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authorRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-14 20:12:55 -0700
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+The Project Gutenberg EBook of Les quatre cavaliers de l'apocalypse, by
+Vicente Blasco Ibáñez and G. Hérelle
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Les quatre cavaliers de l'apocalypse
+
+Author: Vicente Blasco Ibáñez
+
+Translator: G. Hérelle
+
+Release Date: April 20, 2012 [EBook #39492]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: UTF-8
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES QUATRE CAVALIERS ***
+
+
+
+
+Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
+Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
+produced from images generously made available by The
+Internet Archive)
+
+
+
+
+
+
+
+
+LES QUATRE CAVALIERS
+
+DE
+
+L'APOCALYPSE
+
+CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
+
+
+DU MÊME AUTEUR
+
+Format in-18.
+
+ARÈNES SANGLANTES 1 Vol.
+
+FLEUR DE MAI 1 --
+
+DANS L'OMBRE DE LA CATHÉDRALE 1 --
+
+TERRES MAUDITES 1 --
+
+LA HORDE 1 --
+
+Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays y
+compris la Russie.
+
+Copyright, 1917, by CALMANN-LÉVY.
+
+671-17.--Coulommiers. Imp. PAUL BRODARD.--7-18
+
+
+
+
+V. BLASCO-IBÁÑEZ
+
+LES
+
+QUATRE CAVALIERS
+
+DE
+
+L'APOCALYPSE
+
+ROMAN TRADUIT DE L'ESPAGNOL
+
+PAR
+
+G. HÉRELLE
+
+PARIS CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS 3, RUE AUBER, 3
+
+_Il a été liré de cet ouvrage_
+
+VINGT-CINQ EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE
+
+_tous numérotés._
+
+
+
+
+LES QUATRE CAVALIERS DE L'APOCALYPSE[A]
+
+
+
+
+I
+
+DE BUENOS-AIRES A PARIS
+
+
+Le 7 juillet 1914, Jules Desnoyers, le jeune «peintre d'âmes», comme on
+l'appelait dans les salons cosmopolites du quartier de
+l'Étoile,--beaucoup plus célèbre toutefois pour la grâce avec laquelle
+il dansait le _tango_ que pour la sûreté de son dessin et pour la
+richesse de sa palette,--s'embarqua à Buenos-Aires sur le _Kœnig
+Frederic-August_, paquebot de Hambourg, afin de rentrer à Paris.
+
+Lorsque le paquebot s'éloigna de la terre, le monde était parfaitement
+tranquille. Au Mexique, il est vrai, les blancs et les métis
+s'exterminaient entre eux, pour empêcher les gens de s'imaginer que
+l'homme est un animal dont la paix détruit les instincts combatifs. Mais
+sur tout le reste de la planète les peuples montraient une sagesse
+exemplaire. Dans le transatlantique même, les passagers, de nationalités
+très diverses, formaient un petit monde qui avait l'air d'être un
+fragment de la civilisation future offert comme échantillon à l'époque
+présente, une ébauche de cette société idéale où il n'y aurait plus ni
+frontières, ni antagonismes de races.
+
+Un matin, la musique du bord, qui, chaque dimanche, faisait entendre le
+_choral_ de Luther, éveilla les dormeurs des cabines de première classe
+par la plus inattendue des aubades. Jules Desnoyers se frotta les yeux,
+croyant vivre encore dans les hallucinations du rêve. Les cuivres
+allemands mugissaient la _Marseillaise_ dans les couloirs et sur les
+ponts. Le garçon de cabine, souriant de la surprise du jeune homme, lui
+expliqua cette étrange chose. C'était le 14 juillet, et les paquebots
+allemands avaient coutume de célébrer comme des fêtes allemandes les
+grandes fêtes de toutes les nations qui fournissaient du fret et des
+passagers. La république la plus insignifiante voyait le navire pavoisé
+en son honneur. Les capitaines mettaient un soin scrupuleux à accomplir
+les rites de cette religion du pavillon et de la commémoration
+historique. Au surplus, c'était une distraction qui aidait les
+passagers à tromper l'ennui de la traversée et qui servait à la
+propagande germanique.
+
+Tandis que les musiciens promenaient aux divers étages du navire une
+_Marseillaise_ galopante, suante et mal peignée, les groupes les plus
+matineux commentaient l'événement.
+
+--Quelle délicate attention, disaient les dames sud-américaines. Ces
+Allemands ne sont pas aussi vulgaires qu'ils le paraissent. Et il y a
+des gens qui croient que l'Allemagne et la France vont se battre!
+
+Ce jour-là, les Français peu nombreux qui se trouvaient sur le paquebot
+grandirent démesurément dans la considération des autres voyageurs. Ils
+n'étaient que trois: un vieux joaillier qui revenait de visiter ses
+succursales d'Amérique, et deux demoiselles qui faisaient la commission
+pour des magasins de la rue de la Paix, vestales aux yeux gais et au nez
+retroussé, qui se tenaient à distance et qui ne se permettaient jamais
+la moindre familiarité avec les autres passagers, beaucoup moins bien
+élevés qu'elles. Le soir, il y eut un dîner de gala. Au fond de la salle
+à manger, le drapeau français et celui de l'empire formaient une
+magnifique et absurde décoration. Tous les Allemands avaient endossé le
+frac, et les femmes exhibaient la blancheur de leurs épaules. Les
+livrées des domestiques étaient celles des grandes fêtes. Au dessert, un
+couteau carillonna sur un verre, et il se fit un profond silence: le
+commandant allait parler. Ce brave marin, qui joignait à ses fonctions
+nautiques l'obligation de prononcer des harangues aux banquets et
+d'ouvrir les bals avec la dame la plus respectable du bord, se mit à
+débiter un chapelet de paroles qui ressemblaient à des grincements de
+portes. Jules, qui savait un peu d'allemand, saisit au vol quelques
+bribes de ce discours. L'orateur répétait à chaque instant les mots
+«paix» et «amis». Un Allemand courtier de commerce, assis à table près
+du peintre, s'offrit à celui-ci comme interprète, avec l'obséquiosité
+habituelle des gens qui vivent de réclame, et il donna à son voisin des
+explications plus précises.
+
+--Le commandant demande à Dieu de maintenir la paix entre l'Allemagne et
+la France, et il espère que les relations des deux peuples deviendront
+de plus en plus amicales.
+
+Un autre orateur se leva, toujours à la table que présidait le marin.
+C'était le plus considérable des passagers allemands, un riche
+industriel de Dusseldorff, nommé Erckmann, qui faisait de grosses
+affaires avec la République Argentine. Jamais on ne l'appelait par son
+nom. Il avait le titre de «Conseiller de Commerce», et, pour ses
+compatriotes, il était _Herr Commerzienrath,_ comme son épouse était
+_Frau Rath._ Mais ses intimes l'appelaient aussi «le Capitaine»: car il
+commandait une compagnie de _landsturm._ Erckmann se montrait beaucoup
+plus fier encore du second titre que du premier, et, dès le début de la
+traversée, il avait eu soin d'en informer tout le monde. Tandis qu'il
+parlait, le peintre examinait cette petite tête et cette robuste
+poitrine qui donnaient au Conseiller de Commerce quelque ressemblance
+avec un dogue de combat; il imaginait le haut col d'uniforme comprimant
+cette nuque rouge et faisant saillir un double bourrelet de graisse; il
+souriait de ces moustaches cirées dont les pointes se dressaient d'un
+air menaçant. Le Conseiller avait une voix sèche et tranchante qui
+semblait asséner les paroles: c'était sans doute de ce ton que
+l'empereur débitait ses harangues. Par instinctive imitation des
+traîneurs de sabre, ce bourgeois belliqueux ramenait son bras droit vers
+sa hanche, comme pour appuyer sa main sur la garde d'une épée invisible.
+
+Aux premières paroles, malgré la fière attitude et le ton impératif de
+l'orateur, tous les Allemands éclatèrent de rire, en hommes qui savent
+apprécier la condescendance d'un _Herr Commerzienrath_ lorsqu'il daigne
+divertir par des plaisanteries les personnes auxquelles il s'adresse.
+
+--Il dit des choses très amusantes, expliqua encore l'interprète à voix
+basse. Toutefois, ces choses n'ont rien de blessant pour les Français.
+
+Mais bientôt les auditeurs tudesques cessèrent de rire: le
+_Commerzienrath_ avait abandonné la grandiose et lourde ironie de son
+exorde et développait la partie sérieuse de son discours. Selon lui, les
+Français étaient de grands enfants, gais, spirituels, incapables de
+prévoyance. Ah! s'ils finissaient par s'entendre avec l'Allemagne! si,
+au bord de la Seine, on consentait à oublier les rancunes du passé!...
+
+Et le discours devint de plus en plus grave, prit un caractère
+politique.
+
+--Il dit, monsieur, chuchota de nouveau l'interprète à l'oreille de
+Jules, qu'il souhaite que la France soit très grande et qu'un jour les
+Allemands et les Français marchent ensemble contre un ennemi commun...
+contre un ennemi commun...
+
+Après la péroraison, le conseiller-capitaine leva son verre en l'honneur
+de la France.
+
+--_Hoch!_ s'écria-t-il, comme s'il commandait une évolution à ses
+soldats de la réserve.
+
+Il poussa ce cri à trois reprises, et toute la masse germanique, debout,
+répondit par un _Hoch!_ qui ressemblait à un rugissement, tandis que la
+musique, installée dans le vestibule de la salle à manger, attaquait la
+_Marseillaise_.
+
+Jules était de nationalité argentine[B], mais il portait un nom
+français, avait du sang français dans les veines. Il fut donc ému; un
+frisson d'enthousiasme lui monta dans le dos, ses yeux se mouillèrent,
+et, lorsqu'il but son champagne, il lui sembla qu'il buvait en même
+temps quelques larmes. Oui, ce que faisaient ces gens qui, d'ordinaire,
+lui paraissaient si ridicules et si plats, méritait d'être approuvé. Les
+sujets du kaiser fêtant la grande date de la Révolution! Il se persuada
+qu'il assistait à un mémorable événement historique.
+
+--C'est très bien, très bien! dit-il à d'autres Sud-Américains qui
+étaient ses voisins de table. Il faut reconnaître qu'aujourd'hui
+l'Allemagne a été vraiment courtoise.
+
+Le jeune homme passa le reste de la soirée au fumoir, où l'attirait la
+présence de madame la Conseillère. Le capitaine de _landsturm_ jouait un
+poker avec quelques compatriotes qui lui étaient inférieurs dans la
+hiérarchie des dignités et des richesses. Son épouse se tenait auprès de
+lui, suivant de l'œil le va-et-vient des domestiques chargés de bocks,
+mais sans oser prendre sa part dans cette énorme consommation de bière:
+elle avait des prétentions à l'élégance et elle craignait beaucoup
+d'engraisser. C'était une Allemande à la moderne, qui ne reconnaissait à
+son pays d'autre défaut que la lourdeur des femmes et qui combattait en
+sa propre personne ce danger national par toute sorte de régimes
+alimentaires. Les repas étaient pour elle un supplice. Sa maigreur,
+obtenue et maintenue à force de volonté, rendait plus apparente la
+robustesse de sa constitution, la grosseur de son ossature, ses
+mâchoires puissantes, ses dents larges, saines, splendides: des dents
+qui suggéraient au peintre l'irrévérencieuse tentation de la comparer
+mentalement à la silhouette sèche et dégingandée d'une jument de course.
+«Elle est mince, se disait-il en l'observant du coin de l'œil, et
+cependant elle est énorme.» Le mari, lui, admirait l'élégance de sa
+Bertha, toujours vêtue d'étoffes dont les couleurs indéfinissables
+faisaient penser à l'art persan et aux miniatures des manuscrits
+médiévaux; mais il déplorait qu'elle ne lui eût pas donné d'enfants, et
+il regardait presque cette stérilité comme un crime de haute trahison.
+La patrie allemande était fière de la fécondité de ses femmes, et le
+kaiser, avec ses hyperboles d'artiste, avait posé en principe que la
+véritable beauté allemande doit avoir un mètre cinquante centimètres de
+ceinture.
+
+Madame la Conseillère réservait volontiers à Jules Desnoyers un siège
+auprès du sien: car elle le tenait pour l'homme le plus «distingué» de
+tous les passagers. Le peintre était de taille moyenne, et son front
+brun se dessinait comme un triangle sous deux bandeaux de cheveux noirs,
+lisses, lustrés comme des planches de laque: précisément le contraire
+des hommes qui entouraient madame la Conseillère. Au surplus, il
+habitait Paris, la ville qu'elle n'avait pas vue encore, quoiqu'elle
+eût fait maints voyages dans les deux hémisphères.
+
+--Ah! Paris, Paris! soupirait-elle en ouvrant de grands yeux et en
+allongeant les lèvres. Comme j'aimerais à y passer une saison!
+
+Et, pour qu'il lui racontât la vie de Paris, elle se permettait
+certaines confidences sur les plaisirs de Berlin, mais avec une modestie
+rougissante, en admettant d'avance qu'il y a beaucoup mieux dans le
+monde et qu'elle avait grande envie de connaître ce mieux-là.
+
+_Herr Commerzienrath_ continuait entre amis son speech du dessert, et
+ses auditeurs ôtaient de leurs lèvres des cigares colossaux pour lancer
+des grognements d'approbation. La présence de Jules les avait mis tous
+d'aimable humeur; ils savaient que son père était Français, et cela
+suffisait pour qu'ils l'accueillissent comme s'il arrivait directement
+du Quai d'Orsay et représentait la plus haute diplomatie de la
+République. Pour eux, c'était la France qui venait fraterniser avec
+l'Allemagne.
+
+--Quant à nous, déclara le _Commerzienrath_ en regardant fixement le
+peintre comme s'il attendait de lui une déclaration solennelle, nous
+désirons vivre en parfaite amitié avec la France.
+
+Jules approuva. Par le fait, il jugeait bon que les nations fussent
+amies les unes des autres, et il ne voyait aucun inconvénient à ce
+qu'elles affirmassent cette amitié, chaque fois que l'occasion s'en
+présentait.
+
+--Malheureusement, reprit l'industriel sur un ton plaintif, la France se
+montre hargneuse avec nous. Il y a des années que notre empereur lui
+tend la main avec une noble loyauté, et elle feint de ne pas s'en
+apercevoir. Vous reconnaîtrez que cela n'est pas correct.
+
+Jules ne s'occupait jamais de politique, et cette conversation trop
+austère commençait à l'ennuyer. Pour y mettre un peu de piquant, il eut
+la fantaisie de répondre:
+
+--Avant de prétendre à l'amitié des Français, peut-être feriez-vous bien
+de leur rendre ce que vous leur avez pris.
+
+A ces mots il se fit un silence de stupéfaction, comme si l'on eût sonné
+sur le transatlantique la cloche d'alarme. Plusieurs, qui portaient le
+cigare à leurs lèvres, demeurèrent la main immobile à deux doigts de la
+bouche, les yeux démesurément ouverts. Ce fut le capitaine de
+_landsturm_ qui se chargea de donner une forme verbale à cette muette
+protestation.
+
+--Rendre! s'écria-t-il, d'une voix qui semblait assourdie par le soudain
+rehaussement de son col. Nous n'avons rien à rendre, pour la bonne
+raison que nous n'avons rien pris. Ce que nous possédons, nous l'avons
+gagné par notre héroïsme.
+
+Devant toute affirmation faite sur un ton altier, Jules sentait
+renaître en lui l'héréditaire instinct de contradiction, et il répliqua
+froidement:
+
+--C'est comme si je vous avais volé votre montre, et qu'ensuite je vous
+proposasse d'être bons amis et d'oublier le passé. Même si vous étiez
+enclin au pardon, encore faudrait-il qu'auparavant je vous rendisse
+votre montre.
+
+Le capitaine voulut répondre tant de choses à la fois qu'il balbutia,
+sautant avec incohérence d'une idée à une autre. Comparer la reconquête
+de l'Alsace à un vol!... Une terre allemande!... La race!... La
+langue!... L'histoire!...
+
+--Mais qu'est-ce qui prouve que l'Alsace a la volonté d'être allemande?
+interrogea le jeune homme sans se départir de son calme. Quand lui
+avez-vous demandé son opinion?
+
+Le capitaine demeura incertain, comme s'il hésitait entre deux partis à
+prendre: tomber à coups de poing sur l'insolent, ou l'écraser de son
+mépris.
+
+--Jeune homme, proféra-t-il enfin avec majesté, vous ne savez ce que
+vous dites. Vous êtes Argentin et vous n'entendez rien aux affaires de
+l'Europe.
+
+Tous les assistants approuvèrent, dépouillant subitement Jules de la
+nationalité qu'ils lui attribuaient tout à l'heure. Quant au capitaine
+Erckmann, il lui tourna le dos avec une rudesse militaire, ramassa sur
+le tapis qu'il avait devant lui un jeu de cartes, et se mit à faire
+silencieusement une «réussite».
+
+Si pareille scène se fût passée à terre, Jules aurait cessé toute
+relation avec ces malotrus; mais l'inévitable promiscuité de la vie sur
+un transatlantique oblige à l'indulgence. Il se montra donc bon enfant,
+lorsque, le lendemain, le _Commerzienrath_ et ses amis vinrent à lui et,
+pour effacer tout fâcheux souvenir, lui prodiguèrent les politesses.
+C'était un jeune homme qui appartenait à une famille riche, et par
+conséquent il fallait le ménager. Toutefois ils eurent soin de ne plus
+faire allusion à son origine française. Pour eux, désormais, il était
+Argentin; et cela fit que, tous en chœur, ils s'intéressèrent à la
+prospérité de l'Argentine et de tous les États de l'Amérique du Sud. Ils
+attribuaient à chacun de ces pays une importance excessive, commentaient
+avec gravité les faits et gestes de leurs hommes politiques, donnaient à
+entendre qu'il n'y avait personne en Allemagne qui ne se préoccupât de
+leur avenir, prédisaient à chacun d'eux une gloire future, reflet de la
+gloire impériale, pourvu qu'ils acceptassent de demeurer sous
+l'influence allemande.
+
+Le peintre eut la faiblesse de revenir au fumoir, de préférence à
+l'heure où la partie était terminée et où une débauche de bière et de
+gros cigares de Hambourg fêtait la chance des gagnants. C'était l'heure
+des expansions germaniques, de l'intimité entre hommes, des lents et
+lourds badinages, des contes montés en couleur. Le _Commerzienrath_
+présidait, sans se départir de sa prééminence, à ces ébats de ses
+compatriotes, sages négociants des ports hanséatiques, qui jouissaient
+de larges crédits à la _Deutsche Bank_, ou riches boutiquiers installés
+dans les républiques de la Plata avec leurs innombrables familles. Lui,
+il était un capitaine, un guerrier, et, à chaque bon mot qu'il
+accueillait par un rire dont son épaisse nuque était secouée, il se
+croyait au bivouac avec des compagnons d'armes. Jules admirait
+l'hilarité facile dont tous ces hommes étaient doués; pour rire avec
+fracas, ils se rejetaient en arrière sur leurs sièges; et, s'il advenait
+que l'auditoire ne partageât par cette gaîté violente, le conteur avait
+un moyen infaillible de remédier au manque de succès:
+
+--On a conté cela au kaiser, disait-il, et le kaiser en a beaucoup ri.
+
+Cela suffisait pour que tout le monde rît à gorge déployée.
+
+Lorsque le paquebot approcha de l'Europe, un flot de nouvelles
+l'assaillit. Les employés de la télégraphie sans fil travaillaient
+continuellement. Un soir, Jules, en entrant au fumoir, vit les Allemands
+gesticuler avec animation. Au lieu de boire de la bière, ils avaient
+fait apporter du Champagne des bords du Rhin. Le capitaine Erckmann
+offrit une coupe au jeune homme.
+
+--C'est la guerre! dit-il avec enthousiasme. Enfin c'est la guerre! Il
+était temps...
+
+Jules fit un geste de surprise.
+
+--La guerre? Quelle guerre?
+
+Il avait lu comme tout le monde, sur le tableau du vestibule, un
+radiotélégramme annonçant que le gouvernement autrichien venait
+d'envoyer un ultimatum à la Serbie; mais cela ne lui avait pas donné la
+moindre émotion. Il méprisait les affaires des Balkans: c'étaient des
+querelles de pouilleux, qui accaparaient mal à propos l'attention du
+monde et qui le distrayaient de choses plus sérieuses. En quoi cet
+événement pouvait-il intéresser le belliqueux conseiller? Les deux
+nations finiraient bien par s'entendre. La diplomatie sert parfois à
+quelque chose.
+
+--Non! déclara rudement le capitaine. C'est la guerre, la guerre bénie.
+La Russie soutiendra la Serbie, et nous, nous appuierons notre alliée.
+Que fera la France? Savez-vous ce que fera la France?
+
+Jules haussa les épaules, d'un air qui signifiait à la fois son
+incompétence et son indifférence.
+
+--C'est la guerre, vous dis-je, répéta l'autre, la guerre préventive
+dont nous avons besoin. La Russie grandit trop vite, et c'est contre
+nous qu'elle se prépare. Encore quatre ans de paix, et elle aura terminé
+la construction de ses chemins de fer stratégiques. Alors sa force
+militaire, jointe à celle de ses alliés, vaudra la nôtre. Le mieux est
+donc de lui porter dès maintenant un coup décisif. Il faut savoir
+profiter de l'occasion... Ah! la guerre! la guerre préventive! Ce sera
+le salut de l'industrie allemande.
+
+Ses compatriotes l'écoutaient en silence. Il semblait que quelques-uns
+ne partageassent pas son enthousiasme. Leur imagination de négociants
+voyait les affaires paralysées, les succursales en faillite, les crédits
+coupés par les banques, bref, une catastrophe plus effrayante pour eux
+que les batailles et les massacres. Néanmoins ils approuvaient par des
+grognements et par des hochements de tête les féroces déclamations du
+capitaine de _landsturm_. Jules crut que le conseiller et ses
+admirateurs étaient ivres.
