il se représentait l'Allemagne +comme un groupe de naufragés mourant de faim sur un radeau. La France +l'enthousiasmait, et cependant il avait plus de confiance encore dans la +Russie. «Ah! les cosaques!» Il parlait d'eux comme d'amis intimes; il +décrivait le galop vertigineux de ces cavaliers non moins insaisissables +que des fantômes, et si terribles que l'ennemi ne pouvait les regarder +en face. Chez le concierge de la maison et dans plusieurs boutiques de +la rue, on l'écoutait avec tout le respect dû à un étranger qui, en +cette qualité, doit connaître mieux qu'un autre les choses étrangères. + +--Les cosaques régleront les comptes de ces bandits, déclarait-il avec +une imperturbable assurance. Avant un mois ils seront à Berlin. + +Et les auditeurs, pour la plupart femmes, mères ou épouses de soldats +partis à la guerre, approuvaient modestement, mus par l'irrésistible +désir, commun à tous les hommes, de mettre leur espérance en quelque +chose de lointain et de mystérieux. Les Français défendraient leur pays, +reconquerraient même les territoires perdus; mais ce seraient les +cosaques qui porteraient aux ennemis le coup de grâce, ces cosaques dont +tout le monde s'entretenait et que personne n'avait jamais vus. + +Quant à Jules, il attendait toujours le rendez-vous promis par +Marguerite. Elle le lui donna enfin au jardin du Trocadéro. Ce qui +frappa l'amoureux, après les premières paroles échangées, ce fut de voir +à Marguerite une sorte de distraction persistante. Elle parlait avec +lenteur et s'arrêtait quelquefois au milieu d'une phrase, comme si son +esprit était préoccupé d'autre chose que de ce qu'elle disait. Pressée +par les questions de Jules, qui s'étonnait et s'irritait même un peu de +ces absences passagères, elle se décida enfin à répondre: + +--C'est plus fort que moi. Depuis que j'ai reconduit mon frère à la +gare, un souvenir me hante. Je m'étais bien promis de ne pas t'ennuyer +avec cette histoire; mais il m'est impossible de la chasser de mon +esprit. Plus je m'efforce de n'y point penser, plus j'y pense. + +Sur l'invitation de Jules, qui, à vrai dire, aurait mieux aimé causer +d'autre chose, mais qui pourtant comprenait et excusait cette obsession, +elle lui fit le récit du départ de l'officier d'artillerie. Elle avait +accompagné son frère jusqu'à la gare de l'Est, et elle avait été obligée +de prendre congé de lui à la porte extérieure, parce que les sentinelles +interdisaient au public d'aller plus loin. Là, elle avait eu le cœur +serré d'une extraordinaire angoisse, mais aussi d'un noble orgueil. +Jamais elle n'aurait cru qu'elle aimât tant son frère. + +--Il était si beau dans son uniforme de lieutenant! ajouta-t-elle. +J'étais si fière de l'accompagner, si fière de lui donner le bras. Il me +paraissait un héros. + +Cela dit, elle se tut, de l'air de quelqu'un qui aurait encore quelque +chose à dire, mais qui craindrait de parler; et finalement elle se +décida à continuer son récit. Au moment où elle donnait à son frère un +dernier baiser, elle avait eu une grande surprise et une grande émotion. +Elle avait aperçu son mari Laurier, habillé, lui aussi, en officier +d'artillerie, qui arrivait avec un homme de peine portant sa valise. + +--Laurier soldat? interrompit Jules d'une voix sarcastique. Le pauvre +diable! Quel aspect ridicule il devait avoir! + +Cette ironie avait quelque chose de lâche, dont il sentit lui-même +l'inconvenance à l'égard d'un homme qui accomplissait son devoir de +citoyen; mais il était irrité de ce que Marguerite parlait de son mari +sans aigreur. Elle hésita une seconde à répondre; puis l'instinct de +sincérité fut le plus fort, et elle dit: + +--Non, il n'avait pas mauvaise apparence.... Il n'était plus le même, et +d'abord je ne le reconnaissais point.... Il fit quelques pas vers mon +frère pour le saluer; mais, quand il me vit, il continua son chemin en +détournant les yeux.... Il est parti seul, sans qu'une main amie ait +serré la sienne.... Je ne puis m'empêcher d'avoir pitié de lui.... + +Son instinct féminin l'avertit sans doute qu'elle avait trop parlé, et +elle changea brusquement de conversation. + +--Quel bonheur, ajouta-t-elle, que tu sois étranger! Toi, tu n'es pas +obligé d'aller à la guerre. La seule idée de te perdre me donne le +frisson.... + +Elle avait dit cela sincèrement, sans prendre garde que, tout à l'heure, +elle exprimait une tendre admiration pour son frère devenu soldat. Jules +fut blessé de cette contradiction et accueillit avec mauvaise humeur ce +témoignage d'amour. Elle le considérait donc comme un être délicat et +fragile, qui n'était bon qu'à être adoré par les femmes? Il sentit +qu'entre Marguerite et lui s'était interposé quelque chose qui les +séparait l'un de l'autre et qui deviendrait vite un obstacle +insurmontable. Tous deux éprouvèrent une gêne, et spontanément, sans +protestation et sans regret, ils abrégèrent l'entrevue. + +A un autre rendez-vous, elle lui fit part d'une nouvelle assez étrange. +Désormais, ils ne pourraient plus se voir que le dimanche, parce qu'en +semaine elle serait obligée d'assister à ses cours. + +--A tes cours? lui demanda Jules, étonné. Quelles savantes études as-tu +donc entreprises? + +Ce ton moqueur agaça la jeune femme qui répondit vivement: + +--J'étudie pour être infirmière. J'ai commencé lundi dernier. On a +organisé un enseignement pour les dames et les jeunes filles. Je +souffrais d'être inutile; j'ai voulu devenir bonne à quelque chose.... +Permets-tu que je te dise toute ma pensée? Eh bien, jusqu'à présent, +j'ai mené une vie qui ne servait à rien, ni aux autres ni à moi-même. La +guerre a changé mes sentiments. Il me semble que c'est un devoir pour +chacun de se rendre utile à ses semblables et que, surtout dans des +circonstances comme celles-ci, on n'a plus le droit de songer à ses +propres jouissances. + +Jules regarda Marguerite avec stupeur. Quel travail mystérieux avait +bien pu s'accomplir dans cette petite tête qui jusqu'alors ne s'était +occupée que d'élégances et de plaisirs? D'ailleurs, la gravité de la +situation n'avait pas détruit l'aimable coquetterie chez la jeune femme, +qui ajouta en riant: + +--Et puis, tu sais, le costume des infirmières est délicieux: la robe +toute blanche, le bonnet qui laisse voir les boucles de la chevelure, la +cape bleue qui contraste gentiment avec la blancheur de la robe. Un +costume qui tient à la fois de la religieuse et de la grande dame. Tu +verras comme je serai jolie! + +Mais, après ce bref retour de frivolité mondaine, elle exprima de +nouveau les idées généreuses qui avaient fleuri dans son âme légère et +charmante. Elle éprouvait un besoin de sacrifice; elle avait hâte de +connaître de près les souffrances des humbles, de prendre sa part de +toutes les misères de la chair malade. La seule chose dont elle avait +peur, c'était que le sang-froid vînt à lui manquer, lorsqu'elle aurait à +mettre en pratique ses connaissances d'infirmière. La vue du sang, la +mauvaise odeur des blessures, le pus des plaies ouvertes ne lui +soulèveraient-ils pas le cœur? Mais non! Le temps était passé d'avoir +des répugnances de femmelette; aujourd'hui le courage s'imposait à tout +le monde. Elle serait un soldat en jupons; elle oserait regarder la +douleur en face; elle mettrait son bonheur et son honneur à défendre +contre la mort les pauvres victimes de la guerre. S'il le fallait, elle +irait jusque sur les champs de bataille, et elle aurait la force d'y +charger un blessé sur ses épaules pour le rapporter à l'ambulance. + +Jules ne la reconnaissait plus. Était-ce vraiment Marguerite qui parlait +ainsi? Cette femme qui jusqu'alors avait eu en horreur d'accomplir le +moindre effort physique, se préparait maintenant avec une frémissante +ardeur aux besognes les plus rudes, se croyait assez forte pour vaincre +tous les dégoûts qu'inspirent inévitablement les pestilences des +hôpitaux, ne s'effrayait pas à l'idée d'aller aux premières lignes avec +les combattants et d'y affronter la mort. + +A un troisième rendez-vous, elle lut à Jules une lettre que son frère +lui avait envoyée des Vosges. Il y parlait de Laurier plus que de +lui-même. Les deux officiers appartenaient à des batteries différentes; +mais ces batteries étaient de la même division, et ils avaient pris part +ensemble à plusieurs combats. Le frère de Marguerite ne cachait pas +l'admiration qu'il ressentait pour son beau-frère. Cet ingénieur +tranquille et taciturne avait vraiment l'étoffe d'un héros; tous les +officiers qui avaient vu Laurier à l'œuvre avaient de lui la même +opinion. Cet homme affrontait la mort avec autant de calme que s'il eût +été à diriger encore sa fabrique des environs de Paris; il réclamait +toujours le poste le plus dangereux, celui d'observateur, et il se +glissait le plus près possible des positions ennemies, afin de +surveiller et de rectifier l'exactitude du tir. Jeudi dernier, un obus +allemand avait démoli la maison sous le toit de laquelle il se cachait; +sorti indemne d'entre les décombres, il avait aussitôt rajusté son +téléphone et s'était installé tranquillement dans les branches d'un +arbre, pour continuer son service. Sa batterie, découverte par les +aéroplanes ennemis au cours d'un combat défavorable, avait reçu les feux +concentrés de l'artillerie adverse, et un quart d'heure avait suffi pour +que la plus grande partie du personnel fût mise hors de combat: le +capitaine et plusieurs servants tués, les autres officiers et presque +tous les hommes blessés. Alors Laurier, prenant le commandement sous +une pluie de mitraille, avait continué le feu avec quelques artilleurs +encore valides et avait réussi à couvrir la retraite d'un bataillon. +Deux fois déjà il avait été cité à l'ordre du jour, et il obtiendrait +bientôt la croix de la légion d'honneur. + +Ce chaleureux éloge de Laurier ne fut pas du goût de Jules, qui +pourtant, cette fois, eut le bon goût de s'abstenir de toute +protestation, mais qui fit involontairement la grimace. Marguerite +surprit cette expression fugitive de mécontentement et crut devoir +réparer son imprudence. + +--Tu n'es pas fâché que je t'aie lu cette lettre? demanda-t-elle. Si je +te l'ai lue, c'est parce que je ne veux rien te cacher. Je ne comprends +pas ta mine jalouse. Tu sais bien que je n'aime pas, que je n'ai jamais +aimé mon mari. Est-ce une raison pour ne point lui rendre justice? Je me +réjouis de ses prouesses comme si c'étaient celles d'un ami de ma +famille, d'un monsieur que j'aurais connu dans le monde. Tu te fais tort +à toi-même, si tu supposes qu'une femme peut hésiter entre lui et toi. +Toi, tu es ma vie, mon bonheur, et je rends grâces à Dieu de n'avoir pas +à craindre de te perdre. Quelle joie de penser que la guerre ne +t'enlèvera pas à mon amour! + +Elle lui avait déjà dit cela à un rendez-vous précédent, et, chaque fois +qu'elle le lui disait, il en ressentait une secrète atteinte. +Puisqu'elle admirait ouvertement le courage de son frère et de son +mari, puisqu'elle-même était résolue à prendre en femme vaillante sa +part des fatigues et des dangers de la guerre, n'y avait-il pas une +nuance de mépris inconscient dans cet amour qui se félicitait de +l'oisive sécurité de l'aimé? + +Le lendemain, il dit à Argensola, qui n'ignorait rien de sa liaison avec +Marguerite: + +--Il me semble que nous sommes dans une situation fausse, sans que je +discerne clairement la raison de notre mésintelligence. A-t-elle +recommencé à aimer son mari sans le savoir elle-même? Peut-être. Mais ce +qui est certain, c'est qu'elle ne m'aime plus comme auparavant. + +Cependant la guerre avait allongé ses tentacules jusqu'à l'avenue +Victor-Hugo. + +--J'ai l'Allemagne à la maison! grommelait Marcel Desnoyers, d'un air +morose. + +L'Allemagne, c'était sa belle-sœur Héléna von Hartrott. Pourquoi +n'était-elle pas retournée à Berlin avec son fils, le pédant professeur +Julius? A présent les frontières étaient fermées, et il n'y avait plus +moyen de se débarrasser d'elle. + +L'une des raisons qui rendaient pénible à Marcel la présence d'Héléna, +c'était la nationalité de cette femme. Sans doute elle était argentine +de naissance; mais elle était devenue allemande par son mariage. Or le +patriotisme français, surexcité par les événements, faisait la chasse +aux espions avec une ardeur infatigable; et, quoique la dolente et +crédule «romantique» ne pût en aucune façon être soupçonnée +d'espionnage, Marcel craignait beaucoup de la voir enfermée par +l'autorité militaire dans un camp de concentration et d'être accusé +lui-même de donner asile à des sujets ennemis. + +Héléna semblait ne pas comprendre très bien la fausseté de sa situation +et les sentiments de son beau-frère. Dans les premiers jours, alors que +Marcel était encore pessimiste, elle avait pu faire ouvertement devant +lui l'éloge de l'Allemagne sans qu'il s'en offusquât, puisqu'il était à +peu près du même avis qu'elle. Mais, lorsque la contagion de +l'enthousiasme public eut réveillé en lui l'amour de la France et le +remords de la faute ancienne, l'attitude d'Héléna lui devint +insupportable. + +Au déjeuner ou au dîner, après avoir décrit avec une éloquence lyrique +le départ des troupes et les scènes émouvantes dont il avait été le +témoin, il s'écriait en agitant sa serviette: + +--Ce n'est plus comme en 1870! Les troupes françaises sont déjà entrées +victorieusement en Alsace. L'heure approche où les hordes teutonnes +seront rejetées sur l'autre rive du Rhin. + +Alors Héléna prenait une mine boudeuse, pinçait les lèvres et levait les +yeux au plafond, pour protester silencieusement contre de si grossières +erreurs. Puis, sans mot dire, elle se retirait dans sa chambre où la +bonne Luisa la suivait, pour la consoler de l'ennui qu'elle venait +d'avoir. Mais Héléna ne se croyait pas tenue d'observer avec sa sœur la +même réserve qu'avec Marcel, et elle se dédommageait du mutisme qu'elle +s'était imposé à table en pérorant sur les forces colossales de +l'Allemagne, sur les millions d'hommes et les milliers de canons que les +Empires centraux emploieraient contre l'Entente, sur les mortiers gros +comme des tours, qui auraient vite fait de réduire en poussière les +fortifications de Paris. + +--Les Français, concluait-elle, ignorent ce qu'ils ont devant eux. Il +suffira aux Allemands de quelques semaines pour les anéantir. + +Lorsque les armées allemandes eurent envahi la Belgique, ce crime +arracha au vieux Desnoyers des cris d'indignation. Selon lui, c'était la +trahison la plus inouïe qui eût été enregistrée par l'histoire. Quand il +se souvenait que, dans les premiers jours, il avait rejeté sur les +patriotes exaltés de son propre pays la responsabilité de la guerre, il +avait honte de son injuste erreur. Ah! quelle perfidie méthodiquement +préparée pendant des années! Les récits de pillages, d'incendies, de +massacres le faisaient frémir et grincer des dents. Toutes ces horreurs +d'une guerre d'épouvante appelaient vengeance, et il affirmait avec +force que la vengeance ne manquerait pas. L'atrocité même des +événements lui inspirait un étrange optimisme, fondé sur la foi +instinctive en la justice. Il n'était pas possible que de telles +horreurs demeurassent impunies. + +--L'invasion de la Belgique est une abominable félonie, disait-il, et +toujours une félonie a disqualifié son auteur. + +Il disait cela avec conviction, comme si la guerre était un duel où le +traître, mis au ban des honnêtes gens, se voit dans l'impossibilité de +continuer ses forfaits. + +L'héroïque résistance des Belges le confirma dans ses chimères et lui +inspira de vaines espérances. Les Belges lui parurent des hommes +surnaturels, destinés aux plus merveilleuses prouesses. Pendant quelques +jours, Liège fut pour lui une ville sainte contre les remparts de +laquelle se briserait toute la puissance germanique. Puis, quand Liège +eut succombé, sa foi inébranlable s'accrocha à une autre illusion: il y +avait dans l'intérieur du pays beaucoup de Lièges; les Allemands +pouvaient avancer; la difficulté serait pour eux de sortir. La reddition +de Bruxelles ne lui donna aucune inquiétude: c'était une ville ouverte +dont l'abandon était prévu, et les Belges n'en défendraient que mieux +Anvers. L'avance des Allemands vers la frontière française ne l'alarma +pas davantage: l'envahisseur trouverait bientôt à qui parler. Les armées +françaises étaient dans l'Est, c'est-à-dire à l'endroit où elles +devaient être, sur la véritable frontière, à la porte de la maison. +Mais cet ennemi lâche et perfide, au lieu d'attaquer de face, avait +attaqué par derrière en escaladant les murs comme un voleur. Infâme +traîtrise qui ne lui servirait à rien: car Joffre saurait lui barrer le +passage. Déjà quelques troupes avaient été envoyées au secours de la +Belgique, et elles auraient vite fait de régler le compte des Allemands. +On les écraserait, ces bandits, pour qu'il ne leur fût plus possible de +troubler la paix du monde, et leur empereur aux moustaches en pointe, on +l'exposerait dans une cage sur la place de la Concorde. + +Chichi, encouragée par les propos paternels, renchérissait encore sur +cet optimisme puéril. Une ardeur belliqueuse s'était emparée d'elle. Ah! +si les femmes pouvaient aller à la guerre! Elle se voyait dans un +régiment de dragons, chargeant l'ennemi en compagnie d'autres amazones +aussi hardies et aussi belles qu'elle-même. Ou encore elle se figurait +être un de ces chasseurs alpins qui, la carabine en bandoulière et +l'alpenstock au poing, glissaient sur leurs longs skis dans les neiges +des Vosges. Mais ensuite elle ne voulait plus être ni dragon, ni +chasseur alpin; elle voulait être une de ces femmes héroïques qui ont +tué pour accomplir une œuvre de salut. Elle rêvait qu'elle rencontrait +le Kaiser seul à seule, qu'elle lui plantait dans la poitrine une petite +dague à poignée d'argent et à fourreau ciselé, cadeau de son +grand-père; et, cela fait, il lui semblait qu'elle entendait l'énorme +soupir des millions de femmes délivrées par elle de cet abominable +cauchemar. Sa furie vengeresse ne s'arrêtait pas en si beau chemin; elle +poignardait aussi le Kronprinz; elle poignardait les généraux et les +amiraux; elle aurait volontiers poignardé ses cousins les Hartrott: car +ils étaient du côté des agresseurs, et, à ce titre, ils ne méritaient +aucune pitié. + +--Tais-toi donc! lui disait sa mère. Tu es folle. Comment une jeune +fille bien élevée peut-elle dire de pareilles sottises? + +Lorsque le fiancé de Chichi, René Lacour, se présenta pour la première +fois devant elle en uniforme, le lendemain du jour où il avait été +mobilisé, elle lui fit un accueil enthousiaste, l'appela «son petit +soldat de sucre»; et, les jours suivants, elle fut fière de sortir dans +la rue en compagnie de ce guerrier dont l'aspect était pourtant assez +peu martial. Grand et blond, doux et souriant, René avait dans toute sa +personne une délicatesse quasi féminine, à laquelle l'habit militaire +donnait un faux air de travesti. Par le fait, il n'était soldat qu'à +moitié: car son illustre père, craignant que la guerre n'éteignît à +jamais la dynastie des Lacour, si précieuse pour l'État, l'avait fait +verser dans les services auxiliaires. En sa qualité d'élève de l'École +centrale, René aurait pu être nommé sous-lieutenant; mais alors il +aurait été obligé d'aller au front. Comme auxiliaire, il ne pouvait +prétendre qu'au modeste titre de simple soldat et n'avait à s'acquitter +que de vulgaires besognes d'intendance, par exemple de compter des pains +ou de mettre en paquet des capotes; mais il ne sortirait pas de Paris. + +Un jour, Marcel Desnoyers put apprécier à Paris même les horreurs de la +guerre. Trois mille fugitifs belges étaient logés provisoirement dans un +cirque, en attendant qu'on les envoyât dans les départements. Il alla +les voir. + +Le vestibule était encore tapissé des affiches des dernières +représentations données avant la guerre; mais, dès que Marcel eut +franchi la porte, il fut pris aux narines par un miasme de foule malade +et misérable: à peu près l'odeur infecte que l'on respire dans un bagne +ou dans un hôpital pauvre. Les gens qu'il trouva là semblaient affolés +ou hébétés par la souffrance. L'affreux spectacle de l'invasion +persistait dans leur mémoire, l'occupait tout entière, n'y laissait +aucune place pour les événements qui avaient suivi. Ils croyaient voir +encore l'irruption des hommes casqués dans leurs villages paisibles, les +maisons flambant tout à coup, la soldatesque tirant sur les fuyards, les +enfants aux poignets coupés, les femmes agonisant sous la brutalité des +outrages, les nourrissons déchiquetés à coups de sabre dans leurs +berceaux, les mères aux entrailles ouvertes, tous les sadismes de la +bête humaine excitée par l'alcool et sûre de l'impunité. Quelques +octogénaires racontaient, les larmes aux yeux, comment les soldats d'un +peuple qui se prétend civilisé coupaient les seins des femmes pour les +clouer aux portes, promenaient en guise de trophée un nouveau-né +embroché à une baïonnette, fusillaient les vieux dans le fauteuil où +leur vieillesse impotente les retenait immobiles, après les avoir +torturés par de burlesques supplices. + +Ils s'étaient sauvés sans savoir où ils allaient, poursuivis par +l'incendie et la mitraille, fous de terreur, de la même manière qu'au +moyen âge les populations fuyaient devant les hordes des Huns et des +Mongols; et cet exode lamentable, ils l'avaient accompli au milieu de la +nature en fête, dans le mois le plus riant de l'année, alors que la +terre était dorée d'épis, alors que le ciel d'août resplendissait de +joyeuse lumière et que les oiseaux célébraient par l'allégresse de leurs +chants l'opulence des moissons. L'aspect des fugitifs entassés dans ce +cirque portait témoignage contre l'atrocité du crime commis. Les bébés +gémissaient comme des agneaux qui bêlent; les hommes regardaient autour +d'eux d'un air égaré; quelques femmes hurlaient comme des démentes. Dans +la confusion de la fuite, les familles s'étaient dispersées. Une mère de +cinq petits n'en avait plus qu'un. Des pères, demeurés seuls, pensaient +avec angoisse à leur femme et à leurs enfants disparus. Les +retrouveraient-ils jamais? Ces malheureux n'étaient-ils pas morts de +fatigue et de faim? + +Ce soir-là, Marcel, encore tout ému de ce qu'il venait de voir, ne put +s'empêcher de prononcer contre l'empereur Guillaume des paroles +véhémentes qui, à la grande surprise de tout le monde, firent sortir +Héléna de son mutisme. + +--L'Empereur est un homme excellent et chevaleresque, déclara-t-elle. Il +n'est coupable de rien, lui. Ce sont ses ennemis qui l'ont provoqué. + +Alors Marcel s'emporta, maudit l'hypocrite Kaiser, souhaita +l'extermination de tous les bandits qui venaient d'incendier Louvain, de +martyriser des vieillards, des femmes et des enfants. Sur quoi, Héléna +fondit en larmes. + +--Tu oublies donc, gémit-elle d'une voix entrecoupée par les sanglots, +tu oublies donc que je suis mère et que mes fils sont du nombre de ceux +sur qui tu appelles la mort! + +Ces mots firent mesurer soudain à Marcel la largeur de l'abîme qui le +séparait de cette femme, et, dans son for intérieur, il pesta contre la +destinée qui l'obligeait à la garder sous son toit. Mais comme, au fond, +il avait bon cœur et ne trouvait aucun plaisir à molester inutilement +les personnes de son entourage: + +--C'est bien, répondit-il. Je croyais les victimes plus dignes de pitié +que les bourreaux. Mais ne parlons plus de cela. Nous n'arriverons +jamais à nous entendre. + +Et désormais il se fit une règle de ne rien dire de la guerre en +présence de sa belle-sœur. + +Cependant la guerre avait réveillé le sentiment religieux chez nombre de +personnes qui depuis longtemps n'avaient pas mis les pieds dans une +église, et elle exaltait surtout la dévotion des femmes. Luisa ne se +contentait plus d'entrer chaque matin, comme d'habitude, à Saint-Honoré +d'Eylau, sa paroisse. Avant même de lire dans les journaux les dépêches +du front, elle y cherchait un autre renseignement: Où irait aujourd'hui +Monseigneur Amette? Et elle s'en allait jusqu'à la Madeleine, jusqu'à +Notre-Dame, jusqu'au lointain Sacré-Cœur, en haut de la butte +Montmartre; puis, sous les voûtes du temple honoré de la visite de +l'archevêque, elle unissait sa voix au chœur qui implorait une +intervention divine: «Seigneur, sauvez la France!» + +Sur le maître-autel de toutes les églises figuraient, assemblés en +faisceaux, les drapeaux de la France et des nations alliées. Les nefs +étaient pleines de fidèles, et la foule pieuse ne se composait pas +uniquement de femmes: il y avait aussi des hommes d'âge, debout, graves, +qui remuaient les lèvres et fixaient sur le tabernacle des yeux humides +où se reflétaient, pareilles à des étoiles perdues, les flammes des +cierges. C'étaient des pères qui, en pensant à leurs fils envoyés sur le +front, se rappelaient les prières de leur enfance. Jusqu'alors la +plupart d'entre eux avaient été indifférents en matière religieuse; +mais, dans ces conjonctures tragiques, il leur avait semblé tout à coup +que la foi, qu'ils ne possédaient point, était un bien et une force, et +ils balbutiaient de vagues oraisons, dont les paroles étaient +incohérentes et presque dépourvues de sens, à l'intention des êtres +chers qui luttaient pour l'éternelle justice. Les cérémonies religieuses +devenaient aussi passionnées que des assemblées populaires; les +prédicateurs étaient des tribuns, et parfois l'enthousiasme patriotique +coupait d'applaudissements les sermons. Quand Luisa revenait de +l'office, elle était palpitante de foi et espérait du ciel un miracle +semblable à celui par lequel sainte Geneviève avait chassé loin de Paris +les hordes d'Attila. + +Dans les grandes circonstances, lorsque Luisa insistait pour emmener sa +sœur dans ces dévotes excursions, Héléna courait avec elle aux quatre +coins de Paris. Mais, si aucun office extraordinaire n'était annoncé, la +«romantique», plus terre-à-terre en cela que l'autre, préférait aller +tout simplement à Saint-Honoré d'Eylau. Là, elle rencontrait parmi les +habitués beaucoup de personnes originaires des diverses républiques du +Nouveau Monde, gens riches qui, après fortune faite, étaient venus +manger leurs rentes à Paris et s'étaient installés dans le quartier de +l'Étoile, cher aux cosmopolites. Elle avait lié connaissance avec +plusieurs de ces personnes, ce qui lui procurait le vif plaisir +d'échanger force saluts lorsqu'elle arrivait, et, à la sortie, d'engager +sur le parvis de longues conversations où elle recueillait une infinité +de nouvelles vraies ou fausses sur la guerre et sur cent autres choses. + +Bientôt des jours vinrent où, à en juger d'après les apparences, il ne +se passait plus rien d'extraordinaire. On ne trouvait dans les journaux +que des anecdotes destinées à entretenir la confiance du public, et +aucun renseignement positif n'y était publié. Les communiqués du +Gouvernement n'étaient que de la rhétorique vague et sonore. + +Ce manque de nouvelles coïncida avec une subite agitation de la +belle-sœur. Héléna s'absentait chaque après-midi, quelquefois même dans +la matinée, et elle ne manquait jamais de rapporter à la maison des +nouvelles alarmantes qu'elle semblait se faire un malin plaisir de +communiquer sournoisement à ses hôtes, non comme des vérités certaines, +mais comme des bruits répandus. _On disait_ que les Français avaient été +défaits simultanément en Lorraine et en Belgique; _on disait_ qu'un +corps de l'armée française s'était débandé; _on disait_ que les +Allemands avaient fait beaucoup de prisonniers et enlevé beaucoup de +canons. Quoique Marcel eût entendu lui-même dire quelque chose +d'approchant, il affectait de n'en rien croire, protestait qu'à tout le +moins il y avait dans ces bruits beaucoup d'exagération. + +--C'est possible, répliquait doucement l'agaçante Héléna. Mais je vous +répète ce que m'ont dit des personnes que je crois bien informées. + +Au fond, Marcel commençait à être très inquiet, et son instinct d'homme +pratique lui faisait deviner un péril. «Il y a quelque chose qui ne +marche pas,» pensait-il, soucieux. + +La chute du ministère et la constitution d'un Gouvernement de défense +nationale lui démontra la gravité de la situation. Alors il alla voir le +sénateur Lacour. Celui-ci connaissait tous les ministres, et personne +n'était mieux renseigné que lui. + +--Oui, mon ami, répondit le personnage aux questions anxieuses de +Marcel, nous avons subi de gros échecs à Morhange et à Charleroi, +c'est-à-dire à l'Est et au Nord. Les Allemands vont envahir le +territoire de la France. Mais notre armée est intacte et se retire en +bon ordre. La fortune peut changer encore. C'est un grand malheur; +néanmoins tout n'est pas perdu. + +On poussait activement--un peu tard!--les préparatifs de la défense de +Paris. Les forts s'armaient de nouveaux canons; dans la zone de tir, les +pioches des démolisseurs faisaient disparaître les maisonnettes élevées +durant les années de paix; les ormes des avenues extérieures tombaient +sous la hache, pour élargir l'horizon; des barricades de sacs de terre +et de troncs d'arbres obstruaient les portes des remparts. Beaucoup de +curieux allaient dans la banlieue admirer les tranchées récemment +ouvertes et les barrages de fils de fer barbelés. Le Bois de Boulogne +s'emplissait de troupeaux, et, autour des montagnes de fourrage sec, +bœufs et brebis se groupaient sur les prairies de fin gazon. Le souci +d'avoir des approvisionnements suffisants inquiétait une population qui +gardait vif encore le souvenir des misères souffertes en 1870. D'une +nuit à l'autre, l'éclairage des rues diminuait; mais, en compensation, +le ciel était continuellement rayé par les jets lumineux des +réflecteurs. La crainte d'une agression aérienne augmentait encore +l'anxiété publique; les gens peureux parlaient des _zeppelins_, et, +comme on exagère toujours les dangers inconnus, on attribuait à ces +engins de guerre une puissance formidable. + +Luisa, naturellement timide, était affolée par les entretiens +particuliers qu'elle avait avec sa sœur, et elle étourdissait de ses +émois son mari qui ne réussissait pas à l'apaiser. + +--Tout est perdu! lui disait-elle en pleurant. Héléna est la seule qui +connaît la vérité. + +Si Luisa avait une grande confiance dans les affirmations d'Héléna, il y +avait pourtant un point sur lequel il lui était impossible de croire sa +sœur aveuglément. Les atrocités commises en Belgique sur les femmes et +sur les jeunes filles démentaient trop positivement ce qu'Héléna +racontait de la haute courtoisie des officiers et de la sévère moralité +des soldats allemands. + +--_Ils_ vont venir, Marcel, _ils_ vont venir. Je ne vis plus... Notre +fille... notre fille... + +Mais Chichi riait des alarmes de sa mère, et, avec la belle audace de la +jeunesse: + +--Qu'ils viennent donc, ces coquins! s'écriait-elle. Je ne serais pas +fâchée de les voir en face! + +Et elle faisait le geste de frapper, comme si elle avait tenu dans sa +main le poignard vengeur. + +Marcel finit par se lasser de cette situation et résolut d'envoyer sa +femme, sa fille et sa belle-sœur à Biarritz, où beaucoup de +Sud-Américains s'étaient déjà rendus. Quant à lui, il avait décidé de +rester à Paris, pour une raison dont il n'avait d'ailleurs qu'une +conscience un peu confuse. Il s'imaginait n'y être retenu que par la +curiosité; mais, au fond, il avait une honte inavouée de fuir une +seconde fois devant l'ennemi. Sa femme essaya bien de l'emmener avec +elle: depuis bientôt trente ans de mariage, ils ne s'étaient pas séparés +une seule fois! Mais il déclara sa volonté sur un ton qui n'admettait +pas de réplique. + +Jules, pour demeurer près de Marguerite, s'obstina aussi à demeurer dans +la capitale. + +Bref, un beau matin, Luisa, Héléna et Chichi s'embarquèrent dans une +grande automobile à destination de la Côte d'Argent: la première, navrée +de laisser à Paris son mari et son fils; la seconde, bien aise, en +somme, de n'être pas là quand les troupes de son cher empereur +entreraient dans Paris; la troisième, toute réjouie de voyager dans un +pays nouveau pour elle et de visiter une des plages les plus à la mode. + + + + +VI + +EN RETRAITE + + +Après ce départ, Marcel fut d'abord un peu désorienté par sa solitude. +Les salles désertes de son appartement lui semblaient énormes et pleines +d'un silence d'autant plus profond que tous les autres appartements du +luxueux immeuble étaient vides comme le sien. Ces appartements avaient +pour locataires, soit des étrangers qui s'étaient discrètement éloignés +de Paris, soit des Français qui, surpris par la guerre, étaient demeurés +dans leurs domaines ruraux. + +D'ailleurs il était satisfait de la résolution qu'il avait prise. +L'absence des siens, en le rassurant, lui avait rendu presque tout son +optimisme. «Non, _ils_ ne viendront pas à Paris», se répétait-il vingt +fois par jour. Et il ajoutait mentalement: «Au surplus, s'ils y +viennent, je n'ai pas peur: je suis encore bon pour faire le coup de feu +dans une tranchée.» Il lui semblait que cette velléité de faire le coup +de feu réparait dans quelque mesure la honte de la fuite en Amérique. + +Dans ses promenades à travers Paris, il rencontrait des bandes de +réfugiés. C'étaient des habitants du Nord et de l'Est qui avaient fui +devant l'invasion. Cette multitude douloureuse ne savait où aller, +n'avait d'autre ressource que la charité publique; et elle racontait +mille horreurs commises par les Allemands dans les pays envahis: +fusillements, assassinats, vols autorisés par les chefs, pillages +exécutés par ordre supérieur, maisons et villages incendiés. Ces récits +lui remuaient le cœur et faisaient naître peu à peu dans son esprit une +idée naïve, mais généreuse. Le devoir des riches, des propriétaires qui +possédaient de grands biens dans les provinces menacées, n'était-il pas +d'être présents sur leurs terres pour soutenir le moral des populations, +pour les aider de leurs conseils et de leur argent, pour tâcher de les +protéger, lorsque l'ennemi arriverait? Or ce devoir s'imposait à +lui-même d'une façon d'autant plus impérieuse qu'il lui semblait avoir +moins de danger personnel à courir: devenu quasi Argentin, il serait +considéré par les officiers allemands comme un neutre; à ce titre il +pourrait faire respecter son château, où, le cas échéant, les paysans du +village et des alentours trouveraient un refuge. Dès lors, le projet de +se rendre à Villeblanche hanta son esprit. + +Cependant chaque jour apportait un flot de mauvaises nouvelles. Les +journaux ne disaient pas grand'chose; le Gouvernement ne parlait qu'en +termes obscurs, qui inquiétaient sans renseigner. Néanmoins la triste +vérité s'ébruitait, répandue sourdement par les alarmistes et par les +espions demeurés dans Paris. On se communiquait à l'oreille des bruits +sinistres: «Ils ont passé la frontière... Ils sont à Lille...» Et le +fait est que les Allemands avançaient avec une effrayante rapidité. + +Anglais et Français reculaient devant le mouvement enveloppant des +envahisseurs. Quelques-uns s'attendaient à un nouveau Sedan. Pour se +rendre compte de l'avance de l'ennemi, il suffisait d'aller à la gare du +Nord: toute les vingt-quatre heures, on y constatait le rétrécissement +du rayon dans lequel circulaient les trains. Des avis annonçaient qu'on +ne délivrait plus de billets pour telles et telles localités du réseau, +et cela signifiait que ces localités étaient tombées au pouvoir de +l'ennemi. Le rapetissement du territoire national s'accomplissait avec +une régularité mathématique, à raison d'une quarantaine de kilomètres +par jour, de sorte que, montre en main, on pouvait prédire l'heure à +laquelle les premiers uhlans salueraient de leurs lances l'apparition de +la Tour Eiffel. + +Ce fut à ce moment d'universelle angoisse que Marcel retourna chez son +ami Lacour pour lui adresser la plus extraordinaire des requêtes: il +voulait aller tout de suite à son château de Villeblanche, et il priait +le sénateur de lui obtenir les papiers nécessaires. + +--Vous êtes fou! s'écria le personnage, qui ne pouvait en croire ses +oreilles. Sortir de Paris, oui, mais pour aller vers le sud et non vers +l'est! Je vous le dis sous le sceau du secret: d'un instant à l'autre +tout le monde partira, président de la République, ministres, Chambres. +Nous nous installerons à Bordeaux, comme en 1870. Nous savons mal ce qui +se passe, mais toutes les nouvelles sont mauvaises. L'armée reste +solide, mais elle se retire, abandonne continuellement du terrain. +Croyez-moi: ce que vous avez de mieux à faire, c'est de quitter Paris +avec nous. Gallieni défendra la capitale; mais la défense sera +difficile. D'ailleurs, même si Paris succombe, la France ne succombera +point pour cela. S'il est nécessaire, nous continuerons la guerre +jusqu'à la frontière d'Espagne. Ah! tout cela est triste, bien triste! + +Marcel hocha la tête. Ce qu'il voulait, c'était se rendre à son château +de Villeblanche. + +--Mais on vous fera prisonnier! objecta Lacour. On vous tuera peut-être! + +L'obstination de Marcel triompha des résistances de son ami. Ce n'était +point le moment des longues discussions, et chacun devait songer à son +propre sort. Le sénateur finit donc par céder au désir de Marcel et lui +obtint l'autorisation de partir le soir même, par un train militaire +qui se dirigeait vers la Champagne. + + * * * * * + +Ce voyage permit à Marcel de voir le trafic extraordinaire que la guerre +avait développé sur les voies ferrées. Son train mit quatorze heures +pour franchir une distance qui, en temps normal, n'exigeait que deux +heures. Aux stations de quelque importance, toutes les voies étaient +occupées par des rames de wagons. Les machines sous pression sifflaient, +impatientes de partir. Les soldats hésitaient devant les différents +trains, se trompaient, descendaient d'un wagon pour remonter dans un +autre. Les employés, calmes, mais visiblement fatigués, allaient de côté +et d'autre pour renseigner les hommes, pour leur donner des +explications, pour faire charger des montagnes de colis. + +Dans le train qui portait Marcel, les territoriaux d'escorte dormaient, +accoutumés à la monotonie de ce service. Les soldats chargés des chevaux +ouvraient les portes à coulisse et s'asseyaient sur le plancher du +wagon, les jambes pendantes. La nuit, le train marchait avec lenteur à +travers les campagnes obscures, s'arrêtait devant les signaux rouges et +avertissait de sa présence par de longs sifflets. Dans quelques +stations, il y avait des jeunes filles vêtues de blanc, avec des +cocardes et de petits drapeaux épinglés sur la poitrine. Jour et nuit +elles étaient là, se remplaçant à tour de rôle, de sorte qu'aucun train +ne passait sans recevoir leur visite. Dans des corbeilles ou sur des +plateaux, elles offraient aux soldats du pain, du chocolat, des fruits. +Beaucoup d'entre eux, rassasiés, refusaient en remerciant; mais les +jeunes filles se montraient si tristes de ce refus qu'ils finissaient +par céder à leurs instances. + +Marcel, casé dans un compartiment de seconde classe avec le lieutenant +qui commandait l'escorte et avec quelques officiers qui s'en allaient +rejoindre leur corps, passa la plus grande partie de la nuit à causer +avec ses compagnons de voyage. Les officiers n'avaient que des +renseignements vagues sur le lieu où ils pourraient retrouver leur +régiment. D'un jour à l'autre, les opérations de la guerre modifiaient +la position des troupes. Mais, fidèles à leur devoir, ils se portaient +vers le front, avec le désir d'arriver assez tôt pour le combat décisif. +Le chef de l'escorte, qui avait déjà fait plusieurs voyages, était le +seul qui se rendît bien compte de la retraite: à chaque nouveau voyage, +le parcours se raccourcissait. Tout le monde était déconcerté. Pourquoi +se retirait-on? Quoique l'armée eût éprouvé des revers, elle était +intacte, et, selon l'opinion commune, elle aurait dû chercher sa +revanche dans les lieux mêmes où elle avait eu le dessous. La retraite +laissait à l'ennemi le chemin libre. Quinze jours auparavant, ces +hommes discutaient dans leurs garnisons sur la région de la Belgique où +l'ennemi recevrait le coup mortel et sur le point de la frontière par où +les Français victorieux envahiraient l'Allemagne. + +Toutefois la déception n'engendrait aucun découragement. Une espérance +confuse, mais ferme, dominait les incertitudes. Le généralissime était +le seul qui possédât le secret des opérations. Ce chef grave et +tranquille finirait par tout arranger. Personne n'avait le droit de +douter de la fortune. Joffre était de ceux qui disent toujours le +dernier mot. + +Marcel descendit du train à l'aube. + +--Bonne chance, messieurs! + +Il serra la main de ces braves gens qui allaient peut-être à la mort. Le +train se remit en marche et Marcel se trouva seul dans la gare, à +l'embranchement de la ligne d'intérêt local qui desservait Villeblanche; +mais, faute de personnel, le service était suspendu sur cette petite +ligne dont les employés avaient été affectés aux grandes lignes pour les +transports de guerre. De cette gare à Villeblanche il y avait encore +quinze kilomètres. Malgré les offres les plus généreuses, le +millionnaire ne put trouver une simple charrette pour achever son +voyage: la mobilisation s'était approprié la plupart des véhicules et +des bêtes de trait, et le reste avait été emmené par les fugitifs. Force +lui fut donc d'entreprendre le trajet à pied, et, malgré son âge, il se +mit en route. + +Le chemin blanc, droit, poudreux, traversait une plaine qui semblait +s'étendre à l'infini. Quelques bouquets d'arbres, quelques haies vives, +les toits de quelques fermes rompaient à peine la monotonie du paysage. +Les champs étaient couverts des chaumes de la moisson récemment fauchée. +Les meules bossuaient le sol de leurs cônes roux, qui commençaient à +prendre un ton d'or bruni. Les oiseaux voletaient dans les buissons +emperlés par la rosée. + +Marcel chemina toute la matinée. La route était tachetée de points +mouvants qui, de loin, ressemblaient à des files de fourmis. C'étaient +des gens qui allaient tous dans la direction contraire à la sienne: ils +fuyaient vers le sud, et, lorsqu'ils croisaient ce citadin bien chaussé, +qui marchait la canne à la main et le chapeau de paille sur la tête, ils +faisaient un geste de surprise et s'imaginaient que c'était quelque +fonctionnaire, quelque envoyé du Gouvernement venu pour inspecter le +pays d'où la terreur les poussait à fuir. + +Vers midi, dans une auberge située au bord de la route, Marcel put +trouver un morceau de pain, du fromage et une bouteille de vin blanc. +L'aubergiste était parti à la guerre, et sa femme, malade et alitée, +gémissait de souffrance. Sur le pas de la porte, une vieille presque +sourde, la grand'mère entourée de ses petits-enfants, regardait ce +défilé de fugitifs qui durait depuis trois jours. + +--Pourquoi fuient-ils, monsieur? dit-elle au voyageur. La guerre ne +concerne que les soldats. Nous autres paysans, nous ne faisons de mal à +personne et nous n'avons rien à craindre. + +Quatre heures plus tard, à la descente de l'une des collines boisées qui +bordent la vallée de la Marne, Marcel aperçut enfin les toits de +Villeblanche groupés autour de l'église et, un peu à l'écart, surgissant +d'entre les arbres, les capuchons d'ardoise qui coiffaient les tours de +son château. + +Les rues du village étaient désertes. Une moitié de la population +s'était enfuie; l'autre moitié était restée, par routine casanière et +par aveugle optimisme. Si les Prussiens venaient, que pourraient-ils +leur faire? Les habitants se soumettraient à leurs ordres, ne +tenteraient aucune résistance. On ne châtie pas des gens qui obéissent. +Les maisons du village avaient été construites par leurs pères, par +leurs ancêtres, et tout valait mieux que d'abandonner ces demeures d'où +eux-mêmes n'étaient jamais sortis. Quelques femmes se tenaient assises +autour de la place, comme dans les paisibles après-midi des étés +précédents. Ces femmes regardèrent l'arrivant avec surprise. + +Sur la place, Marcel vit un groupe formé du maire et des notables. Eux +aussi, ils regardèrent avec surprise le propriétaire du château. C'était +pour eux la plus inattendue des apparitions. Un sourire bienveillant, un +regard sympathique accueillirent ce Parisien qui venait les rejoindre +et partager leur sort. Depuis longtemps Marcel vivait en assez mauvais +termes avec les habitants du village: car il défendait ses droits avec +âpreté, ne tolérait ni la maraude dans ses champs ni le pâtis dans ses +bois. A plusieurs reprises, il avait menacé de procès et de prison +quelques douzaines de délinquants. Ses ennemis, soutenus par la +municipalité, avaient répondu à ces menaces en laissant le bétail +envahir les cultures du château, en tuant le gibier, en adressant au +préfet et au député de la circonscription des plaintes contre le +châtelain. Ses démêlés avec la commune l'avaient rapproché du curé, qui +vivait en hostilité ouverte avec le maire; mais l'Église ne lui avait +pas été beaucoup plus profitable que l'État. Le curé, ventru et +débonnaire, ne perdait aucune occasion de soutirer à Marcel de grosses +aumônes pour les pauvres; mais, le cas échéant, il avait la charitable +audace de lui parler en faveur de ses ouailles, d'excuser les +braconniers, de trouver même des circonstances atténuantes aux +maraudeurs qui, en hiver, volaient le bois du parc et, en été, les +fruits du jardin. Or Marcel eut la stupéfaction de voir le curé, qui +sortait du presbytère, saluer le maire au passage avec un sourire +amical. Ces deux hommes s'étaient rencontrés, le 1er août, au pied du +clocher dont la cloche sonnait le tocsin pour annoncer la mobilisation +aux hommes qui étaient dans les champs; et, par instinct, sans trop +savoir pourquoi, ces vieux ennemis s'étaient serré la main avec +cordialité. Il n'y avait plus que des Français. + +Arrivé au château, Marcel eut le sentiment de n'avoir pas perdu sa +peine. Jamais son parc ne lui avait semblé si beau, si majestueux qu'en +cet après-midi d'été; jamais les cygnes n'avaient promené avec tant de +grâce sur le miroir d'eau leur image double; jamais l'édifice lui-même, +dans son enceinte de fossés, n'avait eu un aspect aussi seigneurial. +Mais la mobilisation avait fait d'énormes vides dans les écuries, dans +les étables, et presque tout le personnel manquait. Le régisseur et la +plupart des domestiques étaient à l'armée; il ne restait que le +concierge, homme d'une cinquantaine d'années, malade de la poitrine, +avec sa femme et sa fille qui prenaient soin des quelques vaches +demeurées à la ferme. + + * * * * * + +Après une nuit de bon sommeil qui lui fit oublier la fatigue de la +veille, le châtelain passa la matinée à visiter les prairies +artificielles qu'il avait créées dans son parc, derrière un rideau +d'arbres. Il eut le regret de voir que ces prairies manquaient d'eau, et +il essaya d'ouvrir une vanne pour arroser la luzerne qui commençait à +sécher. Puis il fit un tour dans les vignes, qui déployaient les masses +de leurs pampres sur les rangées d'échalas et montraient entre les +feuilles le violet encore pâle de leurs grappes mûrissantes. Tout était +si tranquille que Marcel sentait son optimisme renaître et oubliait +presque les horreurs de la guerre. + +Mais, dans l'après-dîner, un mouvement soudain se produisit au village, +et Georgette, la fille du concierge, vint dire qu'il passait dans la +grande rue beaucoup de soldats français et d'automobiles militaires. +C'étaient des camions réquisitionnés, qui conservaient sous une couche +de poussière et de boue durcie les adresses des commerçants auxquels ils +avaient appartenu; et, mêlés à ces véhicules industriels, il y avait +aussi d'autres voitures provenant d'un service public: les grands +autobus de Paris, qui portaient encore l'indication des trajets auxquels +ils avaient été affectés, _Madeleine-Bastille_, _Passy-Bourse_, etc. +Marcel les regarda comme on regarde de vieux amis aperçus au milieu +d'une foule. Peut-être avait-il voyagé maintes fois dans telle ou telle +de ces voitures déteintes, vieillies par vingt jours de service +incessant, aux tôles gondolées, aux ferrures tordues, qui grinçaient de +toutes leur carcasse disjointe et qui étaient trouées comme des cribles. + +Certains véhicules avaient pour marques distinctives des cercles blancs +marqués d'une croix rouge au centre; sur d'autres, on lisait des lettres +et des chiffres qu'il était impossible de comprendre, quand on n'était +pas initié aux secrets de l'administration militaire. Et tous ces +véhicules, dont les moteurs seuls étaient en bon état, transportaient +des soldats, quantité de soldats qui avaient des bandages à la tête ou +aux jambes:--blessés aux visages pâles que la barbe poussée rendait +encore plus tragiques, aux yeux de fièvre qui regardaient fixement, aux +bouches que semblait tenir ouvertes la plainte immobilisée de la +douleur.--Des médecins et des infirmiers occupaient plusieurs voitures +de ce convoi, et quelques pelotons de cavaliers l'escortaient. Les +voitures n'avançaient que très lentement, et, dans les intervalles qui +les séparaient les unes des autres, des bandes de soldats, la capote +déboutonnée ou jetée sur l'épaule comme une capa, faisaient route +pédestrement. Eux aussi étaient des blessés; mais, assez valides pour +marcher, ils plaisantaient et chantaient, les uns avec un bras en +écharpe, d'autres avec le front ou la nuque enveloppés de linges sur +lesquels le suintement du sang mettait des taches rougeâtres. + +Marcel voulut faire quelque chose pour ces pauvres gens. Mais à peine +avait-il commencé à leur distribuer des pains et des bouteilles de vin, +un major accourut et lui reprocha cette libéralité comme un crime: cela +pouvait être fatal aux blessés. Il resta donc sur le bord de la route, +impuissant et triste, à suivre des yeux ce défilé de nobles souffrances. + +A la nuit tombante, ce furent des centaines de camions qui passèrent, +les uns fermés hermétiquement, avec la prudence qui s'impose pour les +matières explosives, les autres chargés de ballots et de caisses qui +exhalaient une fade odeur de nourriture. Puis ce furent de grands +troupeaux de bœufs, qui s'arrêtaient avec des remous aux endroits où le +chemin se rétrécissait, et qui se décidaient enfin à passer sous le +bâton et aux cris des pâtres coiffés de képis. + +Marcel, tourmenté par ses pensées, ne ferma pas l'œil de la nuit. Ce +qu'il venait de voir, c'était la retraite dont on parlait à Paris, mais +à laquelle beaucoup de gens refusaient de croire: la retraite déjà +poussée si loin et qui continuait plus loin encore son mouvement +rétrograde, sans que personne pût dire l'endroit où elle s'arrêterait. + +A l'aube, il s'endormit de fatigue et ne se réveilla que très tard dans +la matinée. Son premier regard fut pour la route. Il la vit encombrée +d'hommes et de chevaux; mais, cette fois, les hommes armés de fusils +formaient des bataillons, et ce que les chevaux traînaient, c'était de +l'artillerie. + +Hélas! ces troupes étaient de celles qu'il avait vues naguère partir de +Paris, mais combien changées! Les capotes bleues s'étaient converties en +nippes loqueteuses et jaunâtres; les pantalons rouges avaient pris une +teinte délavée de brique mal cuite; les chaussures étaient des mottes de +boue. Les visages avaient une expression farouche sous les ruisseaux de +poussière et de sueur qui en accusaient toutes les rides et toutes les +cavités, avec ces barbes hirsutes dont des poils étaient raides comme +des épingles, avec cet air de lassitude qui révélait l'immense désir de +faire halte, de s'arrêter là définitivement, d'y tuer ou d'y mourir sur +place. Et pourtant ces soldats marchaient, marchaient toujours. +Certaines étapes avaient duré trente heures. L'ennemi suivait pas à pas, +et l'ordre était de se retirer sans repos ni trêve, de se dérober par la +rapidité des pieds au mouvement enveloppant que tentait l'envahisseur. +Les chefs devinaient l'état d'âme de leurs hommes; ils pouvaient exiger +d'eux le sacrifice de la vie; mais il était bien plus dur de leur +ordonner de marcher jour et nuit dans une fuite interminable, alors que +ces hommes ne se considéraient pas comme battus, alors qu'ils sentaient +gronder en eux la colère furieuse, mère de l'héroïsme. Les regards +désespérés des soldats cherchaient l'officier le plus voisin, le +lieutenant, le capitaine. On n'en pouvait plus! Une marche énorme, +exténuante, en si peu de jours! Et pourquoi? Les supérieurs n'en +savaient pas plus que les inférieurs; mais leurs yeux semblaient +répondre: «Courage! Encore un effort! Cela va bientôt finir.» + +Les bêtes, vigoureuses mais dépourvues d'imagination, étaient moins +résistantes que les hommes. Leur aspect faisait pitié. Était-il possible +que ce fussent les mêmes chevaux musclés et lustrés que Marcel avait vus +à Paris dans les premiers jours du mois d'août? Une campagne de trois +semaines les avait vieillis et fourbus. Leurs regards troubles +semblaient implorer la compassion. Ils étaient si maigres que les arêtes +de leurs os ressortaient et que leurs yeux en paraissaient plus gros. +Les harnais, en se déplaçant dans la marche, laissaient voir sur la peau +des places dénudées et des plaies saignantes. Quelques animaux, à bout +de forces, s'écroulaient tout à coup, morts de fatigue. Alors les +artilleurs les dépouillaient rapidement de leurs harnais et les +roulaient sur le bord du chemin, pour que les cadavres ne gênassent pas +la circulation; et les pauvres bêtes restaient là dans leur nudité +squelettique, les pattes rigides, semblant épier de leurs yeux vitreux +et fixes les premières mouches qu'attirerait la triste charogne. + +Les canons peints en gris, les affûts, les caissons, Marcel avait vu +tout cela propre et luisant, grâce aux soins que, depuis les âges les +plus reculés, l'homme a toujours pris de ses armes, soins plus minutieux +encore que ceux que la femme prend des objets domestiques. Mais à +présent, par l'usure qui résulte d'un emploi excessif, par la +dégradation que produit une inévitable négligence, tout cela était sale +et flétri: les roues déformées extérieurement par la fange, le métal +obscurci par les vapeurs des détonations, la peinture souillée d'ordures +ou éraflée par des accrocs. + +Dans les espaces qui parfois restaient libres entre une batterie et un +régiment, des paysans se hâtaient, hordes misérables que l'invasion +chassait devant elle, villages entiers qui s'étaient mis en route pour +suivre l'armée dans sa retraite. L'arrivée d'un nouveau régiment ou +d'une nouvelle batterie les obligeait à quitter le chemin et à continuer +leur pérégrination dans les champs. Mais, dès qu'un intervalle se +reproduisait dans le défilé des troupes, ils encombraient de nouveau la +chaussée blanche et unie. Il y avait des hommes qui poussaient de +petites charrettes sur lesquelles étaient entassées des montagnes de +meubles; des femmes qui portaient de jeunes enfants; des grands-pères +qui avaient sur leurs épaules des bébés; des vieux endoloris qui ne +pouvaient se traîner qu'avec un bâton; des vieilles qui remorquaient des +grappes de mioches accrochés à leurs jupes; d'autres vieilles, ridées et +immobiles comme des momies, que l'on charriait sur des voitures à bras. + +Désormais personne ne s'opposa plus à la libéralité du châtelain, dont +la cave déborda sur la route. Aux tonneaux de la dernière vendange, +roulés devant la grille, les soldats emplissaient sous le jet rouge la +tasse de métal décrochée de leur ceinture. Marcel contemplait avec +satisfaction les effets de sa munificence: le sourire reparaissait sur +les visages, la plaisanterie française courait de rang en rang. Lorsque +les soldats s'éloignaient, ils entonnaient une chanson. + +A mesure que le soir approchait, les troupes avaient l'air de plus en +plus épuisé. Ce qui défilait maintenant, c'étaient les traînards, dont +les pieds étaient à vif dans les brodequins. Quelques-uns s'étaient +débarrassés de cette gaine torturante et marchaient pieds nus, avec +leurs lourdes chaussures pendues à l'épaule. Mais tous, malgré la +fatigue mortelle, conservaient leurs armes et leurs cartouches, en +pensant à l'ennemi qui les suivait. + +La seconde nuit que le millionnaire passa dans son lit de parade à +colonnes et à panaches, un lit qui, selon la déclaration des vendeurs, +avait appartenu à Henri IV, fut encore une mauvaise nuit. Obsédé par les +images de l'incompréhensible retraite, il croyait voir et entendre +toujours le torrent des soldats, des canons, des équipages. Mais, par le +fait, le passage des troupes avait presque cessé. De temps à autre +défilaient bien encore un bataillon, une batterie, un peloton de +cavaliers: mais c'étaient les derniers éléments de l'arrière-garde qui, +après avoir pris position près du village pour couvrir la retraite, +commençaient à se retirer. + +Le lendemain matin, lorsque Marcel descendit à Villeblanche, ce fut à +peine s'il y vit des soldats. Il ne restait qu'un escadron de dragons +qui battaient les bois à droite et à gauche de la route et qui +ramassaient les retardataires. Le châtelain alla jusqu'à l'entrée du +village, où il trouva une barricade faite de voitures et de meubles, +qui obstruait la chaussée. Quelques dragons la gardaient, pied à terre +et carabine au poing, surveillant le ruban blanc de la route qui montait +entre deux collines couvertes d'arbres. Par instants résonnaient des +coups de fusil isolés, semblables à des coups de fouet. «Ce sont les +nôtres», disaient les dragons. La cavalerie avait ordre de conserver le +contact avec l'ennemi, de lui opposer une résistance continuelle, de +repousser les détachements allemands qui cherchaient à s'infiltrer le +long des colonnes et de tirailler sans cesse contre les reconnaissances +de uhlans. + +Marcel considéra avec une profonde pitié les éclopés qui trimaient +encore sur la route. Ils ne marchaient pas, ils se traînaient, avec la +ferme volonté d'avancer, mais trahis par leurs jambes molles, par leurs +pieds en sang. Ils s'asseyaient une minute au bord du chemin, harassés, +agonisant de lassitude, pour respirer un peu sans avoir la poitrine +écrasée par le poids du sac, pour délivrer un instant leurs pieds de +l'étau des brodequins; et, quand ils voulaient repartir, il leur était +impossible de se remettre debout: la courbature leur ankylosait tout le +corps, les mettait dans un état semblable à la catalepsie. Les dragons, +revolver en main, étaient obligés de recourir à la menace pour les tirer +de cette mortelle torpeur. Seule la certitude de l'approche de l'ennemi +avait le pouvoir de rendre momentanément un peu de force à ces +malheureux, qui réussissaient enfin à se dresser sur leurs jambes +flageolantes et qui se remettaient à marcher en s'appuyant sur leur +fusil comme sur un bâton. + +Villeblanche était devenu de plus en plus désert. La nuit précédente, +beaucoup d'habitants avaient encore pris la fuite; mais le maire et le +curé étaient demeurés à leur poste. Le fonctionnaire municipal, +réconcilié avec le châtelain, s'approcha de celui-ci afin de lui donner +un avis. Le génie minait le pont de la Marne, à la sortie du village; +mais on attendait, pour le faire sauter, que les dragons se fussent +retirés sur l'autre rive. Dans le cas où M. Desnoyers aurait l'intention +de partir, il en avait encore le temps. Marcel remercia le maire, mais +déclara qu'il était décidé à rester. + +Les derniers pelotons de dragons, sortis de divers points du bois, +arrivaient par la route. Ils avaient mis leurs chevaux au pas, comme +s'ils reculaient à regret. Ils regardaient souvent en arrière, prêts à +faire halte et à tirer. Ceux qui gardaient la barricade étaient déjà en +selle. L'escadron se reforma, les commandements des officiers +retentirent, et un trot vif, accompagné d'un cliquetis métallique, +emporta rapidement ces hommes vers le gros de la colonne. + +Marcel, près de la barricade, se trouva dans une solitude et dans un +silence aussi profonds que si le monde s'était soudain dépeuplé. Deux +chiens, abandonnés par leurs maîtres dont ils ne pouvaient suivre la +piste sur ce sol piétiné et bouleversé par le passage de milliers +d'hommes et de voitures, rôdaient et flairaient autour de lui, comme +pour implorer sa protection. Un chat famélique épiait les moineaux qui +recommençaient à s'ébattre et à picorer le crottin laissé sur la route +par les chevaux des dragons. Une poule sans propriétaire, qui +jusqu'alors s'était tenue cachée sous un auvent, vint à son tour +disputer ce festin à la marmaille aérienne. Le silence faisait renaître +le murmure de la feuillée, le bourdonnement des insectes, la respiration +du sol brûlé par le soleil, tous les bruits de la nature qui s'étaient +assoupis craintivement au passage des gens de guerre. + +Tout à coup Marcel remarqua quelque chose qui remuait à l'extrémité de +la route, sur le haut de la colline, à l'endroit où le ruban blanc +touchait l'azur du ciel. C'étaient deux hommes à cheval, si petits +qu'ils avaient l'apparence de soldats de plomb échappés d'une boîte de +jouets. Avec les jumelles qu'il avait apportées dans sa poche, il vit +que ces cavaliers, vêtus de gris verdâtre, étaient armés de lances, et +que leurs casques étaient surmontés d'une sorte de plateau horizontal. +C'était _eux_! Impossible de douter: le châtelain avait devant lui les +premiers uhlans. + +Pendant quelques minutes, les deux cavaliers se tinrent immobiles, comme +pour explorer l'horizon. Puis d'autres sortirent encore des sombres +masses de verdure qui garnissaient les bords du chemin, se joignirent +aux premiers et formèrent un groupe qui se mit en marche sur la route +blanche. Ils avançaient avec lenteur, craignant des embuscades et +observant tout ce qui les entourait. + +Marcel comprit qu'il était temps de se retirer et qu'il y aurait du +danger pour lui à être surpris près de la barricade. Mais, au moment où +ses yeux se détachaient de ce spectacle lointain, une vision inattendue +s'offrit à lui, toute voisine. Une bande de soldats français, à demi +dissimulée par des rideaux d'arbres, s'approchait de la barricade. +C'étaient des traînards à l'aspect lamentable, dans une pittoresque +variété d'uniformes: fantassins, zouaves, dragons sans chevaux; et, +pêle-mêle avec eux, des gardes forestiers, des gendarmes appartenant à +des communes qui avaient été avisées tardivement de la retraite. En +tout, une cinquantaine d'hommes. Il y en avait de frais et de vigoureux, +et il y en avait qui ne tenaient debout que par un effort surhumain. +Aucun de ces hommes n'avait jeté ses armes. + +Ils marchaient en se retournant sans cesse, pour surveiller la lente +avance des uhlans. A la tête de cette troupe hétéroclite était un +officier de gendarmerie vieux et obèse, à la moustache hirsute, et dont +les yeux, quoique voilés par de lourdes paupières, brillaient d'un éclat +homicide. Comme ces gens passaient à côté de la barricade sans faire +attention au quidam qui les regardait curieusement, une énorme +détonation retentit, qui fit courir un frisson sur la campagne et dont +les maisons tremblèrent. + +--Qu'est-ce? demanda l'officier à Marcel. + +Celui-ci expliqua qu'on venait de faire sauter le pont. Un juron du chef +accueillit ce renseignement; mais la troupe qu'il commandait demeura +indifférente, comme si elle avait perdu tout contact avec la réalité. + +--Autant mourir ici qu'ailleurs! murmura l'officier. Défendons la +barricade. + +La plupart des hommes se mirent en devoir d'exécuter avec une prompte +obéissance cette décision qui les délivrait du supplice de la marche. +Machinalement ils se postèrent aux endroits les mieux protégés. +L'officier allait d'un groupe à l'autre, donnait des ordres. On ne +ferait feu qu'au commandement. + +Marcel, immobile de surprise, assistait à ces préparatifs sans plus +penser au péril de sa propre situation, et, lorsque l'officier lui cria +rudement de fuir, il demeura en place, comme s'il n'avait pas entendu. + +Les uhlans, persuadés que le village était abandonné, avaient pris le +galop. + +--Feu! + +L'escadron s'arrêta net. Plusieurs uhlans roulèrent sur le sol; +quelques-uns se relevèrent et, se courbant pour offrir aux balles une +moindre cible, essayèrent de sortir du chemin; d'autres restèrent +étendus sur le dos ou sur le ventre, les bras en avant. Les chevaux +sans cavalier partirent à travers champs dans une course folle, les +rênes traînantes, les flancs battus par les étriers. Les survivants, +après une brusque volte-face commandée par la surprise et par la mort, +disparurent résorbés dans le sous-bois. + + + + +VII + +PRÈS DE LA GROTTE SACRÉE + + +Tous les soirs, de quatre à cinq, avec la ponctualité d'une personne +bien élevée qui ne se fait pas attendre, un aéroplane allemand venait +survoler Paris et jeter des bombes. Cela ne produisait aucune terreur, +et les Parisiens acceptaient cette visite comme un spectacle +extraordinaire et plein d'intérêt. Les aviateurs allemands avaient beau +laisser tomber sur la ville des drapeaux ennemis accompagnés de messages +ironiques où ils rendaient compte des échecs de l'armée française et des +revers de l'offensive russe; pour les Parisiens tout cela n'était que +mensonges. Ils avaient beau lancer des obus qui brisaient des mansardes, +tuaient ou blessaient des vieillards, des femmes, des enfants. «Ah! les +bandits!» criait la foule en menaçant du poing le moucheron malfaisant, +presque invisible à deux mille mètres de hauteur; puis elle courait de +rue en rue pour le suivre des yeux, ou s'immobilisait sur les places +d'où elle observait à loisir ses évolutions. + +Argensola était un habitué de ce spectacle. Dès quatre heures il +arrivait sur la place de la Concorde, le nez en l'air et les regards +fixés vers le ciel, en compagnie de plusieurs badauds avec lesquels une +curiosité commune l'avait mis en relations, à peu près comme les abonnés +d'un théâtre qui, à force de se voir, finissent par se lier d'amitié. +«Viendra-t-il? Ne viendra-t-il pas?» Les femmes étaient les plus +impatientes, et quelques-unes avaient la face rouge et la respiration +oppressée pour être accourues trop vite. Tout à coup éclatait un immense +cri: «Le voilà!» Et mille mains indiquaient un point vague à l'horizon. +Les marchands ambulants offraient aux spectateurs des instruments +d'optique, et les jumelles, les longues-vues se braquaient dans la +direction signalée. + +Pendant une heure l'attaque aérienne se poursuivait, aussi acharnée +qu'inutile. L'insecte ailé cherchait à s'approcher de la Tour Eiffel; +mais aussitôt des détonations éclataient à la base, et les diverses +plates-formes crachaient les furibondes crépitations de leurs +mitrailleuses. Alors il virait au-dessus de la ville, et soudain la +fusillade retentissait sur les toits et dans les rues. Chacun tirait: +les locataires des étages supérieurs, les hommes de garde, les soldats +anglais et belges qui se trouvaient de passage à Paris. On savait bien +que ces coups de fusil ne servaient à rien; mais on tirait tout de même, +pour le plaisir de faire acte d'hostilité contre l'ennemi, ne fût-ce +qu'en intention, et avec l'espérance qu'un caprice du hasard réaliserait +peut-être un miracle. Le seul miracle était que les tireurs ne se +tuassent pas les uns les autres et que les passants ne fussent pas +blessés par des balles de provenance inconnue. Enfin le _taube_, fatigué +d'évoluer, disparaissait. + +--Bon voyage! grommelait Argensola. Celui de demain sera peut-être plus +intéressant. + +Une autre distraction de l'Espagnol, aux heures de liberté que lui +laissaient les visites des avions, c'était de rôder au quai d'Orsay et +d'y regarder la foule des voyageurs qui sortaient de Paris. La +révélation soudaine de la vérité après les illusions créées par +l'optimisme du Gouvernement, la certitude de l'approche des armées +allemandes que, la semaine précédente, beaucoup de gens croyaient en +pleine déroute, ces _taubes_ qui volaient sur la capitale, la +mystérieuse menace des _zeppelins_, affolaient une partie de la +population. Les gares, occupées militairement, ne recevaient que ceux +qui avaient pris d'avance un billet, et maintes personnes attendaient +pendant des jours entiers leur tour de départ. Les plus pressés de +partir commençaient le voyage à pied ou en voiture, et les chemins +étaient noirs de gens, de charrettes, de landaus et d'automobiles. + +Argensola considérait cette fugue avec sérénité. Lui, il était de ceux +qui restaient. Il avait admiré certaines personnes parce qu'elles +avaient été présentes au siège de Paris, en 1870, et il était heureux de +la bonne fortune qui lui procurait la chance d'assister à un nouveau +drame plus curieux encore. La seule chose qui le contrariait, c'était +l'air distrait de ceux auxquels il faisait part de ses observations et +de ses informations. Il rentrait à l'atelier avec une abondante récolte +de nouvelles qu'il communiquait à Jules avec un empressement fébrile, et +celui-ci l'écoutait à peine. Le bohème s'étonnait de cette indifférence +et reprochait mentalement au «peintre d'âmes» de n'avoir pas le sens des +grands drames historiques. + +Jules avait alors des soucis personnels qui l'empêchaient de se +passionner pour l'histoire des nations. Il avait reçu de Marguerite +quelques lignes tracées à la hâte, et ces lignes lui avaient apporté la +plus désagréable des surprises. Elle était obligée de partir. Elle +quittait Paris à l'instant même, en compagnie de sa mère. Elle lui +disait adieu. C'était tout. Un tel laconisme avait beaucoup inquiété +Jules. Pourquoi ne l'informait-elle pas du lieu où elle se retirait? Il +est vrai que la panique fait oublier bien des choses; mais il n'en était +pas moins étrange qu'elle eût négligé de lui donner son adresse. + +Pour tirer la situation au clair, Jules n'hésita pas à accomplir une +démarche qu'elle lui avait toujours interdite: il alla chez elle. La +concierge, dont la loquacité naturelle avait été mise à une rude épreuve +par le départ de tous les locataires, ne se fit pas prier pour dire à +l'amoureux tout ce qu'elle savait; mais d'ailleurs elle savait peu de +chose. Marguerite et sa mère étaient parties la veille par la gare +d'Orléans; elles avaient dû fuir vers le Midi, comme la plupart des gens +riches; mais elles n'avaient pas dit l'endroit où elles allaient. La +concierge avait cru comprendre aussi que quelqu'un de la famille avait +été blessé, mais elle ignorait qui: c'était peut-être le fils de la +vieille dame. + +Ces renseignements, quoique vagues, suffirent pour inspirer à Jules une +résolution. Elle n'avait pas voulu lui donner son adresse? Eh bien, +c'était une raison de plus pour qu'il voulût connaître le véritable +motif de ce départ quasi clandestin. Il irait donc chercher Marguerite +dans le Midi, où il n'aurait probablement pas grand'peine à la +découvrir: car les villes où se réfugiaient les gens riches n'étaient +pas nombreuses, et il y rencontrerait des amis qui pourraient lui +fournir des renseignements. + +Outre cette raison principale, Jules en avait une autre pour quitter +Paris. Depuis le départ de sa famille, le séjour dans la capitale lui +était à charge, lui inspirait même des sentiments qui ressemblaient un +peu à du remords. Il ne pouvait plus se promener aux Champs-Élysées ou +sur les boulevards sans que des regards significatifs lui donnassent à +entendre qu'on s'étonnait de voir encore là un jeune homme bien portant +et robuste comme lui. Un soir, dans un wagon du Métro, la police lui +avait demandé à voir ses papiers, pour s'assurer qu'il n'était pas un +déserteur. Enfin, dans l'après-midi du jour où il avait causé avec la +concierge de Marguerite, il avait croisé sur le boulevard un homme d'un +certain âge, membre de son cercle d'escrime, et il avait eu par lui des +nouvelles de leurs camarades. + +--Qu'est devenu un tel? + +--Il a été blessé en Lorraine; il est dans un hôpital, à Toulouse. + +--Et un tel? + +--Il a été tué dans les Vosges. + +--Et un tel? + +--Il a disparu à Charleroi. + +Ce dénombrement de victimes héroïques avait été long. Ceux qui vivaient +encore continuaient à réaliser des prouesses. Plusieurs étrangers +membres du cercle, des Polonais, des Anglais résidant à Paris, des +Américains des Républiques du Sud, venaient de s'enrôler comme +volontaires. + +--Le cercle, lui avait dit son collègue, peut être fier de ces jeunes +gens qu'il a exercés pendant la paix à la pratique des armes. Tous sont +sur le front et y exposent leur vie. + +Ces paroles avaient gêné Jules, lui avaient fait détourner les yeux, +par crainte de rencontrer sur le visage de son interlocuteur une +expression sévère ou ironique. Pourquoi n'allait-il pas, lui aussi, +défendre la terre qui lui donnait asile? + +Le lendemain matin, Argensola se chargea de prendre pour Jules un billet +de chemin de fer à destination de Bordeaux. Ce n'était pas chose facile, +à raison du grand nombre de ceux qui voulaient partir et qui souvent +étaient obligés d'attendre plusieurs jours; mais cinquante francs +glissés à propos opérèrent le miracle de lui faire obtenir le petit +morceau de carton dont le numéro permettrait au «peintre d'âmes» de +partir dans la soirée. + +Jules, muni pour tout bagage d'une simple valise, parce que les trains +n'admettaient que les colis portés à la main, prit place dans un +compartiment de première classe et s'étonna du bon ordre avec lequel la +compagnie avait réglé les départs: chaque voyageur avait sa place, et il +ne se produisait aucun encombrement. Mais à la gare d'Austerlitz ce fut +une autre affaire: une avalanche humaine assaillit le train. Les +portières étaient ouvertes avec une violence qui menaçait de les rompre; +les paquets et même les enfants faisaient irruption par les fenêtres +comme des projectiles; les gens se poussaient avec la brutalité d'une +foule qui fuit d'un théâtre incendié. Dans l'espace destiné à huit +personnes il s'en installait douze ou quatorze; les couloirs +s'obstruaient irrémédiablement d'innombrables colis qui servaient de +sièges aux nouveaux voyageurs. Les distances sociales avaient disparu; +les gens du peuple envahissaient de préférence les wagons de luxe, +croyant y trouver plus de place; et ceux qui avaient un billet de +première classe cherchaient au contraire les wagons des classes +inférieures, dans la vaine espérance d'y voyager plus à l'aise. Mais si +les assaillants se bousculaient, ils ne s'en montraient pas moins +tolérants les uns à l'égard des autres et se pardonnaient en frères. «A +la guerre comme à la guerre!», disaient-ils en manière de suprême +excuse. Et chacun poussait son voisin pour lui prendre quelques pouces +de banquette, pour introduire son maigre bagage entre les paquets qui +surplombaient déjà les têtes dans le plus menaçant équilibre. + +Sur les voies de garage, il y avait d'immenses trains qui attendaient +depuis vingt-quatre heures le signal du départ. Ces trains étaient +composés en partie de wagons à bestiaux, en partie de wagons de +marchandises pleins de gens assis à même sur le plancher ou sur des +chaises apportées du logis. Chacun de ces trains ressemblait à un +campement prêt à se mettre en marche, et, depuis le temps qu'il +restaient immobiles, une couche de papiers gras et de pelures de fruits +s'était formée le long des demeures roulantes. + +Jules éprouvait une profonde pitié pour ses nouveaux compagnons de +voyage. Les femmes gémissaient de fatigue, debout dans le couloir, +considérant avec une envie féroce ceux qui avaient la chance d'avoir une +place sur la banquette. Les petits pleuraient avec des bêlements de +chèvre affamée. Aussi le peintre renonça-t-il bientôt à ses avantages de +premier occupant: il céda sa place à une vieille dame; puis il partagea +entre les imprévoyants et les nécessiteux l'abondante provision de +comestibles dont Argensola avait eu soin de le munir. + +Il passa la nuit dans le couloir, assis sur une valise, tantôt regardant +à travers la glace les voyageurs qui dormaient dans l'abrutissement de +la fatigue et de l'émotion, tantôt regardant au dehors les trains +militaires qui passaient à côté du sien, dans une direction opposée. A +chaque station on voyait quantité de soldats venus du Midi, qui +attendaient le moment de continuer leur route vers la capitale. Ces +soldats se montraient gais et désireux d'arriver vite aux champs de +bataille; beaucoup d'entre eux se tourmentaient parce qu'ils avaient +peur d'être en retard. Jules, penché à une fenêtre, saisit quelques +propos échangés par ces hommes qui témoignaient une inébranlable +confiance. + +--Les Boches? Ils sont nombreux, ils ont de gros canons et beaucoup de +mitrailleuses. Mais n'importe: on les aura. + +La foi de ceux qui allaient au-devant de la mort contrastait avec la +panique et les appréhensions de ceux qui s'enfuyaient de Paris. Un vieux +monsieur décoré, type du fonctionnaire en retraite, demandait +anxieusement à ses voisins: + +--Croyez-vous qu'_ils_ viendront jusqu'à Tours?... Croyez-vous qu'_ils_ +viendront jusqu'à Poitiers?... + +Et, dans son désir de ne pas s'arrêter avant d'avoir trouvé pour sa +famille et pour lui-même un refuge absolument sûr, il accueillait comme +un oracle la vaine réponse qu'on lui adressait. + +A l'aube, Jules put distinguer, le long de la ligne, les territoriaux +qui gardaient les voies. Ils étaient armés de vieux fusils et portaient +pour unique insigne militaire un képi rouge. + +A la gare de Bordeaux, la foule des civils, en bataillant pour descendre +des wagons ou pour y monter, se mêlait à la multitude des militaires. A +chaque instant les trompettes sonnaient, et les soldats qui s'étaient +écartés un instant pour aller chercher de l'eau ou pour se dégourdir les +jambes, accouraient à l'appel. Parmi ces soldats il y avait beaucoup +d'hommes de couleur: c'étaient des tirailleurs algériens ou marocains +aux amples culottes grises, aux bonnets rouges coiffant des faces noires +ou bronzées. Et les bataillons armés se mettaient à rouler vers le Nord +dans un assourdissant bruit de fer. + +Jules vit aussi arriver un train de blessés qui revenaient des combats +de Flandre et de Lorraine. Ces hommes aux bouches livides et aux yeux +fébriles saluaient d'un sourire les premières terres du Midi aperçues à +travers la brume matinale, terres égayées de soleil, royalement parées +de leurs pampres; et, tendant les mains vers les fruits que leur +offraient des femmes, ils picoraient avec délices les raisins sucrés de +la Gironde. + +Bordeaux, ville de province convertie soudain en capitale, était +enfiévrée par une agitation qui la rendait méconnaissable. Le président +de la République était logé à la préfecture; les ministères s'étaient +installés dans des écoles et dans des musées; deux théâtres étaient +aménagés pour les séances du Sénat et de la Chambre. Tous les hôtels +étaient pleins, et d'importants personnages devaient se contenter d'une +chambre de domestique. + +Jules réussit à se loger dans un hôtel sordide, au fond d'une ruelle. Un +petit Amour ornait la porte vitrée; dans la chambre qu'on lui donna, la +glace portait des noms de femmes gravés avec le diamant d'une bague, des +phrases qui commémoraient des séjours d'une heure. Et pourtant des dames +de Paris, en quête d'un logement, lui enviaient la chance d'avoir trouvé +celui-là. + +Il essaya de se renseigner sur Marguerite auprès de quelques Parisiens +de ses amis qu'il rencontra dans la cohue des fugitifs. Mais ils ne +savaient rien de ce qui intéressait Jules. D'ailleurs ils ne +s'occupaient guère que de leur propre sort, ne parlaient que des +incidents de leur propre installation. Seule une de ses anciennes élèves +de _tango_ put lui donner une indication utile: + +--La petite madame Laurier? Mais oui, elle doit être dans la région, +probablement à Biarritz. + +Cela suffit pour que, dès le lendemain, Jules poussât jusqu'à la Côte +d'Argent. + +En arrivant à Biarritz, la première personne qu'il rencontra dans la rue +fut Chichi. + +--Un pays inhabitable! déclara-t-elle à son frère dès les premiers mots. +Les riches Espagnols qui sont ici en villégiature me donnent sur les +nerfs. Tous _boches_! Je passe mes journées à me quereller avec eux. Si +cela continue, je devrai bientôt me résigner à vivre seule. + +Sur la plage, où Chichi conduisit Jules, Luisa jeta les bras au cou de +son fils et voulut l'emmener tout de suite à l'hôtel. Il y trouva dans +un salon sa tante Héléna au milieu d'une nombreuse compagnie. La +«romantique» était enchantée du pays et des étrangers qui y passaient la +saison. Avec eux elle pouvait discourir à son aise sur la décadence de +la France. Ces fiers hidalgos attendaient tous, d'un moment à l'autre, +la nouvelle de l'entrée du Kaiser à Paris. Des hommes graves qui dans +toute leur existence n'avaient jamais fait quoi que ce soit, +critiquaient aigrement l'incurie de la République et vantaient +l'Allemagne comme le modèle de la prévoyance laborieuse et de la bonne +organisation des forces sociales. Des jeunes gens d'un _chic_ suprême +éclataient en véhémentes apostrophes contre la corruption de Paris, +corruption qu'ils avaient étudiée avec zèle dans les vertueuses écoles +de Montmartre, et déclaraient avec une emphase de prédicateurs que la +moderne Babylone avait un urgent besoin d'être châtiée. Tous, jeunes et +vieux, adoraient cette lointaine Germanie où la plupart d'entre eux +n'étaient jamais allés et que les autres, dans un rapide voyage, avaient +vue seulement comme une succession d'images cinématographiques. + +--Pourquoi ne vont-ils pas raconter cela chez eux, de l'autre côté des +Pyrénées? protestait Chichi exaspérée. Mais non, c'est en France qu'ils +viennent débiter leurs sornettes calomnieuses. Et dire qu'ils se croient +des gens de bonne éducation! + +Jules, qui n'était pas venu à Biarritz pour y vivre en famille, employa +l'après-dîner à chercher des renseignements sur Marguerite. Il eut la +chance d'apprendre d'un ami que la mère de madame Laurier était +descendue à l'hôtel de l'Atalaye avec sa fille. Il courut donc à l'hôtel +de l'Atalaye; mais le concierge lui dit que la mère y était seule et +que la jeune dame était partie depuis trois ou quatre jours pour un +hôpital de Pau, auquel elle avait été attachée en qualité d'infirmière. + +Le soir même, Jules reprit le train pour se rendre à Pau. + +Là, il explora sans succès plusieurs ambulances: personne n'y +connaissait madame Marguerite Laurier. Enfin une religieuse, croyant +qu'il cherchait une parente, fit un effort de mémoire et lui fournit un +renseignement précieux. Madame Laurier n'avait fait que passer à Pau, et +elle s'en était allée avec un blessé. Il y avait à Lourdes beaucoup de +blessés et beaucoup d'infirmières laïques: c'était dans cette ville +qu'il avait chance de retrouver cette dame, à moins qu'on ne l'eût +encore une fois changée de service. + +Jules arriva à Lourdes par le premier train. Il ne connaissait pas +encore la pieuse localité dont sa mère répétait si fréquemment le nom. +Pour Luisa, Lourdes était le cœur de la France, et l'excellente femme en +tirait même un argument contre les germanophiles qui soutenaient que la +France devait être exterminée à cause de son impiété. + +--De nos jours, disait-elle, lorsque la Vierge a daigné faire une +apparition, c'est la ville française qu'elle a choisie pour y accomplir +ce miracle. Cela ne prouve-t-il pas que la France est moins mauvaise +qu'on ne le prétend? Je ne sache pas que la Vierge ait jamais fait +d'apparition à Berlin... + +A peine installé dans un hôtel, près de la rivière, Jules courut à la +Grande Hôtellerie transformée en hôpital. Il y apprit qu'il ne pourrait +parler au directeur que dans l'après-midi. Afin de tromper son +impatience, il alla se promener du côté de la Basilique. + +La rue principale qui y conduit était bordée de baraquements et de +magasins où l'on vendait des images et des souvenirs pieux, de sorte +qu'elle ressemblait à un immense bazar. Dans les jardins qui entourent +l'église, le voyageur ne vit que des blessés en convalescence, dont les +uniformes gardaient les traces de la guerre. En dépit des coups de +brosse répétés, les capotes étaient malpropres; la boue, le sang, la +pluie y avaient laissé des taches ineffaçables, avaient donné à l'étoffe +une rigidité de carton. Quelques hommes en avaient arraché les manches +pour épargner à leurs bras meurtris un frottement pénible. D'autres +avaient encore à leurs pantalons les trous faits par des éclats d'obus. +C'étaient des combattants de toutes armes et de races diverses: +fantassins, cavaliers, artilleurs; soldats de la métropole et des +colonies; faces blondes de Champenois, faces brunes de Musulmans, faces +noires de Sénégalais aux lèvres bleuâtres; corps d'aspect bonasse, avec +l'obésité du bourgeois sédentaire inopinément métamorphosé en guerrier; +corps secs et nerveux, nés pour la bataille et déjà exercés dans les +campagnes coloniales. + +La ville où une espérance surnaturelle attire les malades du monde +catholique, était envahie maintenant par une foule non moins +douloureuse, mais dont les costumes multicolores ne laissaient pas +d'offrir un bariolage quelque peu carnavalesque. Cette foule héroïque, +avec ses longues capotes ornées de décorations, avec ses burnous qui +ressemblaient à des costumes de théâtre, avec ses képis rouges et ses +chéchias africaines, avait un air lamentable. Rares étaient les blessés +qui conservaient l'attitude droite, orgueil de la supériorité humaine. +La plupart marchaient courbés, boitant, se traînant, s'appuyant sur une +canne ou sur des béquilles. D'autres étaient roulés dans les petites +voitures qui, naguère encore, servaient à transporter vers la grotte de +la Vierge les pieux malades. Les éclats d'obus, ajoutant à la violence +destructive une sorte de raillerie féroce, avaient grotesquement +défiguré beaucoup d'individus. Certains de ces hommes n'étaient plus que +d'effrayantes caricatures, des haillons humains disputés à la tombe par +l'audace de la science chirurgicale: êtres sans bras ni jambes, qui +reposaient au fond d'une voiturette comme des morceaux de sculpture ou +comme des pièces anatomiques; crânes incomplets, dont le cerveau était +protégé par un couvercle artificiel; visages sans nez, qui, comme les +têtes de mort, montraient les noires cavités de leurs fosses nasales. +Et ces pauvres débris qui s'obstinaient à vivre et qui promenaient au +soleil leurs énergies renaissantes, causaient, fumaient, riaient, +contents de voir encore le ciel bleu, de sentir encore la caresse du +soleil, de jouir encore de la vie. En somme, ils étaient du nombre des +heureux; car, après avoir vu la mort de si près, ils avaient échappé à +son étreinte, tandis que des milliers et des milliers de camarades +gisaient dans des lits d'où ils ne se relèveraient plus, tandis que des +milliers et des milliers d'autres dormaient à jamais sous la terre +arrosée de leur sang, terre fatale qui, ensemencée de projectiles, +donnait pour récolte des moissons de croix. + +Ce spectacle fit sur Jules une impression si forte qu'il en oublia un +moment le but de son voyage. Ah! si ceux qui provoquent la guerre du +fond de leurs cabinets diplomatiques ou autour de la table d'un +état-major, pouvaient la voir, non sur les champs de bataille où +l'ivresse de l'enthousiasme trouble les idées, mais froidement, telle +qu'elle se montre dans les hôpitaux et dans les cimetières! A la vue de +ces tristes épaves des combats, le jeune homme se représenta en +imagination le globe terrestre comme un énorme navire voguant sur un +océan infini. Les pauvres humains qui en formaient l'équipage ne +savaient pas même ce qui existait sous leurs pieds, dans les +profondeurs; mais chaque groupe prétendait occuper sur le pont la +meilleure place. Des hommes considérés comme supérieurs excitaient les +groupes à se haïr, afin d'obtenir eux-mêmes le commandement, de saisir +la barre et de donner au navire la direction qui leur plaisait; mais ces +prétendus hommes supérieurs en savaient tout juste autant que les +autres, c'est-à-dire qu'ils ne savaient absolument rien. Aucun d'eux ne +pouvait dire avec certitude ce qu'il y avait au delà de l'horizon +visible, ni vers quel port se dirigeait le navire. La sourde hostilité +du mystère les enveloppait tous; leur vie était précaire, avait besoin +de soins incessants pour se conserver; et néanmoins, depuis des siècles +et des siècles, l'équipage n'avait pas eu un seul instant de bon accord, +de travail concerté, de raison claire; il était divisé en partis ennemis +qui s'entretuaient pour s'asservir les uns les autres, qui luttaient +pour se jeter les uns les autres par-dessus bord, et le sillage se +couvrait de cadavres. Au milieu de cette sanguinaire démence, on +entendait parfois de sinistres sophistes déclarer que cela était +parfait, qu'il convenait de continuer ainsi éternellement, et que +c'était un mauvais rêve de souhaiter que ces marins, se regardant comme +des frères, poursuivissent en commun une même destinée et s'entendissent +pour surveiller autour d'eux les embûches des ondes hostiles. + +Jules erra longtemps aux alentours de la basilique. Dans les jardins et +sur l'esplanade, il fut distrait de ses sombres réflexions par la gaîté +puérile que montraient quelques petits groupes de convalescents. +C'étaient des Musulmans, tirailleurs algériens ou marocains, auxquels +des civils, par attendrissement patriotique, offraient des cigares et +des friandises. En se voyant si bien fêtés et régalés par la race qui +tenait leur pays sous sa domination, ils s'enorgueillissaient, +devenaient hardis comme des enfants gâtés. Heureuse guerre qui leur +permettait d'approcher de ces femmes si blanches, si parfumées, et +d'être accueillis par elles avec des sourires! Il leur semblait avoir +devant eux les houris du paradis de Mahomet, promises aux braves. Leur +plus grand plaisir était de se faire donner la main. «Madame!... +Madame!...» Et ils tendaient leur longue patte noire. La dame, amusée, +un peu effrayée aussi, hésitait un instant, donnait une rapide poignée +de main; et les bénéficiaires de cette faveur s'éloignaient satisfaits. + +Un peu plus loin, sous les arbres, les voiturettes des blessés +stationnaient en files. Officiers et soldats restaient de longues heures +dans l'ombre bleue, à regarder passer des camarades qui pouvaient se +servir encore de leurs jambes. La grotte miraculeuse resplendissait de +centaines de cierges allumés. Une foule pieuse, agenouillée en plein +air, fixait sur les roches sacrées des yeux suppliants, tandis que les +esprits s'envolaient au loin vers les champs de bataille avec cette +confiance en Dieu qu'inspire toujours l'anxiété. Dans cette foule en +prières il y avait des soldats à la tête enveloppée de linges, qui +tenaient leurs képis à la main et qui avaient les paupières mouillées de +larmes. + +Comme Jules se promenait dans une allée, près de la rivière, il aperçut +un officier dont les yeux étaient bandés et qui se tenait assis sur un +banc. A côté de lui, blanche comme un ange gardien, se tenait une +infirmière. Jules allait passer son chemin, lorsque l'infirmière fit un +mouvement brusque et détourna la tête, comme si elle craignait d'être +vue. Ce mouvement attira l'attention du jeune homme qui reconnut +Marguerite, encore qu'elle fût extraordinairement changée. Ce visage +pâle et grave ne gardait rien de la frivolité d'autrefois, et ces yeux +un peu las semblaient plus larges, plus profonds. + +L'un et l'autre, hypnotisés par la surprise, se considérèrent un +instant. Puis, comme Jules faisait un pas vers elle, Marguerite montra +une vive inquiétude, protesta silencieusement des yeux, des mains, de +tout le corps; et soudain elle prit une résolution, dit quelques mots à +l'officier, se leva et marcha droit vers Jules, mais en lui faisant +signe de prendre une allée latérale d'où elle pourrait surveiller +l'aveugle sans que celui-ci entendit les paroles qu'ils échangeraient. + +Dans l'allée, face à face, ils restèrent quelques instants sans rien +dire. Jules était si ému qu'il ne trouvait pas de mots pour exprimer +ses reproches, ses supplications, son amour. Ce qui lui vint enfin aux +lèvres, ce fut une question acerbe et brutale: + +--Qui est cet homme? + +L'accent rageur, la voix rude avec lesquels il avait parlé, le +surprirent lui-même. Mais Marguerite n'en fut point déconcertée. Elle +fixa sur le jeune homme des yeux limpides, sereins, qui semblaient +affranchis pour toujours des effarements de la passion et de la peur, et +elle répondit: + +--C'est mon mari. + +Laurier! Était-il possible que ce fût Laurier, cet aveugle immobile sur +ce banc comme un symbole de la douleur héroïque? Il avait la peau +tannée, avec des rides qui convergeaient comme des rayons autour des +cavités de son visage. Ses cheveux commençaient à blanchir aux tempes et +des poils gris se montraient dans la barbe qui croissait sur ses joues. +En un mois il avait vieilli de vingt ans. Et, par une inexplicable +contradiction, il paraissait plus jeune, d'une jeunesse qui semblait +jaillir du fond de son être, comme si son âme vigoureuse, après avoir +été soumise aux émotions les plus violentes, ne pouvait plus désormais +connaître la crainte et se reposait dans la satisfaction ferme et +superbe du devoir accompli. A contempler Laurier, Jules éprouva tout à +la fois de l'admiration et de l'envie. Il eut honte du sentiment de +haine que venait de lui inspirer cet homme si cruellement frappé par le +malheur: cette haine était une lâcheté. Mais, quoique il eût la claire +conscience d'être lâche, il ne put s'empêcher de dire encore à +Marguerite: + +--C'est donc pour cela que tu es partie sans me donner ton adresse? Tu +m'as quitté pour le rejoindre. Pourquoi es-tu venue? Pourquoi m'as-tu +quitté? + +--Parce que je le devais, répondit-elle. + +Et elle lui expliqua sa conduite. Elle avait reçu la nouvelle de la +blessure de Laurier au moment où elle se disposait à quitter Paris avec +sa mère. Elle n'avait pas hésité une seconde: son devoir était +d'accourir auprès de son mari. Depuis le début de la guerre elle avait +beaucoup réfléchi, et la vie lui était apparue sous un aspect nouveau. +Elle avait maintenant le besoin de travailler pour son pays, de +supporter sa part de la douleur commune, de se rendre utile comme les +autres femmes. Disposée à donner tous ses soins à des inconnus, +n'était-il pas naturel qu'elle préférât se dévouer à cet homme qu'elle +avait tant fait souffrir? La pitié qu'elle éprouvait déjà spontanément +pour lui s'était accrue, lorsqu'elle avait connu les circonstances de +son infortune. Un obus, éclatant près de sa batterie, avait tué tous +ceux qui l'entouraient; il avait reçu lui-même plusieurs blessures; mais +une seule, celle du visage, était grave: il avait un œil +irrémédiablement perdu. Quant à l'autre, les médecins ne désespéraient +pas de le lui conserver; mais Marguerite avait des doutes à cet égard. + +Elle dit tout cela d'une voix un peu sourde, mais sans larmes. Les +larmes, comme beaucoup d'autres choses d'avant la guerre, étaient +devenues inutiles en raison de l'immensité de la souffrance universelle. + +--Comme tu l'aimes! s'écria Jules. + +Elle parut se troubler un peu, baissa la tête, hésita une seconde; puis, +avec un visible effort: + +--Oui, je l'aime, déclara-t-elle, mais autrement que je ne t'aimais. + +--Ah! Marguerite... + +La franche réponse qu'il venait d'entendre lui avait donné un coup en +plein cœur; mais, par un effet étrange, elle avait aussi apaisé +brusquement sa colère: il s'était senti en présence d'une situation +tragique où les jalousies et les récriminations ordinaires des amants +n'étaient plus de mise. Au lieu de lui adresser des reproches, il lui +demanda simplement: + +--Ton mari accepte-t-il tes soins et ta tendresse? + +--Il ignore encore qui je suis. Il croit que je suis une infirmière +quelconque, et que, si je le soigne avec zèle, c'est seulement parce que +j'ai compassion de son état et de sa solitude: car personne ne lui écrit +ni ne le visite... Je lui ai raconté que je suis une dame belge qui a +perdu les siens, qui n'a plus personne au monde. Lui, il ne m'a dit que +quelques mots de sa vie antérieure, comme s'il redoutait d'insister sur +un passé odieux; mais je n'ai entendu de sa bouche aucune parole sévère +contre la femme qui l'a trahi... Je souhaite ardemment que les médecins +réussissent à sauver un de ses yeux, et en même temps cela me fait peur. +Que dira-t-il, quand il saura qui je suis?... Mais qu'importe? Ce que je +veux, c'est qu'il recouvre la vue. Advienne ensuite que pourra!... + +Elle se tut un instant; puis elle reprit: + +--Ah! la guerre! Que de bouleversements elle a causés dans notre +existence!... Depuis une semaine que je suis à ses côtés, je déguise ma +voix autant que je peux, j'évite toute parole révélatrice. Je crains +tant qu'il me reconnaisse et qu'il s'éloigne de moi! Mais, malgré tout, +je désire être reconnue et être pardonnée... Hélas! par moments, je me +demande s'il ne soupçonne pas la vérité, je m'imagine même qu'il m'a +reconnue dès la première heure et que, s'il feint l'ignorance, c'est +parce qu'il me méprise. J'ai été si mauvaise avec lui! Je lui ai fait +tant de mal!... + +--Il n'est pas le seul, repartit sèchement Jules. Tu m'as fait du mal, à +moi aussi. + +Elle le regarda avec des yeux étonnés, comme s'il venait de dire une +parole imprévue et malséante; puis, avec la résolution de la femme qui a +pris définitivement son parti: + +--Toi, reprit-elle, tu souffriras un moment, mais bientôt tu +rencontreras une autre femme qui me remplacera dans ton cœur. Moi, au +contraire, j'ai assumé pour toute ma vie une charge très lourde et +néanmoins très douce: jamais plus je ne me séparerai de cet homme que +j'ai si cruellement offensé, qui maintenant est seul au monde et qui +aura peut-être besoin jusqu'à son dernier jour d'être soigné et servi +comme un enfant. Séparons-nous donc et suivons chacun notre chemin; le +mien, c'est celui du sacrifice et du repentir; le tien, c'est celui de +la joie et de l'honneur. Ni toi ni moi, nous ne voudrions outrager cet +homme au noble cœur, que la cécité rend incapable de se défendre. Notre +amour serait une vilenie. + +Jules baissait les yeux, perplexe, vaincu. + +--Écoute, Marguerite, déclara-t-il enfin. Je lis dans ton âme. Tu aimes +ton mari et tu as raison: il vaut mieux que moi. Avec toute ma jeunesse +et toute ma force, je n'ai été jusqu'ici qu'un inutile; mais je puis +réparer le temps perdu. La France est le pays de mon père et le tien: je +me battrai pour elle. Je suis las de ma paresse et de mon oisiveté, à +une époque où les héros se comptent par millions. Si le sort me +favorise, tu entendras parler de moi. + +Ils avaient tout dit. A quoi bon prolonger cette entrevue pénible? + +--Adieu, prononça-t-elle, plus résolue que lui, mais tout à coup devenue +pâle. Il faut que je retourne auprès de mon blessé. + +--Adieu, répondit-il en lui tendant une main qu'elle prit et serra sans +hésitation, d'une étreinte virile. + +Et il s'éloigna sans regarder en arrière, tandis qu'elle revenait vers +le banc. + +Il semblait à Jules que sa personnalité s'était dédoublée et qu'il se +considérait lui-même avec des yeux de juge. La vanité, la stérilité, la +malfaisance de sa vie passée lui apparaissaient nettement, à la lumière +des paroles qu'elle lui avait dites. Alors que l'humanité tout entière +pensait à de grandes choses, il n'avait connu que les désirs égoïstes et +mesquins. L'étroitesse et la vulgarité de ses aspirations l'irritaient +contre lui-même. Un miracle s'accomplissait en lui, et il n'hésitait +plus sur la route à suivre. + +Il se rendit à la gare, consulta l'indicateur, prit le premier train à +destination de Paris. + + + + +VIII + +L'INVASION + + +Comme Marcel fuyait pour se réfugier au château, il rencontra le maire +de Villeblanche. Lorsque celui-ci, que le bruit de la décharge avait +fait accourir vers la barricade, fut informé de la présence des +traînards, il leva les bras désespérément. + +--Ces gens sont fous!... Leur résistance va être fatale au village! + +Et il reprit sa course pour tâcher d'obtenir des soldats qu'ils +cessassent le feu. + +Un long temps se passa sans que rien vînt troubler le silence de la +matinée. Marcel était monté sur l'une des tours du château, et il +explorait la campagne avec ses jumelles. Il ne pouvait voir la route: +les bordures d'arbres la lui masquaient. Toutefois son imagination +devinait sous le feuillage une activité occulte, des masses d'hommes +qui faisaient halte, des troupes qui se préparaient pour l'attaque. La +résistance inattendue des traînards avait dérangé la marche de +l'invasion. + +Ensuite Marcel, ayant retourné ses jumelles vers les abords du village, +y aperçut des képis dont les taches rouges, semblables à des +coquelicots, glissaient sur le vert des prés. C'étaient les traînards +qui se retiraient, convaincus de l'inutilité de la résistance. Sans +doute le maire leur avait indiqué un gué ou une barque oubliée qui leur +permettrait de passer la Marne, et ils continuaient leur retraite le +long de la rivière. + +Soudain le bois vomit quelque chose de bruyant et de léger, une bulle de +vapeur qu'accompagna une sourde explosion, et quelque chose passa dans +l'air en décrivant une courbe sifflante. Après quoi, un toit du village +s'ouvrit comme un cratère et vomit des solives, des pans de murs, des +meubles rompus. Tout l'intérieur de l'habitation s'échappait dans un jet +de fumée, de poussière et de débris. C'étaient les Allemands qui +bombardaient Villeblanche avant l'attaque: ils craignaient sans doute de +rencontrer dans les rues une défense opiniâtre. + +De nouveaux projectiles tombèrent. Quelques-uns, passant par-dessus les +maisons, vinrent éclater entre le village et le château, dont les tours +commençaient à attirer le pointage des artilleurs. Marcel se disait +qu'il était temps d'abandonner son périlleux observatoire, lorsqu'il vit +flotter sur le clocher quelque chose de blanc, qui paraissait être une +nappe ou un drap de lit. Les habitants, pour éviter le bombardement, +avaient hissé ce signal de paix. + +Tandis que Marcel, descendu dans son parc, regardait le concierge +enterrer au pied d'un arbre tous les fusils de chasse qui existaient au +château, il entendit le silence matinal se lacérer avec un déchirement +de toile rude. + +--Des coups de fusil, dit le concierge. Un feu de peloton. C'est +probablement sur la place. + +Ils se dirigèrent vers la grille. Les ennemis ne tarderaient pas à +arriver, et il fallait être là pour les recevoir. + +Quelques minutes après, une femme du village accourut vers eux, une +vieille aux membres décharnés et noirâtres, qui haletait par la +précipitation de la course et qui jetait autour d'elle des regards +affolés. Ils écoutèrent avec stupéfaction son récit entrecoupé par des +hoquets de terreur. + +Les Allemands étaient à Villeblanche. D'abord était venue une automobile +blindée qui avait traversé le village d'un bout à l'autre, à toute +vitesse. Sa mitrailleuse tirait au hasard contre les maisons fermées et +contre les portes ouvertes, abattant toutes les personnes qui se +montraient. Des morts! Des blessés! Du sang! Puis d'autres automobiles +blindées avaient pris position sur la place, bientôt rejointes par des +pelotons de cavaliers, des bataillons de fantassins, d'autres et +d'autres soldats qui arrivaient sans cesse. Ces hommes paraissaient +furibonds: ils accusaient les habitants d'avoir tiré sur eux. Sur la +place, ils avaient brutalisé le maire et plusieurs notables. Le curé, +penché sur des agonisants, avait été bousculé, lui aussi. Les Allemands +les avaient déclarés prisonniers et parlaient de les fusiller. + +Les paroles de la vieille furent interrompues par le bruit de plusieurs +voitures qui s'approchaient. + +--Ouvrez la grille, ordonna Marcel au concierge. + +La grille fut ouverte, et elle ne se referma plus. Désormais c'en était +fait du droit de propriété. + +Une automobile énorme, couverte de poussière et pleine d'hommes, +s'arrêta à la porte; derrière elle résonnaient les trompes d'autres +voitures, qui s'arrêtèrent aussi par un brusque serrement des freins. +Des soldats mirent pied à terre, tous vêtus de gris verdâtre et coiffés +d'un casque à pointe que recouvrait une gaine de même couleur. Un +lieutenant, qui marchait le premier, braqua le canon de son revolver sur +la poitrine de Marcel et lui demanda: + +--Où sont les francs-tireurs? + +Il était pâle, d'une pâleur de colère, de vengeance et de peur, et cette +triple émotion lui mettait aux joues un tremblement. Marcel répondit +qu'il n'avait pas vu de francs-tireurs; le château n'était habité que +par le concierge, par sa famille et par lui-même, qui en était le +propriétaire. + +Le lieutenant considéra l'édifice, puis toisa Marcel avec une visible +surprise, comme s'il lui trouvait l'aspect trop modeste pour un +châtelain: il l'avait sans doute pris pour un simple domestique. Par +respect pour les hiérarchies sociales, il abaissa son revolver; mais il +n'en garda pas moins ses manières impérieuses. Il ordonna à Marcel de +lui servir de guide, et quarante soldats se rangèrent pour leur faire +escorte. Disposés sur deux files, ces soldats s'avançaient à l'abri des +arbres qui bordaient l'avenue, le fusil prêt à faire feu, regardant avec +inquiétude aux fenêtres du château comme s'ils s'attendaient à recevoir +de là une décharge. Le châtelain marchait tranquillement au milieu du +chemin, et l'officier, qui d'abord avait imité la prudence de ses +hommes, finit par se joindre à Marcel, au moment de traverser le +pont-levis. + +Les soldats se répandirent dans les appartements, à la recherche +d'ennemis cachés. Ils donnaient des coups de baïonnette sous les lits et +sous les divans. Quelques-uns, par instinct destructeur, s'amusaient à +percer les tapisseries et les riches courtepointes. Marcel protesta. +Pourquoi ces dégâts inutiles? En homme d'ordre, il souffrait de voir les +lourdes bottes tacher de boue les tapis mœlleux, d'entendre les crosses +des fusils heurter les meubles fragiles et renverser les bibelots +rares. L'officier considéra avec étonnement ce propriétaire qui +protestait pour de si futiles motifs; mais il ne laissa pas de donner un +ordre qui fit que les soldats cessèrent leurs violentes explorations. +Puis, comme pour justifier de si extraordinaires égards: + +--Je crois que vous aurez l'honneur de loger le commandant de notre +corps d'armée, ajouta-t-il en français. + +Lorsqu'il se fut assuré que le château ne recelait aucun ennemi, il +devint plus aimable avec Marcel; mais il n'en persista pas moins à +soutenir que des francs-tireurs avaient fait feu sur les uhlans +d'avant-garde. Marcel crut devoir le détromper. Non, ce n'étaient pas +des francs-tireurs; c'étaient des soldats retardataires dont il avait +très bien reconnu les uniformes. + +--Eh quoi? Vous aussi, vous vous obstinez à nier? repartit l'officier +d'un ton rogue. Même s'ils portaient l'uniforme, ils n'en étaient pas +moins des francs-tireurs. Le Gouvernement français a distribué des armes +et des effets militaires aux paysans, pour qu'ils nous assassinent. On a +déjà fait cela en Belgique. Mais nous connaissons cette ruse et nous +saurons la punir. Les cadavres allemands couchés près de la barricade +seront bien vengés. Les coupables paieront cher leur crime. + +Dans son indignation il lui semblait que la mort de ces uhlans fût une +chose inouïe et monstrueuse, comme si les seuls ennemis de l'Allemagne +devaient périr à la guerre et que les Allemands eussent tous le droit +d'y avoir la vie sauve. + +Ils étaient alors au plus haut étage du château, et Marcel, en regardant +par une fenêtre, vit onduler au-dessus des arbres, du côté du village, +une sombre nuée dont le soleil rougissait les contours. De l'endroit où +il se trouvait, il ne pouvait apercevoir que la pointe du clocher. +Autour du coq de fer voltigeaient des vapeurs qui ressemblaient à une +fine gaze, à des toiles d'araignée soulevées par le vent. Une odeur de +bois brûlé arriva jusqu'à ses narines. L'officier salua ce spectacle par +un rire cruel: c'était le commencement de la vengeance. + +Quand ils furent redescendus dans le parc, le lieutenant prit Marcel +avec lui dans une automobile, et, tandis que les soldats s'installaient +au château, il emmena le châtelain vers une destination inconnue. + +A la sortie du parc, Marcel eut comme la brusque vision d'un monde +nouveau. Sur le village s'étendait un dais sinistre de fumée, +d'étincelles, de flammèches brasillantes; le clocher flambait comme une +énorme torche; la toiture de l'église, en s'effondrant, faisait jaillir +des tourbillons noirâtres. Dans l'affolement du désespoir, des femmes et +des enfants fuyaient à travers la campagne avec des cris aigus. Les +bêtes, chassées par le feu, s'étaient évadées des étables et se +dispersaient dans une course folle. Les vaches et les chevaux de labour +traînaient leur licol rompu par les violents efforts de l'épouvante, et +leurs flancs fumeux exhalaient une odeur de poil roussi. Les porcs, les +brebis, les poules se sauvaient pêle-mêle avec les chats et les chiens. + +Les Allemands, des multitudes d'Allemands affluaient de toutes parts. +C'était comme un peuple de fourmis grises qui défilaient, défilaient +vers le Sud. Cela sortait des bois, emplissait les chemins, inondait les +champs. La verdure de la végétation s'effaçait sous le piétinement; les +clôtures tombaient, renversées; la poussière s'élevait en spirales +derrière le roulement sourd des canons et le trot cadencé des milliers +de chevaux. Sur les bords de la route avaient fait halte plusieurs +bataillons, avec leur suite de voitures et de bêtes de trait. + +Marcel avait vu cette armée aux parades de Berlin; mais il lui sembla +que ce n'était plus la même. Il ne restait à ces troupes que bien peu de +leur lustre sévère, de leur raideur muette et arrogante. La guerre, avec +ses ignobles réalités, avait aboli l'apprêt théâtral de ce formidable +organisme de mort. Les régiments d'infanterie qui naguère, à Berlin, +reflétaient la lumière du soleil sur les métaux et les courroies vernies +de leur équipement; les hussards de la mort, somptueux et sinistres; les +cuirassiers blancs, semblables à des paladins du Saint-Graal; les +artilleurs à la poitrine rayée de bandes blanches; tous ces hommes qui, +pendant les défilés, arrachaient des soupirs d'admiration aux Hartrott, +étaient maintenant unifiés et assimilés dans la monotonie d'une même +couleur vert pisseux et ressemblaient à des lézards qui, à force de +frétiller dans la poussière, finissent par se confondre avec elle. + +Les soldats étaient exténués et sordides. Une exhalaison de chair +blanche, grasse et suante, mêlée à l'odeur aigre du cuir, flottait sur +les régiments. Il n'était personne qui n'eût l'air affamé. Depuis des +jours et des jours ils marchaient sans trêve, à la poursuite d'un ennemi +qui réussissait toujours à leur échapper. Dans cette chasse forcenée, +les vivres de l'intendance arrivaient tard aux cantonnements, et les +hommes ne pouvaient compter que sur ce qu'ils avaient dans leurs sacs. +Marcel les vit alignés au bord du chemin, dévorant des morceaux de pain +noir et des saucisses moisies. Quelques-uns d'entre eux se répandaient +dans les champs pour y arracher des betteraves et d'autres tubercules +dont ils mâchaient la pulpe dure, encore salie d'une terre sablonneuse +qui craquait sous la dent. + +Ils compensaient l'insuffisance de la nourriture par les produits d'une +terre riche en vignobles. Le pillage des maisons leur fournissait peu de +vivres; mais ils ne manquaient jamais de trouver une cave bien garnie. +L'Allemand d'humble condition, abreuvé de bière et accoutumé à +considérer le vin comme une boisson dont les riches avaient le +privilège, pouvait défoncer les tonneaux à coups de crosse et se baigner +les pieds dans les flots du précieux liquide. Chaque bataillon laissait +comme trace de son passage un sillage de bouteilles vides. Les fourgons, +ne pouvant renouveler leurs provisions de vivres, se chargeaient de +futailles lorsqu'ils passaient dans les villages. Dépourvu de pain, le +soldat recevait de l'alcool. + +Lorsque l'automobile entra dans Villeblanche, elle dut ralentir sa +marche. Des murs calcinés s'étaient abattus sur la route, des poutres à +demi carbonisées obstruaient la chaussée, et la voiture était obligée de +virer entre les décombres fumants. Les maisons des notables brûlaient +comme des fournaises, parmi d'autres maisons qui se tenaient encore +debout, saccagées, éventrées, mais épargnées par l'incendie. Dans ces +brasiers de poutres crépitantes on apercevait des chaises, des +couchettes, des machines à coudre, des fourneaux de cuisine, tous les +meubles du confort paysan, qui se consumaient ou qui se tordaient. +Marcel crut même voir un bras qui émergeait des ruines et qui commençait +à brûler comme un cierge. Un relent de graisse chaude se mêlait à une +puanteur de fumerolles et de débris carbonisés. + +Tout à coup l'automobile s'arrêta. Des cadavres barraient le chemin: +deux hommes et une femme. Non loin de ces cadavres, des soldats +mangeaient, assis par terre. Le chauffeur leur cria de débarrasser la +route; et alors, avec leurs fusils et avec leurs pieds, ils poussèrent +les morts encore tièdes, qui, à chaque tour qu'ils faisaient sur +eux-mêmes, répandaient une traînée de sang. Dès qu'il y eut assez de +place, l'automobile démarra. Marcel entendit un craquement, une petite +secousse: les roues de derrière avaient écrasé un obstacle fragile. +Saisi d'horreur, il ferma les yeux. + +Quand il les rouvrit, il était sur la place. La mairie brûlait; l'église +n'était plus qu'une carcasse de pierres hérissées de langues de feu. Là, +Marcel put se rendre compte de la façon dont l'incendie était +méthodiquement propagé par une troupe de soldats qui s'acquittaient de +cette sinistre besogne comme d'une corvée ordinaire. Ils portaient des +caisses et des cylindres de métal; un chef marchait devant eux, leur +désignait les édifices condamnés; et, après qu'ils avaient lancé par les +fenêtres brisées des pastilles et des jets de liquide, l'embrasement se +produisait avec une rapidité foudroyante. + +De la dernière maison que ces soldats venaient de livrer aux flammes, le +châtelain vit sortir deux fantassins français qui, surpris par le feu et +à demi asphyxiés, traînaient derrière eux des bandages défaits, tandis +que le sang ruisselait de leurs blessures mises à nu. Epuisés de +fatigue, ils n'avaient pu suivre la retraite de leur régiment. Dès +qu'ils parurent, cinq ou six Allemands s'élancèrent sur eux, les +criblèrent de coups de baïonnette et les repoussèrent dans le brasier. + +Près du pont, le lieutenant et Marcel descendirent d'automobile et +s'avancèrent vers un groupe d'officiers vêtus de gris, coiffés du casque +à pointe, semblables à tous les officiers. Néanmoins le lieutenant se +planta, rigide, une main à la visière, pour parler à celui qui se tenait +un peu en avant des autres. Marcel regarda cet homme qui, de son côté, +l'examinait avec de petits yeux bleus et durs. Le regard insolent et +scrutateur parcourut le châtelain de la tête aux pieds, et Marcel +comprit que sa vie dépendait de cet examen. Mais le chef haussa les +épaules, prononça quelques mots, d'un air dédaigneux, puis s'éloigna +avec deux de ses officiers, tandis que le reste du groupe se dispersait. + +--Son Excellence est très bonne, dit alors le lieutenant à Marcel. C'est +le commandant du corps d'armée, celui qui doit loger dans votre château. +Il pouvait vous faire fusiller; mais il vous pardonne, parce qu'il sera +votre hôte. Il a ordonné toutefois que vous assistiez au châtiment de +ceux qui n'ont pas su prévenir l'assassinat de nos uhlans. Cela, pour +votre gouverne: vous n'en comprendrez que mieux votre devoir et la bonté +de Son Excellence. Voici le peloton d'exécution. + +En effet, un peloton d'infanterie s'avançait, conduit par un +sous-officier. Quand les files s'ouvrirent, Marcel aperçut au milieu des +uniformes gris plusieurs personnes que l'on brutalisait. Tandis que ces +personnes allaient s'aligner le long d'un mur, à vingt mètres du +peloton, il les reconnut: le maire, le curé, le garde forestier, trois +ou quatre propriétaires du village. Le maire avait sur le front une +longue estafilade, et un haillon tricolore pendait sur sa poitrine, +lambeau de l'écharpe municipale qu'il avait ceinte pour recevoir les +envahisseurs. Le curé, redressant son corps petit et rond, s'efforçait +d'embrasser dans un pieux regard les victimes et les bourreaux, le ciel +et la terre. Il paraissait grossi; sa ceinture noire, arrachée par la +brutalité des soldats, laissait son ventre libre et sa soutane +flottante; ses cheveux blancs ruisselaient de sang, et les gouttes +rouges tombaient sur son rabat. Aucun des prisonniers ne parlait: ils +avaient épuisé leurs voix en protestations inutiles. Toute leur vie se +concentrait dans leurs yeux, qui exprimaient une sorte de stupeur. +Était-il possible qu'on les tuât froidement, en dépit de leur complète +innocence? Mais la certitude de mourir donnait une noble sérénité à leur +résignation. + +Quand le prêtre, d'un pas que l'obésité rendait vacillant, alla prendre +sa place pour l'exécution, des éclats de rire troublèrent le silence. +C'étaient des soldats sans armes qui, accourus pour assister au +supplice, saluaient le vieillard par cet outrage: «A mort le curé!» Dans +cette clameur de haine vibrait le fanatisme des guerres religieuses. La +plupart des spectateurs étaient, soit de dévots catholiques, soit de +fervents protestants; mais les uns et les autres ne croyaient qu'aux +prêtres de leur pays. Pour eux, hors de l'Allemagne tout était sans +valeur, même la religion. + +Le maire et le curé changèrent de place dans le rang pour se rapprocher, +et, avec une courtoisie solennelle, ils s'offrirent l'un à l'autre la +place d'honneur au centre du groupe. + +--Ici, monsieur le maire. C'est la place qui vous appartient. + +--Non, monsieur le curé. C'est la vôtre. + +Ils discutaient pour la dernière fois; mais, en ce moment tragique, +c'était pour se rendre un mutuel hommage et se témoigner une déférence +réciproque. + +Quand les fusils s'abaissèrent, ils éprouvèrent tous deux le besoin de +dire quelques paroles, de couronner leur vie par une affirmation +suprême. + +--Vive la République! cria le maire. + +--Vive la France! cria le curé. + +Et il sembla au châtelain qu'ils avaient poussé le même cri. + +Puis deux bras se dressèrent, celui du prêtre qui traça en l'air le +signe de la croix, celui du chef du peloton, dont l'épée nue jeta un +éclair sinistre. Une décharge retentit, suivie de quelques détonations +tardives. + +Marcel fut saisi de compassion pour la pauvre humanité, à voir les +formes ridicules qu'elle prenait dans les affres de la mort. Parmi les +victimes, les unes s'affaissèrent comme des sacs à moitié vides; +d'autres rebondirent sur le sol comme des pelotes; d'autres +s'allongèrent sur le dos ou sur le ventre dans une attitude de nageurs. +Et ce fut à terre une palpitation de membres grouillants, de bras et de +jambes que tordaient les spasmes de l'agonie, tandis qu'une main débile, +sortant de l'abatis humain, s'efforçait de répéter encore le signe +sacré. Mais plusieurs soldats s'avancèrent comme des chasseurs qui vont +ramasser leurs pièces, et quelques coups de fusil, quelques coups de +crosse eurent vite fait d'immobiliser le tas sanglant. Le lieutenant +avait allumé un cigare. + +--Quand vous voudrez, dit-il à Marcel avec une dérisoire politesse. + +Et ils revinrent en automobile au château. + + * * * * * + +Le château était défiguré par l'invasion. En l'absence du maître, on y +avait établi une garde nombreuse. Tout un régiment d'infanterie campait +dans le parc. Des milliers d'hommes, installés sous les arbres, +préparaient leur repas dans les cuisines roulantes. Les plates-bandes et +les corbeilles du jardin, les plantes exotiques, les avenues +soigneusement sablées et ratissées, tout était piétiné, brisé, sali par +l'irruption des hommes, des bêtes et des voitures. Un chef qui portait +sur la manche le brassard de l'intendance, donnait des ordres comme s'il +eût été le propriétaire occupé à surveiller le déménagement de sa +maison. Déjà les étables étaient vides. Marcel vit sortir ses dernières +vaches conduites à coups de bâton par les pâtres casqués. Les plus +coûteux reproducteurs, égorgés comme de simples bêtes de boucherie, +pendaient en quartiers à des arbres de l'avenue. Dans les poulaillers et +les colombiers il ne restait pas un oiseau. Les écuries étaient remplies +de chevaux maigres qui se gavaient devant les râteliers combles, et +l'avoine des greniers, répandue par incurie dans les cours, se perdait +en grande quantité avant d'arriver aux mangeoires. Les montures de +plusieurs escadrons erraient à travers les prairies, détruisant sous +leurs sabots les rigoles d'irrigation, les berges des digues, l'égalité +du sol, tout le travail de longs mois. Les piles de bois de chauffage +brûlaient inutilement dans le parc: par négligence ou par méchanceté, +quelqu'un y avait mis le feu. L'écorce des arbres voisins craquait sous +les langues de la flamme. + +Au château même, une foule d'hommes, sous les ordres de l'officier +d'intendance, s'agitaient dans un perpétuel va-et-vient. Le commandant +du corps d'armée, après avoir inspecté les travaux que les pontonniers +exécutaient sur la rive de la Marne pour le passage des troupes, devait +s'y installer d'un moment à l'autre avec son état-major. Ah! le pauvre +château historique! + +Marcel, écœuré, se retira dans le pavillon de la conciergerie et s'y +affala sur une chaise de la cuisine, les yeux fixés à terre. La femme du +concierge le considérait avec étonnement. + +--Ah! monsieur! Mon pauvre monsieur! + +Le châtelain appréciait beaucoup la fidélité de ces bons serviteurs, et +il fut touché par l'intérêt que lui témoignait la femme. Quant au mari, +faible et malade, il avait sur le front la trace noire d'un coup que lui +avaient donné les soldats, alors qu'il essayait de s'opposer à la +spoliation du château en l'absence de son maître. La présence même de +leur fille Georgette évoqua dans la mémoire de Marcel l'image de Chichi, +et il reporta sur elle quelque chose de la tendresse qu'il éprouvait +pour sa propre fille. Georgette n'avait que quatorze ans; mais depuis +quelques mois elle commençait à être femme, et la croissance lui avait +donné les premières grâces de son sexe. Sa mère, par crainte de la +soldatesque, ne lui permettait pas de sortir du pavillon. + +Cependant le millionnaire, qui n'avait rien pris depuis le matin, sentit +avec une sorte de honte qu'en dépit de la situation tragique on estomac +criait famine, et la concierge lui servit sur le coin d'une table un +morceau de pain et un morceau de fromage, tout ce qu'elle avait pu +trouver dans son buffet. + +L'après-midi, le concierge alla voir ce qui se passait au château, et il +revint dire à Marcel que le général en avait pris possession avec sa +suite. Pas une porte ne restait close: elles avaient toutes été +enfoncées à coups de crosse et à coups de hache. Beaucoup de meubles +avaient disparu, ou cassés, ou enlevés par les soldats. L'officier +d'intendance rôdait de pièce en pièce, y examinait chaque objet, dictait +des instructions en allemand. Le commandant du corps d'armée et son +entourage se tenaient dans la salle à manger, où ils buvaient en +consultant de grandes cartes étalées sur le parquet. Ils avaient obligé +le concierge à descendre dans les caves pour leur en rapporter les +meilleurs vins. + +Dans la soirée, la marée humaine qui couvrait la campagne reprit son +mouvement de flux. Plusieurs ponts avaient été jetés sur la Marne et +l'invasion poursuivait sa marche. Certains régiments s'ébranlaient au +cri de: _Nach Paris!_ D'autres, qui devaient rester là jusqu'au +lendemain, se préparaient un gîte, soit dans les maisons encore debout, +soit en plein air. Marcel entendit chanter des cantiques. Sous la +scintillation des premières étoiles, les soldats se groupaient comme des +orphéonistes, et leurs voix formaient un chœur solennel et doux, d'une +religieuse gravité. Au-dessus des arbres du parc flottait une nébulosité +sinistre dont la rougeur était rendue plus intense par les ombres de la +nuit: c'étaient les reflets du village qui brûlait encore. Au loin, +d'autres incendies de granges et de fermes répandaient dans les ténèbres +des lueurs sanglantes. + + * * * * * + +Marcel, couché dans la chambre de ses concierges, dormit du sommeil +lourd de la fatigue, sans sursauts et sans rêves. Au réveil, il +s'imagina qu'il n'avait sommeillé que quelques minutes. Le soleil +colorait de teintes orangées les rideaux blancs de la fenêtre, et, sur +un arbre voisin, des oiseaux se poursuivaient en piaillant. C'était une +fraîche et joyeuse matinée d'été. + +Lorsqu'il descendit à la cuisine, le concierge lui donna des nouvelles. +Les Allemands s'en allaient. Le régiment campé dans le parc était parti +dès le point du jour, et bientôt les autres l'avaient suivi. Il ne +demeurait au village qu'un bataillon. Le commandant du corps d'armée +avait plié bagage avec son état-major; mais un général de brigade, que +son entourage appelait «monsieur le comte», l'avait déjà remplacé au +château. + +En sortant du pavillon, Marcel vit près du pont-levis cinq camions +arrêtés le long des fossés. Des soldats y apportaient sur leurs épaules +les plus beaux meubles des salons. Le châtelain eut la surprise de +rester presque indifférent à ce spectacle. Qu'était la perte de quelques +meubles en comparaison de tant de choses effroyables dont il avait été +témoin? + +Sur ces entrefaites, le concierge lui annonça qu'un officier allemand, +arrivé depuis une heure en automobile, demandait à le voir. + +C'était un capitaine pareil à tous les autres, coiffé du casque à +pointe, vêtu de l'uniforme grisâtre, chaussé de bottes de cuir rouge, +armé d'un sabre et d'un revolver, portant des jumelles et une carte +géographique dans un étui suspendu à son ceinturon. Il paraissait jeune +et avait au bras gauche l'insigne de l'état-major. Il demanda à Marcel +en espagnol: + +--Me reconnaissez-vous? + +Marcel écarquilla les yeux devant cet inconnu. + +--Vraiment vous ne me reconnaissez pas? Je suis Otto, le capitaine Otto +von Hartrott. + +Marcel ne l'avait pas vu depuis plusieurs années; mais ce nom lui +remémora soudain ses neveux d'Amérique:--d'abord les moutards relégués +par le vieux Madariaga dans les dépendances du domaine; puis le jeune +lieutenant aperçu à Berlin, pendant la visite faite aux Hartrott, et +dont les parents répétaient à satiété «qu'il serait peut-être un autre +de Moltke».--Cet enfant lourdaud, cet officier imberbe était devenu le +capitaine vigoureux et altier qui pouvait, d'un mot, faire fusiller le +châtelain de Villeblanche. + +Cependant Otto expliquait sa présence à son oncle. Il n'appartenait pas +à la division logée au village; mais son général l'avait chargé de +maintenir la liaison avec cette division, de sorte qu'il était venu +près du château historique et qu'il avait eu le désir de le revoir. Il +n'avait pas oublié les jours passés à Villeblanche, lorsque les Hartrott +y étaient venus en villégiature chez leurs parents de France. Les +officiers qui occupaient les appartements l'avaient retenu à déjeuner, +et, dans la conversation, l'un d'eux avait mentionné par hasard la +présence du maître du logis. Cela avait été une agréable surprise pour +le capitaine, qui n'avait pas voulu repartir sans saluer son oncle; mais +il regrettait de le rencontrer à la conciergerie. + +--Vous ne pouvez rester là, ajouta-t-il avec morgue. Rentrez au château, +comme cela convient à votre qualité. Mes camarades auront grand plaisir +à vous connaître. Ce sont des hommes du meilleur monde. + +D'ailleurs il loua beaucoup Marcel de n'avoir pas quitté son domaine. +Les troupes avaient ordre de sévir avec une rigueur particulière contre +les biens des absents. L'Allemagne tenait à ce que les habitants +demeurassent chez eux comme s'il ne se passait rien d'extraordinaire. + +Le châtelain protesta: + +--Les envahisseurs brûlent les maisons et fusillent les innocents! + +Mais son neveu lui coupa la parole. + +--Vous faites allusion, prononça-t-il avec des lèvres tremblantes de +colère, à l'exécution du maire et des notables. On vient de me raconter +la chose. J'estime, moi, que le châtiment a été mou: il fallait raser +le village, tuer les femmes et les enfants. Notre devoir est d'en finir +avec les francs-tireurs. Je ne nie pas que cela soit horrible. Mais que +voulez-vous? C'est la guerre. + +Puis, sans transition, le capitaine demanda des nouvelles de sa mère +Héléna, de sa tante Luisa, de Chichi, de son cousin Jules, et il se +félicita d'apprendre qu'ils étaient en sûreté dans le midi de la France. +Ensuite, croyant sans doute que Marcel attendait avec impatience des +nouvelles de la parenté germanique, il se mit à parler de sa propre +famille. + +Tous les Hartrott étaient dans une magnifique situation. Son illustre +père, à qui l'âge ne permettait plus de faire campagne, était président +de plusieurs sociétés patriotiques, ce qui ne l'empêchait pas +d'organiser aussi de futures entreprises industrielles pour exploiter +les pays conquis. Son frère le savant faisait sur les buts de la guerre +des conférences où il déterminait théoriquement les pays que devrait +s'annexer l'empire victorieux, tonnait contre les mauvais patriotes qui +se montraient faibles et mesquins dans leurs prétentions. Ses deux +sœurs, un peu attristées par l'absence de leurs fiancés, lieutenants de +hussards, visitaient les hôpitaux et demandaient à Dieu le châtiment de +la perfide Angleterre. + +Tout en causant, le capitaine ramenait son oncle vers le château. Les +soldats, qui jusqu'alors avaient ignoré l'existence de Marcel, +l'observaient avec des yeux attentifs et presque respectueux, depuis +qu'ils le voyaient en conversation familière avec un capitaine +d'état-major. + +Lorsque l'oncle et le neveu entrèrent dans les appartements, Marcel eut +un serrement de cœur. Il voyait partout sur les murs des taches +rectangulaires de couleur plus foncée, qui trahissaient l'emplacement de +meubles et de tableaux disparus. Mais pourquoi ces déchirures aux +rideaux de soie, ces tapis maculés, ces porcelaines et ces cristaux +brisés? Otto devina la pensée du châtelain et répéta l'éternelle excuse: + +--Que voulez-vous? C'est la guerre. + +--Non, repartit Marcel avec une vivacité qu'il se crut permise en +parlant à un neveu. Non! ce n'est pas la guerre, c'est le brigandage. +Tes camarades sont des cambrioleurs. + +Le capitaine se dressa par un violent sursaut, fixa sur son vieil oncle +des yeux flamboyants de colère, et prononça à voix basse quelques +paroles qui sifflaient. + +--Prenez garde à vous! Heureusement vous vous êtes exprimé en espagnol +et les personnes voisines n'ont pu vous comprendre. Si vous vous +permettiez encore de telles appréciations, vous risqueriez de recevoir +pour toute réponse une balle dans la tête. Les officiers de l'empereur +ne se laissent pas insulter. + +Et tout, dans l'attitude d'Hartrott, démontrait la facilité avec +laquelle il aurait oublié la parenté, s'il avait reçu l'ordre de sévir +contre son oncle. Celui-ci baissa la tête. + +Mais, l'instant d'après, le capitaine parut oublier ce qu'il venait de +dire et affecta de reprendre un ton aimable. Il se faisait un plaisir de +présenter Marcel à Son Excellence le général comte de Meinbourg, qui, en +considération de ce que Desnoyers était allié aux Hartrott, voulait bien +faire à celui-ci l'honneur de l'admettre à sa table. + +Invité dans sa propre maison, le châtelain entra dans la salle à manger +où se trouvaient déjà une vingtaine d'hommes vêtus de drap grisâtre et +chaussés de hautes bottes. Là rien n'avait été brisé: rideaux, tentures, +meubles étaient intacts. Toutefois les buffets monumentaux présentaient +de larges vides, et, au premier coup d'œil, Marcel constata que deux +riches services de vaisselle plate et un précieux service de porcelaine +ancienne manquaient sur les tablettes. Le propriétaire n'en dut pas +moins répondre par des saluts cérémonieux à l'accueil que lui firent les +auteurs de ces rapines, et serrer la main que le comte lui tendit avec +une aristocratique condescendance, tandis que les autres officiers +allemands considéraient ce bourgeois avec une curiosité bienveillante et +même avec une sorte d'admiration: car ils savaient déjà que c'était un +millionnaire revenu du continent lointain où les hommes s'enrichissent +vite. + +--Vous allez déjeuner avec les barbares, lui dit le comte en le faisant +asseoir à sa droite. Vous n'avez pas peur qu'ils vous dévorent tout +vivant? + +Les officiers rirent aux éclats de l'esprit de Son Excellence et firent +d'évidents efforts pour montrer par leurs paroles et par leurs manières +combien on avait tort de les accuser de barbarie. + +Assis comme un étranger à sa propre table, Marcel y mangea dans les +assiettes qui lui appartenaient, servi par des ennemis dont l'uniforme +restait visible sous le tablier rayé. Ce qu'il mangeait était à lui; le +vin venait de sa cave; la viande était celle de ses bœufs; les fruits +étaient ceux de son verger; et pourtant il lui semblait qu'il était là +pour la première fois, et il éprouvait le malaise de l'homme qui tout à +coup se voit seul au milieu d'un attroupement hostile. Il considérait +avec étonnement ces intrus assis aux places où il avait vu sa femme, ses +enfants, les Lacour. Les convives parlaient allemand entre eux; mais +ceux qui savaient le français se servaient souvent de cette langue pour +s'entretenir avec l'invité, et ceux qui n'en baragouinaient que quelques +mots les répétaient avec d'aimables sourires. Chez tous le désir était +visible de plaire au châtelain. + +Marcel les examina l'un après l'autre. Les uns étaient grands, sveltes, +d'une beauté anguleuse; d'autres étaient carrés et membrus, avec le cou +gros et la tête enfoncée entre les épaules. Tous avaient les cheveux +coupés ras, ce qui faisait autour de la table une luisante couronne de +boîtes crâniennes roses ou brunes, avec des oreilles qui ressortaient +grotesquement, avec des mâchoires amaigries qui accusaient leur relief +osseux. Quelques-uns avaient sur les lèvres des crocs relevés en pointe, +à la mode impériale; mais la plupart étaient rasés ou n'avaient que de +courtes moustaches aux poils raides. Les fatigues de la guerre et des +marches forcées étaient apparentes chez tous, mais plus encore chez les +corpulents. Un mois de campagne avait fait perdre à ces derniers leur +embonpoint, et la peau de leurs joues et de leur menton pendait, flasque +et ridée. + +Le comte était le plus âgé de tous, le seul qui eût conservé longs ses +cheveux d'un blond fauve, déjà mêlés de poils gris, peignés avec soin et +luisants de pommade. Sec, anguleux et robuste, il gardait encore, aux +approches de la cinquantaine, une vigueur juvénile entretenue par les +exercices physiques; mais il dissimulait sa rudesse d'homme combatif +sous une nonchalance molle et féminine. Au poignet de la main qu'il +abandonnait négligemment sur la table, il avait un bracelet d'or; et sa +tête, sa moustache, toute sa personne exhalaient une forte odeur de +parfums. + +Les officiers le traitaient avec un grand respect. Otto avait parlé de +lui à son oncle comme d'un remarquable artiste, à la fois musicien et +poète. Avant la guerre, certains bruits fâcheux, relatifs à sa vie +privée, l'avaient éloigné de la cour; mais, au dire du capitaine, ce +n'était que des calomnies de journaux socialistes. Malgré tout, +l'empereur, dont le comte avait été le condisciple, lui gardait en +secret toute son amitié. Nul n'avait oublié le ballet des _Caprices de +Shéhérazade_, représenté avec un grand faste à Berlin sur la +recommandation du puissant camarade. + +Le comte crut que, si Marcel gardait le silence, c'était par +intimidation, et, afin de le mettre à son aise, il lui adressa le +premier la parole. Quand Marcel eut expliqué qu'il n'avait quitté Paris +que depuis trois jours, les assistants s'animèrent, voulurent avoir des +nouvelles. + +--Avez-vous vu les émeutes?... + +--La troupe a-t-elle tué beaucoup de manifestants?... + +--De quelle manière a été assassiné le président Poincaré?... + +Toutes ces questions lui furent adressées à la fois. Marcel, déconcerté +par leur invraisemblance, ne sut d'abord quoi répondre et pensa un +instant qu'il était dans une maison d'aliénés. Des émeutes? L'assassinat +du président? Il ne savait rien de tout cela. D'ailleurs, qui auraient +été les émeutiers? Quelle révolution pouvait éclater à Paris, puisque le +gouvernement n'était pas réactionnaire? + +A cette réponse, les uns considérèrent d'un air de pitié ce pauvre +benêt; d'autres prirent une mine soupçonneuse à l'égard de ce sournois +qui feignait d'ignorer des événements dont il avait nécessairement +entendu parler. Le capitaine Otto intervint d'une voix impérative, comme +pour couper court à tout faux-fuyant: + +--Les journaux allemands, dit-il, ont longuement parlé de ces faits. Il +y a quinze jours, le peuple de Paris s'est soulevé contre le +gouvernement, a assailli l'Élysée et massacré Poincaré. L'armée a dû +employer les mitrailleuses pour rétablir l'ordre. Tout le monde sait +cela. Au reste, ce sont les grands journaux d'Allemagne qui ont publié +ces nouvelles, et l'Allemagne ne ment jamais. + +L'oncle persista à affirmer que, quant à lui, il ne savait rien, n'avait +rien vu, rien entendu dire. Puis, comme ses déclarations étaient +accueillies par des gestes de doute ironique, il garda le silence. Alors +le comte, esprit supérieur, incapable de tomber dans la crédulité +vulgaire, intervint d'un ton conciliant: + +--En ce qui concerne l'assassinat le doute est permis: car les journaux +allemands peuvent avoir exagéré sans qu'il y ait lieu de les accuser de +mauvaise foi. Par le fait, il y a quelques heures, le grand état-major +m'a annoncé la retraite du gouvernement français à Bordeaux. Mais le +soulèvement des Parisiens et leur conflit avec la troupe sont des faits +indéniables. Sans aucun doute notre hôte en est instruit, mais il ne +veut pas l'avouer. + +Marcel osa contredire le personnage; mais on ne l'écouta point. Paris! +Ce nom avait fait briller tous les yeux, excité la loquacité de toutes +les bouches. Paris! de grands magasins qui regorgeaient de richesses! +des restaurants célèbres, des femmes, du Champagne et de l'argent! +Chacun aspirait à voir le plus tôt possible la Tour Eiffel et à entrer +en vainqueur dans la capitale, pour se dédommager des privations et des +fatigues d'une si rude campagne. Quoique ces hommes fussent des +adorateurs de la gloire militaire et qu'ils considérassent la guerre +comme indispensable à la vie humaine, ils ne laissaient pas de se +plaindre des souffrances que la guerre leur causait. + +Le comte, lui, exprima une plainte d'artiste: + +--Cette guerre m'a été très préjudiciable, dit-il d'un ton dolent. +L'hiver prochain, on devait donner à Paris un nouveau ballet de moi. + +Tout le monde prit part à ce noble ennui; mais quelqu'un fit remarquer +que, après le triomphe, la représentation du ballet aurait lieu par +ordre et que les Parisiens seraient bien obligés de l'applaudir. + +--Ce ne sera pas la même chose, soupira le comte. + +Et il eut un instant de méditation silencieuse. + +--Je vous confesse, reprit-il ensuite, que j'aime Paris. Quel malheur +que les Français n'aient jamais voulu s'entendre avec nous! + +Et il s'absorba de nouveau dans une mélancolie de profond penseur. + +Un des officiers parla des richesses de Paris avec des yeux de +convoitise, et Marcel le reconnut au brassard qu'il avait sur la manche: +c'était cet homme qui avait mis au pillage les appartements du château. +L'intendant devina sans doute les pensées du châtelain: car il crut bon +de donner, d'un air poli, quelques explications sur l'étrange +déménagement auquel il avait procédé. + +--Que voulez-vous, monsieur? C'est la guerre. Il faut que les frais de +la guerre se paient sur les biens des vaincus. Tel est le système +allemand. Grâce à cette méthode, on brise les résistances de l'ennemi et +la paix est plus vite faite. Mais ne vous attristez pas de vos pertes: +après la guerre, vous pourrez adresser une réclamation au gouvernement +français, qui vous indemnisera du tort que vous aurez subi. Vos parents +de Berlin ne manqueront pas d'appuyer cette demande. + +Marcel entendit avec stupeur cet incroyable conseil. Quelle était donc +la mentalité de ces gens-là? Étaient-ils fous, ou voulaient-ils se +moquer de lui? + +Le déjeuner fini, plusieurs officiers se levèrent, ceignirent leurs +sabres et s'en allèrent à leur service. Quant au capitaine Hartrott, il +devait retourner près de son général. Marcel l'accompagna jusqu'à +l'automobile. Lorsqu'ils furent arrivés à la porte du parc, le +capitaine donna des ordres à un soldat, qui courut chercher un morceau +de la craie dont on se servait pour marquer les logements militaires. +Otto, qui voulait protéger son oncle, traça sur le mur cette +inscription: + + _Bitte, nicht plündern_ + _Es sind freundliche Leute[G]._ + +Et il expliqua à Marcel le sens des mots qu'il venait d'écrire. Mais +celui-ci se récria: + +--Non, non, je refuse une protection ainsi motivée. Je n'éprouve aucune +bienveillance pour les envahisseurs. Si je me suis tu, c'est parce que +je ne pouvais pas faire autrement. + +Alors le neveu, sans rien dire, effaça la seconde ligne de +l'inscription; puis, d'un ton de pitié sarcastique: + +--Adieu, mon oncle, ricana-t-il. Nous nous reverrons bientôt avenue +Victor-Hugo. + +En retournant au château, Marcel aperçut à l'ombre d'un bouquet d'arbres +le comte qui, en compagnie de ses deux officiers d'ordonnance et d'un +chef de bataillon, dégustait le café en plein air. Le comte obligea le +châtelain à prendre une chaise et à s'asseoir, et ces messieurs, tout en +causant, firent une grande consommation des liqueurs provenant des +caves du château. Par les bruits qui arrivaient jusqu'à lui, Marcel +devinait qu'il y avait hors du parc un grand mouvement de troupes. En +effet, un autre corps d'armée passait avec une sourde rumeur; mais les +rideaux d'arbres cachaient ce défilé, qui se dirigeait toujours vers le +sud. + +Tout à coup, un phénomène inexplicable troubla le calme de l'après-midi. +C'était un roulement de tonnerre lointain, comme si un orage invisible +se fût déchaîné par delà l'horizon. Le comte interrompit la conversation +qu'il tenait en allemand avec ses officiers, pour dire à Marcel: + +--Vous entendez? C'est le canon. Une bataille est engagée. Nous ne +tarderons pas à entrer dans la danse. + +Et il se leva pour retourner au château. Les officiers d'ordonnance +partirent vers le village, et Marcel resta seul avec le chef de +bataillon, qui continua de savourer les liqueurs en se pourléchant les +babines. + +--Triste guerre, monsieur! dit le buveur en français, après avoir fait +connaître au châtelain qu'il commandait le bataillon cantonné à +Villeblanche et qu'il s'appelait Blumhardt. + +Ces paroles firent que Marcel éprouva une subite sympathie pour le +_Bataillons-Kommandeur_. «C'est un Allemand, pensa-t-il, mais il a l'air +d'un honnête homme. A première vue, les Allemands trompent par la +rudesse de leur extérieur et par la férocité de la discipline qui les +oblige à commettre sans scrupule les actions les plus atroces; mais, +quand on vit avec eux dans l'intimité, on retrouve la bonne nature sous +les dehors du barbare.» En temps de paix, Blumhardt avait sans doute été +obèse; mais il avait aujourd'hui l'apparence mollasse et détendue d'un +organisme qui vient de subir une perte de volume. Il n'était pas +difficile de reconnaître que c'était un bourgeois arraché par la guerre +à une tranquille et sensuelle existence. + +--Quelle vie! continua Blumhardt. Puisse Dieu châtier ceux qui ont +provoqué une pareille catastrophe! + +Cette fois, Marcel fut conquis. Il crut voir devant lui l'Allemagne +qu'il avait imaginée souvent: une Allemagne douce, paisible, un peu +lente et lourde, mais qui rachetait sa rudesse originelle par un +sentimentalisme innocent et poétique. Ce chef de bataillon était +assurément un bon père de famille, et le châtelain se le représenta +tournant en rond avec sa femme et ses enfants sous les tilleuls de +quelque ville de province, autour du kiosque où des musiciens militaires +jouaient des sonates de Beethoven; puis à la _Bierbraurei_, où, devant +des piles de soucoupes, entre deux conversations d'affaires, il +discutait avec ses amis sur des problèmes métaphysiques. C'était l'homme +de la vieille Allemagne, un personnage d'_Hermann et Dorothée_. Sans +doute il était possible que les gloires de l'empire eussent un peu +modifié le genre de vie de ce bourgeois d'autrefois et que, par exemple, +au lieu d'aller à la brasserie, il fréquentât le cercle des officiers et +partageât dans quelque mesure l'orgueil de la caste militaire; mais +pourtant c'était toujours l'Allemand de mœurs patriarcales, au cœur +délicat et tendre, prêt à verser des larmes pour une touchante scène de +famille ou pour un morceau de belle musique. + +Le commandant Blumhardt parla des siens, qui habitaient Cassel. + +--Huit enfants, monsieur! dit-il avec un visible effort pour contenir +son émotion. De mes trois garçons, les deux aînés se destinent à être +officiers. Le cadet ne va que depuis six mois à l'école: il est grand +comme ça... + +Et il indiqua avec la main la hauteur de ses bottes. En parlant de ce +petit, il avait le cœur gros et ses lèvres souriaient avec un +tremblement d'amour. Puis il fit l'éloge de sa femme: une excellente +maîtresse de maison, une mère qui se sacrifiait pour le bonheur de son +mari et de ses enfants. Ah! cette bonne Augusta! Ils étaient mariés +depuis vingt ans, et il l'adorait comme au premier jour. Il gardait dans +une poche intérieure de sa tunique toutes les lettres qu'elle lui avait +écrites depuis le commencement de la campagne. + +--Au surplus, monsieur, voici son portrait et celui de mes enfants. + +Il tira de sa poitrine un médaillon d'argent décoré à la mode munichoise +et pressa un ressort qui fit s'ouvrir en éventail plusieurs petits +cercles dont chacun contenait une photographie: la _Frau Kommandeur_, +d'une beauté austère et rigide, imitant l'attitude et la coiffure de +l'impératrice; les _Fräuleine Kommandeur_, toutes les cinq vêtues de +blanc, les yeux levés au ciel comme si elles chantaient une romance; les +trois garçons en uniformes d'écoles militaires ou d'écoles privées. Et +penser qu'un simple petit éclat d'obus pouvait le séparer à jamais de +ces êtres chéris! + +--Ah! oui, reprit-il en soupirant, c'est une triste guerre! Puisse Dieu +châtier les Anglais! + +Marcel n'avait pas encore eu le temps de se remettre de l'ébahissement +que lui avait causé ce souhait imprévu, lorsqu'un sous-officier vint +dire au chef de bataillon que M. le comte le demandait à l'instant même. +Blumhardt se leva donc, non sans avoir caressé d'un regard de tendre +regret les bouteilles de liqueur, et il s'éloigna vers le château. + +Le sous-officier resta avec Marcel. C'était un jeune docteur en droit, +qui remplissait auprès du général les fonctions de secrétaire. Il ne +manquait aucune occasion de parler français, pour se perfectionner dans +la pratique de cette langue, et il engagea tout de suite la +conversation avec le châtelain. Il expliqua d'abord qu'il n'était qu'un +universitaire métamorphosé en soldat: l'ordre de mobilisation l'avait +surpris alors qu'il était professeur dans un collège et à la veille de +contracter mariage. Cette guerre avait dérangé tous ses plans. + +--Quelle calamité, monsieur! Quel bouleversement pour le monde! Nombreux +étaient ceux qui voyaient venir la catastrophe, et il était inévitable +qu'elle se produisît un jour ou l'autre. La faute en est au capital, au +maudit capital. + +Le sous-officier était socialiste. Il ne dissimulait point la part qu'il +avait prise à quelques actes un peu hardis de son parti, et cela lui +avait valu des persécutions et des retards dans son avancement. Mais la +Social-Démocratie était acceptée maintenant par l'empereur et flattée +par les _junkers_ les plus réactionnaires. L'union s'était faite +partout. Les députés avancés formaient au Reichstag le groupe le plus +docile de tous. Quant à lui, il ne gardait de son passé qu'une certaine +ardeur à anathématiser le capitalisme coupable de la guerre. + +Marcel se risqua à discuter avec cet ennemi qui semblait d'un caractère +doux et tolérant. + +--Le vrai coupable ne serait-il pas le militarisme prussien? N'est-ce +pas le parti militariste qui a cherché et préparé le conflit, qui a +empêché tout accommodement par son arrogance? + +Mais le socialiste nia résolument. Les députés de son parti étaient +favorables à la guerre, et sans aucun doute ils avaient leurs raisons +pour cela. Le Français eut beau répéter des arguments et des faits; ses +paroles rebondirent sur la tête dure de ce révolutionnaire qui, +accoutumé à l'aveugle discipline germanique, laissait à ses chefs le +soin de penser pour lui. + +--Qui sait? finit par dire le socialiste. Il se peut que nous nous +soyons trompés; mais à l'heure actuelle tout cela est obscur, et nous +manquons des éléments qui nous permettraient de nous former une opinion +sûre. Lorsque le conflit aura pris fin, nous connaîtrons les vrais +coupables, et, s'ils sont des nôtres, nous ferons peser sur eux les +justes responsabilités. + +Marcel eut envie de rire en présence d'une telle candeur. Attendre la +fin de la guerre pour savoir qui en était responsable? Mais, si l'empire +était victorieux, comment serait-il possible qu'en plein triomphe on fît +peser sur les militaristes les responsabilités d'une guerre heureuse? + +--Dans tous les cas, ajouta le sous-officier en s'acheminant avec Marcel +vers le château, cette guerre est triste. Que de morts! Nous serons +vainqueurs; mais un nombre immense des nôtres succombera avant la +bataille décisive. + +Et, songeur, il s'arrêta sur le pont-levis et se mit à jeter des +morceaux de pain aux cygnes qui évoluaient sur les eaux du fossé. On +continuait à entendre gronder au loin la tempête invisible, qui +devenait de plus en plus violente. + +--Peut-être la livre-t-on en ce moment, cette bataille décisive, reprit +le sous-officier. Ah! puisse notre prochaine entrée à Paris mettre un +terme à ces massacres et donner au monde le bienfait de la paix! + + * * * * * + +Le crépuscule tombait, lorsque Marcel aperçut un grand rassemblement à +l'entrée du château. C'étaient des paysans, hommes et femmes, qui +entouraient un piquet de soldats. Il s'approcha du groupe et vit le +commandant Blumhardt à la tête du détachement. Parmi les fantassins en +armes s'avançait un garçon du village, entre deux hommes qui lui +tenaient sur la poitrine la pointe de leurs baïonnettes. Son visage, +marqué de taches de rousseur et déparé par un nez de travers, était +d'une lividité de cire; sa chemise, sale de suie, était déchirée, et on +y voyait les marques des grosses mains qui l'avaient mise en lambeaux; à +l'une de ses tempes, le sang coulait d'une large blessure. Derrière lui +marchait une femme échevelée, qu'entouraient quatre gamines et un +bambin, tous maculés de noir comme s'ils sortaient d'un dépôt de +charbon. La femme gesticulait avec violence et entrecoupait de sanglots +les paroles qu'elle adressait aux soldats et que ceux-ci ne pouvaient +comprendre. + +Ce garçon était son fils. La veille, la mère s'était réfugiée avec ses +enfants dans la cave de leur maison incendiée; mais la faim les avait +obligés d'en sortir. Quand les Allemands avaient vu le jeune homme, ils +l'avaient pris et maltraité. Ils croyaient que ce garçon avait vingt +ans, le considéraient comme d'âge à être soldat, et voulaient le +fusiller séance tenante, pour qu'il ne s'enrôlât point dans l'armée +française. + +--Mais ce n'est pas vrai! protestait la femme. Il n'a pas plus de +dix-huit ans... Il n'a même pas dix-huit ans: il n'a que dix-sept ans et +demi!... + +Et elle se tournait vers les autres femmes pour invoquer leur +témoignage: de lamentables femmes aussi sales qu'elle-même et dont les +vêtements lacérés exhalaient une odeur de suie, de misère et de mort. +Toutes confirmaient les paroles de la mère et joignaient leurs +lamentations aux siennes; quelques-unes, contre toute vraisemblance, +n'attribuaient même au prisonnier que seize ans, que quinze ans. Les +petits contemplaient leur frère avec des yeux dilatés par la terreur et +mêlaient leurs cris aigus au chœur des femmes vociférantes. + +Lorsque la mère reconnut M. Desnoyers, elle s'approcha de lui et se +rasséréna soudain, comme si elle était sûre que le maître du château +pouvait sauver son fils. Devant ce désespoir qui l'appelait à l'aide, +Marcel, persuadé que Blumhardt, après le courtois entretien qu'ils +avaient eu ensemble, l'écouterait volontiers, se fit un devoir +d'intervenir. Il dit donc au commandant qu'il connaissait ce +garçon,--par le fait, il ne se souvenait pas de l'avoir jamais vu,--et +qu'il le croyait à peine âgé de dix-neuf ans. + +--Mais, repartit Blumhardt, le secrétaire de la mairie vient d'avouer +qu'il a vingt ans! + +--Mensonge! hurla la mère. Le secrétaire a fait erreur! Il est vrai que +mon fils est robuste pour son âge, mais il n'a pas vingt ans. Monsieur +Desnoyers vous l'atteste! + +--Au surplus, ajouta Marcel, même s'il les avait, serait-ce une raison +pour le fusiller? + +Blumhardt haussa les épaules sans répondre. Maintenant qu'il exerçait +ses fonctions de chef, il n'attachait plus aucune importance à ce que +lui disait le châtelain. + +--Avoir vingt ans n'est pas un crime, insista Marcel. + +--Assez! interrompit rudement Blumhardt. Ce n'est ni votre affaire ni la +mienne. Je suis homme de conscience, et, puisqu'il y a doute, je vais +consulter le général. C'est lui qui décidera. + +Ils ne prononcèrent plus un mot. Devant le pont-levis, l'escorte +s'arrêta avec son prisonnier. De l'un des appartements sortaient les +accords d'un piano, et cela parut de bon augure à Marcel: c'était sans +doute le comte qui touchait de cet instrument, et un artiste ne pouvait +être inutilement cruel. Introduits au salon, ils trouvèrent en effet le +général assis devant un magnifique piano à queue, dont l'intendant +aurait bien voulu s'emparer, mais que le compositeur avait donné l'ordre +de laisser en place pour son propre usage. Blumhardt exposa brièvement +l'affaire, tandis que l'autre, d'un air ennuyé, faisait courir ses +doigts sur les touches. + +--Où est le prisonnier? demanda enfin le général. + +--En bas, près du pont-levis. + +Le général se leva, s'approcha d'une fenêtre, fit signe aux soldats +d'amener le prisonnier devant lui. Il regarda le garçon pendant une +demi-minute, tout en fumant la cigarette turque qu'il venait d'allumer, +puis marmotta entre ses dents: «Tant pis pour lui: il est trop laid!» +Et, se retournant vers le chef de bataillon: + +--Cet homme a vingt ans passés, prononça-t-il. Faites votre devoir. + +Marcel, confondu, sortit avec Blumhardt. Comme ils traversaient le +vestibule, ils rencontrèrent le concierge qui, en compagnie de sa fille +Georgette, apportait du pavillon un matelas et des draps. Le châtelain, +qui ne voulait pas embarrasser ces braves gens de sa personne une +seconde nuit, mais qui, malgré l'invitation du comte, ne voulait pas non +plus se réinstaller dans les appartements à côté de l'intrus, avait +commandé qu'on lui préparât un lit dans une mansarde, sous les combles. +Or, depuis que les concierges voyaient leur maître en bonnes relations +avec les Allemands, ils ne craignaient plus autant les envahisseurs et +vaquaient sans crainte à leurs besognes, persuadés qu'au moins en plein +jour et dans le château ils ne couraient aucun risque. + +A la vue de Georgette, le chef de bataillon, malgré la raideur qu'il +affectait dans le service, s'humanisa et dit au père: + +--Elle est gentille, votre petite. + +Elle se tenait devant lui, droite, timide, les yeux baissés, un peu +tremblante comme si elle pressentait un péril obscur; mais elle n'en +faisait pas moins effort pour sourire. Blumhardt crut sans doute que ce +sourire était de sympathie; car il devint plus familier, et, de sa +grosse patte, il caressa les joues et pinça le menton de la jouvencelle. +A ce désagréable contact les yeux de Georgette s'emplirent de larmes. +Ceux du commandant brillaient de plaisir. Marcel, qui l'observait, +demeura perplexe. Comment était-il possible que cet homme, qui allait +faire fusiller sans pitié un innocent, pût être en même temps un bon +père de famille qui, parmi les horreurs de la guerre, s'attendrissait à +regarder une fillette, sans doute parce qu'elle lui rappelait les cinq +enfants qu'il avait laissés à Cassel? Décidément l'âme humaine était un +étrange tissu de contradictions. + +--Au revoir, dit Blumhardt à Georgette. Tu vois bien que je ne suis pas +méchant. Veux-tu m'embrasser? + +Et il se pencha vers elle. Mais elle eut un mouvement si violent de +répulsion qu'il ne put se méprendre sur les sentiments de la jeune +fille, et lui dit en ricanant, avec un regard qui n'avait plus rien de +paternel: + +--Tu as beau faire la vilaine avec moi; ça ne m'empêche pas de te +trouver jolie. + + * * * * * + +Pendant les quatre jours qui suivirent, Marcel mena une vie absurde, +coupée d'horribles visions. Pour ne plus avoir de rapports avec les +occupants du château, il ne quittait guère sa mansarde, où il restait +étendu sur son lit toute la matinée à se désoler et à rêvasser. + +Au cours de ces heures d'oisiveté anxieuse, il se rappela certains +bas-reliefs assyriens du British Museum, dont il avait vu les +photographies chez un de ses amis, quelques mois auparavant. Ces +monuments de l'antique brutalité humaine lui avaient paru terribles. Les +guerriers incendiaient les villes; les prisonniers décapités +s'entassaient par monceaux; les paysans pacifiques, réduits en +esclavage, s'en allaient en longues files, la chaîne au cou. Et il +s'était félicité de vivre dans une époque où de telles horreurs étaient +devenues impossibles. Mais non: en dépit des siècles écoulés, la guerre +était toujours la même. Aujourd'hui encore, sous le casque à pointe, les +soldats procédaient comme avaient procédé jadis les satrapes à la mitre +bleue et à la barbe annelée. On fusillait l'adversaire, encore qu'il +n'eût pas pris les armes; on assassinait les blessés et les prisonniers; +on acheminait vers l'Allemagne le troupeau des populations civiles, +asservies comme les captifs d'autrefois. A quoi donc avait servi ce que +les modernes appellent orgueilleusement le progrès? Qu'étaient devenues +ces lois de la guerre qui se vantaient de soumettre la force elle-même +au respect du droit et qui prétendaient obliger les hommes à se battre +en se faisant les uns aux autres le moins de mal possible? La +civilisation n'était-elle qu'un trompe-l'œil et une duperie?... + +Chaque matin, vers midi, la femme du concierge montait à la mansarde +pour avertir son maître qu'elle lui avait préparé à déjeuner; mais il +répondait qu'il n'avait pas faim, qu'il ne voulait pas descendre. Alors +elle insistait, lui offrait d'apporter dans la mansarde le maigre menu. +Il finissait par consentir, et, tout en mangeant, il causait avec elle. + +Elle lui racontait ce qui se passait au château. Ah! quelle vie menait +cette soldatesque! Comme ils buvaient, chantaient, hurlaient! Après une +furieuse ripaille, ils avaient brisé tous les meubles de la salle à +manger; puis ils s'étaient mis à danser, quelques-uns à demi nus, +imitant les dandinements et les grimaces féminines. Le comte lui-même +était ivre comme une bourrique, et, vautré sur les coussins d'un divan, +il contemplait avec délices ce hideux spectacle. + +--Et dire que nous sommes obligés de servir ces brutes! gémissait la +pauvre femme. Ils ne sont plus les mêmes qu'à leur arrivée. Les soldats +annoncent que leur régiment part demain pour une grande bataille; c'est +cela qui les rend fous. Ils me font peur, ils me font peur! + +Ce qu'elle ne disait pas, mais ce qui lui torturait l'âme, c'était +qu'elle avait peur surtout pour Georgette. La veille, elle avait vu +quelques-uns de ces hommes rôder autour de la conciergerie, et elle +avait eu aussitôt l'idée de cacher sa fille. La chose n'était pas facile +dans une propriété envahie par des centaines de soldats, dans un château +dont toutes les serrures avaient été méthodiquement brisées à tous les +étages. Mais elle se souvint qu'à côté de la mansarde occupée par le +châtelain il y avait, dans l'angle des combles, un petit réduit dont ces +sauvages avaient négligé d'abattre la porte; et, comme les soldats ne +faisaient jamais l'inutile ascension du grenier, elle pensa que ce +serait pour sa fille une bonne cachette, d'autant mieux que la présence +du châtelain dans la mansarde contiguë serait, le cas échéant, une +protection pour la fillette. Marcel approuva les précautions prises, +promit de veiller sur sa jeune voisine et fit recommander à l'enfant de +se tenir tranquille et silencieuse. + +La nuit suivante, vers trois heures, le châtelain fut brusquement +réveillé par le bruit d'une porte qui d'abord grinça sous une forte +poussée, puis fut jetée bas d'un coup d'épaule. Et aussitôt après +retentirent des cris féminins, des supplications, des sanglots +désespérés. C'était Georgette qui appelait au secours, tout en se +défendant contre l'ignoble outrage. Mais soudain une autre voix tonna +dans le couloir: + +--Ah! brigand!... + +Une lutte d'un instant s'engagea au seuil du réduit et se termina par un +coup de revolver. Tout cela s'était fait si vite que Marcel avait eu à +peine le temps de sauter à bas de son lit et de commencer à se vêtir. +Lorsqu'il sortit de sa mansarde, un bougeoir à la main, il se heurta +contre un corps qui agonisait: c'était le concierge dont les yeux +vitreux étaient démesurément ouverts et dont les lèvres se couvraient +d'une écume sanglante, tandis qu'à côté de sa main droite luisait un +long couteau de cuisine. Et Marcel reconnut aussi le meurtrier: c'était +le commandant Blumhardt, qui tenait encore son revolver à la main: un +Blumhardt nouveau, à la face livide, aux yeux lubriques, avec une +bestiale expression d'arrogance féroce. A l'autre bout du corridor, +plusieurs soldats, attirés par la détonation, montaient bruyamment +l'escalier. + +En somme, le mari d'Augusta n'était pas fier d'être surpris au milieu +d'une telle aventure. Quand les soldats, dont les uns portaient des +lumières et dont les autres étaient armés de sabres et de fusils, +furent arrivés près du chef de bataillon, celui-ci chercha +instinctivement les mots qui expliqueraient sa présence en ces lieux et +le drame sanglant qui venait de s'accomplir. Une soudaine sonnerie de +clairon, éclatant dans la cour du château, lui vint en aide. C'était le +signal du réveil pour le régiment qui devait quitter le château. Alors +Blumhardt, dispensé de longues explications, dit aux soldats, en +montrant le cadavre du concierge: + +--Je me suis défendu contre ce lâche qui m'a traîtreusement attaqué: +voyez le couteau. Justice est faite. Vous entendez le clairon qui nous +appelle. Demi-tour, et tous en bas! + +Sur quoi, le tapage des gros souliers à clous s'éloigna dans le couloir, +dévala l'escalier, s'affaiblit, se perdit. Le ciel commençait à +s'éclairer des premières lueurs du jour. On entendait au loin le +grondement continu du canon. Dans le parc du château et dans le village, +des roulements de tambour, des notes aiguës de fifre, des coups de +sifflet indiquaient que les troupes allemandes partaient pour la +bataille. + + + + +IX + +LA RECULADE + + +Dans la matinée, lorsque le châtelain sortit du parc, il vit la vallée +blonde et verte sourire au soleil. Tout était dans un profond repos; +aucun objet ne se mouvait, aucune figure humaine ne se dessinait dans le +paysage. Marcel eut l'impression d'être plus seul qu'au temps où, +chassant devant lui un troupeau de bétail, il franchissait les déserts +des Andes sous un ciel traversé de temps à autre par des condors. + +Il se dirigea vers le village, qui n'était plus guère qu'un amas de murs +en ruines. De ces ruines émergeaient çà et là quelques maisonnettes +intactes. Le clocher incendié, dont la charpente était dépouillée de ses +ardoises et noircie par le feu, portait encore sa croix tordue. Dans les +rues parsemées de bouteilles, de poutres réduites en tisons, de débris +de toute sorte, il n'y avait pas une âme. Les cadavres avaient disparu; +mais une horrible puanteur de graisse brûlée et de chair décomposée +prenait Marcel aux narines. + +Arrivé sur la place, il s'approcha des maisons restées debout, appela à +plusieurs reprises. Personne ne lui répondit. Toute la population avait +donc abandonné Villeblanche? Après avoir attendu plusieurs minutes, il +aperçut un vieillard qui s'avançait vers lui avec précaution, parmi les +décombres. Quelques femmes et quelques enfants suivirent le vieillard et +se rassemblèrent autour de Marcel. Depuis quatre jours ces gens vivaient +cachés dans les caves, sous leurs logis effondrés. La crainte leur avait +fait oublier la faim; mais, depuis que l'ennemi n'était plus là, ils +ressentaient cruellement les besoins physiques étouffés par la terreur. + +--Du pain, monsieur! Mes petits se meurent! + +--Du pain!... Du pain!... + +Machinalement, le châtelain mit la main à la poche et en tira des pièces +d'or. A l'aspect de ce métal les yeux brillèrent, mais ils s'éteignirent +aussitôt. Ce qu'il fallait, ce n'était pas de l'or, c'était du pain, et +il n'y avait plus dans le village ni boulangerie, ni boucherie, ni +épicerie. Les Allemands s'étaient emparés de tous les comestibles, et le +blé même avait péri avec les greniers et les granges. Que pouvait le +millionnaire pour remédier à cette détresse? Quoiqu'il se rendît compte +de son impuissance, il n'en distribua pas moins à ces malheureux des +louis qu'ils recevaient avec gratitude, mais qu'ensuite ils +considéraient dans leur main noire avec découragement. A quoi cela +pouvait-il leur servir? + +Comme Marcel s'en retournait, désespéré, vers le château, il eut la +surprise d'entendre derrière lui le bruit métallique d'une automobile +allemande qui revenait du sud, roulant sur la route dans la direction +qu'il suivait. Quelques minutes plus tard, ce fut tout un convoi de +grandes automobiles qui apparurent sur le chemin, escortées par des +pelotons de cavalerie. Lorsqu'il rentra dans son parc, des soldats +étaient déjà occupés à y tendre les fils d'une ligne téléphonique, et le +convoi d'automobiles y pénétra en en même temps que lui. + +Les automobiles, comme aussi les fourgons qui les accompagnaient, +portaient tous la croix rouge peinte sur fond blanc. C'était une +ambulance qui venait s'établir au château. Les médecins, vêtus de drap +verdâtre et armés comme les officiers, imitaient la hauteur tranchante +et la raideur insolente de ceux-ci. On tira des fourgons des centaines +de lits pliants, qui furent répartis dans les différentes pièces. Tout +cela se faisait avec une promptitude mécanique, sur des ordres brefs et +péremptoires. Une odeur de pharmacie, de drogues concentrées, se +répandit dans les appartements et s'y mêla à la forte odeur des +antiseptiques dont on avait arrosé les parquets et les murs, pour +rendre inoffensifs les résidus de l'orgie nocturne. Un peu plus tard, il +arriva aussi des femmes vêtues de blanc, viragos aux yeux bleus et aux +cheveux en filasse. D'aspect grave, dur, austère, ces infirmières +avaient l'aspect de religieuses; mais elles portaient le revolver sous +leurs vêtements. + +A midi, de nouvelles automobiles affluèrent en grand nombre vers +l'énorme drapeau blanc, chargé d'une croix rouge, qui avait été hissé +sur la plus haute tour du château. Ces voitures arrivaient toujours du +côté de la Marne; leur métal était bosselé par les projectiles, leurs +glaces étoilées de trous. De l'intérieur sortaient des hommes et des +hommes, les uns encore capables de marcher, les autres portés sur des +brancards: faces pâles ou rubicondes, profils aquilins ou camus, têtes +blondes ou enveloppées de bandages sanglants, bouches qui riaient avec +un rire de bravade ou dont les lèvres bleuies laissaient échapper des +plaintes, mâchoires soutenues par des ligatures de toile, corps qui, en +apparence, étaient indemnes et qui pourtant agonisaient, capotes +déboutonnées où l'on constatait le vide de membres absents. Ce flot de +souffrance inonda le château; il n'y resta plus un seul lit inoccupé, et +les derniers brancards durent attendre dehors, à l'ombre des arbres. + +Le téléphone fonctionnait incessamment. Les opérateurs, revêtus de +tabliers, allaient de côté et d'autre, travaillant le plus vite +possible. Ceux qui mouraient de l'opération laissaient un lit +disponible pour les nouveaux venus. Les membres coupés, les os cassés, +les lambeaux de chair s'entassaient dans des paniers, et, lorsque les +paniers étaient pleins, des soldats les enlevaient tout dégouttants de +sang, et allaient enfouir le contenu au fond du parc. D'autres soldats, +par couples, emportaient de longues choses enveloppées dans des draps de +lit: c'étaient des morts. Le parc se convertissait en cimetière et des +tombes s'ouvraient partout. Les Allemands, armés de pioches et de +pelles, se faisaient aider dans leur funèbre travail par une douzaine de +paysans prisonniers, qui creusaient la terre et qui prêtaient main forte +pour descendre les corps dans les fosses. Bientôt il y eut tant de +cadavres qu'on les amena sur une charrette et que, pour faire plus vite, +on les déchargea directement dans les trous, comme des matériaux de +démolition. + +Marcel, qui n'avait mangé depuis le matin qu'un des morceaux de pain +trouvés par la concierge dans la salle à manger, après le départ des +Allemands, et qui avait laissé les autres morceaux pour cette femme et +pour sa fille, commença à sentir le tourment de la faim. Poussé par la +nécessité, il s'approcha de quelques médecins qui parlaient le français; +mais il dédaignèrent de répondre à sa demande, et, lorsqu'il voulut +insister, ils le chassèrent par une injurieuse bourrade. Eh quoi? Lui +faudrait-il donc mourir de faim dans son propre château? Pourtant ces +gens mangeaient; les robustes infirmières s'étaient même installées +dans la cuisine et s'y empiffraient de victuailles. Il alla les +solliciter; mais elles ne lui furent pas plus pitoyables que les +médecins. + +Il errait, le ventre creux, dans les allées de son fastueux domaine, +lorsqu'il aperçut un infirmier à grande barbe rousse, qui, adossé au +tronc d'un arbre, se taillait lentement des bouchées dans une grosse +miche de pain, puis mordait à même dans un long morceau de saucisse aux +pois, de l'air d'un homme déjà repu. Le millionnaire famélique +s'approcha, fit comprendre par gestes qu'il était à jeun, montra une +pièce d'or. Les yeux de l'infirmier brillèrent et un sourire dilata sa +bouche d'une oreille à l'autre. + +--_Ia_, _ia_, dit-il, comprenant fort bien la mimique de Marcel. + +Et il prit la pièce, donna en échange au châtelain le reste de la miche +et de la saucisse. Le châtelain les saisit et courut jusqu'au pavillon, +où il partagea ces aliments avec la veuve et l'orpheline. + +La nuit suivante, Marcel fut tenu éveillé, non seulement par l'horreur +des visions de la journée, mais aussi par le bruit de la canonnade qui +se rapprochait. Les automobiles continuaient à arriver du front, à +déposer leur chargement de chair lacérée, puis à repartir. Et dire que, +de l'un et de l'autre côté de la ligne de combat, sur plus de cent +kilomètres peut-être, il y avait une quantité d'ambulances semblables +où les hommes moribonds affluaient de toutes parts, et qu'en outre il +restait sur le champ de bataille des milliers de blessés non recueillis, +qui hurlaient en vain sur la glèbe, qui traînaient dans la poussière et +dans la boue leurs plaies béantes, et qui expiraient en se roulant dans +les mares de leur propre sang! + +Le lendemain matin, Marcel retrouva dans son parc l'infirmier qui +l'attendait au même endroit, avec une serviette pleine de provisions. Il +crut que cet homme était venu là par bonté, et il lui offrit de nouveau +une pièce d'or. + +--_Nein_! fit l'autre en éloignant son paquet de la main qui +s'allongeait pour le prendre. + +Marcel, étonné et vexé de s'être mépris sur les sentiments de ce teuton, +lui offrit une seconde pièce d'or. + +--_Nein_! répéta l'infirmier avec le même geste de refus. + +«Ah! le voleur! pensa Marcel. Comme il abuse de la situation!» + +Mais nécessité fait loi, et le châtelain dut donner cinq louis pour +obtenir les vivres. + +Cependant la canonnade s'était rapprochée encore, et le châtelain +comprit qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire. Les automobiles +arrivaient et repartirent de plus en plus vite et le personnel de +l'ambulance avait l'air effaré. Bientôt un bruit de foule se fit +entendre hors du parc et les chemins s'encombrèrent. C'était une +nouvelle invasion, mais à rebours. Pendant des heures entières, il y eut +un défilé de camions poudreux dont les moteurs haletaient. Puis ce +furent des régiments d'infanterie, des escadrons de cavalerie, des +batteries d'artillerie. Tout cela marchait lentement, et Marcel +demeurait perplexe. Était-ce une déroute? Était-ce un simple changement +de position? Ce qui, dans tous les cas, lui faisait plaisir, c'était le +sombre mutisme des officiers, l'air abruti et morne des hommes. + +A la nuit, le passage des troupes continuait et la canonnade se +rapprochait toujours. Quelques décharges étaient même si voisines que +les vitres des fenêtres en tremblaient. Un paysan, qui était venu se +réfugier au château, put donner quelques nouvelles. Les Allemands se +retiraient; mais ils avaient disposé plusieurs de leurs batteries sur la +rive droite de la Marne, pour tenter une dernière résistance. On allait +donc se battre dans le village. + +En attendant, le désordre croissait à l'ambulance et la régularité +automatique de la discipline y était visiblement compromise. Médecins et +infirmiers avaient reçu l'ordre d'évacuer le château; c'était pour cela +que, chaque fois qu'arrivait une automobile chargée de blessés, ils +criaient, juraient, ordonnaient au chauffeur de pousser plus loin vers +l'arrière. + +En dépit de cet ordre, l'une des automobiles déchargea ses blessés: +l'état de ces hommes était si grave que les médecins les acceptèrent, +jugeant sans doute inutile que les malheureux poursuivissent leur +voyage. Ces blessés demeurèrent à l'abandon dans le jardin, sur les +brancards de toile qui avaient servi à les apporter. + +A la lueur des lanternes, Marcel reconnut un de ces moribonds: c'était +le secrétaire du comte, le professeur socialiste avec lequel il avait +causé de l'attitude du parti ouvrier à l'égard de la guerre. Cet homme +était blême, avait les joues tirées, les yeux comme obscurcis de brume; +on ne lui voyait pas de blessure apparente; mais, sous la capote qui le +recouvrait, ses entrailles, labourées par une épouvantable déchirure, +exhalaient une puanteur d'abattoir. En apercevant Marcel debout devant +lui, il se rendit compte du lieu où il se trouvait. Parmi tout ce monde +qui s'agitait dans le voisinage, le châtelain était la seule personne +qu'il connût, et, d'une voix faible, il lui adressa la parole comme à un +ami. Sa brigade n'avait pas eu de chance; elle était arrivée sur le +front à un moment difficile, et elle avait été lancée tout de suite en +avant pour soutenir des troupes qui fléchissaient; mais elle n'avait pas +réussi à rétablir la situation, et presque tous les officiers logés la +veille au château avaient été tués. Dès le premier engagement, le +capitaine Blumhardt avait eu la poitrine trouée par une balle. Le comte +avait la mâchoire fracassée par un éclat d'obus. Quant au professeur +lui-même, il était resté un jour et demi sur le champ de bataille avant +qu'on le relevât. + +--Triste guerre, monsieur! conclut-il. + +Et, avec l'obstination du sectaire entiché de ses idées jusqu'à la mort: + +--Qui est coupable de l'avoir voulue? ajouta-t-il. Nous ne possédons pas +les éléments d'appréciation nécessaires pour en juger avec certitude. +Mais, quand la guerre aura pris fin.... + +La parole expira sur ses lèvres et il s'évanouit, épuisé par l'effort. +Le pauvre diable! Avec ses habitudes de raisonneur obtus, lourd et +discipliné, il s'obstinait encore à renvoyer après la guerre la +condamnation du crime qui lui coûtait la vie. + +La canonnade et la fusillade étaient devenues très voisines, et le son +des détonations permettait de distinguer celles de l'artillerie +allemande et celles de l'artillerie française. Déjà quelques projectiles +français passaient par-dessus la Marne et venaient éclater aux abords du +parc. + +Vers minuit, l'ambulance fit ses préparatifs pour évacuer le château. A +l'aube, les blessés, les infirmiers et les médecins partirent dans un +grand vacarme d'automobiles qui grinçaient, de chevaux qui piaffaient, +d'officiers qui vociféraient. Au jour, le château et le parc étaient +déserts, quoique le drapeau de la croix rouge continuât à flotter au +sommet de la tour. + +Cette solitude ne dura pas longtemps. Un bataillon d'infanterie +allemande fit irruption dans le parc avec ses fourgons, ses chevaux de +trait et de selle, et se déploya le long des murs de clôture. Des +soldats armés de pics y ouvrirent des créneaux, et, dès que les créneaux +furent ouverts, d'autres soldats, déposant leurs sacs pour être plus à +l'aise, vinrent s'agenouiller près des ouvertures. Interrompu depuis +quelques heures, le combat reprenait de plus belle, et, dans les +intervalles de la fusillade et de la canonnade, on entendait comme des +claquements de fouet, des bouillonnements de friture, des grincements de +moulin à café: c'était la crépitation incessante des fusils et des +mitrailleuses. La fraîcheur du matin couvrait les hommes et les choses +d'un embu d'humidité; sur la campagne flottaient des traînées de +brouillard qui donnaient aux objets les contours incertains de l'irréel; +le soleil n'était qu'une tache pâle s'élevant entre des rideaux de +brume; les arbres pleuraient par toutes les rugosités de leurs branches. + +Un coup de foudre déchira l'air, si proche et si assourdissant qu'il +paraissait avoir éclaté dans le château même. Marcel chancela comme s'il +avait reçu un choc dans la poitrine. Un canon venait de tirer à +quelques pas de lui. Ce fut alors seulement qu'il remarqua que des +batteries prenaient position dans son parc. Plusieurs pièces déjà +installées se dissimulaient sous des abris de feuillage, et des rebords +de terre d'environ 30 centimètres s'élevaient autour de chaque pièce, de +manière à défendre les pieds des servants, tandis que leurs corps +étaient protégés par des blindages qui formaient écran à droite et à +gauche du canon. + +Marcel finit par s'accoutumer à ces décharges dont chacune semblait +faire le vide à l'intérieur de son crâne. Il grinçait les dents, serrait +les poings; mais il restait immobile, sans désir de s'en aller, admirant +le calme des chefs qui donnaient froidement leurs ordres et +l'intrépidité des soldats qui s'empressaient comme d'humbles serviteurs +autour des monstres tonnants. + +Au loin, de l'autre côté de la Marne, l'artillerie française tirait +aussi, et son activité se manifestait par de petits nuages jaunes qui +s'attardaient en l'air et par des colonnes de famée qui s'élevaient en +divers points du paysage. Mais les obus français respectaient le +château, qui semblait entouré d'une atmosphère de protection. Cela parut +étrange à Marcel, qui regarda le haut des tours. Le drapeau blanc à +croix rouge continuait à y flotter. + +Les vapeurs matinales se dissipèrent; les collines et les bois +émergèrent du brouillard. Quand toute la vallée fut découverte, Marcel, +du lieu où il était, eut la surprise de voir la rivière de Marne, hier +encore masquée en cet endroit par les arbres: pendant la nuit, le canon +avait ouvert de grandes fenêtres dans la muraille de verdure. Mais ce +qui l'étonna davantage encore, ce fut de n'apercevoir personne, +absolument personne, dans ce vaste paysage bouleversé par les rafales +d'obus. Plus de cent mille hommes devaient être blottis dans les plis du +terrain que ses regards embrassaient, et pas un seul n'était visible. +Les engins meurtriers accomplissaient leur tâche sans trahir leur +présence par d'autres signes perceptibles que la fumée des détonations +et les spirales noires surgissant à l'endroit où les gros projectiles +éclataient sur le sol. Ces spirales s'élevaient de tous les côtés, +entouraient le château comme un cercle de toupies gigantesques; mais +aucune d'elles n'était voisine de l'édifice. Marcel regarda de nouveau +le drapeau blanc à croix rouge et pensa: «Quelle lâcheté! Quelle +infamie!» + +Le bataillon allemand avait fini de s'installer le long du mur, face à +la rivière. Les soldats avaient appuyé leurs fusils aux créneaux. Tous +ces hommes avaient un peu l'air de dormir les yeux ouverts; quelques-uns +s'affaissaient sur leurs talons ou s'affalaient contre le mur. Les +officiers, debout derrière eux, observaient la plaine avec leurs +jumelles de campagne ou discutaient en petits groupes. Les uns +semblaient découragés, d'autres exaspérés par le recul accompli depuis +la veille; mais la plupart, avec la passivité de la discipline, +demeuraient confiants. Le front de bataille n'était-il pas immense? Qui +pouvait prévoir le résultat final? Ici on battait en retraite; ailleurs +on réalisait peut-être une avance décisive. Tout ce qu'il y avait à +regretter, c'était qu'on s'éloignât de Paris. + +Soudain ils se mirent tous à regarder en l'air, et Marcel les imita. En +contractant les paupières pour mieux voir, il finit par distinguer, au +bord d'un nuage, une sorte de libellule qui brillait au soleil. Dans les +brefs intervalles de silence qui se produisaient parfois au milieu du +tintamarre de l'artillerie, ses oreilles percevaient un bourdonnement +faible qui paraissait venir de ce brillant insecte. Les officiers +hochèrent la tête: «_Franzosen!