+
+--Prenez garde, capitaine, répondit-il d'un ton conciliant. Ce que vous
+dites manque peut-être de logique. Comment une guerre favoriserait-elle
+l'industrie allemande? D'un jour à l'autre l'Allemagne élargit davantage
+son action économique; elle conquiert chaque mois un marché nouveau;
+chaque année, son bilan commercial augmente dans des proportions
+incroyables. Il y a un demi-siècle, elle était réduite à donner pour
+matelots à ses quelques navires les cochers de Berlin punis par la
+police; aujourd'hui ses flottes de commerce et de guerre sillonnent tous
+les océans, et il n'est aucun port où la marchandise allemande n'occupe
+sur les quais la place la plus considérable. Donc, ce qu'il faut à
+l'Allemagne, c'est continuer à vivre ainsi et se préserver des aventures
+guerrières. Encore vingt ans de paix, et les Allemands seront les
+maîtres de tous les marchés du monde, triompheront de l'Angleterre, leur
+maîtresse et leur rivale, dans cette lutte où il n'y a pas de sang
+répandu. Voulez-vous, comme un homme qui risque sur une carte sa fortune
+entière, exposer de gaîté de cœur toute cette prospérité dans une lutte
+qui, en somme, pourrait vous être défavorable?
+
+--Ce qu'il nous faut, répliqua rageusement Erckmann, c'est la guerre, la
+guerre préventive! Nous vivons entourés d'ennemis, et cela ne peut pas
+durer. Qu'on en finisse une bonne fois! Eux ou nous! L'Allemagne se sent
+assez forte pour défier le monde. Notre devoir est de mettre fin à la
+menace russe. Et si la France ne se tient pas tranquille, tant pis pour
+elle! Et si quelque autre peuple ose intervenir contre nous, tant pis
+pour lui! Quand je monte dans mes ateliers une machine nouvelle, c'est
+pour qu'elle produise, non pour qu'elle demeure au repos. Puisque nous
+possédons la première armée du monde, servons nous-en; sinon, elle
+risquerait de se rouiller. Oui, oui! on veut nous étouffer dans un
+cercle de fer; mais l'Allemagne a la poitrine robuste, et, en se
+raidissant elle brisera le corset mortel. Réveillons-nous avant qu'on ne
+nous enchaîne dans notre sommeil! Malheur à ceux que rencontrera notre
+épée!
+
+Jules se crut obligé de répondre à cette déclaration arrogante. Il
+n'avait jamais vu le cercle de fer dont se plaignaient les Allemands.
+Tout ce que faisaient les nations voisines, c'était de prendre leurs
+précautions et de ne pas continuer à vivre dans une inerte confiance en
+présence de l'ambition démesurée des Germains; elles se préparaient tout
+simplement à se défendre contre une agression presque certaine; elles
+voulaient se mettre en état de soutenir leur dignité menacée par les
+prétentions les plus inouïes.
+
+--Les autres peuples, conclut-il, ont bien le droit de se prémunir
+contre vous. N'est-ce pas vous qui représentez un péril pour le monde?
+
+Le paquebot n'étant plus dans les mers américaines, le _Commerzienrath_
+mit dans sa riposte la hauteur d'un maître de maison qui relève une
+incongruité.
+
+--J'ai déjà eu l'honneur de vous faire observer, jeune homme, dit-il en
+imitant le flegme des diplomates, que vous n'êtes qu'un Sud-Américain et
+que vous n'entendez rien à ces questions.
+
+Ainsi se terminèrent les relations de Jules avec le conseiller et son
+clan. A mesure que les passagers allemands se rapprochaient de leur
+patrie, ils se dépouillaient du servile désir de plaire qui les
+accompagnait dans leurs voyages au nouveau monde, et aucun d'eux
+n'essaya de réconcilier le peintre et le capitaine.
+
+Cependant le service télégraphique fonctionnait sans répit, et le
+commandant conférait très souvent dans sa cabine avec le
+_Commerzienrath_, parce que celui-ci était le plus important personnage
+du groupe allemand. Les autres cherchaient les lieux isolés pour
+s'entretenir à voix basse. Tous les jours, sur le tableau du vestibule,
+apparaissaient des nouvelles de plus en plus alarmantes, reçues par les
+appareils radiotélégraphiques.
+
+Dans la matinée du jour qui devait être pour Jules Desnoyers le dernier
+du voyage, le garçon de cabine l'appela.
+
+--_Herr,_ montez donc sur le pont: c'est joli à voir.
+
+La mer était voilée de brume; mais à travers les vapeurs flottantes se
+dessinaient des silhouettes semblables à des îles, avec de robustes
+tours et des minarets pointus. Ces îles s'avançaient sur l'eau huileuse,
+lentement et majestueusement, d'une pesante allure. Jules en compta
+dix-huit, qui semblaient emplir l'Océan. C'était l'escadre de la Manche
+qui, par ordre du gouvernement britannique, venait de quitter les côtes
+anglaises, sans autre objet que de faire constater sa force. Pour la
+première fois, en contemplant dans le brouillard ce défilé de
+_dreadnoughts_ qui donnaient l'idée d'un troupeau de monstres marins
+préhistoriques, le peintre se rendit compte de la puissance de
+l'Angleterre. Lorsque le paquebot allemand passa entre les navires de
+guerre, il fut comme rapetissé, comme humilié, et Jules s'aperçut qu'il
+accélérait sa marche. «On dirait, pensa le jeune homme, que notre bateau
+a la conscience inquiète et qu'il veut se mettre en sûreté.»
+
+Un peu après midi, le _Kœnig Frederic-August_ entra dans la rade de
+Southampton, mais pour en sortir le plus rapidement possible. Quoique
+l'on eût à embarquer une énorme quantité de personnes et de bagages, les
+opérations de l'escale se firent avec une diligence prodigieuse. Deux
+vapeurs pleins abordèrent le transatlantique, et une avalanche
+d'Allemands établis en Angleterre envahit les ponts. Puis le paquebot
+reprit sa route dans le canal avec une vitesse insolite dans des parages
+si fréquentés.
+
+Ce jour-là, on faisait sur ce boulevard maritime des rencontres
+extraordinaires. Des fumées vues à l'horizon décelèrent l'escadre
+française qui ramenait de Russie le président Poincaré. Puis ce furent
+de nombreux vaisseaux anglais, qui montaient la garde devant les côtes
+comme des dogues vigilants. Deux cuirassés de l'Amérique du Nord se
+reconnurent à leurs mâts en forme de corbeilles. Un vaisseau russe,
+blanc et brillant depuis les hunes jusqu'à la ligne de flottaison, passa
+à toute vapeur, se dirigeant vers la Baltique. Les passagers du
+paquebot, accoudés au bordage, commentaient ces rencontres.
+
+--Ça va mal, disaient-ils, ça va mal! Cette fois-ci, l'affaire est
+sérieuse.
+
+Et ils regardaient avec inquiétude les côtes voisines, à droite et à
+gauche. Ces côtes avaient leur aspect habituel; mais on devinait que
+dans l'arrière-pays se préparait un grand événement.
+
+Le paquebot devait arriver à Boulogne vers minuit et séjourner en rade
+jusqu'à l'aube pour permettre aux voyageurs un débarquement plus
+commode. Or il arriva à dix heures, jeta l'ancre loin du port, et le
+commandant donna des ordres pour que le débarquement se fît à l'instant
+même. Il fallait repartir le plus tôt possible: les appareils
+radiographiques ne fonctionnaient pas pour rien.
+
+A la lumière des feux bleus qui répandaient sur la mer une clarté
+livide, commença le transbordement des passagers et des bagages à
+destination de Paris. Les matelots bousculaient les dames qui
+s'attardaient à compter leurs malles; les garçons de service emportaient
+les enfants comme des paquets. La précipitation générale abolissait
+l'excessive obséquiosité germanique.
+
+Jules, descendu sur un remorqueur que les ondulations de la mer
+faisaient danser, se trouva en bas du transatlantique dont le flanc noir
+et immobile ressemblait à un mur criblé de trous lumineux, mur au-dessus
+duquel s'allongeaient comme d'immenses balcons les garde-fous des ponts
+chargés de gens qui saluaient avec leurs mouchoirs. Puis la distance
+s'élargit entre le transatlantique qui partait et les remorqueurs qui se
+dirigeaient vers la terre. Et tout à coup une voix de stentor, celle du
+capitaine Erckmann, cria du bateau, dans un accompagnement d'éclats de
+rire:
+
+--Au revoir, messieurs les Français! Nous nous reverrons bientôt à
+Paris!
+
+Le paquebot se perdit dans l'ombre avec la précipitation de la fuite et
+l'insolence d'une vengeance prochaine. C'était le dernier paquebot
+allemand qui, cette année-là, devait toucher la côte française.
+
+A Boulogne, Jules Desnoyers dut attendre trois heures le train spécial
+qui amènerait à Paris les voyageurs d'Amérique, et il profita de ce
+retard pour entrer dans un café et pour écrire à madame Marguerite
+Laurier une longue lettre où il l'avertissait de son retour et la priait
+de lui donner le plus tôt possible un rendez-vous.
+
+Quand il arriva à Paris, vers quatre heures du matin, il fut reçu à la
+gare du Nord par son camarade Pepe Argensola, qui remplissait auprès de
+lui les fonctions multiples d'ami, d'intendant et de parasite. Chez lui,
+rue de la Pompe, il fit un bon somme qui le reposa des fatigues du
+voyage, et il ne se leva que pour déjeuner. Pendant qu'il était à table,
+Argensola lui remit un petit bleu par lequel Marguerite lui assignait un
+rendez-vous pour le jour même, à cinq heures de l'après-midi, dans le
+jardin de la Chapelle expiatoire.
+
+Après déjeuner, il alla voir ses parents, avenue Victor-Hugo. Sa mère
+Luisa lui jeta les bras autour du cou aussi passionnément que si elle
+l'avait cru perdu pour toujours; sa sœur Luisita, dite Chichi,
+l'accueillit avec une tendresse mêlée de curiosité sympathique à l'égard
+de ce frère chéri qu'elle savait être un mauvais sujet; et il eut même
+la surprise de trouver aussi à la maison sa tante Héléna, qui avait
+laissé en Allemagne son mari Karl von Hartrott et ses innombrables
+enfants pour venir passer deux ou trois mois chez les Desnoyers; mais il
+ne put voir son père Marcel, déjà sorti pour aller prendre au cercle des
+nouvelles de cette guerre invraisemblable dont l'idée hantait tous les
+esprits.
+
+A quatre heures et demie, il pénétra dans le jardin de la Chapelle
+expiatoire. C'était une demi-heure trop tôt; mais son impatience
+d'amoureux lui donnait l'illusion d'avancer l'heure de la rencontre en
+avançant sa propre arrivée au lieu convenu.
+
+Marguerite Laurier était une jeune dame élégante, un peu légère, encore
+honnête, qu'il avait connue dans le salon du sénateur Lacour. Elle était
+mariée à un ingénieur qui avait dans les environs de Paris une fabrique
+de moteurs pour automobiles. Laurier était un homme de trente-cinq ans,
+grand, un peu lourd, taciturne, et dont le regard lent et triste
+semblait vouloir pénétrer jusqu'au fond des hommes et des choses. Sa
+femme, moins âgée que lui de dix ans, avait d'abord accepté avec une
+souriante condescendance l'adoration silencieuse et grave de son époux;
+mais elle s'en était bientôt lassée, et, lorsque Jules, le peintre
+fashionable, était apparu dans sa vie, elle l'avait accueilli comme un
+rayon de soleil. Ils se plurent l'un à l'autre. Elle avait été flattée
+de l'attention que l'artiste lui prêtait, et l'artiste l'avait trouvée
+moins banale que ses admiratrices ordinaires. Ils eurent donc des
+entrevues dans les jardins publics et dans les squares; ils se
+promenèrent amoureusement aux Buttes-Chaumont, au Luxembourg, au parc
+Montsouris. Elle frissonnait délicieusement de terreur à la pensée
+d'être surprise par Laurier, lequel, très occupé de sa fabrique, n'avait
+pas encore le moindre soupçon. D'ailleurs elle entendait bien ne pas se
+donner à Jules avec la même facilité que tant d'autres: cet amour à la
+fois innocent et coupable était sa première faute, et elle voulait que
+ce fût la dernière. La situation paraissait sans issue, et Jules
+commençait à s'impatienter de ces relations trop chastes et même un peu
+puériles, dont les plus grandes licences consistaient à prendre quelques
+baisers à la dérobée.
+
+Fut-ce une amie de Marguerite qui devina l'intrigue et qui la fit
+connaître au mari par une lettre anonyme? Fut-ce Marguerite qui se
+trahit elle-même par ses rentrées tardives, par ses gaîtés
+inexplicables, par l'aversion qu'elle témoigna inopinément à l'ingénieur
+dans l'intimité conjugale? Le fait est que Laurier se mit à épier sa
+femme et n'eut aucune peine à constater les rendez-vous qu'elle avait
+avec Jules. Comme il aimait Marguerite d'une passion profonde et se
+croyait trahi beaucoup plus irréparablement qu'il ne l'était en
+réalité, des idées violentes et contradictoires se heurtèrent dans son
+esprit. Il songea à la tuer; il songea à tuer Desnoyers; il songea à se
+tuer lui-même. Finalement il ne tua personne, et, par bonté pour cette
+femme qui le traitait si mal, il accepta sa disgrâce. En somme, c'était
+sa faute, s'il n'avait pas su se faire aimer. Mais il était homme
+d'honneur et ne pouvait accepter le rôle de mari complaisant. Il eut
+donc avec Marguerite une brève explication qui se termina par cet arrêt:
+
+--Désormais nous ne pouvons plus vivre ensemble. Retourne chez ta mère
+et demande le divorce. Je n'y ferai aucune opposition et je faciliterai
+le jugement qui sera rendu en ta faveur. Adieu.
+
+Après cette rupture, le peintre était parti pour l'Amérique afin de
+prendre des arrangements avec les fermiers des biens qu'il y possédait
+en propre, de vendre quelques pièces de terre, et de réunir la grosse
+somme dont il avait besoin pour son mariage et pour l'organisation de sa
+maison.
+
+Lorsque Jules eut franchi la grille par où l'on entre du boulevard
+Haussmann dans le jardin de la Chapelle expiatoire, il y trouva les
+allées pleines d'enfants qui couraient et piaillaient. Il reçut dans les
+jambes un cerceau poussé par un bambin; il fit un faux pas contre un
+ballon. Autour des châtaigniers fourmillait le public ordinaire des
+jours de chaleur. C'étaient des servantes des maisons voisines, qui
+cousaient ou qui babillaient, tout en suivant d'un regard distrait les
+jeux des petits confiés à leur garde; c'étaient des bourgeois du
+quartier, venus là pour lire leur journal avec l'illusion d'y jouir de
+la paix d'un bocage. Tous les bancs étaient occupés. Les chaises de fer,
+sièges payants, servaient d'asile à des femmes chargées de paquets, à
+des bourgeoises des environs de Paris qui attendaient des personnes de
+leur famille pour prendre le train à la gare Saint-Lazare.
+
+Après trois semaines de traversée pendant lesquelles Jules avait évolué
+sur la piste ovale d'un pont de navire avec l'automatisme d'un cheval de
+manège, il avait plaisir à se mouvoir librement sur cette terre ferme où
+ses chaussures faisaient grincer le sable. Ses pieds, habitués à un sol
+instable, gardaient encore une sensation de déséquilibrement. Il se
+promenait de long en large; mais ses allées et venues n'attiraient
+l'attention de personne. Une préoccupation commune semblait s'être
+emparée de tout le monde, hommes et femmes; les gens échangeaient à
+haute voix leurs impressions; ceux qui tenaient un journal à la main
+voyaient leurs voisins s'approcher avec un sourire interrogatif. Il n'y
+avait plus trace de la méfiance et de la crainte instinctives qui
+portent les habitants des grandes villes à s'ignorer mutuellement ou à
+se dévisager comme des ennemis.
+
+«Ils parlent de la guerre, pensa Jules. A cette heure, la possibilité
+de la guerre est pour les Parisiens l'unique sujet de conversation.»
+
+Hors du jardin, même anxiété et même tendance à une sympathie
+fraternelle. Lorsque les vendeurs de journaux passaient en criant les
+éditions du soir, ils étaient arrêtés dans leur course par les mains
+avides des passants qui se disputaient les feuilles. Tout lecteur était
+aussitôt entouré d'un groupe de gens qui lui demandaient des nouvelles
+ou qui essayaient de déchiffrer par-dessus ses épaules les manchettes
+imprimées en caractères gras. De l'autre côté du square, dans la rue des
+Mathurins, sous la tente d'un débit de vin, des ouvriers écoutaient les
+commentaires d'un camarade qui, avec des gestes oratoires, montrait le
+texte d'une dépêche. La circulation dans les rues, le mouvement général
+de la cité étaient les mêmes que les autres jours; mais il semblait que
+les voitures marchaient plus vite, qu'il y avait dans l'air comme un
+frisson de fièvre, que l'on discourait et que l'on souriait d'une façon
+différente. Tout le monde paraissait connaître tout le monde. Les femmes
+du jardin regardaient Jules comme si elles l'avaient déjà vu cent fois.
+Il aurait pu s'approcher d'elles et engager la conversation sans
+qu'elles en éprouvassent la moindre surprise.
+
+«Ils parlent de la guerre», se répéta-t-il, mais avec la commisération
+d'un esprit supérieur qui connaît l'avenir et qui s'élève au-dessus des
+opinions communes.
+
+L'inquiétude publique n'était, selon lui, que la surexcitation nerveuse
+d'un peuple qui, accoutumé à une vie paisible, s'alarme dès qu'il
+entrevoit un danger pour son bien-être. On avait parlé si souvent d'une
+guerre imminente à propos de conflits qui, à la dernière minute,
+s'étaient résolus pacifiquement! Au surplus, l'homme est enclin à
+considérer comme logique et raisonnable tout ce qui flatte son égoïsme,
+et il répugnait à Jules que la guerre éclatât, parce qu'elle aurait
+dérangé ses plans de vie.
+
+«Mais non, il n'y aura pas de guerre! s'affirma-t-il encore à lui-même.
+Ces gens sont fous. Il n'est pas possible qu'on fasse la guerre à une
+époque comme la nôtre.»
+
+Et il regarda sa montre. Cinq heures. Marguerite arriverait d'un moment
+à l'autre. Il crut la reconnaître de loin dans une dame qui entrait au
+jardin par la rue Pasquier; mais, quand il eut fait quelques pas vers
+elle, il constata son erreur. Déçu, il reprit sa promenade. La mauvaise
+humeur lui fit voir beaucoup plus laid qu'il ne l'est en réalité le
+monument dont la Restauration a orné l'ancien cimetière de la Madeleine.
+Le temps passait, et elle n'arrivait pas. Il surveillait de ses yeux
+impatients toutes les entrées du jardin. Et il advint ce qui advenait à
+presque tous leurs rendez-vous: elle se présenta devant lui à
+l'improviste, comme si elle tombait du ciel ou surgissait de la terre,
+telle une apparition.
+
+--Marguerite! Oh! Marguerite!
+
+Il hésitait presque à la reconnaître. Il éprouvait une sorte
+d'étonnement à revoir ce visage qui avait occupé son imagination pendant
+les trois mois du voyage, mais qui, d'un jour à l'autre, s'était pour
+ainsi dire spiritualisé par le vague idéalisme de l'absence. Puis, tout
+à coup, il lui sembla qu'au contraire le temps et l'espace étaient
+abolis, qu'il n'avait fait aucun voyage et que quelques heures seulement
+s'étaient écoulées depuis leur dernière entrevue.
+
+Ils allèrent s'asseoir sur des chaises de fer, à l'abri d'un massif
+d'arbustes. Mais, à peine assise, elle se leva. L'endroit était
+dangereux: les gens qui passaient sur le boulevard n'avaient qu'à
+tourner les yeux pour les découvrir, et elle avait beaucoup d'amies qui,
+à cette heure, sortaient peut-être des grands magasins du quartier. Ils
+cherchèrent donc un meilleur refuge dans un coin du monument; mais ce
+n'était pas encore la solitude. A quelques pas d'eux, un gros monsieur
+myope lisait son journal; un peu plus loin, des femmes bavardaient, leur
+ouvrage sur les genoux.
+
+--Tu es bruni, lui dit-elle; tu as l'air d'un marin. Et moi, comment me
+trouves-tu?
+
+Jules ne l'avait jamais trouvée si belle. Marguerite était un peu plus
+grande que lui, svelte et harmonieuse. Sa démarche avait un rythme aisé,
+gracieux, presque folâtre. Les traits de son visage n'étaient pas fort
+réguliers, mais avaient une grâce piquante.
+
+--As-tu pensé beaucoup à moi? reprit-elle. Ne m'as-tu pas trompée?
+Dis-moi la vérité: tu sais que, quand tu mens, je m'en aperçois tout de
+suite.
+
+--Je n'ai pas cessé un instant de penser à toi! répondit-il en mettant
+sa main sur son cœur, comme s'il prêtait serment devant un juge
+d'instruction. Et toi, qu'as-tu fait pendant que j'étais en Amérique?
+
+Ce disant, il lui prit une main qu'il caressa; puis il essaya doucement
+d'introduire un doigt entre le gant et la peau satinée. En dépit de la
+discrétion de ce geste, le monsieur qui lisait son journal remarqua le
+manège et jeta vers eux des regards indignés. Faire des niaiseries
+amoureuses dans un jardin public, alors que l'Europe était menacée d'une
+pareille catastrophe!
+
+Marguerite repoussa la main trop audacieuse et parla de ce qu'elle avait
+fait en l'absence de Jules. Elle s'était ennuyée beaucoup; elle avait
+tâché de tuer le temps; elle était allée au théâtre avec son frère; elle
+avait eu plusieurs conférences avec son avocat, qui l'avait renseignée
+sur la marche à suivre pour le divorce.
+
+--Et ton mari? demanda Jules.
+
+--Ne parlons pas de lui, veux-tu? Le pauvre homme me fait pitié. Il est
+si bon, si correct! Mon avocat m'assure qu'il consent à tout, qu'il ne
+veut susciter aucune difficulté. Tu sais que je lui ai apporté une dot
+de trois cent mille francs et qu'il a mis cette somme dans ses
+affaires. Eh bien, il veut me rendre les trois cent mille francs, et
+même, quoique cela doive le gêner beaucoup, il veut me les rendre
+aussitôt après le divorce. Par moments, j'ai comme un remords du mal que
+je lui ai fait. Il est si bon, si honnête!