_» On ne pouvait distinguer les anneaux +tricolores, analogues à ceux qui ornent les robes des pavillons; mais la +visible inquiétude des Allemands ne laissait aucun doute à Marcel: +c'était un avion français qui survolait le château, sans prendre garde +aux obus dont les bulles blanches éclataient autour de lui. Puis l'avion +vira lentement et s'éloigna vers le sud. + +«Il les a repérés, pensa Marcel; il sait maintenant ce qu'il y a ici.» +Et aussitôt tout ce qui s'était passé depuis l'aube parut sans +importance au châtelain; il comprit que l'heure vraiment tragique était +venue, et il éprouva tout à la fois une peur insurmontable et une +fiévreuse curiosité. + +Un quart d'heure après, une explosion stridente résonna hors du parc, +mais à proximité du mur. Ce fut comme un coup de hache gigantesque, qui +fit voler des têtes d'arbres, fendit des troncs en deux, souleva de +noires masses de terre avec leurs chevelures d'herbe. Quelques pierres +tombèrent du mur. Les Allemands baissèrent un peu la tête, mais sans +émoi visible. Depuis qu'ils avaient aperçu l'aéroplane, ils savaient que +cela était inévitable: le drapeau de la croix rouge ne pouvait plus +tromper les artilleurs français. + +Avant que Marcel eût eu le temps de revenir de sa surprise, une seconde +explosion se produisit, tout près du mur; puis une troisième, à +l'intérieur du parc. Une odeur d'acides lui rendit la respiration +difficile, lui fit monter aux veux la cuisson des larmes; mais, en +compensation, il cessa d'entendre les bruits effroyables qui +l'entouraient; il les devinait encore à la houle de l'air, aux +bourrasques de vent qui secouaient les branches; mais ses oreilles ne +percevaient plus rien: il était devenu sourd. + +Par instinct de conservation, il eut l'idée de se réfugier dans le +pavillon du concierge, et, les jambes vacillantes, il s'engagea dans +l'allée qui y conduisait. Mais à mi-chemin un prodige l'arrêta: une main +invisible venait d'arracher sous ses yeux la toiture du pavillon et de +jeter bas un pan de muraille. Par l'ouverture béante, l'intérieur des +chambres apparaissait comme un décor de théâtre. + +Il revint en courant vers le château, pour se réfugier dans les profonds +souterrains qui servaient de caves, et, lorsqu'il fut sous leurs sombres +voûtes, il poussa un soupir de soulagement. Peu à peu, le silence de +cette retraite lui rendit la faculté de l'ouïe. En haut la tempête +continuait; mais en bas le tonnerre des artilleries adverses ne +parvenait que comme un écho amorti. + +Toutefois, à un certain moment, les caves elles-mêmes tremblèrent, +s'emplirent d'un énorme fracas. Une partie du corps de logis, atteinte +par un gros obus, s'était effondrée. Les voûtes résistèrent à la chute +des étages; mais Marcel eut peur d'être enseveli dans son refuge par une +autre explosion, et il remonta vite l'escalier des souterrains. +Lorsqu'il fut au rez-de-chaussée, il aperçut le ciel à travers les toits +crevés; il ne subsistait des appartements que des lambeaux de plancher +accrochés aux murs, des meubles restés en suspens, des poutres qui se +balançaient dans le vide; mais il y avait dans le _hall_ un énorme +entassement de solives, de fers tordus, d'armoires, de sièges, de +tables, de bois de lit qui étaient venus s'écraser là. + +Un anxieux désir de lumière et d'air libre le fit sortir de l'édifice +croulant. Le soleil était haut sur l'horizon et les cadavres devenaient +de plus en plus nombreux dans le parc. Les blessés geignaient, appuyés +contre les troncs, ou demeuraient étendus par terre dans le mutisme de +la souffrance. Quelques-uns avaient ouvert leur sac pour y prendre le +paquet de pansement et soignaient leurs chairs lacérées. Le nombre des +défenseurs du parc s'était beaucoup accru et l'infanterie faisait de +continuelles décharges. De nouveaux pelotons arrivaient à chaque +instant: c'étaient des hommes qui, chassés de la rivière, se repliaient +sur la seconde ligne de défense. Les mitrailleuses joignaient leur +tic-tac à la crépitation de la fusillade. + +Il semblait à Marcel que l'espace était plein du bourdonnement continu +d'un essaim et que des milliers de frelons invisibles voltigeaient +autour de lui. Les écorces des arbres sautaient, comme arrachées par des +griffes qu'on ne voyait pas; les feuilles pleuvaient; les branches +étaient agitées en sens divers; des pierres jaillissaient du sol, comme +poussées par un pied mystérieux. Les casques des soldats, les pièces +métalliques des équipements, les caissons de l'artillerie carillonnaient +sous une grêle magique. De grandes brèches s'étaient ouvertes dans le +mur d'enceinte, et, par l'une d'elles, Marcel reconnut, au pied de la +côte sur laquelle était construit le château, plusieurs colonnes +françaises qui avaient franchi la Marne. Les assaillants, retenus par le +feu nourri de l'ennemi, ne pouvaient avancer que par bonds, en +s'abritant derrière les moindres plis du terrain, pour laisser passer +les rafales de projectiles. + +Soudain une trombe s'engouffra entre le mur d'enceinte et le château. La +mort soufflait donc dans une nouvelle direction? Jusqu'alors elle était +venue du côté de la rivière, battant de front la ligne allemande +protégée par le mur. Et voilà qu'avec la brusquerie d'une saute de vent +elle se ruait d'un autre côté et prenait le mur en enfilade. Un habile +mouvement avait permis aux Français d'établir leurs batteries dans une +position plus favorable et d'attaquer de flanc les défenseurs du +château. + +Marcel qui, heureusement pour lui, s'était attardé un instant près du +pont-levis, dans un lieu que la masse de l'édifice abritait contre cette +trombe, fut le témoin indemne d'une sorte de cataclysme: arbres abattus, +canons démolis, caissons sautant avec des déflagrations volcaniques, +chevaux éventrés, hommes dépecés dont le corps volait en morceaux. Par +places, les obus avaient creusé des trous profonds dans le sol et rejeté +hors des fosses les cadavres enterrés les jours précédents. + +Ce qui restait d'Allemands valides pour la défense du mur se leva. Les +uns, pâles, les dents serrées, avec des lueurs de démence dans les yeux, +mirent la baïonnette au canon; d'autres tournèrent le dos et se +précipitèrent vers la porte du parc, sans prendre garde aux cris des +officiers et aux coups de revolver que ceux-ci déchargeaient contre les +fuyards. + +Cependant, de l'autre côté du mur, Marcel entendait comme un bruit +confus de marée montante, et il lui semblait reconnaître dans ce bruit +quelques notes de la _Marseillaise_. Les mitrailleuses fonctionnaient +avec une célérité de machine à coudre. Les Allemands, fous de rage, +tiraient, tiraient sans répit. Cette fureur n'arrêta pas le progrès de +l'attaque, et tout à coup, dans une brèche, des képis rouges apparurent +sur les décombres. Une bordée de shrapnells balaya une fois, deux fois +cette apparition. Finalement les Français entrèrent par la brèche ou +escaladèrent le mur. C'étaient de petits soldats bien pris, agiles, +ruisselants de sueur sous leur capote déboutonnée; et, pêle-mêle avec +eux dans le désordre de la charge, il y avait aussi des turcos aux yeux +endiablés, des zouaves aux culottes flottantes, des chasseurs d'Afrique +aux vestes bleues. + +Les officiers allemands combattaient à mort. Après avoir épuisé les +cartouches de leurs revolvers, ils s'élançaient, le sabre haut, contre +les assaillants, suivis par ceux des soldats qui leur obéissaient +encore. Il y eut un corps à corps, une mêlée: baïonnettes perçant des +ventres de part en part, crosses tombant comme des marteaux sur des +crânes qui se fendaient, couples embrassés qui roulaient par terre en +cherchant à s'étrangler, à se mordre. Enfin les uniformes gris +déguerpirent en se faufilant à travers les arbres; mais ils ne +réussirent pas tous à s'échapper, et les balles des vainqueurs +arrêtèrent pour jamais beaucoup de fugitifs. + +Presque aussitôt après, un gros de cavalerie française passa sur le +chemin. C'étaient des dragons qui venaient achever la poursuite; mais +leurs chevaux étaient exténués de fatigue, et seule la fièvre de la +victoire, qui semblait se propager des hommes aux bêtes, leur rendait +encore possible un trot forcé et douloureux. Un de ces dragons fit halte +à l'entrée du parc, et sa monture se mit à dévorer avidement quelques +pousses feuillues, tandis que l'homme, courbé sur l'arçon, paraissait +dormir. Quand Marcel le secoua pour le réveiller, l'homme tomba par +terre: il était mort. + +L'avance française continua. Des bataillons, des escadrons remontaient +du bord de la Marne, harassés, sales, couverts de poussière et de boue, +mais animés d'une ardeur qui galvanisait leurs forces défaillantes. + +Quelques pelotons de fantassins explorèrent le château et le parc, pour +les nettoyer des Allemands qui s'y cachaient encore. D'entre les débris +des appartements, de la profondeur des caves, des bosquets ravagés, des +étables et des garages incendiés surgissaient des individus verdâtres, +coiffés du casque à pointe, et ils levaient les bras en montrant leurs +mains ouvertes et en criant «_Kamarades!... Kamarades!... Non kaput!_» +Ils tremblaient d'être massacrés sur place. Loin de leurs officiers et +affranchis de la discipline, ils avaient perdu subitement toute leur +fierté. L'un d'eux se réfugia à côté de Marcel, se colla presque contre +lui; c'était l'infirmier barbu qui lui avait fait payer si cher quelques +morceaux de pain. + +--_Franzosen!_... Moi ami des _Franzosen!_ répétait-il, pour se faire +protéger par la victime de son impudente extorsion. + +Après une mauvaise nuit passée dans les ruines de son château, Marcel se +décida à partir. Il n'avait plus rien à faire au milieu de ces +décombres. D'ailleurs la présence de tant de morts le gênait. Il y en +avait des centaines et des milliers. Les soldats et les paysans +travaillaient à enfouir les cadavres sur le lieu même où ils les +trouvaient. Il y avait des fosses dans toutes les avenues du parc, dans +les plates-bandes des jardins, dans les cours des dépendances, sous les +fenêtres de ce qui avait été les salons. La vie n'était plus possible +dans un pareil charnier. + +Il reprit donc le chemin de Paris, où il était résolu d'arriver +n'importe comment. + +Au sortir du parc, ce furent encore des cadavres qu'il rencontra; mais +malheureusement ils n'étaient point vêtus de la capote verdâtre. +L'offensive libératrice avait coûté la vie à beaucoup de Français. Des +pantalons rouges, des képis, des chéchias, des casques à crinière, des +sabres tordus, des baïonnettes brisées jonchaient la campagne. Çà et là +on apercevait des tas de cendres et de matières carbonisées: c'étaient +les résidus des hommes et des chevaux que les Allemands avaient brûlés +pêle-mêle, pendant la nuit qui avait précédé leur recul. + +Malgré ces incinérations barbares, les cadavres restés sans sépulture +étaient innombrables, et, à mesure que Marcel s'éloignait du village, la +puanteur des chairs décomposées devenait plus insupportable. D'abord il +avait passé au milieu des tués de la veille, encore frais; ensuite, de +l'autre côté de la rivière, il avait trouvé ceux de l'avant-veille; plus +loin, c'étaient ceux de trois ou quatre jours. A son approche, des vols +de corbeaux s'élevaient avec de lourds battements d'ailes; puis, gorgés, +mais non rassasiés, ils se posaient de nouveau sur les sillons funèbres. + +--Jamais on ne pourra enterrer toute cette pourriture, pensa Marcel. +Nous allons mourir de la peste après la victoire! + +Les villages, les maisons isolées, tout était dévasté. Les habitations, +les granges ne formaient plus que des monceaux de débris. Par endroits, +de hautes armatures de fer dressaient sur la plaine leurs silhouettes +bizarres, qui faisaient penser à des squelettes de gigantesques animaux +préhistoriques: c'étaient les restes d'usines détruites par l'incendie. +Des cheminées de brique étaient coupées presque à ras du sol; d'autres, +décapitées de la partie supérieure, montraient dans leurs moignons +subsistants des trous faits par les obus. + +De temps à autre, Marcel rencontrait des escouades de cavaliers, des +gendarmes, des zouaves, des chasseurs. Ils bivouaquaient autour des +ruines des fermes, chargés d'explorer le terrain et de donner la chasse +aux traînards ennemis. Le châtelain dut leur expliquer son histoire, +leur montrer le passeport qui lui avait permis de faire le voyage dans +le train militaire. Ces soldats, dont quelques-uns étaient blessés +légèrement, avaient la joyeuse exaltation de la victoire. Ils riaient, +contaient leurs prouesses, s'écriaient avec assurance: + +--Nous allons les reconduire à coups de pied jusqu'à la frontière. + +Après plusieurs heures de marche, il reconnut au bord de la route une +maison en ruines. C'était le cabaret où il avait déjeuné en se rendant à +son château. Il pénétra entre les murs noircis, où une myriade de +mouches vint aussitôt bourdonner autour de sa tête. Une odeur de chairs +putréfiées le saisit aux narines. Une jambe, qui avait l'air d'être de +carton roussi, sortait d'entre les plâtras. Il crut revoir la bonne +vieille qui, avec ses petits-enfants accrochés à ses jupes, lui disait: +«Pourquoi ces gens fuient-ils? La guerre est l'affaire des soldats. +Nous autres, nous ne faisons de mal à personne et nous n'avons rien à +craindre.» + +Un peu plus loin, au bas d'une côte, il fit la plus inattendue des +rencontres. Il aperçut une automobile de louage, une automobile +parisienne avec son taximètre fixé au siège du cocher. Le chauffeur se +promenait tranquillement près du véhicule, comme s'il eût été à sa +station. Cet homme avait amené là des journalistes qui voulaient voir le +champ de bataille, et il les attendait pour le retour. Marcel engagea la +conversation avec lui. + +--Deux cents francs pour vous, dit-il, si vous me ramenez à Paris. + +L'autre protesta, du ton d'un homme consciencieux qui veut être fidèle à +ses promesses. Ce qui donnait tant de force à sa fidélité, c'était +peut-être que l'offre de dix louis était faite par un quidam qui, avec +ses vêtements en loques et la tache livide d'un coup reçu au visage, +avait l'aspect d'un vagabond. + +--Eh bien, cinq cents francs! reprit Marcel en tirant de son gousset une +poignée d'or. + +Pour toute réponse le chauffeur donna un tour à la manivelle et ouvrit +la portière. Les journalistes pouvaient attendre jusqu'au lendemain +matin: ils n'en auraient que mieux observé le champ de bataille. + +Lorsque Marcel rentra à Paris, les rues presque vides lui parurent +pleines de monde. Jamais il n'avait trouvé la capitale si belle. En +revoyant l'Opéra et la place de la Concorde, il lui sembla qu'il rêvait: +le contraste était trop fort entre ce qu'il avait sous les yeux et les +spectacles d'horreur qu'il laissait derrière lui à si peu de distance. + +A la porte de son hôtel, son majestueux portier, ébahi de lui voir ce +sordide aspect, le salua par des cris de stupéfaction: + +--Ah! monsieur!... Qu'est-il arrivé à Monsieur?... D'où Monsieur peut-il +bien venir? + +--De l'enfer! répondit le châtelain. + +Deux jours après, dans la matinée, Marcel reçut une visite inattendue. +Un soldat d'infanterie de ligne s'avançait vers lui d'un air gaillard. + +--Tu ne me reconnais pas? + +--Oh!... Jules! + +Et le père ouvrit les bras à son fils, le serra convulsivement sur sa +poitrine. Le nouveau fantassin était coiffé d'un képi dont le rouge +n'avait pas l'éclat du neuf; sa capote trop longue était usée, rapiécée; +ses gros souliers exhalaient une odeur de cuir et de graisse; mais +jamais Marcel n'avait trouvé Jules si beau que sous cette défroque tirée +de quelque fond de magasin militaire. + +--Te voilà donc soldat? reprit-il d'une voix qui tremblait un peu. Tu as +voulu défendre mon pays, qui n'est pas le tien[H]. Cela m'effraie pour +toi, et cependant j'en suis heureux. Ah! si je n'avais que cinquante +ans, tu ne partirais pas seul! + +Et ses yeux se mouillèrent de larmes, tandis qu'une expression de haine +donnait à son visage quelque chose de farouche. + +--Va donc, prononça-t-il avec une sourde énergie. Tu ne sais pas ce +qu'est cette guerre; mais moi, je le sais. Ce n'est pas une guerre comme +les autres, une guerre où l'on se bat contre des adversaires loyaux; +c'est une chasse à la bête féroce. Tire dans le tas: chaque Allemand qui +tombe délivre l'humanité d'un péril.... + +Ici Marcel eut comme un mouvement d'hésitation; puis, d'un ton décidé: + +--Et si tu rencontres devant toi des visages connus, ajouta-t-il, que +cela ne t'arrête point. Il y a dans les rangs ennemis des hommes de ta +famille, mais ils ne valent pas mieux que les autres. A l'occasion, +tue-les, tue-les sans scrupule! + + + + +X + +APRÈS LA MARNE + + +A la fin d'octobre, Luisa, Héléna et Chichi revinrent de Biarritz. +Héléna eut beau leur dire que ce retour n'était pas prudent, que +l'affaire de la Marne n'avait été pour les Français qu'un succès +passager, que le cours de la guerre pouvait changer d'un moment à +l'autre et que, par le fait, le gouvernement ne songeait pas encore à +quitter Bordeaux. Mais les suggestions de la «romantique» demeurèrent +sans résultat: Luisa ne pouvait se résigner à vivre plus longtemps loin +de son mari, et Chichi avait hâte de revoir son «petit soldat de sucre». +Les trois femmes réintégrèrent donc l'hôtel de l'avenue Victor-Hugo. + +Les deux millions de Parisiens qui, au lieu de se laisser entraîner par +la panique, étaient restés chez eux, avaient accueilli la victoire avec +une sérénité grave. Personne ne s'expliquait clairement le cours de +cette bataille, dont on n'avait eu connaissance que lorsqu'elle était +déjà gagnée. Un dimanche, à l'heure où les habitants profitaient du bel +après-midi pour faire leur promenade, ils avaient appris tout d'un coup +par les journaux le grand succès des Alliés et le danger qu'ils venaient +de courir. Ils se réjouirent, mais ils ne se départirent point de leur +calme: six semaines de guerre avaient changé radicalement le caractère +de cette population si turbulente et si impressionnable. Il fallut du +temps pour que la capitale reprît son aspect d'autrefois. Mais enfin des +rues naguère désertes se repeuplèrent de passants, des magasins fermés +se rouvrirent, des appartements silencieux retrouvèrent de l'animation. + +Marcel ne parla guère aux siens de son voyage de Villeblanche. Pourquoi +les attrister par le récit de tant d'horreurs? Il se contenta de dire à +Luisa que le château avait beaucoup souffert du bombardement, que les +obus avaient endommagé une partie de la toiture, et qu'après la paix +plusieurs mois de travail seraient nécessaires pour rendre le logis +habitable. + +Le plaisir qu'éprouvait Marcel à se retrouver en famille fut vite gâté +par la présence de sa belle-sœur. Depuis les derniers événements, Héléna +avait dans les yeux une vague expression de surprise, comme si le recul +des armées impériales eût été un phénomène qui dérogeât d'une façon +extraordinaire aux lois les mieux établies de la nature, et le problème +de la bataille de la Marne lui tenait si fort à cœur qu'elle ne pouvait +plus retenir sa langue. Elle se mit donc à contester la victoire +française. A l'en croire, ce qu'on appelait la victoire de la Marne +n'était qu'une invention des Alliés; la vérité, c'était que, pour de +savantes raisons stratégiques, les généraux allemands avaient jugé à +propos de reporter leurs lignes en arrière. Pendant son séjour à +Biarritz, elle s'était longuement entretenue de ce sujet avec diverses +personnes de la plus haute compétence, notamment avec des officiers +supérieurs des pays neutres, et aucun d'eux ne croyait à une réelle +victoire des Français. Les troupes allemandes ne continuaient-elles pas +à occuper de vastes territoires dans le nord et dans l'est de la France? +A quoi donc avait servi cette prétendue victoire, si les vainqueurs +étaient impuissants à chasser de chez eux les vaincus? Marcel, +interloqué par ces déclarations catégoriques, pâlissait de stupeur et de +colère: il l'avait vue, lui, vue de ses yeux, la victoire de la Marne, +et les milliers d'Allemands enterrés dans le jardin et dans le parc de +Villeblanche attestaient que les Français avaient remporté une grande +victoire. Mais il avait beau rembarrer sa belle-sœur et se fâcher tout +rouge: il était bien obligé de s'avouer à lui-même qu'il y avait quelque +chose de spécieux dans les objections d'Héléna, et son âme en était +profondément troublée. + +Luisa non plus n'était pas tranquille; depuis que Jules s'était engagé, +elle vivait dans les transes. Et bientôt Chichi elle-même eut à +s'inquiéter aussi au sujet de son fiancé. En revenant de Biarritz, elle +s'était fait raconter par son «petit soldat» tous les périls auxquels +elle imaginait que celui-ci avait été exposé, et le jeune guerrier lui +avait décrit les poignantes angoisses éprouvées au bureau, durant les +jours interminables où les troupes se battaient aux environs de Paris. +On entendait de si près la canonnade que le sénateur aurait voulu faire +partir son fils pour Bordeaux; mais celui-ci avait été beaucoup mieux +inspiré. Le jour du grand effort, lorsque le gouverneur de la place +avait lancé en automobile tous les hommes valides, le patriotisme +l'avait emporté chez René sur tout autre sentiment: il avait pris un +fusil sans que personne le lui commandât, et il était monté dans une +voiture avec d'autres employés du service auxiliaire. Arrivé sur le +champ de bataille, il était resté plusieurs heures couché dans un fossé, +au bord d'un chemin, tirant sans distinguer sur quoi. Il n'avait vu que +de la fumée, des maisons incendiées, des blessés, des morts. A +l'exception d'un groupe de uhlans prisonniers, il n'avait pas aperçu un +seul Allemand. + +D'abord cela suffit pour rendre Chichi fière d'être la promise d'un +héros de la Marne; mais ensuite elle changea de sentiment. Quand elle +était dans la rue avec René, elle regrettait qu'il ne fût que simple +soldat et qu'il n'appartînt qu'aux milices de l'arrière. Pis encore: les +femmes du peuple, exaltées par le souvenir de leurs hommes qui +combattaient sur le front ou aigries par la mort d'un être cher, étaient +d'une insolence agressive, de sorte qu'elle entendait souvent au passage +de grossières paroles contre les «embusqués». Au surplus, elle ne +pouvait s'empêcher de se dire à elle-même que son frère, qui n'était +qu'un Argentin, se battait sur le front, tandis que son fiancé, qui +était un Français, se tenait à l'abri des coups. Ces réflexions pénibles +la rendaient triste. + +René remarqua d'autant plus aisément la tristesse de Chichi qu'elle ne +l'avait pas habitué à une mine morose, et il devina sans peine la raison +de cette mauvaise humeur. Dès lors sa résolution fut prise. Pendant +trois jours il s'abstint de venir avenue Victor-Hugo; mais, le quatrième +jour, il s'y présenta dans un uniforme flambant neuf, de cette couleur +bleu horizon que l'armée française avait adoptée récemment; la +mentonnière de son képi était dorée et les manches de sa vareuse +portaient un petit galon d'or. Il était officier. Grâce à son père, et +en se prévalant de sa qualité d'élève de l'École centrale, il avait +obtenu d'être nommé sous-lieutenant dans l'artillerie de réserve, et il +avait aussitôt demandé à être envoyé en première ligne. Il partirait +dans deux jours. + +--Tu as fait cela! s'écria Chichi enthousiasmée. Tu as fait cela! + +Elle le regardait, pâle, avec des yeux agrandis qui semblaient le +dévorer d'admiration. Puis, sans se soucier de la présence de sa mère: + +--Viens, mon petit soldat! Viens! Tu mérites une récompense! + +Et elle lui jeta les bras autour du cou, lui plaqua sur les joues deux +baisers sonores, fut prise d'une sorte de défaillance et éclata en +sanglots. + +Après la bataille de la Marne, Luisa et Héléna eurent un redoublement de +zèle religieux: les deux mères étaient dévorées de soucis au sujet de +leurs fils, qui combattaient pour des causes contraires sur le front de +France. Et Chichi elle-même, lorsque René eut été envoyé dans la zone +des armées, éprouva une crise de dévotion. + +Maintenant Luisa ne courait plus tout Paris pour visiter un grand nombre +de sanctuaires, comme si la multiplicité des lieux d'oraison devait +augmenter l'efficacité des prières; elle se contentait d'aller avec +Chichi et Héléna, soit à l'église Saint-Honoré d'Eylau, soit à la +chapelle espagnole de l'avenue Friedland; et elle avait même pour la +chapelle espagnole une préférence, parce qu'elle y entendait souvent des +dévotes chuchoter à côté d'elle dans la langue de sa jeunesse, et ces +voix lui donnaient l'illusion d'être là comme chez elle, près d'un dieu +qui l'écoutait plus volontiers. + +Lorsque les trois femmes priaient, agenouillées côte à côte, Luisa +jetait de temps à autre sur Chichi un regard où il y avait un grain de +mauvaise humeur. La jeune fille était pâle, songeuse, et tantôt elle +fixait longuement sur l'autel des yeux estompés de bleu, tantôt elle +courbait la tête comme sous le poids de pensées graves qui ne lui +étaient point habituelles. Cette langueur ardente offusquait un peu la +mère: ce n'était probablement pas pour Jules que Chichi priait avec +cette ferveur passionnée. + +Quant aux deux sœurs, elles ne demandaient ni l'une ni l'autre à Dieu le +salut des millions d'hommes aux prises sur les champs de bataille: leurs +prières plus égoïstes ne s'inspiraient que du seul amour maternel, +n'avaient pour objet que le salut de leurs fils, exposés peut-être en +cet instant même à un péril mortel. Mais, quand Luisa implorait le salut +de Jules, ce qu'elle voyait mentalement, c'était le soldat que +représentait une pâle photographie reçue des tranchées: la tête coiffée +d'un vieux képi, le corps enveloppé d'une capote boueuse, les jambes +serrées par des bandes de drap, la main armée d'un fusil, le menton +assombri par une barbe mal rasée. Et, quand Héléna implorait le salut +d'Otto et d'Hermann, l'image qu'elle avait dans l'esprit était celle de +jeunes officiers coiffés du casque à pointe, vêtus de l'uniforme +verdâtre, la poitrine barrée par les courroies qui soutenaient le +revolver, les jumelles, l'étui pour les cartes, la taille serrée par le +ceinturon auquel était suspendu le sabre. Si donc, en apparence, les +vœux de l'une et de l'autre s'harmonisaient dans un même élan de piété +maternelle, il n'en était pas moins vrai qu'au fond ces vœux étaient +opposés les uns aux autres et qu'il y avait entre les prières des deux +mères le même conflit qu'entre les armées ennemies. Ni Luisa ni Héléna +ne s'apercevaient de cette contradiction. Mais, un jour que Marcel vit +sa femme et sa belle-sœur sortir ensemble de l'église, il ne put +s'empêcher de grommeler entre ses dents: + +--C'est indécent! C'est se moquer de Dieu! + +Eh quoi? Dans le sanctuaire où Luisa et tant d'autres mères françaises +imploraient la protection divine pour leurs fils, qui luttaient contre +l'invasion des Barbares et qui défendaient héroïquement la cause de la +civilisation et de l'humanité, Héléna osait solliciter du ciel la +détestable réussite de son mari l'Allemand qui employait toutes ses +facultés d'énergumène à préparer l'écrasement de la France, et le +criminel succès de ses fils qui, le revolver en main, envahissaient les +villages, assassinaient les habitants paisibles et ne laissaient +derrière eux que l'incendie et la mort! Oui, les prières de cette femme +étaient impies et ses invocations iniques offensaient la justice de +Dieu. Et Marcel, avec la puérile superstition qu'éveille parfois dans +les esprits les plus positifs la crainte du danger, allait jusqu'à +s'imaginer que la sacrilège dévotion d'Héléna pouvait causer à Jules un +dommage. Qui sait? Dieu, fatigué des demandes contradictoires qui lui +arrivaient de ces mères inconsciemment hostiles, finirait sans doute par +se boucher les oreilles et n'écouterait plus personne. + +A partir de ce jour, Marcel ne put s'empêcher de témoigner sans cesse à +sa belle-sœur une sourde antipathie. La «romantique» s'offensa de cette +animosité croissante qui, selon les circonstances, s'exprimait par des +sarcasmes ou par des rebuffades. Elle résolut donc de quitter une maison +où il était manifeste qu'on la considérait désormais comme une intruse. +Sans parler à personne de son dessein, elle fit d'actives démarches; +elle réussit à obtenir un passeport pour la Suisse, d'où il lui serait +facile de rentrer en Allemagne; et, un beau soir, elle annonça aux +Desnoyers qu'elle partait le lendemain. La bonne Luisa, peinée de cette +fugue subite, ne laissa pas de comprendre qu'en somme cela valait mieux +pour tout le monde, et Marcel fut si content qu'il ne put s'empêcher de +dire à sa belle-sœur avec une ironie agressive: + +--Bon voyage, et bien des compliments à Karl. Si le savant recul +stratégique de vos généraux lui ôte toute espérance de venir +prochainement nous voir à Paris, il n'est pas impossible que la non +moins savante avance stratégique des nôtres nous procure un de ces jours +le plaisir d'aller vous faire une petite visite à Berlin. + +Ce qui tenait lieu à Marcel des longues stations dans les églises, +c'étaient les fréquentes visites qu'il faisait à l'atelier de son fils +pour avoir le plaisir d'y causer de Jules avec Argensola, lequel avait +été promu à la fonction de conservateur de ce maigre musée en l'absence +du «peintre d'âmes». + +La première fois qu'Argensola reçut la visite de Marcel, il dut +entrecouper bizarrement ses paroles de bienvenue par des gestes qui +tendaient à faire disparaître subrepticement un peignoir de femme oublié +sur un fauteuil et un chapeau à fleurs qui coiffait un mannequin. Marcel +ne fut pas dupe de cette gesticulation significative; mais il avait +l'âme disposée à toutes les indulgences. Rien qu'à entendre la voix +d'Argensola, le pauvre père avait pour ainsi dire la sensation de se +trouver près de son fils; et ce qui lui facilitait encore une si douce +illusion, c'était ce milieu familier où tous les objets avaient été +mêlés à la vie de l'absent. + +Ils parlaient d'abord du soldat, se communiquaient l'un à l'autre les +dernières nouvelles reçues du front. Marcel redisait par cœur des +phrases entières des lettres de Jules, faisait même lire ces lettres au +secrétaire intime; mais Argensola ne montrait jamais celles qui lui +étaient adressées, s'abstenait même d'en rapporter des citations +textuelles: car le peintre y employait volontiers un style épistolaire +qui différait trop de celui que les fils ont coutume d'employer quand +ils écrivent à leurs parents. + +Après deux mois de campagne, Jules, déjà préparé au métier des armes par +la pratique de l'épée et protégé par le capitaine de sa compagnie, qui +avait été son collègue au cercle d'escrime, venait d'être nommé sergent. + +--Quelle carrière! s'écriait Argensola, flatté de cette nomination comme +si elle l'eût personnellement couvert de gloire. Ah! votre fils est de +ceux qui arrivent jeunes aux plus hauts grades, comme les généraux de la +Révolution! + +Et il célébrait avec une éloquence dithyrambique les prouesses de son +ami, non sans les embellir de quelques détails imaginaires. Jules, peu +bavard comme la plupart des braves qui vivent dans un continuel danger, +lui avait raconté en quelques phrases pittoresques divers épisodes de +guerre auxquels il avait pris part. Par exemple, le peintre-soldat avait +porté un ordre sous un violent bombardement; il était entré le premier +dans une tranchée prise d'assaut; il s'était offert pour une mission +considérée comme très périlleuse. Ces faits honorables, qui lui avaient +valu une citation, mais qui, somme toute, n'avaient rien +d'extraordinaire, prenaient des couleurs merveilleuses dans la bouche du +bohème qui les glorifiait comme les événements les plus insignes de la +guerre mondiale. A entendre ces récits épiques, le père tremblait de +peur, de plaisir et d'orgueil. + +Après que les deux hommes s'étaient longuement entretenus de Jules, +Marcel se croyait obligé de témoigner aussi quelque intérêt au +panégyriste de son fils, et il interrogeait le secrétaire sur ce que +celui-ci avait fait dans les derniers temps. + +--J'ai fait mon devoir! répondait Argensola avec une évidente +satisfaction d'amour-propre. J'ai assisté au siège de Paris! + +A vrai dire, dans son for intérieur, il soupçonnait bien l'inexactitude +de ce terme: car Paris n'avait pas été assiégé. Mais les souvenirs de la +guerre de 1870 l'emportaient sur le souci de la précision du langage, et +il se plaisait à nommer «siège de Paris» les opérations militaires +accomplies autour de la capitale pendant la bataille de la Marne. Au +surplus, il avait pris ses précautions pour que la postérité n'ignorât +pas le rôle qu'il avait joué en ces mémorables circonstances. On vendait +alors dans les rues une affiche en forme de diplôme, dont le texte, +entouré d'un encadrement d'or et rehaussé d'un drapeau tricolore, était +un certificat de séjour dans la capitale pendant la semaine périlleuse. +Argensola avait rempli les blancs d'un de ces diplômes en y inscrivant +de sa plus belle écriture ses noms et qualités; puis il avait fait +apposer au bas de la pièce les signatures de deux habitants de la rue de +la Pompe: un ami de la concierge et un cabaretier du voisinage; et enfin +il avait demandé au commissaire de police du quartier de garantir par +son paraphe et par son sceau la respectabilité de ces honorables +témoins. De cette manière, personne ne pouvait révoquer en doute +qu'Argensola eût assisté au «siège de Paris». + +L'«assiégé» racontait donc à Marcel ce qu'il avait vu dans les rues de +la capitale en l'absence du châtelain, et il avait vu des choses +vraiment extraordinaires. Il avait vu en plein jour des troupeaux de +bœufs et de brebis stationner sur le boulevard, près des grilles de la +Madeleine. Il avait vu l'avant-garde des Marocains traverser la capitale +au pas gymnastique, depuis la porte d'Orléans jusqu'à la gare de l'Est, +où ils avaient pris les trains qui les attendaient pour les mener à la +grande bataille. Il avait vu des escadrons de spahis drapés dans des +manteaux rouges et montés sur de petits chevaux nerveux et légers; des +tirailleurs mauritaniens coiffés de turbans jaunes; des tirailleurs +sénégalais à la face noire et à la chéchia rouge; des artilleurs +coloniaux; des chasseurs d'Afrique; tous combattants de profession, aux +profils énergiques, aux visages bronzés, aux yeux d'oiseaux de proie. +Le long défilé de ces troupes s'immobilisait parfois des heures +entières, pour laisser à celles qui les précédaient le temps de +s'entasser dans les wagons. + +--Ils sont arrivés à temps, disait Argensola avec autant de fierté que +s'il avait commandé lui-même le rapide et heureux mouvement de ces +troupes, ils sont arrivés à temps pour attaquer von Kluck sur les bords +de l'Ourcq, pour le menacer d'enveloppement et pour le contraindre à +déguerpir. + +Quelques jours plus tard, il avait vu un autre spectacle beaucoup plus +étrange encore. Toutes les automobiles de louage, environ deux mille +voitures, avaient chargé des bataillons de zouaves, à raison de huit +hommes par voiture; et cette multitude de chars de guerre était partie à +toute vitesse, formant sur les boulevards un torrent qui, avec la +scintillation des fusils et le flamboiement des bonnets rouges, donnait +l'idée d'un cortège pittoresque, d'une sorte de noce interminable. Ce +n'était pas tout: au moment suprême, alors que le succès demeurait +incertain et que le moindre accroissement de pression pouvait le +décider, Galliéni avait lancé contre l'extrême droite de l'ennemi tout +ce qui savait à peu près manier une arme, commis des bureaux militaires, +ordonnances des officiers, agents de police, gendarmes, pour donner la +dernière poussée qui avait sauvé la France. + +Enfin, le dimanche, dans la soirée, tandis qu'Argensola se promenait au +bois de Boulogne avec une de ses compagnes de «siège» (mais il ne fit +point part de cette particularité à Marcel), il avait appris par les +éditions spéciales des journaux que la bataille s'était livrée tout près +de la ville et que cette bataille était une grande victoire. + +--Ah! monsieur Desnoyers, j'ai beaucoup vu et je puis raconter de +grandes choses! + +Le père de Jules était si content de ces conversations qu'il conçut pour +le bohème une bienveillance bientôt traduite par des offres de service. +Les temps étaient durs, et Argensola, contraint par les circonstances à +vivre loin de sa patrie, avait peut-être besoin d'argent. Si tel était +le cas, Marcel se ferait un plaisir de lui venir en aide et mettrait des +fonds à sa disposition. Il le ferait d'autant plus volontiers que +toujours il avait beaucoup aimé l'Espagne: un noble pays qu'il +regrettait de ne pas bien connaître, mais qu'il visiterait avec le plus +grand intérêt après la guerre. + +Pour la première fois de sa vie, Argensola répondit à une telle offre +par un refus où il mit non moins de dignité que de gratitude. Il +remercia vivement M. Desnoyers de la délicate attention et de l'offre +généreuse; mais heureusement il n'était pas dans la nécessité d'accepter +ce service. En effet, Jules l'avait nommé son administrateur, et comme, +en vertu des nouveaux décrets concernant le _moratorium_, la Banque +avait consenti enfin à verser mensuellement un tant pour cent sur le +chèque d'Amérique, son ami pouvait lui fournir tout ce qui lui était +nécessaire pour les besoins de la maison. + +Quand la terrible crise fut passée, il sembla que la population +parisienne s'accoutumait insensiblement à la situation. Un calme résigné +succéda à l'excitation des premières semaines, alors que l'on espérait +des interventions extraordinaires et miraculeuses. Argensola lui-même +n'avait plus les poches pleines de journaux, comme au début des +hostilités. D'ailleurs tous les journaux disaient la même chose, et il +suffisait de lire le communiqué officiel, document que l'on attendait +désormais sans impatience: car on prévoyait qu'il ne ferait guère que +répéter le communiqué précédent. Les gens de l'arrière reprenaient peu à +peu leurs occupations habituelles. «Il faut bien vivre», disaient-ils. +Et la nécessité de continuer à vivre imposait à tous ses exigences. Ceux +qui avaient sous les drapeaux des êtres chers ne les oubliaient pas; +mais ils finissaient par s'accoutumer à leur absence comme à un +inconvénient normal. L'argent recommençait à circuler, les théâtres à +s'ouvrir, les Parisiens à rire; et, si l'on parlait de la guerre, +c'était pour l'accepter comme un mal inévitable, auquel on ne devait +opposer qu'un courage persévérant et une muette endurance. + +Dans les visites que Marcel faisait à Argensola, il eut plusieurs fois +l'occasion de rencontrer Tchernoff. En temps ordinaire, il aurait tenu +cet homme à distance: le millionnaire était du parti de l'ordre et avait +en horreur les fauteurs de révolutions. Le socialisme du Russe et sa +nationalité même lui auraient forcément suggéré deux séries d'images +déplaisantes: d'un côté, des bombes et des coups de poignard; de l'autre +côté, des pendaisons et des exils en Sibérie. Mais, depuis la guerre, +les idées de Marcel s'étaient modifiées sur bien des points: la terreur +allemande, les exploits des sous-marins qui coulaient à pic des milliers +de voyageurs inoffensifs, les hauts faits des zeppelins qui, presque +invisibles au zénith, jetaient des tonnes d'explosifs sur de petites +maisons bourgeoises, sur des femmes et sur des enfants, avaient beaucoup +diminué à ses yeux la gravité des attentats qui, quelques années +auparavant, lui avaient rendu odieux le terrorisme russe. D'ailleurs +Marcel savait que Tchernoff avait été en relations, sinon intimes, du +moins familières avec Jules, et cela suffisait pour qu'il fît bon visage +à cet étranger, qui d'ailleurs appartenait à une nation alliée de la +France. + +Marcel et Tchernoff parlaient de la guerre. La douceur de Tchernoff, ses +idées originales, ses incohérences de penseur sautant brusquement de la +réflexion à la parole, séduisirent bientôt le père de Jules, qui ne +regretta pas certaines bouteilles provenant manifestement des caves de +l'avenue Victor-Hugo, bouteilles dont Argensola arrosait avec largesse +l'éloquence de son voisin. Ce que Marcel admirait le plus dans le Russe, +c'était la facilité avec laquelle celui-ci exprimait par des images les +choses qu'il voulait faire comprendre. Dans les discours de ce +visionnaire, la bataille de la Marne, les combats subséquents et +l'effort des deux armées ennemies pour atteindre la mer devenaient des +faits très simples et très intelligibles. Ah! si les Français n'avaient +pas été harassés après leur victoire! + +--Mais les forces humaines ont une limite, disait le Russe, et les +Français, en dépit de leur vaillance, sont des hommes comme les autres. +En trois semaines, il y a eu la marche forcée de l'est au nord, pour +faire front à l'invasion par la Belgique; puis une série de combats +ininterrompus, à Charleroi et ailleurs; puis une rapide retraite, afin +de ne pas être enveloppé par l'ennemi; et finalement cette bataille de +sept jours où les Allemands ont été arrêtés et refoulés. Comment +s'étonner qu'après cela les jambes aient manqué aux vainqueurs pour se +porter en avant, et que la cavalerie ait été impuissante à donner la +chasse aux fuyards? Voilà pourquoi les Allemands, poursuivis avec peu de +vigueur, ont eu le temps de s'arrêter, de se creuser des trous, de se +tapir dans des abris presque inaccessibles. Les Français à leur tour ont +dû faire de même, pour ne pas perdre ce qu'ils avaient récupéré de +terrain, et ainsi a commencé l'interminable guerre de tranchées. Ensuite +chacune des deux lignes, dans le but d'envelopper la ligne ennemie, est +allée se prolongeant vers le nord-ouest, et de ces prolongements +successifs a résulté «la course à la mer» dont la conséquence a été la +formation du front de combat le plus grand que l'histoire connaisse. + +Optimiste malgré tout, Marcel, contrairement à l'opinion générale, +espérait que la guerre ne serait plus très longue et que, dès le +printemps prochain ou au plus tard vers le milieu de l'été, la paix +serait conclue. Mais Tchernoff hochait la tête. + +--Non, répondait-il. Ce sera long, très long. Cette guerre est une +guerre nouvelle, la véritable guerre moderne. Les Allemands ont commencé +les hostilités selon les anciennes méthodes: mouvements enveloppants, +batailles en rase campagne, plans stratégiques combinés par de Moltke à +l'imitation de Napoléon. Ils désiraient finir vite et se croyaient sûrs +du triomphe. Dès lors, à quoi bon faire usage de procédés nouveaux? Mais +ce qui s'est produit sur la Marne a bouleversé leurs projets: de +l'offensive ils ont été obligés de passer à la défensive, et leur +état-major a mis en œuvre tout ce que lui avaient appris les récentes +campagnes des Japonais et des Russes. La puissance de l'armement moderne +et la rapidité du tir font de la lutte souterraine une nécessité +inéluctable. La conquête d'un kilomètre de terrain représente +aujourd'hui plus d'efforts que n'en exigeait, il y a un siècle, la prise +d'assaut d'une forteresse, de ses bastions et de ses courtines. Par +conséquent, ni l'une ni l'autre des deux armées affrontées n'avancera +vite. Cela va être lent et monotone, comme la lutte de deux athlètes +dont les forces sont égales. + +--Mais pourtant il faudra bien qu'un jour cela finisse! + +--Sans doute, mais il est impossible de savoir quand. Ce qu'il est dès +maintenant permis de considérer comme indubitable, c'est que l'Allemagne +sera vaincue. De quelle manière? Je l'ignore; mais la logique veut +qu'elle succombe. En septembre, elle a joué tous ses atouts et elle a +perdu la partie. Cela donne aux Alliés le temps de réparer leur +imprévoyance et d'organiser les forces énormes dont ils disposent. La +défaite des empires centraux se produira fatalement; mais on se +tromperait si l'on s'imaginait qu'elle est prochaine. + +D'ailleurs, pour Tchernoff, cette immanquable déroute des nations de +proie ne signifiait ni la destruction de l'Allemagne ni l'anéantissement +des peuples germaniques. Le révolutionnaire n'avait pas de sympathie +pour les patriotismes excessifs, n'approuvait ni l'intransigeance des +chauvins de Paris, qui voulaient effacer l'Allemagne de la carte +d'Europe, ni l'intransigeance des pangermanistes de Berlin, qui +voulaient étendre au monde entier la domination teutonne. + +--L'essentiel, c'est de jeter bas l'empire allemand et de briser la +redoutable machine de guerre qui, pendant près d'un demi-siècle, a +menacé la paix des nations. + +Ce qui irritait le plus Tchernoff, c'était l'immoralité des idées qui, +depuis 1870, étaient nées de cette perpétuelle menace et qui +contaminaient aujourd'hui un si grand nombre d'esprits dans le monde +entier: glorification de la force, triomphe du matérialisme, +sanctification du succès, respect aveugle du fait accompli, dérision des +plus nobles sentiments comme s'ils n'étaient que des phrases creuses, +philosophie de bandits qui prétendait être le dernier mot du progrès et +qui n'était que le retour au despotisme, à la violence et à la barbarie +des époques primitives. + +--Ce qu'il faut, déclarait-il, c'est la suppression de ceux qui +représentent cette abominable tendance à revenir en arrière. Mais cela +ne signifie pas qu'il faille exterminer aussi le peuple allemand. Ce +peuple a des qualités réelles, trop souvent gâtées par les défauts qu'un +passé malheureux lui a laissés en héritage. Il possède l'instinct de +l'organisation, le goût du travail, et il peut rendre des services à la +cause du progrès. Mais auparavant il a besoin qu'on lui administre une +douche: la douche de la catastrophe. Quand la défaite aura rabattu +l'orgueil des Allemands et dissipé leurs illusions d'hégémonie +mondiale, quand ils se seront résignés à n'être qu'un groupe humain ni +supérieur ni inférieur aux autres, ils deviendront d'utiles +collaborateurs pour la tâche commune de civilisation qui incombe à +l'humanité entière. D'ailleurs cela ne doit pas nous faire oublier que, +à l'heure actuelle, ils sont pour toutes les autres sociétés humaines un +grave danger. Ce «peuple de maîtres», comme il s'appelle lui-même, est +de tous les peuples celui qui a le moins le sentiment de la dignité +personnelle. Sa constitution politique a fait de lui une horde guerrière +où tout est soumis à une discipline mécanique et humiliante. En +Allemagne, il n'est personne qui ne reçoive des coups de pied au cul et +qui ne désire les rendre à ses subordonnés. Le coup de pied donné par +l'empereur se transmet d'échine en échine jusqu'aux dernières couches +sociales. Le kaiser cogne sur ses rejetons, l'officier cogne sur ses +soldats, le père cogne sur ses enfants et sur sa femme, l'instituteur +cogne sur ses élèves. C'est précisément pour cela que l'Allemand désire +si passionnément se répandre dans le monde. Dès qu'il est hors de chez +lui, il se dédommage de sa servilité domestique en devenant le plus +arrogant et le plus féroce des tyrans. + + + + +XI + +LA GUERRE + + +Le sénateur Lacour, un soir qu'il dînait chez Marcel Desnoyers, dit à +son ami: + +--Ne vous plairait-il pas d'aller voir votre fils au front? + +Le personnage était très tourmenté de ce que son héritier, rompant le +réseau protecteur des recommandations dont l'avait enveloppé la prudence +paternelle, servait maintenant dans l'armée active et, qui pis est, sur +la première ligne; et il s'était mis en tête de rendre visite au nouveau +sous-lieutenant, ne fût-ce que pour inspirer aux chefs plus de +considération à l'égard d'un jeune homme dont le père avait la puissance +d'obtenir une autorisation si rarement accordée. Or, comme Jules +appartenait au même corps d'armée que René, Lacour avait pensé à faire +profiter Marcel de l'occasion: Marcel accompagnerait Lacour en qualité +de secrétaire. Même si les deux jeunes gens étaient dans des secteurs +éloignés l'un de l'autre, cela ne serait pas un empêchement: en +automobile, on parcourt vite de longues distances. Le prétexte officiel +du voyage était une mission donnée au sénateur pour se rendre compte du +fonctionnement de l'artillerie et de l'organisation des tranchées. + +Il va de soi que Marcel accepta avec joie la proposition de son illustre +ami, et, quelques jours plus tard, malgré la mauvaise volonté du +ministre de la Guerre qui se souciait peu d'admettre des curieux sur le +front, Lacour obtint le double permis. + +Le lendemain, dans la matinée, le sénateur et le millionnaire +gravissaient péniblement une montagne boisée. Marcel avait les jambes +protégées par des guêtres, la tête abritée sous un feutre à larges +bords, les épaules couvertes d'une ample pèlerine. Lacour le suivait, +chaussé de hautes bottes et coiffé d'un chapeau mou; mais il n'en avait +pas moins endossé une redingote aux basques solennelles, afin de garder +quelque chose du majestueux costume parlementaire, et, quoiqu'il haletât +de fatigue et suât à grosses gouttes, il faisait un visible effort pour +ne point se départir de la dignité sénatoriale. A côté d'eux marchait un +capitaine qui, par ordre, leur servait de guide. + +Le bois où ils cheminaient présentait une tragique désolation. Il s'y +était pour ainsi dire figé une tempête qui tenait le paysage immobile +dans des aspects violents et bizarres. Pas un arbre n'avait gardé sa +tige intacte et son abondante ramure du temps de paix. Les pins +faisaient penser aux colonnades de temples en ruines; les uns dressaient +encore leurs troncs entiers, mais, décapités de la cime, ils étaient +comme des fûts qui auraient perdu leurs chapiteaux; d'autres, coupés à +mi-hauteur par une section oblique en bec de flûte, ressemblaient à des +stèles brisées par la foudre; quelques-uns laissaient pendre autour de +leur moignon déchiqueté les fibres d'un bois déjà mort. Mais c'était +surtout dans les hêtres, les rouvres et les chênes séculaires que se +révélait la formidable puissance de l'agent destructeur. Il y en avait +dont les énormes troncs avaient été tranchés presque à ras de terre par +une entaille nette comme celle qu'aurait pu produire un gigantesque coup +de hache, tandis qu'autour de leurs racines déterrées on voyait les +pierres extraites des entrailles du sol par l'explosion et éparpillées à +la surface. Çà et là, des mares profondes, toutes pareilles, d'une +régularité quasi géométrique, étendaient leurs nappes circulaires. +C'était de l'eau de pluie verdâtre et croupissante, sur laquelle +flottait une croûte de végétation habitée par des myriades d'insectes. +Ces mares étaient les entonnoirs creusés par les «marmites» dans un sol +calcaire et imperméable, qui conservait le trop-plein des irrigations +pluviales. + +Les voyageurs avaient laissé leur automobile au bas du versant, et ils +grimpaient vers les crêtes où étaient dissimulés d'innombrables canons, +sur une ligne de plusieurs kilomètres. Ils étaient obligés de faire +cette ascension à pied, parce qu'ils étaient à portée de l'ennemi: une +voiture aurait attiré sur eux l'attention et servi de cible aux obus. + +--La montée est un peu fatigante, monsieur le sénateur, dit le +capitaine. Mais courage! Nous approchons. + +Ils commençaient à rencontrer sur le chemin beaucoup d'artilleurs. La +plupart n'avaient de militaire que le képi; sauf cette coiffure, ils +avaient l'air d'ouvriers de fabrique, de fondeurs ou d'ajusteurs. Avec +leurs pantalons et leurs gilets de panne, ils étaient en manches de +chemise, et quelques-uns d'entre eux, pour marcher dans la boue avec +moins d'inconvénient, étaient chaussés de sabots. C'étaient de vieux +métallurgistes incorporés par la mobilisation à l'artillerie de réserve; +leurs sergents avaient été des contre-maîtres, et beaucoup de leurs +officiers étaient des ingénieurs et des patrons d'usines. + +On pouvait arriver jusqu'aux canons sans les voir. A peine émergeait-il +d'entre les branches feuillues ou de dessous les troncs entassés quelque +chose qui ressemblait à une poutre grise. Mais, quand on passait +derrière cet amas informe, on trouvait une petite place nette, occupée +par des hommes qui vivaient, dormaient et travaillaient autour d'un +engin de mort. En divers endroits de la montagne il y avait, soit des +pièces de 75, agiles et gaillardes, soit des pièces lourdes qui se +déplaçaient péniblement sur des roues renforcées de patins, comme celles +des locomobiles agricoles dont les grands propriétaires se servent dans +l'Argentine pour labourer la terre. + +Lacour et Desnoyers rencontrèrent dans une dépression du terrain +plusieurs batteries de 75, tapies sous le bois comme des chiens à +l'attache qui aboieraient en allongeant le museau. Ces batteries +tiraient sur des troupes de relève, aperçues depuis quelques minutes +dans la vallée. La meute d'acier hurlait rageusement, et ses abois +furibonds ressemblaient au bruit d'une toile sans fin qui se +déchirerait. + +Les chefs, grisés par le vacarme, se promenaient à côté de leurs pièces +en criant des ordres. Les canons, glissant sur les affûts immobiles, +avançaient et reculaient comme des pistolets automatiques. La culasse +rejetait la douille de l'obus, et aussitôt un nouveau projectile était +introduit dans la chambre fumante. + +En arrière des batteries, l'air était agité de violents remous. A chaque +salve, Lacour et Desnoyers recevaient un coup dans la poitrine; pendant +un centième de seconde, entre l'onde aérienne balayée et la nouvelle +onde qui s'avançait, ils éprouvaient au creux de l'estomac l'angoisse du +vide. L'air s'échauffait d'odeurs âcres, piquantes, enivrantes. Les +miasmes des explosifs arrivaient jusqu'au cerveau par la bouche, les +oreilles et les yeux. Près des canons, les douilles vides formaient des +tas. Feu!... Feu!... Toujours feu! + +--Arrosez bien! répétaient les chefs. + +Et les 75 inondaient de projectiles le terrain sur lequel les Boches +essayaient de passer. + +Le capitaine, conformément aux ordres reçus, expliqua au sénateur la +manœuvre de ces pièces. Mais, comme le véritable but du voyage était +pour Lacour de voir son fils René, et comme René était attaché au +service de la grosse artillerie, l'examen des 75 ne se prolongea pas +longtemps et les visiteurs se remirent en route sous la conduite de leur +guide. Par un petit chemin qu'abritait une arête de la montagne, ils +arrivèrent en trois quarts d'heure sur une croupe où plusieurs pièces +lourdes étaient en position, mais distantes les unes des autres; et le +capitaine recommença de donner au sénateur les explications officielles. + +Les projectiles de ces pièces étaient de grands cylindres ogivaux, +emmagasinés dans des souterrains. Les souterrains, nommés «abris», +consistaient en terriers profonds, sortes de puits obliques que +protégeaient en outre des sacs de pierre et des troncs d'arbre. Ces +abris servaient aussi de refuge aux hommes qui n'étaient pas de service. + +Un artilleur montra à Lacour deux grandes bourses de toile blanche, +unies l'une à l'autre et bien pleines, qui ressemblaient à une double +saucisse: c'était la charge d'une de ces pièces. La bourse que l'on +ouvrit laissa voir des paquets de feuilles couleur de rose, et le +sénateur et son compagnon s'étonnèrent que cette pâte, qui avait +l'aspect d'un article de toilette, fût un terrible explosif de la guerre +moderne. + +Un peu plus loin, au point culminant de la croupe, il y avait une tour à +moitié démolie. C'était le poste le plus périlleux de tous, celui de +l'observateur. Un officier s'y plaçait pour surveiller la ligne ennemie, +constater les effets du tir et donner les indications qui permettaient +de le rectifier. + +Près de la tour, mais en contre-bas, était situé le poste de +commandement. On y pénétrait par un couloir qui conduisait à plusieurs +salles souterraines. Ce poste avait pour façade un pan de montagne +taillé à pic et percé d'étroites fenêtres qui donnaient de l'air et de +la lumière à l'intérieur. Comme Lacour et Desnoyers descendaient par le +couloir obscur, un vieux commandant chargé du secteur vint à leur +rencontre. Les manières de ce commandant étaient exquises; sa voix était +douce et caressante comme s'il avait causé avec des dames dans un salon +de Paris. Soldat à la moustache grise et aux lunettes de myope, il +gardait en pleine guerre la politesse cérémonieuse du temps de paix. +Mais il avait aux poignets des pansements: un éclat d'obus lui avait +fait cette double blessure, et il n'en continuait par moins son +service. «Ce diable d'homme, pensa Marcel, est d'une urbanité +terriblement mielleuse; mais n'importe, c'est un brave.» + +Le poste du commandant était une vaste pièce qui recevait la lumière par +une baie horizontale longue de quatre mètres et haute seulement d'un +pied et demi, de sorte qu'elle ressemblait un peu à l'espace ouvert +entre deux lames de persiennes. Au-dessous de cette baie était placée +une grande table de bois blanc chargée de papiers. En s'asseyant sur une +chaise près de cette table, on embrassait du regard toute la plaine. Les +murs étaient garnis d'appareils électriques, de cadres de distribution, +de téléphones, de très nombreux téléphones pourvus de leurs récepteurs. + +Le commandant offrit des sièges à ses visiteurs avec un geste courtois +d'homme du monde. Puis il étendit sur la table un vaste plan qui +reproduisait tous les accidents de la plaine, chemins, villages, +cultures, hauteurs et dépressions. Sur cette carte était tracé un +faisceau triangulaire de lignes rouges, en forme d'éventail; le sommet +du triangle était le lieu même où ils étaient assis, et le côté opposé +était la limite de l'horizon réel qu'ils avaient sous les yeux. + +--Nous allons bombarder ce bois, dit le commandant en montrant du doigt +l'un des points extrêmes de la carte. + +Puis, désignant à l'horizon une petite ligne sombre: + +--C'est le bois que vous voyez là-bas, ajouta-t-il. Veuillez prendre mes +jumelles et vous distinguerez nettement l'objectif. + +Il déploya ensuite une photographie énorme, un peu floue, sur laquelle +était tracé un éventail de lignes rouges pareil à celui de la carte. + +--Nos aviateurs, continua-t-il, ont pris ce matin quelques vues des +positions ennemies. Ceci est un agrandissement exécuté par notre atelier +photographique. D'après les renseignements fournis, deux régiments +allemands sont campés dans le bois. Vous plaît-il que nous commencions +le tir tout de suite, monsieur le sénateur? + +Et, sans attendre la réponse du personnage, le commandant envoya un +signal télégraphique. Presque aussitôt résonnèrent dans le poste une +quantité de timbres dont les uns répondaient, les autres appelaient. +L'aimable chef ne s'occupait plus ni de Lacour ni de Desnoyers; il était +à un téléphone et il s'entretenait avec des officiers éloignés peut-être +de plusieurs kilomètres. Finalement il donna l'ordre d'ouvrir le feu, et +il en fit part au personnage. + +Le sénateur était un peu inquiet: il n'avait jamais assisté à un tir +d'artillerie lourde. Les canons se trouvaient presque au-dessus de sa +tête, et sans doute la voûte de l'abri allait trembler comme le pont +d'un vaisseau qui lâche une bordée. Quel fracas assourdissant cela +ferait!... Huit ou dix secondes s'écoulèrent, qui parurent très longues +à Lacour; puis il entendit comme un tonnerre lointain qui paraissait +venir des nuées. Les nombreux mètres de terre qu'il avait au-dessus de +sa tête amortissaient les détonations: c'était comme un coup de bâton +donné sur un matelas. «Ce n'est que cela?» pensa le sénateur, désormais +rassuré. + +Plus impressionnant fut le bruit du projectile qui fendait l'air à une +grande hauteur, mais avec tant de violence que les ondes descendaient +jusqu'à la baie du poste. Ce bruit déchirant s'affaiblit peu à peu, +cessa d'être perceptible. Comme aucun effet ne se manifestait, Lacour et +Marcel crurent que l'obus, perdu dans l'espace, n'avait pas éclaté. Mais +enfin, sur l'horizon, exactement à l'endroit indiqué tout à l'heure par +le commandant, surgit au-dessus de la tache sombre du bois une énorme +colonne de fumée dont les étranges remous avaient un mouvement +giratoire, et une explosion se produisit pareille à celle d'un volcan. + +Quelques minutes plus tard, toutes les pièces françaises avaient ouvert +le feu, et néanmoins l'artillerie allemande ne donnait pas encore signe +de vie. + +--Ils vont répondre, dit Lacour. + +--Cela me paraît certain, acquiesça Desnoyers. + +Au même instant, le capitaine s'approcha du sénateur et lui dit: + +--Vous plairait-il de remonter là-haut? Vous verriez de plus près le +travail de nos pièces. Cela en vaut la peine. + +Remonter alors que l'ennemi allait ouvrir le feu? La proposition aurait +paru intempestive au sénateur si le capitaine n'avait ajouté que le +sous-lieutenant Lacour, averti par téléphone, arriverait d'une minute à +l'autre. Au surplus, le personnage se souvint que les militaires étaient +déjà peu disposés à faire grand cas des hommes politiques, et il ne +voulut pas leur fournir l'occasion de rire sous cape de la couardise +d'un parlementaire. Il rajusta donc gravement sa redingote et sortit du +souterrain avec Marcel. + +A peine avaient-ils fait quelques pas, l'atmosphère se bouleversa en +ondes tumultueuses. Ils chancelèrent l'un et l'autre, tandis que leurs +oreilles bourdonnaient et qu'ils avaient la sensation d'un coup asséné +sur la nuque. L'idée leur vint que les Allemands avaient commencé à +répondre. Mais non, c'était encore une des pièces françaises qui venait +de lancer son formidable obus. + +Cependant, du côté de la tour d'observation, un sous-lieutenant +accourait vers eux et traversait l'espace découvert en agitant son képi. +Lacour, en reconnaissant René, trembla de peur: l'imprudent, pour +s'épargner un détour, risquait de se faire tuer et s'offrait lui-même +comme cible au tir de l'ennemi! + +Après les premiers embrassements, le père eut la surprise de trouver +son fils transformé. Les mains qu'il venait de serrer étaient fortes et +nerveuses; le visage qu'il contemplait avec tendresse avait les traits +accentués, le teint bruni par le grand air. Six mois de vie intense +avaient fait de René un autre homme. Sa poitrine s'était élargie, les +muscles de ses bras s'étaient gonflés, une physionomie mâle avait +remplacé la physionomie féminine de naguère. Tout dans la personne du +jeune officier respirait la résolution et la confiance en ses propres +forces. + +René ne fit pas moins bon accueil à Desnoyers qu'à son père, et il lui +demanda avec un tendre empressement des nouvelles de sa fiancée. Quoique +Chichi écrivît souvent à son futur, il était heureux d'entendre encore +parler d'elle, et les détails familiers que Marcel donnait sur la vie de +la jeune fille apportaient pour ainsi dire à l'amoureux le parfum de +l'aimée. + +Ils s'étaient retirés tous les trois un peu à l'écart, derrière un +rideau d'arbres où le vacarme était moins violent. Après chaque tir, les +pièces lourdes laissaient échapper par la culasse un petit nuage de +fumée qui faisait penser à celle d'une pipe. Les sergents dictaient des +chiffres communiqués par un artilleur qui tenait à son oreille le +récepteur d'un téléphone. Les servants, exécutant l'ordre sans mot dire, +touchaient une petite roue, et le monstre levait son mufle gris, le +portait à droite ou à gauche avec une docilité intelligente. Le tireur +se tenait debout près de la pièce, prêt à faire feu. Cet homme devait +être sourd: pour lui, la vie n'était qu'une série de saccades et de +coups de tonnerre. Mais sa face abrutie ne laissait pas d'avoir une +certaine expression d'autorité: il connaissait son importance; il était +le serviteur de l'ouragan; c'était lui qui déchaînait la foudre. + +--Les Allemands tirent, dit l'artilleur qui était au téléphone, près de +la pièce la plus rapprochée du sénateur et de son compagnon. + +L'observateur placé dans la tour venait d'en donner avis. Aussitôt le +capitaine chargé de servir de guide au personnage avertit celui-ci qu'il +convenait de se mettre en sûreté. Lacour, obéissant à l'instinct de la +conservation et poussé aussi par son fils qui lui faisait hâter le pas, +se réfugia avec Marcel à l'entrée d'un abri; mais il ne voulut pas +descendre au fond du refuge souterrain: désormais la curiosité +l'emportait chez lui sur la crainte. + +En dépit du tintamarre que faisaient les canons français, Lacour et +Desnoyers perçurent l'arrivée de l'invisible obus allemand. Le passage +du projectile dans l'atmosphère dominait tous les autres bruits, même +les plus voisins et les plus forts. Ce fut d'abord une sorte de +gémissement dont l'intensité croissait et semblait envahir l'espace avec +une rapidité prodigieuse. Puis ce ne fut plus un gémissement; ce fut un +vacarme qui semblait formé de mille grincements, de mille chocs, et que +l'on pouvait comparer à la descente d'un tramway électrique dans une rue +en pente, au passage d'un train rapide franchissant une station sans s'y +arrêter. Ensuite l'obus apparut comme un flocon de vapeur qui +grandissait de seconde en seconde et qui avait l'air d'arriver tout +droit sur la batterie. Enfin une épouvantable explosion fit trembler +l'abri, mais mollement, comme s'il eût été de caoutchouc. Cette première +explosion fut suivie de plusieurs autres, moins fortes, moins sèches, +qui avaient des modulations sifflantes comme un ricanement sardonique. + +Lacour et Desnoyers crurent que le projectile avait éclaté près d'eux, +et, lorsqu'ils sortirent de l'abri, ils s'attendaient à voir une +sanglante jonchée de cadavres. Ce qu'ils virent, ce fut René qui +allumait tranquillement une cigarette, et, un peu plus loin, les +artilleurs qui travaillaient à recharger leur pièce lourde. + +--La «marmite» a dû tomber à trois ou quatre cents mètres, dit René à +son père. + +Toutefois le capitaine, à qui son général avait recommandé de bien +veiller à la sécurité du personnage, jugea le moment venu de lui +rappeler qu'ils avaient encore un long trajet à parcourir et qu'il était +temps de se remettre en route. Lacour, qui maintenant se sentait +courageux, aurait voulu rester encore; mais René, à cause du duel +d'artillerie qui s'engageait, était obligé de rejoindre son poste sans +retard. Le père n'insista point pour prolonger l'entrevue; il serra son +fils dans ses bras, lui souhaita bonne chance, et, sous la conduite du +capitaine, redescendit la montagne en compagnie de Desnoyers. + +L'automobile roula tout l'après-midi sur des chemins encombrés de +convois qui la forçaient souvent à faire halte. Elle passait entre des +champs incultes sur lesquels on voyait des squelettes de fermes; elle +traversait des villages incendiés qui n'étaient plus qu'une double +rangée de façades noires, avec des trous ouverts sur le vide. + +A la tombée du jour, ils croisèrent des groupes de fantassins aux +longues barbes et aux uniformes bleus déteints par les intempéries. Ces +soldats revenaient des tranchées, portant sur leurs sacs des pelles, des +pioches et d'autres outils faits pour remuer la terre: car les outils de +terrassement avaient pris une importance d'armes de combat. Couverts de +boue de la tête aux pieds, tous paraissaient vieux, quoique en pleine +jeunesse. Leur joie de revenir au cantonnement après une semaine de +travail en première ligne, s'exprimait par des chansons qu'accompagnait +le bruit sourd de leurs sabots à clous. + +--Ce sont les soldats de la Révolution! disait le sénateur avec emphase. +C'est la France de 1792! + +Les deux amis passèrent la nuit dans un village à demi ruiné, où s'était +établi le commandement d'une division. Le capitaine qui les avait +accompagnés jusqu'alors, prit congé d'eux. Ce serait un autre officier +qui, le lendemain, leur servirait de guide. + +Ils se logèrent à l'Hôtel de la Sirène, vieille bâtisse dont le pignon +avait été endommagé par un obus. La chambre occupée par Desnoyers était +contiguë à celle où avait pénétré le projectile, et le patron voulut +faire voir les dégâts à ses hôtes, avant que ceux-ci se missent au lit. +Tout était déchiqueté, plancher, plafond, murailles; des meubles brisés +gisaient dans les coins; des lambeaux de papier fleuri pendaient sur les +murs; un trou énorme laissait apercevoir le ciel et entrer le froid de +la nuit. Le patron raconta que ce ravage avait été causé, non par un +obus allemand, mais par un obus français, au moment où l'ennemi avait +été chassé hors du village, et, en disant cela, il souriait avec un +orgueil patriotique: + +--Oui, c'est l'œuvre des nôtres. Vous voyez la besogne que fait le 75! +Que pensez-vous d'un pareil travail? + +Le lendemain, de bonne heure, ils repartirent en automobile. Ils +laissèrent derrière eux des dépôts de munitions, passèrent les +troisièmes positions, puis les secondes. Des milliers et des milliers de +soldats s'étaient installés en pleins champs. Ce fourmillement d'hommes +rappelait par la variété des costumes et des races les grandes invasions +historiques. Et pourtant ce n'était pas un peuple en marche: car l'exode +d'un peuple traîne derrière lui une multitude de femmes et d'enfants. Il +n'y avait ici que des hommes, rien que des hommes. + +Toutes les espèces d'habitations inventées par l'humanité depuis +l'époque des cavernes, étaient utilisées dans ces campements. Les +grottes et les carrières servaient de quartiers; certaines cabanes +rappelaient le _rancho_ américain; d'autres, coniques et allongées, +imitaient le _gourbi_ arabe. Comme beaucoup de soldats venaient des +colonies et que quelques-uns avaient fait du négoce dans les contrées du +nouveau monde, ces gens, quand ils s'étaient vus dans la nécessité +d'improviser une demeure plus stable que la tente de toile, avaient fait +appel à leurs souvenirs, et ils avaient copié l'architecture des tribus +avec lesquelles ils s'étaient trouvés en contact. Au surplus, dans cette +masse de combattants, il y avait des tirailleurs marocains, des nègres, +des Asiatiques; et, loin des villes, ces primitifs semblaient grandir en +importance, acquérir une supériorité qui faisait d'eux les maîtres des +civilisés. + +Le long des ruisseaux s'étalaient des linges blancs mis à sécher par les +soldats. Malgré la fraîcheur du matin, des files d'hommes dépoitraillés +s'inclinaient sur l'eau pour de bruyantes ablutions, suivies +d'ébrouements énergiques. Sur un pont, un soldat écrivait une lettre en +se servant du parapet comme d'une table. Les cuisiniers s'agitaient +autour des chaudrons fumants. Un léger arôme de soupe matinale se mêlait +au parfum résineux des arbres et à l'odeur de la terre mouillée. + +Les bêtes et le matériel de la cavalerie et de l'artillerie étaient +logés dans de longs baraquements de bois et de zinc. Les soldats +étrillaient et ferraient en plein air les chevaux au poil luisant, que +la guerre de tranchée maintenait dans un état de paisible embonpoint. + +--Ah! s'ils avaient été à la bataille de la Marne! dit Desnoyers à +Lacour. + +Depuis longtemps ces montures jouissaient d'un repos ininterrompu. Les +cavaliers combattaient à pied, faisant le coup de feu avec les +fantassins, de sorte que leurs chevaux s'engraissaient dans une +tranquillité conventuelle et qu'il était même nécessaire de les mener à +la promenade pour les empêcher de devenir malades d'inaction devant le +râtelier comble. + +Plusieurs aéroplanes prêts à prendre leur vol étaient posés sur la +plaine comme des libellules grises, et beaucoup d'hommes se groupaient à +l'entour. Les campagnards convertis en soldats considéraient avec +admiration les camarades chargés du maniement de ces appareils et leur +attribuaient un pouvoir un peu semblable à celui des sorciers des +légendes populaires, à la fois vénérés et redoutés par les paysans. + +L'automobile s'arrêta près de quelques maisons noircies par l'incendie. + +--Vous allez être obligés de descendre, leur dit le nouvel officier qui +les guidait. On ne peut faire qu'à pied le petit trajet qui nous reste à +faire. + +Lacour et Desnoyers se mirent donc à marcher sur la route; mais +l'officier les rappela. + +--Non, non, leur dit-il en riant. Le chemin que vous prenez serait +dangereux pour la santé. Mais voici un petit chemin où nous n'aurons pas +à craindre les courants d'air. + +Et il leur expliqua que les Allemands avaient des retranchements et des +batteries sur la hauteur, à l'extrémité de la route. Jusqu'au point où +les voyageurs étaient parvenus, le brouillard du matin les avait +protégés contre le tir de l'ennemi; mais, un jour de soleil, +l'apparition de l'automobile aurait été saluée par un obus. + +Ils avaient devant eux une immense plaine où l'on ne voyait âme qui +vive, et cette plaine présentait l'aspect qu'en temps ordinaire elle +devait avoir le dimanche, lorsque les laboureurs se tenaient chez eux. +Çà et là gisaient sur le sol des objets abandonnés, aux formes +indistinctes, et on aurait pu les prendre pour des instruments agricoles +laissés sur les guérets, un jour de fête; mais c'étaient des affûts et +des caissons démolis par les projectiles ou par l'explosion de leur +propre chargement. + +Après avoir donné ordre à deux soldats de se charger des paquets que +Desnoyers avait retirés de l'automobile, l'officier guida les visiteurs +par une sorte d'étroit sentier où ils étaient obligés de marcher à la +file. Ce sentier, qui commençait derrière un mur de brique, allait +s'abaissant dans le sol en pente douce, de sorte qu'ils s'y enfoncèrent +d'abord jusqu'aux genoux, puis jusqu'à la taille, puis jusqu'aux +épaules; et finalement, absorbés tout entiers, ils n'eurent plus +au-dessus de leurs têtes qu'un ruban de ciel. + +Ils avançaient dans le boyau d'une façon étrange, jamais en ligne +droite, toujours en zigzags, en courbes, en angles. D'autres boyaux non +moins compliqués s'embranchaient sur le leur, qui était l'artère +centrale de toute une ville souterraine. Un quart d'heure se passa, une +demi-heure, une heure entière, sans qu'ils eussent fait cinquante pas de +suite dans la même direction. L'officier, qui ouvrait la marche, +disparaissait à chaque instant dans un détour, et ceux qui venaient +derrière lui étaient obligés de se hâter pour ne point le perdre. Le sol +était glissant, et, en certains endroits, il y avait une boue presque +liquide, blanche et corrosive comme celle qui découle des échafaudages +d'une maison en construction. + +L'écho de leurs pas, le frôlement de leurs épaules contre les parois de +terre, détachaient des mottes et des cailloux. Quelquefois le fond du +sentier s'exhaussait et les visiteurs s'exhaussaient avec lui. Alors un +petit effort suffisait pour qu'ils pussent voir par-dessus les crêtes, +et ce qu'ils voyaient, c'étaient des champs incultes, des réseaux de +fils de fer entrecroisés. Mais la curiosité pouvait coûter cher à celui +qui levait la tête, et l'officier ne permettait pas qu'ils s'arrêtassent +à regarder. + +Desnoyers et Lacour tombaient de fatigue. Étourdis par ces perpétuels +zigzags, ils ne savaient plus s'ils avançaient ou s'ils reculaient, et +le changement continuel de direction leur donnait presque le vertige. + +--Arriverons-nous bientôt? demanda le sénateur. + +L'officier leur montra un clocher mutilé, dont la pointe se montrait +par-dessus le rebord de terre et qui était à peu près tout ce qui +restait d'un village pris et repris maintes fois. + +--C'est là-bas, répondit-il. + +S'ils eussent fait le même trajet en ligne droite, une demi-heure leur +aurait suffi; mais, continuellement retardés par les crochets et les +lacets de cette venelle profonde, ils avaient en outre à subir les +obstacles de la fortification de campagne: souterrains barrés par des +grilles, cages de fils de fer tenues en suspens, qui obstrueraient le +passage quand on les ferait choir, tout en permettant aux défenseurs de +tirer à travers le treillis. + +Ils rencontraient des soldats qui portaient des sacs, des seaux d'eau, +et qui disparaissaient soudain dans les tortuosités des ruelles +transversales. Quelques-uns, assis sur des tas de bois, souriaient en +lisant un petit journal rédigé dans les tranchées. Ces hommes +s'effaçaient pour laisser passer les visiteurs, et une expression de +curiosité se peignait sur leurs faces barbues. Dans le lointain +crépitaient des coups secs, comme s'il y avait eu au bout de la voie +tortueuse un polygone de tir ou qu'une société de chasseurs s'y exerçât +à abattre des pigeons. + +Lorsqu'ils furent parvenus aux tranchées du front, leur guide les +présenta au lieutenant-colonel qui commandait le secteur. Celui-ci leur +montra les lignes dont il avait la garde, comme un officier de marine +montre les batteries et les tourelles de son cuirassé. + +Ils visitèrent d'abord les tranchées de seconde ligne, les plus +anciennes: sombres galeries où les meurtrières et les baies +longitudinales ménagées pour les mitrailleuses ne laissaient pénétrer +que des filets de jour. Cette ligne de défense ressemblait à un tunnel +coupé par de courts espaces découverts. On y passait alternativement de +la lumière à l'obscurité et de l'obscurité à la lumière, avec une +brusquerie qui fatiguait les yeux. Dans les espaces découverts le sol +était plus haut, et des banquettes de planches, fixées contre les +parois, permettaient aux observateurs de sortir la tête ou d'examiner le +paysage au moyen du périscope. Les espaces protégés par des toitures +servaient à la fois de batteries et de dortoirs. + +Ces sortes de casernements avaient été d'abord des tranchées +découvertes, comme celles de première ligne. Mais, à mesure que l'on +avait gagné du terrain sur l'ennemi, les combattants, obligés de vivre +là tout un hiver, s'étaient ingéniés à s'y installer avec le plus de +commodité possible. Sur les fossés creusés à l'air libre ils avaient mis +en travers les poutres des maisons ruinées; puis sur les poutres, des +madriers, des portes, des contrevents; puis sur tout ce boisage, +plusieurs rangées de sacs de terre; et enfin, sur les sacs de terre, une +épaisse couche d'humus où l'herbe poussait, donnant au dos de la +tranchée un paisible aspect de prairie verdoyante. Ces voûtes de fortune +résistaient à la chute des obus, qui s'y enterraient sans causer de +grands dégâts. Quand une explosion les disloquait trop, les habitants +troglodytes en sortaient la nuit, comme des fourmis inquiétées dans leur +fourmilière, et reconstruisaient vivement le «toit» de leur logis. + +Ces réduits se ressemblaient tous pour ce qui était de la construction. +La face extérieure était toujours la même, c'est-à-dire percée de +meurtrières où des fusils étaient braqués contre l'ennemi, et de baies +horizontales pour le tir des mitrailleuses. Les vigies, debout près de +ces ouvertures, surveillaient la campagne déserte comme les marins de +quart surveillent la mer de dessus le pont. Sur les faces intérieures +étaient les râteliers d'armes et les lits de camp: trois files de +bancasses faites avec des planches et pareilles aux couchettes des +navires. Mais il y avait au contraire beaucoup de variété dans +l'ornementation de chaque réduit, et le besoin qu'éprouvent les âmes +simples d'embellir leur demeure s'y manifestait de mille manières. +Chaque soldat avait son musée fait d'illustrations de journaux et de +cartes postales en couleur. Des portraits de comédiennes et de danseuses +souriaient de leur bouche peinte sur le papier glacé et mettaient une +note gaie dans la chaste atmosphère du poste. + +Tout était propre, de cette propreté rude et un peu gauche que les +hommes réduits à leurs seuls moyens peuvent entretenir sans assistance +féminine. Les réduits avaient quelque chose du cloître d'un monastère, +du préau d'un bagne, de l'entrepont d'un cuirassé. Le sol y était plus +bas de cinquante centimètres que celui des espaces découverts qui les +faisaient communiquer les unes avec les autres. Pour que les officiers +pussent passer sans monter ni descendre, de grandes planches formaient +passerelle d'une porte à l'autre. Lorsque les soldats voyaient entrer le +chef du secteur, ils s'alignaient, et leurs têtes se trouvaient à la +hauteur de la ceinture de l'officier qui était sur la passerelle. + +Il y avait aussi des pièces souterraines qui servaient de cabinets de +toilette et de sentines pour les immondices; des salles de bain d'une +installation primitive; une cave qui portait pour enseigne: _Café de la +Victoire_; une autre garnie d'un écriteau où on lisait: _Théâtre_. +C'était la gaîté française qui riait et chantait en face du danger. + +Cependant Marcel était impatient de voir son fils. Le sénateur dit donc +un mot au lieutenant-colonel qui, après un effort de mémoire, finit par +se rappeler les prouesses du sergent Jules Desnoyers. + +--C'est un excellent soldat, certifia-t-il au père. En ce moment il doit +être de service à la tranchée de première ligne. Je vais le faire +appeler. + +Marcel demanda s'il ne leur serait pas possible d'aller jusqu'à +l'endroit où se trouvait son fils; mais le lieutenant-colonel sourit. +Non, les civils ne pouvaient visiter ces fossés en contact presque +immédiat avec l'ennemi et sans autre défense que des barrages de fils de +fer et des sacs de terre; la boue y avait parfois un pied d'épaisseur, +et l'on n'y avançait qu'en se courbant, pour éviter de recevoir une +balle. Le danger y était continuel, parce que l'ennemi tiraillait sans +cesse. + +Effectivement les visiteurs entendirent au loin des coups de fusil, +auxquels, jusqu'alors, ils n'avaient pas fait attention. + +Tandis que Marcel attendait Jules, il lui semblait que le temps +s'écoulait avec une lenteur désespérante. Cependant le lieutenant-colonel +avait fait arrêter ses visiteurs près de l'embrasure d'une mitrailleuse, +en leur recommandant de se tenir de chaque côté de la baie, de bien +effacer leur corps, d'avancer prudemment la tête et de regarder d'un +seul œil. Ils aperçurent une excavation profonde dont ils avaient devant +eux le bord opposé. A courte distance, plusieurs files de pieux, +disposés en croix et réunis par des fils de fer barbelés, formaient un +large réseau. A cent mètres plus loin, il y avait un autre réseau de +fils de fer. + +--Les Boches sont là, chuchota le lieutenant-colonel. + +--Où? demanda le sénateur. + +--Au second réseau. C'est celui de la tranchée allemande. Mais il n'y a +rien à craindre: depuis quelque temps ils ont cessé d'attaquer de ce +côté-ci. + +Lacour et Desnoyers éprouvèrent une certaine émotion à penser que les +ennemis étaient si près d'eux, derrière cette levée de terre, dans une +mystérieuse invisibilité qui les rendait plus redoutables. S'ils +allaient bondir hors de leurs tanières, la baïonnette au bout du fusil, +la grenade à la main, ou armés de leurs liquides incendiaires et de +leurs bombes asphyxiantes? + +De cet endroit, le sénateur et son ami percevaient plus nettement que +tout à l'heure la tiraillerie de la première ligne. Les coups de feu +semblaient se rapprocher. Aussi le lieutenant-colonel les fit-il partir +brusquement de leur observatoire: il craignait que la fusillade ne se +généralisât et n'arrivât jusqu'au lieu où ils étaient. Les soldats, avec +la prestesse que donne l'habitude, et avant même d'en avoir reçu +l'ordre, s'étaient rapprochés de leurs fusils braqués aux meurtrières. + +Les visiteurs se remirent en marche. Ils descendirent dans des cryptes +qui étaient d'anciennes caves de maisons démolies. Des officiers s'y +étaient installés en utilisant les débris trouvés dans les décombres. Un +battant de porte posé sur deux chevalets de bois brut formait une table. +Les plafonds et les murs étaient tapissés avec de la cretonne envoyée +des magasins de Paris. Des photographies de femmes et d'enfants ornaient +les parois, dans les intervalles que laissait libres le métal nickelé +des appareils télégraphiques et téléphoniques. Marcel vit sur une porte +un Christ d'ivoire jauni par les années, peut-être par les siècles, +sainte image transmise de génération en génération et qui devait avoir +assisté à maintes agonies. Sur une autre porte, il vit un fer à cheval +percé de sept trous. Les croyances religieuses flottaient partout dans +cette atmosphère de péril et de mort, et en même temps les superstitions +les plus ridicules y reprenaient une force nouvelle sans que personne +osât s'en moquer. + +En sortant d'une de ces cavernes, Marcel rencontra celui qu'il +attendait. Jules s'avançait vers lui en souriant, les mains tendues. +Sans ce geste, le père aurait eu de la peine à reconnaître son fils +dans ce sergent dont les pieds étaient deux boules de terre et dont la +capote effilochée était couverte de boue jusqu'aux épaules. Après les +premiers embrassements, il considéra le soldat qu'il avait devant lui. +La pâleur olivâtre du peintre avait pris un ton bronzé; sa barbe noire +et frisée était longue; il avait l'air fatigué, mais résolu. Sous ces +vêtements malpropres et avec ce visage las, Marcel trouva Jules plus +beau et plus intéressant qu'à l'époque où celui-ci était dans toute sa +gloire mondaine. + +--Que te faut-il?... Que désires-tu?... As-tu besoin d'argent?... + +Le père avait apporté une forte somme pour la donner à son fils. Mais +Jules ne répondit à cette offre que par un geste d'indifférence. Dans la +tranchée l'argent ne lui servirait à rien. + +--Envoie-moi plutôt des cigares, dit-il. Je les partagerai avec mes +camarades. + +Tout ce que sa mère lui expédiait,--de gros colis pleins d'exquises +victuailles, de tabac et de vêtements,--il le distribuait à ses +camarades, qui pour la plupart appartenaient à des familles pauvres et +dont quelques-uns étaient seuls au monde. Peu à peu, sa munificence +s'était étendue de son peloton à sa compagnie, de sa compagnie à son +bataillon tout entier. Aussi Marcel eut-il le plaisir de surprendre dans +les regards et dans les sourires des soldats qui passaient à côté d'eux +les indices de la popularité dont jouissait son fils. + +--J'ai prévu ton désir, répondit Marcel. + +Et il indiqua les paquets apportés de l'automobile. + +Marcel ne se lassait pas de contempler ce héros, dont Argensola lui +avait raconté les prouesses avec plus d'éloquence que d'exactitude. + +--Tu ne te repens pas de ta décision? Tu es content? + +--Oui, mon père, je suis content. + +Et Jules, avec simplicité, sans jactance, expliqua les raisons de son +contentement. Sa vie était dure, mais semblable à celle de plusieurs +millions d'hommes. Dans sa section, qui ne se composait que de quelques +douzaines de soldats, il y en avait de supérieurs à lui par +l'intelligence, par l'instruction, par le caractère, et ils supportaient +tous valeureusement la rude épreuve, récompensés de leurs peines par la +satisfaction du devoir accompli. Quant à lui-même, jamais, en temps de +paix, il n'avait su comme à présent ce que c'est que la camaraderie. +Pour la première fois il goûtait la satisfaction de se considérer comme +un être utile, de servir effectivement à quelque chose, de pouvoir se +dire que son passage dans le monde n'aurait pas été vain. Il était un +peu honteux de ce qu'il avait été autrefois, lorsqu'il ne savait comment +remplir le vide de son existence et qu'il dissipait ses jours dans une +oisiveté frivole. Maintenant il avait des obligations qui absorbaient +toutes ses forces, il collaborait à préparer pour l'humanité un heureux +avenir, il était vraiment un homme. + +--Lorsque la guerre sera finie, conclut-il, les hommes seront meilleurs, +plus généreux. Le danger affronté en commun a le pouvoir de développer +les plus nobles vertus. Ceux qui ne seront pas tombés sur les champs de +bataille, pourront faire de grandes choses.... Oui, oui, je suis +content. + +Il demanda des nouvelles de sa mère et de Chichi. Il recevait d'elles +des lettres presque quotidiennes; mais cela ne suffisait pas encore à sa +curiosité. Il rit en apprenant la vie large et confortable que menait +Argensola. Ces petits détails l'amusaient comme des anecdotes +plaisantes, venues d'un autre monde. + +A un certain moment, le père crut remarquer que Jules devenait moins +attentif à la conversation. Les sens du jeune homme, affinés par de +perpétuelles alertes, semblaient mis en éveil par quelque phénomène +auquel Marcel n'avait prêté encore aucune attention. C'était la +fusillade qui s'étendait de proche en proche et devenait plus nourrie. +Jules reprit le fusil qu'il avait appuyé contre la paroi de la tranchée. +Dans le même instant, un peu de poussière sauta par-dessus la tête de +Marcel et un petit trou se creusa dans la terre. + +--Partez, partez! dit Jules en poussant son père et Marcel. + +Ils se firent de brefs adieux dans un réduit, et le sergent courut +rejoindre ses hommes. + +La fusillade s'était généralisée sur toute la ligne. Les soldats +tiraient tranquillement, comme s'ils accomplissaient une besogne +ordinaire. Ce combat se reproduisait chaque jour, sans que l'on pût dire +avec certitude de quel côté il avait commencé; il était la conséquence +naturelle du contact de deux forces ennemies. + +Le lieutenant-colonel, craignant une attaque allemande, congédia ses +visiteurs, et l'officier qui les accompagnait les ramena à leur +automobile. + + + + +XII + +GLORIEUSES VICTIMES + + +Quatre mois plus tard, Marcel Desnoyers eut une cruelle angoisse: Jules +était blessé. Mais la lettre qui en avisait le père avait subi un retard +considérable, de sorte que la mauvaise nouvelle fut aussitôt adoucie par +une information heureuse. Non seulement Jules était presque guéri, mais +il ne tarderait pas à venir dans sa famille avec une permission de +quinze jours de convalescence, et il y apporterait les galons de +sous-lieutenant, prix d'une belle citation à l'ordre du jour. + +--Votre fils est un héros, déclara le sénateur, qui avait obtenu ces +renseignements au ministère de la Guerre. On m'a fait lire le rapport de +ses chefs, et j'en suis encore ému. Avec son seul peloton, il a attaqué +toute une compagnie allemande, et c'est lui qui, de sa propre main, a +tué le capitaine. En récompense de ces prouesses, on lui a donné la +croix de guerre et on l'a nommé officier. + +Lorsque Jules débarqua à l'avenue Victor-Hugo, il y fut accueilli par +des cris de joie et de délirantes embrassades. La pauvre Luisa, pendue à +son cou, sanglotait de tendresse; Chichi le dévorait des yeux, tout en +pensant à un autre combattant; Marcel admirait le petit bout de galon +d'or sur la manche de la capote bleu horizon et le casque d'acier à +bords plats que les Français portaient maintenant dans les tranchées: +car le képi traditionnel avait été remplacé par une sorte de cabasset +qui rappelait celui des arquebusiers du XVIe siècle. + +Les quinze jours de la permission furent pour les Desnoyers des jours de +bonheur et de gloire. Ils ne recevaient pas une visite sans que Marcel, +dès les premiers mots, dît à son fils: + +--Raconte-nous comment tu as été blessé. Explique-nous comment tu as tué +le capitaine. + +Mais Jules, ennuyé de répéter pour la dixième fois sa propre histoire, +s'excusait de faire ce récit; et alors c'était Marcel qui se chargeait +de la narration. + +L'ordre était de s'emparer des ruines d'une raffinerie de sucre située +en face de la tranchée. Les Boches en avaient été chassés par +l'artillerie; mais il fallait qu'une reconnaissance, conduite par un +homme sûr, allât vérifier si l'évacuation était complète, et les chefs +avaient désigné pour cette mission périlleuse le sergent Desnoyers. La +reconnaissance, partie à l'aube, s'était avancée sans obstacle jusqu'aux +ruines; mais, au détour d'un mur à demi écroulé, elle s'était heurtée à +une demi-compagnie ennemie qui avait aussitôt ouvert le feu. Plusieurs +Français étaient tombés, ce qui n'avait pas empêché le sergent de bondir +sur le capitaine et de lui planter sa baïonnette dans la poitrine. Alors +les Allemands s'étaient retirés en désordre vers leurs lignes; mais +ensuite la compagnie tout entière avait essayé de reprendre pied dans la +fabrique. Jules, avec ce qui lui restait de soldats valides, avait +soutenu cette attaque assez longtemps pour permettre aux renforts +d'arriver. Pendant ce dur combat, il avait reçu une balle dans l'épaule; +mais le terrain était resté définitivement à nos «poilus», qui avaient +même ramené une vingtaine de prisonniers. + +Ce que Marcel ne racontait point, parce que son fils s'était abstenu de +le lui dire, c'est que le capitaine allemand était pour Jules une +vieille connaissance. Lorsque le jeune homme s'était trouvé face à face +avec cet adversaire, il avait eu la soudaine impression d'être en +présence d'une figure déjà vue; mais, comme ce n'était pas le moment de +faire appel à de lointains souvenirs, il s'était hâté de tuer, pour +n'être pas tué lui-même. Plus tard, après avoir fait panser son épaule, +dont la blessure était légère, il avait eu la curiosité d'aller revoir +le cadavre du capitaine, et il avait eu la surprise de reconnaître cet +Erckmann avec lequel il était revenu de Buenos-Aires sur le paquebot de +Hambourg. Aussitôt son imagination avait revu la mer, le fumoir, la +_Frau Rath_, le corpulent personnage qui, dans ses discours belliqueux, +imitait le style et les gestes de son empereur, et il avait murmuré en +guise d'oraison funèbre: + +--Ce n'était pas ici, mon pauvre _Kommerzienrath_, que tu m'avais donné +rendez-vous. Repose à jamais sur cette terre de France où tu m'annonçais +si fièrement ta prochaine visite. + +Marcel, très fier de son fils, ne manquait aucune occasion de sortir +avec lui pour se montrer dans la rue aux côtés du sous-lieutenant. +Chaque fois qu'il voyait Jules prendre son casque, il se hâtait de +prendre lui-même sa canne et son chapeau. + +--Tu permets, disait-il, que je t'accompagne? Cela ne te dérange pas? + +Il le disait avec tant d'humble supplication que Jules n'osait pas +répondre par un refus; et le vieux père, un peu soufflant, mais épanoui +de joie, trottait sur les boulevards à côté de l'élégant et robuste +officier dont la capote d'un bleu terni était ornée de la croix de +guerre. Il acceptait comme un hommage rendu à son fils et à lui-même les +regards sympathiques dont les passants saluaient cette décoration, assez +rare encore, et sa première idée était de considérer comme des +embusqués tous les militaires qu'il croisait dans la rue, même lorsque +ces militaires avaient une rangée de croix sur la poitrine et une +multitude de galons sur les manches. Quant aux blessés qu'il voyait +descendre de voiture en s'appuyant sur des cannes ou sur des béquilles, +il éprouvait à leur égard une pitié un peu dédaigneuse: ces malheureux +n'étaient pas aussi chanceux que son fils. Ah! son fils, à lui, était né +sous une bonne étoile! Il se tirait heureusement des plus grands +dangers, et si, par hasard, il recevait quelque blessure, ni sa force ni +sa beauté n'avaient à en souffrir. Chose étrange: cette blessure légère +qui n'avait eu pour Jules d'autre conséquence que l'honneur d'une +décoration, inspirait à Marcel une aveugle confiance. Puisque le jeune +homme n'avait pas succombé dans une aventure si terrible, c'était que, +protégé par le sort, il devait sortir indemne de tous les périls et +qu'une prédestination mystérieuse lui assurait le salut. + +Quelquefois pourtant, Jules réussit à sortir seul en se sauvant par +l'escalier de service comme un collégien. S'il était heureux de se +trouver dans sa famille, il n'était pas fâché non plus de revivre un peu +sa vie de garçon en compagnie d'Argensola. Mais d'ailleurs il semblait +que la guerre lui eût rendu quelque chose d'une ingénuité depuis +longtemps perdue. Le don Juan qui avait eu tant d'amoureux triomphes +dans les salons du Paris cosmopolite, se faisait à présent un innocent +plaisir d'aller avec son «secrétaire» passer la soirée au _music-hall_ +ou au cinématographe; et, pour ce qui était des aventures galantes, il +se contentait de refaire un brin de cour à une ou deux «honnestes dames» +auxquelles il avait jadis donné des leçons de _tango_. + +Un après-midi, comme les deux amis remontaient les Champs-Élysées, ils +firent une rencontre particulièrement intéressante. Ce fut Argensola qui +aperçut le premier, à quelque distance, monsieur et madame Laurier +venant en sens inverse sur le même trottoir. L'ingénieur, rétabli de ses +blessures, n'avait perdu qu'un œil, et il avait été renvoyé du front à +son usine, réquisitionnée par le gouvernement pour la fabrication des +obus. Il portait les galons de capitaine et avait sur la poitrine la +croix de la Légion d'honneur. Argensola, qui n'avait rien ignoré des +amours de Jules, craignit pour celui-ci l'émotion de cette rencontre +inattendue, et il essaya de détourner l'attention de son compagnon, de +l'écarter du chemin que suivait le couple. Mais Jules, qui venait de +reconnaître les Laurier, comprit l'intention d'Argensola et lui dit avec +un sourire devenu tout à coup sérieux et même un peu triste: + +--Tu ne veux pas que je la voie? Rassure-toi: nous sommes l'un et +l'autre en état de nous rencontrer sans danger et sans honte. + +Lorsque les Laurier passèrent à côté de lui, Jules leur fit le salut +militaire. Laurier répondit correctement par le salut militaire, tandis +que madame Laurier inclinait légèrement la tête, sans cesser de regarder +droit devant elle. Puis, après quelques minutes de silence, Jules reprit +d'une voix un peu rauque, mais ferme: + +--J'ai beaucoup aimé cette femme et je l'aime encore. Je fais plus que +de l'aimer: je l'admire. Son mari est un héros, et elle a raison de le +préférer à moi. Je ne me pardonnerais pas d'avoir volé à cette noble +victime de la guerre celle qu'il adorait et dont il méritait d'être +adoré. + +Peu après que Jules fut reparti pour le front, Luisa reçut de sa sœur +Héléna une lettre arrivée clandestinement de Berlin par l'intermédiaire +d'un consulat sud-américain établi en Suisse. + +Pauvre Héléna von Hartrott! La lettre, parvenue à destination avec un +mois de retard, ne contenait que des nouvelles funèbres et des paroles +de désespérance. Deux de ses fils avaient été tués. L'un, Hermann, tout +jeune encore, avait succombé en territoire occupé par les Allemands; sa +mère avait donc au moins la consolation de le savoir enterré au milieu +de ses compagnons d'armes, et, après la guerre, elle pourrait le ramener +à Berlin et pleurer sur la tombe de cet enfant chéri. Mais l'autre, le +capitaine Otto, avait péri sur le territoire tenu par les Français, et +personne ne savait où; il serait donc impossible de retrouver ses restes +confondus parmi des milliers de cadavres, et la malheureuse mère +ignorerait éternellement l'endroit où se consumerait ce corps sorti de +ses entrailles. Un troisième fils avait été grièvement blessé en +Pologne. Les deux filles avaient perdu leurs fiancés. Quant à Karl, il +continuait à présider des sociétés pangermanistes et à faire des projets +d'entreprises colossales pour le temps qui suivrait la prochaine +victoire; mais il avait beaucoup vieilli. Le savant de la famille, +Julius, était plus solide que jamais et travaillait fiévreusement à un +livre qui le couvrirait de gloire: c'était un traité où il établissait +théoriquement et pratiquement le compte des centaines de milliards que +l'Allemagne devrait exiger de l'Europe après la victoire décisive, et où +il dressait la carte des régions sur lesquelles il serait nécessaire +d'étendre la domination ou au moins l'influence germanique dans les cinq +parties du monde. La lettre d'Héléna se terminait par ce cri désolé: «Tu +comprendras mon désespoir, ma chère sœur. Nous étions si heureux! Que +Dieu châtie ceux qui ont déchaîné sur le monde tant de fléaux! Notre +empereur est innocent de ce crime. Ses ennemis seuls sont coupables de +tout.» + +De l'avenue Victor-Hugo, la bonne Luisa crut voir les pleurs versés à +Berlin par la triste Héléna, et elle associa naïvement ses larmes à +celles de sa sœur. D'abord Marcel, un peu choqué d'une compassion si +complaisante, ne dit rien: en dépit de la guerre, les deuils sur +lesquels s'attendrissait sa femme étaient des deuils de famille, et il +admettait que les affections domestiques restassent dans une certaine +mesure étrangères aux haines nationales. Mais Luisa qui, faute de +finesse, outrait parfois l'expression des plus naturels émois de son +âme, finit par agacer si fort les nerfs de son époux qu'il se regimba +contre cette excessive sentimentalité. + +--Somme toute, dit-il un peu rudement, la guerre est la guerre, et, quoi +que prétende ta sœur, ce sont les Allemands qui ont commencé. Quant à +moi, je m'intéresse beaucoup plus à Jules et à ses compagnons d'armes +qu'aux Hartrott, aux incendiaires de Louvain et aux bombardeurs de +Reims. Si les fils d'Héléna ont été tués, tant pis pour eux. + +--Comme tu es dur! Comme tu manques de pitié pour ceux qui succombent à +cet abominable carnage! + +--Non, j'ai de la pitié plein le cœur; mais je ne la répands point à +l'aveugle sur les innocents et sur les coupables. Le capitaine Otto et +ses frères appartenaient à cette caste militaire qui, durant +quarante-quatre ans, avec une obstination muette et infatigable, a +préparé le plus énorme forfait qui ait jamais ensanglanté l'humanité. +Et tu voudrais que je m'apitoyasse sur eux parce qu'ils ont subi le +destin qu'ils préméditaient de faire subir aux autres? + +--Mais n'y a-t-il pas dans l'armée allemande, et même parmi les +officiers, une multitude de jeunes gens qui ne se destinaient point à la +carrière des armes, d'étudiants et de professeurs qui travaillaient en +paix dans les bibliothèques et dans les laboratoires, et qu'aujourd'hui +la guerre fauche par milliers! Refuseras-tu à ceux-là aussi toute +compassion? + +--Ah! oui, les universitaires! s'écria Marcel, se souvenant de quelques +conversations qu'il avait eues sur ce sujet avec Tchernoff. Des soldats +qui portent des livres dans leur sac et qui, après avoir fusillé un lot +de villageois ou saccagé une ferme, lisent des poètes et des philosophes +à la lueur des incendies! Enflés de science comme un crapaud de venin, +orgueilleux de leur prétendue intellectualité, ils se croient capables +de faire prévaloir les plus exécrables erreurs par une dialectique aussi +lourde et aussi tortueuse que celle du moyen âge. Thèse, antithèse et +synthèse! En jonglant avec ces trois mots, ils se font forts de +démontrer qu'un fait accompli devient sacré par la seule raison du +succès, que la liberté et la justice sont de romantiques illusions, que +le vrai bonheur pour les hommes est de vivre enrégimentés à la +prussienne, que l'Allemagne a le droit d'être la maîtresse du monde, +_Deutschland über alles!_ et que la Belgique est coupable de sa propre +ruine parce qu'elle s'est défendue contre les malandrins qui la +violaient. Ces belliqueux sophistes ont contribué plus que n'importe qui +à empoisonner l'âme allemande. Le _Herr Professor_ s'est employé par +tous les moyens à réveiller dans l'âme teutonne les mauvais instincts +assoupis, et peut-être sa responsabilité est-elle plus grave que celle +du _Herr Lieutenant_. Lorsque celui-ci poussait à la guerre, il ne +faisait qu'obéir à ses instincts professionnels. L'autre, en vertu même +de son éducation, de son instruction et de sa mission, aurait dû se +faire l'apôtre de la justice et de l'humanité, et au contraire il n'a +prêché que la barbarie. Je lui préfère les Marocains féroces, les +farouches Hindoustaniques, les nègres à la mentalité enfantine. Ce n'est +point pour le _Herr Professor_ que Jésus a dit: «Pardonnez-leur, mon +Dieu: car ils ne savent pas ce qu'ils font.» + +--Mais, chez les Allemands comme chez nous, il y a aussi de pauvres gens +qui ne demandaient qu'à vivre en paix, à cultiver leur champ, à +travailler dans leur atelier, à élever honnêtement leur famille. + +--Je ne le nie pas et j'accorde volontiers ma commisération à ces +soldats obscurs, à ces simples d'esprit et de cœur. Mais ne t'imagine +pas que, même dans la classe des paysans, des ouvriers de fabrique et +des commis de magasin tous les Boches méritent l'indulgence. Cette race +gloutonne, aux intestins démesurément longs, fut toujours encline à +voir dans la guerre un moyen de satisfaire ses appétits et à l'exercer +comme une industrie plus profitable que les autres. L'histoire des +Germains n'est qu'une série d'incursions dans les pays du Sud, +incursions qui n'avaient pas d'autre objet que de voler les biens des +populations établies sur les rives tempérées de la Méditerranée. Le +peuple germanique n'a que trop bien conservé ces traditions de +brigandage, et les Boches d'aujourd'hui ne sont ni moins cruels, ni +moins avides, ni moins pillards que les Boches d'autrefois. Si le +kronprinz, les princes et les généraux dévalisent les musées, les +collections, les salons artistiques, l'homme du peuple, lui, fracture +les armoires des fermes, y agrippe l'argent et le linge de corps pour +les envoyer à sa femme et à ses mioches. Quand j'étais à Villeblanche, +on m'a lu des lettres trouvées dans les poches de prisonniers et de +morts allemands: c'était un hideux mélange de cruauté sauvage et de +brutale convoitise. «N'aie pas de pitié pour les pantalons rouges, +écrivaient les Gretchen à leurs Wilhelm. Tue tout, même les petits +enfants... Nous te remercions pour les souliers; mais notre fillette ne +peut pas les mettre: ils sont trop étroits... Tâche d'attraper une bonne +montre: cela me dispensera d'en acheter une à notre aîné... Notre voisin +le capitaine a donné comme souvenir de la guerre à son épouse un collier +de perles; mais toi, tu ne nous envoies que des choses insignifiantes.» + +Et la bonne Luisa, ahurie par ce débordement soudain d'éloquence et de +textes justificatifs, se contenta de répondre à son mari par une +nouvelle crise de larmes. + + * * * * * + +Au commencement de l'automne, l'inquiétude fut grande chez Lacour et +chez les Desnoyers: pendant quinze jours, ni le père ni la fiancée ne +reçurent de René le moindre bout de lettre. Le sénateur errait d'un +bureau à l'autre dans les couloirs du ministère de la Guerre, pour +tâcher d'obtenir des renseignements. Lorsque enfin il put en avoir, +l'inquiétude se changea en consternation. Le sous-lieutenant +d'artillerie avait été grièvement blessé en Champagne; un projectile, +éclatant sur sa batterie, avait tué plusieurs hommes et mutilé +l'officier qui les commandait. + +Le malheureux père, cessant de poser pour le grand homme et de radoter +sur ses glorieux ancêtres, versa sans vergogne des larmes sincères. +Quant à Chichi, blême, tremblante, affolée, elle répétait avec une +douloureuse obstination qu'elle voulait partir tout de suite, tout de +suite, pour aller voir son «petit soldat», et Marcel eut beaucoup de +peine à lui faire comprendre que cette visite était absolument +impossible, puisqu'on ne savait pas encore à quelle ambulance était le +blessé. + +Les actives démarches du sénateur firent que, quelques jours plus tard, +René fut ramené dans un hôpital de Paris. Quel triste spectacle pour +ceux qui l'aimaient! Le sous-lieutenant était dans un état lamentable; +enveloppé de bandages comme une momie égyptienne, il avait des blessures +à la tête, au buste, aux jambes, et l'une de ses mains avait été +emportée par un éclat d'obus. Cela ne l'empêcha pas de sourire à sa +mère, à son père, à Chichi, à Desnoyers, et de leur dire, d'une voix +faible, qu'aucune de ces blessures ne paraissait mortelle et qu'il était +content d'avoir bien servi sa patrie. + +Au bout de six semaines, René entra en convalescence. Mais, lorsque +Marcel et Chichi le virent pour la première fois debout et débarrassé de +ses bandages, ils éprouvèrent moins de joie que de compassion. Marcel +avait peine à reconnaître en lui le garçon d'une beauté délicate et même +un peu féminine auquel il avait promis sa fille; ce qu'il voyait, +c'était un visage sillonné d'une demi-douzaine de cicatrices violacées, +une manche où l'avant-bras manquait, une jambe encore raide qui tardait +à recouvrer sa flexibilité et qui ne permettait au convalescent de +marcher qu'avec l'aide d'une béquille. Mais Chichi, après un sursaut de +surprise qu'elle n'avait point réussi à réprimer, eut assez de force sur +elle-même pour ne montrer que de l'allégresse. Avec la générosité de sa +nature primesautière, elle avait pris soudain le bon parti, +c'est-à-dire le parti de l'amour fidèle et du noble dévouement. Si son +«petit soldat» avait été maltraité par la guerre, c'était une raison de +plus pour qu'elle l'entourât d'une tendresse consolatrice et +protectrice. + +Dès que René fut autorisé à sortir de l'hôpital, Chichi voulut +l'accompagner avec sa mère à la promenade. Si, quand ils traversaient +une rue, un chauffeur ou un cocher ne retenaient pas leur voiture pour +laisser passer l'infirme, elle leur jetait un regard furibond et les +traitait mentalement «d'embusqués». Elle palpitait de satisfaction et +d'orgueil lorsqu'elle échangeait un salut avec des amies, et ses yeux +leur disaient: «Oui, c'est mon fiancé, un héros!» Elle ne pouvait +s'empêcher de jeter de temps à autre un coup d'œil oblique sur la croix +de guerre et sur l'uniforme de son compagnon. Elle tenait +essentiellement à ce que cet uniforme, défraîchi et taché par le service +du front, ne fût remplacé par un autre que le plus tard possible: car le +vieil uniforme était un certificat de valeur guerrière, tandis que +l'uniforme neuf aurait pu suggérer aux passants l'idée d'un emploi dans +les bureaux. Non, non; cette croix-là, son «petit soldat» ne l'avait pas +gagnée au ministère de la Guerre! + +--Appuie-toi sur moi! répétait-elle à tout moment. + +René se servait encore d'une canne, mais il commençait à marcher sans +difficulté. Elle n'en exigeait pas moins qu'il lui donnât le bras. Elle +avait un perpétuel besoin de le soigner, de l'aider comme un enfant, et +elle était presque fâchée de le voir se rétablir si vite. + +Lorsqu'il n'eut plus besoin de canne pour marcher, Desnoyers et le +sénateur jugèrent que le moment était venu de donner à ce gracieux roman +le dénouement naturel. Pourquoi retarder plus longtemps les noces? La +guerre n'était pas un obstacle, et il semblait même qu'elle rendît les +mariages plus nombreux. + +Eu égard aux circonstances, les cérémonies nuptiales s'accomplirent dans +l'intimité, en présence d'une douzaine de parents et d'amis. Ce n'était +pas précisément ce que Marcel avait rêvé pour sa fille; il aurait +préféré des noces magnifiques, dont les journaux auraient longuement +parlé; mais, en somme, il n'avait pas lieu de se plaindre. Chichi était +heureuse; elle avait pour mari un homme de cœur et pour beau-père un +personnage influent qui saurait assurer l'avenir de ses enfants et de +ses petits-enfants. Au surplus, les affaires allaient à merveille et +jamais les produits argentins ne s'étaient vendus à un prix aussi élevé +que depuis la guerre. Il n'y avait donc aucune raison pour se plaindre, +et le millionnaire avait retrouvé presque tout son optimisme. + +Marcel venait de passer l'après-midi à l'atelier, où il avait eu le +plaisir de causer avec Argensola des bonnes nouvelles que les journaux +publiaient depuis plusieurs jours. Les Français avaient commencé en +Champagne une offensive qui leur avait valu une forte avance et beaucoup +de prisonniers. Sans doute ces succès avaient dû coûter de lourdes +pertes en hommes; mais cela ne donnait aucun souci à Marcel, parce qu'il +était persuadé que Jules ne se trouvait pas sur cette partie du front. +La veille, il avait reçu de son fils une lettre rassurante écrite huit +ou dix jours auparavant; car presque toutes les lettres arrivaient alors +avec un long retard. Le sous-lieutenant s'y montrait de bonne et +vaillante humeur; il était déjà proposé pour les deux galons d'or, et +son nom figurait au tableau de la Légion d'honneur. + +--Je vous l'avais bien dit! répétait Argensola. Vous serez le père d'un +général de vingt-cinq ans, comme au temps de la Révolution. + +Lorsqu'il rentra chez lui, un domestique lui dit que, en l'absence de +Luisa, M. Lacour et M. René l'attendaient seuls au salon. Dès le premier +coup d'œil, l'attitude solennelle et la mine lugubre des visiteurs +l'avertirent qu'ils étaient venus pour une communication pénible. + +--Eh bien? leur demanda-t-il d'une voix subitement altérée par +l'angoisse. + +--Mon pauvre ami... + +Ce mot suffit pour que le père devinât le cruel message qu'ils lui +apportaient. + +--O mon fils!... balbutia-t-il en s'affaissant dans un fauteuil. + +Le sénateur venait d'apprendre la funeste nouvelle au ministère de la +Guerre. Jules avait été tué dès le début de l'offensive, près d'un +village dont le rapport officiel donnait le nom; et ce rapport +spécifiait que le sous-lieutenant avait été enterré par ses camarades +dans un de ces cimetières improvisés qui se forment sur les champs de +bataille. + +La mort de Jules fut un coup terrible pour les Desnoyers. Le sénateur +usa de tout son crédit pour leur procurer au moins la triste consolation +de rechercher la tombe de leur fils et de pleurer sur la terre qui +recouvrait la chère dépouille. Avant d'obtenir du grand état-major +l'autorisation nécessaire, il dut multiplier les démarches, forcer de +nombreux obstacles; mais il insista avec tant d'opiniâtreté et mit en +mouvement de si puissantes influences qu'il finit par atteindre son but. +Le ministre donna ordre de mettre à la disposition de la famille +Desnoyers une automobile militaire et de la faire accompagner par un +sous-officier qui, ayant appartenu à la compagnie de Jules et ayant +assisté au combat où celui-ci avait été tué, réussirait probablement à +retrouver la tombe. Lacour, retenu à Paris par ses devoirs d'homme +politique,--il ne pouvait se dispenser d'assister à une importante +séance où l'on craignait que le ministère fût mis en minorité,--eut le +regret de ne pas accompagner ses amis dans leur triste pèlerinage. + +L'automobile avançait lentement, sous le ciel livide d'une matinée +d'hiver. De tous côtés, dans le lointain de la campagne grise, on +apercevait des palpitations de choses blanches réunies par grands ou par +petits groupes, et qui auraient évoqué l'idée d'énormes papillons +voletant par bandes sur la campagne, si la rigueur de la saison n'avait +rendu cette hypothèse impossible. A mesure que l'on approchait, ces +palpitations blanches semblaient se colorer de teintes nouvelles, se +tacher de rouge et de bleu. C'étaient de petits drapeaux qui, par +centaines, par milliers, frémissaient au souffle du vent glacial. La +pluie en avait délavé les couleurs; l'humidité en avait rongé les bords; +de quelques-uns il ne restait que la hampe, à laquelle pendillait un +lambeau d'étoffe. Chaque drapeau abritait une petite croix de bois, +tantôt peinte en noir, tantôt brute, tantôt formée simplement de deux +bâtons. + +--Que de morts! soupira Marcel en promenant ses regards sur la sinistre +nécropole. + +Marcel, Luisa et Chichi étaient en grand deuil. René, qui accompagnait +sa femme, portait encore l'uniforme de l'armée active; malgré ses +blessures, il n'avait pas voulu quitter le service, et il avait été +attaché à une fabrique de munitions jusqu'à la fin de la guerre. + +René avait sur ses genoux la carte du champ de bataille et posait des +questions au sous-officier. Celui-ci ne reconnaissait pas bien les lieux +où s'était livré le combat: il avait vu ce terrain bouleversé par des +rafales d'obus et couvert d'hommes; la solitude et le silence le +désorientaient. + +L'automobile avança entre les groupes épars des sépultures, d'abord par +le grand chemin uni et jaunâtre, puis par des chemins transversaux qui +n'étaient que de tortueuses fondrières, des bourbiers aux ornières +profondes, où la voiture sautait rudement sur ses ressorts. + +--Que de morts! répéta Chichi en considérant la multitude des croix qui +défilaient à droite et à gauche. + +Luisa, les yeux baissés, égrenait son chapelet et murmurait +machinalement: + +--Ayez pitié d'eux, Seigneur! Ayez pitié d'eux, Seigneur! + +Ils étaient arrivés à l'endroit où avait eu lieu le plus terrible de la +bataille, la lutte à la mode antique, le corps à corps hors des +tranchées, la mêlée farouche où l'on se bat avec la baïonnette, avec la +crosse du fusil, avec le couteau, avec les poings, avec les dents. Le +guide commençait à se reconnaître, indiquait différents points de +l'horizon. Là-bas étaient les tirailleurs africains; un peu plus loin, +les chasseurs; l'infanterie de ligne avait chargé des deux côtés du +chemin, et toutes ces fosses étaient les siennes. L'automobile fit +halte, et René descendit pour lire les inscriptions des croix. + +La plupart des sépultures contenaient plusieurs morts, dont les képis ou +les casques étaient accrochés aux bras de la croix, et ces effets +militaires commençaient à se pourrir ou à se rouiller. Sur quelques-unes +des sépultures, des couronnes, mises là par piété, noircissaient et se +défaisaient. Presque partout le nombre des corps inhumés avait été +indiqué par un chiffre sur le bois de la croix, et tantôt ce chiffre +apparaissait nettement, tantôt il était déjà peu lisible, quelquefois il +était tout à fait effacé. De tous ces hommes disparus en pleine jeunesse +rien ne survivrait, pas même un nom sur un tombeau. La seule chose qui +resterait d'eux, ce serait le souvenir qui, le soir, ferait soupirer +quelque vieille paysanne conduisant sa vache sur un chemin de France, ou +celui d'une pauvre veuve qui, à l'heure où ses petits enfants +reviendraient de l'école, vêtus de blouses noires, n'aurait à leur +donner qu'un morceau de pain sec et penserait au père dont ils auraient +peut-être oublié déjà le visage. + +--Ayez pitié d'eux, Seigneur! continuait à murmurer Luisa. Ayez pitié de +leurs mères, de leurs femmes veuves, de leurs enfants orphelins! + +Il y avait aussi, reléguées un peu à l'écart, de longues, très longues +fosses sans drapeaux et sans couronnes, avec une simple croix qui +portait un écriteau. Elles étaient entourées d'une clôture de piquets, +et la terre du monticule était blanchie par la chaux qui s'y était +mélangée. On lisait sur l'écriteau des chiffres d'un effrayant +laconisme: 200... 300... 400... Ces chiffres déconcertaient +l'imagination qui répugnait à se représenter les files superposées des +cadavres couchés par centaines dans l'énorme trou, avec leurs vêtements +en lambeaux, leurs courroies rompues, leurs casques bosselés, leurs +bottes terreuses: horrible masse de chairs liquéfiées par la +décomposition cadavérique, et où les yeux vitreux, les bouches +grimaçantes, les cœurs éteints se fondaient dans une même fange. Et +pourtant, à cette idée, Marcel ne put s'empêcher d'éprouver une sorte de +joie féroce: son fils était mort, mais il avait été bien vengé! + +Sur les indications du guide, l'automobile avança encore un peu et prit +à travers champs pour gagner un certain groupe de tombes. Sans aucun +doute, c'était là que le régiment de Jules s'était battu. Les +pneumatiques s'enfonçaient dans la glèbe et aplatissaient les sillons +ouverts par la charrue; car le travail de l'homme avait recommencé sur +ces charniers où les labours s'étendaient à côté des fosses et où la +végétation naissante annonçait le printemps prochain. Déjà les herbes et +les broussailles se couvraient de boutons gonflés de sève, et, sous les +premières caresses du soleil, les pointes vertes des blés annonçaient +qu'en dépit des haines et des massacres la nature nourricière continuait +à élaborer pour les hommes les inépuisables ressources de la vie. + +--Nous y sommes, dit le guide. + +Alors Marcel, Luisa et Chichi mirent aussi pied à terre, et la promenade +funèbre commença entre les tombes. René et le sous-officier allaient +devant, déchiffraient les inscriptions, s'arrêtaient un moment devant +celles qui étaient difficiles à lire, puis continuaient leurs +recherches. Chichi marchait à quelques pas derrière eux, taciturne et +sombre. Marcel et Luisa les suivaient de loin, péniblement, les pieds +lourds de terre molle, les jambes flageolantes, le cœur serré. + +Une demi-heure s'écoula sans que l'on trouvât rien. Toujours des noms +inconnus, des croix anonymes, des inscriptions qui indiquaient les +chiffres d'autres régiments. Les deux vieillards ne tenaient plus debout +et commençaient à désespérer de retrouver la tombe de leur fils. Ce fut +Chichi qui tout à coup poussa un cri: + +--La voilà! + +Ils se réunirent devant un monceau de terre qui avait vaguement la forme +d'un cercueil et qui commençait à se couvrir d'herbe. Il y avait au +chevet une croix sur laquelle un compagnon d'armes avait gravé avec la +pointe de son couteau le nom de «Desnoyers», puis, en abrégé, le grade, +le régiment et la compagnie. + +Luisa et Chichi s'étaient agenouillées sur le sol humide et +sanglotaient. Le père regardait fixement, avec une sorte de stupeur, la +croix et le monceau de terre. René et le sous-officier se taisaient, la +tête basse. Ils avaient tous l'esprit hanté de questions sinistres, en +songeant à ce cadavre que la glèbe recouvrait de son mystère. Jules +était-il tombé foudroyé? Avait-il rendu l'âme dans la sérénité de +l'inconscience? Avait-il au contraire enduré la torture du blessé qui +meurt lentement de soif, de faim et de froid, et qui, dans une agonie +lucide, sent la mort gagner peu à peu sa tête et son cœur? Le coup fatal +avait-il respecté la beauté de ce jeune corps, et la balle meurtrière +n'y avait-elle fait qu'un trou presque imperceptible, au front, à la +poitrine? Ou le projectile avait-il horriblement ravagé ces chairs +saines et mis en lambeaux cet organisme vigoureux? Questions qui +resteraient éternellement sans réponse. Jamais ceux qui l'avaient aimé +n'auraient la douloureuse consolation de connaître les circonstances de +sa mort. + +Chichi se releva, s'en alla sans rien dire vers l'automobile, revint +avec une couronne et une gerbe de fleurs. Elle suspendit la couronne à +la croix, mit un bouquet au chevet de la tombe, sema à la surface du +tertre les pétales des roses qu'elle effeuillait gravement, +solennellement, comme si elle accomplissait un rite religieux. + +Cela fait, Marcel et Luisa, précédés par le sous-officier, s'en +retournèrent silencieusement vers l'automobile, tandis que Chichi et +René s'attardaient encore quelques minutes près de la tombe. + +Les vieux époux, accablés, marchaient au flanc l'un de l'autre; mais +leurs pensées muettes suivaient des voies différentes. + +Luisa, mue par la bonté naturelle de son cœur et par les mystiques +enseignements de la charité chrétienne, se détachait peu à peu de la +contemplation de sa propre douleur pour compatir à la douleur d'autrui. +Elle s'imaginait voir par delà les lignes ennemies sa sœur Héléna +cheminant aussi parmi des tombes, déchiffrant sur l'une d'elles le nom +d'un fils chéri, et sanglotant plus désespérément encore à l'idée d'un +autre fils dont elle ne connaîtrait jamais la sépulture. Partout, hélas! +les douleurs humaines étaient les mêmes, et la cruelle égalité dans la +souffrance donnait à tous un droit égal au pardon. + +Marcel, au contraire, en homme d'action à qui la vie a enseigné que +chacun porte ici-bas la responsabilité de ses fautes, songeait à +l'inévitable châtiment des criminels qui avaient ramené dans le monde la +Bête apocalyptique et ouvert la carrière aux horribles cavaliers par +lesquels Tchernoff se plaisait à symboliser les fléaux de la guerre. Ce +châtiment, Marcel était trop âgé peut-être pour avoir la profonde +satisfaction d'en être témoin; la mort de son fils avait brusquement +fait de lui un vieillard, et il pressentait qu'il n'avait plus que +quelques mois à vivre; mais il n'en était pas moins convaincu que tôt ou +tard justice serait faite, et faite sans miséricorde. L'indulgence à +l'égard de ceux qui ont voulu délibérément le mal est une complicité. +Celui qui pardonne à l'assassin trahit la victime. Il est bon que la +guerre dévore ses enfants, et, quand on a tiré l'épée, on doit périr par +l'épée. + +En arrière, pendant que René attachait à la croix le bouquet et la +couronne, Chichi était montée sur un tas de terre qui renfermait +peut-être des cadavres, et, debout, les sourcils froncés, en comprimant +de ses deux mains l'envolée de ses jupes agitées par la bise, elle +contemplait la vaste nécropole. Le souvenir de son frère Jules avait +passé au second plan dans sa mémoire, et l'aspect de ce champ de mort la +faisait surtout penser aux vivants. Ses yeux se fixèrent sur René. +Peut-être songeait-elle que son mari n'avait pas été exposé à un moindre +péril que son frère, et que c'était pour elle un bonheur quasi +miraculeux de l'avoir encore sauf et robuste malgré les cicatrices et +les mutilations. + +--Et dire, mon pauvre petit, prononça-t-elle enfin à haute voix, qu'en +ce moment tu pourrais être sous terre, comme tant d'autres malheureux! + +René la regarda, sourit mélancoliquement. Oui, ce qu'elle venait de dire +était vrai; mais la destinée s'était montrée clémente pour lui, +puisqu'elle l'avait conservé à la tendresse d'une jeune femme généreuse +qui était fière du mari mutilé et qui le trouvait plus beau avec ses +cicatrices. + +--Viens! ajouta Chichi impérieusement. J'ai quelque chose à te dire. + +Il monta près d'elle sur le tas de terre. Et alors, comme si, au milieu +de ce champ funèbre, elle sentait mieux la joie triomphante de la vie, +elle lui jeta les bras autour du cou, l'étreignit contre son sein qui +exhalait un chaud parfum d'amour, lui imprima sur la bouche un baiser +qui mordait. Et ses jupes, libres au vent, moulèrent la courbe superbe +de sa taille où se dessinaient déjà les rondeurs de la maternité. + +FIN + + + + + +TABLE + + +I.--DE BUENOS-AIRES A PARIS 1 + +II.--LA FAMILLE DESNOYERS 35 + +III.--LE COUSIN DE BERLIN 75 + +IV.--OU APPARAISSENT LES QUATRE CAVALIERS 104 + +V.--PERPLEXITÉS ET DÉSARROI 129 + +VI.--EN RETRAITE 172 + +VII.--PRÈS DE LA GROTTE SACRÉE 196 + +VIII.--L'INVASION 222 + +IX.--LA RECULADE 269 + +X.--APRÈS LA MARNE 295 + +XI.--LA GUERRE 317 + +XII.--GLORIEUSES VICTIMES 348 + + * * * * * + +671-17.--Coulommiers. Imp. PAUL BRODARD.--7-18. + +7157-9-17. + + * * * * * + +NOTES: + +[A] _Los cuatro jinetes del Apocalipsis, novela,_ par Vicente Blasco +Ibáñez; Prometeo, Sociedad editorial, Germanias, Valencia, [1916].--La +présente traduction est plus courte que l'original. Les coupures et les +remaniements ont été approuvés par l'auteur.--G. H. + +[B] En vertu de la législation argentine, Jules Desnoyers, né en +Argentine de Marcel Desnoyers, colon français, était Argentin par le +seul fait de sa naissance.--G. H. + +[C] Nom qu'on donne dans l'Amérique du Sud aux domaines ruraux.--G. H. + +[D] Airs de danse.--G. H. + +[E] Pièce de monnaie qui vaut cinq francs.--G. H. + +[F] Ferme où l'on fait l'élevage.--G. H. + +[G] Prière de ne pas piller. Ce sont des personnes bienveillantes. + +[H] Quoique de nationalité argentine, Jules a pu s'engager dans un +régiment français en raison de la nationalité française de son père.--G. +H. + + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Les quatre cavaliers de l'apocalypse, by +Vicente Blasco Ibáñez and G. Hérelle + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES QUATRE CAVALIERS *** + +***** This file should be named 39492-0.txt or 39492-0.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/9/4/9/39492/ + +Produced by Chuck Greif and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was +produced from images generously made available by The +Internet Archive) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/39492-0.zip b/39492-0.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..6bc8f15 --- /dev/null +++ b/39492-0.zip diff --git a/39492-8.txt b/39492-8.txt new file mode 100644 index 0000000..75131fe --- /dev/null +++ b/39492-8.txt @@ -0,0 +1,9474 @@ +The Project Gutenberg EBook of Les quatre cavaliers de l'apocalypse, by +Vicente Blasco Ibez and G. Hrelle + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Les quatre cavaliers de l'apocalypse + +Author: Vicente Blasco Ibez + +Translator: G. Hrelle + +Release Date: April 20, 2012 [EBook #39492] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES QUATRE CAVALIERS *** + + + + +Produced by Chuck Greif and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was +produced from images generously made available by The +Internet Archive) + + + + + + + + +LES QUATRE CAVALIERS + +DE + +L'APOCALYPSE + +CALMANN-LVY, DITEURS + + +DU MME AUTEUR + +Format in-18. + +ARNES SANGLANTES 1 Vol. + +FLEUR DE MAI 1 -- + +DANS L'OMBRE DE LA CATHDRALE 1 -- + +TERRES MAUDITES 1 -- + +LA HORDE 1 -- + +Droits de reproduction et de traduction rservs pour tous les pays y +compris la Russie. + +Copyright, 1917, by CALMANN-LVY. + +671-17.--Coulommiers. Imp. PAUL BRODARD.--7-18 + + + + +V. BLASCO-IBEZ + +LES + +QUATRE CAVALIERS + +DE + +L'APOCALYPSE + +ROMAN TRADUIT DE L'ESPAGNOL + +PAR + +G. HRELLE + +PARIS CALMANN-LVY, DITEURS 3, RUE AUBER, 3 + +_Il a t lir de cet ouvrage_ + +VINGT-CINQ EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE + +_tous numrots._ + + + + +LES QUATRE CAVALIERS DE L'APOCALYPSE[A] + + + + +I + +DE BUENOS-AIRES A PARIS + + +Le 7 juillet 1914, Jules Desnoyers, le jeune peintre d'mes, comme on +l'appelait dans les salons cosmopolites du quartier de l'toile,--beaucoup +plus clbre toutefois pour la grce avec laquelle il dansait le _tango_ +que pour la sret de son dessin et pour la richesse de sa +palette,--s'embarqua Buenos-Aires sur le _Koenig Frederic-August_, +paquebot de Hambourg, afin de rentrer Paris. + +Lorsque le paquebot s'loigna de la terre, le monde tait parfaitement +tranquille. Au Mexique, il est vrai, les blancs et les mtis +s'exterminaient entre eux, pour empcher les gens de s'imaginer que +l'homme est un animal dont la paix dtruit les instincts combatifs. Mais +sur tout le reste de la plante les peuples montraient une sagesse +exemplaire. Dans le transatlantique mme, les passagers, de nationalits +trs diverses, formaient un petit monde qui avait l'air d'tre un +fragment de la civilisation future offert comme chantillon l'poque +prsente, une bauche de cette socit idale o il n'y aurait plus ni +frontires, ni antagonismes de races. + +Un matin, la musique du bord, qui, chaque dimanche, faisait entendre le +_choral_ de Luther, veilla les dormeurs des cabines de premire classe +par la plus inattendue des aubades. Jules Desnoyers se frotta les yeux, +croyant vivre encore dans les hallucinations du rve. Les cuivres +allemands mugissaient la _Marseillaise_ dans les couloirs et sur les +ponts. Le garon de cabine, souriant de la surprise du jeune homme, lui +expliqua cette trange chose. C'tait le 14 juillet, et les paquebots +allemands avaient coutume de clbrer comme des ftes allemandes les +grandes ftes de toutes les nations qui fournissaient du fret et des +passagers. La rpublique la plus insignifiante voyait le navire pavois +en son honneur. Les capitaines mettaient un soin scrupuleux accomplir +les rites de cette religion du pavillon et de la commmoration +historique. Au surplus, c'tait une distraction qui aidait les +passagers tromper l'ennui de la traverse et qui servait la +propagande germanique. + +Tandis que les musiciens promenaient aux divers tages du navire une +_Marseillaise_ galopante, suante et mal peigne, les groupes les plus +matineux commentaient l'vnement. + +--Quelle dlicate attention, disaient les dames sud-amricaines. Ces +Allemands ne sont pas aussi vulgaires qu'ils le paraissent. Et il y a +des gens qui croient que l'Allemagne et la France vont se battre! + +Ce jour-l, les Franais peu nombreux qui se trouvaient sur le paquebot +grandirent dmesurment dans la considration des autres voyageurs. Ils +n'taient que trois: un vieux joaillier qui revenait de visiter ses +succursales d'Amrique, et deux demoiselles qui faisaient la commission +pour des magasins de la rue de la Paix, vestales aux yeux gais et au nez +retrouss, qui se tenaient distance et qui ne se permettaient jamais +la moindre familiarit avec les autres passagers, beaucoup moins bien +levs qu'elles. Le soir, il y eut un dner de gala. Au fond de la salle + manger, le drapeau franais et celui de l'empire formaient une +magnifique et absurde dcoration. Tous les Allemands avaient endoss le +frac, et les femmes exhibaient la blancheur de leurs paules. Les +livres des domestiques taient celles des grandes ftes. Au dessert, un +couteau carillonna sur un verre, et il se fit un profond silence: le +commandant allait parler. Ce brave marin, qui joignait ses fonctions +nautiques l'obligation de prononcer des harangues aux banquets et +d'ouvrir les bals avec la dame la plus respectable du bord, se mit +dbiter un chapelet de paroles qui ressemblaient des grincements de +portes. Jules, qui savait un peu d'allemand, saisit au vol quelques +bribes de ce discours. L'orateur rptait chaque instant les mots +paix et amis. Un Allemand courtier de commerce, assis table prs +du peintre, s'offrit celui-ci comme interprte, avec l'obsquiosit +habituelle des gens qui vivent de rclame, et il donna son voisin des +explications plus prcises. + +--Le commandant demande Dieu de maintenir la paix entre l'Allemagne et +la France, et il espre que les relations des deux peuples deviendront +de plus en plus amicales. + +Un autre orateur se leva, toujours la table que prsidait le marin. +C'tait le plus considrable des passagers allemands, un riche +industriel de Dusseldorff, nomm Erckmann, qui faisait de grosses +affaires avec la Rpublique Argentine. Jamais on ne l'appelait par son +nom. Il avait le titre de Conseiller de Commerce, et, pour ses +compatriotes, il tait _Herr Commerzienrath,_ comme son pouse tait +_Frau Rath._ Mais ses intimes l'appelaient aussi le Capitaine: car il +commandait une compagnie de _landsturm._ Erckmann se montrait beaucoup +plus fier encore du second titre que du premier, et, ds le dbut de la +traverse, il avait eu soin d'en informer tout le monde. Tandis qu'il +parlait, le peintre examinait cette petite tte et cette robuste +poitrine qui donnaient au Conseiller de Commerce quelque ressemblance +avec un dogue de combat; il imaginait le haut col d'uniforme comprimant +cette nuque rouge et faisant saillir un double bourrelet de graisse; il +souriait de ces moustaches cires dont les pointes se dressaient d'un +air menaant. Le Conseiller avait une voix sche et tranchante qui +semblait assner les paroles: c'tait sans doute de ce ton que +l'empereur dbitait ses harangues. Par instinctive imitation des +traneurs de sabre, ce bourgeois belliqueux ramenait son bras droit vers +sa hanche, comme pour appuyer sa main sur la garde d'une pe invisible. + +Aux premires paroles, malgr la fire attitude et le ton impratif de +l'orateur, tous les Allemands clatrent de rire, en hommes qui savent +apprcier la condescendance d'un _Herr Commerzienrath_ lorsqu'il daigne +divertir par des plaisanteries les personnes auxquelles il s'adresse. + +--Il dit des choses trs amusantes, expliqua encore l'interprte voix +basse. Toutefois, ces choses n'ont rien de blessant pour les Franais. + +Mais bientt les auditeurs tudesques cessrent de rire: le +_Commerzienrath_ avait abandonn la grandiose et lourde ironie de son +exorde et dveloppait la partie srieuse de son discours. Selon lui, les +Franais taient de grands enfants, gais, spirituels, incapables de +prvoyance. Ah! s'ils finissaient par s'entendre avec l'Allemagne! si, +au bord de la Seine, on consentait oublier les rancunes du pass!... + +Et le discours devint de plus en plus grave, prit un caractre +politique. + +--Il dit, monsieur, chuchota de nouveau l'interprte l'oreille de +Jules, qu'il souhaite que la France soit trs grande et qu'un jour les +Allemands et les Franais marchent ensemble contre un ennemi commun... +contre un ennemi commun... + +Aprs la proraison, le conseiller-capitaine leva son verre en l'honneur +de la France. + +--_Hoch!_ s'cria-t-il, comme s'il commandait une volution ses +soldats de la rserve. + +Il poussa ce cri trois reprises, et toute la masse germanique, debout, +rpondit par un _Hoch!_ qui ressemblait un rugissement, tandis que la +musique, installe dans le vestibule de la salle manger, attaquait la +_Marseillaise_. + +Jules tait de nationalit argentine[B], mais il portait un nom +franais, avait du sang franais dans les veines. Il fut donc mu; un +frisson d'enthousiasme lui monta dans le dos, ses yeux se mouillrent, +et, lorsqu'il but son champagne, il lui sembla qu'il buvait en mme +temps quelques larmes. Oui, ce que faisaient ces gens qui, d'ordinaire, +lui paraissaient si ridicules et si plats, mritait d'tre approuv. Les +sujets du kaiser ftant la grande date de la Rvolution! Il se persuada +qu'il assistait un mmorable vnement historique. + +--C'est trs bien, trs bien! dit-il d'autres Sud-Amricains qui +taient ses voisins de table. Il faut reconnatre qu'aujourd'hui +l'Allemagne a t vraiment courtoise. + +Le jeune homme passa le reste de la soire au fumoir, o l'attirait la +prsence de madame la Conseillre. Le capitaine de _landsturm_ jouait un +poker avec quelques compatriotes qui lui taient infrieurs dans la +hirarchie des dignits et des richesses. Son pouse se tenait auprs de +lui, suivant de l'oeil le va-et-vient des domestiques chargs de bocks, +mais sans oser prendre sa part dans cette norme consommation de bire: +elle avait des prtentions l'lgance et elle craignait beaucoup +d'engraisser. C'tait une Allemande la moderne, qui ne reconnaissait +son pays d'autre dfaut que la lourdeur des femmes et qui combattait en +sa propre personne ce danger national par toute sorte de rgimes +alimentaires. Les repas taient pour elle un supplice. Sa maigreur, +obtenue et maintenue force de volont, rendait plus apparente la +robustesse de sa constitution, la grosseur de son ossature, ses +mchoires puissantes, ses dents larges, saines, splendides: des dents +qui suggraient au peintre l'irrvrencieuse tentation de la comparer +mentalement la silhouette sche et dgingande d'une jument de course. +Elle est mince, se disait-il en l'observant du coin de l'oeil, et +cependant elle est norme. Le mari, lui, admirait l'lgance de sa +Bertha, toujours vtue d'toffes dont les couleurs indfinissables +faisaient penser l'art persan et aux miniatures des manuscrits +mdivaux; mais il dplorait qu'elle ne lui et pas donn d'enfants, et +il regardait presque cette strilit comme un crime de haute trahison. +La patrie allemande tait fire de la fcondit de ses femmes, et le +kaiser, avec ses hyperboles d'artiste, avait pos en principe que la +vritable beaut allemande doit avoir un mtre cinquante centimtres de +ceinture. + +Madame la Conseillre rservait volontiers Jules Desnoyers un sige +auprs du sien: car elle le tenait pour l'homme le plus distingu de +tous les passagers. Le peintre tait de taille moyenne, et son front +brun se dessinait comme un triangle sous deux bandeaux de cheveux noirs, +lisses, lustrs comme des planches de laque: prcisment le contraire +des hommes qui entouraient madame la Conseillre. Au surplus, il +habitait Paris, la ville qu'elle n'avait pas vue encore, quoiqu'elle +et fait maints voyages dans les deux hmisphres. + +--Ah! Paris, Paris! soupirait-elle en ouvrant de grands yeux et en +allongeant les lvres. Comme j'aimerais y passer une saison! + +Et, pour qu'il lui racontt la vie de Paris, elle se permettait +certaines confidences sur les plaisirs de Berlin, mais avec une modestie +rougissante, en admettant d'avance qu'il y a beaucoup mieux dans le +monde et qu'elle avait grande envie de connatre ce mieux-l. + +_Herr Commerzienrath_ continuait entre amis son speech du dessert, et +ses auditeurs taient de leurs lvres des cigares colossaux pour lancer +des grognements d'approbation. La prsence de Jules les avait mis tous +d'aimable humeur; ils savaient que son pre tait Franais, et cela +suffisait pour qu'ils l'accueillissent comme s'il arrivait directement +du Quai d'Orsay et reprsentait la plus haute diplomatie de la +Rpublique. Pour eux, c'tait la France qui venait fraterniser avec +l'Allemagne. + +--Quant nous, dclara le _Commerzienrath_ en regardant fixement le +peintre comme s'il attendait de lui une dclaration solennelle, nous +dsirons vivre en parfaite amiti avec la France. + +Jules approuva. Par le fait, il jugeait bon que les nations fussent +amies les unes des autres, et il ne voyait aucun inconvnient ce +qu'elles affirmassent cette amiti, chaque fois que l'occasion s'en +prsentait. + +--Malheureusement, reprit l'industriel sur un ton plaintif, la France se +montre hargneuse avec nous. Il y a des annes que notre empereur lui +tend la main avec une noble loyaut, et elle feint de ne pas s'en +apercevoir. Vous reconnatrez que cela n'est pas correct. + +Jules ne s'occupait jamais de politique, et cette conversation trop +austre commenait l'ennuyer. Pour y mettre un peu de piquant, il eut +la fantaisie de rpondre: + +--Avant de prtendre l'amiti des Franais, peut-tre feriez-vous bien +de leur rendre ce que vous leur avez pris. + +A ces mots il se fit un silence de stupfaction, comme si l'on et sonn +sur le transatlantique la cloche d'alarme. Plusieurs, qui portaient le +cigare leurs lvres, demeurrent la main immobile deux doigts de la +bouche, les yeux dmesurment ouverts. Ce fut le capitaine de +_landsturm_ qui se chargea de donner une forme verbale cette muette +protestation. + +--Rendre! s'cria-t-il, d'une voix qui semblait assourdie par le soudain +rehaussement de son col. Nous n'avons rien rendre, pour la bonne +raison que nous n'avons rien pris. Ce que nous possdons, nous l'avons +gagn par notre hrosme. + +Devant toute affirmation faite sur un ton altier, Jules sentait +renatre en lui l'hrditaire instinct de contradiction, et il rpliqua +froidement: + +--C'est comme si je vous avais vol votre montre, et qu'ensuite je vous +proposasse d'tre bons amis et d'oublier le pass. Mme si vous tiez +enclin au pardon, encore faudrait-il qu'auparavant je vous rendisse +votre montre. + +Le capitaine voulut rpondre tant de choses la fois qu'il balbutia, +sautant avec incohrence d'une ide une autre. Comparer la reconqute +de l'Alsace un vol!... Une terre allemande!... La race!... La +langue!... L'histoire!... + +--Mais qu'est-ce qui prouve que l'Alsace a la volont d'tre allemande? +interrogea le jeune homme sans se dpartir de son calme. Quand lui +avez-vous demand son opinion? + +Le capitaine demeura incertain, comme s'il hsitait entre deux partis +prendre: tomber coups de poing sur l'insolent, ou l'craser de son +mpris. + +--Jeune homme, profra-t-il enfin avec majest, vous ne savez ce que +vous dites. Vous tes Argentin et vous n'entendez rien aux affaires de +l'Europe. + +Tous les assistants approuvrent, dpouillant subitement Jules de la +nationalit qu'ils lui attribuaient tout l'heure. Quant au capitaine +Erckmann, il lui tourna le dos avec une rudesse militaire, ramassa sur +le tapis qu'il avait devant lui un jeu de cartes, et se mit faire +silencieusement une russite. + +Si pareille scne se ft passe terre, Jules aurait cess toute +relation avec ces malotrus; mais l'invitable promiscuit de la vie sur +un transatlantique oblige l'indulgence. Il se montra donc bon enfant, +lorsque, le lendemain, le _Commerzienrath_ et ses amis vinrent lui et, +pour effacer tout fcheux souvenir, lui prodigurent les politesses. +C'tait un jeune homme qui appartenait une famille riche, et par +consquent il fallait le mnager. Toutefois ils eurent soin de ne plus +faire allusion son origine franaise. Pour eux, dsormais, il tait +Argentin; et cela fit que, tous en choeur, ils s'intressrent la +prosprit de l'Argentine et de tous les tats de l'Amrique du Sud. Ils +attribuaient chacun de ces pays une importance excessive, commentaient +avec gravit les faits et gestes de leurs hommes politiques, donnaient +entendre qu'il n'y avait personne en Allemagne qui ne se proccupt de +leur avenir, prdisaient chacun d'eux une gloire future, reflet de la +gloire impriale, pourvu qu'ils acceptassent de demeurer sous +l'influence allemande. + +Le peintre eut la faiblesse de revenir au fumoir, de prfrence +l'heure o la partie tait termine et o une dbauche de bire et de +gros cigares de Hambourg ftait la chance des gagnants. C'tait l'heure +des expansions germaniques, de l'intimit entre hommes, des lents et +lourds badinages, des contes monts en couleur. Le _Commerzienrath_ +prsidait, sans se dpartir de sa prminence, ces bats de ses +compatriotes, sages ngociants des ports hansatiques, qui jouissaient +de larges crdits la _Deutsche Bank_, ou riches boutiquiers installs +dans les rpubliques de la Plata avec leurs innombrables familles. Lui, +il tait un capitaine, un guerrier, et, chaque bon mot qu'il +accueillait par un rire dont son paisse nuque tait secoue, il se +croyait au bivouac avec des compagnons d'armes. Jules admirait +l'hilarit facile dont tous ces hommes taient dous; pour rire avec +fracas, ils se rejetaient en arrire sur leurs siges; et, s'il advenait +que l'auditoire ne partaget par cette gat violente, le conteur avait +un moyen infaillible de remdier au manque de succs: + +--On a cont cela au kaiser, disait-il, et le kaiser en a beaucoup ri. + +Cela suffisait pour que tout le monde rt gorge dploye. + +Lorsque le paquebot approcha de l'Europe, un flot de nouvelles +l'assaillit. Les employs de la tlgraphie sans fil travaillaient +continuellement. Un soir, Jules, en entrant au fumoir, vit les Allemands +gesticuler avec animation. Au lieu de boire de la bire, ils avaient +fait apporter du Champagne des bords du Rhin. Le capitaine Erckmann +offrit une coupe au jeune homme. + +--C'est la guerre! dit-il avec enthousiasme. Enfin c'est la guerre! Il +tait temps... + +Jules fit un geste de surprise. + +--La guerre? Quelle guerre? + +Il avait lu comme tout le monde, sur le tableau du vestibule, un +radiotlgramme annonant que le gouvernement autrichien venait +d'envoyer un ultimatum la Serbie; mais cela ne lui avait pas donn la +moindre motion. Il mprisait les affaires des Balkans: c'taient des +querelles de pouilleux, qui accaparaient mal propos l'attention du +monde et qui le distrayaient de choses plus srieuses. En quoi cet +vnement pouvait-il intresser le belliqueux conseiller? Les deux +nations finiraient bien par s'entendre. La diplomatie sert parfois +quelque chose. + +--Non! dclara rudement le capitaine. C'est la guerre, la guerre bnie. +La Russie soutiendra la Serbie, et nous, nous appuierons notre allie. +Que fera la France? Savez-vous ce que fera la France? + +Jules haussa les paules, d'un air qui signifiait la fois son +incomptence et son indiffrence. + +--C'est la guerre, vous dis-je, rpta l'autre, la guerre prventive +dont nous avons besoin. La Russie grandit trop vite, et c'est contre +nous qu'elle se prpare. Encore quatre ans de paix, et elle aura termin +la construction de ses chemins de fer stratgiques. Alors sa force +militaire, jointe celle de ses allis, vaudra la ntre. Le mieux est +donc de lui porter ds maintenant un coup dcisif. Il faut savoir +profiter de l'occasion... Ah! la guerre! la guerre prventive! Ce sera +le salut de l'industrie allemande. + +Ses compatriotes l'coutaient en silence. Il semblait que quelques-uns +ne partageassent pas son enthousiasme. Leur imagination de ngociants +voyait les affaires paralyses, les succursales en faillite, les crdits +coups par les banques, bref, une catastrophe plus effrayante pour eux +que les batailles et les massacres. Nanmoins ils approuvaient par des +grognements et par des hochements de tte les froces dclamations du +capitaine de _landsturm_. Jules crut que le conseiller et ses +admirateurs taient ivres. + +--Prenez garde, capitaine, rpondit-il d'un ton conciliant. Ce que vous +dites manque peut-tre de logique. Comment une guerre favoriserait-elle +l'industrie allemande? D'un jour l'autre l'Allemagne largit davantage +son action conomique; elle conquiert chaque mois un march nouveau; +chaque anne, son bilan commercial augmente dans des proportions +incroyables. Il y a un demi-sicle, elle tait rduite donner pour +matelots ses quelques navires les cochers de Berlin punis par la +police; aujourd'hui ses flottes de commerce et de guerre sillonnent tous +les ocans, et il n'est aucun port o la marchandise allemande n'occupe +sur les quais la place la plus considrable. Donc, ce qu'il faut +l'Allemagne, c'est continuer vivre ainsi et se prserver des aventures +guerrires. Encore vingt ans de paix, et les Allemands seront les +matres de tous les marchs du monde, triompheront de l'Angleterre, leur +matresse et leur rivale, dans cette lutte o il n'y a pas de sang +rpandu. Voulez-vous, comme un homme qui risque sur une carte sa fortune +entire, exposer de gat de coeur toute cette prosprit dans une lutte +qui, en somme, pourrait vous tre dfavorable? + +--Ce qu'il nous faut, rpliqua rageusement Erckmann, c'est la guerre, la +guerre prventive! Nous vivons entours d'ennemis, et cela ne peut pas +durer. Qu'on en finisse une bonne fois! Eux ou nous! L'Allemagne se sent +assez forte pour dfier le monde. Notre devoir est de mettre fin la +menace russe. Et si la France ne se tient pas tranquille, tant pis pour +elle! Et si quelque autre peuple ose intervenir contre nous, tant pis +pour lui! Quand je monte dans mes ateliers une machine nouvelle, c'est +pour qu'elle produise, non pour qu'elle demeure au repos. Puisque nous +possdons la premire arme du monde, servons nous-en; sinon, elle +risquerait de se rouiller. Oui, oui! on veut nous touffer dans un +cercle de fer; mais l'Allemagne a la poitrine robuste, et, en se +raidissant elle brisera le corset mortel. Rveillons-nous avant qu'on ne +nous enchane dans notre sommeil! Malheur ceux que rencontrera notre +pe! + +Jules se crut oblig de rpondre cette dclaration arrogante. Il +n'avait jamais vu le cercle de fer dont se plaignaient les Allemands. +Tout ce que faisaient les nations voisines, c'tait de prendre leurs +prcautions et de ne pas continuer vivre dans une inerte confiance en +prsence de l'ambition dmesure des Germains; elles se prparaient tout +simplement se dfendre contre une agression presque certaine; elles +voulaient se mettre en tat de soutenir leur dignit menace par les +prtentions les plus inoues. + +--Les autres peuples, conclut-il, ont bien le droit de se prmunir +contre vous. N'est-ce pas vous qui reprsentez un pril pour le monde? + +Le paquebot n'tant plus dans les mers amricaines, le _Commerzienrath_ +mit dans sa riposte la hauteur d'un matre de maison qui relve une +incongruit. + +--J'ai dj eu l'honneur de vous faire observer, jeune homme, dit-il en +imitant le flegme des diplomates, que vous n'tes qu'un Sud-Amricain et +que vous n'entendez rien ces questions. + +Ainsi se terminrent les relations de Jules avec le conseiller et son +clan. A mesure que les passagers allemands se rapprochaient de leur +patrie, ils se dpouillaient du servile dsir de plaire qui les +accompagnait dans leurs voyages au nouveau monde, et aucun d'eux +n'essaya de rconcilier le peintre et le capitaine. + +Cependant le service tlgraphique fonctionnait sans rpit, et le +commandant confrait trs souvent dans sa cabine avec le +_Commerzienrath_, parce que celui-ci tait le plus important personnage +du groupe allemand. Les autres cherchaient les lieux isols pour +s'entretenir voix basse. Tous les jours, sur le tableau du vestibule, +apparaissaient des nouvelles de plus en plus alarmantes, reues par les +appareils radiotlgraphiques. + +Dans la matine du jour qui devait tre pour Jules Desnoyers le dernier +du voyage, le garon de cabine l'appela. + +--_Herr,_ montez donc sur le pont: c'est joli voir. + +La mer tait voile de brume; mais travers les vapeurs flottantes se +dessinaient des silhouettes semblables des les, avec de robustes +tours et des minarets pointus. Ces les s'avanaient sur l'eau huileuse, +lentement et majestueusement, d'une pesante allure. Jules en compta +dix-huit, qui semblaient emplir l'Ocan. C'tait l'escadre de la Manche +qui, par ordre du gouvernement britannique, venait de quitter les ctes +anglaises, sans autre objet que de faire constater sa force. Pour la +premire fois, en contemplant dans le brouillard ce dfil de +_dreadnoughts_ qui donnaient l'ide d'un troupeau de monstres marins +prhistoriques, le peintre se rendit compte de la puissance de +l'Angleterre. Lorsque le paquebot allemand passa entre les navires de +guerre, il fut comme rapetiss, comme humili, et Jules s'aperut qu'il +acclrait sa marche. On dirait, pensa le jeune homme, que notre bateau +a la conscience inquite et qu'il veut se mettre en sret. + +Un peu aprs midi, le _Koenig Frederic-August_ entra dans la rade de +Southampton, mais pour en sortir le plus rapidement possible. Quoique +l'on et embarquer une norme quantit de personnes et de bagages, les +oprations de l'escale se firent avec une diligence prodigieuse. Deux +vapeurs pleins abordrent le transatlantique, et une avalanche +d'Allemands tablis en Angleterre envahit les ponts. Puis le paquebot +reprit sa route dans le canal avec une vitesse insolite dans des parages +si frquents. + +Ce jour-l, on faisait sur ce boulevard maritime des rencontres +extraordinaires. Des fumes vues l'horizon dcelrent l'escadre +franaise qui ramenait de Russie le prsident Poincar. Puis ce furent +de nombreux vaisseaux anglais, qui montaient la garde devant les ctes +comme des dogues vigilants. Deux cuirasss de l'Amrique du Nord se +reconnurent leurs mts en forme de corbeilles. Un vaisseau russe, +blanc et brillant depuis les hunes jusqu' la ligne de flottaison, passa + toute vapeur, se dirigeant vers la Baltique. Les passagers du +paquebot, accouds au bordage, commentaient ces rencontres. + +--a va mal, disaient-ils, a va mal! Cette fois-ci, l'affaire est +srieuse. + +Et ils regardaient avec inquitude les ctes voisines, droite et +gauche. Ces ctes avaient leur aspect habituel; mais on devinait que +dans l'arrire-pays se prparait un grand vnement. + +Le paquebot devait arriver Boulogne vers minuit et sjourner en rade +jusqu' l'aube pour permettre aux voyageurs un dbarquement plus +commode. Or il arriva dix heures, jeta l'ancre loin du port, et le +commandant donna des ordres pour que le dbarquement se ft l'instant +mme. Il fallait repartir le plus tt possible: les appareils +radiographiques ne fonctionnaient pas pour rien. + +A la lumire des feux bleus qui rpandaient sur la mer une clart +livide, commena le transbordement des passagers et des bagages +destination de Paris. Les matelots bousculaient les dames qui +s'attardaient compter leurs malles; les garons de service emportaient +les enfants comme des paquets. La prcipitation gnrale abolissait +l'excessive obsquiosit germanique. + +Jules, descendu sur un remorqueur que les ondulations de la mer +faisaient danser, se trouva en bas du transatlantique dont le flanc noir +et immobile ressemblait un mur cribl de trous lumineux, mur au-dessus +duquel s'allongeaient comme d'immenses balcons les garde-fous des ponts +chargs de gens qui saluaient avec leurs mouchoirs. Puis la distance +s'largit entre le transatlantique qui partait et les remorqueurs qui se +dirigeaient vers la terre. Et tout coup une voix de stentor, celle du +capitaine Erckmann, cria du bateau, dans un accompagnement d'clats de +rire: + +--Au revoir, messieurs les Franais! Nous nous reverrons bientt +Paris! + +Le paquebot se perdit dans l'ombre avec la prcipitation de la fuite et +l'insolence d'une vengeance prochaine. C'tait le dernier paquebot +allemand qui, cette anne-l, devait toucher la cte franaise. + +A Boulogne, Jules Desnoyers dut attendre trois heures le train spcial +qui amnerait Paris les voyageurs d'Amrique, et il profita de ce +retard pour entrer dans un caf et pour crire madame Marguerite +Laurier une longue lettre o il l'avertissait de son retour et la priait +de lui donner le plus tt possible un rendez-vous. + +Quand il arriva Paris, vers quatre heures du matin, il fut reu la +gare du Nord par son camarade Pepe Argensola, qui remplissait auprs de +lui les fonctions multiples d'ami, d'intendant et de parasite. Chez lui, +rue de la Pompe, il fit un bon somme qui le reposa des fatigues du +voyage, et il ne se leva que pour djeuner. Pendant qu'il tait table, +Argensola lui remit un petit bleu par lequel Marguerite lui assignait un +rendez-vous pour le jour mme, cinq heures de l'aprs-midi, dans le +jardin de la Chapelle expiatoire. + +Aprs djeuner, il alla voir ses parents, avenue Victor-Hugo. Sa mre +Luisa lui jeta les bras autour du cou aussi passionnment que si elle +l'avait cru perdu pour toujours; sa soeur Luisita, dite Chichi, +l'accueillit avec une tendresse mle de curiosit sympathique l'gard +de ce frre chri qu'elle savait tre un mauvais sujet; et il eut mme +la surprise de trouver aussi la maison sa tante Hlna, qui avait +laiss en Allemagne son mari Karl von Hartrott et ses innombrables +enfants pour venir passer deux ou trois mois chez les Desnoyers; mais il +ne put voir son pre Marcel, dj sorti pour aller prendre au cercle des +nouvelles de cette guerre invraisemblable dont l'ide hantait tous les +esprits. + +A quatre heures et demie, il pntra dans le jardin de la Chapelle +expiatoire. C'tait une demi-heure trop tt; mais son impatience +d'amoureux lui donnait l'illusion d'avancer l'heure de la rencontre en +avanant sa propre arrive au lieu convenu. + +Marguerite Laurier tait une jeune dame lgante, un peu lgre, encore +honnte, qu'il avait connue dans le salon du snateur Lacour. Elle tait +marie un ingnieur qui avait dans les environs de Paris une fabrique +de moteurs pour automobiles. Laurier tait un homme de trente-cinq ans, +grand, un peu lourd, taciturne, et dont le regard lent et triste +semblait vouloir pntrer jusqu'au fond des hommes et des choses. Sa +femme, moins ge que lui de dix ans, avait d'abord accept avec une +souriante condescendance l'adoration silencieuse et grave de son poux; +mais elle s'en tait bientt lasse, et, lorsque Jules, le peintre +fashionable, tait apparu dans sa vie, elle l'avait accueilli comme un +rayon de soleil. Ils se plurent l'un l'autre. Elle avait t flatte +de l'attention que l'artiste lui prtait, et l'artiste l'avait trouve +moins banale que ses admiratrices ordinaires. Ils eurent donc des +entrevues dans les jardins publics et dans les squares; ils se +promenrent amoureusement aux Buttes-Chaumont, au Luxembourg, au parc +Montsouris. Elle frissonnait dlicieusement de terreur la pense +d'tre surprise par Laurier, lequel, trs occup de sa fabrique, n'avait +pas encore le moindre soupon. D'ailleurs elle entendait bien ne pas se +donner Jules avec la mme facilit que tant d'autres: cet amour la +fois innocent et coupable tait sa premire faute, et elle voulait que +ce ft la dernire. La situation paraissait sans issue, et Jules +commenait s'impatienter de ces relations trop chastes et mme un peu +puriles, dont les plus grandes licences consistaient prendre quelques +baisers la drobe. + +Fut-ce une amie de Marguerite qui devina l'intrigue et qui la fit +connatre au mari par une lettre anonyme? Fut-ce Marguerite qui se +trahit elle-mme par ses rentres tardives, par ses gats +inexplicables, par l'aversion qu'elle tmoigna inopinment l'ingnieur +dans l'intimit conjugale? Le fait est que Laurier se mit pier sa +femme et n'eut aucune peine constater les rendez-vous qu'elle avait +avec Jules. Comme il aimait Marguerite d'une passion profonde et se +croyait trahi beaucoup plus irrparablement qu'il ne l'tait en +ralit, des ides violentes et contradictoires se heurtrent dans son +esprit. Il songea la tuer; il songea tuer Desnoyers; il songea se +tuer lui-mme. Finalement il ne tua personne, et, par bont pour cette +femme qui le traitait si mal, il accepta sa disgrce. En somme, c'tait +sa faute, s'il n'avait pas su se faire aimer. Mais il tait homme +d'honneur et ne pouvait accepter le rle de mari complaisant. Il eut +donc avec Marguerite une brve explication qui se termina par cet arrt: + +--Dsormais nous ne pouvons plus vivre ensemble. Retourne chez ta mre +et demande le divorce. Je n'y ferai aucune opposition et je faciliterai +le jugement qui sera rendu en ta faveur. Adieu. + +Aprs cette rupture, le peintre tait parti pour l'Amrique afin de +prendre des arrangements avec les fermiers des biens qu'il y possdait +en propre, de vendre quelques pices de terre, et de runir la grosse +somme dont il avait besoin pour son mariage et pour l'organisation de sa +maison. + +Lorsque Jules eut franchi la grille par o l'on entre du boulevard +Haussmann dans le jardin de la Chapelle expiatoire, il y trouva les +alles pleines d'enfants qui couraient et piaillaient. Il reut dans les +jambes un cerceau pouss par un bambin; il fit un faux pas contre un +ballon. Autour des chtaigniers fourmillait le public ordinaire des +jours de chaleur. C'taient des servantes des maisons voisines, qui +cousaient ou qui babillaient, tout en suivant d'un regard distrait les +jeux des petits confis leur garde; c'taient des bourgeois du +quartier, venus l pour lire leur journal avec l'illusion d'y jouir de +la paix d'un bocage. Tous les bancs taient occups. Les chaises de fer, +siges payants, servaient d'asile des femmes charges de paquets, +des bourgeoises des environs de Paris qui attendaient des personnes de +leur famille pour prendre le train la gare Saint-Lazare. + +Aprs trois semaines de traverse pendant lesquelles Jules avait volu +sur la piste ovale d'un pont de navire avec l'automatisme d'un cheval de +mange, il avait plaisir se mouvoir librement sur cette terre ferme o +ses chaussures faisaient grincer le sable. Ses pieds, habitus un sol +instable, gardaient encore une sensation de dsquilibrement. Il se +promenait de long en large; mais ses alles et venues n'attiraient +l'attention de personne. Une proccupation commune semblait s'tre +empare de tout le monde, hommes et femmes; les gens changeaient +haute voix leurs impressions; ceux qui tenaient un journal la main +voyaient leurs voisins s'approcher avec un sourire interrogatif. Il n'y +avait plus trace de la mfiance et de la crainte instinctives qui +portent les habitants des grandes villes s'ignorer mutuellement ou +se dvisager comme des ennemis. + +Ils parlent de la guerre, pensa Jules. A cette heure, la possibilit +de la guerre est pour les Parisiens l'unique sujet de conversation. + +Hors du jardin, mme anxit et mme tendance une sympathie +fraternelle. Lorsque les vendeurs de journaux passaient en criant les +ditions du soir, ils taient arrts dans leur course par les mains +avides des passants qui se disputaient les feuilles. Tout lecteur tait +aussitt entour d'un groupe de gens qui lui demandaient des nouvelles +ou qui essayaient de dchiffrer par-dessus ses paules les manchettes +imprimes en caractres gras. De l'autre ct du square, dans la rue des +Mathurins, sous la tente d'un dbit de vin, des ouvriers coutaient les +commentaires d'un camarade qui, avec des gestes oratoires, montrait le +texte d'une dpche. La circulation dans les rues, le mouvement gnral +de la cit taient les mmes que les autres jours; mais il semblait que +les voitures marchaient plus vite, qu'il y avait dans l'air comme un +frisson de fivre, que l'on discourait et que l'on souriait d'une faon +diffrente. Tout le monde paraissait connatre tout le monde. Les femmes +du jardin regardaient Jules comme si elles l'avaient dj vu cent fois. +Il aurait pu s'approcher d'elles et engager la conversation sans +qu'elles en prouvassent la moindre surprise. + +Ils parlent de la guerre, se rpta-t-il, mais avec la commisration +d'un esprit suprieur qui connat l'avenir et qui s'lve au-dessus des +opinions communes. + +L'inquitude publique n'tait, selon lui, que la surexcitation nerveuse +d'un peuple qui, accoutum une vie paisible, s'alarme ds qu'il +entrevoit un danger pour son bien-tre. On avait parl si souvent d'une +guerre imminente propos de conflits qui, la dernire minute, +s'taient rsolus pacifiquement! Au surplus, l'homme est enclin +considrer comme logique et raisonnable tout ce qui flatte son gosme, +et il rpugnait Jules que la guerre clatt, parce qu'elle aurait +drang ses plans de vie. + +Mais non, il n'y aura pas de guerre! s'affirma-t-il encore lui-mme. +Ces gens sont fous. Il n'est pas possible qu'on fasse la guerre une +poque comme la ntre. + +Et il regarda sa montre. Cinq heures. Marguerite arriverait d'un moment + l'autre. Il crut la reconnatre de loin dans une dame qui entrait au +jardin par la rue Pasquier; mais, quand il eut fait quelques pas vers +elle, il constata son erreur. Du, il reprit sa promenade. La mauvaise +humeur lui fit voir beaucoup plus laid qu'il ne l'est en ralit le +monument dont la Restauration a orn l'ancien cimetire de la Madeleine. +Le temps passait, et elle n'arrivait pas. Il surveillait de ses yeux +impatients toutes les entres du jardin. Et il advint ce qui advenait +presque tous leurs rendez-vous: elle se prsenta devant lui +l'improviste, comme si elle tombait du ciel ou surgissait de la terre, +telle une apparition. + +--Marguerite! Oh! Marguerite! + +Il hsitait presque la reconnatre. Il prouvait une sorte +d'tonnement revoir ce visage qui avait occup son imagination pendant +les trois mois du voyage, mais qui, d'un jour l'autre, s'tait pour +ainsi dire spiritualis par le vague idalisme de l'absence. Puis, tout + coup, il lui sembla qu'au contraire le temps et l'espace taient +abolis, qu'il n'avait fait aucun voyage et que quelques heures seulement +s'taient coules depuis leur dernire entrevue. + +Ils allrent s'asseoir sur des chaises de fer, l'abri d'un massif +d'arbustes. Mais, peine assise, elle se leva. L'endroit tait +dangereux: les gens qui passaient sur le boulevard n'avaient qu' +tourner les yeux pour les dcouvrir, et elle avait beaucoup d'amies qui, + cette heure, sortaient peut-tre des grands magasins du quartier. Ils +cherchrent donc un meilleur refuge dans un coin du monument; mais ce +n'tait pas encore la solitude. A quelques pas d'eux, un gros monsieur +myope lisait son journal; un peu plus loin, des femmes bavardaient, leur +ouvrage sur les genoux. + +--Tu es bruni, lui dit-elle; tu as l'air d'un marin. Et moi, comment me +trouves-tu? + +Jules ne l'avait jamais trouve si belle. Marguerite tait un peu plus +grande que lui, svelte et harmonieuse. Sa dmarche avait un rythme ais, +gracieux, presque foltre. Les traits de son visage n'taient pas fort +rguliers, mais avaient une grce piquante. + +--As-tu pens beaucoup moi? reprit-elle. Ne m'as-tu pas trompe? +Dis-moi la vrit: tu sais que, quand tu mens, je m'en aperois tout de +suite. + +--Je n'ai pas cess un instant de penser toi! rpondit-il en mettant +sa main sur son coeur, comme s'il prtait serment devant un juge +d'instruction. Et toi, qu'as-tu fait pendant que j'tais en Amrique? + +Ce disant, il lui prit une main qu'il caressa; puis il essaya doucement +d'introduire un doigt entre le gant et la peau satine. En dpit de la +discrtion de ce geste, le monsieur qui lisait son journal remarqua le +mange et jeta vers eux des regards indigns. Faire des niaiseries +amoureuses dans un jardin public, alors que l'Europe tait menace d'une +pareille catastrophe! + +Marguerite repoussa la main trop audacieuse et parla de ce qu'elle avait +fait en l'absence de Jules. Elle s'tait ennuye beaucoup; elle avait +tch de tuer le temps; elle tait alle au thtre avec son frre; elle +avait eu plusieurs confrences avec son avocat, qui l'avait renseigne +sur la marche suivre pour le divorce. + +--Et ton mari? demanda Jules. + +--Ne parlons pas de lui, veux-tu? Le pauvre homme me fait piti. Il est +si bon, si correct! Mon avocat m'assure qu'il consent tout, qu'il ne +veut susciter aucune difficult. Tu sais que je lui ai apport une dot +de trois cent mille francs et qu'il a mis cette somme dans ses +affaires. Eh bien, il veut me rendre les trois cent mille francs, et +mme, quoique cela doive le gner beaucoup, il veut me les rendre +aussitt aprs le divorce. Par moments, j'ai comme un remords du mal que +je lui ai fait. Il est si bon, si honnte! + +--Mais moi? interrompit Jules, vex de cette dlicatesse inopportune. + +--Oh! toi, tu es mon bonheur! s'cria-t-elle avec un transport d'amour. +Il y a des situations cruelles; mais qu'y faire? Chacun doit vivre sa +vie, sans s'inquiter des ennuis qui peuvent en rsulter pour les +autres. tre goste, c'est le secret du bonheur. + +Elle garda un instant le silence; puis, comme si ces penses lui taient +pnibles, elle sauta brusquement un autre sujet. + +--Toi qui es si bien instruit de toutes choses, crois-tu la guerre? +Tout le monde en parle; mais j'imagine que cela finira par s'arranger. + +Jules la confirma dans cet optimisme. Lui non plus, il ne croyait pas +la guerre. + +--Notre temps, reprit Marguerite, ne permet plus ces sauvageries. J'ai +connu des Allemands bien levs qui, sans aucun doute, pensent comme toi +et moi. Un vieux professeur qui frquente chez nous expliquait hier ma +mre qu' notre poque de progrs les guerres ne sont plus possibles. Au +bout de deux mois peine on manquerait d'hommes; au bout de trois +mois, il n'y aurait plus d'argent pour continuer la lutte. Je ne me +rappelle pas bien comment il expliquait cela; mais il l'expliquait avec +tant d'vidence que c'tait plaisir de l'entendre. + +Elle rflchit un peu, tchant de retrouver ses souvenirs: puis, +effraye de l'effort qu'il lui faudrait faire, elle se contenta +d'ajouter en son propre nom: + +--Figure-toi un peu ce que serait une guerre. Quelle horreur! La vie +sociale serait abolie. Il n'y aurait plus ni runions, ni toilettes, ni +thtres. Il serait mme impossible d'inventer des modes. Toutes les +femmes porteraient le deuil. Conois-tu pareille chose? Et Paris devenu +un dsert! Paris qui me semblait si joli tout l'heure, en venant au +rendez-vous! Non, non, cela n'est pas possible.... Tu sais que le mois +prochain nous allons Vichy? Ma mre a besoin de prendre les eaux. Et +ensuite nous irons Biarritz. Aprs Biarritz, je suis invite dans un +chteau de la Loire. Au surplus, il y a mon divorce: j'espre que notre +mariage pourra se clbrer l't prochain. Et une guerre viendrait +dranger tous ces projets? Non, je te rpte que cela n'est pas +possible. Mon frre et ses amis rvent, quand ils parlent du pril +allemand. Peut-tre mon mari est-il aussi de ceux qui croient la guerre +prochaine et qui s'y prparent; mais c'est une sottise. Dis comme moi +que c'est une sottise. Dis, je le veux! + +Il dit donc que c'tait une sottise; et elle, tranquillise par cette +affirmation, passa autre chose, Comme elle venait de parler de son +divorce, elle pensa l'objet du voyage que Jules venait de faire. + +--Le plaisir de te voir, reprit-elle, m'a fait oublier le plus +important. As-tu russi te procurer l'argent dont tu as besoin? + +Il prit l'air d'un d'homme d'affaires pour parler de ses finances. Il +rapportait moins qu'il ne l'esprait. Il avait trouv le pays dans une +de ces crises conomiques qui le tourmentent priodiquement. Malgr +cela, il avait russi se procurer quatre cent mille francs reprsents +par un chque. En outre, on lui ferait un peu plus tard de nouveaux +envois: un propritaire terrien, avec qui il avait quelques liens de +parent, s'occuperait de ces ngociations. + +Elle parut satisfaite de la rponse et prit son tour un air de femme +srieuse. + +--L'argent est l'argent, dclara-t-elle sentencieusement, et, sans +argent, il n'y a pas de bonheur sr. Tes quatre cent mille francs et ce +que j'ai moi-mme nous permettront de vivre. + +Ils se turent, les yeux dans les yeux. Ils s'taient dit l'essentiel, ce +qui intressait leur avenir. Maintenant une proccupation nouvelle +obsdait leur me. Ils n'osaient pas se parler en amants. D'une minute +l'autre les tmoins devenaient plus nombreux autour d'eux. Les petites +modistes, au sortir de l'atelier, les dames, au sortir des magasins, +coupaient travers le jardin pour raccourcir leur route. L'alle se +transformait en rue, et tous les passants jetaient un regard curieux sur +cette dame lgante et sur son compagnon, blottis derrire les arbustes +comme des gens qui cherchent se cacher. Quelques-uns les dvisageaient +avec rprobation; d'autres, encore plus agaants, souriaient d'un air de +complicit protectrice. + +--Quel ennui! soupira Marguerite. On va nous surprendre. + +Une jeune fille la regarda fixement, et Marguerite crut reconnatre une +employe d'un couturier fameux. + +--Allons-nous-en vite! dit-elle. Si on nous voyait ensemble!... + +Jules protesta. Pourquoi s'en aller? Ils couraient partout le mme +risque d'tre reconnus. D'ailleurs c'tait sa faute, elle. Puisqu'elle +avait si peur de la curiosit des gens, pourquoi n'acceptait-elle de +rendez-vous que dans des lieux publics? Il y avait un endroit o elle +serait l'abri de toute surprise; mais elle s'tait toujours refuse +y venir. + +--Oui, oui, je sais: ton atelier. Je t'ai dj dit cent fois que non. + +--Mais puisque nos affaires sont presque rgles? Puisque nous serons +maris dans quelques mois? + +--N'insiste pas. Je veux que tu pouses une femme honnte. + +Il eut beau plaider avec une loquence passionne, elle resta ferme dans +sa rsolution. Il se rsigna donc faire signe un taxi, o elle +monta pour rentrer chez sa mre. Mais, au moment o il prenait cong +d'elle, elle le retint par la main et lui demanda: + +--Ainsi, tu ne crois pas la guerre?... Rpte-le. Je veux l'entendre +encore de ta bouche. Cela me rassure. + + + + +II + +LA FAMILLE DESNOYERS + + +Marcel Desnoyers, pre de Jules, appartenait une famille ouvrire +tablie dans un faubourg de Paris. Devenu orphelin quatorze ans, il +avait t mis en apprentissage par sa mre dans l'atelier d'un sculpteur +ornemaniste. Le patron, content de son travail et de ses progrs, put +bientt l'employer, malgr son jeune ge, dans les travaux qu'il +excutait alors en province. + +En 1870, Marcel avait dix-neuf ans. Les premires nouvelles de la guerre +le surprirent Marseille, o il tait occup la dcoration d'un +thtre. + +Comme tous les jeunes gens de sa gnration, il tait hostile +l'Empire, et, chez lui, cette hostilit tait encore accrue par +l'influence de quelques vieux camarades qui avaient jou un rle dans la +Rpublique de 1848 et qui gardaient le vif souvenir du coup d'tat du 2 +dcembre. Un jour, il avait assist dans les rues de Marseille une +manifestation populaire en faveur de la paix, manifestation qui avait +surtout pour objet de protester contre le gouvernement. Les rpublicains +en lutte implacable contre l'empereur, les membres de l'Internationale +qui venait de s'organiser, un grand nombre d'Espagnols et d'Italiens qui +s'taient enfuis de leur pays la suite d'insurrections rcentes, +composaient le cortge. Un tudiant chevelu et phtisique portait le +drapeau. C'est la paix que nous voulons, chantaient les manifestants. +Une paix qui unisse tous les hommes! Mais sur cette terre les plus +nobles intentions sont rarement comprises, et, lorsque les amis de la +paix arrivrent la Cannebire avec leur drapeau et leur profession de +foi, ce fut la guerre qui leur barra le passage. La veille, quelques +bataillons de zouaves qui allaient renforcer l'arme la frontire, +avaient dbarqu sur les quais de la Joliette, et ces vtrans, habitus + la vie coloniale qui rend les gens peu scrupuleux en matire de +horions, crurent devoir intervenir, les uns avec leurs baonnettes, les +autres avec leurs ceinturons dgrafs. Vive la guerre! Et une averse +de coups tomba sur les pacifistes. Marcel vit le candide tudiant rouler +avec son drapeau sous les pieds des zouaves; mais il n'en vit pas +davantage, parce que, ayant attrap quelques anguillades et une lgre +blessure l'paule, il dut se sauver comme les autres. + +Ce jour-l, pour la premire fois, se rvla son caractre tenace et +orgueilleux, qui s'irritait de la contradiction et devenait alors +susceptible d'adopter des rsolutions extrmes. Le souvenir des coups +reus l'exaspra comme un outrage qui rclamait vengeance. Il se refusa +donc absolument faire la guerre, et, puisqu'il n'avait pas d'autre +moyen pour viter d'y prendre part, il rsolut d'abandonner son pays. +L'empereur n'avait pas compter sur lui pour le rglement de ses +affaires: le jeune ouvrier, qui devait tirer au sort dans quelques mois, +renonait l'honneur de le servir. D'ailleurs, rien ne retenait Marcel +en France: car sa mre tait morte l'anne prcdente. Qui sait si la +richesse n'attendait pas l'migrant dans les pays d'outre-mer! Adieu, +France, adieu! + +Comme il avait quelques conomies, il put acheter la complaisance d'un +courtier du port qui consentit l'embarquer sans papiers. Ce courtier +lui offrit mme le choix entre trois navires dont l'un tait en partance +pour l'gypte, l'autre pour l'Australie, le troisime pour Montevideo et +Buenos-Aires. Marcel, qui n'avait aucune prfrence, choisit tout +simplement le bateau qui partait le premier, et ce fut ainsi qu'un beau +matin il se trouva en route pour l'Amrique du Sud, sur un petit vapeur +qui, au moindre coup de mer, faisait un horrible bruit de ferraille et +grinait dans toutes ses jointures. + +La traverse dura quarante-trois jours, et, lorsque Marcel dbarqua +Montevideo, il y apprit les revers de sa patrie et la chute de l'Empire. +Il prouva quelque honte d'avoir pris la fuite, quand il sut que la +nation se gouvernait elle-mme et se dfendait courageusement derrire +les murailles de Paris. Mais, quelques mois plus tard, les vnements de +la Commune le consolrent de son escapade. S'il tait demeur l-bas, la +colre que lui auraient cause les dsastres publics, ses relations de +compagnonnage, le milieu mme o il vivait, tout l'aurait pouss la +rvolte. A cette heure, il serait fusill ou il vivrait dans un bagne +colonial avec quantit de ses anciens camarades. Il se flicita donc de +son migration et cessa de penser aux choses de sa patrie. La difficult +de gagner sa vie dans un pays tranger fit qu'il ne s'inquita plus que +de sa propre personne, et bientt il se sentit une audace et un aplomb +qu'il n'avait jamais eus dans le vieux monde. + +Il travailla d'abord de son mtier Buenos-Aires. La ville commenait +s'accrotre, et, pendant plusieurs annes, il y dcora des faades et +des salons. Puis il se fatigua de ce travail, qui ne lui procurerait +jamais qu'une fortune mdiocre. Il voulait que le nouveau monde +l'enricht vite. A vingt-six ans, il se lana de nouveau en pleine +aventure, abandonna les villes, entreprit d'arracher la richesse aux +entrailles d'une nature vierge. Il tenta des cultures dans les forts +du Nord; mais les sauterelles les lui dvastrent en quelques heures. +Il fut marchand de btail, poussant devant lui, avec deux bouviers, des +troupeaux de bouvillons et de mules qu'il faisait passer au Chili ou en +Bolivie, travers les solitudes neigeuses des Andes. A vivre ainsi, +dans ces prgrinations qui duraient des mois sur des plateaux sans fin, +il perdit l'exacte notion du temps et de l'espace. Puis, quand il se +croyait sur le point d'arriver la fortune, une spculation malheureuse +le dpossdait de tout ce qu'il avait si pniblement gagn. Ce fut dans +une de ces crises de dcouragement,--il venait alors d'atteindre la +trentaine,--qu'il entra au service d'un grand propritaire nomm Julio +Madariaga. Il avait fait la connaissance de ce millionnaire rustique +l'occasion de ses achats de btail. + +Madariaga tait un Espagnol venu jeune en Argentine et qui, s'tant pli +aux moeurs du pays et vivant comme un _gaucho_, avait fini par acqurir +d'normes _estancias_[C]. Ses terres taient aussi vastes que telle ou +telle principaut europenne, et son infatigable vigueur de centaure +avait beaucoup contribu la prosprit de ses affaires. Il galopait +des journes entires sur les immenses prairies o il avait t l'un des +premiers planter l'alfalfa, et, grce l'abondance de ce fourrage, il +pouvait, au temps de la scheresse, acheter presque pour rien le btail +qui mourait de faim chez ses voisins et qui s'engraissait tout de suite +chez lui. Il lui suffisait de regarder quelques minutes une bande d'un +millier de btes pour en savoir au juste le nombre, et, quand il faisait +le tour d'un troupeau, il distinguait au premier coup d'oeil les animaux +malades. Avec un acheteur comme Madariaga, les roueries et les artifices +des vendeurs taient peine perdue. + +--Mon garon, lui avait dit Madariaga, un jour qu'il tait de bonne +humeur, vous tes dans la dbine. L'impcuniosit se sent de loin. +Pourquoi continuez-vous cette chienne de vie? Si vous m'en croyez, +restez chez moi. Je me fais vieux et j'ai besoin d'un homme. + +Quand l'arrangement fut conclu, les voisins de Madariaga, c'est--dire +les propritaires tablis quinze ou vingt lieues de distance, +arrtrent sur le chemin le nouvel employ pour lui prdire toute sorte +de dboires. Cela ne durerait pas longtemps: personne ne pouvait vivre +avec Madariaga. On ne se rappelait plus le nombre des intendants qui +avaient pass chez lui. Marcel ne tarda pas constater qu'en effet le +caractre de Madariaga tait insupportable; mais il constata aussi que +son patron, en vertu d'une sympathie spciale et inexplicable, +s'abstenait de le molester. + +--Ce garon est une perle, rptait volontiers Madariaga, comme pour +excuser la considration qu'il tmoignait au Franais. Je l'aime parce +qu'il est srieux. Il n'y a que les gens srieux qui me plaisent. + +Ni Marcel, ni sans doute Madariaga lui-mme ne savaient au juste en quoi +pouvait bien consister le srieux que ce dernier attribuait son +homme de confiance; mais Marcel n'en tait pas moins flatt de voir que +_l'estanciero_, agressif avec tout le monde, mme avec les personnes de +sa famille, abandonnait pour causer avec lui le ton rude du matre et +prenait un accent quasi paternel. + +La famille de Madariaga se composait de sa femme, _Misi_ Petrona, qu'il +appelait la _Chinoise_, et de deux filles adultes, Luisa et Hlna, qui, +revenues au domaine aprs avoir pass quelques annes en pension, +Buenos-Aires, avaient bientt recouvr une bonne partie de leur +rusticit primitive. + +_Misi_ Petrona se levait en pleine nuit pour surveiller le djeuner des +ouvriers, la distribution du biscuit, la prparation du caf ou du mat; +elle gourmandait les servantes bavardes et paresseuses, qui +s'attardaient volontiers dans les bosquets voisins de la maison; elle +exerait la cuisine une autorit souveraine. Mais, ds que la voix de +son mari se faisait entendre, elle se recroquevillait sur elle-mme dans +un silence craintif et respectueux; table, elle le contemplait de ses +yeux ronds et fixes, et lui tmoignait une soumission religieuse. + +Quant aux filles, le pre leur avait richement meubl un salon dont +elles prenaient grand soin, mais o, malgr leurs protestations, il +apportait chaque instant le dsordre de ses rudes habitudes. Les +opulents tapis s'attristaient des vestiges de boue imprims par les +bottes du centaure; la cravache tranait sur une console dore; les +chantillons de mas parpillaient leurs grains sur la soie d'un divan +o ces demoiselles osaient peine s'asseoir. Dans le vestibule, prs de +la porte, il y avait une bascule; et, un jour qu'elles lui avaient +demand de la faire transporter dans les dpendances, il entra presque +en fureur. Il serait donc oblig de faire un voyage toutes les fois +qu'il voudrait vrifier le poids d'une peau crue? + +Luisa, l'ane, qu'on appelait _Chicha_, la mode amricaine, tait la +prfre de son pre. + +--C'est ma pauvre _Chinoise_ toute crache, disait-il. Aussi bonne et +aussi travailleuse que sa mre, mais beaucoup plus dame. + +Marcel n'avait pas la moindre vellit de contredire cet loge, qu'il +aurait plutt trouv insuffisant; mais il avait de la peine admettre +que cette belle fille ple, modeste, aux grands yeux noirs et au sourire +d'une malice enfantine, et la moindre ressemblance physique avec +l'estimable matrone qui lui avait donn le jour. + +Hlna, la cadette, tait d'un tout autre caractre. Elle n'avait aucun +got pour les travaux du mnage et passait au piano des journes +entires tapoter des exercices avec une conscience dsesprante. + +--Grand Dieu! s'criait le pre exaspr par cette rafale de notes. Si +au moins elle jouait la _jota_ et le _pericn_[D]! + +Et, l'heure de la sieste, il s'en allait dormir sur son hamac, au +milieu des eucalyptus, pour chapper ces interminables sries de +gammes ascendantes et descendantes. Il l'avait surnomme la +romantique, et elle tait continuellement l'objet de ses algarades ou +de ses moqueries. O avait-elle pris des gots que n'avaient jamais eus +son pre ni sa mre? Pourquoi encombrait-elle le coin du salon avec +cette bibliothque o il n'y avait que des romans et des posies? Sa +bibliothque, lui, tait bien plus utile et bien plus instructive: +elle se composait des registres o tait consigne l'histoire de toutes +les btes fameuses qu'il avait achetes pour la reproduction ou qui +taient nes chez lui de parents illustres. N'avait-il pas possd +Diamond III, petit-fils de Diamond I qui appartint au roi d'Angleterre, +et fils de Diamond II qui fut vainqueur dans tous les concours! + +Marcel tait depuis cinq ans dans la maison lorsque, un beau matin, il +entra brusquement au bureau de Madariaga. + +--Don Julio, je m'en vais. Ayez l'obligeance de me rgler mon compte. + +Madariaga le regarda en dessous. + +--Tu t'en vas? Et le motif? + +--Oui, je m'en vais.... Il faut que je m'en aille.... + +--Ah! brigand! Je le sais bien, moi, pourquoi tu veux t'en aller! +T'imagines-tu que le vieux Madariaga n'a pas surpris les oeillades de +mouche morte que tu changes avec sa fille? Tu n'as pas mal russi, mon +garon! Te voil matre de la moiti de mes _pesos_[E], et tu peux dire +que tu as refait l'Amrique. + +Tout en parlant, Madariaga avait empoign sa cravache et en donnait de +petits coups dans la poitrine de son intendant, avec une insistance dont +celui-ci ne discernait pas encore si elle tait bienveillante ou +hostile. + +--C'est prcisment pour cela que je viens prendre cong de vous, +rpliqua Marcel avec hauteur. Je sais que mon amour est absurde, et je +pars. + +--Vraiment? hurla le patron. Monsieur part? Monsieur croit qu'il est +matre de faire ce qui lui plat?... Le seul qui commande ici, c'est le +vieux Madariaga, et je t'ordonne de rester.... Ah! les femmes! Elles ne +servent qu' mettre la msintelligence entre les hommes. Quel malheur +que nous ne puissions pas vivre sans elles! + +Bref, Marcel Desnoyers pousa _Chicha_, et dsormais son beau-pre +s'occupa beaucoup moins des affaires du domaine. Tout le poids de +l'administration retomba sur le gendre. + +Madariaga, plein d'attentions dlicates pour le mari de sa fille +prfre, lui fit un jour une surprise: il lui ramena de Buenos-Aires un +jeune Allemand, Karl Hartrott, qui aiderait Marcel pour la comptabilit. +Au dire de Madariaga, cet Allemand tait un trsor; il savait tout, +pouvait s'acquitter de toutes les besognes. + +Par le fait, aprs une courte preuve, Marcel fut trs satisfait de son +aide-comptable. Sans doute celui-ci appartenait une nation ennemie de +la France; mais peu importait, en somme: il y a partout d'honntes gens, +et Karl tait un serviteur modle. Il se tenait distance de ses gaux +et se montrait inflexible avec ses infrieurs. Il paraissait employer +toutes ses facults bien remplir ses fonctions et admirer ses +matres. Ds que Madariaga ouvrait la bouche ou prononait quelque bon +mot, Karl approuvait de la tte, clatait de rire. Lorsque Marcel +entrait au bureau, il se levait de son sige, le saluait avec une +raideur militaire. Il causait peu, s'appliquait beaucoup son travail, +faisait sans observation tout ce qu'on lui commandait de faire. En +outre,--et cela n'tait pas ce qui plaisait le plus Desnoyers,--il +espionnait le personnel pour son propre compte et venait dnoncer +toutes les ngligences, tous les manquements. Madariaga ne se lassait +pas de se fliciter de cette acquisition. + +--Ce Karl fait merveilleusement notre affaire, disait-il. Les Allemands +sont si souples, si disciplins! Et puis, ils ont si peu d'amour-propre! +A Buenos-Aires, quand ils sont commis, ils balaient le magasin, tiennent +la comptabilit, s'occupent de la vente, dactylographient, font la +correspondance en quatre ou cinq langues, et par-dessus le march, le +cas chant, ils accompagnent en ville la matresse du patron, comme si +c'tait une grande dame et qu'ils fussent ses valets de pied. Tout cela, +pour vingt-cinq _pesos_ par mois. Pas possible de rivaliser contre de +pareilles gens.... + +Mais, aprs ce lyrique loge, le vieux rflchissait une minute et +ajoutait: + +--Au fond, peut-tre ne sont-ils pas aussi bons qu'ils le paraissent. +Lorsqu'ils sourient en recevant un coup de pied au cul, peut-tre se +disent-ils intrieurement: Attends que ce soit mon tour et je t'en +rendrai vingt. + +Madariaga n'en introduisit pas moins Karl Hartrott, comme autrefois +Marcel, dans son intrieur, mais pour une raison trs diffrente. Marcel +avait t accueilli par estime; Karl n'entra au salon que pour donner +des leons de piano Hlna. Aussitt que l'employ avait termin son +travail de bureau, il venait s'asseoir sur un tabouret ct de la +romantique, lui faisait jouer des morceaux de musique allemande, puis, +avant de se retirer, chantait lui-mme, en s'accompagnant, un morceau de +Wagner qui endormait tout de suite le patron dans son fauteuil. + +Un soir, au dner, Hlna ne put s'empcher d'annoncer ses parents une +dcouverte qu'elle venait de faire. + +--Papa, dit-elle en rougissant un peu, j'ai appris quelque chose. Karl +est noble: il appartient une grande famille.... + +--Allons donc! repartit Madariaga en haussant les paules. Tous les +Allemands qui viennent en Amrique sont des meurt-de-faim. S'il avait +des parchemins, il ne serait pas nos gages. A-t-il donc commis un +crime dans son pays, pour tre oblig de venir chez nous trimer comme il +fait? + +Ni le pre ni la fille n'avaient tort. Karl Hartrott tait rellement +fils du gnral von Hartrott, l'un des hros secondaires de la guerre de +1870, que l'empereur avait rcompens en l'anoblissant; et Karl lui-mme +avait t officier dans l'arme allemande; mais, n'ayant d'autres +ressources que sa solde, vaniteux, libertin et indlicat, il s'tait +laiss aller commettre des dtournements et des faux. Par +considration pour la mmoire du gnral, il n'avait pas t l'objet de +poursuites judiciaires; mais ses camarades l'avaient fait passer devant +un jury d'honneur qui l'avait expuls de l'arme. Ses frres et ses amis +avaient alors conseill cet homme fltri de se faire sauter la +cervelle; mais il aimait trop la vie et il avait prfr fuir en +Amrique, avec l'espoir d'y acqurir une fortune qui effacerait les +taches de son pass. + +Or, un certain jour, Madariaga surprit derrire un bouquet de bois, prs +de la maison, la romantique pme dans les bras de son matre de +piano. Il y eut une scne terrible, et le pre, qui avait dj son +couteau la main, aurait indubitablement tu Karl, si celui-ci, plus +jeune et plus rapide, n'avait pris la fuite. Aprs cette tragique +aventure, Hlna, redoutant la colre paternelle, s'enferma dans une +chambre haute et y passa une semaine entire sans se montrer. Puis elle +s'enfuit de la maison et alla rejoindre son beau chevalier Tristan. + +Madariaga fut au dsespoir; mais, contrairement aux prvisions de +Marcel, ce dsespoir ne se manifesta ni par des violences ni par des +vocifrations. La robustesse et la vivacit du vieux centaure avaient +cd sous le coup, et souvent, chose extraordinaire, ses yeux se +mouillaient de larmes. + +--Il me l'a enleve! Il me l'a enleve! rptait-il d'un ton dsol. + +Grce cette faiblesse inattendue, Marcel finit par obtenir un +accommodement. Il n'y arriva pas de prime abord, et sept ou huit mois +se passrent avant que Madariaga consentt entendre raison. Mais, un +matin, Marcel dit au vieillard: + +--Hlna vient d'accoucher. Elle a un garon qu'ils ont nomm Julio, +comme vous. + +--Et toi, grand propre rien, brailla Madariaga, peut-tre pour cacher +un attendrissement involontaire, est-ce que tu m'as donn un petit-fils? +Paresseux comme un Franais! Ce bandit a dj un enfant, et toi, aprs +quatre ans de mariage, tu n'as rien su faire encore! Ah! les Allemands +n'auront pas de peine venir bout de vous! + +Sur ces entrefaites, la pauvre _Misi_ Petrona mourut. Hlna, avertie +par Marcel, se prsenta au domaine pour voir une dernire fois sa mre +dans le cercueil; et Marcel, profitant de l'occasion, russit enfin +vaincre l'obstination du vieux. Aprs une longue rsistance, Madariaga +se laissa flchir. + +--Eh bien, je leur pardonne. Je le fais pour la pauvre dfunte et pour +toi. Qu'Hlna reste la maison, et que son vilain Allemand la +rejoigne. + +D'ailleurs le vieux fut intraitable sur la question des arrangements +domestiques. Il se refusa absolument considrer Hartrott comme un +membre de la famille: celui-ci ne serait qu'un employ plac sous les +ordres de Marcel, et il logerait avec ses enfants dans un des btiments +de l'administration, comme un tranger. Karl accepta tout cela et +beaucoup d'autres choses encore. Madariaga ne lui adressait jamais la +parole, et, lorsque Hlna saisissait quelque prtexte pour amener au +grand-pre le petit Julio: + +--Le marmot de ton chanteur! disait-il avec mpris. + +Il semblait que le qualificatif de chanteur signifit pour lui le +comble de l'ignominie. + +Le temps s'coula sans apporter beaucoup de changement la situation. +Marcel, qui Madariaga avait entirement abandonn le soin du domaine, +aidait sous main son beau-frre et sa belle-soeur, et Hartrott lui en +montrait une humble gratitude. Mais le vieux s'obstinait affecter +vis--vis de la romantique et de son mari une ddaigneuse +indiffrence. + +Aprs six ans de mariage, la femme de Marcel mit au monde un garon +qu'on appela Jules. A cette poque, sa soeur Hlna avait dj trois +enfants. Six ans plus tard, Luisa eut encore une fille, qui fut nomme +Luisa comme sa mre, mais que l'on surnomma Chichi. Les Hartrott, eux, +avaient alors cinq enfants. + +Le vieux Madariaga, qui baissait beaucoup, avait tendu ces deux +lignes la partialit qu'il ne perdait aucune occasion de tmoigner aux +parents. Tandis qu'il gtait de la faon la plus draisonnable Jules et +Chichi, les emmenait avec lui dans le domaine, leur donnait de l'argent + poignes, il tait aussi revche que possible pour les rejetons de +Karl et il les chassait comme des mendiants, ds qu'il les apercevait. +Marcel et Luisa prenaient la dfense de leurs neveux, accusaient le +grand-pre d'injustice. + +--C'est possible, rpondait le vieux; mais comment voulez-vous que je +les aime? Ils sont tout le portrait de leur pre: blancs comme des +chevreaux corchs, avec des tignasses queue de vache; et le plus grand +porte dj des lunettes! + +En 1903, Karl Hartrott fit part d'un projet Marcel Desnoyers. Il +dsirait envoyer ses deux ans dans un gymnase d'Allemagne; mais cela +coterait cher, et, comme Desnoyers tenait les cordons de la bourse, il +tait ncessaire d'obtenir son assentiment. La requte parut raisonnable + Marcel, qui avait maintenant la disposition absolue de la fortune de +Madariaga; il promit donc de demander au vieillard pour Hartrott +l'autorisation de conduire ces enfants en Europe, et de sa propre +initiative, il se chargea de fournir son beau-frre les fonds du +voyage. + +--Qu'il s'en aille tous les diables, lui et les siens! rpondit le +vieux. Et puissent-ils ne jamais revenir! + +Karl, qui fut absent pendant trois mois, envoya force lettres sa femme +et Desnoyers, leur parla avec orgueil de ses nobles parents, leur +dclara qu'en comparaison de l'Allemagne tous les autres peuples taient +de la gnognote; ce qui n'empcha point qu'au retour il continua de se +montrer aussi humble, aussi soumis, aussi obsquieux qu'auparavant. + +Quant Jules et Chichi, leurs parents, pour les soustraire aux +gteries sniles de Madariaga, les avaient mis, le premier dans un +collge, la seconde dans un pensionnat religieux de Buenos-Aires. Ni +l'un ni l'autre n'y travaillrent beaucoup: habitus la libert des +espaces immenses, ils s'y ennuyaient comme dans une gele. Ce n'tait +pas que Jules manqut d'intelligence ni de curiosit; il lisait quantit +de livres, n'importe lesquels, sauf ceux qui lui auraient t utiles +pour ses tudes; et, les jours de cong, avec l'argent que son +grand-pre lui prodiguait en cachette, il faisait l'apprentissage +prmatur de la vie d'tudiant. Chichi, elle non plus, ne s'appliquait +gure ses tudes; vive et capricieuse, elle s'intressait beaucoup +plus la toilette et aux lgances citadines qu'aux mystres de la +gographie et de l'arithmtique; mais elle avait le meilleur caractre +du monde, gai, primesautier, affectueux. + +Madariaga, priv de la prsence de ces enfants, tait comme une me en +peine. Plus qu'octognaire, ayant l'oreille dure et la vue affaiblie, il +s'obstinait encore chevaucher, malgr les supplications de Luisa et de +Marcel qui redoutaient un accident; bien plus, il prtendait faire seul +ses tournes, se mettait en fureur si on lui offrait de le faire +accompagner par un domestique. Il partait donc sur une jument bien +docile, dresse exprs pour lui, et il errait de _rancho_ en +_rancho_[F]. Lorsqu'il arrivait, une mtisse mettait vite sur le feu la +bouillotte du mat, une fillette lui offrait la petite calebasse, avec +la paille pour boire le liquide amer. Et parfois il restait l tout +l'aprs-midi, immobile et muet, au milieu des gens qui le contemplaient +avec une admiration mle de crainte. + +Un soir, la jument revint sans son cavalier. Aussitt on se mit en qute +du vieillard, qui fut trouv mort deux lieues de la maison, sur le +bord d'un chemin. Le centaure, terrass par la congestion, avait encore +au poignet cette cravache qu'il avait si souvent brandie sur les btes +et sur les gens. + +Madariaga avait dpos son testament chez un notaire espagnol de +Buenos-Aires. Ce testament tait si volumineux que Karl Hartrott et sa +femme eurent un frisson de peur en le voyant. Quelles dispositions +terribles le dfunt avait-il pu prendre? Mais la lecture des premires +pages suffit les rassurer. Madariaga, il est vrai, avait beaucoup +avantag sa fille Luisa; mais il n'en restait pas moins une part norme +pour la romantique et les siens. Ce qui rendait si long l'instrument +testamentaire, c'tait une centaine de legs au profit d'une infinit de +gens tablis sur le domaine. Ces legs reprsentaient plus d'un million +de _pesos_: car le matre bourru ne laissait pas d'tre gnreux pour +ceux de ses serviteurs qu'il avait pris en amiti. A la fin, un dernier +legs, le plus gros, attribuait en propre Jules Desnoyers une vaste +_estancia_, avec cette mention spciale: le grand-pre faisait don de ce +domaine son petit-fils pour que celui-ci pt en appliquer le revenu +ses dpenses personnelles, dans le cas o sa famille ne lui fournirait +pas assez d'argent de poche pour vivre comme il convenait un jeune +homme de sa condition. + +--Mais l'_estancia_ vaut des centaines de mille _pesos_! protesta Karl, +devenu plus exigeant depuis qu'il tait sr que sa femme n'avait pas t +oublie. + +Marcel, bienveillant et ami de la paix, avait son plan. Expert +l'administration de ces biens normes, il n'ignorait pas qu'un partage +entre hritiers doublerait les frais sans augmenter les profits. En +outre, il calculait les complications et les dbours qu'amnerait la +liquidation d'une succession qui se composait de neuf _estancias_ +considrables, de plusieurs centaines de mille ttes de btail, de gros +dpts placs dans des banques, de maisons sises la ville et de +crances recouvrer. Ne valait-il pas mieux laisser les choses en +l'tat et continuer l'exploitation comme auparavant, sans procder un +partage? Mais, lorsque l'Allemand entendit cette proposition, il se +redressa avec orgueil. + +--Non, non! A chacun sa part. Quant moi, j'ai l'intention de rentrer +dans ma sphre, c'est--dire de regagner l'Europe, et par consquent je +veux disposer de mes biens. + +Marcel le regarda en face et vit un Karl qu'il ne connaissait pas +encore, un Karl dont il ne souponnait pas mme l'existence. + +--Fort bien, rpondit-il. A chacun sa part. Cela me parat juste. + +Karl Hartrott s'empressa de vendre toutes les terres qui lui +appartenaient, pour employer ses capitaux en Allemagne; puis, avec sa +femme et ses enfants, il repassa l'Atlantique et vint s'tablir +Berlin. + +Marcel continua quelques annes encore administrer sa propre fortune; +mais il le faisait maintenant avec peu de got. Le rayon de son autorit +s'tait considrablement rtrci par le partage, et il enrageait d'avoir +pour voisins des trangers, presque tous Allemands, devenus +propritaires des terrains achets Karl. D'ailleurs il vieillissait et +sa fortune tait faite: l'hritage recueilli par sa femme reprsentait +environ vingt millions de _pesos_. Qu'avait-il besoin d'en amasser +davantage? + +Bref, il se dcida affermer une partie de ses terres, confia +l'administration du reste quelques-uns des lgataires du vieux +Madariaga, hommes de confiance qu'il considrait un peu comme de la +famille, et se transporta Buenos-Aires o il voulait surveiller son +fils qui, sorti du collge, menait une vie endiable sous prtexte de +se prparer la profession d'ingnieur. D'ailleurs Chichi, trs forte +pour son ge, tait presque une femme, et sa mre ne trouvait pas +propos de la garder plus longtemps la campagne: avec la fortune que la +jeune fille aurait, il ne fallait pas qu'elle ft leve en paysanne. + +Cependant les nouvelles les plus extraordinaires arrivaient de Berlin. +Hlna crivait sa soeur d'interminables lettres o il n'tait question +que de bals, de festins, de chasses, de titres de noblesse et de hauts +grades militaires: notre frre le colonel, notre cousin le baron, +notre oncle le conseiller intime, notre cousin germain le conseiller +vraiment intime. Toutes les extravagances de l'organisation sociale +allemande, qui invente sans cesse des distinctions bizarres pour +satisfaire la vanit d'un peuple divis en castes, taient numres +avec dlices par la romantique. Elle parlait mme du secrtaire de son +mari, secrtaire qui n'tait pas le premier venu, puisqu'il avait gagn +comme rdacteur dans les bureaux d'une administration publique le titre +de _Rechnungsrath_, conseiller de calcul! Et elle mentionnait avec +fiert l'_Oberpedell_, c'est--dire le concierge suprieur qu'elle +avait dans sa maison. Les nouvelles qu'elle donnait de ses fils +n'taient pas moins flatteuses. L'an tait le savant de la famille: il +se consacrait la philologie et aux sciences historiques; mais +malheureusement il avait les yeux fatigus par les continuelles +lectures. Il ne tarderait pas tre docteur, et peut-tre russirait-il + devenir _Herr Professer_ avant sa trentime anne. La mre aurait +mieux aim qu'il ft officier; mais elle se consolait en pensant qu'un +professeur clbre peut, avec le temps, acqurir autant de considration +sociale qu'un colonel. Quant ses quatre autres fils, ils se +destinaient l'arme, et leur pre prparait dj le terrain pour les +faire entrer dans la garde ou au moins dans quelque rgiment +aristocratique. Les deux filles, lorsqu'elles seraient en ge de se +marier, ne manqueraient pas d'pouser des militaires, autant que +possible des officiers de hussards, dont le nom serait prcd de la +particule. + +Hartrott aussi crivait quelquefois Marcel, pour lui expliquer +l'emploi qu'il faisait de ses capitaux. Toutefois, ce n'tait point +qu'il et l'intention de recourir aux lumires de son beau-frre et de +lui demander conseil; c'tait uniquement par orgueil et pour faire +sentir au chef d'autrefois que dsormais l'ancien subordonn n'avait +plus besoin de protection. Il avait plac une partie de ses millions +dans les entreprises industrielles de la moderne Allemagne; il tait +actionnaire de fabriques d'armement grandes comme des villes, de +compagnies de navigation qui lanaient tous les six mois un nouveau +navire. L'empereur s'intressait ces affaires et voyait d'un bon oeil +ceux qui les soutenaient de leur argent. En outre, Karl avait achet +des terrains. A premire vue, il semblait que ce ft une sottise d'avoir +vendu les fertiles domaines de l'hritage pour acqurir des landes +prussiennes qui ne produisaient qu' force d'engrais; mais Karl, en tant +que propritaire terrien, avait place dans le parti agraire, dans le +groupe aristocratique et conservateur par excellence. Grce cette +combinaison, il appartenait deux mondes opposs, quoique galement +puissants et honorables: celui des grands industriels, amis de +l'empereur, et celui des _junkers_, des gentilshommes campagnards, +fidles gardiens de la tradition et fournisseurs d'officiers pour les +armes du roi de Prusse. + +L'enthousiasme que respiraient les lettres venues d'Allemagne finit par +crer dans la famille de Marcel une atmosphre de curiosit un peu +jalouse. Chichi fut la premire qui osa dire: + +--Pourquoi n'irions-nous pas aussi en Europe? + +Toutes ses amies y taient alles, tandis qu'elle, fille de Franais, +n'avait pas encore vu Paris. Luisa appuya sa fille. Puisqu'ils taient +plus riches qu'Hlna, ils feraient aussi bonne figure qu'elle dans le +vieux monde. Et Jules dclara gravement que, pour ses tudes, l'ancien +continent valait beaucoup mieux que le nouveau: l'Amrique n'tait pas +le pays de la science. + +Le pre lui-mme finit par se demander s'il ne ferait pas bien de +revenir dans sa patrie. Aprs avoir t quarante ans dans les affaires, +il avait le droit de prendre une retraite dfinitive. Il approchait de +la soixantaine, et la rude vie de grand propritaire rural l'avait +beaucoup fatigu. Il s'imagina que le retour en Europe le rajeunirait et +qu'il retrouverait l-bas ses vingt ans. Rien ne s'opposait ce retour: +car il y avait eu plusieurs amnisties pour les dserteurs. Au surplus, +son cas personnel tait couvert par la prescription. Il s'accoutuma donc +insensiblement l'ide de rentrer en France. Bref, en 1910, il loua sur +un paquebot du Havre des cabines de grand luxe, traversa la mer avec les +siens et s'installa Paris dans une somptueuse maison de l'avenue +Victor-Hugo. + + * * * * * + +A Paris, Marcel se sentit tout dsorient. Il n'y reconnaissait plus +rien, se sentait tranger dans son propre pays, avait mme quelque +difficult en parler la langue. Il avait pass des annes entires en +Amrique sans prononcer un mot de franais, et il s'tait habitu +penser en espagnol. D'ailleurs il n'avait pas un seul ami franais, et, +lorsqu'il sortait, il se dirigeait machinalement vers les lieux o se +runissaient les Argentins. C'taient les journaux argentins qu'il +lisait de prfrence, et, lorsqu'il rentrait chez lui, il ne pensait +qu' la hausse du prix des terrains dans la _pampa_, l'abondance de la +prochaine rcolte et au cours des bestiaux. Cet homme dont la vie +entire avait t si laborieuse, souffrait de son inaction et ne savait +que faire de ses journes. + +La coquetterie de Chichi le sauva. Le luxe ultra-moderne de +l'appartement qu'ils occupaient parut froid et glacial la jeune fille, +qui engagea son pre y mettre un peu de varit. Le hasard les amena +l'Htel Drouot, o Marcel trouva l'occasion d'acheter bon compte +quelques jolis meubles. Ce premier succs l'allcha, et, comme il +s'ennuyait ne rien faire, il prit l'habitude d'assister toutes les +grandes ventes annonces par les journaux. Bientt sa fille et sa femme +se plaignirent de l'inondation d'objets fastueux, mais inutiles, qui +envahissaient le logis. Des tapis magnifiques, des tentures prcieuses +couvrirent les parquets et les murs; des tableaux de toutes les coles, +dans des cadres tourdissants, s'alignrent sur les lambris des salons; +des statues de bronze, de marbre, de bois sculpt, encombrrent tous les +coins; les nombreuses vitrines s'emplirent d'une infinit de bibelots +coteux, mais disparates; peu peu l'appartement prit l'aspect d'un +magasin d'antiquaire; il y eut des ferronneries d'art et des +chefs-d'oeuvre de cuivre repouss jusque dans la cuisine. Comment Marcel +aurait-il tu le temps, s'il avait renonc frquenter l'Htel Drouot? +Il savait bien que toutes ses emplettes ne servaient rien, sinon lui +donner le vague plaisir de faire presque quotidiennement quelque +dcouverte et d'acqurir bon march une chose chre qui lui devenait +indiffrente ds le lendemain. Il n'tait ni assez connaisseur ni assez +rudit pour s'intresser vraiment et de faon durable ses collections +plus ou moins artistiques, et cette passion d'acheter toujours n'tait +chez lui que l'innocente manie d'un homme riche et dsoeuvr. + +Au bout d'un an ou deux, l'appartement, tout vaste qu'il tait, ne +suffit plus pour contenir ce muse htroclite, form au hasard des +bonnes occasions. Mais ce fut encore une ce bonne occasion qui vint +en aide au millionnaire. Un marchand de biens, de ceux qui sont +l'afft des trangers opulents, lui offrit le remde cette situation +gnante. Pourquoi n'achetait-il pas un chteau? L'ide plut toute la +famille: un chteau historique, le plus historique possible, +complterait heureusement leur installation. Chichi en plit d'orgueil: +plusieurs de ses amies avaient des chteaux dont elles parlaient avec +complaisance. Luisa sourit la pense des mois passs la campagne, o +elle retrouverait quelque chose de la vie simple et rustique de sa +jeunesse. Jules montra moins d'enthousiasme: il apprhendait un peu les +saisons de villgiature o son pre l'obligerait quitter Paris; +mais, en somme, ce serait un prtexte pour y faire de frquents retours +en automobile, et il y aurait l une compensation. + +Quand le marchand de biens vit que Marcel mordait l'hameon, il lui +offrit des chteaux historiques par douzaines. Celui pour lequel Marcel +se dcida fut celui de Villeblanche-sur-Marne, difi au temps des +guerres de religion, moiti palais et moiti forteresse, avec une faade +italienne de la Renaissance, des tours coiffes de bonnets pointus, des +fosss o nageaient des cygnes. Les pices de l'habitation taient +immenses et vides. Comme ce serait commode pour y dverser le trop-plein +du mobilier entass dans l'appartement de l'avenue Victor-Hugo et y +loger les nouveaux achats! De plus, ce milieu seigneurial ferait valoir +les objets anciens qu'on y mettrait. Il est vrai que les btiments +exigeraient des rparations d'un prix exorbitant, et ce n'tait pas pour +rien que plusieurs propritaires successifs s'taient hts de revendre +le chteau historique. Mais Marcel tait assez riche pour s'offrir le +luxe d'une restauration complte; sans compter qu'il nourrissait dans le +secret de son coeur un regret tacite de ses exploitations argentines et +qu'il se promettait lui-mme de faire un peu d'levage dans son parc +de deux cents hectares. + +L'acquisition de ce chteau lui procura une flatteuse amiti. Il entra +en relations avec un de ses nouveaux voisins, le snateur Lacour, qui +avait t deux fois ministre et qui vgtait maintenant au Snat, muet +dans la salle des sances, remuant et loquace dans les couloirs. C'tait +un magnat de la noblesse rpublicaine, un aristocrate du rgime +dmocratique. Il s'enorgueillissait d'un lignage remontant aux troubles +de la grande Rvolution, comme la noblesse parchemins s'enorgueillit +de faire remonter le sien aux croisades. Son aeul avait t +conventionnel, et son pre avait jou un rle dans la rpublique de +1848. Lui-mme, en sa qualit de fils de proscrit mort en exil, s'tait +attach trs jeune encore Gambetta, et il parlait sans cesse de la +gloire du matre, esprant qu'un rayon de cette gloire se reflterait +sur le disciple. Lacour avait un fils, Ren, alors lve de l'cole +centrale. Ce fils trouvait son pre vieux jeu, souriait du +rpublicanisme romantique et humanitaire de ce politicien attard; mais +il n'en comptait pas moins sur la protection officielle que lui vaudrait +le zle rpublicain des trois gnrations de Lacour, lorsqu'il aurait en +poche son diplme. Marcel se sentit trs honor des attentions que lui +tmoigna le grand homme; et le grand homme, qui ne ddaignait pas la +richesse, accueillit avec plaisir dans son intimit ce millionnaire qui +possdait, de l'autre ct de l'Atlantique, des pturages immenses et +des troupeaux innombrables. + +L'amnagement du chteau historique et l'amiti du snateur auraient +rendu Marcel parfaitement heureux, si ce bonheur n'et t un peu +troubl par la conduite de Jules. En arrivant Paris, Jules avait +chang tout coup de vocation; il ne voulait plus tre ingnieur, il +voulait tre peintre. D'abord le pre avait rsist cette fantaisie +qui l'tonnait et l'inquitait; mais, en somme, l'important tait que +le jeune homme et une profession. Marcel lui-mme n'avait-il pas t +sculpteur? Peut-tre le talent artistique, touff chez le pre par la +pauvret, se rveillait-il aujourd'hui chez le fils. Qui sait si ce +garon un peu paresseux, mais vif d'esprit, ne deviendrait pas un grand +peintre? Marcel avait donc cd au caprice de Jules qui, quoiqu'il n'en +ft encore qu' ses premiers essais de dessin et de couleur, lui demanda +une installation part, afin de travailler avec plus de libert, et il +avait consenti l'installer rue de la Pompe, dans un atelier qui avait +appartenu un peintre tranger d'une certaine rputation. Cet atelier, +avec ses annexes, tait beaucoup trop grand pour un peintre en herbe; +mais la rue de la Pompe tait prs de l'avenue Victor-Hugo, et, au +surplus, cela aussi tait une excellente occasion: les hritiers du +peintre tranger offraient Marcel de lui cder en bloc, un prix +doux, l'ameublement et l'outillage professionnel. + +Si Jules avait conu l'ide de conqurir la renomme par le pinceau, +c'tait parce que cette entreprise lui semblait assez facile pour un +jeune homme de sa condition. Avec de l'argent et un bel atelier, +pourquoi ne russirait-il pas, alors que tant d'autres russissent sans +avoir ni l'un ni l'autre? Il se mit donc peindre avec une sereine +audace. Il aimait la peinture mivre, lgante, lche:--une peinture +molle comme une romance et qui s'appliquait uniquement reproduire les +formes fminines.--Il entreprit d'esquisser un tableau qu'il intitula la +_Danse des Heures_: c'tait un prtexte pour faire venir chez lui toute +une srie de jolis modles. Il dessinait avec une rapidit frntique, +puis remplissait l'intrieur des contours avec des masses de couleur. +Jusque-l tout allait bien. Mais ensuite il hsitait, restait les bras +ballants devant la toile; et finalement, dans l'attente d'une meilleure +inspiration, il la relguait dans un coin, tourne contre le mur. Il +esquissa aussi plusieurs tudes de ttes fminines; mais il ne put en +achever aucune. + +Ce fut en ce temps-l qu'un rapin espagnol de ses amis, nomm Argensola, +lequel lui devait dj quelques centaines de francs et projetait de lui +faire bientt un nouvel emprunt, dclara, aprs avoir longuement +contempl ces figures floues et ples, aux normes yeux ronds et au +menton pointu: + +--Toi, tu es un peintre d'mes! + +Jules, qui n'tait pas un sot, sentit fort bien la secrte ironie de cet +loge; mais le titre qui venait de lui tre dcern ne laissa pas de lui +plaire. A la rigueur, puisque les mes n'ont ni lignes ni couleurs un +peintre d'mes n'est pas tenu de peindre, et, dans le secret de sa +conscience, le peintre d'mes tait bien oblig de s'avouer lui-mme +qu'il commenait se dgoter de la peinture. Ce qu'il tenait beaucoup + conserver, c'tait seulement ce nom de peintre qui lui fournissait +des prtextes de haute esthtique pour amener chez lui des femmes du +monde enclines s'intresser aux jeunes artistes. Voil pourquoi, au +lieu de se fcher contre l'Espagnol, il lui sut gr de cette malice +discrte et lia mme avec lui des relations plus troites qu'auparavant. + +Depuis longtemps Argensola avait renonc pour son propre compte manier +le pinceau, et il vivait en bohme, aux crochets de quelques camarades +riches qui tolraient son parasitisme cause de son bon caractre et de +la complaisance avec laquelle il rendait toute sorte de services ses +amis. Dsormais Jules eut le privilge d'tre le protecteur attitr +d'Argensola. Celui-ci prit l'habitude de venir tous les jours +l'atelier, o il trouvait en abondance des sandwichs, des gteaux secs, +des vins fins, des liqueurs et de gros cigares. Finalement, un certain +soir o, expuls de sa chambre garnie par un propritaire inflexible, il +tait sans gte, Jules l'invita passer la nuit sur un divan. Cette +nuit-l fut suivie de beaucoup d'autres, et le rapin lut domicile +l'atelier. + +Le bohme tait en somme un agrable compagnon qui ne manquait ni +d'esprit ni mme de savoir. Pour occuper ses interminables loisirs, il +lisait force livres, amassait dans sa mmoire une prodigieuse quantit +de connaissances diverses, et pouvait disserter sur les sujets les plus +imprvus avec un intarissable bagout. Jules se servit d'abord de lui +comme de secrtaire: pour s'pargner la peine de lire les romans +nouveaux, les pices de thtre la mode, les ouvrages de littrature, +de science ou de politique dont s'occupaient les snobs, les articles +sensationnels des revues de jeunes et le _Zarathustra_ de Nietzsche, +il faisait lire tout cela par Argensola, qui lui en donnait de vive voix +le compte rendu et qui ajoutait mme au compte rendu ses propres +observations, souvent fines et ingnieuses. Ainsi le peintre d'mes +pouvait tonner peu de frais son pre, sa mre, leurs invits et les +femmes esthtes des salons qu'il frquentait, par l'tendue de son +instruction et par la subtilit ou la profondeur de ses jugements +personnels. + +--C'est un garon un peu lger, disait-on dans le monde; mais il sait +tant de choses et il a tant d'esprit! + +Lorsque Jules eut peu prs renonc peindre, sa vie devint de moins +en moins difiante. Presque toujours escort d'Argensola qu'en la +circonstance il dnommait, non plus son secrtaire, mais son cuyer, +il passait les aprs-midi dans les salles d'escrime et les nuits dans +les cabarets de Montmartre. Il tait champion de plusieurs armes, +boxait, possdait mme les coups favoris des paladins qui rdent, la +nuit, le long des fortifications. L'abus du champagne le rendait +querelleur; il avait le soufflet facile et allait volontiers sur le +terrain. Avec le frac ou le smoking, qu'il jugeait indispensable +d'endosser ds six heures du soir, il implantait Paris les moeurs +violentes de la _pampa_. Son pre n'ignorait point cette conduite, et il +en tait navr; toutefois, en vertu du proverbe qui veut que les jeunes +gens jettent leur gourme, cet homme sage et un peu dsabus ne laissait +pas d'tre indulgent, et mme, dans son for intrieur, il prouvait un +certain orgueil animal penser que ce hardi luron tait son fils. + +Sur ces entrefaites, les parents de Berlin vinrent voir les Desnoyers. +Ceux-ci les reurent dans leur chteau de Villeblanche, o les Hartrott +passrent deux mois. Karl apprcia avec une bienveillante supriorit +l'installation de son beau-frre. Ce n'tait pas mal; le chteau ne +manquait pas de cachet et pourrait servir mettre en valeur un titre +nobiliaire. Mais l'Allemagne! Mais les commodits de Berlin! Il insista +beaucoup pour qu' leur tour les Desnoyers lui rendissent sa visite et +pussent ainsi admirer le luxe de son train de maison et les nobles +relations qui embellissaient son opulence. Marcel se laissa convaincre: +il esprait que ce voyage arracherait Jules ses mauvaises +camaraderies; que l'exemple des fils d'Hartrott, tous laborieux et se +poussant activement dans une carrire, pourrait inspirer de l'mulation + ce libertin; que l'influence de Paris tait corruptrice pour le jeune +homme, tandis qu'en Allemagne il n'aurait sous les yeux que la puret +des moeurs patriarcales. Les chtelains de Villeblanche partirent donc +pour Berlin, et ils y demeurrent trois mois, afin de donner Jules le +temps de perdre ses dplorables habitudes. + +Pourtant le pauvre Marcel ne se plaisait gure dans la capitale +prussienne. Quinze jours aprs son arrive, il avait dj une terrible +envie de prendre la fuite. Non, jamais il ne s'entendrait avec ces +gens-l! Trs aimables, d'une amabilit gluante et visiblement dsireuse +de plaire, mais si extraordinairement dpourvue de tact qu'elle choquait + chaque instant. Les amis des Hartrott protestaient de leur amour pour +la France; mais c'tait l'amour compatissant qu'inspire un bb +capricieux et faible, et ils ajoutaient ce sentiment de commisration +mille souvenirs fcheux des guerres o les Franais avaient t vaincus. +Au contraire, tout ce qui tait allemand,--un difice, une station de +chemin de fer, un simple meuble de salle manger,--donnait lieu +d'orgueilleuses comparaisons: + +--En France vous n'avez pas cela... En Amrique vous n'avez jamais rien +vu de pareil... + +Marcel rongeait son frein; mais, pour ne pas blesser ses htes, il les +laissait dire. Quant Luisa et Chichi, elles ne pouvaient se rsigner + admettre que l'lgance berlinoise ft suprieure l'lgance +parisienne; et Chichi scandalisa mme ses cousines en leur dclarant +tout net qu'elle ne pouvait souffrir ces petits officiers qui avaient +la taille serre par un corset, qui portaient l'oeil un monocle +inamovible, qui s'inclinaient devant les jeunes filles avec une raideur +automatique et qui assaisonnaient leurs lourdes galanteries d'une +grimace de supriorit. + +Jules, sous la direction de ses cousins, explora la vertueuse socit de +Berlin. L'an, le savant, fut laiss l'cart: ce malheureux, toujours +absorb dans ses livres, avait peu de rapports avec ses frres. Ceux-ci, +sous-lieutenants ou lves-officiers, montrrent avec orgueil Jules +les progrs de la haute noce germanique. Il connut les restaurants de +nuit, qui taient une imitation de ceux de Paris, mais beaucoup plus +vastes. Les femmes qui, Paris, se rencontraient par douzaines, se +rencontraient l par centaines. La solerie scandaleuse y tait, non un +accident, mais un fait expressment voulu et considr comme +indispensable au plaisir. Les viveurs s'amusaient par pelotons, le +public s'enivrait par compagnies, les vendeuses d'amour formaient des +rgiments. Jules n'prouva qu'une sensation de dgot en prsence de ces +femelles serviles et craintives qui, accoutumes tre battues, ne +dissimulaient pas l'avidit impudente avec laquelle elles tchaient de +se rattraper des mcomptes, des prjudices et des torgnoles qu'elles +avaient souffrir dans leur commerce; et il trouva rpugnant ce +libertinage brutal qui s'talait, vocifrait, faisait parade de ses +prodigalits absurdes. + +--Vous n'avez point cela Paris, lui disaient ses cousins en montrant +les salons normes o s'entassaient par milliers les buveurs et les +buveuses. + +--Non, nous n'avons point cela Paris, rpondait-il avec un +imperceptible sourire. + +Lorsque les Desnoyers rentrrent en France, ils poussrent un soupir de +soulagement. Toutefois Marcel rapporta d'Allemagne une vague +apprhension: les Allemands avaient fait beaucoup de progrs. Il n'tait +pas un patriote aveugle, et il devait se rendre l'vidence. +L'industrie germanique tait devenue trs puissante et constituait un +rel danger pour les peuples voisins. Mais, naturellement optimiste, il +se rassurait en se disant: Ils vont tre trs riches, et, quand on est +riche, on n'prouve pas le besoin de se battre. Somme toute, la guerre +que redoutent quelques toqus est fort improbable! + +Jules, sans se casser la tte mditer sur de si graves questions, +reprit tout simplement son existence d'avant le voyage, mais avec +quelques louables variantes. Il avait pris Berlin du dgot pour la +dbauche incongrue, et il s'amusa beaucoup moins que jadis dans les +restaurants de Montmartre. Ce qui lui plaisait maintenant, c'taient les +salons frquents par les artistes et par leurs protectrices. Or, la +gloire vint l'y trouver l'improviste. Ni la peinture des mes, ni les +amours coteuses et les duels varis ne l'avaient mis en vedette: ce fut +par les pieds qu'il triompha. + +Un nouveau divertissement, le _tango_, venait d'tre import en France +pour le plus grand bonheur des humains. Cet hiver-l, les gens se +demandaient d'un air mystrieux: Savez-vous tanguer? Cette danse des +ngres de Cuba, introduite dans l'Amrique du Sud par les quipages des +navires qui importent aux Antilles les viandes de conserve, avait +conquis la faveur en quelques mois. Elle se propageait victorieusement +de nation en nation, pntrait jusque dans les cours les plus +crmonieuses, culbutait les traditions de la dcence et de l'tiquette: +c'tait la rvolution de la frivolit. Le pape lui-mme, scandalis de +voir le monde chrtien s'unir sans distinction de sectes dans le commun +dsir d'agiter les jambes avec une frnsie aussi infatigable que celle +des possds du moyen ge, croyait devoir se convertir en matre de +ballet et prenait l'initiative de recommander la _furlana_ comme plus +dcente et plus gracieuse que le _tango_. + +Or, ce _tango_ que Jules voyait s'imposer en souverain au Tout-Paris, il +le connaissait de vieille date et l'avait beaucoup pratiqu +Buenos-Aires, aprs sa sortie du collge, sans se douter que, lorsqu'il +frquentait les bals les plus abjects des faubourgs, il faisait ainsi +l'apprentissage de la gloire. Il s'y adonna donc avec l'ardeur de celui +qui se sent admir, et il fut vite regard comme un matre. Il tient si +bien la ligne!, disaient les dames qui apprciaient l'lgance +vigoureuse de son corps svelte et bien muscl. Lui, dans sa jaquette +bombe la poitrine et pince la taille, les pieds serrs dans des +escarpins vernis, il dansait gravement, sans prononcer un mot, d'un air +presque hiratique, tandis que les lampes lectriques bleuissaient les +deux ailes de sa chevelure noire et luisante. Aprs quoi, les femmes +sollicitaient l'honneur de lui tre prsentes, avec la douce esprance +de rendre leurs amies jalouses lorsque celles-ci les verraient au bras +de l'illustre tangueur. Les invitations pleuvaient chez lui; les salons +les plus inaccessibles lui taient ouverts; chaque soir, il gagnait une +bonne douzaine d'amitis, et on se disputait la faveur de recevoir de +lui des leons. Le peintre d'mes offrait volontiers aux plus jolies +solliciteuses de les leur donner dans son atelier, de sorte que +d'innombrables lves affluaient la rue de la Pompe. + +--Tu danses trop, lui disait Argensola; tu te rendras malade. + +Ce n'tait pas seulement cause de la sant de son protecteur que le +secrtaire-cuyer s'inquitait de l'excessive frquence de ces visites; +il les trouvait fort gnantes pour lui-mme. Car, chaque aprs-midi, +juste au moment o il se dlectait dans une paisible lecture auprs du +pole bien chaud, Jules lui disait brle-pourpoint: + +--Il faut que tu t'en ailles. J'attends une leon nouvelle. + +Et Argensola s'en allait, non sans donner tous les diables, _in +petto_, les belles tangueuses. + +Au printemps de 1914, il y eut une grande nouvelle: les Desnoyers +s'alliaient aux Lacour. Ren, fils unique du snateur, avait fini par +inspirer Chichi une sympathie qui tait presque de l'amour. Bien +entendu, le snateur n'avait fait aucune opposition un projet de +mariage qui, plus tard, vaudrait son fils un nombre respectable de +millions. Au surplus, il tait veuf et il aimait donner chez lui des +soupers et des bals; sa bru ferait les honneurs de la maison, et +l'excellente table o il recevrait plus somptueusement que jamais ses +collgues et tous les personnages notoires de passage Paris, lui +permettrait de regagner un peu du prestige qu'il commenait perdre au +palais du Luxembourg. + + + + +III + +LE COUSIN DE BERLIN + + +Pendant le voyage fait par Jules en Argentine, Argensola, investi des +fonctions de gardien de l'atelier, avait vcu bien tranquille: il +n'avait plus auprs de lui le peintre d'mes pour le dranger au +milieu de ses lectures, et il pouvait absorber en paix une quantit +d'ouvrages crits sur les sujets les plus disparates. Il lui resta mme +assez de temps pour lier connaissance avec un voisin bizarre, log dans +un petit appartement de deux pices, au mme tage que l'atelier, mais +o l'on n'accdait que par un escalier de service, et qui prenait jour +sur une cour intrieure. + +Ce voisin, nomm Tchernoff, tait un Russe qu'Argensola avait vu souvent +rentrer avec des paquets de vieux livres, et qui passait de longues +heures crire prs de la fentre de sa chambre. L'Espagnol, dont +l'imagination tait romanesque, avait d'abord pris Tchernoff pour un +homme mystrieux et extraordinaire: avec cette barbe en dsordre, avec +cette crinire huileuse, avec ces lunettes chevauchant sur de vastes +narines qui semblaient dformes par un coup de poing, le Russe +l'impressionnait. Ensuite, lorsque le hasard d'une rencontre les eut mis +en rapport, Argensola, en entrant pour la premire fois chez Tchernoff, +sentit crotre sa sympathie: ami des livres, il voyait des livres +partout, d'innombrables livres, les uns aligns sur des rayons, d'autres +empils dans les coins, d'autres parpills sur le plancher, d'autres +amoncels sur des chaises boiteuses, sur de vieilles tables et mme sur +un lit que l'on ne refaisait pas tous les jours. Mais il prouva une +sorte de dsillusion, lorsqu'il apprit qu'en somme il n'y avait rien +d'trange et d'occulte dans l'existence de son nouvel ami. Ce que +Tchernoff crivait prs de la fentre, c'tait tout simplement des +traductions excutes, soit sur commande et moyennant finances, soit +gratuitement pour des journaux socialistes. La seule chose tonnante, +c'tait le nombre des langues que Tchernoff possdait. Comme les hommes +de sa race, il avait une merveilleuse facilit s'approprier les +vivantes et les mortes, et cela expliquait l'incroyable diversit des +idiomes dans lesquels taient crits les volumes qui encombraient son +appartement. La plupart taient des ouvrages d'occasion, qu'il avait +achets bas prix sur les quais, dans les caisses des bouquinistes; et +il semblait qu'une atmosphre de mysticisme, d'initiations surhumaines, +d'arcanes clandestinement transmis travers les sicles, mant de ces +bouquins poudreux dont quelques-uns taient demi rongs par les rats. +Mais, confondus avec ces vieux livres, il y en avait beaucoup de +nouveaux, qui attiraient l'oeil par leurs couvertures d'un rouge +flamboyant; et il y avait aussi des libelles de propagande socialiste, +des brochures rdiges dans toutes les langues de l'Europe, des +journaux, une infinit de journaux dont tous les titres voquaient +l'ide de rvolution. + +D'abord Tchernoff avait tmoign l'Espagnol peu de got pour les +visites et pour la causerie. Il souriait nigmatiquement dans sa barbe +d'ogre et se montrait avare de paroles, comme s'il voulait abrger la +conversation. Mais Argensola trouva le moyen d'apprivoiser ce sauvage: +il l'amena dans l'atelier de Jules, o les bons vins et les fines +liqueurs eurent vite fait de rendre le Russe plus communicatif. +Argensola apprit alors que Tchernoff avait fait en Sibrie une longue +quoique peu agrable villgiature, et que, rfugi depuis quelques +annes Paris, il y avait trouv un accueil bienveillant dans la +rdaction des journaux avancs. + + * * * * * + +Le lendemain du jour o Jules tait rentr Paris, Argensola, qui +causait avec Tchernoff sur le palier de l'escalier de service, entendit +qu'on sonnait la porte de l'atelier. Le secrtaire-cuyer, qui ne +s'offensait pas de joindre encore ces fonctions celles de valet de +chambre, accourut pour introduire le visiteur chez le peintre d'mes. +Ce visiteur parlait correctement le franais, mais avec un fort accent +allemand; et, par le fait, c'tait l'an des cousins de Berlin, le +docteur Julius von Hartrott, qui, aprs un court sjour Paris et au +moment de retourner en Allemagne, venait prendre cong de Jules. + +Les deux cousins se regardrent avec une curiosit o il y avait un peu +de mfiance. Ils avaient beau tre lis par une troite parent, ils ne +se connaissaient gure, mais assez cependant pour sentir qu'il existait +entre eux une complte divergence d'opinions et de gots. + +Jules, pour viter que son cousin se trompt sur la condition sociale de +l'introducteur, prsenta celui-ci en ces termes: + +--Mon ami l'artiste espagnol Argensola, non moins remarquable par ses +vastes lectures que par son magistral talent de peintre. + +--J'ai maintes fois entendu parler de lui, rpondit imperturbablement le +docteur, avec la suffisance d'un homme qui se pique de tout savoir. + +Puis, comme Argensola faisait mine de se retirer: + +--Vous ne serez pas de trop dans notre entretien, monsieur, lui dit-il +sur le ton ambigu d'un suprieur qui veut montrer de la condescendance +un infrieur et d'un confrencier qui, infatu de lui-mme, n'est pas +fch d'avoir un auditeur de plus pour les belles choses qu'il va dire. + +Argensola s'assit donc avec les deux autres, mais un peu l'cart, de +sorte qu'il pouvait considrer son aise l'accoutrement d'Hartrott. +L'Allemand avait l'aspect d'un officier habill en civil. Toute sa +personne exprimait manifestement le dsir de ressembler aux hommes +d'pe, lorsqu'il leur arrive de quitter l'uniforme. Son pantalon tait +collant comme s'il tait destin entrer dans des bottes l'cuyre. +Sa jaquette, garnie de deux ranges de boutons sur le devant et serre +la taille, avait de longues et larges basques et des revers trs +montants, ce qui lui donnait une vague ressemblance avec une tunique +militaire. Ses moustaches rousstres, plantes sur une forte mchoire, +et ses cheveux coups en brosse compltaient la martiale similitude. +Mais ses yeux,--des yeux d'homme d'tude, grands, myopes et un peu +troubles,--s'abritaient derrire des lunettes aux verres pais et +donnaient malgr tout leur propritaire l'apparence d'un homme +pacifique. Cet Hartrott, aprs avoir conquis le diplme de docteur en +philosophie, venait d'tre nomm professeur auxiliaire dans une +universit, sans doute parce qu'il avait dj publi trois ou quatre +volumes gros et lourds comme des pavs; et, au surplus, il tait membre +d'un sminaire historique, c'est--dire d'une socit savante qui se +consacrait la recherche des documents indits et qui avait pour +prsident un historien fameux. Le jeune professeur portait la +boutonnire la rosette d'un ordre tranger. + +Le respect de Jules pour le savant de la famille n'allait pas sans +quelque mlange de ddain: c'tait sa faon de se venger de ce pdant +qu'on lui proposait sans cesse pour modle. Selon lui, un homme qui ne +connaissait la vie que par les livres et qui passait son existence +vrifier ce qu'avaient fait les hommes d'autrefois, n'avait aucun droit +au titre de sage, alors surtout que de telles tudes ne tendaient qu' +confirmer les Allemands dans leurs prjugs et dans leur outrecuidance. +En somme, que fallait-il pour crire sur un minime fait historique un +livre norme et illisible? La patience de vgter dans les +bibliothques, de classer des milliers de fiches et de les recopier plus +ou moins confusment. Dans l'opinion du peintre, son cousin Julius +n'tait qu'une manire de rond-de-cuir, c'est--dire un de ces +individus que dsigne plus pittoresquement encore le terme populaire +d'outre-Rhin: _Sitzfleisch haben_. La premire qualit de ces +savants-l, c'est d'tre assez bien rembourrs pour qu'il leur soit +possible de passer des journes entires le derrire sur une chaise. + +Le docteur expliqua l'objet de sa visite. Venu Paris pour une mission +importante dont les autorits universitaires allemandes l'avaient +charg, il avait beaucoup regrett l'absence de Jules et il aurait t +trs fch de repartir sans l'avoir vu. Mais, hier soir, sa mre Hlna +lui avait appris que le peintre tait de retour, et il s'tait empress +d'accourir l'atelier. Il devait quitter Paris le soir mme: car les +circonstances taient graves. + +--Tu crois donc la guerre? lui demanda Jules. + +--Oui. La guerre sera dclare demain ou aprs-demain. Elle est +invitable. C'est une crise ncessaire pour le salut de l'humanit. + +Jules et Argensola, bahis, regardrent celui qui venait d'noncer +gravement cette belliqueuse et paradoxale proposition, et ils comprirent +aussitt qu'Hartrott tait venu tout exprs pour leur parler de ce +sujet. + +--Toi, continua Hartrott, tu n'es pas Franais, puisque tu es n en +Argentine. On peut donc te dire la vrit tout entire. + +--Mais toi, rpliqua Jules en riant, o donc es-tu n? + +Hartrott eut un geste instinctif de protestation, comme si son cousin +lui avait adress une injure, et il repartit d'un ton sec: + +--Moi, je suis Allemand. En quelque endroit que naisse un Allemand, il +est toujours fils de l'Allemagne. + +Puis, se tournant vers Argensola: + +--Vous aussi, monsieur, vous tes un tranger, et, puisque vous avez +beaucoup lu, vous n'ignorez pas que l'Espagne, votre patrie, doit aux +Germains ses qualits les meilleures. C'est de nous que lui sont venus +le culte de l'honneur et l'esprit chevaleresque, par l'intermdiaire des +Goths, des Visigoths et des Vandales, qui l'ont conquise. + +Argensola se contenta de sourire imperceptiblement, et Hartrott, flatt +d'un silence qui lui parut approbatif, poursuivit son discours. + +--Nous allons assister, soyez-en certains, de grands vnements, et +nous devons nous estimer heureux d'tre ns l'poque prsente, la plus +intressante de toute l'histoire. En ce moment l'axe de l'humanit se +dplace et la vritable civilisation va commencer. + +A son avis, la guerre prochaine serait extraordinairement courte. +L'Allemagne avait tout prpar pour que cet vnement pt s'accomplir +sans que la vie conomique du monde souffrt d'une trop profonde +perturbation. Un mois lui suffirait pour craser la France, le plus +redoutable de ses adversaires. Ensuite elle se retournerait contre la +Russie qui, lente dans ses mouvements, ne serait pas capable d'opposer +cette offensive une dfense immdiate. Enfin elle attaquerait +l'orgueilleuse Angleterre, l'isolerait dans son archipel, lui +interdirait de faire dornavant obstacle la prpondrance allemande. +Ces coups rapides et ces victoires dcisives n'exigeraient que le cours +d'un t, et, l'automne, la chute des feuilles saluerait le triomphe +dfinitif de l'Allemagne. + +Ensuite, avec l'assurance d'un professeur qui, parlant du haut de la +chaire, n'a pas craindre d'tre rfut par ceux qui l'coutent, il +expliqua la supriorit de la race germanique. Les hommes se divisaient +en deux groupes, les dolichocphales et les brachycphales. Les +dolichocphales reprsentaient la puret de la race et la mentalit +suprieure, tandis que les brachycphales n'taient que des mtis, avec +tous les stigmates de la dgnrescence. Les Germains, dolichocphales +par excellence, taient les uniques hritiers des Aryens primitifs, et +les autres peuples, spcialement les Latins du Sud de l'Europe, +n'taient que des Celtes brachycphales, reprsentants abtardis d'une +race infrieure. Les Celtes, incorrigibles individualistes, n'avaient +jamais t que d'ingouvernables rvolutionnaires, pris d'un +galitarisme et d'un humanitarisme qui avaient beaucoup retard la +marche de la civilisation. Au contraire les Germains, dont l'me est +autoritaire, mettaient au-dessus de tout l'ordre et la force. lus par +la nature pour commander aux autres peuples, ils possdaient toutes les +vertus qui distinguent les chefs-ns. La Rvolution franaise n'avait +t qu'un conflit entre les Celtes et les Germains. La noblesse +franaise descendait des guerriers germains installs dans les Gaules +aprs l'invasion dite des Barbares, tandis que la bourgeoisie et le +tiers-tat reprsentaient l'lment gallo-celtique. La race infrieure, +en l'emportant sur la suprieure, avait dsorganis le pays et perturb +le monde. Ce que le celtisme avait invent, c'tait la dmocratie, le +socialisme, l'anarchisme. Mais l'heure de la revanche germanique avait +sonn enfin, et la race du Nord allait se charger de rtablir l'ordre, +puisque Dieu lui avait fait la faveur de lui conserver son indiscutable +supriorit. + +--Un peuple, conclut-il, ne peut aspirer de grands destins que s'il +est foncirement germanique. Nous sommes l'aristocratie de l'humanit, +le sel de la terre, comme a dit notre empereur. + +Et, tandis que Jules, stupfait de cette insolente philosophie de +l'histoire, gardait le silence, et qu'Argensola continuait de sourire +imperceptiblement, Hartrott entama le second point de sa dissertation. + +--Jusqu' prsent, expliqua-t-il, on n'a fait la guerre qu'avec des +soldats; mais celle-ci, on la fera avec des savants et avec des +professeurs. L'Universit n'a pas eu moins de part sa prparation que +l'tat-Major. La science germanique, la premire de toutes, est unie +pour jamais ce que les rvolutionnaires latins appellent +ddaigneusement le militarisme. La force, reine du monde, est ce qui +cre le droit, et c'est elle qui imposera partout notre civilisation. +Nos armes reprsentent notre culture, et quelques semaines leur +suffiront pour dlivrer de la dcadence celtique les peuples qui, grce + elles, recouvreront bientt une seconde jeunesse. + +Le prodigieux avenir de sa race lui inspirait un enthousiasme lyrique. +Guillaume Ier, Bismarck, tous les hros des victoires antrieures lui +paraissaient vnrables; mais il parlait d'eux comme de dieux moribonds, +dont l'heure tait passe. Ces glorieux anctres n'avaient fait +qu'largir les frontires et raliser l'unit de l'empire; mais ensuite, +avec une prudence de vieillards valtudinaires, ils s'taient opposs +toutes les hardiesses de la gnration nouvelle, et leurs ambitions +n'allaient pas plus loin que l'tablissement d'une hgmonie +continentale. Aujourd'hui c'tait le tour de Guillaume II, le grand +homme complexe dont la patrie avait besoin. Ainsi que l'avait dit +Lamprecht, matre de Julius von Hartrott, l'empereur reprsentait la +fois la tradition et l'avenir, la mthode et l'audace; comme son aeul, +il tait convaincu qu'il rgnait par la grce de Dieu; mais son +intelligence vive et brillante n'en reconnaissait et n'en acceptait pas +moins les nouveauts modernes; s'il tait romantique et fodal, s'il +soutenait les conservateurs agrariens, il tait en mme temps un homme +du jour, cherchait les solutions pratiques, faisait preuve d'un esprit +utilitaire l'amricaine. En lui s'quilibraient l'instinct et la +raison. C'tait grce lui que l'Allemagne avait su grouper ses forces +et reconnatre sa vritable voie. Les universits l'acclamaient avec +autant d'enthousiasme que les armes: car la germanisation mondiale dont +Guillaume serait l'auteur, allait procurer tous les peuples d'immenses +bienfaits. + +--_Gott mit uns!_ s'cria-t-il en matire de proraison. Oui, Dieu est +avec nous! Il existe, n'en doutez pas, un Dieu chrtien germanique qui +est notre Grand Alli et qui se manifeste nos ennemis comme une +divinit puissante et jalouse. + +Cette fois, le sourire d'Argensola devint un petit rire ouvertement +sarcastique. Mais le docteur tait trop enivr de ses propres paroles +pour y prendre garde. + +--Ce qu'il nous faut, ajouta-t-il, c'est que l'Allemagne entre enfin en +possession de toutes les contres o il y a du sang germain et qui ont +t civilises par nos aeux. + +Et il numra ces contres. La Hollande et la Belgique taient +allemandes. La France l'tait par les Francs, qui elle devait un tiers +de son sang. L'Italie presque entire avait bnfici de l'invasion des +Lombards. L'Espagne et le Portugal avaient t domins et peupls par +des conqurants de race teutonne. Mais le docteur ne s'en tenait point +l. Comme la plupart des nations de l'Amrique taient d'origine +espagnole ou portugaise, le docteur les comprenait dans ses +revendications. Quant l'Amrique du Nord, sa puissance et sa richesse +taient l'oeuvre des millions d'Allemands qui y avaient migr. +D'ailleurs Hartrott reconnaissait que le moment n'tait pas encore venu +de penser tout cela et que, pour aujourd'hui, il ne s'agissait que du +continent europen. + +--Ne nous faisons pas d'illusions, poursuivit-il sur un ton de tristesse +hautaine. A cette heure, le monde n'est ni assez clairvoyant ni assez +sincre pour comprendre et apprcier nos bienfaits. J'avoue que nous +avons peu d'amis. Comme nous sommes les plus intelligents, les plus +actifs, les plus capables d'imposer aux autres notre culture, tous les +peuples nous considrent avec une hostilit envieuse. Mais nous n'avons +pas le droit de faillir nos destins, et c'est pourquoi nous imposerons + coups de canon cette culture que l'humanit, si elle tait plus sage, +devrait recevoir de nous comme un don cleste. + +Jusqu'ici Jules, impressionn par l'autorit doctorale avec laquelle +Hartrott formulait ses affirmations, n'avait presque rien dit. +D'ailleurs, l'ex-professeur de _tango_ tait mal prpar soutenir une +discussion sur de tels sujets avec le savant professeur tudesque. Mais, +agac de l'assurance avec laquelle son cousin raisonnait sur cette +guerre encore problmatique, il ne put s'empcher de dire: + +--En somme, pourquoi parler de la guerre comme si elle tait dj +dclare? En ce moment, des ngociations diplomatiques sont en cours et +peut-tre tout finira-t-il par s'arranger. + +Le docteur eut un geste d'impatience mprisante. + +--C'est la guerre, te dis-je! Lorsque j'ai quitt l'Allemagne, il y a +huit jours, je savais que la guerre tait certaine. + +--Mais alors, demanda Jules, pourquoi ces ngociations? Et pourquoi le +gouvernement allemand fait-il semblant de s'entremettre dans le conflit +qui a clat entre l'Autriche et la Serbie? Ne serait-il pas plus simple +de dclarer la guerre tout de suite? + +--Notre gouvernement, reprit Hartrott avec franchise, prfre que ce +soient les autres qui la dclarent. Le rle d'attaqu obtient toujours +plus de sympathie que celui d'agresseur, et il justifie les rsolutions +finales, quelque dures qu'elles puissent tre. Au surplus, nous avons +chez nous beaucoup de gens qui vivent leur aise et qui ne dsirent pas +la guerre; il convient donc de leur faire croire que ce sont nos ennemis +qui nous l'imposent, pour que ces gens sentent la ncessit de se +dfendre. Il n'est donn qu'aux esprits suprieurs de comprendre que le +seul moyen de raliser les grands progrs, c'est l'pe, et que, selon +le mot de notre illustre Treitschke, la guerre est la forme la plus +haute du progrs. + +Selon Hartrott, la morale avait sa raison d'tre dans les rapports des +individus entre eux, parce qu'elle sert rendre les individus plus +soumis et plus disciplins; mais elle ne fait qu'embarrasser les +gouvernements, pour qui elle est une gne sans profit. Un tat ne doit +s'inquiter ni de vrit ni de mensonge; la seule chose qui lui +importe, c'est la convenance et l'utilit des mesures prises. Le +glorieux Bismarck, afin d'obtenir la guerre qu'il voulait contre la +France, n'avait pas hsit altrer un tlgramme, et Hans Delbruck +avait eu raison d'crire ce sujet: Bnie soit la main qui a falsifi +la dpche d'Ems! En ce qui concernait la guerre prochaine, il tait +urgent qu'elle se ft sans retard: aucun des ennemis de l'Allemagne +n'tait prt, de sorte que les Allemands qui, eux, se prparaient depuis +quarante ans, taient srs de la victoire. Qu'tait-il besoin de se +proccuper du droit et des traits? L'Allemagne avait la force, et la +force cre des lois nouvelles. L'histoire ne demande pas de comptes aux +vainqueurs, et les prtres de tous les cultes finissent toujours par +bnir dans leurs hymnes les auteurs des guerres heureuses. Ceux qui +triomphent sont les amis de Dieu. + +--Nous autres, continua-t-il, nous ne sommes pas des sentimentaux; nous +ne faisons la guerre ni pour chtier les Serbes rgicides, ni pour +dlivrer les Polonais opprims par la Russie. Nous la faisons parce que +nous sommes le premier peuple du monde et que nous voulons tendre notre +activit sur toute la plante. La vieille Rome, mortellement malade, +appela barbares les Germains qui ouvrirent sa fosse. Le monde +d'aujourd'hui a, lui aussi, une odeur de mort, et il ne manquera pas non +plus de nous appeler barbares. Soit! Lorsque Tanger et Toulon, Anvers +et Calais seront allemands, nous aurons le loisir de disserter sur la +barbarie germanique; mais, pour l'instant, nous possdons la force et +nous ne sommes pas d'humeur discuter. La force est la meilleure des +raisons. + +--tes-vous donc si certains de vaincre? objecta Jules. Le destin mnage +parfois aux hommes de terribles surprises. Il suscite des forces +occultes avec lesquelles on n'a pas compt et qui peuvent rduire +nant les plans les mieux tablis. + +Hartrott haussa les paules. Qu'est-ce que l'Allemagne aurait devant +elle? Le plus craindre de ses ennemis, ce serait la France; mais la +France n'tait pas capable de rsister aux influences morales +nervantes, aux labeurs, aux privations et aux souffrances de la guerre: +un peuple affaibli physiquement, infect de l'esprit rvolutionnaire, +dsaccoutum de l'usage des armes par l'amour excessif du bien-tre. +Ensuite il y avait la Russie; mais les masses amorphes de son immense +population taient longues runir, difficiles mouvoir, travailles +par l'anarchisme et par les grves. L'tat-major de Berlin avait dispos +toutes choses de telle faon qu'il tait certain d'craser la France en +un mois; cela fait, il transporterait les irrsistibles forces +germaniques contre l'empire russe avant mme que celui-ci ait eu le +temps d'entrer en action. + +--Quant aux Anglais, poursuivit Hartrott, il est douteux que, malgr +l'entente cordiale, ils prennent part la lutte. C'est un peuple de +rentiers et de sportsmen dont l'gosme est sans limites. Admettons +toutefois qu'ils veuillent dfendre contre nous l'hgmonie continentale +qui leur a t octroye par le Congrs de Vienne, aprs la chute de +Napolon. Que vaut l'effort qu'ils tenteront de faire? Leur petite arme +n'est compose que du rebut de la nation, et elle est totalement +dpourvue d'esprit guerrier. Lorsqu'ils rclameront l'assistance de +leurs colonies, celles-ci, qui ont tant se plaindre d'eux, se feront +une joie de les lcher. L'Inde profitera de l'occasion pour se soulever +contre ses exploiteurs, et l'gypte s'affranchira du despotisme de ses +tyrans.... + +Il y eut un silence, et Hartrott parut s'absorber dans ses rflexions, +dont il traduisit le rsultat par cette nouvelle tirade: + +--Par le fait, il y a beau temps que notre victoire a commenc. Nos +ennemis nous abhorrent, et nanmoins ils nous imitent. Tout ce qui porte +la marque allemande est recherch dans le monde entier. Les pays mmes +qui ont la prtention de rsister nos armes, copient nos mthodes +dans leurs coles et admirent nos thories, y compris celles qui n'ont +obtenu en Allemagne qu'un mdiocre succs. Souvent nous rions entre +nous, comme les augures romains, constater le servilisme avec lequel +les peuples trangers se soumettent notre influence. Et ce sont ces +gens-l qui ensuite refusent de reconnatre notre supriorit! + +Pour la premire fois Argensola fit un geste approbatif, que ne suivit +d'ailleurs aucun commentaire. Hartrott, qui avait surpris ce geste, lui +attribua la valeur d'un assentiment complet, et cela l'induisit +reprendre: + +--Mais notre supriorit est vidente, et, pour en avoir la preuve, nous +n'avons qu' couter ce que disent nos ennemis. Les Latins eux-mmes +n'ont-ils pas proclam maintes fois que les socits latines sont +l'agonie, qu'il n'y a pas de place pour elles dans l'organisation +future, et que l'Allemagne seule conserve latentes les forces +civilisatrices? Les Franais, en particulier, ne rptent-ils pas qui +veut les entendre que la France est en pleine dcomposition et qu'elle +marche d'un pas rapide une catastrophe? Eh bien, des peuples qui se +jugent ainsi ont assurment la mort dans les entrailles. En outre, les +faits confirment chaque jour l'opinion qu'ils ont de leur propre +dcadence. Il est impossible de douter qu'une rvolution clate Paris +aussitt aprs la dclaration de guerre. Tu n'tais pas ici, toi, pour +voir l'agitation des boulevards l'occasion du procs Caillaux. Mais, +moi, j'ai constat de mes yeux comment ractionnaires et +rvolutionnaires se menaaient, se frappaient en pleine rue. Ils s'y +sont insults jusqu' ces derniers jours. Lorsque nos troupes +franchiront la frontire, la division des opinions s'accentuera encore; +militaristes et antimilitaristes se disputeront furieusement, et en +moins d'une semaine ce sera la guerre civile. Ce pays a t gt +jusqu'au coeur par la dmocratie et par l'aveugle amour de toutes les +liberts. L'unique nation de la terre qui soit vraiment libre, c'est la +nation allemande, parce qu'elle sait obir. + +Ce paradoxe bizarre amusa Jules qui dit en riant: + +--Vrai, tu crois que l'Allemagne est le seul pays libre? + +--J'en suis sr! dclara le professeur avec une nergie croissante. Nous +avons les liberts qui conviennent un grand peuple: la libert +conomique et la libert intellectuelle. + +--Mais la libert politique? + +--Seuls les peuples dcadents et ingouvernables, les races infrieures +entiches d'galit et de dmocratie, s'inquitent de la libert +politique. Les Allemands n'en prouvent pas le besoin. Ns pour tre les +matres, ils reconnaissent la ncessit des hirarchies et consentent +tre gouverns par une classe dirigeante qui doit ce privilge +l'aristocratie du sang ou du talent. Nous avons, nous, le gnie de +l'organisation. + +Et les deux amis entendirent avec un tonnement effar la description du +monde futur, tel que le faonnerait le gnie germanique. Chaque peuple +serait organis de telle sorte que l'homme y donnt la socit le +maximum de rendement; tous les individus seraient enrgiments pour +toutes les fonctions sociales, obiraient comme des machines une +direction suprieure, fourniraient la plus grande quantit possible de +travail sous la surveillance des chefs; et cela, ce serait l'tat +parfait. + +Sur ce, Hartrott regarda sa montre et changea brusquement de sujet de +conversation. + +--Excuse-moi, dit-il, il faut que je te quitte. Les Allemands rsidant +Paris sont dj partis en grand nombre, et je serais parti moi-mme, si +l'affection familiale que je te porte ne m'avait fait un devoir de te +donner un bon conseil. Puisque tu es tranger et que rien ne t'oblige +rester en France, viens chez nous Berlin. La guerre sera dure, trs +dure, et, si Paris essaie de se dfendre, il se passera des choses +terribles. Nos moyens offensifs sont beaucoup plus redoutables qu'ils ne +l'taient en 1870. + +Jules fit un geste d'indiffrence. Il ne croyait pas un danger +prochain, et d'ailleurs il n'tait pas si poltron que son cousin +paraissait le croire. + +--Tu es comme ton pre, s'cria le professeur. Depuis deux jours, +j'essaie inutilement de le convaincre qu'il devrait passer en Allemagne +avec les siens; mais il ne veut rien entendre. Il admet volontiers que, +si la guerre clate, les Allemands seront victorieux; mais il s'obstine + croire que la guerre n'clatera pas. Ce qui est encore plus +incomprhensible, c'est que ma mre elle-mme hsitait repartir avec +moi pour Berlin. Grce Dieu, j'ai fini par la convaincre et peut-tre, + cette heure, est-elle dj en route. Il a t convenu entre elle et +moi que, si elle tait prte temps, elle prendrait le train de +l'aprs-midi, pour voyager en compagnie d'une de ses amies, femme d'un +conseiller de notre ambassade, et que, si elle manquait ce train, elle +me rejoindrait celui du soir. Mais j'ai eu toutes les peines du monde + la dcider; elle s'enttait me rpter que la guerre ne lui faisait +pas peur, que les Allemands taient de trs braves gens, et que, quand +ils entreraient Paris, ils ne feraient de mal personne. + +Cette opinion favorable semblait contrarier beaucoup le docteur. + +--Ni ma mre ni ton pre, expliqua-t-il, ne se rendent compte de ce +qu'est la guerre moderne. Que les Allemands soient de braves gens, je +suis le premier le reconnatre; mais ils sont obligs d'appliquer la +guerre les mthodes scientifiques. Or, de l'avis des gnraux les plus +comptents, la terreur est l'unique moyen de russir vite, parce qu'elle +trouble l'intelligence de l'ennemi, paralyse son action, brise sa +rsistance. Plus la guerre sera dure, plus elle sera courte. L'Allemagne +va donc tre cruelle, trs cruelle pour empcher que la lutte se +prolonge. Et il ne faudra pas en conclure que l'Allemagne soit devenue +mchante: tout au contraire, sa prtendue cruaut sera de la bont: +l'ennemi terroris se rendra plus vite, et le monde souffrira moins. +Voil ce que ton pre ne veut pas comprendre; mais tu seras plus +raisonnable que lui. Te dcides-tu partir avec moi? + +--Non, rpondit Jules. Si je partais, j'aurais honte de moi-mme. Fuir +devant un danger qui n'est peut-tre qu'imaginaire! + +--Comme il te plaira, riposta l'autre d'un ton cassant. L'heure me +presse: je dois aller encore notre ambassade, o l'on me remettra des +documents confidentiels destins aux autorits allemandes. Je suis +oblig de te quitter. + +Et il se leva, prit sa canne et son chapeau. Puis, sur le seuil, en +disant adieu son cousin: + +--Je te rpte une dernire fois ce que je t'ai dj dit, insista-t-il. +Si les Parisiens, comprenant l'inutilit de la rsistance, ont la +sagesse de nous ouvrir leurs portes, il est possible que tout se passe +en douceur; mais, dans le cas contraire... Bref, sois sr que, de toute +faon, nous nous reverrons bientt. Il ne me dplaira pas de revenir +Paris, lorsque le drapeau allemand flottera sur la Tour Eiffel. Cinq ou +six semaines suffiront pour cela. Donc, au revoir jusqu'en septembre. Et +crois bien qu'aprs le triomphe germanique Paris n'en sera pas moins +agrable. Si la France disparat en tant que grande puissance, les +Franais, eux, resteront, et ils auront mme plus de loisirs +qu'auparavant pour cultiver ce qu'il y a d'aimable dans leur caractre. +Ils continueront inventer des modes, s'organiseront sous notre +direction pour rendre la vie plaisante aux trangers, formeront quantit +de jolies actrices, criront des romans amusants et des comdies +piquantes. N'est-ce point assez pour eux? + +Quand la porte fut referme, Argensola clata de rire et dit Jules: + +--Il nous la baille bonne, ton dolichocphale de cousin! Mais pourquoi +n'as-tu rien rpondu sa docte confrence? + +--C'est ta faute plus que la mienne, repartit Jules en plaisantant. La +mtaphysique de l'anthropologie et de la sociologie n'est pas +prcisment mon affaire. Si tu m'avais analys un plus grand nombre de +bouquins ennuyeux sur la philosophie de l'histoire, peut-tre aurais-je +eu des arguments topiques lui opposer. + +--Mais il n'est pas ncessaire d'avoir lu des bibliothques pour +s'apercevoir que ces thories sont des billeveses de lunatiques. Les +races! Les brachycphales et les dolichocphales! La puret du sang! Y +a-t-il encore aujourd'hui un homme d'instruction moyenne qui croie ces +antiquailles? Comment existerait-il un peuple de race pure, puisqu'il +n'est point d'homme au monde dont le sang n'ait subi une infinit de +mlanges dans le cours des sicles? Si les Germains se sont mis de +telles sottises dans la tte, c'est qu'ils sont aveugls par l'orgueil. +Les systmes scientifiques qu'ils inventent ne visent qu' justifier +leur absurde prtention de devenir les matres du monde. Ils sont +atteints de la folie de l'imprialisme. + +--Mais, interrompit Jules, tous les peuples forts n'ont-ils pas eu leurs +ambitions imprialistes? + +--J'en conviens, reprit Argensola, et j'ajoute que cet orgueil a +toujours t pour eux un mauvais conseiller; mais encore est-il +quitable de reconnatre que la qualit de l'imprialisme varie beaucoup +d'un peuple l'autre et que, chez les nations gnreuses, cette fivre +n'exclut pas les nobles desseins. Les Grecs ont aspir l'hgmonie, +parce qu'ils croyaient tre les plus aptes donner aux autres hommes la +science et les arts. Les Romains, lorsqu'ils tendaient leur domination +sur tout le monde connu, apportaient aux rgions conquises le droit et +les formes de la justice. Les Franais de la Rvolution et de l'Empire +justifiaient leur ardeur conqurante par le dsir de procurer la libert + leurs semblables et de semer dans l'univers les ides nouvelles. Il +n'est pas jusqu'aux Espagnols du XVIe sicle qui, en bataillant +contre la moiti de l'Europe pour exterminer l'hrsie et pour crer +l'unit religieuse, n'aient travaill raliser un idal qui peut-tre +tait nbuleux et faux, mais qui n'en tait pas moins dsintress. Tous +ces peuples ont agi dans l'histoire en vue d'un but qui n'tait pas +uniquement l'accroissement brutal de leur propre puissance, et, en +dernire analyse, ce quoi ils visaient, c'tait le bien de l'humanit. +Seule l'Allemagne de ton Hartrott prtend s'imposer au monde en vertu de +je ne sais quel droit divin qu'elle tiendrait de la supriorit de sa +race, supriorit que d'ailleurs personne ne lui reconnat et qu'elle +s'attribue gratuitement elle-mme. + +--Ici je t'arrte, dit Jules. N'as-tu pas approuv tout l'heure mon +cousin Otto, lorsqu'il disait que les ennemis mmes de l'Allemagne +l'admirent et se soumettent son influence? + +--Ce que j'ai approuv, c'est la qualification de servilisme qu'il +appliquait lui-mme cette stupide manie d'admirer et d'imiter +l'Allemagne. Il est trop vrai que, depuis bientt un demi-sicle, les +autres peuples ont eu la niaiserie de tomber dans le panneau. Par +couardise intellectuelle, par crainte de la force, par insouciante +paresse, ils ont prn sans le moindre discernement tout ce qui venait +d'outre-Rhin, le bon et le mauvais, l'or et le talc; et la vanit +germanique a t confirme dans ses prtentions absurdes par la +superstitieuse complaisance avec laquelle ses rivaux lui donnaient +raison. Voil pourquoi un pays qui a compt tant de philosophes et de +penseurs, tant de gnies contemplatifs et de thoriciens profonds, un +pays qui peut s'enorgueillir lgitimement de Kant le pacifique, de +Goethe l'olympien, du divin Beethoven, est devenu un pays o l'on ne +croit plus qu'aux rsultats matriels de l'activit sociale, o l'on +rve de faire de l'homme une machine productive, o l'on ne voit dans la +science qu'un auxiliaire de l'industrie. + +--Mais cela n'a pas mal russi aux Allemands, fit observer Jules, +puisque avec leur science applique ils concurrencent et menacent de +supplanter bientt l'Angleterre sur les marchs de l'ancien et du +nouveau monde. + +--S'ensuit-il, repartit Argensola, qu'ils possdent une relle et +durable supriorit sur l'Angleterre et sur les autres pays de haute +civilisation? La science, mme pousse loin, n'exclut pas ncessairement +la barbarie. La culture vritable, comme l'a dit ce Nietzsche dont je +t'ai analys le _Zarathustra_, c'est l'unit de style dans toutes les +manifestations de la vie. Si donc un savant s'est cantonn dans ses +tudes spciales avec la seule intention d'en tirer des avantages +matriels, ce savant peut trs bien avoir fait d'importantes +dcouvertes, il n'en reste pas moins un barbare. Les Franais, disait +encore Nietzsche, sont le seul peuple d'Europe qui possde une culture +authentique et fconde, et il n'est personne en Allemagne qui ne leur +ait fait de larges emprunts. Nietzsche voyait clair; mais ton cousin +est fou, archi-fou. + +--Tes paroles me tranquillisent, rpondit Jules. Je t'avoue que +l'assurance de ce grandiloquent docteur m'avait un peu dprim. J'ai +beau n'tre pas de nationalit franaise; en ces heures tragiques, je +sens malgr moi que j'aime la France. Je n'ai jamais pris part aux +luttes des partis; mais, d'instinct, je suis rpublicain. Dans mon for +intrieur, je serais humili du triomphe de l'Allemagne et je gmirais +de voir son joug despotique s'appesantir sur les nations libres o le +peuple se gouverne lui-mme. C'est un danger qui, hlas! me parat trs +menaant. + +--Qui sait? reprit Argensola pour le rconforter. La France est un pays + surprises. Il faut voir le Franais l'oeuvre, quand il travaille +rparer son imprvoyance. Hartrott a beau dire: en ce moment, il y a de +l'ordre Paris, de la rsolution, de l'enthousiasme. J'imagine que, +dans les jours qui ont prcd Valmy, la situation tait pire que celle +d' prsent: tout tait dsorganis; on n'avait pour se dfendre que des +bataillons d'ouvriers et de laboureurs qui n'avaient jamais tenu un +fusil; et cela n'a pas empch que, pendant vingt ans, les vieilles +monarchies de l'Europe n'ont pu venir bout de ces soldats improviss. + +Cette nuit-l, Jules eut le sommeil agit par des rves o, avec une +brusque incohrence d'images projetes sur l'cran d'un cinmatographe, +se succdaient des scnes d'amour, de batailles furieuses, +d'universits allemandes, de bals parisiens, de paquebots +transatlantiques et de dluge universel. + +A la mme heure, son cousin Otto von Hartrott, confortablement install +dans un _sleeping car_, roulait seul vers les rives de la Spre. Il +n'avait pas trouv sa mre la gare; mais cela ne lui avait donn +aucune inquitude, et il tait convaincu qu'Hlna, partie avec son amie +la conseillre d'ambassade, arriverait Berlin avant lui. En ralit, +Hlna tait encore chez sa soeur, avenue Victor-Hugo. Voici les +contretemps qui l'avaient empche de tenir la promesse de dpart faite + son fils. + +Depuis qu'elle tait arrive Paris, elle avait, comme de juste, couru +les grands magasins et fait une multitude d'emplettes. Or, le jour o +elle aurait d partir, nombre de choses qu'il lui paraissait +spcialement ncessaire de rapporter en Allemagne, n'avaient pas t +livres par les fournisseurs. Elle avait donc pass toute la matine +tlphoner aux quatre coins de Paris; mais, en raison du dsarroi +gnral, plusieurs commandes manquaient encore l'appel, quand vint +l'heure de monter en automobile pour le train de l'aprs-midi. Elle +avait donc dcid de ne partir que par le train du soir, avec son fils. +Mais, le soir, elle avait une telle montagne de bagages,--malles, +valises, caisses, cartons chapeaux, sacs de nuit, paquets de toute +sorte,--que jamais il n'avait t possible de prparer et de charger +tout cela en temps opportun. Lorsqu'il avait t bien constat que le +train du soir n'tait pas moins irrmdiablement perdu que celui de +l'aprs-midi, elle s'tait rsigne sans trop de peine rester. En +somme, elle n'tait pas fche des fatalits imprvues qui l'excusaient +d'avoir manqu sa parole. Qui sait mme si elle n'avait pas mis un peu +de complaisance aider le veto du destin? D'une part, malgr les +emphatiques discours de son fils, elle n'tait pas du tout persuade +qu'il ft urgent de quitter Paris. Et d'autre part,--les cervelles +fminines ne rpugnent point admettre des arguments contraires,--la +tendre, inconsquente et un peu sotte romantique pensait sans doute +que, le jour o les armes allemandes entreraient Paris, la prsence +d'Hlna von Hartrott serait utile aux Desnoyers pour les protger +contre les taquineries des vainqueurs. + + + + +IV + +OU APPARAISSENT LES QUATRE CAVALIERS + + +Les jours qui suivirent, Jules et Argensola vcurent d'une vie enfivre +par la rapidit avec laquelle se succdaient les vnements. Chaque +heure apportait une nouvelle, et ces nouvelles, presque toujours +fausses, remuaient rudement l'opinion en sens contraires. Tantt le +pril de la guerre semblait conjur; tantt le bruit courait que la +mobilisation serait ordonne dans quelques minutes. Un seul jour +reprsentait les inquitudes, les anxits, l'usure nerveuse d'une anne +ordinaire. + +On apprit coup sur coup que l'Autriche dclarait la guerre la Serbie; +que la Russie mobilisait une partie de son arme; que l'Allemagne +dcrtait l'tat de menace de guerre; que les Austro-Hongrois, sans +tenir compte des ngociations en cours, commenaient le bombardement de +Belgrade; que Guillaume II, pour forcer le cours des vnements et pour +empcher les ngociations d'aboutir, faisait son tour la Russie une +dclaration de guerre. + +La France assistait cette avalanche d'vnements graves avec un +recueillement sobre de paroles et de manifestations. Une rsolution +froide et solennelle animait tous les coeurs. Personne ne dsirait la +guerre, mais tout le monde l'acceptait avec le ferme propos d'accomplir +son devoir. Pendant la journe, Paris se taisait, absorb dans ses +proccupations. Seules quelques bandes de patriotes exalts traversaient +la place de la Concorde en acclamant la statue de Strasbourg. Dans les +rues, les gens s'abordaient d'un air amical: il semblait qu'ils se +connussent sans s'tre jamais vus. Les yeux attiraient les yeux, les +sourires se rpondaient avec la sympathie d'une pense commune. Les +femmes taient tristes; mais, pour dissimuler leur motion, elles +parlaient plus fort. Le soir, dans le long crpuscule d't, les +boulevards s'emplissaient de monde; les habitants des quartiers +lointains affluaient vers le centre, comme aux jours des rvolutions +d'autrefois, et les groupes se runissaient, formaient une foule immense +d'o s'levaient des cris et des chants. Ces multitudes se portaient +jusqu'au coeur de Paris, o les lampes lectriques venaient de s'allumer, +et le dfil se prolongeait jusqu' une heure avance, avec le drapeau +national flottant au-dessus des ttes parmi d'autres drapeaux qui lui +faisaient escorte. + +Dans une de ces nuits de sincre exaltation, les deux amis apprirent une +nouvelle inattendue, incomprhensible, absurde: on venait d'assassiner +Jaurs. Cette nouvelle, on la rptait dans les groupes avec un +tonnement qui tait plus grand encore que la douleur. On a assassin +Jaurs? Et pourquoi? Le bon sens populaire qui, par instinct, cherche +une explication tous les attentats, demeurait perplexe. Les hommes +d'ordre redoutaient une rvolution. Jules Desnoyers craignit un moment +que les sinistres prdictions de son cousin Otto ne fussent sur le point +de s'accomplir; cet assassinat allait provoquer des reprsailles et +aboutirait une guerre civile. Mais les masses populaires, quoique +cruellement affliges de la mort de leur hros favori, gardaient un +tragique silence. Il n'tait personne qui, par del ce cadavre, +n'apert l'image auguste de la patrie. + +Le matin suivant, le danger s'tait vanoui. Les ouvriers parlaient de +gnraux et de guerre, se montraient les uns aux autres leurs livrets de +soldats, annonaient la date laquelle ils partiraient, lorsque l'ordre +de mobilisation aurait t publi. + +Les vnements continuaient se succder avec une rapidit qui n'tait +que trop significative. Les Allemands envahissaient le Luxembourg et +s'avanaient jusque sur la frontire franaise, alors que leur +ambassadeur tait encore Paris et y faisait des promesses de paix. + +Le 1er aot, dans l'aprs-midi, furent apposes prcipitamment, a et +l, quelques petites affiches manuscrites auxquelles succdrent bientt +de grandes affiches imprimes qui portaient en tte deux drapeaux +croiss. C'tait l'ordre de la mobilisation gnrale. La France entire +allait courir aux armes. + +--Cette fois, c'est fait! dirent les gens arrts devant ces affiches. + +Et les poitrines se dilatrent, poussrent un soupir de soulagement. Le +cauchemar tait fini; la ralit cruelle tait prfrable +l'incertitude, l'attente, l'apprhension d'un obscur pril qui +rendait les jours longs comme des semaines. + +La mobilisation commenait minuit. Ds le crpuscule, il se produisit +dans tout Paris un mouvement extraordinaire. On aurait dit que les +tramways, les automobiles et les voitures marchaient une allure folle. +Jamais on n'avait vu tant de fiacres, et pourtant les bourgeois qui +auraient voulu en prendre un, faisaient de vains appels aux cochers: +aucun cocher ne voulait travailler pour les civils. Tous les moyens de +transport taient pour les militaires, toutes les courses aboutissaient +aux gares. Les lourds camions de l'intendance, pleins de sacs, taient +salus au passage par l'enthousiasme gnral, et les soldats habills en +mcaniciens qui manoeuvraient ces pyramides roulantes, rpondaient aux +acclamations en agitant les bras et en poussant des cris joyeux. La +foule se pressait, se bousculait, mais n'en gardait pas moins une +insolite courtoisie. Lorsque deux vhicules s'accrochaient et que, par +la force de l'habitude, les conducteurs allaient changer des injures, +le public s'interposait et les obligeait se serrer la main. Les +passants qui avaient failli tre crass par une automobile riaient en +criant au chauffeur: Tuer un Franais qui regagne son rgiment! Et le +chauffeur rpondait: Moi aussi, je pars demain. C'est ma dernire +course. + +Vers une heure du matin, Jules et Argensola entrrent dans un caf des +boulevards. Ils taient fatigus l'un et l'autre par les motions de la +journe. Dans une atmosphre brlante et charge de fume de tabac, les +consommateurs chantaient la _Marseillaise_ en agitant de petits +drapeaux. Ce public un peu cosmopolite passait en revue les nations de +l'Europe et les saluait par des rugissements d'allgresse: toutes ces +nations, toutes sans exception, allaient se mettre du ct de la France. +Un vieux mnage de rentiers l'existence ordonne et mdiocre, qui +peut-tre n'avaient pas souvenir d'avoir jamais t hors de chez eux +une heure aussi tardive, taient assis une table prs du peintre et +de son ami. Entrans par le flot de l'enthousiasme gnral, ils taient +descendus jusqu'aux boulevards afin de voir la guerre de plus prs. La +langue trangre que parlaient entre eux ces voisins de table donna au +mari une haute ide de leur importance. + +--Croyez-vous, messieurs, leur demanda-t-il, que l'Angleterre marche +avec nous? + +Argensola, qui n'en savait pas plus que son interlocuteur, rpondit avec +assurance: + +--Sans aucun doute. C'est chose dcide. + +--Vive l'Angleterre! s'cria le petit vieux en se mettant debout. + +Et, sous les regards admiratifs de sa femme, il entonna une vieille +chanson patriotique, en marquant par des mouvements de bras le rythme du +refrain. + +Jules et Argensola revinrent pdestrement la rue de la Pompe. Au +milieu des Champs-lyses, ils rejoignirent un homme coiff d'un chapeau + larges bords, qui marchait lentement dans la mme direction qu'eux, et +qui, quoique seul, discourait voix presque haute. Argensola reconnut +Tchernoff et lui souhaita le bonsoir. Alors, sans y tre invit, le +Russe rgla son pas sur celui des deux autres et remonta vers l'Arc de +Triomphe en leur compagnie. C'tait peine si Jules avait eu +prcdemment l'occasion d'changer avec l'ami d'Argensola quelques +coups de chapeau sous le porche; mais l'motion dispose les mes la +sympathie. Quant Tchernoff, qui n'tait jamais gn avec personne, il +eut vis--vis de Jules absolument la mme attitude que s'il l'avait +connu depuis sa naissance. Il reprit donc le cours des raisonnements +qu'il adressait tout l'heure aux masses de noire vgtation, aux bancs +solitaires, l'ombre verte troue a et l par la lueur tremblante des +becs de gaz, et il les reprit l'endroit mme o il les avait +interrompus, sans prendre la peine de donner ses nouveaux auditeurs la +moindre explication. + +--En ce moment, grommela le Russe, _ils_ crient avec la mme fivre que +ceux d'ici; _ils_ croient de bonne foi qu'ils vont dfendre leur patrie +attaque; ils veulent mourir pour leurs familles et pour leurs foyers, +que personne ne menace... + +--De qui parlez-vous, Tchernoff? interrogea Argensola. + +--D'_eux_! rpondit le Russe en regardant fixement son interlocuteur, +comme si la question l'et tonn. J'ai vcu dix ans en Allemagne, j'ai +t correspondant d'un journal de Berlin, et je connais fond ces +gens-l. Eh bien, ce qui se passe cette heure sur les bords de la +Seine se passe aussi sur les bords de la Spre: des chants, des +rugissements de patriotisme, des drapeaux qu'on agite. En apparence +c'est la mme chose; mais, au fond, quelle diffrence! La France, elle, +ne veut pas de conqutes: ce soir, la foule a malmen quelques +braillards qui hurlaient A Berlin!. Tout ce que la Rpublique demande, +c'est qu'on la respecte et qu'on la laisse vivre en paix. La Rpublique +n'est pas la perfection, je le sais; mais encore vaut-elle mieux que le +despotisme d'un monarque irresponsable et qui se vante de rgner par la +grce de Dieu. + +Tchernoff se tut quelques instants, comme pour considrer en lui-mme un +spectacle qui s'offrait son imagination. + +--Oui, cette heure, continua-t-il, les masses populaires de l-bas, se +consolant de leurs humiliations par un grossier matrialisme, +vocifrent: A Paris! A Paris! Nous y boirons du Champagne gratis! La +bourgeoisie pitiste, qui est capable de tout pour obtenir une dignit +nouvelle, et l'aristocratie, qui a donn au monde les plus grands +scandales des dernires annes, vocifrent aussi: A Paris! A Paris!, +parce que c'est la Babylone du pch, la ville du Moulin-Rouge et des +restaurants de Montmartre, seules choses que ces gens en connaissent. +Quant mes camarades de la Social-Dmocratie, ils ne vocifrent pas +moins que les autres, mais le cri qu'on leur a enseign est diffrent: +A Moscou! A Saint-Ptersbourg! crasons la tyrannie russe, qui est un +danger pour la civilisation. + +Et, dans le silence de la nuit, Tchernoff eut un clat de rire qui +rsonna comme un cliquetis de castagnettes. Aprs quoi, il poursuivit: + +--Mais la Russie est bien plus civilise que l'Allemagne! La vraie +civilisation ne consiste pas seulement possder une grande industrie, +des flottes, des armes, des universits o l'on n'enseigne que la +science. Cela, c'est une civilisation toute matrielle. Il y en a une +autre, beaucoup meilleure, qui lve l'me et qui fait que la dignit +humaine rclame ses droits. Un citoyen suisse qui, dans son chalet de +bois, s'estime l'gal de tous les hommes de son pays, est plus civilis +que le _Herr Professor_ qui cde le pas un lieutenant ou que le +millionnaire de Hambourg qui se courbe comme un laquais devant quiconque +porte un nom particule. Je ne nie pas que les Russes aient eu +souffrir d'une tyrannie odieuse; j'en sais personnellement quelque +chose; je connais la faim et le froid des cachots; j'ai vcu en Sibrie. +Mais d'une part, il faut prendre garde que, chez nous, la tyrannie est +principalement d'origine germanique; la moiti de l'aristocratie russe +est allemande; les gnraux qui se distinguent le plus en faisant +massacrer les ouvriers grvistes et les populations annexes sont +allemands; les hauts fonctionnaires qui soutiennent le despotisme et qui +conseillent la rpression sanglante, sont allemands. Et d'autre part, en +Russie, la tyrannie a toujours vu se dresser devant elle une +protestation rvolutionnaire. Si une partie de notre peuple est encore + demi barbare, le reste a une mentalit suprieure, un esprit de haute +morale qui lui fait affronter les sacrifices et les prils par amour de +la libert. En Allemagne, au contraire, qui a jamais protest pour +dfendre les droits de l'homme? O sont les intellectuels ennemis du +tsarisme prussien? Les intellectuels se taisent ou prodiguent leurs +adulations l'oint du Seigneur. En deux sicles d'histoire, la Prusse +n'a pas su faire une seule rvolution contre ses indignes matres; et, +aujourd'hui que l'empereur allemand, musicien et comdien comme Nron, +afflige le monde de la plus effroyable des calamits, parce qu'il aspire + prendre dans l'histoire un rle thtral de grand acteur, son peuple +entier se soumet cette folie d'histrion et ses savants ont l'ignominie +de l'appeler les dlices du genre humain. Non, il ne faut pas dire que +la tyrannie qui pse sur mon pays soit essentiellement propre la +Russie: les plus mauvais tsars furent ceux qui voulurent imiter les rois +de Prusse. Le Slave ractionnaire est brutal, mais il se repent de sa +brutalit, et parfois mme il en pleure. On a vu des officiers russes se +suicider pour ne point commander le feu contre le peuple ou par remords +d'avoir pris part des tueries. Le tsar actuellement rgnant a caress, +dans un rve humanitaire, la gnreuse utopie de la paix universelle et +organis les confrences de la Haye. Le kaiser de la _Kultur_, lui, a +travaill des annes et des annes construire et graisser une +effroyable machine de destruction pour craser l'Europe. Le Russe est un +chrtien humble, dmocrate, altr de justice; l'Allemand fait montre de +christianisme, mais il n'est qu'un idoltre comme les Germains +d'autrefois. + +Ici Tchernoff s'arrta une seconde, comme pour prparer ses auditeurs +entendre une dclaration extraordinaire. + +--Moi, reprit-il, je suis chrtien. + +Argensola, qui connaissait les ides et l'histoire du Russe, fit un +geste d'tonnement. Tchernoff surprit ce geste et crut devoir donner des +explications. + +--Il est vrai, dit-il, que je ne m'occupe gure de Dieu et que je ne +crois pas aux dogmes; mais mon me est chrtienne comme celle de tous +les rvolutionnaires. La philosophie de la dmocratie moderne est un +christianisme lac. Nous les socialistes, nous aimons les humbles, les +besogneux, les faibles; nous dfendons leur droit la vie et au +bien-tre, comme l'ont fait les grands exalts de la religion qui dans +tout malheureux voyaient un frre. Il n'y a qu'une diffrence: c'est au +nom de la justice que nous rclamons le respect pour le pauvre, tandis +que les chrtiens rclament ce respect au nom de la piti. Mais +d'ailleurs, les uns comme les autres, nous tchons de faire que les +hommes s'entendent afin d'arriver une vie meilleure, que le fort fasse +des sacrifices pour le faible, le riche pour le ncessiteux, et que +finalement la fraternit rgne dans le monde. Le christianisme, religion +des humbles, a reconnu tous les hommes le droit naturel d'tre +heureux; mais il a plac le bonheur dans le ciel, loin de notre valle +de larmes. La rvolution, et les socialistes qui sont ses hritiers, +ont plac le bonheur dans les ralits terrestres et veulent que tous +les hommes puissent obtenir ici-bas leur part lgitime. Or, o +trouve-t-on le christianisme dans l'Allemagne d'aujourd'hui? Elle s'est +fabriqu un Dieu sa ressemblance, et, quand elle croit adorer ce Dieu, +c'est devant sa propre image qu'elle est en adoration. Le Dieu allemand +n'est que le reflet de l'tat allemand, pour lequel la guerre est la +premire fonction d'un peuple et la plus profitable des industries. +Lorsque d'autres peuples chrtiens veulent faire la guerre, ils sentent +la contradiction qui existe entre leur dessein et les enseignements de +l'vangile, et ils s'excusent en allguant la cruelle ncessit de se +dfendre. L'Allemagne, elle, proclame que la guerre est agrable Dieu. +Pour tous les Allemands, quelles que soient d'ailleurs les diffrences +de leurs confessions religieuses, il n'y a qu'un Dieu, qui est celui de +l'tat allemand, et c'est ce Dieu qu' cette heure Guillaume appelle +son puissant Alli. La Prusse, en crant pour son usage un Jhovah +ambitieux, vindicatif, hostile au reste du genre humain, a rtrograd +vers les plus grossires superstitions du paganisme. En effet, le grand +progrs ralis par la religion chrtienne fut de concevoir un Dieu +unique et de tendre crer par l une certaine unit morale, un certain +esprit d'union et de paix entre tous les hommes. Le Dieu des chrtiens a +dit: Tu ne tueras pas!, et son fils a dit: Bienheureux les +pacifiques! Au contraire, le Dieu de Berlin porte le casque et les +bottes l'cuyre, et il est mobilis par son empereur avec Otto, Franz +ou Wilhelm, qu'il les aide battre, voler et massacrer les ennemis +du peuple lu. Pourquoi cette diffrence? Parce que les Allemands ne +sont que des chrtiens d'hier. Leur christianisme date peine de six +sicles, tandis que celui des autres peuples europens date de dix, de +quinze, de dix-huit sicles. A l'poque des dernires croisades, les +Prussiens vivaient encore dans l'idoltrie. Chez eux, l'orgueil de race +et les instincts guerriers font renatre en ce moment le souvenir des +vieilles divinits mortes et prtent au Dieu bnin de l'vangile +l'aspect rbarbatif d'un sanguinaire habitant du Walhalla. + +Dans le silence de la majestueuse avenue, le Russe voqua les figures +des anciennes divinits germaniques dont ce Dieu prussien tait +l'hritier et le continuateur. Rveills par l'agrable bruit des armes +et par l'aigre odeur du sang, ces divinits, qu'on croyait dfuntes, +allaient reparatre au milieu des hommes. Dj Thor, le dieu brutal, +la tte petite, s'tirait les bras et empoignait le marteau qui lui +sert craser les villes; Wotan affilait sa lance, qui a pour lame +l'clair et pour pommeau le tonnerre; Odin l'oeil unique billait de +malefaim en attendant les morts qui s'amoncelleraient autour de son +trne; les Walkyries, vierges cheveles, suantes et malodorantes, +galopaient de nuage en nuage, excitant les hommes par des clameurs +farouches et se prparant emporter les cadavres jets comme des +bissacs sur la croupe de leurs chevaux ails. + +Argensola interrompit cette tirade pour faire observer que l'orgueil +allemand ne s'appuyait pas seulement sur cet inconscient paganisme, mais +qu'il croyait avoir aussi pour lui le prestige de la science. + +--Je sais, je sais! rpondit Tchernoff sans laisser l'autre le temps +de dvelopper sa pense. Les Allemands sont pour la science de laborieux +manoeuvres. Confins chacun dans sa spcialit, ils ont la vue courte, +mais le labeur tenace; ils ne possdent pas le gnie crateur, mais ils +savent tirer parti des dcouvertes d'autrui et s'enrichir par +l'application industrielle des principes qu'eux-mmes taient incapables +de mettre en lumire. Chez eux l'industrie l'emporte de beaucoup sur la +science pure, l'pre amour du gain sur la pure curiosit intellectuelle; +et c'est mme la raison pour laquelle ils commettent si souvent de +lourdes mprises et mlent tant de charlatanisme leur science. En +Allemagne les grands noms deviennent des rclames commerciales, sont +exploits comme des marques de fabrique. Les savants illustres se font +hteliers de sanatorium. Un _Herr Professor_ annonce l'univers qu'il +vient de dcouvrir le traitement de la tuberculose, et cela n'empche +pas les tuberculeux de mourir comme auparavant. Un autre dsigne par un +chiffre le remde qui, assure-t-il, triomphe de la plus inavouable des +maladies, et il n'y a pas un avari de moins dans le monde. Mais ces +lourdes erreurs reprsentent des fortunes considrables; ces fausses +panaces valent des millions leur inventeur et la socit +industrielle qui exploite le brevet, qui lance le produit sur le march; +car ce produit se vend trs cher, et il n'y a gure que les riches qui +puissent en faire usage. Comme tout cela est loin du beau +dsintressement d'un Pasteur et de tant d'autres savants qui, au lieu +de se rserver le monopole de leurs dcouvertes, en ont fait largesse +l'humanit! Pour ce qui concerne la science spculative, les Allemands +ne vivent gure que d'emprunts; mais ils trouvent encore le moyen d'en +tirer du bnfice pour eux-mmes. C'est Gobineau et Chamberlain, +c'est--dire un Franais et un Anglais, qui leur ont fourni les +arguments thoriques par lesquels ils prtendent tablir la supriorit +de leur race; c'est avec les rsidus de la philosophie de Darwin et de +Spencer que leur vieil Haeckel a confectionn le monisme, cette +doctrine qui, applique la politique, tend consacrer +scientifiquement l'orgueil allemand, et qui attribue aux Teutons le +droit de dominer le monde parce qu'ils sont les plus forts. + +--Il me parat bien que vous avez raison, interrompit de nouveau +Argensola. Mais pourtant la science moderne n'admet-elle pas, sous le +nom de lutte pour la vie, ce droit de la force? + +--Non, mille fois non, lorsqu'il s'agit des socits humaines! La lutte +pour la vie et les cruauts qui lui font cortge sont peut-tre,--et +encore n'en suis-je pas bien sr,--la loi d'volution qui rgit les +espces infrieures; mais indubitablement ce n'est point la loi de +l'espce humaine. L'homme est un tre de raison et de progrs, et son +intelligence le rend capable de s'affranchir des fatalits du milieu, de +substituer la frocit de la concurrence vitale les principes de la +justice et de la fraternit. Tout homme, riche ou pauvre, robuste ou +dbile, a le droit de vivre; toute nation, vieille ou jeune, grande ou +petite, a le droit d'exister et d'tre libre. Mais la _Kultur_ n'est que +l'absolutisme oppressif d'un tat qui organise et machinise les +individus et les collectivits pour en faire les instruments de la +mission de despotisme universel qu'il s'attribue sans autre titre que +l'infatuation de son orgueil. + +Ils taient arrivs la place de l'toile. L'Arc de Triomphe dtachait +sa masse sombre sur le ciel toil. Les avenues qui rayonnent autour du +monument allongeaient perte de vue leurs doubles files de lumires. +Les becs de gaz voisins illuminaient les bases du gigantesque difice et +la partie infrieure de ses groupes sculpts; mais, plus haut, les +ombres paissies faisaient la pierre toute noire. + +--C'est trs beau, dit Tchernoff. Toute une civilisation qui aime la +paix et la douceur de la vie, a pass par l. + +Quoique tranger, il n'en subissait pas moins l'attraction de ce +monument vnrable, qui garde la gloire des anctres. Il ne voulait pas +savoir qui l'avait difi. Les hommes construisent, croyant concrter +dans la pierre une ide particulire, qui flatte leur orgueil; mais +ensuite la postrit, dont les vues sont plus larges, change la +signification de l'difice, le dpouille de l'gosme primitif et en +grandit le symbolisme. Les statues grecques, qui n'ont t l'origine +que de saintes images donnes aux sanctuaires par les dvts de ce +temps-l, sont devenues des modles d'ternelle beaut. Le Colise, +norme cirque construit pour des jeux sanguinaires, et les arcs levs +la gloire de Csars ineptes, reprsentent aujourd'hui pour nous la +grandeur romaine. + +--L'Arc de Triomphe, reprit Tchernoff, a deux significations. Par les +noms des batailles et des gnraux gravs sur les surfaces intrieures +de ses pilastres et de ses votes, il n'est que franais et il prte +la critique. Mais extrieurement il ne porte aucun nom; il a t lev + la mmoire de la Grande Arme, et cette Grande Arme fut le peuple +mme, le peuple qui fit la plus juste des rvolutions et qui la rpandit +par les armes dans l'Europe entire. Les guerriers de Rude qui entonnent +la _Marseillaise_ ne sont pas des soldats professionnels; ce sont des +citoyens arms qui partent pour un sublime et violent apostolat. Il y a +l quelque chose de plus que la gloire troite d'une seule nation. Voil +pourquoi je ne puis penser sans horreur au jour nfaste o a t +profane la majest d'un tel monument. A l'endroit o nous sommes, des +milliers de casques pointe ont tincel au soleil, des milliers de +grosses bottes ont frapp le sol avec une rgularit mcanique, des +trompettes courtes, des fifres criards, des tambours plats ont troubl +le silence de cet difice; la marche guerrire de _Lohengrin_ a retenti +dans l'avenue dserte, devant les maisons fermes. Ah! s'ils revenaient, +quel dsastre! L'autre fois, ils se sont contents de cinq milliards et +de deux provinces; aujourd'hui, ce serait une calamit beaucoup plus +terrible, non seulement pour les Franais, mais pour tout ce qu'il y a +de nations honntes dans le monde. + +Ils traversrent la place. Arrivs sous la vote de l'Arc, ils se +retournrent pour regarder les Champs-lyses. Ils ne voyaient qu'un +large fleuve d'obscurit sur lequel flottaient des chapelets de petits +feux rouges ou blancs, entre de hautes berges formes par les maisons +construites en bordure. Mais, familiariss avec le panorama, il leur +semblait qu'ils voyaient, malgr les tnbres, la pente majestueuse de +l'avenue, la double range des palais qui la bordent, la place de la +Concorde avec son oblisque, et, dans le fond, les arbres du jardin des +Tuileries: toute la Voie triomphale. + +Tchernoff, Argensola et Jules prirent par l'avenue Victor-Hugo pour +rentrer chez eux. Sous le porche, le Russe, qui devait remonter chez lui +par l'escalier de service, souhaita le bonsoir ses compagnons; mais +Jules avait pris got l'loquence un peu fantasque de cet homme, et il +le pria de venir l'atelier pour y poursuivre l'entretien. Argensola +n'eut pas de peine lui faire accepter cette invitation en parlant de +dboucher une certaine bouteille de vin fin qu'il gardait dans le buffet +de la cuisine. Ils montrent donc tous les trois l'atelier par +l'ascenseur et s'installrent autour d'une petite table, prs du balcon +aux fentres grandes ouvertes. Ils taient dans la pnombre, le dos +tourn l'intrieur de la pice, et un norme rectangle de bleu sombre, +cribl d'astres, surmontait les toits des maisons qu'ils avaient devant +eux; mais, dans la partie basse de ce rectangle, les lumires de la +ville donnaient au ciel des teintes sanglantes. + +Tchernoff but coup sur coup deux verres de vin, en tmoignant par des +claquements de langue son estime pour le cru. Pendant quelques minutes, +la majest de la nuit tint les trois hommes silencieux; leurs regards, +sautant d'toile en toile, joignaient ces points lumineux par des +lignes idales qui en faisaient des triangles, des quadrilatres, +diverses figures gomtriques d'une capricieuse irrgularit. Parfois la +subite scintillation d'un astre accrochait leurs yeux et retenait leurs +regards dans une fixit hypnotique. Enfin le Russe, sans sortir de sa +contemplation, se versa un troisime verre de vin et dit: + +--Que pense-t-on l-haut des terriens? Les habitants de ces astres +savent-ils qu'il a exist un Bismarck? Connaissent-ils la mission divine +de la race germanique? + +Et il se mit rire. Puis, aprs avoir considr encore pendant quelques +instants cette sorte de brume rougetre qui s'tendait au-dessus des +toits: + +--Dans quelques heures, ajouta-t-il sans la moindre transition, lorsque +le soleil se lvera, on verra galoper travers le monde les quatre +cavaliers ennemis des hommes. Dj les chevaux malfaisants piaffent, +impatients de prendre leur course; dj les sinistres matres se +concertent avant de sauter en selle. + +--Et qui sont ces cavaliers? demanda Jules. + +--Ceux qui prcdent la Bte. + +Cette rponse n'tait pas plus intelligible que les paroles qui +l'avaient prcde, et Jules pensa: Il est gris. Mais, par curiosit, +il interrogea de nouveau: + +--Et quelle est cette Bte? + +Le Russe parut surpris de la question. Il n'avait exprim haute voix +que la fin de ses rvasseries, et il croyait les avoir communiques +ses compagnons depuis le dbut. + +--C'est la Bte de l'Apocalypse, rpondit-il. + +Et d'abord il prouva le besoin d'exprimer verbalement l'admiration que +lui inspirait l'hallucin de Pathmos. A deux mille ans d'intervalle, le +pote des visions grandioses et obscures exerait encore de l'influence +sur le rvolutionnaire mystique, nich au plus haut tage d'une maison +de Paris. Selon Tchernoff, il n'tait rien que Jean n'et pressenti, et +ses dlires, inintelligibles au vulgaire, contenaient la prophtique +intuition de tous les grands vnements humains. + +Puis le Russe dcrivit la Bte apocalyptique surgissant des profondeurs +de la mer. Elle ressemblait un lopard; ses pieds taient comme ceux +d'un ours et sa gueule comme celle d'un lion; elle avait sept ttes et +dix cornes, et sur les cornes dix diadmes, et sur chacune des sept +ttes le nom d'un blasphme tait crit. L'vangliste n'avait pas dit +ces noms, peut-tre parce qu'ils variaient selon les poques et +changeaient chaque millnaire, lorsque la Bte faisait une apparition +nouvelle; mais Tchernoff lisait sans peine ceux qui flamboyaient +aujourd'hui sur les ttes du monstre: c'taient des blasphmes contre +l'humanit, contre la justice, contre tout ce qui rend la vie tolrable +et douce. C'taient, par exemple, des maximes comme celle-ci: + +La force prime le droit. + +Le faible n'a pas droit l'existence. + +Pour tre grand il faut tre dur. + +--Mais les quatre cavaliers? interrompit Jules qui craignait de voir +Tchernoff s'garer dans de nouvelles digressions. + +--Vous ne vous rappelez pas ce que reprsentent les cavaliers? demanda +le Russe. + +Et, cette fois, il daigna rafrachir la mmoire de ses auditeurs. + +Un grand trne tait dress, et celui qui y tait assis paraissait de +jaspe, et un arc-en-ciel formait derrire sa tte comme un dais +d'meraude. Autour du trne, il y avait vingt-quatre autres trnes +disposs en demi-cercle, et sur ces trnes vingt-quatre vieillards vtus +d'habillements blancs et couronns de couronnes d'or. Quatre animaux +normes, couverts d'yeux et pourvus chacun de six ailes, gardaient le +grand trne. + +Et les sceaux du livre du mystre taient rompus par l'agneau en +prsence de celui qui y tait assis. Les trompettes sonnaient pour +saluer la rupture du premier sceau; l'un des animaux criait d'une voix +tonnante au pote visionnaire: Regarde! Et le premier cavalier +apparaissait sur un cheval blanc, et ce cavalier tenait la main un +arc, et il avait sur la tte une couronne. Selon les uns c'tait la +Conqute, selon d'autres c'tait la Peste, et rien n'empchait que ce +ft la fois l'une et l'autre. + +Au second sceau: Regarde!, criait le second animal en roulant ses yeux +innombrables. Et du sceau rompu jaillissait un cheval roux, et le +cavalier qui le montait brandissait au-dessus de sa tte une grande +pe: c'tait la Guerre. Devant son galop furieux la paix tait bannie +du monde et les hommes commenaient s'exterminer. + +Au troisime sceau: Regarde!, criait le troisime des animaux ails. +Et c'tait un cheval noir qui s'lanait, et celui qui le montait tenait +une balance la main, pour peser les aliments des hommes: c'tait la +Famine. + +Au quatrime sceau: Regarde!, criait le quatrime animal. Et c'tait +un cheval de couleur blme qui bondissait, et celui qui tait mont +dessus se nommait la Mort. + +Et le pouvoir leur fut donn de faire prir les hommes par l'pe, par +la faim, par la peste et par les btes sauvages. + +Tchernoff dcrivait ces quatre flaux comme s'il les avait vus de ses +yeux. Le cavalier du cheval blanc tait vtu d'un costume fastueux et +barbare; sa face d'Oriental se contractait atrocement, comme s'il se +dlectait renifler l'odeur des victimes. Tandis que son cheval +galopait, il tendait son arc pour dcocher le flau. Sur son paule +sautait un carquois de bronze plein de flches empoisonnes par les +germes de toutes les maladies. + +Le cavalier du cheval roux brandissait son norme espadon au-dessus de +sa chevelure bouriffe par la violence de la course; il tait jeune, +mais ses sourcils contracts et sa bouche serre lui donnaient une +expression de frocit implacable. Ses vtements, agits par +l'imptuosit du galop, laissaient apercevoir une musculature +athltique. + +Vieux, chauve et horriblement maigre, le troisime cavalier, +califourchon sur la coupante chine du cheval noir, pressait de ses +cuisses dcharnes les flancs maigres de l'animal et montrait +l'instrument qui symbolise la nourriture devenue rare et achete au +poids de l'or. + +Les genoux du quatrime cavalier, aigus comme des perons, piquaient les +flancs du cheval blme; sa peau parchemine laissait voir les saillies +et les creux du squelette; sa face de cadavre avait le rire sardonique +de la destruction; ses bras, minces comme des roseaux, maniaient une +faux gigantesque; ses paules anguleuses pendait un lambeau de suaire. + +Et les quatre cavaliers entreprenaient une course folle, et leur funeste +chevauche passait comme un ouragan sur l'immense foule des humains. Le +ciel obscurci prenait une lividit d'orage; des monstres horribles et +difformes volaient en spirales au-dessus de l'effroyable _fantasia_ et +lui faisaient une rpugnante escorte. Hommes et femmes, jeunes et vieux +fuyaient, se bousculaient, tombaient par terre dans toutes les attitudes +de la peur, de l'tonnement, du dsespoir; et les quatre coursiers +foulaient implacablement cette jonche humaine sous les fers de leurs +sabots. + +--Mais vous allez voir, dit Tchernoff. J'ai un livre prcieux o tout +cela est figur. + +Et il se leva, sortit de l'atelier par une petite porte qui communiquait +avec l'escalier de service, revint au bout de quelques minutes avec le +livre. Ce volume, imprim en 1511, avait pour titre: _Apocalypsis cum +figuris_, et le texte latin tait accompagn de gravures. Ces gravures +taient une oeuvre de jeunesse excute par Albert Drer, lorsqu'il +n'avait que vingt-six ans. Et, la clart d'une lampe apporte par +Argensola, ils contemplrent l'estampe admirable qui reprsentait la +course furieuse des quatre cavaliers de l'Apocalypse. + + + + +V + +PERPLEXITS ET DSARROI + + +Lorsque Marcel Desnoyers dut se convaincre que la guerre tait +invitable, son premier mouvement fut de stupeur. L'humanit tait donc +devenue folle? Comment une guerre tait-elle possible avec tant de +chemins de fer, tant de bateaux marchands, tant de machines +industrielles, tant d'activit dploye la surface et dans les +entrailles de la terre? Les nations allaient se ruiner pour toujours. Le +capital tait le matre du monde, et la guerre le tuerait; mais +elle-mme ne tarderait pas mourir, faute d'argent. L'me de cet homme +d'affaires s'indignait penser qu'une absurde aventure dissiperait des +centaines de milliards en fume et en massacres. + +D'ailleurs la guerre ne signifiait pour lui qu'un dsastre brve +chance. Il n'avait pas foi en son pays d'origine: la France avait +fait son temps. Ceux qui triomphaient aujourd'hui, c'taient les peuples +du Nord, surtout cette Allemagne qu'il avait vue de prs et dont il +avait admir la discipline et la rude organisation. Que pouvait faire +une rpublique corrompue et dsorganise contre l'empire le plus solide +et le plus fort de la terre? Nous allons la mort, pensait-il. Ce sera +pis qu'en 1870. + +L'ordre et l'entrain avec lequel les Franais accouraient aux armes et +se convertissaient en soldats, l'tonnrent prodigieusement et +diminurent un peu son pessimisme. La masse de la population tait bonne +encore; le peuple avait conserv sa valeur d'autrefois; quarante-quatre +ans de soucis et d'alarmes avaient fait refleurir les anciennes vertus. +Mais les chefs? O taient les chefs qui conduiraient les soldats la +victoire? + +Cette question, tout le monde se la posait. L'anonymat du rgime +dmocratique et l'inaction de la paix avaient tenu le pays dans une +complte ignorance des gnraux qui commanderaient les armes. On voyait +bien ces armes se former d'heure en heure, mais on ne savait peu prs +rien du commandement. Puis un nom commena courir de bouche en bouche: +Joffre... Joffre.... Mais ce nom nouveau ne reprsentait rien pour +ceux qui le prononaient. Les premiers portraits du gnralissime qui +parurent aux vitrines des boutiques, attirrent une foule curieuse. +Marcel contempla longuement un de ces portraits et finit par se dire +lui-mme: Il a l'air d'un brave homme. + +Cependant les vnements se prcipitaient et, peu peu, Marcel subit la +contagion de l'enthousiasme populaire. Il vcut, lui aussi, dans la rue, +attir par le spectacle de la foule des civils saluant la foule des +militaires qui se rendaient leur poste. + +Le soir, sur les boulevards, il assistait au passage des manifestations. +Le drapeau tricolore ondulait la lumire des lampes lectriques; sur +la chausse, la masse des gens s'ouvrait devant lui, en applaudissant et +en poussant des vivats. Toute l'Europe, l'exception des deux empires +centraux, dfilait travers Paris; toute l'Europe saluait spontanment +de ses acclamations la France en pril. Les drapeaux des diverses +nations dployaient dans l'air toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, +suivis par des Russes aux yeux clairs et mystiques, par des Anglais qui, +tte dcouverte, entonnaient des chants d'une religieuse gravit, par +des Grecs et des Roumains au profil aquilin, par des Scandinaves blancs +et roses, par des Amricains du Nord enflamms d'un enthousiasme un peu +puril, par des Juifs sans patrie, amis du pays des rvolutions +galitaires, par des Italiens fiers comme un choeur de tnors hroques, +par des Espagnols et des Sud-Amricains infatigables crier bravo. Ces +manifestants trangers taient, soit des tudiants et des ouvriers venus +en France pour s'instruire dans les coles et dans les fabriques, soit +des fugitifs qui Paris donnait l'hospitalit aprs qu'une guerre ou +une rvolution les avait chasss de chez eux. Les cris qu'ils poussaient +n'avaient aucune signification officielle; chacun de ces hommes agissait +par lan personnel, par dsir de tmoigner son amour la Rpublique. A +ce spectacle le vieux Marcel prouvait une irrsistible motion et se +disait que la France tait donc encore quelque chose dans le monde, +puisqu'elle continuait exercer sur les autres peuples une influence +morale et que ses joies ou ses douleurs intressaient l'humanit tout +entire. + +Dans la journe, Marcel allait la gare de l'Est. La foule des curieux +se pressait contre les grilles, dbordait et s'allongeait jusque dans +les rues adjacentes. Cette gare, en passe d'acqurir l'importance d'un +lieu historique, ressemblait un peu un tunnel trop troit o un fleuve +aurait essay de s'engouffrer avec de grands heurts et de grands remous. +C'tait de l qu'une partie de la France arme s'lanait vers les +champs de bataille de la frontire. Par les diverses portes entraient +des milliers et des milliers de cavaliers la poitrine barde de fer et + la tte casque, rappelant les paladins du moyen ge; d'normes +caisses qui servaient de cages aux condors de l'aronautique; des files +de canons longs et minces, peints en gris, protgs par des plaques +d'acier, plus semblables des instruments astronomiques qu' des outils +de mort; des multitudes et des multitudes de kpis rouges, qui se +mouvaient au rythme de la marche; d'interminables ranges de fusils, les +uns noirs et donnant l'ide de lugubres cannaies, les autres surmonts +de claires baonnettes et pareils des champs d'pis radieux. Sur ces +moissons d'acier les drapeaux des rgiments palpitaient comme des +oiseaux au plumage multicolore: le corps blanc, une aile bleue, une aile +rouge, et la pique de la hampe pour bec de bronze. + +Le matin du quatrime jour de la mobilisation, Marcel eut l'ide d'aller +voir son menuisier Robert. C'tait un robuste garon qui, disait-il, +s'tait mancip de la tyrannie patronale et qui travaillait chez lui. +Une pice en sous-sol lui servait la fois de logis et d'atelier. Sa +compagne, qu'il appelait son associe, s'occupait du mnage et levait +un bambin sans cesse pendu ses jupes. Marcel avait pris en amiti cet +ouvrier habile, qui tait venu souvent mettre en place, dans +l'appartement de l'avenue Victor-Hugo, les nouvelles acquisitions faites + l'Htel des Ventes, et qui, pour l'arrangement des meubles, se prtait +de bonne grce aux gots changeants et aux caprices parfois un peu +bizarres du millionnaire. + +Dans le petit atelier, Marcel trouva son menuisier vtu d'un veston et +de larges pantalons de panne, chauss de souliers clous, et portant +plusieurs petits drapeaux et cocardes piqus aux revers de son veston. +Robert avait la casquette sur l'oreille et semblait prt partir. + +--Vous venez trop tard, patron, dit l'ouvrier au visiteur. On va fermer +la boutique. Le matre de ces lieux a t mobilis, et dans quelques +heures il sera incorpor son rgiment. + +Ce disant, il montrait du doigt un papier manuscrit coll sur la porte, + l'instar des affiches imprimes mises aux devantures de nombreux +tablissements parisiens, pour annoncer que le patron et les employs +avaient obi l'ordre de mobilisation. + +Jamais il n'tait venu l'esprit de Marcel que son menuisier pt se +transformer en soldat. Cet homme tait rebelle toute autorit; il +hassait les _flics_, c'est--dire les policiers de Paris, et, dans +toutes les meutes, il avait chang avec eux des coups de poing et des +coups de canne. Le militarisme tait sa bte noire; dans les meetings +tenus pour protester contre la servitude de la caserne, il avait figur +parmi les manifestants les plus tapageurs. Et c'tait ce rvolutionnaire +qui partait pour la guerre avec la meilleure volont du monde, sans +qu'il lui en cott le moindre effort! + +A la stupfaction de Marcel, Robert parla du rgiment avec enthousiasme. + +--Je crois en mes ides comme auparavant, patron; mais la guerre est la +guerre et elle enseigne beaucoup de choses, entre autres celle-ci: que +la libert a besoin d'ordre et de commandement. Il est indispensable que +quelqu'un dirige et que les autres obissent; qu'ils obissent par +volont libre, par consentement rflchi, mais qu'ils obissent. Quand +la guerre clate, on voit les choses autrement que lorsqu'on est +tranquille chez soi et qu'on vit sa guise. + +La nuit o Jaurs fut assassin, il avait rugi de colre, dclarant que +la matine du lendemain vengerait cette mort. Il tait all trouver les +membres de sa section, pour savoir ce qu'ils projetaient de faire contre +les bourgeois. Mais la guerre tait imminente et il y avait dans l'air +quelque chose qui s'opposait aux luttes civiles, qui relguait dans +l'oubli les griefs particuliers, qui rconciliait toutes les mes dans +une aspiration commune. Aucun mouvement sditieux ne s'tait produit. + +--La semaine dernire, reprit-il, j'tais antimilitariste. Comme a me +parat loin! Certes je continue aimer la paix, excrer la guerre, et +tous les camarades pensent comme moi. Mais les Franais n'ont provoqu +personne, et on les menace, on veut les asservir. Devenons donc des +btes froces, puisqu'on nous y oblige, et, pour nous dfendre, +demeurons tous dans le rang, soumettons-nous tous la consigne. La +discipline n'est pas brouille avec la Rvolution. Souvenez-vous des +armes de la premire Rpublique: tous citoyens, les gnraux comme les +soldats; et pourtant Hoche, Klber et les autres taient de rudes +compres qui savaient commander et imposer l'obissance. Nous allons +faire la guerre la guerre; nous allons nous battre pour qu'ensuite on +ne se batte plus. + +Puis, comme si cette affirmation ne lui paraissait pas assez claire: + +--Nous nous battrons pour l'avenir, insista-t-il, nous mourrons pour que +nos petits-enfants ne connaissent plus une telle calamit. Si nos +ennemis triomphaient, ce qui triompherait avec eux, ce serait le +militarisme et l'esprit de conqute. Ils s'empareraient d'abord de +l'Europe, puis du reste du monde. Plus tard, ceux qu'ils auraient +dpouills se soulveraient contre eux, et ce seraient des guerres +n'en plus finir. Nous autres, nous ne songeons point des conqutes; si +nous dsirons rcuprer l'Alsace et la Lorraine, c'est parce qu'elles +nous ont appartenu jadis et que leurs habitants veulent redevenir +Franais. Voil tout. Nous n'imiterons pas nos ennemis; nous +n'essayerons pas de nous approprier des territoires; nous ne +compromettrons pas par nos convoitises la tranquillit du monde. +L'exprience que nous avons faite avec Napolon nous suffit, et nous +n'avons aucune envie de recommencer l'aventure. Nous nous battrons pour +notre scurit et pour celle du monde, pour la sauvegarde des peuples +faibles. S'il s'agissait d'une guerre d'agression, d'orgueil, de +conqute, nous nous souviendrions de notre antimilitarisme; mais il +s'agit de nous dfendre, et nos gouvernants sont innocents de ce qui se +passe. On nous attaque; notre devoir tous est de marcher unis. + +Robert, qui tait anticlrical, montrait une tolrance, une largeur +d'ides qui embrassait l'humanit tout entire. La veille, il avait +rencontr la mairie de son quartier un rserviste qui, incorpor dans +le mme rgiment, allait partir avec lui, et un coup d'oeil lui avait +suffi pour reconnatre que c'tait un cur. + +--Moi, lui avait-il dit, je suis menuisier de mon tat. Et vous, +camarade... vous travaillez dans les glises? + +Il avait employ cet euphmisme pour que le prtre ne pt attribuer +son interlocuteur quelque intention blessante. Et les deux hommes +s'taient serr la main. + +--Je ne suis pas pour la calotte, expliqua Robert Marcel Desnoyers. +Depuis longtemps nous sommes en froid, Dieu et moi. Mais il y a de +braves gens partout, et, dans un moment comme celui-ci, les braves gens +doivent s'entendre. N'est-ce pas votre avis, patron? + +Ces propos rendirent Marcel pensif. Un homme comme cet ouvrier, qui +n'avait aucun bien matriel dfendre et qui tait l'adversaire des +institutions existantes, allait gaillardement affronter la mort pour un +idal gnreux et lointain; et cet homme, en faisant cela, n'hsitait +pas sacrifier ses ides les plus chres, les convictions que +jusqu'alors il avait caresses avec amour; tandis que lui, le +millionnaire, qui tait un des privilgis de la fortune et qui avait +dfendre tant de biens prcieux, ne savait que s'abandonner au doute et + la critique!... + +Dans l'aprs-midi, Marcel rencontra son menuisier prs de l'Arc de +Triomphe. Robert faisait partie d'un groupe d'ouvriers qui semblaient +tre du mme mtier que lui, et ce groupe partait en compagnie de +beaucoup d'autres qui reprsentaient peu prs toutes les classes de la +socit: des bourgeois bien vtus, des jeunes gens fins et anmiques, +des plumitifs la face ple et aux grosses lunettes, des prtres jeunes +qui souriaient avec une lgre malice, comme s'ils se trouvaient +compromis dans une escapade. A la tte de ce troupeau humain marchait un +sergent; l'arrire-garde, plusieurs soldats, le fusil sur l'paule. Un +rugissement musical, une mlope grave et menaante s'levait de cette +phalange aux bras ballants, aux jambes qui s'ouvraient et se fermaient +comme des compas. En avant les rservistes! + +Robert entonnait avec nergie le refrain guerrier. En dpit de son +vtement de panne et de sa musette de toile, il avait le mme aspect +grandiose que les figures de Rude dans le bas-relief du Dpart. Son +associe et son petit garon trottaient ct de lui, pour lui faire +la conduite jusqu' la gare. Le chtelain suivit d'un oeil respectueux +cet homme qui lui paraissait extraordinairement grandi par le seul fait +d'appartenir ce torrent humain; mais dans ce respect il y avait aussi +quelque malaise, et, en regardant son menuisier, il prouvait une sorte +d'humiliation. + +Marcel voyait tout son pass se dresser devant lui avec une nettet +trange, comme si une brise soudaine et dissip les brouillards qui +jusqu'alors l'enveloppaient d'ombre. Cette terre de France, aujourd'hui +menace, tait son pays natal. Quinze sicles d'histoire avaient +travaill pour son bien lui, pour qu'en arrivant au monde il y jout +de commodits et de progrs que n'avaient point connus ses anctres. +Maintes gnrations de Desnoyers avaient prpar l'avnenement de Marcel +Desnoyers l'existence en bataillant sur cette terre, en la dfendant +contre les ennemis; et c'tait cela qu'il devait le bonheur d'tre n +dans une patrie libre, d'appartenir un peuple matre de ses destines, + une famille affranchie de la servitude. Et, quand son tour tait venu +de continuer cet effort, quand 'avait t lui de procurer le mme +bien aux gnrations venir, il s'tait drob comme un dbiteur qui +refuse de payer sa dette. Tout homme qui nat a des obligations envers +son pays, envers le groupe humain au milieu duquel il est n, et, le cas +chant, il a le devoir prcis de s'acquitter de ces obligations avec +ses bras et mme par le sacrifice de sa personne. Or, en 1870, Marcel, +au lieu de remplir son devoir de dbiteur, avait pris la fuite, avait +trahi sa nation et ses pres. Cela lui avait russi, puisqu'il avait +acquis des millions l'tranger; mais n'importe: il y a des fautes que +les millions n'effacent pas, et l'inquitude de sa conscience lui en +donnait aujourd'hui la preuve. A la vue de tous ces Franais qui se +levaient en masse pour dfendre leur patrie, il se sentait pris de +honte; devant les vtrans de 1870 qui montraient firement leur +boutonnire le ruban vert et noir et qui avaient sans doute particip +aux privations du sige de Paris et aux dfaites hroques, il +plissait. En vain cherchait-il des raisons pour apaiser son tourment +intrieur; en vain se disait-il que les deux poques taient bien +diffrentes, qu'en 1870 l'Empire tait impopulaire, qu'alors la nation +tait divise, que tout tait perdu. Le souvenir d'un mot clbre se +reprsentait malgr lui sa mmoire comme une obsession: Il restait la +France! + +Un moment, l'ide lui vint de s'engager en qualit de volontaire et de +partir comme son menuisier, la musette au flanc, ml un peloton de +futurs soldats. Mais quels services pourrait-il rendre? Il avait beau +tre robuste encore; il avait dpass la soixantaine, et, pour tre +soldat, il faut tre jeune. Tout le monde est capable de tirer un coup +de fusil, et le courage ne lui manquait pas pour se battre; mais le +combat n'est qu'un incident de la lutte. Ce qu'il y a de pnible et +d'accablant, ce sont les oprations qui prcdent le combat, les marches +interminables, les rigueurs de la temprature, les nuits passes la +belle toile, le labeur de remuer la terre, d'ouvrir les tranches, de +charger les chariots, de supporter la faim et la soif. Non, il tait +trop tard pour qu'il pt s'acquitter de sa dette de cette manire-l. + +Et il n'avait pas mme la douloureuse, mais noble satisfaction qu'ont +les autres pres, trop vieux pour offrir leurs services personnels la +patrie, de lui donner leurs fils comme dfenseurs. Son fils, lui, +n'tait pas Franais et n'avait pas rpondre de la dette paternelle. +Marcel, ayant eu le tort de fonder sa famille l'tranger, n'avait pas +le droit, dans les prsentes circonstances, de demander Jules de faire +ce que lui-mme n'avait pas fait jadis. L'une des consquences les plus +pnibles de la faute ancienne tait que le pre et le fils fussent de +nationalits diffrentes. Cela ne constituait-il pas en quelque sorte +une seconde trahison et une rcidive d'apostasie? + +Voil pourquoi, les jours suivants, beaucoup de mobiliss pauvrement +vtus, qui se rendaient seuls aux gares, rencontrrent un vieux monsieur +qui les arrtait avec timidit, qui leur glissait dans la main un +billet de vingt francs et qui s'loignait aussitt, tandis qu'ils le +regardaient avec des yeux bahis. Des ouvrires en larmes, qui venaient +de dire adieu leurs hommes, virent le mme vieux monsieur sourire aux +petits enfants qui marchaient ct d'elles, caresser les joues des +bambins, puis s'en aller trs vite en laissant dans la menotte d'un des +marmots une pice de cent sous. + +Marcel, qui n'avait jamais fum, se mit frquenter les dbits de +tabac. Il en sortait les mains et les poches pleines, pour combler de +cigarettes et de cigares le premier soldat qu'il rencontrait. +Quelquefois le favoris souriait courtoisement, remerciait par une +phrase qui dnotait l'ducation suprieure, et repassait le cadeau un +camarade dont la capote tait aussi grossire et aussi mal coupe que la +sienne. Le service obligatoire tait cause de ces petites erreurs. + +Pour se donner l'amre volupt d'aviver son remords, Marcel continuait +venir souvent rder aux alentours de la gare de l'Est. Comme le gros des +troupes oprait maintenant sur la frontire, ce n'taient plus des +bataillons entiers qui s'y embarquaient; mais pourtant l'animation y +tait encore grande. Jour et nuit, quantit de soldats affluaient, soit +isolment, soit par groupes: rservistes sans uniformes qui rejoignaient +leurs rgiments, officiers occups jusqu'alors l'organisation de +l'arrire, compagnies armes qui allaient remplir les vides dj +ouverts par la mort. + +Une fois, Marcel suivit longtemps des yeux un sous-lieutenant de rserve +qui arrivait accompagn de son pre. Les deux hommes s'arrtrent au +barrage d'agents qui empchait les civils d'entrer dans la gare. Le pre +avait la boutonnire le ruban vert et noir, cette dcoration que le +millionnaire n'avait pas le droit de porter. C'tait un vieillard grand, +maigre, qui se tenait trs droit et qui affectait la froideur +impassible. Il dit seulement son fils: + +--Adieu, mon enfant. Porte-toi