+
+--Mais moi? interrompit Jules, vexé de cette délicatesse inopportune.
+
+--Oh! toi, tu es mon bonheur! s'écria-t-elle avec un transport d'amour.
+Il y a des situations cruelles; mais qu'y faire? Chacun doit vivre sa
+vie, sans s'inquiéter des ennuis qui peuvent en résulter pour les
+autres. Être égoïste, c'est le secret du bonheur.
+
+Elle garda un instant le silence; puis, comme si ces pensées lui étaient
+pénibles, elle sauta brusquement à un autre sujet.
+
+--Toi qui es si bien instruit de toutes choses, crois-tu à la guerre?
+Tout le monde en parle; mais j'imagine que cela finira par s'arranger.
+
+Jules la confirma dans cet optimisme. Lui non plus, il ne croyait pas à
+la guerre.
+
+--Notre temps, reprit Marguerite, ne permet plus ces sauvageries. J'ai
+connu des Allemands bien élevés qui, sans aucun doute, pensent comme toi
+et moi. Un vieux professeur qui fréquente chez nous expliquait hier à ma
+mère qu'à notre époque de progrès les guerres ne sont plus possibles. Au
+bout de deux mois à peine on manquerait d'hommes; au bout de trois
+mois, il n'y aurait plus d'argent pour continuer la lutte. Je ne me
+rappelle pas bien comment il expliquait cela; mais il l'expliquait avec
+tant d'évidence que c'était plaisir de l'entendre.
+
+Elle réfléchit un peu, tâchant de retrouver ses souvenirs: puis,
+effrayée de l'effort qu'il lui faudrait faire, elle se contenta
+d'ajouter en son propre nom:
+
+--Figure-toi un peu ce que serait une guerre. Quelle horreur! La vie
+sociale serait abolie. Il n'y aurait plus ni réunions, ni toilettes, ni
+théâtres. Il serait même impossible d'inventer des modes. Toutes les
+femmes porteraient le deuil. Conçois-tu pareille chose? Et Paris devenu
+un désert! Paris qui me semblait si joli tout à l'heure, en venant au
+rendez-vous! Non, non, cela n'est pas possible.... Tu sais que le mois
+prochain nous allons à Vichy? Ma mère a besoin de prendre les eaux. Et
+ensuite nous irons à Biarritz. Après Biarritz, je suis invitée dans un
+château de la Loire. Au surplus, il y a mon divorce: j'espère que notre
+mariage pourra se célébrer l'été prochain. Et une guerre viendrait
+déranger tous ces projets? Non, je te répète que cela n'est pas
+possible. Mon frère et ses amis rêvent, quand ils parlent du péril
+allemand. Peut-être mon mari est-il aussi de ceux qui croient la guerre
+prochaine et qui s'y préparent; mais c'est une sottise. Dis comme moi
+que c'est une sottise. Dis, je le veux!
+
+Il dit donc que c'était une sottise; et elle, tranquillisée par cette
+affirmation, passa à autre chose, Comme elle venait de parler de son
+divorce, elle pensa à l'objet du voyage que Jules venait de faire.
+
+--Le plaisir de te voir, reprit-elle, m'a fait oublier le plus
+important. As-tu réussi à te procurer l'argent dont tu as besoin?
+
+Il prit l'air d'un d'homme d'affaires pour parler de ses finances. Il
+rapportait moins qu'il ne l'espérait. Il avait trouvé le pays dans une
+de ces crises économiques qui le tourmentent périodiquement. Malgré
+cela, il avait réussi à se procurer quatre cent mille francs représentés
+par un chèque. En outre, on lui ferait un peu plus tard de nouveaux
+envois: un propriétaire terrien, avec qui il avait quelques liens de
+parenté, s'occuperait de ces négociations.
+
+Elle parut satisfaite de la réponse et prit à son tour un air de femme
+sérieuse.
+
+--L'argent est l'argent, déclara-t-elle sentencieusement, et, sans
+argent, il n'y a pas de bonheur sûr. Tes quatre cent mille francs et ce
+que j'ai moi-même nous permettront de vivre.
+
+Ils se turent, les yeux dans les yeux. Ils s'étaient dit l'essentiel, ce
+qui intéressait leur avenir. Maintenant une préoccupation nouvelle
+obsédait leur âme. Ils n'osaient pas se parler en amants. D'une minute à
+l'autre les témoins devenaient plus nombreux autour d'eux. Les petites
+modistes, au sortir de l'atelier, les dames, au sortir des magasins,
+coupaient à travers le jardin pour raccourcir leur route. L'allée se
+transformait en rue, et tous les passants jetaient un regard curieux sur
+cette dame élégante et sur son compagnon, blottis derrière les arbustes
+comme des gens qui cherchent à se cacher. Quelques-uns les dévisageaient
+avec réprobation; d'autres, encore plus agaçants, souriaient d'un air de
+complicité protectrice.
+
+--Quel ennui! soupira Marguerite. On va nous surprendre.
+
+Une jeune fille la regarda fixement, et Marguerite crut reconnaître une
+employée d'un couturier fameux.
+
+--Allons-nous-en vite! dit-elle. Si on nous voyait ensemble!...
+
+Jules protesta. Pourquoi s'en aller? Ils couraient partout le même
+risque d'être reconnus. D'ailleurs c'était sa faute, à elle. Puisqu'elle
+avait si peur de la curiosité des gens, pourquoi n'acceptait-elle de
+rendez-vous que dans des lieux publics? Il y avait un endroit où elle
+serait à l'abri de toute surprise; mais elle s'était toujours refusée à
+y venir.
+
+--Oui, oui, je sais: ton atelier. Je t'ai déjà dit cent fois que non.
+
+--Mais puisque nos affaires sont presque réglées? Puisque nous serons
+mariés dans quelques mois?
+
+--N'insiste pas. Je veux que tu épouses une femme honnête.
+
+Il eut beau plaider avec une éloquence passionnée, elle resta ferme dans
+sa résolution. Il se résigna donc à faire signe à un taxi, où elle
+monta pour rentrer chez sa mère. Mais, au moment où il prenait congé
+d'elle, elle le retint par la main et lui demanda:
+
+--Ainsi, tu ne crois pas à la guerre?... Répète-le. Je veux l'entendre
+encore de ta bouche. Cela me rassure.
+
+
+
+
+II
+
+LA FAMILLE DESNOYERS
+
+
+Marcel Desnoyers, père de Jules, appartenait à une famille ouvrière
+établie dans un faubourg de Paris. Devenu orphelin à quatorze ans, il
+avait été mis en apprentissage par sa mère dans l'atelier d'un sculpteur
+ornemaniste. Le patron, content de son travail et de ses progrès, put
+bientôt l'employer, malgré son jeune âge, dans les travaux qu'il
+exécutait alors en province.
+
+En 1870, Marcel avait dix-neuf ans. Les premières nouvelles de la guerre
+le surprirent à Marseille, où il était occupé à la décoration d'un
+théâtre.
+
+Comme tous les jeunes gens de sa génération, il était hostile à
+l'Empire, et, chez lui, cette hostilité était encore accrue par
+l'influence de quelques vieux camarades qui avaient joué un rôle dans la
+République de 1848 et qui gardaient le vif souvenir du coup d'État du 2
+décembre. Un jour, il avait assisté dans les rues de Marseille à une
+manifestation populaire en faveur de la paix, manifestation qui avait
+surtout pour objet de protester contre le gouvernement. Les républicains
+en lutte implacable contre l'empereur, les membres de l'Internationale
+qui venait de s'organiser, un grand nombre d'Espagnols et d'Italiens qui
+s'étaient enfuis de leur pays à la suite d'insurrections récentes,
+composaient le cortège. Un étudiant chevelu et phtisique portait le
+drapeau. «C'est la paix que nous voulons, chantaient les manifestants.
+Une paix qui unisse tous les hommes!» Mais sur cette terre les plus
+nobles intentions sont rarement comprises, et, lorsque les amis de la
+paix arrivèrent à la Cannebière avec leur drapeau et leur profession de
+foi, ce fut la guerre qui leur barra le passage. La veille, quelques
+bataillons de zouaves qui allaient renforcer l'armée à la frontière,
+avaient débarqué sur les quais de la Joliette, et ces vétérans, habitués
+à la vie coloniale qui rend les gens peu scrupuleux en matière de
+horions, crurent devoir intervenir, les uns avec leurs baïonnettes, les
+autres avec leurs ceinturons dégrafés. «Vive la guerre!» Et une averse
+de coups tomba sur les pacifistes. Marcel vit le candide étudiant rouler
+avec son drapeau sous les pieds des zouaves; mais il n'en vit pas
+davantage, parce que, ayant attrapé quelques anguillades et une légère
+blessure à l'épaule, il dut se sauver comme les autres.
+
+Ce jour-là, pour la première fois, se révéla son caractère tenace et
+orgueilleux, qui s'irritait de la contradiction et devenait alors
+susceptible d'adopter des résolutions extrêmes. Le souvenir des coups
+reçus l'exaspéra comme un outrage qui réclamait vengeance. Il se refusa
+donc absolument à faire la guerre, et, puisqu'il n'avait pas d'autre
+moyen pour éviter d'y prendre part, il résolut d'abandonner son pays.
+L'empereur n'avait pas à compter sur lui pour le règlement de ses
+affaires: le jeune ouvrier, qui devait tirer au sort dans quelques mois,
+renonçait à l'honneur de le servir. D'ailleurs, rien ne retenait Marcel
+en France: car sa mère était morte l'année précédente. Qui sait si la
+richesse n'attendait pas l'émigrant dans les pays d'outre-mer! Adieu,
+France, adieu!
+
+Comme il avait quelques économies, il put acheter la complaisance d'un
+courtier du port qui consentit à l'embarquer sans papiers. Ce courtier
+lui offrit même le choix entre trois navires dont l'un était en partance
+pour l'Égypte, l'autre pour l'Australie, le troisième pour Montevideo et
+Buenos-Aires. Marcel, qui n'avait aucune préférence, choisit tout
+simplement le bateau qui partait le premier, et ce fut ainsi qu'un beau
+matin il se trouva en route pour l'Amérique du Sud, sur un petit vapeur
+qui, au moindre coup de mer, faisait un horrible bruit de ferraille et
+grinçait dans toutes ses jointures.
+
+La traversée dura quarante-trois jours, et, lorsque Marcel débarqua à
+Montevideo, il y apprit les revers de sa patrie et la chute de l'Empire.
+Il éprouva quelque honte d'avoir pris la fuite, quand il sut que la
+nation se gouvernait elle-même et se défendait courageusement derrière
+les murailles de Paris. Mais, quelques mois plus tard, les événements de
+la Commune le consolèrent de son escapade. S'il était demeuré là-bas, la
+colère que lui auraient causée les désastres publics, ses relations de
+compagnonnage, le milieu même où il vivait, tout l'aurait poussé à la
+révolte. A cette heure, il serait fusillé ou il vivrait dans un bagne
+colonial avec quantité de ses anciens camarades. Il se félicita donc de
+son émigration et cessa de penser aux choses de sa patrie. La difficulté
+de gagner sa vie dans un pays étranger fit qu'il ne s'inquiéta plus que
+de sa propre personne, et bientôt il se sentit une audace et un aplomb
+qu'il n'avait jamais eus dans le vieux monde.
+
+Il travailla d'abord de son métier à Buenos-Aires. La ville commençait à
+s'accroître, et, pendant plusieurs années, il y décora des façades et
+des salons. Puis il se fatigua de ce travail, qui ne lui procurerait
+jamais qu'une fortune médiocre. Il voulait que le nouveau monde
+l'enrichît vite. A vingt-six ans, il se lança de nouveau en pleine
+aventure, abandonna les villes, entreprit d'arracher la richesse aux
+entrailles d'une nature vierge. Il tenta des cultures dans les forêts
+du Nord; mais les sauterelles les lui dévastèrent en quelques heures.
+Il fut marchand de bétail, poussant devant lui, avec deux bouviers, des
+troupeaux de bouvillons et de mules qu'il faisait passer au Chili ou en
+Bolivie, à travers les solitudes neigeuses des Andes. A vivre ainsi,
+dans ces pérégrinations qui duraient des mois sur des plateaux sans fin,
+il perdit l'exacte notion du temps et de l'espace. Puis, quand il se
+croyait sur le point d'arriver à la fortune, une spéculation malheureuse
+le dépossédait de tout ce qu'il avait si péniblement gagné. Ce fut dans
+une de ces crises de découragement,--il venait alors d'atteindre la
+trentaine,--qu'il entra au service d'un grand propriétaire nommé Julio
+Madariaga. Il avait fait la connaissance de ce millionnaire rustique à
+l'occasion de ses achats de bétail.
+
+Madariaga était un Espagnol venu jeune en Argentine et qui, s'étant plié
+aux mœurs du pays et vivant comme un _gaucho_, avait fini par acquérir
+d'énormes _estancias_[C]. Ses terres étaient aussi vastes que telle ou
+telle principauté européenne, et son infatigable vigueur de centaure
+avait beaucoup contribué à la prospérité de ses affaires. Il galopait
+des journées entières sur les immenses prairies où il avait été l'un des
+premiers à planter l'alfalfa, et, grâce à l'abondance de ce fourrage, il
+pouvait, au temps de la sécheresse, acheter presque pour rien le bétail
+qui mourait de faim chez ses voisins et qui s'engraissait tout de suite
+chez lui. Il lui suffisait de regarder quelques minutes une bande d'un
+millier de bêtes pour en savoir au juste le nombre, et, quand il faisait
+le tour d'un troupeau, il distinguait au premier coup d'œil les animaux
+malades. Avec un acheteur comme Madariaga, les roueries et les artifices
+des vendeurs étaient peine perdue.
+
+--Mon garçon, lui avait dit Madariaga, un jour qu'il était de bonne
+humeur, vous êtes dans la débine. L'impécuniosité se sent de loin.
+Pourquoi continuez-vous cette chienne de vie? Si vous m'en croyez,
+restez chez moi. Je me fais vieux et j'ai besoin d'un homme.
+
+Quand l'arrangement fut conclu, les voisins de Madariaga, c'est-à-dire
+les propriétaires établis à quinze ou vingt lieues de distance,
+arrêtèrent sur le chemin le nouvel employé pour lui prédire toute sorte
+de déboires. Cela ne durerait pas longtemps: personne ne pouvait vivre
+avec Madariaga. On ne se rappelait plus le nombre des intendants qui
+avaient passé chez lui. Marcel ne tarda pas à constater qu'en effet le
+caractère de Madariaga était insupportable; mais il constata aussi que
+son patron, en vertu d'une sympathie spéciale et inexplicable,
+s'abstenait de le molester.
+
+--Ce garçon est une perle, répétait volontiers Madariaga, comme pour
+excuser la considération qu'il témoignait au Français. Je l'aime parce
+qu'il est sérieux. Il n'y a que les gens sérieux qui me plaisent.
+
+Ni Marcel, ni sans doute Madariaga lui-même ne savaient au juste en quoi
+pouvait bien consister le «sérieux» que ce dernier attribuait à son
+homme de confiance; mais Marcel n'en était pas moins flatté de voir que
+_l'estanciero_, agressif avec tout le monde, même avec les personnes de
+sa famille, abandonnait pour causer avec lui le ton rude du maître et
+prenait un accent quasi paternel.
+
+La famille de Madariaga se composait de sa femme, _Misiá_ Petrona, qu'il
+appelait la _Chinoise_, et de deux filles adultes, Luisa et Héléna, qui,
+revenues au domaine après avoir passé quelques années en pension, à
+Buenos-Aires, avaient bientôt recouvré une bonne partie de leur
+rusticité primitive.
+
+_Misiá_ Petrona se levait en pleine nuit pour surveiller le déjeuner des
+ouvriers, la distribution du biscuit, la préparation du café ou du maté;
+elle gourmandait les servantes bavardes et paresseuses, qui
+s'attardaient volontiers dans les bosquets voisins de la maison; elle
+exerçait à la cuisine une autorité souveraine. Mais, dès que la voix de
+son mari se faisait entendre, elle se recroquevillait sur elle-même dans
+un silence craintif et respectueux; à table, elle le contemplait de ses
+yeux ronds et fixes, et lui témoignait une soumission religieuse.
+
+Quant aux filles, le père leur avait richement meublé un salon dont
+elles prenaient grand soin, mais où, malgré leurs protestations, il
+apportait à chaque instant le désordre de ses rudes habitudes. Les
+opulents tapis s'attristaient des vestiges de boue imprimés par les
+bottes du centaure; la cravache traînait sur une console dorée; les
+échantillons de maïs éparpillaient leurs grains sur la soie d'un divan
+où ces demoiselles osaient à peine s'asseoir. Dans le vestibule, près de
+la porte, il y avait une bascule; et, un jour qu'elles lui avaient
+demandé de la faire transporter dans les dépendances, il entra presque
+en fureur. Il serait donc obligé de faire un voyage toutes les fois
+qu'il voudrait vérifier le poids d'une peau crue?
+
+Luisa, l'aînée, qu'on appelait _Chicha_, à la mode américaine, était la
+préférée de son père.
+
+--C'est ma pauvre _Chinoise_ toute crachée, disait-il. Aussi bonne et
+aussi travailleuse que sa mère, mais beaucoup plus dame.
+
+Marcel n'avait pas la moindre velléité de contredire cet éloge, qu'il
+aurait plutôt trouvé insuffisant; mais il avait de la peine à admettre
+que cette belle fille pâle, modeste, aux grands yeux noirs et au sourire
+d'une malice enfantine, eût la moindre ressemblance physique avec
+l'estimable matrone qui lui avait donné le jour.
+
+Héléna, la cadette, était d'un tout autre caractère. Elle n'avait aucun
+goût pour les travaux du ménage et passait au piano des journées
+entières à tapoter des exercices avec une conscience désespérante.
+
+--Grand Dieu! s'écriait le père exaspéré par cette rafale de notes. Si
+au moins elle jouait la _jota_ et le _pericón_[D]!
+
+Et, à l'heure de la sieste, il s'en allait dormir sur son hamac, au
+milieu des eucalyptus, pour échapper à ces interminables séries de
+gammes ascendantes et descendantes. Il l'avait surnommée «la
+romantique», et elle était continuellement l'objet de ses algarades ou
+de ses moqueries. Où avait-elle pris des goûts que n'avaient jamais eus
+son père ni sa mère? Pourquoi encombrait-elle le coin du salon avec
+cette bibliothèque où il n'y avait que des romans et des poésies? Sa
+bibliothèque, à lui, était bien plus utile et bien plus instructive:
+elle se composait des registres où était consignée l'histoire de toutes
+les bêtes fameuses qu'il avait achetées pour la reproduction ou qui
+étaient nées chez lui de parents illustres. N'avait-il pas possédé
+Diamond III, petit-fils de Diamond I qui appartint au roi d'Angleterre,
+et fils de Diamond II qui fut vainqueur dans tous les concours!
+
+Marcel était depuis cinq ans dans la maison lorsque, un beau matin, il
+entra brusquement au bureau de Madariaga.
+
+--Don Julio, je m'en vais. Ayez l'obligeance de me régler mon compte.
+
+Madariaga le regarda en dessous.
+
+--Tu t'en vas? Et le motif?
+
+--Oui, je m'en vais.... Il faut que je m'en aille....
+
+--Ah! brigand! Je le sais bien, moi, pourquoi tu veux t'en aller!
+T'imagines-tu que le vieux Madariaga n'a pas surpris les œillades de
+mouche morte que tu échanges avec sa fille? Tu n'as pas mal réussi, mon
+garçon! Te voilà maître de la moitié de mes _pesos_[E], et tu peux dire
+que tu as «refait» l'Amérique.
+
+Tout en parlant, Madariaga avait empoigné sa cravache et en donnait de
+petits coups dans la poitrine de son intendant, avec une insistance dont
+celui-ci ne discernait pas encore si elle était bienveillante ou
+hostile.
+
+--C'est précisément pour cela que je viens prendre congé de vous,
+répliqua Marcel avec hauteur. Je sais que mon amour est absurde, et je
+pars.
+
+--Vraiment? hurla le patron. Monsieur part? Monsieur croit qu'il est
+maître de faire ce qui lui plaît?... Le seul qui commande ici, c'est le
+vieux Madariaga, et je t'ordonne de rester.... Ah! les femmes! Elles ne
+servent qu'à mettre la mésintelligence entre les hommes. Quel malheur
+que nous ne puissions pas vivre sans elles!
+
+Bref, Marcel Desnoyers épousa _Chicha_, et désormais son beau-père
+s'occupa beaucoup moins des affaires du domaine. Tout le poids de
+l'administration retomba sur le gendre.
+
+Madariaga, plein d'attentions délicates pour le mari de sa fille
+préférée, lui fit un jour une surprise: il lui ramena de Buenos-Aires un
+jeune Allemand, Karl Hartrott, qui aiderait Marcel pour la comptabilité.
+Au dire de Madariaga, cet Allemand était un trésor; il savait tout,
+pouvait s'acquitter de toutes les besognes.
+
+Par le fait, après une courte épreuve, Marcel fut très satisfait de son
+aide-comptable. Sans doute celui-ci appartenait à une nation ennemie de
+la France; mais peu importait, en somme: il y a partout d'honnêtes gens,
+et Karl était un serviteur modèle. Il se tenait à distance de ses égaux
+et se montrait inflexible avec ses inférieurs. Il paraissait employer
+toutes ses facultés à bien remplir ses fonctions et à admirer ses
+maîtres. Dès que Madariaga ouvrait la bouche ou prononçait quelque bon
+mot, Karl approuvait de la tête, éclatait de rire. Lorsque Marcel
+entrait au bureau, il se levait de son siège, le saluait avec une
+raideur militaire. Il causait peu, s'appliquait beaucoup à son travail,
+faisait sans observation tout ce qu'on lui commandait de faire. En
+outre,--et cela n'était pas ce qui plaisait le plus à Desnoyers,--il
+espionnait le personnel pour son propre compte et venait dénoncer
+toutes les négligences, tous les manquements. Madariaga ne se lassait
+pas de se féliciter de cette acquisition.