bien. + +--Adieu, mon pre. + +Le jeune homme souriait comme un automate, et le vieillard vitait de le +regarder. Aprs cet change de mots insignifiants, le pre tourna le +dos; puis, chancelant comme un homme ivre, il se rfugia au coin le plus +obscur de la terrasse d'un petit caf, o il cacha sa face dans ses +mains pour dissimuler sa douleur. Et Marcel Desnoyers envia cette +douleur. + +Une autre fois, il vit une bande d'ouvriers mobiliss qui arrivaient en +chantant, en se poussant, en montrant par l'exubrance de leur gat +qu'ils avaient fait de trop frquentes stations chez les marchands de +vin. L'un d'eux tenait par la main une petite vieille qui marchait +ct de lui, sereine, les yeux secs, avec un visible effort pour +paratre gaie. Mais, lorsqu'elle eut embrass son garon sans verser +une larme, lorsqu'elle l'eut suivi des yeux travers la vaste cour et +vu disparatre avec les autres par les immenses portes vitres de la +gare, soudain sa physionomie changea comme si un masque et t enlev +de son visage, une sauvage douleur succda la gat factice, et la +malheureuse femme, se tournant du ct o elle croyait qu'tait +l'Allemagne, s'cria, les poings serrs, avec une fureur homicide: + +--Ah! brigand!... brigand!... + +L'imprcation maternelle s'adressait au personnage dont elle avait vu le +portrait dans les journaux illustrs: moustaches aux pointes insolentes, +bouche la denture de loup, sourire tel que dut l'avoir l'homme des +cavernes prhistoriques. Et Marcel Desnoyers envia cette colre. + +Depuis le rendez-vous donn la Chapelle expiatoire, Jules n'avait pas +revu Marguerite. Celle-ci lui avait crit qu'elle ne pouvait abandonner +sa mre un seul instant. La pauvre femme avait eu le coeur dchir +l'ide du prochain dpart de son fils, officier d'artillerie de rserve, +qui devait rejoindre sa batterie d'un moment l'autre. D'abord, lorsque +la guerre tait encore douteuse, elle avait beaucoup pleur; mais, une +fois la catastrophe devenue certaine, elle avait sch ses pleurs, avait +voulu, malgr le mauvais tat de sa sant, prparer elle-mme la +cantine de son fils; et, au moment de la sparation, elle s'tait +contente de lui dire: Adieu, mon enfant. Sois prudent, mais accomplis +ton devoir. Pas une larme, pas une dfaillance. Marguerite avait +accompagn son frre la gare, et, lorsqu'elle tait rentre la +maison, elle avait trouv la vieille mre assise dans son fauteuil, +blme, farouche, vitant de parler de son propre fils, mais s'apitoyant +sur ses amies dont les fils taient partis l'arme, comme si celles-l +seulement connaissaient la torture du dpart. Dans un post-scriptum, +Marguerite promettait Jules de lui donner un nouveau rendez-vous la +semaine suivante. + +En attendant, Jules fut d'une humeur dtestable. A l'ennui de ne pas +voir Marguerite s'ajoutait l'ennui de ne pouvoir, cause du +_moratorium_, toucher le chque de quatre cent mille francs qu'il avait +rapport de l'Argentine. Possesseur de cette somme considrable, il +tait presque court d'argent, puisque les banques refusaient de la lui +payer. Quant Argensola, il ne s'embarrassait gure de cette pnurie et +savait trouver tout ce qu'il fallait pour les besoins du mnage. Son +centre d'inpuisable ravitaillement tait l'avenue Victor-Hugo. La +mre de Jules,--comme beaucoup d'autres matresses de maison, qui, en +prvision d'un sige possible, dvalisaient les magasins de comestibles +afin de se prmunir contre la disette future,--avait accumul les +approvisionnements pour des mois et des mois. C'tait chez elle que le +bohme allait se fournir de vivres: grandes botes de viande de +conserve, pyramides de pots dbordant de mangeaille, sacs gonfls de +lgumes secs. A chacune de ses visites, Argensola rapportait d'amples +provisions de bouche et ne ngligeait pas non plus de faire d'abondants +emprunts la cave de Marcel. Puis, quand il avait tal sur une table +de l'atelier les botes de viande, les pyramides de pots, les sacs de +lgumes qui constituaient la partie solide de son butin: + +--_Ils_ peuvent venir! disait-il Jules en lui faisant passer la revue +de ces munitions de guerre. Nous sommes prts _les_ recevoir. + +Le soin d'augmenter le stock de vivres et la chasse aux nouvelles +taient les deux fonctions qui absorbaient tout le temps de l'aimable +parasite. Chaque jour, il achetait dix, douze, quinze journaux: les uns, +parce qu'ils taient ractionnaires et que c'tait un plaisir de voir +enfin tous les Franais unis; les autres, parce qu'ils taient radicaux +et qu' ce titre ils devaient tre mieux informs des faits parvenus +la connaissance du Gouvernement. Ces feuilles paraissaient le matin, +midi, trois heures, cinq heures du soir. Une demi-heure de retard +dans la publication inspirait de grandes esprances au public, qui +s'imaginait alors trouver en dernire heure de stupfiantes nouvelles. +On s'arrachait les supplments. Il n'tait personne qui n'et les +poches bourres de papiers et qui n'attendt avec impatience l'occasion +de les emplir encore davantage. Et pourtant toutes ces feuilles disaient + peu prs la mme chose. + +Argensola eut la sensation d'une me neuve qui se formait en lui: me +simple, enthousiaste et crdule, capable d'admettre les bruits les plus +invraisemblables; et il devinait l'existence de cette mme me chez tous +ceux qui l'entouraient. Par moments, son ancien esprit critique faisait +mine de se cabrer; mais le doute tait repouss aussitt comme quelque +chose de honteux. Il vivait dans un monde nouveau, et il lui semblait +naturel qu'il y arrivt des prodiges. Il commentait avec une purile +allgresse les rcits fantastiques des journaux: combats d'un peloton de +Franais ou de Belges contre des rgiments entiers qui prenaient la +fuite; miracles accomplis par le canon de 75, un vrai joyau; charges +la baonnette, qui faisaient courir les Allemands comme des livres ds +que les clairons avaient sonn; inefficacit de l'artillerie ennemie, +dont les obus n'clataient pas. Il trouvait naturel et rationnel que la +petite Belgique triompht de la colossale Allemagne: c'tait la +rptition de la lutte de David et de Goliath, lutte rappele par lui +avec toutes les images et toutes les mtaphores qui, depuis trente +sicles, ont servi dcrire cette rencontre ingale. Il avait la +mentalit d'un lecteur de romans de chevalerie, qui prouve une +dception lorsque le hros du livre ne pourfend pas cent ennemis d'un +seul coup d'pe. + +L'intervention de l'Angleterre lui fit imaginer un blocus qui rduirait +soudain les empires du centre une famine effroyable. La flotte tenait + peine la mer depuis dix jours, et dj il se reprsentait l'Allemagne +comme un groupe de naufrags mourant de faim sur un radeau. La France +l'enthousiasmait, et cependant il avait plus de confiance encore dans la +Russie. Ah! les cosaques! Il parlait d'eux comme d'amis intimes; il +dcrivait le galop vertigineux de ces cavaliers non moins insaisissables +que des fantmes, et si terribles que l'ennemi ne pouvait les regarder +en face. Chez le concierge de la maison et dans plusieurs boutiques de +la rue, on l'coutait avec tout le respect d un tranger qui, en +cette qualit, doit connatre mieux qu'un autre les choses trangres. + +--Les cosaques rgleront les comptes de ces bandits, dclarait-il avec +une imperturbable assurance. Avant un mois ils seront Berlin. + +Et les auditeurs, pour la plupart femmes, mres ou pouses de soldats +partis la guerre, approuvaient modestement, mus par l'irrsistible +dsir, commun tous les hommes, de mettre leur esprance en quelque +chose de lointain et de mystrieux. Les Franais dfendraient leur pays, +reconquerraient mme les territoires perdus; mais ce seraient les +cosaques qui porteraient aux ennemis le coup de grce, ces cosaques dont +tout le monde s'entretenait et que personne n'avait jamais vus. + +Quant Jules, il attendait toujours le rendez-vous promis par +Marguerite. Elle le lui donna enfin au jardin du Trocadro. Ce qui +frappa l'amoureux, aprs les premires paroles changes, ce fut de voir + Marguerite une sorte de distraction persistante. Elle parlait avec +lenteur et s'arrtait quelquefois au milieu d'une phrase, comme si son +esprit tait proccup d'autre chose que de ce qu'elle disait. Presse +par les questions de Jules, qui s'tonnait et s'irritait mme un peu de +ces absences passagres, elle se dcida enfin rpondre: + +--C'est plus fort que moi. Depuis que j'ai reconduit mon frre la +gare, un souvenir me hante. Je m'tais bien promis de ne pas t'ennuyer +avec cette histoire; mais il m'est impossible de la chasser de mon +esprit. Plus je m'efforce de n'y point penser, plus j'y pense. + +Sur l'invitation de Jules, qui, vrai dire, aurait mieux aim causer +d'autre chose, mais qui pourtant comprenait et excusait cette obsession, +elle lui fit le rcit du dpart de l'officier d'artillerie. Elle avait +accompagn son frre jusqu' la gare de l'Est, et elle avait t oblige +de prendre cong de lui la porte extrieure, parce que les sentinelles +interdisaient au public d'aller plus loin. L, elle avait eu le coeur +serr d'une extraordinaire angoisse, mais aussi d'un noble orgueil. +Jamais elle n'aurait cru qu'elle aimt tant son frre. + +--Il tait si beau dans son uniforme de lieutenant! ajouta-t-elle. +J'tais si fire de l'accompagner, si fire de lui donner le bras. Il me +paraissait un hros. + +Cela dit, elle se tut, de l'air de quelqu'un qui aurait encore quelque +chose dire, mais qui craindrait de parler; et finalement elle se +dcida continuer son rcit. Au moment o elle donnait son frre un +dernier baiser, elle avait eu une grande surprise et une grande motion. +Elle avait aperu son mari Laurier, habill, lui aussi, en officier +d'artillerie, qui arrivait avec un homme de peine portant sa valise. + +--Laurier soldat? interrompit Jules d'une voix sarcastique. Le pauvre +diable! Quel aspect ridicule il devait avoir! + +Cette ironie avait quelque chose de lche, dont il sentit lui-mme +l'inconvenance l'gard d'un homme qui accomplissait son devoir de +citoyen; mais il tait irrit de ce que Marguerite parlait de son mari +sans aigreur. Elle hsita une seconde rpondre; puis l'instinct de +sincrit fut le plus fort, et elle dit: + +--Non, il n'avait pas mauvaise apparence.... Il n'tait plus le mme, et +d'abord je ne le reconnaissais point.... Il fit quelques pas vers mon +frre pour le saluer; mais, quand il me vit, il continua son chemin en +dtournant les yeux.... Il est parti seul, sans qu'une main amie ait +serr la sienne.... Je ne puis m'empcher d'avoir piti de lui.... + +Son instinct fminin l'avertit sans doute qu'elle avait trop parl, et +elle changea brusquement de conversation. + +--Quel bonheur, ajouta-t-elle, que tu sois tranger! Toi, tu n'es pas +oblig d'aller la guerre. La seule ide de te perdre me donne le +frisson.... + +Elle avait dit cela sincrement, sans prendre garde que, tout l'heure, +elle exprimait une tendre admiration pour son frre devenu soldat. Jules +fut bless de cette contradiction et accueillit avec mauvaise humeur ce +tmoignage d'amour. Elle le considrait donc comme un tre dlicat et +fragile, qui n'tait bon qu' tre ador par les femmes? Il sentit +qu'entre Marguerite et lui s'tait interpos quelque chose qui les +sparait l'un de l'autre et qui deviendrait vite un obstacle +insurmontable. Tous deux prouvrent une gne, et spontanment, sans +protestation et sans regret, ils abrgrent l'entrevue. + +A un autre rendez-vous, elle lui fit part d'une nouvelle assez trange. +Dsormais, ils ne pourraient plus se voir que le dimanche, parce qu'en +semaine elle serait oblige d'assister ses cours. + +--A tes cours? lui demanda Jules, tonn. Quelles savantes tudes as-tu +donc entreprises? + +Ce ton moqueur agaa la jeune femme qui rpondit vivement: + +--J'tudie pour tre infirmire. J'ai commenc lundi dernier. On a +organis un enseignement pour les dames et les jeunes filles. Je +souffrais d'tre inutile; j'ai voulu devenir bonne quelque chose.... +Permets-tu que je te dise toute ma pense? Eh bien, jusqu' prsent, +j'ai men une vie qui ne servait rien, ni aux autres ni moi-mme. La +guerre a chang mes sentiments. Il me semble que c'est un devoir pour +chacun de se rendre utile ses semblables et que, surtout dans des +circonstances comme celles-ci, on n'a plus le droit de songer ses +propres jouissances. + +Jules regarda Marguerite avec stupeur. Quel travail mystrieux avait +bien pu s'accomplir dans cette petite tte qui jusqu'alors ne s'tait +occupe que d'lgances et de plaisirs? D'ailleurs, la gravit de la +situation n'avait pas dtruit l'aimable coquetterie chez la jeune femme, +qui ajouta en riant: + +--Et puis, tu sais, le costume des infirmires est dlicieux: la robe +toute blanche, le bonnet qui laisse voir les boucles de la chevelure, la +cape bleue qui contraste gentiment avec la blancheur de la robe. Un +costume qui tient la fois de la religieuse et de la grande dame. Tu +verras comme je serai jolie! + +Mais, aprs ce bref retour de frivolit mondaine, elle exprima de +nouveau les ides gnreuses qui avaient fleuri dans son me lgre et +charmante. Elle prouvait un besoin de sacrifice; elle avait hte de +connatre de prs les souffrances des humbles, de prendre sa part de +toutes les misres de la chair malade. La seule chose dont elle avait +peur, c'tait que le sang-froid vnt lui manquer, lorsqu'elle aurait +mettre en pratique ses connaissances d'infirmire. La vue du sang, la +mauvaise odeur des blessures, le pus des plaies ouvertes ne lui +soulveraient-ils pas le coeur? Mais non! Le temps tait pass d'avoir +des rpugnances de femmelette; aujourd'hui le courage s'imposait tout +le monde. Elle serait un soldat en jupons; elle oserait regarder la +douleur en face; elle mettrait son bonheur et son honneur dfendre +contre la mort les pauvres victimes de la guerre. S'il le fallait, elle +irait jusque sur les champs de bataille, et elle aurait la force d'y +charger un bless sur ses paules pour le rapporter l'ambulance. + +Jules ne la reconnaissait plus. tait-ce vraiment Marguerite qui parlait +ainsi? Cette femme qui jusqu'alors avait eu en horreur d'accomplir le +moindre effort physique, se prparait maintenant avec une frmissante +ardeur aux besognes les plus rudes, se croyait assez forte pour vaincre +tous les dgots qu'inspirent invitablement les pestilences des +hpitaux, ne s'effrayait pas l'ide d'aller aux premires lignes avec +les combattants et d'y affronter la mort. + +A un troisime rendez-vous, elle lut Jules une lettre que son frre +lui avait envoye des Vosges. Il y parlait de Laurier plus que de +lui-mme. Les deux officiers appartenaient des batteries diffrentes; +mais ces batteries taient de la mme division, et ils avaient pris part +ensemble plusieurs combats. Le frre de Marguerite ne cachait pas +l'admiration qu'il ressentait pour son beau-frre. Cet ingnieur +tranquille et taciturne avait vraiment l'toffe d'un hros; tous les +officiers qui avaient vu Laurier l'oeuvre avaient de lui la mme +opinion. Cet homme affrontait la mort avec autant de calme que s'il et +t diriger encore sa fabrique des environs de Paris; il rclamait +toujours le poste le plus dangereux, celui d'observateur, et il se +glissait le plus prs possible des positions ennemies, afin de +surveiller et de rectifier l'exactitude du tir. Jeudi dernier, un obus +allemand avait dmoli la maison sous le toit de laquelle il se cachait; +sorti indemne d'entre les dcombres, il avait aussitt rajust son +tlphone et s'tait install tranquillement dans les branches d'un +arbre, pour continuer son service. Sa batterie, dcouverte par les +aroplanes ennemis au cours d'un combat dfavorable, avait reu les feux +concentrs de l'artillerie adverse, et un quart d'heure avait suffi pour +que la plus grande partie du personnel ft mise hors de combat: le +capitaine et plusieurs servants tus, les autres officiers et presque +tous les hommes blesss. Alors Laurier, prenant le commandement sous +une pluie de mitraille, avait continu le feu avec quelques artilleurs +encore valides et avait russi couvrir la retraite d'un bataillon. +Deux fois dj il avait t cit l'ordre du jour, et il obtiendrait +bientt la croix de la lgion d'honneur. + +Ce chaleureux loge de Laurier ne fut pas du got de Jules, qui +pourtant, cette fois, eut le bon got de s'abstenir de toute +protestation, mais qui fit involontairement la grimace. Marguerite +surprit cette expression fugitive de mcontentement et crut devoir +rparer son imprudence. + +--Tu n'es pas fch que je t'aie lu cette lettre? demanda-t-elle. Si je +te l'ai lue, c'est parce que je ne veux rien te cacher. Je ne comprends +pas ta mine jalouse. Tu sais bien que je n'aime pas, que je n'ai jamais +aim mon mari. Est-ce une raison pour ne point lui rendre justice? Je me +rjouis de ses prouesses comme si c'taient celles d'un ami de ma +famille, d'un monsieur que j'aurais connu dans le monde. Tu te fais tort + toi-mme, si tu supposes qu'une femme peut hsiter entre lui et toi. +Toi, tu es ma vie, mon bonheur, et je rends grces Dieu de n'avoir pas + craindre de te perdre. Quelle joie de penser que la guerre ne +t'enlvera pas mon amour! + +Elle lui avait dj dit cela un rendez-vous prcdent, et, chaque fois +qu'elle le lui disait, il en ressentait une secrte atteinte. +Puisqu'elle admirait ouvertement le courage de son frre et de son +mari, puisqu'elle-mme tait rsolue prendre en femme vaillante sa +part des fatigues et des dangers de la guerre, n'y avait-il pas une +nuance de mpris inconscient dans cet amour qui se flicitait de +l'oisive scurit de l'aim? + +Le lendemain, il dit Argensola, qui n'ignorait rien de sa liaison avec +Marguerite: + +--Il me semble que nous sommes dans une situation fausse, sans que je +discerne clairement la raison de notre msintelligence. A-t-elle +recommenc aimer son mari sans le savoir elle-mme? Peut-tre. Mais ce +qui est certain, c'est qu'elle ne m'aime plus comme auparavant. + +Cependant la guerre avait allong ses tentacules jusqu' l'avenue +Victor-Hugo. + +--J'ai l'Allemagne la maison! grommelait Marcel Desnoyers, d'un air +morose. + +L'Allemagne, c'tait sa belle-soeur Hlna von Hartrott. Pourquoi +n'tait-elle pas retourne Berlin avec son fils, le pdant professeur +Julius? A prsent les frontires taient fermes, et il n'y avait plus +moyen de se dbarrasser d'elle. + +L'une des raisons qui rendaient pnible Marcel la prsence d'Hlna, +c'tait la nationalit de cette femme. Sans doute elle tait argentine +de naissance; mais elle tait devenue allemande par son mariage. Or le +patriotisme franais, surexcit par les vnements, faisait la chasse +aux espions avec une ardeur infatigable; et, quoique la dolente et +crdule romantique ne pt en aucune faon tre souponne +d'espionnage, Marcel craignait beaucoup de la voir enferme par +l'autorit militaire dans un camp de concentration et d'tre accus +lui-mme de donner asile des sujets ennemis. + +Hlna semblait ne pas comprendre trs bien la fausset de sa situation +et les sentiments de son beau-frre. Dans les premiers jours, alors que +Marcel tait encore pessimiste, elle avait pu faire ouvertement devant +lui l'loge de l'Allemagne sans qu'il s'en offusqut, puisqu'il tait +peu prs du mme avis qu'elle. Mais, lorsque la contagion de +l'enthousiasme public eut rveill en lui l'amour de la France et le +remords de la faute ancienne, l'attitude d'Hlna lui devint +insupportable. + +Au djeuner ou au dner, aprs avoir dcrit avec une loquence lyrique +le dpart des troupes et les scnes mouvantes dont il avait t le +tmoin, il s'criait en agitant sa serviette: + +--Ce n'est plus comme en 1870! Les troupes franaises sont dj entres +victorieusement en Alsace. L'heure approche o les hordes teutonnes +seront rejetes sur l'autre rive du Rhin. + +Alors Hlna prenait une mine boudeuse, pinait les lvres et levait les +yeux au plafond, pour protester silencieusement contre de si grossires +erreurs. Puis, sans mot dire, elle se retirait dans sa chambre o la +bonne Luisa la suivait, pour la consoler de l'ennui qu'elle venait +d'avoir. Mais Hlna ne se croyait pas tenue d'observer avec sa soeur la +mme rserve qu'avec Marcel, et elle se ddommageait du mutisme qu'elle +s'tait impos table en prorant sur les forces colossales de +l'Allemagne, sur les millions d'hommes et les milliers de canons que les +Empires centraux emploieraient contre l'Entente, sur les mortiers gros +comme des tours, qui auraient vite fait de rduire en poussire les +fortifications de Paris. + +--Les Franais, concluait-elle, ignorent ce qu'ils ont devant eux. Il +suffira aux Allemands de quelques semaines pour les anantir. + +Lorsque les armes allemandes eurent envahi la Belgique, ce crime +arracha au vieux Desnoyers des cris d'indignation. Selon lui, c'tait la +trahison la plus inoue qui et t enregistre par l'histoire. Quand il +se souvenait que, dans les premiers jours, il avait rejet sur les +patriotes exalts de son propre pays la responsabilit de la guerre, il +avait honte de son injuste erreur. Ah! quelle perfidie mthodiquement +prpare pendant des annes! Les rcits de pillages, d'incendies, de +massacres le faisaient frmir et grincer des dents. Toutes ces horreurs +d'une guerre d'pouvante appelaient vengeance, et il affirmait avec +force que la vengeance ne manquerait pas. L'atrocit mme des +vnements lui inspirait un trange optimisme, fond sur la foi +instinctive en la justice. Il n'tait pas possible que de telles +horreurs demeurassent impunies. + +--L'invasion de la Belgique est une abominable flonie, disait-il, et +toujours une flonie a disqualifi son auteur. + +Il disait cela avec conviction, comme si la guerre tait un duel o le +tratre, mis au ban des honntes gens, se voit dans l'impossibilit de +continuer ses forfaits. + +L'hroque rsistance des Belges le confirma dans ses chimres et lui +inspira de vaines esprances. Les Belges lui parurent des hommes +surnaturels, destins aux plus merveilleuses prouesses. Pendant quelques +jours, Lige fut pour lui une ville sainte contre les remparts de +laquelle se briserait toute la puissance germanique. Puis, quand Lige +eut succomb, sa foi inbranlable s'accrocha une autre illusion: il y +avait dans l'intrieur du pays beaucoup de Liges; les Allemands +pouvaient avancer; la difficult serait pour eux de sortir. La reddition +de Bruxelles ne lui donna aucune inquitude: c'tait une ville ouverte +dont l'abandon tait prvu, et les Belges n'en dfendraient que mieux +Anvers. L'avance des Allemands vers la frontire franaise ne l'alarma +pas davantage: l'envahisseur trouverait bientt qui parler. Les armes +franaises taient dans l'Est, c'est--dire l'endroit o elles +devaient tre, sur la vritable frontire, la porte de la maison. +Mais cet ennemi lche et perfide, au lieu d'attaquer de face, avait +attaqu par derrire en escaladant les murs comme un voleur. Infme +tratrise qui ne lui servirait rien: car Joffre saurait lui barrer le +passage. Dj quelques troupes avaient t envoyes au secours de la +Belgique, et elles auraient vite fait de rgler le compte des Allemands. +On les craserait, ces bandits, pour qu'il ne leur ft plus possible de +troubler la paix du monde, et leur empereur aux moustaches en pointe, on +l'exposerait dans une cage sur la place de la Concorde. + +Chichi, encourage par les propos paternels, renchrissait encore sur +cet optimisme puril. Une ardeur belliqueuse s'tait empare d'elle. Ah! +si les femmes pouvaient aller la guerre! Elle se voyait dans un +rgiment de dragons, chargeant l'ennemi en compagnie d'autres amazones +aussi hardies et aussi belles qu'elle-mme. Ou encore elle se figurait +tre un de ces chasseurs alpins qui, la carabine en bandoulire et +l'alpenstock au poing, glissaient sur leurs longs skis dans les neiges +des Vosges. Mais ensuite elle ne voulait plus tre ni dragon, ni +chasseur alpin; elle voulait tre une de ces femmes hroques qui ont +tu pour accomplir une oeuvre de salut. Elle rvait qu'elle rencontrait +le Kaiser seul seule, qu'elle lui plantait dans la poitrine une petite +dague poigne d'argent et fourreau cisel, cadeau de son +grand-pre; et, cela fait, il lui semblait qu'elle entendait l'norme +soupir des millions de femmes dlivres par elle de cet abominable +cauchemar. Sa furie vengeresse ne s'arrtait pas en si beau chemin; elle +poignardait aussi le Kronprinz; elle poignardait les gnraux et les +amiraux; elle aurait volontiers poignard ses cousins les Hartrott: car +ils taient du ct des agresseurs, et, ce titre, ils ne mritaient +aucune piti. + +--Tais-toi donc! lui disait sa mre. Tu es folle. Comment une jeune +fille bien leve peut-elle dire de pareilles sottises? + +Lorsque le fianc de Chichi, Ren Lacour, se prsenta pour la premire +fois devant elle en uniforme, le lendemain du jour o il avait t +mobilis, elle lui fit un accueil enthousiaste, l'appela son petit +soldat de sucre; et, les jours suivants, elle fut fire de sortir dans +la rue en compagnie de ce guerrier dont l'aspect tait pourtant assez +peu martial. Grand et blond, doux et souriant, Ren avait dans toute sa +personne une dlicatesse quasi fminine, laquelle l'habit militaire +donnait un faux air de travesti. Par le fait, il n'tait soldat qu' +moiti: car son illustre pre, craignant que la guerre n'teignt +jamais la dynastie des Lacour, si prcieuse pour l'tat, l'avait fait +verser dans les services auxiliaires. En sa qualit d'lve de l'cole +centrale, Ren aurait pu tre nomm sous-lieutenant; mais alors il +aurait t oblig d'aller au front. Comme auxiliaire, il ne pouvait +prtendre qu'au modeste titre de simple soldat et n'avait s'acquitter +que de vulgaires besognes d'intendance, par exemple de compter des pains +ou de mettre en paquet des capotes; mais il ne sortirait pas de Paris. + +Un jour, Marcel Desnoyers put apprcier Paris mme les horreurs de la +guerre. Trois mille fugitifs belges taient logs provisoirement dans un +cirque, en attendant qu'on les envoyt dans les dpartements. Il alla +les voir. + +Le vestibule tait encore tapiss des affiches des dernires +reprsentations donnes avant la guerre; mais, ds que Marcel eut +franchi la porte, il fut pris aux narines par un miasme de foule malade +et misrable: peu prs l'odeur infecte que l'on respire dans un bagne +ou dans un hpital pauvre. Les gens qu'il trouva l semblaient affols +ou hbts par la souffrance. L'affreux spectacle de l'invasion +persistait dans leur mmoire, l'occupait tout entire, n'y laissait +aucune place pour les vnements qui avaient suivi. Ils croyaient voir +encore l'irruption des hommes casqus dans leurs villages paisibles, les +maisons flambant tout coup, la soldatesque tirant sur les fuyards, les +enfants aux poignets coups, les femmes agonisant sous la brutalit des +outrages, les nourrissons dchiquets coups de sabre dans leurs +berceaux, les mres aux entrailles ouvertes, tous les sadismes de la +bte humaine excite par l'alcool et sre de l'impunit. Quelques +octognaires racontaient, les larmes aux yeux, comment les soldats d'un +peuple qui se prtend civilis coupaient les seins des femmes pour les +clouer aux portes, promenaient en guise de trophe un nouveau-n +embroch une baonnette, fusillaient les vieux dans le fauteuil o +leur vieillesse impotente les retenait immobiles, aprs les avoir +torturs par de burlesques supplices. + +Ils s'taient sauvs sans savoir o ils allaient, poursuivis par +l'incendie et la mitraille, fous de terreur, de la mme manire qu'au +moyen ge les populations fuyaient devant les hordes des Huns et des +Mongols; et cet exode lamentable, ils l'avaient accompli au milieu de la +nature en fte, dans le mois le plus riant de l'anne, alors que la +terre tait dore d'pis, alors que le ciel d'aot resplendissait de +joyeuse lumire et que les oiseaux clbraient par l'allgresse de leurs +chants l'opulence des moissons. L'aspect des fugitifs entasss dans ce +cirque portait tmoignage contre l'atrocit du crime commis. Les bbs +gmissaient comme des agneaux qui blent; les hommes regardaient autour +d'eux d'un air gar; quelques femmes hurlaient comme des dmentes. Dans +la confusion de la fuite, les familles s'taient disperses. Une mre de +cinq petits n'en avait plus qu'un. Des pres, demeurs seuls, pensaient +avec angoisse leur femme et leurs enfants disparus. Les +retrouveraient-ils jamais? Ces malheureux n'taient-ils pas morts de +fatigue et de faim? + +Ce soir-l, Marcel, encore tout mu de ce qu'il venait de voir, ne put +s'empcher de prononcer contre l'empereur Guillaume des paroles +vhmentes qui, la grande surprise de tout le monde, firent sortir +Hlna de son mutisme. + +--L'Empereur est un homme excellent et chevaleresque, dclara-t-elle. Il +n'est coupable de rien, lui. Ce sont ses ennemis qui l'ont provoqu. + +Alors Marcel s'emporta, maudit l'hypocrite Kaiser, souhaita +l'extermination de tous les bandits qui venaient d'incendier Louvain, de +martyriser des vieillards, des femmes et des enfants. Sur quoi, Hlna +fondit en larmes. + +--Tu oublies donc, gmit-elle d'une voix entrecoupe par les sanglots, +tu oublies donc que je suis mre et que mes fils sont du nombre de ceux +sur qui tu appelles la mort! + +Ces mots firent mesurer soudain Marcel la largeur de l'abme qui le +sparait de cette femme, et, dans son for intrieur, il pesta contre la +destine qui l'obligeait la garder sous son toit. Mais comme, au fond, +il avait bon coeur et ne trouvait aucun plaisir molester inutilement +les personnes de son entourage: + +--C'est bien, rpondit-il. Je croyais les victimes plus dignes de piti +que les bourreaux. Mais ne parlons plus de cela. Nous n'arriverons +jamais nous entendre. + +Et dsormais il se fit une rgle de ne rien dire de la guerre en +prsence de sa belle-soeur. + +Cependant la guerre avait rveill le sentiment religieux chez nombre de +personnes qui depuis longtemps n'avaient pas mis les pieds dans une +glise, et elle exaltait surtout la dvotion des femmes. Luisa ne se +contentait plus d'entrer chaque matin, comme d'habitude, Saint-Honor +d'Eylau, sa paroisse. Avant mme de lire dans les journaux les dpches +du front, elle y cherchait un autre renseignement: O irait aujourd'hui +Monseigneur Amette? Et elle s'en allait jusqu' la Madeleine, jusqu' +Notre-Dame, jusqu'au lointain Sacr-Coeur, en haut de la butte +Montmartre; puis, sous les votes du temple honor de la visite de +l'archevque, elle unissait sa voix au choeur qui implorait une +intervention divine: Seigneur, sauvez la France! + +Sur le matre-autel de toutes les glises figuraient, assembls en +faisceaux, les drapeaux de la France et des nations allies. Les nefs +taient pleines de fidles, et la foule pieuse ne se composait pas +uniquement de femmes: il y avait aussi des hommes d'ge, debout, graves, +qui remuaient les lvres et fixaient sur le tabernacle des yeux humides +o se refltaient, pareilles des toiles perdues, les flammes des +cierges. C'taient des pres qui, en pensant leurs fils envoys sur le +front, se rappelaient les prires de leur enfance. Jusqu'alors la +plupart d'entre eux avaient t indiffrents en matire religieuse; +mais, dans ces conjonctures tragiques, il leur avait sembl tout coup +que la foi, qu'ils ne possdaient point, tait un bien et une force, et +ils balbutiaient de vagues oraisons, dont les paroles taient +incohrentes et presque dpourvues de sens, l'intention des tres +chers qui luttaient pour l'ternelle justice. Les crmonies religieuses +devenaient aussi passionnes que des assembles populaires; les +prdicateurs taient des tribuns, et parfois l'enthousiasme patriotique +coupait d'applaudissements les sermons. Quand Luisa revenait de +l'office, elle tait palpitante de foi et esprait du ciel un miracle +semblable celui par lequel sainte Genevive avait chass loin de Paris +les hordes d'Attila. + +Dans les grandes circonstances, lorsque Luisa insistait pour emmener sa +soeur dans ces dvotes excursions, Hlna courait avec elle aux quatre +coins de Paris. Mais, si aucun office extraordinaire n'tait annonc, la +romantique, plus terre--terre en cela que l'autre, prfrait aller +tout simplement Saint-Honor d'Eylau. L, elle rencontrait parmi les +habitus beaucoup de personnes originaires des diverses rpubliques du +Nouveau Monde, gens riches qui, aprs fortune faite, taient venus +manger leurs rentes Paris et s'taient installs dans le quartier de +l'toile, cher aux cosmopolites. Elle avait li connaissance avec +plusieurs de ces personnes, ce qui lui procurait le vif plaisir +d'changer force saluts lorsqu'elle arrivait, et, la sortie, d'engager +sur le parvis de longues conversations o elle recueillait une infinit +de nouvelles vraies ou fausses sur la guerre et sur cent autres choses. + +Bientt des jours vinrent o, en juger d'aprs les apparences, il ne +se passait plus rien d'extraordinaire. On ne trouvait dans les journaux +que des anecdotes destines entretenir la confiance du public, et +aucun renseignement positif n'y tait publi. Les communiqus du +Gouvernement n'taient que de la rhtorique vague et sonore. + +Ce manque de nouvelles concida avec une subite agitation de la +belle-soeur. Hlna s'absentait chaque aprs-midi, quelquefois mme dans +la matine, et elle ne manquait jamais de rapporter la maison des +nouvelles alarmantes qu'elle semblait se faire un malin plaisir de +communiquer sournoisement ses htes, non comme des vrits certaines, +mais comme des bruits rpandus. _On disait_ que les Franais avaient t +dfaits simultanment en Lorraine et en Belgique; _on disait_ qu'un +corps de l'arme franaise s'tait dband; _on disait_ que les +Allemands avaient fait beaucoup de prisonniers et enlev beaucoup de +canons. Quoique Marcel et entendu lui-mme dire quelque chose +d'approchant, il affectait de n'en rien croire, protestait qu' tout le +moins il y avait dans ces bruits beaucoup d'exagration. + +--C'est possible, rpliquait doucement l'agaante Hlna. Mais je vous +rpte ce que m'ont dit des personnes que je crois bien informes. + +Au fond, Marcel commenait tre trs inquiet, et son instinct d'homme +pratique lui faisait deviner un pril. Il y a quelque chose qui ne +marche pas, pensait-il, soucieux. + +La chute du ministre et la constitution d'un Gouvernement de dfense +nationale lui dmontra la gravit de la situation. Alors il alla voir le +snateur Lacour. Celui-ci connaissait tous les ministres, et personne +n'tait mieux renseign que lui. + +--Oui, mon ami, rpondit le personnage aux questions anxieuses de +Marcel, nous avons subi de gros checs Morhange et Charleroi, +c'est--dire l'Est et au Nord. Les Allemands vont envahir le +territoire de la France. Mais notre arme est intacte et se retire en +bon ordre. La fortune peut changer encore. C'est un grand malheur; +nanmoins tout n'est pas perdu. + +On poussait activement--un peu tard!--les prparatifs de la dfense de +Paris. Les forts s'armaient de nouveaux canons; dans la zone de tir, les +pioches des dmolisseurs faisaient disparatre les maisonnettes leves +durant les annes de paix; les ormes des avenues extrieures tombaient +sous la hache, pour largir l'horizon; des barricades de sacs de terre +et de troncs d'arbres obstruaient les portes des remparts. Beaucoup de +curieux allaient dans la banlieue admirer les tranches rcemment +ouvertes et les barrages de fils de fer barbels. Le Bois de Boulogne +s'emplissait de troupeaux, et, autour des montagnes de fourrage sec, +boeufs et brebis se groupaient sur les prairies de fin gazon. Le souci +d'avoir des approvisionnements suffisants inquitait une population qui +gardait vif encore le souvenir des misres souffertes en 1870. D'une +nuit l'autre, l'clairage des rues diminuait; mais, en compensation, +le ciel tait continuellement ray par les jets lumineux des +rflecteurs. La crainte d'une agression arienne augmentait encore +l'anxit publique; les gens peureux parlaient des _zeppelins_, et, +comme on exagre toujours les dangers inconnus, on attribuait ces +engins de guerre une puissance formidable. + +Luisa, naturellement timide, tait affole par les entretiens +particuliers qu'elle avait avec sa soeur, et elle tourdissait de ses +mois son mari qui ne russissait pas l'apaiser. + +--Tout est perdu! lui disait-elle en pleurant. Hlna est la seule qui +connat la vrit. + +Si Luisa avait une grande confiance dans les affirmations d'Hlna, il y +avait pourtant un point sur lequel il lui tait impossible de croire sa +soeur aveuglment. Les atrocits commises en Belgique sur les femmes et +sur les jeunes filles dmentaient trop positivement ce qu'Hlna +racontait de la haute courtoisie des officiers et de la svre moralit +des soldats allemands. + +--_Ils_ vont venir, Marcel, _ils_ vont venir. Je ne vis plus... Notre +fille... notre fille... + +Mais Chichi riait des alarmes de sa mre, et, avec la belle audace de la +jeunesse: + +--Qu'ils viennent donc, ces coquins! s'criait-elle. Je ne serais pas +fche de les voir en face! + +Et elle faisait le geste de frapper, comme si elle avait tenu dans sa +main le poignard vengeur. + +Marcel finit par se lasser de cette situation et rsolut d'envoyer sa +femme, sa fille et sa belle-soeur Biarritz, o beaucoup de +Sud-Amricains s'taient dj rendus. Quant lui, il avait dcid de +rester Paris, pour une raison dont il n'avait d'ailleurs qu'une +conscience un peu confuse. Il s'imaginait n'y tre retenu que par la +curiosit; mais, au fond, il avait une honte inavoue de fuir une +seconde fois devant l'ennemi. Sa femme essaya bien de l'emmener avec +elle: depuis bientt trente ans de mariage, ils ne s'taient pas spars +une seule fois! Mais il dclara sa volont sur un ton qui n'admettait +pas de rplique. + +Jules, pour demeurer prs de Marguerite, s'obstina aussi demeurer dans +la capitale. + +Bref, un beau matin, Luisa, Hlna et Chichi s'embarqurent dans une +grande automobile destination de la Cte d'Argent: la premire, navre +de laisser Paris son mari et son fils; la seconde, bien aise, en +somme, de n'tre pas l quand les troupes de son cher empereur +entreraient dans Paris; la troisime, toute rjouie de voyager dans un +pays nouveau pour elle et de visiter une des plages les plus la mode. + + + + +VI + +EN RETRAITE + + +Aprs ce dpart, Marcel fut d'abord un peu dsorient par sa solitude. +Les salles dsertes de son appartement lui semblaient normes et pleines +d'un silence d'autant plus profond que tous les autres appartements du +luxueux immeuble taient vides comme le sien. Ces appartements avaient +pour locataires, soit des trangers qui s'taient discrtement loigns +de Paris, soit des Franais qui, surpris par la guerre, taient demeurs +dans leurs domaines ruraux. + +D'ailleurs il tait satisfait de la rsolution qu'il avait prise. +L'absence des siens, en le rassurant, lui avait rendu presque tout son +optimisme. Non, _ils_ ne viendront pas Paris, se rptait-il vingt +fois par jour. Et il ajoutait mentalement: Au surplus, s'ils y +viennent, je n'ai pas peur: je suis encore bon pour faire le coup de feu +dans une tranche. Il lui semblait que cette vellit de faire le coup +de feu rparait dans quelque mesure la honte de la fuite en Amrique. + +Dans ses promenades travers Paris, il rencontrait des bandes de +rfugis. C'taient des habitants du Nord et de l'Est qui avaient fui +devant l'invasion. Cette multitude douloureuse ne savait o aller, +n'avait d'autre ressource que la charit publique; et elle racontait +mille horreurs commises par les Allemands dans les pays envahis: +fusillements, assassinats, vols autoriss par les chefs, pillages +excuts par ordre suprieur, maisons et villages incendis. Ces rcits +lui remuaient le coeur et faisaient natre peu peu dans son esprit une +ide nave, mais gnreuse. Le devoir des riches, des propritaires qui +possdaient de grands biens dans les provinces menaces, n'tait-il pas +d'tre prsents sur leurs terres pour soutenir le moral des populations, +pour les aider de leurs conseils et de leur argent, pour tcher de les +protger, lorsque l'ennemi arriverait? Or ce devoir s'imposait +lui-mme d'une faon d'autant plus imprieuse qu'il lui semblait avoir +moins de danger personnel courir: devenu quasi Argentin, il serait +considr par les officiers allemands comme un neutre; ce titre il +pourrait faire respecter son chteau, o, le cas chant, les paysans du +village et des alentours trouveraient un refuge. Ds lors, le projet de +se rendre Villeblanche hanta son esprit. + +Cependant chaque jour apportait un flot de mauvaises nouvelles. Les +journaux ne disaient pas grand'chose; le Gouvernement ne parlait qu'en +termes obscurs, qui inquitaient sans renseigner. Nanmoins la triste +vrit s'bruitait, rpandue sourdement par les alarmistes et par les +espions demeurs dans Paris. On se communiquait l'oreille des bruits +sinistres: Ils ont pass la frontire... Ils sont Lille... Et le +fait est que les Allemands avanaient avec une effrayante rapidit. + +Anglais et Franais reculaient devant le mouvement enveloppant des +envahisseurs. Quelques-uns s'attendaient un nouveau Sedan. Pour se +rendre compte de l'avance de l'ennemi, il suffisait d'aller la gare du +Nord: toute les vingt-quatre heures, on y constatait le rtrcissement +du rayon dans lequel circulaient les trains. Des avis annonaient qu'on +ne dlivrait plus de billets pour telles et telles localits du rseau, +et cela signifiait que ces localits taient tombes au pouvoir de +l'ennemi. Le rapetissement du territoire national s'accomplissait avec +une rgularit mathmatique, raison d'une quarantaine de kilomtres +par jour, de sorte que, montre en main, on pouvait prdire l'heure +laquelle les premiers uhlans salueraient de leurs lances l'apparition de +la Tour Eiffel. + +Ce fut ce moment d'universelle angoisse que Marcel retourna chez son +ami Lacour pour lui adresser la plus extraordinaire des requtes: il +voulait aller tout de suite son chteau de Villeblanche, et il priait +le snateur de lui obtenir les papiers ncessaires. + +--Vous tes fou! s'cria le personnage, qui ne pouvait en croire ses +oreilles. Sortir de Paris, oui, mais pour aller vers le sud et non vers +l'est! Je vous le dis sous le sceau du secret: d'un instant l'autre +tout le monde partira, prsident de la Rpublique, ministres, Chambres. +Nous nous installerons Bordeaux, comme en 1870. Nous savons mal ce qui +se passe, mais toutes les nouvelles sont mauvaises. L'arme reste +solide, mais elle se retire, abandonne continuellement du terrain. +Croyez-moi: ce que vous avez de mieux faire, c'est de quitter Paris +avec nous. Gallieni dfendra la capitale; mais la dfense sera +difficile. D'ailleurs, mme si Paris succombe, la France ne succombera +point pour cela. S'il est ncessaire, nous continuerons la guerre +jusqu' la frontire d'Espagne. Ah! tout cela est triste, bien triste! + +Marcel hocha la tte. Ce qu'il voulait, c'tait se rendre son chteau +de Villeblanche. + +--Mais on vous fera prisonnier! objecta Lacour. On vous tuera peut-tre! + +L'obstination de Marcel triompha des rsistances de son ami. Ce n'tait +point le moment des longues discussions, et chacun devait songer son +propre sort. Le snateur finit donc par cder au dsir de Marcel et lui +obtint l'autorisation de partir le soir mme, par un train militaire +qui se dirigeait vers la Champagne. + + * * * * * + +Ce voyage permit Marcel de voir le trafic extraordinaire que la guerre +avait dvelopp sur les voies ferres. Son train mit quatorze heures +pour franchir une distance qui, en temps normal, n'exigeait que deux +heures. Aux stations de quelque importance, toutes les voies taient +occupes par des rames de wagons. Les machines sous pression sifflaient, +impatientes de partir. Les soldats hsitaient devant les diffrents +trains, se trompaient, descendaient d'un wagon pour remonter dans un +autre. Les employs, calmes, mais visiblement fatigus, allaient de ct +et d'autre pour renseigner les hommes, pour leur donner des +explications, pour faire charger des montagnes de colis. + +Dans le train qui portait Marcel, les territoriaux d'escorte dormaient, +accoutums la monotonie de ce service. Les soldats chargs des chevaux +ouvraient les portes coulisse et s'asseyaient sur le plancher du +wagon, les jambes pendantes. La nuit, le train marchait avec lenteur +travers les campagnes obscures, s'arrtait devant les signaux rouges et +avertissait de sa prsence par de longs sifflets. Dans quelques +stations, il y avait des jeunes filles vtues de blanc, avec des +cocardes et de petits drapeaux pingls sur la poitrine. Jour et nuit +elles taient l, se remplaant tour de rle, de sorte qu'aucun train +ne passait sans recevoir leur visite. Dans des corbeilles ou sur des +plateaux, elles offraient aux soldats du pain, du chocolat, des fruits. +Beaucoup d'entre eux, rassasis, refusaient en remerciant; mais les +jeunes filles se montraient si tristes de ce refus qu'ils finissaient +par cder leurs instances. + +Marcel, cas dans un compartiment de seconde classe avec le lieutenant +qui commandait l'escorte et avec quelques officiers qui s'en allaient +rejoindre leur corps, passa la plus grande partie de la nuit causer +avec ses compagnons de voyage. Les officiers n'avaient que des +renseignements vagues sur le lieu o ils pourraient retrouver leur +rgiment. D'un jour l'autre, les oprations de la guerre modifiaient +la position des troupes. Mais, fidles leur devoir, ils se portaient +vers le front, avec le dsir d'arriver assez tt pour le combat dcisif. +Le chef de l'escorte, qui avait dj fait plusieurs voyages, tait le +seul qui se rendt bien compte de la retraite: chaque nouveau voyage, +le parcours se raccourcissait. Tout le monde tait dconcert. Pourquoi +se retirait-on? Quoique l'arme et prouv des revers, elle tait +intacte, et, selon l'opinion commune, elle aurait d chercher sa +revanche dans les lieux mmes o elle avait eu le dessous. La retraite +laissait l'ennemi le chemin libre. Quinze jours auparavant, ces +hommes discutaient dans leurs garnisons sur la rgion de la Belgique o +l'ennemi recevrait le coup mortel et sur le point de la frontire par o +les Franais victorieux envahiraient l'Allemagne. + +Toutefois la dception n'engendrait aucun dcouragement. Une esprance +confuse, mais ferme, dominait les incertitudes. Le gnralissime tait +le seul qui possdt le secret des oprations. Ce chef grave et +tranquille finirait par tout arranger. Personne n'avait le droit de +douter de la fortune. Joffre tait de ceux qui disent toujours le +dernier mot. + +Marcel descendit du train l'aube. + +--Bonne chance, messieurs! + +Il serra la main de ces braves gens qui allaient peut-tre la mort. Le +train se remit en marche et Marcel se trouva seul dans la gare, +l'embranchement de la ligne d'intrt local qui desservait Villeblanche; +mais, faute de personnel, le service tait suspendu sur cette petite +ligne dont les employs avaient t affects aux grandes lignes pour les +transports de guerre. De cette gare Villeblanche il y avait encore +quinze kilomtres. Malgr les offres les plus gnreuses, le +millionnaire ne put trouver une simple charrette pour achever son +voyage: la mobilisation s'tait appropri la plupart des vhicules et +des btes de trait, et le reste avait t emmen par les fugitifs. Force +lui fut donc d'entreprendre le trajet pied, et, malgr son ge, il se +mit en route. + +Le chemin blanc, droit, poudreux, traversait une plaine qui semblait +s'tendre l'infini. Quelques bouquets d'arbres, quelques haies vives, +les toits de quelques fermes rompaient peine la monotonie du paysage. +Les champs taient couverts des chaumes de la moisson rcemment fauche. +Les meules bossuaient le sol de leurs cnes roux, qui commenaient +prendre un ton d'or bruni. Les oiseaux voletaient dans les buissons +emperls par la rose. + +Marcel chemina toute la matine. La route tait tachete de points +mouvants qui, de loin, ressemblaient des files de fourmis. C'taient +des gens qui allaient tous dans la direction contraire la sienne: ils +fuyaient vers le sud, et, lorsqu'ils croisaient ce citadin bien chauss, +qui marchait la canne la main et le chapeau de paille sur la tte, ils +faisaient un geste de surprise et s'imaginaient que c'tait quelque +fonctionnaire, quelque envoy du Gouvernement venu pour inspecter le +pays d'o la terreur les poussait fuir. + +Vers midi, dans une auberge situe au bord de la route, Marcel put +trouver un morceau de pain, du fromage et une bouteille de vin blanc. +L'aubergiste tait parti la guerre, et sa femme, malade et alite, +gmissait de souffrance. Sur le pas de la porte, une vieille presque +sourde, la grand'mre entoure de ses petits-enfants, regardait ce +dfil de fugitifs qui durait depuis trois jours. + +--Pourquoi fuient-ils, monsieur? dit-elle au voyageur. La guerre ne +concerne que les soldats. Nous autres paysans, nous ne faisons de mal +personne et nous n'avons rien craindre. + +Quatre heures plus tard, la descente de l'une des collines boises qui +bordent la valle de la Marne, Marcel aperut enfin les toits de +Villeblanche groups autour de l'glise et, un peu l'cart, surgissant +d'entre les arbres, les capuchons d'ardoise qui coiffaient les tours de +son chteau. + +Les rues du village taient dsertes. Une moiti de la population +s'tait enfuie; l'autre moiti tait reste, par routine casanire et +par aveugle optimisme. Si les Prussiens venaient, que pourraient-ils +leur faire? Les habitants se soumettraient leurs ordres, ne +tenteraient aucune rsistance. On ne chtie pas des gens qui obissent. +Les maisons du village avaient t construites par leurs pres, par +leurs anctres, et tout valait mieux que d'abandonner ces demeures d'o +eux-mmes n'taient jamais sortis. Quelques femmes se tenaient assises +autour de la place, comme dans les paisibles aprs-midi des ts +prcdents. Ces femmes regardrent l'arrivant avec surprise. + +Sur la place, Marcel vit un groupe form du maire et des notables. Eux +aussi, ils regardrent avec surprise le propritaire du chteau. C'tait +pour eux la plus inattendue des apparitions. Un sourire bienveillant, un +regard sympathique accueillirent ce Parisien qui venait les rejoindre +et partager leur sort. Depuis longtemps Marcel vivait en assez mauvais +termes avec les habitants du village: car il dfendait ses droits avec +pret, ne tolrait ni la maraude dans ses champs ni le ptis dans ses +bois. A plusieurs reprises, il avait menac de procs et de prison +quelques douzaines de dlinquants. Ses ennemis, soutenus par la +municipalit, avaient rpondu ces menaces en laissant le btail +envahir les cultures du chteau, en tuant le gibier, en adressant au +prfet et au dput de la circonscription des plaintes contre le +chtelain. Ses dmls avec la commune l'avaient rapproch du cur, qui +vivait en hostilit ouverte avec le maire; mais l'glise ne lui avait +pas t beaucoup plus profitable que l'tat. Le cur, ventru et +dbonnaire, ne perdait aucune occasion de soutirer Marcel de grosses +aumnes pour les pauvres; mais, le cas chant, il avait la charitable +audace de lui parler en faveur de ses ouailles, d'excuser les +braconniers, de trouver mme des circonstances attnuantes aux +maraudeurs qui, en hiver, volaient le bois du parc et, en t, les +fruits du jardin. Or Marcel eut la stupfaction de voir le cur, qui +sortait du presbytre, saluer le maire au passage avec un sourire +amical. Ces deux hommes s'taient rencontrs, le 1er aot, au pied du +clocher dont la cloche sonnait le tocsin pour annoncer la mobilisation +aux hommes qui taient dans les champs; et, par instinct, sans trop +savoir pourquoi, ces vieux ennemis s'taient serr la main avec +cordialit. Il n'y avait plus que des Franais. + +Arriv au chteau, Marcel eut le sentiment de n'avoir pas perdu sa +peine. Jamais son parc ne lui avait sembl si beau, si majestueux qu'en +cet aprs-midi d't; jamais les cygnes n'avaient promen avec tant de +grce sur le miroir d'eau leur image double; jamais l'difice lui-mme, +dans son enceinte de fosss, n'avait eu un aspect aussi seigneurial. +Mais la mobilisation avait fait d'normes vides dans les curies, dans +les tables, et presque tout le personnel manquait. Le rgisseur et la +plupart des domestiques taient l'arme; il ne restait que le +concierge, homme d'une cinquantaine d'annes, malade de la poitrine, +avec sa femme et sa fille qui prenaient soin des quelques vaches +demeures la ferme. + + * * * * * + +Aprs une nuit de bon sommeil qui lui fit oublier la fatigue de la +veille, le chtelain passa la matine visiter les prairies +artificielles qu'il avait cres dans son parc, derrire un rideau +d'arbres. Il eut le regret de voir que ces prairies manquaient d'eau, et +il essaya d'ouvrir une vanne pour arroser la luzerne qui commenait +scher. Puis il fit un tour dans les vignes, qui dployaient les masses +de leurs pampres sur les ranges d'chalas et montraient entre les +feuilles le violet encore ple de leurs grappes mrissantes. Tout tait +si tranquille que Marcel sentait son optimisme renatre et oubliait +presque les horreurs de la guerre. + +Mais, dans l'aprs-dner, un mouvement soudain se produisit au village, +et Georgette, la fille du concierge, vint dire qu'il passait dans la +grande rue beaucoup de soldats franais et d'automobiles militaires. +C'taient des camions rquisitionns, qui conservaient sous une couche +de poussire et de boue durcie les adresses des commerants auxquels ils +avaient appartenu; et, mls ces vhicules industriels, il y avait +aussi d'autres voitures provenant d'un service public: les grands +autobus de Paris, qui portaient encore l'indication des trajets auxquels +ils avaient t affects, _Madeleine-Bastille_, _Passy-Bourse_, etc. +Marcel les regarda comme on regarde de vieux amis aperus au milieu +d'une foule. Peut-tre avait-il voyag maintes fois dans telle ou telle +de ces voitures dteintes, vieillies par vingt jours de service +incessant, aux tles gondoles, aux ferrures tordues, qui grinaient de +toutes leur carcasse disjointe et qui taient troues comme des cribles. + +Certains vhicules avaient pour marques distinctives des cercles blancs +marqus d'une croix rouge au centre; sur d'autres, on lisait des lettres +et des chiffres qu'il tait impossible de comprendre, quand on n'tait +pas initi aux secrets de l'administration militaire. Et tous ces +vhicules, dont les moteurs seuls taient en bon tat, transportaient +des soldats, quantit de soldats qui avaient des bandages la tte ou +aux jambes:--blesss aux visages ples que la barbe pousse rendait +encore plus tragiques, aux yeux de fivre qui regardaient fixement, aux +bouches que semblait tenir ouvertes la plainte immobilise de la +douleur.--Des mdecins et des infirmiers occupaient plusieurs voitures +de ce convoi, et quelques pelotons de cavaliers l'escortaient. Les +voitures n'avanaient que trs lentement, et, dans les intervalles qui +les sparaient les unes des autres, des bandes de soldats, la capote +dboutonne ou jete sur l'paule comme une capa, faisaient route +pdestrement. Eux aussi taient des blesss; mais, assez valides pour +marcher, ils plaisantaient et chantaient, les uns avec un bras en +charpe, d'autres avec le front ou la nuque envelopps de linges sur +lesquels le suintement du sang mettait des taches rougetres. + +Marcel voulut faire quelque chose pour ces pauvres gens. Mais peine +avait-il commenc leur distribuer des pains et des bouteilles de vin, +un major accourut et lui reprocha cette libralit comme un crime: cela +pouvait tre fatal aux blesss. Il resta donc sur le bord de la route, +impuissant et triste, suivre des yeux ce dfil de nobles souffrances. + +A la nuit tombante, ce furent des centaines de camions qui passrent, +les uns ferms hermtiquement, avec la prudence qui s'impose pour les +matires explosives, les autres chargs de ballots et de caisses qui +exhalaient une fade odeur de nourriture. Puis ce furent de grands +troupeaux de boeufs, qui s'arrtaient avec des remous aux endroits o le +chemin se rtrcissait, et qui se dcidaient enfin passer sous le +bton et aux cris des ptres coiffs de kpis. + +Marcel, tourment par ses penses, ne ferma pas l'oeil de la nuit. Ce +qu'il venait de voir, c'tait la retraite dont on parlait Paris, mais + laquelle beaucoup de gens refusaient de croire: la retraite dj +pousse si loin et qui continuait plus loin encore son mouvement +rtrograde, sans que personne pt dire l'endroit o elle s'arrterait. + +A l'aube, il s'endormit de fatigue et ne se rveilla que trs tard dans +la matine. Son premier regard fut pour la route. Il la vit encombre +d'hommes et de chevaux; mais, cette fois, les hommes arms de fusils +formaient des bataillons, et ce que les chevaux tranaient, c'tait de +l'artillerie. + +Hlas! ces troupes taient de celles qu'il avait vues nagure partir de +Paris, mais combien changes! Les capotes bleues s'taient converties en +nippes loqueteuses et jauntres; les pantalons rouges avaient pris une +teinte dlave de brique mal cuite; les chaussures taient des mottes de +boue. Les visages avaient une expression farouche sous les ruisseaux de +poussire et de sueur qui en accusaient toutes les rides et toutes les +cavits, avec ces barbes hirsutes dont des poils taient raides comme +des pingles, avec cet air de lassitude qui rvlait l'immense dsir de +faire halte, de s'arrter l dfinitivement, d'y tuer ou d'y mourir sur +place. Et pourtant ces soldats marchaient, marchaient toujours. +Certaines tapes avaient dur trente heures. L'ennemi suivait pas pas, +et l'ordre tait de se retirer sans repos ni trve, de se drober par la +rapidit des pieds au mouvement enveloppant que tentait l'envahisseur. +Les chefs devinaient l'tat d'me de leurs hommes; ils pouvaient exiger +d'eux le sacrifice de la vie; mais il tait bien plus dur de leur +ordonner de marcher jour et nuit dans une fuite interminable, alors que +ces hommes ne se considraient pas comme battus, alors qu'ils sentaient +gronder en eux la colre furieuse, mre de l'hrosme. Les regards +dsesprs des soldats cherchaient l'officier le plus voisin, le +lieutenant, le capitaine. On n'en pouvait plus! Une marche norme, +extnuante, en si peu de jours! Et pourquoi? Les suprieurs n'en +savaient pas plus que les infrieurs; mais leurs yeux semblaient +rpondre: Courage! Encore un effort! Cela va bientt finir. + +Les btes, vigoureuses mais dpourvues d'imagination, taient moins +rsistantes que les hommes. Leur aspect faisait piti. tait-il possible +que ce fussent les mmes chevaux muscls et lustrs que Marcel avait vus + Paris dans les premiers jours du mois d'aot? Une campagne de trois +semaines les avait vieillis et fourbus. Leurs regards troubles +semblaient implorer la compassion. Ils taient si maigres que les artes +de leurs os ressortaient et que leurs yeux en paraissaient plus gros. +Les harnais, en se dplaant dans la marche, laissaient voir sur la peau +des places dnudes et des plaies saignantes. Quelques animaux, bout +de forces, s'croulaient tout coup, morts de fatigue. Alors les +artilleurs les dpouillaient rapidement de leurs harnais et les +roulaient sur le bord du chemin, pour que les cadavres ne gnassent pas +la circulation; et les pauvres btes restaient l dans leur nudit +squelettique, les pattes rigides, semblant pier de leurs yeux vitreux +et fixes les premires mouches qu'attirerait la triste charogne. + +Les canons peints en gris, les affts, les caissons, Marcel avait vu +tout cela propre et luisant, grce aux soins que, depuis les ges les +plus reculs, l'homme a toujours pris de ses armes, soins plus minutieux +encore que ceux que la femme prend des objets domestiques. Mais +prsent, par l'usure qui rsulte d'un emploi excessif, par la +dgradation que produit une invitable ngligence, tout cela tait sale +et fltri: les roues dformes extrieurement par la fange, le mtal +obscurci par les vapeurs des dtonations, la peinture souille d'ordures +ou rafle par des accrocs. + +Dans les espaces qui parfois restaient libres entre une batterie et un +rgiment, des paysans se htaient, hordes misrables que l'invasion +chassait devant elle, villages entiers qui s'taient mis en route pour +suivre l'arme dans sa retraite. L'arrive d'un nouveau rgiment ou +d'une nouvelle batterie les obligeait quitter le chemin et continuer +leur prgrination dans les champs. Mais, ds qu'un intervalle se +reproduisait dans le dfil des troupes, ils encombraient de nouveau la +chausse blanche et unie. Il y avait des hommes qui poussaient de +petites charrettes sur lesquelles taient entasses des montagnes de +meubles; des femmes qui portaient de jeunes enfants; des grands-pres +qui avaient sur leurs paules des bbs; des vieux endoloris qui ne +pouvaient se traner qu'avec un bton; des vieilles qui remorquaient des +grappes de mioches accrochs leurs jupes; d'autres vieilles, rides et +immobiles comme des momies, que l'on charriait sur des voitures bras. + +Dsormais personne ne s'opposa plus la libralit du chtelain, dont +la cave dborda sur la route. Aux tonneaux de la dernire vendange, +rouls devant la grille, les soldats emplissaient sous le jet rouge la +tasse de mtal dcroche de leur ceinture. Marcel contemplait avec +satisfaction les effets de sa munificence: le sourire reparaissait sur +les visages, la plaisanterie franaise courait de rang en rang. Lorsque +les soldats s'loignaient, ils entonnaient une chanson. + +A mesure que le soir approchait, les troupes avaient l'air de plus en +plus puis. Ce qui dfilait maintenant, c'taient les tranards, dont +les pieds taient vif dans les brodequins. Quelques-uns s'taient +dbarrasss de cette gaine torturante et marchaient pieds nus, avec +leurs lourdes chaussures pendues l'paule. Mais tous, malgr la +fatigue mortelle, conservaient leurs armes et leurs cartouches, en +pensant l'ennemi qui les suivait. + +La seconde nuit que le millionnaire passa dans son lit de parade +colonnes et panaches, un lit qui, selon la dclaration des vendeurs, +avait appartenu Henri IV, fut encore une mauvaise nuit. Obsd par les +images de l'incomprhensible retraite, il croyait voir et entendre +toujours le torrent des soldats, des canons, des quipages. Mais, par le +fait, le passage des troupes avait presque cess. De temps autre +dfilaient bien encore un bataillon, une batterie, un peloton de +cavaliers: mais c'taient les derniers lments de l'arrire-garde qui, +aprs avoir pris position prs du village pour couvrir la retraite, +commenaient se retirer. + +Le lendemain matin, lorsque Marcel descendit Villeblanche, ce fut +peine s'il y vit des soldats. Il ne restait qu'un escadron de dragons +qui battaient les bois droite et gauche de la route et qui +ramassaient les retardataires. Le chtelain alla jusqu' l'entre du +village, o il trouva une barricade faite de voitures et de meubles, +qui obstruait la chausse. Quelques dragons la gardaient, pied terre +et carabine au poing, surveillant le ruban blanc de la route qui montait +entre deux collines couvertes d'arbres. Par instants rsonnaient des +coups de fusil isols, semblables des coups de fouet. Ce sont les +ntres, disaient les dragons. La cavalerie avait ordre de conserver le +contact avec l'ennemi, de lui opposer une rsistance continuelle, de +repousser les dtachements allemands qui cherchaient s'infiltrer le +long des colonnes et de tirailler sans cesse contre les reconnaissances +de uhlans. + +Marcel considra avec une profonde piti les clops qui trimaient +encore sur la route. Ils ne marchaient pas, ils se tranaient, avec la +ferme volont d'avancer, mais trahis par leurs jambes molles, par leurs +pieds en sang. Ils s'asseyaient une minute au bord du chemin, harasss, +agonisant de lassitude, pour respirer un peu sans avoir la poitrine +crase par le poids du sac, pour dlivrer un instant leurs pieds de +l'tau des brodequins; et, quand ils voulaient repartir, il leur tait +impossible de se remettre debout: la courbature leur ankylosait tout le +corps, les mettait dans un tat semblable la catalepsie. Les dragons, +revolver en main, taient obligs de recourir la menace pour les tirer +de cette mortelle torpeur. Seule la certitude de l'approche de l'ennemi +avait le pouvoir de rendre momentanment un peu de force ces +malheureux, qui russissaient enfin se dresser sur leurs jambes +flageolantes et qui se remettaient marcher en s'appuyant sur leur +fusil comme sur un bton. + +Villeblanche tait devenu de plus en plus dsert. La nuit prcdente, +beaucoup d'habitants avaient encore pris la fuite; mais le maire et le +cur taient demeurs leur poste. Le fonctionnaire municipal, +rconcili avec le chtelain, s'approcha de celui-ci afin de lui donner +un avis. Le gnie minait le pont de la Marne, la sortie du village; +mais on attendait, pour le faire sauter, que les dragons se fussent +retirs sur l'autre rive. Dans le cas o M. Desnoyers aurait l'intention +de partir, il en avait encore le temps. Marcel remercia le maire, mais +dclara qu'il tait dcid rester. + +Les derniers pelotons de dragons, sortis de divers points du bois, +arrivaient par la route. Ils avaient mis leurs chevaux au pas, comme +s'ils reculaient regret. Ils regardaient souvent en arrire, prts +faire halte et tirer. Ceux qui gardaient la barricade taient dj en +selle. L'escadron se reforma, les commandements des officiers +retentirent, et un trot vif, accompagn d'un cliquetis mtallique, +emporta rapidement ces hommes vers le gros de la colonne. + +Marcel, prs de la barricade, se trouva dans une solitude et dans un +silence aussi profonds que si le monde s'tait soudain dpeupl. Deux +chiens, abandonns par leurs matres dont ils ne pouvaient suivre la +piste sur ce sol pitin et boulevers par le passage de milliers +d'hommes et de voitures, rdaient et flairaient autour de lui, comme +pour implorer sa protection. Un chat famlique piait les moineaux qui +recommenaient s'battre et picorer le crottin laiss sur la route +par les chevaux des dragons. Une poule sans propritaire, qui +jusqu'alors s'tait tenue cache sous un auvent, vint son tour +disputer ce festin la marmaille arienne. Le silence faisait renatre +le murmure de la feuille, le bourdonnement des insectes, la respiration +du sol brl par le soleil, tous les bruits de la nature qui s'taient +assoupis craintivement au passage des gens de guerre. + +Tout coup Marcel remarqua quelque chose qui remuait l'extrmit de +la route, sur le haut de la colline, l'endroit o le ruban blanc +touchait l'azur du ciel. C'taient deux hommes cheval, si petits +qu'ils avaient l'apparence de soldats de plomb chapps d'une bote de +jouets. Avec les jumelles qu'il avait apportes dans sa poche, il vit +que ces cavaliers, vtus de gris verdtre, taient arms de lances, et +que leurs casques taient surmonts d'une sorte de plateau horizontal. +C'tait _eux_! Impossible de douter: le chtelain avait devant lui les +premiers uhlans. + +Pendant quelques minutes, les deux cavaliers se tinrent immobiles, comme +pour explorer l'horizon. Puis d'autres sortirent encore des sombres +masses de verdure qui garnissaient les bords du chemin, se joignirent +aux premiers et formrent un groupe qui se mit en marche sur la route +blanche. Ils avanaient avec lenteur, craignant des embuscades et +observant tout ce qui les entourait. + +Marcel comprit qu'il tait temps de se retirer et qu'il y aurait du +danger pour lui tre surpris prs de la barricade. Mais, au moment o +ses yeux se dtachaient de ce spectacle lointain, une vision inattendue +s'offrit lui, toute voisine. Une bande de soldats franais, demi +dissimule par des rideaux d'arbres, s'approchait de la barricade. +C'taient des tranards l'aspect lamentable, dans une pittoresque +varit d'uniformes: fantassins, zouaves, dragons sans chevaux; et, +ple-mle avec eux, des gardes forestiers, des gendarmes appartenant +des communes qui avaient t avises tardivement de la retraite. En +tout, une cinquantaine d'hommes. Il y en avait de frais et de vigoureux, +et il y en avait qui ne tenaient debout que par un effort surhumain. +Aucun de ces hommes n'avait jet ses armes. + +Ils marchaient en se retournant sans cesse, pour surveiller la lente +avance des uhlans. A la tte de cette troupe htroclite tait un +officier de gendarmerie vieux et obse, la moustache hirsute, et dont +les yeux, quoique voils par de lourdes paupires, brillaient d'un clat +homicide. Comme ces gens passaient ct de la barricade sans faire +attention au quidam qui les regardait curieusement, une norme +dtonation retentit, qui fit courir un frisson sur la campagne et dont +les maisons tremblrent. + +--Qu'est-ce? demanda l'officier Marcel. + +Celui-ci expliqua qu'on venait de faire sauter le pont. Un juron du chef +accueillit ce renseignement; mais la troupe qu'il commandait demeura +indiffrente, comme si elle avait perdu tout contact avec la ralit. + +--Autant mourir ici qu'ailleurs! murmura l'officier. Dfendons la +barricade. + +La plupart des hommes se mirent en devoir d'excuter avec une prompte +obissance cette dcision qui les dlivrait du supplice de la marche. +Machinalement ils se postrent aux endroits les mieux protgs. +L'officier allait d'un groupe l'autre, donnait des ordres. On ne +ferait feu qu'au commandement. + +Marcel, immobile de surprise, assistait ces prparatifs sans plus +penser au pril de sa propre situation, et, lorsque l'officier lui cria +rudement de fuir, il demeura en place, comme s'il n'avait pas entendu. + +Les uhlans, persuads que le village tait abandonn, avaient pris le +galop. + +--Feu! + +L'escadron s'arrta net. Plusieurs uhlans roulrent sur le sol; +quelques-uns se relevrent et, se courbant pour offrir aux balles une +moindre cible, essayrent de sortir du chemin; d'autres restrent +tendus sur le dos ou sur le ventre, les bras en avant. Les chevaux +sans cavalier partirent travers champs dans une course folle, les +rnes tranantes, les flancs battus par les triers. Les survivants, +aprs une brusque volte-face commande par la surprise et par la mort, +disparurent rsorbs dans le sous-bois. + + + + +VII + +PRS DE LA GROTTE SACRE + + +Tous les soirs, de quatre cinq, avec la ponctualit d'une personne +bien leve qui ne se fait pas attendre, un aroplane allemand venait +survoler Paris et jeter des bombes. Cela ne produisait aucune terreur, +et les Parisiens acceptaient cette visite comme un spectacle +extraordinaire et plein d'intrt. Les aviateurs allemands avaient beau +laisser tomber sur la ville des drapeaux ennemis accompagns de messages +ironiques o ils rendaient compte des checs de l'arme franaise et des +revers de l'offensive russe; pour les Parisiens tout cela n'tait que +mensonges. Ils avaient beau lancer des obus qui brisaient des mansardes, +tuaient ou blessaient des vieillards, des femmes, des enfants. Ah! les +bandits! criait la foule en menaant du poing le moucheron malfaisant, +presque invisible deux mille mtres de hauteur; puis elle courait de +rue en rue pour le suivre des yeux, ou s'immobilisait sur les places +d'o elle observait loisir ses volutions. + +Argensola tait un habitu de ce spectacle. Ds quatre heures il +arrivait sur la place de la Concorde, le nez en l'air et les regards +fixs vers le ciel, en compagnie de plusieurs badauds avec lesquels une +curiosit commune l'avait mis en relations, peu prs comme les abonns +d'un thtre qui, force de se voir, finissent par se lier d'amiti. +Viendra-t-il? Ne viendra-t-il pas? Les femmes taient les plus +impatientes, et quelques-unes avaient la face rouge et la respiration +oppresse pour tre accourues trop vite. Tout coup clatait un immense +cri: Le voil! Et mille mains indiquaient un point vague l'horizon. +Les marchands ambulants offraient aux spectateurs des instruments +d'optique, et les jumelles, les longues-vues se braquaient dans la +direction signale. + +Pendant une heure l'attaque arienne se poursuivait, aussi acharne +qu'inutile. L'insecte ail cherchait s'approcher de la Tour Eiffel; +mais aussitt des dtonations clataient la base, et les diverses +plates-formes crachaient les furibondes crpitations de leurs +mitrailleuses. Alors il virait au-dessus de la ville, et soudain la +fusillade retentissait sur les toits et dans les rues. Chacun tirait: +les locataires des tages suprieurs, les hommes de garde, les soldats +anglais et belges qui se trouvaient de passage Paris. On savait bien +que ces coups de fusil ne servaient rien; mais on tirait tout de mme, +pour le plaisir de faire acte d'hostilit contre l'ennemi, ne ft-ce +qu'en intention, et avec l'esprance qu'un caprice du hasard raliserait +peut-tre un miracle. Le seul miracle tait que les tireurs ne se +tuassent pas les uns les autres et que les passants ne fussent pas +blesss par des balles de provenance inconnue. Enfin le _taube_, fatigu +d'voluer, disparaissait. + +--Bon voyage! grommelait Argensola. Celui de demain sera peut-tre plus +intressant. + +Une autre distraction de l'Espagnol, aux heures de libert que lui +laissaient les visites des avions, c'tait de rder au quai d'Orsay et +d'y regarder la foule des voyageurs qui sortaient de Paris. La +rvlation soudaine de la vrit aprs les illusions cres par +l'optimisme du Gouvernement, la certitude de l'approche des armes +allemandes que, la semaine prcdente, beaucoup de gens croyaient en +pleine droute, ces _taubes_ qui volaient sur la capitale, la +mystrieuse menace des _zeppelins_, affolaient une partie de la +population. Les gares, occupes militairement, ne recevaient que ceux +qui avaient pris d'avance un billet, et maintes personnes attendaient +pendant des jours entiers leur tour de dpart. Les plus presss de +partir commenaient le voyage pied ou en voiture, et les chemins +taient noirs de gens, de charrettes, de landaus et d'automobiles. + +Argensola considrait cette fugue avec srnit. Lui, il tait de ceux +qui restaient. Il avait admir certaines personnes parce qu'elles +avaient t prsentes au sige de Paris, en 1870, et il tait heureux de +la bonne fortune qui lui procurait la chance d'assister un nouveau +drame plus curieux encore. La seule chose qui le contrariait, c'tait +l'air distrait de ceux auxquels il faisait part de ses observations et +de ses informations. Il rentrait l'atelier avec une abondante rcolte +de nouvelles qu'il communiquait Jules avec un empressement fbrile, et +celui-ci l'coutait peine. Le bohme s'tonnait de cette indiffrence +et reprochait mentalement au peintre d'mes de n'avoir pas le sens des +grands drames historiques. + +Jules avait alors des soucis personnels qui l'empchaient de se +passionner pour l'histoire des nations. Il avait reu de Marguerite +quelques lignes traces la hte, et ces lignes lui avaient apport la +plus dsagrable des surprises. Elle tait oblige de partir. Elle +quittait Paris l'instant mme, en compagnie de sa mre. Elle lui +disait adieu. C'tait tout. Un tel laconisme avait beaucoup inquit +Jules. Pourquoi ne l'informait-elle pas du lieu o elle se retirait? Il +est vrai que la panique fait oublier bien des choses; mais il n'en tait +pas moins trange qu'elle et nglig de lui donner son adresse. + +Pour tirer la situation au clair, Jules n'hsita pas accomplir une +dmarche qu'elle lui avait toujours interdite: il alla chez elle. La +concierge, dont la loquacit naturelle avait t mise une rude preuve +par le dpart de tous les locataires, ne se fit pas prier pour dire +l'amoureux tout ce qu'elle savait; mais d'ailleurs elle savait peu de +chose. Marguerite et sa mre taient parties la veille par la gare +d'Orlans; elles avaient d fuir vers le Midi, comme la plupart des gens +riches; mais elles n'avaient pas dit l'endroit o elles allaient. La +concierge avait cru comprendre aussi que quelqu'un de la famille avait +t bless, mais elle ignorait qui: c'tait peut-tre le fils de la +vieille dame. + +Ces renseignements, quoique vagues, suffirent pour inspirer Jules une +rsolution. Elle n'avait pas voulu lui donner son adresse? Eh bien, +c'tait une raison de plus pour qu'il voult connatre le vritable +motif de ce dpart quasi clandestin. Il irait donc chercher Marguerite +dans le Midi, o il n'aurait probablement pas grand'peine la +dcouvrir: car les villes o se rfugiaient les gens riches n'taient +pas nombreuses, et il y rencontrerait des amis qui pourraient lui +fournir des renseignements. + +Outre cette raison principale, Jules en avait une autre pour quitter +Paris. Depuis le dpart de sa famille, le sjour dans la capitale lui +tait charge, lui inspirait mme des sentiments qui ressemblaient un +peu du remords. Il ne pouvait plus se promener aux Champs-lyses ou +sur les boulevards sans que des regards significatifs lui donnassent +entendre qu'on s'tonnait de voir encore l un jeune homme bien portant +et robuste comme lui. Un soir, dans un wagon du Mtro, la police lui +avait demand voir ses papiers, pour s'assurer qu'il n'tait pas un +dserteur. Enfin, dans l'aprs-midi du jour o il avait caus avec la +concierge de Marguerite, il avait crois sur le boulevard un homme d'un +certain ge, membre de son cercle d'escrime, et il avait eu par lui des +nouvelles de leurs camarades. + +--Qu'est devenu un tel? + +--Il a t bless en Lorraine; il est dans un hpital, Toulouse. + +--Et un tel? + +--Il a t tu dans les Vosges. + +--Et un tel? + +--Il a disparu Charleroi. + +Ce dnombrement de victimes hroques avait t long. Ceux qui vivaient +encore continuaient raliser des prouesses. Plusieurs trangers +membres du cercle, des Polonais, des Anglais rsidant Paris, des +Amricains des Rpubliques du Sud, venaient de s'enrler comme +volontaires. + +--Le cercle, lui avait dit son collgue, peut tre fier de ces jeunes +gens qu'il a exercs pendant la paix la pratique des armes. Tous sont +sur le front et y exposent leur vie. + +Ces paroles avaient gn Jules, lui avaient fait dtourner les yeux, +par crainte de rencontrer sur le visage de son interlocuteur une +expression svre ou ironique. Pourquoi n'allait-il pas, lui aussi, +dfendre la terre qui lui donnait asile? + +Le lendemain matin, Argensola se chargea de prendre pour Jules un billet +de chemin de fer destination de Bordeaux. Ce n'tait pas chose facile, + raison du grand nombre de ceux qui voulaient partir et qui souvent +taient obligs d'attendre plusieurs jours; mais cinquante francs +glisss propos oprrent le miracle de lui faire obtenir le petit +morceau de carton dont le numro permettrait au peintre d'mes de +partir dans la soire. + +Jules, muni pour tout bagage d'une simple valise, parce que les trains +n'admettaient que les colis ports la main, prit place dans un +compartiment de premire classe et s'tonna du bon ordre avec lequel la +compagnie avait rgl les dparts: chaque voyageur avait sa place, et il +ne se produisait aucun encombrement. Mais la gare d'Austerlitz ce fut +une autre affaire: une avalanche humaine assaillit le train. Les +portires taient ouvertes avec une violence qui menaait de les rompre; +les paquets et mme les enfants faisaient irruption par les fentres +comme des projectiles; les gens se poussaient avec la brutalit d'une +foule qui fuit d'un thtre incendi. Dans l'espace destin huit +personnes il s'en installait douze ou quatorze; les couloirs +s'obstruaient irrmdiablement d'innombrables colis qui servaient de +siges aux nouveaux voyageurs. Les distances sociales avaient disparu; +les gens du peuple envahissaient de prfrence les wagons de luxe, +croyant y trouver plus de place; et ceux qui avaient un billet de +premire classe cherchaient au contraire les wagons des classes +infrieures, dans la vaine esprance d'y voyager plus l'aise. Mais si +les assaillants se bousculaient, ils ne s'en montraient pas moins +tolrants les uns l'gard des autres et se pardonnaient en frres. A +la guerre comme la guerre!, disaient-ils en manire de suprme +excuse. Et chacun poussait son voisin pour lui prendre quelques pouces +de banquette, pour introduire son maigre bagage entre les paquets qui +surplombaient dj les ttes dans le plus menaant quilibre. + +Sur les voies de garage, il y avait d'immenses trains qui attendaient +depuis vingt-quatre heures le signal du dpart. Ces trains taient +composs en partie de wagons bestiaux, en partie de wagons de +marchandises pleins de gens assis mme sur le plancher ou sur des +chaises apportes du logis. Chacun de ces trains ressemblait un +campement prt se mettre en marche, et, depuis le temps qu'il +restaient immobiles, une couche de papiers gras et de pelures de fruits +s'tait forme le long des demeures roulantes. + +Jules prouvait une profonde piti pour ses nouveaux compagnons de +voyage. Les femmes gmissaient de fatigue, debout dans le couloir, +considrant avec une envie froce ceux qui avaient la chance d'avoir une +place sur la banquette. Les petits pleuraient avec des blements de +chvre affame. Aussi le peintre renona-t-il bientt ses avantages de +premier occupant: il cda sa place une vieille dame; puis il partagea +entre les imprvoyants et les ncessiteux l'abondante provision de +comestibles dont Argensola avait eu soin de le munir. + +Il passa la nuit dans le couloir, assis sur une valise, tantt regardant + travers la glace les voyageurs qui dormaient dans l'abrutissement de +la fatigue et de l'motion, tantt regardant au dehors les trains +militaires qui passaient ct du sien, dans une direction oppose. A +chaque station on voyait quantit de soldats venus du Midi, qui +attendaient le moment de continuer leur route vers la capitale. Ces +soldats se montraient gais et dsireux d'arriver vite aux champs de +bataille; beaucoup d'entre eux se tourmentaient parce qu'ils avaient +peur d'tre en retard. Jules, pench une fentre, saisit quelques +propos changs par ces hommes qui tmoignaient une inbranlable +confiance. + +--Les Boches? Ils sont nombreux, ils ont de gros canons et beaucoup de +mitrailleuses. Mais n'importe: on les aura. + +La foi de ceux qui allaient au-devant de la mort contrastait avec la +panique et les apprhensions de ceux qui s'enfuyaient de Paris. Un vieux +monsieur dcor, type du fonctionnaire en retraite, demandait +anxieusement ses voisins: + +--Croyez-vous qu'_ils_ viendront jusqu' Tours?... Croyez-vous qu'_ils_ +viendront jusqu' Poitiers?... + +Et, dans son dsir de ne pas s'arrter avant d'avoir trouv pour sa +famille et pour lui-mme un refuge absolument sr, il accueillait comme +un oracle la vaine rponse qu'on lui adressait. + +A l'aube, Jules put distinguer, le long de la ligne, les territoriaux +qui gardaient les voies. Ils taient arms de vieux fusils et portaient +pour unique insigne militaire un kpi rouge. + +A la gare de Bordeaux, la foule des civils, en bataillant pour descendre +des wagons ou pour y monter, se mlait la multitude des militaires. A +chaque instant les trompettes sonnaient, et les soldats qui s'taient +carts un instant pour aller chercher de l'eau ou pour se dgourdir les +jambes, accouraient l'appel. Parmi ces soldats il y avait beaucoup +d'hommes de couleur: c'taient des tirailleurs algriens ou marocains +aux amples culottes grises, aux bonnets rouges coiffant des faces noires +ou bronzes. Et les bataillons arms se mettaient rouler vers le Nord +dans un assourdissant bruit de fer. + +Jules vit aussi arriver un train de blesss qui revenaient des combats +de Flandre et de Lorraine. Ces hommes aux bouches livides et aux yeux +fbriles saluaient d'un sourire les premires terres du Midi aperues +travers la brume matinale, terres gayes de soleil, royalement pares +de leurs pampres; et, tendant les mains vers les fruits que leur +offraient des femmes, ils picoraient avec dlices les raisins sucrs de +la Gironde. + +Bordeaux, ville de province convertie soudain en capitale, tait +enfivre par une agitation qui la rendait mconnaissable. Le prsident +de la Rpublique tait log la prfecture; les ministres s'taient +installs dans des coles et dans des muses; deux thtres taient +amnags pour les sances du Snat et de la Chambre. Tous les htels +taient pleins, et d'importants personnages devaient se contenter d'une +chambre de domestique. + +Jules russit se loger dans un htel sordide, au fond d'une ruelle. Un +petit Amour ornait la porte vitre; dans la chambre qu'on lui donna, la +glace portait des noms de femmes gravs avec le diamant d'une bague, des +phrases qui commmoraient des sjours d'une heure. Et pourtant des dames +de Paris, en qute d'un logement, lui enviaient la chance d'avoir trouv +celui-l. + +Il essaya de se renseigner sur Marguerite auprs de quelques Parisiens +de ses amis qu'il rencontra dans la cohue des fugitifs. Mais ils ne +savaient rien de ce qui intressait Jules. D'ailleurs ils ne +s'occupaient gure que de leur propre sort, ne parlaient que des +incidents de leur propre installation. Seule une de ses anciennes lves +de _tango_ put lui donner une indication utile: + +--La petite madame Laurier? Mais oui, elle doit tre dans la rgion, +probablement Biarritz. + +Cela suffit pour que, ds le lendemain, Jules pousst jusqu' la Cte +d'Argent. + +En arrivant Biarritz, la premire personne qu'il rencontra dans la rue +fut Chichi. + +--Un pays inhabitable! dclara-t-elle son frre ds les premiers mots. +Les riches Espagnols qui sont ici en villgiature me donnent sur les +nerfs. Tous _boches_! Je passe mes journes me quereller avec eux. Si +cela continue, je devrai bientt me rsigner vivre seule. + +Sur la plage, o Chichi conduisit Jules, Luisa jeta les bras au cou de +son fils et voulut l'emmener tout de suite l'htel. Il y trouva dans +un salon sa tante Hlna au milieu d'une nombreuse compagnie. La +romantique tait enchante du pays et des trangers qui y passaient la +saison. Avec eux elle pouvait discourir son aise sur la dcadence de +la France. Ces fiers hidalgos attendaient tous, d'un moment l'autre, +la nouvelle de l'entre du Kaiser Paris. Des hommes graves qui dans +toute leur existence n'avaient jamais fait quoi que ce soit, +critiquaient aigrement l'incurie de la Rpublique et vantaient +l'Allemagne comme le modle de la prvoyance laborieuse et de la bonne +organisation des forces sociales. Des jeunes gens d'un _chic_ suprme +clataient en vhmentes apostrophes contre la corruption de Paris, +corruption qu'ils avaient tudie avec zle dans les vertueuses coles +de Montmartre, et dclaraient avec une emphase de prdicateurs que la +moderne Babylone avait un urgent besoin d'tre chtie. Tous, jeunes et +vieux, adoraient cette lointaine Germanie o la plupart d'entre eux +n'taient jamais alls et que les autres, dans un rapide voyage, avaient +vue seulement comme une succession d'images cinmatographiques. + +--Pourquoi ne vont-ils pas raconter cela chez eux, de l'autre ct des +Pyrnes? protestait Chichi exaspre. Mais non, c'est en France qu'ils +viennent dbiter leurs sornettes calomnieuses. Et dire qu'ils se croient +des gens de bonne ducation! + +Jules, qui n'tait pas venu Biarritz pour y vivre en famille, employa +l'aprs-dner chercher des renseignements sur Marguerite. Il eut la +chance d'apprendre d'un ami que la mre de madame Laurier tait +descendue l'htel de l'Atalaye avec sa fille. Il courut donc l'htel +de l'Atalaye; mais le concierge lui dit que la mre y tait seule et +que la jeune dame tait partie depuis trois ou quatre jours pour un +hpital de Pau, auquel elle avait t attache en qualit d'infirmire. + +Le soir mme, Jules reprit le train pour se rendre Pau. + +L, il explora sans succs plusieurs ambulances: personne n'y +connaissait madame Marguerite Laurier. Enfin une religieuse, croyant +qu'il cherchait une parente, fit un effort de mmoire et lui fournit un +renseignement prcieux. Madame Laurier n'avait fait que passer Pau, et +elle s'en tait alle avec un bless. Il y avait Lourdes beaucoup de +blesss et beaucoup d'infirmires laques: c'tait dans cette ville +qu'il avait chance de retrouver cette dame, moins qu'on ne l'et +encore une fois change de service. + +Jules arriva Lourdes par le premier train. Il ne connaissait pas +encore la pieuse localit dont sa mre rptait si frquemment le nom. +Pour Luisa, Lourdes tait le coeur de la France, et l'excellente femme en +tirait mme un argument contre les germanophiles qui soutenaient que la +France devait tre extermine cause de son impit. + +--De nos jours, disait-elle, lorsque la Vierge a daign faire une +apparition, c'est la ville franaise qu'elle a choisie pour y accomplir +ce miracle. Cela ne prouve-t-il pas que la France est moins mauvaise +qu'on ne le prtend? Je ne sache pas que la Vierge ait jamais fait +d'apparition Berlin... + +A peine install dans un htel, prs de la rivire, Jules courut la +Grande Htellerie transforme en hpital. Il y apprit qu'il ne pourrait +parler au directeur que dans l'aprs-midi. Afin de tromper son +impatience, il alla se promener du ct de la Basilique. + +La rue principale qui y conduit tait borde de baraquements et de +magasins o l'on vendait des images et des souvenirs pieux, de sorte +qu'elle ressemblait un immense bazar. Dans les jardins qui entourent +l'glise, le voyageur ne vit que des blesss en convalescence, dont les +uniformes gardaient les traces de la guerre. En dpit des coups de +brosse rpts, les capotes taient malpropres; la boue, le sang, la +pluie y avaient laiss des taches ineffaables, avaient donn l'toffe +une rigidit de carton. Quelques hommes en avaient arrach les manches +pour pargner leurs bras meurtris un frottement pnible. D'autres +avaient encore leurs pantalons les trous faits par des clats d'obus. +C'taient des combattants de toutes armes et de races diverses: +fantassins, cavaliers, artilleurs; soldats de la mtropole et des +colonies; faces blondes de Champenois, faces brunes de Musulmans, faces +noires de Sngalais aux lvres bleutres; corps d'aspect bonasse, avec +l'obsit du bourgeois sdentaire inopinment mtamorphos en guerrier; +corps secs et nerveux, ns pour la bataille et dj exercs dans les +campagnes coloniales. + +La ville o une esprance surnaturelle attire les malades du monde +catholique, tait envahie maintenant par une foule non moins +douloureuse, mais dont les costumes multicolores ne laissaient pas +d'offrir un bariolage quelque peu carnavalesque. Cette foule hroque, +avec ses longues capotes ornes de dcorations, avec ses burnous qui +ressemblaient des costumes de thtre, avec ses kpis rouges et ses +chchias africaines, avait un air lamentable. Rares taient les blesss +qui conservaient l'attitude droite, orgueil de la supriorit humaine. +La plupart marchaient courbs, boitant, se tranant, s'appuyant sur une +canne ou sur des bquilles. D'autres taient rouls dans les petites +voitures qui, nagure encore, servaient transporter vers la grotte de +la Vierge les pieux malades. Les clats d'obus, ajoutant la violence +destructive une sorte de raillerie froce, avaient grotesquement +dfigur beaucoup d'individus. Certains de ces hommes n'taient plus que +d'effrayantes caricatures, des haillons humains disputs la tombe par +l'audace de la science chirurgicale: tres sans bras ni jambes, qui +reposaient au fond d'une voiturette comme des morceaux de sculpture ou +comme des pices anatomiques; crnes incomplets, dont le cerveau tait +protg par un couvercle artificiel; visages sans nez, qui, comme les +ttes de mort, montraient les noires cavits de leurs fosses nasales. +Et ces pauvres dbris qui s'obstinaient vivre et qui promenaient au +soleil leurs nergies renaissantes, causaient, fumaient, riaient, +contents de voir encore le ciel bleu, de sentir encore la caresse du +soleil, de jouir encore de la vie. En somme, ils taient du nombre des +heureux; car, aprs avoir vu la mort de si prs, ils avaient chapp +son treinte, tandis que des milliers et des milliers de camarades +gisaient dans des lits d'o ils ne se relveraient plus, tandis que des +milliers et des milliers d'autres dormaient jamais sous la terre +arrose de leur sang, terre fatale qui, ensemence de projectiles, +donnait pour rcolte des moissons de croix. + +Ce spectacle fit sur Jules une impression si forte qu'il en oublia un +moment le but de son voyage. Ah! si ceux qui provoquent la guerre du +fond de leurs cabinets diplomatiques ou autour de la table d'un +tat-major, pouvaient la voir, non sur les champs de bataille o +l'ivresse de l'enthousiasme trouble les ides, mais froidement, telle +qu'elle se montre dans les hpitaux et dans les cimetires! A la vue de +ces tristes paves des combats, le jeune homme se reprsenta en +imagination le globe terrestre comme un norme navire voguant sur un +ocan infini. Les pauvres humains qui en formaient l'quipage ne +savaient pas mme ce qui existait sous leurs pieds, dans les +profondeurs; mais chaque groupe prtendait occuper sur le pont la +meilleure place. Des hommes considrs comme suprieurs excitaient les +groupes se har, afin d'obtenir eux-mmes le commandement, de saisir +la barre et de donner au navire la direction qui leur plaisait; mais ces +prtendus hommes suprieurs en savaient tout juste autant que les +autres, c'est--dire qu'ils ne savaient absolument rien. Aucun d'eux ne +pouvait dire avec certitude ce qu'il y avait au del de l'horizon +visible, ni vers quel port se dirigeait le navire. La sourde hostilit +du mystre les enveloppait tous; leur vie tait prcaire, avait besoin +de soins incessants pour se conserver; et nanmoins, depuis des sicles +et des sicles, l'quipage n'avait pas eu un seul instant de bon accord, +de travail concert, de raison claire; il tait divis en partis ennemis +qui s'entretuaient pour s'asservir les uns les autres, qui luttaient +pour se jeter les uns les autres par-dessus bord, et le sillage se +couvrait de cadavres. Au milieu de cette sanguinaire dmence, on +entendait parfois de sinistres sophistes dclarer que cela tait +parfait, qu'il convenait de continuer ainsi ternellement, et que +c'tait un mauvais rve de souhaiter que ces marins, se regardant comme +des frres, poursuivissent en commun une mme destine et s'entendissent +pour surveiller autour d'eux les embches des ondes hostiles. + +Jules erra longtemps aux alentours de la basilique. Dans les jardins et +sur l'esplanade, il fut distrait de ses sombres rflexions par la gat +purile que montraient quelques petits groupes de convalescents. +C'taient des Musulmans, tirailleurs algriens ou marocains, auxquels +des civils, par attendrissement patriotique, offraient des cigares et +des friandises. En se voyant si bien fts et rgals par la race qui +tenait leur pays sous sa domination, ils s'enorgueillissaient, +devenaient hardis comme des enfants gts. Heureuse guerre qui leur +permettait d'approcher de ces femmes si blanches, si parfumes, et +d'tre accueillis par elles avec des sourires! Il leur semblait avoir +devant eux les houris du paradis de Mahomet, promises aux braves. Leur +plus grand plaisir tait de se faire donner la main. Madame!... +Madame!... Et ils tendaient leur longue patte noire. La dame, amuse, +un peu effraye aussi, hsitait un instant, donnait une rapide poigne +de main; et les bnficiaires de cette faveur s'loignaient satisfaits. + +Un peu plus loin, sous les arbres, les voiturettes des blesss +stationnaient en files. Officiers et soldats restaient de longues heures +dans l'ombre bleue, regarder passer des camarades qui pouvaient se +servir encore de leurs jambes. La grotte miraculeuse resplendissait de +centaines de cierges allums. Une foule pieuse, agenouille en plein +air, fixait sur les roches sacres des yeux suppliants, tandis que les +esprits s'envolaient au loin vers les champs de bataille avec cette +confiance en Dieu qu'inspire toujours l'anxit. Dans cette foule en +prires il y avait des soldats la tte enveloppe de linges, qui +tenaient leurs kpis la main et qui avaient les paupires mouilles de +larmes. + +Comme Jules se promenait dans une alle, prs de la rivire, il aperut +un officier dont les yeux taient bands et qui se tenait assis sur un +banc. A ct de lui, blanche comme un ange gardien, se tenait une +infirmire. Jules allait passer son chemin, lorsque l'infirmire fit un +mouvement brusque et dtourna la tte, comme si elle craignait d'tre +vue. Ce mouvement attira l'attention du jeune homme qui reconnut +Marguerite, encore qu'elle ft extraordinairement change. Ce visage +ple et grave ne gardait rien de la frivolit d'autrefois, et ces yeux +un peu las semblaient plus larges, plus profonds. + +L'un et l'autre, hypnotiss par la surprise, se considrrent un +instant. Puis, comme Jules faisait un pas vers elle, Marguerite montra +une vive inquitude, protesta silencieusement des yeux, des mains, de +tout le corps; et soudain elle prit une rsolution, dit quelques mots +l'officier, se leva et marcha droit vers Jules, mais en lui faisant +signe de prendre une alle latrale d'o elle pourrait surveiller +l'aveugle sans que celui-ci entendit les paroles qu'ils changeraient. + +Dans l'alle, face face, ils restrent quelques instants sans rien +dire. Jules tait si mu qu'il ne trouvait pas de mots pour exprimer +ses reproches, ses supplications, son amour. Ce qui lui vint enfin aux +lvres, ce fut une question acerbe et brutale: + +--Qui est cet homme? + +L'accent rageur, la voix rude avec lesquels il avait parl, le +surprirent lui-mme. Mais Marguerite n'en fut point dconcerte. Elle +fixa sur le jeune homme des yeux limpides, sereins, qui semblaient +affranchis pour toujours des effarements de la passion et de la peur, et +elle rpondit: + +--C'est mon mari. + +Laurier! tait-il possible que ce ft Laurier, cet aveugle immobile sur +ce banc comme un symbole de la douleur hroque? Il avait la peau +tanne, avec des rides qui convergeaient comme des rayons autour des +cavits de son visage. Ses cheveux commenaient blanchir aux tempes et +des poils gris se montraient dans la barbe qui croissait sur ses joues. +En un mois il avait vieilli de vingt ans. Et, par une inexplicable +contradiction, il paraissait plus jeune, d'une jeunesse qui semblait +jaillir du fond de son tre, comme si son me vigoureuse, aprs avoir +t soumise aux motions les plus violentes, ne pouvait plus dsormais +connatre la crainte et se reposait dans la satisfaction ferme et +superbe du devoir accompli. A contempler Laurier, Jules prouva tout +la fois de l'admiration et de l'envie. Il eut honte du sentiment de +haine que venait de lui inspirer cet homme si cruellement frapp par le +malheur: cette haine tait une lchet. Mais, quoique il et la claire +conscience d'tre lche, il ne put s'empcher de dire encore +Marguerite: + +--C'est donc pour cela que tu es partie sans me donner ton adresse? Tu +m'as quitt pour le rejoindre. Pourquoi es-tu venue? Pourquoi m'as-tu +quitt? + +--Parce que je le devais, rpondit-elle. + +Et elle lui expliqua sa conduite. Elle avait reu la nouvelle de la +blessure de Laurier au moment o elle se disposait quitter Paris avec +sa mre. Elle n'avait pas hsit une seconde: son devoir tait +d'accourir auprs de son mari. Depuis le dbut de la guerre elle avait +beaucoup rflchi, et la vie lui tait apparue sous un aspect nouveau. +Elle avait maintenant le besoin de travailler pour son pays, de +supporter sa part de la douleur commune, de se rendre utile comme les +autres femmes. Dispose donner tous ses soins des inconnus, +n'tait-il pas naturel qu'elle prfrt se dvouer cet homme qu'elle +avait tant fait souffrir? La piti qu'elle prouvait dj spontanment +pour lui s'tait accrue, lorsqu'elle avait connu les circonstances de +son infortune. Un obus, clatant prs de sa batterie, avait tu tous +ceux qui l'entouraient; il avait reu lui-mme plusieurs blessures; mais +une seule, celle du visage, tait grave: il avait un oeil +irrmdiablement perdu. Quant l'autre, les mdecins ne dsespraient +pas de le lui conserver; mais Marguerite avait des doutes cet gard. + +Elle dit tout cela d'une voix un peu sourde, mais sans larmes. Les +larmes, comme beaucoup d'autres choses d'avant la guerre, taient +devenues inutiles en raison de l'immensit de la souffrance universelle. + +--Comme tu l'aimes! s'cria Jules. + +Elle parut se troubler un peu, baissa la tte, hsita une seconde; puis, +avec un visible effort: + +--Oui, je l'aime, dclara-t-elle, mais autrement que je ne t'aimais. + +--Ah! Marguerite... + +La franche rponse qu'il venait d'entendre lui avait donn un coup en +plein coeur; mais, par un effet trange, elle avait aussi apais +brusquement sa colre: il s'tait senti en prsence d'une situation +tragique o les jalousies et les rcriminations ordinaires des amants +n'taient plus de mise. Au lieu de lui adresser des reproches, il lui +demanda simplement: + +--Ton mari accepte-t-il tes soins et ta tendresse? + +--Il ignore encore qui je suis. Il croit que je suis une infirmire +quelconque, et que, si je le soigne avec zle, c'est seulement parce que +j'ai compassion de son tat et de sa solitude: car personne ne lui crit +ni ne le visite... Je lui ai racont que je suis une dame belge qui a +perdu les siens, qui n'a plus personne au monde. Lui, il ne m'a dit que +quelques mots de sa vie antrieure, comme s'il redoutait d'insister sur +un pass odieux; mais je n'ai entendu de sa bouche aucune parole svre +contre la femme qui l'a trahi... Je souhaite ardemment que les mdecins +russissent sauver un de ses yeux, et en mme temps cela me fait peur. +Que dira-t-il, quand il saura qui je suis?... Mais qu'importe? Ce que je +veux, c'est qu'il recouvre la vue. Advienne ensuite que pourra!... + +Elle se tut un instant; puis elle reprit: + +--Ah! la guerre! Que de bouleversements elle a causs dans notre +existence!... Depuis une semaine que je suis ses cts, je dguise ma +voix autant que je peux, j'vite toute parole rvlatrice. Je crains +tant qu'il me reconnaisse et qu'il s'loigne de moi! Mais, malgr tout, +je dsire tre reconnue et tre pardonne... Hlas! par moments, je me +demande s'il ne souponne pas la vrit, je m'imagine mme qu'il m'a +reconnue ds la premire heure et que, s'il feint l'ignorance, c'est +parce qu'il me mprise. J'ai t si mauvaise avec lui! Je lui ai fait +tant de mal!... + +--Il n'est pas le seul, repartit schement Jules. Tu m'as fait du mal, +moi aussi. + +Elle le regarda avec des yeux tonns, comme s'il venait de dire une +parole imprvue et malsante; puis, avec la rsolution de la femme qui a +pris dfinitivement son parti: + +--Toi, reprit-elle, tu souffriras un moment, mais bientt tu +rencontreras une autre femme qui me remplacera dans ton coeur. Moi, au +contraire, j'ai assum pour toute ma vie une charge trs lourde et +nanmoins trs douce: jamais plus je ne me sparerai de cet homme que +j'ai si cruellement offens, qui maintenant est seul au monde et qui +aura peut-tre besoin jusqu' son dernier jour d'tre soign et servi +comme un enfant. Sparons-nous donc et suivons chacun notre chemin; le +mien, c'est celui du sacrifice et du repentir; le tien, c'est celui de +la joie et de l'honneur. Ni toi ni moi, nous ne voudrions outrager cet +homme au noble coeur, que la ccit rend incapable de se dfendre. Notre +amour serait une vilenie. + +Jules baissait les yeux, perplexe, vaincu. + +--coute, Marguerite, dclara-t-il enfin. Je lis dans ton me. Tu aimes +ton mari et tu as raison: il vaut mieux que moi. Avec toute ma jeunesse +et toute ma force, je n'ai t jusqu'ici qu'un inutile; mais je puis +rparer le temps perdu. La France est le pays de mon pre et le tien: je +me battrai pour elle. Je suis las de ma paresse et de mon oisivet, +une poque o les hros se comptent par millions. Si le sort me +favorise, tu entendras parler de moi. + +Ils avaient tout dit. A quoi bon prolonger cette entrevue pnible? + +--Adieu, pronona-t-elle, plus rsolue que lui, mais tout coup devenue +ple. Il faut que je retourne auprs de mon bless. + +--Adieu, rpondit-il en lui tendant une main qu'elle prit et serra sans +hsitation, d'une treinte virile. + +Et il s'loigna sans regarder en arrire, tandis qu'elle revenait vers +le banc. + +Il semblait Jules que sa personnalit s'tait ddouble et qu'il se +considrait lui-mme avec des yeux de juge. La vanit, la strilit, la +malfaisance de sa vie passe lui apparaissaient nettement, la lumire +des paroles qu'elle lui avait dites. Alors que l'humanit tout entire +pensait de grandes choses, il n'avait connu que les dsirs gostes et +mesquins. L'troitesse et la vulgarit de ses aspirations l'irritaient +contre lui-mme. Un miracle s'accomplissait en lui, et il n'hsitait +plus sur la route suivre. + +Il se rendit la gare, consulta l'indicateur, prit le premier train +destination de Paris. + + + + +VIII + +L'INVASION + + +Comme Marcel fuyait pour se rfugier au chteau, il rencontra le maire +de Villeblanche. Lorsque celui-ci, que le bruit de la dcharge avait +fait accourir vers la barricade, fut inform de la prsence des +tranards, il leva les bras dsesprment. + +--Ces gens sont fous!... Leur rsistance va tre fatale au village! + +Et il reprit sa course pour tcher d'obtenir des soldats qu'ils +cessassent le feu. + +Un long temps se passa sans que rien vnt troubler le silence de la +matine. Marcel tait mont sur l'une des tours du chteau, et il +explorait la campagne avec ses jumelles. Il ne pouvait voir la route: +les bordures d'arbres la lui masquaient. Toutefois son imagination +devinait sous le feuillage une activit occulte, des masses d'hommes +qui faisaient halte, des troupes qui se prparaient pour l'attaque. La +rsistance inattendue des tranards avait drang la marche de +l'invasion. + +Ensuite Marcel, ayant retourn ses jumelles vers les abords du village, +y aperut des kpis dont les taches rouges, semblables des +coquelicots, glissaient sur le vert des prs. C'taient les tranards +qui se retiraient, convaincus de l'inutilit de la rsistance. Sans +doute le maire leur avait indiqu un gu ou une barque oublie qui leur +permettrait de passer la Marne, et ils continuaient leur retraite le +long de la rivire. + +Soudain le bois vomit quelque chose de bruyant et de lger, une bulle de +vapeur qu'accompagna une sourde explosion, et quelque chose passa dans +l'air en dcrivant une courbe sifflante. Aprs quoi, un toit du village +s'ouvrit comme un cratre et vomit des solives, des pans de murs, des +meubles rompus. Tout l'intrieur de l'habitation s'chappait dans un jet +de fume, de poussire et de dbris. C'taient les Allemands qui +bombardaient Villeblanche avant l'attaque: ils craignaient sans doute de +rencontrer dans les rues une dfense opinitre. + +De nouveaux projectiles tombrent. Quelques-uns, passant par-dessus les +maisons, vinrent clater entre le village et le chteau, dont les tours +commenaient attirer le pointage des artilleurs. Marcel se disait +qu'il tait temps d'abandonner son prilleux observatoire, lorsqu'il vit +flotter sur le clocher quelque chose de blanc, qui paraissait tre une +nappe ou un drap de lit. Les habitants, pour viter le bombardement, +avaient hiss ce signal de paix. + +Tandis que Marcel, descendu dans son parc, regardait le concierge +enterrer au pied d'un arbre tous les fusils de chasse qui existaient au +chteau, il entendit le silence matinal se lacrer avec un dchirement +de toile rude. + +--Des coups de fusil, dit le concierge. Un feu de peloton. C'est +probablement sur la place. + +Ils se dirigrent vers la grille. Les ennemis ne tarderaient pas +arriver, et il fallait tre l pour les recevoir. + +Quelques minutes aprs, une femme du village accourut vers eux, une +vieille aux membres dcharns et noirtres, qui haletait par la +prcipitation de la course et qui jetait autour d'elle des regards +affols. Ils coutrent avec stupfaction son rcit entrecoup par des +hoquets de terreur. + +Les Allemands taient Villeblanche. D'abord tait venue une automobile +blinde qui avait travers le village d'un bout l'autre, toute +vitesse. Sa mitrailleuse tirait au hasard contre les maisons fermes et +contre les portes ouvertes, abattant toutes les personnes qui se +montraient. Des morts! Des blesss! Du sang! Puis d'autres automobiles +blindes avaient pris position sur la place, bientt rejointes par des +pelotons de cavaliers, des bataillons de fantassins, d'autres et +d'autres soldats qui arrivaient sans cesse. Ces hommes paraissaient +furibonds: ils accusaient les habitants d'avoir tir sur eux. Sur la +place, ils avaient brutalis le maire et plusieurs notables. Le cur, +pench sur des agonisants, avait t bouscul, lui aussi. Les Allemands +les avaient dclars prisonniers et parlaient de les fusiller. + +Les paroles de la vieille furent interrompues par le bruit de plusieurs +voitures qui s'approchaient. + +--Ouvrez la grille, ordonna Marcel au concierge. + +La grille fut ouverte, et elle ne se referma plus. Dsormais c'en tait +fait du droit de proprit. + +Une automobile norme, couverte de poussire et pleine d'hommes, +s'arrta la porte; derrire elle rsonnaient les trompes d'autres +voitures, qui s'arrtrent aussi par un brusque serrement des freins. +Des soldats mirent pied terre, tous vtus de gris verdtre et coiffs +d'un casque pointe que recouvrait une gaine de mme couleur. Un +lieutenant, qui marchait le premier, braqua le canon de son revolver sur +la poitrine de Marcel et lui demanda: + +--O sont les francs-tireurs? + +Il tait ple, d'une pleur de colre, de vengeance et de peur, et cette +triple motion lui mettait aux joues un tremblement. Marcel rpondit +qu'il n'avait pas vu de francs-tireurs; le chteau n'tait habit que +par le concierge, par sa famille et par lui-mme, qui en tait le +propritaire. + +Le lieutenant considra l'difice, puis toisa Marcel avec une visible +surprise, comme s'il lui trouvait l'aspect trop modeste pour un +chtelain: il l'avait sans doute pris pour un simple domestique. Par +respect pour les hirarchies sociales, il abaissa son revolver; mais il +n'en garda pas moins ses manires imprieuses. Il ordonna Marcel de +lui servir de guide, et quarante soldats se rangrent pour leur faire +escorte. Disposs sur deux files, ces soldats s'avanaient l'abri des +arbres qui bordaient l'avenue, le fusil prt faire feu, regardant avec +inquitude aux fentres du chteau comme s'ils s'attendaient recevoir +de l une dcharge. Le chtelain marchait tranquillement au milieu du +chemin, et l'officier, qui d'abord avait imit la prudence de ses +hommes, finit par se joindre Marcel, au moment de traverser le +pont-levis. + +Les soldats se rpandirent dans les appartements, la recherche +d'ennemis cachs. Ils donnaient des coups de baonnette sous les lits et +sous les divans. Quelques-uns, par instinct destructeur, s'amusaient +percer les tapisseries et les riches courtepointes. Marcel protesta. +Pourquoi ces dgts inutiles? En homme d'ordre, il souffrait de voir les +lourdes bottes tacher de boue les tapis moelleux, d'entendre les crosses +des fusils heurter les meubles fragiles et renverser les bibelots +rares. L'officier considra avec tonnement ce propritaire qui +protestait pour de si futiles motifs; mais il ne laissa pas de donner un +ordre qui fit que les soldats cessrent leurs violentes explorations. +Puis, comme pour justifier de si extraordinaires gards: + +--Je crois que vous aurez l'honneur de loger le commandant de notre +corps d'arme, ajouta-t-il en franais. + +Lorsqu'il se fut assur que le chteau ne recelait aucun ennemi, il +devint plus aimable avec Marcel; mais il n'en persista pas moins +soutenir que des francs-tireurs avaient fait feu sur les uhlans +d'avant-garde. Marcel crut devoir le dtromper. Non, ce n'taient pas +des francs-tireurs; c'taient des soldats retardataires dont il avait +trs bien reconnu les uniformes. + +--Eh quoi? Vous aussi, vous vous obstinez nier? repartit l'officier +d'un ton rogue. Mme s'ils portaient l'uniforme, ils n'en taient pas +moins des francs-tireurs. Le Gouvernement franais a distribu des armes +et des effets militaires aux paysans, pour qu'ils nous assassinent. On a +dj fait cela en Belgique. Mais nous connaissons cette ruse et nous +saurons la punir. Les cadavres allemands couchs prs de la barricade +seront bien vengs. Les coupables paieront cher leur crime. + +Dans son indignation il lui semblait que la mort de ces uhlans ft une +chose inoue et monstrueuse, comme si les seuls ennemis de l'Allemagne +devaient prir la guerre et que les Allemands eussent tous le droit +d'y avoir la vie sauve. + +Ils taient alors au plus haut tage du chteau, et Marcel, en regardant +par une fentre, vit onduler au-dessus des arbres, du ct du village, +une sombre nue dont le soleil rougissait les contours. De l'endroit o +il se trouvait, il ne pouvait apercevoir que la pointe du clocher. +Autour du coq de fer voltigeaient des vapeurs qui ressemblaient une +fine gaze, des toiles d'araigne souleves par le vent. Une odeur de +bois brl arriva jusqu' ses narines. L'officier salua ce spectacle par +un rire cruel: c'tait le commencement de la vengeance. + +Quand ils furent redescendus dans le parc, le lieutenant prit Marcel +avec lui dans une automobile, et, tandis que les soldats s'installaient +au chteau, il emmena le chtelain vers une destination inconnue. + +A la sortie du parc, Marcel eut comme la brusque vision d'un monde +nouveau. Sur le village s'tendait un dais sinistre de fume, +d'tincelles, de flammches brasillantes; le clocher flambait comme une +norme torche; la toiture de l'glise, en s'effondrant, faisait jaillir +des tourbillons noirtres. Dans l'affolement du dsespoir, des femmes et +des enfants fuyaient travers la campagne avec des cris aigus. Les +btes, chasses par le feu, s'taient vades des tables et se +dispersaient dans une course folle. Les vaches et les chevaux de labour +tranaient leur licol rompu par les violents efforts de l'pouvante, et +leurs flancs fumeux exhalaient une odeur de poil roussi. Les porcs, les +brebis, les poules se sauvaient ple-mle avec les chats et les chiens. + +Les Allemands, des multitudes d'Allemands affluaient de toutes parts. +C'tait comme un peuple de fourmis grises qui dfilaient, dfilaient +vers le Sud. Cela sortait des bois, emplissait les chemins, inondait les +champs. La verdure de la vgtation s'effaait sous le pitinement; les +cltures tombaient, renverses; la poussire s'levait en spirales +derrire le roulement sourd des canons et le trot cadenc des milliers +de chevaux. Sur les bords de la route avaient fait halte plusieurs +bataillons, avec leur suite de voitures et de btes de trait. + +Marcel avait vu cette arme aux parades de Berlin; mais il lui sembla +que ce n'tait plus la mme. Il ne restait ces troupes que bien peu de +leur lustre svre, de leur raideur muette et arrogante. La guerre, avec +ses ignobles ralits, avait aboli l'apprt thtral de ce formidable +organisme de mort. Les rgiments d'infanterie qui nagure, Berlin, +refltaient la lumire du soleil sur les mtaux et les courroies vernies +de leur quipement; les hussards de la mort, somptueux et sinistres; les +cuirassiers blancs, semblables des paladins du Saint-Graal; les +artilleurs la poitrine raye de bandes blanches; tous ces hommes qui, +pendant les dfils, arrachaient des soupirs d'admiration aux Hartrott, +taient maintenant unifis et assimils dans la monotonie d'une mme +couleur vert pisseux et ressemblaient des lzards qui, force de +frtiller dans la poussire, finissent par se confondre avec elle. + +Les soldats taient extnus et sordides. Une exhalaison de chair +blanche, grasse et suante, mle l'odeur aigre du cuir, flottait sur +les rgiments. Il n'tait personne qui n'et l'air affam. Depuis des +jours et des jours ils marchaient sans trve, la poursuite d'un ennemi +qui russissait toujours leur chapper. Dans cette chasse forcene, +les vivres de l'intendance arrivaient tard aux cantonnements, et les +hommes ne pouvaient compter que sur ce qu'ils avaient dans leurs sacs. +Marcel les vit aligns au bord du chemin, dvorant des morceaux de pain +noir et des saucisses moisies. Quelques-uns d'entre eux se rpandaient +dans les champs pour y arracher des betteraves et d'autres tubercules +dont ils mchaient la pulpe dure, encore salie d'une terre sablonneuse +qui craquait sous la dent. + +Ils compensaient l'insuffisance de la nourriture par les produits d'une +terre riche en vignobles. Le pillage des maisons leur fournissait peu de +vivres; mais ils ne manquaient jamais de trouver une cave bien garnie. +L'Allemand d'humble condition, abreuv de bire et accoutum +considrer le vin comme une boisson dont les riches avaient le +privilge, pouvait dfoncer les tonneaux coups de crosse et se baigner +les pieds dans les flots du prcieux liquide. Chaque bataillon laissait +comme trace de son passage un sillage de bouteilles vides. Les fourgons, +ne pouvant renouveler leurs provisions de vivres, se chargeaient de +futailles lorsqu'ils passaient dans les villages. Dpourvu de pain, le +soldat recevait de l'alcool. + +Lorsque l'automobile entra dans Villeblanche, elle dut ralentir sa +marche. Des murs calcins s'taient abattus sur la route, des poutres +demi carbonises obstruaient la chausse, et la voiture tait oblige de +virer entre les dcombres fumants. Les maisons des notables brlaient +comme des fournaises, parmi d'autres maisons qui se tenaient encore +debout, saccages, ventres, mais pargnes par l'incendie. Dans ces +brasiers de poutres crpitantes on apercevait des chaises, des +couchettes, des machines coudre, des fourneaux de cuisine, tous les +meubles du confort paysan, qui se consumaient ou qui se tordaient. +Marcel crut mme voir un bras qui mergeait des ruines et qui commenait + brler comme un cierge. Un relent de graisse chaude se mlait une +puanteur de fumerolles et de dbris carboniss. + +Tout coup l'automobile s'arrta. Des cadavres barraient le chemin: +deux hommes et une femme. Non loin de ces cadavres, des soldats +mangeaient, assis par terre. Le chauffeur leur cria de dbarrasser la +route; et alors, avec leurs fusils et avec leurs pieds, ils poussrent +les morts encore tides, qui, chaque tour qu'ils faisaient sur +eux-mmes, rpandaient une trane de sang. Ds qu'il y eut assez de +place, l'automobile dmarra. Marcel entendit un craquement, une petite +secousse: les roues de derrire avaient cras un obstacle fragile. +Saisi d'horreur, il ferma les yeux. + +Quand il les rouvrit, il tait sur la place. La mairie brlait; l'glise +n'tait plus qu'une carcasse de pierres hrisses de langues de feu. L, +Marcel put se rendre compte de la faon dont l'incendie tait +mthodiquement propag par une troupe de soldats qui s'acquittaient de +cette sinistre besogne comme d'une corve ordinaire. Ils portaient des +caisses et des cylindres de mtal; un chef marchait devant eux, leur +dsignait les difices condamns; et, aprs qu'ils avaient lanc par les +fentres brises des pastilles et des jets de liquide, l'embrasement se +produisait avec une rapidit foudroyante. + +De la dernire maison que ces soldats venaient de livrer aux flammes, le +chtelain vit sortir deux fantassins franais qui, surpris par le feu et + demi asphyxis, tranaient derrire eux des bandages dfaits, tandis +que le sang ruisselait de leurs blessures mises nu. Epuiss de +fatigue, ils n'avaient pu suivre la retraite de leur rgiment. Ds +qu'ils parurent, cinq ou six Allemands s'lancrent sur eux, les +criblrent de coups de baonnette et les repoussrent dans le brasier. + +Prs du pont, le lieutenant et Marcel descendirent d'automobile et +s'avancrent vers un groupe d'officiers vtus de gris, coiffs du casque + pointe, semblables tous les officiers. Nanmoins le lieutenant se +planta, rigide, une main la visire, pour parler celui qui se tenait +un peu en avant des autres. Marcel regarda cet homme qui, de son ct, +l'examinait avec de petits yeux bleus et durs. Le regard insolent et +scrutateur parcourut le chtelain de la tte aux pieds, et Marcel +comprit que sa vie dpendait de cet examen. Mais le chef haussa les +paules, pronona quelques mots, d'un air ddaigneux, puis s'loigna +avec deux de ses officiers, tandis que le reste du groupe se dispersait. + +--Son Excellence est trs bonne, dit alors le lieutenant Marcel. C'est +le commandant du corps d'arme, celui qui doit loger dans votre chteau. +Il pouvait vous faire fusiller; mais il vous pardonne, parce qu'il sera +votre hte. Il a ordonn toutefois que vous assistiez au chtiment de +ceux qui n'ont pas su prvenir l'assassinat de nos uhlans. Cela, pour +votre gouverne: vous n'en comprendrez que mieux votre devoir et la bont +de Son Excellence. Voici le peloton d'excution. + +En effet, un peloton d'infanterie s'avanait, conduit par un +sous-officier. Quand les files s'ouvrirent, Marcel aperut au milieu des +uniformes gris plusieurs personnes que l'on brutalisait. Tandis que ces +personnes allaient s'aligner le long d'un mur, vingt mtres du +peloton, il les reconnut: le maire, le cur, le garde forestier, trois +ou quatre propritaires du village. Le maire avait sur le front une +longue estafilade, et un haillon tricolore pendait sur sa poitrine, +lambeau de l'charpe municipale qu'il avait ceinte pour recevoir les +envahisseurs. Le cur, redressant son corps petit et rond, s'efforait +d'embrasser dans un pieux regard les victimes et les bourreaux, le ciel +et la terre. Il paraissait grossi; sa ceinture noire, arrache par la +brutalit des soldats, laissait son ventre libre et sa soutane +flottante; ses cheveux blancs ruisselaient de sang, et les gouttes +rouges tombaient sur son rabat. Aucun des prisonniers ne parlait: ils +avaient puis leurs voix en protestations inutiles. Toute leur vie se +concentrait dans leurs yeux, qui exprimaient une sorte de stupeur. +tait-il possible qu'on les tut froidement, en dpit de leur complte +innocence? Mais la certitude de mourir donnait une noble srnit leur +rsignation. + +Quand le prtre, d'un pas que l'obsit rendait vacillant, alla prendre +sa place pour l'excution, des clats de rire troublrent le silence. +C'taient des soldats sans armes qui, accourus pour assister au +supplice, saluaient le vieillard par cet outrage: A mort le cur! Dans +cette clameur de haine vibrait le fanatisme des guerres religieuses. La +plupart des spectateurs taient, soit de dvots catholiques, soit de +fervents protestants; mais les uns et les autres ne croyaient qu'aux +prtres de leur pays. Pour eux, hors de l'Allemagne tout tait sans +valeur, mme la religion. + +Le maire et le cur changrent de place dans le rang pour se rapprocher, +et, avec une courtoisie solennelle, ils s'offrirent l'un l'autre la +place d'honneur au centre du groupe. + +--Ici, monsieur le maire. C'est la place qui vous appartient. + +--Non, monsieur le cur. C'est la vtre. + +Ils discutaient pour la dernire fois; mais, en ce moment tragique, +c'tait pour se rendre un mutuel hommage et se tmoigner une dfrence +rciproque. + +Quand les fusils s'abaissrent, ils prouvrent tous deux le besoin de +dire quelques paroles, de couronner leur vie par une affirmation +suprme. + +--Vive la Rpublique! cria le maire. + +--Vive la France! cria le cur. + +Et il sembla au chtelain qu'ils avaient pouss le mme cri. + +Puis deux bras se dressrent, celui du prtre qui traa en l'air le +signe de la croix, celui du chef du peloton, dont l'pe nue jeta un +clair sinistre. Une dcharge retentit, suivie de quelques dtonations +tardives. + +Marcel fut saisi de compassion pour la pauvre humanit, voir les +formes ridicules qu'elle prenait dans les affres de la mort. Parmi les +victimes, les unes s'affaissrent comme des sacs moiti vides; +d'autres rebondirent sur le sol comme des pelotes; d'autres +s'allongrent sur le dos ou sur le ventre dans une attitude de nageurs. +Et ce fut terre une palpitation de membres grouillants, de bras et de +jambes que tordaient les spasmes de l'agonie, tandis qu'une main dbile, +sortant de l'abatis humain, s'efforait de rpter encore le signe +sacr. Mais plusieurs soldats s'avancrent comme des chasseurs qui vont +ramasser leurs pices, et quelques coups de fusil, quelques coups de +crosse eurent vite fait d'immobiliser le tas sanglant. Le lieutenant +avait allum un cigare. + +--Quand vous voudrez, dit-il Marcel avec une drisoire politesse. + +Et ils revinrent en automobile au chteau. + + * * * * * + +Le chteau tait dfigur par l'invasion. En l'absence du matre, on y +avait tabli une garde nombreuse. Tout un rgiment d'infanterie campait +dans le parc. Des milliers d'hommes, installs sous les arbres, +prparaient leur repas dans les cuisines roulantes. Les plates-bandes et +les corbeilles du jardin, les plantes exotiques, les avenues +soigneusement sables et ratisses, tout tait pitin, bris, sali par +l'irruption des hommes, des btes et des voitures. Un chef qui portait +sur la manche le brassard de l'intendance, donnait des ordres comme s'il +et t le propritaire occup surveiller le dmnagement de sa +maison. Dj les tables taient vides. Marcel vit sortir ses dernires +vaches conduites coups de bton par les ptres casqus. Les plus +coteux reproducteurs, gorgs comme de simples btes de boucherie, +pendaient en quartiers des arbres de l'avenue. Dans les poulaillers et +les colombiers il ne restait pas un oiseau. Les curies taient remplies +de chevaux maigres qui se gavaient devant les rteliers combles, et +l'avoine des greniers, rpandue par incurie dans les cours, se perdait +en grande quantit avant d'arriver aux mangeoires. Les montures de +plusieurs escadrons erraient travers les prairies, dtruisant sous +leurs sabots les rigoles d'irrigation, les berges des digues, l'galit +du sol, tout le travail de longs mois. Les piles de bois de chauffage +brlaient inutilement dans le parc: par ngligence ou par mchancet, +quelqu'un y avait mis le feu. L'corce des arbres voisins craquait sous +les langues de la flamme. + +Au chteau mme, une foule d'hommes, sous les ordres de l'officier +d'intendance, s'agitaient dans un perptuel va-et-vient. Le commandant +du corps d'arme, aprs avoir inspect les travaux que les pontonniers +excutaient sur la rive de la Marne pour le passage des troupes, devait +s'y installer d'un moment l'autre avec son tat-major. Ah! le pauvre +chteau historique! + +Marcel, coeur, se retira dans le pavillon de la conciergerie et s'y +affala sur une chaise de la cuisine, les yeux fixs terre. La femme du +concierge le considrait avec tonnement. + +--Ah! monsieur! Mon pauvre monsieur! + +Le chtelain apprciait beaucoup la fidlit de ces bons serviteurs, et +il fut touch par l'intrt que lui tmoignait la femme. Quant au mari, +faible et malade, il avait sur le front la trace noire d'un coup que lui +avaient donn les soldats, alors qu'il essayait de s'opposer la +spoliation du chteau en l'absence de son matre. La prsence mme de +leur fille Georgette voqua dans la mmoire de Marcel l'image de Chichi, +et il reporta sur elle quelque chose de la tendresse qu'il prouvait +pour sa propre fille. Georgette n'avait que quatorze ans; mais depuis +quelques mois elle commenait tre femme, et la croissance lui avait +donn les premires grces de son sexe. Sa mre, par crainte de la +soldatesque, ne lui permettait pas de sortir du pavillon. + +Cependant le millionnaire, qui n'avait rien pris depuis le matin, sentit +avec une sorte de honte qu'en dpit de la situation tragique on estomac +criait famine, et la concierge lui servit sur le coin d'une table un +morceau de pain et un morceau de fromage, tout ce qu'elle avait pu +trouver dans son buffet. + +L'aprs-midi, le concierge alla voir ce qui se passait au chteau, et il +revint dire Marcel que le gnral en avait pris possession avec sa +suite. Pas une porte ne restait close: elles avaient toutes t +enfonces coups de crosse et coups de hache. Beaucoup de meubles +avaient disparu, ou casss, ou enlevs par les soldats. L'officier +d'intendance rdait de pice en pice, y examinait chaque objet, dictait +des instructions en allemand. Le commandant du corps d'arme et son +entourage se tenaient dans la salle manger, o ils buvaient en +consultant de grandes cartes tales sur le parquet. Ils avaient oblig +le concierge descendre dans les caves pour leur en rapporter les +meilleurs vins. + +Dans la soire, la mare humaine qui couvrait la campagne reprit son +mouvement de flux. Plusieurs ponts avaient t jets sur la Marne et +l'invasion poursuivait sa marche. Certains rgiments s'branlaient au +cri de: _Nach Paris!_ D'autres, qui devaient rester l jusqu'au +lendemain, se prparaient un gte, soit dans les maisons encore debout, +soit en plein air. Marcel entendit chanter des cantiques. Sous la +scintillation des premires toiles, les soldats se groupaient comme des +orphonistes, et leurs voix formaient un choeur solennel et doux, d'une +religieuse gravit. Au-dessus des arbres du parc flottait une nbulosit +sinistre dont la rougeur tait rendue plus intense par les ombres de la +nuit: c'taient les reflets du village qui brlait encore. Au loin, +d'autres incendies de granges et de fermes rpandaient dans les tnbres +des lueurs sanglantes. + + * * * * * + +Marcel, couch dans la chambre de ses concierges, dormit du sommeil +lourd de la fatigue, sans sursauts et sans rves. Au rveil, il +s'imagina qu'il n'avait sommeill que quelques minutes. Le soleil +colorait de teintes oranges les rideaux blancs de la fentre, et, sur +un arbre voisin, des oiseaux se poursuivaient en piaillant. C'tait une +frache et joyeuse matine d't. + +Lorsqu'il descendit la cuisine, le concierge lui donna des nouvelles. +Les Allemands s'en allaient. Le rgiment camp dans le parc tait parti +ds le point du jour, et bientt les autres l'avaient suivi. Il ne +demeurait au village qu'un bataillon. Le commandant du corps d'arme +avait pli bagage avec son tat-major; mais un gnral de brigade, que +son entourage appelait monsieur le comte, l'avait dj remplac au +chteau. + +En sortant du pavillon, Marcel vit prs du pont-levis cinq camions +arrts le long des fosss. Des soldats y apportaient sur leurs paules +les plus beaux meubles des salons. Le chtelain eut la surprise de +rester presque indiffrent ce spectacle. Qu'tait la perte de quelques +meubles en comparaison de tant de choses effroyables dont il avait t +tmoin? + +Sur ces entrefaites, le concierge lui annona qu'un officier allemand, +arriv depuis une heure en automobile, demandait le voir. + +C'tait un capitaine pareil tous les autres, coiff du casque +pointe, vtu de l'uniforme gristre, chauss de bottes de cuir rouge, +arm d'un sabre et d'un revolver, portant des jumelles et une carte +gographique dans un tui suspendu son ceinturon. Il paraissait jeune +et avait au bras gauche l'insigne de l'tat-major. Il demanda Marcel +en espagnol: + +--Me reconnaissez-vous? + +Marcel carquilla les yeux devant cet inconnu. + +--Vraiment vous ne me reconnaissez pas? Je suis Otto, le capitaine Otto +von Hartrott. + +Marcel ne l'avait pas vu depuis plusieurs annes; mais ce nom lui +remmora soudain ses neveux d'Amrique:--d'abord les moutards relgus +par le vieux Madariaga dans les dpendances du domaine; puis le jeune +lieutenant aperu Berlin, pendant la visite faite aux Hartrott, et +dont les parents rptaient satit qu'il serait peut-tre un autre +de Moltke.--Cet enfant lourdaud, cet officier imberbe tait devenu le +capitaine vigoureux et altier qui pouvait, d'un mot, faire fusiller le +chtelain de Villeblanche. + +Cependant Otto expliquait sa prsence son oncle. Il n'appartenait pas + la division loge au village; mais son gnral l'avait charg de +maintenir la liaison avec cette division, de sorte qu'il tait venu +prs du chteau historique et qu'il avait eu le dsir de le revoir. Il +n'avait pas oubli les jours passs Villeblanche, lorsque les Hartrott +y taient venus en villgiature chez leurs parents de France. Les +officiers qui occupaient les appartements l'avaient retenu djeuner, +et, dans la conversation, l'un d'eux avait mentionn par hasard la +prsence du matre du logis. Cela avait t une agrable surprise pour +le capitaine, qui n'avait pas voulu repartir sans saluer son oncle; mais +il regrettait de le rencontrer la conciergerie. + +--Vous ne pouvez rester l, ajouta-t-il avec morgue. Rentrez au chteau, +comme cela convient votre qualit. Mes camarades auront grand plaisir + vous connatre. Ce sont des hommes du meilleur monde. + +D'ailleurs il loua beaucoup Marcel de n'avoir pas quitt son domaine. +Les troupes avaient ordre de svir avec une rigueur particulire contre +les biens des absents. L'Allemagne tenait ce que les habitants +demeurassent chez eux comme s'il ne se passait rien d'extraordinaire. + +Le chtelain protesta: + +--Les envahisseurs brlent les maisons et fusillent les innocents! + +Mais son neveu lui coupa la parole. + +--Vous faites allusion, pronona-t-il avec des lvres tremblantes de +colre, l'excution du maire et des notables. On vient de me raconter +la chose. J'estime, moi, que le chtiment a t mou: il fallait raser +le village, tuer les femmes et les enfants. Notre devoir est d'en finir +avec les francs-tireurs. Je ne nie pas que cela soit horrible. Mais que +voulez-vous? C'est la guerre. + +Puis, sans transition, le capitaine demanda des nouvelles de sa mre +Hlna, de sa tante Luisa, de Chichi, de son cousin Jules, et il se +flicita d'apprendre qu'ils taient en sret dans le midi de la France. +Ensuite, croyant sans doute que Marcel attendait avec impatience des +nouvelles de la parent germanique, il se mit parler de sa propre +famille. + +Tous les Hartrott taient dans une magnifique situation. Son illustre +pre, qui l'ge ne permettait plus de faire campagne, tait prsident +de plusieurs socits patriotiques, ce qui ne l'empchait pas +d'organiser aussi de futures entreprises industrielles pour exploiter +les pays conquis. Son frre le savant faisait sur les buts de la guerre +des confrences o il dterminait thoriquement les pays que devrait +s'annexer l'empire victorieux, tonnait contre les mauvais patriotes qui +se montraient faibles et mesquins dans leurs prtentions. Ses deux +soeurs, un peu attristes par l'absence de leurs fiancs, lieutenants de +hussards, visitaient les hpitaux et demandaient Dieu le chtiment de +la perfide Angleterre. + +Tout en causant, le capitaine ramenait son oncle vers le chteau. Les +soldats, qui jusqu'alors avaient ignor l'existence de Marcel, +l'observaient avec des yeux attentifs et presque respectueux, depuis +qu'ils le voyaient en conversation familire avec un capitaine +d'tat-major. + +Lorsque l'oncle et le neveu entrrent dans les appartements, Marcel eut +un serrement de coeur. Il voyait partout sur les murs des taches +rectangulaires de couleur plus fonce, qui trahissaient l'emplacement de +meubles et de tableaux disparus. Mais pourquoi ces dchirures aux +rideaux de soie, ces tapis maculs, ces porcelaines et ces cristaux +briss? Otto devina la pense du chtelain et rpta l'ternelle excuse: + +--Que voulez-vous? C'est la guerre. + +--Non, repartit Marcel avec une vivacit qu'il se crut permise en +parlant un neveu. Non! ce n'est pas la guerre, c'est le brigandage. +Tes camarades sont des cambrioleurs. + +Le capitaine se dressa par un violent sursaut, fixa sur son vieil oncle +des yeux flamboyants de colre, et pronona voix basse quelques +paroles qui sifflaient. + +--Prenez garde vous! Heureusement vous vous tes exprim en espagnol +et les personnes voisines n'ont pu vous comprendre. Si vous vous +permettiez encore de telles apprciations, vous risqueriez de recevoir +pour toute rponse une balle dans la tte. Les officiers de l'empereur +ne se laissent pas insulter. + +Et tout, dans l'attitude d'Hartrott, dmontrait la facilit avec +laquelle il aurait oubli la parent, s'il avait reu l'ordre de svir +contre son oncle. Celui-ci baissa la tte. + +Mais, l'instant d'aprs, le capitaine parut oublier ce qu'il venait de +dire et affecta de reprendre un ton aimable. Il se faisait un plaisir de +prsenter Marcel Son Excellence le gnral comte de Meinbourg, qui, en +considration de ce que Desnoyers tait alli aux Hartrott, voulait bien +faire celui-ci l'honneur de l'admettre sa table. + +Invit dans sa propre maison, le chtelain entra dans la salle manger +o se trouvaient dj une vingtaine d'hommes vtus de drap gristre et +chausss de hautes bottes. L rien n'avait t bris: rideaux, tentures, +meubles taient intacts. Toutefois les buffets monumentaux prsentaient +de larges vides, et, au premier coup d'oeil, Marcel constata que deux +riches services de vaisselle plate et un prcieux service de porcelaine +ancienne manquaient sur les tablettes. Le propritaire n'en dut pas +moins rpondre par des saluts crmonieux l'accueil que lui firent les +auteurs de ces rapines, et serrer la main que le comte lui tendit avec +une aristocratique condescendance, tandis que les autres officiers +allemands considraient ce bourgeois avec une curiosit bienveillante et +mme avec une sorte d'admiration: car ils savaient dj que c'tait un +millionnaire revenu du continent lointain o les hommes s'enrichissent +vite. + +--Vous allez djeuner avec les barbares, lui dit le comte en le faisant +asseoir sa droite. Vous n'avez pas peur qu'ils vous dvorent tout +vivant? + +Les officiers rirent aux clats de l'esprit de Son Excellence et firent +d'vidents efforts pour montrer par leurs paroles et par leurs manires +combien on avait tort de les accuser de barbarie. + +Assis comme un tranger sa propre table, Marcel y mangea dans les +assiettes qui lui appartenaient, servi par des ennemis dont l'uniforme +restait visible sous le tablier ray. Ce qu'il mangeait tait lui; le +vin venait de sa cave; la viande tait celle de ses boeufs; les fruits +taient ceux de son verger; et pourtant il lui semblait qu'il tait l +pour la premire fois, et il prouvait le malaise de l'homme qui tout +coup se voit seul au milieu d'un attroupement hostile. Il considrait +avec tonnement ces intrus assis aux places o il avait vu sa femme, ses +enfants, les Lacour. Les convives parlaient allemand entre eux; mais +ceux qui savaient le franais se servaient souvent de cette langue pour +s'entretenir avec l'invit, et ceux qui n'en baragouinaient que quelques +mots les rptaient avec d'aimables sourires. Chez tous le dsir tait +visible de plaire au chtelain. + +Marcel les examina l'un aprs l'autre. Les uns taient grands, sveltes, +d'une beaut anguleuse; d'autres taient carrs et membrus, avec le cou +gros et la tte enfonce entre les paules. Tous avaient les cheveux +coups ras, ce qui faisait autour de la table une luisante couronne de +botes crniennes roses ou brunes, avec des oreilles qui ressortaient +grotesquement, avec des mchoires amaigries qui accusaient leur relief +osseux. Quelques-uns avaient sur les lvres des crocs relevs en pointe, + la mode impriale; mais la plupart taient rass ou n'avaient que de +courtes moustaches aux poils raides. Les fatigues de la guerre et des +marches forces taient apparentes chez tous, mais plus encore chez les +corpulents. Un mois de campagne avait fait perdre ces derniers leur +embonpoint, et la peau de leurs joues et de leur menton pendait, flasque +et ride. + +Le comte tait le plus g de tous, le seul qui et conserv longs ses +cheveux d'un blond fauve, dj mls de poils gris, peigns avec soin et +luisants de pommade. Sec, anguleux et robuste, il gardait encore, aux +approches de la cinquantaine, une vigueur juvnile entretenue par les +exercices physiques; mais il dissimulait sa rudesse d'homme combatif +sous une nonchalance molle et fminine. Au poignet de la main qu'il +abandonnait ngligemment sur la table, il avait un bracelet d'or; et sa +tte, sa moustache, toute sa personne exhalaient une forte odeur de +parfums. + +Les officiers le traitaient avec un grand respect. Otto avait parl de +lui son oncle comme d'un remarquable artiste, la fois musicien et +pote. Avant la guerre, certains bruits fcheux, relatifs sa vie +prive, l'avaient loign de la cour; mais, au dire du capitaine, ce +n'tait que des calomnies de journaux socialistes. Malgr tout, +l'empereur, dont le comte avait t le condisciple, lui gardait en +secret toute son amiti. Nul n'avait oubli le ballet des _Caprices de +Shhrazade_, reprsent avec un grand faste Berlin sur la +recommandation du puissant camarade. + +Le comte crut que, si Marcel gardait le silence, c'tait par +intimidation, et, afin de le mettre son aise, il lui adressa le +premier la parole. Quand Marcel eut expliqu qu'il n'avait quitt Paris +que depuis trois jours, les assistants s'animrent, voulurent avoir des +nouvelles. + +--Avez-vous vu les meutes?... + +--La troupe a-t-elle tu beaucoup de manifestants?... + +--De quelle manire a t assassin le prsident Poincar?... + +Toutes ces questions lui furent adresses la fois. Marcel, dconcert +par leur invraisemblance, ne sut d'abord quoi rpondre et pensa un +instant qu'il tait dans une maison d'alins. Des meutes? L'assassinat +du prsident? Il ne savait rien de tout cela. D'ailleurs, qui auraient +t les meutiers? Quelle rvolution pouvait clater Paris, puisque le +gouvernement n'tait pas ractionnaire? + +A cette rponse, les uns considrrent d'un air de piti ce pauvre +bent; d'autres prirent une mine souponneuse l'gard de ce sournois +qui feignait d'ignorer des vnements dont il avait ncessairement +entendu parler. Le capitaine Otto intervint d'une voix imprative, comme +pour couper court tout faux-fuyant: + +--Les journaux allemands, dit-il, ont longuement parl de ces faits. Il +y a quinze jours, le peuple de Paris s'est soulev contre le +gouvernement, a assailli l'lyse et massacr Poincar. L'arme a d +employer les mitrailleuses pour rtablir l'ordre. Tout le monde sait +cela. Au reste, ce sont les grands journaux d'Allemagne qui ont publi +ces nouvelles, et l'Allemagne ne ment jamais. + +L'oncle persista affirmer que, quant lui, il ne savait rien, n'avait +rien vu, rien entendu dire. Puis, comme ses dclarations taient +accueillies par des gestes de doute ironique, il garda le silence. Alors +le comte, esprit suprieur, incapable de tomber dans la crdulit +vulgaire, intervint d'un ton conciliant: + +--En ce qui concerne l'assassinat le doute est permis: car les journaux +allemands peuvent avoir exagr sans qu'il y ait lieu de les accuser de +mauvaise foi. Par le fait, il y a quelques heures, le grand tat-major +m'a annonc la retraite du gouvernement franais Bordeaux. Mais le +soulvement des Parisiens et leur conflit avec la troupe sont des faits +indniables. Sans aucun doute notre hte en est instruit, mais il ne +veut pas l'avouer. + +Marcel osa contredire le personnage; mais on ne l'couta point. Paris! +Ce nom avait fait briller tous les yeux, excit la loquacit de toutes +les bouches. Paris! de grands magasins qui regorgeaient de richesses! +des restaurants clbres, des femmes, du Champagne et de l'argent! +Chacun aspirait voir le plus tt possible la Tour Eiffel et entrer +en vainqueur dans la capitale, pour se ddommager des privations et des +fatigues d'une si rude campagne. Quoique ces hommes fussent des +adorateurs de la gloire militaire et qu'ils considrassent la guerre +comme indispensable la vie humaine, ils ne laissaient pas de se +plaindre des souffrances que la guerre leur causait. + +Le comte, lui, exprima une plainte d'artiste: + +--Cette guerre m'a t trs prjudiciable, dit-il d'un ton dolent. +L'hiver prochain, on devait donner Paris un nouveau ballet de moi. + +Tout le monde prit part ce noble ennui; mais quelqu'un fit remarquer +que, aprs le triomphe, la reprsentation du ballet aurait lieu par +ordre et que les Parisiens seraient bien obligs de l'applaudir. + +--Ce ne sera pas la mme chose, soupira le comte. + +Et il eut un instant de mditation silencieuse. + +--Je vous confesse, reprit-il ensuite, que j'aime Paris. Quel malheur +que les Franais n'aient jamais voulu s'entendre avec nous! + +Et il s'absorba de nouveau dans une mlancolie de profond penseur. + +Un des officiers parla des richesses de Paris avec des yeux de +convoitise, et Marcel le reconnut au brassard qu'il avait sur la manche: +c'tait cet homme qui avait mis au pillage les appartements du chteau. +L'intendant devina sans doute les penses du chtelain: car il crut bon +de donner, d'un air poli, quelques explications sur l'trange +dmnagement auquel il avait procd. + +--Que voulez-vous, monsieur? C'est la guerre. Il faut que les frais de +la guerre se paient sur les biens des vaincus. Tel est le systme +allemand. Grce cette mthode, on brise les rsistances de l'ennemi et +la paix est plus vite faite. Mais ne vous attristez pas de vos pertes: +aprs la guerre, vous pourrez adresser une rclamation au gouvernement +franais, qui vous indemnisera du tort que vous aurez subi. Vos parents +de Berlin ne manqueront pas d'appuyer cette demande. + +Marcel entendit avec stupeur cet incroyable conseil. Quelle tait donc +la mentalit de ces gens-l? taient-ils fous, ou voulaient-ils se +moquer de lui? + +Le djeuner fini, plusieurs officiers se levrent, ceignirent leurs +sabres et s'en allrent leur service. Quant au capitaine Hartrott, il +devait retourner prs de son gnral. Marcel l'accompagna jusqu' +l'automobile. Lorsqu'ils furent arrivs la porte du parc, le +capitaine donna des ordres un soldat, qui courut chercher un morceau +de la craie dont on se servait pour marquer les logements militaires. +Otto, qui voulait protger son oncle, traa sur le mur cette +inscription: + + _Bitte, nicht plndern_ + _Es sind freundliche Leute[G]._ + +Et il expliqua Marcel le sens des mots qu'il venait d'crire. Mais +celui-ci se rcria: + +--Non, non, je refuse une protection ainsi motive. Je n'prouve aucune +bienveillance pour les envahisseurs. Si je me suis tu, c'est parce que +je ne pouvais pas faire autrement. + +Alors le neveu, sans rien dire, effaa la seconde ligne de +l'inscription; puis, d'un ton de piti sarcastique: + +--Adieu, mon oncle, ricana-t-il. Nous nous reverrons bientt avenue +Victor-Hugo. + +En retournant au chteau, Marcel aperut l'ombre d'un bouquet d'arbres +le comte qui, en compagnie de ses deux officiers d'ordonnance et d'un +chef de bataillon, dgustait le caf en plein air. Le comte obligea le +chtelain prendre une chaise et s'asseoir, et ces messieurs, tout en +causant, firent une grande consommation des liqueurs provenant des +caves du chteau. Par les bruits qui arrivaient jusqu' lui, Marcel +devinait qu'il y avait hors du parc un grand mouvement de troupes. En +effet, un autre corps d'arme passait avec une sourde rumeur; mais les +rideaux d'arbres cachaient ce dfil, qui se dirigeait toujours vers le +sud. + +Tout coup, un phnomne inexplicable troubla le calme de l'aprs-midi. +C'tait un roulement de tonnerre lointain, comme si un orage invisible +se ft dchan par del l'horizon. Le comte interrompit la conversation +qu'il tenait en allemand avec ses officiers, pour dire Marcel: + +--Vous entendez? C'est le canon. Une bataille est engage. Nous ne +tarderons pas entrer dans la danse. + +Et il se leva pour retourner au chteau. Les officiers d'ordonnance +partirent vers le village, et Marcel resta seul avec le chef de +bataillon, qui continua de savourer les liqueurs en se pourlchant les +babines. + +--Triste guerre, monsieur! dit le buveur en franais, aprs avoir fait +connatre au chtelain qu'il commandait le bataillon cantonn +Villeblanche et qu'il s'appelait Blumhardt. + +Ces paroles firent que Marcel prouva une subite sympathie pour le +_Bataillons-Kommandeur_. C'est un Allemand, pensa-t-il, mais il a l'air +d'un honnte homme. A premire vue, les Allemands trompent par la +rudesse de leur extrieur et par la frocit de la discipline qui les +oblige commettre sans scrupule les actions les plus atroces; mais, +quand on vit avec eux dans l'intimit, on retrouve la bonne nature sous +les dehors du barbare. En temps de paix, Blumhardt avait sans doute t +obse; mais il avait aujourd'hui l'apparence mollasse et dtendue d'un +organisme qui vient de subir une perte de volume. Il n'tait pas +difficile de reconnatre que c'tait un bourgeois arrach par la guerre + une tranquille et sensuelle existence. + +--Quelle vie! continua Blumhardt. Puisse Dieu chtier ceux qui ont +provoqu une pareille catastrophe! + +Cette fois, Marcel fut conquis. Il crut voir devant lui l'Allemagne +qu'il avait imagine souvent: une Allemagne douce, paisible, un peu +lente et lourde, mais qui rachetait sa rudesse originelle par un +sentimentalisme innocent et potique. Ce chef de bataillon tait +assurment un bon pre de famille, et le chtelain se le reprsenta +tournant en rond avec sa femme et ses enfants sous les tilleuls de +quelque ville de province, autour du kiosque o des musiciens militaires +jouaient des sonates de Beethoven; puis la _Bierbraurei_, o, devant +des piles de soucoupes, entre deux conversations d'affaires, il +discutait avec ses amis sur des problmes mtaphysiques. C'tait l'homme +de la vieille Allemagne, un personnage d'_Hermann et Dorothe_. Sans +doute il tait possible que les gloires de l'empire eussent un peu +modifi le genre de vie de ce bourgeois d'autrefois et que, par exemple, +au lieu d'aller la brasserie, il frquentt le cercle des officiers et +partaget dans quelque mesure l'orgueil de la caste militaire; mais +pourtant c'tait toujours l'Allemand de moeurs patriarcales, au coeur +dlicat et tendre, prt verser des larmes pour une touchante scne de +famille ou pour un morceau de belle musique. + +Le commandant Blumhardt parla des siens, qui habitaient Cassel. + +--Huit enfants, monsieur! dit-il avec un visible effort pour contenir +son motion. De mes trois garons, les deux ans se destinent tre +officiers. Le cadet ne va que depuis six mois l'cole: il est grand +comme a... + +Et il indiqua avec la main la hauteur de ses bottes. En parlant de ce +petit, il avait le coeur gros et ses lvres souriaient avec un +tremblement d'amour. Puis il fit l'loge de sa femme: une excellente +matresse de maison, une mre qui se sacrifiait pour le bonheur de son +mari et de ses enfants. Ah! cette bonne Augusta! Ils taient maris +depuis vingt ans, et il l'adorait comme au premier jour. Il gardait dans +une poche intrieure de sa tunique toutes les lettres qu'elle lui avait +crites depuis le commencement de la campagne. + +--Au surplus, monsieur, voici son portrait et celui de mes enfants. + +Il tira de sa poitrine un mdaillon d'argent dcor la mode munichoise +et pressa un ressort qui fit s'ouvrir en ventail plusieurs petits +cercles dont chacun contenait une photographie: la _Frau Kommandeur_, +d'une beaut austre et rigide, imitant l'attitude et la coiffure de +l'impratrice; les _Fruleine Kommandeur_, toutes les cinq vtues de +blanc, les yeux levs au ciel comme si elles chantaient une romance; les +trois garons en uniformes d'coles militaires ou d'coles prives. Et +penser qu'un simple petit clat d'obus pouvait le sparer jamais de +ces tres chris! + +--Ah! oui, reprit-il en soupirant, c'est une triste guerre! Puisse Dieu +chtier les Anglais! + +Marcel n'avait pas encore eu le temps de se remettre de l'bahissement +que lui avait caus ce souhait imprvu, lorsqu'un sous-officier vint +dire au chef de bataillon que M. le comte le demandait l'instant mme. +Blumhardt se leva donc, non sans avoir caress d'un regard de tendre +regret les bouteilles de liqueur, et il s'loigna vers le chteau. + +Le sous-officier resta avec Marcel. C'tait un jeune docteur en droit, +qui remplissait auprs du gnral les fonctions de secrtaire. Il ne +manquait aucune occasion de parler franais, pour se perfectionner dans +la pratique de cette langue, et il engagea tout de suite la +conversation avec le chtelain. Il expliqua d'abord qu'il n'tait qu'un +universitaire mtamorphos en soldat: l'ordre de mobilisation l'avait +surpris alors qu'il tait professeur dans un collge et la veille de +contracter mariage. Cette guerre avait drang tous ses plans. + +--Quelle calamit, monsieur! Quel bouleversement pour le monde! Nombreux +taient ceux qui voyaient venir la catastrophe, et il tait invitable +qu'elle se produist un jour ou l'autre. La faute en est au capital, au +maudit capital. + +Le sous-officier tait socialiste. Il ne dissimulait point la part qu'il +avait prise quelques actes un peu hardis de son parti, et cela lui +avait valu des perscutions et des retards dans son avancement. Mais la +Social-Dmocratie tait accepte maintenant par l'empereur et flatte +par les _junkers_ les plus ractionnaires. L'union s'tait faite +partout. Les dputs avancs formaient au Reichstag le groupe le plus +docile de tous. Quant lui, il ne gardait de son pass qu'une certaine +ardeur anathmatiser le capitalisme coupable de la guerre. + +Marcel se risqua discuter avec cet ennemi qui semblait d'un caractre +doux et tolrant. + +--Le vrai coupable ne serait-il pas le militarisme prussien? N'est-ce +pas le parti militariste qui a cherch et prpar le conflit, qui a +empch tout accommodement par son arrogance? + +Mais le socialiste nia rsolument. Les dputs de son parti taient +favorables la guerre, et sans aucun doute ils avaient leurs raisons +pour cela. Le Franais eut beau rpter des arguments et des faits; ses +paroles rebondirent sur la tte dure de ce rvolutionnaire qui, +accoutum l'aveugle discipline germanique, laissait ses chefs le +soin de penser pour lui. + +--Qui sait? finit par dire le socialiste. Il se peut que nous nous +soyons tromps; mais l'heure actuelle tout cela est obscur, et nous +manquons des lments qui nous permettraient de nous former une opinion +sre. Lorsque le conflit aura pris fin, nous connatrons les vrais +coupables, et, s'ils sont des ntres, nous ferons peser sur eux les +justes responsabilits. + +Marcel eut envie de rire en prsence d'une telle candeur. Attendre la +fin de la guerre pour savoir qui en tait responsable? Mais, si l'empire +tait victorieux, comment serait-il possible qu'en plein triomphe on ft +peser sur les militaristes les responsabilits d'une guerre heureuse? + +--Dans tous les cas, ajouta le sous-officier en s'acheminant avec Marcel +vers le chteau, cette guerre est triste. Que de morts! Nous serons +vainqueurs; mais un nombre immense des ntres succombera avant la +bataille dcisive. + +Et, songeur, il s'arrta sur le pont-levis et se mit jeter des +morceaux de pain aux cygnes qui voluaient sur les eaux du foss. On +continuait entendre gronder au loin la tempte invisible, qui +devenait de plus en plus violente. + +--Peut-tre la livre-t-on en ce moment, cette bataille dcisive, reprit +le sous-officier. Ah! puisse notre prochaine entre Paris mettre un +terme ces massacres et donner au monde le bienfait de la paix! + + * * * * * + +Le crpuscule tombait, lorsque Marcel aperut un grand rassemblement +l'entre du chteau. C'taient des paysans, hommes et femmes, qui +entouraient un piquet de soldats. Il s'approcha du groupe et vit le +commandant Blumhardt la tte du dtachement. Parmi les fantassins en +armes s'avanait un garon du village, entre deux hommes qui lui +tenaient sur la poitrine la pointe de leurs baonnettes. Son visage, +marqu de taches de rousseur et dpar par un nez de travers, tait +d'une lividit de cire; sa chemise, sale de suie, tait dchire, et on +y voyait les marques des grosses mains qui l'avaient mise en lambeaux; +l'une de ses tempes, le sang coulait d'une large blessure. Derrire lui +marchait une femme chevele, qu'entouraient quatre gamines et un +bambin, tous maculs de noir comme s'ils sortaient d'un dpt de +charbon. La femme gesticulait avec violence et entrecoupait de sanglots +les paroles qu'elle adressait aux soldats et que ceux-ci ne pouvaient +comprendre. + +Ce garon tait son fils. La veille, la mre s'tait rfugie avec ses +enfants dans la cave de leur maison incendie; mais la faim les avait +obligs d'en sortir. Quand les Allemands avaient vu le jeune homme, ils +l'avaient pris et maltrait. Ils croyaient que ce garon avait vingt +ans, le considraient comme d'ge tre soldat, et voulaient le +fusiller sance tenante, pour qu'il ne s'enrlt point dans l'arme +franaise. + +--Mais ce n'est pas vrai! protestait la femme. Il n'a pas plus de +dix-huit ans... Il n'a mme pas dix-huit ans: il n'a que dix-sept ans et +demi!... + +Et elle se tournait vers les autres femmes pour invoquer leur +tmoignage: de lamentables femmes aussi sales qu'elle-mme et dont les +vtements lacrs exhalaient une odeur de suie, de misre et de mort. +Toutes confirmaient les paroles de la mre et joignaient leurs +lamentations aux siennes; quelques-unes, contre toute vraisemblance, +n'attribuaient mme au prisonnier que seize ans, que quinze ans. Les +petits contemplaient leur frre avec des yeux dilats par la terreur et +mlaient leurs cris aigus au choeur des femmes vocifrantes. + +Lorsque la mre reconnut M. Desnoyers, elle s'approcha de lui et se +rassrna soudain, comme si elle tait sre que le matre du chteau +pouvait sauver son fils. Devant ce dsespoir qui l'appelait l'aide, +Marcel, persuad que Blumhardt, aprs le courtois entretien qu'ils +avaient eu ensemble, l'couterait volontiers, se fit un devoir +d'intervenir. Il dit donc au commandant qu'il connaissait ce +garon,--par le fait, il ne se souvenait pas de l'avoir jamais vu,--et +qu'il le croyait peine g de dix-neuf ans. + +--Mais, repartit Blumhardt, le secrtaire de la mairie vient d'avouer +qu'il a vingt ans! + +--Mensonge! hurla la mre. Le secrtaire a fait erreur! Il est vrai que +mon fils est robuste pour son ge, mais il n'a pas vingt ans. Monsieur +Desnoyers vous l'atteste! + +--Au surplus, ajouta Marcel, mme s'il les avait, serait-ce une raison +pour le fusiller? + +Blumhardt haussa les paules sans rpondre. Maintenant qu'il exerait +ses fonctions de chef, il n'attachait plus aucune importance ce que +lui disait le chtelain. + +--Avoir vingt ans n'est pas un crime, insista Marcel. + +--Assez! interrompit rudement Blumhardt. Ce n'est ni votre affaire ni la +mienne. Je suis homme de conscience, et, puisqu'il y a doute, je vais +consulter le gnral. C'est lui qui dcidera. + +Ils ne prononcrent plus un mot. Devant le pont-levis, l'escorte +s'arrta avec son prisonnier. De l'un des appartements sortaient les +accords d'un piano, et cela parut de bon augure Marcel: c'tait sans +doute le comte qui touchait de cet instrument, et un artiste ne pouvait +tre inutilement cruel. Introduits au salon, ils trouvrent en effet le +gnral assis devant un magnifique piano queue, dont l'intendant +aurait bien voulu s'emparer, mais que le compositeur avait donn l'ordre +de laisser en place pour son propre usage. Blumhardt exposa brivement +l'affaire, tandis que l'autre, d'un air ennuy, faisait courir ses +doigts sur les touches. + +--O est le prisonnier? demanda enfin le gnral. + +--En bas, prs du pont-levis. + +Le gnral se leva, s'approcha d'une fentre, fit signe aux soldats +d'amener le prisonnier devant lui. Il regarda le garon pendant une +demi-minute, tout en fumant la cigarette turque qu'il venait d'allumer, +puis marmotta entre ses dents: Tant pis pour lui: il est trop laid! +Et, se retournant vers le chef de bataillon: + +--Cet homme a vingt ans passs, pronona-t-il. Faites votre devoir. + +Marcel, confondu, sortit avec Blumhardt. Comme ils traversaient le +vestibule, ils rencontrrent le concierge qui, en compagnie de sa fille +Georgette, apportait du pavillon un matelas et des draps. Le chtelain, +qui ne voulait pas embarrasser ces braves gens de sa personne une +seconde nuit, mais qui, malgr l'invitation du comte, ne voulait pas non +plus se rinstaller dans les appartements ct de l'intrus, avait +command qu'on lui prpart un lit dans une mansarde, sous les combles. +Or, depuis que les concierges voyaient leur matre en bonnes relations +avec les Allemands, ils ne craignaient plus autant les envahisseurs et +vaquaient sans crainte leurs besognes, persuads qu'au moins en plein +jour et dans le chteau ils ne couraient aucun risque. + +A la vue de Georgette, le chef de bataillon, malgr la raideur qu'il +affectait dans le service, s'humanisa et dit au pre: + +--Elle est gentille, votre petite. + +Elle se tenait devant lui, droite, timide, les yeux baisss, un peu +tremblante comme si elle pressentait un pril obscur; mais elle n'en +faisait pas moins effort pour sourire. Blumhardt crut sans doute que ce +sourire tait de sympathie; car il devint plus familier, et, de sa +grosse patte, il caressa les joues et pina le menton de la jouvencelle. +A ce dsagrable contact les yeux de Georgette s'emplirent de larmes. +Ceux du commandant brillaient de plaisir. Marcel, qui l'observait, +demeura perplexe. Comment tait-il possible que cet homme, qui allait +faire fusiller sans piti un innocent, pt tre en mme temps un bon +pre de famille qui, parmi les horreurs de la guerre, s'attendrissait +regarder une fillette, sans doute parce qu'elle lui rappelait les cinq +enfants qu'il avait laisss Cassel? Dcidment l'me humaine tait un +trange tissu de contradictions. + +--Au revoir, dit Blumhardt Georgette. Tu vois bien que je ne suis pas +mchant. Veux-tu m'embrasser? + +Et il se pencha vers elle. Mais elle eut un mouvement si violent de +rpulsion qu'il ne put se mprendre sur les sentiments de la jeune +fille, et lui dit en ricanant, avec un regard qui n'avait plus rien de +paternel: + +--Tu as beau faire la vilaine avec moi; a ne m'empche pas de te +trouver jolie. + + * * * * * + +Pendant les quatre jours qui suivirent, Marcel mena une vie absurde, +coupe d'horribles visions. Pour ne plus avoir de rapports avec les +occupants du chteau, il ne quittait gure sa mansarde, o il restait +tendu sur son lit toute la matine se dsoler et rvasser. + +Au cours de ces heures d'oisivet anxieuse, il se rappela certains +bas-reliefs assyriens du British Museum, dont il avait vu les +photographies chez un de ses amis, quelques mois auparavant. Ces +monuments de l'antique brutalit humaine lui avaient paru terribles. Les +guerriers incendiaient les villes; les prisonniers dcapits +s'entassaient par monceaux; les paysans pacifiques, rduits en +esclavage, s'en allaient en longues files, la chane au cou. Et il +s'tait flicit de vivre dans une poque o de telles horreurs taient +devenues impossibles. Mais non: en dpit des sicles couls, la guerre +tait toujours la mme. Aujourd'hui encore, sous le casque pointe, les +soldats procdaient comme avaient procd jadis les satrapes la mitre +bleue et la barbe annele. On fusillait l'adversaire, encore qu'il +n'et pas pris les armes; on assassinait les blesss et les prisonniers; +on acheminait vers l'Allemagne le troupeau des populations civiles, +asservies comme les captifs d'autrefois. A quoi donc avait servi ce que +les modernes appellent orgueilleusement le progrs? Qu'taient devenues +ces lois de la guerre qui se vantaient de soumettre la force elle-mme +au respect du droit et qui prtendaient obliger les hommes se battre +en se faisant les uns aux autres le moins de mal possible? La +civilisation n'tait-elle qu'un trompe-l'oeil et une duperie?... + +Chaque matin, vers midi, la femme du concierge montait la mansarde +pour avertir son matre qu'elle lui avait prpar djeuner; mais il +rpondait qu'il n'avait pas faim, qu'il ne voulait pas descendre. Alors +elle insistait, lui offrait d'apporter dans la mansarde le maigre menu. +Il finissait par consentir, et, tout en mangeant, il causait avec elle. + +Elle lui racontait ce qui se passait au chteau. Ah! quelle vie menait +cette soldatesque! Comme ils buvaient, chantaient, hurlaient! Aprs une +furieuse ripaille, ils avaient bris tous les meubles de la salle +manger; puis ils s'taient mis danser, quelques-uns demi nus, +imitant les dandinements et les grimaces fminines. Le comte lui-mme +tait ivre comme une bourrique, et, vautr sur les coussins d'un divan, +il contemplait avec dlices ce hideux spectacle. + +--Et dire que nous sommes obligs de servir ces brutes! gmissait la +pauvre femme. Ils ne sont plus les mmes qu' leur arrive. Les soldats +annoncent que leur rgiment part demain pour une grande bataille; c'est +cela qui les rend fous. Ils me font peur, ils me font peur! + +Ce qu'elle ne disait pas, mais ce qui lui torturait l'me, c'tait +qu'elle avait peur surtout pour Georgette. La veille, elle avait vu +quelques-uns de ces hommes rder autour de la conciergerie, et elle +avait eu aussitt l'ide de cacher sa fille. La chose n'tait pas facile +dans une proprit envahie par des centaines de soldats, dans un chteau +dont toutes les serrures avaient t mthodiquement brises tous les +tages. Mais elle se souvint qu' ct de la mansarde occupe par le +chtelain il y avait, dans l'angle des combles, un petit rduit dont ces +sauvages avaient nglig d'abattre la porte; et, comme les soldats ne +faisaient jamais l'inutile ascension du grenier, elle pensa que ce +serait pour sa fille une bonne cachette, d'autant mieux que la prsence +du chtelain dans la mansarde contigu serait, le cas chant, une +protection pour la fillette. Marcel approuva les prcautions prises, +promit de veiller sur sa jeune voisine et fit recommander l'enfant de +se tenir tranquille et silencieuse. + +La nuit suivante, vers trois heures, le chtelain fut brusquement +rveill par le bruit d'une porte qui d'abord grina sous une forte +pousse, puis fut jete bas d'un coup d'paule. Et aussitt aprs +retentirent des cris fminins, des supplications, des sanglots +dsesprs. C'tait Georgette qui appelait au secours, tout en se +dfendant contre l'ignoble outrage. Mais soudain une autre voix tonna +dans le couloir: + +--Ah! brigand!... + +Une lutte d'un instant s'engagea au seuil du rduit et se termina par un +coup de revolver. Tout cela s'tait fait si vite que Marcel avait eu +peine le temps de sauter bas de son lit et de commencer se vtir. +Lorsqu'il sortit de sa mansarde, un bougeoir la main, il se heurta +contre un corps qui agonisait: c'tait le concierge dont les yeux +vitreux taient dmesurment ouverts et dont les lvres se couvraient +d'une cume sanglante, tandis qu' ct de sa main droite luisait un +long couteau de cuisine. Et Marcel reconnut aussi le meurtrier: c'tait +le commandant Blumhardt, qui tenait encore son revolver la main: un +Blumhardt nouveau, la face livide, aux yeux lubriques, avec une +bestiale expression d'arrogance froce. A l'autre bout du corridor, +plusieurs soldats, attirs par la dtonation, montaient bruyamment +l'escalier. + +En somme, le mari d'Augusta n'tait pas fier d'tre surpris au milieu +d'une telle aventure. Quand les soldats, dont les uns portaient des +lumires et dont les autres taient arms de sabres et de fusils, +furent arrivs prs du chef de bataillon, celui-ci chercha +instinctivement les mots qui expliqueraient sa prsence en ces lieux et +le drame sanglant qui venait de s'accomplir. Une soudaine sonnerie de +clairon, clatant dans la cour du chteau, lui vint en aide. C'tait le +signal du rveil pour le rgiment qui devait quitter le chteau. Alors +Blumhardt, dispens de longues explications, dit aux soldats, en +montrant le cadavre du concierge: + +--Je me suis dfendu contre ce lche qui m'a tratreusement attaqu: +voyez le couteau. Justice est faite. Vous entendez le clairon qui nous +appelle. Demi-tour, et tous en bas! + +Sur quoi, le tapage des gros souliers clous s'loigna dans le couloir, +dvala l'escalier, s'affaiblit, se perdit. Le ciel commenait +s'clairer des premires lueurs du jour. On entendait au loin le +grondement continu du canon. Dans le parc du chteau et dans le village, +des roulements de tambour, des notes aigus de fifre, des coups de +sifflet indiquaient que les troupes allemandes partaient pour la +bataille. + + + + +IX + +LA RECULADE + + +Dans la matine, lorsque le chtelain sortit du parc, il vit la valle +blonde et verte sourire au soleil. Tout tait dans un profond repos; +aucun objet ne se mouvait, aucune figure humaine ne se dessinait dans le +paysage. Marcel eut l'impression d'tre plus seul qu'au temps o, +chassant devant lui un troupeau de btail, il franchissait les dserts +des Andes sous un ciel travers de temps autre par des condors. + +Il se dirigea vers le village, qui n'tait plus gure qu'un amas de murs +en ruines. De ces ruines mergeaient et l quelques maisonnettes +intactes. Le clocher incendi, dont la charpente tait dpouille de ses +ardoises et noircie par le feu, portait encore sa croix tordue. Dans les +rues parsemes de bouteilles, de poutres rduites en tisons, de dbris +de toute sorte, il n'y avait pas une me. Les cadavres avaient disparu; +mais une horrible puanteur de graisse brle et de chair dcompose +prenait Marcel aux narines. + +Arriv sur la place, il s'approcha des maisons restes debout, appela +plusieurs reprises. Personne ne lui rpondit. Toute la population avait +donc abandonn Villeblanche? Aprs avoir attendu plusieurs minutes, il +aperut un vieillard qui s'avanait vers lui avec prcaution, parmi les +dcombres. Quelques femmes et quelques enfants suivirent le vieillard et +se rassemblrent autour de Marcel. Depuis quatre jours ces gens vivaient +cachs dans les caves, sous leurs logis effondrs. La crainte leur avait +fait oublier la faim; mais, depuis que l'ennemi n'tait plus l, ils +ressentaient cruellement les besoins physiques touffs par la terreur. + +--Du pain, monsieur! Mes petits se meurent! + +--Du pain!... Du pain!... + +Machinalement, le chtelain mit la main la poche et en tira des pices +d'or. A l'aspect de ce mtal les yeux brillrent, mais ils s'teignirent +aussitt. Ce qu'il fallait, ce n'tait pas de l'or, c'tait du pain, et +il n'y avait plus dans le village ni boulangerie, ni boucherie, ni +picerie. Les Allemands s'taient empars de tous les comestibles, et le +bl mme avait pri avec les greniers et les granges. Que pouvait le +millionnaire pour remdier cette dtresse? Quoiqu'il se rendt compte +de son impuissance, il n'en distribua pas moins ces malheureux des +louis qu'ils recevaient avec gratitude, mais qu'ensuite ils +considraient dans leur main noire avec dcouragement. A quoi cela +pouvait-il leur servir? + +Comme Marcel s'en retournait, dsespr, vers le chteau, il eut la +surprise d'entendre derrire lui le bruit mtallique d'une automobile +allemande qui revenait du sud, roulant sur la route dans la direction +qu'il suivait. Quelques minutes plus tard, ce fut tout un convoi de +grandes automobiles qui apparurent sur le chemin, escortes par des +pelotons de cavalerie. Lorsqu'il rentra dans son parc, des soldats +taient dj occups y tendre les fils d'une ligne tlphonique, et le +convoi d'automobiles y pntra en en mme temps que lui. + +Les automobiles, comme aussi les fourgons qui les accompagnaient, +portaient tous la croix rouge peinte sur fond blanc. C'tait une +ambulance qui venait s'tablir au chteau. Les mdecins, vtus de drap +verdtre et arms comme les officiers, imitaient la hauteur tranchante +et la raideur insolente de ceux-ci. On tira des fourgons des centaines +de lits pliants, qui furent rpartis dans les diffrentes pices. Tout +cela se faisait avec une promptitude mcanique, sur des ordres brefs et +premptoires. Une odeur de pharmacie, de drogues concentres, se +rpandit dans les appartements et s'y mla la forte odeur des +antiseptiques dont on avait arros les parquets et les murs, pour +rendre inoffensifs les rsidus de l'orgie nocturne. Un peu plus tard, il +arriva aussi des femmes vtues de blanc, viragos aux yeux bleus et aux +cheveux en filasse. D'aspect grave, dur, austre, ces infirmires +avaient l'aspect de religieuses; mais elles portaient le revolver sous +leurs vtements. + +A midi, de nouvelles automobiles afflurent en grand nombre vers +l'norme drapeau blanc, charg d'une croix rouge, qui avait t hiss +sur la plus haute tour du chteau. Ces voitures arrivaient toujours du +ct de la Marne; leur mtal tait bossel par les projectiles, leurs +glaces toiles de trous. De l'intrieur sortaient des hommes et des +hommes, les uns encore capables de marcher, les autres ports sur des +brancards: faces ples ou rubicondes, profils aquilins ou camus, ttes +blondes ou enveloppes de bandages sanglants, bouches qui riaient avec +un rire de bravade ou dont les lvres bleuies laissaient chapper des +plaintes, mchoires soutenues par des ligatures de toile, corps qui, en +apparence, taient indemnes et qui pourtant agonisaient, capotes +dboutonnes o l'on constatait le vide de membres absents. Ce flot de +souffrance inonda le chteau; il n'y resta plus un seul lit inoccup, et +les derniers brancards durent attendre dehors, l'ombre des arbres. + +Le tlphone fonctionnait incessamment. Les oprateurs, revtus de +tabliers, allaient de ct et d'autre, travaillant le plus vite +possible. Ceux qui mouraient de l'opration laissaient un lit +disponible pour les nouveaux venus. Les membres coups, les os casss, +les lambeaux de chair s'entassaient dans des paniers, et, lorsque les +paniers taient pleins, des soldats les enlevaient tout dgouttants de +sang, et allaient enfouir le contenu au fond du parc. D'autres soldats, +par couples, emportaient de longues choses enveloppes dans des draps de +lit: c'taient des morts. Le parc se convertissait en cimetire et des +tombes s'ouvraient partout. Les Allemands, arms de pioches et de +pelles, se faisaient aider dans leur funbre travail par une douzaine de +paysans prisonniers, qui creusaient la terre et qui prtaient main forte +pour descendre les corps dans les fosses. Bientt il y eut tant de +cadavres qu'on les amena sur une charrette et que, pour faire plus vite, +on les dchargea directement dans les trous, comme des matriaux de +dmolition. + +Marcel, qui n'avait mang depuis le matin qu'un des morceaux de pain +trouvs par la concierge dans la salle manger, aprs le dpart des +Allemands, et qui avait laiss les autres morceaux pour cette femme et +pour sa fille, commena sentir le tourment de la faim. Pouss par la +ncessit, il s'approcha de quelques mdecins qui parlaient le franais; +mais il ddaignrent de rpondre sa demande, et, lorsqu'il voulut +insister, ils le chassrent par une injurieuse bourrade. Eh quoi? Lui +faudrait-il donc mourir de faim dans son propre chteau? Pourtant ces +gens mangeaient; les robustes infirmires s'taient mme installes +dans la cuisine et s'y empiffraient de victuailles. Il alla les +solliciter; mais elles ne lui furent pas plus pitoyables que les +mdecins. + +Il errait, le ventre creux, dans les alles de son fastueux domaine, +lorsqu'il aperut un infirmier grande barbe rousse, qui, adoss au +tronc d'un arbre, se taillait lentement des bouches dans une grosse +miche de pain, puis mordait mme dans un long morceau de saucisse aux +pois, de l'air d'un homme dj repu. Le millionnaire famlique +s'approcha, fit comprendre par gestes qu'il tait jeun, montra une +pice d'or. Les yeux de l'infirmier brillrent et un sourire dilata sa +bouche d'une oreille l'autre. + +--_Ia_, _ia_, dit-il, comprenant fort bien la mimique de Marcel. + +Et il prit la pice, donna en change au chtelain le reste de la miche +et de la saucisse. Le chtelain les saisit et courut jusqu'au pavillon, +o il partagea ces aliments avec la veuve et l'orpheline. + +La nuit suivante, Marcel fut tenu veill, non seulement par l'horreur +des visions de la journe, mais aussi par le bruit de la canonnade qui +se rapprochait. Les automobiles continuaient arriver du front, +dposer leur chargement de chair lacre, puis repartir. Et dire que, +de l'un et de l'autre ct de la ligne de combat, sur plus de cent +kilomtres peut-tre, il y avait une quantit d'ambulances semblables +o les hommes moribonds affluaient de toutes parts, et qu'en outre il +restait sur le champ de bataille des milliers de blesss non recueillis, +qui hurlaient en vain sur la glbe, qui tranaient dans la poussire et +dans la boue leurs plaies bantes, et qui expiraient en se roulant dans +les mares de leur propre sang! + +Le lendemain matin, Marcel retrouva dans son parc l'infirmier qui +l'attendait au mme endroit, avec une serviette pleine de provisions. Il +crut que cet homme tait venu l par bont, et il lui offrit de nouveau +une pice d'or. + +--_Nein_! fit l'autre en loignant son paquet de la main qui +s'allongeait pour le prendre. + +Marcel, tonn et vex de s'tre mpris sur les sentiments de ce teuton, +lui offrit une seconde pice d'or. + +--_Nein_! rpta l'infirmier avec le mme geste de refus. + +Ah! le voleur! pensa Marcel. Comme il abuse de la situation! + +Mais ncessit fait loi, et le chtelain dut donner cinq louis pour +obtenir les vivres. + +Cependant la canonnade s'tait rapproche encore, et le chtelain +comprit qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire. Les automobiles +arrivaient et repartirent de plus en plus vite et le personnel de +l'ambulance avait l'air effar. Bientt un bruit de foule se fit +entendre hors du parc et les chemins s'encombrrent. C'tait une +nouvelle invasion, mais rebours. Pendant des heures entires, il y eut +un dfil de camions poudreux dont les moteurs haletaient. Puis ce +furent des rgiments d'infanterie, des escadrons de cavalerie, des +batteries d'artillerie. Tout cela marchait lentement, et Marcel +demeurait perplexe. tait-ce une droute? tait-ce un simple changement +de position? Ce qui, dans tous les cas, lui faisait plaisir, c'tait le +sombre mutisme des officiers, l'air abruti et morne des hommes. + +A la nuit, le passage des troupes continuait et la canonnade se +rapprochait toujours. Quelques dcharges taient mme si voisines que +les vitres des fentres en tremblaient. Un paysan, qui tait venu se +rfugier au chteau, put donner quelques nouvelles. Les Allemands se +retiraient; mais ils avaient dispos plusieurs de leurs batteries sur la +rive droite de la Marne, pour tenter une dernire rsistance. On allait +donc se battre dans le village. + +En attendant, le dsordre croissait l'ambulance et la rgularit +automatique de la discipline y tait visiblement compromise. Mdecins et +infirmiers avaient reu l'ordre d'vacuer le chteau; c'tait pour cela +que, chaque fois qu'arrivait une automobile charge de blesss, ils +criaient, juraient, ordonnaient au chauffeur de pousser plus loin vers +l'arrire. + +En dpit de cet ordre, l'une des automobiles dchargea ses blesss: +l'tat de ces hommes tait si grave que les mdecins les acceptrent, +jugeant sans doute inutile que les malheureux poursuivissent leur +voyage. Ces blesss demeurrent l'abandon dans le jardin, sur les +brancards de toile qui avaient servi les apporter. + +A la lueur des lanternes, Marcel reconnut un de ces moribonds: c'tait +le secrtaire du comte, le professeur socialiste avec lequel il avait +caus de l'attitude du parti ouvrier l'gard de la guerre. Cet homme +tait blme, avait les joues tires, les yeux comme obscurcis de brume; +on ne lui voyait pas de blessure apparente; mais, sous la capote qui le +recouvrait, ses entrailles, laboures par une pouvantable dchirure, +exhalaient une puanteur d'abattoir. En apercevant Marcel debout devant +lui, il se rendit compte du lieu o il se trouvait. Parmi tout ce monde +qui s'agitait dans le voisinage, le chtelain tait la seule personne +qu'il connt, et, d'une voix faible, il lui adressa la parole comme un +ami. Sa brigade n'avait pas eu de chance; elle tait arrive sur le +front un moment difficile, et elle avait t lance tout de suite en +avant pour soutenir des troupes qui flchissaient; mais elle n'avait pas +russi rtablir la situation, et presque tous les officiers logs la +veille au chteau avaient t tus. Ds le premier engagement, le +capitaine Blumhardt avait eu la poitrine troue par une balle. Le comte +avait la mchoire fracasse par un clat d'obus. Quant au professeur +lui-mme, il tait rest un jour et demi sur le champ de bataille avant +qu'on le relevt. + +--Triste guerre, monsieur! conclut-il. + +Et, avec l'obstination du sectaire entich de ses ides jusqu' la mort: + +--Qui est coupable de l'avoir voulue? ajouta-t-il. Nous ne possdons pas +les lments d'apprciation ncessaires pour en juger avec certitude. +Mais, quand la guerre aura pris fin.... + +La parole expira sur ses lvres et il s'vanouit, puis par l'effort. +Le pauvre diable! Avec ses habitudes de raisonneur obtus, lourd et +disciplin, il s'obstinait encore renvoyer aprs la guerre la +condamnation du crime qui lui cotait la vie. + +La canonnade et la fusillade taient devenues trs voisines, et le son +des dtonations permettait de distinguer celles de l'artillerie +allemande et celles de l'artillerie franaise. Dj quelques projectiles +franais passaient par-dessus la Marne et venaient clater aux abords du +parc. + +Vers minuit, l'ambulance fit ses prparatifs pour vacuer le chteau. A +l'aube, les blesss, les infirmiers et les mdecins partirent dans un +grand vacarme d'automobiles qui grinaient, de chevaux qui piaffaient, +d'officiers qui vocifraient. Au jour, le chteau et le parc taient +dserts, quoique le drapeau de la croix rouge continut flotter au +sommet de la tour. + +Cette solitude ne dura pas longtemps. Un bataillon d'infanterie +allemande fit irruption dans le parc avec ses fourgons, ses chevaux de +trait et de selle, et se dploya le long des murs de clture. Des +soldats arms de pics y ouvrirent des crneaux, et, ds que les crneaux +furent ouverts, d'autres soldats, dposant leurs sacs pour tre plus +l'aise, vinrent s'agenouiller prs des ouvertures. Interrompu depuis +quelques heures, le combat reprenait de plus belle, et, dans les +intervalles de la fusillade et de la canonnade, on entendait comme des +claquements de fouet, des bouillonnements de friture, des grincements de +moulin caf: c'tait la crpitation incessante des fusils et des +mitrailleuses. La fracheur du matin couvrait les hommes et les choses +d'un embu d'humidit; sur la campagne flottaient des tranes de +brouillard qui donnaient aux objets les contours incertains de l'irrel; +le soleil n'tait qu'une tache ple s'levant entre des rideaux de +brume; les arbres pleuraient par toutes les rugosits de leurs branches. + +Un coup de foudre dchira l'air, si proche et si assourdissant qu'il +paraissait avoir clat dans le chteau mme. Marcel chancela comme s'il +avait reu un choc dans la poitrine. Un canon venait de tirer +quelques pas de lui. Ce fut alors seulement qu'il remarqua que des +batteries prenaient position dans son parc. Plusieurs pices dj +installes se dissimulaient sous des abris de feuillage, et des rebords +de terre d'environ 30 centimtres s'levaient autour de chaque pice, de +manire dfendre les pieds des servants, tandis que leurs corps +taient protgs par des blindages qui formaient cran droite et +gauche du canon. + +Marcel finit par s'accoutumer ces dcharges dont chacune semblait +faire le vide l'intrieur de son crne. Il grinait les dents, serrait +les poings; mais il restait immobile, sans dsir de s'en aller, admirant +le calme des chefs qui donnaient froidement leurs ordres et +l'intrpidit des soldats qui s'empressaient comme d'humbles serviteurs +autour des monstres tonnants. + +Au loin, de l'autre ct de la Marne, l'artillerie franaise tirait +aussi, et son activit se manifestait par de petits nuages jaunes qui +s'attardaient en l'air et par des colonnes de fame qui s'levaient en +divers points du paysage. Mais les obus franais respectaient le +chteau, qui semblait entour d'une atmosphre de protection. Cela parut +trange Marcel, qui regarda le haut des tours. Le drapeau blanc +croix rouge continuait y flotter. + +Les vapeurs matinales se dissiprent; les collines et les bois +mergrent du brouillard. Quand toute la valle fut dcouverte, Marcel, +du lieu o il tait, eut la surprise de voir la rivire de Marne, hier +encore masque en cet endroit par les arbres: pendant la nuit, le canon +avait ouvert de grandes fentres dans la muraille de verdure. Mais ce +qui l'tonna davantage encore, ce fut de n'apercevoir personne, +absolument personne, dans ce vaste paysage boulevers par les rafales +d'obus. Plus de cent mille hommes devaient tre blottis dans les plis du +terrain que ses regards embrassaient, et pas un seul n'tait visible. +Les engins meurtriers accomplissaient leur tche sans trahir leur +prsence par d'autres signes perceptibles que la fume des dtonations +et les spirales noires surgissant l'endroit o les gros projectiles +clataient sur le sol. Ces spirales s'levaient de tous les cts, +entouraient le chteau comme un cercle de toupies gigantesques; mais +aucune d'elles n'tait voisine de l'difice. Marcel regarda de nouveau +le drapeau blanc croix rouge et pensa: Quelle lchet! Quelle +infamie! + +Le bataillon allemand avait fini de s'installer le long du mur, face +la rivire. Les soldats avaient appuy leurs fusils aux crneaux. Tous +ces hommes avaient un peu l'air de dormir les yeux ouverts; quelques-uns +s'affaissaient sur leurs talons ou s'affalaient contre le mur. Les +officiers, debout derrire eux, observaient la plaine avec leurs +jumelles de campagne ou discutaient en petits groupes. Les uns +semblaient dcourags, d'autres exasprs par le recul accompli depuis +la veille; mais la plupart, avec la passivit de la discipline, +demeuraient confiants. Le front de bataille n'tait-il pas immense? Qui +pouvait prvoir le rsultat final? Ici on battait en retraite; ailleurs +on ralisait peut-tre une avance dcisive. Tout ce qu'il y avait +regretter, c'tait qu'on s'loignt de Paris. + +Soudain ils se mirent tous regarder en l'air, et Marcel les imita. En +contractant les paupires pour mieux voir, il finit par distinguer, au +bord d'un nuage, une sorte de libellule qui brillait au soleil. Dans les +brefs intervalles de silence qui se produisaient parfois au milieu du +tintamarre de l'artillerie, ses oreilles percevaient un bourdonnement +faible qui paraissait venir de ce brillant insecte. Les officiers +hochrent la tte: _Franzosen!_ On ne pouvait distinguer les anneaux +tricolores, analogues ceux qui ornent les robes des pavillons; mais la +visible inquitude des Allemands ne laissait aucun doute Marcel: +c'tait un avion franais qui survolait le chteau, sans prendre garde +aux obus dont les bulles blanches clataient autour de lui. Puis l'avion +vira lentement et s'loigna vers le sud. + +Il les a reprs, pensa Marcel; il sait maintenant ce qu'il y a ici. +Et aussitt tout ce qui s'tait pass depuis l'aube parut sans +importance au chtelain; il comprit que l'heure vraiment tragique tait +venue, et il prouva tout la fois une peur insurmontable et une +fivreuse curiosit. + +Un quart d'heure aprs, une explosion stridente rsonna hors du parc, +mais proximit du mur. Ce fut comme un coup de hache gigantesque, qui +fit voler des ttes d'arbres, fendit des troncs en deux, souleva de +noires masses de terre avec leurs chevelures d'herbe. Quelques pierres +tombrent du mur. Les Allemands baissrent un peu la tte, mais sans +moi visible. Depuis qu'ils avaient aperu l'aroplane, ils savaient que +cela tait invitable: le drapeau de la croix rouge ne pouvait plus +tromper les artilleurs franais. + +Avant que Marcel et eu le temps de revenir de sa surprise, une seconde +explosion se produisit, tout prs du mur; puis une troisime, +l'intrieur du parc. Une odeur d'acides lui rendit la respiration +difficile, lui fit monter aux veux la cuisson des larmes; mais, en +compensation, il cessa d'entendre les bruits effroyables qui +l'entouraient; il les devinait encore la houle de l'air, aux +bourrasques de vent qui secouaient les branches; mais ses oreilles ne +percevaient plus rien: il tait devenu sourd. + +Par instinct de conservation, il eut l'ide de se rfugier dans le +pavillon du concierge, et, les jambes vacillantes, il s'engagea dans +l'alle qui y conduisait. Mais mi-chemin un prodige l'arrta: une main +invisible venait d'arracher sous ses yeux la toiture du pavillon et de +jeter bas un pan de muraille. Par l'ouverture bante, l'intrieur des +chambres apparaissait comme un dcor de thtre. + +Il revint en courant vers le chteau, pour se rfugier dans les profonds +souterrains qui servaient de caves, et, lorsqu'il fut sous leurs sombres +votes, il poussa un soupir de soulagement. Peu peu, le silence de +cette retraite lui rendit la facult de l'oue. En haut la tempte +continuait; mais en bas le tonnerre des artilleries adverses ne +parvenait que comme un cho amorti. + +Toutefois, un certain moment, les caves elles-mmes tremblrent, +s'emplirent d'un norme fracas. Une partie du corps de logis, atteinte +par un gros obus, s'tait effondre. Les votes rsistrent la chute +des tages; mais Marcel eut peur d'tre enseveli dans son refuge par une +autre explosion, et il remonta vite l'escalier des souterrains. +Lorsqu'il fut au rez-de-chausse, il aperut le ciel travers les toits +crevs; il ne subsistait des appartements que des lambeaux de plancher +accrochs aux murs, des meubles rests en suspens, des poutres qui se +balanaient dans le vide; mais il y avait dans le _hall_ un norme +entassement de solives, de fers tordus, d'armoires, de siges, de +tables, de bois de lit qui taient venus s'craser l. + +Un anxieux dsir de lumire et d'air libre le fit sortir de l'difice +croulant. Le soleil tait haut sur l'horizon et les cadavres devenaient +de plus en plus nombreux dans le parc. Les blesss geignaient, appuys +contre les troncs, ou demeuraient tendus par terre dans le mutisme de +la souffrance. Quelques-uns avaient ouvert leur sac pour y prendre le +paquet de pansement et soignaient leurs chairs lacres. Le nombre des +dfenseurs du parc s'tait beaucoup accru et l'infanterie faisait de +continuelles dcharges. De nouveaux pelotons arrivaient chaque +instant: c'taient des hommes qui, chasss de la rivire, se repliaient +sur la seconde ligne de dfense. Les mitrailleuses joignaient leur +tic-tac la crpitation de la fusillade. + +Il semblait Marcel que l'espace tait plein du bourdonnement continu +d'un essaim et que des milliers de frelons invisibles voltigeaient +autour de lui. Les corces des arbres sautaient, comme arraches par des +griffes qu'on ne voyait pas; les feuilles pleuvaient; les branches +taient agites en sens divers; des pierres jaillissaient du sol, comme +pousses par un pied mystrieux. Les casques des soldats, les pices +mtalliques des quipements, les caissons de l'artillerie carillonnaient +sous une grle magique. De grandes brches s'taient ouvertes dans le +mur d'enceinte, et, par l'une d'elles, Marcel reconnut, au pied de la +cte sur laquelle tait construit le chteau, plusieurs colonnes +franaises qui avaient franchi la Marne. Les assaillants, retenus par le +feu nourri de l'ennemi, ne pouvaient avancer que par bonds, en +s'abritant derrire les moindres plis du terrain, pour laisser passer +les rafales de projectiles. + +Soudain une trombe s'engouffra entre le mur d'enceinte et le chteau. La +mort soufflait donc dans une nouvelle direction? Jusqu'alors elle tait +venue du ct de la rivire, battant de front la ligne allemande +protge par le mur. Et voil qu'avec la brusquerie d'une saute de vent +elle se ruait d'un autre ct et prenait le mur en enfilade. Un habile +mouvement avait permis aux Franais d'tablir leurs batteries dans une +position plus favorable et d'attaquer de flanc les dfenseurs du +chteau. + +Marcel qui, heureusement pour lui, s'tait attard un instant prs du +pont-levis, dans un lieu que la masse de l'difice abritait contre cette +trombe, fut le tmoin indemne d'une sorte de cataclysme: arbres abattus, +canons dmolis, caissons sautant avec des dflagrations volcaniques, +chevaux ventrs, hommes dpecs dont le corps volait en morceaux. Par +places, les obus avaient creus des trous profonds dans le sol et rejet +hors des fosses les cadavres enterrs les jours prcdents. + +Ce qui restait d'Allemands valides pour la dfense du mur se leva. Les +uns, ples, les dents serres, avec des lueurs de dmence dans les yeux, +mirent la baonnette au canon; d'autres tournrent le dos et se +prcipitrent vers la porte du parc, sans prendre garde aux cris des +officiers et aux coups de revolver que ceux-ci dchargeaient contre les +fuyards. + +Cependant, de l'autre ct du mur, Marcel entendait comme un bruit +confus de mare montante, et il lui semblait reconnatre dans ce bruit +quelques notes de la _Marseillaise_. Les mitrailleuses fonctionnaient +avec une clrit de machine coudre. Les Allemands, fous de rage, +tiraient, tiraient sans rpit. Cette fureur n'arrta pas le progrs de +l'attaque, et tout coup, dans une brche, des kpis rouges apparurent +sur les dcombres. Une borde de shrapnells balaya une fois, deux fois +cette apparition. Finalement les Franais entrrent par la brche ou +escaladrent le mur. C'taient de petits soldats bien pris, agiles, +ruisselants de sueur sous leur capote dboutonne; et, ple-mle avec +eux dans le dsordre de la charge, il y avait aussi des turcos aux yeux +endiabls, des zouaves aux culottes flottantes, des chasseurs d'Afrique +aux vestes bleues. + +Les officiers allemands combattaient mort. Aprs avoir puis les +cartouches de leurs revolvers, ils s'lanaient, le sabre haut, contre +les assaillants, suivis par ceux des soldats qui leur obissaient +encore. Il y eut un corps corps, une mle: baonnettes perant des +ventres de part en part, crosses tombant comme des marteaux sur des +crnes qui se fendaient, couples embrasss qui roulaient par terre en +cherchant s'trangler, se mordre. Enfin les uniformes gris +dguerpirent en se faufilant travers les arbres; mais ils ne +russirent pas tous s'chapper, et les balles des vainqueurs +arrtrent pour jamais beaucoup de fugitifs. + +Presque aussitt aprs, un gros de cavalerie franaise passa sur le +chemin. C'taient des dragons qui venaient achever la poursuite; mais +leurs chevaux taient extnus de fatigue, et seule la fivre de la +victoire, qui semblait se propager des hommes aux btes, leur rendait +encore possible un trot forc et douloureux. Un de ces dragons fit halte + l'entre du parc, et sa monture se mit dvorer avidement quelques +pousses feuillues, tandis que l'homme, courb sur l'aron, paraissait +dormir. Quand Marcel le secoua pour le rveiller, l'homme tomba par +terre: il tait mort. + +L'avance franaise continua. Des bataillons, des escadrons remontaient +du bord de la Marne, harasss, sales, couverts de poussire et de boue, +mais anims d'une ardeur qui galvanisait leurs forces dfaillantes. + +Quelques pelotons de fantassins explorrent le chteau et le parc, pour +les nettoyer des Allemands qui s'y cachaient encore. D'entre les dbris +des appartements, de la profondeur des caves, des bosquets ravags, des +tables et des garages incendis surgissaient des individus verdtres, +coiffs du casque pointe, et ils levaient les bras en montrant leurs +mains ouvertes et en criant _Kamarades!... Kamarades!... Non kaput!_ +Ils tremblaient d'tre massacrs sur place. Loin de leurs officiers et +affranchis de la discipline, ils avaient perdu subitement toute leur +fiert. L'un d'eux se rfugia ct de Marcel, se colla presque contre +lui; c'tait l'infirmier barbu qui lui avait fait payer si cher quelques +morceaux de pain. + +--_Franzosen!_... Moi ami des _Franzosen!_ rptait-il, pour se faire +protger par la victime de son impudente extorsion. + +Aprs une mauvaise nuit passe dans les ruines de son chteau, Marcel se +dcida partir. Il n'avait plus rien faire au milieu de ces +dcombres. D'ailleurs la prsence de tant de morts le gnait. Il y en +avait des centaines et des milliers. Les soldats et les paysans +travaillaient enfouir les cadavres sur le lieu mme o ils les +trouvaient. Il y avait des fosses dans toutes les avenues du parc, dans +les plates-bandes des jardins, dans les cours des dpendances, sous les +fentres de ce qui avait t les salons. La vie n'tait plus possible +dans un pareil charnier. + +Il reprit donc le chemin de Paris, o il tait rsolu d'arriver +n'importe comment. + +Au sortir du parc, ce furent encore des cadavres qu'il rencontra; mais +malheureusement ils n'taient point vtus de la capote verdtre. +L'offensive libratrice avait cot la vie beaucoup de Franais. Des +pantalons rouges, des kpis, des chchias, des casques crinire, des +sabres tordus, des baonnettes brises jonchaient la campagne. et l +on apercevait des tas de cendres et de matires carbonises: c'taient +les rsidus des hommes et des chevaux que les Allemands avaient brls +ple-mle, pendant la nuit qui avait prcd leur recul. + +Malgr ces incinrations barbares, les cadavres rests sans spulture +taient innombrables, et, mesure que Marcel s'loignait du village, la +puanteur des chairs dcomposes devenait plus insupportable. D'abord il +avait pass au milieu des tus de la veille, encore frais; ensuite, de +l'autre ct de la rivire, il avait trouv ceux de l'avant-veille; plus +loin, c'taient ceux de trois ou quatre jours. A son approche, des vols +de corbeaux s'levaient avec de lourds battements d'ailes; puis, gorgs, +mais non rassasis, ils se posaient de nouveau sur les sillons funbres. + +--Jamais on ne pourra enterrer toute cette pourriture, pensa Marcel. +Nous allons mourir de la peste aprs la victoire! + +Les villages, les maisons isoles, tout tait dvast. Les habitations, +les granges ne formaient plus que des monceaux de dbris. Par endroits, +de hautes armatures de fer dressaient sur la plaine leurs silhouettes +bizarres, qui faisaient penser des squelettes de gigantesques animaux +prhistoriques: c'taient les restes d'usines dtruites par l'incendie. +Des chemines de brique taient coupes presque ras du sol; d'autres, +dcapites de la partie suprieure, montraient dans leurs moignons +subsistants des trous faits par les obus. + +De temps autre, Marcel rencontrait des escouades de cavaliers, des +gendarmes, des zouaves, des chasseurs. Ils bivouaquaient autour des +ruines des fermes, chargs d'explorer le terrain et de donner la chasse +aux tranards ennemis. Le chtelain dut leur expliquer son histoire, +leur montrer le passeport qui lui avait permis de faire le voyage dans +le train militaire. Ces soldats, dont quelques-uns taient blesss +lgrement, avaient la joyeuse exaltation de la victoire. Ils riaient, +contaient leurs prouesses, s'criaient avec assurance: + +--Nous allons les reconduire coups de pied jusqu' la frontire. + +Aprs plusieurs heures de marche, il reconnut au bord de la route une +maison en ruines. C'tait le cabaret o il avait djeun en se rendant +son chteau. Il pntra entre les murs noircis, o une myriade de +mouches vint aussitt bourdonner autour de sa tte. Une odeur de chairs +putrfies le saisit aux narines. Une jambe, qui avait l'air d'tre de +carton roussi, sortait d'entre les pltras. Il crut revoir la bonne +vieille qui, avec ses petits-enfants accrochs ses jupes, lui disait: +Pourquoi ces gens fuient-ils? La guerre est l'affaire des soldats. +Nous autres, nous ne faisons de mal personne et nous n'avons rien +craindre. + +Un peu plus loin, au bas d'une cte, il fit la plus inattendue des +rencontres. Il aperut une automobile de louage, une automobile +parisienne avec son taximtre fix au sige du cocher. Le chauffeur se +promenait tranquillement prs du vhicule, comme s'il et t sa +station. Cet homme avait amen l des journalistes qui voulaient voir le +champ de bataille, et il les attendait pour le retour. Marcel engagea la +conversation avec lui. + +--Deux cents francs pour vous, dit-il, si vous me ramenez Paris. + +L'autre protesta, du ton d'un homme consciencieux qui veut tre fidle +ses promesses. Ce qui donnait tant de force sa fidlit, c'tait +peut-tre que l'offre de dix louis tait faite par un quidam qui, avec +ses vtements en loques et la tache livide d'un coup reu au visage, +avait l'aspect d'un vagabond. + +--Eh bien, cinq cents francs! reprit Marcel en tirant de son gousset une +poigne d'or. + +Pour toute rponse le chauffeur donna un tour la manivelle et ouvrit +la portire. Les journalistes pouvaient attendre jusqu'au lendemain +matin: ils n'en auraient que mieux observ le champ de bataille. + +Lorsque Marcel rentra Paris, les rues presque vides lui parurent +pleines de monde. Jamais il n'avait trouv la capitale si belle. En +revoyant l'Opra et la place de la Concorde, il lui sembla qu'il rvait: +le contraste tait trop fort entre ce qu'il avait sous les yeux et les +spectacles d'horreur qu'il laissait derrire lui si peu de distance. + +A la porte de son htel, son majestueux portier, bahi de lui voir ce +sordide aspect, le salua par des cris de stupfaction: + +--Ah! monsieur!... Qu'est-il arriv Monsieur?... D'o Monsieur peut-il +bien venir? + +--De l'enfer! rpondit le chtelain. + +Deux jours aprs, dans la matine, Marcel reut une visite inattendue. +Un soldat d'infanterie de ligne s'avanait vers lui d'un air gaillard. + +--Tu ne me reconnais pas? + +--Oh!... Jules! + +Et le pre ouvrit les bras son fils, le serra convulsivement sur sa +poitrine. Le nouveau fantassin tait coiff d'un kpi dont le rouge +n'avait pas l'clat du neuf; sa capote trop longue tait use, rapice; +ses gros souliers exhalaient une odeur de cuir et de graisse; mais +jamais Marcel n'avait trouv Jules si beau que sous cette dfroque tire +de quelque fond de magasin militaire. + +--Te voil donc soldat? reprit-il d'une voix qui tremblait un peu. Tu as +voulu dfendre mon pays, qui n'est pas le tien[H]. Cela m'effraie pour +toi, et cependant j'en suis heureux. Ah! si je n'avais que cinquante +ans, tu ne partirais pas seul! + +Et ses yeux se mouillrent de larmes, tandis qu'une expression de haine +donnait son visage quelque chose de farouche. + +--Va donc, pronona-t-il avec une sourde nergie. Tu ne sais pas ce +qu'est cette guerre; mais moi, je le sais. Ce n'est pas une guerre comme +les autres, une guerre o l'on se bat contre des adversaires loyaux; +c'est une chasse la bte froce. Tire dans le tas: chaque Allemand qui +tombe dlivre l'humanit d'un pril.... + +Ici Marcel eut comme un mouvement d'hsitation; puis, d'un ton dcid: + +--Et si tu rencontres devant toi des visages connus, ajouta-t-il, que +cela ne t'arrte point. Il y a dans les rangs ennemis des hommes de ta +famille, mais ils ne valent pas mieux que les autres. A l'occasion, +tue-les, tue-les sans scrupule! + + + + +X + +APRS LA MARNE + + +A la fin d'octobre, Luisa, Hlna et Chichi revinrent de Biarritz. +Hlna eut beau leur dire que ce retour n'tait pas prudent, que +l'affaire de la Marne n'avait t pour les Franais qu'un succs +passager, que le cours de la guerre pouvait changer d'un moment +l'autre et que, par le fait, le gouvernement ne songeait pas encore +quitter Bordeaux. Mais les suggestions de la romantique demeurrent +sans rsultat: Luisa ne pouvait se rsigner vivre plus longtemps loin +de son mari, et Chichi avait hte de revoir son petit soldat de sucre. +Les trois femmes rintgrrent donc l'htel de l'avenue Victor-Hugo. + +Les deux millions de Parisiens qui, au lieu de se laisser entraner par +la panique, taient rests chez eux, avaient accueilli la victoire avec +une srnit grave. Personne ne s'expliquait clairement le cours de +cette bataille, dont on n'avait eu connaissance que lorsqu'elle tait +dj gagne. Un dimanche, l'heure o les habitants profitaient du bel +aprs-midi pour faire leur promenade, ils avaient appris tout d'un coup +par les journaux le grand succs des Allis et le danger qu'ils venaient +de courir. Ils se rjouirent, mais ils ne se dpartirent point de leur +calme: six semaines de guerre avaient chang radicalement le caractre +de cette population si turbulente et si impressionnable. Il fallut du +temps pour que la capitale reprt son aspect d'autrefois. Mais enfin des +rues nagure dsertes se repeuplrent de passants, des magasins ferms +se rouvrirent, des appartements silencieux retrouvrent de l'animation. + +Marcel ne parla gure aux siens de son voyage de Villeblanche. Pourquoi +les attrister par le rcit de tant d'horreurs? Il se contenta de dire +Luisa que le chteau avait beaucoup souffert du bombardement, que les +obus avaient endommag une partie de la toiture, et qu'aprs la paix +plusieurs mois de travail seraient ncessaires pour rendre le logis +habitable. + +Le plaisir qu'prouvait Marcel se retrouver en famille fut vite gt +par la prsence de sa belle-soeur. Depuis les derniers vnements, Hlna +avait dans les yeux une vague expression de surprise, comme si le recul +des armes impriales et t un phnomne qui droget d'une faon +extraordinaire aux lois les mieux tablies de la nature, et le problme +de la bataille de la Marne lui tenait si fort coeur qu'elle ne pouvait +plus retenir sa langue. Elle se mit donc contester la victoire +franaise. A l'en croire, ce qu'on appelait la victoire de la Marne +n'tait qu'une invention des Allis; la vrit, c'tait que, pour de +savantes raisons stratgiques, les gnraux allemands avaient jug +propos de reporter leurs lignes en arrire. Pendant son sjour +Biarritz, elle s'tait longuement entretenue de ce sujet avec diverses +personnes de la plus haute comptence, notamment avec des officiers +suprieurs des pays neutres, et aucun d'eux ne croyait une relle +victoire des Franais. Les troupes allemandes ne continuaient-elles pas + occuper de vastes territoires dans le nord et dans l'est de la France? +A quoi donc avait servi cette prtendue victoire, si les vainqueurs +taient impuissants chasser de chez eux les vaincus? Marcel, +interloqu par ces dclarations catgoriques, plissait de stupeur et de +colre: il l'avait vue, lui, vue de ses yeux, la victoire de la Marne, +et les milliers d'Allemands enterrs dans le jardin et dans le parc de +Villeblanche attestaient que les Franais avaient remport une grande +victoire. Mais il avait beau rembarrer sa belle-soeur et se fcher tout +rouge: il tait bien oblig de s'avouer lui-mme qu'il y avait quelque +chose de spcieux dans les objections d'Hlna, et son me en tait +profondment trouble. + +Luisa non plus n'tait pas tranquille; depuis que Jules s'tait engag, +elle vivait dans les transes. Et bientt Chichi elle-mme eut +s'inquiter aussi au sujet de son fianc. En revenant de Biarritz, elle +s'tait fait raconter par son petit soldat tous les prils auxquels +elle imaginait que celui-ci avait t expos, et le jeune guerrier lui +avait dcrit les poignantes angoisses prouves au bureau, durant les +jours interminables o les troupes se battaient aux environs de Paris. +On entendait de si prs la canonnade que le snateur aurait voulu faire +partir son fils pour Bordeaux; mais celui-ci avait t beaucoup mieux +inspir. Le jour du grand effort, lorsque le gouverneur de la place +avait lanc en automobile tous les hommes valides, le patriotisme +l'avait emport chez Ren sur tout autre sentiment: il avait pris un +fusil sans que personne le lui commandt, et il tait mont dans une +voiture avec d'autres employs du service auxiliaire. Arriv sur le +champ de bataille, il tait rest plusieurs heures couch dans un foss, +au bord d'un chemin, tirant sans distinguer sur quoi. Il n'avait vu que +de la fume, des maisons incendies, des blesss, des morts. A +l'exception d'un groupe de uhlans prisonniers, il n'avait pas aperu un +seul Allemand. + +D'abord cela suffit pour rendre Chichi fire d'tre la promise d'un +hros de la Marne; mais ensuite elle changea de sentiment. Quand elle +tait dans la rue avec Ren, elle regrettait qu'il ne ft que simple +soldat et qu'il n'appartnt qu'aux milices de l'arrire. Pis encore: les +femmes du peuple, exaltes par le souvenir de leurs hommes qui +combattaient sur le front ou aigries par la mort d'un tre cher, taient +d'une insolence agressive, de sorte qu'elle entendait souvent au passage +de grossires paroles contre les embusqus. Au surplus, elle ne +pouvait s'empcher de se dire elle-mme que son frre, qui n'tait +qu'un Argentin, se battait sur le front, tandis que son fianc, qui +tait un Franais, se tenait l'abri des coups. Ces rflexions pnibles +la rendaient triste. + +Ren remarqua d'autant plus aisment la tristesse de Chichi qu'elle ne +l'avait pas habitu une mine morose, et il devina sans peine la raison +de cette mauvaise humeur. Ds lors sa rsolution fut prise. Pendant +trois jours il s'abstint de venir avenue Victor-Hugo; mais, le quatrime +jour, il s'y prsenta dans un uniforme flambant neuf, de cette couleur +bleu horizon que l'arme franaise avait adopte rcemment; la +mentonnire de son kpi tait dore et les manches de sa vareuse +portaient un petit galon d'or. Il tait officier. Grce son pre, et +en se prvalant de sa qualit d'lve de l'cole centrale, il avait +obtenu d'tre nomm sous-lieutenant dans l'artillerie de rserve, et il +avait aussitt demand tre envoy en premire ligne. Il partirait +dans deux jours. + +--Tu as fait cela! s'cria Chichi enthousiasme. Tu as fait cela! + +Elle le regardait, ple, avec des yeux agrandis qui semblaient le +dvorer d'admiration. Puis, sans se soucier de la prsence de sa mre: + +--Viens, mon petit soldat! Viens! Tu mrites une rcompense! + +Et elle lui jeta les bras autour du cou, lui plaqua sur les joues deux +baisers sonores, fut prise d'une sorte de dfaillance et clata en +sanglots. + +Aprs la bataille de la Marne, Luisa et Hlna eurent un redoublement de +zle religieux: les deux mres taient dvores de soucis au sujet de +leurs fils, qui combattaient pour des causes contraires sur le front de +France. Et Chichi elle-mme, lorsque Ren eut t envoy dans la zone +des armes, prouva une crise de dvotion. + +Maintenant Luisa ne courait plus tout Paris pour visiter un grand nombre +de sanctuaires, comme si la multiplicit des lieux d'oraison devait +augmenter l'efficacit des prires; elle se contentait d'aller avec +Chichi et Hlna, soit l'glise Saint-Honor d'Eylau, soit la +chapelle espagnole de l'avenue Friedland; et elle avait mme pour la +chapelle espagnole une prfrence, parce qu'elle y entendait souvent des +dvotes chuchoter ct d'elle dans la langue de sa jeunesse, et ces +voix lui donnaient l'illusion d'tre l comme chez elle, prs d'un dieu +qui l'coutait plus volontiers. + +Lorsque les trois femmes priaient, agenouilles cte cte, Luisa +jetait de temps autre sur Chichi un regard o il y avait un grain de +mauvaise humeur. La jeune fille tait ple, songeuse, et tantt elle +fixait longuement sur l'autel des yeux estomps de bleu, tantt elle +courbait la tte comme sous le poids de penses graves qui ne lui +taient point habituelles. Cette langueur ardente offusquait un peu la +mre: ce n'tait probablement pas pour Jules que Chichi priait avec +cette ferveur passionne. + +Quant aux deux soeurs, elles ne demandaient ni l'une ni l'autre Dieu le +salut des millions d'hommes aux prises sur les champs de bataille: leurs +prires plus gostes ne s'inspiraient que du seul amour maternel, +n'avaient pour objet que le salut de leurs fils, exposs peut-tre en +cet instant mme un pril mortel. Mais, quand Luisa implorait le salut +de Jules, ce qu'elle voyait mentalement, c'tait le soldat que +reprsentait une ple photographie reue des tranches: la tte coiffe +d'un vieux kpi, le corps envelopp d'une capote boueuse, les jambes +serres par des bandes de drap, la main arme d'un fusil, le menton +assombri par une barbe mal rase. Et, quand Hlna implorait le salut +d'Otto et d'Hermann, l'image qu'elle avait dans l'esprit tait celle de +jeunes officiers coiffs du casque pointe, vtus de l'uniforme +verdtre, la poitrine barre par les courroies qui soutenaient le +revolver, les jumelles, l'tui pour les cartes, la taille serre par le +ceinturon auquel tait suspendu le sabre. Si donc, en apparence, les +voeux de l'une et de l'autre s'harmonisaient dans un mme lan de pit +maternelle, il n'en tait pas moins vrai qu'au fond ces voeux taient +opposs les uns aux autres et qu'il y avait entre les prires des deux +mres le mme conflit qu'entre les armes ennemies. Ni Luisa ni Hlna +ne s'apercevaient de cette contradiction. Mais, un jour que Marcel vit +sa femme et sa belle-soeur sortir ensemble de l'glise, il ne put +s'empcher de grommeler entre ses dents: + +--C'est indcent! C'est se moquer de Dieu! + +Eh quoi? Dans le sanctuaire o Luisa et tant d'autres mres franaises +imploraient la protection divine pour leurs fils, qui luttaient contre +l'invasion des Barbares et qui dfendaient hroquement la cause de la +civilisation et de l'humanit, Hlna osait solliciter du ciel la +dtestable russite de son mari l'Allemand qui employait toutes ses +facults d'nergumne prparer l'crasement de la France, et le +criminel succs de ses fils qui, le revolver en main, envahissaient les +villages, assassinaient les habitants paisibles et ne laissaient +derrire eux que l'incendie et la mort! Oui, les prires de cette femme +taient impies et ses invocations iniques offensaient la justice de +Dieu. Et Marcel, avec la purile superstition qu'veille parfois dans +les esprits les plus positifs la crainte du danger, allait jusqu' +s'imaginer que la sacrilge dvotion d'Hlna pouvait causer Jules un +dommage. Qui sait? Dieu, fatigu des demandes contradictoires qui lui +arrivaient de ces mres inconsciemment hostiles, finirait sans doute par +se boucher les oreilles et n'couterait plus personne. + +A partir de ce jour, Marcel ne put s'empcher de tmoigner sans cesse +sa belle-soeur une sourde antipathie. La romantique s'offensa de cette +animosit croissante qui, selon les circonstances, s'exprimait par des +sarcasmes ou par des rebuffades. Elle rsolut donc de quitter une maison +o il tait manifeste qu'on la considrait dsormais comme une intruse. +Sans parler personne de son dessein, elle fit d'actives dmarches; +elle russit obtenir un passeport pour la Suisse, d'o il lui serait +facile de rentrer en Allemagne; et, un beau soir, elle annona aux +Desnoyers qu'elle partait le lendemain. La bonne Luisa, peine de cette +fugue subite, ne laissa pas de comprendre qu'en somme cela valait mieux +pour tout le monde, et Marcel fut si content qu'il ne put s'empcher de +dire sa belle-soeur avec une ironie agressive: + +--Bon voyage, et bien des compliments Karl. Si le savant recul +stratgique de vos gnraux lui te toute esprance de venir +prochainement nous voir Paris, il n'est pas impossible que la non +moins savante avance stratgique des ntres nous procure un de ces jours +le plaisir d'aller vous faire une petite visite Berlin. + +Ce qui tenait lieu Marcel des longues stations dans les glises, +c'taient les frquentes visites qu'il faisait l'atelier de son fils +pour avoir le plaisir d'y causer de Jules avec Argensola, lequel avait +t promu la fonction de conservateur de ce maigre muse en l'absence +du peintre d'mes. + +La premire fois qu'Argensola reut la visite de Marcel, il dut +entrecouper bizarrement ses paroles de bienvenue par des gestes qui +tendaient faire disparatre subrepticement un peignoir de femme oubli +sur un fauteuil et un chapeau fleurs qui coiffait un mannequin. Marcel +ne fut pas dupe de cette gesticulation significative; mais il avait +l'me dispose toutes les indulgences. Rien qu' entendre la voix +d'Argensola, le pauvre pre avait pour ainsi dire la sensation de se +trouver prs de son fils; et ce qui lui facilitait encore une si douce +illusion, c'tait ce milieu familier o tous les objets avaient t +mls la vie de l'absent. + +Ils parlaient d'abord du soldat, se communiquaient l'un l'autre les +dernires nouvelles reues du front. Marcel redisait par coeur des +phrases entires des lettres de Jules, faisait mme lire ces lettres au +secrtaire intime; mais Argensola ne montrait jamais celles qui lui +taient adresses, s'abstenait mme d'en rapporter des citations +textuelles: car le peintre y employait volontiers un style pistolaire +qui diffrait trop de celui que les fils ont coutume d'employer quand +ils crivent leurs parents. + +Aprs deux mois de campagne, Jules, dj prpar au mtier des armes par +la pratique de l'pe et protg par le capitaine de sa compagnie, qui +avait t son collgue au cercle d'escrime, venait d'tre nomm sergent. + +--Quelle carrire! s'criait Argensola, flatt de cette nomination comme +si elle l'et personnellement couvert de gloire. Ah! votre fils est de +ceux qui arrivent jeunes aux plus hauts grades, comme les gnraux de la +Rvolution! + +Et il clbrait avec une loquence dithyrambique les prouesses de son +ami, non sans les embellir de quelques dtails imaginaires. Jules, peu +bavard comme la plupart des braves qui vivent dans un continuel danger, +lui avait racont en quelques phrases pittoresques divers pisodes de +guerre auxquels il avait pris part. Par exemple, le peintre-soldat avait +port un ordre sous un violent bombardement; il tait entr le premier +dans une tranche prise d'assaut; il s'tait offert pour une mission +considre comme trs prilleuse. Ces faits honorables, qui lui avaient +valu une citation, mais qui, somme toute, n'avaient rien +d'extraordinaire, prenaient des couleurs merveilleuses dans la bouche du +bohme qui les glorifiait comme les vnements les plus insignes de la +guerre mondiale. A entendre ces rcits piques, le pre tremblait de +peur, de plaisir et d'orgueil. + +Aprs que les deux hommes s'taient longuement entretenus de Jules, +Marcel se croyait oblig de tmoigner aussi quelque intrt au +pangyriste de son fils, et il interrogeait le secrtaire sur ce que +celui-ci avait fait dans les derniers temps. + +--J'ai fait mon devoir! rpondait Argensola avec une vidente +satisfaction d'amour-propre. J'ai assist au sige de Paris! + +A vrai dire, dans son for intrieur, il souponnait bien l'inexactitude +de ce terme: car Paris n'avait pas t assig. Mais les souvenirs de la +guerre de 1870 l'emportaient sur le souci de la prcision du langage, et +il se plaisait nommer sige de Paris les oprations militaires +accomplies autour de la capitale pendant la bataille de la Marne. Au +surplus, il avait pris ses prcautions pour que la postrit n'ignort +pas le rle qu'il avait jou en ces mmorables circonstances. On vendait +alors dans les rues une affiche en forme de diplme, dont le texte, +entour d'un encadrement d'or et rehauss d'un drapeau tricolore, tait +un certificat de sjour dans la capitale pendant la semaine prilleuse. +Argensola avait rempli les blancs d'un de ces diplmes en y inscrivant +de sa plus belle criture ses noms et qualits; puis il avait fait +apposer au bas de la pice les signatures de deux habitants de la rue de +la Pompe: un ami de la concierge et un cabaretier du voisinage; et enfin +il avait demand au commissaire de police du quartier de garantir par +son paraphe et par son sceau la respectabilit de ces honorables +tmoins. De cette manire, personne ne pouvait rvoquer en doute +qu'Argensola et assist au sige de Paris. + +L'assig racontait donc Marcel ce qu'il avait vu dans les rues de +la capitale en l'absence du chtelain, et il avait vu des choses +vraiment extraordinaires. Il avait vu en plein jour des troupeaux de +boeufs et de brebis stationner sur le boulevard, prs des grilles de la +Madeleine. Il avait vu l'avant-garde des Marocains traverser la capitale +au pas gymnastique, depuis la porte d'Orlans jusqu' la gare de l'Est, +o ils avaient pris les trains qui les attendaient pour les mener la +grande bataille. Il avait vu des escadrons de spahis draps dans des +manteaux rouges et monts sur de petits chevaux nerveux et lgers; des +tirailleurs mauritaniens coiffs de turbans jaunes; des tirailleurs +sngalais la face noire et la chchia rouge; des artilleurs +coloniaux; des chasseurs d'Afrique; tous combattants de profession, aux +profils nergiques, aux visages bronzs, aux yeux d'oiseaux de proie. +Le long dfil de ces troupes s'immobilisait parfois des heures +entires, pour laisser celles qui les prcdaient le temps de +s'entasser dans les wagons. + +--Ils sont arrivs temps, disait Argensola avec autant de fiert que +s'il avait command lui-mme le rapide et heureux mouvement de ces +troupes, ils sont arrivs temps pour attaquer von Kluck sur les bords +de l'Ourcq, pour le menacer d'enveloppement et pour le contraindre +dguerpir. + +Quelques jours plus tard, il avait vu un autre spectacle beaucoup plus +trange encore. Toutes les automobiles de louage, environ deux mille +voitures, avaient charg des bataillons de zouaves, raison de huit +hommes par voiture; et cette multitude de chars de guerre tait partie +toute vitesse, formant sur les boulevards un torrent qui, avec la +scintillation des fusils et le flamboiement des bonnets rouges, donnait +l'ide d'un cortge pittoresque, d'une sorte de noce interminable. Ce +n'tait pas tout: au moment suprme, alors que le succs demeurait +incertain et que le moindre accroissement de pression pouvait le +dcider, Gallini avait lanc contre l'extrme droite de l'ennemi tout +ce qui savait peu prs manier une arme, commis des bureaux militaires, +ordonnances des officiers, agents de police, gendarmes, pour donner la +dernire pousse qui avait sauv la France. + +Enfin, le dimanche, dans la soire, tandis qu'Argensola se promenait au +bois de Boulogne avec une de ses compagnes de sige (mais il ne fit +point part de cette particularit Marcel), il avait appris par les +ditions spciales des journaux que la bataille s'tait livre tout prs +de la ville et que cette bataille tait une grande victoire. + +--Ah! monsieur Desnoyers, j'ai beaucoup vu et je puis raconter de +grandes choses! + +Le pre de Jules tait si content de ces conversations qu'il conut pour +le bohme une bienveillance bientt traduite par des offres de service. +Les temps taient durs, et Argensola, contraint par les circonstances +vivre loin de sa patrie, avait peut-tre besoin d'argent. Si tel tait +le cas, Marcel se ferait un plaisir de lui venir en aide et mettrait des +fonds sa disposition. Il le ferait d'autant plus volontiers que +toujours il avait beaucoup aim l'Espagne: un noble pays qu'il +regrettait de ne pas bien connatre, mais qu'il visiterait avec le plus +grand intrt aprs la guerre. + +Pour la premire fois de sa vie, Argensola rpondit une telle offre +par un refus o il mit non moins de dignit que de gratitude. Il +remercia vivement M. Desnoyers de la dlicate attention et de l'offre +gnreuse; mais heureusement il n'tait pas dans la ncessit d'accepter +ce service. En effet, Jules l'avait nomm son administrateur, et comme, +en vertu des nouveaux dcrets concernant le _moratorium_, la Banque +avait consenti enfin verser mensuellement un tant pour cent sur le +chque d'Amrique, son ami pouvait lui fournir tout ce qui lui tait +ncessaire pour les besoins de la maison. + +Quand la terrible crise fut passe, il sembla que la population +parisienne s'accoutumait insensiblement la situation. Un calme rsign +succda l'excitation des premires semaines, alors que l'on esprait +des interventions extraordinaires et miraculeuses. Argensola lui-mme +n'avait plus les poches pleines de journaux, comme au dbut des +hostilits. D'ailleurs tous les journaux disaient la mme chose, et il +suffisait de lire le communiqu officiel, document que l'on attendait +dsormais sans impatience: car on prvoyait qu'il ne ferait gure que +rpter le communiqu prcdent. Les gens de l'arrire reprenaient peu +peu leurs occupations habituelles. Il faut bien vivre, disaient-ils. +Et la ncessit de continuer vivre imposait tous ses exigences. Ceux +qui avaient sous les drapeaux des tres chers ne les oubliaient pas; +mais ils finissaient par s'accoutumer leur absence comme un +inconvnient normal. L'argent recommenait circuler, les thtres +s'ouvrir, les Parisiens rire; et, si l'on parlait de la guerre, +c'tait pour l'accepter comme un mal invitable, auquel on ne devait +opposer qu'un courage persvrant et une muette endurance. + +Dans les visites que Marcel faisait Argensola, il eut plusieurs fois +l'occasion de rencontrer Tchernoff. En temps ordinaire, il aurait tenu +cet homme distance: le millionnaire tait du parti de l'ordre et avait +en horreur les fauteurs de rvolutions. Le socialisme du Russe et sa +nationalit mme lui auraient forcment suggr deux sries d'images +dplaisantes: d'un ct, des bombes et des coups de poignard; de l'autre +ct, des pendaisons et des exils en Sibrie. Mais, depuis la guerre, +les ides de Marcel s'taient modifies sur bien des points: la terreur +allemande, les exploits des sous-marins qui coulaient pic des milliers +de voyageurs inoffensifs, les hauts faits des zeppelins qui, presque +invisibles au znith, jetaient des tonnes d'explosifs sur de petites +maisons bourgeoises, sur des femmes et sur des enfants, avaient beaucoup +diminu ses yeux la gravit des attentats qui, quelques annes +auparavant, lui avaient rendu odieux le terrorisme russe. D'ailleurs +Marcel savait que Tchernoff avait t en relations, sinon intimes, du +moins familires avec Jules, et cela suffisait pour qu'il ft bon visage + cet tranger, qui d'ailleurs appartenait une nation allie de la +France. + +Marcel et Tchernoff parlaient de la guerre. La douceur de Tchernoff, ses +ides originales, ses incohrences de penseur sautant brusquement de la +rflexion la parole, sduisirent bientt le pre de Jules, qui ne +regretta pas certaines bouteilles provenant manifestement des caves de +l'avenue Victor-Hugo, bouteilles dont Argensola arrosait avec largesse +l'loquence de son voisin. Ce que Marcel admirait le plus dans le Russe, +c'tait la facilit avec laquelle celui-ci exprimait par des images les +choses qu'il voulait faire comprendre. Dans les discours de ce +visionnaire, la bataille de la Marne, les combats subsquents et +l'effort des deux armes ennemies pour atteindre la mer devenaient des +faits trs simples et trs intelligibles. Ah! si les Franais n'avaient +pas t harasss aprs leur victoire! + +--Mais les forces humaines ont une limite, disait le Russe, et les +Franais, en dpit de leur vaillance, sont des hommes comme les autres. +En trois semaines, il y a eu la marche force de l'est au nord, pour +faire front l'invasion par la Belgique; puis une srie de combats +ininterrompus, Charleroi et ailleurs; puis une rapide retraite, afin +de ne pas tre envelopp par l'ennemi; et finalement cette bataille de +sept jours o les Allemands ont t arrts et refouls. Comment +s'tonner qu'aprs cela les jambes aient manqu aux vainqueurs pour se +porter en avant, et que la cavalerie ait t impuissante donner la +chasse aux fuyards? Voil pourquoi les Allemands, poursuivis avec peu de +vigueur, ont eu le temps de s'arrter, de se creuser des trous, de se +tapir dans des abris presque inaccessibles. Les Franais leur tour ont +d faire de mme, pour ne pas perdre ce qu'ils avaient rcupr de +terrain, et ainsi a commenc l'interminable guerre de tranches. Ensuite +chacune des deux lignes, dans le but d'envelopper la ligne ennemie, est +alle se prolongeant vers le nord-ouest, et de ces prolongements +successifs a rsult la course la mer dont la consquence a t la +formation du front de combat le plus grand que l'histoire connaisse. + +Optimiste malgr tout, Marcel, contrairement l'opinion gnrale, +esprait que la guerre ne serait plus trs longue et que, ds le +printemps prochain ou au plus tard vers le milieu de l't, la paix +serait conclue. Mais Tchernoff hochait la tte. + +--Non, rpondait-il. Ce sera long, trs long. Cette guerre est une +guerre nouvelle, la vritable guerre moderne. Les Allemands ont commenc +les hostilits selon les anciennes mthodes: mouvements enveloppants, +batailles en rase campagne, plans stratgiques combins par de Moltke +l'imitation de Napolon. Ils dsiraient finir vite et se croyaient srs +du triomphe. Ds lors, quoi bon faire usage de procds nouveaux? Mais +ce qui s'est produit sur la Marne a boulevers leurs projets: de +l'offensive ils ont t obligs de passer la dfensive, et leur +tat-major a mis en oeuvre tout ce que lui avaient appris les rcentes +campagnes des Japonais et des Russes. La puissance de l'armement moderne +et la rapidit du tir font de la lutte souterraine une ncessit +inluctable. La conqute d'un kilomtre de terrain reprsente +aujourd'hui plus d'efforts que n'en exigeait, il y a un sicle, la prise +d'assaut d'une forteresse, de ses bastions et de ses courtines. Par +consquent, ni l'une ni l'autre des deux armes affrontes n'avancera +vite. Cela va tre lent et monotone, comme la lutte de deux athltes +dont les forces sont gales. + +--Mais pourtant il faudra bien qu'un jour cela finisse! + +--Sans doute, mais il est impossible de savoir quand. Ce qu'il est ds +maintenant permis de considrer comme indubitable, c'est que l'Allemagne +sera vaincue. De quelle manire? Je l'ignore; mais la logique veut +qu'elle succombe. En septembre, elle a jou tous ses atouts et elle a +perdu la partie. Cela donne aux Allis le temps de rparer leur +imprvoyance et d'organiser les forces normes dont ils disposent. La +dfaite des empires centraux se produira fatalement; mais on se +tromperait si l'on s'imaginait qu'elle est prochaine. + +D'ailleurs, pour Tchernoff, cette immanquable droute des nations de +proie ne signifiait ni la destruction de l'Allemagne ni l'anantissement +des peuples germaniques. Le rvolutionnaire n'avait pas de sympathie +pour les patriotismes excessifs, n'approuvait ni l'intransigeance des +chauvins de Paris, qui voulaient effacer l'Allemagne de la carte +d'Europe, ni l'intransigeance des pangermanistes de Berlin, qui +voulaient tendre au monde entier la domination teutonne. + +--L'essentiel, c'est de jeter bas l'empire allemand et de briser la +redoutable machine de guerre qui, pendant prs d'un demi-sicle, a +menac la paix des nations. + +Ce qui irritait le plus Tchernoff, c'tait l'immoralit des ides qui, +depuis 1870, taient nes de cette perptuelle menace et qui +contaminaient aujourd'hui un si grand nombre d'esprits dans le monde +entier: glorification de la force, triomphe du matrialisme, +sanctification du succs, respect aveugle du fait accompli, drision des +plus nobles sentiments comme s'ils n'taient que des phrases creuses, +philosophie de bandits qui prtendait tre le dernier mot du progrs et +qui n'tait que le retour au despotisme, la violence et la barbarie +des poques primitives. + +--Ce qu'il faut, dclarait-il, c'est la suppression de ceux qui +reprsentent cette abominable tendance revenir en arrire. Mais cela +ne signifie pas qu'il faille exterminer aussi le peuple allemand. Ce +peuple a des qualits relles, trop souvent gtes par les dfauts qu'un +pass malheureux lui a laisss en hritage. Il possde l'instinct de +l'organisation, le got du travail, et il peut rendre des services la +cause du progrs. Mais auparavant il a besoin qu'on lui administre une +douche: la douche de la catastrophe. Quand la dfaite aura rabattu +l'orgueil des Allemands et dissip leurs illusions d'hgmonie +mondiale, quand ils se seront rsigns n'tre qu'un groupe humain ni +suprieur ni infrieur aux autres, ils deviendront d'utiles +collaborateurs pour la tche commune de civilisation qui incombe +l'humanit entire. D'ailleurs cela ne doit pas nous faire oublier que, + l'heure actuelle, ils sont pour toutes les autres socits humaines un +grave danger. Ce peuple de matres, comme il s'appelle lui-mme, est +de tous les peuples celui qui a le moins le sentiment de la dignit +personnelle. Sa constitution politique a fait de lui une horde guerrire +o tout est soumis une discipline mcanique et humiliante. En +Allemagne, il n'est personne qui ne reoive des coups de pied au cul et +qui ne dsire les rendre ses subordonns. Le coup de pied donn par +l'empereur se transmet d'chine en chine jusqu'aux dernires couches +sociales. Le kaiser cogne sur ses rejetons, l'officier cogne sur ses +soldats, le pre cogne sur ses enfants et sur sa femme, l'instituteur +cogne sur ses lves. C'est prcisment pour cela que l'Allemand dsire +si passionnment se rpandre dans le monde. Ds qu'il est hors de chez +lui, il se ddommage de sa servilit domestique en devenant le plus +arrogant et le plus froce des tyrans. + + + + +XI + +LA GUERRE + + +Le snateur Lacour, un soir qu'il dnait chez Marcel Desnoyers, dit +son ami: + +--Ne vous plairait-il pas d'aller voir votre fils au front? + +Le personnage tait trs tourment de ce que son hritier, rompant le +rseau protecteur des recommandations dont l'avait envelopp la prudence +paternelle, servait maintenant dans l'arme active et, qui pis est, sur +la premire ligne; et il s'tait mis en tte de rendre visite au nouveau +sous-lieutenant, ne ft-ce que pour inspirer aux chefs plus de +considration l'gard d'un jeune homme dont le pre avait la puissance +d'obtenir une autorisation si rarement accorde. Or, comme Jules +appartenait au mme corps d'arme que Ren, Lacour avait pens faire +profiter Marcel de l'occasion: Marcel accompagnerait Lacour en qualit +de secrtaire. Mme si les deux jeunes gens taient dans des secteurs +loigns l'un de l'autre, cela ne serait pas un empchement: en +automobile, on parcourt vite de longues distances. Le prtexte officiel +du voyage tait une mission donne au snateur pour se rendre compte du +fonctionnement de l'artillerie et de l'organisation des tranches. + +Il va de soi que Marcel accepta avec joie la proposition de son illustre +ami, et, quelques jours plus tard, malgr la mauvaise volont du +ministre de la Guerre qui se souciait peu d'admettre des curieux sur le +front, Lacour obtint le double permis. + +Le lendemain, dans la matine, le snateur et le millionnaire +gravissaient pniblement une montagne boise. Marcel avait les jambes +protges par des gutres, la tte abrite sous un feutre larges +bords, les paules couvertes d'une ample plerine. Lacour le suivait, +chauss de hautes bottes et coiff d'un chapeau mou; mais il n'en avait +pas moins endoss une redingote aux basques solennelles, afin de garder +quelque chose du majestueux costume parlementaire, et, quoiqu'il halett +de fatigue et sut grosses gouttes, il faisait un visible effort pour +ne point se dpartir de la dignit snatoriale. A ct d'eux marchait un +capitaine qui, par ordre, leur servait de guide. + +Le bois o ils cheminaient prsentait une tragique dsolation. Il s'y +tait pour ainsi dire fig une tempte qui tenait le paysage immobile +dans des aspects violents et bizarres. Pas un arbre n'avait gard sa +tige intacte et son abondante ramure du temps de paix. Les pins +faisaient penser aux colonnades de temples en ruines; les uns dressaient +encore leurs troncs entiers, mais, dcapits de la cime, ils taient +comme des fts qui auraient perdu leurs chapiteaux; d'autres, coups +mi-hauteur par une section oblique en bec de flte, ressemblaient des +stles brises par la foudre; quelques-uns laissaient pendre autour de +leur moignon dchiquet les fibres d'un bois dj mort. Mais c'tait +surtout dans les htres, les rouvres et les chnes sculaires que se +rvlait la formidable puissance de l'agent destructeur. Il y en avait +dont les normes troncs avaient t tranchs presque ras de terre par +une entaille nette comme celle qu'aurait pu produire un gigantesque coup +de hache, tandis qu'autour de leurs racines dterres on voyait les +pierres extraites des entrailles du sol par l'explosion et parpilles +la surface. et l, des mares profondes, toutes pareilles, d'une +rgularit quasi gomtrique, tendaient leurs nappes circulaires. +C'tait de l'eau de pluie verdtre et croupissante, sur laquelle +flottait une crote de vgtation habite par des myriades d'insectes. +Ces mares taient les entonnoirs creuss par les marmites dans un sol +calcaire et impermable, qui conservait le trop-plein des irrigations +pluviales. + +Les voyageurs avaient laiss leur automobile au bas du versant, et ils +grimpaient vers les crtes o taient dissimuls d'innombrables canons, +sur une ligne de plusieurs kilomtres. Ils taient obligs de faire +cette ascension pied, parce qu'ils taient porte de l'ennemi: une +voiture aurait attir sur eux l'attention et servi de cible aux obus. + +--La monte est un peu fatigante, monsieur le snateur, dit le +capitaine. Mais courage! Nous approchons. + +Ils commenaient rencontrer sur le chemin beaucoup d'artilleurs. La +plupart n'avaient de militaire que le kpi; sauf cette coiffure, ils +avaient l'air d'ouvriers de fabrique, de fondeurs ou d'ajusteurs. Avec +leurs pantalons et leurs gilets de panne, ils taient en manches de +chemise, et quelques-uns d'entre eux, pour marcher dans la boue avec +moins d'inconvnient, taient chausss de sabots. C'taient de vieux +mtallurgistes incorpors par la mobilisation l'artillerie de rserve; +leurs sergents avaient t des contre-matres, et beaucoup de leurs +officiers taient des ingnieurs et des patrons d'usines. + +On pouvait arriver jusqu'aux canons sans les voir. A peine mergeait-il +d'entre les branches feuillues ou de dessous les troncs entasss quelque +chose qui ressemblait une poutre grise. Mais, quand on passait +derrire cet amas informe, on trouvait une petite place nette, occupe +par des hommes qui vivaient, dormaient et travaillaient autour d'un +engin de mort. En divers endroits de la montagne il y avait, soit des +pices de 75, agiles et gaillardes, soit des pices lourdes qui se +dplaaient pniblement sur des roues renforces de patins, comme celles +des locomobiles agricoles dont les grands propritaires se servent dans +l'Argentine pour labourer la terre. + +Lacour et Desnoyers rencontrrent dans une dpression du terrain +plusieurs batteries de 75, tapies sous le bois comme des chiens +l'attache qui aboieraient en allongeant le museau. Ces batteries +tiraient sur des troupes de relve, aperues depuis quelques minutes +dans la valle. La meute d'acier hurlait rageusement, et ses abois +furibonds ressemblaient au bruit d'une toile sans fin qui se +dchirerait. + +Les chefs, griss par le vacarme, se promenaient ct de leurs pices +en criant des ordres. Les canons, glissant sur les affts immobiles, +avanaient et reculaient comme des pistolets automatiques. La culasse +rejetait la douille de l'obus, et aussitt un nouveau projectile tait +introduit dans la chambre fumante. + +En arrire des batteries, l'air tait agit de violents remous. A chaque +salve, Lacour et Desnoyers recevaient un coup dans la poitrine; pendant +un centime de seconde, entre l'onde arienne balaye et la nouvelle +onde qui s'avanait, ils prouvaient au creux de l'estomac l'angoisse du +vide. L'air s'chauffait d'odeurs cres, piquantes, enivrantes. Les +miasmes des explosifs arrivaient jusqu'au cerveau par la bouche, les +oreilles et les yeux. Prs des canons, les douilles vides formaient des +tas. Feu!... Feu!... Toujours feu! + +--Arrosez bien! rptaient les chefs. + +Et les 75 inondaient de projectiles le terrain sur lequel les Boches +essayaient de passer. + +Le capitaine, conformment aux ordres reus, expliqua au snateur la +manoeuvre de ces pices. Mais, comme le vritable but du voyage tait +pour Lacour de voir son fils Ren, et comme Ren tait attach au +service de la grosse artillerie, l'examen des 75 ne se prolongea pas +longtemps et les visiteurs se remirent en route sous la conduite de leur +guide. Par un petit chemin qu'abritait une arte de la montagne, ils +arrivrent en trois quarts d'heure sur une croupe o plusieurs pices +lourdes taient en position, mais distantes les unes des autres; et le +capitaine recommena de donner au snateur les explications officielles. + +Les projectiles de ces pices taient de grands cylindres ogivaux, +emmagasins dans des souterrains. Les souterrains, nomms abris, +consistaient en terriers profonds, sortes de puits obliques que +protgeaient en outre des sacs de pierre et des troncs d'arbre. Ces +abris servaient aussi de refuge aux hommes qui n'taient pas de service. + +Un artilleur montra Lacour deux grandes bourses de toile blanche, +unies l'une l'autre et bien pleines, qui ressemblaient une double +saucisse: c'tait la charge d'une de ces pices. La bourse que l'on +ouvrit laissa voir des paquets de feuilles couleur de rose, et le +snateur et son compagnon s'tonnrent que cette pte, qui avait +l'aspect d'un article de toilette, ft un terrible explosif de la guerre +moderne. + +Un peu plus loin, au point culminant de la croupe, il y avait une tour +moiti dmolie. C'tait le poste le plus prilleux de tous, celui de +l'observateur. Un officier s'y plaait pour surveiller la ligne ennemie, +constater les effets du tir et donner les indications qui permettaient +de le rectifier. + +Prs de la tour, mais en contre-bas, tait situ le poste de +commandement. On y pntrait par un couloir qui conduisait plusieurs +salles souterraines. Ce poste avait pour faade un pan de montagne +taill pic et perc d'troites fentres qui donnaient de l'air et de +la lumire l'intrieur. Comme Lacour et Desnoyers descendaient par le +couloir obscur, un vieux commandant charg du secteur vint leur +rencontre. Les manires de ce commandant taient exquises; sa voix tait +douce et caressante comme s'il avait caus avec des dames dans un salon +de Paris. Soldat la moustache grise et aux lunettes de myope, il +gardait en pleine guerre la politesse crmonieuse du temps de paix. +Mais il avait aux poignets des pansements: un clat d'obus lui avait +fait cette double blessure, et il n'en continuait par moins son +service. Ce diable d'homme, pensa Marcel, est d'une urbanit +terriblement mielleuse; mais n'importe, c'est un brave. + +Le poste du commandant tait une vaste pice qui recevait la lumire par +une baie horizontale longue de quatre mtres et haute seulement d'un +pied et demi, de sorte qu'elle ressemblait un peu l'espace ouvert +entre deux lames de persiennes. Au-dessous de cette baie tait place +une grande table de bois blanc charge de papiers. En s'asseyant sur une +chaise prs de cette table, on embrassait du regard toute la plaine. Les +murs taient garnis d'appareils lectriques, de cadres de distribution, +de tlphones, de trs nombreux tlphones pourvus de leurs rcepteurs. + +Le commandant offrit des siges ses visiteurs avec un geste courtois +d'homme du monde. Puis il tendit sur la table un vaste plan qui +reproduisait tous les accidents de la plaine, chemins, villages, +cultures, hauteurs et dpressions. Sur cette carte tait trac un +faisceau triangulaire de lignes rouges, en forme d'ventail; le sommet +du triangle tait le lieu mme o ils taient assis, et le ct oppos +tait la limite de l'horizon rel qu'ils avaient sous les yeux. + +--Nous allons bombarder ce bois, dit le commandant en montrant du doigt +l'un des points extrmes de la carte. + +Puis, dsignant l'horizon une petite ligne sombre: + +--C'est le bois que vous voyez l-bas, ajouta-t-il. Veuillez prendre mes +jumelles et vous distinguerez nettement l'objectif. + +Il dploya ensuite une photographie norme, un peu floue, sur laquelle +tait trac un ventail de lignes rouges pareil celui de la carte. + +--Nos aviateurs, continua-t-il, ont pris ce matin quelques vues des +positions ennemies. Ceci est un agrandissement excut par notre atelier +photographique. D'aprs les renseignements fournis, deux rgiments +allemands sont camps dans le bois. Vous plat-il que nous commencions +le tir tout de suite, monsieur le snateur? + +Et, sans attendre la rponse du personnage, le commandant envoya un +signal tlgraphique. Presque aussitt rsonnrent dans le poste une +quantit de timbres dont les uns rpondaient, les autres appelaient. +L'aimable chef ne s'occupait plus ni de Lacour ni de Desnoyers; il tait + un tlphone et il s'entretenait avec des officiers loigns peut-tre +de plusieurs kilomtres. Finalement il donna l'ordre d'ouvrir le feu, et +il en fit part au personnage. + +Le snateur tait un peu inquiet: il n'avait jamais assist un tir +d'artillerie lourde. Les canons se trouvaient presque au-dessus de sa +tte, et sans doute la vote de l'abri allait trembler comme le pont +d'un vaisseau qui lche une borde. Quel fracas assourdissant cela +ferait!... Huit ou dix secondes s'coulrent, qui parurent trs longues + Lacour; puis il entendit comme un tonnerre lointain qui paraissait +venir des nues. Les nombreux mtres de terre qu'il avait au-dessus de +sa tte amortissaient les dtonations: c'tait comme un coup de bton +donn sur un matelas. Ce n'est que cela? pensa le snateur, dsormais +rassur. + +Plus impressionnant fut le bruit du projectile qui fendait l'air une +grande hauteur, mais avec tant de violence que les ondes descendaient +jusqu' la baie du poste. Ce bruit dchirant s'affaiblit peu peu, +cessa d'tre perceptible. Comme aucun effet ne se manifestait, Lacour et +Marcel crurent que l'obus, perdu dans l'espace, n'avait pas clat. Mais +enfin, sur l'horizon, exactement l'endroit indiqu tout l'heure par +le commandant, surgit au-dessus de la tache sombre du bois une norme +colonne de fume dont les tranges remous avaient un mouvement +giratoire, et une explosion se produisit pareille celle d'un volcan. + +Quelques minutes plus tard, toutes les pices franaises avaient ouvert +le feu, et nanmoins l'artillerie allemande ne donnait pas encore signe +de vie. + +--Ils vont rpondre, dit Lacour. + +--Cela me parat certain, acquiesa Desnoyers. + +Au mme instant, le capitaine s'approcha du snateur et lui dit: + +--Vous plairait-il de remonter l-haut? Vous verriez de plus prs le +travail de nos pices. Cela en vaut la peine. + +Remonter alors que l'ennemi allait ouvrir le feu? La proposition aurait +paru intempestive au snateur si le capitaine n'avait ajout que le +sous-lieutenant Lacour, averti par tlphone, arriverait d'une minute +l'autre. Au surplus, le personnage se souvint que les militaires taient +dj peu disposs faire grand cas des hommes politiques, et il ne +voulut pas leur fournir l'occasion de rire sous cape de la couardise +d'un parlementaire. Il rajusta donc gravement sa redingote et sortit du +souterrain avec Marcel. + +A peine avaient-ils fait quelques pas, l'atmosphre se bouleversa en +ondes tumultueuses. Ils chancelrent l'un et l'autre, tandis que leurs +oreilles bourdonnaient et qu'ils avaient la sensation d'un coup assn +sur la nuque. L'ide leur vint que les Allemands avaient commenc +rpondre. Mais non, c'tait encore une des pices franaises qui venait +de lancer son formidable obus. + +Cependant, du ct de la tour d'observation, un sous-lieutenant +accourait vers eux et traversait l'espace dcouvert en agitant son kpi. +Lacour, en reconnaissant Ren, trembla de peur: l'imprudent, pour +s'pargner un dtour, risquait de se faire tuer et s'offrait lui-mme +comme cible au tir de l'ennemi! + +Aprs les premiers embrassements, le pre eut la surprise de trouver +son fils transform. Les mains qu'il venait de serrer taient fortes et +nerveuses; le visage qu'il contemplait avec tendresse avait les traits +accentus, le teint bruni par le grand air. Six mois de vie intense +avaient fait de Ren un autre homme. Sa poitrine s'tait largie, les +muscles de ses bras s'taient gonfls, une physionomie mle avait +remplac la physionomie fminine de nagure. Tout dans la personne du +jeune officier respirait la rsolution et la confiance en ses propres +forces. + +Ren ne fit pas moins bon accueil Desnoyers qu' son pre, et il lui +demanda avec un tendre empressement des nouvelles de sa fiance. Quoique +Chichi crivt souvent son futur, il tait heureux d'entendre encore +parler d'elle, et les dtails familiers que Marcel donnait sur la vie de +la jeune fille apportaient pour ainsi dire l'amoureux le parfum de +l'aime. + +Ils s'taient retirs tous les trois un peu l'cart, derrire un +rideau d'arbres o le vacarme tait moins violent. Aprs chaque tir, les +pices lourdes laissaient chapper par la culasse un petit nuage de +fume qui faisait penser celle d'une pipe. Les sergents dictaient des +chiffres communiqus par un artilleur qui tenait son oreille le +rcepteur d'un tlphone. Les servants, excutant l'ordre sans mot dire, +touchaient une petite roue, et le monstre levait son mufle gris, le +portait droite ou gauche avec une docilit intelligente. Le tireur +se tenait debout prs de la pice, prt faire feu. Cet homme devait +tre sourd: pour lui, la vie n'tait qu'une srie de saccades et de +coups de tonnerre. Mais sa face abrutie ne laissait pas d'avoir une +certaine expression d'autorit: il connaissait son importance; il tait +le serviteur de l'ouragan; c'tait lui qui dchanait la foudre. + +--Les Allemands tirent, dit l'artilleur qui tait au tlphone, prs de +la pice la plus rapproche du snateur et de son compagnon. + +L'observateur plac dans la tour venait d'en donner avis. Aussitt le +capitaine charg de servir de guide au personnage avertit celui-ci qu'il +convenait de se mettre en sret. Lacour, obissant l'instinct de la +conservation et pouss aussi par son fils qui lui faisait hter le pas, +se rfugia avec Marcel l'entre d'un abri; mais il ne voulut pas +descendre au fond du refuge souterrain: dsormais la curiosit +l'emportait chez lui sur la crainte. + +En dpit du tintamarre que faisaient les canons franais, Lacour et +Desnoyers perurent l'arrive de l'invisible obus allemand. Le passage +du projectile dans l'atmosphre dominait tous les autres bruits, mme +les plus voisins et les plus forts. Ce fut d'abord une sorte de +gmissement dont l'intensit croissait et semblait envahir l'espace avec +une rapidit prodigieuse. Puis ce ne fut plus un gmissement; ce fut un +vacarme qui semblait form de mille grincements, de mille chocs, et que +l'on pouvait comparer la descente d'un tramway lectrique dans une rue +en pente, au passage d'un train rapide franchissant une station sans s'y +arrter. Ensuite l'obus apparut comme un flocon de vapeur qui +grandissait de seconde en seconde et qui avait l'air d'arriver tout +droit sur la batterie. Enfin une pouvantable explosion fit trembler +l'abri, mais mollement, comme s'il et t de caoutchouc. Cette premire +explosion fut suivie de plusieurs autres, moins fortes, moins sches, +qui avaient des modulations sifflantes comme un ricanement sardonique. + +Lacour et Desnoyers crurent que le projectile avait clat prs d'eux, +et, lorsqu'ils sortirent de l'abri, ils s'attendaient voir une +sanglante jonche de cadavres. Ce qu'ils virent, ce fut Ren qui +allumait tranquillement une cigarette, et, un peu plus loin, les +artilleurs qui travaillaient recharger leur pice lourde. + +--La marmite a d tomber trois ou quatre cents mtres, dit Ren +son pre. + +Toutefois le capitaine, qui son gnral avait recommand de bien +veiller la scurit du personnage, jugea le moment venu de lui +rappeler qu'ils avaient encore un long trajet parcourir et qu'il tait +temps de se remettre en route. Lacour, qui maintenant se sentait +courageux, aurait voulu rester encore; mais Ren, cause du duel +d'artillerie qui s'engageait, tait oblig de rejoindre son poste sans +retard. Le pre n'insista point pour prolonger l'entrevue; il serra son +fils dans ses bras, lui souhaita bonne chance, et, sous la conduite du +capitaine, redescendit la montagne en compagnie de Desnoyers. + +L'automobile roula tout l'aprs-midi sur des chemins encombrs de +convois qui la foraient souvent faire halte. Elle passait entre des +champs incultes sur lesquels on voyait des squelettes de fermes; elle +traversait des villages incendis qui n'taient plus qu'une double +range de faades noires, avec des trous ouverts sur le vide. + +A la tombe du jour, ils croisrent des groupes de fantassins aux +longues barbes et aux uniformes bleus dteints par les intempries. Ces +soldats revenaient des tranches, portant sur leurs sacs des pelles, des +pioches et d'autres outils faits pour remuer la terre: car les outils de +terrassement avaient pris une importance d'armes de combat. Couverts de +boue de la tte aux pieds, tous paraissaient vieux, quoique en pleine +jeunesse. Leur joie de revenir au cantonnement aprs une semaine de +travail en premire ligne, s'exprimait par des chansons qu'accompagnait +le bruit sourd de leurs sabots clous. + +--Ce sont les soldats de la Rvolution! disait le snateur avec emphase. +C'est la France de 1792! + +Les deux amis passrent la nuit dans un village demi ruin, o s'tait +tabli le commandement d'une division. Le capitaine qui les avait +accompagns jusqu'alors, prit cong d'eux. Ce serait un autre officier +qui, le lendemain, leur servirait de guide. + +Ils se logrent l'Htel de la Sirne, vieille btisse dont le pignon +avait t endommag par un obus. La chambre occupe par Desnoyers tait +contigu celle o avait pntr le projectile, et le patron voulut +faire voir les dgts ses htes, avant que ceux-ci se missent au lit. +Tout tait dchiquet, plancher, plafond, murailles; des meubles briss +gisaient dans les coins; des lambeaux de papier fleuri pendaient sur les +murs; un trou norme laissait apercevoir le ciel et entrer le froid de +la nuit. Le patron raconta que ce ravage avait t caus, non par un +obus allemand, mais par un obus franais, au moment o l'ennemi avait +t chass hors du village, et, en disant cela, il souriait avec un +orgueil patriotique: + +--Oui, c'est l'oeuvre des ntres. Vous voyez la besogne que fait le 75! +Que pensez-vous d'un pareil travail? + +Le lendemain, de bonne heure, ils repartirent en automobile. Ils +laissrent derrire eux des dpts de munitions, passrent les +troisimes positions, puis les secondes. Des milliers et des milliers de +soldats s'taient installs en pleins champs. Ce fourmillement d'hommes +rappelait par la varit des costumes et des races les grandes invasions +historiques. Et pourtant ce n'tait pas un peuple en marche: car l'exode +d'un peuple trane derrire lui une multitude de femmes et d'enfants. Il +n'y avait ici que des hommes, rien que des hommes. + +Toutes les espces d'habitations inventes par l'humanit depuis +l'poque des cavernes, taient utilises dans ces campements. Les +grottes et les carrires servaient de quartiers; certaines cabanes +rappelaient le _rancho_ amricain; d'autres, coniques et allonges, +imitaient le _gourbi_ arabe. Comme beaucoup de soldats venaient des +colonies et que quelques-uns avaient fait du ngoce dans les contres du +nouveau monde, ces gens, quand ils s'taient vus dans la ncessit +d'improviser une demeure plus stable que la tente de toile, avaient fait +appel leurs souvenirs, et ils avaient copi l'architecture des tribus +avec lesquelles ils s'taient trouvs en contact. Au surplus, dans cette +masse de combattants, il y avait des tirailleurs marocains, des ngres, +des Asiatiques; et, loin des villes, ces primitifs semblaient grandir en +importance, acqurir une supriorit qui faisait d'eux les matres des +civiliss. + +Le long des ruisseaux s'talaient des linges blancs mis scher par les +soldats. Malgr la fracheur du matin, des files d'hommes dpoitraills +s'inclinaient sur l'eau pour de bruyantes ablutions, suivies +d'brouements nergiques. Sur un pont, un soldat crivait une lettre en +se servant du parapet comme d'une table. Les cuisiniers s'agitaient +autour des chaudrons fumants. Un lger arme de soupe matinale se mlait +au parfum rsineux des arbres et l'odeur de la terre mouille. + +Les btes et le matriel de la cavalerie et de l'artillerie taient +logs dans de longs baraquements de bois et de zinc. Les soldats +trillaient et ferraient en plein air les chevaux au poil luisant, que +la guerre de tranche maintenait dans un tat de paisible embonpoint. + +--Ah! s'ils avaient t la bataille de la Marne! dit Desnoyers +Lacour. + +Depuis longtemps ces montures jouissaient d'un repos ininterrompu. Les +cavaliers combattaient pied, faisant le coup de feu avec les +fantassins, de sorte que leurs chevaux s'engraissaient dans une +tranquillit conventuelle et qu'il tait mme ncessaire de les mener +la promenade pour les empcher de devenir malades d'inaction devant le +rtelier comble. + +Plusieurs aroplanes prts prendre leur vol taient poss sur la +plaine comme des libellules grises, et beaucoup d'hommes se groupaient +l'entour. Les campagnards convertis en soldats considraient avec +admiration les camarades chargs du maniement de ces appareils et leur +attribuaient un pouvoir un peu semblable celui des sorciers des +lgendes populaires, la fois vnrs et redouts par les paysans. + +L'automobile s'arrta prs de quelques maisons noircies par l'incendie. + +--Vous allez tre obligs de descendre, leur dit le nouvel officier qui +les guidait. On ne peut faire qu' pied le petit trajet qui nous reste +faire. + +Lacour et Desnoyers se mirent donc marcher sur la route; mais +l'officier les rappela. + +--Non, non, leur dit-il en riant. Le chemin que vous prenez serait +dangereux pour la sant. Mais voici un petit chemin o nous n'aurons pas + craindre les courants d'air. + +Et il leur expliqua que les Allemands avaient des retranchements et des +batteries sur la hauteur, l'extrmit de la route. Jusqu'au point o +les voyageurs taient parvenus, le brouillard du matin les avait +protgs contre le tir de l'ennemi; mais, un jour de soleil, +l'apparition de l'automobile aurait t salue par un obus. + +Ils avaient devant eux une immense plaine o l'on ne voyait me qui +vive, et cette plaine prsentait l'aspect qu'en temps ordinaire elle +devait avoir le dimanche, lorsque les laboureurs se tenaient chez eux. + et l gisaient sur le sol des objets abandonns, aux formes +indistinctes, et on aurait pu les prendre pour des instruments agricoles +laisss sur les gurets, un jour de fte; mais c'taient des affts et +des caissons dmolis par les projectiles ou par l'explosion de leur +propre chargement. + +Aprs avoir donn ordre deux soldats de se charger des paquets que +Desnoyers avait retirs de l'automobile, l'officier guida les visiteurs +par une sorte d'troit sentier o ils taient obligs de marcher la +file. Ce sentier, qui commenait derrire un mur de brique, allait +s'abaissant dans le sol en pente douce, de sorte qu'ils s'y enfoncrent +d'abord jusqu'aux genoux, puis jusqu' la taille, puis jusqu'aux +paules; et finalement, absorbs tout entiers, ils n'eurent plus +au-dessus de leurs ttes qu'un ruban de ciel. + +Ils avanaient dans le boyau d'une faon trange, jamais en ligne +droite, toujours en zigzags, en courbes, en angles. D'autres boyaux non +moins compliqus s'embranchaient sur le leur, qui tait l'artre +centrale de toute une ville souterraine. Un quart d'heure se passa, une +demi-heure, une heure entire, sans qu'ils eussent fait cinquante pas de +suite dans la mme direction. L'officier, qui ouvrait la marche, +disparaissait chaque instant dans un dtour, et ceux qui venaient +derrire lui taient obligs de se hter pour ne point le perdre. Le sol +tait glissant, et, en certains endroits, il y avait une boue presque +liquide, blanche et corrosive comme celle qui dcoule des chafaudages +d'une maison en construction. + +L'cho de leurs pas, le frlement de leurs paules contre les parois de +terre, dtachaient des mottes et des cailloux. Quelquefois le fond du +sentier s'exhaussait et les visiteurs s'exhaussaient avec lui. Alors un +petit effort suffisait pour qu'ils pussent voir par-dessus les crtes, +et ce qu'ils voyaient, c'taient des champs incultes, des rseaux de +fils de fer entrecroiss. Mais la curiosit pouvait coter cher celui +qui levait la tte, et l'officier ne permettait pas qu'ils s'arrtassent + regarder. + +Desnoyers et Lacour tombaient de fatigue. tourdis par ces perptuels +zigzags, ils ne savaient plus s'ils avanaient ou s'ils reculaient, et +le changement continuel de direction leur donnait presque le vertige. + +--Arriverons-nous bientt? demanda le snateur. + +L'officier leur montra un clocher mutil, dont la pointe se montrait +par-dessus le rebord de terre et qui tait peu prs tout ce qui +restait d'un village pris et repris maintes fois. + +--C'est l-bas, rpondit-il. + +S'ils eussent fait le mme trajet en ligne droite, une demi-heure leur +aurait suffi; mais, continuellement retards par les crochets et les +lacets de cette venelle profonde, ils avaient en outre subir les +obstacles de la fortification de campagne: souterrains barrs par des +grilles, cages de fils de fer tenues en suspens, qui obstrueraient le +passage quand on les ferait choir, tout en permettant aux dfenseurs de +tirer travers le treillis. + +Ils rencontraient des soldats qui portaient des sacs, des seaux d'eau, +et qui disparaissaient soudain dans les tortuosits des ruelles +transversales. Quelques-uns, assis sur des tas de bois, souriaient en +lisant un petit journal rdig dans les tranches. Ces hommes +s'effaaient pour laisser passer les visiteurs, et une expression de +curiosit se peignait sur leurs faces barbues. Dans le lointain +crpitaient des coups secs, comme s'il y avait eu au bout de la voie +tortueuse un polygone de tir ou qu'une socit de chasseurs s'y exert + abattre des pigeons. + +Lorsqu'ils furent parvenus aux tranches du front, leur guide les +prsenta au lieutenant-colonel qui commandait le secteur. Celui-ci leur +montra les lignes dont il avait la garde, comme un officier de marine +montre les batteries et les tourelles de son cuirass. + +Ils visitrent d'abord les tranches de seconde ligne, les plus +anciennes: sombres galeries o les meurtrires et les baies +longitudinales mnages pour les mitrailleuses ne laissaient pntrer +que des filets de jour. Cette ligne de dfense ressemblait un tunnel +coup par de courts espaces dcouverts. On y passait alternativement de +la lumire l'obscurit et de l'obscurit la lumire, avec une +brusquerie qui fatiguait les yeux. Dans les espaces dcouverts le sol +tait plus haut, et des banquettes de planches, fixes contre les +parois, permettaient aux observateurs de sortir la tte ou d'examiner le +paysage au moyen du priscope. Les espaces protgs par des toitures +servaient la fois de batteries et de dortoirs. + +Ces sortes de casernements avaient t d'abord des tranches +dcouvertes, comme celles de premire ligne. Mais, mesure que l'on +avait gagn du terrain sur l'ennemi, les combattants, obligs de vivre +l tout un hiver, s'taient ingnis s'y installer avec le plus de +commodit possible. Sur les fosss creuss l'air libre ils avaient mis +en travers les poutres des maisons ruines; puis sur les poutres, des +madriers, des portes, des contrevents; puis sur tout ce boisage, +plusieurs ranges de sacs de terre; et enfin, sur les sacs de terre, une +paisse couche d'humus o l'herbe poussait, donnant au dos de la +tranche un paisible aspect de prairie verdoyante. Ces votes de fortune +rsistaient la chute des obus, qui s'y enterraient sans causer de +grands dgts. Quand une explosion les disloquait trop, les habitants +troglodytes en sortaient la nuit, comme des fourmis inquites dans leur +fourmilire, et reconstruisaient vivement le toit de leur logis. + +Ces rduits se ressemblaient tous pour ce qui tait de la construction. +La face extrieure tait toujours la mme, c'est--dire perce de +meurtrires o des fusils taient braqus contre l'ennemi, et de baies +horizontales pour le tir des mitrailleuses. Les vigies, debout prs de +ces ouvertures, surveillaient la campagne dserte comme les marins de +quart surveillent la mer de dessus le pont. Sur les faces intrieures +taient les rteliers d'armes et les lits de camp: trois files de +bancasses faites avec des planches et pareilles aux couchettes des +navires. Mais il y avait au contraire beaucoup de varit dans +l'ornementation de chaque rduit, et le besoin qu'prouvent les mes +simples d'embellir leur demeure s'y manifestait de mille manires. +Chaque soldat avait son muse fait d'illustrations de journaux et de +cartes postales en couleur. Des portraits de comdiennes et de danseuses +souriaient de leur bouche peinte sur le papier glac et mettaient une +note gaie dans la chaste atmosphre du poste. + +Tout tait propre, de cette propret rude et un peu gauche que les +hommes rduits leurs seuls moyens peuvent entretenir sans assistance +fminine. Les rduits avaient quelque chose du clotre d'un monastre, +du prau d'un bagne, de l'entrepont d'un cuirass. Le sol y tait plus +bas de cinquante centimtres que celui des espaces dcouverts qui les +faisaient communiquer les unes avec les autres. Pour que les officiers +pussent passer sans monter ni descendre, de grandes planches formaient +passerelle d'une porte l'autre. Lorsque les soldats voyaient entrer le +chef du secteur, ils s'alignaient, et leurs ttes se trouvaient la +hauteur de la ceinture de l'officier qui tait sur la passerelle. + +Il y avait aussi des pices souterraines qui servaient de cabinets de +toilette et de sentines pour les immondices; des salles de bain d'une +installation primitive; une cave qui portait pour enseigne: _Caf de la +Victoire_; une autre garnie d'un criteau o on lisait: _Thtre_. +C'tait la gat franaise qui riait et chantait en face du danger. + +Cependant Marcel tait impatient de voir son fils. Le snateur dit donc +un mot au lieutenant-colonel qui, aprs un effort de mmoire, finit par +se rappeler les prouesses du sergent Jules Desnoyers. + +--C'est un excellent soldat, certifia-t-il au pre. En ce moment il doit +tre de service la tranche de premire ligne. Je vais le faire +appeler. + +Marcel demanda s'il ne leur serait pas possible d'aller jusqu' +l'endroit o se trouvait son fils; mais le lieutenant-colonel sourit. +Non, les civils ne pouvaient visiter ces fosss en contact presque +immdiat avec l'ennemi et sans autre dfense que des barrages de fils de +fer et des sacs de terre; la boue y avait parfois un pied d'paisseur, +et l'on n'y avanait qu'en se courbant, pour viter de recevoir une +balle. Le danger y tait continuel, parce que l'ennemi tiraillait sans +cesse. + +Effectivement les visiteurs entendirent au loin des coups de fusil, +auxquels, jusqu'alors, ils n'avaient pas fait attention. + +Tandis que Marcel attendait Jules, il lui semblait que le temps +s'coulait avec une lenteur dsesprante. Cependant le lieutenant-colonel +avait fait arrter ses visiteurs prs de l'embrasure d'une mitrailleuse, +en leur recommandant de se tenir de chaque ct de la baie, de bien +effacer leur corps, d'avancer prudemment la tte et de regarder d'un +seul oeil. Ils aperurent une excavation profonde dont ils avaient devant +eux le bord oppos. A courte distance, plusieurs files de pieux, +disposs en croix et runis par des fils de fer barbels, formaient un +large rseau. A cent mtres plus loin, il y avait un autre rseau de +fils de fer. + +--Les Boches sont l, chuchota le lieutenant-colonel. + +--O? demanda le snateur. + +--Au second rseau. C'est celui de la tranche allemande. Mais il n'y a +rien craindre: depuis quelque temps ils ont cess d'attaquer de ce +ct-ci. + +Lacour et Desnoyers prouvrent une certaine motion penser que les +ennemis taient si prs d'eux, derrire cette leve de terre, dans une +mystrieuse invisibilit qui les rendait plus redoutables. S'ils +allaient bondir hors de leurs tanires, la baonnette au bout du fusil, +la grenade la main, ou arms de leurs liquides incendiaires et de +leurs bombes asphyxiantes? + +De cet endroit, le snateur et son ami percevaient plus nettement que +tout l'heure la tiraillerie de la premire ligne. Les coups de feu +semblaient se rapprocher. Aussi le lieutenant-colonel les fit-il partir +brusquement de leur observatoire: il craignait que la fusillade ne se +gnralist et n'arrivt jusqu'au lieu o ils taient. Les soldats, avec +la prestesse que donne l'habitude, et avant mme d'en avoir reu +l'ordre, s'taient rapprochs de leurs fusils braqus aux meurtrires. + +Les visiteurs se remirent en marche. Ils descendirent dans des cryptes +qui taient d'anciennes caves de maisons dmolies. Des officiers s'y +taient installs en utilisant les dbris trouvs dans les dcombres. Un +battant de porte pos sur deux chevalets de bois brut formait une table. +Les plafonds et les murs taient tapisss avec de la cretonne envoye +des magasins de Paris. Des photographies de femmes et d'enfants ornaient +les parois, dans les intervalles que laissait libres le mtal nickel +des appareils tlgraphiques et tlphoniques. Marcel vit sur une porte +un Christ d'ivoire jauni par les annes, peut-tre par les sicles, +sainte image transmise de gnration en gnration et qui devait avoir +assist maintes agonies. Sur une autre porte, il vit un fer cheval +perc de sept trous. Les croyances religieuses flottaient partout dans +cette atmosphre de pril et de mort, et en mme temps les superstitions +les plus ridicules y reprenaient une force nouvelle sans que personne +ost s'en moquer. + +En sortant d'une de ces cavernes, Marcel rencontra celui qu'il +attendait. Jules s'avanait vers lui en souriant, les mains tendues. +Sans ce geste, le pre aurait eu de la peine reconnatre son fils +dans ce sergent dont les pieds taient deux boules de terre et dont la +capote effiloche tait couverte de boue jusqu'aux paules. Aprs les +premiers embrassements, il considra le soldat qu'il avait devant lui. +La pleur olivtre du peintre avait pris un ton bronz; sa barbe noire +et frise tait longue; il avait l'air fatigu, mais rsolu. Sous ces +vtements malpropres et avec ce visage las, Marcel trouva Jules plus +beau et plus intressant qu' l'poque o celui-ci tait dans toute sa +gloire mondaine. + +--Que te faut-il?... Que dsires-tu?... As-tu besoin d'argent?... + +Le pre avait apport une forte somme pour la donner son fils. Mais +Jules ne rpondit cette offre que par un geste d'indiffrence. Dans la +tranche l'argent ne lui servirait rien. + +--Envoie-moi plutt des cigares, dit-il. Je les partagerai avec mes +camarades. + +Tout ce que sa mre lui expdiait,--de gros colis pleins d'exquises +victuailles, de tabac et de vtements,--il le distribuait ses +camarades, qui pour la plupart appartenaient des familles pauvres et +dont quelques-uns taient seuls au monde. Peu peu, sa munificence +s'tait tendue de son peloton sa compagnie, de sa compagnie son +bataillon tout entier. Aussi Marcel eut-il le plaisir de surprendre dans +les regards et dans les sourires des soldats qui passaient ct d'eux +les indices de la popularit dont jouissait son fils. + +--J'ai prvu ton dsir, rpondit Marcel. + +Et il indiqua les paquets apports de l'automobile. + +Marcel ne se lassait pas de contempler ce hros, dont Argensola lui +avait racont les prouesses avec plus d'loquence que d'exactitude. + +--Tu ne te repens pas de ta dcision? Tu es content? + +--Oui, mon pre, je suis content. + +Et Jules, avec simplicit, sans jactance, expliqua les raisons de son +contentement. Sa vie tait dure, mais semblable celle de plusieurs +millions d'hommes. Dans sa section, qui ne se composait que de quelques +douzaines de soldats, il y en avait de suprieurs lui par +l'intelligence, par l'instruction, par le caractre, et ils supportaient +tous valeureusement la rude preuve, rcompenss de leurs peines par la +satisfaction du devoir accompli. Quant lui-mme, jamais, en temps de +paix, il n'avait su comme prsent ce que c'est que la camaraderie. +Pour la premire fois il gotait la satisfaction de se considrer comme +un tre utile, de servir effectivement quelque chose, de pouvoir se +dire que son passage dans le monde n'aurait pas t vain. Il tait un +peu honteux de ce qu'il avait t autrefois, lorsqu'il ne savait comment +remplir le vide de son existence et qu'il dissipait ses jours dans une +oisivet frivole. Maintenant il avait des obligations qui absorbaient +toutes ses forces, il collaborait prparer pour l'humanit un heureux +avenir, il tait vraiment un homme. + +--Lorsque la guerre sera finie, conclut-il, les hommes seront meilleurs, +plus gnreux. Le danger affront en commun a le pouvoir de dvelopper +les plus nobles vertus. Ceux qui ne seront pas tombs sur les champs de +bataille, pourront faire de grandes choses.... Oui, oui, je suis +content. + +Il demanda des nouvelles de sa mre et de Chichi. Il recevait d'elles +des lettres presque quotidiennes; mais cela ne suffisait pas encore sa +curiosit. Il rit en apprenant la vie large et confortable que menait +Argensola. Ces petits dtails l'amusaient comme des anecdotes +plaisantes, venues d'un autre monde. + +A un certain moment, le pre crut remarquer que Jules devenait moins +attentif la conversation. Les sens du jeune homme, affins par de +perptuelles alertes, semblaient mis en veil par quelque phnomne +auquel Marcel n'avait prt encore aucune attention. C'tait la +fusillade qui s'tendait de proche en proche et devenait plus nourrie. +Jules reprit le fusil qu'il avait appuy contre la paroi de la tranche. +Dans le mme instant, un peu de poussire sauta par-dessus la tte de +Marcel et un petit trou se creusa dans la terre. + +--Partez, partez! dit Jules en poussant son pre et Marcel. + +Ils se firent de brefs adieux dans un rduit, et le sergent courut +rejoindre ses hommes. + +La fusillade s'tait gnralise sur toute la ligne. Les soldats +tiraient tranquillement, comme s'ils accomplissaient une besogne +ordinaire. Ce combat se reproduisait chaque jour, sans que l'on pt dire +avec certitude de quel ct il avait commenc; il tait la consquence +naturelle du contact de deux forces ennemies. + +Le lieutenant-colonel, craignant une attaque allemande, congdia ses +visiteurs, et l'officier qui les accompagnait les ramena leur +automobile. + + + + +XII + +GLORIEUSES VICTIMES + + +Quatre mois plus tard, Marcel Desnoyers eut une cruelle angoisse: Jules +tait bless. Mais la lettre qui en avisait le pre avait subi un retard +considrable, de sorte que la mauvaise nouvelle fut aussitt adoucie par +une information heureuse. Non seulement Jules tait presque guri, mais +il ne tarderait pas venir dans sa famille avec une permission de +quinze jours de convalescence, et il y apporterait les galons de +sous-lieutenant, prix d'une belle citation l'ordre du jour. + +--Votre fils est un hros, dclara le snateur, qui avait obtenu ces +renseignements au ministre de la Guerre. On m'a fait lire le rapport de +ses chefs, et j'en suis encore mu. Avec son seul peloton, il a attaqu +toute une compagnie allemande, et c'est lui qui, de sa propre main, a +tu le capitaine. En rcompense de ces prouesses, on lui a donn la +croix de guerre et on l'a nomm officier. + +Lorsque Jules dbarqua l'avenue Victor-Hugo, il y fut accueilli par +des cris de joie et de dlirantes embrassades. La pauvre Luisa, pendue +son cou, sanglotait de tendresse; Chichi le dvorait des yeux, tout en +pensant un autre combattant; Marcel admirait le petit bout de galon +d'or sur la manche de la capote bleu horizon et le casque d'acier +bords plats que les Franais portaient maintenant dans les tranches: +car le kpi traditionnel avait t remplac par une sorte de cabasset +qui rappelait celui des arquebusiers du XVIe sicle. + +Les quinze jours de la permission furent pour les Desnoyers des jours de +bonheur et de gloire. Ils ne recevaient pas une visite sans que Marcel, +ds les premiers mots, dt son fils: + +--Raconte-nous comment tu as t bless. Explique-nous comment tu as tu +le capitaine. + +Mais Jules, ennuy de rpter pour la dixime fois sa propre histoire, +s'excusait de faire ce rcit; et alors c'tait Marcel qui se chargeait +de la narration. + +L'ordre tait de s'emparer des ruines d'une raffinerie de sucre situe +en face de la tranche. Les Boches en avaient t chasss par +l'artillerie; mais il fallait qu'une reconnaissance, conduite par un +homme sr, allt vrifier si l'vacuation tait complte, et les chefs +avaient dsign pour cette mission prilleuse le sergent Desnoyers. La +reconnaissance, partie l'aube, s'tait avance sans obstacle jusqu'aux +ruines; mais, au dtour d'un mur demi croul, elle s'tait heurte +une demi-compagnie ennemie qui avait aussitt ouvert le feu. Plusieurs +Franais taient tombs, ce qui n'avait pas empch le sergent de bondir +sur le capitaine et de lui planter sa baonnette dans la poitrine. Alors +les Allemands s'taient retirs en dsordre vers leurs lignes; mais +ensuite la compagnie tout entire avait essay de reprendre pied dans la +fabrique. Jules, avec ce qui lui restait de soldats valides, avait +soutenu cette attaque assez longtemps pour permettre aux renforts +d'arriver. Pendant ce dur combat, il avait reu une balle dans l'paule; +mais le terrain tait rest dfinitivement nos poilus, qui avaient +mme ramen une vingtaine de prisonniers. + +Ce que Marcel ne racontait point, parce que son fils s'tait abstenu de +le lui dire, c'est que le capitaine allemand tait pour Jules une +vieille connaissance. Lorsque le jeune homme s'tait trouv face face +avec cet adversaire, il avait eu la soudaine impression d'tre en +prsence d'une figure dj vue; mais, comme ce n'tait pas le moment de +faire appel de lointains souvenirs, il s'tait ht de tuer, pour +n'tre pas tu lui-mme. Plus tard, aprs avoir fait panser son paule, +dont la blessure tait lgre, il avait eu la curiosit d'aller revoir +le cadavre du capitaine, et il avait eu la surprise de reconnatre cet +Erckmann avec lequel il tait revenu de Buenos-Aires sur le paquebot de +Hambourg. Aussitt son imagination avait revu la mer, le fumoir, la +_Frau Rath_, le corpulent personnage qui, dans ses discours belliqueux, +imitait le style et les gestes de son empereur, et il avait murmur en +guise d'oraison funbre: + +--Ce n'tait pas ici, mon pauvre _Kommerzienrath_, que tu m'avais donn +rendez-vous. Repose jamais sur cette terre de France o tu m'annonais +si firement ta prochaine visite. + +Marcel, trs fier de son fils, ne manquait aucune occasion de sortir +avec lui pour se montrer dans la rue aux cts du sous-lieutenant. +Chaque fois qu'il voyait Jules prendre son casque, il se htait de +prendre lui-mme sa canne et son chapeau. + +--Tu permets, disait-il, que je t'accompagne? Cela ne te drange pas? + +Il le disait avec tant d'humble supplication que Jules n'osait pas +rpondre par un refus; et le vieux pre, un peu soufflant, mais panoui +de joie, trottait sur les boulevards ct de l'lgant et robuste +officier dont la capote d'un bleu terni tait orne de la croix de +guerre. Il acceptait comme un hommage rendu son fils et lui-mme les +regards sympathiques dont les passants saluaient cette dcoration, assez +rare encore, et sa premire ide tait de considrer comme des +embusqus tous les militaires qu'il croisait dans la rue, mme lorsque +ces militaires avaient une range de croix sur la poitrine et une +multitude de galons sur les manches. Quant aux blesss qu'il voyait +descendre de voiture en s'appuyant sur des cannes ou sur des bquilles, +il prouvait leur gard une piti un peu ddaigneuse: ces malheureux +n'taient pas aussi chanceux que son fils. Ah! son fils, lui, tait n +sous une bonne toile! Il se tirait heureusement des plus grands +dangers, et si, par hasard, il recevait quelque blessure, ni sa force ni +sa beaut n'avaient en souffrir. Chose trange: cette blessure lgre +qui n'avait eu pour Jules d'autre consquence que l'honneur d'une +dcoration, inspirait Marcel une aveugle confiance. Puisque le jeune +homme n'avait pas succomb dans une aventure si terrible, c'tait que, +protg par le sort, il devait sortir indemne de tous les prils et +qu'une prdestination mystrieuse lui assurait le salut. + +Quelquefois pourtant, Jules russit sortir seul en se sauvant par +l'escalier de service comme un collgien. S'il tait heureux de se +trouver dans sa famille, il n'tait pas fch non plus de revivre un peu +sa vie de garon en compagnie d'Argensola. Mais d'ailleurs il semblait +que la guerre lui et rendu quelque chose d'une ingnuit depuis +longtemps perdue. Le don Juan qui avait eu tant d'amoureux triomphes +dans les salons du Paris cosmopolite, se faisait prsent un innocent +plaisir d'aller avec son secrtaire passer la soire au _music-hall_ +ou au cinmatographe; et, pour ce qui tait des aventures galantes, il +se contentait de refaire un brin de cour une ou deux honnestes dames +auxquelles il avait jadis donn des leons de _tango_. + +Un aprs-midi, comme les deux amis remontaient les Champs-lyses, ils +firent une rencontre particulirement intressante. Ce fut Argensola qui +aperut le premier, quelque distance, monsieur et madame Laurier +venant en sens inverse sur le mme trottoir. L'ingnieur, rtabli de ses +blessures, n'avait perdu qu'un oeil, et il avait t renvoy du front +son usine, rquisitionne par le gouvernement pour la fabrication des +obus. Il portait les galons de capitaine et avait sur la poitrine la +croix de la Lgion d'honneur. Argensola, qui n'avait rien ignor des +amours de Jules, craignit pour celui-ci l'motion de cette rencontre +inattendue, et il essaya de dtourner l'attention de son compagnon, de +l'carter du chemin que suivait le couple. Mais Jules, qui venait de +reconnatre les Laurier, comprit l'intention d'Argensola et lui dit avec +un sourire devenu tout coup srieux et mme un peu triste: + +--Tu ne veux pas que je la voie? Rassure-toi: nous sommes l'un et +l'autre en tat de nous rencontrer sans danger et sans honte. + +Lorsque les Laurier passrent ct de lui, Jules leur fit le salut +militaire. Laurier rpondit correctement par le salut militaire, tandis +que madame Laurier inclinait lgrement la tte, sans cesser de regarder +droit devant elle. Puis, aprs quelques minutes de silence, Jules reprit +d'une voix un peu rauque, mais ferme: + +--J'ai beaucoup aim cette femme et je l'aime encore. Je fais plus que +de l'aimer: je l'admire. Son mari est un hros, et elle a raison de le +prfrer moi. Je ne me pardonnerais pas d'avoir vol cette noble +victime de la guerre celle qu'il adorait et dont il mritait d'tre +ador. + +Peu aprs que Jules fut reparti pour le front, Luisa reut de sa soeur +Hlna une lettre arrive clandestinement de Berlin par l'intermdiaire +d'un consulat sud-amricain tabli en Suisse. + +Pauvre Hlna von Hartrott! La lettre, parvenue destination avec un +mois de retard, ne contenait que des nouvelles funbres et des paroles +de dsesprance. Deux de ses fils avaient t tus. L'un, Hermann, tout +jeune encore, avait succomb en territoire occup par les Allemands; sa +mre avait donc au moins la consolation de le savoir enterr au milieu +de ses compagnons d'armes, et, aprs la guerre, elle pourrait le ramener + Berlin et pleurer sur la tombe de cet enfant chri. Mais l'autre, le +capitaine Otto, avait pri sur le territoire tenu par les Franais, et +personne ne savait o; il serait donc impossible de retrouver ses restes +confondus parmi des milliers de cadavres, et la malheureuse mre +ignorerait ternellement l'endroit o se consumerait ce corps sorti de +ses entrailles. Un troisime fils avait t grivement bless en +Pologne. Les deux filles avaient perdu leurs fiancs. Quant Karl, il +continuait prsider des socits pangermanistes et faire des projets +d'entreprises colossales pour le temps qui suivrait la prochaine +victoire; mais il avait beaucoup vieilli. Le savant de la famille, +Julius, tait plus solide que jamais et travaillait fivreusement un +livre qui le couvrirait de gloire: c'tait un trait o il tablissait +thoriquement et pratiquement le compte des centaines de milliards que +l'Allemagne devrait exiger de l'Europe aprs la victoire dcisive, et o +il dressait la carte des rgions sur lesquelles il serait ncessaire +d'tendre la domination ou au moins l'influence germanique dans les cinq +parties du monde. La lettre d'Hlna se terminait par ce cri dsol: Tu +comprendras mon dsespoir, ma chre soeur. Nous tions si heureux! Que +Dieu chtie ceux qui ont dchan sur le monde tant de flaux! Notre +empereur est innocent de ce crime. Ses ennemis seuls sont coupables de +tout. + +De l'avenue Victor-Hugo, la bonne Luisa crut voir les pleurs verss +Berlin par la triste Hlna, et elle associa navement ses larmes +celles de sa soeur. D'abord Marcel, un peu choqu d'une compassion si +complaisante, ne dit rien: en dpit de la guerre, les deuils sur +lesquels s'attendrissait sa femme taient des deuils de famille, et il +admettait que les affections domestiques restassent dans une certaine +mesure trangres aux haines nationales. Mais Luisa qui, faute de +finesse, outrait parfois l'expression des plus naturels mois de son +me, finit par agacer si fort les nerfs de son poux qu'il se regimba +contre cette excessive sentimentalit. + +--Somme toute, dit-il un peu rudement, la guerre est la guerre, et, quoi +que prtende ta soeur, ce sont les Allemands qui ont commenc. Quant +moi, je m'intresse beaucoup plus Jules et ses compagnons d'armes +qu'aux Hartrott, aux incendiaires de Louvain et aux bombardeurs de +Reims. Si les fils d'Hlna ont t tus, tant pis pour eux. + +--Comme tu es dur! Comme tu manques de piti pour ceux qui succombent +cet abominable carnage! + +--Non, j'ai de la piti plein le coeur; mais je ne la rpands point +l'aveugle sur les innocents et sur les coupables. Le capitaine Otto et +ses frres appartenaient cette caste militaire qui, durant +quarante-quatre ans, avec une obstination muette et infatigable, a +prpar le plus norme forfait qui ait jamais ensanglant l'humanit. +Et tu voudrais que je m'apitoyasse sur eux parce qu'ils ont subi le +destin qu'ils prmditaient de faire subir aux autres? + +--Mais n'y a-t-il pas dans l'arme allemande, et mme parmi les +officiers, une multitude de jeunes gens qui ne se destinaient point la +carrire des armes, d'tudiants et de professeurs qui travaillaient en +paix dans les bibliothques et dans les laboratoires, et qu'aujourd'hui +la guerre fauche par milliers! Refuseras-tu ceux-l aussi toute +compassion? + +--Ah! oui, les universitaires! s'cria Marcel, se souvenant de quelques +conversations qu'il avait eues sur ce sujet avec Tchernoff. Des soldats +qui portent des livres dans leur sac et qui, aprs avoir fusill un lot +de villageois ou saccag une ferme, lisent des potes et des philosophes + la lueur des incendies! Enfls de science comme un crapaud de venin, +orgueilleux de leur prtendue intellectualit, ils se croient capables +de faire prvaloir les plus excrables erreurs par une dialectique aussi +lourde et aussi tortueuse que celle du moyen ge. Thse, antithse et +synthse! En jonglant avec ces trois mots, ils se font forts de +dmontrer qu'un fait accompli devient sacr par la seule raison du +succs, que la libert et la justice sont de romantiques illusions, que +le vrai bonheur pour les hommes est de vivre enrgiments la +prussienne, que l'Allemagne a le droit d'tre la matresse du monde, +_Deutschland ber alles!_ et que la Belgique est coupable de sa propre +ruine parce qu'elle s'est dfendue contre les malandrins qui la +violaient. Ces belliqueux sophistes ont contribu plus que n'importe qui + empoisonner l'me allemande. Le _Herr Professor_ s'est employ par +tous les moyens rveiller dans l'me teutonne les mauvais instincts +assoupis, et peut-tre sa responsabilit est-elle plus grave que celle +du _Herr Lieutenant_. Lorsque celui-ci poussait la guerre, il ne +faisait qu'obir ses instincts professionnels. L'autre, en vertu mme +de son ducation, de son instruction et de sa mission, aurait d se +faire l'aptre de la justice et de l'humanit, et au contraire il n'a +prch que la barbarie. Je lui prfre les Marocains froces, les +farouches Hindoustaniques, les ngres la mentalit enfantine. Ce n'est +point pour le _Herr Professor_ que Jsus a dit: Pardonnez-leur, mon +Dieu: car ils ne savent pas ce qu'ils font. + +--Mais, chez les Allemands comme chez nous, il y a aussi de pauvres gens +qui ne demandaient qu' vivre en paix, cultiver leur champ, +travailler dans leur atelier, lever honntement leur famille. + +--Je ne le nie pas et j'accorde volontiers ma commisration ces +soldats obscurs, ces simples d'esprit et de coeur. Mais ne t'imagine +pas que, mme dans la classe des paysans, des ouvriers de fabrique et +des commis de magasin tous les Boches mritent l'indulgence. Cette race +gloutonne, aux intestins dmesurment longs, fut toujours encline +voir dans la guerre un moyen de satisfaire ses apptits et l'exercer +comme une industrie plus profitable que les autres. L'histoire des +Germains n'est qu'une srie d'incursions dans les pays du Sud, +incursions qui n'avaient pas d'autre objet que de voler les biens des +populations tablies sur les rives tempres de la Mditerrane. Le +peuple germanique n'a que trop bien conserv ces traditions de +brigandage, et les Boches d'aujourd'hui ne sont ni moins cruels, ni +moins avides, ni moins pillards que les Boches d'autrefois. Si le +kronprinz, les princes et les gnraux dvalisent les muses, les +collections, les salons artistiques, l'homme du peuple, lui, fracture +les armoires des fermes, y agrippe l'argent et le linge de corps pour +les envoyer sa femme et ses mioches. Quand j'tais Villeblanche, +on m'a lu des lettres trouves dans les poches de prisonniers et de +morts allemands: c'tait un hideux mlange de cruaut sauvage et de +brutale convoitise. N'aie pas de piti pour les pantalons rouges, +crivaient les Gretchen leurs Wilhelm. Tue tout, mme les petits +enfants... Nous te remercions pour les souliers; mais notre fillette ne +peut pas les mettre: ils sont trop troits... Tche d'attraper une bonne +montre: cela me dispensera d'en acheter une notre an... Notre voisin +le capitaine a donn comme souvenir de la guerre son pouse un collier +de perles; mais toi, tu ne nous envoies que des choses insignifiantes. + +Et la bonne Luisa, ahurie par ce dbordement soudain d'loquence et de +textes justificatifs, se contenta de rpondre son mari par une +nouvelle crise de larmes. + + * * * * * + +Au commencement de l'automne, l'inquitude fut grande chez Lacour et +chez les Desnoyers: pendant quinze jours, ni le pre ni la fiance ne +reurent de Ren le moindre bout de lettre. Le snateur errait d'un +bureau l'autre dans les couloirs du ministre de la Guerre, pour +tcher d'obtenir des renseignements. Lorsque enfin il put en avoir, +l'inquitude se changea en consternation. Le sous-lieutenant +d'artillerie avait t grivement bless en Champagne; un projectile, +clatant sur sa batterie, avait tu plusieurs hommes et mutil +l'officier qui les commandait. + +Le malheureux pre, cessant de poser pour le grand homme et de radoter +sur ses glorieux anctres, versa sans vergogne des larmes sincres. +Quant Chichi, blme, tremblante, affole, elle rptait avec une +douloureuse obstination qu'elle voulait partir tout de suite, tout de +suite, pour aller voir son petit soldat, et Marcel eut beaucoup de +peine lui faire comprendre que cette visite tait absolument +impossible, puisqu'on ne savait pas encore quelle ambulance tait le +bless. + +Les actives dmarches du snateur firent que, quelques jours plus tard, +Ren fut ramen dans un hpital de Paris. Quel triste spectacle pour +ceux qui l'aimaient! Le sous-lieutenant tait dans un tat lamentable; +envelopp de bandages comme une momie gyptienne, il avait des blessures + la tte, au buste, aux jambes, et l'une de ses mains avait t +emporte par un clat d'obus. Cela ne l'empcha pas de sourire sa +mre, son pre, Chichi, Desnoyers, et de leur dire, d'une voix +faible, qu'aucune de ces blessures ne paraissait mortelle et qu'il tait +content d'avoir bien servi sa patrie. + +Au bout de six semaines, Ren entra en convalescence. Mais, lorsque +Marcel et Chichi le virent pour la premire fois debout et dbarrass de +ses bandages, ils prouvrent moins de joie que de compassion. Marcel +avait peine reconnatre en lui le garon d'une beaut dlicate et mme +un peu fminine auquel il avait promis sa fille; ce qu'il voyait, +c'tait un visage sillonn d'une demi-douzaine de cicatrices violaces, +une manche o l'avant-bras manquait, une jambe encore raide qui tardait + recouvrer sa flexibilit et qui ne permettait au convalescent de +marcher qu'avec l'aide d'une bquille. Mais Chichi, aprs un sursaut de +surprise qu'elle n'avait point russi rprimer, eut assez de force sur +elle-mme pour ne montrer que de l'allgresse. Avec la gnrosit de sa +nature primesautire, elle avait pris soudain le bon parti, +c'est--dire le parti de l'amour fidle et du noble dvouement. Si son +petit soldat avait t maltrait par la guerre, c'tait une raison de +plus pour qu'elle l'entourt d'une tendresse consolatrice et +protectrice. + +Ds que Ren fut autoris sortir de l'hpital, Chichi voulut +l'accompagner avec sa mre la promenade. Si, quand ils traversaient +une rue, un chauffeur ou un cocher ne retenaient pas leur voiture pour +laisser passer l'infirme, elle leur jetait un regard furibond et les +traitait mentalement d'embusqus. Elle palpitait de satisfaction et +d'orgueil lorsqu'elle changeait un salut avec des amies, et ses yeux +leur disaient: Oui, c'est mon fianc, un hros! Elle ne pouvait +s'empcher de jeter de temps autre un coup d'oeil oblique sur la croix +de guerre et sur l'uniforme de son compagnon. Elle tenait +essentiellement ce que cet uniforme, dfrachi et tach par le service +du front, ne ft remplac par un autre que le plus tard possible: car le +vieil uniforme tait un certificat de valeur guerrire, tandis que +l'uniforme neuf aurait pu suggrer aux passants l'ide d'un emploi dans +les bureaux. Non, non; cette croix-l, son petit soldat ne l'avait pas +gagne au ministre de la Guerre! + +--Appuie-toi sur moi! rptait-elle tout moment. + +Ren se servait encore d'une canne, mais il commenait marcher sans +difficult. Elle n'en exigeait pas moins qu'il lui donnt le bras. Elle +avait un perptuel besoin de le soigner, de l'aider comme un enfant, et +elle tait presque fche de le voir se rtablir si vite. + +Lorsqu'il n'eut plus besoin de canne pour marcher, Desnoyers et le +snateur jugrent que le moment tait venu de donner ce gracieux roman +le dnouement naturel. Pourquoi retarder plus longtemps les noces? La +guerre n'tait pas un obstacle, et il semblait mme qu'elle rendt les +mariages plus nombreux. + +Eu gard aux circonstances, les crmonies nuptiales s'accomplirent dans +l'intimit, en prsence d'une douzaine de parents et d'amis. Ce n'tait +pas prcisment ce que Marcel avait rv pour sa fille; il aurait +prfr des noces magnifiques, dont les journaux auraient longuement +parl; mais, en somme, il n'avait pas lieu de se plaindre. Chichi tait +heureuse; elle avait pour mari un homme de coeur et pour beau-pre un +personnage influent qui saurait assurer l'avenir de ses enfants et de +ses petits-enfants. Au surplus, les affaires allaient merveille et +jamais les produits argentins ne s'taient vendus un prix aussi lev +que depuis la guerre. Il n'y avait donc aucune raison pour se plaindre, +et le millionnaire avait retrouv presque tout son optimisme. + +Marcel venait de passer l'aprs-midi l'atelier, o il avait eu le +plaisir de causer avec Argensola des bonnes nouvelles que les journaux +publiaient depuis plusieurs jours. Les Franais avaient commenc en +Champagne une offensive qui leur avait valu une forte avance et beaucoup +de prisonniers. Sans doute ces succs avaient d coter de lourdes +pertes en hommes; mais cela ne donnait aucun souci Marcel, parce qu'il +tait persuad que Jules ne se trouvait pas sur cette partie du front. +La veille, il avait reu de son fils une lettre rassurante crite huit +ou dix jours auparavant; car presque toutes les lettres arrivaient alors +avec un long retard. Le sous-lieutenant s'y montrait de bonne et +vaillante humeur; il tait dj propos pour les deux galons d'or, et +son nom figurait au tableau de la Lgion d'honneur. + +--Je vous l'avais bien dit! rptait Argensola. Vous serez le pre d'un +gnral de vingt-cinq ans, comme au temps de la Rvolution. + +Lorsqu'il rentra chez lui, un domestique lui dit que, en l'absence de +Luisa, M. Lacour et M. Ren l'attendaient seuls au salon. Ds le premier +coup d'oeil, l'attitude solennelle et la mine lugubre des visiteurs +l'avertirent qu'ils taient venus pour une communication pnible. + +--Eh bien? leur demanda-t-il d'une voix subitement altre par +l'angoisse. + +--Mon pauvre ami... + +Ce mot suffit pour que le pre devint le cruel message qu'ils lui +apportaient. + +--O mon fils!... balbutia-t-il en s'affaissant dans un fauteuil. + +Le snateur venait d'apprendre la funeste nouvelle au ministre de la +Guerre. Jules avait t tu ds le dbut de l'offensive, prs d'un +village dont le rapport officiel donnait le nom; et ce rapport +spcifiait que le sous-lieutenant avait t enterr par ses camarades +dans un de ces cimetires improviss qui se forment sur les champs de +bataille. + +La mort de Jules fut un coup terrible pour les Desnoyers. Le snateur +usa de tout son crdit pour leur procurer au moins la triste consolation +de rechercher la tombe de leur fils et de pleurer sur la terre qui +recouvrait la chre dpouille. Avant d'obtenir du grand tat-major +l'autorisation ncessaire, il dut multiplier les dmarches, forcer de +nombreux obstacles; mais il insista avec tant d'opinitret et mit en +mouvement de si puissantes influences qu'il finit par atteindre son but. +Le ministre donna ordre de mettre la disposition de la famille +Desnoyers une automobile militaire et de la faire accompagner par un +sous-officier qui, ayant appartenu la compagnie de Jules et ayant +assist au combat o celui-ci avait t tu, russirait probablement +retrouver la tombe. Lacour, retenu Paris par ses devoirs d'homme +politique,--il ne pouvait se dispenser d'assister une importante +sance o l'on craignait que le ministre ft mis en minorit,--eut le +regret de ne pas accompagner ses amis dans leur triste plerinage. + +L'automobile avanait lentement, sous le ciel livide d'une matine +d'hiver. De tous cts, dans le lointain de la campagne grise, on +apercevait des palpitations de choses blanches runies par grands ou par +petits groupes, et qui auraient voqu l'ide d'normes papillons +voletant par bandes sur la campagne, si la rigueur de la saison n'avait +rendu cette hypothse impossible. A mesure que l'on approchait, ces +palpitations blanches semblaient se colorer de teintes nouvelles, se +tacher de rouge et de bleu. C'taient de petits drapeaux qui, par +centaines, par milliers, frmissaient au souffle du vent glacial. La +pluie en avait dlav les couleurs; l'humidit en avait rong les bords; +de quelques-uns il ne restait que la hampe, laquelle pendillait un +lambeau d'toffe. Chaque drapeau abritait une petite croix de bois, +tantt peinte en noir, tantt brute, tantt forme simplement de deux +btons. + +--Que de morts! soupira Marcel en promenant ses regards sur la sinistre +ncropole. + +Marcel, Luisa et Chichi taient en grand deuil. Ren, qui accompagnait +sa femme, portait encore l'uniforme de l'arme active; malgr ses +blessures, il n'avait pas voulu quitter le service, et il avait t +attach une fabrique de munitions jusqu' la fin de la guerre. + +Ren avait sur ses genoux la carte du champ de bataille et posait des +questions au sous-officier. Celui-ci ne reconnaissait pas bien les lieux +o s'tait livr le combat: il avait vu ce terrain boulevers par des +rafales d'obus et couvert d'hommes; la solitude et le silence le +dsorientaient. + +L'automobile avana entre les groupes pars des spultures, d'abord par +le grand chemin uni et jauntre, puis par des chemins transversaux qui +n'taient que de tortueuses fondrires, des bourbiers aux ornires +profondes, o la voiture sautait rudement sur ses ressorts. + +--Que de morts! rpta Chichi en considrant la multitude des croix qui +dfilaient droite et gauche. + +Luisa, les yeux baisss, grenait son chapelet et murmurait +machinalement: + +--Ayez piti d'eux, Seigneur! Ayez piti d'eux, Seigneur! + +Ils taient arrivs l'endroit o avait eu lieu le plus terrible de la +bataille, la lutte la mode antique, le corps corps hors des +tranches, la mle farouche o l'on se bat avec la baonnette, avec la +crosse du fusil, avec le couteau, avec les poings, avec les dents. Le +guide commenait se reconnatre, indiquait diffrents points de +l'horizon. L-bas taient les tirailleurs africains; un peu plus loin, +les chasseurs; l'infanterie de ligne avait charg des deux cts du +chemin, et toutes ces fosses taient les siennes. L'automobile fit +halte, et Ren descendit pour lire les inscriptions des croix. + +La plupart des spultures contenaient plusieurs morts, dont les kpis ou +les casques taient accrochs aux bras de la croix, et ces effets +militaires commenaient se pourrir ou se rouiller. Sur quelques-unes +des spultures, des couronnes, mises l par pit, noircissaient et se +dfaisaient. Presque partout le nombre des corps inhums avait t +indiqu par un chiffre sur le bois de la croix, et tantt ce chiffre +apparaissait nettement, tantt il tait dj peu lisible, quelquefois il +tait tout fait effac. De tous ces hommes disparus en pleine jeunesse +rien ne survivrait, pas mme un nom sur un tombeau. La seule chose qui +resterait d'eux, ce serait le souvenir qui, le soir, ferait soupirer +quelque vieille paysanne conduisant sa vache sur un chemin de France, ou +celui d'une pauvre veuve qui, l'heure o ses petits enfants +reviendraient de l'cole, vtus de blouses noires, n'aurait leur +donner qu'un morceau de pain sec et penserait au pre dont ils auraient +peut-tre oubli dj le visage. + +--Ayez piti d'eux, Seigneur! continuait murmurer Luisa. Ayez piti de +leurs mres, de leurs femmes veuves, de leurs enfants orphelins! + +Il y avait aussi, relgues un peu l'cart, de longues, trs longues +fosses sans drapeaux et sans couronnes, avec une simple croix qui +portait un criteau. Elles taient entoures d'une clture de piquets, +et la terre du monticule tait blanchie par la chaux qui s'y tait +mlange. On lisait sur l'criteau des chiffres d'un effrayant +laconisme: 200... 300... 400... Ces chiffres dconcertaient +l'imagination qui rpugnait se reprsenter les files superposes des +cadavres couchs par centaines dans l'norme trou, avec leurs vtements +en lambeaux, leurs courroies rompues, leurs casques bossels, leurs +bottes terreuses: horrible masse de chairs liqufies par la +dcomposition cadavrique, et o les yeux vitreux, les bouches +grimaantes, les coeurs teints se fondaient dans une mme fange. Et +pourtant, cette ide, Marcel ne put s'empcher d'prouver une sorte de +joie froce: son fils tait mort, mais il avait t bien veng! + +Sur les indications du guide, l'automobile avana encore un peu et prit + travers champs pour gagner un certain groupe de tombes. Sans aucun +doute, c'tait l que le rgiment de Jules s'tait battu. Les +pneumatiques s'enfonaient dans la glbe et aplatissaient les sillons +ouverts par la charrue; car le travail de l'homme avait recommenc sur +ces charniers o les labours s'tendaient ct des fosses et o la +vgtation naissante annonait le printemps prochain. Dj les herbes et +les broussailles se couvraient de boutons gonfls de sve, et, sous les +premires caresses du soleil, les pointes vertes des bls annonaient +qu'en dpit des haines et des massacres la nature nourricire continuait + laborer pour les hommes les inpuisables ressources de la vie. + +--Nous y sommes, dit le guide. + +Alors Marcel, Luisa et Chichi mirent aussi pied terre, et la promenade +funbre commena entre les tombes. Ren et le sous-officier allaient +devant, dchiffraient les inscriptions, s'arrtaient un moment devant +celles qui taient difficiles lire, puis continuaient leurs +recherches. Chichi marchait quelques pas derrire eux, taciturne et +sombre. Marcel et Luisa les suivaient de loin, pniblement, les pieds +lourds de terre molle, les jambes flageolantes, le coeur serr. + +Une demi-heure s'coula sans que l'on trouvt rien. Toujours des noms +inconnus, des croix anonymes, des inscriptions qui indiquaient les +chiffres d'autres rgiments. Les deux vieillards ne tenaient plus debout +et commenaient dsesprer de retrouver la tombe de leur fils. Ce fut +Chichi qui tout coup poussa un cri: + +--La voil! + +Ils se runirent devant un monceau de terre qui avait vaguement la forme +d'un cercueil et qui commenait se couvrir d'herbe. Il y avait au +chevet une croix sur laquelle un compagnon d'armes avait grav avec la +pointe de son couteau le nom de Desnoyers, puis, en abrg, le grade, +le rgiment et la compagnie. + +Luisa et Chichi s'taient agenouilles sur le sol humide et +sanglotaient. Le pre regardait fixement, avec une sorte de stupeur, la +croix et le monceau de terre. Ren et le sous-officier se taisaient, la +tte basse. Ils avaient tous l'esprit hant de questions sinistres, en +songeant ce cadavre que la glbe recouvrait de son mystre. Jules +tait-il tomb foudroy? Avait-il rendu l'me dans la srnit de +l'inconscience? Avait-il au contraire endur la torture du bless qui +meurt lentement de soif, de faim et de froid, et qui, dans une agonie +lucide, sent la mort gagner peu peu sa tte et son coeur? Le coup fatal +avait-il respect la beaut de ce jeune corps, et la balle meurtrire +n'y avait-elle fait qu'un trou presque imperceptible, au front, la +poitrine? Ou le projectile avait-il horriblement ravag ces chairs +saines et mis en lambeaux cet organisme vigoureux? Questions qui +resteraient ternellement sans rponse. Jamais ceux qui l'avaient aim +n'auraient la douloureuse consolation de connatre les circonstances de +sa mort. + +Chichi se releva, s'en alla sans rien dire vers l'automobile, revint +avec une couronne et une gerbe de fleurs. Elle suspendit la couronne +la croix, mit un bouquet au chevet de la tombe, sema la surface du +tertre les ptales des roses qu'elle effeuillait gravement, +solennellement, comme si elle accomplissait un rite religieux. + +Cela fait, Marcel et Luisa, prcds par le sous-officier, s'en +retournrent silencieusement vers l'automobile, tandis que Chichi et +Ren s'attardaient encore quelques minutes prs de la tombe. + +Les vieux poux, accabls, marchaient au flanc l'un de l'autre; mais +leurs penses muettes suivaient des voies diffrentes. + +Luisa, mue par la bont naturelle de son coeur et par les mystiques +enseignements de la charit chrtienne, se dtachait peu peu de la +contemplation de sa propre douleur pour compatir la douleur d'autrui. +Elle s'imaginait voir par del les lignes ennemies sa soeur Hlna +cheminant aussi parmi des tombes, dchiffrant sur l'une d'elles le nom +d'un fils chri, et sanglotant plus dsesprment encore l'ide d'un +autre fils dont elle ne connatrait jamais la spulture. Partout, hlas! +les douleurs humaines taient les mmes, et la cruelle galit dans la +souffrance donnait tous un droit gal au pardon. + +Marcel, au contraire, en homme d'action qui la vie a enseign que +chacun porte ici-bas la responsabilit de ses fautes, songeait +l'invitable chtiment des criminels qui avaient ramen dans le monde la +Bte apocalyptique et ouvert la carrire aux horribles cavaliers par +lesquels Tchernoff se plaisait symboliser les flaux de la guerre. Ce +chtiment, Marcel tait trop g peut-tre pour avoir la profonde +satisfaction d'en tre tmoin; la mort de son fils avait brusquement +fait de lui un vieillard, et il pressentait qu'il n'avait plus que +quelques mois vivre; mais il n'en tait pas moins convaincu que tt ou +tard justice serait faite, et faite sans misricorde. L'indulgence +l'gard de ceux qui ont voulu dlibrment le mal est une complicit. +Celui qui pardonne l'assassin trahit la victime. Il est bon que la +guerre dvore ses enfants, et, quand on a tir l'pe, on doit prir par +l'pe. + +En arrire, pendant que Ren attachait la croix le bouquet et la +couronne, Chichi tait monte sur un tas de terre qui renfermait +peut-tre des cadavres, et, debout, les sourcils froncs, en comprimant +de ses deux mains l'envole de ses jupes agites par la bise, elle +contemplait la vaste ncropole. Le souvenir de son frre Jules avait +pass au second plan dans sa mmoire, et l'aspect de ce champ de mort la +faisait surtout penser aux vivants. Ses yeux se fixrent sur Ren. +Peut-tre songeait-elle que son mari n'avait pas t expos un moindre +pril que son frre, et que c'tait pour elle un bonheur quasi +miraculeux de l'avoir encore sauf et robuste malgr les cicatrices et +les mutilations. + +--Et dire, mon pauvre petit, pronona-t-elle enfin haute voix, qu'en +ce moment tu pourrais tre sous terre, comme tant d'autres malheureux! + +Ren la regarda, sourit mlancoliquement. Oui, ce qu'elle venait de dire +tait vrai; mais la destine s'tait montre clmente pour lui, +puisqu'elle l'avait conserv la tendresse d'une jeune femme gnreuse +qui tait fire du mari mutil et qui le trouvait plus beau avec ses +cicatrices. + +--Viens! ajouta Chichi imprieusement. J'ai quelque chose te dire. + +Il monta prs d'elle sur le tas de terre. Et alors, comme si, au milieu +de ce champ funbre, elle sentait mieux la joie triomphante de la vie, +elle lui jeta les bras autour du cou, l'treignit contre son sein qui +exhalait un chaud parfum d'amour, lui imprima sur la bouche un baiser +qui mordait. Et ses jupes, libres au vent, moulrent la courbe superbe +de sa taille o se dessinaient dj les rondeurs de la maternit. + +FIN + + + + + +TABLE + + +I.--DE BUENOS-AIRES A PARIS 1 + +II.--LA FAMILLE DESNOYERS 35 + +III.--LE COUSIN DE BERLIN 75 + +IV.--OU APPARAISSENT LES QUATRE CAVALIERS 104 + +V.--PERPLEXITS ET DSARROI 129 + +VI.--EN RETRAITE 172 + +VII.--PRS DE LA GROTTE SACRE 196 + +VIII.--L'INVASION 222 + +IX.--LA RECULADE 269 + +X.--APRS LA MARNE 295 + +XI.--LA GUERRE 317 + +XII.--GLORIEUSES VICTIMES 348 + + * * * * * + +671-17.--Coulommiers. Imp. PAUL BRODARD.--7-18. + +7157-9-17. + + * * * * * + +NOTES: + +[A] _Los cuatro jinetes del Apocalipsis, novela,_ par Vicente Blasco +Ibez; Prometeo, Sociedad editorial, Germanias, Valencia, [1916].--La +prsente traduction est plus courte que l'original. Les coupures et les +remaniements ont t approuvs par l'auteur.--G. H. + +[B] En vertu de la lgislation argentine, Jules Desnoyers, n en +Argentine de Marcel Desnoyers, colon franais, tait Argentin par le +seul fait de sa naissance.--G. H. + +[C] Nom qu'on donne dans l'Amrique du Sud aux domaines ruraux.--G. H. + +[D] Airs de danse.--G. H. + +[E] Pice de monnaie qui vaut cinq francs.--G. H. + +[F] Ferme o l'on fait l'levage.--G. H. + +[G] Prire de ne pas piller. Ce sont des personnes bienveillantes. + +[H] Quoique de nationalit argentine, Jules a pu s'engager dans un +rgiment franais en raison de la nationalit franaise de son pre.--G. +H. + + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Les quatre cavaliers de l'apocalypse, by +Vicente Blasco Ibez and G. Hrelle + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES QUATRE CAVALIERS *** + +***** This file should be named 39492-8.txt or 39492-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/9/4/9/39492/ + +Produced by Chuck Greif and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was +produced from images generously made available by The +Internet Archive) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. 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Hrelle + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Les quatre cavaliers de l'apocalypse + +Author: Vicente Blasco Ibez + +Translator: G. Hrelle + +Release Date: April 20, 2012 [EBook #39492] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES QUATRE CAVALIERS *** + + + + +Produced by Chuck Greif and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was +produced from images generously made available by The +Internet Archive) + + + + + + +</pre> + +<hr class="full" /> + +<p class="figcenter"> +<img src="images/cover.jpg" width="328" height="550" alt="" title="" /> +</p> + +<h1>LES QUATRE CAVALIERS<br /><br /> +DE<br /><br /> +L'APOCALYPSE</h1> + +<p> </p> +<p> </p> + +<p class="cb">CALMANN-LVY, DITEURS</p> + +<table border="0" cellpadding="2" cellspacing="0" summary=""> +<tr><td align="center" colspan="2">DU MME AUTEUR</td></tr> +<tr><td align="center" colspan="2">Format in-18.</td></tr> +<tr><td>ARNES SANGLANTES</td><td align="left">1</td><td align="left">Vol.</td></tr> +<tr><td>FLEUR DE MAI</td><td align="left">1</td><td align="left">—</td></tr> +<tr><td>DANS L'OMBRE DE LA CATHDRALE</td><td align="left">1</td><td align="left">—</td></tr> +<tr><td>TERRES MAUDITES</td><td align="left">1</td><td align="left">—</td></tr> +<tr><td>LA HORDE</td><td align="left">1</td><td align="left">—</td></tr> +</table> + +<p class="c">Droits de reproduction et de traduction rservs pour tous les pays y +compris la Russie.</p> + +<p class="c">Copyright, 1917, by C<small>ALMANN</small>-L<small>VY</small>.</p> + +<p class="c">671-17.—Coulommiers. Imp. P<small>AUL</small> BRODARD.—7-18</p> + +<p> </p> +<p> </p> + +<p class="cb"><big>V. BLASCO-IBEZ</big></p> + +<h1>LES<br /> + +<big>QUATRE CAVALIERS</big><br /> + +<small><small>DE</small><br /> + +L ' A P O C A L Y P S E<br /> + +<small><small>ROMAN TRADUIT DE L'ESPAGNOL</small></small><br /> + +<small>PAR</small><br /> + +G. HRELLE</small></h1> + +<p> </p> + +<p class="figcenter"><img src="images/colophon.png" width="125" height="76" alt="colophon" title="colophon" /></p> + +<p> </p> + +<p class="cb">PARIS<br /> +CALMANN-LVY, DITEURS<br /> +3, RUE AUBER, 3<br /> +<br /><br /><br /> +<i>Il a t lir de cet ouvrage</i><br /> + +<small>VINGT-CINQ EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE</small><br /> + +<i>tous numrots.</i></p> + +<p> </p> + +<table border="3" cellpadding="10" cellspacing="0" summary=""> +<tr><td align="center"><a href="#TABLE"><b>TABLE</b></a></td></tr> +</table> + +<p> <a name="page_001" id="page_001"></a></p> + +<h1>LES QUATRE CAVALIERS<br /> +DE L'APOCALYPSE<a name="FNanchor_A_1" id="FNanchor_A_1"></a><a href="#Footnote_A_1" class="fnanchor"><small>[A]</small></a></h1> + +<h2><a name="I" id="I"></a>I<br /><br /> +<small>DE BUENOS-AIRES A PARIS</small></h2> + +<p>Le 7 juillet 1914, Jules Desnoyers, le jeune peintre d'mes, comme on +l'appelait dans les salons cosmopolites du quartier de +l'toile,—beaucoup plus clbre toutefois pour la grce avec laquelle +il dansait le <i>tango</i> que pour la sret de son dessin et pour la +richesse de sa palette,—s'embarqua Buenos-Aires sur le <i>Kœnig +Frederic-August</i>, paquebot de Hambourg, afin de rentrer Paris.</p> + +<p>Lorsque le paquebot s'loigna de la terre, le monde tait parfaitement +tranquille. Au Mexique, il est vrai,<a name="page_002" id="page_002"></a> les blancs et les mtis +s'exterminaient entre eux, pour empcher les gens de s'imaginer que +l'homme est un animal dont la paix dtruit les instincts combatifs. Mais +sur tout le reste de la plante les peuples montraient une sagesse +exemplaire. Dans le transatlantique mme, les passagers, de nationalits +trs diverses, formaient un petit monde qui avait l'air d'tre un +fragment de la civilisation future offert comme chantillon l'poque +prsente, une bauche de cette socit idale o il n'y aurait plus ni +frontires, ni antagonismes de races.</p> + +<p>Un matin, la musique du bord, qui, chaque dimanche, faisait entendre le +<i>choral</i> de Luther, veilla les dormeurs des cabines de premire classe +par la plus inattendue des aubades. Jules Desnoyers se frotta les yeux, +croyant vivre encore dans les hallucinations du rve. Les cuivres +allemands mugissaient la <i>Marseillaise</i> dans les couloirs et sur les +ponts. Le garon de cabine, souriant de la surprise du jeune homme, lui +expliqua cette trange chose. C'tait le 14 juillet, et les paquebots +allemands avaient coutume de clbrer comme des ftes allemandes les +grandes ftes de toutes les nations qui fournissaient du fret et des +passagers. La rpublique la plus insignifiante voyait le navire pavois +en son honneur. Les capitaines mettaient un soin scrupuleux accomplir +les rites de cette religion du pavillon et de la commmoration +historique. Au surplus, c'tait<a name="page_003" id="page_003"></a> une distraction qui aidait les +passagers tromper l'ennui de la traverse et qui servait la +propagande germanique.</p> + +<p>Tandis que les musiciens promenaient aux divers tages du navire une +<i>Marseillaise</i> galopante, suante et mal peigne, les groupes les plus +matineux commentaient l'vnement.</p> + +<p>—Quelle dlicate attention, disaient les dames sud-amricaines. Ces +Allemands ne sont pas aussi vulgaires qu'ils le paraissent. Et il y a +des gens qui croient que l'Allemagne et la France vont se battre!</p> + +<p>Ce jour-l, les Franais peu nombreux qui se trouvaient sur le paquebot +grandirent dmesurment dans la considration des autres voyageurs. Ils +n'taient que trois: un vieux joaillier qui revenait de visiter ses +succursales d'Amrique, et deux demoiselles qui faisaient la commission +pour des magasins de la rue de la Paix, vestales aux yeux gais et au nez +retrouss, qui se tenaient distance et qui ne se permettaient jamais +la moindre familiarit avec les autres passagers, beaucoup moins bien +levs qu'elles. Le soir, il y eut un dner de gala. Au fond de la salle + manger, le drapeau franais et celui de l'empire formaient une +magnifique et absurde dcoration. Tous les Allemands avaient endoss le +frac, et les femmes exhibaient la blancheur de leurs paules. Les +livres des domestiques taient celles des grandes ftes. Au dessert, un +couteau carillonna sur un verre,<a name="page_004" id="page_004"></a> et il se fit un profond silence: le +commandant allait parler. Ce brave marin, qui joignait ses fonctions +nautiques l'obligation de prononcer des harangues aux banquets et +d'ouvrir les bals avec la dame la plus respectable du bord, se mit +dbiter un chapelet de paroles qui ressemblaient des grincements de +portes. Jules, qui savait un peu d'allemand, saisit au vol quelques +bribes de ce discours. L'orateur rptait chaque instant les mots +paix et amis. Un Allemand courtier de commerce, assis table prs +du peintre, s'offrit celui-ci comme interprte, avec l'obsquiosit +habituelle des gens qui vivent de rclame, et il donna son voisin des +explications plus prcises.</p> + +<p>—Le commandant demande Dieu de maintenir la paix entre l'Allemagne et +la France, et il espre que les relations des deux peuples deviendront +de plus en plus amicales.</p> + +<p>Un autre orateur se leva, toujours la table que prsidait le marin. +C'tait le plus considrable des passagers allemands, un riche +industriel de Dusseldorff, nomm Erckmann, qui faisait de grosses +affaires avec la Rpublique Argentine. Jamais on ne l'appelait par son +nom. Il avait le titre de Conseiller de Commerce, et, pour ses +compatriotes, il tait <i>Herr Commerzienrath,</i> comme son pouse tait +<i>Frau Rath.</i> Mais ses intimes l'appelaient aussi le Capitaine: car il +commandait une compagnie<a name="page_005" id="page_005"></a> de <i>landsturm.</i> Erckmann se montrait beaucoup +plus fier encore du second titre que du premier, et, ds le dbut de la +traverse, il avait eu soin d'en informer tout le monde. Tandis qu'il +parlait, le peintre examinait cette petite tte et cette robuste +poitrine qui donnaient au Conseiller de Commerce quelque ressemblance +avec un dogue de combat; il imaginait le haut col d'uniforme comprimant +cette nuque rouge et faisant saillir un double bourrelet de graisse; il +souriait de ces moustaches cires dont les pointes se dressaient d'un +air menaant. Le Conseiller avait une voix sche et tranchante qui +semblait assner les paroles: c'tait sans doute de ce ton que +l'empereur dbitait ses harangues. Par instinctive imitation des +traneurs de sabre, ce bourgeois belliqueux ramenait son bras droit vers +sa hanche, comme pour appuyer sa main sur la garde d'une pe invisible.</p> + +<p>Aux premires paroles, malgr la fire attitude et le ton impratif de +l'orateur, tous les Allemands clatrent de rire, en hommes qui savent +apprcier la condescendance d'un <i>Herr Commerzienrath</i> lorsqu'il daigne +divertir par des plaisanteries les personnes auxquelles il s'adresse.</p> + +<p>—Il dit des choses trs amusantes, expliqua encore l'interprte voix +basse. Toutefois, ces choses n'ont rien de blessant pour les Franais.</p> + +<p>Mais bientt les auditeurs tudesques cessrent de<a name="page_006" id="page_006"></a> rire: le +<i>Commerzienrath</i> avait abandonn la grandiose et lourde ironie de son +exorde et dveloppait la partie srieuse de son discours. Selon lui, les +Franais taient de grands enfants, gais, spirituels, incapables de +prvoyance. Ah! s'ils finissaient par s'entendre avec l'Allemagne! si, +au bord de la Seine, on consentait oublier les rancunes du pass!...</p> + +<p>Et le discours devint de plus en plus grave, prit un caractre +politique.</p> + +<p>—Il dit, monsieur, chuchota de nouveau l'interprte l'oreille de +Jules, qu'il souhaite que la France soit trs grande et qu'un jour les +Allemands et les Franais marchent ensemble contre un ennemi commun... +contre un ennemi commun...</p> + +<p>Aprs la proraison, le conseiller-capitaine leva son verre en l'honneur +de la France.</p> + +<p>—<i>Hoch!</i> s'cria-t-il, comme s'il commandait une volution ses +soldats de la rserve.</p> + +<p>Il poussa ce cri trois reprises, et toute la masse germanique, debout, +rpondit par un <i>Hoch!</i> qui ressemblait un rugissement, tandis que la +musique, installe dans le vestibule de la salle manger, attaquait la +<i>Marseillaise</i>.</p> + +<p>Jules tait de nationalit argentine<a name="FNanchor_B_2" id="FNanchor_B_2"></a><a href="#Footnote_B_2" class="fnanchor">[B]</a>, mais il portait un nom +franais, avait du sang franais dans les<a name="page_007" id="page_007"></a> veines. Il fut donc mu; un +frisson d'enthousiasme lui monta dans le dos, ses yeux se mouillrent, +et, lorsqu'il but son champagne, il lui sembla qu'il buvait en mme +temps quelques larmes. Oui, ce que faisaient ces gens qui, d'ordinaire, +lui paraissaient si ridicules et si plats, mritait d'tre approuv. Les +sujets du kaiser ftant la grande date de la Rvolution! Il se persuada +qu'il assistait un mmorable vnement historique.</p> + +<p>—C'est trs bien, trs bien! dit-il d'autres Sud-Amricains qui +taient ses voisins de table. Il faut reconnatre qu'aujourd'hui +l'Allemagne a t vraiment courtoise.</p> + +<p>Le jeune homme passa le reste de la soire au fumoir, o l'attirait la +prsence de madame la Conseillre. Le capitaine de <i>landsturm</i> jouait un +poker avec quelques compatriotes qui lui taient infrieurs dans la +hirarchie des dignits et des richesses. Son pouse se tenait auprs de +lui, suivant de l'œil le va-et-vient des domestiques chargs de bocks, +mais sans oser prendre sa part dans cette norme consommation de bire: +elle avait des prtentions l'lgance et elle craignait beaucoup +d'engraisser. C'tait une Allemande la moderne, qui ne reconnaissait +son pays d'autre dfaut que la lourdeur des femmes et qui combattait en +sa propre personne ce danger national par toute sorte de rgimes +alimentaires. Les repas taient pour elle un supplice. Sa maigreur,<a name="page_008" id="page_008"></a> +obtenue et maintenue force de volont, rendait plus apparente la +robustesse de sa constitution, la grosseur de son ossature, ses +mchoires puissantes, ses dents larges, saines, splendides: des dents +qui suggraient au peintre l'irrvrencieuse tentation de la comparer +mentalement la silhouette sche et dgingande d'une jument de course. +Elle est mince, se disait-il en l'observant du coin de l'œil, et +cependant elle est norme. Le mari, lui, admirait l'lgance de sa +Bertha, toujours vtue d'toffes dont les couleurs indfinissables +faisaient penser l'art persan et aux miniatures des manuscrits +mdivaux; mais il dplorait qu'elle ne lui et pas donn d'enfants, et +il regardait presque cette strilit comme un crime de haute trahison. +La patrie allemande tait fire de la fcondit de ses femmes, et le +kaiser, avec ses hyperboles d'artiste, avait pos en principe que la +vritable beaut allemande doit avoir un mtre cinquante centimtres de +ceinture.</p> + +<p>Madame la Conseillre rservait volontiers Jules Desnoyers un sige +auprs du sien: car elle le tenait pour l'homme le plus distingu de +tous les passagers. Le peintre tait de taille moyenne, et son front +brun se dessinait comme un triangle sous deux bandeaux de cheveux noirs, +lisses, lustrs comme des planches de laque: prcisment le contraire +des hommes qui entouraient madame la Conseillre. Au surplus, il +habitait Paris, la ville qu'elle n'avait pas<a name="page_009" id="page_009"></a> vue encore, quoiqu'elle +et fait maints voyages dans les deux hmisphres.</p> + +<p>—Ah! Paris, Paris! soupirait-elle en ouvrant de grands yeux et en +allongeant les lvres. Comme j'aimerais y passer une saison!</p> + +<p>Et, pour qu'il lui racontt la vie de Paris, elle se permettait +certaines confidences sur les plaisirs de Berlin, mais avec une modestie +rougissante, en admettant d'avance qu'il y a beaucoup mieux dans le +monde et qu'elle avait grande envie de connatre ce mieux-l.</p> + +<p><i>Herr Commerzienrath</i> continuait entre amis son speech du dessert, et +ses auditeurs taient de leurs lvres des cigares colossaux pour lancer +des grognements d'approbation. La prsence de Jules les avait mis tous +d'aimable humeur; ils savaient que son pre tait Franais, et cela +suffisait pour qu'ils l'accueillissent comme s'il arrivait directement +du Quai d'Orsay et reprsentait la plus haute diplomatie de la +Rpublique. Pour eux, c'tait la France qui venait fraterniser avec +l'Allemagne.</p> + +<p>—Quant nous, dclara le <i>Commerzienrath</i> en regardant fixement le +peintre comme s'il attendait de lui une dclaration solennelle, nous +dsirons vivre en parfaite amiti avec la France.</p> + +<p>Jules approuva. Par le fait, il jugeait bon que les nations fussent +amies les unes des autres, et il ne voyait aucun inconvnient ce +qu'elles affirmassent<a name="page_010" id="page_010"></a> cette amiti, chaque fois que l'occasion s'en +prsentait.</p> + +<p>—Malheureusement, reprit l'industriel sur un ton plaintif, la France se +montre hargneuse avec nous. Il y a des annes que notre empereur lui +tend la main avec une noble loyaut, et elle feint de ne pas s'en +apercevoir. Vous reconnatrez que cela n'est pas correct.</p> + +<p>Jules ne s'occupait jamais de politique, et cette conversation trop +austre commenait l'ennuyer. Pour y mettre un peu de piquant, il eut +la fantaisie de rpondre:</p> + +<p>—Avant de prtendre l'amiti des Franais, peut-tre feriez-vous bien +de leur rendre ce que vous leur avez pris.</p> + +<p>A ces mots il se fit un silence de stupfaction, comme si l'on et sonn +sur le transatlantique la cloche d'alarme. Plusieurs, qui portaient le +cigare leurs lvres, demeurrent la main immobile deux doigts de la +bouche, les yeux dmesurment ouverts. Ce fut le capitaine de +<i>landsturm</i> qui se chargea de donner une forme verbale cette muette +protestation.</p> + +<p>—Rendre! s'cria-t-il, d'une voix qui semblait assourdie par le soudain +rehaussement de son col. Nous n'avons rien rendre, pour la bonne +raison que nous n'avons rien pris. Ce que nous possdons, nous l'avons +gagn par notre hrosme.</p> + +<p>Devant toute affirmation faite sur un ton altier,<a name="page_011" id="page_011"></a> Jules sentait +renatre en lui l'hrditaire instinct de contradiction, et il rpliqua +froidement:</p> + +<p>—C'est comme si je vous avais vol votre montre, et qu'ensuite je vous +proposasse d'tre bons amis et d'oublier le pass. Mme si vous tiez +enclin au pardon, encore faudrait-il qu'auparavant je vous rendisse +votre montre.</p> + +<p>Le capitaine voulut rpondre tant de choses la fois qu'il balbutia, +sautant avec incohrence d'une ide une autre. Comparer la reconqute +de l'Alsace un vol!... Une terre allemande!... La race!... La +langue!... L'histoire!...</p> + +<p>—Mais qu'est-ce qui prouve que l'Alsace a la volont d'tre allemande? +interrogea le jeune homme sans se dpartir de son calme. Quand lui +avez-vous demand son opinion?</p> + +<p>Le capitaine demeura incertain, comme s'il hsitait entre deux partis +prendre: tomber coups de poing sur l'insolent, ou l'craser de son +mpris.</p> + +<p>—Jeune homme, profra-t-il enfin avec majest, vous ne savez ce que +vous dites. Vous tes Argentin et vous n'entendez rien aux affaires de +l'Europe.</p> + +<p>Tous les assistants approuvrent, dpouillant subitement Jules de la +nationalit qu'ils lui attribuaient tout l'heure. Quant au capitaine +Erckmann, il lui tourna le dos avec une rudesse militaire, ramassa sur +le tapis qu'il avait devant lui un jeu de cartes, et se mit faire +silencieusement une russite.<a name="page_012" id="page_012"></a></p> + +<p>Si pareille scne se ft passe terre, Jules aurait cess toute +relation avec ces malotrus; mais l'invitable promiscuit de la vie sur +un transatlantique oblige l'indulgence. Il se montra donc bon enfant, +lorsque, le lendemain, le <i>Commerzienrath</i> et ses amis vinrent lui et, +pour effacer tout fcheux souvenir, lui prodigurent les politesses. +C'tait un jeune homme qui appartenait une famille riche, et par +consquent il fallait le mnager. Toutefois ils eurent soin de ne plus +faire allusion son origine franaise. Pour eux, dsormais, il tait +Argentin; et cela fit que, tous en chœur, ils s'intressrent la +prosprit de l'Argentine et de tous les tats de l'Amrique du Sud. Ils +attribuaient chacun de ces pays une importance excessive, commentaient +avec gravit les faits et gestes de leurs hommes politiques, donnaient +entendre qu'il n'y avait personne en Allemagne qui ne se proccupt de +leur avenir, prdisaient chacun d'eux une gloire future, reflet de la +gloire impriale, pourvu qu'ils acceptassent de demeurer sous +l'influence allemande.</p> + +<p>Le peintre eut la faiblesse de revenir au fumoir, de prfrence +l'heure o la partie tait termine et o une dbauche de bire et de +gros cigares de Hambourg ftait la chance des gagnants. C'tait l'heure +des expansions germaniques, de l'intimit entre hommes, des lents et +lourds badinages, des contes monts en couleur. Le <i>Commerzienrath</i> +prsidait, sans se<a name="page_013" id="page_013"></a> dpartir de sa prminence, ces bats de ses +compatriotes, sages ngociants des ports hansatiques, qui jouissaient +de larges crdits la <i>Deutsche Bank</i>, ou riches boutiquiers installs +dans les rpubliques de la Plata avec leurs innombrables familles. Lui, +il tait un capitaine, un guerrier, et, chaque bon mot qu'il +accueillait par un rire dont son paisse nuque tait secoue, il se +croyait au bivouac avec des compagnons d'armes. Jules admirait +l'hilarit facile dont tous ces hommes taient dous; pour rire avec +fracas, ils se rejetaient en arrire sur leurs siges; et, s'il advenait +que l'auditoire ne partaget par cette gat violente, le conteur avait +un moyen infaillible de remdier au manque de succs:</p> + +<p>—On a cont cela au kaiser, disait-il, et le kaiser en a beaucoup ri.</p> + +<p>Cela suffisait pour que tout le monde rt gorge dploye.</p> + +<p>Lorsque le paquebot approcha de l'Europe, un flot de nouvelles +l'assaillit. Les employs de la tlgraphie sans fil travaillaient +continuellement. Un soir, Jules, en entrant au fumoir, vit les Allemands +gesticuler avec animation. Au lieu de boire de la bire, ils avaient +fait apporter du Champagne des bords du Rhin. Le capitaine Erckmann +offrit une coupe au jeune homme.</p> + +<p>—C'est la guerre! dit-il avec enthousiasme. Enfin c'est la guerre! Il +tait temps...</p> + +<p>Jules fit un geste de surprise.<a name="page_014" id="page_014"></a></p> + +<p>—La guerre? Quelle guerre?</p> + +<p>Il avait lu comme tout le monde, sur le tableau du vestibule, un +radiotlgramme annonant que le gouvernement autrichien venait +d'envoyer un ultimatum la Serbie; mais cela ne lui avait pas donn la +moindre motion. Il mprisait les affaires des Balkans: c'taient des +querelles de pouilleux, qui accaparaient mal propos l'attention du +monde et qui le distrayaient de choses plus srieuses. En quoi cet +vnement pouvait-il intresser le belliqueux conseiller? Les deux +nations finiraient bien par s'entendre. La diplomatie sert parfois +quelque chose.</p> + +<p>—Non! dclara rudement le capitaine. C'est la guerre, la guerre bnie. +La Russie soutiendra la Serbie, et nous, nous appuierons notre allie. +Que fera la France? Savez-vous ce que fera la France?</p> + +<p>Jules haussa les paules, d'un air qui signifiait la fois son +incomptence et son indiffrence.</p> + +<p>—C'est la guerre, vous dis-je, rpta l'autre, la guerre prventive +dont nous avons besoin. La Russie grandit trop vite, et c'est contre +nous qu'elle se prpare. Encore quatre ans de paix, et elle aura termin +la construction de ses chemins de fer stratgiques. Alors sa force +militaire, jointe celle de ses allis, vaudra la ntre. Le mieux est +donc de lui porter ds maintenant un coup dcisif. Il faut savoir +profiter de l'occasion... Ah! la guerre! la guerre prventive! Ce sera +le salut de l'industrie allemande.<a name="page_015" id="page_015"></a></p> + +<p>Ses compatriotes l'coutaient en silence. Il semblait que quelques-uns +ne partageassent pas son enthousiasme. Leur imagination de ngociants +voyait les affaires paralyses, les succursales en faillite, les crdits +coups par les banques, bref, une catastrophe plus effrayante pour eux +que les batailles et les massacres. Nanmoins ils approuvaient par des +grognements et par des hochements de tte les froces dclamations du +capitaine de <i>landsturm</i>. Jules crut que le conseiller et ses +admirateurs taient ivres.</p> + +<p>—Prenez garde, capitaine, rpondit-il d'un ton conciliant. Ce que vous +dites manque peut-tre de logique. Comment une guerre favoriserait-elle +l'industrie allemande? D'un jour l'autre l'Allemagne largit davantage +son action conomique; elle conquiert chaque mois un march nouveau; +chaque anne, son bilan commercial augmente dans des proportions +incroyables. Il y a un demi-sicle, elle tait rduite donner pour +matelots ses quelques navires les cochers de Berlin punis par la +police; aujourd'hui ses flottes de commerce et de guerre sillonnent tous +les ocans, et il n'est aucun port o la marchandise allemande n'occupe +sur les quais la place la plus considrable. Donc, ce qu'il faut +l'Allemagne, c'est continuer vivre ainsi et se prserver des aventures +guerrires. Encore vingt ans de paix, et les Allemands seront les +matres de tous les marchs du monde, triompheront de l'Angleterre, leur +matresse et leur rivale, dans<a name="page_016" id="page_016"></a> cette lutte o il n'y a pas de sang +rpandu. Voulez-vous, comme un homme qui risque sur une carte sa fortune +entire, exposer de gat de cœur toute cette prosprit dans une lutte +qui, en somme, pourrait vous tre dfavorable?</p> + +<p>—Ce qu'il nous faut, rpliqua rageusement Erckmann, c'est la guerre, la +guerre prventive! Nous vivons entours d'ennemis, et cela ne peut pas +durer. Qu'on en finisse une bonne fois! Eux ou nous! L'Allemagne se sent +assez forte pour dfier le monde. Notre devoir est de mettre fin la +menace russe. Et si la France ne se tient pas tranquille, tant pis pour +elle! Et si quelque autre peuple ose intervenir contre nous, tant pis +pour lui! Quand je monte dans mes ateliers une machine nouvelle, c'est +pour qu'elle produise, non pour qu'elle demeure au repos. Puisque nous +possdons la premire arme du monde, servons nous-en; sinon, elle +risquerait de se rouiller. Oui, oui! on veut nous touffer dans un +cercle de fer; mais l'Allemagne a la poitrine robuste, et, en se +raidissant elle brisera le corset mortel. Rveillons-nous avant qu'on ne +nous enchane dans notre sommeil! Malheur ceux que rencontrera notre +pe!</p> + +<p>Jules se crut oblig de rpondre cette dclaration arrogante. Il +n'avait jamais vu le cercle de fer dont se plaignaient les Allemands. +Tout ce que faisaient les nations voisines, c'tait de prendre leurs +prcautions et de ne pas continuer vivre dans une inerte<a name="page_017" id="page_017"></a> confiance en +prsence de l'ambition dmesure des Germains; elles se prparaient tout +simplement se dfendre contre une agression presque certaine; elles +voulaient se mettre en tat de soutenir leur dignit menace par les +prtentions les plus inoues.</p> + +<p>—Les autres peuples, conclut-il, ont bien le droit de se prmunir +contre vous. N'est-ce pas vous qui reprsentez un pril pour le monde?</p> + +<p>Le paquebot n'tant plus dans les mers amricaines, le <i>Commerzienrath</i> +mit dans sa riposte la hauteur d'un matre de maison qui relve une +incongruit.</p> + +<p>—J'ai dj eu l'honneur de vous faire observer, jeune homme, dit-il en +imitant le flegme des diplomates, que vous n'tes qu'un Sud-Amricain et +que vous n'entendez rien ces questions.</p> + +<p>Ainsi se terminrent les relations de Jules avec le conseiller et son +clan. A mesure que les passagers allemands se rapprochaient de leur +patrie, ils se dpouillaient du servile dsir de plaire qui les +accompagnait dans leurs voyages au nouveau monde, et aucun d'eux +n'essaya de rconcilier le peintre et le capitaine.</p> + +<p>Cependant le service tlgraphique fonctionnait sans rpit, et le +commandant confrait trs souvent dans sa cabine avec le +<i>Commerzienrath</i>, parce que celui-ci tait le plus important personnage +du groupe allemand. Les autres cherchaient les lieux isols pour +s'entretenir voix basse. Tous les jours, sur le tableau<a name="page_018" id="page_018"></a> du vestibule, +apparaissaient des nouvelles de plus en plus alarmantes, reues par les +appareils radiotlgraphiques.</p> + +<p>Dans la matine du jour qui devait tre pour Jules Desnoyers le dernier +du voyage, le garon de cabine l'appela.