+
+--Ce Karl fait merveilleusement notre affaire, disait-il. Les Allemands
+sont si souples, si disciplinés! Et puis, ils ont si peu d'amour-propre!
+A Buenos-Aires, quand ils sont commis, ils balaient le magasin, tiennent
+la comptabilité, s'occupent de la vente, dactylographient, font la
+correspondance en quatre ou cinq langues, et par-dessus le marché, le
+cas échéant, ils accompagnent en ville la maîtresse du patron, comme si
+c'était une grande dame et qu'ils fussent ses valets de pied. Tout cela,
+pour vingt-cinq _pesos_ par mois. Pas possible de rivaliser contre de
+pareilles gens....
+
+Mais, après ce lyrique éloge, le vieux réfléchissait une minute et
+ajoutait:
+
+--Au fond, peut-être ne sont-ils pas aussi bons qu'ils le paraissent.
+Lorsqu'ils sourient en recevant un coup de pied au cul, peut-être se
+disent-ils intérieurement: «Attends que ce soit mon tour et je t'en
+rendrai vingt.»
+
+Madariaga n'en introduisit pas moins Karl Hartrott, comme autrefois
+Marcel, dans son intérieur, mais pour une raison très différente. Marcel
+avait été accueilli par estime; Karl n'entra au salon que pour donner
+des leçons de piano à Héléna. Aussitôt que l'employé avait terminé son
+travail de bureau, il venait s'asseoir sur un tabouret à côté de la
+«romantique», lui faisait jouer des morceaux de musique allemande, puis,
+avant de se retirer, chantait lui-même, en s'accompagnant, un morceau de
+Wagner qui endormait tout de suite le patron dans son fauteuil.
+
+Un soir, au dîner, Héléna ne put s'empêcher d'annoncer à ses parents une
+découverte qu'elle venait de faire.
+
+--Papa, dit-elle en rougissant un peu, j'ai appris quelque chose. Karl
+est noble: il appartient à une grande famille....
+
+--Allons donc! repartit Madariaga en haussant les épaules. Tous les
+Allemands qui viennent en Amérique sont des meurt-de-faim. S'il avait
+des parchemins, il ne serait pas à nos gages. A-t-il donc commis un
+crime dans son pays, pour être obligé de venir chez nous trimer comme il
+fait?
+
+Ni le père ni la fille n'avaient tort. Karl Hartrott était réellement
+fils du général von Hartrott, l'un des héros secondaires de la guerre de
+1870, que l'empereur avait récompensé en l'anoblissant; et Karl lui-même
+avait été officier dans l'armée allemande; mais, n'ayant d'autres
+ressources que sa solde, vaniteux, libertin et indélicat, il s'était
+laissé aller à commettre des détournements et des faux. Par
+considération pour la mémoire du général, il n'avait pas été l'objet de
+poursuites judiciaires; mais ses camarades l'avaient fait passer devant
+un jury d'honneur qui l'avait expulsé de l'armée. Ses frères et ses amis
+avaient alors conseillé à cet homme flétri de se faire sauter la
+cervelle; mais il aimait trop la vie et il avait préféré fuir en
+Amérique, avec l'espoir d'y acquérir une fortune qui effacerait les
+taches de son passé.
+
+Or, un certain jour, Madariaga surprit derrière un bouquet de bois, près
+de la maison, «la romantique» pâmée dans les bras de son maître de
+piano. Il y eut une scène terrible, et le père, qui avait déjà son
+couteau à la main, aurait indubitablement tué Karl, si celui-ci, plus
+jeune et plus rapide, n'avait pris la fuite. Après cette tragique
+aventure, Héléna, redoutant la colère paternelle, s'enferma dans une
+chambre haute et y passa une semaine entière sans se montrer. Puis elle
+s'enfuit de la maison et alla rejoindre son beau chevalier Tristan.
+
+Madariaga fut au désespoir; mais, contrairement aux prévisions de
+Marcel, ce désespoir ne se manifesta ni par des violences ni par des
+vociférations. La robustesse et la vivacité du vieux centaure avaient
+cédé sous le coup, et souvent, chose extraordinaire, ses yeux se
+mouillaient de larmes.
+
+--Il me l'a enlevée! Il me l'a enlevée! répétait-il d'un ton désolé.
+
+Grâce à cette faiblesse inattendue, Marcel finit par obtenir un
+accommodement. Il n'y arriva pas de prime abord, et sept ou huit mois
+se passèrent avant que Madariaga consentît à entendre raison. Mais, un
+matin, Marcel dit au vieillard:
+
+--Héléna vient d'accoucher. Elle a un garçon qu'ils ont nommé Julio,
+comme vous.
+
+--Et toi, grand propre à rien, brailla Madariaga, peut-être pour cacher
+un attendrissement involontaire, est-ce que tu m'as donné un petit-fils?
+Paresseux comme un Français! Ce bandit a déjà un enfant, et toi, après
+quatre ans de mariage, tu n'as rien su faire encore! Ah! les Allemands
+n'auront pas de peine à venir à bout de vous!
+
+Sur ces entrefaites, la pauvre _Misiá_ Petrona mourut. Héléna, avertie
+par Marcel, se présenta au domaine pour voir une dernière fois sa mère
+dans le cercueil; et Marcel, profitant de l'occasion, réussit enfin à
+vaincre l'obstination du vieux. Après une longue résistance, Madariaga
+se laissa fléchir.
+
+--Eh bien, je leur pardonne. Je le fais pour la pauvre défunte et pour
+toi. Qu'Héléna reste à la maison, et que son vilain Allemand la
+rejoigne.
+
+D'ailleurs le vieux fut intraitable sur la question des arrangements
+domestiques. Il se refusa absolument à considérer Hartrott comme un
+membre de la famille: celui-ci ne serait qu'un employé placé sous les
+ordres de Marcel, et il logerait avec ses enfants dans un des bâtiments
+de l'administration, comme un étranger. Karl accepta tout cela et
+beaucoup d'autres choses encore. Madariaga ne lui adressait jamais la
+parole, et, lorsque Héléna saisissait quelque prétexte pour amener au
+grand-père le petit Julio:
+
+--Le marmot de ton chanteur! disait-il avec mépris.
+
+Il semblait que le qualificatif de «chanteur» signifiât pour lui le
+comble de l'ignominie.
+
+Le temps s'écoula sans apporter beaucoup de changement à la situation.
+Marcel, à qui Madariaga avait entièrement abandonné le soin du domaine,
+aidait sous main son beau-frère et sa belle-sœur, et Hartrott lui en
+montrait une humble gratitude. Mais le vieux s'obstinait à affecter
+vis-à-vis de «la romantique» et de son mari une dédaigneuse
+indifférence.
+
+Après six ans de mariage, la femme de Marcel mit au monde un garçon
+qu'on appela Jules. A cette époque, sa sœur Héléna avait déjà trois
+enfants. Six ans plus tard, Luisa eut encore une fille, qui fut nommée
+Luisa comme sa mère, mais que l'on surnomma Chichi. Les Hartrott, eux,
+avaient alors cinq enfants.
+
+Le vieux Madariaga, qui baissait beaucoup, avait étendu à ces deux
+lignées la partialité qu'il ne perdait aucune occasion de témoigner aux
+parents. Tandis qu'il gâtait de la façon la plus déraisonnable Jules et
+Chichi, les emmenait avec lui dans le domaine, leur donnait de l'argent
+à poignées, il était aussi revêche que possible pour les rejetons de
+Karl et il les chassait comme des mendiants, dès qu'il les apercevait.
+Marcel et Luisa prenaient la défense de leurs neveux, accusaient le
+grand-père d'injustice.
+
+--C'est possible, répondait le vieux; mais comment voulez-vous que je
+les aime? Ils sont tout le portrait de leur père: blancs comme des
+chevreaux écorchés, avec des tignasses queue de vache; et le plus grand
+porte déjà des lunettes!
+
+En 1903, Karl Hartrott fit part d'un projet à Marcel Desnoyers. Il
+désirait envoyer ses deux aînés dans un gymnase d'Allemagne; mais cela
+coûterait cher, et, comme Desnoyers tenait les cordons de la bourse, il
+était nécessaire d'obtenir son assentiment. La requête parut raisonnable
+à Marcel, qui avait maintenant la disposition absolue de la fortune de
+Madariaga; il promit donc de demander au vieillard pour Hartrott
+l'autorisation de conduire ces enfants en Europe, et de sa propre
+initiative, il se chargea de fournir à son beau-frère les fonds du
+voyage.
+
+--Qu'il s'en aille à tous les diables, lui et les siens! répondit le
+vieux. Et puissent-ils ne jamais revenir!
+
+Karl, qui fut absent pendant trois mois, envoya force lettres à sa femme
+et à Desnoyers, leur parla avec orgueil de ses nobles parents, leur
+déclara qu'en comparaison de l'Allemagne tous les autres peuples étaient
+de la gnognote; ce qui n'empêcha point qu'au retour il continua de se
+montrer aussi humble, aussi soumis, aussi obséquieux qu'auparavant.
+
+Quant à Jules et à Chichi, leurs parents, pour les soustraire aux
+gâteries séniles de Madariaga, les avaient mis, le premier dans un
+collège, la seconde dans un pensionnat religieux de Buenos-Aires. Ni
+l'un ni l'autre n'y travaillèrent beaucoup: habitués à la liberté des
+espaces immenses, ils s'y ennuyaient comme dans une geôle. Ce n'était
+pas que Jules manquât d'intelligence ni de curiosité; il lisait quantité
+de livres, n'importe lesquels, sauf ceux qui lui auraient été utiles
+pour ses études; et, les jours de congé, avec l'argent que son
+grand-père lui prodiguait en cachette, il faisait l'apprentissage
+prématuré de la vie d'étudiant. Chichi, elle non plus, ne s'appliquait
+guère à ses études; vive et capricieuse, elle s'intéressait beaucoup
+plus à la toilette et aux élégances citadines qu'aux mystères de la
+géographie et de l'arithmétique; mais elle avait le meilleur caractère
+du monde, gai, primesautier, affectueux.
+
+Madariaga, privé de la présence de ces enfants, était comme une âme en
+peine. Plus qu'octogénaire, ayant l'oreille dure et la vue affaiblie, il
+s'obstinait encore à chevaucher, malgré les supplications de Luisa et de
+Marcel qui redoutaient un accident; bien plus, il prétendait faire seul
+ses tournées, se mettait en fureur si on lui offrait de le faire
+accompagner par un domestique. Il partait donc sur une jument bien
+docile, dressée exprès pour lui, et il errait de _rancho_ en
+_rancho_[F]. Lorsqu'il arrivait, une métisse mettait vite sur le feu la
+bouillotte du maté, une fillette lui offrait la petite calebasse, avec
+la paille pour boire le liquide amer. Et parfois il restait là tout
+l'après-midi, immobile et muet, au milieu des gens qui le contemplaient
+avec une admiration mêlée de crainte.
+
+Un soir, la jument revint sans son cavalier. Aussitôt on se mit en quête
+du vieillard, qui fut trouvé mort à deux lieues de la maison, sur le
+bord d'un chemin. Le centaure, terrassé par la congestion, avait encore
+au poignet cette cravache qu'il avait si souvent brandie sur les bêtes
+et sur les gens.
+
+Madariaga avait déposé son testament chez un notaire espagnol de
+Buenos-Aires. Ce testament était si volumineux que Karl Hartrott et sa
+femme eurent un frisson de peur en le voyant. Quelles dispositions
+terribles le défunt avait-il pu prendre? Mais la lecture des premières
+pages suffit à les rassurer. Madariaga, il est vrai, avait beaucoup
+avantagé sa fille Luisa; mais il n'en restait pas moins une part énorme
+pour «la romantique» et les siens. Ce qui rendait si long l'instrument
+testamentaire, c'était une centaine de legs au profit d'une infinité de
+gens établis sur le domaine. Ces legs représentaient plus d'un million
+de _pesos_: car le maître bourru ne laissait pas d'être généreux pour
+ceux de ses serviteurs qu'il avait pris en amitié. A la fin, un dernier
+legs, le plus gros, attribuait en propre à Jules Desnoyers une vaste
+_estancia_, avec cette mention spéciale: le grand-père faisait don de ce
+domaine à son petit-fils pour que celui-ci pût en appliquer le revenu à
+ses dépenses personnelles, dans le cas où sa famille ne lui fournirait
+pas assez d'argent de poche pour vivre comme il convenait à un jeune
+homme de sa condition.
+
+--Mais l'_estancia_ vaut des centaines de mille _pesos_! protesta Karl,
+devenu plus exigeant depuis qu'il était sûr que sa femme n'avait pas été
+oubliée.
+
+Marcel, bienveillant et ami de la paix, avait son plan. Expert à
+l'administration de ces biens énormes, il n'ignorait pas qu'un partage
+entre héritiers doublerait les frais sans augmenter les profits. En
+outre, il calculait les complications et les débours qu'amènerait la
+liquidation d'une succession qui se composait de neuf _estancias_
+considérables, de plusieurs centaines de mille têtes de bétail, de gros
+dépôts placés dans des banques, de maisons sises à la ville et de
+créances à recouvrer. Ne valait-il pas mieux laisser les choses en
+l'état et continuer l'exploitation comme auparavant, sans procéder à un
+partage? Mais, lorsque l'Allemand entendit cette proposition, il se
+redressa avec orgueil.
+
+--Non, non! A chacun sa part. Quant à moi, j'ai l'intention de rentrer
+dans ma sphère, c'est-à-dire de regagner l'Europe, et par conséquent je
+veux disposer de mes biens.
+
+Marcel le regarda en face et vit un Karl qu'il ne connaissait pas
+encore, un Karl dont il ne soupçonnait pas même l'existence.
+
+--Fort bien, répondit-il. A chacun sa part. Cela me paraît juste.
+
+Karl Hartrott s'empressa de vendre toutes les terres qui lui
+appartenaient, pour employer ses capitaux en Allemagne; puis, avec sa
+femme et ses enfants, il repassa l'Atlantique et vint s'établir à
+Berlin.
+
+Marcel continua quelques années encore à administrer sa propre fortune;
+mais il le faisait maintenant avec peu de goût. Le rayon de son autorité
+s'était considérablement rétréci par le partage, et il enrageait d'avoir
+pour voisins des étrangers, presque tous Allemands, devenus
+propriétaires des terrains achetés à Karl. D'ailleurs il vieillissait et
+sa fortune était faite: l'héritage recueilli par sa femme représentait
+environ vingt millions de _pesos_. Qu'avait-il besoin d'en amasser
+davantage?
+
+Bref, il se décida à affermer une partie de ses terres, confia
+l'administration du reste à quelques-uns des légataires du vieux
+Madariaga, hommes de confiance qu'il considérait un peu comme de la
+famille, et se transporta à Buenos-Aires où il voulait surveiller son
+fils qui, sorti du collège, menait une vie endiablée sous prétexte de
+se préparer à la profession d'ingénieur. D'ailleurs Chichi, très forte
+pour son âge, était presque une femme, et sa mère ne trouvait pas à
+propos de la garder plus longtemps à la campagne: avec la fortune que la
+jeune fille aurait, il ne fallait pas qu'elle fût élevée en paysanne.
+
+Cependant les nouvelles les plus extraordinaires arrivaient de Berlin.
+Héléna écrivait à sa sœur d'interminables lettres où il n'était question
+que de bals, de festins, de chasses, de titres de noblesse et de hauts
+grades militaires: «notre frère le colonel», «notre cousin le baron»,
+«notre oncle le conseiller intime», «notre cousin germain le conseiller
+vraiment intime». Toutes les extravagances de l'organisation sociale
+allemande, qui invente sans cesse des distinctions bizarres pour
+satisfaire la vanité d'un peuple divisé en castes, étaient énumérées
+avec délices par «la romantique». Elle parlait même du secrétaire de son
+mari, secrétaire qui n'était pas le premier venu, puisqu'il avait gagné
+comme rédacteur dans les bureaux d'une administration publique le titre
+de _Rechnungsrath_, conseiller de calcul! Et elle mentionnait avec
+fierté l'_Oberpedell_, c'est-à-dire le «concierge supérieur» qu'elle
+avait dans sa maison. Les nouvelles qu'elle donnait de ses fils
+n'étaient pas moins flatteuses. L'aîné était le savant de la famille: il
+se consacrait à la philologie et aux sciences historiques; mais
+malheureusement il avait les yeux fatigués par les continuelles
+lectures. Il ne tarderait pas à être docteur, et peut-être réussirait-il
+à devenir _Herr Professer_ avant sa trentième année. La mère aurait
+mieux aimé qu'il fût officier; mais elle se consolait en pensant qu'un
+professeur célèbre peut, avec le temps, acquérir autant de considération
+sociale qu'un colonel. Quant à ses quatre autres fils, ils se
+destinaient à l'armée, et leur père préparait déjà le terrain pour les
+faire entrer dans la garde ou au moins dans quelque régiment
+aristocratique. Les deux filles, lorsqu'elles seraient en âge de se
+marier, ne manqueraient pas d'épouser des militaires, autant que
+possible des officiers de hussards, dont le nom serait précédé de la
+particule.
+
+Hartrott aussi écrivait quelquefois à Marcel, pour lui expliquer
+l'emploi qu'il faisait de ses capitaux. Toutefois, ce n'était point
+qu'il eût l'intention de recourir aux lumières de son beau-frère et de
+lui demander conseil; c'était uniquement par orgueil et pour faire
+sentir au chef d'autrefois que désormais l'ancien subordonné n'avait
+plus besoin de protection. Il avait placé une partie de ses millions
+dans les entreprises industrielles de la moderne Allemagne; il était
+actionnaire de fabriques d'armement grandes comme des villes, de
+compagnies de navigation qui lançaient tous les six mois un nouveau
+navire. L'empereur s'intéressait à ces affaires et voyait d'un bon œil
+ceux qui les soutenaient de leur argent. En outre, Karl avait acheté
+des terrains. A première vue, il semblait que ce fût une sottise d'avoir
+vendu les fertiles domaines de l'héritage pour acquérir des landes
+prussiennes qui ne produisaient qu'à force d'engrais; mais Karl, en tant
+que propriétaire terrien, avait place dans le «parti agraire», dans le
+groupe aristocratique et conservateur par excellence. Grâce à cette
+combinaison, il appartenait à deux mondes opposés, quoique également
+puissants et honorables: à celui des grands industriels, amis de
+l'empereur, et à celui des _junkers_, des gentilshommes campagnards,
+fidèles gardiens de la tradition et fournisseurs d'officiers pour les
+armées du roi de Prusse.
+
+L'enthousiasme que respiraient les lettres venues d'Allemagne finit par
+créer dans la famille de Marcel une atmosphère de curiosité un peu
+jalouse. Chichi fut la première qui osa dire:
+
+--Pourquoi n'irions-nous pas aussi en Europe?
+
+Toutes ses amies y étaient allées, tandis qu'elle, fille de Français,
+n'avait pas encore vu Paris. Luisa appuya sa fille. Puisqu'ils étaient
+plus riches qu'Héléna, ils feraient aussi bonne figure qu'elle dans le
+vieux monde. Et Jules déclara gravement que, pour ses études, l'ancien
+continent valait beaucoup mieux que le nouveau: l'Amérique n'était pas
+le pays de la science.
+
+Le père lui-même finit par se demander s'il ne ferait pas bien de
+revenir dans sa patrie. Après avoir été quarante ans dans les affaires,
+il avait le droit de prendre une retraite définitive. Il approchait de
+la soixantaine, et la rude vie de grand propriétaire rural l'avait
+beaucoup fatigué. Il s'imagina que le retour en Europe le rajeunirait et
+qu'il retrouverait là-bas ses vingt ans. Rien ne s'opposait à ce retour:
+car il y avait eu plusieurs amnisties pour les déserteurs. Au surplus,
+son cas personnel était couvert par la prescription. Il s'accoutuma donc
+insensiblement à l'idée de rentrer en France. Bref, en 1910, il loua sur
+un paquebot du Havre des cabines de grand luxe, traversa la mer avec les
+siens et s'installa à Paris dans une somptueuse maison de l'avenue
+Victor-Hugo.
+
+ * * * * *
+
+A Paris, Marcel se sentit tout désorienté. Il n'y reconnaissait plus
+rien, se sentait étranger dans son propre pays, avait même quelque
+difficulté à en parler la langue. Il avait passé des années entières en
+Amérique sans prononcer un mot de français, et il s'était habitué à
+penser en espagnol. D'ailleurs il n'avait pas un seul ami français, et,
+lorsqu'il sortait, il se dirigeait machinalement vers les lieux où se
+réunissaient les Argentins. C'étaient les journaux argentins qu'il
+lisait de préférence, et, lorsqu'il rentrait chez lui, il ne pensait
+qu'à la hausse du prix des terrains dans la _pampa_, à l'abondance de la
+prochaine récolte et au cours des bestiaux. Cet homme dont la vie
+entière avait été si laborieuse, souffrait de son inaction et ne savait
+que faire de ses journées.
+
+La coquetterie de Chichi le sauva. Le luxe ultra-moderne de
+l'appartement qu'ils occupaient parut froid et glacial à la jeune fille,
+qui engagea son père à y mettre un peu de variété. Le hasard les amena à
+l'Hôtel Drouot, où Marcel trouva l'occasion d'acheter à bon compte
+quelques jolis meubles. Ce premier succès l'allécha, et, comme il
+s'ennuyait à ne rien faire, il prit l'habitude d'assister à toutes les
+grandes ventes annoncées par les journaux. Bientôt sa fille et sa femme
+se plaignirent de l'inondation d'objets fastueux, mais inutiles, qui
+envahissaient le logis. Des tapis magnifiques, des tentures précieuses
+couvrirent les parquets et les murs; des tableaux de toutes les écoles,
+dans des cadres étourdissants, s'alignèrent sur les lambris des salons;
+des statues de bronze, de marbre, de bois sculpté, encombrèrent tous les
+coins; les nombreuses vitrines s'emplirent d'une infinité de bibelots
+coûteux, mais disparates; peu à peu l'appartement prit l'aspect d'un
+magasin d'antiquaire; il y eut des ferronneries d'art et des
+chefs-d'œuvre de cuivre repoussé jusque dans la cuisine. Comment Marcel
+aurait-il tué le temps, s'il avait renoncé à fréquenter l'Hôtel Drouot?