</p> + +<p>—<i>Herr,</i> montez donc sur le pont: c'est joli voir.</p> + +<p>La mer tait voile de brume; mais travers les vapeurs flottantes se +dessinaient des silhouettes semblables des les, avec de robustes +tours et des minarets pointus. Ces les s'avanaient sur l'eau huileuse, +lentement et majestueusement, d'une pesante allure. Jules en compta +dix-huit, qui semblaient emplir l'Ocan. C'tait l'escadre de la Manche +qui, par ordre du gouvernement britannique, venait de quitter les ctes +anglaises, sans autre objet que de faire constater sa force. Pour la +premire fois, en contemplant dans le brouillard ce dfil de +<i>dreadnoughts</i> qui donnaient l'ide d'un troupeau de monstres marins +prhistoriques, le peintre se rendit compte de la puissance de +l'Angleterre. Lorsque le paquebot allemand passa entre les navires de +guerre, il fut comme rapetiss, comme humili, et Jules s'aperut qu'il +acclrait sa marche. On dirait, pensa le jeune homme, que notre bateau +a la conscience inquite et qu'il veut se mettre en sret.</p> + +<p>Un peu aprs midi, le <i>Kœnig Frederic-August</i><a name="page_019" id="page_019"></a> entra dans la rade de +Southampton, mais pour en sortir le plus rapidement possible. Quoique +l'on et embarquer une norme quantit de personnes et de bagages, les +oprations de l'escale se firent avec une diligence prodigieuse. Deux +vapeurs pleins abordrent le transatlantique, et une avalanche +d'Allemands tablis en Angleterre envahit les ponts. Puis le paquebot +reprit sa route dans le canal avec une vitesse insolite dans des parages +si frquents.</p> + +<p>Ce jour-l, on faisait sur ce boulevard maritime des rencontres +extraordinaires. Des fumes vues l'horizon dcelrent l'escadre +franaise qui ramenait de Russie le prsident Poincar. Puis ce furent +de nombreux vaisseaux anglais, qui montaient la garde devant les ctes +comme des dogues vigilants. Deux cuirasss de l'Amrique du Nord se +reconnurent leurs mts en forme de corbeilles. Un vaisseau russe, +blanc et brillant depuis les hunes jusqu' la ligne de flottaison, passa + toute vapeur, se dirigeant vers la Baltique. Les passagers du +paquebot, accouds au bordage, commentaient ces rencontres.</p> + +<p>—a va mal, disaient-ils, a va mal! Cette fois-ci, l'affaire est +srieuse.</p> + +<p>Et ils regardaient avec inquitude les ctes voisines, droite et +gauche. Ces ctes avaient leur aspect habituel; mais on devinait que +dans l'arrire-pays se prparait un grand vnement.</p> + +<p>Le paquebot devait arriver Boulogne vers minuit<a name="page_020" id="page_020"></a> et sjourner en rade +jusqu' l'aube pour permettre aux voyageurs un dbarquement plus +commode. Or il arriva dix heures, jeta l'ancre loin du port, et le +commandant donna des ordres pour que le dbarquement se ft l'instant +mme. Il fallait repartir le plus tt possible: les appareils +radiographiques ne fonctionnaient pas pour rien.</p> + +<p>A la lumire des feux bleus qui rpandaient sur la mer une clart +livide, commena le transbordement des passagers et des bagages +destination de Paris. Les matelots bousculaient les dames qui +s'attardaient compter leurs malles; les garons de service emportaient +les enfants comme des paquets. La prcipitation gnrale abolissait +l'excessive obsquiosit germanique.</p> + +<p>Jules, descendu sur un remorqueur que les ondulations de la mer +faisaient danser, se trouva en bas du transatlantique dont le flanc noir +et immobile ressemblait un mur cribl de trous lumineux, mur au-dessus +duquel s'allongeaient comme d'immenses balcons les garde-fous des ponts +chargs de gens qui saluaient avec leurs mouchoirs. Puis la distance +s'largit entre le transatlantique qui partait et les remorqueurs qui se +dirigeaient vers la terre. Et tout coup une voix de stentor, celle du +capitaine Erckmann, cria du bateau, dans un accompagnement d'clats de +rire:</p> + +<p>—Au revoir, messieurs les Franais! Nous nous reverrons bientt +Paris!<a name="page_021" id="page_021"></a></p> + +<p>Le paquebot se perdit dans l'ombre avec la prcipitation de la fuite et +l'insolence d'une vengeance prochaine. C'tait le dernier paquebot +allemand qui, cette anne-l, devait toucher la cte franaise.</p> + +<p>A Boulogne, Jules Desnoyers dut attendre trois heures le train spcial +qui amnerait Paris les voyageurs d'Amrique, et il profita de ce +retard pour entrer dans un caf et pour crire madame Marguerite +Laurier une longue lettre o il l'avertissait de son retour et la priait +de lui donner le plus tt possible un rendez-vous.</p> + +<p>Quand il arriva Paris, vers quatre heures du matin, il fut reu la +gare du Nord par son camarade Pepe Argensola, qui remplissait auprs de +lui les fonctions multiples d'ami, d'intendant et de parasite. Chez lui, +rue de la Pompe, il fit un bon somme qui le reposa des fatigues du +voyage, et il ne se leva que pour djeuner. Pendant qu'il tait table, +Argensola lui remit un petit bleu par lequel Marguerite lui assignait un +rendez-vous pour le jour mme, cinq heures de l'aprs-midi, dans le +jardin de la Chapelle expiatoire.</p> + +<p>Aprs djeuner, il alla voir ses parents, avenue Victor-Hugo. Sa mre +Luisa lui jeta les bras autour du cou aussi passionnment que si elle +l'avait cru perdu pour toujours; sa sœur Luisita, dite Chichi,<a name="page_022" id="page_022"></a> +l'accueillit avec une tendresse mle de curiosit sympathique l'gard +de ce frre chri qu'elle savait tre un mauvais sujet; et il eut mme +la surprise de trouver aussi la maison sa tante Hlna, qui avait +laiss en Allemagne son mari Karl von Hartrott et ses innombrables +enfants pour venir passer deux ou trois mois chez les Desnoyers; mais il +ne put voir son pre Marcel, dj sorti pour aller prendre au cercle des +nouvelles de cette guerre invraisemblable dont l'ide hantait tous les +esprits.</p> + +<p>A quatre heures et demie, il pntra dans le jardin de la Chapelle +expiatoire. C'tait une demi-heure trop tt; mais son impatience +d'amoureux lui donnait l'illusion d'avancer l'heure de la rencontre en +avanant sa propre arrive au lieu convenu.</p> + +<p>Marguerite Laurier tait une jeune dame lgante, un peu lgre, encore +honnte, qu'il avait connue dans le salon du snateur Lacour. Elle tait +marie un ingnieur qui avait dans les environs de Paris une fabrique +de moteurs pour automobiles. Laurier tait un homme de trente-cinq ans, +grand, un peu lourd, taciturne, et dont le regard lent et triste +semblait vouloir pntrer jusqu'au fond des hommes et des choses. Sa +femme, moins ge que lui de dix ans, avait d'abord accept avec une +souriante condescendance l'adoration silencieuse et grave de son poux; +mais elle s'en tait bientt lasse, et, lorsque Jules, le peintre +fashionable, tait apparu dans sa vie, elle<a name="page_023" id="page_023"></a> l'avait accueilli comme un +rayon de soleil. Ils se plurent l'un l'autre. Elle avait t flatte +de l'attention que l'artiste lui prtait, et l'artiste l'avait trouve +moins banale que ses admiratrices ordinaires. Ils eurent donc des +entrevues dans les jardins publics et dans les squares; ils se +promenrent amoureusement aux Buttes-Chaumont, au Luxembourg, au parc +Montsouris. Elle frissonnait dlicieusement de terreur la pense +d'tre surprise par Laurier, lequel, trs occup de sa fabrique, n'avait +pas encore le moindre soupon. D'ailleurs elle entendait bien ne pas se +donner Jules avec la mme facilit que tant d'autres: cet amour la +fois innocent et coupable tait sa premire faute, et elle voulait que +ce ft la dernire. La situation paraissait sans issue, et Jules +commenait s'impatienter de ces relations trop chastes et mme un peu +puriles, dont les plus grandes licences consistaient prendre quelques +baisers la drobe.</p> + +<p>Fut-ce une amie de Marguerite qui devina l'intrigue et qui la fit +connatre au mari par une lettre anonyme? Fut-ce Marguerite qui se +trahit elle-mme par ses rentres tardives, par ses gats +inexplicables, par l'aversion qu'elle tmoigna inopinment l'ingnieur +dans l'intimit conjugale? Le fait est que Laurier se mit pier sa +femme et n'eut aucune peine constater les rendez-vous qu'elle avait +avec Jules. Comme il aimait Marguerite d'une passion profonde et se +croyait trahi beaucoup plus irrparablement qu'il ne l'tait<a name="page_024" id="page_024"></a> en +ralit, des ides violentes et contradictoires se heurtrent dans son +esprit. Il songea la tuer; il songea tuer Desnoyers; il songea se +tuer lui-mme. Finalement il ne tua personne, et, par bont pour cette +femme qui le traitait si mal, il accepta sa disgrce. En somme, c'tait +sa faute, s'il n'avait pas su se faire aimer. Mais il tait homme +d'honneur et ne pouvait accepter le rle de mari complaisant. Il eut +donc avec Marguerite une brve explication qui se termina par cet arrt:</p> + +<p>—Dsormais nous ne pouvons plus vivre ensemble. Retourne chez ta mre +et demande le divorce. Je n'y ferai aucune opposition et je faciliterai +le jugement qui sera rendu en ta faveur. Adieu.</p> + +<p>Aprs cette rupture, le peintre tait parti pour l'Amrique afin de +prendre des arrangements avec les fermiers des biens qu'il y possdait +en propre, de vendre quelques pices de terre, et de runir la grosse +somme dont il avait besoin pour son mariage et pour l'organisation de sa +maison.</p> + +<p>Lorsque Jules eut franchi la grille par o l'on entre du boulevard +Haussmann dans le jardin de la Chapelle expiatoire, il y trouva les +alles pleines d'enfants qui couraient et piaillaient. Il reut dans les +jambes un cerceau pouss par un bambin; il fit un faux pas contre un +ballon. Autour des chtaigniers fourmillait le public ordinaire des +jours de chaleur. C'taient des servantes des maisons voisines,<a name="page_025" id="page_025"></a> qui +cousaient ou qui babillaient, tout en suivant d'un regard distrait les +jeux des petits confis leur garde; c'taient des bourgeois du +quartier, venus l pour lire leur journal avec l'illusion d'y jouir de +la paix d'un bocage. Tous les bancs taient occups. Les chaises de fer, +siges payants, servaient d'asile des femmes charges de paquets, +des bourgeoises des environs de Paris qui attendaient des personnes de +leur famille pour prendre le train la gare Saint-Lazare.</p> + +<p>Aprs trois semaines de traverse pendant lesquelles Jules avait volu +sur la piste ovale d'un pont de navire avec l'automatisme d'un cheval de +mange, il avait plaisir se mouvoir librement sur cette terre ferme o +ses chaussures faisaient grincer le sable. Ses pieds, habitus un sol +instable, gardaient encore une sensation de dsquilibrement. Il se +promenait de long en large; mais ses alles et venues n'attiraient +l'attention de personne. Une proccupation commune semblait s'tre +empare de tout le monde, hommes et femmes; les gens changeaient +haute voix leurs impressions; ceux qui tenaient un journal la main +voyaient leurs voisins s'approcher avec un sourire interrogatif. Il n'y +avait plus trace de la mfiance et de la crainte instinctives qui +portent les habitants des grandes villes s'ignorer mutuellement ou +se dvisager comme des ennemis.</p> + +<p><a name="page_026" id="page_026"></a>Ils parlent de la guerre, pensa Jules. A cette heure, la possibilit +de la guerre est pour les Parisiens l'unique sujet de conversation.</p> + +<p>Hors du jardin, mme anxit et mme tendance une sympathie +fraternelle. Lorsque les vendeurs de journaux passaient en criant les +ditions du soir, ils taient arrts dans leur course par les mains +avides des passants qui se disputaient les feuilles. Tout lecteur tait +aussitt entour d'un groupe de gens qui lui demandaient des nouvelles +ou qui essayaient de dchiffrer par-dessus ses paules les manchettes +imprimes en caractres gras. De l'autre ct du square, dans la rue des +Mathurins, sous la tente d'un dbit de vin, des ouvriers coutaient les +commentaires d'un camarade qui, avec des gestes oratoires, montrait le +texte d'une dpche. La circulation dans les rues, le mouvement gnral +de la cit taient les mmes que les autres jours; mais il semblait que +les voitures marchaient plus vite, qu'il y avait dans l'air comme un +frisson de fivre, que l'on discourait et que l'on souriait d'une faon +diffrente. Tout le monde paraissait connatre tout le monde. Les femmes +du jardin regardaient Jules comme si elles l'avaient dj vu cent fois. +Il aurait pu s'approcher d'elles et engager la conversation sans +qu'elles en prouvassent la moindre surprise.</p> + +<p>Ils parlent de la guerre, se rpta-t-il, mais avec la commisration +d'un esprit suprieur qui connat l'avenir et qui s'lve au-dessus des +opinions communes.<a name="page_027" id="page_027"></a></p> + +<p>L'inquitude publique n'tait, selon lui, que la surexcitation nerveuse +d'un peuple qui, accoutum une vie paisible, s'alarme ds qu'il +entrevoit un danger pour son bien-tre. On avait parl si souvent d'une +guerre imminente propos de conflits qui, la dernire minute, +s'taient rsolus pacifiquement! Au surplus, l'homme est enclin +considrer comme logique et raisonnable tout ce qui flatte son gosme, +et il rpugnait Jules que la guerre clatt, parce qu'elle aurait +drang ses plans de vie.</p> + +<p>Mais non, il n'y aura pas de guerre! s'affirma-t-il encore lui-mme. +Ces gens sont fous. Il n'est pas possible qu'on fasse la guerre une +poque comme la ntre.</p> + +<p>Et il regarda sa montre. Cinq heures. Marguerite arriverait d'un moment + l'autre. Il crut la reconnatre de loin dans une dame qui entrait au +jardin par la rue Pasquier; mais, quand il eut fait quelques pas vers +elle, il constata son erreur. Du, il reprit sa promenade. La mauvaise +humeur lui fit voir beaucoup plus laid qu'il ne l'est en ralit le +monument dont la Restauration a orn l'ancien cimetire de la Madeleine. +Le temps passait, et elle n'arrivait pas. Il surveillait de ses yeux +impatients toutes les entres du jardin. Et il advint ce qui advenait +presque tous leurs rendez-vous: elle se prsenta devant lui +l'improviste, comme si elle tombait du ciel ou surgissait de la terre, +telle une apparition.<a name="page_028" id="page_028"></a></p> + +<p>—Marguerite! Oh! Marguerite!</p> + +<p>Il hsitait presque la reconnatre. Il prouvait une sorte +d'tonnement revoir ce visage qui avait occup son imagination pendant +les trois mois du voyage, mais qui, d'un jour l'autre, s'tait pour +ainsi dire spiritualis par le vague idalisme de l'absence. Puis, tout + coup, il lui sembla qu'au contraire le temps et l'espace taient +abolis, qu'il n'avait fait aucun voyage et que quelques heures seulement +s'taient coules depuis leur dernire entrevue.</p> + +<p>Ils allrent s'asseoir sur des chaises de fer, l'abri d'un massif +d'arbustes. Mais, peine assise, elle se leva. L'endroit tait +dangereux: les gens qui passaient sur le boulevard n'avaient qu' +tourner les yeux pour les dcouvrir, et elle avait beaucoup d'amies qui, + cette heure, sortaient peut-tre des grands magasins du quartier. Ils +cherchrent donc un meilleur refuge dans un coin du monument; mais ce +n'tait pas encore la solitude. A quelques pas d'eux, un gros monsieur +myope lisait son journal; un peu plus loin, des femmes bavardaient, leur +ouvrage sur les genoux.</p> + +<p>—Tu es bruni, lui dit-elle; tu as l'air d'un marin. Et moi, comment me +trouves-tu?</p> + +<p>Jules ne l'avait jamais trouve si belle. Marguerite tait un peu plus +grande que lui, svelte et harmonieuse. Sa dmarche avait un rythme ais, +gracieux, presque foltre. Les traits de son visage n'taient pas fort +rguliers, mais avaient une grce piquante.<a name="page_029" id="page_029"></a></p> + +<p>—As-tu pens beaucoup moi? reprit-elle. Ne m'as-tu pas trompe? +Dis-moi la vrit: tu sais que, quand tu mens, je m'en aperois tout de +suite.</p> + +<p>—Je n'ai pas cess un instant de penser toi! rpondit-il en mettant +sa main sur son cœur, comme s'il prtait serment devant un juge +d'instruction. Et toi, qu'as-tu fait pendant que j'tais en Amrique?</p> + +<p>Ce disant, il lui prit une main qu'il caressa; puis il essaya doucement +d'introduire un doigt entre le gant et la peau satine. En dpit de la +discrtion de ce geste, le monsieur qui lisait son journal remarqua le +mange et jeta vers eux des regards indigns. Faire des niaiseries +amoureuses dans un jardin public, alors que l'Europe tait menace d'une +pareille catastrophe!</p> + +<p>Marguerite repoussa la main trop audacieuse et parla de ce qu'elle avait +fait en l'absence de Jules. Elle s'tait ennuye beaucoup; elle avait +tch de tuer le temps; elle tait alle au thtre avec son frre; elle +avait eu plusieurs confrences avec son avocat, qui l'avait renseigne +sur la marche suivre pour le divorce.</p> + +<p>—Et ton mari? demanda Jules.</p> + +<p>—Ne parlons pas de lui, veux-tu? Le pauvre homme me fait piti. Il est +si bon, si correct! Mon avocat m'assure qu'il consent tout, qu'il ne +veut susciter aucune difficult. Tu sais que je lui ai apport une dot +de trois cent mille francs et qu'il a mis cette<a name="page_030" id="page_030"></a> somme dans ses +affaires. Eh bien, il veut me rendre les trois cent mille francs, et +mme, quoique cela doive le gner beaucoup, il veut me les rendre +aussitt aprs le divorce. Par moments, j'ai comme un remords du mal que +je lui ai fait. Il est si bon, si honnte!</p> + +<p>—Mais moi? interrompit Jules, vex de cette dlicatesse inopportune.</p> + +<p>—Oh! toi, tu es mon bonheur! s'cria-t-elle avec un transport d'amour. +Il y a des situations cruelles; mais qu'y faire? Chacun doit vivre sa +vie, sans s'inquiter des ennuis qui peuvent en rsulter pour les +autres. tre goste, c'est le secret du bonheur.</p> + +<p>Elle garda un instant le silence; puis, comme si ces penses lui taient +pnibles, elle sauta brusquement un autre sujet.</p> + +<p>—Toi qui es si bien instruit de toutes choses, crois-tu la guerre? +Tout le monde en parle; mais j'imagine que cela finira par s'arranger.</p> + +<p>Jules la confirma dans cet optimisme. Lui non plus, il ne croyait pas +la guerre.</p> + +<p>—Notre temps, reprit Marguerite, ne permet plus ces sauvageries. J'ai +connu des Allemands bien levs qui, sans aucun doute, pensent comme toi +et moi. Un vieux professeur qui frquente chez nous expliquait hier ma +mre qu' notre poque de progrs les guerres ne sont plus possibles. Au +bout de deux mois peine on manquerait d'hommes; au bout de<a name="page_031" id="page_031"></a> trois +mois, il n'y aurait plus d'argent pour continuer la lutte. Je ne me +rappelle pas bien comment il expliquait cela; mais il l'expliquait avec +tant d'vidence que c'tait plaisir de l'entendre.</p> + +<p>Elle rflchit un peu, tchant de retrouver ses souvenirs: puis, +effraye de l'effort qu'il lui faudrait faire, elle se contenta +d'ajouter en son propre nom:</p> + +<p>—Figure-toi un peu ce que serait une guerre. Quelle horreur! La vie +sociale serait abolie. Il n'y aurait plus ni runions, ni toilettes, ni +thtres. Il serait mme impossible d'inventer des modes. Toutes les +femmes porteraient le deuil. Conois-tu pareille chose? Et Paris devenu +un dsert! Paris qui me semblait si joli tout l'heure, en venant au +rendez-vous! Non, non, cela n'est pas possible.... Tu sais que le mois +prochain nous allons Vichy? Ma mre a besoin de prendre les eaux. Et +ensuite nous irons Biarritz. Aprs Biarritz, je suis invite dans un +chteau de la Loire. Au surplus, il y a mon divorce: j'espre que notre +mariage pourra se clbrer l't prochain. Et une guerre viendrait +dranger tous ces projets? Non, je te rpte que cela n'est pas +possible. Mon frre et ses amis rvent, quand ils parlent du pril +allemand. Peut-tre mon mari est-il aussi de ceux qui croient la guerre +prochaine et qui s'y prparent; mais c'est une sottise. Dis comme moi +que c'est une sottise. Dis, je le veux!</p> + +<p>Il dit donc que c'tait une sottise; et elle, tranquillise<a name="page_032" id="page_032"></a> par cette +affirmation, passa autre chose, Comme elle venait de parler de son +divorce, elle pensa l'objet du voyage que Jules venait de faire.</p> + +<p>—Le plaisir de te voir, reprit-elle, m'a fait oublier le plus +important. As-tu russi te procurer l'argent dont tu as besoin?</p> + +<p>Il prit l'air d'un d'homme d'affaires pour parler de ses finances. Il +rapportait moins qu'il ne l'esprait. Il avait trouv le pays dans une +de ces crises conomiques qui le tourmentent priodiquement. Malgr +cela, il avait russi se procurer quatre cent mille francs reprsents +par un chque. En outre, on lui ferait un peu plus tard de nouveaux +envois: un propritaire terrien, avec qui il avait quelques liens de +parent, s'occuperait de ces ngociations.</p> + +<p>Elle parut satisfaite de la rponse et prit son tour un air de femme +srieuse.</p> + +<p>—L'argent est l'argent, dclara-t-elle sentencieusement, et, sans +argent, il n'y a pas de bonheur sr. Tes quatre cent mille francs et ce +que j'ai moi-mme nous permettront de vivre.</p> + +<p>Ils se turent, les yeux dans les yeux. Ils s'taient dit l'essentiel, ce +qui intressait leur avenir. Maintenant une proccupation nouvelle +obsdait leur me. Ils n'osaient pas se parler en amants. D'une minute +l'autre les tmoins devenaient plus nombreux autour d'eux. Les petites +modistes, au sortir de l'atelier, les dames, au sortir des magasins, +coupaient travers le<a name="page_033" id="page_033"></a> jardin pour raccourcir leur route. L'alle se +transformait en rue, et tous les passants jetaient un regard curieux sur +cette dame lgante et sur son compagnon, blottis derrire les arbustes +comme des gens qui cherchent se cacher. Quelques-uns les dvisageaient +avec rprobation; d'autres, encore plus agaants, souriaient d'un air de +complicit protectrice.</p> + +<p>—Quel ennui! soupira Marguerite. On va nous surprendre.</p> + +<p>Une jeune fille la regarda fixement, et Marguerite crut reconnatre une +employe d'un couturier fameux.</p> + +<p>—Allons-nous-en vite! dit-elle. Si on nous voyait ensemble!...</p> + +<p>Jules protesta. Pourquoi s'en aller? Ils couraient partout le mme +risque d'tre reconnus. D'ailleurs c'tait sa faute, elle. Puisqu'elle +avait si peur de la curiosit des gens, pourquoi n'acceptait-elle de +rendez-vous que dans des lieux publics? Il y avait un endroit o elle +serait l'abri de toute surprise; mais elle s'tait toujours refuse +y venir.</p> + +<p>—Oui, oui, je sais: ton atelier. Je t'ai dj dit cent fois que non.</p> + +<p>—Mais puisque nos affaires sont presque rgles? Puisque nous serons +maris dans quelques mois?</p> + +<p>—N'insiste pas. Je veux que tu pouses une femme honnte.</p> + +<p>Il eut beau plaider avec une loquence passionne, elle resta ferme dans +sa rsolution. Il se rsigna donc<a name="page_034" id="page_034"></a> faire signe un taxi, o elle +monta pour rentrer chez sa mre. Mais, au moment o il prenait cong +d'elle, elle le retint par la main et lui demanda:</p> + +<p>—Ainsi, tu ne crois pas la guerre?... Rpte-le. Je veux l'entendre +encore de ta bouche. Cela me rassure.<a name="page_035" id="page_035"></a></p> + +<h2><a name="II" id="II"></a>II<br /><br /> +<small>LA FAMILLE DESNOYERS</small></h2> + +<p>Marcel Desnoyers, pre de Jules, appartenait une famille ouvrire +tablie dans un faubourg de Paris. Devenu orphelin quatorze ans, il +avait t mis en apprentissage par sa mre dans l'atelier d'un sculpteur +ornemaniste. Le patron, content de son travail et de ses progrs, put +bientt l'employer, malgr son jeune ge, dans les travaux qu'il +excutait alors en province.</p> + +<p>En 1870, Marcel avait dix-neuf ans. Les premires nouvelles de la guerre +le surprirent Marseille, o il tait occup la dcoration d'un +thtre.</p> + +<p>Comme tous les jeunes gens de sa gnration, il tait hostile +l'Empire, et, chez lui, cette hostilit tait encore accrue par +l'influence de quelques vieux camarades qui avaient jou un rle dans la +Rpublique de 1848 et qui gardaient le vif souvenir du coup<a name="page_036" id="page_036"></a> d'tat du 2 +dcembre. Un jour, il avait assist dans les rues de Marseille une +manifestation populaire en faveur de la paix, manifestation qui avait +surtout pour objet de protester contre le gouvernement. Les rpublicains +en lutte implacable contre l'empereur, les membres de l'Internationale +qui venait de s'organiser, un grand nombre d'Espagnols et d'Italiens qui +s'taient enfuis de leur pays la suite d'insurrections rcentes, +composaient le cortge. Un tudiant chevelu et phtisique portait le +drapeau. C'est la paix que nous voulons, chantaient les manifestants. +Une paix qui unisse tous les hommes! Mais sur cette terre les plus +nobles intentions sont rarement comprises, et, lorsque les amis de la +paix arrivrent la Cannebire avec leur drapeau et leur profession de +foi, ce fut la guerre qui leur barra le passage. La veille, quelques +bataillons de zouaves qui allaient renforcer l'arme la frontire, +avaient dbarqu sur les quais de la Joliette, et ces vtrans, habitus + la vie coloniale qui rend les gens peu scrupuleux en matire de +horions, crurent devoir intervenir, les uns avec leurs baonnettes, les +autres avec leurs ceinturons dgrafs. Vive la guerre! Et une averse +de coups tomba sur les pacifistes. Marcel vit le candide tudiant rouler +avec son drapeau sous les pieds des zouaves; mais il n'en vit pas +davantage, parce que, ayant attrap quelques anguillades et une lgre +blessure l'paule, il dut se sauver comme les autres.<a name="page_037" id="page_037"></a></p> + +<p>Ce jour-l, pour la premire fois, se rvla son caractre tenace et +orgueilleux, qui s'irritait de la contradiction et devenait alors +susceptible d'adopter des rsolutions extrmes. Le souvenir des coups +reus l'exaspra comme un outrage qui rclamait vengeance. Il se refusa +donc absolument faire la guerre, et, puisqu'il n'avait pas d'autre +moyen pour viter d'y prendre part, il rsolut d'abandonner son pays. +L'empereur n'avait pas compter sur lui pour le rglement de ses +affaires: le jeune ouvrier, qui devait tirer au sort dans quelques mois, +renonait l'honneur de le servir. D'ailleurs, rien ne retenait Marcel +en France: car sa mre tait morte l'anne prcdente. Qui sait si la +richesse n'attendait pas l'migrant dans les pays d'outre-mer! Adieu, +France, adieu!</p> + +<p>Comme il avait quelques conomies, il put acheter la complaisance d'un +courtier du port qui consentit l'embarquer sans papiers. Ce courtier +lui offrit mme le choix entre trois navires dont l'un tait en partance +pour l'gypte, l'autre pour l'Australie, le troisime pour Montevideo et +Buenos-Aires. Marcel, qui n'avait aucune prfrence, choisit tout +simplement le bateau qui partait le premier, et ce fut ainsi qu'un beau +matin il se trouva en route pour l'Amrique du Sud, sur un petit vapeur +qui, au moindre coup de mer, faisait un horrible bruit de ferraille et +grinait dans toutes ses jointures.<a name="page_038" id="page_038"></a></p> + +<p>La traverse dura quarante-trois jours, et, lorsque Marcel dbarqua +Montevideo, il y apprit les revers de sa patrie et la chute de l'Empire. +Il prouva quelque honte d'avoir pris la fuite, quand il sut que la +nation se gouvernait elle-mme et se dfendait courageusement derrire +les murailles de Paris. Mais, quelques mois plus tard, les vnements de +la Commune le consolrent de son escapade. S'il tait demeur l-bas, la +colre que lui auraient cause les dsastres publics, ses relations de +compagnonnage, le milieu mme o il vivait, tout l'aurait pouss la +rvolte. A cette heure, il serait fusill ou il vivrait dans un bagne +colonial avec quantit de ses anciens camarades. Il se flicita donc de +son migration et cessa de penser aux choses de sa patrie. La difficult +de gagner sa vie dans un pays tranger fit qu'il ne s'inquita plus que +de sa propre personne, et bientt il se sentit une audace et un aplomb +qu'il n'avait jamais eus dans le vieux monde.</p> + +<p>Il travailla d'abord de son mtier Buenos-Aires. La ville commenait +s'accrotre, et, pendant plusieurs annes, il y dcora des faades et +des salons. Puis il se fatigua de ce travail, qui ne lui procurerait +jamais qu'une fortune mdiocre. Il voulait que le nouveau monde +l'enricht vite. A vingt-six ans, il se lana de nouveau en pleine +aventure, abandonna les villes, entreprit d'arracher la richesse aux +entrailles d'une nature vierge. Il tenta des cultures dans les forts +du<a name="page_039" id="page_039"></a> Nord; mais les sauterelles les lui dvastrent en quelques heures. +Il fut marchand de btail, poussant devant lui, avec deux bouviers, des +troupeaux de bouvillons et de mules qu'il faisait passer au Chili ou en +Bolivie, travers les solitudes neigeuses des Andes. A vivre ainsi, +dans ces prgrinations qui duraient des mois sur des plateaux sans fin, +il perdit l'exacte notion du temps et de l'espace. Puis, quand il se +croyait sur le point d'arriver la fortune, une spculation malheureuse +le dpossdait de tout ce qu'il avait si pniblement gagn. Ce fut dans +une de ces crises de dcouragement,—il venait alors d'atteindre la +trentaine,—qu'il entra au service d'un grand propritaire nomm Julio +Madariaga. Il avait fait la connaissance de ce millionnaire rustique +l'occasion de ses achats de btail.</p> + +<p>Madariaga tait un Espagnol venu jeune en Argentine et qui, s'tant pli +aux mœurs du pays et vivant comme un <i>gaucho</i>, avait fini par acqurir +d'normes <i>estancias</i><a name="FNanchor_C_3" id="FNanchor_C_3"></a><a href="#Footnote_C_3" class="fnanchor">[C]</a>. Ses terres taient aussi vastes que telle ou +telle principaut europenne, et son infatigable vigueur de centaure +avait beaucoup contribu la prosprit de ses affaires. Il galopait +des journes entires sur les immenses prairies o il avait t l'un des +premiers planter l'alfalfa, et, grce l'abondance de ce fourrage, il +pouvait, au temps de la<a name="page_040" id="page_040"></a> scheresse, acheter presque pour rien le btail +qui mourait de faim chez ses voisins et qui s'engraissait tout de suite +chez lui. Il lui suffisait de regarder quelques minutes une bande d'un +millier de btes pour en savoir au juste le nombre, et, quand il faisait +le tour d'un troupeau, il distinguait au premier coup d'œil les animaux +malades. Avec un acheteur comme Madariaga, les roueries et les artifices +des vendeurs taient peine perdue.</p> + +<p>—Mon garon, lui avait dit Madariaga, un jour qu'il tait de bonne +humeur, vous tes dans la dbine. L'impcuniosit se sent de loin. +Pourquoi continuez-vous cette chienne de vie? Si vous m'en croyez, +restez chez moi. Je me fais vieux et j'ai besoin d'un homme.</p> + +<p>Quand l'arrangement fut conclu, les voisins de Madariaga, c'est--dire +les propritaires tablis quinze ou vingt lieues de distance, +arrtrent sur le chemin le nouvel employ pour lui prdire toute sorte +de dboires. Cela ne durerait pas longtemps: personne ne pouvait vivre +avec Madariaga. On ne se rappelait plus le nombre des intendants qui +avaient pass chez lui. Marcel ne tarda pas constater qu'en effet le +caractre de Madariaga tait insupportable; mais il constata aussi que +son patron, en vertu d'une sympathie spciale et inexplicable, +s'abstenait de le molester.</p> + +<p>—Ce garon est une perle, rptait volontiers Madariaga, comme pour +excuser la considration qu'il<a name="page_041" id="page_041"></a> tmoignait au Franais. Je l'aime parce +qu'il est srieux. Il n'y a que les gens srieux qui me plaisent.</p> + +<p>Ni Marcel, ni sans doute Madariaga lui-mme ne savaient au juste en quoi +pouvait bien consister le srieux que ce dernier attribuait son +homme de confiance; mais Marcel n'en tait pas moins flatt de voir que +<i>l'estanciero</i>, agressif avec tout le monde, mme avec les personnes de +sa famille, abandonnait pour causer avec lui le ton rude du matre et +prenait un accent quasi paternel.</p> + +<p>La famille de Madariaga se composait de sa femme, <i>Misi</i> Petrona, qu'il +appelait la <i>Chinoise</i>, et de deux filles adultes, Luisa et Hlna, qui, +revenues au domaine aprs avoir pass quelques annes en pension, +Buenos-Aires, avaient bientt recouvr une bonne partie de leur +rusticit primitive.</p> + +<p><i>Misi</i> Petrona se levait en pleine nuit pour surveiller le djeuner des +ouvriers, la distribution du biscuit, la prparation du caf ou du mat; +elle gourmandait les servantes bavardes et paresseuses, qui +s'attardaient volontiers dans les bosquets voisins de la maison; elle +exerait la cuisine une autorit souveraine. Mais, ds que la voix de +son mari se faisait entendre, elle se recroquevillait sur elle-mme dans +un silence craintif et respectueux; table, elle le contemplait de ses +yeux ronds et fixes, et lui tmoignait une soumission religieuse.</p> + +<p>Quant aux filles, le pre leur avait richement<a name="page_042" id="page_042"></a> meubl un salon dont +elles prenaient grand soin, mais o, malgr leurs protestations, il +apportait chaque instant le dsordre de ses rudes habitudes. Les +opulents tapis s'attristaient des vestiges de boue imprims par les +bottes du centaure; la cravache tranait sur une console dore; les +chantillons de mas parpillaient leurs grains sur la soie d'un divan +o ces demoiselles osaient peine s'asseoir. Dans le vestibule, prs de +la porte, il y avait une bascule; et, un jour qu'elles lui avaient +demand de la faire transporter dans les dpendances, il entra presque +en fureur. Il serait donc oblig de faire un voyage toutes les fois +qu'il voudrait vrifier le poids d'une peau crue?</p> + +<p>Luisa, l'ane, qu'on appelait <i>Chicha</i>, la mode amricaine, tait la +prfre de son pre.</p> + +<p>—C'est ma pauvre <i>Chinoise</i> toute crache, disait-il. Aussi bonne et +aussi travailleuse que sa mre, mais beaucoup plus dame.</p> + +<p>Marcel n'avait pas la moindre vellit de contredire cet loge, qu'il +aurait plutt trouv insuffisant; mais il avait de la peine admettre +que cette belle fille ple, modeste, aux grands yeux noirs et au sourire +d'une malice enfantine, et la moindre ressemblance physique avec +l'estimable matrone qui lui avait donn le jour.</p> + +<p>Hlna, la cadette, tait d'un tout autre caractre. Elle n'avait aucun +got pour les travaux du mnage<a name="page_043" id="page_043"></a> et passait au piano des journes +entires tapoter des exercices avec une conscience dsesprante.</p> + +<p>—Grand Dieu! s'criait le pre exaspr par cette rafale de notes. Si +au moins elle jouait la <i>jota</i> et le <i>pericn</i><a name="FNanchor_D_4" id="FNanchor_D_4"></a><a href="#Footnote_D_4" class="fnanchor">[D]</a>!</p> + +<p>Et, l'heure de la sieste, il s'en allait dormir sur son hamac, au +milieu des eucalyptus, pour chapper ces interminables sries de +gammes ascendantes et descendantes. Il l'avait surnomme la +romantique, et elle tait continuellement l'objet de ses algarades ou +de ses moqueries. O avait-elle pris des gots que n'avaient jamais eus +son pre ni sa mre? Pourquoi encombrait-elle le coin du salon avec +cette bibliothque o il n'y avait que des romans et des posies? Sa +bibliothque, lui, tait bien plus utile et bien plus instructive: +elle se composait des registres o tait consigne l'histoire de toutes +les btes fameuses qu'il avait achetes pour la reproduction ou qui +taient nes chez lui de parents illustres. N'avait-il pas possd +Diamond III, petit-fils de Diamond I qui appartint au roi d'Angleterre, +et fils de Diamond II qui fut vainqueur dans tous les concours!</p> + +<p>Marcel tait depuis cinq ans dans la maison lorsque, un beau matin, il +entra brusquement au bureau de Madariaga.<a name="page_044" id="page_044"></a></p> + +<p>—Don Julio, je m'en vais. Ayez l'obligeance de me rgler mon compte.</p> + +<p>Madariaga le regarda en dessous.</p> + +<p>—Tu t'en vas? Et le motif?</p> + +<p>—Oui, je m'en vais.... Il faut que je m'en aille....</p> + +<p>—Ah! brigand! Je le sais bien, moi, pourquoi tu veux t'en aller! +T'imagines-tu que le vieux Madariaga n'a pas surpris les œillades de +mouche morte que tu changes avec sa fille? Tu n'as pas mal russi, mon +garon! Te voil matre de la moiti de mes <i>pesos</i><a name="FNanchor_E_5" id="FNanchor_E_5"></a><a href="#Footnote_E_5" class="fnanchor">[E]</a>, et tu peux dire +que tu as refait l'Amrique.</p> + +<p>Tout en parlant, Madariaga avait empoign sa cravache et en donnait de +petits coups dans la poitrine de son intendant, avec une insistance dont +celui-ci ne discernait pas encore si elle tait bienveillante ou +hostile.</p> + +<p>—C'est prcisment pour cela que je viens prendre cong de vous, +rpliqua Marcel avec hauteur. Je sais que mon amour est absurde, et je +pars.</p> + +<p>—Vraiment? hurla le patron. Monsieur part? Monsieur croit qu'il est +matre de faire ce qui lui plat?... Le seul qui commande ici, c'est le +vieux Madariaga, et je t'ordonne de rester.... Ah! les femmes! Elles ne +servent qu' mettre la msintelligence entre les hommes. Quel malheur +que nous ne puissions pas vivre sans elles!<a name="page_045" id="page_045"></a></p> + +<p>Bref, Marcel Desnoyers pousa <i>Chicha</i>, et dsormais son beau-pre +s'occupa beaucoup moins des affaires du domaine. Tout le poids de +l'administration retomba sur le gendre.</p> + +<p>Madariaga, plein d'attentions dlicates pour le mari de sa fille +prfre, lui fit un jour une surprise: il lui ramena de Buenos-Aires un +jeune Allemand, Karl Hartrott, qui aiderait Marcel pour la comptabilit. +Au dire de Madariaga, cet Allemand tait un trsor; il savait tout, +pouvait s'acquitter de toutes les besognes.</p> + +<p>Par le fait, aprs une courte preuve, Marcel fut trs satisfait de son +aide-comptable. Sans doute celui-ci appartenait une nation ennemie de +la France; mais peu importait, en somme: il y a partout d'honntes gens, +et Karl tait un serviteur modle. Il se tenait distance de ses gaux +et se montrait inflexible avec ses infrieurs. Il paraissait employer +toutes ses facults bien remplir ses fonctions et admirer ses +matres. Ds que Madariaga ouvrait la bouche ou prononait quelque bon +mot, Karl approuvait de la tte, clatait de rire. Lorsque Marcel +entrait au bureau, il se levait de son sige, le saluait avec une +raideur militaire. Il causait peu, s'appliquait beaucoup son travail, +faisait sans observation tout ce qu'on lui commandait de faire. En +outre,—et cela n'tait pas ce qui plaisait le plus Desnoyers,—il +espionnait le personnel pour son propre compte et<a name="page_046" id="page_046"></a> venait dnoncer +toutes les ngligences, tous les manquements. Madariaga ne se lassait +pas de se fliciter de cette acquisition.</p> + +<p>—Ce Karl fait merveilleusement notre affaire, disait-il. Les Allemands +sont si souples, si disciplins! Et puis, ils ont si peu d'amour-propre! +A Buenos-Aires, quand ils sont commis, ils balaient le magasin, tiennent +la comptabilit, s'occupent de la vente, dactylographient, font la +correspondance en quatre ou cinq langues, et par-dessus le march, le +cas chant, ils accompagnent en ville la matresse du patron, comme si +c'tait une grande dame et qu'ils fussent ses valets de pied. Tout cela, +pour vingt-cinq <i>pesos</i> par mois. Pas possible de rivaliser contre de +pareilles gens....</p> + +<p>Mais, aprs ce lyrique loge, le vieux rflchissait une minute et +ajoutait:</p> + +<p>—Au fond, peut-tre ne sont-ils pas aussi bons qu'ils le paraissent. +Lorsqu'ils sourient en recevant un coup de pied au cul, peut-tre se +disent-ils intrieurement: Attends que ce soit mon tour et je t'en +rendrai vingt.</p> + +<p>Madariaga n'en introduisit pas moins Karl Hartrott, comme autrefois +Marcel, dans son intrieur, mais pour une raison trs diffrente. Marcel +avait t accueilli par estime; Karl n'entra au salon que pour donner +des leons de piano Hlna. Aussitt que l'employ avait termin son +travail de bureau,<a name="page_047" id="page_047"></a> il venait s'asseoir sur un tabouret ct de la +romantique, lui faisait jouer des morceaux de musique allemande, puis, +avant de se retirer, chantait lui-mme, en s'accompagnant, un morceau de +Wagner qui endormait tout de suite le patron dans son fauteuil.</p> + +<p>Un soir, au dner, Hlna ne put s'empcher d'annoncer ses parents une +dcouverte qu'elle venait de faire.</p> + +<p>—Papa, dit-elle en rougissant un peu, j'ai appris quelque chose. Karl +est noble: il appartient une grande famille....</p> + +<p>—Allons donc! repartit Madariaga en haussant les paules. Tous les +Allemands qui viennent en Amrique sont des meurt-de-faim. S'il avait +des parchemins, il ne serait pas nos gages. A-t-il donc commis un +crime dans son pays, pour tre oblig de venir chez nous trimer comme il +fait?</p> + +<p>Ni le pre ni la fille n'avaient tort. Karl Hartrott tait rellement +fils du gnral von Hartrott, l'un des hros secondaires de la guerre de +1870, que l'empereur avait rcompens en l'anoblissant; et Karl lui-mme +avait t officier dans l'arme allemande; mais, n'ayant d'autres +ressources que sa solde, vaniteux, libertin et indlicat, il s'tait +laiss aller commettre des dtournements et des faux. Par +considration pour la mmoire du gnral, il n'avait pas t l'objet de +poursuites judiciaires; mais ses camarades<a name="page_048" id="page_048"></a> l'avaient fait passer devant +un jury d'honneur qui l'avait expuls de l'arme. Ses frres et ses amis +avaient alors conseill cet homme fltri de se faire sauter la +cervelle; mais il aimait trop la vie et il avait prfr fuir en +Amrique, avec l'espoir d'y acqurir une fortune qui effacerait les +taches de son pass.</p> + +<p>Or, un certain jour, Madariaga surprit derrire un bouquet de bois, prs +de la maison, la romantique pme dans les bras de son matre de +piano. Il y eut une scne terrible, et le pre, qui avait dj son +couteau la main, aurait indubitablement tu Karl, si celui-ci, plus +jeune et plus rapide, n'avait pris la fuite. Aprs cette tragique +aventure, Hlna, redoutant la colre paternelle, s'enferma dans une +chambre haute et y passa une semaine entire sans se montrer. Puis elle +s'enfuit de la maison et alla rejoindre son beau chevalier Tristan.</p> + +<p>Madariaga fut au dsespoir; mais, contrairement aux prvisions de +Marcel, ce dsespoir ne se manifesta ni par des violences ni par des +vocifrations. La robustesse et la vivacit du vieux centaure avaient +cd sous le coup, et souvent, chose extraordinaire, ses yeux se +mouillaient de larmes.</p> + +<p>—Il me l'a enleve! Il me l'a enleve! rptait-il d'un ton dsol.</p> + +<p>Grce cette faiblesse inattendue, Marcel finit par obtenir un +accommodement. Il n'y arriva pas de prime<a name="page_049" id="page_049"></a> abord, et sept ou huit mois +se passrent avant que Madariaga consentt entendre raison. Mais, un +matin, Marcel dit au vieillard:</p> + +<p>—Hlna vient d'accoucher. Elle a un garon qu'ils ont nomm Julio, +comme vous.</p> + +<p>—Et toi, grand propre rien, brailla Madariaga, peut-tre pour cacher +un attendrissement involontaire, est-ce que tu m'as donn un petit-fils? +Paresseux comme un Franais! Ce bandit a dj un enfant, et toi, aprs +quatre ans de mariage, tu n'as rien su faire encore! Ah! les Allemands +n'auront pas de peine venir bout de vous!</p> + +<p>Sur ces entrefaites, la pauvre <i>Misi</i> Petrona mourut. Hlna, avertie +par Marcel, se prsenta au domaine pour voir une dernire fois sa mre +dans le cercueil; et Marcel, profitant de l'occasion, russit enfin +vaincre l'obstination du vieux. Aprs une longue rsistance, Madariaga +se laissa flchir.</p> + +<p>—Eh bien, je leur pardonne. Je le fais pour la pauvre dfunte et pour +toi. Qu'Hlna reste la maison, et que son vilain Allemand la +rejoigne.</p> + +<p>D'ailleurs le vieux fut intraitable sur la question des arrangements +domestiques. Il se refusa absolument considrer Hartrott comme un +membre de la famille: celui-ci ne serait qu'un employ plac sous les +ordres de Marcel, et il logerait avec ses enfants dans un des btiments +de l'administration, comme un tranger. Karl accepta tout cela et +beaucoup<a name="page_050" id="page_050"></a> d'autres choses encore. Madariaga ne lui adressait jamais la +parole, et, lorsque Hlna saisissait quelque prtexte pour amener au +grand-pre le petit Julio:</p> + +<p>—Le marmot de ton chanteur! disait-il avec mpris.</p> + +<p>Il semblait que le qualificatif de chanteur signifit pour lui le +comble de l'ignominie.</p> + +<p>Le temps s'coula sans apporter beaucoup de changement la situation. +Marcel, qui Madariaga avait entirement abandonn le soin du domaine, +aidait sous main son beau-frre et sa belle-sœur, et Hartrott lui en +montrait une humble gratitude. Mais le vieux s'obstinait affecter +vis--vis de la romantique et de son mari une ddaigneuse +indiffrence.</p> + +<p>Aprs six ans de mariage, la femme de Marcel mit au monde un garon +qu'on appela Jules. A cette poque, sa sœur Hlna avait dj trois +enfants. Six ans plus tard, Luisa eut encore une fille, qui fut nomme +Luisa comme sa mre, mais que l'on surnomma Chichi. Les Hartrott, eux, +avaient alors cinq enfants.</p> + +<p>Le vieux Madariaga, qui baissait beaucoup, avait tendu ces deux +lignes la partialit qu'il ne perdait aucune occasion de tmoigner aux +parents. Tandis qu'il gtait de la faon la plus draisonnable Jules et +Chichi, les emmenait avec lui dans le domaine, leur donnait de l'argent + poignes, il tait aussi revche que possible pour les rejetons de +Karl et il les<a name="page_051" id="page_051"></a> chassait comme des mendiants, ds qu'il les apercevait. +Marcel et Luisa prenaient la dfense de leurs neveux, accusaient le +grand-pre d'injustice.</p> + +<p>—C'est possible, rpondait le vieux; mais comment voulez-vous que je +les aime? Ils sont tout le portrait de leur pre: blancs comme des +chevreaux corchs, avec des tignasses queue de vache; et le plus grand +porte dj des lunettes!</p> + +<p>En 1903, Karl Hartrott fit part d'un projet Marcel Desnoyers. Il +dsirait envoyer ses deux ans dans un gymnase d'Allemagne; mais cela +coterait cher, et, comme Desnoyers tenait les cordons de la bourse, il +tait ncessaire d'obtenir son assentiment. La requte parut raisonnable + Marcel, qui avait maintenant la disposition absolue de la fortune de +Madariaga; il promit donc de demander au vieillard pour Hartrott +l'autorisation de conduire ces enfants en Europe, et de sa propre +initiative, il se chargea de fournir son beau-frre les fonds du +voyage.</p> + +<p>—Qu'il s'en aille tous les diables, lui et les siens! rpondit le +vieux. Et puissent-ils ne jamais revenir!</p> + +<p>Karl, qui fut absent pendant trois mois, envoya force lettres sa femme +et Desnoyers, leur parla avec orgueil de ses nobles parents, leur +dclara qu'en comparaison de l'Allemagne tous les autres peuples taient +de la gnognote; ce qui n'empcha point qu'au retour il continua de se +montrer aussi<a name="page_052" id="page_052"></a> humble, aussi soumis, aussi obsquieux qu'auparavant.</p> + +<p>Quant Jules et Chichi, leurs parents, pour les soustraire aux +gteries sniles de Madariaga, les avaient mis, le premier dans un +collge, la seconde dans un pensionnat religieux de Buenos-Aires. Ni +l'un ni l'autre n'y travaillrent beaucoup: habitus la libert des +espaces immenses, ils s'y ennuyaient comme dans une gele. Ce n'tait +pas que Jules manqut d'intelligence ni de curiosit; il lisait quantit +de livres, n'importe lesquels, sauf ceux qui lui auraient t utiles +pour ses tudes; et, les jours de cong, avec l'argent que son +grand-pre lui prodiguait en cachette, il faisait l'apprentissage +prmatur de la vie d'tudiant. Chichi, elle non plus, ne s'appliquait +gure ses tudes; vive et capricieuse, elle s'intressait beaucoup +plus la toilette et aux lgances citadines qu'aux mystres de la +gographie et de l'arithmtique; mais elle avait le meilleur caractre +du monde, gai, primesautier, affectueux.</p> + +<p>Madariaga, priv de la prsence de ces enfants, tait comme une me en +peine. Plus qu'octognaire, ayant l'oreille dure et la vue affaiblie, il +s'obstinait encore chevaucher, malgr les supplications de Luisa et de +Marcel qui redoutaient un accident; bien plus, il prtendait faire seul +ses tournes, se mettait en fureur si on lui offrait de le faire +accompagner par un domestique. Il partait donc sur une<a name="page_053" id="page_053"></a> jument bien +docile, dresse exprs pour lui, et il errait de <i>rancho</i> en +<i>rancho</i><a name="FNanchor_F_6" id="FNanchor_F_6"></a><a href="#Footnote_F_6" class="fnanchor">[F]</a>. Lorsqu'il arrivait, une mtisse mettait vite sur le feu la +bouillotte du mat, une fillette lui offrait la petite calebasse, avec +la paille pour boire le liquide amer. Et parfois il restait l tout +l'aprs-midi, immobile et muet, au milieu des gens qui le contemplaient +avec une admiration mle de crainte.</p> + +<p>Un soir, la jument revint sans son cavalier. Aussitt on se mit en qute +du vieillard, qui fut trouv mort deux lieues de la maison, sur le +bord d'un chemin. Le centaure, terrass par la congestion, avait encore +au poignet cette cravache qu'il avait si souvent brandie sur les btes +et sur les gens.</p> + +<p>Madariaga avait dpos son testament chez un notaire espagnol de +Buenos-Aires. Ce testament tait si volumineux que Karl Hartrott et sa +femme eurent un frisson de peur en le voyant. Quelles dispositions +terribles le dfunt avait-il pu prendre? Mais la lecture des premires +pages suffit les rassurer. Madariaga, il est vrai, avait beaucoup +avantag sa fille Luisa; mais il n'en restait pas moins une part norme +pour la romantique et les siens. Ce qui rendait si long l'instrument +testamentaire, c'tait une centaine de legs au profit d'une infinit de +gens tablis sur le domaine. Ces legs reprsentaient plus d'un million<a name="page_054" id="page_054"></a> +de <i>pesos</i>: car le matre bourru ne laissait pas d'tre gnreux pour +ceux de ses serviteurs qu'il avait pris en amiti. A la fin, un dernier +legs, le plus gros, attribuait en propre Jules Desnoyers une vaste +<i>estancia</i>, avec cette mention spciale: le grand-pre faisait don de ce +domaine son petit-fils pour que celui-ci pt en appliquer le revenu +ses dpenses personnelles, dans le cas o sa famille ne lui fournirait +pas assez d'argent de poche pour vivre comme il convenait un jeune +homme de sa condition.</p> + +<p>—Mais l'<i>estancia</i> vaut des centaines de mille <i>pesos</i>! protesta Karl, +devenu plus exigeant depuis qu'il tait sr que sa femme n'avait pas t +oublie.</p> + +<p>Marcel, bienveillant et ami de la paix, avait son plan. Expert +l'administration de ces biens normes, il n'ignorait pas qu'un partage +entre hritiers doublerait les frais sans augmenter les profits. En +outre, il calculait les complications et les dbours qu'amnerait la +liquidation d'une succession qui se composait de neuf <i>estancias</i> +considrables, de plusieurs centaines de mille ttes de btail, de gros +dpts placs dans des banques, de maisons sises la ville et de +crances recouvrer. Ne valait-il pas mieux laisser les choses en +l'tat et continuer l'exploitation comme auparavant, sans procder un +partage? Mais, lorsque l'Allemand entendit cette proposition, il se +redressa avec orgueil.</p> + +<p>—Non, non! A chacun sa part. Quant moi, j'ai<a name="page_055" id="page_055"></a> l'intention de rentrer +dans ma sphre, c'est--dire de regagner l'Europe, et par consquent je +veux disposer de mes biens.</p> + +<p>Marcel le regarda en face et vit un Karl qu'il ne connaissait pas +encore, un Karl dont il ne souponnait pas mme l'existence.</p> + +<p>—Fort bien, rpondit-il. A chacun sa part. Cela me parat juste.</p> + +<p>Karl Hartrott s'empressa de vendre toutes les terres qui lui +appartenaient, pour employer ses capitaux en Allemagne; puis, avec sa +femme et ses enfants, il repassa l'Atlantique et vint s'tablir +Berlin.</p> + +<p>Marcel continua quelques annes encore administrer sa propre fortune; +mais il le faisait maintenant avec peu de got. Le rayon de son autorit +s'tait considrablement rtrci par le partage, et il enrageait d'avoir +pour voisins des trangers, presque tous Allemands, devenus +propritaires des terrains achets Karl. D'ailleurs il vieillissait et +sa fortune tait faite: l'hritage recueilli par sa femme reprsentait +environ vingt millions de <i>pesos</i>. Qu'avait-il besoin d'en amasser +davantage?</p> + +<p>Bref, il se dcida affermer une partie de ses terres, confia +l'administration du reste quelques-uns des lgataires du vieux +Madariaga, hommes de confiance qu'il considrait un peu comme de la +famille, et se transporta Buenos-Aires o il voulait surveiller son +fils qui, sorti du collge, menait une<a name="page_056" id="page_056"></a> vie endiable sous prtexte de +se prparer la profession d'ingnieur. D'ailleurs Chichi, trs forte +pour son ge, tait presque une femme, et sa mre ne trouvait pas +propos de la garder plus longtemps la campagne: avec la fortune que la +jeune fille aurait, il ne fallait pas qu'elle ft leve en paysanne.</p> + +<p>Cependant les nouvelles les plus extraordinaires arrivaient de Berlin. +Hlna crivait sa sœur d'interminables lettres o il n'tait question +que de bals, de festins, de chasses, de titres de noblesse et de hauts +grades militaires: notre frre le colonel, notre cousin le baron, +notre oncle le conseiller intime, notre cousin germain le conseiller +vraiment intime. Toutes les extravagances de l'organisation sociale +allemande, qui invente sans cesse des distinctions bizarres pour +satisfaire la vanit d'un peuple divis en castes, taient numres +avec dlices par la romantique. Elle parlait mme du secrtaire de son +mari, secrtaire qui n'tait pas le premier venu, puisqu'il avait gagn +comme rdacteur dans les bureaux d'une administration publique le titre +de <i>Rechnungsrath</i>, conseiller de calcul! Et elle mentionnait avec +fiert l'<i>Oberpedell</i>, c'est--dire le concierge suprieur qu'elle +avait dans sa maison. Les nouvelles qu'elle donnait de ses fils +n'taient pas moins flatteuses. L'an tait le savant de la famille: il +se consacrait la philologie et aux sciences historiques; mais +malheureusement il avait les yeux fatigus<a name="page_057" id="page_057"></a> par les continuelles +lectures. Il ne tarderait pas tre docteur, et peut-tre russirait-il + devenir <i>Herr Professer</i> avant sa trentime anne. La mre aurait +mieux aim qu'il ft officier; mais elle se consolait en pensant qu'un +professeur clbre peut, avec le temps, acqurir autant de considration +sociale qu'un colonel. Quant ses quatre autres fils, ils se +destinaient l'arme, et leur pre prparait dj le terrain pour les +faire entrer dans la garde ou au moins dans quelque rgiment +aristocratique. Les deux filles, lorsqu'elles seraient en ge de se +marier, ne manqueraient pas d'pouser des militaires, autant que +possible des officiers de hussards, dont le nom serait prcd de la +particule.</p> + +<p>Hartrott aussi crivait quelquefois Marcel, pour lui expliquer +l'emploi qu'il faisait de ses capitaux. Toutefois, ce n'tait point +qu'il et l'intention de recourir aux lumires de son beau-frre et de +lui demander conseil; c'tait uniquement par orgueil et pour faire +sentir au chef d'autrefois que dsormais l'ancien subordonn n'avait +plus besoin de protection. Il avait plac une partie de ses millions +dans les entreprises industrielles de la moderne Allemagne; il tait +actionnaire de fabriques d'armement grandes comme des villes, de +compagnies de navigation qui lanaient tous les six mois un nouveau +navire. L'empereur s'intressait ces affaires et voyait d'un bon œil +ceux qui les soutenaient de leur argent. En outre, Karl<a name="page_058" id="page_058"></a> avait achet +des terrains. A premire vue, il semblait que ce ft une sottise d'avoir +vendu les fertiles domaines de l'hritage pour acqurir des landes +prussiennes qui ne produisaient qu' force d'engrais; mais Karl, en tant +que propritaire terrien, avait place dans le parti agraire, dans le +groupe aristocratique et conservateur par excellence. Grce cette +combinaison, il appartenait deux mondes opposs, quoique galement +puissants et honorables: celui des grands industriels, amis de +l'empereur, et celui des <i>junkers</i>, des gentilshommes campagnards, +fidles gardiens de la tradition et fournisseurs d'officiers pour les +armes du roi de Prusse.</p> + +<p>L'enthousiasme que respiraient les lettres venues d'Allemagne finit par +crer dans la famille de Marcel une atmosphre de curiosit un peu +jalouse. Chichi fut la premire qui osa dire:</p> + +<p>—Pourquoi n'irions-nous pas aussi en Europe?</p> + +<p>Toutes ses amies y taient alles, tandis qu'elle, fille de Franais, +n'avait pas encore vu Paris. Luisa appuya sa fille. Puisqu'ils taient +plus riches qu'Hlna, ils feraient aussi bonne figure qu'elle dans le +vieux monde. Et Jules dclara gravement que, pour ses tudes, l'ancien +continent valait beaucoup mieux que le nouveau: l'Amrique n'tait pas +le pays de la science.</p> + +<p>Le pre lui-mme finit par se demander s'il ne ferait pas bien de +revenir dans sa patrie. Aprs avoir t<a name="page_059" id="page_059"></a> quarante ans dans les affaires, +il avait le droit de prendre une retraite dfinitive. Il approchait de +la soixantaine, et la rude vie de grand propritaire rural l'avait +beaucoup fatigu. Il s'imagina que le retour en Europe le rajeunirait et +qu'il retrouverait l-bas ses vingt ans. Rien ne s'opposait ce retour: +car il y avait eu plusieurs amnisties pour les dserteurs. Au surplus, +son cas personnel tait couvert par la prescription. Il s'accoutuma donc +insensiblement l'ide de rentrer en France. Bref, en 1910, il loua sur +un paquebot du Havre des cabines de grand luxe, traversa la mer avec les +siens et s'installa Paris dans une somptueuse maison de l'avenue +Victor-Hugo.</p> + +<p> </p> + +<p>A Paris, Marcel se sentit tout dsorient. Il n'y reconnaissait plus +rien, se sentait tranger dans son propre pays, avait mme quelque +difficult en parler la langue. Il avait pass des annes entires en +Amrique sans prononcer un mot de franais, et il s'tait habitu +penser en espagnol. D'ailleurs il n'avait pas un seul ami franais, et, +lorsqu'il sortait, il se dirigeait machinalement vers les lieux o se +runissaient les Argentins. C'taient les journaux argentins qu'il +lisait de prfrence, et, lorsqu'il rentrait chez lui, il ne pensait +qu' la hausse du prix des terrains dans la <i>pampa</i>, l'abondance de la +prochaine rcolte et au cours des bestiaux. Cet homme dont la vie<a name="page_060" id="page_060"></a> +entire avait t si laborieuse, souffrait de son inaction et ne savait +que faire de ses journes.</p> + +<p>La coquetterie de Chichi le sauva. Le luxe ultra-moderne de +l'appartement qu'ils occupaient parut froid et glacial la jeune fille, +qui engagea son pre y mettre un peu de varit. Le hasard les amena +l'Htel Drouot, o Marcel trouva l'occasion d'acheter bon compte +quelques jolis meubles. Ce premier succs l'allcha, et, comme il +s'ennuyait ne rien faire, il prit l'habitude d'assister toutes les +grandes ventes annonces par les journaux. Bientt sa fille et sa femme +se plaignirent de l'inondation d'objets fastueux, mais inutiles, qui +envahissaient le logis. Des tapis magnifiques, des tentures prcieuses +couvrirent les parquets et les murs; des tableaux de toutes les coles, +dans des cadres tourdissants, s'alignrent sur les lambris des salons; +des statues de bronze, de marbre, de bois sculpt, encombrrent tous les +coins; les nombreuses vitrines s'emplirent d'une infinit de bibelots +coteux, mais disparates; peu peu l'appartement prit l'aspect d'un +magasin d'antiquaire; il y eut des ferronneries d'art et des +chefs-d'œuvre de cuivre repouss jusque dans la cuisine. Comment Marcel +aurait-il tu le temps, s'il avait renonc frquenter l'Htel Drouot? +Il savait bien que toutes ses emplettes ne servaient rien, sinon lui +donner le vague plaisir de faire presque quotidiennement quelque +dcouverte et d'acqurir bon<a name="page_061" id="page_061"></a> march une chose chre qui lui devenait +indiffrente ds le lendemain. Il n'tait ni assez connaisseur ni assez +rudit pour s'intresser vraiment et de faon durable ses collections +plus ou moins artistiques, et cette passion d'acheter toujours n'tait +chez lui que l'innocente manie d'un homme riche et dsœuvr.</p> + +<p>Au bout d'un an ou deux, l'appartement, tout vaste qu'il tait, ne +suffit plus pour contenir ce muse htroclite, form au hasard des +bonnes occasions. Mais ce fut encore une ce bonne occasion qui vint +en aide au millionnaire. Un marchand de biens, de ceux qui sont +l'afft des trangers opulents, lui offrit le remde cette situation +gnante. Pourquoi n'achetait-il pas un chteau? L'ide plut toute la +famille: un chteau historique, le plus historique possible, +complterait heureusement leur installation. Chichi en plit d'orgueil: +plusieurs de ses amies avaient des chteaux dont elles parlaient avec +complaisance. Luisa sourit la pense des mois passs la campagne, o +elle retrouverait quelque chose de la vie simple et rustique de sa +jeunesse. Jules montra moins d'enthousiasme: il apprhendait un peu les +saisons de villgiature o son pre l'obligerait quitter Paris; +mais, en somme, ce serait un prtexte pour y faire de frquents retours +en automobile, et il y aurait l une compensation.</p> + +<p>Quand le marchand de biens vit que Marcel mordait l'hameon, il lui +offrit des chteaux historiques par<a name="page_062" id="page_062"></a> douzaines. Celui pour lequel Marcel +se dcida fut celui de Villeblanche-sur-Marne, difi au temps des +guerres de religion, moiti palais et moiti forteresse, avec une faade +italienne de la Renaissance, des tours coiffes de bonnets pointus, des +fosss o nageaient des cygnes. Les pices de l'habitation taient +immenses et vides. Comme ce serait commode pour y dverser le trop-plein +du mobilier entass dans l'appartement de l'avenue Victor-Hugo et y +loger les nouveaux achats! De plus, ce milieu seigneurial ferait valoir +les objets anciens qu'on y mettrait. Il est vrai que les btiments +exigeraient des rparations d'un prix exorbitant, et ce n'tait pas pour +rien que plusieurs propritaires successifs s'taient hts de revendre +le chteau historique. Mais Marcel tait assez riche pour s'offrir le +luxe d'une restauration complte; sans compter qu'il nourrissait dans le +secret de son cœur un regret tacite de ses exploitations argentines et +qu'il se promettait lui-mme de faire un peu d'levage dans son parc +de deux cents hectares.</p> + +<p>L'acquisition de ce chteau lui procura une flatteuse amiti. Il entra +en relations avec un de ses nouveaux voisins, le snateur Lacour, qui +avait t deux fois ministre et qui vgtait maintenant au Snat, muet +dans la salle des sances, remuant et loquace dans les couloirs. C'tait +un magnat de la noblesse rpublicaine, un aristocrate du rgime +dmocratique. Il s'enorgueillissait d'un lignage remontant aux<a name="page_063" id="page_063"></a> troubles +de la grande Rvolution, comme la noblesse parchemins s'enorgueillit +de faire remonter le sien aux croisades. Son aeul avait t +conventionnel, et son pre avait jou un rle dans la rpublique de +1848. Lui-mme, en sa qualit de fils de proscrit mort en exil, s'tait +attach trs jeune encore Gambetta, et il parlait sans cesse de la +gloire du matre, esprant qu'un rayon de cette gloire se reflterait +sur le disciple. Lacour avait un fils, Ren, alors lve de l'cole +centrale. Ce fils trouvait son pre vieux jeu, souriait du +rpublicanisme romantique et humanitaire de ce politicien attard; mais +il n'en comptait pas moins sur la protection officielle que lui vaudrait +le zle rpublicain des trois gnrations de Lacour, lorsqu'il aurait en +poche son diplme. Marcel se sentit trs honor des attentions que lui +tmoigna le grand homme; et le grand homme, qui ne ddaignait pas la +richesse, accueillit avec plaisir dans son intimit ce millionnaire qui +possdait, de l'autre ct de l'Atlantique, des pturages immenses et +des troupeaux innombrables.</p> + +<p>L'amnagement du chteau historique et l'amiti du snateur auraient +rendu Marcel parfaitement heureux, si ce bonheur n'et t un peu +troubl par la conduite de Jules. En arrivant Paris, Jules avait +chang tout coup de vocation; il ne voulait plus tre ingnieur, il +voulait tre peintre. D'abord le pre avait rsist cette fantaisie +qui l'tonnait et l'inquitait;<a name="page_064" id="page_064"></a> mais, en somme, l'important tait que +le jeune homme et une profession. Marcel lui-mme n'avait-il pas t +sculpteur? Peut-tre le talent artistique, touff chez le pre par la +pauvret, se rveillait-il aujourd'hui chez le fils. Qui sait si ce +garon un peu paresseux, mais vif d'esprit, ne deviendrait pas un grand +peintre? Marcel avait donc cd au caprice de Jules qui, quoiqu'il n'en +ft encore qu' ses premiers essais de dessin et de couleur, lui demanda +une installation part, afin de travailler avec plus de libert, et il +avait consenti l'installer rue de la Pompe, dans un atelier qui avait +appartenu un peintre tranger d'une certaine rputation. Cet atelier, +avec ses annexes, tait beaucoup trop grand pour un peintre en herbe; +mais la rue de la Pompe tait prs de l'avenue Victor-Hugo, et, au +surplus, cela aussi tait une excellente occasion: les hritiers du +peintre tranger offraient Marcel de lui cder en bloc, un prix +doux, l'ameublement et l'outillage professionnel.</p> + +<p>Si Jules avait conu l'ide de conqurir la renomme par le pinceau, +c'tait parce que cette entreprise lui semblait assez facile pour un +jeune homme de sa condition. Avec de l'argent et un bel atelier, +pourquoi ne russirait-il pas, alors que tant d'autres russissent sans +avoir ni l'un ni l'autre? Il se mit donc peindre avec une sereine +audace. Il aimait la peinture mivre, lgante, lche:—une peinture +molle comme une<a name="page_065" id="page_065"></a> romance et qui s'appliquait uniquement reproduire les +formes fminines.—Il entreprit d'esquisser un tableau qu'il intitula la +<i>Danse des Heures</i>: c'tait un prtexte pour faire venir chez lui toute +une srie de jolis modles. Il dessinait avec une rapidit frntique, +puis remplissait l'intrieur des contours avec des masses de couleur. +Jusque-l tout allait bien. Mais ensuite il hsitait, restait les bras +ballants devant la toile; et finalement, dans l'attente d'une meilleure +inspiration, il la relguait dans un coin, tourne contre le mur. Il +esquissa aussi plusieurs tudes de ttes fminines; mais il ne put en +achever aucune.</p> + +<p>Ce fut en ce temps-l qu'un rapin espagnol de ses amis, nomm Argensola, +lequel lui devait dj quelques centaines de francs et projetait de lui +faire bientt un nouvel emprunt, dclara, aprs avoir longuement +contempl ces figures floues et ples, aux normes yeux ronds et au +menton pointu:</p> + +<p>—Toi, tu es un peintre d'mes!</p> + +<p>Jules, qui n'tait pas un sot, sentit fort bien la secrte ironie de cet +loge; mais le titre qui venait de lui tre dcern ne laissa pas de lui +plaire. A la rigueur, puisque les mes n'ont ni lignes ni couleurs un +peintre d'mes n'est pas tenu de peindre, et, dans le secret de sa +conscience, le peintre d'mes tait bien oblig de s'avouer lui-mme +qu'il commenait se dgoter de la peinture. Ce qu'il tenait beaucoup + conserver, c'tait seulement ce nom de<a name="page_066" id="page_066"></a> peintre qui lui fournissait +des prtextes de haute esthtique pour amener chez lui des femmes du +monde enclines s'intresser aux jeunes artistes. Voil pourquoi, au +lieu de se fcher contre l'Espagnol, il lui sut gr de cette malice +discrte et lia mme avec lui des relations plus troites qu'auparavant.</p> + +<p>Depuis longtemps Argensola avait renonc pour son propre compte manier +le pinceau, et il vivait en bohme, aux crochets de quelques camarades +riches qui tolraient son parasitisme cause de son bon caractre et de +la complaisance avec laquelle il rendait toute sorte de services ses +amis. Dsormais Jules eut le privilge d'tre le protecteur attitr +d'Argensola. Celui-ci prit l'habitude de venir tous les jours +l'atelier, o il trouvait en abondance des sandwichs, des gteaux secs, +des vins fins, des liqueurs et de gros cigares. Finalement, un certain +soir o, expuls de sa chambre garnie par un propritaire inflexible, il +tait sans gte, Jules l'invita passer la nuit sur un divan. Cette +nuit-l fut suivie de beaucoup d'autres, et le rapin lut domicile +l'atelier.</p> + +<p>Le bohme tait en somme un agrable compagnon qui ne manquait ni +d'esprit ni mme de savoir. Pour occuper ses interminables loisirs, il +lisait force livres, amassait dans sa mmoire une prodigieuse quantit +de connaissances diverses, et pouvait disserter sur les sujets les plus +imprvus avec un intarissable<a name="page_067" id="page_067"></a> bagout. Jules se servit d'abord de lui +comme de secrtaire: pour s'pargner la peine de lire les romans +nouveaux, les pices de thtre la mode, les ouvrages de littrature, +de science ou de politique dont s'occupaient les snobs, les articles +sensationnels des revues de jeunes et le <i>Zarathustra</i> de Nietzsche, +il faisait lire tout cela par Argensola, qui lui en donnait de vive voix +le compte rendu et qui ajoutait mme au compte rendu ses propres +observations, souvent fines et ingnieuses. Ainsi le peintre d'mes +pouvait tonner peu de frais son pre, sa mre, leurs invits et les +femmes esthtes des salons qu'il frquentait, par l'tendue de son +instruction et par la subtilit ou la profondeur de ses jugements +personnels.</p> + +<p>—C'est un garon un peu lger, disait-on dans le monde; mais il sait +tant de choses et il a tant d'esprit!</p> + +<p>Lorsque Jules eut peu prs renonc peindre, sa vie devint de moins +en moins difiante. Presque toujours escort d'Argensola qu'en la +circonstance il dnommait, non plus son secrtaire, mais son cuyer, +il passait les aprs-midi dans les salles d'escrime et les nuits dans +les cabarets de Montmartre. Il tait champion de plusieurs armes, +boxait, possdait mme les coups favoris des paladins qui rdent, la +nuit, le long des fortifications. L'abus du champagne le rendait +querelleur; il avait le soufflet facile et allait volontiers sur le +terrain. Avec le frac<a name="page_068" id="page_068"></a> ou le smoking, qu'il jugeait indispensable +d'endosser ds six heures du soir, il implantait Paris les mœurs +violentes de la <i>pampa</i>. Son pre n'ignorait point cette conduite, et il +en tait navr; toutefois, en vertu du proverbe qui veut que les jeunes +gens jettent leur gourme, cet homme sage et un peu dsabus ne laissait +pas d'tre indulgent, et mme, dans son for intrieur, il prouvait un +certain orgueil animal penser que ce hardi luron tait son fils.</p> + +<p>Sur ces entrefaites, les parents de Berlin vinrent voir les Desnoyers. +Ceux-ci les reurent dans leur chteau de Villeblanche, o les Hartrott +passrent deux mois. Karl apprcia avec une bienveillante supriorit +l'installation de son beau-frre. Ce n'tait pas mal; le chteau ne +manquait pas de cachet et pourrait servir mettre en valeur un titre +nobiliaire. Mais l'Allemagne! Mais les commodits de Berlin! Il insista +beaucoup pour qu' leur tour les Desnoyers lui rendissent sa visite et +pussent ainsi admirer le luxe de son train de maison et les nobles +relations qui embellissaient son opulence. Marcel se laissa convaincre: +il esprait que ce voyage arracherait Jules ses mauvaises +camaraderies; que l'exemple des fils d'Hartrott, tous laborieux et se +poussant activement dans une carrire, pourrait inspirer de l'mulation + ce libertin; que l'influence de Paris tait corruptrice pour le jeune +homme, tandis qu'en Allemagne il n'aurait sous les yeux que la puret +des<a name="page_069" id="page_069"></a> mœurs patriarcales. Les chtelains de Villeblanche partirent donc +pour Berlin, et ils y demeurrent trois mois, afin de donner Jules le +temps de perdre ses dplorables habitudes.</p> + +<p>Pourtant le pauvre Marcel ne se plaisait gure dans la capitale +prussienne. Quinze jours aprs son arrive, il avait dj une terrible +envie de prendre la fuite. Non, jamais il ne s'entendrait avec ces +gens-l! Trs aimables, d'une amabilit gluante et visiblement dsireuse +de plaire, mais si extraordinairement dpourvue de tact qu'elle choquait + chaque instant. Les amis des Hartrott protestaient de leur amour pour +la France; mais c'tait l'amour compatissant qu'inspire un bb +capricieux et faible, et ils ajoutaient ce sentiment de commisration +mille souvenirs fcheux des guerres o les Franais avaient t vaincus. +Au contraire, tout ce qui tait allemand,—un difice, une station de +chemin de fer, un simple meuble de salle manger,—donnait lieu +d'orgueilleuses comparaisons:</p> + +<p>—En France vous n'avez pas cela... En Amrique vous n'avez jamais rien +vu de pareil...</p> + +<p>Marcel rongeait son frein; mais, pour ne pas blesser ses htes, il les +laissait dire. Quant Luisa et Chichi, elles ne pouvaient se rsigner + admettre que l'lgance berlinoise ft suprieure l'lgance +parisienne; et Chichi scandalisa mme ses cousines en leur dclarant +tout net qu'elle ne pouvait souffrir<a name="page_070" id="page_070"></a> ces petits officiers qui avaient +la taille serre par un corset, qui portaient l'œil un monocle +inamovible, qui s'inclinaient devant les jeunes filles avec une raideur +automatique et qui assaisonnaient leurs lourdes galanteries d'une +grimace de supriorit.</p> + +<p>Jules, sous la direction de ses cousins, explora la vertueuse socit de +Berlin. L'an, le savant, fut laiss l'cart: ce malheureux, toujours +absorb dans ses livres, avait peu de rapports avec ses frres. Ceux-ci, +sous-lieutenants ou lves-officiers, montrrent avec orgueil Jules +les progrs de la haute noce germanique. Il connut les restaurants de +nuit, qui taient une imitation de ceux de Paris, mais beaucoup plus +vastes. Les femmes qui, Paris, se rencontraient par douzaines, se +rencontraient l par centaines. La solerie scandaleuse y tait, non un +accident, mais un fait expressment voulu et considr comme +indispensable au plaisir. Les viveurs s'amusaient par pelotons, le +public s'enivrait par compagnies, les vendeuses d'amour formaient des +rgiments. Jules n'prouva qu'une sensation de dgot en prsence de ces +femelles serviles et craintives qui, accoutumes tre battues, ne +dissimulaient pas l'avidit impudente avec laquelle elles tchaient de +se rattraper des mcomptes, des prjudices et des torgnoles qu'elles +avaient souffrir dans leur commerce; et il trouva rpugnant ce +libertinage<a name="page_071" id="page_071"></a> brutal qui s'talait, vocifrait, faisait parade de ses +prodigalits absurdes.</p> + +<p>—Vous n'avez point cela Paris, lui disaient ses cousins en montrant +les salons normes o s'entassaient par milliers les buveurs et les +buveuses.</p> + +<p>—Non, nous n'avons point cela Paris, rpondait-il avec un +imperceptible sourire.</p> + +<p>Lorsque les Desnoyers rentrrent en France, ils poussrent un soupir de +soulagement. Toutefois Marcel rapporta d'Allemagne une vague +apprhension: les Allemands avaient fait beaucoup de progrs. Il n'tait +pas un patriote aveugle, et il devait se rendre l'vidence. +L'industrie germanique tait devenue trs puissante et constituait un +rel danger pour les peuples voisins. Mais, naturellement optimiste, il +se rassurait en se disant: Ils vont tre trs riches, et, quand on est +riche, on n'prouve pas le besoin de se battre. Somme toute, la guerre +que redoutent quelques toqus est fort improbable!</p> + +<p>Jules, sans se casser la tte mditer sur de si graves questions, +reprit tout simplement son existence d'avant le voyage, mais avec +quelques louables variantes. Il avait pris Berlin du dgot pour la +dbauche incongrue, et il s'amusa beaucoup moins que jadis dans les +restaurants de Montmartre. Ce qui lui plaisait maintenant, c'taient les +salons frquents par les artistes et par leurs protectrices. Or, la +gloire vint l'y trouver l'improviste. Ni la peinture<a name="page_072" id="page_072"></a> des mes, ni les +amours coteuses et les duels varis ne l'avaient mis en vedette: ce fut +par les pieds qu'il triompha.</p> + +<p>Un nouveau divertissement, le <i>tango</i>, venait d'tre import en France +pour le plus grand bonheur des humains. Cet hiver-l, les gens se +demandaient d'un air mystrieux: Savez-vous tanguer? Cette danse des +ngres de Cuba, introduite dans l'Amrique du Sud par les quipages des +navires qui importent aux Antilles les viandes de conserve, avait +conquis la faveur en quelques mois. Elle se propageait victorieusement +de nation en nation, pntrait jusque dans les cours les plus +crmonieuses, culbutait les traditions de la dcence et de l'tiquette: +c'tait la rvolution de la frivolit. Le pape lui-mme, scandalis de +voir le monde chrtien s'unir sans distinction de sectes dans le commun +dsir d'agiter les jambes avec une frnsie aussi infatigable que celle +des possds du moyen ge, croyait devoir se convertir en matre de +ballet et prenait l'initiative de recommander la <i>furlana</i> comme plus +dcente et plus gracieuse que le <i>tango</i>.</p> + +<p>Or, ce <i>tango</i> que Jules voyait s'imposer en souverain au Tout-Paris, il +le connaissait de vieille date et l'avait beaucoup pratiqu +Buenos-Aires, aprs sa sortie du collge, sans se douter que, lorsqu'il +frquentait les bals les plus abjects des faubourgs, il faisait ainsi +l'apprentissage de la gloire. Il s'y adonna<a name="page_073" id="page_073"></a> donc avec l'ardeur de celui +qui se sent admir, et il fut vite regard comme un matre. Il tient si +bien la ligne!, disaient les dames qui apprciaient l'lgance +vigoureuse de son corps svelte et bien muscl. Lui, dans sa jaquette +bombe la poitrine et pince la taille, les pieds serrs dans des +escarpins vernis, il dansait gravement, sans prononcer un mot, d'un air +presque hiratique, tandis que les lampes lectriques bleuissaient les +deux ailes de sa chevelure noire et luisante. Aprs quoi, les femmes +sollicitaient l'honneur de lui tre prsentes, avec la douce esprance +de rendre leurs amies jalouses lorsque celles-ci les verraient au bras +de l'illustre tangueur. Les invitations pleuvaient chez lui; les salons +les plus inaccessibles lui taient ouverts; chaque soir, il gagnait une +bonne douzaine d'amitis, et on se disputait la faveur de recevoir de +lui des leons. Le peintre d'mes offrait volontiers aux plus jolies +solliciteuses de les leur donner dans son atelier, de sorte que +d'innombrables lves affluaient la rue de la Pompe.</p> + +<p>—Tu danses trop, lui disait Argensola; tu te rendras malade.</p> + +<p>Ce n'tait pas seulement cause de la sant de son protecteur que le +secrtaire-cuyer s'inquitait de l'excessive frquence de ces visites; +il les trouvait fort gnantes pour lui-mme. Car, chaque aprs-midi, +juste au moment o il se dlectait dans une paisible<a name="page_074" id="page_074"></a> lecture auprs du +pole bien chaud, Jules lui disait brle-pourpoint:</p> + +<p>—Il faut que tu t'en ailles. J'attends une leon nouvelle.</p> + +<p>Et Argensola s'en allait, non sans donner tous les diables, <i>in +petto</i>, les belles tangueuses.</p> + +<p>Au printemps de 1914, il y eut une grande nouvelle: les Desnoyers +s'alliaient aux Lacour. Ren, fils unique du snateur, avait fini par +inspirer Chichi une sympathie qui tait presque de l'amour. Bien +entendu, le snateur n'avait fait aucune opposition un projet de +mariage qui, plus tard, vaudrait son fils un nombre respectable de +millions. Au surplus, il tait veuf et il aimait donner chez lui des +soupers et des bals; sa bru ferait les honneurs de la maison, et +l'excellente table o il recevrait plus somptueusement que jamais ses +collgues et tous les personnages notoires de passage Paris, lui +permettrait de regagner un peu du prestige qu'il commenait perdre au +palais du Luxembourg.<a name="page_075" id="page_075"></a></p> + +<h2><a name="III" id="III"></a>III<br /><br /> +<small>LE COUSIN DE BERLIN</small></h2> + +<p>Pendant le voyage fait par Jules en Argentine, Argensola, investi des +fonctions de gardien de l'atelier, avait vcu bien tranquille: il +n'avait plus auprs de lui le peintre d'mes pour le dranger au +milieu de ses lectures, et il pouvait absorber en paix une quantit +d'ouvrages crits sur les sujets les plus disparates. Il lui resta mme +assez de temps pour lier connaissance avec un voisin bizarre, log dans +un petit appartement de deux pices, au mme tage que l'atelier, mais +o l'on n'accdait que par un escalier de service, et qui prenait jour +sur une cour intrieure.</p> + +<p>Ce voisin, nomm Tchernoff, tait un Russe qu'Argensola avait vu souvent +rentrer avec des paquets de vieux livres, et qui passait de longues +heures crire prs de la fentre de sa chambre. L'Espagnol, dont<a name="page_076" id="page_076"></a> +l'imagination tait romanesque, avait d'abord pris Tchernoff pour un +homme mystrieux et extraordinaire: avec cette barbe en dsordre, avec +cette crinire huileuse, avec ces lunettes chevauchant sur de vastes +narines qui semblaient dformes par un coup de poing, le Russe +l'impressionnait. Ensuite, lorsque le hasard d'une rencontre les eut mis +en rapport, Argensola, en entrant pour la premire fois chez Tchernoff, +sentit crotre sa sympathie: ami des livres, il voyait des livres +partout, d'innombrables livres, les uns aligns sur des rayons, d'autres +empils dans les coins, d'autres parpills sur le plancher, d'autres +amoncels sur des chaises boiteuses, sur de vieilles tables et mme sur +un lit que l'on ne refaisait pas tous les jours. Mais il prouva une +sorte de dsillusion, lorsqu'il apprit qu'en somme il n'y avait rien +d'trange et d'occulte dans l'existence de son nouvel ami. Ce que +Tchernoff crivait prs de la fentre, c'tait tout simplement des +traductions excutes, soit sur commande et moyennant finances, soit +gratuitement pour des journaux socialistes. La seule chose tonnante, +c'tait le nombre des langues que Tchernoff possdait. Comme les hommes +de sa race, il avait une merveilleuse facilit s'approprier les +vivantes et les mortes, et cela expliquait l'incroyable diversit des +idiomes dans lesquels taient crits les volumes qui encombraient son +appartement. La plupart taient des ouvrages d'occasion, qu'il avait +achets bas prix sur<a name="page_077" id="page_077"></a> les quais, dans les caisses des bouquinistes; et +il semblait qu'une atmosphre de mysticisme, d'initiations surhumaines, +d'arcanes clandestinement transmis travers les sicles, mant de ces +bouquins poudreux dont quelques-uns taient demi rongs par les rats. +Mais, confondus avec ces vieux livres, il y en avait beaucoup de +nouveaux, qui attiraient l'œil par leurs couvertures d'un rouge +flamboyant; et il y avait aussi des libelles de propagande socialiste, +des brochures rdiges dans toutes les langues de l'Europe, des +journaux, une infinit de journaux dont tous les titres voquaient +l'ide de rvolution.</p> + +<p>D'abord Tchernoff avait tmoign l'Espagnol peu de got pour les +visites et pour la causerie. Il souriait nigmatiquement dans sa barbe +d'ogre et se montrait avare de paroles, comme s'il voulait abrger la +conversation. Mais Argensola trouva le moyen d'apprivoiser ce sauvage: +il l'amena dans l'atelier de Jules, o les bons vins et les fines +liqueurs eurent vite fait de rendre le Russe plus communicatif. +Argensola apprit alors que Tchernoff avait fait en Sibrie une longue +quoique peu agrable villgiature, et que, rfugi depuis quelques +annes Paris, il y avait trouv un accueil bienveillant dans la +rdaction des journaux avancs.</p> + +<p> </p> + +<p>Le lendemain du jour o Jules tait rentr Paris,<a name="page_078" id="page_078"></a> Argensola, qui +causait avec Tchernoff sur le palier de l'escalier de service, entendit +qu'on sonnait la porte de l'atelier. Le secrtaire-cuyer, qui ne +s'offensait pas de joindre encore ces fonctions celles de valet de +chambre, accourut pour introduire le visiteur chez le peintre d'mes. +Ce visiteur parlait correctement le franais, mais avec un fort accent +allemand; et, par le fait, c'tait l'an des cousins de Berlin, le +docteur Julius von Hartrott, qui, aprs un court sjour Paris et au +moment de retourner en Allemagne, venait prendre cong de Jules.</p> + +<p>Les deux cousins se regardrent avec une curiosit o il y avait un peu +de mfiance. Ils avaient beau tre lis par une troite parent, ils ne +se connaissaient gure, mais assez cependant pour sentir qu'il existait +entre eux une complte divergence d'opinions et de gots.</p> + +<p>Jules, pour viter que son cousin se trompt sur la condition sociale de +l'introducteur, prsenta celui-ci en ces termes:</p> + +<p>—Mon ami l'artiste espagnol Argensola, non moins remarquable par ses +vastes lectures que par son magistral talent de peintre.</p> + +<p>—J'ai maintes fois entendu parler de lui, rpondit imperturbablement le +docteur, avec la suffisance d'un homme qui se pique de tout savoir.</p> + +<p>Puis, comme Argensola faisait mine de se retirer:</p> + +<p>—Vous ne serez pas de trop dans notre entretien,<a name="page_079" id="page_079"></a> monsieur, lui dit-il +sur le ton ambigu d'un suprieur qui veut montrer de la condescendance +un infrieur et d'un confrencier qui, infatu de lui-mme, n'est pas +fch d'avoir un auditeur de plus pour les belles choses qu'il va dire.</p> + +<p>Argensola s'assit donc avec les deux autres, mais un peu l'cart, de +sorte qu'il pouvait considrer son aise l'accoutrement d'Hartrott. +L'Allemand avait l'aspect d'un officier habill en civil. Toute sa +personne exprimait manifestement le dsir de ressembler aux hommes +d'pe, lorsqu'il leur arrive de quitter l'uniforme. Son pantalon tait +collant comme s'il tait destin entrer dans des bottes l'cuyre. +Sa jaquette, garnie de deux ranges de boutons sur le devant et serre +la taille, avait de longues et larges basques et des revers trs +montants, ce qui lui donnait une vague ressemblance avec une tunique +militaire. Ses moustaches rousstres, plantes sur une forte mchoire, +et ses cheveux coups en brosse compltaient la martiale similitude. +Mais ses yeux,—des yeux d'homme d'tude, grands, myopes et un peu +troubles,—s'abritaient derrire des lunettes aux verres pais et +donnaient malgr tout leur propritaire l'apparence d'un homme +pacifique. Cet Hartrott, aprs avoir conquis le diplme de docteur en +philosophie, venait d'tre nomm professeur auxiliaire dans une +universit, sans doute parce qu'il avait dj publi trois ou quatre +volumes gros et lourds comme des pavs; et,<a name="page_080" id="page_080"></a> au surplus, il tait membre +d'un sminaire historique, c'est--dire d'une socit savante qui se +consacrait la recherche des documents indits et qui avait pour +prsident un historien fameux. Le jeune professeur portait la +boutonnire la rosette d'un ordre tranger.</p> + +<p>Le respect de Jules pour le savant de la famille n'allait pas sans +quelque mlange de ddain: c'tait sa faon de se venger de ce pdant +qu'on lui proposait sans cesse pour modle. Selon lui, un homme qui ne +connaissait la vie que par les livres et qui passait son existence +vrifier ce qu'avaient fait les hommes d'autrefois, n'avait aucun droit +au titre de sage, alors surtout que de telles tudes ne tendaient qu' +confirmer les Allemands dans leurs prjugs et dans leur outrecuidance. +En somme, que fallait-il pour crire sur un minime fait historique un +livre norme et illisible? La patience de vgter dans les +bibliothques, de classer des milliers de fiches et de les recopier plus +ou moins confusment. Dans l'opinion du peintre, son cousin Julius +n'tait qu'une manire de rond-de-cuir, c'est--dire un de ces +individus que dsigne plus pittoresquement encore le terme populaire +d'outre-Rhin: <i>Sitzfleisch haben</i>. La premire qualit de ces +savants-l, c'est d'tre assez bien rembourrs pour qu'il leur soit +possible de passer des journes entires le derrire sur une chaise.</p> + +<p><a name="page_081" id="page_081"></a>Le docteur expliqua l'objet de sa visite. Venu Paris pour une mission +importante dont les autorits universitaires allemandes l'avaient +charg, il avait beaucoup regrett l'absence de Jules et il aurait t +trs fch de repartir sans l'avoir vu. Mais, hier soir, sa mre Hlna +lui avait appris que le peintre tait de retour, et il s'tait empress +d'accourir l'atelier. Il devait quitter Paris le soir mme: car les +circonstances taient graves.</p> + +<p>—Tu crois donc la guerre? lui demanda Jules.</p> + +<p>—Oui. La guerre sera dclare demain ou aprs-demain. Elle est +invitable. C'est une crise ncessaire pour le salut de l'humanit.</p> + +<p>Jules et Argensola, bahis, regardrent celui qui venait d'noncer +gravement cette belliqueuse et paradoxale proposition, et ils comprirent +aussitt qu'Hartrott tait venu tout exprs pour leur parler de ce +sujet.</p> + +<p>—Toi, continua Hartrott, tu n'es pas Franais, puisque tu es n en +Argentine. On peut donc te dire la vrit tout entire.</p> + +<p>—Mais toi, rpliqua Jules en riant, o donc es-tu n?</p> + +<p>Hartrott eut un geste instinctif de protestation, comme si son cousin +lui avait adress une injure, et il repartit d'un ton sec:</p> + +<p>—Moi, je suis Allemand. En quelque endroit que naisse un Allemand, il +est toujours fils de l'Allemagne.</p> + +<p>Puis, se tournant vers Argensola:</p> + +<p>—Vous aussi, monsieur, vous tes un tranger,<a name="page_082" id="page_082"></a> et, puisque vous avez +beaucoup lu, vous n'ignorez pas que l'Espagne, votre patrie, doit aux +Germains ses qualits les meilleures. C'est de nous que lui sont venus +le culte de l'honneur et l'esprit chevaleresque, par l'intermdiaire des +Goths, des Visigoths et des Vandales, qui l'ont conquise.</p> + +<p>Argensola se contenta de sourire imperceptiblement, et Hartrott, flatt +d'un silence qui lui parut approbatif, poursuivit son discours.</p> + +<p>—Nous allons assister, soyez-en certains, de grands vnements, et +nous devons nous estimer heureux d'tre ns l'poque prsente, la plus +intressante de toute l'histoire. En ce moment l'axe de l'humanit se +dplace et la vritable civilisation va commencer.</p> + +<p>A son avis, la guerre prochaine serait extraordinairement courte. +L'Allemagne avait tout prpar pour que cet vnement pt s'accomplir +sans que la vie conomique du monde souffrt d'une trop profonde +perturbation. Un mois lui suffirait pour craser la France, le plus +redoutable de ses adversaires. Ensuite elle se retournerait contre la +Russie qui, lente dans ses mouvements, ne serait pas capable d'opposer +cette offensive une dfense immdiate. Enfin elle attaquerait +l'orgueilleuse Angleterre, l'isolerait dans son archipel, lui +interdirait de faire dornavant obstacle la prpondrance allemande. +Ces coups rapides et ces victoires dcisives n'exigeraient que le cours +d'un t, et, <a name="page_083" id="page_083"></a> l'automne, la chute des feuilles saluerait le triomphe +dfinitif de l'Allemagne.</p> + +<p>Ensuite, avec l'assurance d'un professeur qui, parlant du haut de la +chaire, n'a pas craindre d'tre rfut par ceux qui l'coutent, il +expliqua la supriorit de la race germanique. Les hommes se divisaient +en deux groupes, les dolichocphales et les brachycphales. Les +dolichocphales reprsentaient la puret de la race et la mentalit +suprieure, tandis que les brachycphales n'taient que des mtis, avec +tous les stigmates de la dgnrescence. Les Germains, dolichocphales +par excellence, taient les uniques hritiers des Aryens primitifs, et +les autres peuples, spcialement les Latins du Sud de l'Europe, +n'taient que des Celtes brachycphales, reprsentants abtardis d'une +race infrieure. Les Celtes, incorrigibles individualistes, n'avaient +jamais t que d'ingouvernables rvolutionnaires, pris d'un +galitarisme et d'un humanitarisme qui avaient beaucoup retard la +marche de la civilisation. Au contraire les Germains, dont l'me est +autoritaire, mettaient au-dessus de tout l'ordre et la force. lus par +la nature pour commander aux autres peuples, ils possdaient toutes les +vertus qui distinguent les chefs-ns. La Rvolution franaise n'avait +t qu'un conflit entre les Celtes et les Germains. La noblesse +franaise descendait des guerriers germains installs dans les Gaules +aprs l'invasion dite des Barbares, tandis que la bourgeoisie et le +tiers-tat<a name="page_084" id="page_084"></a> reprsentaient l'lment gallo-celtique. La race infrieure, +en l'emportant sur la suprieure, avait dsorganis le pays et perturb +le monde. Ce que le celtisme avait invent, c'tait la dmocratie, le +socialisme, l'anarchisme. Mais l'heure de la revanche germanique avait +sonn enfin, et la race du Nord allait se charger de rtablir l'ordre, +puisque Dieu lui avait fait la faveur de lui conserver son indiscutable +supriorit.</p> + +<p>—Un peuple, conclut-il, ne peut aspirer de grands destins que s'il +est foncirement germanique. Nous sommes l'aristocratie de l'humanit, +le sel de la terre, comme a dit notre empereur.</p> + +<p>Et, tandis que Jules, stupfait de cette insolente philosophie de +l'histoire, gardait le silence, et qu'Argensola continuait de sourire +imperceptiblement, Hartrott entama le second point de sa dissertation.</p> + +<p>—Jusqu' prsent, expliqua-t-il, on n'a fait la guerre qu'avec des +soldats; mais celle-ci, on la fera avec des savants et avec des +professeurs. L'Universit n'a pas eu moins de part sa prparation que +l'tat-Major. La science germanique, la premire de toutes, est unie +pour jamais ce que les rvolutionnaires latins appellent +ddaigneusement le militarisme. La force, reine du monde, est ce qui +cre le droit, et c'est elle qui imposera partout notre civilisation. +Nos armes reprsentent notre culture, et quelques semaines leur +suffiront pour dlivrer de la dcadence<a name="page_085" id="page_085"></a> celtique les peuples qui, grce + elles, recouvreront bientt une seconde jeunesse.</p> + +<p>Le prodigieux avenir de sa race lui inspirait un enthousiasme lyrique. +Guillaume I<sup>er</sup>, Bismarck, tous les hros des victoires antrieures lui +paraissaient vnrables; mais il parlait d'eux comme de dieux moribonds, +dont l'heure tait passe. Ces glorieux anctres n'avaient fait +qu'largir les frontires et raliser l'unit de l'empire; mais ensuite, +avec une prudence de vieillards valtudinaires, ils s'taient opposs +toutes les hardiesses de la gnration nouvelle, et leurs ambitions +n'allaient pas plus loin que l'tablissement d'une hgmonie +continentale. Aujourd'hui c'tait le tour de Guillaume II, le grand +homme complexe dont la patrie avait besoin. Ainsi que l'avait dit +Lamprecht, matre de Julius von Hartrott, l'empereur reprsentait la +fois la tradition et l'avenir, la mthode et l'audace; comme son aeul, +il tait convaincu qu'il rgnait par la grce de Dieu; mais son +intelligence vive et brillante n'en reconnaissait et n'en acceptait pas +moins les nouveauts modernes; s'il tait romantique et fodal, s'il +soutenait les conservateurs agrariens, il tait en mme temps un homme +du jour, cherchait les solutions pratiques, faisait preuve d'un esprit +utilitaire l'amricaine. En lui s'quilibraient l'instinct et la +raison. C'tait grce lui que l'Allemagne avait su grouper ses forces +et reconnatre sa vritable voie. Les universits l'acclamaient<a name="page_086" id="page_086"></a> avec +autant d'enthousiasme que les armes: car la germanisation mondiale dont +Guillaume serait l'auteur, allait procurer tous les peuples d'immenses +bienfaits.</p> + +<p>—<i>Gott mit uns!</i> s'cria-t-il en matire de proraison. Oui, Dieu est +avec nous! Il existe, n'en doutez pas, un Dieu chrtien germanique qui +est notre Grand Alli et qui se manifeste nos ennemis comme une +divinit puissante et jalouse.</p> + +<p>Cette fois, le sourire d'Argensola devint un petit rire ouvertement +sarcastique. Mais le docteur tait trop enivr de ses propres paroles +pour y prendre garde.</p> + +<p>—Ce qu'il nous faut, ajouta-t-il, c'est que l'Allemagne entre enfin en +possession de toutes les contres o il y a du sang germain et qui ont +t civilises par nos aeux.</p> + +<p>Et il numra ces contres. La Hollande et la Belgique taient +allemandes. La France l'tait par les Francs, qui elle devait un tiers +de son sang. L'Italie presque entire avait bnfici de l'invasion des +Lombards. L'Espagne et le Portugal avaient t domins et peupls par +des conqurants de race teutonne. Mais le docteur ne s'en tenait point +l. Comme la plupart des nations de l'Amrique taient d'origine +espagnole ou portugaise, le docteur les comprenait dans ses +revendications. Quant l'Amrique du Nord, sa puissance et sa richesse +taient l'œuvre des millions d'Allemands qui y avaient migr. +D'ailleurs Hartrott<a name="page_087" id="page_087"></a> reconnaissait que le moment n'tait pas encore venu +de penser tout cela et que, pour aujourd'hui, il ne s'agissait que du +continent europen.</p> + +<p>—Ne nous faisons pas d'illusions, poursuivit-il sur un ton de tristesse +hautaine. A cette heure, le monde n'est ni assez clairvoyant ni assez +sincre pour comprendre et apprcier nos bienfaits. J'avoue que nous +avons peu d'amis. Comme nous sommes les plus intelligents, les plus +actifs, les plus capables d'imposer aux autres notre culture, tous les +peuples nous considrent avec une hostilit envieuse. Mais nous n'avons +pas le droit de faillir nos destins, et c'est pourquoi nous imposerons + coups de canon cette culture que l'humanit, si elle tait plus sage, +devrait recevoir de nous comme un don cleste.</p> + +<p>Jusqu'ici Jules, impressionn par l'autorit doctorale avec laquelle +Hartrott formulait ses affirmations, n'avait presque rien dit. +D'ailleurs, l'ex-professeur de <i>tango</i> tait mal prpar soutenir une +discussion sur de tels sujets avec le savant professeur tudesque. Mais, +agac de l'assurance avec laquelle son cousin raisonnait sur cette +guerre encore problmatique, il ne put s'empcher de dire:</p> + +<p>—En somme, pourquoi parler de la guerre comme si elle tait dj +dclare? En ce moment, des ngociations diplomatiques sont en cours et +peut-tre tout finira-t-il par s'arranger.</p> + +<p>Le docteur eut un geste d'impatience mprisante.<a name="page_088" id="page_088"></a></p> + +<p>—C'est la guerre, te dis-je! Lorsque j'ai quitt l'Allemagne, il y a +huit jours, je savais que la guerre tait certaine.</p> + +<p>—Mais alors, demanda Jules, pourquoi ces ngociations? Et pourquoi le +gouvernement allemand fait-il semblant de s'entremettre dans le conflit +qui a clat entre l'Autriche et la Serbie? Ne serait-il pas plus simple +de dclarer la guerre tout de suite?</p> + +<p>—Notre gouvernement, reprit Hartrott avec franchise, prfre que ce +soient les autres qui la dclarent. Le rle d'attaqu obtient toujours +plus de sympathie que celui d'agresseur, et il justifie les rsolutions +finales, quelque dures qu'elles puissent tre. Au surplus, nous avons +chez nous beaucoup de gens qui vivent leur aise et qui ne dsirent pas +la guerre; il convient donc de leur faire croire que ce sont nos ennemis +qui nous l'imposent, pour que ces gens sentent la ncessit de se +dfendre. Il n'est donn qu'aux esprits suprieurs de comprendre que le +seul moyen de raliser les grands progrs, c'est l'pe, et que, selon +le mot de notre illustre Treitschke, la guerre est la forme la plus +haute du progrs.</p> + +<p>Selon Hartrott, la morale avait sa raison d'tre dans les rapports des +individus entre eux, parce qu'elle sert rendre les individus plus +soumis et plus disciplins; mais elle ne fait qu'embarrasser les +gouvernements, pour qui elle est une gne sans profit. Un tat ne doit +s'inquiter ni de vrit ni de mensonge;<a name="page_089" id="page_089"></a> la seule chose qui lui +importe, c'est la convenance et l'utilit des mesures prises. Le +glorieux Bismarck, afin d'obtenir la guerre qu'il voulait contre la +France, n'avait pas hsit altrer un tlgramme, et Hans Delbruck +avait eu raison d'crire ce sujet: Bnie soit la main qui a falsifi +la dpche d'Ems! En ce qui concernait la guerre prochaine, il tait +urgent qu'elle se ft sans retard: aucun des ennemis de l'Allemagne +n'tait prt, de sorte que les Allemands qui, eux, se prparaient depuis +quarante ans, taient srs de la victoire. Qu'tait-il besoin de se +proccuper du droit et des traits? L'Allemagne avait la force, et la +force cre des lois nouvelles. L'histoire ne demande pas de comptes aux +vainqueurs, et les prtres de tous les cultes finissent toujours par +bnir dans leurs hymnes les auteurs des guerres heureuses. Ceux qui +triomphent sont les amis de Dieu.</p> + +<p>—Nous autres, continua-t-il, nous ne sommes pas des sentimentaux; nous +ne faisons la guerre ni pour chtier les Serbes rgicides, ni pour +dlivrer les Polonais opprims par la Russie. Nous la faisons parce que +nous sommes le premier peuple du monde et que nous voulons tendre notre +activit sur toute la plante. La vieille Rome, mortellement malade, +appela barbares les Germains qui ouvrirent sa fosse. Le monde +d'aujourd'hui a, lui aussi, une odeur de mort, et il ne manquera pas non +plus de nous appeler<a name="page_090" id="page_090"></a> barbares. Soit! Lorsque Tanger et Toulon, Anvers +et Calais seront allemands, nous aurons le loisir de disserter sur la +barbarie germanique; mais, pour l'instant, nous possdons la force et +nous ne sommes pas d'humeur discuter. La force est la meilleure des +raisons.</p> + +<p>—tes-vous donc si certains de vaincre? objecta Jules. Le destin mnage +parfois aux hommes de terribles surprises. Il suscite des forces +occultes avec lesquelles on n'a pas compt et qui peuvent rduire +nant les plans les mieux tablis.</p> + +<p>Hartrott haussa les paules. Qu'est-ce que l'Allemagne aurait devant +elle? Le plus craindre de ses ennemis, ce serait la France; mais la +France n'tait pas capable de rsister aux influences morales +nervantes, aux labeurs, aux privations et aux souffrances de la guerre: +un peuple affaibli physiquement, infect de l'esprit rvolutionnaire, +dsaccoutum de l'usage des armes par l'amour excessif du bien-tre. +Ensuite il y avait la Russie; mais les masses amorphes de son immense +population taient longues runir, difficiles mouvoir, travailles +par l'anarchisme et par les grves. L'tat-major de Berlin avait dispos +toutes choses de telle faon qu'il tait certain d'craser la France en +un mois; cela fait, il transporterait les irrsistibles forces +germaniques contre l'empire russe avant mme que celui-ci ait eu le +temps d'entrer en action.<a name="page_091" id="page_091"></a></p> + +<p>—Quant aux Anglais, poursuivit Hartrott, il est douteux que, malgr +l'entente cordiale, ils prennent part la lutte. C'est un peuple de +rentiers et de sportsmen dont l'gosme est sans limites. Admettons +toutefois qu'ils veuillent dfendre contre nous l'hgmonie continentale +qui leur a t octroye par le Congrs de Vienne, aprs la chute de +Napolon. Que vaut l'effort qu'ils tenteront de faire? Leur petite arme +n'est compose que du rebut de la nation, et elle est totalement +dpourvue d'esprit guerrier. Lorsqu'ils rclameront l'assistance de +leurs colonies, celles-ci, qui ont tant se plaindre d'eux, se feront +une joie de les lcher. L'Inde profitera de l'occasion pour se soulever +contre ses exploiteurs, et l'gypte s'affranchira du despotisme de ses +tyrans....</p> + +<p>Il y eut un silence, et Hartrott parut s'absorber dans ses rflexions, +dont il traduisit le rsultat par cette nouvelle tirade:</p> + +<p>—Par le fait, il y a beau temps que notre victoire a commenc. Nos +ennemis nous abhorrent, et nanmoins ils nous imitent. Tout ce qui porte +la marque allemande est recherch dans le monde entier. Les pays mmes +qui ont la prtention de rsister nos armes, copient nos mthodes +dans leurs coles et admirent nos thories, y compris celles qui n'ont +obtenu en Allemagne qu'un mdiocre succs. Souvent nous rions entre +nous, comme les augures romains, constater le servilisme avec lequel +les<a name="page_092" id="page_092"></a> peuples trangers se soumettent notre influence. Et ce sont ces +gens-l qui ensuite refusent de reconnatre notre supriorit!</p> + +<p>Pour la premire fois Argensola fit un geste approbatif, que ne suivit +d'ailleurs aucun commentaire. Hartrott, qui avait surpris ce geste, lui +attribua la valeur d'un assentiment complet, et cela l'induisit +reprendre:</p> + +<p>—Mais notre supriorit est vidente, et, pour en avoir la preuve, nous +n'avons qu' couter ce que disent nos ennemis. Les Latins eux-mmes +n'ont-ils pas proclam maintes fois que les socits latines sont +l'agonie, qu'il n'y a pas de place pour elles dans l'organisation +future, et que l'Allemagne seule conserve latentes les forces +civilisatrices? Les Franais, en particulier, ne rptent-ils pas qui +veut les entendre que la France est en pleine dcomposition et qu'elle +marche d'un pas rapide une catastrophe? Eh bien, des peuples qui se +jugent ainsi ont assurment la mort dans les entrailles. En outre, les +faits confirment chaque jour l'opinion qu'ils ont de leur propre +dcadence. Il est impossible de douter qu'une rvolution clate Paris +aussitt aprs la dclaration de guerre. Tu n'tais pas ici, toi, pour +voir l'agitation des boulevards l'occasion du procs Caillaux. Mais, +moi, j'ai constat de mes yeux comment ractionnaires et +rvolutionnaires se menaaient, se frappaient en pleine rue. Ils s'y +sont insults<a name="page_093" id="page_093"></a> jusqu' ces derniers jours. Lorsque nos troupes +franchiront la frontire, la division des opinions s'accentuera encore; +militaristes et antimilitaristes se disputeront furieusement, et en +moins d'une semaine ce sera la guerre civile. Ce pays a t gt +jusqu'au cœur par la dmocratie et par l'aveugle amour de toutes les +liberts. L'unique nation de la terre qui soit vraiment libre, c'est la +nation allemande, parce qu'elle sait obir.</p> + +<p>Ce paradoxe bizarre amusa Jules qui dit en riant:</p> + +<p>—Vrai, tu crois que l'Allemagne est le seul pays libre?</p> + +<p>—J'en suis sr! dclara le professeur avec une nergie croissante. Nous +avons les liberts qui conviennent un grand peuple: la libert +conomique et la libert intellectuelle.</p> + +<p>—Mais la libert politique?</p> + +<p>—Seuls les peuples dcadents et ingouvernables, les races infrieures +entiches d'galit et de dmocratie, s'inquitent de la libert +politique. Les Allemands n'en prouvent pas le besoin. Ns pour tre les +matres, ils reconnaissent la ncessit des hirarchies et consentent +tre gouverns par une classe dirigeante qui doit ce privilge +l'aristocratie du sang ou du talent. Nous avons, nous, le gnie de +l'organisation.</p> + +<p>Et les deux amis entendirent avec un tonnement effar la description du +monde futur, tel que le faonnerait<a name="page_094" id="page_094"></a> le gnie germanique. Chaque peuple +serait organis de telle sorte que l'homme y donnt la socit le +maximum de rendement; tous les individus seraient enrgiments pour +toutes les fonctions sociales, obiraient comme des machines une +direction suprieure, fourniraient la plus grande quantit possible de +travail sous la surveillance des chefs; et cela, ce serait l'tat +parfait.</p> + +<p>Sur ce, Hartrott regarda sa montre et changea brusquement de sujet de +conversation.</p> + +<p>—Excuse-moi, dit-il, il faut que je te quitte. Les Allemands rsidant +Paris sont dj partis en grand nombre, et je serais parti moi-mme, si +l'affection familiale que je te porte ne m'avait fait un devoir de te +donner un bon conseil. Puisque tu es tranger et que rien ne t'oblige +rester en France, viens chez nous Berlin. La guerre sera dure, trs +dure, et, si Paris essaie de se dfendre, il se passera des choses +terribles. Nos moyens offensifs sont beaucoup plus redoutables qu'ils ne +l'taient en 1870.</p> + +<p>Jules fit un geste d'indiffrence. Il ne croyait pas un danger +prochain, et d'ailleurs il n'tait pas si poltron que son cousin +paraissait le croire.</p> + +<p>—Tu es comme ton pre, s'cria le professeur. Depuis deux jours, +j'essaie inutilement de le convaincre qu'il devrait passer en Allemagne +avec les siens; mais il ne veut rien entendre. Il admet volontiers que, +si la guerre clate, les Allemands seront<a name="page_095" id="page_095"></a> victorieux; mais il s'obstine + croire que la guerre n'clatera pas. Ce qui est encore plus +incomprhensible, c'est que ma mre elle-mme hsitait repartir avec +moi pour Berlin. Grce Dieu, j'ai fini par la convaincre et peut-tre, + cette heure, est-elle dj en route. Il a t convenu entre elle et +moi que, si elle tait prte temps, elle prendrait le train de +l'aprs-midi, pour voyager en compagnie d'une de ses amies, femme d'un +conseiller de notre ambassade, et que, si elle manquait ce train, elle +me rejoindrait celui du soir. Mais j'ai eu toutes les peines du monde + la dcider; elle s'enttait me rpter que la guerre ne lui faisait +pas peur, que les Allemands taient de trs braves gens, et que, quand +ils entreraient Paris, ils ne feraient de mal personne.</p> + +<p>Cette opinion favorable semblait contrarier beaucoup le docteur.</p> + +<p>—Ni ma mre ni ton pre, expliqua-t-il, ne se rendent compte de ce +qu'est la guerre moderne. Que les Allemands soient de braves gens, je +suis le premier le reconnatre; mais ils sont obligs d'appliquer la +guerre les mthodes scientifiques. Or, de l'avis des gnraux les plus +comptents, la terreur est l'unique moyen de russir vite, parce qu'elle +trouble l'intelligence de l'ennemi, paralyse son action, brise sa +rsistance. Plus la guerre sera dure, plus elle sera courte. L'Allemagne +va donc tre cruelle, trs cruelle pour empcher que la lutte se +prolonge. Et il ne<a name="page_096" id="page_096"></a> faudra pas en conclure que l'Allemagne soit devenue +mchante: tout au contraire, sa prtendue cruaut sera de la bont: +l'ennemi terroris se rendra plus vite, et le monde souffrira moins. +Voil ce que ton pre ne veut pas comprendre; mais tu seras plus +raisonnable que lui. Te dcides-tu partir avec moi?</p> + +<p>—Non, rpondit Jules. Si je partais, j'aurais honte de moi-mme. Fuir +devant un danger qui n'est peut-tre qu'imaginaire!</p> + +<p>—Comme il te plaira, riposta l'autre d'un ton cassant. L'heure me +presse: je dois aller encore notre ambassade, o l'on me remettra des +documents confidentiels destins aux autorits allemandes. Je suis +oblig de te quitter.</p> + +<p>Et il se leva, prit sa canne et son chapeau. Puis, sur le seuil, en +disant adieu son cousin:</p> + +<p>—Je te rpte une dernire fois ce que je t'ai dj dit, insista-t-il. +Si les Parisiens, comprenant l'inutilit de la rsistance, ont la +sagesse de nous ouvrir leurs portes, il est possible que tout se passe +en douceur; mais, dans le cas contraire... Bref, sois sr que, de toute +faon, nous nous reverrons bientt. Il ne me dplaira pas de revenir +Paris, lorsque le drapeau allemand flottera sur la Tour Eiffel. Cinq ou +six semaines suffiront pour cela. Donc, au revoir jusqu'en septembre. Et +crois bien qu'aprs le triomphe germanique Paris n'en sera pas moins +agrable. Si la France disparat en tant que grande puissance,<a name="page_097" id="page_097"></a> les +Franais, eux, resteront, et ils auront mme plus de loisirs +qu'auparavant pour cultiver ce qu'il y a d'aimable dans leur caractre. +Ils continueront inventer des modes, s'organiseront sous notre +direction pour rendre la vie plaisante aux trangers, formeront quantit +de jolies actrices, criront des romans amusants et des comdies +piquantes. N'est-ce point assez pour eux?</p> + +<p>Quand la porte fut referme, Argensola clata de rire et dit Jules:</p> + +<p>—Il nous la baille bonne, ton dolichocphale de cousin! Mais pourquoi +n'as-tu rien rpondu sa docte confrence?</p> + +<p>—C'est ta faute plus que la mienne, repartit Jules en plaisantant. La +mtaphysique de l'anthropologie et de la sociologie n'est pas +prcisment mon affaire. Si tu m'avais analys un plus grand nombre de +bouquins ennuyeux sur la philosophie de l'histoire, peut-tre aurais-je +eu des arguments topiques lui opposer.</p> + +<p>—Mais il n'est pas ncessaire d'avoir lu des bibliothques pour +s'apercevoir que ces thories sont des billeveses de lunatiques. Les +races! Les brachycphales et les dolichocphales! La puret du sang! Y +a-t-il encore aujourd'hui un homme d'instruction moyenne qui croie ces +antiquailles? Comment existerait-il un peuple de race pure, puisqu'il +n'est point d'homme au monde dont le sang n'ait subi une infinit<a name="page_098" id="page_098"></a> de +mlanges dans le cours des sicles? Si les Germains se sont mis de +telles sottises dans la tte, c'est qu'ils sont aveugls par l'orgueil. +Les systmes scientifiques qu'ils inventent ne visent qu' justifier +leur absurde prtention de devenir les matres du monde. Ils sont +atteints de la folie de l'imprialisme.</p> + +<p>—Mais, interrompit Jules, tous les peuples forts n'ont-ils pas eu leurs +ambitions imprialistes?</p> + +<p>—J'en conviens, reprit Argensola, et j'ajoute que cet orgueil a +toujours t pour eux un mauvais conseiller; mais encore est-il +quitable de reconnatre que la qualit de l'imprialisme varie beaucoup +d'un peuple l'autre et que, chez les nations gnreuses, cette fivre +n'exclut pas les nobles desseins. Les Grecs ont aspir l'hgmonie, +parce qu'ils croyaient tre les plus aptes donner aux autres hommes la +science et les arts. Les Romains, lorsqu'ils tendaient leur domination +sur tout le monde connu, apportaient aux rgions conquises le droit et +les formes de la justice. Les Franais de la Rvolution et de l'Empire +justifiaient leur ardeur conqurante par le dsir de procurer la libert + leurs semblables et de semer dans l'univers les ides nouvelles. Il +n'est pas jusqu'aux Espagnols du <small>XVI</small><sup>e</sup> sicle qui, en bataillant +contre la moiti de l'Europe pour exterminer l'hrsie et pour crer +l'unit religieuse, n'aient travaill raliser un idal qui peut-tre +tait nbuleux et faux, mais qui n'en tait pas moins dsintress. Tous +ces peuples<a name="page_099" id="page_099"></a> ont agi dans l'histoire en vue d'un but qui n'tait pas +uniquement l'accroissement brutal de leur propre puissance, et, en +dernire analyse, ce quoi ils visaient, c'tait le bien de l'humanit. +Seule l'Allemagne de ton Hartrott prtend s'imposer au monde en vertu de +je ne sais quel droit divin qu'elle tiendrait de la supriorit de sa +race, supriorit que d'ailleurs personne ne lui reconnat et qu'elle +s'attribue gratuitement elle-mme.</p> + +<p>—Ici je t'arrte, dit Jules. N'as-tu pas approuv tout l'heure mon +cousin Otto, lorsqu'il disait que les ennemis mmes de l'Allemagne +l'admirent et se soumettent son influence?</p> + +<p>—Ce que j'ai approuv, c'est la qualification de servilisme qu'il +appliquait lui-mme cette stupide manie d'admirer et d'imiter +l'Allemagne. Il est trop vrai que, depuis bientt un demi-sicle, les +autres peuples ont eu la niaiserie de tomber dans le panneau. Par +couardise intellectuelle, par crainte de la force, par insouciante +paresse, ils ont prn sans le moindre discernement tout ce qui venait +d'outre-Rhin, le bon et le mauvais, l'or et le talc; et la vanit +germanique a t confirme dans ses prtentions absurdes par la +superstitieuse complaisance avec laquelle ses rivaux lui donnaient +raison. Voil pourquoi un pays qui a compt tant de philosophes et de +penseurs, tant de gnies contemplatifs et de thoriciens profonds, un +pays qui peut s'enorgueillir lgitimement de Kant le<a name="page_100" id="page_100"></a> pacifique, de +Gœthe l'olympien, du divin Beethoven, est devenu un pays o l'on ne +croit plus qu'aux rsultats matriels de l'activit sociale, o l'on +rve de faire de l'homme une machine productive, o l'on ne voit dans la +science qu'un auxiliaire de l'industrie.</p> + +<p>—Mais cela n'a pas mal russi aux Allemands, fit observer Jules, +puisque avec leur science applique ils concurrencent et menacent de +supplanter bientt l'Angleterre sur les marchs de l'ancien et du +nouveau monde.</p> + +<p>—S'ensuit-il, repartit Argensola, qu'ils possdent une relle et +durable supriorit sur l'Angleterre et sur les autres pays de haute +civilisation? La science, mme pousse loin, n'exclut pas ncessairement +la barbarie. La culture vritable, comme l'a dit ce Nietzsche dont je +t'ai analys le <i>Zarathustra</i>, c'est l'unit de style dans toutes les +manifestations de la vie. Si donc un savant s'est cantonn dans ses +tudes spciales avec la seule intention d'en tirer des avantages +matriels, ce savant peut trs bien avoir fait d'importantes +dcouvertes, il n'en reste pas moins un barbare. Les Franais, disait +encore Nietzsche, sont le seul peuple d'Europe qui possde une culture +authentique et fconde, et il n'est personne en Allemagne qui ne leur +ait fait de larges emprunts. Nietzsche voyait clair; mais ton cousin +est fou, archi-fou.</p> + +<p>—Tes paroles me tranquillisent, rpondit Jules. Je<a name="page_101" id="page_101"></a> t'avoue que +l'assurance de ce grandiloquent docteur m'avait un peu dprim. J'ai +beau n'tre pas de nationalit franaise; en ces heures tragiques, je +sens malgr moi que j'aime la France. Je n'ai jamais pris part aux +luttes des partis; mais, d'instinct, je suis rpublicain. Dans mon for +intrieur, je serais humili du triomphe de l'Allemagne et je gmirais +de voir son joug despotique s'appesantir sur les nations libres o le +peuple se gouverne lui-mme. C'est un danger qui, hlas! me parat trs +menaant.</p> + +<p>—Qui sait? reprit Argensola pour le rconforter. La France est un pays + surprises. Il faut voir le Franais l'œuvre, quand il travaille +rparer son imprvoyance. Hartrott a beau dire: en ce moment, il y a de +l'ordre Paris, de la rsolution, de l'enthousiasme. J'imagine que, +dans les jours qui ont prcd Valmy, la situation tait pire que celle +d' prsent: tout tait dsorganis; on n'avait pour se dfendre que des +bataillons d'ouvriers et de laboureurs qui n'avaient jamais tenu un +fusil; et cela n'a pas empch que, pendant vingt ans, les vieilles +monarchies de l'Europe n'ont pu venir bout de ces soldats improviss.</p> + +<p>Cette nuit-l, Jules eut le sommeil agit par des rves o, avec une +brusque incohrence d'images projetes sur l'cran d'un cinmatographe, +se succdaient<a name="page_102" id="page_102"></a> des scnes d'amour, de batailles furieuses, +d'universits allemandes, de bals parisiens, de paquebots +transatlantiques et de dluge universel.</p> + +<p>A la mme heure, son cousin Otto von Hartrott, confortablement install +dans un <i>sleeping car</i>, roulait seul vers les rives de la Spre. Il +n'avait pas trouv sa mre la gare; mais cela ne lui avait donn +aucune inquitude, et il tait convaincu qu'Hlna, partie avec son amie +la conseillre d'ambassade, arriverait Berlin avant lui. En ralit, +Hlna tait encore chez sa sœur, avenue Victor-Hugo. Voici les +contretemps qui l'avaient empche de tenir la promesse de dpart faite + son fils.</p> + +<p>Depuis qu'elle tait arrive Paris, elle avait, comme de juste, couru +les grands magasins et fait une multitude d'emplettes. Or, le jour o +elle aurait d partir, nombre de choses qu'il lui paraissait +spcialement ncessaire de rapporter en Allemagne, n'avaient pas t +livres par les fournisseurs. Elle avait donc pass toute la matine +tlphoner aux quatre coins de Paris; mais, en raison du dsarroi +gnral, plusieurs commandes manquaient encore l'appel, quand vint +l'heure de monter en automobile pour le train de l'aprs-midi. Elle +avait donc dcid de ne partir que par le train du soir, avec son fils. +Mais, le soir, elle avait une telle montagne de bagages,—malles, +valises, caisses, cartons chapeaux, sacs de nuit, paquets de toute +sorte,—que<a name="page_103" id="page_103"></a> jamais il n'avait t possible de prparer et de charger +tout cela en temps opportun. Lorsqu'il avait t bien constat que le +train du soir n'tait pas moins irrmdiablement perdu que celui de +l'aprs-midi, elle s'tait rsigne sans trop de peine rester. En +somme, elle n'tait pas fche des fatalits imprvues qui l'excusaient +d'avoir manqu sa parole. Qui sait mme si elle n'avait pas mis un peu +de complaisance aider le veto du destin? D'une part, malgr les +emphatiques discours de son fils, elle n'tait pas du tout persuade +qu'il ft urgent de quitter Paris. Et d'autre part,—les cervelles +fminines ne rpugnent point admettre des arguments contraires,—la +tendre, inconsquente et un peu sotte romantique pensait sans doute +que, le jour o les armes allemandes entreraient Paris, la prsence +d'Hlna von Hartrott serait utile aux Desnoyers pour les protger +contre les taquineries des vainqueurs.<a name="page_104" id="page_104"></a></p> + +<h2><a name="IV" id="IV"></a>IV<br /><br /> +<small>O APPARAISSENT LES QUATRE CAVALIERS</small></h2> + +<p>Les jours qui suivirent, Jules et Argensola vcurent d'une vie enfivre +par la rapidit avec laquelle se succdaient les vnements. Chaque +heure apportait une nouvelle, et ces nouvelles, presque toujours +fausses, remuaient rudement l'opinion en sens contraires. Tantt le +pril de la guerre semblait conjur; tantt le bruit courait que la +mobilisation serait ordonne dans quelques minutes. Un seul jour +reprsentait les inquitudes, les anxits, l'usure nerveuse d'une anne +ordinaire.</p> + +<p>On apprit coup sur coup que l'Autriche dclarait la guerre la Serbie; +que la Russie mobilisait une partie de son arme; que l'Allemagne +dcrtait l'tat de menace de guerre; que les Austro-Hongrois, sans +tenir compte des ngociations en<a name="page_105" id="page_105"></a> cours, commenaient le bombardement de +Belgrade; que Guillaume II, pour forcer le cours des vnements et pour +empcher les ngociations d'aboutir, faisait son tour la Russie une +dclaration de guerre.</p> + +<p>La France assistait cette avalanche d'vnements graves avec un +recueillement sobre de paroles et de manifestations. Une rsolution +froide et solennelle animait tous les cœurs. Personne ne dsirait la +guerre, mais tout le monde l'acceptait avec le ferme propos d'accomplir +son devoir. Pendant la journe, Paris se taisait, absorb dans ses +proccupations. Seules quelques bandes de patriotes exalts traversaient +la place de la Concorde en acclamant la statue de Strasbourg. Dans les +rues, les gens s'abordaient d'un air amical: il semblait qu'ils se +connussent sans s'tre jamais vus. Les yeux attiraient les yeux, les +sourires se rpondaient avec la sympathie d'une pense commune. Les +femmes taient tristes; mais, pour dissimuler leur motion, elles +parlaient plus fort. Le soir, dans le long crpuscule d't, les +boulevards s'emplissaient de monde; les habitants des quartiers +lointains affluaient vers le centre, comme aux jours des rvolutions +d'autrefois, et les groupes se runissaient, formaient une foule immense +d'o s'levaient des cris et des chants. Ces multitudes se portaient +jusqu'au cœur de Paris, o les lampes lectriques venaient de s'allumer, +et le dfil se prolongeait<a name="page_106" id="page_106"></a> jusqu' une heure avance, avec le drapeau +national flottant au-dessus des ttes parmi d'autres drapeaux qui lui +faisaient escorte.</p> + +<p>Dans une de ces nuits de sincre exaltation, les deux amis apprirent une +nouvelle inattendue, incomprhensible, absurde: on venait d'assassiner +Jaurs. Cette nouvelle, on la rptait dans les groupes avec un +tonnement qui tait plus grand encore que la douleur. On a assassin +Jaurs? Et pourquoi? Le bon sens populaire qui, par instinct, cherche +une explication tous les attentats, demeurait perplexe. Les hommes +d'ordre redoutaient une rvolution. Jules Desnoyers craignit un moment +que les sinistres prdictions de son cousin Otto ne fussent sur le point +de s'accomplir; cet assassinat allait provoquer des reprsailles et +aboutirait une guerre civile. Mais les masses populaires, quoique +cruellement affliges de la mort de leur hros favori, gardaient un +tragique silence. Il n'tait personne qui, par del ce cadavre, +n'apert l'image auguste de la patrie.</p> + +<p>Le matin suivant, le danger s'tait vanoui. Les ouvriers parlaient de +gnraux et de guerre, se montraient les uns aux autres leurs livrets de +soldats, annonaient la date laquelle ils partiraient, lorsque l'ordre +de mobilisation aurait t publi.</p> + +<p>Les vnements continuaient se succder avec une rapidit qui n'tait +que trop significative. Les Allemands<a name="page_107" id="page_107"></a> envahissaient le Luxembourg et +s'avanaient jusque sur la frontire franaise, alors que leur +ambassadeur tait encore Paris et y faisait des promesses de paix.</p> + +<p>Le 1<sup>er</sup> aot, dans l'aprs-midi, furent apposes prcipitamment, a et +l, quelques petites affiches manuscrites auxquelles succdrent bientt +de grandes affiches imprimes qui portaient en tte deux drapeaux +croiss. C'tait l'ordre de la mobilisation gnrale. La France entire +allait courir aux armes.</p> + +<p>—Cette fois, c'est fait! dirent les gens arrts devant ces affiches.</p> + +<p>Et les poitrines se dilatrent, poussrent un soupir de soulagement. Le +cauchemar tait fini; la ralit cruelle tait prfrable +l'incertitude, l'attente, l'apprhension d'un obscur pril qui +rendait les jours longs comme des semaines.</p> + +<p>La mobilisation commenait minuit. Ds le crpuscule, il se produisit +dans tout Paris un mouvement extraordinaire. On aurait dit que les +tramways, les automobiles et les voitures marchaient une allure folle. +Jamais on n'avait vu tant de fiacres, et pourtant les bourgeois qui +auraient voulu en prendre un, faisaient de vains appels aux cochers: +aucun cocher ne voulait travailler pour les civils. Tous les moyens de +transport taient pour les militaires, toutes les courses aboutissaient +aux gares. Les lourds camions de l'intendance, pleins de sacs,<a name="page_108" id="page_108"></a> taient +salus au passage par l'enthousiasme gnral, et les soldats habills en +mcaniciens qui manœuvraient ces pyramides roulantes, rpondaient aux +acclamations en agitant les bras et en poussant des cris joyeux. La +foule se pressait, se bousculait, mais n'en gardait pas moins une +insolite courtoisie. Lorsque deux vhicules s'accrochaient et que, par +la force de l'habitude, les conducteurs allaient changer des injures, +le public s'interposait et les obligeait se serrer la main. Les +passants qui avaient failli tre crass par une automobile riaient en +criant au chauffeur: Tuer un Franais qui regagne son rgiment! Et le +chauffeur rpondait: Moi aussi, je pars demain. C'est ma dernire +course.</p> + +<p>Vers une heure du matin, Jules et Argensola entrrent dans un caf des +boulevards. Ils taient fatigus l'un et l'autre par les motions de la +journe. Dans une atmosphre brlante et charge de fume de tabac, les +consommateurs chantaient la <i>Marseillaise</i> en agitant de petits +drapeaux. Ce public un peu cosmopolite passait en revue les nations de +l'Europe et les saluait par des rugissements d'allgresse: toutes ces +nations, toutes sans exception, allaient se mettre du ct de la France. +Un vieux mnage de rentiers l'existence ordonne et mdiocre, qui +peut-tre n'avaient pas souvenir d'avoir jamais t hors de chez eux +une heure aussi tardive, taient<a name="page_109" id="page_109"></a> assis une table prs du peintre et +de son ami. Entrans par le flot de l'enthousiasme gnral, ils taient +descendus jusqu'aux boulevards afin de voir la guerre de plus prs. La +langue trangre que parlaient entre eux ces voisins de table donna au +mari une haute ide de leur importance.</p> + +<p>—Croyez-vous, messieurs, leur demanda-t-il, que l'Angleterre marche +avec nous?</p> + +<p>Argensola, qui n'en savait pas plus que son interlocuteur, rpondit avec +assurance:</p> + +<p>—Sans aucun doute. C'est chose dcide.</p> + +<p>—Vive l'Angleterre! s'cria le petit vieux en se mettant debout.</p> + +<p>Et, sous les regards admiratifs de sa femme, il entonna une vieille +chanson patriotique, en marquant par des mouvements de bras le rythme du +refrain.</p> + +<p>Jules et Argensola revinrent pdestrement la rue de la Pompe. Au +milieu des Champs-lyses, ils rejoignirent un homme coiff d'un chapeau + larges bords, qui marchait lentement dans la mme direction qu'eux, et +qui, quoique seul, discourait voix presque haute. Argensola reconnut +Tchernoff et lui souhaita le bonsoir. Alors, sans y tre invit, le +Russe rgla son pas sur celui des deux autres et remonta vers l'Arc de +Triomphe en leur compagnie. C'tait peine si Jules avait eu +prcdemment l'occasion d'changer avec l'ami d'Argensola quelques<a name="page_110" id="page_110"></a> +coups de chapeau sous le porche; mais l'motion dispose les mes la +sympathie. Quant Tchernoff, qui n'tait jamais gn avec personne, il +eut vis--vis de Jules absolument la mme attitude que s'il l'avait +connu depuis sa naissance. Il reprit donc le cours des raisonnements +qu'il adressait tout l'heure aux masses de noire vgtation, aux bancs +solitaires, l'ombre verte troue a et l par la lueur tremblante des +becs de gaz, et il les reprit l'endroit mme o il les avait +interrompus, sans prendre la peine de donner ses nouveaux auditeurs la +moindre explication.</p> + +<p>—En ce moment, grommela le Russe, <i>ils</i> crient avec la mme fivre que +ceux d'ici; <i>ils</i> croient de bonne foi qu'ils vont dfendre leur patrie +attaque; ils veulent mourir pour leurs familles et pour leurs foyers, +que personne ne menace...</p> + +<p>—De qui parlez-vous, Tchernoff? interrogea Argensola.</p> + +<p>—D'<i>eux</i>! rpondit le Russe en regardant fixement son interlocuteur, +comme si la question l'et tonn. J'ai vcu dix ans en Allemagne, j'ai +t correspondant d'un journal de Berlin, et je connais fond ces +gens-l. Eh bien, ce qui se passe cette heure sur les bords de la +Seine se passe aussi sur les bords de la Spre: des chants, des +rugissements de patriotisme, des drapeaux qu'on agite. En apparence +<a name="page_111" id="page_111"></a>c'est la mme chose; mais, au fond, quelle diffrence! La France, elle, +ne veut pas de conqutes: ce soir, la foule a malmen quelques +braillards qui hurlaient A Berlin!. Tout ce que la Rpublique demande, +c'est qu'on la respecte et qu'on la laisse vivre en paix. La Rpublique +n'est pas la perfection, je le sais; mais encore vaut-elle mieux que le +despotisme d'un monarque irresponsable et qui se vante de rgner par la +grce de Dieu.</p> + +<p>Tchernoff se tut quelques instants, comme pour considrer en lui-mme un +spectacle qui s'offrait son imagination.</p> + +<p>—Oui, cette heure, continua-t-il, les masses populaires de l-bas, se +consolant de leurs humiliations par un grossier matrialisme, +vocifrent: A Paris! A Paris! Nous y boirons du Champagne gratis! La +bourgeoisie pitiste, qui est capable de tout pour obtenir une dignit +nouvelle, et l'aristocratie, qui a donn au monde les plus grands +scandales des dernires annes, vocifrent aussi: A Paris! A Paris!, +parce que c'est la Babylone du pch, la ville du Moulin-Rouge et des +restaurants de Montmartre, seules choses que ces gens en connaissent. +Quant mes camarades de la Social-Dmocratie, ils ne vocifrent pas +moins que les autres, mais le cri qu'on leur a enseign est diffrent: +A Moscou! A Saint-Ptersbourg! crasons la tyrannie russe, qui est un +danger pour la civilisation.</p> + +<p>Et, dans le silence de la nuit, Tchernoff eut un<a name="page_112" id="page_112"></a> clat de rire qui +rsonna comme un cliquetis de castagnettes. Aprs quoi, il poursuivit:</p> + +<p>—Mais la Russie est bien plus civilise que l'Allemagne! La vraie +civilisation ne consiste pas seulement possder une grande industrie, +des flottes, des armes, des universits o l'on n'enseigne que la +science. Cela, c'est une civilisation toute matrielle. Il y en a une +autre, beaucoup meilleure, qui lve l'me et qui fait que la dignit +humaine rclame ses droits. Un citoyen suisse qui, dans son chalet de +bois, s'estime l'gal de tous les hommes de son pays, est plus civilis +que le <i>Herr Professor</i> qui cde le pas un lieutenant ou que le +millionnaire de Hambourg qui se courbe comme un laquais devant quiconque +porte un nom particule. Je ne nie pas que les Russes aient eu +souffrir d'une tyrannie odieuse; j'en sais personnellement quelque +chose; je connais la faim et le froid des cachots; j'ai vcu en Sibrie. +Mais d'une part, il faut prendre garde que, chez nous, la tyrannie est +principalement d'origine germanique; la moiti de l'aristocratie russe +est allemande; les gnraux qui se distinguent le plus en faisant +massacrer les ouvriers grvistes et les populations annexes sont +allemands; les hauts fonctionnaires qui soutiennent le despotisme et qui +conseillent la rpression sanglante, sont allemands. Et d'autre part, en +Russie, la tyrannie a toujours vu se dresser devant elle une +protestation rvolutionnaire.<a name="page_113" id="page_113"></a> Si une partie de notre peuple est encore + demi barbare, le reste a une mentalit suprieure, un esprit de haute +morale qui lui fait affronter les sacrifices et les prils par amour de +la libert. En Allemagne, au contraire, qui a jamais protest pour +dfendre les droits de l'homme? O sont les intellectuels ennemis du +tsarisme prussien? Les intellectuels se taisent ou prodiguent leurs +adulations l'oint du Seigneur. En deux sicles d'histoire, la Prusse +n'a pas su faire une seule rvolution contre ses indignes matres; et, +aujourd'hui que l'empereur allemand, musicien et comdien comme Nron, +afflige le monde de la plus effroyable des calamits, parce qu'il aspire + prendre dans l'histoire un rle thtral de grand acteur, son peuple +entier se soumet cette folie d'histrion et ses savants ont l'ignominie +de l'appeler les dlices du genre humain. Non, il ne faut pas dire que +la tyrannie qui pse sur mon pays soit essentiellement propre la +Russie: les plus mauvais tsars furent ceux qui voulurent imiter les rois +de Prusse. Le Slave ractionnaire est brutal, mais il se repent de sa +brutalit, et parfois mme il en pleure. On a vu des officiers russes se +suicider pour ne point commander le feu contre le peuple ou par remords +d'avoir pris part des tueries. Le tsar actuellement rgnant a caress, +dans un rve humanitaire, la gnreuse utopie de la paix universelle et +organis les confrences de la Haye. Le kaiser de la<a name="page_114" id="page_114"></a> <i>Kultur</i>, lui, a +travaill des annes et des annes construire et graisser une +effroyable machine de destruction pour craser l'Europe. Le Russe est un +chrtien humble, dmocrate, altr de justice; l'Allemand fait montre de +christianisme, mais il n'est qu'un idoltre comme les Germains +d'autrefois.</p> + +<p>Ici Tchernoff s'arrta une seconde, comme pour prparer ses auditeurs +entendre une dclaration extraordinaire.</p> + +<p>—Moi, reprit-il, je suis chrtien.</p> + +<p>Argensola, qui connaissait les ides et l'histoire du Russe, fit un +geste d'tonnement. Tchernoff surprit ce geste et crut devoir donner des +explications.</p> + +<p>—Il est vrai, dit-il, que je ne m'occupe gure de Dieu et que je ne +crois pas aux dogmes; mais mon me est chrtienne comme celle de tous +les rvolutionnaires. La philosophie de la dmocratie moderne est un +christianisme lac. Nous les socialistes, nous aimons les humbles, les +besogneux, les faibles; nous dfendons leur droit la vie et au +bien-tre, comme l'ont fait les grands exalts de la religion qui dans +tout malheureux voyaient un frre. Il n'y a qu'une diffrence: c'est au +nom de la justice que nous rclamons le respect pour le pauvre, tandis +que les chrtiens rclament ce respect au nom de la piti. Mais +d'ailleurs, les uns comme les autres, nous tchons de faire que les +hommes s'entendent afin d'arriver une vie meilleure, que le fort fasse +des sacrifices<a name="page_115" id="page_115"></a> pour le faible, le riche pour le ncessiteux, et que +finalement la fraternit rgne dans le monde. Le christianisme, religion +des humbles, a reconnu tous les hommes le droit naturel d'tre +heureux; mais il a plac le bonheur dans le ciel, loin de notre valle +de larmes. La rvolution, et les socialistes qui sont ses hritiers, +ont plac le bonheur dans les ralits terrestres et veulent que tous +les hommes puissent obtenir ici-bas leur part lgitime. Or, o +trouve-t-on le christianisme dans l'Allemagne d'aujourd'hui? Elle s'est +fabriqu un Dieu sa ressemblance, et, quand elle croit adorer ce Dieu, +c'est devant sa propre image qu'elle est en adoration. Le Dieu allemand +n'est que le reflet de l'tat allemand, pour lequel la guerre est la +premire fonction d'un peuple et la plus profitable des industries. +Lorsque d'autres peuples chrtiens veulent faire la guerre, ils sentent +la contradiction qui existe entre leur dessein et les enseignements de +l'vangile, et ils s'excusent en allguant la cruelle ncessit de se +dfendre. L'Allemagne, elle, proclame que la guerre est agrable Dieu. +Pour tous les Allemands, quelles que soient d'ailleurs les diffrences +de leurs confessions religieuses, il n'y a qu'un Dieu, qui est celui de +l'tat allemand, et c'est ce Dieu qu' cette heure Guillaume appelle +son puissant Alli. La Prusse, en crant pour son usage un Jhovah +ambitieux, vindicatif, hostile au reste du genre humain, a rtrograd +vers les plus grossires superstitions<a name="page_116" id="page_116"></a> du paganisme. En effet, le grand +progrs ralis par la religion chrtienne fut de concevoir un Dieu +unique et de tendre crer par l une certaine unit morale, un certain +esprit d'union et de paix entre tous les hommes. Le Dieu des chrtiens a +dit: Tu ne tueras pas!, et son fils a dit: Bienheureux les +pacifiques! Au contraire, le Dieu de Berlin porte le casque et les +bottes l'cuyre, et il est mobilis par son empereur avec Otto, Franz +ou Wilhelm, qu'il les aide battre, voler et massacrer les ennemis +du peuple lu. Pourquoi cette diffrence? Parce que les Allemands ne +sont que des chrtiens d'hier. Leur christianisme date peine de six +sicles, tandis que celui des autres peuples europens date de dix, de +quinze, de dix-huit sicles. A l'poque des dernires croisades, les +Prussiens vivaient encore dans l'idoltrie. Chez eux, l'orgueil de race +et les instincts guerriers font renatre en ce moment le souvenir des +vieilles divinits mortes et prtent au Dieu bnin de l'vangile +l'aspect rbarbatif d'un sanguinaire habitant du Walhalla.</p> + +<p>Dans le silence de la majestueuse avenue, le Russe voqua les figures +des anciennes divinits germaniques dont ce Dieu prussien tait +l'hritier et le continuateur. Rveills par l'agrable bruit des armes +et par l'aigre odeur du sang, ces divinits, qu'on croyait dfuntes, +allaient reparatre au milieu des hommes. Dj Thor, le dieu brutal, +la tte petite, s'tirait les<a name="page_117" id="page_117"></a> bras et empoignait le marteau qui lui +sert craser les villes; Wotan affilait sa lance, qui a pour lame +l'clair et pour pommeau le tonnerre; Odin l'œil unique billait de +malefaim en attendant les morts qui s'amoncelleraient autour de son +trne; les Walkyries, vierges cheveles, suantes et malodorantes, +galopaient de nuage en nuage, excitant les hommes par des clameurs +farouches et se prparant emporter les cadavres jets comme des +bissacs sur la croupe de leurs chevaux ails.</p> + +<p>Argensola interrompit cette tirade pour faire observer que l'orgueil +allemand ne s'appuyait pas seulement sur cet inconscient paganisme, mais +qu'il croyait avoir aussi pour lui le prestige de la science.</p> + +<p>—Je sais, je sais! rpondit Tchernoff sans laisser l'autre le temps +de dvelopper sa pense. Les Allemands sont pour la science de laborieux +manœuvres. Confins chacun dans sa spcialit, ils ont la vue courte, +mais le labeur tenace; ils ne possdent pas le gnie crateur, mais ils +savent tirer parti des dcouvertes d'autrui et s'enrichir par +l'application industrielle des principes qu'eux-mmes taient incapables +de mettre en lumire. Chez eux l'industrie l'emporte de beaucoup sur la +science pure, l'pre amour du gain sur la pure curiosit intellectuelle; +et c'est mme la raison pour laquelle ils commettent si souvent de +lourdes mprises et mlent tant de charlatanisme leur science. En +Allemagne les grands<a name="page_118" id="page_118"></a> noms deviennent des rclames commerciales, sont +exploits comme des marques de fabrique. Les savants illustres se font +hteliers de sanatorium. Un <i>Herr Professor</i> annonce l'univers qu'il +vient de dcouvrir le traitement de la tuberculose, et cela n'empche +pas les tuberculeux de mourir comme auparavant. Un autre dsigne par un +chiffre le remde qui, assure-t-il, triomphe de la plus inavouable des +maladies, et il n'y a pas un avari de moins dans le monde. Mais ces +lourdes erreurs reprsentent des fortunes considrables; ces fausses +panaces valent des millions leur inventeur et la socit +industrielle qui exploite le brevet, qui lance le produit sur le march; +car ce produit se vend trs cher, et il n'y a gure que les riches qui +puissent en faire usage. Comme tout cela est loin du beau +dsintressement d'un Pasteur et de tant d'autres savants qui, au lieu +de se rserver le monopole de leurs dcouvertes, en ont fait largesse +l'humanit! Pour ce qui concerne la science spculative, les Allemands +ne vivent gure que d'emprunts; mais ils trouvent encore le moyen d'en +tirer du bnfice pour eux-mmes. C'est Gobineau et Chamberlain, +c'est--dire un Franais et un Anglais, qui leur ont fourni les +arguments thoriques par lesquels ils prtendent tablir la supriorit +de leur race; c'est avec les rsidus de la philosophie de Darwin et de +Spencer que leur vieil Haeckel a confectionn le monisme,<a name="page_119" id="page_119"></a> cette +doctrine qui, applique la politique, tend consacrer +scientifiquement l'orgueil allemand, et qui attribue aux Teutons le +droit de dominer le monde parce qu'ils sont les plus forts.</p> + +<p>—Il me parat bien que vous avez raison, interrompit de nouveau +Argensola. Mais pourtant la science moderne n'admet-elle pas, sous le +nom de lutte pour la vie, ce droit de la force?</p> + +<p>—Non, mille fois non, lorsqu'il s'agit des socits humaines! La lutte +pour la vie et les cruauts qui lui font cortge sont peut-tre,—et +encore n'en suis-je pas bien sr,—la loi d'volution qui rgit les +espces infrieures; mais indubitablement ce n'est point la loi de +l'espce humaine. L'homme est un tre de raison et de progrs, et son +intelligence le rend capable de s'affranchir des fatalits du milieu, de +substituer la frocit de la concurrence vitale les principes de la +justice et de la fraternit. Tout homme, riche ou pauvre, robuste ou +dbile, a le droit de vivre; toute nation, vieille ou jeune, grande ou +petite, a le droit d'exister et d'tre libre. Mais la <i>Kultur</i> n'est que +l'absolutisme oppressif d'un tat qui organise et machinise les +individus et les collectivits pour en faire les instruments de la +mission de despotisme universel qu'il s'attribue sans autre titre que +l'infatuation de son orgueil.</p> + +<p>Ils taient arrivs la place de l'toile. L'Arc de Triomphe dtachait +sa masse sombre sur le ciel<a name="page_120" id="page_120"></a> toil. Les avenues qui rayonnent autour du +monument allongeaient perte de vue leurs doubles files de lumires. +Les becs de gaz voisins illuminaient les bases du gigantesque difice et +la partie infrieure de ses groupes sculpts; mais, plus haut, les +ombres paissies faisaient la pierre toute noire.</p> + +<p>—C'est trs beau, dit Tchernoff. Toute une civilisation qui aime la +paix et la douceur de la vie, a pass par l.</p> + +<p>Quoique tranger, il n'en subissait pas moins l'attraction de ce +monument vnrable, qui garde la gloire des anctres. Il ne voulait pas +savoir qui l'avait difi. Les hommes construisent, croyant concrter +dans la pierre une ide particulire, qui flatte leur orgueil; mais +ensuite la postrit, dont les vues sont plus larges, change la +signification de l'difice, le dpouille de l'gosme primitif et en +grandit le symbolisme. Les statues grecques, qui n'ont t l'origine +que de saintes images donnes aux sanctuaires par les dvts de ce +temps-l, sont devenues des modles d'ternelle beaut. Le Colise, +norme cirque construit pour des jeux sanguinaires, et les arcs levs +la gloire de Csars ineptes, reprsentent aujourd'hui pour nous la +grandeur romaine.</p> + +<p>—L'Arc de Triomphe, reprit Tchernoff, a deux significations. Par les +noms des batailles et des gnraux gravs sur les surfaces intrieures +de ses pilastres et de ses votes, il n'est que franais et il prte +la<a name="page_121" id="page_121"></a> critique. Mais extrieurement il ne porte aucun nom; il a t lev + la mmoire de la Grande Arme, et cette Grande Arme fut le peuple +mme, le peuple qui fit la plus juste des rvolutions et qui la rpandit +par les armes dans l'Europe entire. Les guerriers de Rude qui entonnent +la <i>Marseillaise</i> ne sont pas des soldats professionnels; ce sont des +citoyens arms qui partent pour un sublime et violent apostolat. Il y a +l quelque chose de plus que la gloire troite d'une seule nation. Voil +pourquoi je ne puis penser sans horreur au jour nfaste o a t +profane la majest d'un tel monument. A l'endroit o nous sommes, des +milliers de casques pointe ont tincel au soleil, des milliers de +grosses bottes ont frapp le sol avec une rgularit mcanique, des +trompettes courtes, des fifres criards, des tambours plats ont troubl +le silence de cet difice; la marche guerrire de <i>Lohengrin</i> a retenti +dans l'avenue dserte, devant les maisons fermes. Ah! s'ils revenaient, +quel dsastre! L'autre fois, ils se sont contents de cinq milliards et +de deux provinces; aujourd'hui, ce serait une calamit beaucoup plus +terrible, non seulement pour les Franais, mais pour tout ce qu'il y a +de nations honntes dans le monde.</p> + +<p>Ils traversrent la place. Arrivs sous la vote de l'Arc, ils se +retournrent pour regarder les Champs-lyses. Ils ne voyaient qu'un +large fleuve d'obscurit sur lequel flottaient des chapelets de petits +feux<a name="page_122" id="page_122"></a> rouges ou blancs, entre de hautes berges formes par les maisons +construites en bordure. Mais, familiariss avec le panorama, il leur +semblait qu'ils voyaient, malgr les tnbres, la pente majestueuse de +l'avenue, la double range des palais qui la bordent, la place de la +Concorde avec son oblisque, et, dans le fond, les arbres du jardin des +Tuileries: toute la Voie triomphale.</p> + +<p>Tchernoff, Argensola et Jules prirent par l'avenue Victor-Hugo pour +rentrer chez eux. Sous le porche, le Russe, qui devait remonter chez lui +par l'escalier de service, souhaita le bonsoir ses compagnons; mais +Jules avait pris got l'loquence un peu fantasque de cet homme, et il +le pria de venir l'atelier pour y poursuivre l'entretien. Argensola +n'eut pas de peine lui faire accepter cette invitation en parlant de +dboucher une certaine bouteille de vin fin qu'il gardait dans le buffet +de la cuisine. Ils montrent donc tous les trois l'atelier par +l'ascenseur et s'installrent autour d'une petite table, prs du balcon +aux fentres grandes ouvertes. Ils taient dans la pnombre, le dos +tourn l'intrieur de la pice, et un norme rectangle de bleu sombre, +cribl d'astres, surmontait les toits des maisons qu'ils avaient devant +eux; mais, dans la partie basse de ce rectangle, les lumires de la +ville donnaient au ciel des teintes sanglantes.</p> + +<p>Tchernoff but coup sur coup deux verres de vin,<a name="page_123" id="page_123"></a> en tmoignant par des +claquements de langue son estime pour le cru. Pendant quelques minutes, +la majest de la nuit tint les trois hommes silencieux; leurs regards, +sautant d'toile en toile, joignaient ces points lumineux par des +lignes idales qui en faisaient des triangles, des quadrilatres, +diverses figures gomtriques d'une capricieuse irrgularit. Parfois la +subite scintillation d'un astre accrochait leurs yeux et retenait leurs +regards dans une fixit hypnotique. Enfin le Russe, sans sortir de sa +contemplation, se versa un troisime verre de vin et dit:</p> + +<p>—Que pense-t-on l-haut des terriens? Les habitants de ces astres +savent-ils qu'il a exist un Bismarck? Connaissent-ils la mission divine +de la race germanique?</p> + +<p>Et il se mit rire. Puis, aprs avoir considr encore pendant quelques +instants cette sorte de brume rougetre qui s'tendait au-dessus des +toits:</p> + +<p>—Dans quelques heures, ajouta-t-il sans la moindre transition, lorsque +le soleil se lvera, on verra galoper travers le monde les quatre +cavaliers ennemis des hommes. Dj les chevaux malfaisants piaffent, +impatients de prendre leur course; dj les sinistres matres se +concertent avant de sauter en selle.</p> + +<p>—Et qui sont ces cavaliers? demanda Jules.</p> + +<p>—Ceux qui prcdent la Bte.</p> + +<p>Cette rponse n'tait pas plus intelligible que les paroles qui +l'avaient prcde, et Jules pensa: Il est<a name="page_124" id="page_124"></a> gris. Mais, par curiosit, +il interrogea de nouveau:</p> + +<p>—Et quelle est cette Bte?</p> + +<p>Le Russe parut surpris de la question. Il n'avait exprim haute voix +que la fin de ses rvasseries, et il croyait les avoir communiques +ses compagnons depuis le dbut.</p> + +<p>—C'est la Bte de l'Apocalypse, rpondit-il.</p> + +<p>Et d'abord il prouva le besoin d'exprimer verbalement l'admiration que +lui inspirait l'hallucin de Pathmos. A deux mille ans d'intervalle, le +pote des visions grandioses et obscures exerait encore de l'influence +sur le rvolutionnaire mystique, nich au plus haut tage d'une maison +de Paris. Selon Tchernoff, il n'tait rien que Jean n'et pressenti, et +ses dlires, inintelligibles au vulgaire, contenaient la prophtique +intuition de tous les grands vnements humains.</p> + +<p>Puis le Russe dcrivit la Bte apocalyptique surgissant des profondeurs +de la mer. Elle ressemblait un lopard; ses pieds taient comme ceux +d'un ours et sa gueule comme celle d'un lion; elle avait sept ttes et +dix cornes, et sur les cornes dix diadmes, et sur chacune des sept +ttes le nom d'un blasphme tait crit. L'vangliste n'avait pas dit +ces noms, peut-tre parce qu'ils variaient selon les poques et +changeaient chaque millnaire, lorsque la Bte faisait une apparition +nouvelle; mais Tchernoff lisait sans peine ceux qui flamboyaient +aujourd'hui sur les ttes<a name="page_125" id="page_125"></a> du monstre: c'taient des blasphmes contre +l'humanit, contre la justice, contre tout ce qui rend la vie tolrable +et douce. C'taient, par exemple, des maximes comme celle-ci:</p> + +<p>La force prime le droit.</p> + +<p>Le faible n'a pas droit l'existence.</p> + +<p>Pour tre grand il faut tre dur.</p> + +<p>—Mais les quatre cavaliers? interrompit Jules qui craignait de voir +Tchernoff s'garer dans de nouvelles digressions.</p> + +<p>—Vous ne vous rappelez pas ce que reprsentent les cavaliers? demanda +le Russe.</p> + +<p>Et, cette fois, il daigna rafrachir la mmoire de ses auditeurs.</p> + +<p>Un grand trne tait dress, et celui qui y tait assis paraissait de +jaspe, et un arc-en-ciel formait derrire sa tte comme un dais +d'meraude. Autour du trne, il y avait vingt-quatre autres trnes +disposs en demi-cercle, et sur ces trnes vingt-quatre vieillards vtus +d'habillements blancs et couronns de couronnes d'or. Quatre animaux +normes, couverts d'yeux et pourvus chacun de six ailes, gardaient le +grand trne.</p> + +<p>Et les sceaux du livre du mystre taient rompus par l'agneau en +prsence de celui qui y tait assis. Les trompettes sonnaient pour +saluer la rupture du premier sceau; l'un des animaux criait d'une voix +tonnante au pote visionnaire: Regarde! Et le premier<a name="page_126" id="page_126"></a> cavalier +apparaissait sur un cheval blanc, et ce cavalier tenait la main un +arc, et il avait sur la tte une couronne. Selon les uns c'tait la +Conqute, selon d'autres c'tait la Peste, et rien n'empchait que ce +ft la fois l'une et l'autre.</p> + +<p>Au second sceau: Regarde!, criait le second animal en roulant ses yeux +innombrables. Et du sceau rompu jaillissait un cheval roux, et le +cavalier qui le montait brandissait au-dessus de sa tte une grande +pe: c'tait la Guerre. Devant son galop furieux la paix tait bannie +du monde et les hommes commenaient s'exterminer.</p> + +<p>Au troisime sceau: Regarde!, criait le troisime des animaux ails. +Et c'tait un cheval noir qui s'lanait, et celui qui le montait tenait +une balance la main, pour peser les aliments des hommes: c'tait la +Famine.</p> + +<p>Au quatrime sceau: Regarde!, criait le quatrime animal. Et c'tait +un cheval de couleur blme qui bondissait, et celui qui tait mont +dessus se nommait la Mort.</p> + +<p>Et le pouvoir leur fut donn de faire prir les hommes par l'pe, par +la faim, par la peste et par les btes sauvages.</p> + +<p>Tchernoff dcrivait ces quatre flaux comme s'il les avait vus de ses +yeux. Le cavalier du cheval blanc tait vtu d'un costume fastueux et +barbare; sa face d'Oriental se contractait atrocement, comme s'il se<a name="page_127" id="page_127"></a> +dlectait renifler l'odeur des victimes. Tandis que son cheval +galopait, il tendait son arc pour dcocher le flau. Sur son paule +sautait un carquois de bronze plein de flches empoisonnes par les +germes de toutes les maladies.</p> + +<p>Le cavalier du cheval roux brandissait son norme espadon au-dessus de +sa chevelure bouriffe par la violence de la course; il tait jeune, +mais ses sourcils contracts et sa bouche serre lui donnaient une +expression de frocit implacable. Ses vtements, agits par +l'imptuosit du galop, laissaient apercevoir une musculature +athltique.</p> + +<p>Vieux, chauve et horriblement maigre, le troisime cavalier, +califourchon sur la coupante chine du cheval noir, pressait de ses +cuisses dcharnes les flancs maigres de l'animal et montrait +l'instrument qui symbolise la nourriture devenue rare et achete au +poids de l'or.</p> + +<p>Les genoux du quatrime cavalier, aigus comme des perons, piquaient les +flancs du cheval blme; sa peau parchemine laissait voir les saillies +et les creux du squelette; sa face de cadavre avait le rire sardonique +de la destruction; ses bras, minces comme des roseaux, maniaient une +faux gigantesque; ses paules anguleuses pendait un lambeau de suaire.</p> + +<p>Et les quatre cavaliers entreprenaient une course folle, et leur funeste +chevauche passait comme un<a name="page_128" id="page_128"></a> ouragan sur l'immense foule des humains. Le +ciel obscurci prenait une lividit d'orage; des monstres horribles et +difformes volaient en spirales au-dessus de l'effroyable <i>fantasia</i> et +lui faisaient une rpugnante escorte. Hommes et femmes, jeunes et vieux +fuyaient, se bousculaient, tombaient par terre dans toutes les attitudes +de la peur, de l'tonnement, du dsespoir; et les quatre coursiers +foulaient implacablement cette jonche humaine sous les fers de leurs +sabots.</p> + +<p>—Mais vous allez voir, dit Tchernoff. J'ai un livre prcieux o tout +cela est figur.</p> + +<p>Et il se leva, sortit de l'atelier par une petite porte qui communiquait +avec l'escalier de service, revint au bout de quelques minutes avec le +livre. Ce volume, imprim en 1511, avait pour titre: <i>Apocalypsis cum +figuris</i>, et le texte latin tait accompagn de gravures. Ces gravures +taient une œuvre de jeunesse excute par Albert Drer, lorsqu'il +n'avait que vingt-six ans. Et, la clart d'une lampe apporte par +Argensola, ils contemplrent l'estampe admirable qui reprsentait la +course furieuse des quatre cavaliers de l'Apocalypse.<a name="page_129" id="page_129"></a></p> + +<h2><a name="V" id="V"></a>V<br /><br /> +<small>PERPLEXITS ET DSARROI</small></h2> + +<p>Lorsque Marcel Desnoyers dut se convaincre que la guerre tait +invitable, son premier mouvement fut de stupeur. L'humanit tait donc +devenue folle? Comment une guerre tait-elle possible avec tant de +chemins de fer, tant de bateaux marchands, tant de machines +industrielles, tant d'activit dploye la surface et dans les +entrailles de la terre? Les nations allaient se ruiner pour toujours. Le +capital tait le matre du monde, et la guerre le tuerait; mais +elle-mme ne tarderait pas mourir, faute d'argent. L'me de cet homme +d'affaires s'indignait penser qu'une absurde aventure dissiperait des +centaines de milliards en fume et en massacres.</p> + +<p>D'ailleurs la guerre ne signifiait pour lui qu'un dsastre brve +chance. Il n'avait pas foi en son<a name="page_130" id="page_130"></a> pays d'origine: la France avait +fait son temps. Ceux qui triomphaient aujourd'hui, c'taient les peuples +du Nord, surtout cette Allemagne qu'il avait vue de prs et dont il +avait admir la discipline et la rude organisation. Que pouvait faire +une rpublique corrompue et dsorganise contre l'empire le plus solide +et le plus fort de la terre? Nous allons la mort, pensait-il. Ce sera +pis qu'en 1870.</p> + +<p>L'ordre et l'entrain avec lequel les Franais accouraient aux armes et +se convertissaient en soldats, l'tonnrent prodigieusement et +diminurent un peu son pessimisme. La masse de la population tait bonne +encore; le peuple avait conserv sa valeur d'autrefois; quarante-quatre +ans de soucis et d'alarmes avaient fait refleurir les anciennes vertus. +Mais les chefs? O taient les chefs qui conduiraient les soldats la +victoire?</p> + +<p>Cette question, tout le monde se la posait. L'anonymat du rgime +dmocratique et l'inaction de la paix avaient tenu le pays dans une +complte ignorance des gnraux qui commanderaient les armes. On voyait +bien ces armes se former d'heure en heure, mais on ne savait peu prs +rien du commandement. Puis un nom commena courir de bouche en bouche: +Joffre... Joffre.... Mais ce nom nouveau ne reprsentait rien pour +ceux qui le prononaient. Les premiers portraits du gnralissime<a name="page_131" id="page_131"></a> qui +parurent aux vitrines des boutiques, attirrent une foule curieuse. +Marcel contempla longuement un de ces portraits et finit par se dire +lui-mme: Il a l'air d'un brave homme.</p> + +<p>Cependant les vnements se prcipitaient et, peu peu, Marcel subit la +contagion de l'enthousiasme populaire. Il vcut, lui aussi, dans la rue, +attir par le spectacle de la foule des civils saluant la foule des +militaires qui se rendaient leur poste.</p> + +<p>Le soir, sur les boulevards, il assistait au passage des manifestations. +Le drapeau tricolore ondulait la lumire des lampes lectriques; sur +la chausse, la masse des gens s'ouvrait devant lui, en applaudissant et +en poussant des vivats. Toute l'Europe, l'exception des deux empires +centraux, dfilait travers Paris; toute l'Europe saluait spontanment +de ses acclamations la France en pril. Les drapeaux des diverses +nations dployaient dans l'air toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, +suivis par des Russes aux yeux clairs et mystiques, par des Anglais qui, +tte dcouverte, entonnaient des chants d'une religieuse gravit, par +des Grecs et des Roumains au profil aquilin, par des Scandinaves blancs +et roses, par des Amricains du Nord enflamms d'un enthousiasme un peu +puril, par des Juifs sans patrie, amis du pays des rvolutions +galitaires, par des Italiens fiers comme un chœur de tnors hroques, +par des Espagnols et des Sud-Amricains infatigables crier bravo.<a name="page_132" id="page_132"></a> Ces +manifestants trangers taient, soit des tudiants et des ouvriers venus +en France pour s'instruire dans les coles et dans les fabriques, soit +des fugitifs qui Paris donnait l'hospitalit aprs qu'une guerre ou +une rvolution les avait chasss de chez eux. Les cris qu'ils poussaient +n'avaient aucune signification officielle; chacun de ces hommes agissait +par lan personnel, par dsir de tmoigner son amour la Rpublique. A +ce spectacle le vieux Marcel prouvait une irrsistible motion et se +disait que la France tait donc encore quelque chose dans le monde, +puisqu'elle continuait exercer sur les autres peuples une influence +morale et que ses joies ou ses douleurs intressaient l'humanit tout +entire.</p> + +<p>Dans la journe, Marcel allait la gare de l'Est. La foule des curieux +se pressait contre les grilles, dbordait et s'allongeait jusque dans +les rues adjacentes. Cette gare, en passe d'acqurir l'importance d'un +lieu historique, ressemblait un peu un tunnel trop troit o un fleuve +aurait essay de s'engouffrer avec de grands heurts et de grands remous. +C'tait de l qu'une partie de la France arme s'lanait vers les +champs de bataille de la frontire. Par les diverses portes entraient +des milliers et des milliers de cavaliers la poitrine barde de fer et + la tte casque, rappelant les paladins du moyen ge; d'normes +caisses qui servaient de cages aux condors de l'aronautique; des files +de canons longs et minces,<a name="page_133" id="page_133"></a> peints en gris, protgs par des plaques +d'acier, plus semblables des instruments astronomiques qu' des outils +de mort; des multitudes et des multitudes de kpis rouges, qui se +mouvaient au rythme de la marche; d'interminables ranges de fusils, les +uns noirs et donnant l'ide de lugubres cannaies, les autres surmonts +de claires baonnettes et pareils des champs d'pis radieux. Sur ces +moissons d'acier les drapeaux des rgiments palpitaient comme des +oiseaux au plumage multicolore: le corps blanc, une aile bleue, une aile +rouge, et la pique de la hampe pour bec de bronze.</p> + +<p>Le matin du quatrime jour de la mobilisation, Marcel eut l'ide d'aller +voir son menuisier Robert. C'tait un robuste garon qui, disait-il, +s'tait mancip de la tyrannie patronale et qui travaillait chez lui. +Une pice en sous-sol lui servait la fois de logis et d'atelier. Sa +compagne, qu'il appelait son associe, s'occupait du mnage et levait +un bambin sans cesse pendu ses jupes. Marcel avait pris en amiti cet +ouvrier habile, qui tait venu souvent mettre en place, dans +l'appartement de l'avenue Victor-Hugo, les nouvelles acquisitions faites + l'Htel des Ventes, et qui, pour l'arrangement des meubles, se prtait +de bonne grce aux gots changeants et aux caprices parfois un peu +bizarres du millionnaire.<a name="page_134" id="page_134"></a></p> + +<p>Dans le petit atelier, Marcel trouva son menuisier vtu d'un veston et +de larges pantalons de panne, chauss de souliers clous, et portant +plusieurs petits drapeaux et cocardes piqus aux revers de son veston. +Robert avait la casquette sur l'oreille et semblait prt partir.</p> + +<p>—Vous venez trop tard, patron, dit l'ouvrier au visiteur. On va fermer +la boutique. Le matre de ces lieux a t mobilis, et dans quelques +heures il sera incorpor son rgiment.</p> + +<p>Ce disant, il montrait du doigt un papier manuscrit coll sur la porte, + l'instar des affiches imprimes mises aux devantures de nombreux +tablissements parisiens, pour annoncer que le patron et les employs +avaient obi l'ordre de mobilisation.</p> + +<p>Jamais il n'tait venu l'esprit de Marcel que son menuisier pt se +transformer en soldat. Cet homme tait rebelle toute autorit; il +hassait les <i>flics</i>, c'est--dire les policiers de Paris, et, dans +toutes les meutes, il avait chang avec eux des coups de poing et des +coups de canne. Le militarisme tait sa bte noire; dans les meetings +tenus pour protester contre la servitude de la caserne, il avait figur +parmi les manifestants les plus tapageurs. Et c'tait ce rvolutionnaire +qui partait pour la guerre avec la meilleure volont du monde, sans +qu'il lui en cott le moindre effort!<a name="page_135" id="page_135"></a></p> + +<p>A la stupfaction de Marcel, Robert parla du rgiment avec enthousiasme.</p> + +<p>—Je crois en mes ides comme auparavant, patron; mais la guerre est la +guerre et elle enseigne beaucoup de choses, entre autres celle-ci: que +la libert a besoin d'ordre et de commandement. Il est indispensable que +quelqu'un dirige et que les autres obissent; qu'ils obissent par +volont libre, par consentement rflchi, mais qu'ils obissent. Quand +la guerre clate, on voit les choses autrement que lorsqu'on est +tranquille chez soi et qu'on vit sa guise.</p> + +<p>La nuit o Jaurs fut assassin, il avait rugi de colre, dclarant que +la matine du lendemain vengerait cette mort. Il tait all trouver les +membres de sa section, pour savoir ce qu'ils projetaient de faire contre +les bourgeois. Mais la guerre tait imminente et il y avait dans l'air +quelque chose qui s'opposait aux luttes civiles, qui relguait dans +l'oubli les griefs particuliers, qui rconciliait toutes les mes dans +une aspiration commune. Aucun mouvement sditieux ne s'tait produit.</p> + +<p>—La semaine dernire, reprit-il, j'tais antimilitariste. Comme a me +parat loin! Certes je continue aimer la paix, excrer la guerre, et +tous les camarades pensent comme moi. Mais les Franais n'ont provoqu +personne, et on les menace, on veut les asservir. Devenons donc des +btes froces, puisqu'on<a name="page_136" id="page_136"></a> nous y oblige, et, pour nous dfendre, +demeurons tous dans le rang, soumettons-nous tous la consigne. La +discipline n'est pas brouille avec la Rvolution. Souvenez-vous des +armes de la premire Rpublique: tous citoyens, les gnraux comme les +soldats; et pourtant Hoche, Klber et les autres taient de rudes +compres qui savaient commander et imposer l'obissance. Nous allons +faire la guerre la guerre; nous allons nous battre pour qu'ensuite on +ne se batte plus.</p> + +<p>Puis, comme si cette affirmation ne lui paraissait pas assez claire:</p> + +<p>—Nous nous battrons pour l'avenir, insista-t-il, nous mourrons pour que +nos petits-enfants ne connaissent plus une telle calamit. Si nos +ennemis triomphaient, ce qui triompherait avec eux, ce serait le +militarisme et l'esprit de conqute. Ils s'empareraient d'abord de +l'Europe, puis du reste du monde. Plus tard, ceux qu'ils auraient +dpouills se soulveraient contre eux, et ce seraient des guerres +n'en plus finir. Nous autres, nous ne songeons point des conqutes; si +nous dsirons rcuprer l'Alsace et la Lorraine, c'est parce qu'elles +nous ont appartenu jadis et que leurs habitants veulent redevenir +Franais. Voil tout. Nous n'imiterons pas nos ennemis; nous +n'essayerons pas de nous approprier des territoires; nous ne +compromettrons pas par nos convoitises la tranquillit du monde. +L'exprience que nous<a name="page_137" id="page_137"></a> avons faite avec Napolon nous suffit, et nous +n'avons aucune envie de recommencer l'aventure. Nous nous battrons pour +notre scurit et pour celle du monde, pour la sauvegarde des peuples +faibles. S'il s'agissait d'une guerre d'agression, d'orgueil, de +conqute, nous nous souviendrions de notre antimilitarisme; mais il +s'agit de nous dfendre, et nos gouvernants sont innocents de ce qui se +passe. On nous attaque; notre devoir tous est de marcher unis.</p> + +<p>Robert, qui tait anticlrical, montrait une tolrance, une largeur +d'ides qui embrassait l'humanit tout entire. La veille, il avait +rencontr la mairie de son quartier un rserviste qui, incorpor dans +le mme rgiment, allait partir avec lui, et un coup d'œil lui avait +suffi pour reconnatre que c'tait un cur.</p> + +<p>—Moi, lui avait-il dit, je suis menuisier de mon tat. Et vous, +camarade... vous travaillez dans les glises?</p> + +<p>Il avait employ cet euphmisme pour que le prtre ne pt attribuer +son interlocuteur quelque intention blessante. Et les deux hommes +s'taient serr la main.</p> + +<p>—Je ne suis pas pour la calotte, expliqua Robert Marcel Desnoyers. +Depuis longtemps nous sommes en froid, Dieu et moi. Mais il y a de +braves gens partout, et, dans un moment comme celui-ci, les braves gens +doivent s'entendre. N'est-ce pas votre avis, patron?<a name="page_138" id="page_138"></a></p> + +<p>Ces propos rendirent Marcel pensif. Un homme comme cet ouvrier, qui +n'avait aucun bien matriel dfendre et qui tait l'adversaire des +institutions existantes, allait gaillardement affronter la mort pour un +idal gnreux et lointain; et cet homme, en faisant cela, n'hsitait +pas sacrifier ses ides les plus chres, les convictions que +jusqu'alors il avait caresses avec amour; tandis que lui, le +millionnaire, qui tait un des privilgis de la fortune et qui avait +dfendre tant de biens prcieux, ne savait que s'abandonner au doute et + la critique!...