+Il savait bien que toutes ses emplettes ne servaient à rien, sinon à lui
+donner le vague plaisir de faire presque quotidiennement quelque
+découverte et d'acquérir à bon marché une chose chère qui lui devenait
+indifférente dès le lendemain. Il n'était ni assez connaisseur ni assez
+érudit pour s'intéresser vraiment et de façon durable à ses collections
+plus ou moins artistiques, et cette passion d'acheter toujours n'était
+chez lui que l'innocente manie d'un homme riche et désœuvré.
+
+Au bout d'un an ou deux, l'appartement, tout vaste qu'il était, ne
+suffit plus pour contenir ce musée hétéroclite, formé au hasard des
+«bonnes occasions». Mais ce fut encore une ce «bonne occasion» qui vint
+en aide au millionnaire. Un marchand de biens, de ceux qui sont à
+l'affût des étrangers opulents, lui offrit le remède à cette situation
+gênante. Pourquoi n'achetait-il pas un château? L'idée plut à toute la
+famille: un château historique, le plus historique possible,
+compléterait heureusement leur installation. Chichi en pâlit d'orgueil:
+plusieurs de ses amies avaient des châteaux dont elles parlaient avec
+complaisance. Luisa sourit à la pensée des mois passés à la campagne, où
+elle retrouverait quelque chose de la vie simple et rustique de sa
+jeunesse. Jules montra moins d'enthousiasme: il appréhendait un peu les
+«saisons de villégiature» où son père l'obligerait à quitter Paris;
+mais, en somme, ce serait un prétexte pour y faire de fréquents retours
+en automobile, et il y aurait là une compensation.
+
+Quand le marchand de biens vit que Marcel mordait à l'hameçon, il lui
+offrit des châteaux historiques par douzaines. Celui pour lequel Marcel
+se décida fut celui de Villeblanche-sur-Marne, édifié au temps des
+guerres de religion, moitié palais et moitié forteresse, avec une façade
+italienne de la Renaissance, des tours coiffées de bonnets pointus, des
+fossés où nageaient des cygnes. Les pièces de l'habitation étaient
+immenses et vides. Comme ce serait commode pour y déverser le trop-plein
+du mobilier entassé dans l'appartement de l'avenue Victor-Hugo et y
+loger les nouveaux achats! De plus, ce milieu seigneurial ferait valoir
+les objets anciens qu'on y mettrait. Il est vrai que les bâtiments
+exigeraient des réparations d'un prix exorbitant, et ce n'était pas pour
+rien que plusieurs propriétaires successifs s'étaient hâtés de revendre
+le château historique. Mais Marcel était assez riche pour s'offrir le
+luxe d'une restauration complète; sans compter qu'il nourrissait dans le
+secret de son cœur un regret tacite de ses exploitations argentines et
+qu'il se promettait à lui-même de faire un peu d'élevage dans son parc
+de deux cents hectares.
+
+L'acquisition de ce château lui procura une flatteuse amitié. Il entra
+en relations avec un de ses nouveaux voisins, le sénateur Lacour, qui
+avait été deux fois ministre et qui végétait maintenant au Sénat, muet
+dans la salle des séances, remuant et loquace dans les couloirs. C'était
+un magnat de la noblesse républicaine, un aristocrate du régime
+démocratique. Il s'enorgueillissait d'un lignage remontant aux troubles
+de la grande Révolution, comme la noblesse à parchemins s'enorgueillit
+de faire remonter le sien aux croisades. Son aïeul avait été
+conventionnel, et son père avait joué un rôle dans la république de
+1848. Lui-même, en sa qualité de fils de proscrit mort en exil, s'était
+attaché très jeune encore à Gambetta, et il parlait sans cesse de la
+gloire du maître, espérant qu'un rayon de cette gloire se refléterait
+sur le disciple. Lacour avait un fils, René, alors élève de l'École
+centrale. Ce fils trouvait son père «vieux jeu», souriait du
+républicanisme romantique et humanitaire de ce politicien attardé; mais
+il n'en comptait pas moins sur la protection officielle que lui vaudrait
+le zèle républicain des trois générations de Lacour, lorsqu'il aurait en
+poche son diplôme. Marcel se sentit très honoré des attentions que lui
+témoigna le «grand homme»; et le «grand homme», qui ne dédaignait pas la
+richesse, accueillit avec plaisir dans son intimité ce millionnaire qui
+possédait, de l'autre côté de l'Atlantique, des pâturages immenses et
+des troupeaux innombrables.
+
+L'aménagement du château historique et l'amitié du sénateur auraient
+rendu Marcel parfaitement heureux, si ce bonheur n'eût été un peu
+troublé par la conduite de Jules. En arrivant à Paris, Jules avait
+changé tout à coup de vocation; il ne voulait plus être ingénieur, il
+voulait être peintre. D'abord le père avait résisté à cette fantaisie
+qui l'étonnait et l'inquiétait; mais, en somme, l'important était que
+le jeune homme eût une profession. Marcel lui-même n'avait-il pas été
+sculpteur? Peut-être le talent artistique, étouffé chez le père par la
+pauvreté, se réveillait-il aujourd'hui chez le fils. Qui sait si ce
+garçon un peu paresseux, mais vif d'esprit, ne deviendrait pas un grand
+peintre? Marcel avait donc cédé au caprice de Jules qui, quoiqu'il n'en
+fût encore qu'à ses premiers essais de dessin et de couleur, lui demanda
+une installation à part, afin de travailler avec plus de liberté, et il
+avait consenti à l'installer rue de la Pompe, dans un atelier qui avait
+appartenu à un peintre étranger d'une certaine réputation. Cet atelier,
+avec ses annexes, était beaucoup trop grand pour un peintre en herbe;
+mais la rue de la Pompe était près de l'avenue Victor-Hugo, et, au
+surplus, cela aussi était une excellente «occasion»: les héritiers du
+peintre étranger offraient à Marcel de lui céder en bloc, à un prix
+doux, l'ameublement et l'outillage professionnel.
+
+Si Jules avait conçu l'idée de conquérir la renommée par le pinceau,
+c'était parce que cette entreprise lui semblait assez facile pour un
+jeune homme de sa condition. Avec de l'argent et un bel atelier,
+pourquoi ne réussirait-il pas, alors que tant d'autres réussissent sans
+avoir ni l'un ni l'autre? Il se mit donc à peindre avec une sereine
+audace. Il aimait la peinture mièvre, élégante, léchée:--une peinture
+molle comme une romance et qui s'appliquait uniquement à reproduire les
+formes féminines.--Il entreprit d'esquisser un tableau qu'il intitula la
+_Danse des Heures_: c'était un prétexte pour faire venir chez lui toute
+une série de jolis modèles. Il dessinait avec une rapidité frénétique,
+puis remplissait l'intérieur des contours avec des masses de couleur.
+Jusque-là tout allait bien. Mais ensuite il hésitait, restait les bras
+ballants devant la toile; et finalement, dans l'attente d'une meilleure
+inspiration, il la reléguait dans un coin, tournée contre le mur. Il
+esquissa aussi plusieurs études de têtes féminines; mais il ne put en
+achever aucune.
+
+Ce fut en ce temps-là qu'un rapin espagnol de ses amis, nommé Argensola,
+lequel lui devait déjà quelques centaines de francs et projetait de lui
+faire bientôt un nouvel emprunt, déclara, après avoir longuement
+contemplé ces figures floues et pâles, aux énormes yeux ronds et au
+menton pointu:
+
+--Toi, tu es un peintre d'âmes!
+
+Jules, qui n'était pas un sot, sentit fort bien la secrète ironie de cet
+éloge; mais le titre qui venait de lui être décerné ne laissa pas de lui
+plaire. A la rigueur, puisque les âmes n'ont ni lignes ni couleurs un
+peintre d'âmes n'est pas tenu de peindre, et, dans le secret de sa
+conscience, le «peintre d'âmes» était bien obligé de s'avouer à lui-même
+qu'il commençait à se dégoûter de la peinture. Ce qu'il tenait beaucoup
+à conserver, c'était seulement ce nom de peintre qui lui fournissait
+des prétextes de haute esthétique pour amener chez lui des femmes du
+monde enclines à s'intéresser aux jeunes artistes. Voilà pourquoi, au
+lieu de se fâcher contre l'Espagnol, il lui sut gré de cette malice
+discrète et lia même avec lui des relations plus étroites qu'auparavant.
+
+Depuis longtemps Argensola avait renoncé pour son propre compte à manier
+le pinceau, et il vivait en bohème, aux crochets de quelques camarades
+riches qui toléraient son parasitisme à cause de son bon caractère et de
+la complaisance avec laquelle il rendait toute sorte de services à ses
+amis. Désormais Jules eut le privilège d'être le protecteur attitré
+d'Argensola. Celui-ci prit l'habitude de venir tous les jours à
+l'atelier, où il trouvait en abondance des sandwichs, des gâteaux secs,
+des vins fins, des liqueurs et de gros cigares. Finalement, un certain
+soir où, expulsé de sa chambre garnie par un propriétaire inflexible, il
+était sans gîte, Jules l'invita à passer la nuit sur un divan. Cette
+nuit-là fut suivie de beaucoup d'autres, et le rapin élut domicile à
+l'atelier.
+
+Le bohème était en somme un agréable compagnon qui ne manquait ni
+d'esprit ni même de savoir. Pour occuper ses interminables loisirs, il
+lisait force livres, amassait dans sa mémoire une prodigieuse quantité
+de connaissances diverses, et pouvait disserter sur les sujets les plus
+imprévus avec un intarissable bagout. Jules se servit d'abord de lui
+comme de secrétaire: pour s'épargner la peine de lire les romans
+nouveaux, les pièces de théâtre à la mode, les ouvrages de littérature,
+de science ou de politique dont s'occupaient les snobs, les articles
+sensationnels des revues de «jeunes» et le _Zarathustra_ de Nietzsche,
+il faisait lire tout cela par Argensola, qui lui en donnait de vive voix
+le compte rendu et qui ajoutait même au compte rendu ses propres
+observations, souvent fines et ingénieuses. Ainsi le «peintre d'âmes»
+pouvait étonner à peu de frais son père, sa mère, leurs invités et les
+femmes esthètes des salons qu'il fréquentait, par l'étendue de son
+instruction et par la subtilité ou la profondeur de ses jugements
+personnels.
+
+--C'est un garçon un peu léger, disait-on dans le monde; mais il sait
+tant de choses et il a tant d'esprit!
+
+Lorsque Jules eut à peu près renoncé à peindre, sa vie devint de moins
+en moins édifiante. Presque toujours escorté d'Argensola qu'en la
+circonstance il dénommait, non plus son «secrétaire», mais son «écuyer»,
+il passait les après-midi dans les salles d'escrime et les nuits dans
+les cabarets de Montmartre. Il était champion de plusieurs armes,
+boxait, possédait même les coups favoris des paladins qui rôdent, la
+nuit, le long des fortifications. L'abus du champagne le rendait
+querelleur; il avait le soufflet facile et allait volontiers sur le
+terrain. Avec le frac ou le smoking, qu'il jugeait indispensable
+d'endosser dès six heures du soir, il implantait à Paris les mœurs
+violentes de la _pampa_. Son père n'ignorait point cette conduite, et il
+en était navré; toutefois, en vertu du proverbe qui veut que les jeunes
+gens jettent leur gourme, cet homme sage et un peu désabusé ne laissait
+pas d'être indulgent, et même, dans son for intérieur, il éprouvait un
+certain orgueil animal à penser que ce hardi luron était son fils.
+
+Sur ces entrefaites, les parents de Berlin vinrent voir les Desnoyers.
+Ceux-ci les reçurent dans leur château de Villeblanche, où les Hartrott
+passèrent deux mois. Karl apprécia avec une bienveillante supériorité
+l'installation de son beau-frère. Ce n'était pas mal; le château ne
+manquait pas de cachet et pourrait servir à mettre en valeur un titre
+nobiliaire. Mais l'Allemagne! Mais les commodités de Berlin! Il insista
+beaucoup pour qu'à leur tour les Desnoyers lui rendissent sa visite et
+pussent ainsi admirer le luxe de son train de maison et les nobles
+relations qui embellissaient son opulence. Marcel se laissa convaincre:
+il espérait que ce voyage arracherait Jules à ses mauvaises
+camaraderies; que l'exemple des fils d'Hartrott, tous laborieux et se
+poussant activement dans une carrière, pourrait inspirer de l'émulation
+à ce libertin; que l'influence de Paris était corruptrice pour le jeune
+homme, tandis qu'en Allemagne il n'aurait sous les yeux que la pureté
+des mœurs patriarcales. Les châtelains de Villeblanche partirent donc
+pour Berlin, et ils y demeurèrent trois mois, afin de donner à Jules le
+temps de perdre ses déplorables habitudes.
+
+Pourtant le pauvre Marcel ne se plaisait guère dans la capitale
+prussienne. Quinze jours après son arrivée, il avait déjà une terrible
+envie de prendre la fuite. Non, jamais il ne s'entendrait avec ces
+gens-là! Très aimables, d'une amabilité gluante et visiblement désireuse
+de plaire, mais si extraordinairement dépourvue de tact qu'elle choquait
+à chaque instant. Les amis des Hartrott protestaient de leur amour pour
+la France; mais c'était l'amour compatissant qu'inspire un bébé
+capricieux et faible, et ils ajoutaient à ce sentiment de commisération
+mille souvenirs fâcheux des guerres où les Français avaient été vaincus.
+Au contraire, tout ce qui était allemand,--un édifice, une station de
+chemin de fer, un simple meuble de salle à manger,--donnait lieu à
+d'orgueilleuses comparaisons:
+
+--En France vous n'avez pas cela... En Amérique vous n'avez jamais rien
+vu de pareil...
+
+Marcel rongeait son frein; mais, pour ne pas blesser ses hôtes, il les
+laissait dire. Quant à Luisa et à Chichi, elles ne pouvaient se résigner
+à admettre que l'élégance berlinoise fût supérieure à l'élégance
+parisienne; et Chichi scandalisa même ses cousines en leur déclarant
+tout net qu'elle ne pouvait souffrir ces petits officiers qui avaient
+la taille serrée par un corset, qui portaient à l'œil un monocle
+inamovible, qui s'inclinaient devant les jeunes filles avec une raideur
+automatique et qui assaisonnaient leurs lourdes galanteries d'une
+grimace de supériorité.
+
+Jules, sous la direction de ses cousins, explora la vertueuse société de
+Berlin. L'aîné, le savant, fut laissé à l'écart: ce malheureux, toujours
+absorbé dans ses livres, avait peu de rapports avec ses frères. Ceux-ci,
+sous-lieutenants ou élèves-officiers, montrèrent avec orgueil à Jules
+les progrès de la haute noce germanique. Il connut les restaurants de
+nuit, qui étaient une imitation de ceux de Paris, mais beaucoup plus
+vastes. Les femmes qui, à Paris, se rencontraient par douzaines, se
+rencontraient là par centaines. La soûlerie scandaleuse y était, non un
+accident, mais un fait expressément voulu et considéré comme
+indispensable au plaisir. Les viveurs s'amusaient par pelotons, le
+public s'enivrait par compagnies, les vendeuses d'amour formaient des
+régiments. Jules n'éprouva qu'une sensation de dégoût en présence de ces
+femelles serviles et craintives qui, accoutumées à être battues, ne
+dissimulaient pas l'avidité impudente avec laquelle elles tâchaient de
+se rattraper des mécomptes, des préjudices et des torgnoles qu'elles
+avaient à souffrir dans leur commerce; et il trouva répugnant ce
+libertinage brutal qui s'étalait, vociférait, faisait parade de ses
+prodigalités absurdes.
+
+--Vous n'avez point cela à Paris, lui disaient ses cousins en montrant
+les salons énormes où s'entassaient par milliers les buveurs et les
+buveuses.
+
+--Non, nous n'avons point cela à Paris, répondait-il avec un
+imperceptible sourire.
+
+Lorsque les Desnoyers rentrèrent en France, ils poussèrent un soupir de
+soulagement. Toutefois Marcel rapporta d'Allemagne une vague
+appréhension: les Allemands avaient fait beaucoup de progrès. Il n'était
+pas un patriote aveugle, et il devait se rendre à l'évidence.
+L'industrie germanique était devenue très puissante et constituait un
+réel danger pour les peuples voisins. Mais, naturellement optimiste, il
+se rassurait en se disant: «Ils vont être très riches, et, quand on est
+riche, on n'éprouve pas le besoin de se battre. Somme toute, la guerre
+que redoutent quelques toqués est fort improbable!»
+
+Jules, sans se casser la tête à méditer sur de si graves questions,
+reprit tout simplement son existence d'avant le voyage, mais avec
+quelques louables variantes. Il avait pris à Berlin du dégoût pour la
+débauche incongrue, et il s'amusa beaucoup moins que jadis dans les
+restaurants de Montmartre. Ce qui lui plaisait maintenant, c'étaient les
+salons fréquentés par les artistes et par leurs protectrices. Or, la
+gloire vint l'y trouver à l'improviste. Ni la peinture des âmes, ni les
+amours coûteuses et les duels variés ne l'avaient mis en vedette: ce fut
+par les pieds qu'il triompha.
+
+Un nouveau divertissement, le _tango_, venait d'être importé en France
+pour le plus grand bonheur des humains. Cet hiver-là, les gens se
+demandaient d'un air mystérieux: «Savez-vous tanguer?» Cette danse des
+nègres de Cuba, introduite dans l'Amérique du Sud par les équipages des
+navires qui importent aux Antilles les viandes de conserve, avait
+conquis la faveur en quelques mois. Elle se propageait victorieusement
+de nation en nation, pénétrait jusque dans les cours les plus
+cérémonieuses, culbutait les traditions de la décence et de l'étiquette:
+c'était la révolution de la frivolité. Le pape lui-même, scandalisé de
+voir le monde chrétien s'unir sans distinction de sectes dans le commun
+désir d'agiter les jambes avec une frénésie aussi infatigable que celle
+des possédés du moyen âge, croyait devoir se convertir en maître de
+ballet et prenait l'initiative de recommander la _furlana_ comme plus
+décente et plus gracieuse que le _tango_.
+
+Or, ce _tango_ que Jules voyait s'imposer en souverain au Tout-Paris, il
+le connaissait de vieille date et l'avait beaucoup pratiqué à
+Buenos-Aires, après sa sortie du collège, sans se douter que, lorsqu'il
+fréquentait les bals les plus abjects des faubourgs, il faisait ainsi
+l'apprentissage de la gloire. Il s'y adonna donc avec l'ardeur de celui
+qui se sent admiré, et il fut vite regardé comme un maître. «Il tient si
+bien la ligne!», disaient les dames qui appréciaient l'élégance
+vigoureuse de son corps svelte et bien musclé. Lui, dans sa jaquette
+bombée à la poitrine et pincée à la taille, les pieds serrés dans des
+escarpins vernis, il dansait gravement, sans prononcer un mot, d'un air
+presque hiératique, tandis que les lampes électriques bleuissaient les
+deux ailes de sa chevelure noire et luisante. Après quoi, les femmes
+sollicitaient l'honneur de lui être présentées, avec la douce espérance
+de rendre leurs amies jalouses lorsque celles-ci les verraient au bras
+de l'illustre tangueur. Les invitations pleuvaient chez lui; les salons
+les plus inaccessibles lui étaient ouverts; chaque soir, il gagnait une
+bonne douzaine d'amitiés, et on se disputait la faveur de recevoir de
+lui des leçons. Le «peintre d'âmes» offrait volontiers aux plus jolies
+solliciteuses de les leur donner dans son atelier, de sorte que
+d'innombrables élèves affluaient à la rue de la Pompe.
+
+--Tu danses trop, lui disait Argensola; tu te rendras malade.
+
+Ce n'était pas seulement à cause de la santé de son protecteur que le
+secrétaire-écuyer s'inquiétait de l'excessive fréquence de ces visites;
+il les trouvait fort gênantes pour lui-même. Car, chaque après-midi,
+juste au moment où il se délectait dans une paisible lecture auprès du
+poêle bien chaud, Jules lui disait à brûle-pourpoint:
+
+--Il faut que tu t'en ailles. J'attends une leçon nouvelle.
+
+Et Argensola s'en allait, non sans donner à tous les diables, _in
+petto_, les belles tangueuses.
+
+Au printemps de 1914, il y eut une grande nouvelle: les Desnoyers
+s'alliaient aux Lacour. René, fils unique du sénateur, avait fini par
+inspirer à Chichi une sympathie qui était presque de l'amour. Bien
+entendu, le sénateur n'avait fait aucune opposition à un projet de
+mariage qui, plus tard, vaudrait à son fils un nombre respectable de
+millions. Au surplus, il était veuf et il aimait à donner chez lui des
+soupers et des bals; sa bru ferait les honneurs de la maison, et
+l'excellente table où il recevrait plus somptueusement que jamais ses
+collègues et tous les personnages notoires de passage à Paris, lui
+permettrait de regagner un peu du prestige qu'il commençait à perdre au
+palais du Luxembourg.
+
+
+
+
+III
+
+LE COUSIN DE BERLIN
+
+
+Pendant le voyage fait par Jules en Argentine, Argensola, investi des
+fonctions de gardien de l'atelier, avait vécu bien tranquille: il
+n'avait plus auprès de lui le «peintre d'âmes» pour le déranger au
+milieu de ses lectures, et il pouvait absorber en paix une quantité
+d'ouvrages écrits sur les sujets les plus disparates. Il lui resta même
+assez de temps pour lier connaissance avec un voisin bizarre, logé dans
+un petit appartement de deux pièces, au même étage que l'atelier, mais
+où l'on n'accédait que par un escalier de service, et qui prenait jour
+sur une cour intérieure.
+
+Ce voisin, nommé Tchernoff, était un Russe qu'Argensola avait vu souvent
+rentrer avec des paquets de vieux livres, et qui passait de longues
+heures à écrire près de la fenêtre de sa chambre. L'Espagnol, dont
+l'imagination était romanesque, avait d'abord pris Tchernoff pour un
+homme mystérieux et extraordinaire: avec cette barbe en désordre, avec
+cette crinière huileuse, avec ces lunettes chevauchant sur de vastes
+narines qui semblaient déformées par un coup de poing, le Russe
+l'impressionnait. Ensuite, lorsque le hasard d'une rencontre les eut mis
+en rapport, Argensola, en entrant pour la première fois chez Tchernoff,
+sentit croître sa sympathie: ami des livres, il voyait des livres
+partout, d'innombrables livres, les uns alignés sur des rayons, d'autres
+empilés dans les coins, d'autres éparpillés sur le plancher, d'autres
+amoncelés sur des chaises boiteuses, sur de vieilles tables et même sur
+un lit que l'on ne refaisait pas tous les jours. Mais il éprouva une
+sorte de désillusion, lorsqu'il apprit qu'en somme il n'y avait rien
+d'étrange et d'occulte dans l'existence de son nouvel ami. Ce que
+Tchernoff écrivait près de la fenêtre, c'était tout simplement des
+traductions exécutées, soit sur commande et moyennant finances, soit
+gratuitement pour des journaux socialistes. La seule chose étonnante,
+c'était le nombre des langues que Tchernoff possédait. Comme les hommes
+de sa race, il avait une merveilleuse facilité à s'approprier les
+vivantes et les mortes, et cela expliquait l'incroyable diversité des
+idiomes dans lesquels étaient écrits les volumes qui encombraient son
+appartement. La plupart étaient des ouvrages d'occasion, qu'il avait
+achetés à bas prix sur les quais, dans les caisses des bouquinistes; et
+il semblait qu'une atmosphère de mysticisme, d'initiations surhumaines,
+d'arcanes clandestinement transmis à travers les siècles, émanât de ces
+bouquins poudreux dont quelques-uns étaient à demi rongés par les rats.
+Mais, confondus avec ces vieux livres, il y en avait beaucoup de
+nouveaux, qui attiraient l'œil par leurs couvertures d'un rouge
+flamboyant; et il y avait aussi des libelles de propagande socialiste,
+des brochures rédigées dans toutes les langues de l'Europe, des
+journaux, une infinité de journaux dont tous les titres évoquaient
+l'idée de révolution.
+
+D'abord Tchernoff avait témoigné à l'Espagnol peu de goût pour les
+visites et pour la causerie. Il souriait énigmatiquement dans sa barbe
+d'ogre et se montrait avare de paroles, comme s'il voulait abréger la
+conversation. Mais Argensola trouva le moyen d'apprivoiser ce sauvage:
+il l'amena dans l'atelier de Jules, où les bons vins et les fines
+liqueurs eurent vite fait de rendre le Russe plus communicatif.
+Argensola apprit alors que Tchernoff avait fait en Sibérie une longue
+quoique peu agréable villégiature, et que, réfugié depuis quelques
+années à Paris, il y avait trouvé un accueil bienveillant dans la
+rédaction des journaux avancés.
+
+ * * * * *
+
+Le lendemain du jour où Jules était rentré à Paris, Argensola, qui
+causait avec Tchernoff sur le palier de l'escalier de service, entendit
+qu'on sonnait à la porte de l'atelier. Le secrétaire-écuyer, qui ne
+s'offensait pas de joindre encore à ces fonctions celles de valet de
+chambre, accourut pour introduire le visiteur chez le «peintre d'âmes».
+Ce visiteur parlait correctement le français, mais avec un fort accent
+allemand; et, par le fait, c'était l'aîné des cousins de Berlin, le
+docteur Julius von Hartrott, qui, après un court séjour à Paris et au
+moment de retourner en Allemagne, venait prendre congé de Jules.
+
+Les deux cousins se regardèrent avec une curiosité où il y avait un peu
+de méfiance. Ils avaient beau être liés par une étroite parenté, ils ne
+se connaissaient guère, mais assez cependant pour sentir qu'il existait
+entre eux une complète divergence d'opinions et de goûts.
+
+Jules, pour éviter que son cousin se trompât sur la condition sociale de
+l'introducteur, présenta celui-ci en ces termes:
+
+--Mon ami l'artiste espagnol Argensola, non moins remarquable par ses
+vastes lectures que par son magistral talent de peintre.
+
+--J'ai maintes fois entendu parler de lui, répondit imperturbablement le
+docteur, avec la suffisance d'un homme qui se pique de tout savoir.
+
+Puis, comme Argensola faisait mine de se retirer:
+
+--Vous ne serez pas de trop dans notre entretien, monsieur, lui dit-il
+sur le ton ambigu d'un supérieur qui veut montrer de la condescendance à
+un inférieur et d'un conférencier qui, infatué de lui-même, n'est pas
+fâché d'avoir un auditeur de plus pour les belles choses qu'il va dire.
+
+Argensola s'assit donc avec les deux autres, mais un peu à l'écart, de
+sorte qu'il pouvait considérer à son aise l'accoutrement d'Hartrott.
+L'Allemand avait l'aspect d'un officier habillé en civil. Toute sa
+personne exprimait manifestement le désir de ressembler aux hommes
+d'épée, lorsqu'il leur arrive de quitter l'uniforme. Son pantalon était
+collant comme s'il était destiné à entrer dans des bottes à l'écuyère.
+Sa jaquette, garnie de deux rangées de boutons sur le devant et serrée à
+la taille, avait de longues et larges basques et des revers très
+montants, ce qui lui donnait une vague ressemblance avec une tunique
+militaire. Ses moustaches roussâtres, plantées sur une forte mâchoire,
+et ses cheveux coupés en brosse complétaient la martiale similitude.
+Mais ses yeux,--des yeux d'homme d'étude, grands, myopes et un peu
+troubles,--s'abritaient derrière des lunettes aux verres épais et
+donnaient malgré tout à leur propriétaire l'apparence d'un homme
+pacifique. Cet Hartrott, après avoir conquis le diplôme de docteur en
+philosophie, venait d'être nommé professeur auxiliaire dans une
+université, sans doute parce qu'il avait déjà publié trois ou quatre
+volumes gros et lourds comme des pavés; et, au surplus, il était membre
+d'un «séminaire historique», c'est-à-dire d'une société savante qui se
+consacrait à la recherche des documents inédits et qui avait pour
+président un historien fameux. Le jeune professeur portait à la
+boutonnière la rosette d'un ordre étranger.
+
+Le respect de Jules pour le savant de la famille n'allait pas sans
+quelque mélange de dédain: c'était sa façon de se venger de ce pédant
+qu'on lui proposait sans cesse pour modèle. Selon lui, un homme qui ne
+connaissait la vie que par les livres et qui passait son existence à
+vérifier ce qu'avaient fait les hommes d'autrefois, n'avait aucun droit
+au titre de sage, alors surtout que de telles études ne tendaient qu'à
+confirmer les Allemands dans leurs préjugés et dans leur outrecuidance.
+En somme, que fallait-il pour écrire sur un minime fait historique un
+livre énorme et illisible? La patience de végéter dans les
+bibliothèques, de classer des milliers de fiches et de les recopier plus
+ou moins confusément. Dans l'opinion du peintre, son cousin Julius
+n'était qu'une manière de «rond-de-cuir», c'est-à-dire un de ces
+individus que désigne plus pittoresquement encore le terme populaire
+d'outre-Rhin: _Sitzfleisch haben_. La première qualité de ces
+savants-là, c'est d'être assez bien rembourrés pour qu'il leur soit
+possible de passer des journées entières le derrière sur une chaise.
+
+Le docteur expliqua l'objet de sa visite. Venu à Paris pour une mission
+importante dont les autorités universitaires allemandes l'avaient
+chargé, il avait beaucoup regretté l'absence de Jules et il aurait été
+très fâché de repartir sans l'avoir vu. Mais, hier soir, sa mère Héléna
+lui avait appris que le peintre était de retour, et il s'était empressé
+d'accourir à l'atelier. Il devait quitter Paris le soir même: car les
+circonstances étaient graves.
+
+--Tu crois donc à la guerre? lui demanda Jules.
+
+--Oui. La guerre sera déclarée demain ou après-demain. Elle est
+inévitable. C'est une crise nécessaire pour le salut de l'humanité.
+
+Jules et Argensola, ébahis, regardèrent celui qui venait d'énoncer
+gravement cette belliqueuse et paradoxale proposition, et ils comprirent
+aussitôt qu'Hartrott était venu tout exprès pour leur parler de ce
+sujet.
+
+--Toi, continua Hartrott, tu n'es pas Français, puisque tu es né en
+Argentine. On peut donc te dire la vérité tout entière.
+
+--Mais toi, répliqua Jules en riant, où donc es-tu né?
+
+Hartrott eut un geste instinctif de protestation, comme si son cousin
+lui avait adressé une injure, et il repartit d'un ton sec:
+
+--Moi, je suis Allemand. En quelque endroit que naisse un Allemand, il
+est toujours fils de l'Allemagne.
+
+Puis, se tournant vers Argensola:
+
+--Vous aussi, monsieur, vous êtes un étranger, et, puisque vous avez
+beaucoup lu, vous n'ignorez pas que l'Espagne, votre patrie, doit aux
+Germains ses qualités les meilleures. C'est de nous que lui sont venus
+le culte de l'honneur et l'esprit chevaleresque, par l'intermédiaire des
+Goths, des Visigoths et des Vandales, qui l'ont conquise.
+
+Argensola se contenta de sourire imperceptiblement, et Hartrott, flatté
+d'un silence qui lui parut approbatif, poursuivit son discours.
+
+--Nous allons assister, soyez-en certains, à de grands événements, et
+nous devons nous estimer heureux d'être nés à l'époque présente, la plus
+intéressante de toute l'histoire. En ce moment l'axe de l'humanité se
+déplace et la véritable civilisation va commencer.
+
+A son avis, la guerre prochaine serait extraordinairement courte.
+L'Allemagne avait tout préparé pour que cet événement pût s'accomplir
+sans que la vie économique du monde souffrît d'une trop profonde
+perturbation. Un mois lui suffirait pour écraser la France, le plus
+redoutable de ses adversaires. Ensuite elle se retournerait contre la
+Russie qui, lente dans ses mouvements, ne serait pas capable d'opposer à
+cette offensive une défense immédiate. Enfin elle attaquerait
+l'orgueilleuse Angleterre, l'isolerait dans son archipel, lui
+interdirait de faire dorénavant obstacle à la prépondérance allemande.
+Ces coups rapides et ces victoires décisives n'exigeraient que le cours
+d'un été, et, à l'automne, la chute des feuilles saluerait le triomphe
+définitif de l'Allemagne.
+
+Ensuite, avec l'assurance d'un professeur qui, parlant du haut de la
+chaire, n'a pas à craindre d'être réfuté par ceux qui l'écoutent, il
+expliqua la supériorité de la race germanique. Les hommes se divisaient
+en deux groupes, les dolichocéphales et les brachycéphales. Les
+dolichocéphales représentaient la pureté de la race et la mentalité
+supérieure, tandis que les brachycéphales n'étaient que des métis, avec
+tous les stigmates de la dégénérescence. Les Germains, dolichocéphales
+par excellence, étaient les uniques héritiers des Aryens primitifs, et
+les autres peuples, spécialement les Latins du Sud de l'Europe,
+n'étaient que des Celtes brachycéphales, représentants abâtardis d'une
+race inférieure. Les Celtes, incorrigibles individualistes, n'avaient
+jamais été que d'ingouvernables révolutionnaires, épris d'un
+égalitarisme et d'un humanitarisme qui avaient beaucoup retardé la
+marche de la civilisation. Au contraire les Germains, dont l'âme est
+autoritaire, mettaient au-dessus de tout l'ordre et la force. Élus par
+la nature pour commander aux autres peuples, ils possédaient toutes les
+vertus qui distinguent les chefs-nés. La Révolution française n'avait
+été qu'un conflit entre les Celtes et les Germains. La noblesse
+française descendait des guerriers germains installés dans les Gaules
+après l'invasion dite des Barbares, tandis que la bourgeoisie et le
+tiers-état représentaient l'élément gallo-celtique. La race inférieure,
+en l'emportant sur la supérieure, avait désorganisé le pays et perturbé
+le monde. Ce que le celtisme avait inventé, c'était la démocratie, le
+socialisme, l'anarchisme. Mais l'heure de la revanche germanique avait
+sonné enfin, et la race du Nord allait se charger de rétablir l'ordre,
+puisque Dieu lui avait fait la faveur de lui conserver son indiscutable
+supériorité.
+
+--Un peuple, conclut-il, ne peut aspirer à de grands destins que s'il
+est foncièrement germanique. Nous sommes l'aristocratie de l'humanité,
+«le sel de la terre», comme a dit notre empereur.
+
+Et, tandis que Jules, stupéfait de cette insolente philosophie de
+l'histoire, gardait le silence, et qu'Argensola continuait de sourire
+imperceptiblement, Hartrott entama le second point de sa dissertation.
+
+--Jusqu'à présent, expliqua-t-il, on n'a fait la guerre qu'avec des
+soldats; mais celle-ci, on la fera avec des savants et avec des
+professeurs. L'Université n'a pas eu moins de part à sa préparation que
+l'État-Major. La science germanique, la première de toutes, est unie
+pour jamais à ce que les révolutionnaires latins appellent
+dédaigneusement le militarisme. La force, reine du monde, est ce qui
+crée le droit, et c'est elle qui imposera partout notre civilisation.
+Nos armées représentent notre culture, et quelques semaines leur
+suffiront pour délivrer de la décadence celtique les peuples qui, grâce
+à elles, recouvreront bientôt une seconde jeunesse.
+
+Le prodigieux avenir de sa race lui inspirait un enthousiasme lyrique.
+Guillaume Ier, Bismarck, tous les héros des victoires antérieures lui
+paraissaient vénérables; mais il parlait d'eux comme de dieux moribonds,
+dont l'heure était passée. Ces glorieux ancêtres n'avaient fait
+qu'élargir les frontières et réaliser l'unité de l'empire; mais ensuite,
+avec une prudence de vieillards valétudinaires, ils s'étaient opposés à
+toutes les hardiesses de la génération nouvelle, et leurs ambitions
+n'allaient pas plus loin que l'établissement d'une hégémonie
+continentale. Aujourd'hui c'était le tour de Guillaume II, le grand
+homme complexe dont la patrie avait besoin. Ainsi que l'avait dit
+Lamprecht, maître de Julius von Hartrott, l'empereur représentait à la
+fois la tradition et l'avenir, la méthode et l'audace; comme son aïeul,
+il était convaincu qu'il régnait par la grâce de Dieu; mais son
+intelligence vive et brillante n'en reconnaissait et n'en acceptait pas
+moins les nouveautés modernes; s'il était romantique et féodal, s'il
+soutenait les conservateurs agrariens, il était en même temps un homme
+du jour, cherchait les solutions pratiques, faisait preuve d'un esprit
+utilitaire à l'américaine. En lui s'équilibraient l'instinct et la
+raison. C'était grâce à lui que l'Allemagne avait su grouper ses forces
+et reconnaître sa véritable voie. Les universités l'acclamaient avec
+autant d'enthousiasme que les armées: car la germanisation mondiale dont
+Guillaume serait l'auteur, allait procurer à tous les peuples d'immenses
+bienfaits.
+
+--_Gott mit uns!_ s'écria-t-il en matière de péroraison. Oui, Dieu est
+avec nous! Il existe, n'en doutez pas, un Dieu chrétien germanique qui
+est notre Grand Allié et qui se manifeste à nos ennemis comme une
+divinité puissante et jalouse.
+
+Cette fois, le sourire d'Argensola devint un petit rire ouvertement
+sarcastique. Mais le docteur était trop enivré de ses propres paroles
+pour y prendre garde.
+
+--Ce qu'il nous faut, ajouta-t-il, c'est que l'Allemagne entre enfin en
+possession de toutes les contrées où il y a du sang germain et qui ont
+été civilisées par nos aïeux.
+
+Et il énuméra ces contrées. La Hollande et la Belgique étaient
+allemandes. La France l'était par les Francs, à qui elle devait un tiers
+de son sang. L'Italie presque entière avait bénéficié de l'invasion des
+Lombards. L'Espagne et le Portugal avaient été dominés et peuplés par
+des conquérants de race teutonne. Mais le docteur ne s'en tenait point
+là. Comme la plupart des nations de l'Amérique étaient d'origine
+espagnole ou portugaise, le docteur les comprenait dans ses
+revendications. Quant à l'Amérique du Nord, sa puissance et sa richesse
+étaient l'œuvre des millions d'Allemands qui y avaient émigré.
+D'ailleurs Hartrott reconnaissait que le moment n'était pas encore venu
+de penser à tout cela et que, pour aujourd'hui, il ne s'agissait que du
+continent européen.
+
+--Ne nous faisons pas d'illusions, poursuivit-il sur un ton de tristesse
+hautaine. A cette heure, le monde n'est ni assez clairvoyant ni assez
+sincère pour comprendre et apprécier nos bienfaits. J'avoue que nous
+avons peu d'amis. Comme nous sommes les plus intelligents, les plus
+actifs, les plus capables d'imposer aux autres notre culture, tous les
+peuples nous considèrent avec une hostilité envieuse. Mais nous n'avons
+pas le droit de faillir à nos destins, et c'est pourquoi nous imposerons
+à coups de canon cette culture que l'humanité, si elle était plus sage,
+devrait recevoir de nous comme un don céleste.
+
+Jusqu'ici Jules, impressionné par l'autorité doctorale avec laquelle
+Hartrott formulait ses affirmations, n'avait presque rien dit.
+D'ailleurs, l'ex-professeur de _tango_ était mal préparé à soutenir une
+discussion sur de tels sujets avec le savant professeur tudesque. Mais,
+agacé de l'assurance avec laquelle son cousin raisonnait sur cette
+guerre encore problématique, il ne put s'empêcher de dire:
+
+--En somme, pourquoi parler de la guerre comme si elle était déjà
+déclarée? En ce moment, des négociations diplomatiques sont en cours et
+peut-être tout finira-t-il par s'arranger.
+
+Le docteur eut un geste d'impatience méprisante.
+
+--C'est la guerre, te dis-je! Lorsque j'ai quitté l'Allemagne, il y a
+huit jours, je savais que la guerre était certaine.
+
+--Mais alors, demanda Jules, pourquoi ces négociations? Et pourquoi le
+gouvernement allemand fait-il semblant de s'entremettre dans le conflit
+qui a éclaté entre l'Autriche et la Serbie? Ne serait-il pas plus simple
+de déclarer la guerre tout de suite?
+
+--Notre gouvernement, reprit Hartrott avec franchise, préfère que ce
+soient les autres qui la déclarent. Le rôle d'attaqué obtient toujours
+plus de sympathie que celui d'agresseur, et il justifie les résolutions
+finales, quelque dures qu'elles puissent être. Au surplus, nous avons
+chez nous beaucoup de gens qui vivent à leur aise et qui ne désirent pas
+la guerre; il convient donc de leur faire croire que ce sont nos ennemis
+qui nous l'imposent, pour que ces gens sentent la nécessité de se
+défendre. Il n'est donné qu'aux esprits supérieurs de comprendre que le
+seul moyen de réaliser les grands progrès, c'est l'épée, et que, selon
+le mot de notre illustre Treitschke, la guerre est la forme la plus
+haute du progrès.
+
+Selon Hartrott, la morale avait sa raison d'être dans les rapports des
+individus entre eux, parce qu'elle sert à rendre les individus plus
+soumis et plus disciplinés; mais elle ne fait qu'embarrasser les
+gouvernements, pour qui elle est une gêne sans profit. Un État ne doit
+s'inquiéter ni de vérité ni de mensonge; la seule chose qui lui
+importe, c'est la convenance et l'utilité des mesures prises. Le
+glorieux Bismarck, afin d'obtenir la guerre qu'il voulait contre la
+France, n'avait pas hésité à altérer un télégramme, et Hans Delbruck
+avait eu raison d'écrire à ce sujet: «Bénie soit la main qui a falsifié
+la dépêche d'Ems!» En ce qui concernait la guerre prochaine, il était
+urgent qu'elle se fît sans retard: aucun des ennemis de l'Allemagne
+n'était prêt, de sorte que les Allemands qui, eux, se préparaient depuis
+quarante ans, étaient sûrs de la victoire. Qu'était-il besoin de se
+préoccuper du droit et des traités? L'Allemagne avait la force, et la
+force crée des lois nouvelles. L'histoire ne demande pas de comptes aux
+vainqueurs, et les prêtres de tous les cultes finissent toujours par
+bénir dans leurs hymnes les auteurs des guerres heureuses. Ceux qui
+triomphent sont les amis de Dieu.
+
+--Nous autres, continua-t-il, nous ne sommes pas des sentimentaux; nous
+ne faisons la guerre ni pour châtier les Serbes régicides, ni pour
+délivrer les Polonais opprimés par la Russie. Nous la faisons parce que
+nous sommes le premier peuple du monde et que nous voulons étendre notre
+activité sur toute la planète. La vieille Rome, mortellement malade,
+appela barbares les Germains qui ouvrirent sa fosse. Le monde
+d'aujourd'hui a, lui aussi, une odeur de mort, et il ne manquera pas non
+plus de nous appeler barbares. Soit! Lorsque Tanger et Toulon, Anvers
+et Calais seront allemands, nous aurons le loisir de disserter sur la
+barbarie germanique; mais, pour l'instant, nous possédons la force et
+nous ne sommes pas d'humeur à discuter. La force est la meilleure des
+raisons.
+
+--Êtes-vous donc si certains de vaincre? objecta Jules. Le destin ménage
+parfois aux hommes de terribles surprises. Il suscite des forces
+occultes avec lesquelles on n'a pas compté et qui peuvent réduire à
+néant les plans les mieux établis.
+
+Hartrott haussa les épaules. Qu'est-ce que l'Allemagne aurait devant
+elle? Le plus à craindre de ses ennemis, ce serait la France; mais la
+France n'était pas capable de résister aux influences morales
+énervantes, aux labeurs, aux privations et aux souffrances de la guerre:
+un peuple affaibli physiquement, infecté de l'esprit révolutionnaire,
+désaccoutumé de l'usage des armes par l'amour excessif du bien-être.