</p> + +<p>Dans l'aprs-midi, Marcel rencontra son menuisier prs de l'Arc de +Triomphe. Robert faisait partie d'un groupe d'ouvriers qui semblaient +tre du mme mtier que lui, et ce groupe partait en compagnie de +beaucoup d'autres qui reprsentaient peu prs toutes les classes de la +socit: des bourgeois bien vtus, des jeunes gens fins et anmiques, +des plumitifs la face ple et aux grosses lunettes, des prtres jeunes +qui souriaient avec une lgre malice, comme s'ils se trouvaient +compromis dans une escapade. A la tte de ce troupeau humain marchait un +sergent; l'arrire-garde, plusieurs soldats, le fusil sur l'paule. Un +rugissement musical, une mlope grave et menaante s'levait de cette +phalange aux bras ballants, aux jambes qui s'ouvraient et se fermaient +comme des compas. En avant les rservistes!</p> + +<p>Robert entonnait avec nergie le refrain guerrier.<a name="page_139" id="page_139"></a> En dpit de son +vtement de panne et de sa musette de toile, il avait le mme aspect +grandiose que les figures de Rude dans le bas-relief du Dpart. Son +associe et son petit garon trottaient ct de lui, pour lui faire +la conduite jusqu' la gare. Le chtelain suivit d'un œil respectueux +cet homme qui lui paraissait extraordinairement grandi par le seul fait +d'appartenir ce torrent humain; mais dans ce respect il y avait aussi +quelque malaise, et, en regardant son menuisier, il prouvait une sorte +d'humiliation.</p> + +<p>Marcel voyait tout son pass se dresser devant lui avec une nettet +trange, comme si une brise soudaine et dissip les brouillards qui +jusqu'alors l'enveloppaient d'ombre. Cette terre de France, aujourd'hui +menace, tait son pays natal. Quinze sicles d'histoire avaient +travaill pour son bien lui, pour qu'en arrivant au monde il y jout +de commodits et de progrs que n'avaient point connus ses anctres. +Maintes gnrations de Desnoyers avaient prpar l'avnenement de Marcel +Desnoyers l'existence en bataillant sur cette terre, en la dfendant +contre les ennemis; et c'tait cela qu'il devait le bonheur d'tre n +dans une patrie libre, d'appartenir un peuple matre de ses destines, + une famille affranchie de la servitude. Et, quand son tour tait venu +de continuer cet effort, quand 'avait t lui de procurer le mme +bien aux gnrations venir, il s'tait drob comme un dbiteur qui +refuse de payer sa dette. Tout<a name="page_140" id="page_140"></a> homme qui nat a des obligations envers +son pays, envers le groupe humain au milieu duquel il est n, et, le cas +chant, il a le devoir prcis de s'acquitter de ces obligations avec +ses bras et mme par le sacrifice de sa personne. Or, en 1870, Marcel, +au lieu de remplir son devoir de dbiteur, avait pris la fuite, avait +trahi sa nation et ses pres. Cela lui avait russi, puisqu'il avait +acquis des millions l'tranger; mais n'importe: il y a des fautes que +les millions n'effacent pas, et l'inquitude de sa conscience lui en +donnait aujourd'hui la preuve. A la vue de tous ces Franais qui se +levaient en masse pour dfendre leur patrie, il se sentait pris de +honte; devant les vtrans de 1870 qui montraient firement leur +boutonnire le ruban vert et noir et qui avaient sans doute particip +aux privations du sige de Paris et aux dfaites hroques, il +plissait. En vain cherchait-il des raisons pour apaiser son tourment +intrieur; en vain se disait-il que les deux poques taient bien +diffrentes, qu'en 1870 l'Empire tait impopulaire, qu'alors la nation +tait divise, que tout tait perdu. Le souvenir d'un mot clbre se +reprsentait malgr lui sa mmoire comme une obsession: Il restait la +France!</p> + +<p>Un moment, l'ide lui vint de s'engager en qualit de volontaire et de +partir comme son menuisier, la musette au flanc, ml un peloton de +futurs soldats. Mais quels services pourrait-il rendre? Il avait beau +tre robuste encore; il avait dpass la soixantaine,<a name="page_141" id="page_141"></a> et, pour tre +soldat, il faut tre jeune. Tout le monde est capable de tirer un coup +de fusil, et le courage ne lui manquait pas pour se battre; mais le +combat n'est qu'un incident de la lutte. Ce qu'il y a de pnible et +d'accablant, ce sont les oprations qui prcdent le combat, les marches +interminables, les rigueurs de la temprature, les nuits passes la +belle toile, le labeur de remuer la terre, d'ouvrir les tranches, de +charger les chariots, de supporter la faim et la soif. Non, il tait +trop tard pour qu'il pt s'acquitter de sa dette de cette manire-l.</p> + +<p>Et il n'avait pas mme la douloureuse, mais noble satisfaction qu'ont +les autres pres, trop vieux pour offrir leurs services personnels la +patrie, de lui donner leurs fils comme dfenseurs. Son fils, lui, +n'tait pas Franais et n'avait pas rpondre de la dette paternelle. +Marcel, ayant eu le tort de fonder sa famille l'tranger, n'avait pas +le droit, dans les prsentes circonstances, de demander Jules de faire +ce que lui-mme n'avait pas fait jadis. L'une des consquences les plus +pnibles de la faute ancienne tait que le pre et le fils fussent de +nationalits diffrentes. Cela ne constituait-il pas en quelque sorte +une seconde trahison et une rcidive d'apostasie?</p> + +<p>Voil pourquoi, les jours suivants, beaucoup de mobiliss pauvrement +vtus, qui se rendaient seuls aux gares, rencontrrent un vieux monsieur +qui les arrtait avec timidit, qui leur glissait dans la main<a name="page_142" id="page_142"></a> un +billet de vingt francs et qui s'loignait aussitt, tandis qu'ils le +regardaient avec des yeux bahis. Des ouvrires en larmes, qui venaient +de dire adieu leurs hommes, virent le mme vieux monsieur sourire aux +petits enfants qui marchaient ct d'elles, caresser les joues des +bambins, puis s'en aller trs vite en laissant dans la menotte d'un des +marmots une pice de cent sous.</p> + +<p>Marcel, qui n'avait jamais fum, se mit frquenter les dbits de +tabac. Il en sortait les mains et les poches pleines, pour combler de +cigarettes et de cigares le premier soldat qu'il rencontrait. +Quelquefois le favoris souriait courtoisement, remerciait par une +phrase qui dnotait l'ducation suprieure, et repassait le cadeau un +camarade dont la capote tait aussi grossire et aussi mal coupe que la +sienne. Le service obligatoire tait cause de ces petites erreurs.</p> + +<p>Pour se donner l'amre volupt d'aviver son remords, Marcel continuait +venir souvent rder aux alentours de la gare de l'Est. Comme le gros des +troupes oprait maintenant sur la frontire, ce n'taient plus des +bataillons entiers qui s'y embarquaient; mais pourtant l'animation y +tait encore grande. Jour et nuit, quantit de soldats affluaient, soit +isolment, soit par groupes: rservistes sans uniformes qui rejoignaient +leurs rgiments, officiers occups jusqu'alors l'organisation de +l'arrire, compagnies<a name="page_143" id="page_143"></a> armes qui allaient remplir les vides dj +ouverts par la mort.</p> + +<p>Une fois, Marcel suivit longtemps des yeux un sous-lieutenant de rserve +qui arrivait accompagn de son pre. Les deux hommes s'arrtrent au +barrage d'agents qui empchait les civils d'entrer dans la gare. Le pre +avait la boutonnire le ruban vert et noir, cette dcoration que le +millionnaire n'avait pas le droit de porter. C'tait un vieillard grand, +maigre, qui se tenait trs droit et qui affectait la froideur +impassible. Il dit seulement son fils:</p> + +<p>—Adieu, mon enfant. Porte-toi bien.</p> + +<p>—Adieu, mon pre.</p> + +<p>Le jeune homme souriait comme un automate, et le vieillard vitait de le +regarder. Aprs cet change de mots insignifiants, le pre tourna le +dos; puis, chancelant comme un homme ivre, il se rfugia au coin le plus +obscur de la terrasse d'un petit caf, o il cacha sa face dans ses +mains pour dissimuler sa douleur. Et Marcel Desnoyers envia cette +douleur.</p> + +<p>Une autre fois, il vit une bande d'ouvriers mobiliss qui arrivaient en +chantant, en se poussant, en montrant par l'exubrance de leur gat +qu'ils avaient fait de trop frquentes stations chez les marchands de +vin. L'un d'eux tenait par la main une petite vieille qui marchait +ct de lui, sereine, les yeux secs, avec un visible effort pour +paratre gaie. Mais, lorsqu'elle eut embrass son garon sans verser +une<a name="page_144" id="page_144"></a> larme, lorsqu'elle l'eut suivi des yeux travers la vaste cour et +vu disparatre avec les autres par les immenses portes vitres de la +gare, soudain sa physionomie changea comme si un masque et t enlev +de son visage, une sauvage douleur succda la gat factice, et la +malheureuse femme, se tournant du ct o elle croyait qu'tait +l'Allemagne, s'cria, les poings serrs, avec une fureur homicide:</p> + +<p>—Ah! brigand!... brigand!...</p> + +<p>L'imprcation maternelle s'adressait au personnage dont elle avait vu le +portrait dans les journaux illustrs: moustaches aux pointes insolentes, +bouche la denture de loup, sourire tel que dut l'avoir l'homme des +cavernes prhistoriques. Et Marcel Desnoyers envia cette colre.</p> + +<p>Depuis le rendez-vous donn la Chapelle expiatoire, Jules n'avait pas +revu Marguerite. Celle-ci lui avait crit qu'elle ne pouvait abandonner +sa mre un seul instant. La pauvre femme avait eu le cœur dchir +l'ide du prochain dpart de son fils, officier d'artillerie de rserve, +qui devait rejoindre sa batterie d'un moment l'autre. D'abord, lorsque +la guerre tait encore douteuse, elle avait beaucoup pleur; mais, une +fois la catastrophe devenue certaine, elle avait sch ses pleurs, avait +voulu, malgr le mauvais tat de sa sant, prparer elle-mme la +cantine<a name="page_145" id="page_145"></a> de son fils; et, au moment de la sparation, elle s'tait +contente de lui dire: Adieu, mon enfant. Sois prudent, mais accomplis +ton devoir. Pas une larme, pas une dfaillance. Marguerite avait +accompagn son frre la gare, et, lorsqu'elle tait rentre la +maison, elle avait trouv la vieille mre assise dans son fauteuil, +blme, farouche, vitant de parler de son propre fils, mais s'apitoyant +sur ses amies dont les fils taient partis l'arme, comme si celles-l +seulement connaissaient la torture du dpart. Dans un post-scriptum, +Marguerite promettait Jules de lui donner un nouveau rendez-vous la +semaine suivante.</p> + +<p>En attendant, Jules fut d'une humeur dtestable. A l'ennui de ne pas +voir Marguerite s'ajoutait l'ennui de ne pouvoir, cause du +<i>moratorium</i>, toucher le chque de quatre cent mille francs qu'il avait +rapport de l'Argentine. Possesseur de cette somme considrable, il +tait presque court d'argent, puisque les banques refusaient de la lui +payer. Quant Argensola, il ne s'embarrassait gure de cette pnurie et +savait trouver tout ce qu'il fallait pour les besoins du mnage. Son +centre d'inpuisable ravitaillement tait l'avenue Victor-Hugo. La +mre de Jules,—comme beaucoup d'autres matresses de maison, qui, en +prvision d'un sige possible, dvalisaient les magasins de comestibles +afin de se prmunir contre la disette future,—avait accumul<a name="page_146" id="page_146"></a> les +approvisionnements pour des mois et des mois. C'tait chez elle que le +bohme allait se fournir de vivres: grandes botes de viande de +conserve, pyramides de pots dbordant de mangeaille, sacs gonfls de +lgumes secs. A chacune de ses visites, Argensola rapportait d'amples +provisions de bouche et ne ngligeait pas non plus de faire d'abondants +emprunts la cave de Marcel. Puis, quand il avait tal sur une table +de l'atelier les botes de viande, les pyramides de pots, les sacs de +lgumes qui constituaient la partie solide de son butin:</p> + +<p>—<i>Ils</i> peuvent venir! disait-il Jules en lui faisant passer la revue +de ces munitions de guerre. Nous sommes prts <i>les</i> recevoir.</p> + +<p>Le soin d'augmenter le stock de vivres et la chasse aux nouvelles +taient les deux fonctions qui absorbaient tout le temps de l'aimable +parasite. Chaque jour, il achetait dix, douze, quinze journaux: les uns, +parce qu'ils taient ractionnaires et que c'tait un plaisir de voir +enfin tous les Franais unis; les autres, parce qu'ils taient radicaux +et qu' ce titre ils devaient tre mieux informs des faits parvenus +la connaissance du Gouvernement. Ces feuilles paraissaient le matin, +midi, trois heures, cinq heures du soir. Une demi-heure de retard +dans la publication inspirait de grandes esprances au public, qui +s'imaginait alors trouver en dernire heure de stupfiantes nouvelles. +On s'arrachait les supplments.<a name="page_147" id="page_147"></a> Il n'tait personne qui n'et les +poches bourres de papiers et qui n'attendt avec impatience l'occasion +de les emplir encore davantage. Et pourtant toutes ces feuilles disaient + peu prs la mme chose.</p> + +<p>Argensola eut la sensation d'une me neuve qui se formait en lui: me +simple, enthousiaste et crdule, capable d'admettre les bruits les plus +invraisemblables; et il devinait l'existence de cette mme me chez tous +ceux qui l'entouraient. Par moments, son ancien esprit critique faisait +mine de se cabrer; mais le doute tait repouss aussitt comme quelque +chose de honteux. Il vivait dans un monde nouveau, et il lui semblait +naturel qu'il y arrivt des prodiges. Il commentait avec une purile +allgresse les rcits fantastiques des journaux: combats d'un peloton de +Franais ou de Belges contre des rgiments entiers qui prenaient la +fuite; miracles accomplis par le canon de 75, un vrai joyau; charges +la baonnette, qui faisaient courir les Allemands comme des livres ds +que les clairons avaient sonn; inefficacit de l'artillerie ennemie, +dont les obus n'clataient pas. Il trouvait naturel et rationnel que la +petite Belgique triompht de la colossale Allemagne: c'tait la +rptition de la lutte de David et de Goliath, lutte rappele par lui +avec toutes les images et toutes les mtaphores qui, depuis trente +sicles, ont servi dcrire cette rencontre ingale. Il avait la +mentalit<a name="page_148" id="page_148"></a> d'un lecteur de romans de chevalerie, qui prouve une +dception lorsque le hros du livre ne pourfend pas cent ennemis d'un +seul coup d'pe.</p> + +<p>L'intervention de l'Angleterre lui fit imaginer un blocus qui rduirait +soudain les empires du centre une famine effroyable. La flotte tenait + peine la mer depuis dix jours, et dj il se reprsentait l'Allemagne +comme un groupe de naufrags mourant de faim sur un radeau. La France +l'enthousiasmait, et cependant il avait plus de confiance encore dans la +Russie. Ah! les cosaques! Il parlait d'eux comme d'amis intimes; il +dcrivait le galop vertigineux de ces cavaliers non moins insaisissables +que des fantmes, et si terribles que l'ennemi ne pouvait les regarder +en face. Chez le concierge de la maison et dans plusieurs boutiques de +la rue, on l'coutait avec tout le respect d un tranger qui, en +cette qualit, doit connatre mieux qu'un autre les choses trangres.</p> + +<p>—Les cosaques rgleront les comptes de ces bandits, dclarait-il avec +une imperturbable assurance. Avant un mois ils seront Berlin.</p> + +<p>Et les auditeurs, pour la plupart femmes, mres ou pouses de soldats +partis la guerre, approuvaient modestement, mus par l'irrsistible +dsir, commun tous les hommes, de mettre leur esprance en quelque +chose de lointain et de mystrieux. Les Franais dfendraient leur pays, +reconquerraient mme les<a name="page_149" id="page_149"></a> territoires perdus; mais ce seraient les +cosaques qui porteraient aux ennemis le coup de grce, ces cosaques dont +tout le monde s'entretenait et que personne n'avait jamais vus.</p> + +<p>Quant Jules, il attendait toujours le rendez-vous promis par +Marguerite. Elle le lui donna enfin au jardin du Trocadro. Ce qui +frappa l'amoureux, aprs les premires paroles changes, ce fut de voir + Marguerite une sorte de distraction persistante. Elle parlait avec +lenteur et s'arrtait quelquefois au milieu d'une phrase, comme si son +esprit tait proccup d'autre chose que de ce qu'elle disait. Presse +par les questions de Jules, qui s'tonnait et s'irritait mme un peu de +ces absences passagres, elle se dcida enfin rpondre:</p> + +<p>—C'est plus fort que moi. Depuis que j'ai reconduit mon frre la +gare, un souvenir me hante. Je m'tais bien promis de ne pas t'ennuyer +avec cette histoire; mais il m'est impossible de la chasser de mon +esprit. Plus je m'efforce de n'y point penser, plus j'y pense.</p> + +<p>Sur l'invitation de Jules, qui, vrai dire, aurait mieux aim causer +d'autre chose, mais qui pourtant comprenait et excusait cette obsession, +elle lui fit le rcit du dpart de l'officier d'artillerie. Elle avait +accompagn son frre jusqu' la gare de l'Est, et elle avait t oblige +de prendre cong de lui la porte extrieure, parce que les sentinelles +interdisaient au<a name="page_150" id="page_150"></a> public d'aller plus loin. L, elle avait eu le cœur +serr d'une extraordinaire angoisse, mais aussi d'un noble orgueil. +Jamais elle n'aurait cru qu'elle aimt tant son frre.</p> + +<p>—Il tait si beau dans son uniforme de lieutenant! ajouta-t-elle. +J'tais si fire de l'accompagner, si fire de lui donner le bras. Il me +paraissait un hros.</p> + +<p>Cela dit, elle se tut, de l'air de quelqu'un qui aurait encore quelque +chose dire, mais qui craindrait de parler; et finalement elle se +dcida continuer son rcit. Au moment o elle donnait son frre un +dernier baiser, elle avait eu une grande surprise et une grande motion. +Elle avait aperu son mari Laurier, habill, lui aussi, en officier +d'artillerie, qui arrivait avec un homme de peine portant sa valise.</p> + +<p>—Laurier soldat? interrompit Jules d'une voix sarcastique. Le pauvre +diable! Quel aspect ridicule il devait avoir!</p> + +<p>Cette ironie avait quelque chose de lche, dont il sentit lui-mme +l'inconvenance l'gard d'un homme qui accomplissait son devoir de +citoyen; mais il tait irrit de ce que Marguerite parlait de son mari +sans aigreur. Elle hsita une seconde rpondre; puis l'instinct de +sincrit fut le plus fort, et elle dit:</p> + +<p>—Non, il n'avait pas mauvaise apparence.... Il n'tait plus le mme, et +d'abord je ne le reconnaissais point.... Il fit quelques pas vers mon +frre<a name="page_151" id="page_151"></a> pour le saluer; mais, quand il me vit, il continua son chemin en +dtournant les yeux.... Il est parti seul, sans qu'une main amie ait +serr la sienne.... Je ne puis m'empcher d'avoir piti de lui....</p> + +<p>Son instinct fminin l'avertit sans doute qu'elle avait trop parl, et +elle changea brusquement de conversation.</p> + +<p>—Quel bonheur, ajouta-t-elle, que tu sois tranger! Toi, tu n'es pas +oblig d'aller la guerre. La seule ide de te perdre me donne le +frisson....</p> + +<p>Elle avait dit cela sincrement, sans prendre garde que, tout l'heure, +elle exprimait une tendre admiration pour son frre devenu soldat. Jules +fut bless de cette contradiction et accueillit avec mauvaise humeur ce +tmoignage d'amour. Elle le considrait donc comme un tre dlicat et +fragile, qui n'tait bon qu' tre ador par les femmes? Il sentit +qu'entre Marguerite et lui s'tait interpos quelque chose qui les +sparait l'un de l'autre et qui deviendrait vite un obstacle +insurmontable. Tous deux prouvrent une gne, et spontanment, sans +protestation et sans regret, ils abrgrent l'entrevue.</p> + +<p>A un autre rendez-vous, elle lui fit part d'une nouvelle assez trange. +Dsormais, ils ne pourraient plus se voir que le dimanche, parce qu'en +semaine elle serait oblige d'assister ses cours.</p> + +<p>—A tes cours? lui demanda Jules, tonn. Quelles savantes tudes as-tu +donc entreprises?<a name="page_152" id="page_152"></a></p> + +<p>Ce ton moqueur agaa la jeune femme qui rpondit vivement:</p> + +<p>—J'tudie pour tre infirmire. J'ai commenc lundi dernier. On a +organis un enseignement pour les dames et les jeunes filles. Je +souffrais d'tre inutile; j'ai voulu devenir bonne quelque chose.... +Permets-tu que je te dise toute ma pense? Eh bien, jusqu' prsent, +j'ai men une vie qui ne servait rien, ni aux autres ni moi-mme. La +guerre a chang mes sentiments. Il me semble que c'est un devoir pour +chacun de se rendre utile ses semblables et que, surtout dans des +circonstances comme celles-ci, on n'a plus le droit de songer ses +propres jouissances.</p> + +<p>Jules regarda Marguerite avec stupeur. Quel travail mystrieux avait +bien pu s'accomplir dans cette petite tte qui jusqu'alors ne s'tait +occupe que d'lgances et de plaisirs? D'ailleurs, la gravit de la +situation n'avait pas dtruit l'aimable coquetterie chez la jeune femme, +qui ajouta en riant:</p> + +<p>—Et puis, tu sais, le costume des infirmires est dlicieux: la robe +toute blanche, le bonnet qui laisse voir les boucles de la chevelure, la +cape bleue qui contraste gentiment avec la blancheur de la robe. Un +costume qui tient la fois de la religieuse et de la grande dame. Tu +verras comme je serai jolie!</p> + +<p>Mais, aprs ce bref retour de frivolit mondaine, elle exprima de +nouveau les ides gnreuses qui avaient fleuri dans son me lgre et +charmante. Elle<a name="page_153" id="page_153"></a> prouvait un besoin de sacrifice; elle avait hte de +connatre de prs les souffrances des humbles, de prendre sa part de +toutes les misres de la chair malade. La seule chose dont elle avait +peur, c'tait que le sang-froid vnt lui manquer, lorsqu'elle aurait +mettre en pratique ses connaissances d'infirmire. La vue du sang, la +mauvaise odeur des blessures, le pus des plaies ouvertes ne lui +soulveraient-ils pas le cœur? Mais non! Le temps tait pass d'avoir +des rpugnances de femmelette; aujourd'hui le courage s'imposait tout +le monde. Elle serait un soldat en jupons; elle oserait regarder la +douleur en face; elle mettrait son bonheur et son honneur dfendre +contre la mort les pauvres victimes de la guerre. S'il le fallait, elle +irait jusque sur les champs de bataille, et elle aurait la force d'y +charger un bless sur ses paules pour le rapporter l'ambulance.</p> + +<p>Jules ne la reconnaissait plus. tait-ce vraiment Marguerite qui parlait +ainsi? Cette femme qui jusqu'alors avait eu en horreur d'accomplir le +moindre effort physique, se prparait maintenant avec une frmissante +ardeur aux besognes les plus rudes, se croyait assez forte pour vaincre +tous les dgots qu'inspirent invitablement les pestilences des +hpitaux, ne s'effrayait pas l'ide d'aller aux premires lignes avec +les combattants et d'y affronter la mort.<a name="page_154" id="page_154"></a></p> + +<p>A un troisime rendez-vous, elle lut Jules une lettre que son frre +lui avait envoye des Vosges. Il y parlait de Laurier plus que de +lui-mme. Les deux officiers appartenaient des batteries diffrentes; +mais ces batteries taient de la mme division, et ils avaient pris part +ensemble plusieurs combats. Le frre de Marguerite ne cachait pas +l'admiration qu'il ressentait pour son beau-frre. Cet ingnieur +tranquille et taciturne avait vraiment l'toffe d'un hros; tous les +officiers qui avaient vu Laurier l'œuvre avaient de lui la mme +opinion. Cet homme affrontait la mort avec autant de calme que s'il et +t diriger encore sa fabrique des environs de Paris; il rclamait +toujours le poste le plus dangereux, celui d'observateur, et il se +glissait le plus prs possible des positions ennemies, afin de +surveiller et de rectifier l'exactitude du tir. Jeudi dernier, un obus +allemand avait dmoli la maison sous le toit de laquelle il se cachait; +sorti indemne d'entre les dcombres, il avait aussitt rajust son +tlphone et s'tait install tranquillement dans les branches d'un +arbre, pour continuer son service. Sa batterie, dcouverte par les +aroplanes ennemis au cours d'un combat dfavorable, avait reu les feux +concentrs de l'artillerie adverse, et un quart d'heure avait suffi pour +que la plus grande partie du personnel ft mise hors de combat: le +capitaine et plusieurs servants tus, les autres officiers et presque +tous les hommes blesss. Alors Laurier, prenant le commandement<a name="page_155" id="page_155"></a> sous +une pluie de mitraille, avait continu le feu avec quelques artilleurs +encore valides et avait russi couvrir la retraite d'un bataillon. +Deux fois dj il avait t cit l'ordre du jour, et il obtiendrait +bientt la croix de la lgion d'honneur.</p> + +<p>Ce chaleureux loge de Laurier ne fut pas du got de Jules, qui +pourtant, cette fois, eut le bon got de s'abstenir de toute +protestation, mais qui fit involontairement la grimace. Marguerite +surprit cette expression fugitive de mcontentement et crut devoir +rparer son imprudence.</p> + +<p>—Tu n'es pas fch que je t'aie lu cette lettre? demanda-t-elle. Si je +te l'ai lue, c'est parce que je ne veux rien te cacher. Je ne comprends +pas ta mine jalouse. Tu sais bien que je n'aime pas, que je n'ai jamais +aim mon mari. Est-ce une raison pour ne point lui rendre justice? Je me +rjouis de ses prouesses comme si c'taient celles d'un ami de ma +famille, d'un monsieur que j'aurais connu dans le monde. Tu te fais tort + toi-mme, si tu supposes qu'une femme peut hsiter entre lui et toi. +Toi, tu es ma vie, mon bonheur, et je rends grces Dieu de n'avoir pas + craindre de te perdre. Quelle joie de penser que la guerre ne +t'enlvera pas mon amour!</p> + +<p>Elle lui avait dj dit cela un rendez-vous prcdent, et, chaque fois +qu'elle le lui disait, il en ressentait une secrte atteinte. +Puisqu'elle admirait ouvertement le courage de son frre et de son +mari,<a name="page_156" id="page_156"></a> puisqu'elle-mme tait rsolue prendre en femme vaillante sa +part des fatigues et des dangers de la guerre, n'y avait-il pas une +nuance de mpris inconscient dans cet amour qui se flicitait de +l'oisive scurit de l'aim?</p> + +<p>Le lendemain, il dit Argensola, qui n'ignorait rien de sa liaison avec +Marguerite:</p> + +<p>—Il me semble que nous sommes dans une situation fausse, sans que je +discerne clairement la raison de notre msintelligence. A-t-elle +recommenc aimer son mari sans le savoir elle-mme? Peut-tre. Mais ce +qui est certain, c'est qu'elle ne m'aime plus comme auparavant.</p> + +<p>Cependant la guerre avait allong ses tentacules jusqu' l'avenue +Victor-Hugo.</p> + +<p>—J'ai l'Allemagne la maison! grommelait Marcel Desnoyers, d'un air +morose.</p> + +<p>L'Allemagne, c'tait sa belle-sœur Hlna von Hartrott. Pourquoi +n'tait-elle pas retourne Berlin avec son fils, le pdant professeur +Julius? A prsent les frontires taient fermes, et il n'y avait plus +moyen de se dbarrasser d'elle.</p> + +<p>L'une des raisons qui rendaient pnible Marcel la prsence d'Hlna, +c'tait la nationalit de cette femme. Sans doute elle tait argentine +de naissance; mais elle tait devenue allemande par son mariage. Or<a name="page_157" id="page_157"></a> le +patriotisme franais, surexcit par les vnements, faisait la chasse +aux espions avec une ardeur infatigable; et, quoique la dolente et +crdule romantique ne pt en aucune faon tre souponne +d'espionnage, Marcel craignait beaucoup de la voir enferme par +l'autorit militaire dans un camp de concentration et d'tre accus +lui-mme de donner asile des sujets ennemis.</p> + +<p>Hlna semblait ne pas comprendre trs bien la fausset de sa situation +et les sentiments de son beau-frre. Dans les premiers jours, alors que +Marcel tait encore pessimiste, elle avait pu faire ouvertement devant +lui l'loge de l'Allemagne sans qu'il s'en offusqut, puisqu'il tait +peu prs du mme avis qu'elle. Mais, lorsque la contagion de +l'enthousiasme public eut rveill en lui l'amour de la France et le +remords de la faute ancienne, l'attitude d'Hlna lui devint +insupportable.</p> + +<p>Au djeuner ou au dner, aprs avoir dcrit avec une loquence lyrique +le dpart des troupes et les scnes mouvantes dont il avait t le +tmoin, il s'criait en agitant sa serviette:</p> + +<p>—Ce n'est plus comme en 1870! Les troupes franaises sont dj entres +victorieusement en Alsace. L'heure approche o les hordes teutonnes +seront rejetes sur l'autre rive du Rhin.</p> + +<p>Alors Hlna prenait une mine boudeuse, pinait les lvres et levait les +yeux au plafond, pour protester<a name="page_158" id="page_158"></a> silencieusement contre de si grossires +erreurs. Puis, sans mot dire, elle se retirait dans sa chambre o la +bonne Luisa la suivait, pour la consoler de l'ennui qu'elle venait +d'avoir. Mais Hlna ne se croyait pas tenue d'observer avec sa sœur la +mme rserve qu'avec Marcel, et elle se ddommageait du mutisme qu'elle +s'tait impos table en prorant sur les forces colossales de +l'Allemagne, sur les millions d'hommes et les milliers de canons que les +Empires centraux emploieraient contre l'Entente, sur les mortiers gros +comme des tours, qui auraient vite fait de rduire en poussire les +fortifications de Paris.</p> + +<p>—Les Franais, concluait-elle, ignorent ce qu'ils ont devant eux. Il +suffira aux Allemands de quelques semaines pour les anantir.</p> + +<p>Lorsque les armes allemandes eurent envahi la Belgique, ce crime +arracha au vieux Desnoyers des cris d'indignation. Selon lui, c'tait la +trahison la plus inoue qui et t enregistre par l'histoire. Quand il +se souvenait que, dans les premiers jours, il avait rejet sur les +patriotes exalts de son propre pays la responsabilit de la guerre, il +avait honte de son injuste erreur. Ah! quelle perfidie mthodiquement +prpare pendant des annes! Les rcits de pillages, d'incendies, de +massacres le faisaient frmir et grincer des dents. Toutes ces horreurs +d'une guerre d'pouvante appelaient vengeance, et il affirmait avec +force que la vengeance ne manquerait pas. L'atrocit mme<a name="page_159" id="page_159"></a> des +vnements lui inspirait un trange optimisme, fond sur la foi +instinctive en la justice. Il n'tait pas possible que de telles +horreurs demeurassent impunies.</p> + +<p>—L'invasion de la Belgique est une abominable flonie, disait-il, et +toujours une flonie a disqualifi son auteur.</p> + +<p>Il disait cela avec conviction, comme si la guerre tait un duel o le +tratre, mis au ban des honntes gens, se voit dans l'impossibilit de +continuer ses forfaits.</p> + +<p>L'hroque rsistance des Belges le confirma dans ses chimres et lui +inspira de vaines esprances. Les Belges lui parurent des hommes +surnaturels, destins aux plus merveilleuses prouesses. Pendant quelques +jours, Lige fut pour lui une ville sainte contre les remparts de +laquelle se briserait toute la puissance germanique. Puis, quand Lige +eut succomb, sa foi inbranlable s'accrocha une autre illusion: il y +avait dans l'intrieur du pays beaucoup de Liges; les Allemands +pouvaient avancer; la difficult serait pour eux de sortir. La reddition +de Bruxelles ne lui donna aucune inquitude: c'tait une ville ouverte +dont l'abandon tait prvu, et les Belges n'en dfendraient que mieux +Anvers. L'avance des Allemands vers la frontire franaise ne l'alarma +pas davantage: l'envahisseur trouverait bientt qui parler. Les armes +franaises taient dans l'Est, c'est--dire l'endroit o elles +devaient<a name="page_160" id="page_160"></a> tre, sur la vritable frontire, la porte de la maison. +Mais cet ennemi lche et perfide, au lieu d'attaquer de face, avait +attaqu par derrire en escaladant les murs comme un voleur. Infme +tratrise qui ne lui servirait rien: car Joffre saurait lui barrer le +passage. Dj quelques troupes avaient t envoyes au secours de la +Belgique, et elles auraient vite fait de rgler le compte des Allemands. +On les craserait, ces bandits, pour qu'il ne leur ft plus possible de +troubler la paix du monde, et leur empereur aux moustaches en pointe, on +l'exposerait dans une cage sur la place de la Concorde.</p> + +<p>Chichi, encourage par les propos paternels, renchrissait encore sur +cet optimisme puril. Une ardeur belliqueuse s'tait empare d'elle. Ah! +si les femmes pouvaient aller la guerre! Elle se voyait dans un +rgiment de dragons, chargeant l'ennemi en compagnie d'autres amazones +aussi hardies et aussi belles qu'elle-mme. Ou encore elle se figurait +tre un de ces chasseurs alpins qui, la carabine en bandoulire et +l'alpenstock au poing, glissaient sur leurs longs skis dans les neiges +des Vosges. Mais ensuite elle ne voulait plus tre ni dragon, ni +chasseur alpin; elle voulait tre une de ces femmes hroques qui ont +tu pour accomplir une œuvre de salut. Elle rvait qu'elle rencontrait +le Kaiser seul seule, qu'elle lui plantait dans la poitrine une petite +dague poigne d'argent et fourreau cisel,<a name="page_161" id="page_161"></a> cadeau de son +grand-pre; et, cela fait, il lui semblait qu'elle entendait l'norme +soupir des millions de femmes dlivres par elle de cet abominable +cauchemar. Sa furie vengeresse ne s'arrtait pas en si beau chemin; elle +poignardait aussi le Kronprinz; elle poignardait les gnraux et les +amiraux; elle aurait volontiers poignard ses cousins les Hartrott: car +ils taient du ct des agresseurs, et, ce titre, ils ne mritaient +aucune piti.</p> + +<p>—Tais-toi donc! lui disait sa mre. Tu es folle. Comment une jeune +fille bien leve peut-elle dire de pareilles sottises?</p> + +<p>Lorsque le fianc de Chichi, Ren Lacour, se prsenta pour la premire +fois devant elle en uniforme, le lendemain du jour o il avait t +mobilis, elle lui fit un accueil enthousiaste, l'appela son petit +soldat de sucre; et, les jours suivants, elle fut fire de sortir dans +la rue en compagnie de ce guerrier dont l'aspect tait pourtant assez +peu martial. Grand et blond, doux et souriant, Ren avait dans toute sa +personne une dlicatesse quasi fminine, laquelle l'habit militaire +donnait un faux air de travesti. Par le fait, il n'tait soldat qu' +moiti: car son illustre pre, craignant que la guerre n'teignt +jamais la dynastie des Lacour, si prcieuse pour l'tat, l'avait fait +verser dans les services auxiliaires. En sa qualit d'lve de l'cole +centrale, Ren aurait pu tre nomm sous-lieutenant; mais alors il<a name="page_162" id="page_162"></a> +aurait t oblig d'aller au front. Comme auxiliaire, il ne pouvait +prtendre qu'au modeste titre de simple soldat et n'avait s'acquitter +que de vulgaires besognes d'intendance, par exemple de compter des pains +ou de mettre en paquet des capotes; mais il ne sortirait pas de Paris.</p> + +<p>Un jour, Marcel Desnoyers put apprcier Paris mme les horreurs de la +guerre. Trois mille fugitifs belges taient logs provisoirement dans un +cirque, en attendant qu'on les envoyt dans les dpartements. Il alla +les voir.</p> + +<p>Le vestibule tait encore tapiss des affiches des dernires +reprsentations donnes avant la guerre; mais, ds que Marcel eut +franchi la porte, il fut pris aux narines par un miasme de foule malade +et misrable: peu prs l'odeur infecte que l'on respire dans un bagne +ou dans un hpital pauvre. Les gens qu'il trouva l semblaient affols +ou hbts par la souffrance. L'affreux spectacle de l'invasion +persistait dans leur mmoire, l'occupait tout entire, n'y laissait +aucune place pour les vnements qui avaient suivi. Ils croyaient voir +encore l'irruption des hommes casqus dans leurs villages paisibles, les +maisons flambant tout coup, la soldatesque tirant sur les fuyards, les +enfants aux poignets coups, les femmes agonisant sous la brutalit des +outrages, les nourrissons dchiquets coups de sabre dans leurs +berceaux, les mres aux entrailles ouvertes, tous les sadismes<a name="page_163" id="page_163"></a> de la +bte humaine excite par l'alcool et sre de l'impunit. Quelques +octognaires racontaient, les larmes aux yeux, comment les soldats d'un +peuple qui se prtend civilis coupaient les seins des femmes pour les +clouer aux portes, promenaient en guise de trophe un nouveau-n +embroch une baonnette, fusillaient les vieux dans le fauteuil o +leur vieillesse impotente les retenait immobiles, aprs les avoir +torturs par de burlesques supplices.</p> + +<p>Ils s'taient sauvs sans savoir o ils allaient, poursuivis par +l'incendie et la mitraille, fous de terreur, de la mme manire qu'au +moyen ge les populations fuyaient devant les hordes des Huns et des +Mongols; et cet exode lamentable, ils l'avaient accompli au milieu de la +nature en fte, dans le mois le plus riant de l'anne, alors que la +terre tait dore d'pis, alors que le ciel d'aot resplendissait de +joyeuse lumire et que les oiseaux clbraient par l'allgresse de leurs +chants l'opulence des moissons. L'aspect des fugitifs entasss dans ce +cirque portait tmoignage contre l'atrocit du crime commis. Les bbs +gmissaient comme des agneaux qui blent; les hommes regardaient autour +d'eux d'un air gar; quelques femmes hurlaient comme des dmentes. Dans +la confusion de la fuite, les familles s'taient disperses. Une mre de +cinq petits n'en avait plus qu'un. Des pres, demeurs seuls, pensaient +avec angoisse leur femme et leurs enfants disparus. Les<a name="page_164" id="page_164"></a> +retrouveraient-ils jamais? Ces malheureux n'taient-ils pas morts de +fatigue et de faim?</p> + +<p>Ce soir-l, Marcel, encore tout mu de ce qu'il venait de voir, ne put +s'empcher de prononcer contre l'empereur Guillaume des paroles +vhmentes qui, la grande surprise de tout le monde, firent sortir +Hlna de son mutisme.</p> + +<p>—L'Empereur est un homme excellent et chevaleresque, dclara-t-elle. Il +n'est coupable de rien, lui. Ce sont ses ennemis qui l'ont provoqu.</p> + +<p>Alors Marcel s'emporta, maudit l'hypocrite Kaiser, souhaita +l'extermination de tous les bandits qui venaient d'incendier Louvain, de +martyriser des vieillards, des femmes et des enfants. Sur quoi, Hlna +fondit en larmes.</p> + +<p>—Tu oublies donc, gmit-elle d'une voix entrecoupe par les sanglots, +tu oublies donc que je suis mre et que mes fils sont du nombre de ceux +sur qui tu appelles la mort!</p> + +<p>Ces mots firent mesurer soudain Marcel la largeur de l'abme qui le +sparait de cette femme, et, dans son for intrieur, il pesta contre la +destine qui l'obligeait la garder sous son toit. Mais comme, au fond, +il avait bon cœur et ne trouvait aucun plaisir molester inutilement +les personnes de son entourage:</p> + +<p>—C'est bien, rpondit-il. Je croyais les victimes plus dignes de piti +que les bourreaux. Mais ne parlons<a name="page_165" id="page_165"></a> plus de cela. Nous n'arriverons +jamais nous entendre.</p> + +<p>Et dsormais il se fit une rgle de ne rien dire de la guerre en +prsence de sa belle-sœur.</p> + +<p>Cependant la guerre avait rveill le sentiment religieux chez nombre de +personnes qui depuis longtemps n'avaient pas mis les pieds dans une +glise, et elle exaltait surtout la dvotion des femmes. Luisa ne se +contentait plus d'entrer chaque matin, comme d'habitude, Saint-Honor +d'Eylau, sa paroisse. Avant mme de lire dans les journaux les dpches +du front, elle y cherchait un autre renseignement: O irait aujourd'hui +Monseigneur Amette? Et elle s'en allait jusqu' la Madeleine, jusqu' +Notre-Dame, jusqu'au lointain Sacr-Cœur, en haut de la butte +Montmartre; puis, sous les votes du temple honor de la visite de +l'archevque, elle unissait sa voix au chœur qui implorait une +intervention divine: Seigneur, sauvez la France!</p> + +<p>Sur le matre-autel de toutes les glises figuraient, assembls en +faisceaux, les drapeaux de la France et des nations allies. Les nefs +taient pleines de fidles, et la foule pieuse ne se composait pas +uniquement de femmes: il y avait aussi des hommes d'ge, debout, graves, +qui remuaient les lvres et fixaient sur le tabernacle des yeux humides +o se refltaient,<a name="page_166" id="page_166"></a> pareilles des toiles perdues, les flammes des +cierges. C'taient des pres qui, en pensant leurs fils envoys sur le +front, se rappelaient les prires de leur enfance. Jusqu'alors la +plupart d'entre eux avaient t indiffrents en matire religieuse; +mais, dans ces conjonctures tragiques, il leur avait sembl tout coup +que la foi, qu'ils ne possdaient point, tait un bien et une force, et +ils balbutiaient de vagues oraisons, dont les paroles taient +incohrentes et presque dpourvues de sens, l'intention des tres +chers qui luttaient pour l'ternelle justice. Les crmonies religieuses +devenaient aussi passionnes que des assembles populaires; les +prdicateurs taient des tribuns, et parfois l'enthousiasme patriotique +coupait d'applaudissements les sermons. Quand Luisa revenait de +l'office, elle tait palpitante de foi et esprait du ciel un miracle +semblable celui par lequel sainte Genevive avait chass loin de Paris +les hordes d'Attila.</p> + +<p>Dans les grandes circonstances, lorsque Luisa insistait pour emmener sa +sœur dans ces dvotes excursions, Hlna courait avec elle aux quatre +coins de Paris. Mais, si aucun office extraordinaire n'tait annonc, la +romantique, plus terre--terre en cela que l'autre, prfrait aller +tout simplement Saint-Honor d'Eylau. L, elle rencontrait parmi les +habitus beaucoup de personnes originaires des diverses rpubliques du +Nouveau Monde, gens riches<a name="page_167" id="page_167"></a> qui, aprs fortune faite, taient venus +manger leurs rentes Paris et s'taient installs dans le quartier de +l'toile, cher aux cosmopolites. Elle avait li connaissance avec +plusieurs de ces personnes, ce qui lui procurait le vif plaisir +d'changer force saluts lorsqu'elle arrivait, et, la sortie, d'engager +sur le parvis de longues conversations o elle recueillait une infinit +de nouvelles vraies ou fausses sur la guerre et sur cent autres choses.</p> + +<p>Bientt des jours vinrent o, en juger d'aprs les apparences, il ne +se passait plus rien d'extraordinaire. On ne trouvait dans les journaux +que des anecdotes destines entretenir la confiance du public, et +aucun renseignement positif n'y tait publi. Les communiqus du +Gouvernement n'taient que de la rhtorique vague et sonore.</p> + +<p>Ce manque de nouvelles concida avec une subite agitation de la +belle-sœur. Hlna s'absentait chaque aprs-midi, quelquefois mme dans +la matine, et elle ne manquait jamais de rapporter la maison des +nouvelles alarmantes qu'elle semblait se faire un malin plaisir de +communiquer sournoisement ses htes, non comme des vrits certaines, +mais comme des bruits rpandus. <i>On disait</i> que les Franais avaient t +dfaits simultanment en Lorraine et en Belgique; <i>on disait</i> qu'un +corps de l'arme franaise s'tait dband; <i>on disait</i> que les +Allemands avaient fait beaucoup de prisonniers et enlev<a name="page_168" id="page_168"></a> beaucoup de +canons. Quoique Marcel et entendu lui-mme dire quelque chose +d'approchant, il affectait de n'en rien croire, protestait qu' tout le +moins il y avait dans ces bruits beaucoup d'exagration.</p> + +<p>—C'est possible, rpliquait doucement l'agaante Hlna. Mais je vous +rpte ce que m'ont dit des personnes que je crois bien informes.</p> + +<p>Au fond, Marcel commenait tre trs inquiet, et son instinct d'homme +pratique lui faisait deviner un pril. Il y a quelque chose qui ne +marche pas, pensait-il, soucieux.</p> + +<p>La chute du ministre et la constitution d'un Gouvernement de dfense +nationale lui dmontra la gravit de la situation. Alors il alla voir le +snateur Lacour. Celui-ci connaissait tous les ministres, et personne +n'tait mieux renseign que lui.</p> + +<p>—Oui, mon ami, rpondit le personnage aux questions anxieuses de +Marcel, nous avons subi de gros checs Morhange et Charleroi, +c'est--dire l'Est et au Nord. Les Allemands vont envahir le +territoire de la France. Mais notre arme est intacte et se retire en +bon ordre. La fortune peut changer encore. C'est un grand malheur; +nanmoins tout n'est pas perdu.</p> + +<p>On poussait activement—un peu tard!—les prparatifs de la dfense de +Paris. Les forts s'armaient de nouveaux canons; dans la zone de tir, les +pioches des dmolisseurs faisaient disparatre les maisonnettes<a name="page_169" id="page_169"></a> leves +durant les annes de paix; les ormes des avenues extrieures tombaient +sous la hache, pour largir l'horizon; des barricades de sacs de terre +et de troncs d'arbres obstruaient les portes des remparts. Beaucoup de +curieux allaient dans la banlieue admirer les tranches rcemment +ouvertes et les barrages de fils de fer barbels. Le Bois de Boulogne +s'emplissait de troupeaux, et, autour des montagnes de fourrage sec, +bœufs et brebis se groupaient sur les prairies de fin gazon. Le souci +d'avoir des approvisionnements suffisants inquitait une population qui +gardait vif encore le souvenir des misres souffertes en 1870. D'une +nuit l'autre, l'clairage des rues diminuait; mais, en compensation, +le ciel tait continuellement ray par les jets lumineux des +rflecteurs. La crainte d'une agression arienne augmentait encore +l'anxit publique; les gens peureux parlaient des <i>zeppelins</i>, et, +comme on exagre toujours les dangers inconnus, on attribuait ces +engins de guerre une puissance formidable.</p> + +<p>Luisa, naturellement timide, tait affole par les entretiens +particuliers qu'elle avait avec sa sœur, et elle tourdissait de ses +mois son mari qui ne russissait pas l'apaiser.</p> + +<p>—Tout est perdu! lui disait-elle en pleurant. Hlna est la seule qui +connat la vrit.</p> + +<p>Si Luisa avait une grande confiance dans les affirmations d'Hlna, il y +avait pourtant un point<a name="page_170" id="page_170"></a> sur lequel il lui tait impossible de croire sa +sœur aveuglment. Les atrocits commises en Belgique sur les femmes et +sur les jeunes filles dmentaient trop positivement ce qu'Hlna +racontait de la haute courtoisie des officiers et de la svre moralit +des soldats allemands.</p> + +<p>—<i>Ils</i> vont venir, Marcel, <i>ils</i> vont venir. Je ne vis plus... Notre +fille... notre fille...</p> + +<p>Mais Chichi riait des alarmes de sa mre, et, avec la belle audace de la +jeunesse:</p> + +<p>—Qu'ils viennent donc, ces coquins! s'criait-elle. Je ne serais pas +fche de les voir en face!</p> + +<p>Et elle faisait le geste de frapper, comme si elle avait tenu dans sa +main le poignard vengeur.</p> + +<p>Marcel finit par se lasser de cette situation et rsolut d'envoyer sa +femme, sa fille et sa belle-sœur Biarritz, o beaucoup de +Sud-Amricains s'taient dj rendus. Quant lui, il avait dcid de +rester Paris, pour une raison dont il n'avait d'ailleurs qu'une +conscience un peu confuse. Il s'imaginait n'y tre retenu que par la +curiosit; mais, au fond, il avait une honte inavoue de fuir une +seconde fois devant l'ennemi. Sa femme essaya bien de l'emmener avec +elle: depuis bientt trente ans de mariage, ils ne s'taient pas spars +une seule fois! Mais il dclara sa volont sur un ton qui n'admettait +pas de rplique.</p> + +<p>Jules, pour demeurer prs de Marguerite, s'obstina aussi demeurer dans +la capitale.<a name="page_171" id="page_171"></a></p> + +<p>Bref, un beau matin, Luisa, Hlna et Chichi s'embarqurent dans une +grande automobile destination de la Cte d'Argent: la premire, navre +de laisser Paris son mari et son fils; la seconde, bien aise, en +somme, de n'tre pas l quand les troupes de son cher empereur +entreraient dans Paris; la troisime, toute rjouie de voyager dans un +pays nouveau pour elle et de visiter une des plages les plus la mode.<a name="page_172" id="page_172"></a></p> + +<h2><a name="VI" id="VI"></a>VI<br /><br /> +<small>EN RETRAITE</small></h2> + +<p>Aprs ce dpart, Marcel fut d'abord un peu dsorient par sa solitude. +Les salles dsertes de son appartement lui semblaient normes et pleines +d'un silence d'autant plus profond que tous les autres appartements du +luxueux immeuble taient vides comme le sien. Ces appartements avaient +pour locataires, soit des trangers qui s'taient discrtement loigns +de Paris, soit des Franais qui, surpris par la guerre, taient demeurs +dans leurs domaines ruraux.</p> + +<p>D'ailleurs il tait satisfait de la rsolution qu'il avait prise. +L'absence des siens, en le rassurant, lui avait rendu presque tout son +optimisme. Non, <i>ils</i> ne viendront pas Paris, se rptait-il vingt +fois par jour. Et il ajoutait mentalement: Au surplus, s'ils y +viennent, je n'ai pas peur: je suis encore bon pour faire le coup de feu +dans une tranche. Il<a name="page_173" id="page_173"></a> lui semblait que cette vellit de faire le coup +de feu rparait dans quelque mesure la honte de la fuite en Amrique.</p> + +<p>Dans ses promenades travers Paris, il rencontrait des bandes de +rfugis. C'taient des habitants du Nord et de l'Est qui avaient fui +devant l'invasion. Cette multitude douloureuse ne savait o aller, +n'avait d'autre ressource que la charit publique; et elle racontait +mille horreurs commises par les Allemands dans les pays envahis: +fusillements, assassinats, vols autoriss par les chefs, pillages +excuts par ordre suprieur, maisons et villages incendis. Ces rcits +lui remuaient le cœur et faisaient natre peu peu dans son esprit une +ide nave, mais gnreuse. Le devoir des riches, des propritaires qui +possdaient de grands biens dans les provinces menaces, n'tait-il pas +d'tre prsents sur leurs terres pour soutenir le moral des populations, +pour les aider de leurs conseils et de leur argent, pour tcher de les +protger, lorsque l'ennemi arriverait? Or ce devoir s'imposait +lui-mme d'une faon d'autant plus imprieuse qu'il lui semblait avoir +moins de danger personnel courir: devenu quasi Argentin, il serait +considr par les officiers allemands comme un neutre; ce titre il +pourrait faire respecter son chteau, o, le cas chant, les paysans du +village et des alentours trouveraient un refuge. Ds lors, le projet de +se rendre Villeblanche hanta son esprit.<a name="page_174" id="page_174"></a></p> + +<p>Cependant chaque jour apportait un flot de mauvaises nouvelles. Les +journaux ne disaient pas grand'chose; le Gouvernement ne parlait qu'en +termes obscurs, qui inquitaient sans renseigner. Nanmoins la triste +vrit s'bruitait, rpandue sourdement par les alarmistes et par les +espions demeurs dans Paris. On se communiquait l'oreille des bruits +sinistres: Ils ont pass la frontire... Ils sont Lille... Et le +fait est que les Allemands avanaient avec une effrayante rapidit.</p> + +<p>Anglais et Franais reculaient devant le mouvement enveloppant des +envahisseurs. Quelques-uns s'attendaient un nouveau Sedan. Pour se +rendre compte de l'avance de l'ennemi, il suffisait d'aller la gare du +Nord: toute les vingt-quatre heures, on y constatait le rtrcissement +du rayon dans lequel circulaient les trains. Des avis annonaient qu'on +ne dlivrait plus de billets pour telles et telles localits du rseau, +et cela signifiait que ces localits taient tombes au pouvoir de +l'ennemi. Le rapetissement du territoire national s'accomplissait avec +une rgularit mathmatique, raison d'une quarantaine de kilomtres +par jour, de sorte que, montre en main, on pouvait prdire l'heure +laquelle les premiers uhlans salueraient de leurs lances l'apparition de +la Tour Eiffel.</p> + +<p>Ce fut ce moment d'universelle angoisse que Marcel retourna chez son +ami Lacour pour lui adresser la plus extraordinaire des requtes: il +voulait aller<a name="page_175" id="page_175"></a> tout de suite son chteau de Villeblanche, et il priait +le snateur de lui obtenir les papiers ncessaires.</p> + +<p>—Vous tes fou! s'cria le personnage, qui ne pouvait en croire ses +oreilles. Sortir de Paris, oui, mais pour aller vers le sud et non vers +l'est! Je vous le dis sous le sceau du secret: d'un instant l'autre +tout le monde partira, prsident de la Rpublique, ministres, Chambres. +Nous nous installerons Bordeaux, comme en 1870. Nous savons mal ce qui +se passe, mais toutes les nouvelles sont mauvaises. L'arme reste +solide, mais elle se retire, abandonne continuellement du terrain. +Croyez-moi: ce que vous avez de mieux faire, c'est de quitter Paris +avec nous. Gallieni dfendra la capitale; mais la dfense sera +difficile. D'ailleurs, mme si Paris succombe, la France ne succombera +point pour cela. S'il est ncessaire, nous continuerons la guerre +jusqu' la frontire d'Espagne. Ah! tout cela est triste, bien triste!</p> + +<p>Marcel hocha la tte. Ce qu'il voulait, c'tait se rendre son chteau +de Villeblanche.</p> + +<p>—Mais on vous fera prisonnier! objecta Lacour. On vous tuera peut-tre!</p> + +<p>L'obstination de Marcel triompha des rsistances de son ami. Ce n'tait +point le moment des longues discussions, et chacun devait songer son +propre sort. Le snateur finit donc par cder au dsir de Marcel et lui +obtint l'autorisation de partir le soir<a name="page_176" id="page_176"></a> mme, par un train militaire +qui se dirigeait vers la Champagne.</p> + +<p> </p> + +<p>Ce voyage permit Marcel de voir le trafic extraordinaire que la guerre +avait dvelopp sur les voies ferres. Son train mit quatorze heures +pour franchir une distance qui, en temps normal, n'exigeait que deux +heures. Aux stations de quelque importance, toutes les voies taient +occupes par des rames de wagons. Les machines sous pression sifflaient, +impatientes de partir. Les soldats hsitaient devant les diffrents +trains, se trompaient, descendaient d'un wagon pour remonter dans un +autre. Les employs, calmes, mais visiblement fatigus, allaient de ct +et d'autre pour renseigner les hommes, pour leur donner des +explications, pour faire charger des montagnes de colis.</p> + +<p>Dans le train qui portait Marcel, les territoriaux d'escorte dormaient, +accoutums la monotonie de ce service. Les soldats chargs des chevaux +ouvraient les portes coulisse et s'asseyaient sur le plancher du +wagon, les jambes pendantes. La nuit, le train marchait avec lenteur +travers les campagnes obscures, s'arrtait devant les signaux rouges et +avertissait de sa prsence par de longs sifflets. Dans quelques +stations, il y avait des jeunes filles vtues de blanc, avec des +cocardes et de petits drapeaux pingls<a name="page_177" id="page_177"></a> sur la poitrine. Jour et nuit +elles taient l, se remplaant tour de rle, de sorte qu'aucun train +ne passait sans recevoir leur visite. Dans des corbeilles ou sur des +plateaux, elles offraient aux soldats du pain, du chocolat, des fruits. +Beaucoup d'entre eux, rassasis, refusaient en remerciant; mais les +jeunes filles se montraient si tristes de ce refus qu'ils finissaient +par cder leurs instances.</p> + +<p>Marcel, cas dans un compartiment de seconde classe avec le lieutenant +qui commandait l'escorte et avec quelques officiers qui s'en allaient +rejoindre leur corps, passa la plus grande partie de la nuit causer +avec ses compagnons de voyage. Les officiers n'avaient que des +renseignements vagues sur le lieu o ils pourraient retrouver leur +rgiment. D'un jour l'autre, les oprations de la guerre modifiaient +la position des troupes. Mais, fidles leur devoir, ils se portaient +vers le front, avec le dsir d'arriver assez tt pour le combat dcisif. +Le chef de l'escorte, qui avait dj fait plusieurs voyages, tait le +seul qui se rendt bien compte de la retraite: chaque nouveau voyage, +le parcours se raccourcissait. Tout le monde tait dconcert. Pourquoi +se retirait-on? Quoique l'arme et prouv des revers, elle tait +intacte, et, selon l'opinion commune, elle aurait d chercher sa +revanche dans les lieux mmes o elle avait eu le dessous. La retraite +laissait l'ennemi le chemin libre. Quinze jours auparavant, ces +hommes<a name="page_178" id="page_178"></a> discutaient dans leurs garnisons sur la rgion de la Belgique o +l'ennemi recevrait le coup mortel et sur le point de la frontire par o +les Franais victorieux envahiraient l'Allemagne.</p> + +<p>Toutefois la dception n'engendrait aucun dcouragement. Une esprance +confuse, mais ferme, dominait les incertitudes. Le gnralissime tait +le seul qui possdt le secret des oprations. Ce chef grave et +tranquille finirait par tout arranger. Personne n'avait le droit de +douter de la fortune. Joffre tait de ceux qui disent toujours le +dernier mot.</p> + +<p>Marcel descendit du train l'aube.</p> + +<p>—Bonne chance, messieurs!</p> + +<p>Il serra la main de ces braves gens qui allaient peut-tre la mort. Le +train se remit en marche et Marcel se trouva seul dans la gare, +l'embranchement de la ligne d'intrt local qui desservait Villeblanche; +mais, faute de personnel, le service tait suspendu sur cette petite +ligne dont les employs avaient t affects aux grandes lignes pour les +transports de guerre. De cette gare Villeblanche il y avait encore +quinze kilomtres. Malgr les offres les plus gnreuses, le +millionnaire ne put trouver une simple charrette pour achever son +voyage: la mobilisation s'tait appropri la plupart des vhicules et +des btes de trait, et le reste avait t emmen par les fugitifs. Force +lui fut donc d'entreprendre le trajet pied, et, malgr son ge, il se +mit en route.<a name="page_179" id="page_179"></a></p> + +<p>Le chemin blanc, droit, poudreux, traversait une plaine qui semblait +s'tendre l'infini. Quelques bouquets d'arbres, quelques haies vives, +les toits de quelques fermes rompaient peine la monotonie du paysage. +Les champs taient couverts des chaumes de la moisson rcemment fauche. +Les meules bossuaient le sol de leurs cnes roux, qui commenaient +prendre un ton d'or bruni. Les oiseaux voletaient dans les buissons +emperls par la rose.</p> + +<p>Marcel chemina toute la matine. La route tait tachete de points +mouvants qui, de loin, ressemblaient des files de fourmis. C'taient +des gens qui allaient tous dans la direction contraire la sienne: ils +fuyaient vers le sud, et, lorsqu'ils croisaient ce citadin bien chauss, +qui marchait la canne la main et le chapeau de paille sur la tte, ils +faisaient un geste de surprise et s'imaginaient que c'tait quelque +fonctionnaire, quelque envoy du Gouvernement venu pour inspecter le +pays d'o la terreur les poussait fuir.</p> + +<p>Vers midi, dans une auberge situe au bord de la route, Marcel put +trouver un morceau de pain, du fromage et une bouteille de vin blanc. +L'aubergiste tait parti la guerre, et sa femme, malade et alite, +gmissait de souffrance. Sur le pas de la porte, une vieille presque +sourde, la grand'mre entoure de ses petits-enfants, regardait ce +dfil de fugitifs qui durait depuis trois jours.<a name="page_180" id="page_180"></a></p> + +<p>—Pourquoi fuient-ils, monsieur? dit-elle au voyageur. La guerre ne +concerne que les soldats. Nous autres paysans, nous ne faisons de mal +personne et nous n'avons rien craindre.</p> + +<p>Quatre heures plus tard, la descente de l'une des collines boises qui +bordent la valle de la Marne, Marcel aperut enfin les toits de +Villeblanche groups autour de l'glise et, un peu l'cart, surgissant +d'entre les arbres, les capuchons d'ardoise qui coiffaient les tours de +son chteau.</p> + +<p>Les rues du village taient dsertes. Une moiti de la population +s'tait enfuie; l'autre moiti tait reste, par routine casanire et +par aveugle optimisme. Si les Prussiens venaient, que pourraient-ils +leur faire? Les habitants se soumettraient leurs ordres, ne +tenteraient aucune rsistance. On ne chtie pas des gens qui obissent. +Les maisons du village avaient t construites par leurs pres, par +leurs anctres, et tout valait mieux que d'abandonner ces demeures d'o +eux-mmes n'taient jamais sortis. Quelques femmes se tenaient assises +autour de la place, comme dans les paisibles aprs-midi des ts +prcdents. Ces femmes regardrent l'arrivant avec surprise.</p> + +<p>Sur la place, Marcel vit un groupe form du maire et des notables. Eux +aussi, ils regardrent avec surprise le propritaire du chteau. C'tait +pour eux la plus inattendue des apparitions. Un sourire bienveillant, un +regard sympathique accueillirent ce Parisien<a name="page_181" id="page_181"></a> qui venait les rejoindre +et partager leur sort. Depuis longtemps Marcel vivait en assez mauvais +termes avec les habitants du village: car il dfendait ses droits avec +pret, ne tolrait ni la maraude dans ses champs ni le ptis dans ses +bois. A plusieurs reprises, il avait menac de procs et de prison +quelques douzaines de dlinquants. Ses ennemis, soutenus par la +municipalit, avaient rpondu ces menaces en laissant le btail +envahir les cultures du chteau, en tuant le gibier, en adressant au +prfet et au dput de la circonscription des plaintes contre le +chtelain. Ses dmls avec la commune l'avaient rapproch du cur, qui +vivait en hostilit ouverte avec le maire; mais l'glise ne lui avait +pas t beaucoup plus profitable que l'tat. Le cur, ventru et +dbonnaire, ne perdait aucune occasion de soutirer Marcel de grosses +aumnes pour les pauvres; mais, le cas chant, il avait la charitable +audace de lui parler en faveur de ses ouailles, d'excuser les +braconniers, de trouver mme des circonstances attnuantes aux +maraudeurs qui, en hiver, volaient le bois du parc et, en t, les +fruits du jardin. Or Marcel eut la stupfaction de voir le cur, qui +sortait du presbytre, saluer le maire au passage avec un sourire +amical. Ces deux hommes s'taient rencontrs, le 1<sup>er</sup> aot, au pied du +clocher dont la cloche sonnait le tocsin pour annoncer la mobilisation +aux hommes qui taient dans les champs; et, par instinct, sans trop<a name="page_182" id="page_182"></a> +savoir pourquoi, ces vieux ennemis s'taient serr la main avec +cordialit. Il n'y avait plus que des Franais.</p> + +<p>Arriv au chteau, Marcel eut le sentiment de n'avoir pas perdu sa +peine. Jamais son parc ne lui avait sembl si beau, si majestueux qu'en +cet aprs-midi d't; jamais les cygnes n'avaient promen avec tant de +grce sur le miroir d'eau leur image double; jamais l'difice lui-mme, +dans son enceinte de fosss, n'avait eu un aspect aussi seigneurial. +Mais la mobilisation avait fait d'normes vides dans les curies, dans +les tables, et presque tout le personnel manquait. Le rgisseur et la +plupart des domestiques taient l'arme; il ne restait que le +concierge, homme d'une cinquantaine d'annes, malade de la poitrine, +avec sa femme et sa fille qui prenaient soin des quelques vaches +demeures la ferme.</p> + +<p> </p> + +<p>Aprs une nuit de bon sommeil qui lui fit oublier la fatigue de la +veille, le chtelain passa la matine visiter les prairies +artificielles qu'il avait cres dans son parc, derrire un rideau +d'arbres. Il eut le regret de voir que ces prairies manquaient d'eau, et +il essaya d'ouvrir une vanne pour arroser la luzerne qui commenait +scher. Puis il fit un tour dans les vignes, qui dployaient les masses +de leurs pampres sur les ranges d'chalas et montraient entre les<a name="page_183" id="page_183"></a> +feuilles le violet encore ple de leurs grappes mrissantes. Tout tait +si tranquille que Marcel sentait son optimisme renatre et oubliait +presque les horreurs de la guerre.</p> + +<p>Mais, dans l'aprs-dner, un mouvement soudain se produisit au village, +et Georgette, la fille du concierge, vint dire qu'il passait dans la +grande rue beaucoup de soldats franais et d'automobiles militaires. +C'taient des camions rquisitionns, qui conservaient sous une couche +de poussire et de boue durcie les adresses des commerants auxquels ils +avaient appartenu; et, mls ces vhicules industriels, il y avait +aussi d'autres voitures provenant d'un service public: les grands +autobus de Paris, qui portaient encore l'indication des trajets auxquels +ils avaient t affects, <i>Madeleine-Bastille</i>, <i>Passy-Bourse</i>, etc. +Marcel les regarda comme on regarde de vieux amis aperus au milieu +d'une foule. Peut-tre avait-il voyag maintes fois dans telle ou telle +de ces voitures dteintes, vieillies par vingt jours de service +incessant, aux tles gondoles, aux ferrures tordues, qui grinaient de +toutes leur carcasse disjointe et qui taient troues comme des cribles.</p> + +<p>Certains vhicules avaient pour marques distinctives des cercles blancs +marqus d'une croix rouge au centre; sur d'autres, on lisait des lettres +et des chiffres qu'il tait impossible de comprendre, quand on n'tait +pas initi aux secrets de l'administration<a name="page_184" id="page_184"></a> militaire. Et tous ces +vhicules, dont les moteurs seuls taient en bon tat, transportaient +des soldats, quantit de soldats qui avaient des bandages la tte ou +aux jambes:—blesss aux visages ples que la barbe pousse rendait +encore plus tragiques, aux yeux de fivre qui regardaient fixement, aux +bouches que semblait tenir ouvertes la plainte immobilise de la +douleur.—Des mdecins et des infirmiers occupaient plusieurs voitures +de ce convoi, et quelques pelotons de cavaliers l'escortaient. Les +voitures n'avanaient que trs lentement, et, dans les intervalles qui +les sparaient les unes des autres, des bandes de soldats, la capote +dboutonne ou jete sur l'paule comme une capa, faisaient route +pdestrement. Eux aussi taient des blesss; mais, assez valides pour +marcher, ils plaisantaient et chantaient, les uns avec un bras en +charpe, d'autres avec le front ou la nuque envelopps de linges sur +lesquels le suintement du sang mettait des taches rougetres.</p> + +<p>Marcel voulut faire quelque chose pour ces pauvres gens. Mais peine +avait-il commenc leur distribuer des pains et des bouteilles de vin, +un major accourut et lui reprocha cette libralit comme un crime: cela +pouvait tre fatal aux blesss. Il resta donc sur le bord de la route, +impuissant et triste, suivre des yeux ce dfil de nobles souffrances.</p> + +<p>A la nuit tombante, ce furent des centaines de camions qui passrent, +les uns ferms hermtiquement,<a name="page_185" id="page_185"></a> avec la prudence qui s'impose pour les +matires explosives, les autres chargs de ballots et de caisses qui +exhalaient une fade odeur de nourriture. Puis ce furent de grands +troupeaux de bœufs, qui s'arrtaient avec des remous aux endroits o le +chemin se rtrcissait, et qui se dcidaient enfin passer sous le +bton et aux cris des ptres coiffs de kpis.</p> + +<p>Marcel, tourment par ses penses, ne ferma pas l'œil de la nuit. Ce +qu'il venait de voir, c'tait la retraite dont on parlait Paris, mais + laquelle beaucoup de gens refusaient de croire: la retraite dj +pousse si loin et qui continuait plus loin encore son mouvement +rtrograde, sans que personne pt dire l'endroit o elle s'arrterait.</p> + +<p>A l'aube, il s'endormit de fatigue et ne se rveilla que trs tard dans +la matine. Son premier regard fut pour la route. Il la vit encombre +d'hommes et de chevaux; mais, cette fois, les hommes arms de fusils +formaient des bataillons, et ce que les chevaux tranaient, c'tait de +l'artillerie.</p> + +<p>Hlas! ces troupes taient de celles qu'il avait vues nagure partir de +Paris, mais combien changes! Les capotes bleues s'taient converties en +nippes loqueteuses et jauntres; les pantalons rouges avaient pris une +teinte dlave de brique mal cuite; les chaussures taient des mottes de +boue. Les visages avaient une expression farouche sous les ruisseaux de +poussire et de sueur qui en accusaient toutes les<a name="page_186" id="page_186"></a> rides et toutes les +cavits, avec ces barbes hirsutes dont des poils taient raides comme +des pingles, avec cet air de lassitude qui rvlait l'immense dsir de +faire halte, de s'arrter l dfinitivement, d'y tuer ou d'y mourir sur +place. Et pourtant ces soldats marchaient, marchaient toujours. +Certaines tapes avaient dur trente heures. L'ennemi suivait pas pas, +et l'ordre tait de se retirer sans repos ni trve, de se drober par la +rapidit des pieds au mouvement enveloppant que tentait l'envahisseur. +Les chefs devinaient l'tat d'me de leurs hommes; ils pouvaient exiger +d'eux le sacrifice de la vie; mais il tait bien plus dur de leur +ordonner de marcher jour et nuit dans une fuite interminable, alors que +ces hommes ne se considraient pas comme battus, alors qu'ils sentaient +gronder en eux la colre furieuse, mre de l'hrosme. Les regards +dsesprs des soldats cherchaient l'officier le plus voisin, le +lieutenant, le capitaine. On n'en pouvait plus! Une marche norme, +extnuante, en si peu de jours! Et pourquoi? Les suprieurs n'en +savaient pas plus que les infrieurs; mais leurs yeux semblaient +rpondre: Courage! Encore un effort! Cela va bientt finir.</p> + +<p>Les btes, vigoureuses mais dpourvues d'imagination, taient moins +rsistantes que les hommes. Leur aspect faisait piti. tait-il possible +que ce fussent les mmes chevaux muscls et lustrs que Marcel avait vus + Paris dans les premiers jours du<a name="page_187" id="page_187"></a> mois d'aot? Une campagne de trois +semaines les avait vieillis et fourbus. Leurs regards troubles +semblaient implorer la compassion. Ils taient si maigres que les artes +de leurs os ressortaient et que leurs yeux en paraissaient plus gros. +Les harnais, en se dplaant dans la marche, laissaient voir sur la peau +des places dnudes et des plaies saignantes. Quelques animaux, bout +de forces, s'croulaient tout coup, morts de fatigue. Alors les +artilleurs les dpouillaient rapidement de leurs harnais et les +roulaient sur le bord du chemin, pour que les cadavres ne gnassent pas +la circulation; et les pauvres btes restaient l dans leur nudit +squelettique, les pattes rigides, semblant pier de leurs yeux vitreux +et fixes les premires mouches qu'attirerait la triste charogne.</p> + +<p>Les canons peints en gris, les affts, les caissons, Marcel avait vu +tout cela propre et luisant, grce aux soins que, depuis les ges les +plus reculs, l'homme a toujours pris de ses armes, soins plus minutieux +encore que ceux que la femme prend des objets domestiques. Mais +prsent, par l'usure qui rsulte d'un emploi excessif, par la +dgradation que produit une invitable ngligence, tout cela tait sale +et fltri: les roues dformes extrieurement par la fange, le mtal +obscurci par les vapeurs des dtonations, la peinture souille d'ordures +ou rafle par des accrocs.<a name="page_188" id="page_188"></a></p> + +<p>Dans les espaces qui parfois restaient libres entre une batterie et un +rgiment, des paysans se htaient, hordes misrables que l'invasion +chassait devant elle, villages entiers qui s'taient mis en route pour +suivre l'arme dans sa retraite. L'arrive d'un nouveau rgiment ou +d'une nouvelle batterie les obligeait quitter le chemin et continuer +leur prgrination dans les champs. Mais, ds qu'un intervalle se +reproduisait dans le dfil des troupes, ils encombraient de nouveau la +chausse blanche et unie. Il y avait des hommes qui poussaient de +petites charrettes sur lesquelles taient entasses des montagnes de +meubles; des femmes qui portaient de jeunes enfants; des grands-pres +qui avaient sur leurs paules des bbs; des vieux endoloris qui ne +pouvaient se traner qu'avec un bton; des vieilles qui remorquaient des +grappes de mioches accrochs leurs jupes; d'autres vieilles, rides et +immobiles comme des momies, que l'on charriait sur des voitures bras.</p> + +<p>Dsormais personne ne s'opposa plus la libralit du chtelain, dont +la cave dborda sur la route. Aux tonneaux de la dernire vendange, +rouls devant la grille, les soldats emplissaient sous le jet rouge la +tasse de mtal dcroche de leur ceinture. Marcel contemplait avec +satisfaction les effets de sa munificence: le sourire reparaissait sur +les visages, la plaisanterie franaise courait de rang en rang. Lorsque +les soldats s'loignaient, ils entonnaient une chanson.<a name="page_189" id="page_189"></a></p> + +<p>A mesure que le soir approchait, les troupes avaient l'air de plus en +plus puis. Ce qui dfilait maintenant, c'taient les tranards, dont +les pieds taient vif dans les brodequins. Quelques-uns s'taient +dbarrasss de cette gaine torturante et marchaient pieds nus, avec +leurs lourdes chaussures pendues l'paule. Mais tous, malgr la +fatigue mortelle, conservaient leurs armes et leurs cartouches, en +pensant l'ennemi qui les suivait.</p> + +<p>La seconde nuit que le millionnaire passa dans son lit de parade +colonnes et panaches, un lit qui, selon la dclaration des vendeurs, +avait appartenu Henri IV, fut encore une mauvaise nuit. Obsd par les +images de l'incomprhensible retraite, il croyait voir et entendre +toujours le torrent des soldats, des canons, des quipages. Mais, par le +fait, le passage des troupes avait presque cess. De temps autre +dfilaient bien encore un bataillon, une batterie, un peloton de +cavaliers: mais c'taient les derniers lments de l'arrire-garde qui, +aprs avoir pris position prs du village pour couvrir la retraite, +commenaient se retirer.</p> + +<p>Le lendemain matin, lorsque Marcel descendit Villeblanche, ce fut +peine s'il y vit des soldats. Il ne restait qu'un escadron de dragons +qui battaient les bois droite et gauche de la route et qui +ramassaient les retardataires. Le chtelain alla jusqu' l'entre du +village, o il trouva une barricade faite<a name="page_190" id="page_190"></a> de voitures et de meubles, +qui obstruait la chausse. Quelques dragons la gardaient, pied terre +et carabine au poing, surveillant le ruban blanc de la route qui montait +entre deux collines couvertes d'arbres. Par instants rsonnaient des +coups de fusil isols, semblables des coups de fouet. Ce sont les +ntres, disaient les dragons. La cavalerie avait ordre de conserver le +contact avec l'ennemi, de lui opposer une rsistance continuelle, de +repousser les dtachements allemands qui cherchaient s'infiltrer le +long des colonnes et de tirailler sans cesse contre les reconnaissances +de uhlans.</p> + +<p>Marcel considra avec une profonde piti les clops qui trimaient +encore sur la route. Ils ne marchaient pas, ils se tranaient, avec la +ferme volont d'avancer, mais trahis par leurs jambes molles, par leurs +pieds en sang. Ils s'asseyaient une minute au bord du chemin, harasss, +agonisant de lassitude, pour respirer un peu sans avoir la poitrine +crase par le poids du sac, pour dlivrer un instant leurs pieds de +l'tau des brodequins; et, quand ils voulaient repartir, il leur tait +impossible de se remettre debout: la courbature leur ankylosait tout le +corps, les mettait dans un tat semblable la catalepsie. Les dragons, +revolver en main, taient obligs de recourir la menace pour les tirer +de cette mortelle torpeur. Seule la certitude de l'approche de l'ennemi +avait le pouvoir de rendre momentanment un peu de force ces +malheureux,<a name="page_191" id="page_191"></a> qui russissaient enfin se dresser sur leurs jambes +flageolantes et qui se remettaient marcher en s'appuyant sur leur +fusil comme sur un bton.</p> + +<p>Villeblanche tait devenu de plus en plus dsert. La nuit prcdente, +beaucoup d'habitants avaient encore pris la fuite; mais le maire et le +cur taient demeurs leur poste. Le fonctionnaire municipal, +rconcili avec le chtelain, s'approcha de celui-ci afin de lui donner +un avis. Le gnie minait le pont de la Marne, la sortie du village; +mais on attendait, pour le faire sauter, que les dragons se fussent +retirs sur l'autre rive. Dans le cas o M. Desnoyers aurait l'intention +de partir, il en avait encore le temps. Marcel remercia le maire, mais +dclara qu'il tait dcid rester.</p> + +<p>Les derniers pelotons de dragons, sortis de divers points du bois, +arrivaient par la route. Ils avaient mis leurs chevaux au pas, comme +s'ils reculaient regret. Ils regardaient souvent en arrire, prts +faire halte et tirer. Ceux qui gardaient la barricade taient dj en +selle. L'escadron se reforma, les commandements des officiers +retentirent, et un trot vif, accompagn d'un cliquetis mtallique, +emporta rapidement ces hommes vers le gros de la colonne.</p> + +<p>Marcel, prs de la barricade, se trouva dans une solitude et dans un +silence aussi profonds que si le monde s'tait soudain dpeupl. Deux +chiens, abandonns par leurs matres dont ils ne pouvaient suivre la +piste sur ce sol pitin et boulevers par le passage<a name="page_192" id="page_192"></a> de milliers +d'hommes et de voitures, rdaient et flairaient autour de lui, comme +pour implorer sa protection. Un chat famlique piait les moineaux qui +recommenaient s'battre et picorer le crottin laiss sur la route +par les chevaux des dragons. Une poule sans propritaire, qui +jusqu'alors s'tait tenue cache sous un auvent, vint son tour +disputer ce festin la marmaille arienne. Le silence faisait renatre +le murmure de la feuille, le bourdonnement des insectes, la respiration +du sol brl par le soleil, tous les bruits de la nature qui s'taient +assoupis craintivement au passage des gens de guerre.</p> + +<p>Tout coup Marcel remarqua quelque chose qui remuait l'extrmit de +la route, sur le haut de la colline, l'endroit o le ruban blanc +touchait l'azur du ciel. C'taient deux hommes cheval, si petits +qu'ils avaient l'apparence de soldats de plomb chapps d'une bote de +jouets. Avec les jumelles qu'il avait apportes dans sa poche, il vit +que ces cavaliers, vtus de gris verdtre, taient arms de lances, et +que leurs casques taient surmonts d'une sorte de plateau horizontal. +C'tait <i>eux</i>! Impossible de douter: le chtelain avait devant lui les +premiers uhlans.</p> + +<p>Pendant quelques minutes, les deux cavaliers se tinrent immobiles, comme +pour explorer l'horizon. Puis d'autres sortirent encore des sombres +masses de verdure qui garnissaient les bords du chemin, se joignirent +aux premiers et formrent un groupe qui<a name="page_193" id="page_193"></a> se mit en marche sur la route +blanche. Ils avanaient avec lenteur, craignant des embuscades et +observant tout ce qui les entourait.</p> + +<p>Marcel comprit qu'il tait temps de se retirer et qu'il y aurait du +danger pour lui tre surpris prs de la barricade. Mais, au moment o +ses yeux se dtachaient de ce spectacle lointain, une vision inattendue +s'offrit lui, toute voisine. Une bande de soldats franais, demi +dissimule par des rideaux d'arbres, s'approchait de la barricade. +C'taient des tranards l'aspect lamentable, dans une pittoresque +varit d'uniformes: fantassins, zouaves, dragons sans chevaux; et, +ple-mle avec eux, des gardes forestiers, des gendarmes appartenant +des communes qui avaient t avises tardivement de la retraite. En +tout, une cinquantaine d'hommes. Il y en avait de frais et de vigoureux, +et il y en avait qui ne tenaient debout que par un effort surhumain. +Aucun de ces hommes n'avait jet ses armes.</p> + +<p>Ils marchaient en se retournant sans cesse, pour surveiller la lente +avance des uhlans. A la tte de cette troupe htroclite tait un +officier de gendarmerie vieux et obse, la moustache hirsute, et dont +les yeux, quoique voils par de lourdes paupires, brillaient d'un clat +homicide. Comme ces gens passaient ct de la barricade sans faire +attention au quidam qui les regardait curieusement, une norme +dtonation retentit, qui fit courir un frisson sur<a name="page_194" id="page_194"></a> la campagne et dont +les maisons tremblrent.</p> + +<p>—Qu'est-ce? demanda l'officier Marcel.</p> + +<p>Celui-ci expliqua qu'on venait de faire sauter le pont. Un juron du chef +accueillit ce renseignement; mais la troupe qu'il commandait demeura +indiffrente, comme si elle avait perdu tout contact avec la ralit.</p> + +<p>—Autant mourir ici qu'ailleurs! murmura l'officier. Dfendons la +barricade.</p> + +<p>La plupart des hommes se mirent en devoir d'excuter avec une prompte +obissance cette dcision qui les dlivrait du supplice de la marche. +Machinalement ils se postrent aux endroits les mieux protgs. +L'officier allait d'un groupe l'autre, donnait des ordres. On ne +ferait feu qu'au commandement.</p> + +<p>Marcel, immobile de surprise, assistait ces prparatifs sans plus +penser au pril de sa propre situation, et, lorsque l'officier lui cria +rudement de fuir, il demeura en place, comme s'il n'avait pas entendu.</p> + +<p>Les uhlans, persuads que le village tait abandonn, avaient pris le +galop.</p> + +<p>—Feu!</p> + +<p>L'escadron s'arrta net. Plusieurs uhlans roulrent sur le sol; +quelques-uns se relevrent et, se courbant pour offrir aux balles une +moindre cible, essayrent de sortir du chemin; d'autres restrent +tendus sur le dos ou sur le ventre, les bras en avant. Les chevaux<a name="page_195" id="page_195"></a> +sans cavalier partirent travers champs dans une course folle, les +rnes tranantes, les flancs battus par les triers. Les survivants, +aprs une brusque volte-face commande par la surprise et par la mort, +disparurent rsorbs dans le sous-bois.<a name="page_196" id="page_196"></a></p> + +<h2><a name="VII" id="VII"></a>VII<br /><br /> +<small>PRS DE LA GROTTE SACRE</small></h2> + +<p>Tous les soirs, de quatre cinq, avec la ponctualit d'une personne +bien leve qui ne se fait pas attendre, un aroplane allemand venait +survoler Paris et jeter des bombes. Cela ne produisait aucune terreur, +et les Parisiens acceptaient cette visite comme un spectacle +extraordinaire et plein d'intrt. Les aviateurs allemands avaient beau +laisser tomber sur la ville des drapeaux ennemis accompagns de messages +ironiques o ils rendaient compte des checs de l'arme franaise et des +revers de l'offensive russe; pour les Parisiens tout cela n'tait que +mensonges. Ils avaient beau lancer des obus qui brisaient des mansardes, +tuaient ou blessaient des vieillards, des femmes, des enfants. Ah! les +bandits! criait la foule en menaant du poing le moucheron malfaisant, +presque invisible deux mille mtres de hauteur;<a name="page_197" id="page_197"></a> puis elle courait de +rue en rue pour le suivre des yeux, ou s'immobilisait sur les places +d'o elle observait loisir ses volutions.</p> + +<p>Argensola tait un habitu de ce spectacle. Ds quatre heures il +arrivait sur la place de la Concorde, le nez en l'air et les regards +fixs vers le ciel, en compagnie de plusieurs badauds avec lesquels une +curiosit commune l'avait mis en relations, peu prs comme les abonns +d'un thtre qui, force de se voir, finissent par se lier d'amiti. +Viendra-t-il? Ne viendra-t-il pas? Les femmes taient les plus +impatientes, et quelques-unes avaient la face rouge et la respiration +oppresse pour tre accourues trop vite. Tout coup clatait un immense +cri: Le voil! Et mille mains indiquaient un point vague l'horizon. +Les marchands ambulants offraient aux spectateurs des instruments +d'optique, et les jumelles, les longues-vues se braquaient dans la +direction signale.</p> + +<p>Pendant une heure l'attaque arienne se poursuivait, aussi acharne +qu'inutile. L'insecte ail cherchait s'approcher de la Tour Eiffel; +mais aussitt des dtonations clataient la base, et les diverses +plates-formes crachaient les furibondes crpitations de leurs +mitrailleuses. Alors il virait au-dessus de la ville, et soudain la +fusillade retentissait sur les toits et dans les rues. Chacun tirait: +les locataires des tages suprieurs, les hommes de garde, les soldats +anglais et belges qui se trouvaient de passage Paris. On<a name="page_198" id="page_198"></a> savait bien +que ces coups de fusil ne servaient rien; mais on tirait tout de mme, +pour le plaisir de faire acte d'hostilit contre l'ennemi, ne ft-ce +qu'en intention, et avec l'esprance qu'un caprice du hasard raliserait +peut-tre un miracle. Le seul miracle tait que les tireurs ne se +tuassent pas les uns les autres et que les passants ne fussent pas +blesss par des balles de provenance inconnue. Enfin le <i>taube</i>, fatigu +d'voluer, disparaissait.</p> + +<p>—Bon voyage! grommelait Argensola. Celui de demain sera peut-tre plus +intressant.</p> + +<p>Une autre distraction de l'Espagnol, aux heures de libert que lui +laissaient les visites des avions, c'tait de rder au quai d'Orsay et +d'y regarder la foule des voyageurs qui sortaient de Paris. La +rvlation soudaine de la vrit aprs les illusions cres par +l'optimisme du Gouvernement, la certitude de l'approche des armes +allemandes que, la semaine prcdente, beaucoup de gens croyaient en +pleine droute, ces <i>taubes</i> qui volaient sur la capitale, la +mystrieuse menace des <i>zeppelins</i>, affolaient une partie de la +population. Les gares, occupes militairement, ne recevaient que ceux +qui avaient pris d'avance un billet, et maintes personnes attendaient +pendant des jours entiers leur tour de dpart. Les plus presss de +partir commenaient le voyage pied ou en voiture, et les chemins +taient noirs de gens, de charrettes, de landaus et d'automobiles.<a name="page_199" id="page_199"></a></p> + +<p>Argensola considrait cette fugue avec srnit. Lui, il tait de ceux +qui restaient. Il avait admir certaines personnes parce qu'elles +avaient t prsentes au sige de Paris, en 1870, et il tait heureux de +la bonne fortune qui lui procurait la chance d'assister un nouveau +drame plus curieux encore. La seule chose qui le contrariait, c'tait +l'air distrait de ceux auxquels il faisait part de ses observations et +de ses informations. Il rentrait l'atelier avec une abondante rcolte +de nouvelles qu'il communiquait Jules avec un empressement fbrile, et +celui-ci l'coutait peine. Le bohme s'tonnait de cette indiffrence +et reprochait mentalement au peintre d'mes de n'avoir pas le sens des +grands drames historiques.</p> + +<p>Jules avait alors des soucis personnels qui l'empchaient de se +passionner pour l'histoire des nations. Il avait reu de Marguerite +quelques lignes traces la hte, et ces lignes lui avaient apport la +plus dsagrable des surprises. Elle tait oblige de partir. Elle +quittait Paris l'instant mme, en compagnie de sa mre. Elle lui +disait adieu. C'tait tout. Un tel laconisme avait beaucoup inquit +Jules. Pourquoi ne l'informait-elle pas du lieu o elle se retirait? Il +est vrai que la panique fait oublier bien des choses; mais il n'en tait +pas moins trange qu'elle et nglig de lui donner son adresse.</p> + +<p>Pour tirer la situation au clair, Jules n'hsita pas accomplir une +dmarche qu'elle lui avait toujours<a name="page_200" id="page_200"></a> interdite: il alla chez elle. La +concierge, dont la loquacit naturelle avait t mise une rude preuve +par le dpart de tous les locataires, ne se fit pas prier pour dire +l'amoureux tout ce qu'elle savait; mais d'ailleurs elle savait peu de +chose. Marguerite et sa mre taient parties la veille par la gare +d'Orlans; elles avaient d fuir vers le Midi, comme la plupart des gens +riches; mais elles n'avaient pas dit l'endroit o elles allaient. La +concierge avait cru comprendre aussi que quelqu'un de la famille avait +t bless, mais elle ignorait qui: c'tait peut-tre le fils de la +vieille dame.</p> + +<p>Ces renseignements, quoique vagues, suffirent pour inspirer Jules une +rsolution. Elle n'avait pas voulu lui donner son adresse? Eh bien, +c'tait une raison de plus pour qu'il voult connatre le vritable +motif de ce dpart quasi clandestin. Il irait donc chercher Marguerite +dans le Midi, o il n'aurait probablement pas grand'peine la +dcouvrir: car les villes o se rfugiaient les gens riches n'taient +pas nombreuses, et il y rencontrerait des amis qui pourraient lui +fournir des renseignements.</p> + +<p>Outre cette raison principale, Jules en avait une autre pour quitter +Paris. Depuis le dpart de sa famille, le sjour dans la capitale lui +tait charge, lui inspirait mme des sentiments qui ressemblaient un +peu du remords. Il ne pouvait plus se promener aux Champs-lyses ou +sur les boulevards sans que<a name="page_201" id="page_201"></a> des regards significatifs lui donnassent +entendre qu'on s'tonnait de voir encore l un jeune homme bien portant +et robuste comme lui. Un soir, dans un wagon du Mtro, la police lui +avait demand voir ses papiers, pour s'assurer qu'il n'tait pas un +dserteur. Enfin, dans l'aprs-midi du jour o il avait caus avec la +concierge de Marguerite, il avait crois sur le boulevard un homme d'un +certain ge, membre de son cercle d'escrime, et il avait eu par lui des +nouvelles de leurs camarades.</p> + +<p>—Qu'est devenu un tel?</p> + +<p>—Il a t bless en Lorraine; il est dans un hpital, Toulouse.</p> + +<p>—Et un tel?</p> + +<p>—Il a t tu dans les Vosges.</p> + +<p>—Et un tel?</p> + +<p>—Il a disparu Charleroi.</p> + +<p>Ce dnombrement de victimes hroques avait t long. Ceux qui vivaient +encore continuaient raliser des prouesses. Plusieurs trangers +membres du cercle, des Polonais, des Anglais rsidant Paris, des +Amricains des Rpubliques du Sud, venaient de s'enrler comme +volontaires.</p> + +<p>—Le cercle, lui avait dit son collgue, peut tre fier de ces jeunes +gens qu'il a exercs pendant la paix la pratique des armes. Tous sont +sur le front et y exposent leur vie.</p> + +<p>Ces paroles avaient gn Jules, lui avaient fait<a name="page_202" id="page_202"></a> dtourner les yeux, +par crainte de rencontrer sur le visage de son interlocuteur une +expression svre ou ironique. Pourquoi n'allait-il pas, lui aussi, +dfendre la terre qui lui donnait asile?</p> + +<p>Le lendemain matin, Argensola se chargea de prendre pour Jules un billet +de chemin de fer destination de Bordeaux. Ce n'tait pas chose facile, + raison du grand nombre de ceux qui voulaient partir et qui souvent +taient obligs d'attendre plusieurs jours; mais cinquante francs +glisss propos oprrent le miracle de lui faire obtenir le petit +morceau de carton dont le numro permettrait au peintre d'mes de +partir dans la soire.</p> + +<p>Jules, muni pour tout bagage d'une simple valise, parce que les trains +n'admettaient que les colis ports la main, prit place dans un +compartiment de premire classe et s'tonna du bon ordre avec lequel la +compagnie avait rgl les dparts: chaque voyageur avait sa place, et il +ne se produisait aucun encombrement. Mais la gare d'Austerlitz ce fut +une autre affaire: une avalanche humaine assaillit le train. Les +portires taient ouvertes avec une violence qui menaait de les rompre; +les paquets et mme les enfants faisaient irruption par les fentres +comme des projectiles; les gens se poussaient avec la brutalit<a name="page_203" id="page_203"></a> d'une +foule qui fuit d'un thtre incendi. Dans l'espace destin huit +personnes il s'en installait douze ou quatorze; les couloirs +s'obstruaient irrmdiablement d'innombrables colis qui servaient de +siges aux nouveaux voyageurs. Les distances sociales avaient disparu; +les gens du peuple envahissaient de prfrence les wagons de luxe, +croyant y trouver plus de place; et ceux qui avaient un billet de +premire classe cherchaient au contraire les wagons des classes +infrieures, dans la vaine esprance d'y voyager plus l'aise. Mais si +les assaillants se bousculaient, ils ne s'en montraient pas moins +tolrants les uns l'gard des autres et se pardonnaient en frres. A +la guerre comme la guerre!, disaient-ils en manire de suprme +excuse. Et chacun poussait son voisin pour lui prendre quelques pouces +de banquette, pour introduire son maigre bagage entre les paquets qui +surplombaient dj les ttes dans le plus menaant quilibre.</p> + +<p>Sur les voies de garage, il y avait d'immenses trains qui attendaient +depuis vingt-quatre heures le signal du dpart. Ces trains taient +composs en partie de wagons bestiaux, en partie de wagons de +marchandises pleins de gens assis mme sur le plancher ou sur des +chaises apportes du logis. Chacun de ces trains ressemblait un +campement prt se mettre en marche, et, depuis le temps qu'il +restaient immobiles, une couche de papiers gras et<a name="page_204" id="page_204"></a> de pelures de fruits +s'tait forme le long des demeures roulantes.</p> + +<p>Jules prouvait une profonde piti pour ses nouveaux compagnons de +voyage. Les femmes gmissaient de fatigue, debout dans le couloir, +considrant avec une envie froce ceux qui avaient la chance d'avoir une +place sur la banquette. Les petits pleuraient avec des blements de +chvre affame. Aussi le peintre renona-t-il bientt ses avantages de +premier occupant: il cda sa place une vieille dame; puis il partagea +entre les imprvoyants et les ncessiteux l'abondante provision de +comestibles dont Argensola avait eu soin de le munir.</p> + +<p>Il passa la nuit dans le couloir, assis sur une valise, tantt regardant + travers la glace les voyageurs qui dormaient dans l'abrutissement de +la fatigue et de l'motion, tantt regardant au dehors les trains +militaires qui passaient ct du sien, dans une direction oppose. A +chaque station on voyait quantit de soldats venus du Midi, qui +attendaient le moment de continuer leur route vers la capitale. Ces +soldats se montraient gais et dsireux d'arriver vite aux champs de +bataille; beaucoup d'entre eux se tourmentaient parce qu'ils avaient +peur d'tre en retard. Jules, pench une fentre, saisit quelques +propos changs par ces hommes qui tmoignaient une inbranlable +confiance.</p> + +<p>—Les Boches? Ils sont nombreux, ils ont de gros<a name="page_205" id="page_205"></a> canons et beaucoup de +mitrailleuses. Mais n'importe: on les aura.</p> + +<p>La foi de ceux qui allaient au-devant de la mort contrastait avec la +panique et les apprhensions de ceux qui s'enfuyaient de Paris. Un vieux +monsieur dcor, type du fonctionnaire en retraite, demandait +anxieusement ses voisins:</p> + +<p>—Croyez-vous qu'<i>ils</i> viendront jusqu' Tours?... Croyez-vous qu'<i>ils</i> +viendront jusqu' Poitiers?...</p> + +<p>Et, dans son dsir de ne pas s'arrter avant d'avoir trouv pour sa +famille et pour lui-mme un refuge absolument sr, il accueillait comme +un oracle la vaine rponse qu'on lui adressait.</p> + +<p>A l'aube, Jules put distinguer, le long de la ligne, les territoriaux +qui gardaient les voies. Ils taient arms de vieux fusils et portaient +pour unique insigne militaire un kpi rouge.</p> + +<p>A la gare de Bordeaux, la foule des civils, en bataillant pour descendre +des wagons ou pour y monter, se mlait la multitude des militaires. A +chaque instant les trompettes sonnaient, et les soldats qui s'taient +carts un instant pour aller chercher de l'eau ou pour se dgourdir les +jambes, accouraient l'appel. Parmi ces soldats il y avait beaucoup +d'hommes de couleur: c'taient des tirailleurs algriens ou marocains +aux amples culottes grises, aux bonnets rouges coiffant des faces noires +ou bronzes. Et les bataillons arms se mettaient<a name="page_206" id="page_206"></a> rouler vers le Nord +dans un assourdissant bruit de fer.</p> + +<p>Jules vit aussi arriver un train de blesss qui revenaient des combats +de Flandre et de Lorraine. Ces hommes aux bouches livides et aux yeux +fbriles saluaient d'un sourire les premires terres du Midi aperues +travers la brume matinale, terres gayes de soleil, royalement pares +de leurs pampres; et, tendant les mains vers les fruits que leur +offraient des femmes, ils picoraient avec dlices les raisins sucrs de +la Gironde.</p> + +<p>Bordeaux, ville de province convertie soudain en capitale, tait +enfivre par une agitation qui la rendait mconnaissable. Le prsident +de la Rpublique tait log la prfecture; les ministres s'taient +installs dans des coles et dans des muses; deux thtres taient +amnags pour les sances du Snat et de la Chambre. Tous les htels +taient pleins, et d'importants personnages devaient se contenter d'une +chambre de domestique.</p> + +<p>Jules russit se loger dans un htel sordide, au fond d'une ruelle. Un +petit Amour ornait la porte vitre; dans la chambre qu'on lui donna, la +glace portait des noms de femmes gravs avec le diamant d'une bague, des +phrases qui commmoraient des sjours d'une heure. Et pourtant des dames +de Paris, en qute d'un logement, lui enviaient la chance d'avoir trouv +celui-l.<a name="page_207" id="page_207"></a></p> + +<p>Il essaya de se renseigner sur Marguerite auprs de quelques Parisiens +de ses amis qu'il rencontra dans la cohue des fugitifs. Mais ils ne +savaient rien de ce qui intressait Jules. D'ailleurs ils ne +s'occupaient gure que de leur propre sort, ne parlaient que des +incidents de leur propre installation. Seule une de ses anciennes lves +de <i>tango</i> put lui donner une indication utile:</p> + +<p>—La petite madame Laurier? Mais oui, elle doit tre dans la rgion, +probablement Biarritz.</p> + +<p>Cela suffit pour que, ds le lendemain, Jules pousst jusqu' la Cte +d'Argent.</p> + +<p>En arrivant Biarritz, la premire personne qu'il rencontra dans la rue +fut Chichi.</p> + +<p>—Un pays inhabitable! dclara-t-elle son frre ds les premiers mots. +Les riches Espagnols qui sont ici en villgiature me donnent sur les +nerfs. Tous <i>boches</i>! Je passe mes journes me quereller avec eux. Si +cela continue, je devrai bientt me rsigner vivre seule.</p> + +<p>Sur la plage, o Chichi conduisit Jules, Luisa jeta les bras au cou de +son fils et voulut l'emmener tout de suite l'htel. Il y trouva dans +un salon sa tante Hlna au milieu d'une nombreuse compagnie. La +romantique tait enchante du pays et des trangers qui y passaient la +saison. Avec eux elle pouvait discourir son aise sur la dcadence de +la France. Ces fiers hidalgos attendaient tous, d'un<a name="page_208" id="page_208"></a> moment l'autre, +la nouvelle de l'entre du Kaiser Paris. Des hommes graves qui dans +toute leur existence n'avaient jamais fait quoi que ce soit, +critiquaient aigrement l'incurie de la Rpublique et vantaient +l'Allemagne comme le modle de la prvoyance laborieuse et de la bonne +organisation des forces sociales. Des jeunes gens d'un <i>chic</i> suprme +clataient en vhmentes apostrophes contre la corruption de Paris, +corruption qu'ils avaient tudie avec zle dans les vertueuses coles +de Montmartre, et dclaraient avec une emphase de prdicateurs que la +moderne Babylone avait un urgent besoin d'tre chtie. Tous, jeunes et +vieux, adoraient cette lointaine Germanie o la plupart d'entre eux +n'taient jamais alls et que les autres, dans un rapide voyage, avaient +vue seulement comme une succession d'images cinmatographiques.</p> + +<p>—Pourquoi ne vont-ils pas raconter cela chez eux, de l'autre ct des +Pyrnes? protestait Chichi exaspre. Mais non, c'est en France qu'ils +viennent dbiter leurs sornettes calomnieuses. Et dire qu'ils se croient +des gens de bonne ducation!</p> + +<p>Jules, qui n'tait pas venu Biarritz pour y vivre en famille, employa +l'aprs-dner chercher des renseignements sur Marguerite. Il eut la +chance d'apprendre d'un ami que la mre de madame Laurier tait +descendue l'htel de l'Atalaye avec sa fille. Il courut donc l'htel +de l'Atalaye; mais le concierge<a name="page_209" id="page_209"></a> lui dit que la mre y tait seule et +que la jeune dame tait partie depuis trois ou quatre jours pour un +hpital de Pau, auquel elle avait t attache en qualit d'infirmire.</p> + +<p>Le soir mme, Jules reprit le train pour se rendre Pau.</p> + +<p>L, il explora sans succs plusieurs ambulances: personne n'y +connaissait madame Marguerite Laurier. Enfin une religieuse, croyant +qu'il cherchait une parente, fit un effort de mmoire et lui fournit un +renseignement prcieux. Madame Laurier n'avait fait que passer Pau, et +elle s'en tait alle avec un bless. Il y avait Lourdes beaucoup de +blesss et beaucoup d'infirmires laques: c'tait dans cette ville +qu'il avait chance de retrouver cette dame, moins qu'on ne l'et +encore une fois change de service.</p> + +<p>Jules arriva Lourdes par le premier train. Il ne connaissait pas +encore la pieuse localit dont sa mre rptait si frquemment le nom. +Pour Luisa, Lourdes tait le cœur de la France, et l'excellente femme en +tirait mme un argument contre les germanophiles qui soutenaient que la +France devait tre extermine cause de son impit.</p> + +<p>—De nos jours, disait-elle, lorsque la Vierge a daign faire une +apparition, c'est la ville franaise qu'elle a choisie pour y accomplir +ce miracle. Cela ne prouve-t-il pas que la France est moins mauvaise<a name="page_210" id="page_210"></a> +qu'on ne le prtend? Je ne sache pas que la Vierge ait jamais fait +d'apparition Berlin...</p> + +<p>A peine install dans un htel, prs de la rivire, Jules courut la +Grande Htellerie transforme en hpital. Il y apprit qu'il ne pourrait +parler au directeur que dans l'aprs-midi. Afin de tromper son +impatience, il alla se promener du ct de la Basilique.</p> + +<p>La rue principale qui y conduit tait borde de baraquements et de +magasins o l'on vendait des images et des souvenirs pieux, de sorte +qu'elle ressemblait un immense bazar. Dans les jardins qui entourent +l'glise, le voyageur ne vit que des blesss en convalescence, dont les +uniformes gardaient les traces de la guerre. En dpit des coups de +brosse rpts, les capotes taient malpropres; la boue, le sang, la +pluie y avaient laiss des taches ineffaables, avaient donn l'toffe +une rigidit de carton. Quelques hommes en avaient arrach les manches +pour pargner leurs bras meurtris un frottement pnible. D'autres +avaient encore leurs pantalons les trous faits par des clats d'obus. +C'taient des combattants de toutes armes et de races diverses: +fantassins, cavaliers, artilleurs; soldats de la mtropole et des +colonies; faces blondes de Champenois, faces brunes de Musulmans, faces +noires de Sngalais aux lvres bleutres; corps d'aspect bonasse, avec +l'obsit du bourgeois sdentaire inopinment mtamorphos en<a name="page_211" id="page_211"></a> guerrier; +corps secs et nerveux, ns pour la bataille et dj exercs dans les +campagnes coloniales.</p> + +<p>La ville o une esprance surnaturelle attire les malades du monde +catholique, tait envahie maintenant par une foule non moins +douloureuse, mais dont les costumes multicolores ne laissaient pas +d'offrir un bariolage quelque peu carnavalesque. Cette foule hroque, +avec ses longues capotes ornes de dcorations, avec ses burnous qui +ressemblaient des costumes de thtre, avec ses kpis rouges et ses +chchias africaines, avait un air lamentable. Rares taient les blesss +qui conservaient l'attitude droite, orgueil de la supriorit humaine. +La plupart marchaient courbs, boitant, se tranant, s'appuyant sur une +canne ou sur des bquilles. D'autres taient rouls dans les petites +voitures qui, nagure encore, servaient transporter vers la grotte de +la Vierge les pieux malades. Les clats d'obus, ajoutant la violence +destructive une sorte de raillerie froce, avaient grotesquement +dfigur beaucoup d'individus. Certains de ces hommes n'taient plus que +d'effrayantes caricatures, des haillons humains disputs la tombe par +l'audace de la science chirurgicale: tres sans bras ni jambes, qui +reposaient au fond d'une voiturette comme des morceaux de sculpture ou +comme des pices anatomiques; crnes incomplets, dont le cerveau tait +protg par un couvercle artificiel; visages sans nez, qui, comme les +ttes de mort, montraient<a name="page_212" id="page_212"></a> les noires cavits de leurs fosses nasales. +Et ces pauvres dbris qui s'obstinaient vivre et qui promenaient au +soleil leurs nergies renaissantes, causaient, fumaient, riaient, +contents de voir encore le ciel bleu, de sentir encore la caresse du +soleil, de jouir encore de la vie. En somme, ils taient du nombre des +heureux; car, aprs avoir vu la mort de si prs, ils avaient chapp +son treinte, tandis que des milliers et des milliers de camarades +gisaient dans des lits d'o ils ne se relveraient plus, tandis que des +milliers et des milliers d'autres dormaient jamais sous la terre +arrose de leur sang, terre fatale qui, ensemence de projectiles, +donnait pour rcolte des moissons de croix.</p> + +<p>Ce spectacle fit sur Jules une impression si forte qu'il en oublia un +moment le but de son voyage. Ah! si ceux qui provoquent la guerre du +fond de leurs cabinets diplomatiques ou autour de la table d'un +tat-major, pouvaient la voir, non sur les champs de bataille o +l'ivresse de l'enthousiasme trouble les ides, mais froidement, telle +qu'elle se montre dans les hpitaux et dans les cimetires! A la vue de +ces tristes paves des combats, le jeune homme se reprsenta en +imagination le globe terrestre comme un norme navire voguant sur un +ocan infini. Les pauvres humains qui en formaient l'quipage ne +savaient pas mme ce qui existait sous leurs pieds, dans les +profondeurs; mais chaque<a name="page_213" id="page_213"></a> groupe prtendait occuper sur le pont la +meilleure place. Des hommes considrs comme suprieurs excitaient les +groupes se har, afin d'obtenir eux-mmes le commandement, de saisir +la barre et de donner au navire la direction qui leur plaisait; mais ces +prtendus hommes suprieurs en savaient tout juste autant que les +autres, c'est--dire qu'ils ne savaient absolument rien. Aucun d'eux ne +pouvait dire avec certitude ce qu'il y avait au del de l'horizon +visible, ni vers quel port se dirigeait le navire. La sourde hostilit +du mystre les enveloppait tous; leur vie tait prcaire, avait besoin +de soins incessants pour se conserver; et nanmoins, depuis des sicles +et des sicles, l'quipage n'avait pas eu un seul instant de bon accord, +de travail concert, de raison claire; il tait divis en partis ennemis +qui s'entretuaient pour s'asservir les uns les autres, qui luttaient +pour se jeter les uns les autres par-dessus bord, et le sillage se +couvrait de cadavres. Au milieu de cette sanguinaire dmence, on +entendait parfois de sinistres sophistes dclarer que cela tait +parfait, qu'il convenait de continuer ainsi ternellement, et que +c'tait un mauvais rve de souhaiter que ces marins, se regardant comme +des frres, poursuivissent en commun une mme destine et s'entendissent +pour surveiller autour d'eux les embches des ondes hostiles.</p> + +<p>Jules erra longtemps aux alentours de la basilique. Dans les jardins et +sur l'esplanade, il fut distrait de<a name="page_214" id="page_214"></a> ses sombres rflexions par la gat +purile que montraient quelques petits groupes de convalescents. +C'taient des Musulmans, tirailleurs algriens ou marocains, auxquels +des civils, par attendrissement patriotique, offraient des cigares et +des friandises. En se voyant si bien fts et rgals par la race qui +tenait leur pays sous sa domination, ils s'enorgueillissaient, +devenaient hardis comme des enfants gts. Heureuse guerre qui leur +permettait d'approcher de ces femmes si blanches, si parfumes, et +d'tre accueillis par elles avec des sourires! Il leur semblait avoir +devant eux les houris du paradis de Mahomet, promises aux braves. Leur +plus grand plaisir tait de se faire donner la main. Madame!... +Madame!... Et ils tendaient leur longue patte noire. La dame, amuse, +un peu effraye aussi, hsitait un instant, donnait une rapide poigne +de main; et les bnficiaires de cette faveur s'loignaient satisfaits.</p> + +<p>Un peu plus loin, sous les arbres, les voiturettes des blesss +stationnaient en files. Officiers et soldats restaient de longues heures +dans l'ombre bleue, regarder passer des camarades qui pouvaient se +servir encore de leurs jambes. La grotte miraculeuse resplendissait de +centaines de cierges allums. Une foule pieuse, agenouille en plein +air, fixait sur les roches sacres des yeux suppliants, tandis que les +esprits s'envolaient au loin vers les champs de bataille avec cette +confiance en Dieu qu'inspire toujours<a name="page_215" id="page_215"></a> l'anxit. Dans cette foule en +prires il y avait des soldats la tte enveloppe de linges, qui +tenaient leurs kpis la main et qui avaient les paupires mouilles de +larmes.</p> + +<p>Comme Jules se promenait dans une alle, prs de la rivire, il aperut +un officier dont les yeux taient bands et qui se tenait assis sur un +banc. A ct de lui, blanche comme un ange gardien, se tenait une +infirmire. Jules allait passer son chemin, lorsque l'infirmire fit un +mouvement brusque et dtourna la tte, comme si elle craignait d'tre +vue. Ce mouvement attira l'attention du jeune homme qui reconnut +Marguerite, encore qu'elle ft extraordinairement change. Ce visage +ple et grave ne gardait rien de la frivolit d'autrefois, et ces yeux +un peu las semblaient plus larges, plus profonds.</p> + +<p>L'un et l'autre, hypnotiss par la surprise, se considrrent un +instant. Puis, comme Jules faisait un pas vers elle, Marguerite montra +une vive inquitude, protesta silencieusement des yeux, des mains, de +tout le corps; et soudain elle prit une rsolution, dit quelques mots +l'officier, se leva et marcha droit vers Jules, mais en lui faisant +signe de prendre une alle latrale d'o elle pourrait surveiller +l'aveugle sans que celui-ci entendit les paroles qu'ils changeraient.</p> + +<p>Dans l'alle, face face, ils restrent quelques instants sans rien +dire. Jules tait si mu qu'il ne<a name="page_216" id="page_216"></a> trouvait pas de mots pour exprimer +ses reproches, ses supplications, son amour. Ce qui lui vint enfin aux +lvres, ce fut une question acerbe et brutale:</p> + +<p>—Qui est cet homme?</p> + +<p>L'accent rageur, la voix rude avec lesquels il avait parl, le +surprirent lui-mme. Mais Marguerite n'en fut point dconcerte. Elle +fixa sur le jeune homme des yeux limpides, sereins, qui semblaient +affranchis pour toujours des effarements de la passion et de la peur, et +elle rpondit:</p> + +<p>—C'est mon mari.</p> + +<p>Laurier! tait-il possible que ce ft Laurier, cet aveugle immobile sur +ce banc comme un symbole de la douleur hroque? Il avait la peau +tanne, avec des rides qui convergeaient comme des rayons autour des +cavits de son visage. Ses cheveux commenaient blanchir aux tempes et +des poils gris se montraient dans la barbe qui croissait sur ses joues. +En un mois il avait vieilli de vingt ans. Et, par une inexplicable +contradiction, il paraissait plus jeune, d'une jeunesse qui semblait +jaillir du fond de son tre, comme si son me vigoureuse, aprs avoir +t soumise aux motions les plus violentes, ne pouvait plus dsormais +connatre la crainte et se reposait dans la satisfaction ferme et +superbe du devoir accompli. A contempler Laurier, Jules prouva tout +la fois de l'admiration et de l'envie. Il eut honte du sentiment de +haine que venait de lui inspirer cet homme si<a name="page_217" id="page_217"></a> cruellement frapp par le +malheur: cette haine tait une lchet. Mais, quoique il et la claire +conscience d'tre lche, il ne put s'empcher de dire encore +Marguerite:</p> + +<p>—C'est donc pour cela que tu es partie sans me donner ton adresse? Tu +m'as quitt pour le rejoindre. Pourquoi es-tu venue? Pourquoi m'as-tu +quitt?</p> + +<p>—Parce que je le devais, rpondit-elle.</p> + +<p>Et elle lui expliqua sa conduite. Elle avait reu la nouvelle de la +blessure de Laurier au moment o elle se disposait quitter Paris avec +sa mre. Elle n'avait pas hsit une seconde: son devoir tait +d'accourir auprs de son mari. Depuis le dbut de la guerre elle avait +beaucoup rflchi, et la vie lui tait apparue sous un aspect nouveau. +Elle avait maintenant le besoin de travailler pour son pays, de +supporter sa part de la douleur commune, de se rendre utile comme les +autres femmes. Dispose donner tous ses soins des inconnus, +n'tait-il pas naturel qu'elle prfrt se dvouer cet homme qu'elle +avait tant fait souffrir? La piti qu'elle prouvait dj spontanment +pour lui s'tait accrue, lorsqu'elle avait connu les circonstances de +son infortune. Un obus, clatant prs de sa batterie, avait tu tous +ceux qui l'entouraient; il avait reu lui-mme plusieurs blessures; mais +une seule, celle du visage, tait grave: il avait un œil +irrmdiablement perdu. Quant l'autre, les mdecins ne dsespraient +pas de<a name="page_218" id="page_218"></a> le lui conserver; mais Marguerite avait des doutes cet gard.</p> + +<p>Elle dit tout cela d'une voix un peu sourde, mais sans larmes. Les +larmes, comme beaucoup d'autres choses d'avant la guerre, taient +devenues inutiles en raison de l'immensit de la souffrance universelle.</p> + +<p>—Comme tu l'aimes! s'cria Jules.</p> + +<p>Elle parut se troubler un peu, baissa la tte, hsita une seconde; puis, +avec un visible effort:</p> + +<p>—Oui, je l'aime, dclara-t-elle, mais autrement que je ne t'aimais.</p> + +<p>—Ah! Marguerite...</p> + +<p>La franche rponse qu'il venait d'entendre lui avait donn un coup en +plein cœur; mais, par un effet trange, elle avait aussi apais +brusquement sa colre: il s'tait senti en prsence d'une situation +tragique o les jalousies et les rcriminations ordinaires des amants +n'taient plus de mise. Au lieu de lui adresser des reproches, il lui +demanda simplement:</p> + +<p>—Ton mari accepte-t-il tes soins et ta tendresse?</p> + +<p>—Il ignore encore qui je suis. Il croit que je suis une infirmire +quelconque, et que, si je le soigne avec zle, c'est seulement parce que +j'ai compassion de son tat et de sa solitude: car personne ne lui crit +ni ne le visite... Je lui ai racont que je suis une dame belge qui a +perdu les siens, qui n'a plus personne au monde. Lui, il ne m'a dit que +quelques mots de sa vie antrieure, comme s'il redoutait d'insister sur +un<a name="page_219" id="page_219"></a> pass odieux; mais je n'ai entendu de sa bouche aucune parole svre +contre la femme qui l'a trahi... Je souhaite ardemment que les mdecins +russissent sauver un de ses yeux, et en mme temps cela me fait peur. +Que dira-t-il, quand il saura qui je suis?... Mais qu'importe? Ce que je +veux, c'est qu'il recouvre la vue. Advienne ensuite que pourra!...</p> + +<p>Elle se tut un instant; puis elle reprit:</p> + +<p>—Ah! la guerre! Que de bouleversements elle a causs dans notre +existence!... Depuis une semaine que je suis ses cts, je dguise ma +voix autant que je peux, j'vite toute parole rvlatrice. Je crains +tant qu'il me reconnaisse et qu'il s'loigne de moi! Mais, malgr tout, +je dsire tre reconnue et tre pardonne... Hlas! par moments, je me +demande s'il ne souponne pas la vrit, je m'imagine mme qu'il m'a +reconnue ds la premire heure et que, s'il feint l'ignorance, c'est +parce qu'il me mprise. J'ai t si mauvaise avec lui! Je lui ai fait +tant de mal!...</p> + +<p>—Il n'est pas le seul, repartit schement Jules. Tu m'as fait du mal, +moi aussi.</p> + +<p>Elle le regarda avec des yeux tonns, comme s'il venait de dire une +parole imprvue et malsante; puis, avec la rsolution de la femme qui a +pris dfinitivement son parti:</p> + +<p>—Toi, reprit-elle, tu souffriras un moment, mais bientt tu +rencontreras une autre femme qui me remplacera dans ton cœur. Moi, au +contraire, j'ai<a name="page_220" id="page_220"></a> assum pour toute ma vie une charge trs lourde et +nanmoins trs douce: jamais plus je ne me sparerai de cet homme que +j'ai si cruellement offens, qui maintenant est seul au monde et qui +aura peut-tre besoin jusqu' son dernier jour d'tre soign et servi +comme un enfant. Sparons-nous donc et suivons chacun notre chemin; le +mien, c'est celui du sacrifice et du repentir; le tien, c'est celui de +la joie et de l'honneur. Ni toi ni moi, nous ne voudrions outrager cet +homme au noble cœur, que la ccit rend incapable de se dfendre. Notre +amour serait une vilenie.</p> + +<p>Jules baissait les yeux, perplexe, vaincu.</p> + +<p>—coute, Marguerite, dclara-t-il enfin. Je lis dans ton me. Tu aimes +ton mari et tu as raison: il vaut mieux que moi. Avec toute ma jeunesse +et toute ma force, je n'ai t jusqu'ici qu'un inutile; mais je puis +rparer le temps perdu. La France est le pays de mon pre et le tien: je +me battrai pour elle. Je suis las de ma paresse et de mon oisivet, +une poque o les hros se comptent par millions. Si le sort me +favorise, tu entendras parler de moi.</p> + +<p>Ils avaient tout dit. A quoi bon prolonger cette entrevue pnible?</p> + +<p>—Adieu, pronona-t-elle, plus rsolue que lui, mais tout coup devenue +ple. Il faut que je retourne auprs de mon bless.</p> + +<p>—Adieu, rpondit-il en lui tendant une main qu'elle prit et serra sans +hsitation, d'une treinte virile.<a name="page_221" id="page_221"></a></p> + +<p>Et il s'loigna sans regarder en arrire, tandis qu'elle revenait vers +le banc.</p> + +<p>Il semblait Jules que sa personnalit s'tait ddouble et qu'il se +considrait lui-mme avec des yeux de juge. La vanit, la strilit, la +malfaisance de sa vie passe lui apparaissaient nettement, la lumire +des paroles qu'elle lui avait dites. Alors que l'humanit tout entire +pensait de grandes choses, il n'avait connu que les dsirs gostes et +mesquins. L'troitesse et la vulgarit de ses aspirations l'irritaient +contre lui-mme. Un miracle s'accomplissait en lui, et il n'hsitait +plus sur la route suivre.</p> + +<p>Il se rendit la gare, consulta l'indicateur, prit le premier train +destination de Paris.<a name="page_222" id="page_222"></a></p> + +<h2><a name="VIII" id="VIII"></a>VIII<br /><br /> +<small>L'INVASION</small></h2> + +<p>Comme Marcel fuyait pour se rfugier au chteau, il rencontra le maire +de Villeblanche. Lorsque celui-ci, que le bruit de la dcharge avait +fait accourir vers la barricade, fut inform de la prsence des +tranards, il leva les bras dsesprment.</p> + +<p>—Ces gens sont fous!... Leur rsistance va tre fatale au village!</p> + +<p>Et il reprit sa course pour tcher d'obtenir des soldats qu'ils +cessassent le feu.</p> + +<p>Un long temps se passa sans que rien vnt troubler le silence de la +matine. Marcel tait mont sur l'une des tours du chteau, et il +explorait la campagne avec ses jumelles. Il ne pouvait voir la route: +les bordures d'arbres la lui masquaient. Toutefois son imagination +devinait sous le feuillage une activit occulte, des<a name="page_223" id="page_223"></a> masses d'hommes +qui faisaient halte, des troupes qui se prparaient pour l'attaque. La +rsistance inattendue des tranards avait drang la marche de +l'invasion.</p> + +<p>Ensuite Marcel, ayant retourn ses jumelles vers les abords du village, +y aperut des kpis dont les taches rouges, semblables des +coquelicots, glissaient sur le vert des prs. C'taient les tranards +qui se retiraient, convaincus de l'inutilit de la rsistance. Sans +doute le maire leur avait indiqu un gu ou une barque oublie qui leur +permettrait de passer la Marne, et ils continuaient leur retraite le +long de la rivire.</p> + +<p>Soudain le bois vomit quelque chose de bruyant et de lger, une bulle de +vapeur qu'accompagna une sourde explosion, et quelque chose passa dans +l'air en dcrivant une courbe sifflante. Aprs quoi, un toit du village +s'ouvrit comme un cratre et vomit des solives, des pans de murs, des +meubles rompus. Tout l'intrieur de l'habitation s'chappait dans un jet +de fume, de poussire et de dbris. C'taient les Allemands qui +bombardaient Villeblanche avant l'attaque: ils craignaient sans doute de +rencontrer dans les rues une dfense opinitre.</p> + +<p>De nouveaux projectiles tombrent. Quelques-uns, passant par-dessus les +maisons, vinrent clater entre le village et le chteau, dont les tours +commenaient attirer le pointage des artilleurs. Marcel se disait<a name="page_224" id="page_224"></a> +qu'il tait temps d'abandonner son prilleux observatoire, lorsqu'il vit +flotter sur le clocher quelque chose de blanc, qui paraissait tre une +nappe ou un drap de lit. Les habitants, pour viter le bombardement, +avaient hiss ce signal de paix.</p> + +<p>Tandis que Marcel, descendu dans son parc, regardait le concierge +enterrer au pied d'un arbre tous les fusils de chasse qui existaient au +chteau, il entendit le silence matinal se lacrer avec un dchirement +de toile rude.</p> + +<p>—Des coups de fusil, dit le concierge. Un feu de peloton. C'est +probablement sur la place.</p> + +<p>Ils se dirigrent vers la grille. Les ennemis ne tarderaient pas +arriver, et il fallait tre l pour les recevoir.</p> + +<p>Quelques minutes aprs, une femme du village accourut vers eux, une +vieille aux membres dcharns et noirtres, qui haletait par la +prcipitation de la course et qui jetait autour d'elle des regards +affols. Ils coutrent avec stupfaction son rcit entrecoup par des +hoquets de terreur.</p> + +<p>Les Allemands taient Villeblanche. D'abord tait venue une automobile +blinde qui avait travers le village d'un bout l'autre, toute +vitesse. Sa mitrailleuse tirait au hasard contre les maisons fermes et +contre les portes ouvertes, abattant toutes les personnes qui se +montraient. Des morts! Des blesss! Du sang! Puis d'autres automobiles +blindes<a name="page_225" id="page_225"></a> avaient pris position sur la place, bientt rejointes par des +pelotons de cavaliers, des bataillons de fantassins, d'autres et +d'autres soldats qui arrivaient sans cesse. Ces hommes paraissaient +furibonds: ils accusaient les habitants d'avoir tir sur eux. Sur la +place, ils avaient brutalis le maire et plusieurs notables. Le cur, +pench sur des agonisants, avait t bouscul, lui aussi. Les Allemands +les avaient dclars prisonniers et parlaient de les fusiller.</p> + +<p>Les paroles de la vieille furent interrompues par le bruit de plusieurs +voitures qui s'approchaient.</p> + +<p>—Ouvrez la grille, ordonna Marcel au concierge.</p> + +<p>La grille fut ouverte, et elle ne se referma plus. Dsormais c'en tait +fait du droit de proprit.</p> + +<p>Une automobile norme, couverte de poussire et pleine d'hommes, +s'arrta la porte; derrire elle rsonnaient les trompes d'autres +voitures, qui s'arrtrent aussi par un brusque serrement des freins. +Des soldats mirent pied terre, tous vtus de gris verdtre et coiffs +d'un casque pointe que recouvrait une gaine de mme couleur. Un +lieutenant, qui marchait le premier, braqua le canon de son revolver sur +la poitrine de Marcel et lui demanda:</p> + +<p>—O sont les francs-tireurs?</p> + +<p>Il tait ple, d'une pleur de colre, de vengeance et de peur, et cette +triple motion lui mettait aux joues un tremblement. Marcel rpondit +qu'il n'avait pas vu de francs-tireurs; le chteau n'tait habit<a name="page_226" id="page_226"></a> que +par le concierge, par sa famille et par lui-mme, qui en tait le +propritaire.</p> + +<p>Le lieutenant considra l'difice, puis toisa Marcel avec une visible +surprise, comme s'il lui trouvait l'aspect trop modeste pour un +chtelain: il l'avait sans doute pris pour un simple domestique. Par +respect pour les hirarchies sociales, il abaissa son revolver; mais il +n'en garda pas moins ses manires imprieuses. Il ordonna Marcel de +lui servir de guide, et quarante soldats se rangrent pour leur faire +escorte. Disposs sur deux files, ces soldats s'avanaient l'abri des +arbres qui bordaient l'avenue, le fusil prt faire feu, regardant avec +inquitude aux fentres du chteau comme s'ils s'attendaient recevoir +de l une dcharge. Le chtelain marchait tranquillement au milieu du +chemin, et l'officier, qui d'abord avait imit la prudence de ses +hommes, finit par se joindre Marcel, au moment de traverser le +pont-levis.</p> + +<p>Les soldats se rpandirent dans les appartements, la recherche +d'ennemis cachs. Ils donnaient des coups de baonnette sous les lits et +sous les divans. Quelques-uns, par instinct destructeur, s'amusaient +percer les tapisseries et les riches courtepointes. Marcel protesta. +Pourquoi ces dgts inutiles? En homme d'ordre, il souffrait de voir les +lourdes bottes tacher de boue les tapis mœlleux, d'entendre les crosses +des fusils heurter les meubles fragiles et<a name="page_227" id="page_227"></a> renverser les bibelots +rares. L'officier considra avec tonnement ce propritaire qui +protestait pour de si futiles motifs; mais il ne laissa pas de donner un +ordre qui fit que les soldats cessrent leurs violentes explorations. +Puis, comme pour justifier de si extraordinaires gards:</p> + +<p>—Je crois que vous aurez l'honneur de loger le commandant de notre +corps d'arme, ajouta-t-il en franais.</p> + +<p>Lorsqu'il se fut assur que le chteau ne recelait aucun ennemi, il +devint plus aimable avec Marcel; mais il n'en persista pas moins +soutenir que des francs-tireurs avaient fait feu sur les uhlans +d'avant-garde. Marcel crut devoir le dtromper. Non, ce n'taient pas +des francs-tireurs; c'taient des soldats retardataires dont il avait +trs bien reconnu les uniformes.</p> + +<p>—Eh quoi? Vous aussi, vous vous obstinez nier? repartit l'officier +d'un ton rogue. Mme s'ils portaient l'uniforme, ils n'en taient pas +moins des francs-tireurs. Le Gouvernement franais a distribu des armes +et des effets militaires aux paysans, pour qu'ils nous assassinent. On a +dj fait cela en Belgique. Mais nous connaissons cette ruse et nous +saurons la punir. Les cadavres allemands couchs prs de la barricade +seront bien vengs. Les coupables paieront cher leur crime.</p> + +<p>Dans son indignation il lui semblait que la mort<a name="page_228" id="page_228"></a> de ces uhlans ft une +chose inoue et monstrueuse, comme si les seuls ennemis de l'Allemagne +devaient prir la guerre et que les Allemands eussent tous le droit +d'y avoir la vie sauve.</p> + +<p>Ils taient alors au plus haut tage du chteau, et Marcel, en regardant +par une fentre, vit onduler au-dessus des arbres, du ct du village, +une sombre nue dont le soleil rougissait les contours. De l'endroit o +il se trouvait, il ne pouvait apercevoir que la pointe du clocher. +Autour du coq de fer voltigeaient des vapeurs qui ressemblaient une +fine gaze, des toiles d'araigne souleves par le vent. Une odeur de +bois brl arriva jusqu' ses narines. L'officier salua ce spectacle par +un rire cruel: c'tait le commencement de la vengeance.</p> + +<p>Quand ils furent redescendus dans le parc, le lieutenant prit Marcel +avec lui dans une automobile, et, tandis que les soldats s'installaient +au chteau, il emmena le chtelain vers une destination inconnue.</p> + +<p>A la sortie du parc, Marcel eut comme la brusque vision d'un monde +nouveau. Sur le village s'tendait un dais sinistre de fume, +d'tincelles, de flammches brasillantes; le clocher flambait comme une +norme torche; la toiture de l'glise, en s'effondrant, faisait jaillir +des tourbillons noirtres. Dans l'affolement du dsespoir, des femmes et +des enfants fuyaient travers la campagne avec des cris aigus. Les +btes, chasses par le feu, s'taient vades des tables et se<a name="page_229" id="page_229"></a> +dispersaient dans une course folle. Les vaches et les chevaux de labour +tranaient leur licol rompu par les violents efforts de l'pouvante, et +leurs flancs fumeux exhalaient une odeur de poil roussi. Les porcs, les +brebis, les poules se sauvaient ple-mle avec les chats et les chiens.</p> + +<p>Les Allemands, des multitudes d'Allemands affluaient de toutes parts. +C'tait comme un peuple de fourmis grises qui dfilaient, dfilaient +vers le Sud. Cela sortait des bois, emplissait les chemins, inondait les +champs. La verdure de la vgtation s'effaait sous le pitinement; les +cltures tombaient, renverses; la poussire s'levait en spirales +derrire le roulement sourd des canons et le trot cadenc des milliers +de chevaux. Sur les bords de la route avaient fait halte plusieurs +bataillons, avec leur suite de voitures et de btes de trait.</p> + +<p>Marcel avait vu cette arme aux parades de Berlin; mais il lui sembla +que ce n'tait plus la mme. Il ne restait ces troupes que bien peu de +leur lustre svre, de leur raideur muette et arrogante. La guerre, avec +ses ignobles ralits, avait aboli l'apprt thtral de ce formidable +organisme de mort. Les rgiments d'infanterie qui nagure, Berlin, +refltaient la lumire du soleil sur les mtaux et les courroies vernies +de leur quipement; les hussards de la mort, somptueux et sinistres; les +cuirassiers blancs, semblables des paladins du Saint-Graal; les +artilleurs<a name="page_230" id="page_230"></a> la poitrine raye de bandes blanches; tous ces hommes qui, +pendant les dfils, arrachaient des soupirs d'admiration aux Hartrott, +taient maintenant unifis et assimils dans la monotonie d'une mme +couleur vert pisseux et ressemblaient des lzards qui, force de +frtiller dans la poussire, finissent par se confondre avec elle.</p> + +<p>Les soldats taient extnus et sordides. Une exhalaison de chair +blanche, grasse et suante, mle l'odeur aigre du cuir, flottait sur +les rgiments. Il n'tait personne qui n'et l'air affam. Depuis des +jours et des jours ils marchaient sans trve, la poursuite d'un ennemi +qui russissait toujours leur chapper. Dans cette chasse forcene, +les vivres de l'intendance arrivaient tard aux cantonnements, et les +hommes ne pouvaient compter que sur ce qu'ils avaient dans leurs sacs. +Marcel les vit aligns au bord du chemin, dvorant des morceaux de pain +noir et des saucisses moisies. Quelques-uns d'entre eux se rpandaient +dans les champs pour y arracher des betteraves et d'autres tubercules +dont ils mchaient la pulpe dure, encore salie d'une terre sablonneuse +qui craquait sous la dent.</p> + +<p>Ils compensaient l'insuffisance de la nourriture par les produits d'une +terre riche en vignobles. Le pillage des maisons leur fournissait peu de +vivres; mais ils ne manquaient jamais de trouver une cave bien garnie. +L'Allemand d'humble condition, abreuv de bire et<a name="page_231" id="page_231"></a> accoutum +considrer le vin comme une boisson dont les riches avaient le +privilge, pouvait dfoncer les tonneaux coups de crosse et se baigner +les pieds dans les flots du prcieux liquide. Chaque bataillon laissait +comme trace de son passage un sillage de bouteilles vides. Les fourgons, +ne pouvant renouveler leurs provisions de vivres, se chargeaient de +futailles lorsqu'ils passaient dans les villages. Dpourvu de pain, le +soldat recevait de l'alcool.</p> + +<p>Lorsque l'automobile entra dans Villeblanche, elle dut ralentir sa +marche. Des murs calcins s'taient abattus sur la route, des poutres +demi carbonises obstruaient la chausse, et la voiture tait oblige de +virer entre les dcombres fumants. Les maisons des notables brlaient +comme des fournaises, parmi d'autres maisons qui se tenaient encore +debout, saccages, ventres, mais pargnes par l'incendie. Dans ces +brasiers de poutres crpitantes on apercevait des chaises, des +couchettes, des machines coudre, des fourneaux de cuisine, tous les +meubles du confort paysan, qui se consumaient ou qui se tordaient. +Marcel crut mme voir un bras qui mergeait des ruines et qui commenait + brler comme un cierge. Un relent de graisse chaude se mlait une +puanteur de fumerolles et de dbris carboniss.</p> + +<p>Tout coup l'automobile s'arrta. Des cadavres barraient le chemin: +deux hommes et une femme. Non loin de ces cadavres, des soldats +mangeaient,<a name="page_232" id="page_232"></a> assis par terre. Le chauffeur leur cria de dbarrasser la +route; et alors, avec leurs fusils et avec leurs pieds, ils poussrent +les morts encore tides, qui, chaque tour qu'ils faisaient sur +eux-mmes, rpandaient une trane de sang. Ds qu'il y eut assez de +place, l'automobile dmarra. Marcel entendit un craquement, une petite +secousse: les roues de derrire avaient cras un obstacle fragile. +Saisi d'horreur, il ferma les yeux.</p> + +<p>Quand il les rouvrit, il tait sur la place. La mairie brlait; l'glise +n'tait plus qu'une carcasse de pierres hrisses de langues de feu. L, +Marcel put se rendre compte de la faon dont l'incendie tait +mthodiquement propag par une troupe de soldats qui s'acquittaient de +cette sinistre besogne comme d'une corve ordinaire. Ils portaient des +caisses et des cylindres de mtal; un chef marchait devant eux, leur +dsignait les difices condamns; et, aprs qu'ils avaient lanc par les +fentres brises des pastilles et des jets de liquide, l'embrasement se +produisait avec une rapidit foudroyante.</p> + +<p>De la dernire maison que ces soldats venaient de livrer aux flammes, le +chtelain vit sortir deux fantassins franais qui, surpris par le feu et + demi asphyxis, tranaient derrire eux des bandages dfaits, tandis +que le sang ruisselait de leurs blessures mises nu. Epuiss de +fatigue, ils n'avaient pu suivre la retraite de leur rgiment. Ds +qu'ils parurent, cinq ou six Allemands s'lancrent sur eux, les +criblrent<a name="page_233" id="page_233"></a> de coups de baonnette et les repoussrent dans le brasier.</p> + +<p>Prs du pont, le lieutenant et Marcel descendirent d'automobile et +s'avancrent vers un groupe d'officiers vtus de gris, coiffs du casque + pointe, semblables tous les officiers. Nanmoins le lieutenant se +planta, rigide, une main la visire, pour parler celui qui se tenait +un peu en avant des autres. Marcel regarda cet homme qui, de son ct, +l'examinait avec de petits yeux bleus et durs. Le regard insolent et +scrutateur parcourut le chtelain de la tte aux pieds, et Marcel +comprit que sa vie dpendait de cet examen. Mais le chef haussa les +paules, pronona quelques mots, d'un air ddaigneux, puis s'loigna +avec deux de ses officiers, tandis que le reste du groupe se dispersait.</p> + +<p>—Son Excellence est trs bonne, dit alors le lieutenant Marcel. C'est +le commandant du corps d'arme, celui qui doit loger dans votre chteau. +Il pouvait vous faire fusiller; mais il vous pardonne, parce qu'il sera +votre hte. Il a ordonn toutefois que vous assistiez au chtiment de +ceux qui n'ont pas su prvenir l'assassinat de nos uhlans. Cela, pour +votre gouverne: vous n'en comprendrez que mieux votre devoir et la bont +de Son Excellence. Voici le peloton d'excution.</p> + +<p>En effet, un peloton d'infanterie s'avanait, conduit par un +sous-officier. Quand les files s'ouvrirent, Marcel aperut au milieu des +uniformes gris plusieurs<a name="page_234" id="page_234"></a> personnes que l'on brutalisait. Tandis que ces +personnes allaient s'aligner le long d'un mur, vingt mtres du +peloton, il les reconnut: le maire, le cur, le garde forestier, trois +ou quatre propritaires du village. Le maire avait sur le front une +longue estafilade, et un haillon tricolore pendait sur sa poitrine, +lambeau de l'charpe municipale qu'il avait ceinte pour recevoir les +envahisseurs. Le cur, redressant son corps petit et rond, s'efforait +d'embrasser dans un pieux regard les victimes et les bourreaux, le ciel +et la terre. Il paraissait grossi; sa ceinture noire, arrache par la +brutalit des soldats, laissait son ventre libre et sa soutane +flottante; ses cheveux blancs ruisselaient de sang, et les gouttes +rouges tombaient sur son rabat. Aucun des prisonniers ne parlait: ils +avaient puis leurs voix en protestations inutiles. Toute leur vie se +concentrait dans leurs yeux, qui exprimaient une sorte de stupeur. +tait-il possible qu'on les tut froidement, en dpit de leur complte +innocence? Mais la certitude de mourir donnait une noble srnit leur +rsignation.</p> + +<p>Quand le prtre, d'un pas que l'obsit rendait vacillant, alla prendre +sa place pour l'excution, des clats de rire troublrent le silence. +C'taient des soldats sans armes qui, accourus pour assister au +supplice, saluaient le vieillard par cet outrage: A mort le cur! Dans +cette clameur de haine vibrait le fanatisme des guerres religieuses. La +plupart des<a name="page_235" id="page_235"></a> spectateurs taient, soit de dvots catholiques, soit de +fervents protestants; mais les uns et les autres ne croyaient qu'aux +prtres de leur pays. Pour eux, hors de l'Allemagne tout tait sans +valeur, mme la religion.</p> + +<p>Le maire et le cur changrent de place dans le rang pour se rapprocher, +et, avec une courtoisie solennelle, ils s'offrirent l'un l'autre la +place d'honneur au centre du groupe.</p> + +<p>—Ici, monsieur le maire. C'est la place qui vous appartient.</p> + +<p>—Non, monsieur le cur. C'est la vtre.</p> + +<p>Ils discutaient pour la dernire fois; mais, en ce moment tragique, +c'tait pour se rendre un mutuel hommage et se tmoigner une dfrence +rciproque.</p> + +<p>Quand les fusils s'abaissrent, ils prouvrent tous deux le besoin de +dire quelques paroles, de couronner leur vie par une affirmation +suprme.</p> + +<p>—Vive la Rpublique! cria le maire.</p> + +<p>—Vive la France! cria le cur.</p> + +<p>Et il sembla au chtelain qu'ils avaient pouss le mme cri.</p> + +<p>Puis deux bras se dressrent, celui du prtre qui traa en l'air le +signe de la croix, celui du chef du peloton, dont l'pe nue jeta un +clair sinistre. Une dcharge retentit, suivie de quelques dtonations +tardives.</p> + +<p>Marcel fut saisi de compassion pour la pauvre<a name="page_236" id="page_236"></a> humanit, voir les +formes ridicules qu'elle prenait dans les affres de la mort. Parmi les +victimes, les unes s'affaissrent comme des sacs moiti vides; +d'autres rebondirent sur le sol comme des pelotes; d'autres +s'allongrent sur le dos ou sur le ventre dans une attitude de nageurs. +Et ce fut terre une palpitation de membres grouillants, de bras et de +jambes que tordaient les spasmes de l'agonie, tandis qu'une main dbile, +sortant de l'abatis humain, s'efforait de rpter encore le signe +sacr. Mais plusieurs soldats s'avancrent comme des chasseurs qui vont +ramasser leurs pices, et quelques coups de fusil, quelques coups de +crosse eurent vite fait d'immobiliser le tas sanglant. Le lieutenant +avait allum un cigare.</p> + +<p>—Quand vous voudrez, dit-il Marcel avec une drisoire politesse.</p> + +<p>Et ils revinrent en automobile au chteau.</p> + +<p> </p> + +<p>Le chteau tait dfigur par l'invasion. En l'absence du matre, on y +avait tabli une garde nombreuse. Tout un rgiment d'infanterie campait +dans le parc. Des milliers d'hommes, installs sous les arbres, +prparaient leur repas dans les cuisines roulantes. Les plates-bandes et +les corbeilles du jardin, les plantes exotiques, les avenues +soigneusement sables et ratisses, tout tait pitin, bris, sali par +l'irruption des<a name="page_237" id="page_237"></a> hommes, des btes et des voitures. Un chef qui portait +sur la manche le brassard de l'intendance, donnait des ordres comme s'il +et t le propritaire occup surveiller le dmnagement de sa +maison. Dj les tables taient vides. Marcel vit sortir ses dernires +vaches conduites coups de bton par les ptres casqus. Les plus +coteux reproducteurs, gorgs comme de simples btes de boucherie, +pendaient en quartiers des arbres de l'avenue. Dans les poulaillers et +les colombiers il ne restait pas un oiseau. Les curies taient remplies +de chevaux maigres qui se gavaient devant les rteliers combles, et +l'avoine des greniers, rpandue par incurie dans les cours, se perdait +en grande quantit avant d'arriver aux mangeoires. Les montures de +plusieurs escadrons erraient travers les prairies, dtruisant sous +leurs sabots les rigoles d'irrigation, les berges des digues, l'galit +du sol, tout le travail de longs mois. Les piles de bois de chauffage +brlaient inutilement dans le parc: par ngligence ou par mchancet, +quelqu'un y avait mis le feu. L'corce des arbres voisins craquait sous +les langues de la flamme.</p> + +<p>Au chteau mme, une foule d'hommes, sous les ordres de l'officier +d'intendance, s'agitaient dans un perptuel va-et-vient. Le commandant +du corps d'arme, aprs avoir inspect les travaux que les pontonniers +excutaient sur la rive de la Marne pour le passage des troupes, devait +s'y installer d'un<a name="page_238" id="page_238"></a> moment l'autre avec son tat-major. Ah! le pauvre +chteau historique!</p> + +<p>Marcel, cœur, se retira dans le pavillon de la conciergerie et s'y +affala sur une chaise de la cuisine, les yeux fixs terre. La femme du +concierge le considrait avec tonnement.</p> + +<p>—Ah! monsieur! Mon pauvre monsieur!</p> + +<p>Le chtelain apprciait beaucoup la fidlit de ces bons serviteurs, et +il fut touch par l'intrt que lui tmoignait la femme. Quant au mari, +faible et malade, il avait sur le front la trace noire d'un coup que lui +avaient donn les soldats, alors qu'il essayait de s'opposer la +spoliation du chteau en l'absence de son matre. La prsence mme de +leur fille Georgette voqua dans la mmoire de Marcel l'image de Chichi, +et il reporta sur elle quelque chose de la tendresse qu'il prouvait +pour sa propre fille. Georgette n'avait que quatorze ans; mais depuis +quelques mois elle commenait tre femme, et la croissance lui avait +donn les premires grces de son sexe. Sa mre, par crainte de la +soldatesque, ne lui permettait pas de sortir du pavillon.</p> + +<p>Cependant le millionnaire, qui n'avait rien pris depuis le matin, sentit +avec une sorte de honte qu'en dpit de la situation tragique on estomac +criait famine, et la concierge lui servit sur le coin d'une table un +morceau de pain et un morceau de fromage, tout ce qu'elle avait pu +trouver dans son buffet.<a name="page_239" id="page_239"></a></p> + +<p>L'aprs-midi, le concierge alla voir ce qui se passait au chteau, et il +revint dire Marcel que le gnral en avait pris possession avec sa +suite. Pas une porte ne restait close: elles avaient toutes t +enfonces coups de crosse et coups de hache. Beaucoup de meubles +avaient disparu, ou casss, ou enlevs par les soldats. L'officier +d'intendance rdait de pice en pice, y examinait chaque objet, dictait +des instructions en allemand. Le commandant du corps d'arme et son +entourage se tenaient dans la salle manger, o ils buvaient en +consultant de grandes cartes tales sur le parquet. Ils avaient oblig +le concierge descendre dans les caves pour leur en rapporter les +meilleurs vins.</p> + +<p>Dans la soire, la mare humaine qui couvrait la campagne reprit son +mouvement de flux. Plusieurs ponts avaient t jets sur la Marne et +l'invasion poursuivait sa marche. Certains rgiments s'branlaient au +cri de: <i>Nach Paris!</i> D'autres, qui devaient rester l jusqu'au +lendemain, se prparaient un gte, soit dans les maisons encore debout, +soit en plein air. Marcel entendit chanter des cantiques. Sous la +scintillation des premires toiles, les soldats se groupaient comme des +orphonistes, et leurs voix formaient un chœur solennel et doux, d'une +religieuse gravit. Au-dessus des arbres du parc flottait une nbulosit +sinistre dont la rougeur tait rendue plus intense par les ombres de la +nuit: c'taient les reflets du village<a name="page_240" id="page_240"></a> qui brlait encore. Au loin, +d'autres incendies de granges et de fermes rpandaient dans les tnbres +des lueurs sanglantes.</p> + +<p> </p> + +<p>Marcel, couch dans la chambre de ses concierges, dormit du sommeil +lourd de la fatigue, sans sursauts et sans rves. Au rveil, il +s'imagina qu'il n'avait sommeill que quelques minutes. Le soleil +colorait de teintes oranges les rideaux blancs de la fentre, et, sur +un arbre voisin, des oiseaux se poursuivaient en piaillant. C'tait une +frache et joyeuse matine d't.</p> + +<p>Lorsqu'il descendit la cuisine, le concierge lui donna des nouvelles. +Les Allemands s'en allaient. Le rgiment camp dans le parc tait parti +ds le point du jour, et bientt les autres l'avaient suivi. Il ne +demeurait au village qu'un bataillon. Le commandant du corps d'arme +avait pli bagage avec son tat-major; mais un gnral de brigade, que +son entourage appelait monsieur le comte, l'avait dj remplac au +chteau.</p> + +<p>En sortant du pavillon, Marcel vit prs du pont-levis cinq camions +arrts le long des fosss. Des soldats y apportaient sur leurs paules +les plus beaux meubles des salons. Le chtelain eut la surprise de +rester presque indiffrent ce spectacle. Qu'tait la perte de quelques +meubles en comparaison de tant de choses effroyables dont il avait t +tmoin?<a name="page_241" id="page_241"></a></p> + +<p>Sur ces entrefaites, le concierge lui annona qu'un officier allemand, +arriv depuis une heure en automobile, demandait le voir.</p> + +<p>C'tait un capitaine pareil tous les autres, coiff du casque +pointe, vtu de l'uniforme gristre, chauss de bottes de cuir rouge, +arm d'un sabre et d'un revolver, portant des jumelles et une carte +gographique dans un tui suspendu son ceinturon. Il paraissait jeune +et avait au bras gauche l'insigne de l'tat-major. Il demanda Marcel +en espagnol:</p> + +<p>—Me reconnaissez-vous?</p> + +<p>Marcel carquilla les yeux devant cet inconnu.</p> + +<p>—Vraiment vous ne me reconnaissez pas? Je suis Otto, le capitaine Otto +von Hartrott.</p> + +<p>Marcel ne l'avait pas vu depuis plusieurs annes; mais ce nom lui +remmora soudain ses neveux d'Amrique:—d'abord les moutards relgus +par le vieux Madariaga dans les dpendances du domaine; puis le jeune +lieutenant aperu Berlin, pendant la visite faite aux Hartrott, et +dont les parents rptaient satit qu'il serait peut-tre un autre +de Moltke.—Cet enfant lourdaud, cet officier imberbe tait devenu le +capitaine vigoureux et altier qui pouvait, d'un mot, faire fusiller le +chtelain de Villeblanche.</p> + +<p>Cependant Otto expliquait sa prsence son oncle. Il n'appartenait pas + la division loge au village; mais son gnral l'avait charg de +maintenir la liaison<a name="page_242" id="page_242"></a> avec cette division, de sorte qu'il tait venu +prs du chteau historique et qu'il avait eu le dsir de le revoir. Il +n'avait pas oubli les jours passs Villeblanche, lorsque les Hartrott +y taient venus en villgiature chez leurs parents de France. Les +officiers qui occupaient les appartements l'avaient retenu djeuner, +et, dans la conversation, l'un d'eux avait mentionn par hasard la +prsence du matre du logis. Cela avait t une agrable surprise pour +le capitaine, qui n'avait pas voulu repartir sans saluer son oncle; mais +il regrettait de le rencontrer la conciergerie.</p> + +<p>—Vous ne pouvez rester l, ajouta-t-il avec morgue. Rentrez au chteau, +comme cela convient votre qualit. Mes camarades auront grand plaisir + vous connatre. Ce sont des hommes du meilleur monde.</p> + +<p>D'ailleurs il loua beaucoup Marcel de n'avoir pas quitt son domaine. +Les troupes avaient ordre de svir avec une rigueur particulire contre +les biens des absents. L'Allemagne tenait ce que les habitants +demeurassent chez eux comme s'il ne se passait rien d'extraordinaire.</p> + +<p>Le chtelain protesta:</p> + +<p>—Les envahisseurs brlent les maisons et fusillent les innocents!</p> + +<p>Mais son neveu lui coupa la parole.</p> + +<p>—Vous faites allusion, pronona-t-il avec des lvres tremblantes de +colre, l'excution du maire et des notables. On vient de me raconter +la chose.<a name="page_243" id="page_243"></a> J'estime, moi, que le chtiment a t mou: il fallait raser +le village, tuer les femmes et les enfants. Notre devoir est d'en finir +avec les francs-tireurs. Je ne nie pas que cela soit horrible. Mais que +voulez-vous? C'est la guerre.</p> + +<p>Puis, sans transition, le capitaine demanda des nouvelles de sa mre +Hlna, de sa tante Luisa, de Chichi, de son cousin Jules, et il se +flicita d'apprendre qu'ils taient en sret dans le midi de la France. +Ensuite, croyant sans doute que Marcel attendait avec impatience des +nouvelles de la parent germanique, il se mit parler de sa propre +famille.</p> + +<p>Tous les Hartrott taient dans une magnifique situation. Son illustre +pre, qui l'ge ne permettait plus de faire campagne, tait prsident +de plusieurs socits patriotiques, ce qui ne l'empchait pas +d'organiser aussi de futures entreprises industrielles pour exploiter +les pays conquis. Son frre le savant faisait sur les buts de la guerre +des confrences o il dterminait thoriquement les pays que devrait +s'annexer l'empire victorieux, tonnait contre les mauvais patriotes qui +se montraient faibles et mesquins dans leurs prtentions. Ses deux +sœurs, un peu attristes par l'absence de leurs fiancs, lieutenants de +hussards, visitaient les hpitaux et demandaient Dieu le chtiment de +la perfide Angleterre.</p> + +<p>Tout en causant, le capitaine ramenait son oncle vers le chteau. Les +soldats, qui jusqu'alors avaient<a name="page_244" id="page_244"></a> ignor l'existence de Marcel, +l'observaient avec des yeux attentifs et presque respectueux, depuis +qu'ils le voyaient en conversation familire avec un capitaine +d'tat-major.</p> + +<p>Lorsque l'oncle et le neveu entrrent dans les appartements, Marcel eut +un serrement de cœur. Il voyait partout sur les murs des taches +rectangulaires de couleur plus fonce, qui trahissaient l'emplacement de +meubles et de tableaux disparus. Mais pourquoi ces dchirures aux +rideaux de soie, ces tapis maculs, ces porcelaines et ces cristaux +briss? Otto devina la pense du chtelain et rpta l'ternelle excuse:</p> + +<p>—Que voulez-vous? C'est la guerre.</p> + +<p>—Non, repartit Marcel avec une vivacit qu'il se crut permise en +parlant un neveu. Non! ce n'est pas la guerre, c'est le brigandage. +Tes camarades sont des cambrioleurs.</p> + +<p>Le capitaine se dressa par un violent sursaut, fixa sur son vieil oncle +des yeux flamboyants de colre, et pronona voix basse quelques +paroles qui sifflaient.</p> + +<p>—Prenez garde vous! Heureusement vous vous tes exprim en espagnol +et les personnes voisines n'ont pu vous comprendre. Si vous vous +permettiez encore de telles apprciations, vous risqueriez de recevoir +pour toute rponse une balle dans la tte. Les officiers de l'empereur +ne se laissent pas insulter.</p> + +<p>Et tout, dans l'attitude d'Hartrott, dmontrait la facilit avec +laquelle il aurait oubli la parent, s'il<a name="page_245" id="page_245"></a> avait reu l'ordre de svir +contre son oncle. Celui-ci baissa la tte.</p> + +<p>Mais, l'instant d'aprs, le capitaine parut oublier ce qu'il venait de +dire et affecta de reprendre un ton aimable. Il se faisait un plaisir de +prsenter Marcel Son Excellence le gnral comte de Meinbourg, qui, en +considration de ce que Desnoyers tait alli aux Hartrott, voulait bien +faire celui-ci l'honneur de l'admettre sa table.</p> + +<p>Invit dans sa propre maison, le chtelain entra dans la salle manger +o se trouvaient dj une vingtaine d'hommes vtus de drap gristre et +chausss de hautes bottes. L rien n'avait t bris: rideaux, tentures, +meubles taient intacts. Toutefois les buffets monumentaux prsentaient +de larges vides, et, au premier coup d'œil, Marcel constata que deux +riches services de vaisselle plate et un prcieux service de porcelaine +ancienne manquaient sur les tablettes. Le propritaire n'en dut pas +moins rpondre par des saluts crmonieux l'accueil que lui firent les +auteurs de ces rapines, et serrer la main que le comte lui tendit avec +une aristocratique condescendance, tandis que les autres officiers +allemands considraient ce bourgeois avec une curiosit bienveillante et +mme avec une sorte d'admiration: car ils savaient dj que c'tait un +millionnaire revenu du continent lointain o les hommes s'enrichissent +vite.</p> + +<p>—Vous allez djeuner avec les barbares, lui dit le<a name="page_246" id="page_246"></a> comte en le faisant +asseoir sa droite. Vous n'avez pas peur qu'ils vous dvorent tout +vivant?</p> + +<p>Les officiers rirent aux clats de l'esprit de Son Excellence et firent +d'vidents efforts pour montrer par leurs paroles et par leurs manires +combien on avait tort de les accuser de barbarie.</p> + +<p>Assis comme un tranger sa propre table, Marcel y mangea dans les +assiettes qui lui appartenaient, servi par des ennemis dont l'uniforme +restait visible sous le tablier ray. Ce qu'il mangeait tait lui; le +vin venait de sa cave; la viande tait celle de ses bœufs; les fruits +taient ceux de son verger; et pourtant il lui semblait qu'il tait l +pour la premire fois, et il prouvait le malaise de l'homme qui tout +coup se voit seul au milieu d'un attroupement hostile. Il considrait +avec tonnement ces intrus assis aux places o il avait vu sa femme, ses +enfants, les Lacour. Les convives parlaient allemand entre eux; mais +ceux qui savaient le franais se servaient souvent de cette langue pour +s'entretenir avec l'invit, et ceux qui n'en baragouinaient que quelques +mots les rptaient avec d'aimables sourires. Chez tous le dsir tait +visible de plaire au chtelain.</p> + +<p>Marcel les examina l'un aprs l'autre. Les uns taient grands, sveltes, +d'une beaut anguleuse; d'autres taient carrs et membrus, avec le cou +gros et la tte enfonce entre les paules. Tous avaient les cheveux +coups ras, ce qui faisait autour de la table<a name="page_247" id="page_247"></a> une luisante couronne de +botes crniennes roses ou brunes, avec des oreilles qui ressortaient +grotesquement, avec des mchoires amaigries qui accusaient leur relief +osseux. Quelques-uns avaient sur les lvres des crocs relevs en pointe, + la mode impriale; mais la plupart taient rass ou n'avaient que de +courtes moustaches aux poils raides. Les fatigues de la guerre et des +marches forces taient apparentes chez tous, mais plus encore chez les +corpulents. Un mois de campagne avait fait perdre ces derniers leur +embonpoint, et la peau de leurs joues et de leur menton pendait, flasque +et ride.</p> + +<p>Le comte tait le plus g de tous, le seul qui et conserv longs ses +cheveux d'un blond fauve, dj mls de poils gris, peigns avec soin et +luisants de pommade. Sec, anguleux et robuste, il gardait encore, aux +approches de la cinquantaine, une vigueur juvnile entretenue par les +exercices physiques; mais il dissimulait sa rudesse d'homme combatif +sous une nonchalance molle et fminine. Au poignet de la main qu'il +abandonnait ngligemment sur la table, il avait un bracelet d'or; et sa +tte, sa moustache, toute sa personne exhalaient une forte odeur de +parfums.</p> + +<p>Les officiers le traitaient avec un grand respect. Otto avait parl de +lui son oncle comme d'un remarquable artiste, la fois musicien et +pote. Avant la guerre, certains bruits fcheux, relatifs sa vie +prive,<a name="page_248" id="page_248"></a> l'avaient loign de la cour; mais, au dire du capitaine, ce +n'tait que des calomnies de journaux socialistes. Malgr tout, +l'empereur, dont le comte avait t le condisciple, lui gardait en +secret toute son amiti. Nul n'avait oubli le ballet des <i>Caprices de +Shhrazade</i>, reprsent avec un grand faste Berlin sur la +recommandation du puissant camarade.</p> + +<p>Le comte crut que, si Marcel gardait le silence, c'tait par +intimidation, et, afin de le mettre son aise, il lui adressa le +premier la parole. Quand Marcel eut expliqu qu'il n'avait quitt Paris +que depuis trois jours, les assistants s'animrent, voulurent avoir des +nouvelles.</p> + +<p>—Avez-vous vu les meutes?...</p> + +<p>—La troupe a-t-elle tu beaucoup de manifestants?...</p> + +<p>—De quelle manire a t assassin le prsident Poincar?...</p> + +<p>Toutes ces questions lui furent adresses la fois. Marcel, dconcert +par leur invraisemblance, ne sut d'abord quoi rpondre et pensa un +instant qu'il tait dans une maison d'alins. Des meutes? L'assassinat +du prsident? Il ne savait rien de tout cela. D'ailleurs, qui auraient +t les meutiers? Quelle rvolution pouvait clater Paris, puisque le +gouvernement n'tait pas ractionnaire?</p> + +<p>A cette rponse, les uns considrrent d'un air de piti ce pauvre +bent; d'autres prirent une mine<a name="page_249" id="page_249"></a> souponneuse l'gard de ce sournois +qui feignait d'ignorer des vnements dont il avait ncessairement +entendu parler. Le capitaine Otto intervint d'une voix imprative, comme +pour couper court tout faux-fuyant:</p> + +<p>—Les journaux allemands, dit-il, ont longuement parl de ces faits. Il +y a quinze jours, le peuple de Paris s'est soulev contre le +gouvernement, a assailli l'lyse et massacr Poincar. L'arme a d +employer les mitrailleuses pour rtablir l'ordre. Tout le monde sait +cela. Au reste, ce sont les grands journaux d'Allemagne qui ont publi +ces nouvelles, et l'Allemagne ne ment jamais.</p> + +<p>L'oncle persista affirmer que, quant lui, il ne savait rien, n'avait +rien vu, rien entendu dire. Puis, comme ses dclarations taient +accueillies par des gestes de doute ironique, il garda le silence. Alors +le comte, esprit suprieur, incapable de tomber dans la crdulit +vulgaire, intervint d'un ton conciliant:</p> + +<p>—En ce qui concerne l'assassinat le doute est permis: car les journaux +allemands peuvent avoir exagr sans qu'il y ait lieu de les accuser de +mauvaise foi. Par le fait, il y a quelques heures, le grand tat-major +m'a annonc la retraite du gouvernement franais Bordeaux. Mais le +soulvement des Parisiens et leur conflit avec la troupe sont des faits +indniables. Sans aucun doute notre hte en est instruit, mais il ne +veut pas l'avouer.<a name="page_250" id="page_250"></a></p> + +<p>Marcel osa contredire le personnage; mais on ne l'couta point. Paris! +Ce nom avait fait briller tous les yeux, excit la loquacit de toutes +les bouches. Paris! de grands magasins qui regorgeaient de richesses! +des restaurants clbres, des femmes, du Champagne et de l'argent! +Chacun aspirait voir le plus tt possible la Tour Eiffel et entrer +en vainqueur dans la capitale, pour se ddommager des privations et des +fatigues d'une si rude campagne. Quoique ces hommes fussent des +adorateurs de la gloire militaire et qu'ils considrassent la guerre +comme indispensable la vie humaine, ils ne laissaient pas de se +plaindre des souffrances que la guerre leur causait.</p> + +<p>Le comte, lui, exprima une plainte d'artiste:</p> + +<p>—Cette guerre m'a t trs prjudiciable, dit-il d'un ton dolent. +L'hiver prochain, on devait donner Paris un nouveau ballet de moi.</p> + +<p>Tout le monde prit part ce noble ennui; mais quelqu'un fit remarquer +que, aprs le triomphe, la reprsentation du ballet aurait lieu par +ordre et que les Parisiens seraient bien obligs de l'applaudir.</p> + +<p>—Ce ne sera pas la mme chose, soupira le comte.</p> + +<p>Et il eut un instant de mditation silencieuse.</p> + +<p>—Je vous confesse, reprit-il ensuite, que j'aime Paris. Quel malheur +que les Franais n'aient jamais voulu s'entendre avec nous!<a name="page_251" id="page_251"></a></p> + +<p>Et il s'absorba de nouveau dans une mlancolie de profond penseur.</p> + +<p>Un des officiers parla des richesses de Paris avec des yeux de +convoitise, et Marcel le reconnut au brassard qu'il avait sur la manche: +c'tait cet homme qui avait mis au pillage les appartements du chteau. +L'intendant devina sans doute les penses du chtelain: car il crut bon +de donner, d'un air poli, quelques explications sur l'trange +dmnagement auquel il avait procd.</p> + +<p>—Que voulez-vous, monsieur? C'est la guerre. Il faut que les frais de +la guerre se paient sur les biens des vaincus. Tel est le systme +allemand. Grce cette mthode, on brise les rsistances de l'ennemi et +la paix est plus vite faite. Mais ne vous attristez pas de vos pertes: +aprs la guerre, vous pourrez adresser une rclamation au gouvernement +franais, qui vous indemnisera du tort que vous aurez subi. Vos parents +de Berlin ne manqueront pas d'appuyer cette demande.</p> + +<p>Marcel entendit avec stupeur cet incroyable conseil. Quelle tait donc +la mentalit de ces gens-l? taient-ils fous, ou voulaient-ils se +moquer de lui?</p> + +<p>Le djeuner fini, plusieurs officiers se levrent, ceignirent leurs +sabres et s'en allrent leur service. Quant au capitaine Hartrott, il +devait retourner prs de son gnral. Marcel l'accompagna jusqu' +l'automobile. Lorsqu'ils furent arrivs la porte du parc,<a name="page_252" id="page_252"></a> le +capitaine donna des ordres un soldat, qui courut chercher un morceau +de la craie dont on se servait pour marquer les logements militaires. +Otto, qui voulait protger son oncle, traa sur le mur cette +inscription:</p> + +<div class="poem"> +<span class="i0"><i>Bitte, nicht plndern</i><br /></span> +<span class="i0"><i>Es sind freundliche Leute<a name="FNanchor_G_7" id="FNanchor_G_7"></a><a href="#Footnote_G_7" class="fnanchor">[G]</a>.</i><br /></span> +</div> + +<p>Et il expliqua Marcel le sens des mots qu'il venait d'crire. Mais +celui-ci se rcria:</p> + +<p>—Non, non, je refuse une protection ainsi motive. Je n'prouve aucune +bienveillance pour les envahisseurs. Si je me suis tu, c'est parce que +je ne pouvais pas faire autrement.</p> + +<p>Alors le neveu, sans rien dire, effaa la seconde ligne de +l'inscription; puis, d'un ton de piti sarcastique:</p> + +<p>—Adieu, mon oncle, ricana-t-il. Nous nous reverrons bientt avenue +Victor-Hugo.</p> + +<p>En retournant au chteau, Marcel aperut l'ombre d'un bouquet d'arbres +le comte qui, en compagnie de ses deux officiers d'ordonnance et d'un +chef de bataillon, dgustait le caf en plein air. Le comte obligea le +chtelain prendre une chaise et s'asseoir, et ces messieurs, tout en +causant, firent une grande consommation<a name="page_253" id="page_253"></a> des liqueurs provenant des +caves du chteau. Par les bruits qui arrivaient jusqu' lui, Marcel +devinait qu'il y avait hors du parc un grand mouvement de troupes. En +effet, un autre corps d'arme passait avec une sourde rumeur; mais les +rideaux d'arbres cachaient ce dfil, qui se dirigeait toujours vers le +sud.</p> + +<p>Tout coup, un phnomne inexplicable troubla le calme de l'aprs-midi. +C'tait un roulement de tonnerre lointain, comme si un orage invisible +se ft dchan par del l'horizon. Le comte interrompit la conversation +qu'il tenait en allemand avec ses officiers, pour dire Marcel:</p> + +<p>—Vous entendez? C'est le canon. Une bataille est engage. Nous ne +tarderons pas entrer dans la danse.</p> + +<p>Et il se leva pour retourner au chteau. Les officiers d'ordonnance +partirent vers le village, et Marcel resta seul avec le chef de +bataillon, qui continua de savourer les liqueurs en se pourlchant les +babines.</p> + +<p>—Triste guerre, monsieur! dit le buveur en franais, aprs avoir fait +connatre au chtelain qu'il commandait le bataillon cantonn +Villeblanche et qu'il s'appelait Blumhardt.</p> + +<p>Ces paroles firent que Marcel prouva une subite sympathie pour le +<i>Bataillons-Kommandeur</i>. C'est un Allemand, pensa-t-il, mais il a l'air +d'un honnte homme. A premire vue, les Allemands trompent par<a name="page_254" id="page_254"></a> la +rudesse de leur extrieur et par la frocit de la discipline qui les +oblige commettre sans scrupule les actions les plus atroces; mais, +quand on vit avec eux dans l'intimit, on retrouve la bonne nature sous +les dehors du barbare. En temps de paix, Blumhardt avait sans doute t +obse; mais il avait aujourd'hui l'apparence mollasse et dtendue d'un +organisme qui vient de subir une perte de volume. Il n'tait pas +difficile de reconnatre que c'tait un bourgeois arrach par la guerre + une tranquille et sensuelle existence.</p> + +<p>—Quelle vie! continua Blumhardt. Puisse Dieu chtier ceux qui ont +provoqu une pareille catastrophe!</p> + +<p>Cette fois, Marcel fut conquis. Il crut voir devant lui l'Allemagne +qu'il avait imagine souvent: une Allemagne douce, paisible, un peu +lente et lourde, mais qui rachetait sa rudesse originelle par un +sentimentalisme innocent et potique. Ce chef de bataillon tait +assurment un bon pre de famille, et le chtelain se le reprsenta +tournant en rond avec sa femme et ses enfants sous les tilleuls de +quelque ville de province, autour du kiosque o des musiciens militaires +jouaient des sonates de Beethoven; puis la <i>Bierbraurei</i>, o, devant +des piles de soucoupes, entre deux conversations d'affaires, il +discutait avec ses amis sur des problmes mtaphysiques. C'tait l'homme +de la vieille Allemagne, un personnage<a name="page_255" id="page_255"></a> d'<i>Hermann et Dorothe</i>. Sans +doute il tait possible que les gloires de l'empire eussent un peu +modifi le genre de vie de ce bourgeois d'autrefois et que, par exemple, +au lieu d'aller la brasserie, il frquentt le cercle des officiers et +partaget dans quelque mesure l'orgueil de la caste militaire; mais +pourtant c'tait toujours l'Allemand de mœurs patriarcales, au cœur +dlicat et tendre, prt verser des larmes pour une touchante scne de +famille ou pour un morceau de belle musique.</p> + +<p>Le commandant Blumhardt parla des siens, qui habitaient Cassel.</p> + +<p>—Huit enfants, monsieur! dit-il avec un visible effort pour contenir +son motion. De mes trois garons, les deux ans se destinent tre +officiers. Le cadet ne va que depuis six mois l'cole: il est grand +comme a...</p> + +<p>Et il indiqua avec la main la hauteur de ses bottes. En parlant de ce +petit, il avait le cœur gros et ses lvres souriaient avec un +tremblement d'amour. Puis il fit l'loge de sa femme: une excellente +matresse de maison, une mre qui se sacrifiait pour le bonheur de son +mari et de ses enfants. Ah! cette bonne Augusta! Ils taient maris +depuis vingt ans, et il l'adorait comme au premier jour. Il gardait dans +une poche intrieure de sa tunique toutes les lettres qu'elle lui avait +crites depuis le commencement de la campagne.<a name="page_256" id="page_256"></a></p> + +<p>—Au surplus, monsieur, voici son portrait et celui de mes enfants.</p> + +<p>Il tira de sa poitrine un mdaillon d'argent dcor la mode munichoise +et pressa un ressort qui fit s'ouvrir en ventail plusieurs petits +cercles dont chacun contenait une photographie: la <i>Frau Kommandeur</i>, +d'une beaut austre et rigide, imitant l'attitude et la coiffure de +l'impratrice; les <i>Fruleine Kommandeur</i>, toutes les cinq vtues de +blanc, les yeux levs au ciel comme si elles chantaient une romance; les +trois garons en uniformes d'coles militaires ou d'coles prives. Et +penser qu'un simple petit clat d'obus pouvait le sparer jamais de +ces tres chris!</p> + +<p>—Ah! oui, reprit-il en soupirant, c'est une triste guerre! Puisse Dieu +chtier les Anglais!</p> + +<p>Marcel n'avait pas encore eu le temps de se remettre de l'bahissement +que lui avait caus ce souhait imprvu, lorsqu'un sous-officier vint +dire au chef de bataillon que M. le comte le demandait l'instant mme. +Blumhardt se leva donc, non sans avoir caress d'un regard de tendre +regret les bouteilles de liqueur, et il s'loigna vers le chteau.</p> + +<p>Le sous-officier resta avec Marcel. C'tait un jeune docteur en droit, +qui remplissait auprs du gnral les fonctions de secrtaire. Il ne +manquait aucune occasion de parler franais, pour se perfectionner dans +la pratique de cette langue, et il engagea tout<a name="page_257" id="page_257"></a> de suite la +conversation avec le chtelain. Il expliqua d'abord qu'il n'tait qu'un +universitaire mtamorphos en soldat: l'ordre de mobilisation l'avait +surpris alors qu'il tait professeur dans un collge et la veille de +contracter mariage. Cette guerre avait drang tous ses plans.</p> + +<p>—Quelle calamit, monsieur! Quel bouleversement pour le monde! Nombreux +taient ceux qui voyaient venir la catastrophe, et il tait invitable +qu'elle se produist un jour ou l'autre. La faute en est au capital, au +maudit capital.</p> + +<p>Le sous-officier tait socialiste. Il ne dissimulait point la part qu'il +avait prise quelques actes un peu hardis de son parti, et cela lui +avait valu des perscutions et des retards dans son avancement. Mais la +Social-Dmocratie tait accepte maintenant par l'empereur et flatte +par les <i>junkers</i> les plus ractionnaires. L'union s'tait faite +partout. Les dputs avancs formaient au Reichstag le groupe le plus +docile de tous. Quant lui, il ne gardait de son pass qu'une certaine +ardeur anathmatiser le capitalisme coupable de la guerre.</p> + +<p>Marcel se risqua discuter avec cet ennemi qui semblait d'un caractre +doux et tolrant.</p> + +<p>—Le vrai coupable ne serait-il pas le militarisme prussien? N'est-ce +pas le parti militariste qui a cherch et prpar le conflit, qui a +empch tout accommodement par son arrogance?<a name="page_258" id="page_258"></a></p> + +<p>Mais le socialiste nia rsolument. Les dputs de son parti taient +favorables la guerre, et sans aucun doute ils avaient leurs raisons +pour cela. Le Franais eut beau rpter des arguments et des faits; ses +paroles rebondirent sur la tte dure de ce rvolutionnaire qui, +accoutum l'aveugle discipline germanique, laissait ses chefs le +soin de penser pour lui.</p> + +<p>—Qui sait? finit par dire le socialiste. Il se peut que nous nous +soyons tromps; mais l'heure actuelle tout cela est obscur, et nous +manquons des lments qui nous permettraient de nous former une opinion +sre. Lorsque le conflit aura pris fin, nous connatrons les vrais +coupables, et, s'ils sont des ntres, nous ferons peser sur eux les +justes responsabilits.</p> + +<p>Marcel eut envie de rire en prsence d'une telle candeur. Attendre la +fin de la guerre pour savoir qui en tait responsable? Mais, si l'empire +tait victorieux, comment serait-il possible qu'en plein triomphe on ft +peser sur les militaristes les responsabilits d'une guerre heureuse?