+Ensuite il y avait la Russie; mais les masses amorphes de son immense
+population étaient longues à réunir, difficiles à mouvoir, travaillées
+par l'anarchisme et par les grèves. L'état-major de Berlin avait disposé
+toutes choses de telle façon qu'il était certain d'écraser la France en
+un mois; cela fait, il transporterait les irrésistibles forces
+germaniques contre l'empire russe avant même que celui-ci ait eu le
+temps d'entrer en action.
+
+--Quant aux Anglais, poursuivit Hartrott, il est douteux que, malgré
+l'entente cordiale, ils prennent part à la lutte. C'est un peuple de
+rentiers et de sportsmen dont l'égoïsme est sans limites. Admettons
+toutefois qu'ils veuillent défendre contre nous l'hégémonie continentale
+qui leur a été octroyée par le Congrès de Vienne, après la chute de
+Napoléon. Que vaut l'effort qu'ils tenteront de faire? Leur petite armée
+n'est composée que du rebut de la nation, et elle est totalement
+dépourvue d'esprit guerrier. Lorsqu'ils réclameront l'assistance de
+leurs colonies, celles-ci, qui ont tant à se plaindre d'eux, se feront
+une joie de les lâcher. L'Inde profitera de l'occasion pour se soulever
+contre ses exploiteurs, et l'Égypte s'affranchira du despotisme de ses
+tyrans....
+
+Il y eut un silence, et Hartrott parut s'absorber dans ses réflexions,
+dont il traduisit le résultat par cette nouvelle tirade:
+
+--Par le fait, il y a beau temps que notre victoire a commencé. Nos
+ennemis nous abhorrent, et néanmoins ils nous imitent. Tout ce qui porte
+la marque allemande est recherché dans le monde entier. Les pays mêmes
+qui ont la prétention de résister à nos armées, copient nos méthodes
+dans leurs écoles et admirent nos théories, y compris celles qui n'ont
+obtenu en Allemagne qu'un médiocre succès. Souvent nous rions entre
+nous, comme les augures romains, à constater le servilisme avec lequel
+les peuples étrangers se soumettent à notre influence. Et ce sont ces
+gens-là qui ensuite refusent de reconnaître notre supériorité!
+
+Pour la première fois Argensola fit un geste approbatif, que ne suivit
+d'ailleurs aucun commentaire. Hartrott, qui avait surpris ce geste, lui
+attribua la valeur d'un assentiment complet, et cela l'induisit à
+reprendre:
+
+--Mais notre supériorité est évidente, et, pour en avoir la preuve, nous
+n'avons qu'à écouter ce que disent nos ennemis. Les Latins eux-mêmes
+n'ont-ils pas proclamé maintes fois que les sociétés latines sont à
+l'agonie, qu'il n'y a pas de place pour elles dans l'organisation
+future, et que l'Allemagne seule conserve latentes les forces
+civilisatrices? Les Français, en particulier, ne répètent-ils pas à qui
+veut les entendre que la France est en pleine décomposition et qu'elle
+marche d'un pas rapide à une catastrophe? Eh bien, des peuples qui se
+jugent ainsi ont assurément la mort dans les entrailles. En outre, les
+faits confirment chaque jour l'opinion qu'ils ont de leur propre
+décadence. Il est impossible de douter qu'une révolution éclate à Paris
+aussitôt après la déclaration de guerre. Tu n'étais pas ici, toi, pour
+voir l'agitation des boulevards à l'occasion du procès Caillaux. Mais,
+moi, j'ai constaté de mes yeux comment réactionnaires et
+révolutionnaires se menaçaient, se frappaient en pleine rue. Ils s'y
+sont insultés jusqu'à ces derniers jours. Lorsque nos troupes
+franchiront la frontière, la division des opinions s'accentuera encore;
+militaristes et antimilitaristes se disputeront furieusement, et en
+moins d'une semaine ce sera la guerre civile. Ce pays a été gâté
+jusqu'au cœur par la démocratie et par l'aveugle amour de toutes les
+libertés. L'unique nation de la terre qui soit vraiment libre, c'est la
+nation allemande, parce qu'elle sait obéir.
+
+Ce paradoxe bizarre amusa Jules qui dit en riant:
+
+--Vrai, tu crois que l'Allemagne est le seul pays libre?
+
+--J'en suis sûr! déclara le professeur avec une énergie croissante. Nous
+avons les libertés qui conviennent à un grand peuple: la liberté
+économique et la liberté intellectuelle.
+
+--Mais la liberté politique?
+
+--Seuls les peuples décadents et ingouvernables, les races inférieures
+entichées d'égalité et de démocratie, s'inquiètent de la liberté
+politique. Les Allemands n'en éprouvent pas le besoin. Nés pour être les
+maîtres, ils reconnaissent la nécessité des hiérarchies et consentent à
+être gouvernés par une classe dirigeante qui doit ce privilège à
+l'aristocratie du sang ou du talent. Nous avons, nous, le génie de
+l'organisation.
+
+Et les deux amis entendirent avec un étonnement effaré la description du
+monde futur, tel que le façonnerait le génie germanique. Chaque peuple
+serait organisé de telle sorte que l'homme y donnât à la société le
+maximum de rendement; tous les individus seraient enrégimentés pour
+toutes les fonctions sociales, obéiraient comme des machines à une
+direction supérieure, fourniraient la plus grande quantité possible de
+travail sous la surveillance des chefs; et cela, ce serait l'État
+parfait.
+
+Sur ce, Hartrott regarda sa montre et changea brusquement de sujet de
+conversation.
+
+--Excuse-moi, dit-il, il faut que je te quitte. Les Allemands résidant à
+Paris sont déjà partis en grand nombre, et je serais parti moi-même, si
+l'affection familiale que je te porte ne m'avait fait un devoir de te
+donner un bon conseil. Puisque tu es étranger et que rien ne t'oblige à
+rester en France, viens chez nous à Berlin. La guerre sera dure, très
+dure, et, si Paris essaie de se défendre, il se passera des choses
+terribles. Nos moyens offensifs sont beaucoup plus redoutables qu'ils ne
+l'étaient en 1870.
+
+Jules fit un geste d'indifférence. Il ne croyait pas à un danger
+prochain, et d'ailleurs il n'était pas si poltron que son cousin
+paraissait le croire.
+
+--Tu es comme ton père, s'écria le professeur. Depuis deux jours,
+j'essaie inutilement de le convaincre qu'il devrait passer en Allemagne
+avec les siens; mais il ne veut rien entendre. Il admet volontiers que,
+si la guerre éclate, les Allemands seront victorieux; mais il s'obstine
+à croire que la guerre n'éclatera pas. Ce qui est encore plus
+incompréhensible, c'est que ma mère elle-même hésitait à repartir avec
+moi pour Berlin. Grâce à Dieu, j'ai fini par la convaincre et peut-être,
+à cette heure, est-elle déjà en route. Il a été convenu entre elle et
+moi que, si elle était prête à temps, elle prendrait le train de
+l'après-midi, pour voyager en compagnie d'une de ses amies, femme d'un
+conseiller de notre ambassade, et que, si elle manquait ce train, elle
+me rejoindrait à celui du soir. Mais j'ai eu toutes les peines du monde
+à la décider; elle s'entêtait à me répéter que la guerre ne lui faisait
+pas peur, que les Allemands étaient de très braves gens, et que, quand
+ils entreraient à Paris, ils ne feraient de mal à personne.
+
+Cette opinion favorable semblait contrarier beaucoup le docteur.
+
+--Ni ma mère ni ton père, expliqua-t-il, ne se rendent compte de ce
+qu'est la guerre moderne. Que les Allemands soient de braves gens, je
+suis le premier à le reconnaître; mais ils sont obligés d'appliquer à la
+guerre les méthodes scientifiques. Or, de l'avis des généraux les plus
+compétents, la terreur est l'unique moyen de réussir vite, parce qu'elle
+trouble l'intelligence de l'ennemi, paralyse son action, brise sa
+résistance. Plus la guerre sera dure, plus elle sera courte. L'Allemagne
+va donc être cruelle, très cruelle pour empêcher que la lutte se
+prolonge. Et il ne faudra pas en conclure que l'Allemagne soit devenue
+méchante: tout au contraire, sa prétendue cruauté sera de la bonté:
+l'ennemi terrorisé se rendra plus vite, et le monde souffrira moins.
+Voilà ce que ton père ne veut pas comprendre; mais tu seras plus
+raisonnable que lui. Te décides-tu à partir avec moi?
+
+--Non, répondit Jules. Si je partais, j'aurais honte de moi-même. Fuir
+devant un danger qui n'est peut-être qu'imaginaire!
+
+--Comme il te plaira, riposta l'autre d'un ton cassant. L'heure me
+presse: je dois aller encore à notre ambassade, où l'on me remettra des
+documents confidentiels destinés aux autorités allemandes. Je suis
+obligé de te quitter.
+
+Et il se leva, prit sa canne et son chapeau. Puis, sur le seuil, en
+disant adieu à son cousin:
+
+--Je te répète une dernière fois ce que je t'ai déjà dit, insista-t-il.
+Si les Parisiens, comprenant l'inutilité de la résistance, ont la
+sagesse de nous ouvrir leurs portes, il est possible que tout se passe
+en douceur; mais, dans le cas contraire... Bref, sois sûr que, de toute
+façon, nous nous reverrons bientôt. Il ne me déplaira pas de revenir à
+Paris, lorsque le drapeau allemand flottera sur la Tour Eiffel. Cinq ou
+six semaines suffiront pour cela. Donc, au revoir jusqu'en septembre. Et
+crois bien qu'après le triomphe germanique Paris n'en sera pas moins
+agréable. Si la France disparaît en tant que grande puissance, les
+Français, eux, resteront, et ils auront même plus de loisirs
+qu'auparavant pour cultiver ce qu'il y a d'aimable dans leur caractère.
+Ils continueront à inventer des modes, s'organiseront sous notre
+direction pour rendre la vie plaisante aux étrangers, formeront quantité
+de jolies actrices, écriront des romans amusants et des comédies
+piquantes. N'est-ce point assez pour eux?
+
+Quand la porte fut refermée, Argensola éclata de rire et dit à Jules:
+
+--Il nous la baille bonne, ton dolichocéphale de cousin! Mais pourquoi
+n'as-tu rien répondu à sa docte conférence?
+
+--C'est ta faute plus que la mienne, repartit Jules en plaisantant. La
+métaphysique de l'anthropologie et de la sociologie n'est pas
+précisément mon affaire. Si tu m'avais analysé un plus grand nombre de
+bouquins ennuyeux sur la philosophie de l'histoire, peut-être aurais-je
+eu des arguments topiques à lui opposer.
+
+--Mais il n'est pas nécessaire d'avoir lu des bibliothèques pour
+s'apercevoir que ces théories sont des billevesées de lunatiques. Les
+races! Les brachycéphales et les dolichocéphales! La pureté du sang! Y
+a-t-il encore aujourd'hui un homme d'instruction moyenne qui croie à ces
+antiquailles? Comment existerait-il un peuple de race pure, puisqu'il
+n'est point d'homme au monde dont le sang n'ait subi une infinité de
+mélanges dans le cours des siècles? Si les Germains se sont mis de
+telles sottises dans la tête, c'est qu'ils sont aveuglés par l'orgueil.
+Les systèmes scientifiques qu'ils inventent ne visent qu'à justifier
+leur absurde prétention de devenir les maîtres du monde. Ils sont
+atteints de la folie de l'impérialisme.
+
+--Mais, interrompit Jules, tous les peuples forts n'ont-ils pas eu leurs
+ambitions impérialistes?
+
+--J'en conviens, reprit Argensola, et j'ajoute que cet orgueil a
+toujours été pour eux un mauvais conseiller; mais encore est-il
+équitable de reconnaître que la qualité de l'impérialisme varie beaucoup
+d'un peuple à l'autre et que, chez les nations généreuses, cette fièvre
+n'exclut pas les nobles desseins. Les Grecs ont aspiré à l'hégémonie,
+parce qu'ils croyaient être les plus aptes à donner aux autres hommes la
+science et les arts. Les Romains, lorsqu'ils étendaient leur domination
+sur tout le monde connu, apportaient aux régions conquises le droit et
+les formes de la justice. Les Français de la Révolution et de l'Empire
+justifiaient leur ardeur conquérante par le désir de procurer la liberté
+à leurs semblables et de semer dans l'univers les idées nouvelles. Il
+n'est pas jusqu'aux Espagnols du XVIe siècle qui, en bataillant
+contre la moitié de l'Europe pour exterminer l'hérésie et pour créer
+l'unité religieuse, n'aient travaillé à réaliser un idéal qui peut-être
+était nébuleux et faux, mais qui n'en était pas moins désintéressé. Tous
+ces peuples ont agi dans l'histoire en vue d'un but qui n'était pas
+uniquement l'accroissement brutal de leur propre puissance, et, en
+dernière analyse, ce à quoi ils visaient, c'était le bien de l'humanité.
+Seule l'Allemagne de ton Hartrott prétend s'imposer au monde en vertu de
+je ne sais quel droit divin qu'elle tiendrait de la supériorité de sa
+race, supériorité que d'ailleurs personne ne lui reconnaît et qu'elle
+s'attribue gratuitement à elle-même.
+
+--Ici je t'arrête, dit Jules. N'as-tu pas approuvé tout à l'heure mon
+cousin Otto, lorsqu'il disait que les ennemis mêmes de l'Allemagne
+l'admirent et se soumettent à son influence?
+
+--Ce que j'ai approuvé, c'est la qualification de servilisme qu'il
+appliquait lui-même à cette stupide manie d'admirer et d'imiter
+l'Allemagne. Il est trop vrai que, depuis bientôt un demi-siècle, les
+autres peuples ont eu la niaiserie de tomber dans le panneau. Par
+couardise intellectuelle, par crainte de la force, par insouciante
+paresse, ils ont prôné sans le moindre discernement tout ce qui venait
+d'outre-Rhin, le bon et le mauvais, l'or et le talc; et la vanité
+germanique a été confirmée dans ses prétentions absurdes par la
+superstitieuse complaisance avec laquelle ses rivaux lui donnaient
+raison. Voilà pourquoi un pays qui a compté tant de philosophes et de
+penseurs, tant de génies contemplatifs et de théoriciens profonds, un
+pays qui peut s'enorgueillir légitimement de Kant le pacifique, de
+Gœthe l'olympien, du divin Beethoven, est devenu un pays où l'on ne
+croit plus qu'aux résultats matériels de l'activité sociale, où l'on
+rêve de faire de l'homme une machine productive, où l'on ne voit dans la
+science qu'un auxiliaire de l'industrie.
+
+--Mais cela n'a pas mal réussi aux Allemands, fit observer Jules,
+puisque avec leur science appliquée ils concurrencent et menacent de
+supplanter bientôt l'Angleterre sur les marchés de l'ancien et du
+nouveau monde.
+
+--S'ensuit-il, repartit Argensola, qu'ils possèdent une réelle et
+durable supériorité sur l'Angleterre et sur les autres pays de haute
+civilisation? La science, même poussée loin, n'exclut pas nécessairement
+la barbarie. La culture véritable, comme l'a dit ce Nietzsche dont je
+t'ai analysé le _Zarathustra_, c'est «l'unité de style dans toutes les
+manifestations de la vie». Si donc un savant s'est cantonné dans ses
+études spéciales avec la seule intention d'en tirer des avantages
+matériels, ce savant peut très bien avoir fait d'importantes
+découvertes, il n'en reste pas moins un barbare. «Les Français, disait
+encore Nietzsche, sont le seul peuple d'Europe qui possède une culture
+authentique et féconde, et il n'est personne en Allemagne qui ne leur
+ait fait de larges emprunts.» Nietzsche voyait clair; mais ton cousin
+est fou, archi-fou.
+
+--Tes paroles me tranquillisent, répondit Jules. Je t'avoue que
+l'assurance de ce grandiloquent docteur m'avait un peu déprimé. J'ai
+beau n'être pas de nationalité française; en ces heures tragiques, je
+sens malgré moi que j'aime la France. Je n'ai jamais pris part aux
+luttes des partis; mais, d'instinct, je suis républicain. Dans mon for
+intérieur, je serais humilié du triomphe de l'Allemagne et je gémirais
+de voir son joug despotique s'appesantir sur les nations libres où le
+peuple se gouverne lui-même. C'est un danger qui, hélas! me paraît très
+menaçant.
+
+--Qui sait? reprit Argensola pour le réconforter. La France est un pays
+à surprises. Il faut voir le Français à l'œuvre, quand il travaille à
+réparer son imprévoyance. Hartrott a beau dire: en ce moment, il y a de
+l'ordre à Paris, de la résolution, de l'enthousiasme. J'imagine que,
+dans les jours qui ont précédé Valmy, la situation était pire que celle
+d'à présent: tout était désorganisé; on n'avait pour se défendre que des
+bataillons d'ouvriers et de laboureurs qui n'avaient jamais tenu un
+fusil; et cela n'a pas empêché que, pendant vingt ans, les vieilles
+monarchies de l'Europe n'ont pu venir à bout de ces soldats improvisés.
+
+Cette nuit-là, Jules eut le sommeil agité par des rêves où, avec une
+brusque incohérence d'images projetées sur l'écran d'un cinématographe,
+se succédaient des scènes d'amour, de batailles furieuses,
+d'universités allemandes, de bals parisiens, de paquebots
+transatlantiques et de déluge universel.
+
+A la même heure, son cousin Otto von Hartrott, confortablement installé
+dans un _sleeping car_, roulait seul vers les rives de la Sprée. Il
+n'avait pas trouvé sa mère à la gare; mais cela ne lui avait donné
+aucune inquiétude, et il était convaincu qu'Héléna, partie avec son amie
+la conseillère d'ambassade, arriverait à Berlin avant lui. En réalité,
+Héléna était encore chez sa sœur, avenue Victor-Hugo. Voici les
+contretemps qui l'avaient empêchée de tenir la promesse de départ faite
+à son fils.
+
+Depuis qu'elle était arrivée à Paris, elle avait, comme de juste, couru
+les grands magasins et fait une multitude d'emplettes. Or, le jour où
+elle aurait dû partir, nombre de choses qu'il lui paraissait
+spécialement nécessaire de rapporter en Allemagne, n'avaient pas été
+livrées par les fournisseurs. Elle avait donc passé toute la matinée à
+téléphoner aux quatre coins de Paris; mais, en raison du désarroi
+général, plusieurs commandes manquaient encore à l'appel, quand vint
+l'heure de monter en automobile pour le train de l'après-midi. Elle
+avait donc décidé de ne partir que par le train du soir, avec son fils.
+Mais, le soir, elle avait une telle montagne de bagages,--malles,
+valises, caisses, cartons à chapeaux, sacs de nuit, paquets de toute
+sorte,--que jamais il n'avait été possible de préparer et de charger
+tout cela en temps opportun. Lorsqu'il avait été bien constaté que le
+train du soir n'était pas moins irrémédiablement perdu que celui de
+l'après-midi, elle s'était résignée sans trop de peine à rester. En
+somme, elle n'était pas fâchée des fatalités imprévues qui l'excusaient
+d'avoir manqué à sa parole. Qui sait même si elle n'avait pas mis un peu
+de complaisance à aider le veto du destin? D'une part, malgré les
+emphatiques discours de son fils, elle n'était pas du tout persuadée
+qu'il fût urgent de quitter Paris. Et d'autre part,--les cervelles
+féminines ne répugnent point à admettre des arguments contraires,--la
+tendre, inconséquente et un peu sotte «romantique» pensait sans doute
+que, le jour où les armées allemandes entreraient à Paris, la présence
+d'Héléna von Hartrott serait utile aux Desnoyers pour les protéger
+contre les taquineries des vainqueurs.
+
+
+
+
+IV
+
+OU APPARAISSENT LES QUATRE CAVALIERS
+
+
+Les jours qui suivirent, Jules et Argensola vécurent d'une vie enfiévrée
+par la rapidité avec laquelle se succédaient les événements. Chaque
+heure apportait une nouvelle, et ces nouvelles, presque toujours
+fausses, remuaient rudement l'opinion en sens contraires. Tantôt le
+péril de la guerre semblait conjuré; tantôt le bruit courait que la
+mobilisation serait ordonnée dans quelques minutes. Un seul jour
+représentait les inquiétudes, les anxiétés, l'usure nerveuse d'une année
+ordinaire.
+
+On apprit coup sur coup que l'Autriche déclarait la guerre à la Serbie;
+que la Russie mobilisait une partie de son armée; que l'Allemagne
+décrétait «l'état de menace de guerre»; que les Austro-Hongrois, sans
+tenir compte des négociations en cours, commençaient le bombardement de
+Belgrade; que Guillaume II, pour forcer le cours des événements et pour
+empêcher les négociations d'aboutir, faisait à son tour à la Russie une
+déclaration de guerre.
+
+La France assistait à cette avalanche d'événements graves avec un
+recueillement sobre de paroles et de manifestations. Une résolution
+froide et solennelle animait tous les cœurs. Personne ne désirait la
+guerre, mais tout le monde l'acceptait avec le ferme propos d'accomplir
+son devoir. Pendant la journée, Paris se taisait, absorbé dans ses
+préoccupations. Seules quelques bandes de patriotes exaltés traversaient
+la place de la Concorde en acclamant la statue de Strasbourg. Dans les
+rues, les gens s'abordaient d'un air amical: il semblait qu'ils se
+connussent sans s'être jamais vus. Les yeux attiraient les yeux, les
+sourires se répondaient avec la sympathie d'une pensée commune. Les
+femmes étaient tristes; mais, pour dissimuler leur émotion, elles
+parlaient plus fort. Le soir, dans le long crépuscule d'été, les
+boulevards s'emplissaient de monde; les habitants des quartiers
+lointains affluaient vers le centre, comme aux jours des révolutions
+d'autrefois, et les groupes se réunissaient, formaient une foule immense
+d'où s'élevaient des cris et des chants. Ces multitudes se portaient
+jusqu'au cœur de Paris, où les lampes électriques venaient de s'allumer,
+et le défilé se prolongeait jusqu'à une heure avancée, avec le drapeau
+national flottant au-dessus des têtes parmi d'autres drapeaux qui lui
+faisaient escorte.