</p> + +<p>—Dans tous les cas, ajouta le sous-officier en s'acheminant avec Marcel +vers le chteau, cette guerre est triste. Que de morts! Nous serons +vainqueurs; mais un nombre immense des ntres succombera avant la +bataille dcisive.</p> + +<p>Et, songeur, il s'arrta sur le pont-levis et se mit jeter des +morceaux de pain aux cygnes qui voluaient sur les eaux du foss. On +continuait entendre<a name="page_259" id="page_259"></a> gronder au loin la tempte invisible, qui +devenait de plus en plus violente.</p> + +<p>—Peut-tre la livre-t-on en ce moment, cette bataille dcisive, reprit +le sous-officier. Ah! puisse notre prochaine entre Paris mettre un +terme ces massacres et donner au monde le bienfait de la paix!</p> + +<p> </p> + +<p>Le crpuscule tombait, lorsque Marcel aperut un grand rassemblement +l'entre du chteau. C'taient des paysans, hommes et femmes, qui +entouraient un piquet de soldats. Il s'approcha du groupe et vit le +commandant Blumhardt la tte du dtachement. Parmi les fantassins en +armes s'avanait un garon du village, entre deux hommes qui lui +tenaient sur la poitrine la pointe de leurs baonnettes. Son visage, +marqu de taches de rousseur et dpar par un nez de travers, tait +d'une lividit de cire; sa chemise, sale de suie, tait dchire, et on +y voyait les marques des grosses mains qui l'avaient mise en lambeaux; +l'une de ses tempes, le sang coulait d'une large blessure. Derrire lui +marchait une femme chevele, qu'entouraient quatre gamines et un +bambin, tous maculs de noir comme s'ils sortaient d'un dpt de +charbon. La femme gesticulait avec violence et entrecoupait de sanglots +les paroles qu'elle adressait aux soldats et que ceux-ci ne pouvaient +comprendre.<a name="page_260" id="page_260"></a></p> + +<p>Ce garon tait son fils. La veille, la mre s'tait rfugie avec ses +enfants dans la cave de leur maison incendie; mais la faim les avait +obligs d'en sortir. Quand les Allemands avaient vu le jeune homme, ils +l'avaient pris et maltrait. Ils croyaient que ce garon avait vingt +ans, le considraient comme d'ge tre soldat, et voulaient le +fusiller sance tenante, pour qu'il ne s'enrlt point dans l'arme +franaise.</p> + +<p>—Mais ce n'est pas vrai! protestait la femme. Il n'a pas plus de +dix-huit ans... Il n'a mme pas dix-huit ans: il n'a que dix-sept ans et +demi!...</p> + +<p>Et elle se tournait vers les autres femmes pour invoquer leur +tmoignage: de lamentables femmes aussi sales qu'elle-mme et dont les +vtements lacrs exhalaient une odeur de suie, de misre et de mort. +Toutes confirmaient les paroles de la mre et joignaient leurs +lamentations aux siennes; quelques-unes, contre toute vraisemblance, +n'attribuaient mme au prisonnier que seize ans, que quinze ans. Les +petits contemplaient leur frre avec des yeux dilats par la terreur et +mlaient leurs cris aigus au chœur des femmes vocifrantes.</p> + +<p>Lorsque la mre reconnut M. Desnoyers, elle s'approcha de lui et se +rassrna soudain, comme si elle tait sre que le matre du chteau +pouvait sauver son fils. Devant ce dsespoir qui l'appelait l'aide, +Marcel, persuad que Blumhardt, aprs le courtois entretien qu'ils +avaient eu ensemble, l'couterait<a name="page_261" id="page_261"></a> volontiers, se fit un devoir +d'intervenir. Il dit donc au commandant qu'il connaissait ce +garon,—par le fait, il ne se souvenait pas de l'avoir jamais vu,—et +qu'il le croyait peine g de dix-neuf ans.</p> + +<p>—Mais, repartit Blumhardt, le secrtaire de la mairie vient d'avouer +qu'il a vingt ans!</p> + +<p>—Mensonge! hurla la mre. Le secrtaire a fait erreur! Il est vrai que +mon fils est robuste pour son ge, mais il n'a pas vingt ans. Monsieur +Desnoyers vous l'atteste!</p> + +<p>—Au surplus, ajouta Marcel, mme s'il les avait, serait-ce une raison +pour le fusiller?</p> + +<p>Blumhardt haussa les paules sans rpondre. Maintenant qu'il exerait +ses fonctions de chef, il n'attachait plus aucune importance ce que +lui disait le chtelain.</p> + +<p>—Avoir vingt ans n'est pas un crime, insista Marcel.</p> + +<p>—Assez! interrompit rudement Blumhardt. Ce n'est ni votre affaire ni la +mienne. Je suis homme de conscience, et, puisqu'il y a doute, je vais +consulter le gnral. C'est lui qui dcidera.</p> + +<p>Ils ne prononcrent plus un mot. Devant le pont-levis, l'escorte +s'arrta avec son prisonnier. De l'un des appartements sortaient les +accords d'un piano, et cela parut de bon augure Marcel: c'tait sans +doute le comte qui touchait de cet instrument, et un artiste ne pouvait +tre inutilement cruel. Introduits<a name="page_262" id="page_262"></a> au salon, ils trouvrent en effet le +gnral assis devant un magnifique piano queue, dont l'intendant +aurait bien voulu s'emparer, mais que le compositeur avait donn l'ordre +de laisser en place pour son propre usage. Blumhardt exposa brivement +l'affaire, tandis que l'autre, d'un air ennuy, faisait courir ses +doigts sur les touches.</p> + +<p>—O est le prisonnier? demanda enfin le gnral.</p> + +<p>—En bas, prs du pont-levis.</p> + +<p>Le gnral se leva, s'approcha d'une fentre, fit signe aux soldats +d'amener le prisonnier devant lui. Il regarda le garon pendant une +demi-minute, tout en fumant la cigarette turque qu'il venait d'allumer, +puis marmotta entre ses dents: Tant pis pour lui: il est trop laid! +Et, se retournant vers le chef de bataillon:</p> + +<p>—Cet homme a vingt ans passs, pronona-t-il. Faites votre devoir.</p> + +<p>Marcel, confondu, sortit avec Blumhardt. Comme ils traversaient le +vestibule, ils rencontrrent le concierge qui, en compagnie de sa fille +Georgette, apportait du pavillon un matelas et des draps. Le chtelain, +qui ne voulait pas embarrasser ces braves gens de sa personne une +seconde nuit, mais qui, malgr l'invitation du comte, ne voulait pas non +plus se rinstaller dans les appartements ct de l'intrus, avait +command qu'on lui prpart un lit dans une mansarde, sous les combles. +Or, depuis que les concierges<a name="page_263" id="page_263"></a> voyaient leur matre en bonnes relations +avec les Allemands, ils ne craignaient plus autant les envahisseurs et +vaquaient sans crainte leurs besognes, persuads qu'au moins en plein +jour et dans le chteau ils ne couraient aucun risque.</p> + +<p>A la vue de Georgette, le chef de bataillon, malgr la raideur qu'il +affectait dans le service, s'humanisa et dit au pre:</p> + +<p>—Elle est gentille, votre petite.</p> + +<p>Elle se tenait devant lui, droite, timide, les yeux baisss, un peu +tremblante comme si elle pressentait un pril obscur; mais elle n'en +faisait pas moins effort pour sourire. Blumhardt crut sans doute que ce +sourire tait de sympathie; car il devint plus familier, et, de sa +grosse patte, il caressa les joues et pina le menton de la jouvencelle. +A ce dsagrable contact les yeux de Georgette s'emplirent de larmes. +Ceux du commandant brillaient de plaisir. Marcel, qui l'observait, +demeura perplexe. Comment tait-il possible que cet homme, qui allait +faire fusiller sans piti un innocent, pt tre en mme temps un bon +pre de famille qui, parmi les horreurs de la guerre, s'attendrissait +regarder une fillette, sans doute parce qu'elle lui rappelait les cinq +enfants qu'il avait laisss Cassel? Dcidment l'me humaine tait un +trange tissu de contradictions.</p> + +<p>—Au revoir, dit Blumhardt Georgette. Tu vois bien que je ne suis pas +mchant. Veux-tu m'embrasser?<a name="page_264" id="page_264"></a></p> + +<p>Et il se pencha vers elle. Mais elle eut un mouvement si violent de +rpulsion qu'il ne put se mprendre sur les sentiments de la jeune +fille, et lui dit en ricanant, avec un regard qui n'avait plus rien de +paternel:</p> + +<p>—Tu as beau faire la vilaine avec moi; a ne m'empche pas de te +trouver jolie.</p> + +<p> </p> + +<p>Pendant les quatre jours qui suivirent, Marcel mena une vie absurde, +coupe d'horribles visions. Pour ne plus avoir de rapports avec les +occupants du chteau, il ne quittait gure sa mansarde, o il restait +tendu sur son lit toute la matine se dsoler et rvasser.</p> + +<p>Au cours de ces heures d'oisivet anxieuse, il se rappela certains +bas-reliefs assyriens du British Museum, dont il avait vu les +photographies chez un de ses amis, quelques mois auparavant. Ces +monuments de l'antique brutalit humaine lui avaient paru terribles. Les +guerriers incendiaient les villes; les prisonniers dcapits +s'entassaient par monceaux; les paysans pacifiques, rduits en +esclavage, s'en allaient en longues files, la chane au cou. Et il +s'tait flicit de vivre dans une poque o de telles horreurs taient +devenues impossibles. Mais non: en dpit des sicles couls, la guerre +tait toujours la mme. Aujourd'hui encore, sous le casque pointe, les +soldats procdaient comme avaient procd jadis les satrapes la mitre<a name="page_265" id="page_265"></a> +bleue et la barbe annele. On fusillait l'adversaire, encore qu'il +n'et pas pris les armes; on assassinait les blesss et les prisonniers; +on acheminait vers l'Allemagne le troupeau des populations civiles, +asservies comme les captifs d'autrefois. A quoi donc avait servi ce que +les modernes appellent orgueilleusement le progrs? Qu'taient devenues +ces lois de la guerre qui se vantaient de soumettre la force elle-mme +au respect du droit et qui prtendaient obliger les hommes se battre +en se faisant les uns aux autres le moins de mal possible? La +civilisation n'tait-elle qu'un trompe-l'œil et une duperie?...</p> + +<p>Chaque matin, vers midi, la femme du concierge montait la mansarde +pour avertir son matre qu'elle lui avait prpar djeuner; mais il +rpondait qu'il n'avait pas faim, qu'il ne voulait pas descendre. Alors +elle insistait, lui offrait d'apporter dans la mansarde le maigre menu. +Il finissait par consentir, et, tout en mangeant, il causait avec elle.</p> + +<p>Elle lui racontait ce qui se passait au chteau. Ah! quelle vie menait +cette soldatesque! Comme ils buvaient, chantaient, hurlaient! Aprs une +furieuse ripaille, ils avaient bris tous les meubles de la salle +manger; puis ils s'taient mis danser, quelques-uns demi nus, +imitant les dandinements et les grimaces fminines. Le comte lui-mme +tait ivre comme une bourrique, et, vautr sur les coussins d'un divan, +il contemplait avec dlices ce hideux spectacle.<a name="page_266" id="page_266"></a></p> + +<p>—Et dire que nous sommes obligs de servir ces brutes! gmissait la +pauvre femme. Ils ne sont plus les mmes qu' leur arrive. Les soldats +annoncent que leur rgiment part demain pour une grande bataille; c'est +cela qui les rend fous. Ils me font peur, ils me font peur!</p> + +<p>Ce qu'elle ne disait pas, mais ce qui lui torturait l'me, c'tait +qu'elle avait peur surtout pour Georgette. La veille, elle avait vu +quelques-uns de ces hommes rder autour de la conciergerie, et elle +avait eu aussitt l'ide de cacher sa fille. La chose n'tait pas facile +dans une proprit envahie par des centaines de soldats, dans un chteau +dont toutes les serrures avaient t mthodiquement brises tous les +tages. Mais elle se souvint qu' ct de la mansarde occupe par le +chtelain il y avait, dans l'angle des combles, un petit rduit dont ces +sauvages avaient nglig d'abattre la porte; et, comme les soldats ne +faisaient jamais l'inutile ascension du grenier, elle pensa que ce +serait pour sa fille une bonne cachette, d'autant mieux que la prsence +du chtelain dans la mansarde contigu serait, le cas chant, une +protection pour la fillette. Marcel approuva les prcautions prises, +promit de veiller sur sa jeune voisine et fit recommander l'enfant de +se tenir tranquille et silencieuse.</p> + +<p>La nuit suivante, vers trois heures, le chtelain fut brusquement +rveill par le bruit d'une porte qui<a name="page_267" id="page_267"></a> d'abord grina sous une forte +pousse, puis fut jete bas d'un coup d'paule. Et aussitt aprs +retentirent des cris fminins, des supplications, des sanglots +dsesprs. C'tait Georgette qui appelait au secours, tout en se +dfendant contre l'ignoble outrage. Mais soudain une autre voix tonna +dans le couloir:</p> + +<p>—Ah! brigand!...</p> + +<p>Une lutte d'un instant s'engagea au seuil du rduit et se termina par un +coup de revolver. Tout cela s'tait fait si vite que Marcel avait eu +peine le temps de sauter bas de son lit et de commencer se vtir. +Lorsqu'il sortit de sa mansarde, un bougeoir la main, il se heurta +contre un corps qui agonisait: c'tait le concierge dont les yeux +vitreux taient dmesurment ouverts et dont les lvres se couvraient +d'une cume sanglante, tandis qu' ct de sa main droite luisait un +long couteau de cuisine. Et Marcel reconnut aussi le meurtrier: c'tait +le commandant Blumhardt, qui tenait encore son revolver la main: un +Blumhardt nouveau, la face livide, aux yeux lubriques, avec une +bestiale expression d'arrogance froce. A l'autre bout du corridor, +plusieurs soldats, attirs par la dtonation, montaient bruyamment +l'escalier.</p> + +<p>En somme, le mari d'Augusta n'tait pas fier d'tre surpris au milieu +d'une telle aventure. Quand les soldats, dont les uns portaient des +lumires et dont les autres taient arms de sabres et de fusils,<a name="page_268" id="page_268"></a> +furent arrivs prs du chef de bataillon, celui-ci chercha +instinctivement les mots qui expliqueraient sa prsence en ces lieux et +le drame sanglant qui venait de s'accomplir. Une soudaine sonnerie de +clairon, clatant dans la cour du chteau, lui vint en aide. C'tait le +signal du rveil pour le rgiment qui devait quitter le chteau. Alors +Blumhardt, dispens de longues explications, dit aux soldats, en +montrant le cadavre du concierge:</p> + +<p>—Je me suis dfendu contre ce lche qui m'a tratreusement attaqu: +voyez le couteau. Justice est faite. Vous entendez le clairon qui nous +appelle. Demi-tour, et tous en bas!</p> + +<p>Sur quoi, le tapage des gros souliers clous s'loigna dans le couloir, +dvala l'escalier, s'affaiblit, se perdit. Le ciel commenait +s'clairer des premires lueurs du jour. On entendait au loin le +grondement continu du canon. Dans le parc du chteau et dans le village, +des roulements de tambour, des notes aigus de fifre, des coups de +sifflet indiquaient que les troupes allemandes partaient pour la +bataille.<a name="page_269" id="page_269"></a></p> + +<h2><a name="IX" id="IX"></a>IX<br /><br /> +<small><small>LA RECULADE</small></small></h2> + +<p>Dans la matine, lorsque le chtelain sortit du parc, il vit la valle +blonde et verte sourire au soleil. Tout tait dans un profond repos; +aucun objet ne se mouvait, aucune figure humaine ne se dessinait dans le +paysage. Marcel eut l'impression d'tre plus seul qu'au temps o, +chassant devant lui un troupeau de btail, il franchissait les dserts +des Andes sous un ciel travers de temps autre par des condors.</p> + +<p>Il se dirigea vers le village, qui n'tait plus gure qu'un amas de murs +en ruines. De ces ruines mergeaient et l quelques maisonnettes +intactes. Le clocher incendi, dont la charpente tait dpouille de ses +ardoises et noircie par le feu, portait encore sa croix tordue. Dans les +rues parsemes de bouteilles, de poutres rduites en tisons, de dbris +de toute sorte, il n'y<a name="page_270" id="page_270"></a> avait pas une me. Les cadavres avaient disparu; +mais une horrible puanteur de graisse brle et de chair dcompose +prenait Marcel aux narines.</p> + +<p>Arriv sur la place, il s'approcha des maisons restes debout, appela +plusieurs reprises. Personne ne lui rpondit. Toute la population avait +donc abandonn Villeblanche? Aprs avoir attendu plusieurs minutes, il +aperut un vieillard qui s'avanait vers lui avec prcaution, parmi les +dcombres. Quelques femmes et quelques enfants suivirent le vieillard et +se rassemblrent autour de Marcel. Depuis quatre jours ces gens vivaient +cachs dans les caves, sous leurs logis effondrs. La crainte leur avait +fait oublier la faim; mais, depuis que l'ennemi n'tait plus l, ils +ressentaient cruellement les besoins physiques touffs par la terreur.</p> + +<p>—Du pain, monsieur! Mes petits se meurent!</p> + +<p>—Du pain!... Du pain!...</p> + +<p>Machinalement, le chtelain mit la main la poche et en tira des pices +d'or. A l'aspect de ce mtal les yeux brillrent, mais ils s'teignirent +aussitt. Ce qu'il fallait, ce n'tait pas de l'or, c'tait du pain, et +il n'y avait plus dans le village ni boulangerie, ni boucherie, ni +picerie. Les Allemands s'taient empars de tous les comestibles, et le +bl mme avait pri avec les greniers et les granges. Que pouvait le +millionnaire pour remdier cette dtresse? Quoiqu'il se rendt compte +de son impuissance, il n'en distribua<a name="page_271" id="page_271"></a> pas moins ces malheureux des +louis qu'ils recevaient avec gratitude, mais qu'ensuite ils +considraient dans leur main noire avec dcouragement. A quoi cela +pouvait-il leur servir?</p> + +<p>Comme Marcel s'en retournait, dsespr, vers le chteau, il eut la +surprise d'entendre derrire lui le bruit mtallique d'une automobile +allemande qui revenait du sud, roulant sur la route dans la direction +qu'il suivait. Quelques minutes plus tard, ce fut tout un convoi de +grandes automobiles qui apparurent sur le chemin, escortes par des +pelotons de cavalerie. Lorsqu'il rentra dans son parc, des soldats +taient dj occups y tendre les fils d'une ligne tlphonique, et le +convoi d'automobiles y pntra en en mme temps que lui.</p> + +<p>Les automobiles, comme aussi les fourgons qui les accompagnaient, +portaient tous la croix rouge peinte sur fond blanc. C'tait une +ambulance qui venait s'tablir au chteau. Les mdecins, vtus de drap +verdtre et arms comme les officiers, imitaient la hauteur tranchante +et la raideur insolente de ceux-ci. On tira des fourgons des centaines +de lits pliants, qui furent rpartis dans les diffrentes pices. Tout +cela se faisait avec une promptitude mcanique, sur des ordres brefs et +premptoires. Une odeur de pharmacie, de drogues concentres, se +rpandit dans les appartements et s'y mla la forte odeur des +antiseptiques dont on avait arros les parquets et les murs,<a name="page_272" id="page_272"></a> pour +rendre inoffensifs les rsidus de l'orgie nocturne. Un peu plus tard, il +arriva aussi des femmes vtues de blanc, viragos aux yeux bleus et aux +cheveux en filasse. D'aspect grave, dur, austre, ces infirmires +avaient l'aspect de religieuses; mais elles portaient le revolver sous +leurs vtements.</p> + +<p>A midi, de nouvelles automobiles afflurent en grand nombre vers +l'norme drapeau blanc, charg d'une croix rouge, qui avait t hiss +sur la plus haute tour du chteau. Ces voitures arrivaient toujours du +ct de la Marne; leur mtal tait bossel par les projectiles, leurs +glaces toiles de trous. De l'intrieur sortaient des hommes et des +hommes, les uns encore capables de marcher, les autres ports sur des +brancards: faces ples ou rubicondes, profils aquilins ou camus, ttes +blondes ou enveloppes de bandages sanglants, bouches qui riaient avec +un rire de bravade ou dont les lvres bleuies laissaient chapper des +plaintes, mchoires soutenues par des ligatures de toile, corps qui, en +apparence, taient indemnes et qui pourtant agonisaient, capotes +dboutonnes o l'on constatait le vide de membres absents. Ce flot de +souffrance inonda le chteau; il n'y resta plus un seul lit inoccup, et +les derniers brancards durent attendre dehors, l'ombre des arbres.</p> + +<p>Le tlphone fonctionnait incessamment. Les oprateurs, revtus de +tabliers, allaient de ct et d'autre, travaillant le plus vite +possible. Ceux qui mouraient<a name="page_273" id="page_273"></a> de l'opration laissaient un lit +disponible pour les nouveaux venus. Les membres coups, les os casss, +les lambeaux de chair s'entassaient dans des paniers, et, lorsque les +paniers taient pleins, des soldats les enlevaient tout dgouttants de +sang, et allaient enfouir le contenu au fond du parc. D'autres soldats, +par couples, emportaient de longues choses enveloppes dans des draps de +lit: c'taient des morts. Le parc se convertissait en cimetire et des +tombes s'ouvraient partout. Les Allemands, arms de pioches et de +pelles, se faisaient aider dans leur funbre travail par une douzaine de +paysans prisonniers, qui creusaient la terre et qui prtaient main forte +pour descendre les corps dans les fosses. Bientt il y eut tant de +cadavres qu'on les amena sur une charrette et que, pour faire plus vite, +on les dchargea directement dans les trous, comme des matriaux de +dmolition.</p> + +<p>Marcel, qui n'avait mang depuis le matin qu'un des morceaux de pain +trouvs par la concierge dans la salle manger, aprs le dpart des +Allemands, et qui avait laiss les autres morceaux pour cette femme et +pour sa fille, commena sentir le tourment de la faim. Pouss par la +ncessit, il s'approcha de quelques mdecins qui parlaient le franais; +mais il ddaignrent de rpondre sa demande, et, lorsqu'il voulut +insister, ils le chassrent par une injurieuse bourrade. Eh quoi? Lui +faudrait-il donc mourir de faim dans son propre chteau? Pourtant ces +gens<a name="page_274" id="page_274"></a> mangeaient; les robustes infirmires s'taient mme installes +dans la cuisine et s'y empiffraient de victuailles. Il alla les +solliciter; mais elles ne lui furent pas plus pitoyables que les +mdecins.</p> + +<p>Il errait, le ventre creux, dans les alles de son fastueux domaine, +lorsqu'il aperut un infirmier grande barbe rousse, qui, adoss au +tronc d'un arbre, se taillait lentement des bouches dans une grosse +miche de pain, puis mordait mme dans un long morceau de saucisse aux +pois, de l'air d'un homme dj repu. Le millionnaire famlique +s'approcha, fit comprendre par gestes qu'il tait jeun, montra une +pice d'or. Les yeux de l'infirmier brillrent et un sourire dilata sa +bouche d'une oreille l'autre.</p> + +<p>—<i>Ia</i>, <i>ia</i>, dit-il, comprenant fort bien la mimique de Marcel.</p> + +<p>Et il prit la pice, donna en change au chtelain le reste de la miche +et de la saucisse. Le chtelain les saisit et courut jusqu'au pavillon, +o il partagea ces aliments avec la veuve et l'orpheline.</p> + +<p>La nuit suivante, Marcel fut tenu veill, non seulement par l'horreur +des visions de la journe, mais aussi par le bruit de la canonnade qui +se rapprochait. Les automobiles continuaient arriver du front, +dposer leur chargement de chair lacre, puis repartir. Et dire que, +de l'un et de l'autre ct de la ligne de combat, sur plus de cent +kilomtres peut-tre, il y avait une quantit d'ambulances semblables<a name="page_275" id="page_275"></a> +o les hommes moribonds affluaient de toutes parts, et qu'en outre il +restait sur le champ de bataille des milliers de blesss non recueillis, +qui hurlaient en vain sur la glbe, qui tranaient dans la poussire et +dans la boue leurs plaies bantes, et qui expiraient en se roulant dans +les mares de leur propre sang!</p> + +<p>Le lendemain matin, Marcel retrouva dans son parc l'infirmier qui +l'attendait au mme endroit, avec une serviette pleine de provisions. Il +crut que cet homme tait venu l par bont, et il lui offrit de nouveau +une pice d'or.</p> + +<p>—<i>Nein</i>! fit l'autre en loignant son paquet de la main qui +s'allongeait pour le prendre.</p> + +<p>Marcel, tonn et vex de s'tre mpris sur les sentiments de ce teuton, +lui offrit une seconde pice d'or.</p> + +<p>—<i>Nein</i>! rpta l'infirmier avec le mme geste de refus.</p> + +<p>Ah! le voleur! pensa Marcel. Comme il abuse de la situation!</p> + +<p>Mais ncessit fait loi, et le chtelain dut donner cinq louis pour +obtenir les vivres.</p> + +<p>Cependant la canonnade s'tait rapproche encore, et le chtelain +comprit qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire. Les automobiles +arrivaient et repartirent de plus en plus vite et le personnel de +l'ambulance<a name="page_276" id="page_276"></a> avait l'air effar. Bientt un bruit de foule se fit +entendre hors du parc et les chemins s'encombrrent. C'tait une +nouvelle invasion, mais rebours. Pendant des heures entires, il y eut +un dfil de camions poudreux dont les moteurs haletaient. Puis ce +furent des rgiments d'infanterie, des escadrons de cavalerie, des +batteries d'artillerie. Tout cela marchait lentement, et Marcel +demeurait perplexe. tait-ce une droute? tait-ce un simple changement +de position? Ce qui, dans tous les cas, lui faisait plaisir, c'tait le +sombre mutisme des officiers, l'air abruti et morne des hommes.</p> + +<p>A la nuit, le passage des troupes continuait et la canonnade se +rapprochait toujours. Quelques dcharges taient mme si voisines que +les vitres des fentres en tremblaient. Un paysan, qui tait venu se +rfugier au chteau, put donner quelques nouvelles. Les Allemands se +retiraient; mais ils avaient dispos plusieurs de leurs batteries sur la +rive droite de la Marne, pour tenter une dernire rsistance. On allait +donc se battre dans le village.</p> + +<p>En attendant, le dsordre croissait l'ambulance et la rgularit +automatique de la discipline y tait visiblement compromise. Mdecins et +infirmiers avaient reu l'ordre d'vacuer le chteau; c'tait pour cela +que, chaque fois qu'arrivait une automobile charge de blesss, ils +criaient, juraient, ordonnaient au chauffeur de pousser plus loin vers +l'arrire.<a name="page_277" id="page_277"></a></p> + +<p>En dpit de cet ordre, l'une des automobiles dchargea ses blesss: +l'tat de ces hommes tait si grave que les mdecins les acceptrent, +jugeant sans doute inutile que les malheureux poursuivissent leur +voyage. Ces blesss demeurrent l'abandon dans le jardin, sur les +brancards de toile qui avaient servi les apporter.</p> + +<p>A la lueur des lanternes, Marcel reconnut un de ces moribonds: c'tait +le secrtaire du comte, le professeur socialiste avec lequel il avait +caus de l'attitude du parti ouvrier l'gard de la guerre. Cet homme +tait blme, avait les joues tires, les yeux comme obscurcis de brume; +on ne lui voyait pas de blessure apparente; mais, sous la capote qui le +recouvrait, ses entrailles, laboures par une pouvantable dchirure, +exhalaient une puanteur d'abattoir. En apercevant Marcel debout devant +lui, il se rendit compte du lieu o il se trouvait. Parmi tout ce monde +qui s'agitait dans le voisinage, le chtelain tait la seule personne +qu'il connt, et, d'une voix faible, il lui adressa la parole comme un +ami. Sa brigade n'avait pas eu de chance; elle tait arrive sur le +front un moment difficile, et elle avait t lance tout de suite en +avant pour soutenir des troupes qui flchissaient; mais elle n'avait pas +russi rtablir la situation, et presque tous les officiers logs la +veille au chteau avaient t tus. Ds le premier engagement, le +capitaine Blumhardt avait eu la poitrine troue par<a name="page_278" id="page_278"></a> une balle. Le comte +avait la mchoire fracasse par un clat d'obus. Quant au professeur +lui-mme, il tait rest un jour et demi sur le champ de bataille avant +qu'on le relevt.</p> + +<p>—Triste guerre, monsieur! conclut-il.</p> + +<p>Et, avec l'obstination du sectaire entich de ses ides jusqu' la mort:</p> + +<p>—Qui est coupable de l'avoir voulue? ajouta-t-il. Nous ne possdons pas +les lments d'apprciation ncessaires pour en juger avec certitude. +Mais, quand la guerre aura pris fin....</p> + +<p>La parole expira sur ses lvres et il s'vanouit, puis par l'effort. +Le pauvre diable! Avec ses habitudes de raisonneur obtus, lourd et +disciplin, il s'obstinait encore renvoyer aprs la guerre la +condamnation du crime qui lui cotait la vie.</p> + +<p>La canonnade et la fusillade taient devenues trs voisines, et le son +des dtonations permettait de distinguer celles de l'artillerie +allemande et celles de l'artillerie franaise. Dj quelques projectiles +franais passaient par-dessus la Marne et venaient clater aux abords du +parc.</p> + +<p>Vers minuit, l'ambulance fit ses prparatifs pour vacuer le chteau. A +l'aube, les blesss, les infirmiers et les mdecins partirent dans un +grand vacarme d'automobiles qui grinaient, de chevaux qui piaffaient,<a name="page_279" id="page_279"></a> +d'officiers qui vocifraient. Au jour, le chteau et le parc taient +dserts, quoique le drapeau de la croix rouge continut flotter au +sommet de la tour.</p> + +<p>Cette solitude ne dura pas longtemps. Un bataillon d'infanterie +allemande fit irruption dans le parc avec ses fourgons, ses chevaux de +trait et de selle, et se dploya le long des murs de clture. Des +soldats arms de pics y ouvrirent des crneaux, et, ds que les crneaux +furent ouverts, d'autres soldats, dposant leurs sacs pour tre plus +l'aise, vinrent s'agenouiller prs des ouvertures. Interrompu depuis +quelques heures, le combat reprenait de plus belle, et, dans les +intervalles de la fusillade et de la canonnade, on entendait comme des +claquements de fouet, des bouillonnements de friture, des grincements de +moulin caf: c'tait la crpitation incessante des fusils et des +mitrailleuses. La fracheur du matin couvrait les hommes et les choses +d'un embu d'humidit; sur la campagne flottaient des tranes de +brouillard qui donnaient aux objets les contours incertains de l'irrel; +le soleil n'tait qu'une tache ple s'levant entre des rideaux de +brume; les arbres pleuraient par toutes les rugosits de leurs branches.</p> + +<p>Un coup de foudre dchira l'air, si proche et si assourdissant qu'il +paraissait avoir clat dans le chteau mme. Marcel chancela comme s'il +avait reu un choc dans la poitrine. Un canon venait de<a name="page_280" id="page_280"></a> tirer +quelques pas de lui. Ce fut alors seulement qu'il remarqua que des +batteries prenaient position dans son parc. Plusieurs pices dj +installes se dissimulaient sous des abris de feuillage, et des rebords +de terre d'environ 30 centimtres s'levaient autour de chaque pice, de +manire dfendre les pieds des servants, tandis que leurs corps +taient protgs par des blindages qui formaient cran droite et +gauche du canon.</p> + +<p>Marcel finit par s'accoutumer ces dcharges dont chacune semblait +faire le vide l'intrieur de son crne. Il grinait les dents, serrait +les poings; mais il restait immobile, sans dsir de s'en aller, admirant +le calme des chefs qui donnaient froidement leurs ordres et +l'intrpidit des soldats qui s'empressaient comme d'humbles serviteurs +autour des monstres tonnants.</p> + +<p>Au loin, de l'autre ct de la Marne, l'artillerie franaise tirait +aussi, et son activit se manifestait par de petits nuages jaunes qui +s'attardaient en l'air et par des colonnes de fame qui s'levaient en +divers points du paysage. Mais les obus franais respectaient le +chteau, qui semblait entour d'une atmosphre de protection. Cela parut +trange Marcel, qui regarda le haut des tours. Le drapeau blanc +croix rouge continuait y flotter.</p> + +<p>Les vapeurs matinales se dissiprent; les collines et les bois +mergrent du brouillard. Quand toute la<a name="page_281" id="page_281"></a> valle fut dcouverte, Marcel, +du lieu o il tait, eut la surprise de voir la rivire de Marne, hier +encore masque en cet endroit par les arbres: pendant la nuit, le canon +avait ouvert de grandes fentres dans la muraille de verdure. Mais ce +qui l'tonna davantage encore, ce fut de n'apercevoir personne, +absolument personne, dans ce vaste paysage boulevers par les rafales +d'obus. Plus de cent mille hommes devaient tre blottis dans les plis du +terrain que ses regards embrassaient, et pas un seul n'tait visible. +Les engins meurtriers accomplissaient leur tche sans trahir leur +prsence par d'autres signes perceptibles que la fume des dtonations +et les spirales noires surgissant l'endroit o les gros projectiles +clataient sur le sol. Ces spirales s'levaient de tous les cts, +entouraient le chteau comme un cercle de toupies gigantesques; mais +aucune d'elles n'tait voisine de l'difice. Marcel regarda de nouveau +le drapeau blanc croix rouge et pensa: Quelle lchet! Quelle +infamie!</p> + +<p>Le bataillon allemand avait fini de s'installer le long du mur, face +la rivire. Les soldats avaient appuy leurs fusils aux crneaux. Tous +ces hommes avaient un peu l'air de dormir les yeux ouverts; quelques-uns +s'affaissaient sur leurs talons ou s'affalaient contre le mur. Les +officiers, debout derrire eux, observaient la plaine avec leurs +jumelles de campagne ou discutaient en petits groupes. Les uns +semblaient<a name="page_282" id="page_282"></a> dcourags, d'autres exasprs par le recul accompli depuis +la veille; mais la plupart, avec la passivit de la discipline, +demeuraient confiants. Le front de bataille n'tait-il pas immense? Qui +pouvait prvoir le rsultat final? Ici on battait en retraite; ailleurs +on ralisait peut-tre une avance dcisive. Tout ce qu'il y avait +regretter, c'tait qu'on s'loignt de Paris.</p> + +<p>Soudain ils se mirent tous regarder en l'air, et Marcel les imita. En +contractant les paupires pour mieux voir, il finit par distinguer, au +bord d'un nuage, une sorte de libellule qui brillait au soleil. Dans les +brefs intervalles de silence qui se produisaient parfois au milieu du +tintamarre de l'artillerie, ses oreilles percevaient un bourdonnement +faible qui paraissait venir de ce brillant insecte. Les officiers +hochrent la tte: <i>Franzosen!</i> On ne pouvait distinguer les anneaux +tricolores, analogues ceux qui ornent les robes des pavillons; mais la +visible inquitude des Allemands ne laissait aucun doute Marcel: +c'tait un avion franais qui survolait le chteau, sans prendre garde +aux obus dont les bulles blanches clataient autour de lui. Puis l'avion +vira lentement et s'loigna vers le sud.</p> + +<p>Il les a reprs, pensa Marcel; il sait maintenant ce qu'il y a ici. +Et aussitt tout ce qui s'tait pass depuis l'aube parut sans +importance au chtelain; il comprit que l'heure vraiment tragique tait +venue, et<a name="page_283" id="page_283"></a> il prouva tout la fois une peur insurmontable et une +fivreuse curiosit.</p> + +<p>Un quart d'heure aprs, une explosion stridente rsonna hors du parc, +mais proximit du mur. Ce fut comme un coup de hache gigantesque, qui +fit voler des ttes d'arbres, fendit des troncs en deux, souleva de +noires masses de terre avec leurs chevelures d'herbe. Quelques pierres +tombrent du mur. Les Allemands baissrent un peu la tte, mais sans +moi visible. Depuis qu'ils avaient aperu l'aroplane, ils savaient que +cela tait invitable: le drapeau de la croix rouge ne pouvait plus +tromper les artilleurs franais.</p> + +<p>Avant que Marcel et eu le temps de revenir de sa surprise, une seconde +explosion se produisit, tout prs du mur; puis une troisime, +l'intrieur du parc. Une odeur d'acides lui rendit la respiration +difficile, lui fit monter aux veux la cuisson des larmes; mais, en +compensation, il cessa d'entendre les bruits effroyables qui +l'entouraient; il les devinait encore la houle de l'air, aux +bourrasques de vent qui secouaient les branches; mais ses oreilles ne +percevaient plus rien: il tait devenu sourd.</p> + +<p>Par instinct de conservation, il eut l'ide de se rfugier dans le +pavillon du concierge, et, les jambes vacillantes, il s'engagea dans +l'alle qui y conduisait. Mais mi-chemin un prodige l'arrta: une main +invisible venait d'arracher sous ses yeux la toiture du<a name="page_284" id="page_284"></a> pavillon et de +jeter bas un pan de muraille. Par l'ouverture bante, l'intrieur des +chambres apparaissait comme un dcor de thtre.</p> + +<p>Il revint en courant vers le chteau, pour se rfugier dans les profonds +souterrains qui servaient de caves, et, lorsqu'il fut sous leurs sombres +votes, il poussa un soupir de soulagement. Peu peu, le silence de +cette retraite lui rendit la facult de l'oue. En haut la tempte +continuait; mais en bas le tonnerre des artilleries adverses ne +parvenait que comme un cho amorti.</p> + +<p>Toutefois, un certain moment, les caves elles-mmes tremblrent, +s'emplirent d'un norme fracas. Une partie du corps de logis, atteinte +par un gros obus, s'tait effondre. Les votes rsistrent la chute +des tages; mais Marcel eut peur d'tre enseveli dans son refuge par une +autre explosion, et il remonta vite l'escalier des souterrains. +Lorsqu'il fut au rez-de-chausse, il aperut le ciel travers les toits +crevs; il ne subsistait des appartements que des lambeaux de plancher +accrochs aux murs, des meubles rests en suspens, des poutres qui se +balanaient dans le vide; mais il y avait dans le <i>hall</i> un norme +entassement de solives, de fers tordus, d'armoires, de siges, de +tables, de bois de lit qui taient venus s'craser l.</p> + +<p>Un anxieux dsir de lumire et d'air libre le fit sortir de l'difice +croulant. Le soleil tait haut sur<a name="page_285" id="page_285"></a> l'horizon et les cadavres devenaient +de plus en plus nombreux dans le parc. Les blesss geignaient, appuys +contre les troncs, ou demeuraient tendus par terre dans le mutisme de +la souffrance. Quelques-uns avaient ouvert leur sac pour y prendre le +paquet de pansement et soignaient leurs chairs lacres. Le nombre des +dfenseurs du parc s'tait beaucoup accru et l'infanterie faisait de +continuelles dcharges. De nouveaux pelotons arrivaient chaque +instant: c'taient des hommes qui, chasss de la rivire, se repliaient +sur la seconde ligne de dfense. Les mitrailleuses joignaient leur +tic-tac la crpitation de la fusillade.</p> + +<p>Il semblait Marcel que l'espace tait plein du bourdonnement continu +d'un essaim et que des milliers de frelons invisibles voltigeaient +autour de lui. Les corces des arbres sautaient, comme arraches par des +griffes qu'on ne voyait pas; les feuilles pleuvaient; les branches +taient agites en sens divers; des pierres jaillissaient du sol, comme +pousses par un pied mystrieux. Les casques des soldats, les pices +mtalliques des quipements, les caissons de l'artillerie carillonnaient +sous une grle magique. De grandes brches s'taient ouvertes dans le +mur d'enceinte, et, par l'une d'elles, Marcel reconnut, au pied de la +cte sur laquelle tait construit le chteau, plusieurs colonnes +franaises qui avaient franchi la Marne. Les assaillants, retenus par le +feu nourri de l'ennemi,<a name="page_286" id="page_286"></a> ne pouvaient avancer que par bonds, en +s'abritant derrire les moindres plis du terrain, pour laisser passer +les rafales de projectiles.</p> + +<p>Soudain une trombe s'engouffra entre le mur d'enceinte et le chteau. La +mort soufflait donc dans une nouvelle direction? Jusqu'alors elle tait +venue du ct de la rivire, battant de front la ligne allemande +protge par le mur. Et voil qu'avec la brusquerie d'une saute de vent +elle se ruait d'un autre ct et prenait le mur en enfilade. Un habile +mouvement avait permis aux Franais d'tablir leurs batteries dans une +position plus favorable et d'attaquer de flanc les dfenseurs du +chteau.</p> + +<p>Marcel qui, heureusement pour lui, s'tait attard un instant prs du +pont-levis, dans un lieu que la masse de l'difice abritait contre cette +trombe, fut le tmoin indemne d'une sorte de cataclysme: arbres abattus, +canons dmolis, caissons sautant avec des dflagrations volcaniques, +chevaux ventrs, hommes dpecs dont le corps volait en morceaux. Par +places, les obus avaient creus des trous profonds dans le sol et rejet +hors des fosses les cadavres enterrs les jours prcdents.</p> + +<p>Ce qui restait d'Allemands valides pour la dfense du mur se leva. Les +uns, ples, les dents serres, avec des lueurs de dmence dans les yeux, +mirent la baonnette au canon; d'autres tournrent le dos et se +prcipitrent vers la porte du parc, sans prendre<a name="page_287" id="page_287"></a> garde aux cris des +officiers et aux coups de revolver que ceux-ci dchargeaient contre les +fuyards.</p> + +<p>Cependant, de l'autre ct du mur, Marcel entendait comme un bruit +confus de mare montante, et il lui semblait reconnatre dans ce bruit +quelques notes de la <i>Marseillaise</i>. Les mitrailleuses fonctionnaient +avec une clrit de machine coudre. Les Allemands, fous de rage, +tiraient, tiraient sans rpit. Cette fureur n'arrta pas le progrs de +l'attaque, et tout coup, dans une brche, des kpis rouges apparurent +sur les dcombres. Une borde de shrapnells balaya une fois, deux fois +cette apparition. Finalement les Franais entrrent par la brche ou +escaladrent le mur. C'taient de petits soldats bien pris, agiles, +ruisselants de sueur sous leur capote dboutonne; et, ple-mle avec +eux dans le dsordre de la charge, il y avait aussi des turcos aux yeux +endiabls, des zouaves aux culottes flottantes, des chasseurs d'Afrique +aux vestes bleues.</p> + +<p>Les officiers allemands combattaient mort. Aprs avoir puis les +cartouches de leurs revolvers, ils s'lanaient, le sabre haut, contre +les assaillants, suivis par ceux des soldats qui leur obissaient +encore. Il y eut un corps corps, une mle: baonnettes perant des +ventres de part en part, crosses tombant comme des marteaux sur des +crnes qui se fendaient, couples embrasss qui roulaient par terre en +cherchant s'trangler, se mordre. Enfin les uniformes<a name="page_288" id="page_288"></a> gris +dguerpirent en se faufilant travers les arbres; mais ils ne +russirent pas tous s'chapper, et les balles des vainqueurs +arrtrent pour jamais beaucoup de fugitifs.</p> + +<p>Presque aussitt aprs, un gros de cavalerie franaise passa sur le +chemin. C'taient des dragons qui venaient achever la poursuite; mais +leurs chevaux taient extnus de fatigue, et seule la fivre de la +victoire, qui semblait se propager des hommes aux btes, leur rendait +encore possible un trot forc et douloureux. Un de ces dragons fit halte + l'entre du parc, et sa monture se mit dvorer avidement quelques +pousses feuillues, tandis que l'homme, courb sur l'aron, paraissait +dormir. Quand Marcel le secoua pour le rveiller, l'homme tomba par +terre: il tait mort.</p> + +<p>L'avance franaise continua. Des bataillons, des escadrons remontaient +du bord de la Marne, harasss, sales, couverts de poussire et de boue, +mais anims d'une ardeur qui galvanisait leurs forces dfaillantes.</p> + +<p>Quelques pelotons de fantassins explorrent le chteau et le parc, pour +les nettoyer des Allemands qui s'y cachaient encore. D'entre les dbris +des appartements, de la profondeur des caves, des bosquets ravags, des +tables et des garages incendis surgissaient des individus verdtres, +coiffs du casque pointe, et ils levaient les bras en montrant leurs +mains ouvertes et en criant <i>Kamarades!... Kamarades!...<a name="page_289" id="page_289"></a> Non kaput!</i> +Ils tremblaient d'tre massacrs sur place. Loin de leurs officiers et +affranchis de la discipline, ils avaient perdu subitement toute leur +fiert. L'un d'eux se rfugia ct de Marcel, se colla presque contre +lui; c'tait l'infirmier barbu qui lui avait fait payer si cher quelques +morceaux de pain.</p> + +<p>—<i>Franzosen!</i>... Moi ami des <i>Franzosen!</i> rptait-il, pour se faire +protger par la victime de son impudente extorsion.</p> + +<p>Aprs une mauvaise nuit passe dans les ruines de son chteau, Marcel se +dcida partir. Il n'avait plus rien faire au milieu de ces +dcombres. D'ailleurs la prsence de tant de morts le gnait. Il y en +avait des centaines et des milliers. Les soldats et les paysans +travaillaient enfouir les cadavres sur le lieu mme o ils les +trouvaient. Il y avait des fosses dans toutes les avenues du parc, dans +les plates-bandes des jardins, dans les cours des dpendances, sous les +fentres de ce qui avait t les salons. La vie n'tait plus possible +dans un pareil charnier.</p> + +<p>Il reprit donc le chemin de Paris, o il tait rsolu d'arriver +n'importe comment.</p> + +<p>Au sortir du parc, ce furent encore des cadavres qu'il rencontra; mais +malheureusement ils n'taient point vtus de la capote verdtre. +L'offensive libratrice<a name="page_290" id="page_290"></a> avait cot la vie beaucoup de Franais. Des +pantalons rouges, des kpis, des chchias, des casques crinire, des +sabres tordus, des baonnettes brises jonchaient la campagne. et l +on apercevait des tas de cendres et de matires carbonises: c'taient +les rsidus des hommes et des chevaux que les Allemands avaient brls +ple-mle, pendant la nuit qui avait prcd leur recul.</p> + +<p>Malgr ces incinrations barbares, les cadavres rests sans spulture +taient innombrables, et, mesure que Marcel s'loignait du village, la +puanteur des chairs dcomposes devenait plus insupportable. D'abord il +avait pass au milieu des tus de la veille, encore frais; ensuite, de +l'autre ct de la rivire, il avait trouv ceux de l'avant-veille; plus +loin, c'taient ceux de trois ou quatre jours. A son approche, des vols +de corbeaux s'levaient avec de lourds battements d'ailes; puis, gorgs, +mais non rassasis, ils se posaient de nouveau sur les sillons funbres.</p> + +<p>—Jamais on ne pourra enterrer toute cette pourriture, pensa Marcel. +Nous allons mourir de la peste aprs la victoire!</p> + +<p>Les villages, les maisons isoles, tout tait dvast. Les habitations, +les granges ne formaient plus que des monceaux de dbris. Par endroits, +de hautes armatures de fer dressaient sur la plaine leurs silhouettes +bizarres, qui faisaient penser des squelettes de gigantesques animaux +prhistoriques:<a name="page_291" id="page_291"></a> c'taient les restes d'usines dtruites par l'incendie. +Des chemines de brique taient coupes presque ras du sol; d'autres, +dcapites de la partie suprieure, montraient dans leurs moignons +subsistants des trous faits par les obus.</p> + +<p>De temps autre, Marcel rencontrait des escouades de cavaliers, des +gendarmes, des zouaves, des chasseurs. Ils bivouaquaient autour des +ruines des fermes, chargs d'explorer le terrain et de donner la chasse +aux tranards ennemis. Le chtelain dut leur expliquer son histoire, +leur montrer le passeport qui lui avait permis de faire le voyage dans +le train militaire. Ces soldats, dont quelques-uns taient blesss +lgrement, avaient la joyeuse exaltation de la victoire. Ils riaient, +contaient leurs prouesses, s'criaient avec assurance:</p> + +<p>—Nous allons les reconduire coups de pied jusqu' la frontire.</p> + +<p>Aprs plusieurs heures de marche, il reconnut au bord de la route une +maison en ruines. C'tait le cabaret o il avait djeun en se rendant +son chteau. Il pntra entre les murs noircis, o une myriade de +mouches vint aussitt bourdonner autour de sa tte. Une odeur de chairs +putrfies le saisit aux narines. Une jambe, qui avait l'air d'tre de +carton roussi, sortait d'entre les pltras. Il crut revoir la bonne +vieille qui, avec ses petits-enfants accrochs ses jupes, lui disait: +Pourquoi ces gens fuient-ils?<a name="page_292" id="page_292"></a> La guerre est l'affaire des soldats. +Nous autres, nous ne faisons de mal personne et nous n'avons rien +craindre.</p> + +<p>Un peu plus loin, au bas d'une cte, il fit la plus inattendue des +rencontres. Il aperut une automobile de louage, une automobile +parisienne avec son taximtre fix au sige du cocher. Le chauffeur se +promenait tranquillement prs du vhicule, comme s'il et t sa +station. Cet homme avait amen l des journalistes qui voulaient voir le +champ de bataille, et il les attendait pour le retour. Marcel engagea la +conversation avec lui.</p> + +<p>—Deux cents francs pour vous, dit-il, si vous me ramenez Paris.</p> + +<p>L'autre protesta, du ton d'un homme consciencieux qui veut tre fidle +ses promesses. Ce qui donnait tant de force sa fidlit, c'tait +peut-tre que l'offre de dix louis tait faite par un quidam qui, avec +ses vtements en loques et la tache livide d'un coup reu au visage, +avait l'aspect d'un vagabond.</p> + +<p>—Eh bien, cinq cents francs! reprit Marcel en tirant de son gousset une +poigne d'or.</p> + +<p>Pour toute rponse le chauffeur donna un tour la manivelle et ouvrit +la portire. Les journalistes pouvaient attendre jusqu'au lendemain +matin: ils n'en auraient que mieux observ le champ de bataille.</p> + +<p>Lorsque Marcel rentra Paris, les rues presque vides lui parurent +pleines de monde. Jamais il n'avait<a name="page_293" id="page_293"></a> trouv la capitale si belle. En +revoyant l'Opra et la place de la Concorde, il lui sembla qu'il rvait: +le contraste tait trop fort entre ce qu'il avait sous les yeux et les +spectacles d'horreur qu'il laissait derrire lui si peu de distance.</p> + +<p>A la porte de son htel, son majestueux portier, bahi de lui voir ce +sordide aspect, le salua par des cris de stupfaction:</p> + +<p>—Ah! monsieur!... Qu'est-il arriv Monsieur?... D'o Monsieur peut-il +bien venir?</p> + +<p>—De l'enfer! rpondit le chtelain.</p> + +<p>Deux jours aprs, dans la matine, Marcel reut une visite inattendue. +Un soldat d'infanterie de ligne s'avanait vers lui d'un air gaillard.</p> + +<p>—Tu ne me reconnais pas?</p> + +<p>—Oh!... Jules!</p> + +<p>Et le pre ouvrit les bras son fils, le serra convulsivement sur sa +poitrine. Le nouveau fantassin tait coiff d'un kpi dont le rouge +n'avait pas l'clat du neuf; sa capote trop longue tait use, rapice; +ses gros souliers exhalaient une odeur de cuir et de graisse; mais +jamais Marcel n'avait trouv Jules si beau que sous cette dfroque tire +de quelque fond de magasin militaire.</p> + +<p>—Te voil donc soldat? reprit-il d'une voix qui tremblait un peu. Tu as +voulu dfendre mon pays,<a name="page_294" id="page_294"></a> qui n'est pas le tien<a name="FNanchor_H_8" id="FNanchor_H_8"></a><a href="#Footnote_H_8" class="fnanchor">[H]</a>. Cela m'effraie pour +toi, et cependant j'en suis heureux. Ah! si je n'avais que cinquante +ans, tu ne partirais pas seul!</p> + +<p>Et ses yeux se mouillrent de larmes, tandis qu'une expression de haine +donnait son visage quelque chose de farouche.</p> + +<p>—Va donc, pronona-t-il avec une sourde nergie. Tu ne sais pas ce +qu'est cette guerre; mais moi, je le sais. Ce n'est pas une guerre comme +les autres, une guerre o l'on se bat contre des adversaires loyaux; +c'est une chasse la bte froce. Tire dans le tas: chaque Allemand qui +tombe dlivre l'humanit d'un pril....</p> + +<p>Ici Marcel eut comme un mouvement d'hsitation; puis, d'un ton dcid:</p> + +<p>—Et si tu rencontres devant toi des visages connus, ajouta-t-il, que +cela ne t'arrte point. Il y a dans les rangs ennemis des hommes de ta +famille, mais ils ne valent pas mieux que les autres. A l'occasion, +tue-les, tue-les sans scrupule!<a name="page_295" id="page_295"></a></p> + +<h2><a name="X" id="X"></a>X<br /><br /> +<small>APRS LA MARNE</small></h2> + +<p>A la fin d'octobre, Luisa, Hlna et Chichi revinrent de Biarritz. +Hlna eut beau leur dire que ce retour n'tait pas prudent, que +l'affaire de la Marne n'avait t pour les Franais qu'un succs +passager, que le cours de la guerre pouvait changer d'un moment +l'autre et que, par le fait, le gouvernement ne songeait pas encore +quitter Bordeaux. Mais les suggestions de la romantique demeurrent +sans rsultat: Luisa ne pouvait se rsigner vivre plus longtemps loin +de son mari, et Chichi avait hte de revoir son petit soldat de sucre. +Les trois femmes rintgrrent donc l'htel de l'avenue Victor-Hugo.</p> + +<p>Les deux millions de Parisiens qui, au lieu de se laisser entraner par +la panique, taient rests chez<a name="page_296" id="page_296"></a> eux, avaient accueilli la victoire avec +une srnit grave. Personne ne s'expliquait clairement le cours de +cette bataille, dont on n'avait eu connaissance que lorsqu'elle tait +dj gagne. Un dimanche, l'heure o les habitants profitaient du bel +aprs-midi pour faire leur promenade, ils avaient appris tout d'un coup +par les journaux le grand succs des Allis et le danger qu'ils venaient +de courir. Ils se rjouirent, mais ils ne se dpartirent point de leur +calme: six semaines de guerre avaient chang radicalement le caractre +de cette population si turbulente et si impressionnable. Il fallut du +temps pour que la capitale reprt son aspect d'autrefois. Mais enfin des +rues nagure dsertes se repeuplrent de passants, des magasins ferms +se rouvrirent, des appartements silencieux retrouvrent de l'animation.</p> + +<p>Marcel ne parla gure aux siens de son voyage de Villeblanche. Pourquoi +les attrister par le rcit de tant d'horreurs? Il se contenta de dire +Luisa que le chteau avait beaucoup souffert du bombardement, que les +obus avaient endommag une partie de la toiture, et qu'aprs la paix +plusieurs mois de travail seraient ncessaires pour rendre le logis +habitable.</p> + +<p>Le plaisir qu'prouvait Marcel se retrouver en famille fut vite gt +par la prsence de sa belle-sœur. Depuis les derniers vnements, Hlna +avait dans les yeux une vague expression de surprise, comme si le recul +des armes impriales et t un phnomne<a name="page_297" id="page_297"></a> qui droget d'une faon +extraordinaire aux lois les mieux tablies de la nature, et le problme +de la bataille de la Marne lui tenait si fort cœur qu'elle ne pouvait +plus retenir sa langue. Elle se mit donc contester la victoire +franaise. A l'en croire, ce qu'on appelait la victoire de la Marne +n'tait qu'une invention des Allis; la vrit, c'tait que, pour de +savantes raisons stratgiques, les gnraux allemands avaient jug +propos de reporter leurs lignes en arrire. Pendant son sjour +Biarritz, elle s'tait longuement entretenue de ce sujet avec diverses +personnes de la plus haute comptence, notamment avec des officiers +suprieurs des pays neutres, et aucun d'eux ne croyait une relle +victoire des Franais. Les troupes allemandes ne continuaient-elles pas + occuper de vastes territoires dans le nord et dans l'est de la France? +A quoi donc avait servi cette prtendue victoire, si les vainqueurs +taient impuissants chasser de chez eux les vaincus? Marcel, +interloqu par ces dclarations catgoriques, plissait de stupeur et de +colre: il l'avait vue, lui, vue de ses yeux, la victoire de la Marne, +et les milliers d'Allemands enterrs dans le jardin et dans le parc de +Villeblanche attestaient que les Franais avaient remport une grande +victoire. Mais il avait beau rembarrer sa belle-sœur et se fcher tout +rouge: il tait bien oblig de s'avouer lui-mme qu'il y avait quelque +chose de spcieux dans les objections<a name="page_298" id="page_298"></a> d'Hlna, et son me en tait +profondment trouble.</p> + +<p>Luisa non plus n'tait pas tranquille; depuis que Jules s'tait engag, +elle vivait dans les transes. Et bientt Chichi elle-mme eut +s'inquiter aussi au sujet de son fianc. En revenant de Biarritz, elle +s'tait fait raconter par son petit soldat tous les prils auxquels +elle imaginait que celui-ci avait t expos, et le jeune guerrier lui +avait dcrit les poignantes angoisses prouves au bureau, durant les +jours interminables o les troupes se battaient aux environs de Paris. +On entendait de si prs la canonnade que le snateur aurait voulu faire +partir son fils pour Bordeaux; mais celui-ci avait t beaucoup mieux +inspir. Le jour du grand effort, lorsque le gouverneur de la place +avait lanc en automobile tous les hommes valides, le patriotisme +l'avait emport chez Ren sur tout autre sentiment: il avait pris un +fusil sans que personne le lui commandt, et il tait mont dans une +voiture avec d'autres employs du service auxiliaire. Arriv sur le +champ de bataille, il tait rest plusieurs heures couch dans un foss, +au bord d'un chemin, tirant sans distinguer sur quoi. Il n'avait vu que +de la fume, des maisons incendies, des blesss, des morts. A +l'exception d'un groupe de uhlans prisonniers, il n'avait pas aperu un +seul Allemand.</p> + +<p>D'abord cela suffit pour rendre Chichi fire d'tre la promise d'un +hros de la Marne; mais ensuite elle<a name="page_299" id="page_299"></a> changea de sentiment. Quand elle +tait dans la rue avec Ren, elle regrettait qu'il ne ft que simple +soldat et qu'il n'appartnt qu'aux milices de l'arrire. Pis encore: les +femmes du peuple, exaltes par le souvenir de leurs hommes qui +combattaient sur le front ou aigries par la mort d'un tre cher, taient +d'une insolence agressive, de sorte qu'elle entendait souvent au passage +de grossires paroles contre les embusqus. Au surplus, elle ne +pouvait s'empcher de se dire elle-mme que son frre, qui n'tait +qu'un Argentin, se battait sur le front, tandis que son fianc, qui +tait un Franais, se tenait l'abri des coups. Ces rflexions pnibles +la rendaient triste.</p> + +<p>Ren remarqua d'autant plus aisment la tristesse de Chichi qu'elle ne +l'avait pas habitu une mine morose, et il devina sans peine la raison +de cette mauvaise humeur. Ds lors sa rsolution fut prise. Pendant +trois jours il s'abstint de venir avenue Victor-Hugo; mais, le quatrime +jour, il s'y prsenta dans un uniforme flambant neuf, de cette couleur +bleu horizon que l'arme franaise avait adopte rcemment; la +mentonnire de son kpi tait dore et les manches de sa vareuse +portaient un petit galon d'or. Il tait officier. Grce son pre, et +en se prvalant de sa qualit d'lve de l'cole centrale, il avait +obtenu d'tre nomm sous-lieutenant dans l'artillerie de rserve, et il +avait aussitt demand tre envoy en premire ligne. Il partirait +dans deux jours.<a name="page_300" id="page_300"></a></p> + +<p>—Tu as fait cela! s'cria Chichi enthousiasme. Tu as fait cela!</p> + +<p>Elle le regardait, ple, avec des yeux agrandis qui semblaient le +dvorer d'admiration. Puis, sans se soucier de la prsence de sa mre:</p> + +<p>—Viens, mon petit soldat! Viens! Tu mrites une rcompense!</p> + +<p>Et elle lui jeta les bras autour du cou, lui plaqua sur les joues deux +baisers sonores, fut prise d'une sorte de dfaillance et clata en +sanglots.</p> + +<p>Aprs la bataille de la Marne, Luisa et Hlna eurent un redoublement de +zle religieux: les deux mres taient dvores de soucis au sujet de +leurs fils, qui combattaient pour des causes contraires sur le front de +France. Et Chichi elle-mme, lorsque Ren eut t envoy dans la zone +des armes, prouva une crise de dvotion.</p> + +<p>Maintenant Luisa ne courait plus tout Paris pour visiter un grand nombre +de sanctuaires, comme si la multiplicit des lieux d'oraison devait +augmenter l'efficacit des prires; elle se contentait d'aller avec +Chichi et Hlna, soit l'glise Saint-Honor d'Eylau, soit la +chapelle espagnole de l'avenue Friedland; et elle avait mme pour la +chapelle espagnole une prfrence, parce qu'elle y entendait souvent des +dvotes chuchoter ct d'elle dans la<a name="page_301" id="page_301"></a> langue de sa jeunesse, et ces +voix lui donnaient l'illusion d'tre l comme chez elle, prs d'un dieu +qui l'coutait plus volontiers.</p> + +<p>Lorsque les trois femmes priaient, agenouilles cte cte, Luisa +jetait de temps autre sur Chichi un regard o il y avait un grain de +mauvaise humeur. La jeune fille tait ple, songeuse, et tantt elle +fixait longuement sur l'autel des yeux estomps de bleu, tantt elle +courbait la tte comme sous le poids de penses graves qui ne lui +taient point habituelles. Cette langueur ardente offusquait un peu la +mre: ce n'tait probablement pas pour Jules que Chichi priait avec +cette ferveur passionne.</p> + +<p>Quant aux deux sœurs, elles ne demandaient ni l'une ni l'autre Dieu le +salut des millions d'hommes aux prises sur les champs de bataille: leurs +prires plus gostes ne s'inspiraient que du seul amour maternel, +n'avaient pour objet que le salut de leurs fils, exposs peut-tre en +cet instant mme un pril mortel. Mais, quand Luisa implorait le salut +de Jules, ce qu'elle voyait mentalement, c'tait le soldat que +reprsentait une ple photographie reue des tranches: la tte coiffe +d'un vieux kpi, le corps envelopp d'une capote boueuse, les jambes +serres par des bandes de drap, la main arme d'un fusil, le menton +assombri par une barbe mal rase. Et, quand Hlna implorait le salut +d'Otto et d'Hermann, l'image qu'elle avait dans l'esprit tait celle de +jeunes<a name="page_302" id="page_302"></a> officiers coiffs du casque pointe, vtus de l'uniforme +verdtre, la poitrine barre par les courroies qui soutenaient le +revolver, les jumelles, l'tui pour les cartes, la taille serre par le +ceinturon auquel tait suspendu le sabre. Si donc, en apparence, les +vœux de l'une et de l'autre s'harmonisaient dans un mme lan de pit +maternelle, il n'en tait pas moins vrai qu'au fond ces vœux taient +opposs les uns aux autres et qu'il y avait entre les prires des deux +mres le mme conflit qu'entre les armes ennemies. Ni Luisa ni Hlna +ne s'apercevaient de cette contradiction. Mais, un jour que Marcel vit +sa femme et sa belle-sœur sortir ensemble de l'glise, il ne put +s'empcher de grommeler entre ses dents:</p> + +<p>—C'est indcent! C'est se moquer de Dieu!</p> + +<p>Eh quoi? Dans le sanctuaire o Luisa et tant d'autres mres franaises +imploraient la protection divine pour leurs fils, qui luttaient contre +l'invasion des Barbares et qui dfendaient hroquement la cause de la +civilisation et de l'humanit, Hlna osait solliciter du ciel la +dtestable russite de son mari l'Allemand qui employait toutes ses +facults d'nergumne prparer l'crasement de la France, et le +criminel succs de ses fils qui, le revolver en main, envahissaient les +villages, assassinaient les habitants paisibles et ne laissaient +derrire eux que l'incendie et la mort! Oui, les prires de cette femme +taient impies et ses invocations iniques offensaient<a name="page_303" id="page_303"></a> la justice de +Dieu. Et Marcel, avec la purile superstition qu'veille parfois dans +les esprits les plus positifs la crainte du danger, allait jusqu' +s'imaginer que la sacrilge dvotion d'Hlna pouvait causer Jules un +dommage. Qui sait? Dieu, fatigu des demandes contradictoires qui lui +arrivaient de ces mres inconsciemment hostiles, finirait sans doute par +se boucher les oreilles et n'couterait plus personne.</p> + +<p>A partir de ce jour, Marcel ne put s'empcher de tmoigner sans cesse +sa belle-sœur une sourde antipathie. La romantique s'offensa de cette +animosit croissante qui, selon les circonstances, s'exprimait par des +sarcasmes ou par des rebuffades. Elle rsolut donc de quitter une maison +o il tait manifeste qu'on la considrait dsormais comme une intruse. +Sans parler personne de son dessein, elle fit d'actives dmarches; +elle russit obtenir un passeport pour la Suisse, d'o il lui serait +facile de rentrer en Allemagne; et, un beau soir, elle annona aux +Desnoyers qu'elle partait le lendemain. La bonne Luisa, peine de cette +fugue subite, ne laissa pas de comprendre qu'en somme cela valait mieux +pour tout le monde, et Marcel fut si content qu'il ne put s'empcher de +dire sa belle-sœur avec une ironie agressive:</p> + +<p>—Bon voyage, et bien des compliments Karl. Si le savant recul +stratgique de vos gnraux lui<a name="page_304" id="page_304"></a> te toute esprance de venir +prochainement nous voir Paris, il n'est pas impossible que la non +moins savante avance stratgique des ntres nous procure un de ces jours +le plaisir d'aller vous faire une petite visite Berlin.</p> + +<p>Ce qui tenait lieu Marcel des longues stations dans les glises, +c'taient les frquentes visites qu'il faisait l'atelier de son fils +pour avoir le plaisir d'y causer de Jules avec Argensola, lequel avait +t promu la fonction de conservateur de ce maigre muse en l'absence +du peintre d'mes.</p> + +<p>La premire fois qu'Argensola reut la visite de Marcel, il dut +entrecouper bizarrement ses paroles de bienvenue par des gestes qui +tendaient faire disparatre subrepticement un peignoir de femme oubli +sur un fauteuil et un chapeau fleurs qui coiffait un mannequin. Marcel +ne fut pas dupe de cette gesticulation significative; mais il avait +l'me dispose toutes les indulgences. Rien qu' entendre la voix +d'Argensola, le pauvre pre avait pour ainsi dire la sensation de se +trouver prs de son fils; et ce qui lui facilitait encore une si douce +illusion, c'tait ce milieu familier o tous les objets avaient t +mls la vie de l'absent.</p> + +<p>Ils parlaient d'abord du soldat, se communiquaient l'un l'autre les +dernires nouvelles reues du front.<a name="page_305" id="page_305"></a> Marcel redisait par cœur des +phrases entires des lettres de Jules, faisait mme lire ces lettres au +secrtaire intime; mais Argensola ne montrait jamais celles qui lui +taient adresses, s'abstenait mme d'en rapporter des citations +textuelles: car le peintre y employait volontiers un style pistolaire +qui diffrait trop de celui que les fils ont coutume d'employer quand +ils crivent leurs parents.</p> + +<p>Aprs deux mois de campagne, Jules, dj prpar au mtier des armes par +la pratique de l'pe et protg par le capitaine de sa compagnie, qui +avait t son collgue au cercle d'escrime, venait d'tre nomm sergent.</p> + +<p>—Quelle carrire! s'criait Argensola, flatt de cette nomination comme +si elle l'et personnellement couvert de gloire. Ah! votre fils est de +ceux qui arrivent jeunes aux plus hauts grades, comme les gnraux de la +Rvolution!</p> + +<p>Et il clbrait avec une loquence dithyrambique les prouesses de son +ami, non sans les embellir de quelques dtails imaginaires. Jules, peu +bavard comme la plupart des braves qui vivent dans un continuel danger, +lui avait racont en quelques phrases pittoresques divers pisodes de +guerre auxquels il avait pris part. Par exemple, le peintre-soldat avait +port un ordre sous un violent bombardement; il tait entr le premier +dans une tranche prise d'assaut; il s'tait offert pour une mission +considre comme trs prilleuse.<a name="page_306" id="page_306"></a> Ces faits honorables, qui lui avaient +valu une citation, mais qui, somme toute, n'avaient rien +d'extraordinaire, prenaient des couleurs merveilleuses dans la bouche du +bohme qui les glorifiait comme les vnements les plus insignes de la +guerre mondiale. A entendre ces rcits piques, le pre tremblait de +peur, de plaisir et d'orgueil.</p> + +<p>Aprs que les deux hommes s'taient longuement entretenus de Jules, +Marcel se croyait oblig de tmoigner aussi quelque intrt au +pangyriste de son fils, et il interrogeait le secrtaire sur ce que +celui-ci avait fait dans les derniers temps.</p> + +<p>—J'ai fait mon devoir! rpondait Argensola avec une vidente +satisfaction d'amour-propre. J'ai assist au sige de Paris!</p> + +<p>A vrai dire, dans son for intrieur, il souponnait bien l'inexactitude +de ce terme: car Paris n'avait pas t assig. Mais les souvenirs de la +guerre de 1870 l'emportaient sur le souci de la prcision du langage, et +il se plaisait nommer sige de Paris les oprations militaires +accomplies autour de la capitale pendant la bataille de la Marne. Au +surplus, il avait pris ses prcautions pour que la postrit n'ignort +pas le rle qu'il avait jou en ces mmorables circonstances. On vendait +alors dans les rues une affiche en forme de diplme, dont le texte, +entour d'un encadrement d'or et rehauss d'un drapeau tricolore, tait +un certificat de sjour dans la capitale<a name="page_307" id="page_307"></a> pendant la semaine prilleuse. +Argensola avait rempli les blancs d'un de ces diplmes en y inscrivant +de sa plus belle criture ses noms et qualits; puis il avait fait +apposer au bas de la pice les signatures de deux habitants de la rue de +la Pompe: un ami de la concierge et un cabaretier du voisinage; et enfin +il avait demand au commissaire de police du quartier de garantir par +son paraphe et par son sceau la respectabilit de ces honorables +tmoins. De cette manire, personne ne pouvait rvoquer en doute +qu'Argensola et assist au sige de Paris.</p> + +<p>L'assig racontait donc Marcel ce qu'il avait vu dans les rues de +la capitale en l'absence du chtelain, et il avait vu des choses +vraiment extraordinaires. Il avait vu en plein jour des troupeaux de +bœufs et de brebis stationner sur le boulevard, prs des grilles de la +Madeleine. Il avait vu l'avant-garde des Marocains traverser la capitale +au pas gymnastique, depuis la porte d'Orlans jusqu' la gare de l'Est, +o ils avaient pris les trains qui les attendaient pour les mener la +grande bataille. Il avait vu des escadrons de spahis draps dans des +manteaux rouges et monts sur de petits chevaux nerveux et lgers; des +tirailleurs mauritaniens coiffs de turbans jaunes; des tirailleurs +sngalais la face noire et la chchia rouge; des artilleurs +coloniaux; des chasseurs d'Afrique; tous combattants de profession, aux +profils nergiques, aux visages bronzs, aux yeux d'oiseaux<a name="page_308" id="page_308"></a> de proie. +Le long dfil de ces troupes s'immobilisait parfois des heures +entires, pour laisser celles qui les prcdaient le temps de +s'entasser dans les wagons.</p> + +<p>—Ils sont arrivs temps, disait Argensola avec autant de fiert que +s'il avait command lui-mme le rapide et heureux mouvement de ces +troupes, ils sont arrivs temps pour attaquer von Kluck sur les bords +de l'Ourcq, pour le menacer d'enveloppement et pour le contraindre +dguerpir.</p> + +<p>Quelques jours plus tard, il avait vu un autre spectacle beaucoup plus +trange encore. Toutes les automobiles de louage, environ deux mille +voitures, avaient charg des bataillons de zouaves, raison de huit +hommes par voiture; et cette multitude de chars de guerre tait partie +toute vitesse, formant sur les boulevards un torrent qui, avec la +scintillation des fusils et le flamboiement des bonnets rouges, donnait +l'ide d'un cortge pittoresque, d'une sorte de noce interminable. Ce +n'tait pas tout: au moment suprme, alors que le succs demeurait +incertain et que le moindre accroissement de pression pouvait le +dcider, Gallini avait lanc contre l'extrme droite de l'ennemi tout +ce qui savait peu prs manier une arme, commis des bureaux militaires, +ordonnances des officiers, agents de police, gendarmes, pour donner la +dernire pousse qui avait sauv la France.</p> + +<p>Enfin, le dimanche, dans la soire, tandis qu'Argensola<a name="page_309" id="page_309"></a> se promenait au +bois de Boulogne avec une de ses compagnes de sige (mais il ne fit +point part de cette particularit Marcel), il avait appris par les +ditions spciales des journaux que la bataille s'tait livre tout prs +de la ville et que cette bataille tait une grande victoire.</p> + +<p>—Ah! monsieur Desnoyers, j'ai beaucoup vu et je puis raconter de +grandes choses!</p> + +<p>Le pre de Jules tait si content de ces conversations qu'il conut pour +le bohme une bienveillance bientt traduite par des offres de service. +Les temps taient durs, et Argensola, contraint par les circonstances +vivre loin de sa patrie, avait peut-tre besoin d'argent. Si tel tait +le cas, Marcel se ferait un plaisir de lui venir en aide et mettrait des +fonds sa disposition. Il le ferait d'autant plus volontiers que +toujours il avait beaucoup aim l'Espagne: un noble pays qu'il +regrettait de ne pas bien connatre, mais qu'il visiterait avec le plus +grand intrt aprs la guerre.</p> + +<p>Pour la premire fois de sa vie, Argensola rpondit une telle offre +par un refus o il mit non moins de dignit que de gratitude. Il +remercia vivement M. Desnoyers de la dlicate attention et de l'offre +gnreuse; mais heureusement il n'tait pas dans la ncessit d'accepter +ce service. En effet, Jules l'avait nomm son administrateur, et comme, +en vertu des nouveaux dcrets concernant le <i>moratorium</i>, la Banque +avait consenti enfin verser mensuellement<a name="page_310" id="page_310"></a> un tant pour cent sur le +chque d'Amrique, son ami pouvait lui fournir tout ce qui lui tait +ncessaire pour les besoins de la maison.</p> + +<p>Quand la terrible crise fut passe, il sembla que la population +parisienne s'accoutumait insensiblement la situation. Un calme rsign +succda l'excitation des premires semaines, alors que l'on esprait +des interventions extraordinaires et miraculeuses. Argensola lui-mme +n'avait plus les poches pleines de journaux, comme au dbut des +hostilits. D'ailleurs tous les journaux disaient la mme chose, et il +suffisait de lire le communiqu officiel, document que l'on attendait +dsormais sans impatience: car on prvoyait qu'il ne ferait gure que +rpter le communiqu prcdent. Les gens de l'arrire reprenaient peu +peu leurs occupations habituelles. Il faut bien vivre, disaient-ils. +Et la ncessit de continuer vivre imposait tous ses exigences. Ceux +qui avaient sous les drapeaux des tres chers ne les oubliaient pas; +mais ils finissaient par s'accoutumer leur absence comme un +inconvnient normal. L'argent recommenait circuler, les thtres +s'ouvrir, les Parisiens rire; et, si l'on parlait de la guerre, +c'tait pour l'accepter comme un mal invitable, auquel on ne devait +opposer qu'un courage persvrant et une muette endurance.<a name="page_311" id="page_311"></a></p> + +<p>Dans les visites que Marcel faisait Argensola, il eut plusieurs fois +l'occasion de rencontrer Tchernoff. En temps ordinaire, il aurait tenu +cet homme distance: le millionnaire tait du parti de l'ordre et avait +en horreur les fauteurs de rvolutions. Le socialisme du Russe et sa +nationalit mme lui auraient forcment suggr deux sries d'images +dplaisantes: d'un ct, des bombes et des coups de poignard; de l'autre +ct, des pendaisons et des exils en Sibrie. Mais, depuis la guerre, +les ides de Marcel s'taient modifies sur bien des points: la terreur +allemande, les exploits des sous-marins qui coulaient pic des milliers +de voyageurs inoffensifs, les hauts faits des zeppelins qui, presque +invisibles au znith, jetaient des tonnes d'explosifs sur de petites +maisons bourgeoises, sur des femmes et sur des enfants, avaient beaucoup +diminu ses yeux la gravit des attentats qui, quelques annes +auparavant, lui avaient rendu odieux le terrorisme russe. D'ailleurs +Marcel savait que Tchernoff avait t en relations, sinon intimes, du +moins familires avec Jules, et cela suffisait pour qu'il ft bon visage + cet tranger, qui d'ailleurs appartenait une nation allie de la +France.</p> + +<p>Marcel et Tchernoff parlaient de la guerre. La douceur de Tchernoff, ses +ides originales, ses incohrences de penseur sautant brusquement de la +rflexion la parole, sduisirent bientt le pre de Jules, qui ne +regretta pas certaines bouteilles provenant<a name="page_312" id="page_312"></a> manifestement des caves de +l'avenue Victor-Hugo, bouteilles dont Argensola arrosait avec largesse +l'loquence de son voisin. Ce que Marcel admirait le plus dans le Russe, +c'tait la facilit avec laquelle celui-ci exprimait par des images les +choses qu'il voulait faire comprendre. Dans les discours de ce +visionnaire, la bataille de la Marne, les combats subsquents et +l'effort des deux armes ennemies pour atteindre la mer devenaient des +faits trs simples et trs intelligibles. Ah! si les Franais n'avaient +pas t harasss aprs leur victoire!</p> + +<p>—Mais les forces humaines ont une limite, disait le Russe, et les +Franais, en dpit de leur vaillance, sont des hommes comme les autres. +En trois semaines, il y a eu la marche force de l'est au nord, pour +faire front l'invasion par la Belgique; puis une srie de combats +ininterrompus, Charleroi et ailleurs; puis une rapide retraite, afin +de ne pas tre envelopp par l'ennemi; et finalement cette bataille de +sept jours o les Allemands ont t arrts et refouls. Comment +s'tonner qu'aprs cela les jambes aient manqu aux vainqueurs pour se +porter en avant, et que la cavalerie ait t impuissante donner la +chasse aux fuyards? Voil pourquoi les Allemands, poursuivis avec peu de +vigueur, ont eu le temps de s'arrter, de se creuser des trous, de se +tapir dans des abris presque inaccessibles. Les Franais leur tour ont +d faire de mme, pour ne pas perdre ce qu'ils<a name="page_313" id="page_313"></a> avaient rcupr de +terrain, et ainsi a commenc l'interminable guerre de tranches. Ensuite +chacune des deux lignes, dans le but d'envelopper la ligne ennemie, est +alle se prolongeant vers le nord-ouest, et de ces prolongements +successifs a rsult la course la mer dont la consquence a t la +formation du front de combat le plus grand que l'histoire connaisse.</p> + +<p>Optimiste malgr tout, Marcel, contrairement l'opinion gnrale, +esprait que la guerre ne serait plus trs longue et que, ds le +printemps prochain ou au plus tard vers le milieu de l't, la paix +serait conclue. Mais Tchernoff hochait la tte.</p> + +<p>—Non, rpondait-il. Ce sera long, trs long. Cette guerre est une +guerre nouvelle, la vritable guerre moderne. Les Allemands ont commenc +les hostilits selon les anciennes mthodes: mouvements enveloppants, +batailles en rase campagne, plans stratgiques combins par de Moltke +l'imitation de Napolon. Ils dsiraient finir vite et se croyaient srs +du triomphe. Ds lors, quoi bon faire usage de procds nouveaux? Mais +ce qui s'est produit sur la Marne a boulevers leurs projets: de +l'offensive ils ont t obligs de passer la dfensive, et leur +tat-major a mis en œuvre tout ce que lui avaient appris les rcentes +campagnes des Japonais et des Russes. La puissance de l'armement moderne +et la rapidit du tir font de la lutte souterraine une ncessit +inluctable.<a name="page_314" id="page_314"></a> La conqute d'un kilomtre de terrain reprsente +aujourd'hui plus d'efforts que n'en exigeait, il y a un sicle, la prise +d'assaut d'une forteresse, de ses bastions et de ses courtines. Par +consquent, ni l'une ni l'autre des deux armes affrontes n'avancera +vite. Cela va tre lent et monotone, comme la lutte de deux athltes +dont les forces sont gales.</p> + +<p>—Mais pourtant il faudra bien qu'un jour cela finisse!</p> + +<p>—Sans doute, mais il est impossible de savoir quand. Ce qu'il est ds +maintenant permis de considrer comme indubitable, c'est que l'Allemagne +sera vaincue. De quelle manire? Je l'ignore; mais la logique veut +qu'elle succombe. En septembre, elle a jou tous ses atouts et elle a +perdu la partie. Cela donne aux Allis le temps de rparer leur +imprvoyance et d'organiser les forces normes dont ils disposent. La +dfaite des empires centraux se produira fatalement; mais on se +tromperait si l'on s'imaginait qu'elle est prochaine.</p> + +<p>D'ailleurs, pour Tchernoff, cette immanquable droute des nations de +proie ne signifiait ni la destruction de l'Allemagne ni l'anantissement +des peuples germaniques. Le rvolutionnaire n'avait pas de sympathie +pour les patriotismes excessifs, n'approuvait ni l'intransigeance des +chauvins de Paris, qui voulaient effacer l'Allemagne de la carte +d'Europe, ni l'intransigeance des pangermanistes de Berlin, qui +voulaient<a name="page_315" id="page_315"></a> tendre au monde entier la domination teutonne.</p> + +<p>—L'essentiel, c'est de jeter bas l'empire allemand et de briser la +redoutable machine de guerre qui, pendant prs d'un demi-sicle, a +menac la paix des nations.</p> + +<p>Ce qui irritait le plus Tchernoff, c'tait l'immoralit des ides qui, +depuis 1870, taient nes de cette perptuelle menace et qui +contaminaient aujourd'hui un si grand nombre d'esprits dans le monde +entier: glorification de la force, triomphe du matrialisme, +sanctification du succs, respect aveugle du fait accompli, drision des +plus nobles sentiments comme s'ils n'taient que des phrases creuses, +philosophie de bandits qui prtendait tre le dernier mot du progrs et +qui n'tait que le retour au despotisme, la violence et la barbarie +des poques primitives.</p> + +<p>—Ce qu'il faut, dclarait-il, c'est la suppression de ceux qui +reprsentent cette abominable tendance revenir en arrire. Mais cela +ne signifie pas qu'il faille exterminer aussi le peuple allemand. Ce +peuple a des qualits relles, trop souvent gtes par les dfauts qu'un +pass malheureux lui a laisss en hritage. Il possde l'instinct de +l'organisation, le got du travail, et il peut rendre des services la +cause du progrs. Mais auparavant il a besoin qu'on lui administre une +douche: la douche de la catastrophe. Quand la dfaite aura rabattu +l'orgueil des Allemands et dissip leurs illusions d'hgmonie<a name="page_316" id="page_316"></a> +mondiale, quand ils se seront rsigns n'tre qu'un groupe humain ni +suprieur ni infrieur aux autres, ils deviendront d'utiles +collaborateurs pour la tche commune de civilisation qui incombe +l'humanit entire. D'ailleurs cela ne doit pas nous faire oublier que, + l'heure actuelle, ils sont pour toutes les autres socits humaines un +grave danger. Ce peuple de matres, comme il s'appelle lui-mme, est +de tous les peuples celui qui a le moins le sentiment de la dignit +personnelle. Sa constitution politique a fait de lui une horde guerrire +o tout est soumis une discipline mcanique et humiliante. En +Allemagne, il n'est personne qui ne reoive des coups de pied au cul et +qui ne dsire les rendre ses subordonns. Le coup de pied donn par +l'empereur se transmet d'chine en chine jusqu'aux dernires couches +sociales. Le kaiser cogne sur ses rejetons, l'officier cogne sur ses +soldats, le pre cogne sur ses enfants et sur sa femme, l'instituteur +cogne sur ses lves. C'est prcisment pour cela que l'Allemand dsire +si passionnment se rpandre dans le monde. Ds qu'il est hors de chez +lui, il se ddommage de sa servilit domestique en devenant le plus +arrogant et le plus froce des tyrans.<a name="page_317" id="page_317"></a></p> + +<h2><a name="XI" id="XI"></a>XI<br /><br /> +<small>LA GUERRE</small></h2> + +<p>Le snateur Lacour, un soir qu'il dnait chez Marcel Desnoyers, dit +son ami:</p> + +<p>—Ne vous plairait-il pas d'aller voir votre fils au front?</p> + +<p>Le personnage tait trs tourment de ce que son hritier, rompant le +rseau protecteur des recommandations dont l'avait envelopp la prudence +paternelle, servait maintenant dans l'arme active et, qui pis est, sur +la premire ligne; et il s'tait mis en tte de rendre visite au nouveau +sous-lieutenant, ne ft-ce que pour inspirer aux chefs plus de +considration l'gard d'un jeune homme dont le pre avait la puissance +d'obtenir une autorisation si rarement accorde. Or, comme Jules +appartenait au mme corps d'arme que Ren, Lacour avait pens faire<a name="page_318" id="page_318"></a> +profiter Marcel de l'occasion: Marcel accompagnerait Lacour en qualit +de secrtaire. Mme si les deux jeunes gens taient dans des secteurs +loigns l'un de l'autre, cela ne serait pas un empchement: en +automobile, on parcourt vite de longues distances. Le prtexte officiel +du voyage tait une mission donne au snateur pour se rendre compte du +fonctionnement de l'artillerie et de l'organisation des tranches.</p> + +<p>Il va de soi que Marcel accepta avec joie la proposition de son illustre +ami, et, quelques jours plus tard, malgr la mauvaise volont du +ministre de la Guerre qui se souciait peu d'admettre des curieux sur le +front, Lacour obtint le double permis.</p> + +<p>Le lendemain, dans la matine, le snateur et le millionnaire +gravissaient pniblement une montagne boise. Marcel avait les jambes +protges par des gutres, la tte abrite sous un feutre larges +bords, les paules couvertes d'une ample plerine. Lacour le suivait, +chauss de hautes bottes et coiff d'un chapeau mou; mais il n'en avait +pas moins endoss une redingote aux basques solennelles, afin de garder +quelque chose du majestueux costume parlementaire, et, quoiqu'il halett +de fatigue et sut grosses gouttes, il faisait un visible effort pour +ne point se dpartir de la dignit snatoriale. A ct d'eux marchait un +capitaine qui, par ordre, leur servait de guide.</p> + +<p>Le bois o ils cheminaient prsentait une tragique dsolation. Il s'y +tait pour ainsi dire fig une tempte<a name="page_319" id="page_319"></a> qui tenait le paysage immobile +dans des aspects violents et bizarres. Pas un arbre n'avait gard sa +tige intacte et son abondante ramure du temps de paix. Les pins +faisaient penser aux colonnades de temples en ruines; les uns dressaient +encore leurs troncs entiers, mais, dcapits de la cime, ils taient +comme des fts qui auraient perdu leurs chapiteaux; d'autres, coups +mi-hauteur par une section oblique en bec de flte, ressemblaient des +stles brises par la foudre; quelques-uns laissaient pendre autour de +leur moignon dchiquet les fibres d'un bois dj mort. Mais c'tait +surtout dans les htres, les rouvres et les chnes sculaires que se +rvlait la formidable puissance de l'agent destructeur. Il y en avait +dont les normes troncs avaient t tranchs presque ras de terre par +une entaille nette comme celle qu'aurait pu produire un gigantesque coup +de hache, tandis qu'autour de leurs racines dterres on voyait les +pierres extraites des entrailles du sol par l'explosion et parpilles +la surface. et l, des mares profondes, toutes pareilles, d'une +rgularit quasi gomtrique, tendaient leurs nappes circulaires. +C'tait de l'eau de pluie verdtre et croupissante, sur laquelle +flottait une crote de vgtation habite par des myriades d'insectes. +Ces mares taient les entonnoirs creuss par les marmites dans un sol +calcaire et impermable, qui conservait le trop-plein des irrigations +pluviales.<a name="page_320" id="page_320"></a></p> + +<p>Les voyageurs avaient laiss leur automobile au bas du versant, et ils +grimpaient vers les crtes o taient dissimuls d'innombrables canons, +sur une ligne de plusieurs kilomtres. Ils taient obligs de faire +cette ascension pied, parce qu'ils taient porte de l'ennemi: une +voiture aurait attir sur eux l'attention et servi de cible aux obus.</p> + +<p>—La monte est un peu fatigante, monsieur le snateur, dit le +capitaine. Mais courage! Nous approchons.</p> + +<p>Ils commenaient rencontrer sur le chemin beaucoup d'artilleurs. La +plupart n'avaient de militaire que le kpi; sauf cette coiffure, ils +avaient l'air d'ouvriers de fabrique, de fondeurs ou d'ajusteurs. Avec +leurs pantalons et leurs gilets de panne, ils taient en manches de +chemise, et quelques-uns d'entre eux, pour marcher dans la boue avec +moins d'inconvnient, taient chausss de sabots. C'taient de vieux +mtallurgistes incorpors par la mobilisation l'artillerie de rserve; +leurs sergents avaient t des contre-matres, et beaucoup de leurs +officiers taient des ingnieurs et des patrons d'usines.</p> + +<p>On pouvait arriver jusqu'aux canons sans les voir. A peine mergeait-il +d'entre les branches feuillues ou de dessous les troncs entasss quelque +chose qui ressemblait une poutre grise. Mais, quand on passait +derrire cet amas informe, on trouvait une petite place nette, occupe +par des hommes qui<a name="page_321" id="page_321"></a> vivaient, dormaient et travaillaient autour d'un +engin de mort. En divers endroits de la montagne il y avait, soit des +pices de 75, agiles et gaillardes, soit des pices lourdes qui se +dplaaient pniblement sur des roues renforces de patins, comme celles +des locomobiles agricoles dont les grands propritaires se servent dans +l'Argentine pour labourer la terre.</p> + +<p>Lacour et Desnoyers rencontrrent dans une dpression du terrain +plusieurs batteries de 75, tapies sous le bois comme des chiens +l'attache qui aboieraient en allongeant le museau. Ces batteries +tiraient sur des troupes de relve, aperues depuis quelques minutes +dans la valle. La meute d'acier hurlait rageusement, et ses abois +furibonds ressemblaient au bruit d'une toile sans fin qui se +dchirerait.</p> + +<p>Les chefs, griss par le vacarme, se promenaient ct de leurs pices +en criant des ordres. Les canons, glissant sur les affts immobiles, +avanaient et reculaient comme des pistolets automatiques. La culasse +rejetait la douille de l'obus, et aussitt un nouveau projectile tait +introduit dans la chambre fumante.</p> + +<p>En arrire des batteries, l'air tait agit de violents remous. A chaque +salve, Lacour et Desnoyers recevaient un coup dans la poitrine; pendant +un centime de seconde, entre l'onde arienne balaye et la nouvelle +onde qui s'avanait, ils prouvaient au creux de l'estomac l'angoisse du +vide. L'air s'chauffait d'odeurs cres, piquantes, enivrantes. Les +miasmes<a name="page_322" id="page_322"></a> des explosifs arrivaient jusqu'au cerveau par la bouche, les +oreilles et les yeux. Prs des canons, les douilles vides formaient des +tas. Feu!... Feu!... Toujours feu!</p> + +<p>—Arrosez bien! rptaient les chefs.</p> + +<p>Et les 75 inondaient de projectiles le terrain sur lequel les Boches +essayaient de passer.</p> + +<p>Le capitaine, conformment aux ordres reus, expliqua au snateur la +manœuvre de ces pices. Mais, comme le vritable but du voyage tait +pour Lacour de voir son fils Ren, et comme Ren tait attach au +service de la grosse artillerie, l'examen des 75 ne se prolongea pas +longtemps et les visiteurs se remirent en route sous la conduite de leur +guide. Par un petit chemin qu'abritait une arte de la montagne, ils +arrivrent en trois quarts d'heure sur une croupe o plusieurs pices +lourdes taient en position, mais distantes les unes des autres; et le +capitaine recommena de donner au snateur les explications officielles.</p> + +<p>Les projectiles de ces pices taient de grands cylindres ogivaux, +emmagasins dans des souterrains. Les souterrains, nomms abris, +consistaient en terriers profonds, sortes de puits obliques que +protgeaient en outre des sacs de pierre et des troncs d'arbre. Ces +abris servaient aussi de refuge aux hommes qui n'taient pas de service.</p> + +<p>Un artilleur montra Lacour deux grandes bourses<a name="page_323" id="page_323"></a> de toile blanche, +unies l'une l'autre et bien pleines, qui ressemblaient une double +saucisse: c'tait la charge d'une de ces pices. La bourse que l'on +ouvrit laissa voir des paquets de feuilles couleur de rose, et le +snateur et son compagnon s'tonnrent que cette pte, qui avait +l'aspect d'un article de toilette, ft un terrible explosif de la guerre +moderne.</p> + +<p>Un peu plus loin, au point culminant de la croupe, il y avait une tour +moiti dmolie. C'tait le poste le plus prilleux de tous, celui de +l'observateur. Un officier s'y plaait pour surveiller la ligne ennemie, +constater les effets du tir et donner les indications qui permettaient +de le rectifier.</p> + +<p>Prs de la tour, mais en contre-bas, tait situ le poste de +commandement. On y pntrait par un couloir qui conduisait plusieurs +salles souterraines. Ce poste avait pour faade un pan de montagne +taill pic et perc d'troites fentres qui donnaient de l'air et de +la lumire l'intrieur. Comme Lacour et Desnoyers descendaient par le +couloir obscur, un vieux commandant charg du secteur vint leur +rencontre. Les manires de ce commandant taient exquises; sa voix tait +douce et caressante comme s'il avait caus avec des dames dans un salon +de Paris. Soldat la moustache grise et aux lunettes de myope, il +gardait en pleine guerre la politesse crmonieuse du temps de paix. +Mais il avait aux poignets des pansements: un clat d'obus lui avait +fait cette double<a name="page_324" id="page_324"></a> blessure, et il n'en continuait par moins son +service. Ce diable d'homme, pensa Marcel, est d'une urbanit +terriblement mielleuse; mais n'importe, c'est un brave.</p> + +<p>Le poste du commandant tait une vaste pice qui recevait la lumire par +une baie horizontale longue de quatre mtres et haute seulement d'un +pied et demi, de sorte qu'elle ressemblait un peu l'espace ouvert +entre deux lames de persiennes. Au-dessous de cette baie tait place +une grande table de bois blanc charge de papiers. En s'asseyant sur une +chaise prs de cette table, on embrassait du regard toute la plaine. Les +murs taient garnis d'appareils lectriques, de cadres de distribution, +de tlphones, de trs nombreux tlphones pourvus de leurs rcepteurs.</p> + +<p>Le commandant offrit des siges ses visiteurs avec un geste courtois +d'homme du monde. Puis il tendit sur la table un vaste plan qui +reproduisait tous les accidents de la plaine, chemins, villages, +cultures, hauteurs et dpressions. Sur cette carte tait trac un +faisceau triangulaire de lignes rouges, en forme d'ventail; le sommet +du triangle tait le lieu mme o ils taient assis, et le ct oppos +tait la limite de l'horizon rel qu'ils avaient sous les yeux.</p> + +<p>—Nous allons bombarder ce bois, dit le commandant en montrant du doigt +l'un des points extrmes de la carte.<a name="page_325" id="page_325"></a></p> + +<p>Puis, dsignant l'horizon une petite ligne sombre:</p> + +<p>—C'est le bois que vous voyez l-bas, ajouta-t-il. Veuillez prendre mes +jumelles et vous distinguerez nettement l'objectif.</p> + +<p>Il dploya ensuite une photographie norme, un peu floue, sur laquelle +tait trac un ventail de lignes rouges pareil celui de la carte.</p> + +<p>—Nos aviateurs, continua-t-il, ont pris ce matin quelques vues des +positions ennemies. Ceci est un agrandissement excut par notre atelier +photographique. D'aprs les renseignements fournis, deux rgiments +allemands sont camps dans le bois. Vous plat-il que nous commencions +le tir tout de suite, monsieur le snateur?</p> + +<p>Et, sans attendre la rponse du personnage, le commandant envoya un +signal tlgraphique. Presque aussitt rsonnrent dans le poste une +quantit de timbres dont les uns rpondaient, les autres appelaient. +L'aimable chef ne s'occupait plus ni de Lacour ni de Desnoyers; il tait + un tlphone et il s'entretenait avec des officiers loigns peut-tre +de plusieurs kilomtres. Finalement il donna l'ordre d'ouvrir le feu, et +il en fit part au personnage.</p> + +<p>Le snateur tait un peu inquiet: il n'avait jamais assist un tir +d'artillerie lourde. Les canons se trouvaient presque au-dessus de sa +tte, et sans doute la vote de l'abri allait trembler comme le pont +d'un vaisseau qui lche une borde. Quel fracas assourdissant<a name="page_326" id="page_326"></a> cela +ferait!... Huit ou dix secondes s'coulrent, qui parurent trs longues + Lacour; puis il entendit comme un tonnerre lointain qui paraissait +venir des nues. Les nombreux mtres de terre qu'il avait au-dessus de +sa tte amortissaient les dtonations: c'tait comme un coup de bton +donn sur un matelas. Ce n'est que cela? pensa le snateur, dsormais +rassur.</p> + +<p>Plus impressionnant fut le bruit du projectile qui fendait l'air une +grande hauteur, mais avec tant de violence que les ondes descendaient +jusqu' la baie du poste. Ce bruit dchirant s'affaiblit peu peu, +cessa d'tre perceptible. Comme aucun effet ne se manifestait, Lacour et +Marcel crurent que l'obus, perdu dans l'espace, n'avait pas clat. Mais +enfin, sur l'horizon, exactement l'endroit indiqu tout l'heure par +le commandant, surgit au-dessus de la tache sombre du bois une norme +colonne de fume dont les tranges remous avaient un mouvement +giratoire, et une explosion se produisit pareille celle d'un volcan.</p> + +<p>Quelques minutes plus tard, toutes les pices franaises avaient ouvert +le feu, et nanmoins l'artillerie allemande ne donnait pas encore signe +de vie.</p> + +<p>—Ils vont rpondre, dit Lacour.</p> + +<p>—Cela me parat certain, acquiesa Desnoyers.</p> + +<p>Au mme instant, le capitaine s'approcha du snateur et lui dit:<a name="page_327" id="page_327"></a></p> + +<p>—Vous plairait-il de remonter l-haut? Vous verriez de plus prs le +travail de nos pices. Cela en vaut la peine.</p> + +<p>Remonter alors que l'ennemi allait ouvrir le feu? La proposition aurait +paru intempestive au snateur si le capitaine n'avait ajout que le +sous-lieutenant Lacour, averti par tlphone, arriverait d'une minute +l'autre. Au surplus, le personnage se souvint que les militaires taient +dj peu disposs faire grand cas des hommes politiques, et il ne +voulut pas leur fournir l'occasion de rire sous cape de la couardise +d'un parlementaire. Il rajusta donc gravement sa redingote et sortit du +souterrain avec Marcel.</p> + +<p>A peine avaient-ils fait quelques pas, l'atmosphre se bouleversa en +ondes tumultueuses. Ils chancelrent l'un et l'autre, tandis que leurs +oreilles bourdonnaient et qu'ils avaient la sensation d'un coup assn +sur la nuque. L'ide leur vint que les Allemands avaient commenc +rpondre. Mais non, c'tait encore une des pices franaises qui venait +de lancer son formidable obus.</p> + +<p>Cependant, du ct de la tour d'observation, un sous-lieutenant +accourait vers eux et traversait l'espace dcouvert en agitant son kpi. +Lacour, en reconnaissant Ren, trembla de peur: l'imprudent, pour +s'pargner un dtour, risquait de se faire tuer et s'offrait lui-mme +comme cible au tir de l'ennemi!</p> + +<p>Aprs les premiers embrassements, le pre eut la<a name="page_328" id="page_328"></a> surprise de trouver +son fils transform. Les mains qu'il venait de serrer taient fortes et +nerveuses; le visage qu'il contemplait avec tendresse avait les traits +accentus, le teint bruni par le grand air. Six mois de vie intense +avaient fait de Ren un autre homme. Sa poitrine s'tait largie, les +muscles de ses bras s'taient gonfls, une physionomie mle avait +remplac la physionomie fminine de nagure. Tout dans la personne du +jeune officier respirait la rsolution et la confiance en ses propres +forces.</p> + +<p>Ren ne fit pas moins bon accueil Desnoyers qu' son pre, et il lui +demanda avec un tendre empressement des nouvelles de sa fiance. Quoique +Chichi crivt souvent son futur, il tait heureux d'entendre encore +parler d'elle, et les dtails familiers que Marcel donnait sur la vie de +la jeune fille apportaient pour ainsi dire l'amoureux le parfum de +l'aime.</p> + +<p>Ils s'taient retirs tous les trois un peu l'cart, derrire un +rideau d'arbres o le vacarme tait moins violent. Aprs chaque tir, les +pices lourdes laissaient chapper par la culasse un petit nuage de +fume qui faisait penser celle d'une pipe. Les sergents dictaient des +chiffres communiqus par un artilleur qui tenait son oreille le +rcepteur d'un tlphone. Les servants, excutant l'ordre sans mot dire, +touchaient une petite roue, et le monstre levait son mufle gris, le +portait droite ou gauche avec une docilit intelligente. Le tireur +se tenait debout<a name="page_329" id="page_329"></a> prs de la pice, prt faire feu. Cet homme devait +tre sourd: pour lui, la vie n'tait qu'une srie de saccades et de +coups de tonnerre. Mais sa face abrutie ne laissait pas d'avoir une +certaine expression d'autorit: il connaissait son importance; il tait +le serviteur de l'ouragan; c'tait lui qui dchanait la foudre.</p> + +<p>—Les Allemands tirent, dit l'artilleur qui tait au tlphone, prs de +la pice la plus rapproche du snateur et de son compagnon.</p> + +<p>L'observateur plac dans la tour venait d'en donner avis. Aussitt le +capitaine charg de servir de guide au personnage avertit celui-ci qu'il +convenait de se mettre en sret. Lacour, obissant l'instinct de la +conservation et pouss aussi par son fils qui lui faisait hter le pas, +se rfugia avec Marcel l'entre d'un abri; mais il ne voulut pas +descendre au fond du refuge souterrain: dsormais la curiosit +l'emportait chez lui sur la crainte.</p> + +<p>En dpit du tintamarre que faisaient les canons franais, Lacour et +Desnoyers perurent l'arrive de l'invisible obus allemand. Le passage +du projectile dans l'atmosphre dominait tous les autres bruits, mme +les plus voisins et les plus forts. Ce fut d'abord une sorte de +gmissement dont l'intensit croissait et semblait envahir l'espace avec +une rapidit prodigieuse. Puis ce ne fut plus un gmissement; ce fut un +vacarme qui semblait form de mille grincements,<a name="page_330" id="page_330"></a> de mille chocs, et que +l'on pouvait comparer la descente d'un tramway lectrique dans une rue +en pente, au passage d'un train rapide franchissant une station sans s'y +arrter. Ensuite l'obus apparut comme un flocon de vapeur qui +grandissait de seconde en seconde et qui avait l'air d'arriver tout +droit sur la batterie. Enfin une pouvantable explosion fit trembler +l'abri, mais mollement, comme s'il et t de caoutchouc. Cette premire +explosion fut suivie de plusieurs autres, moins fortes, moins sches, +qui avaient des modulations sifflantes comme un ricanement sardonique.</p> + +<p>Lacour et Desnoyers crurent que le projectile avait clat prs d'eux, +et, lorsqu'ils sortirent de l'abri, ils s'attendaient voir une +sanglante jonche de cadavres. Ce qu'ils virent, ce fut Ren qui +allumait tranquillement une cigarette, et, un peu plus loin, les +artilleurs qui travaillaient recharger leur pice lourde.</p> + +<p>—La marmite a d tomber trois ou quatre cents mtres, dit Ren +son pre.</p> + +<p>Toutefois le capitaine, qui son gnral avait recommand de bien +veiller la scurit du personnage, jugea le moment venu de lui +rappeler qu'ils avaient encore un long trajet parcourir et qu'il tait +temps de se remettre en route. Lacour, qui maintenant se sentait +courageux, aurait voulu rester encore; mais Ren, cause du duel +d'artillerie qui s'engageait,<a name="page_331" id="page_331"></a> tait oblig de rejoindre son poste sans +retard. Le pre n'insista point pour prolonger l'entrevue; il serra son +fils dans ses bras, lui souhaita bonne chance, et, sous la conduite du +capitaine, redescendit la montagne en compagnie de Desnoyers.</p> + +<p>L'automobile roula tout l'aprs-midi sur des chemins encombrs de +convois qui la foraient souvent faire halte. Elle passait entre des +champs incultes sur lesquels on voyait des squelettes de fermes; elle +traversait des villages incendis qui n'taient plus qu'une double +range de faades noires, avec des trous ouverts sur le vide.</p> + +<p>A la tombe du jour, ils croisrent des groupes de fantassins aux +longues barbes et aux uniformes bleus dteints par les intempries. Ces +soldats revenaient des tranches, portant sur leurs sacs des pelles, des +pioches et d'autres outils faits pour remuer la terre: car les outils de +terrassement avaient pris une importance d'armes de combat. Couverts de +boue de la tte aux pieds, tous paraissaient vieux, quoique en pleine +jeunesse. Leur joie de revenir au cantonnement aprs une semaine de +travail en premire ligne, s'exprimait par des chansons qu'accompagnait +le bruit sourd de leurs sabots clous.</p> + +<p>—Ce sont les soldats de la Rvolution! disait le snateur avec emphase. +C'est la France de 1792!<a name="page_332" id="page_332"></a></p> + +<p>Les deux amis passrent la nuit dans un village demi ruin, o s'tait +tabli le commandement d'une division. Le capitaine qui les avait +accompagns jusqu'alors, prit cong d'eux. Ce serait un autre officier +qui, le lendemain, leur servirait de guide.</p> + +<p>Ils se logrent l'Htel de la Sirne, vieille btisse dont le pignon +avait t endommag par un obus. La chambre occupe par Desnoyers tait +contigu celle o avait pntr le projectile, et le patron voulut +faire voir les dgts ses htes, avant que ceux-ci se missent au lit. +Tout tait dchiquet, plancher, plafond, murailles; des meubles briss +gisaient dans les coins; des lambeaux de papier fleuri pendaient sur les +murs; un trou norme laissait apercevoir le ciel et entrer le froid de +la nuit. Le patron raconta que ce ravage avait t caus, non par un +obus allemand, mais par un obus franais, au moment o l'ennemi avait +t chass hors du village, et, en disant cela, il souriait avec un +orgueil patriotique:</p> + +<p>—Oui, c'est l'œuvre des ntres. Vous voyez la besogne que fait le 75! +Que pensez-vous d'un pareil travail?</p> + +<p>Le lendemain, de bonne heure, ils repartirent en automobile. Ils +laissrent derrire eux des dpts de munitions, passrent les +troisimes positions, puis les secondes. Des milliers et des milliers de +soldats s'taient installs en pleins champs. Ce fourmillement<a name="page_333" id="page_333"></a> d'hommes +rappelait par la varit des costumes et des races les grandes invasions +historiques. Et pourtant ce n'tait pas un peuple en marche: car l'exode +d'un peuple trane derrire lui une multitude de femmes et d'enfants. Il +n'y avait ici que des hommes, rien que des hommes.</p> + +<p>Toutes les espces d'habitations inventes par l'humanit depuis +l'poque des cavernes, taient utilises dans ces campements. Les +grottes et les carrires servaient de quartiers; certaines cabanes +rappelaient le <i>rancho</i> amricain; d'autres, coniques et allonges, +imitaient le <i>gourbi</i> arabe. Comme beaucoup de soldats venaient des +colonies et que quelques-uns avaient fait du ngoce dans les contres du +nouveau monde, ces gens, quand ils s'taient vus dans la ncessit +d'improviser une demeure plus stable que la tente de toile, avaient fait +appel leurs souvenirs, et ils avaient copi l'architecture des tribus +avec lesquelles ils s'taient trouvs en contact. Au surplus, dans cette +masse de combattants, il y avait des tirailleurs marocains, des ngres, +des Asiatiques; et, loin des villes, ces primitifs semblaient grandir en +importance, acqurir une supriorit qui faisait d'eux les matres des +civiliss.</p> + +<p>Le long des ruisseaux s'talaient des linges blancs mis scher par les +soldats. Malgr la fracheur du matin, des files d'hommes dpoitraills +s'inclinaient sur l'eau pour de bruyantes ablutions, suivies<a name="page_334" id="page_334"></a> +d'brouements nergiques. Sur un pont, un soldat crivait une lettre en +se servant du parapet comme d'une table. Les cuisiniers s'agitaient +autour des chaudrons fumants. Un lger arme de soupe matinale se mlait +au parfum rsineux des arbres et l'odeur de la terre mouille.</p> + +<p>Les btes et le matriel de la cavalerie et de l'artillerie taient +logs dans de longs baraquements de bois et de zinc. Les soldats +trillaient et ferraient en plein air les chevaux au poil luisant, que +la guerre de tranche maintenait dans un tat de paisible embonpoint.</p> + +<p>—Ah! s'ils avaient t la bataille de la Marne! dit Desnoyers +Lacour.</p> + +<p>Depuis longtemps ces montures jouissaient d'un repos ininterrompu. Les +cavaliers combattaient pied, faisant le coup de feu avec les +fantassins, de sorte que leurs chevaux s'engraissaient dans une +tranquillit conventuelle et qu'il tait mme ncessaire de les mener +la promenade pour les empcher de devenir malades d'inaction devant le +rtelier comble.</p> + +<p>Plusieurs aroplanes prts prendre leur vol taient poss sur la +plaine comme des libellules grises, et beaucoup d'hommes se groupaient +l'entour. Les campagnards convertis en soldats considraient avec +admiration les camarades chargs du maniement de ces appareils et leur +attribuaient un pouvoir un peu semblable celui des sorciers des +lgendes populaires, la fois vnrs et redouts par les paysans.<a name="page_335" id="page_335"></a></p> + +<p>L'automobile s'arrta prs de quelques maisons noircies par l'incendie.</p> + +<p>—Vous allez tre obligs de descendre, leur dit le nouvel officier qui +les guidait. On ne peut faire qu' pied le petit trajet qui nous reste +faire.</p> + +<p>Lacour et Desnoyers se mirent donc marcher sur la route; mais +l'officier les rappela.</p> + +<p>—Non, non, leur dit-il en riant. Le chemin que vous prenez serait +dangereux pour la sant. Mais voici un petit chemin o nous n'aurons pas + craindre les courants d'air.</p> + +<p>Et il leur expliqua que les Allemands avaient des retranchements et des +batteries sur la hauteur, l'extrmit de la route. Jusqu'au point o +les voyageurs taient parvenus, le brouillard du matin les avait +protgs contre le tir de l'ennemi; mais, un jour de soleil, +l'apparition de l'automobile aurait t salue par un obus.</p> + +<p>Ils avaient devant eux une immense plaine o l'on ne voyait me qui +vive, et cette plaine prsentait l'aspect qu'en temps ordinaire elle +devait avoir le dimanche, lorsque les laboureurs se tenaient chez eux. + et l gisaient sur le sol des objets abandonns, aux formes +indistinctes, et on aurait pu les prendre pour des instruments agricoles +laisss sur les gurets, un jour de fte; mais c'taient des affts et +des caissons dmolis par les projectiles ou par l'explosion de leur +propre chargement.<a name="page_336" id="page_336"></a></p> + +<p>Aprs avoir donn ordre deux soldats de se charger des paquets que +Desnoyers avait retirs de l'automobile, l'officier guida les visiteurs +par une sorte d'troit sentier o ils taient obligs de marcher la +file. Ce sentier, qui commenait derrire un mur de brique, allait +s'abaissant dans le sol en pente douce, de sorte qu'ils s'y enfoncrent +d'abord jusqu'aux genoux, puis jusqu' la taille, puis jusqu'aux +paules; et finalement, absorbs tout entiers, ils n'eurent plus +au-dessus de leurs ttes qu'un ruban de ciel.</p> + +<p>Ils avanaient dans le boyau d'une faon trange, jamais en ligne +droite, toujours en zigzags, en courbes, en angles. D'autres boyaux non +moins compliqus s'embranchaient sur le leur, qui tait l'artre +centrale de toute une ville souterraine. Un quart d'heure se passa, une +demi-heure, une heure entire, sans qu'ils eussent fait cinquante pas de +suite dans la mme direction. L'officier, qui ouvrait la marche, +disparaissait chaque instant dans un dtour, et ceux qui venaient +derrire lui taient obligs de se hter pour ne point le perdre. Le sol +tait glissant, et, en certains endroits, il y avait une boue presque +liquide, blanche et corrosive comme celle qui dcoule des chafaudages +d'une maison en construction.</p> + +<p>L'cho de leurs pas, le frlement de leurs paules contre les parois de +terre, dtachaient des mottes et des cailloux. Quelquefois le fond du +sentier s'exhaussait<a name="page_337" id="page_337"></a> et les visiteurs s'exhaussaient avec lui. Alors un +petit effort suffisait pour qu'ils pussent voir par-dessus les crtes, +et ce qu'ils voyaient, c'taient des champs incultes, des rseaux de +fils de fer entrecroiss. Mais la curiosit pouvait coter cher celui +qui levait la tte, et l'officier ne permettait pas qu'ils s'arrtassent + regarder.</p> + +<p>Desnoyers et Lacour tombaient de fatigue. tourdis par ces perptuels +zigzags, ils ne savaient plus s'ils avanaient ou s'ils reculaient, et +le changement continuel de direction leur donnait presque le vertige.</p> + +<p>—Arriverons-nous bientt? demanda le snateur.</p> + +<p>L'officier leur montra un clocher mutil, dont la pointe se montrait +par-dessus le rebord de terre et qui tait peu prs tout ce qui +restait d'un village pris et repris maintes fois.</p> + +<p>—C'est l-bas, rpondit-il.</p> + +<p>S'ils eussent fait le mme trajet en ligne droite, une demi-heure leur +aurait suffi; mais, continuellement retards par les crochets et les +lacets de cette venelle profonde, ils avaient en outre subir les +obstacles de la fortification de campagne: souterrains barrs par des +grilles, cages de fils de fer tenues en suspens, qui obstrueraient le +passage quand on les ferait choir, tout en permettant aux dfenseurs de +tirer travers le treillis.</p> + +<p>Ils rencontraient des soldats qui portaient des sacs, des seaux d'eau, +et qui disparaissaient soudain dans les<a name="page_338" id="page_338"></a> tortuosits des ruelles +transversales. Quelques-uns, assis sur des tas de bois, souriaient en +lisant un petit journal rdig dans les tranches. Ces hommes +s'effaaient pour laisser passer les visiteurs, et une expression de +curiosit se peignait sur leurs faces barbues. Dans le lointain +crpitaient des coups secs, comme s'il y avait eu au bout de la voie +tortueuse un polygone de tir ou qu'une socit de chasseurs s'y exert + abattre des pigeons.</p> + +<p>Lorsqu'ils furent parvenus aux tranches du front, leur guide les +prsenta au lieutenant-colonel qui commandait le secteur. Celui-ci leur +montra les lignes dont il avait la garde, comme un officier de marine +montre les batteries et les tourelles de son cuirass.</p> + +<p>Ils visitrent d'abord les tranches de seconde ligne, les plus +anciennes: sombres galeries o les meurtrires et les baies +longitudinales mnages pour les mitrailleuses ne laissaient pntrer +que des filets de jour. Cette ligne de dfense ressemblait un tunnel +coup par de courts espaces dcouverts. On y passait alternativement de +la lumire l'obscurit et de l'obscurit la lumire, avec une +brusquerie qui fatiguait les yeux. Dans les espaces dcouverts le sol +tait plus haut, et des banquettes de planches, fixes contre les +parois, permettaient aux observateurs de sortir la tte ou d'examiner le +paysage au moyen du priscope. Les espaces protgs par des toitures +servaient la fois de batteries et de dortoirs.<a name="page_339" id="page_339"></a></p> + +<p>Ces sortes de casernements avaient t d'abord des tranches +dcouvertes, comme celles de premire ligne. Mais, mesure que l'on +avait gagn du terrain sur l'ennemi, les combattants, obligs de vivre +l tout un hiver, s'taient ingnis s'y installer avec le plus de +commodit possible. Sur les fosss creuss l'air libre ils avaient mis +en travers les poutres des maisons ruines; puis sur les poutres, des +madriers, des portes, des contrevents; puis sur tout ce boisage, +plusieurs ranges de sacs de terre; et enfin, sur les sacs de terre, une +paisse couche d'humus o l'herbe poussait, donnant au dos de la +tranche un paisible aspect de prairie verdoyante. Ces votes de fortune +rsistaient la chute des obus, qui s'y enterraient sans causer de +grands dgts. Quand une explosion les disloquait trop, les habitants +troglodytes en sortaient la nuit, comme des fourmis inquites dans leur +fourmilire, et reconstruisaient vivement le toit de leur logis.</p> + +<p>Ces rduits se ressemblaient tous pour ce qui tait de la construction. +La face extrieure tait toujours la mme, c'est--dire perce de +meurtrires o des fusils taient braqus contre l'ennemi, et de baies +horizontales pour le tir des mitrailleuses. Les vigies, debout prs de +ces ouvertures, surveillaient la campagne dserte comme les marins de +quart surveillent la mer de dessus le pont. Sur les faces intrieures +taient les rteliers d'armes et les lits de camp: trois<a name="page_340" id="page_340"></a> files de +bancasses faites avec des planches et pareilles aux couchettes des +navires. Mais il y avait au contraire beaucoup de varit dans +l'ornementation de chaque rduit, et le besoin qu'prouvent les mes +simples d'embellir leur demeure s'y manifestait de mille manires. +Chaque soldat avait son muse fait d'illustrations de journaux et de +cartes postales en couleur. Des portraits de comdiennes et de danseuses +souriaient de leur bouche peinte sur le papier glac et mettaient une +note gaie dans la chaste atmosphre du poste.</p> + +<p>Tout tait propre, de cette propret rude et un peu gauche que les +hommes rduits leurs seuls moyens peuvent entretenir sans assistance +fminine. Les rduits avaient quelque chose du clotre d'un monastre, +du prau d'un bagne, de l'entrepont d'un cuirass. Le sol y tait plus +bas de cinquante centimtres que celui des espaces dcouverts qui les +faisaient communiquer les unes avec les autres. Pour que les officiers +pussent passer sans monter ni descendre, de grandes planches formaient +passerelle d'une porte l'autre. Lorsque les soldats voyaient entrer le +chef du secteur, ils s'alignaient, et leurs ttes se trouvaient la +hauteur de la ceinture de l'officier qui tait sur la passerelle.</p> + +<p>Il y avait aussi des pices souterraines qui servaient de cabinets de +toilette et de sentines pour les immondices; des salles de bain d'une +installation primitive;<a name="page_341" id="page_341"></a> une cave qui portait pour enseigne: <i>Caf de la +Victoire</i>; une autre garnie d'un criteau o on lisait: <i>Thtre</i>. +C'tait la gat franaise qui riait et chantait en face du danger.</p> + +<p>Cependant Marcel tait impatient de voir son fils. Le snateur dit donc +un mot au lieutenant-colonel qui, aprs un effort de mmoire, finit par +se rappeler les prouesses du sergent Jules Desnoyers.</p> + +<p>—C'est un excellent soldat, certifia-t-il au pre. En ce moment il doit +tre de service la tranche de premire ligne. Je vais le faire +appeler.</p> + +<p>Marcel demanda s'il ne leur serait pas possible d'aller jusqu' +l'endroit o se trouvait son fils; mais le lieutenant-colonel sourit. +Non, les civils ne pouvaient visiter ces fosss en contact presque +immdiat avec l'ennemi et sans autre dfense que des barrages de fils de +fer et des sacs de terre; la boue y avait parfois un pied d'paisseur, +et l'on n'y avanait qu'en se courbant, pour viter de recevoir une +balle. Le danger y tait continuel, parce que l'ennemi tiraillait sans +cesse.</p> + +<p>Effectivement les visiteurs entendirent au loin des coups de fusil, +auxquels, jusqu'alors, ils n'avaient pas fait attention.</p> + +<p>Tandis que Marcel attendait Jules, il lui semblait que le temps +s'coulait avec une lenteur dsesprante. Cependant le +lieutenant-colonel avait fait arrter ses visiteurs prs de l'embrasure +d'une mitrailleuse, en<a name="page_342" id="page_342"></a> leur recommandant de se tenir de chaque ct de +la baie, de bien effacer leur corps, d'avancer prudemment la tte et de +regarder d'un seul œil. Ils aperurent une excavation profonde dont ils +avaient devant eux le bord oppos. A courte distance, plusieurs files de +pieux, disposs en croix et runis par des fils de fer barbels, +formaient un large rseau. A cent mtres plus loin, il y avait un autre +rseau de fils de fer.</p> + +<p>—Les Boches sont l, chuchota le lieutenant-colonel.</p> + +<p>—O? demanda le snateur.</p> + +<p>—Au second rseau. C'est celui de la tranche allemande. Mais il n'y a +rien craindre: depuis quelque temps ils ont cess d'attaquer de ce +ct-ci.</p> + +<p>Lacour et Desnoyers prouvrent une certaine motion penser que les +ennemis taient si prs d'eux, derrire cette leve de terre, dans une +mystrieuse invisibilit qui les rendait plus redoutables. S'ils +allaient bondir hors de leurs tanires, la baonnette au bout du fusil, +la grenade la main, ou arms de leurs liquides incendiaires et de +leurs bombes asphyxiantes?</p> + +<p>De cet endroit, le snateur et son ami percevaient plus nettement que +tout l'heure la tiraillerie de la premire ligne. Les coups de feu +semblaient se rapprocher. Aussi le lieutenant-colonel les fit-il partir +brusquement de leur observatoire: il craignait que la<a name="page_343" id="page_343"></a> fusillade ne se +gnralist et n'arrivt jusqu'au lieu o ils taient. Les soldats, avec +la prestesse que donne l'habitude, et avant mme d'en avoir reu +l'ordre, s'taient rapprochs de leurs fusils braqus aux meurtrires.</p> + +<p>Les visiteurs se remirent en marche. Ils descendirent dans des cryptes +qui taient d'anciennes caves de maisons dmolies. Des officiers s'y +taient installs en utilisant les dbris trouvs dans les dcombres. Un +battant de porte pos sur deux chevalets de bois brut formait une table. +Les plafonds et les murs taient tapisss avec de la cretonne envoye +des magasins de Paris. Des photographies de femmes et d'enfants ornaient +les parois, dans les intervalles que laissait libres le mtal nickel +des appareils tlgraphiques et tlphoniques. Marcel vit sur une porte +un Christ d'ivoire jauni par les annes, peut-tre par les sicles, +sainte image transmise de gnration en gnration et qui devait avoir +assist maintes agonies. Sur une autre porte, il vit un fer cheval +perc de sept trous. Les croyances religieuses flottaient partout dans +cette atmosphre de pril et de mort, et en mme temps les superstitions +les plus ridicules y reprenaient une force nouvelle sans que personne +ost s'en moquer.</p> + +<p>En sortant d'une de ces cavernes, Marcel rencontra celui qu'il +attendait. Jules s'avanait vers lui en souriant, les mains tendues. +Sans ce geste, le pre aurait<a name="page_344" id="page_344"></a> eu de la peine reconnatre son fils +dans ce sergent dont les pieds taient deux boules de terre et dont la +capote effiloche tait couverte de boue jusqu'aux paules. Aprs les +premiers embrassements, il considra le soldat qu'il avait devant lui. +La pleur olivtre du peintre avait pris un ton bronz; sa barbe noire +et frise tait longue; il avait l'air fatigu, mais rsolu. Sous ces +vtements malpropres et avec ce visage las, Marcel trouva Jules plus +beau et plus intressant qu' l'poque o celui-ci tait dans toute sa +gloire mondaine.</p> + +<p>—Que te faut-il?... Que dsires-tu?... As-tu besoin d'argent?...</p> + +<p>Le pre avait apport une forte somme pour la donner son fils. Mais +Jules ne rpondit cette offre que par un geste d'indiffrence. Dans la +tranche l'argent ne lui servirait rien.</p> + +<p>—Envoie-moi plutt des cigares, dit-il. Je les partagerai avec mes +camarades.</p> + +<p>Tout ce que sa mre lui expdiait,—de gros colis pleins d'exquises +victuailles, de tabac et de vtements,—il le distribuait ses +camarades, qui pour la plupart appartenaient des familles pauvres et +dont quelques-uns taient seuls au monde. Peu peu, sa munificence +s'tait tendue de son peloton sa compagnie, de sa compagnie son +bataillon tout entier. Aussi Marcel eut-il le plaisir de surprendre dans +les regards et dans les sourires des soldats qui passaient ct<a name="page_345" id="page_345"></a> d'eux +les indices de la popularit dont jouissait son fils.</p> + +<p>—J'ai prvu ton dsir, rpondit Marcel.</p> + +<p>Et il indiqua les paquets apports de l'automobile.</p> + +<p>Marcel ne se lassait pas de contempler ce hros, dont Argensola lui +avait racont les prouesses avec plus d'loquence que d'exactitude.</p> + +<p>—Tu ne te repens pas de ta dcision? Tu es content?</p> + +<p>—Oui, mon pre, je suis content.</p> + +<p>Et Jules, avec simplicit, sans jactance, expliqua les raisons de son +contentement. Sa vie tait dure, mais semblable celle de plusieurs +millions d'hommes. Dans sa section, qui ne se composait que de quelques +douzaines de soldats, il y en avait de suprieurs lui par +l'intelligence, par l'instruction, par le caractre, et ils supportaient +tous valeureusement la rude preuve, rcompenss de leurs peines par la +satisfaction du devoir accompli. Quant lui-mme, jamais, en temps de +paix, il n'avait su comme prsent ce que c'est que la camaraderie. +Pour la premire fois il gotait la satisfaction de se considrer comme +un tre utile, de servir effectivement quelque chose, de pouvoir se +dire que son passage dans le monde n'aurait pas t vain. Il tait un +peu honteux de ce qu'il avait t autrefois, lorsqu'il ne savait comment +remplir le vide de son existence et qu'il dissipait ses jours dans une +oisivet frivole.<a name="page_346" id="page_346"></a> Maintenant il avait des obligations qui absorbaient +toutes ses forces, il collaborait prparer pour l'humanit un heureux +avenir, il tait vraiment un homme.</p> + +<p>—Lorsque la guerre sera finie, conclut-il, les hommes seront meilleurs, +plus gnreux. Le danger affront en commun a le pouvoir de dvelopper +les plus nobles vertus. Ceux qui ne seront pas tombs sur les champs de +bataille, pourront faire de grandes choses.... Oui, oui, je suis +content.</p> + +<p>Il demanda des nouvelles de sa mre et de Chichi. Il recevait d'elles +des lettres presque quotidiennes; mais cela ne suffisait pas encore sa +curiosit. Il rit en apprenant la vie large et confortable que menait +Argensola. Ces petits dtails l'amusaient comme des anecdotes +plaisantes, venues d'un autre monde.</p> + +<p>A un certain moment, le pre crut remarquer que Jules devenait moins +attentif la conversation. Les sens du jeune homme, affins par de +perptuelles alertes, semblaient mis en veil par quelque phnomne +auquel Marcel n'avait prt encore aucune attention. C'tait la +fusillade qui s'tendait de proche en proche et devenait plus nourrie. +Jules reprit le fusil qu'il avait appuy contre la paroi de la tranche. +Dans le mme instant, un peu de poussire sauta par-dessus la tte de +Marcel et un petit trou se creusa dans la terre.</p> + +<p>—Partez, partez! dit Jules en poussant son pre et Marcel.<a name="page_347" id="page_347"></a></p> + +<p>Ils se firent de brefs adieux dans un rduit, et le sergent courut +rejoindre ses hommes.</p> + +<p>La fusillade s'tait gnralise sur toute la ligne. Les soldats +tiraient tranquillement, comme s'ils accomplissaient une besogne +ordinaire. Ce combat se reproduisait chaque jour, sans que l'on pt dire +avec certitude de quel ct il avait commenc; il tait la consquence +naturelle du contact de deux forces ennemies.</p> + +<p>Le lieutenant-colonel, craignant une attaque allemande, congdia ses +visiteurs, et l'officier qui les accompagnait les ramena leur +automobile.<a name="page_348" id="page_348"></a></p> + +<h2><a name="XII" id="XII"></a>XII<br /><br /> +<small>GLORIEUSES VICTIMES</small></h2> + +<p>Quatre mois plus tard, Marcel Desnoyers eut une cruelle angoisse: Jules +tait bless. Mais la lettre qui en avisait le pre avait subi un retard +considrable, de sorte que la mauvaise nouvelle fut aussitt adoucie par +une information heureuse. Non seulement Jules tait presque guri, mais +il ne tarderait pas venir dans sa famille avec une permission de +quinze jours de convalescence, et il y apporterait les galons de +sous-lieutenant, prix d'une belle citation l'ordre du jour.</p> + +<p>—Votre fils est un hros, dclara le snateur, qui avait obtenu ces +renseignements au ministre de la Guerre. On m'a fait lire le rapport de +ses chefs, et j'en suis encore mu. Avec son seul peloton, il a attaqu +toute une compagnie allemande, et c'est lui<a name="page_349" id="page_349"></a> qui, de sa propre main, a +tu le capitaine. En rcompense de ces prouesses, on lui a donn la +croix de guerre et on l'a nomm officier.</p> + +<p>Lorsque Jules dbarqua l'avenue Victor-Hugo, il y fut accueilli par +des cris de joie et de dlirantes embrassades. La pauvre Luisa, pendue +son cou, sanglotait de tendresse; Chichi le dvorait des yeux, tout en +pensant un autre combattant; Marcel admirait le petit bout de galon +d'or sur la manche de la capote bleu horizon et le casque d'acier +bords plats que les Franais portaient maintenant dans les tranches: +car le kpi traditionnel avait t remplac par une sorte de cabasset +qui rappelait celui des arquebusiers du <small>XVI</small><sup>e</sup> sicle.</p> + +<p>Les quinze jours de la permission furent pour les Desnoyers des jours de +bonheur et de gloire. Ils ne recevaient pas une visite sans que Marcel, +ds les premiers mots, dt son fils:</p> + +<p>—Raconte-nous comment tu as t bless. Explique-nous comment tu as tu +le capitaine.</p> + +<p>Mais Jules, ennuy de rpter pour la dixime fois sa propre histoire, +s'excusait de faire ce rcit; et alors c'tait Marcel qui se chargeait +de la narration.</p> + +<p>L'ordre tait de s'emparer des ruines d'une raffinerie de sucre situe +en face de la tranche. Les Boches en avaient t chasss par +l'artillerie; mais il fallait qu'une reconnaissance, conduite par un +homme sr, allt vrifier si l'vacuation tait complte,<a name="page_350" id="page_350"></a> et les chefs +avaient dsign pour cette mission prilleuse le sergent Desnoyers. La +reconnaissance, partie l'aube, s'tait avance sans obstacle jusqu'aux +ruines; mais, au dtour d'un mur demi croul, elle s'tait heurte +une demi-compagnie ennemie qui avait aussitt ouvert le feu. Plusieurs +Franais taient tombs, ce qui n'avait pas empch le sergent de bondir +sur le capitaine et de lui planter sa baonnette dans la poitrine. Alors +les Allemands s'taient retirs en dsordre vers leurs lignes; mais +ensuite la compagnie tout entire avait essay de reprendre pied dans la +fabrique. Jules, avec ce qui lui restait de soldats valides, avait +soutenu cette attaque assez longtemps pour permettre aux renforts +d'arriver. Pendant ce dur combat, il avait reu une balle dans l'paule; +mais le terrain tait rest dfinitivement nos poilus, qui avaient +mme ramen une vingtaine de prisonniers.</p> + +<p>Ce que Marcel ne racontait point, parce que son fils s'tait abstenu de +le lui dire, c'est que le capitaine allemand tait pour Jules une +vieille connaissance. Lorsque le jeune homme s'tait trouv face face +avec cet adversaire, il avait eu la soudaine impression d'tre en +prsence d'une figure dj vue; mais, comme ce n'tait pas le moment de +faire appel de lointains souvenirs, il s'tait ht de tuer, pour +n'tre pas tu lui-mme. Plus tard, aprs avoir fait panser son paule, +dont la blessure tait lgre, il avait eu la<a name="page_351" id="page_351"></a> curiosit d'aller revoir +le cadavre du capitaine, et il avait eu la surprise de reconnatre cet +Erckmann avec lequel il tait revenu de Buenos-Aires sur le paquebot de +Hambourg. Aussitt son imagination avait revu la mer, le fumoir, la +<i>Frau Rath</i>, le corpulent personnage qui, dans ses discours belliqueux, +imitait le style et les gestes de son empereur, et il avait murmur en +guise d'oraison funbre:</p> + +<p>—Ce n'tait pas ici, mon pauvre <i>Kommerzienrath</i>, que tu m'avais donn +rendez-vous. Repose jamais sur cette terre de France o tu m'annonais +si firement ta prochaine visite.</p> + +<p>Marcel, trs fier de son fils, ne manquait aucune occasion de sortir +avec lui pour se montrer dans la rue aux cts du sous-lieutenant. +Chaque fois qu'il voyait Jules prendre son casque, il se htait de +prendre lui-mme sa canne et son chapeau.</p> + +<p>—Tu permets, disait-il, que je t'accompagne? Cela ne te drange pas?</p> + +<p>Il le disait avec tant d'humble supplication que Jules n'osait pas +rpondre par un refus; et le vieux pre, un peu soufflant, mais panoui +de joie, trottait sur les boulevards ct de l'lgant et robuste +officier dont la capote d'un bleu terni tait orne de la croix de +guerre. Il acceptait comme un hommage rendu son fils et lui-mme les +regards sympathiques dont les passants saluaient cette dcoration, assez +rare encore, et sa premire ide tait de considrer<a name="page_352" id="page_352"></a> comme des +embusqus tous les militaires qu'il croisait dans la rue, mme lorsque +ces militaires avaient une range de croix sur la poitrine et une +multitude de galons sur les manches. Quant aux blesss qu'il voyait +descendre de voiture en s'appuyant sur des cannes ou sur des bquilles, +il prouvait leur gard une piti un peu ddaigneuse: ces malheureux +n'taient pas aussi chanceux que son fils. Ah! son fils, lui, tait n +sous une bonne toile! Il se tirait heureusement des plus grands +dangers, et si, par hasard, il recevait quelque blessure, ni sa force ni +sa beaut n'avaient en souffrir. Chose trange: cette blessure lgre +qui n'avait eu pour Jules d'autre consquence que l'honneur d'une +dcoration, inspirait Marcel une aveugle confiance. Puisque le jeune +homme n'avait pas succomb dans une aventure si terrible, c'tait que, +protg par le sort, il devait sortir indemne de tous les prils et +qu'une prdestination mystrieuse lui assurait le salut.</p> + +<p>Quelquefois pourtant, Jules russit sortir seul en se sauvant par +l'escalier de service comme un collgien. S'il tait heureux de se +trouver dans sa famille, il n'tait pas fch non plus de revivre un peu +sa vie de garon en compagnie d'Argensola. Mais d'ailleurs il semblait +que la guerre lui et rendu quelque chose d'une ingnuit depuis +longtemps perdue. Le don Juan qui avait eu tant d'amoureux triomphes +dans les salons du Paris cosmopolite, se faisait prsent<a name="page_353" id="page_353"></a> un innocent +plaisir d'aller avec son secrtaire passer la soire au <i>music-hall</i> +ou au cinmatographe; et, pour ce qui tait des aventures galantes, il +se contentait de refaire un brin de cour une ou deux honnestes dames +auxquelles il avait jadis donn des leons de <i>tango</i>.</p> + +<p>Un aprs-midi, comme les deux amis remontaient les Champs-lyses, ils +firent une rencontre particulirement intressante. Ce fut Argensola qui +aperut le premier, quelque distance, monsieur et madame Laurier +venant en sens inverse sur le mme trottoir. L'ingnieur, rtabli de ses +blessures, n'avait perdu qu'un œil, et il avait t renvoy du front +son usine, rquisitionne par le gouvernement pour la fabrication des +obus. Il portait les galons de capitaine et avait sur la poitrine la +croix de la Lgion d'honneur. Argensola, qui n'avait rien ignor des +amours de Jules, craignit pour celui-ci l'motion de cette rencontre +inattendue, et il essaya de dtourner l'attention de son compagnon, de +l'carter du chemin que suivait le couple. Mais Jules, qui venait de +reconnatre les Laurier, comprit l'intention d'Argensola et lui dit avec +un sourire devenu tout coup srieux et mme un peu triste:</p> + +<p>—Tu ne veux pas que je la voie? Rassure-toi: nous sommes l'un et +l'autre en tat de nous rencontrer sans danger et sans honte.</p> + +<p>Lorsque les Laurier passrent ct de lui, Jules<a name="page_354" id="page_354"></a> leur fit le salut +militaire. Laurier rpondit correctement par le salut militaire, tandis +que madame Laurier inclinait lgrement la tte, sans cesser de regarder +droit devant elle. Puis, aprs quelques minutes de silence, Jules reprit +d'une voix un peu rauque, mais ferme:</p> + +<p>—J'ai beaucoup aim cette femme et je l'aime encore. Je fais plus que +de l'aimer: je l'admire. Son mari est un hros, et elle a raison de le +prfrer moi. Je ne me pardonnerais pas d'avoir vol cette noble +victime de la guerre celle qu'il adorait et dont il mritait d'tre +ador.</p> + +<p>Peu aprs que Jules fut reparti pour le front, Luisa reut de sa sœur +Hlna une lettre arrive clandestinement de Berlin par l'intermdiaire +d'un consulat sud-amricain tabli en Suisse.</p> + +<p>Pauvre Hlna von Hartrott! La lettre, parvenue destination avec un +mois de retard, ne contenait que des nouvelles funbres et des paroles +de dsesprance. Deux de ses fils avaient t tus. L'un, Hermann, tout +jeune encore, avait succomb en territoire occup par les Allemands; sa +mre avait donc au moins la consolation de le savoir enterr au milieu +de ses compagnons d'armes, et, aprs la guerre, elle pourrait le ramener + Berlin et pleurer sur la tombe de cet enfant chri. Mais l'autre, le +capitaine Otto,<a name="page_355" id="page_355"></a> avait pri sur le territoire tenu par les Franais, et +personne ne savait o; il serait donc impossible de retrouver ses restes +confondus parmi des milliers de cadavres, et la malheureuse mre +ignorerait ternellement l'endroit o se consumerait ce corps sorti de +ses entrailles. Un troisime fils avait t grivement bless en +Pologne. Les deux filles avaient perdu leurs fiancs. Quant Karl, il +continuait prsider des socits pangermanistes et faire des projets +d'entreprises colossales pour le temps qui suivrait la prochaine +victoire; mais il avait beaucoup vieilli. Le savant de la famille, +Julius, tait plus solide que jamais et travaillait fivreusement un +livre qui le couvrirait de gloire: c'tait un trait o il tablissait +thoriquement et pratiquement le compte des centaines de milliards que +l'Allemagne devrait exiger de l'Europe aprs la victoire dcisive, et o +il dressait la carte des rgions sur lesquelles il serait ncessaire +d'tendre la domination ou au moins l'influence germanique dans les cinq +parties du monde. La lettre d'Hlna se terminait par ce cri dsol: Tu +comprendras mon dsespoir, ma chre sœur. Nous tions si heureux! Que +Dieu chtie ceux qui ont dchan sur le monde tant de flaux! Notre +empereur est innocent de ce crime. Ses ennemis seuls sont coupables de +tout.</p> + +<p>De l'avenue Victor-Hugo, la bonne Luisa crut voir les pleurs verss +Berlin par la triste Hlna, et elle<a name="page_356" id="page_356"></a> associa navement ses larmes +celles de sa sœur. D'abord Marcel, un peu choqu d'une compassion si +complaisante, ne dit rien: en dpit de la guerre, les deuils sur +lesquels s'attendrissait sa femme taient des deuils de famille, et il +admettait que les affections domestiques restassent dans une certaine +mesure trangres aux haines nationales. Mais Luisa qui, faute de +finesse, outrait parfois l'expression des plus naturels mois de son +me, finit par agacer si fort les nerfs de son poux qu'il se regimba +contre cette excessive sentimentalit.</p> + +<p>—Somme toute, dit-il un peu rudement, la guerre est la guerre, et, quoi +que prtende ta sœur, ce sont les Allemands qui ont commenc. Quant +moi, je m'intresse beaucoup plus Jules et ses compagnons d'armes +qu'aux Hartrott, aux incendiaires de Louvain et aux bombardeurs de +Reims. Si les fils d'Hlna ont t tus, tant pis pour eux.</p> + +<p>—Comme tu es dur! Comme tu manques de piti pour ceux qui succombent +cet abominable carnage!</p> + +<p>—Non, j'ai de la piti plein le cœur; mais je ne la rpands point +l'aveugle sur les innocents et sur les coupables. Le capitaine Otto et +ses frres appartenaient cette caste militaire qui, durant +quarante-quatre ans, avec une obstination muette et infatigable, a +prpar le plus norme forfait qui ait jamais <a name="page_357" id="page_357"></a>ensanglant l'humanit. +Et tu voudrais que je m'apitoyasse sur eux parce qu'ils ont subi le +destin qu'ils prmditaient de faire subir aux autres?</p> + +<p>—Mais n'y a-t-il pas dans l'arme allemande, et mme parmi les +officiers, une multitude de jeunes gens qui ne se destinaient point la +carrire des armes, d'tudiants et de professeurs qui travaillaient en +paix dans les bibliothques et dans les laboratoires, et qu'aujourd'hui +la guerre fauche par milliers! Refuseras-tu ceux-l aussi toute +compassion?</p> + +<p>—Ah! oui, les universitaires! s'cria Marcel, se souvenant de quelques +conversations qu'il avait eues sur ce sujet avec Tchernoff. Des soldats +qui portent des livres dans leur sac et qui, aprs avoir fusill un lot +de villageois ou saccag une ferme, lisent des potes et des philosophes + la lueur des incendies! Enfls de science comme un crapaud de venin, +orgueilleux de leur prtendue intellectualit, ils se croient capables +de faire prvaloir les plus excrables erreurs par une dialectique aussi +lourde et aussi tortueuse que celle du moyen ge. Thse, antithse et +synthse! En jonglant avec ces trois mots, ils se font forts de +dmontrer qu'un fait accompli devient sacr par la seule raison du +succs, que la libert et la justice sont de romantiques illusions, que +le vrai bonheur pour les hommes est de vivre enrgiments la +prussienne, que l'Allemagne a le droit d'tre la matresse du monde, +<i>Deutschland ber alles!</i> et que<a name="page_358" id="page_358"></a> la Belgique est coupable de sa propre +ruine parce qu'elle s'est dfendue contre les malandrins qui la +violaient. Ces belliqueux sophistes ont contribu plus que n'importe qui + empoisonner l'me allemande. Le <i>Herr Professor</i> s'est employ par +tous les moyens rveiller dans l'me teutonne les mauvais instincts +assoupis, et peut-tre sa responsabilit est-elle plus grave que celle +du <i>Herr Lieutenant</i>. Lorsque celui-ci poussait la guerre, il ne +faisait qu'obir ses instincts professionnels. L'autre, en vertu mme +de son ducation, de son instruction et de sa mission, aurait d se +faire l'aptre de la justice et de l'humanit, et au contraire il n'a +prch que la barbarie. Je lui prfre les Marocains froces, les +farouches Hindoustaniques, les ngres la mentalit enfantine. Ce n'est +point pour le <i>Herr Professor</i> que Jsus a dit: Pardonnez-leur, mon +Dieu: car ils ne savent pas ce qu'ils font.</p> + +<p>—Mais, chez les Allemands comme chez nous, il y a aussi de pauvres gens +qui ne demandaient qu' vivre en paix, cultiver leur champ, +travailler dans leur atelier, lever honntement leur famille.</p> + +<p>—Je ne le nie pas et j'accorde volontiers ma commisration ces +soldats obscurs, ces simples d'esprit et de cœur. Mais ne t'imagine +pas que, mme dans la classe des paysans, des ouvriers de fabrique et +des commis de magasin tous les Boches mritent l'indulgence. Cette race +gloutonne, aux<a name="page_359" id="page_359"></a> intestins dmesurment longs, fut toujours encline +voir dans la guerre un moyen de satisfaire ses apptits et l'exercer +comme une industrie plus profitable que les autres. L'histoire des +Germains n'est qu'une srie d'incursions dans les pays du Sud, +incursions qui n'avaient pas d'autre objet que de voler les biens des +populations tablies sur les rives tempres de la Mditerrane. Le +peuple germanique n'a que trop bien conserv ces traditions de +brigandage, et les Boches d'aujourd'hui ne sont ni moins cruels, ni +moins avides, ni moins pillards que les Boches d'autrefois. Si le +kronprinz, les princes et les gnraux dvalisent les muses, les +collections, les salons artistiques, l'homme du peuple, lui, fracture +les armoires des fermes, y agrippe l'argent et le linge de corps pour +les envoyer sa femme et ses mioches. Quand j'tais Villeblanche, +on m'a lu des lettres trouves dans les poches de prisonniers et de +morts allemands: c'tait un hideux mlange de cruaut sauvage et de +brutale convoitise. N'aie pas de piti pour les pantalons rouges, +crivaient les Gretchen leurs Wilhelm. Tue tout, mme les petits +enfants... Nous te remercions pour les souliers; mais notre fillette ne +peut pas les mettre: ils sont trop troits... Tche d'attraper une bonne +montre: cela me dispensera d'en acheter une notre an... Notre voisin +le capitaine a donn comme souvenir de la guerre son pouse un collier +de perles; mais toi, tu<a name="page_360" id="page_360"></a> ne nous envoies que des choses insignifiantes.</p> + +<p>Et la bonne Luisa, ahurie par ce dbordement soudain d'loquence et de +textes justificatifs, se contenta de rpondre son mari par une +nouvelle crise de larmes.</p> + +<p> </p> + +<p>Au commencement de l'automne, l'inquitude fut grande chez Lacour et +chez les Desnoyers: pendant quinze jours, ni le pre ni la fiance ne +reurent de Ren le moindre bout de lettre. Le snateur errait d'un +bureau l'autre dans les couloirs du ministre de la Guerre, pour +tcher d'obtenir des renseignements. Lorsque enfin il put en avoir, +l'inquitude se changea en consternation. Le sous-lieutenant +d'artillerie avait t grivement bless en Champagne; un projectile, +clatant sur sa batterie, avait tu plusieurs hommes et mutil +l'officier qui les commandait.</p> + +<p>Le malheureux pre, cessant de poser pour le grand homme et de radoter +sur ses glorieux anctres, versa sans vergogne des larmes sincres. +Quant Chichi, blme, tremblante, affole, elle rptait avec une +douloureuse obstination qu'elle voulait partir tout de suite, tout de +suite, pour aller voir son petit soldat, et Marcel eut beaucoup de +peine lui faire comprendre que cette visite tait absolument +impossible, puisqu'on ne savait pas encore quelle ambulance tait le +bless.<a name="page_361" id="page_361"></a></p> + +<p>Les actives dmarches du snateur firent que, quelques jours plus tard, +Ren fut ramen dans un hpital de Paris. Quel triste spectacle pour +ceux qui l'aimaient! Le sous-lieutenant tait dans un tat lamentable; +envelopp de bandages comme une momie gyptienne, il avait des blessures + la tte, au buste, aux jambes, et l'une de ses mains avait t +emporte par un clat d'obus. Cela ne l'empcha pas de sourire sa +mre, son pre, Chichi, Desnoyers, et de leur dire, d'une voix +faible, qu'aucune de ces blessures ne paraissait mortelle et qu'il tait +content d'avoir bien servi sa patrie.</p> + +<p>Au bout de six semaines, Ren entra en convalescence. Mais, lorsque +Marcel et Chichi le virent pour la premire fois debout et dbarrass de +ses bandages, ils prouvrent moins de joie que de compassion. Marcel +avait peine reconnatre en lui le garon d'une beaut dlicate et mme +un peu fminine auquel il avait promis sa fille; ce qu'il voyait, +c'tait un visage sillonn d'une demi-douzaine de cicatrices violaces, +une manche o l'avant-bras manquait, une jambe encore raide qui tardait + recouvrer sa flexibilit et qui ne permettait au convalescent de +marcher qu'avec l'aide d'une bquille. Mais Chichi, aprs un sursaut de +surprise qu'elle n'avait point russi rprimer, eut assez de force sur +elle-mme pour ne montrer que de l'allgresse. Avec la gnrosit de sa +nature primesautire, elle avait pris soudain le<a name="page_362" id="page_362"></a> bon parti, +c'est--dire le parti de l'amour fidle et du noble dvouement. Si son +petit soldat avait t maltrait par la guerre, c'tait une raison de +plus pour qu'elle l'entourt d'une tendresse consolatrice et +protectrice.</p> + +<p>Ds que Ren fut autoris sortir de l'hpital, Chichi voulut +l'accompagner avec sa mre la promenade. Si, quand ils traversaient +une rue, un chauffeur ou un cocher ne retenaient pas leur voiture pour +laisser passer l'infirme, elle leur jetait un regard furibond et les +traitait mentalement d'embusqus. Elle palpitait de satisfaction et +d'orgueil lorsqu'elle changeait un salut avec des amies, et ses yeux +leur disaient: Oui, c'est mon fianc, un hros! Elle ne pouvait +s'empcher de jeter de temps autre un coup d'œil oblique sur la croix +de guerre et sur l'uniforme de son compagnon. Elle tenait +essentiellement ce que cet uniforme, dfrachi et tach par le service +du front, ne ft remplac par un autre que le plus tard possible: car le +vieil uniforme tait un certificat de valeur guerrire, tandis que +l'uniforme neuf aurait pu suggrer aux passants l'ide d'un emploi dans +les bureaux. Non, non; cette croix-l, son petit soldat ne l'avait pas +gagne au ministre de la Guerre!</p> + +<p>—Appuie-toi sur moi! rptait-elle tout moment.</p> + +<p>Ren se servait encore d'une canne, mais il commenait marcher sans +difficult. Elle n'en exigeait<a name="page_363" id="page_363"></a> pas moins qu'il lui donnt le bras. Elle +avait un perptuel besoin de le soigner, de l'aider comme un enfant, et +elle tait presque fche de le voir se rtablir si vite.</p> + +<p>Lorsqu'il n'eut plus besoin de canne pour marcher, Desnoyers et le +snateur jugrent que le moment tait venu de donner ce gracieux roman +le dnouement naturel. Pourquoi retarder plus longtemps les noces? La +guerre n'tait pas un obstacle, et il semblait mme qu'elle rendt les +mariages plus nombreux.</p> + +<p>Eu gard aux circonstances, les crmonies nuptiales s'accomplirent dans +l'intimit, en prsence d'une douzaine de parents et d'amis. Ce n'tait +pas prcisment ce que Marcel avait rv pour sa fille; il aurait +prfr des noces magnifiques, dont les journaux auraient longuement +parl; mais, en somme, il n'avait pas lieu de se plaindre. Chichi tait +heureuse; elle avait pour mari un homme de cœur et pour beau-pre un +personnage influent qui saurait assurer l'avenir de ses enfants et de +ses petits-enfants. Au surplus, les affaires allaient merveille et +jamais les produits argentins ne s'taient vendus un prix aussi lev +que depuis la guerre. Il n'y avait donc aucune raison pour se plaindre, +et le millionnaire avait retrouv presque tout son optimisme.</p> + +<p>Marcel venait de passer l'aprs-midi l'atelier, o<a name="page_364" id="page_364"></a> il avait eu le +plaisir de causer avec Argensola des bonnes nouvelles que les journaux +publiaient depuis plusieurs jours. Les Franais avaient commenc en +Champagne une offensive qui leur avait valu une forte avance et beaucoup +de prisonniers. Sans doute ces succs avaient d coter de lourdes +pertes en hommes; mais cela ne donnait aucun souci Marcel, parce qu'il +tait persuad que Jules ne se trouvait pas sur cette partie du front. +La veille, il avait reu de son fils une lettre rassurante crite huit +ou dix jours auparavant; car presque toutes les lettres arrivaient alors +avec un long retard. Le sous-lieutenant s'y montrait de bonne et +vaillante humeur; il tait dj propos pour les deux galons d'or, et +son nom figurait au tableau de la Lgion d'honneur.</p> + +<p>—Je vous l'avais bien dit! rptait Argensola. Vous serez le pre d'un +gnral de vingt-cinq ans, comme au temps de la Rvolution.</p> + +<p>Lorsqu'il rentra chez lui, un domestique lui dit que, en l'absence de +Luisa, M. Lacour et M. Ren l'attendaient seuls au salon. Ds le premier +coup d'œil, l'attitude solennelle et la mine lugubre des visiteurs +l'avertirent qu'ils taient venus pour une communication pnible.</p> + +<p>—Eh bien? leur demanda-t-il d'une voix subitement altre par +l'angoisse.</p> + +<p>—Mon pauvre ami...<a name="page_365" id="page_365"></a></p> + +<p>Ce mot suffit pour que le pre devint le cruel message qu'ils lui +apportaient.</p> + +<p>—O mon fils!... balbutia-t-il en s'affaissant dans un fauteuil.</p> + +<p>Le snateur venait d'apprendre la funeste nouvelle au ministre de la +Guerre. Jules avait t tu ds le dbut de l'offensive, prs d'un +village dont le rapport officiel donnait le nom; et ce rapport +spcifiait que le sous-lieutenant avait t enterr par ses camarades +dans un de ces cimetires improviss qui se forment sur les champs de +bataille.</p> + +<p>La mort de Jules fut un coup terrible pour les Desnoyers. Le snateur +usa de tout son crdit pour leur procurer au moins la triste consolation +de rechercher la tombe de leur fils et de pleurer sur la terre qui +recouvrait la chre dpouille. Avant d'obtenir du grand tat-major +l'autorisation ncessaire, il dut multiplier les dmarches, forcer de +nombreux obstacles; mais il insista avec tant d'opinitret et mit en +mouvement de si puissantes influences qu'il finit par atteindre son but. +Le ministre donna ordre de mettre la disposition de la famille +Desnoyers une automobile militaire et de la faire accompagner par un +sous-officier qui, ayant appartenu la compagnie de Jules et ayant +assist au combat o celui-ci avait t tu, russirait probablement +retrouver la tombe. Lacour, retenu Paris par ses devoirs d'homme +politique,—il ne pouvait se dispenser d'assister <a name="page_366" id="page_366"></a> une importante +sance o l'on craignait que le ministre ft mis en minorit,—eut le +regret de ne pas accompagner ses amis dans leur triste plerinage.</p> + +<p>L'automobile avanait lentement, sous le ciel livide d'une matine +d'hiver. De tous cts, dans le lointain de la campagne grise, on +apercevait des palpitations de choses blanches runies par grands ou par +petits groupes, et qui auraient voqu l'ide d'normes papillons +voletant par bandes sur la campagne, si la rigueur de la saison n'avait +rendu cette hypothse impossible. A mesure que l'on approchait, ces +palpitations blanches semblaient se colorer de teintes nouvelles, se +tacher de rouge et de bleu. C'taient de petits drapeaux qui, par +centaines, par milliers, frmissaient au souffle du vent glacial. La +pluie en avait dlav les couleurs; l'humidit en avait rong les bords; +de quelques-uns il ne restait que la hampe, laquelle pendillait un +lambeau d'toffe. Chaque drapeau abritait une petite croix de bois, +tantt peinte en noir, tantt brute, tantt forme simplement de deux +btons.</p> + +<p>—Que de morts! soupira Marcel en promenant ses regards sur la sinistre +ncropole.</p> + +<p>Marcel, Luisa et Chichi taient en grand deuil. Ren, qui accompagnait +sa femme, portait encore l'uniforme de l'arme active; malgr ses +blessures, il n'avait pas voulu quitter le service, et il avait t<a name="page_367" id="page_367"></a> +attach une fabrique de munitions jusqu' la fin de la guerre.</p> + +<p>Ren avait sur ses genoux la carte du champ de bataille et posait des +questions au sous-officier. Celui-ci ne reconnaissait pas bien les lieux +o s'tait livr le combat: il avait vu ce terrain boulevers par des +rafales d'obus et couvert d'hommes; la solitude et le silence le +dsorientaient.</p> + +<p>L'automobile avana entre les groupes pars des spultures, d'abord par +le grand chemin uni et jauntre, puis par des chemins transversaux qui +n'taient que de tortueuses fondrires, des bourbiers aux ornires +profondes, o la voiture sautait rudement sur ses ressorts.</p> + +<p>—Que de morts! rpta Chichi en considrant la multitude des croix qui +dfilaient droite et gauche.</p> + +<p>Luisa, les yeux baisss, grenait son chapelet et murmurait +machinalement:</p> + +<p>—Ayez piti d'eux, Seigneur! Ayez piti d'eux, Seigneur!</p> + +<p>Ils taient arrivs l'endroit o avait eu lieu le plus terrible de la +bataille, la lutte la mode antique, le corps corps hors des +tranches, la mle farouche o l'on se bat avec la baonnette, avec la +crosse du fusil, avec le couteau, avec les poings, avec les dents. Le +guide commenait se reconnatre, indiquait diffrents points de +l'horizon. L-bas taient<a name="page_368" id="page_368"></a> les tirailleurs africains; un peu plus loin, +les chasseurs; l'infanterie de ligne avait charg des deux cts du +chemin, et toutes ces fosses taient les siennes. L'automobile fit +halte, et Ren descendit pour lire les inscriptions des croix.</p> + +<p>La plupart des spultures contenaient plusieurs morts, dont les kpis ou +les casques taient accrochs aux bras de la croix, et ces effets +militaires commenaient se pourrir ou se rouiller. Sur quelques-unes +des spultures, des couronnes, mises l par pit, noircissaient et se +dfaisaient. Presque partout le nombre des corps inhums avait t +indiqu par un chiffre sur le bois de la croix, et tantt ce chiffre +apparaissait nettement, tantt il tait dj peu lisible, quelquefois il +tait tout fait effac. De tous ces hommes disparus en pleine jeunesse +rien ne survivrait, pas mme un nom sur un tombeau. La seule chose qui +resterait d'eux, ce serait le souvenir qui, le soir, ferait soupirer +quelque vieille paysanne conduisant sa vache sur un chemin de France, ou +celui d'une pauvre veuve qui, l'heure o ses petits enfants +reviendraient de l'cole, vtus de blouses noires, n'aurait leur +donner qu'un morceau de pain sec et penserait au pre dont ils auraient +peut-tre oubli dj le visage.</p> + +<p>—Ayez piti d'eux, Seigneur! continuait murmurer Luisa. Ayez piti de +leurs mres, de leurs femmes veuves, de leurs enfants orphelins!<a name="page_369" id="page_369"></a></p> + +<p>Il y avait aussi, relgues un peu l'cart, de longues, trs longues +fosses sans drapeaux et sans couronnes, avec une simple croix qui +portait un criteau. Elles taient entoures d'une clture de piquets, +et la terre du monticule tait blanchie par la chaux qui s'y tait +mlange. On lisait sur l'criteau des chiffres d'un effrayant +laconisme: 200... 300... 400... Ces chiffres dconcertaient +l'imagination qui rpugnait se reprsenter les files superposes des +cadavres couchs par centaines dans l'norme trou, avec leurs vtements +en lambeaux, leurs courroies rompues, leurs casques bossels, leurs +bottes terreuses: horrible masse de chairs liqufies par la +dcomposition cadavrique, et o les yeux vitreux, les bouches +grimaantes, les cœurs teints se fondaient dans une mme fange. Et +pourtant, cette ide, Marcel ne put s'empcher d'prouver une sorte de +joie froce: son fils tait mort, mais il avait t bien veng!</p> + +<p>Sur les indications du guide, l'automobile avana encore un peu et prit + travers champs pour gagner un certain groupe de tombes. Sans aucun +doute, c'tait l que le rgiment de Jules s'tait battu. Les +pneumatiques s'enfonaient dans la glbe et aplatissaient les sillons +ouverts par la charrue; car le travail de l'homme avait recommenc sur +ces charniers o les labours s'tendaient ct des fosses et o la +vgtation naissante annonait le printemps prochain. Dj les herbes et +les broussailles se couvraient de<a name="page_370" id="page_370"></a> boutons gonfls de sve, et, sous les +premires caresses du soleil, les pointes vertes des bls annonaient +qu'en dpit des haines et des massacres la nature nourricire continuait + laborer pour les hommes les inpuisables ressources de la vie.</p> + +<p>—Nous y sommes, dit le guide.</p> + +<p>Alors Marcel, Luisa et Chichi mirent aussi pied terre, et la promenade +funbre commena entre les tombes. Ren et le sous-officier allaient +devant, dchiffraient les inscriptions, s'arrtaient un moment devant +celles qui taient difficiles lire, puis continuaient leurs +recherches. Chichi marchait quelques pas derrire eux, taciturne et +sombre. Marcel et Luisa les suivaient de loin, pniblement, les pieds +lourds de terre molle, les jambes flageolantes, le cœur serr.</p> + +<p>Une demi-heure s'coula sans que l'on trouvt rien. Toujours des noms +inconnus, des croix anonymes, des inscriptions qui indiquaient les +chiffres d'autres rgiments. Les deux vieillards ne tenaient plus debout +et commenaient dsesprer de retrouver la tombe de leur fils. Ce fut +Chichi qui tout coup poussa un cri:</p> + +<p>—La voil!</p> + +<p>Ils se runirent devant un monceau de terre qui avait vaguement la forme +d'un cercueil et qui commenait se couvrir d'herbe. Il y avait au +chevet une croix sur laquelle un compagnon d'armes avait grav avec la +pointe de son couteau le nom de Desnoyers,<a name="page_371" id="page_371"></a> puis, en abrg, le grade, +le rgiment et la compagnie.</p> + +<p>Luisa et Chichi s'taient agenouilles sur le sol humide et +sanglotaient. Le pre regardait fixement, avec une sorte de stupeur, la +croix et le monceau de terre. Ren et le sous-officier se taisaient, la +tte basse. Ils avaient tous l'esprit hant de questions sinistres, en +songeant ce cadavre que la glbe recouvrait de son mystre. Jules +tait-il tomb foudroy? Avait-il rendu l'me dans la srnit de +l'inconscience? Avait-il au contraire endur la torture du bless qui +meurt lentement de soif, de faim et de froid, et qui, dans une agonie +lucide, sent la mort gagner peu peu sa tte et son cœur? Le coup fatal +avait-il respect la beaut de ce jeune corps, et la balle meurtrire +n'y avait-elle fait qu'un trou presque imperceptible, au front, la +poitrine? Ou le projectile avait-il horriblement ravag ces chairs +saines et mis en lambeaux cet organisme vigoureux? Questions qui +resteraient ternellement sans rponse. Jamais ceux qui l'avaient aim +n'auraient la douloureuse consolation de connatre les circonstances de +sa mort.</p> + +<p>Chichi se releva, s'en alla sans rien dire vers l'automobile, revint +avec une couronne et une gerbe de fleurs. Elle suspendit la couronne +la croix, mit un bouquet au chevet de la tombe, sema la surface du +tertre les ptales des roses qu'elle effeuillait gravement, +solennellement, comme si elle accomplissait un rite religieux.<a name="page_372" id="page_372"></a></p> + +<p>Cela fait, Marcel et Luisa, prcds par le sous-officier, s'en +retournrent silencieusement vers l'automobile, tandis que Chichi et +Ren s'attardaient encore quelques minutes prs de la tombe.</p> + +<p>Les vieux poux, accabls, marchaient au flanc l'un de l'autre; mais +leurs penses muettes suivaient des voies diffrentes.</p> + +<p>Luisa, mue par la bont naturelle de son cœur et par les mystiques +enseignements de la charit chrtienne, se dtachait peu peu de la +contemplation de sa propre douleur pour compatir la douleur d'autrui. +Elle s'imaginait voir par del les lignes ennemies sa sœur Hlna +cheminant aussi parmi des tombes, dchiffrant sur l'une d'elles le nom +d'un fils chri, et sanglotant plus dsesprment encore l'ide d'un +autre fils dont elle ne connatrait jamais la spulture. Partout, hlas! +les douleurs humaines taient les mmes, et la cruelle galit dans la +souffrance donnait tous un droit gal au pardon.</p> + +<p>Marcel, au contraire, en homme d'action qui la vie a enseign que +chacun porte ici-bas la responsabilit de ses fautes, songeait +l'invitable chtiment des criminels qui avaient ramen dans le monde la +Bte apocalyptique et ouvert la carrire aux horribles cavaliers par +lesquels Tchernoff se plaisait symboliser les flaux de la guerre. Ce +chtiment, Marcel tait trop g peut-tre pour avoir la profonde +satisfaction d'en tre tmoin; la mort de son fils avait brusquement<a name="page_373" id="page_373"></a> +fait de lui un vieillard, et il pressentait qu'il n'avait plus que +quelques mois vivre; mais il n'en tait pas moins convaincu que tt ou +tard justice serait faite, et faite sans misricorde. L'indulgence +l'gard de ceux qui ont voulu dlibrment le mal est une complicit. +Celui qui pardonne l'assassin trahit la victime. Il est bon que la +guerre dvore ses enfants, et, quand on a tir l'pe, on doit prir par +l'pe.</p> + +<p>En arrire, pendant que Ren attachait la croix le bouquet et la +couronne, Chichi tait monte sur un tas de terre qui renfermait +peut-tre des cadavres, et, debout, les sourcils froncs, en comprimant +de ses deux mains l'envole de ses jupes agites par la bise, elle +contemplait la vaste ncropole. Le souvenir de son frre Jules avait +pass au second plan dans sa mmoire, et l'aspect de ce champ de mort la +faisait surtout penser aux vivants. Ses yeux se fixrent sur Ren. +Peut-tre songeait-elle que son mari n'avait pas t expos un moindre +pril que son frre, et que c'tait pour elle un bonheur quasi +miraculeux de l'avoir encore sauf et robuste malgr les cicatrices et +les mutilations.</p> + +<p>—Et dire, mon pauvre petit, pronona-t-elle enfin haute voix, qu'en +ce moment tu pourrais tre sous terre, comme tant d'autres malheureux!</p> + +<p>Ren la regarda, sourit mlancoliquement. Oui, ce qu'elle venait de dire +tait vrai; mais la destine s'tait montre clmente pour lui, +puisqu'elle l'avait<a name="page_374" id="page_374"></a> conserv la tendresse d'une jeune femme gnreuse +qui tait fire du mari mutil et qui le trouvait plus beau avec ses +cicatrices.</p> + +<p>—Viens! ajouta Chichi imprieusement. J'ai quelque chose te dire.</p> + +<p>Il monta prs d'elle sur le tas de terre. Et alors, comme si, au milieu +de ce champ funbre, elle sentait mieux la joie triomphante de la vie, +elle lui jeta les bras autour du cou, l'treignit contre son sein qui +exhalait un chaud parfum d'amour, lui imprima sur la bouche un baiser +qui mordait. Et ses jupes, libres au vent, moulrent la courbe superbe +de sa taille o se dessinaient dj les rondeurs de la maternit.</p> + +<p> </p> + +<p class="c">FIN</p> + +<h2><a name="TABLE" id="TABLE"></a>TABLE</h2> +<table border="0" cellpadding="2" cellspacing="0" summary="" +style="font-weight:bold;"> + +<tr><td align="right"><a href="#I">I</a></td><td>—</td><td>DE BUENOS-AIRES A PARIS</td><td align="right" valign="bottom"><a href="#page_001">1</a></td></tr> + +<tr><td align="right"><a href="#II">II</a></td><td>—</td><td>LA FAMILLE DESNOYERS</td><td align="right" valign="bottom"><a href="#page_035">35</a></td></tr> + +<tr><td align="right"><a href="#III">III</a></td><td>—</td><td>LE COUSIN DE BERLIN</td><td align="right" valign="bottom"><a href="#page_075">75</a></td></tr> + +<tr><td align="right"><a href="#IV">IV</a></td><td>—</td><td>O APPARAISSENT LES QUATRE CAVALIERS </td><td align="right" valign="bottom"><a href="#page_104">104</a></td></tr> + +<tr><td align="right"><a href="#V">V</a></td><td>—</td><td>PERPLEXITS ET DSARROI</td><td align="right" valign="bottom"><a href="#page_129">129</a></td></tr> + +<tr><td align="right"><a href="#VI">VI</a></td><td>—</td><td>EN RETRAITE</td><td align="right" valign="bottom"><a href="#page_172">172</a></td></tr> + +<tr><td align="right"><a href="#VII">VII</a></td><td>—</td><td>PRS DE LA GROTTE SACRE</td><td align="right" valign="bottom"><a href="#page_196">196</a></td></tr> + +<tr><td align="right"><a href="#VIII">VIII</a></td><td>—</td><td>L'INVASION</td><td align="right" valign="bottom"><a href="#page_222">222</a></td></tr> + +<tr><td align="right"><a href="#IX">IX</a></td><td>—</td><td>LA RECULADE</td><td align="right" valign="bottom"><a href="#page_269">269</a></td></tr> + +<tr><td align="right"><a href="#X">X</a></td><td>—</td><td>APRS LA MARNE</td><td align="right" valign="bottom"><a href="#page_295">295</a></td></tr> + +<tr><td align="right"><a href="#XI">XI</a></td><td>—</td><td>LA GUERRE</td><td align="right" valign="bottom"><a href="#page_317">317</a></td></tr> + +<tr><td align="right"><a href="#XII">XII</a></td><td>—</td><td>GLORIEUSES VICTIMES</td><td align="right" valign="bottom"><a href="#page_348">348</a></td></tr> +</table> + +<p> </p> + +<p class="c">671-17.—Coulommiers. Imp. PAUL BRODARD.—7-18.</p> + +<p class="c">7157-9-17.<a name="page_376" id="page_376"></a></p> + +<div class="footnotes"><p class="cb">NOTES:</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_A_1" id="Footnote_A_1"></a><a href="#FNanchor_A_1"><span class="label">[A]</span></a> <i>Los cuatro jinetes del Apocalipsis, novela,</i> par Vicente +Blasco Ibez; Prometeo, Sociedad editorial, Germanias, Valencia, +[1916].—La prsente traduction est plus courte que l'original. Les +coupures et les remaniements ont t approuvs par l'auteur.—G. H.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_B_2" id="Footnote_B_2"></a><a href="#FNanchor_B_2"><span class="label">[B]</span></a> En vertu de la lgislation argentine, Jules Desnoyers, n +en Argentine de Marcel Desnoyers, colon franais, tait Argentin par le +seul fait de sa naissance.—G. H.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_C_3" id="Footnote_C_3"></a><a href="#FNanchor_C_3"><span class="label">[C]</span></a> Nom qu'on donne dans l'Amrique du Sud aux domaines +ruraux.—G. H.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_D_4" id="Footnote_D_4"></a><a href="#FNanchor_D_4"><span class="label">[D]</span></a> Airs de danse.—G. H.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_E_5" id="Footnote_E_5"></a><a href="#FNanchor_E_5"><span class="label">[E]</span></a> Pice de monnaie qui vaut cinq francs.—G. H.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_F_6" id="Footnote_F_6"></a><a href="#FNanchor_F_6"><span class="label">[F]</span></a> Ferme o l'on fait l'levage.—G. H.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_G_7" id="Footnote_G_7"></a><a href="#FNanchor_G_7"><span class="label">[G]</span></a> Prire de ne pas piller. Ce sont des personnes +bienveillantes.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_H_8" id="Footnote_H_8"></a><a href="#FNanchor_H_8"><span class="label">[H]</span></a> Quoique de nationalit argentine, Jules a pu s'engager dans +un rgiment franais en raison de la nationalit franaise de son +pre.—G. H.</p></div> + +</div> +<hr class="full" /> + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Les quatre cavaliers de l'apocalypse, by +Vicente Blasco Ibez and G. Hrelle + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES QUATRE CAVALIERS *** + +***** This file should be named 39492-h.htm or 39492-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/9/4/9/39492/ + +Produced by Chuck Greif and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was +produced from images generously made available by The +Internet Archive) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose +such as creation of derivative works, reports, performances and +research. They may be modified and printed and given away--you may do +practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is +subject to the trademark license, especially commercial +redistribution. + + + +*** START: FULL LICENSE *** + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +Gutenberg-tm License (available with this file or online at +http://gutenberg.org/license). + + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all +the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy +all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. +If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project +Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the +terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or +entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. + +1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be +used on or associated in any way with an electronic work by people who +agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few +things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works +even without complying with the full terms of this agreement. See +paragraph 1.C below. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. 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Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + + +</pre> + +</body> +</html> diff --git a/39492-h/images/colophon.png b/39492-h/images/colophon.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..853ea5e --- /dev/null +++ b/39492-h/images/colophon.png diff --git a/39492-h/images/cover.jpg b/39492-h/images/cover.jpg Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..9db5f49 --- /dev/null +++ b/39492-h/images/cover.jpg diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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