+
+Dans une de ces nuits de sincère exaltation, les deux amis apprirent une
+nouvelle inattendue, incompréhensible, absurde: on venait d'assassiner
+Jaurès. Cette nouvelle, on la répétait dans les groupes avec un
+étonnement qui était plus grand encore que la douleur. «On a assassiné
+Jaurès? Et pourquoi?» Le bon sens populaire qui, par instinct, cherche
+une explication à tous les attentats, demeurait perplexe. Les hommes
+d'ordre redoutaient une révolution. Jules Desnoyers craignit un moment
+que les sinistres prédictions de son cousin Otto ne fussent sur le point
+de s'accomplir; cet assassinat allait provoquer des représailles et
+aboutirait à une guerre civile. Mais les masses populaires, quoique
+cruellement affligées de la mort de leur héros favori, gardaient un
+tragique silence. Il n'était personne qui, par delà ce cadavre,
+n'aperçût l'image auguste de la patrie.
+
+Le matin suivant, le danger s'était évanoui. Les ouvriers parlaient de
+généraux et de guerre, se montraient les uns aux autres leurs livrets de
+soldats, annonçaient la date à laquelle ils partiraient, lorsque l'ordre
+de mobilisation aurait été publié.
+
+Les événements continuaient à se succéder avec une rapidité qui n'était
+que trop significative. Les Allemands envahissaient le Luxembourg et
+s'avançaient jusque sur la frontière française, alors que leur
+ambassadeur était encore à Paris et y faisait des promesses de paix.
+
+Le 1er août, dans l'après-midi, furent apposées précipitamment, ça et
+là, quelques petites affiches manuscrites auxquelles succédèrent bientôt
+de grandes affiches imprimées qui portaient en tête deux drapeaux
+croisés. C'était l'ordre de la mobilisation générale. La France entière
+allait courir aux armes.
+
+--Cette fois, c'est fait! dirent les gens arrêtés devant ces affiches.
+
+Et les poitrines se dilatèrent, poussèrent un soupir de soulagement. Le
+cauchemar était fini; la réalité cruelle était préférable à
+l'incertitude, à l'attente, à l'appréhension d'un obscur péril qui
+rendait les jours longs comme des semaines.
+
+La mobilisation commençait à minuit. Dès le crépuscule, il se produisit
+dans tout Paris un mouvement extraordinaire. On aurait dit que les
+tramways, les automobiles et les voitures marchaient à une allure folle.
+Jamais on n'avait vu tant de fiacres, et pourtant les bourgeois qui
+auraient voulu en prendre un, faisaient de vains appels aux cochers:
+aucun cocher ne voulait travailler pour les civils. Tous les moyens de
+transport étaient pour les militaires, toutes les courses aboutissaient
+aux gares. Les lourds camions de l'intendance, pleins de sacs, étaient
+salués au passage par l'enthousiasme général, et les soldats habillés en
+mécaniciens qui manœuvraient ces pyramides roulantes, répondaient aux
+acclamations en agitant les bras et en poussant des cris joyeux. La
+foule se pressait, se bousculait, mais n'en gardait pas moins une
+insolite courtoisie. Lorsque deux véhicules s'accrochaient et que, par
+la force de l'habitude, les conducteurs allaient échanger des injures,
+le public s'interposait et les obligeait à se serrer la main. Les
+passants qui avaient failli être écrasés par une automobile riaient en
+criant au chauffeur: «Tuer un Français qui regagne son régiment!» Et le
+chauffeur répondait: «Moi aussi, je pars demain. C'est ma dernière
+course.»
+
+Vers une heure du matin, Jules et Argensola entrèrent dans un café des
+boulevards. Ils étaient fatigués l'un et l'autre par les émotions de la
+journée. Dans une atmosphère brûlante et chargée de fumée de tabac, les
+consommateurs chantaient la _Marseillaise_ en agitant de petits
+drapeaux. Ce public un peu cosmopolite passait en revue les nations de
+l'Europe et les saluait par des rugissements d'allégresse: toutes ces
+nations, toutes sans exception, allaient se mettre du côté de la France.
+Un vieux ménage de rentiers à l'existence ordonnée et médiocre, qui
+peut-être n'avaient pas souvenir d'avoir jamais été hors de chez eux à
+une heure aussi tardive, étaient assis à une table près du peintre et
+de son ami. Entraînés par le flot de l'enthousiasme général, ils étaient
+descendus jusqu'aux boulevards «afin de voir la guerre de plus près». La
+langue étrangère que parlaient entre eux ces voisins de table donna au
+mari une haute idée de leur importance.
+
+--Croyez-vous, messieurs, leur demanda-t-il, que l'Angleterre marche
+avec nous?
+
+Argensola, qui n'en savait pas plus que son interlocuteur, répondit avec
+assurance:
+
+--Sans aucun doute. C'est chose décidée.
+
+--Vive l'Angleterre! s'écria le petit vieux en se mettant debout.
+
+Et, sous les regards admiratifs de sa femme, il entonna une vieille
+chanson patriotique, en marquant par des mouvements de bras le rythme du
+refrain.
+
+Jules et Argensola revinrent pédestrement à la rue de la Pompe. Au
+milieu des Champs-Élysées, ils rejoignirent un homme coiffé d'un chapeau
+à larges bords, qui marchait lentement dans la même direction qu'eux, et
+qui, quoique seul, discourait à voix presque haute. Argensola reconnut
+Tchernoff et lui souhaita le bonsoir. Alors, sans y être invité, le
+Russe régla son pas sur celui des deux autres et remonta vers l'Arc de
+Triomphe en leur compagnie. C'était à peine si Jules avait eu
+précédemment l'occasion d'échanger avec l'ami d'Argensola quelques
+coups de chapeau sous le porche; mais l'émotion dispose les âmes à la
+sympathie. Quant à Tchernoff, qui n'était jamais gêné avec personne, il
+eut vis-à-vis de Jules absolument la même attitude que s'il l'avait
+connu depuis sa naissance. Il reprit donc le cours des raisonnements
+qu'il adressait tout à l'heure aux masses de noire végétation, aux bancs
+solitaires, à l'ombre verte trouée ça et là par la lueur tremblante des
+becs de gaz, et il les reprit à l'endroit même où il les avait
+interrompus, sans prendre la peine de donner à ses nouveaux auditeurs la
+moindre explication.
+
+--En ce moment, grommela le Russe, _ils_ crient avec la même fièvre que
+ceux d'ici; _ils_ croient de bonne foi qu'ils vont défendre leur patrie
+attaquée; ils veulent mourir pour leurs familles et pour leurs foyers,
+que personne ne menace...
+
+--De qui parlez-vous, Tchernoff? interrogea Argensola.
+
+--D'_eux_! répondit le Russe en regardant fixement son interlocuteur,
+comme si la question l'eût étonné. J'ai vécu dix ans en Allemagne, j'ai
+été correspondant d'un journal de Berlin, et je connais à fond ces
+gens-là. Eh bien, ce qui se passe à cette heure sur les bords de la
+Seine se passe aussi sur les bords de la Sprée: des chants, des
+rugissements de patriotisme, des drapeaux qu'on agite. En apparence
+c'est la même chose; mais, au fond, quelle différence! La France, elle,
+ne veut pas de conquêtes: ce soir, la foule a malmené quelques
+braillards qui hurlaient «A Berlin!». Tout ce que la République demande,
+c'est qu'on la respecte et qu'on la laisse vivre en paix. La République
+n'est pas la perfection, je le sais; mais encore vaut-elle mieux que le
+despotisme d'un monarque irresponsable et qui se vante de régner par la
+grâce de Dieu.
+
+Tchernoff se tut quelques instants, comme pour considérer en lui-même un
+spectacle qui s'offrait à son imagination.
+
+--Oui, à cette heure, continua-t-il, les masses populaires de là-bas, se
+consolant de leurs humiliations par un grossier matérialisme,
+vocifèrent: «A Paris! A Paris! Nous y boirons du Champagne gratis!» La
+bourgeoisie piétiste, qui est capable de tout pour obtenir une dignité
+nouvelle, et l'aristocratie, qui a donné au monde les plus grands
+scandales des dernières années, vocifèrent aussi: «A Paris! A Paris!»,
+parce que c'est la Babylone du péché, la ville du Moulin-Rouge et des
+restaurants de Montmartre, seules choses que ces gens en connaissent.
+Quant à mes camarades de la Social-Démocratie, ils ne vocifèrent pas
+moins que les autres, mais le cri qu'on leur a enseigné est différent:
+«A Moscou! A Saint-Pétersbourg! Écrasons la tyrannie russe, qui est un
+danger pour la civilisation.»
+
+Et, dans le silence de la nuit, Tchernoff eut un éclat de rire qui
+résonna comme un cliquetis de castagnettes. Après quoi, il poursuivit:
+
+--Mais la Russie est bien plus civilisée que l'Allemagne! La vraie
+civilisation ne consiste pas seulement à posséder une grande industrie,
+des flottes, des armées, des universités où l'on n'enseigne que la
+science. Cela, c'est une civilisation toute matérielle. Il y en a une
+autre, beaucoup meilleure, qui élève l'âme et qui fait que la dignité
+humaine réclame ses droits. Un citoyen suisse qui, dans son chalet de
+bois, s'estime l'égal de tous les hommes de son pays, est plus civilisé
+que le _Herr Professor_ qui cède le pas à un lieutenant ou que le
+millionnaire de Hambourg qui se courbe comme un laquais devant quiconque
+porte un nom à particule. Je ne nie pas que les Russes aient eu à
+souffrir d'une tyrannie odieuse; j'en sais personnellement quelque
+chose; je connais la faim et le froid des cachots; j'ai vécu en Sibérie.
+Mais d'une part, il faut prendre garde que, chez nous, la tyrannie est
+principalement d'origine germanique; la moitié de l'aristocratie russe
+est allemande; les généraux qui se distinguent le plus en faisant
+massacrer les ouvriers grévistes et les populations annexées sont
+allemands; les hauts fonctionnaires qui soutiennent le despotisme et qui
+conseillent la répression sanglante, sont allemands. Et d'autre part, en
+Russie, la tyrannie a toujours vu se dresser devant elle une
+protestation révolutionnaire. Si une partie de notre peuple est encore
+à demi barbare, le reste a une mentalité supérieure, un esprit de haute
+morale qui lui fait affronter les sacrifices et les périls par amour de
+la liberté. En Allemagne, au contraire, qui a jamais protesté pour
+défendre les droits de l'homme? Où sont les intellectuels ennemis du
+tsarisme prussien? Les intellectuels se taisent ou prodiguent leurs
+adulations à l'oint du Seigneur. En deux siècles d'histoire, la Prusse
+n'a pas su faire une seule révolution contre ses indignes maîtres; et,
+aujourd'hui que l'empereur allemand, musicien et comédien comme Néron,
+afflige le monde de la plus effroyable des calamités, parce qu'il aspire
+à prendre dans l'histoire un rôle théâtral de grand acteur, son peuple
+entier se soumet à cette folie d'histrion et ses savants ont l'ignominie
+de l'appeler «les délices du genre humain». Non, il ne faut pas dire que
+la tyrannie qui pèse sur mon pays soit essentiellement propre à la
+Russie: les plus mauvais tsars furent ceux qui voulurent imiter les rois
+de Prusse. Le Slave réactionnaire est brutal, mais il se repent de sa
+brutalité, et parfois même il en pleure. On a vu des officiers russes se
+suicider pour ne point commander le feu contre le peuple ou par remords
+d'avoir pris part à des tueries. Le tsar actuellement régnant a caressé,
+dans un rêve humanitaire, la généreuse utopie de la paix universelle et
+organisé les conférences de la Haye. Le kaiser de la _Kultur_, lui, a
+travaillé des années et des années à construire et à graisser une
+effroyable machine de destruction pour écraser l'Europe. Le Russe est un
+chrétien humble, démocrate, altéré de justice; l'Allemand fait montre de
+christianisme, mais il n'est qu'un idolâtre comme les Germains
+d'autrefois.
+
+Ici Tchernoff s'arrêta une seconde, comme pour préparer ses auditeurs à
+entendre une déclaration extraordinaire.
+
+--Moi, reprit-il, je suis chrétien.
+
+Argensola, qui connaissait les idées et l'histoire du Russe, fit un
+geste d'étonnement. Tchernoff surprit ce geste et crut devoir donner des
+explications.
+
+--Il est vrai, dit-il, que je ne m'occupe guère de Dieu et que je ne
+crois pas aux dogmes; mais mon âme est chrétienne comme celle de tous
+les révolutionnaires. La philosophie de la démocratie moderne est un
+christianisme laïc. Nous les socialistes, nous aimons les humbles, les
+besogneux, les faibles; nous défendons leur droit à la vie et au
+bien-être, comme l'ont fait les grands exaltés de la religion qui dans
+tout malheureux voyaient un frère. Il n'y a qu'une différence: c'est au
+nom de la justice que nous réclamons le respect pour le pauvre, tandis
+que les chrétiens réclament ce respect au nom de la pitié. Mais
+d'ailleurs, les uns comme les autres, nous tâchons de faire que les
+hommes s'entendent afin d'arriver à une vie meilleure, que le fort fasse
+des sacrifices pour le faible, le riche pour le nécessiteux, et que
+finalement la fraternité règne dans le monde. Le christianisme, religion
+des humbles, a reconnu à tous les hommes le droit naturel d'être
+heureux; mais il a placé le bonheur dans le ciel, loin de notre «vallée
+de larmes». La révolution, et les socialistes qui sont ses héritiers,
+ont placé le bonheur dans les réalités terrestres et veulent que tous
+les hommes puissent obtenir ici-bas leur part légitime. Or, où
+trouve-t-on le christianisme dans l'Allemagne d'aujourd'hui? Elle s'est
+fabriqué un Dieu à sa ressemblance, et, quand elle croit adorer ce Dieu,
+c'est devant sa propre image qu'elle est en adoration. Le Dieu allemand
+n'est que le reflet de l'État allemand, pour lequel la guerre est la
+première fonction d'un peuple et la plus profitable des industries.
+Lorsque d'autres peuples chrétiens veulent faire la guerre, ils sentent
+la contradiction qui existe entre leur dessein et les enseignements de
+l'Évangile, et ils s'excusent en alléguant la cruelle nécessité de se
+défendre. L'Allemagne, elle, proclame que la guerre est agréable à Dieu.
+Pour tous les Allemands, quelles que soient d'ailleurs les différences
+de leurs confessions religieuses, il n'y a qu'un Dieu, qui est celui de
+l'État allemand, et c'est ce Dieu qu'à cette heure Guillaume appelle
+«son puissant Allié». La Prusse, en créant pour son usage un Jéhovah
+ambitieux, vindicatif, hostile au reste du genre humain, a rétrogradé
+vers les plus grossières superstitions du paganisme. En effet, le grand
+progrès réalisé par la religion chrétienne fut de concevoir un Dieu
+unique et de tendre à créer par là une certaine unité morale, un certain
+esprit d'union et de paix entre tous les hommes. Le Dieu des chrétiens a
+dit: «Tu ne tueras pas!», et son fils a dit: «Bienheureux les
+pacifiques!» Au contraire, le Dieu de Berlin porte le casque et les
+bottes à l'écuyère, et il est mobilisé par son empereur avec Otto, Franz
+ou Wilhelm, qu'il les aide à battre, à voler et à massacrer les ennemis
+du peuple élu. Pourquoi cette différence? Parce que les Allemands ne
+sont que des chrétiens d'hier. Leur christianisme date à peine de six
+siècles, tandis que celui des autres peuples européens date de dix, de
+quinze, de dix-huit siècles. A l'époque des dernières croisades, les
+Prussiens vivaient encore dans l'idolâtrie. Chez eux, l'orgueil de race
+et les instincts guerriers font renaître en ce moment le souvenir des
+vieilles divinités mortes et prêtent au Dieu bénin de l'Évangile
+l'aspect rébarbatif d'un sanguinaire habitant du Walhalla.
+
+Dans le silence de la majestueuse avenue, le Russe évoqua les figures
+des anciennes divinités germaniques dont ce Dieu prussien était
+l'héritier et le continuateur. Réveillés par l'agréable bruit des armes
+et par l'aigre odeur du sang, ces divinités, qu'on croyait défuntes,
+allaient reparaître au milieu des hommes. Déjà Thor, le dieu brutal, à
+la tête petite, s'étirait les bras et empoignait le marteau qui lui
+sert à écraser les villes; Wotan affilait sa lance, qui a pour lame
+l'éclair et pour pommeau le tonnerre; Odin à l'œil unique bâillait de
+malefaim en attendant les morts qui s'amoncelleraient autour de son
+trône; les Walkyries, vierges échevelées, suantes et malodorantes,
+galopaient de nuage en nuage, excitant les hommes par des clameurs
+farouches et se préparant à emporter les cadavres jetés comme des
+bissacs sur la croupe de leurs chevaux ailés.
+
+Argensola interrompit cette tirade pour faire observer que l'orgueil
+allemand ne s'appuyait pas seulement sur cet inconscient paganisme, mais
+qu'il croyait avoir aussi pour lui le prestige de la science.
+
+--Je sais, je sais! répondit Tchernoff sans laisser à l'autre le temps
+de développer sa pensée. Les Allemands sont pour la science de laborieux
+manœuvres. Confinés chacun dans sa spécialité, ils ont la vue courte,
+mais le labeur tenace; ils ne possèdent pas le génie créateur, mais ils
+savent tirer parti des découvertes d'autrui et s'enrichir par
+l'application industrielle des principes qu'eux-mêmes étaient incapables
+de mettre en lumière. Chez eux l'industrie l'emporte de beaucoup sur la
+science pure, l'âpre amour du gain sur la pure curiosité intellectuelle;
+et c'est même la raison pour laquelle ils commettent si souvent de
+lourdes méprises et mêlent tant de charlatanisme à leur science. En
+Allemagne les grands noms deviennent des réclames commerciales, sont
+exploités comme des marques de fabrique. Les savants illustres se font
+hôteliers de sanatorium. Un _Herr Professor_ annonce à l'univers qu'il
+vient de découvrir le traitement de la tuberculose, et cela n'empêche
+pas les tuberculeux de mourir comme auparavant. Un autre désigne par un
+chiffre le remède qui, assure-t-il, triomphe de la plus inavouable des
+maladies, et il n'y a pas un avarié de moins dans le monde. Mais ces
+lourdes erreurs représentent des fortunes considérables; ces fausses
+panacées valent des millions à leur inventeur et à la société
+industrielle qui exploite le brevet, qui lance le produit sur le marché;
+car ce produit se vend très cher, et il n'y a guère que les riches qui
+puissent en faire usage. Comme tout cela est loin du beau
+désintéressement d'un Pasteur et de tant d'autres savants qui, au lieu
+de se réserver le monopole de leurs découvertes, en ont fait largesse à
+l'humanité! Pour ce qui concerne la science spéculative, les Allemands
+ne vivent guère que d'emprunts; mais ils trouvent encore le moyen d'en
+tirer du bénéfice pour eux-mêmes. C'est Gobineau et Chamberlain,
+c'est-à-dire un Français et un Anglais, qui leur ont fourni les
+arguments théoriques par lesquels ils prétendent établir la supériorité
+de leur race; c'est avec les résidus de la philosophie de Darwin et de
+Spencer que leur vieil Haeckel a confectionné le monisme, cette
+doctrine qui, appliquée à la politique, tend à consacrer
+scientifiquement l'orgueil allemand, et qui attribue aux Teutons le
+droit de dominer le monde parce qu'ils sont les plus forts.
+
+--Il me paraît bien que vous avez raison, interrompit de nouveau
+Argensola. Mais pourtant la science moderne n'admet-elle pas, sous le
+nom de lutte pour la vie, ce droit de la force?
+
+--Non, mille fois non, lorsqu'il s'agit des sociétés humaines! La lutte
+pour la vie et les cruautés qui lui font cortège sont peut-être,--et
+encore n'en suis-je pas bien sûr,--la loi d'évolution qui régit les
+espèces inférieures; mais indubitablement ce n'est point la loi de
+l'espèce humaine. L'homme est un être de raison et de progrès, et son
+intelligence le rend capable de s'affranchir des fatalités du milieu, de
+substituer à la férocité de la concurrence vitale les principes de la
+justice et de la fraternité. Tout homme, riche ou pauvre, robuste ou
+débile, a le droit de vivre; toute nation, vieille ou jeune, grande ou
+petite, a le droit d'exister et d'être libre. Mais la _Kultur_ n'est que
+l'absolutisme oppressif d'un État qui organise et machinise les
+individus et les collectivités pour en faire les instruments de la
+mission de despotisme universel qu'il s'attribue sans autre titre que
+l'infatuation de son orgueil.
+
+Ils étaient arrivés à la place de l'Étoile. L'Arc de Triomphe détachait
+sa masse sombre sur le ciel étoilé. Les avenues qui rayonnent autour du
+monument allongeaient à perte de vue leurs doubles files de lumières.
+Les becs de gaz voisins illuminaient les bases du gigantesque édifice et
+la partie inférieure de ses groupes sculptés; mais, plus haut, les
+ombres épaissies faisaient la pierre toute noire.
+
+--C'est très beau, dit Tchernoff. Toute une civilisation qui aime la
+paix et la douceur de la vie, a passé par là.
+
+Quoique étranger, il n'en subissait pas moins l'attraction de ce
+monument vénérable, qui garde la gloire des ancêtres. Il ne voulait pas
+savoir qui l'avait édifié. Les hommes construisent, croyant concréter
+dans la pierre une idée particulière, qui flatte leur orgueil; mais
+ensuite la postérité, dont les vues sont plus larges, change la
+signification de l'édifice, le dépouille de l'égoïsme primitif et en
+grandit le symbolisme. Les statues grecques, qui n'ont été à l'origine
+que de saintes images données aux sanctuaires par les dévôts de ce
+temps-là, sont devenues des modèles d'éternelle beauté. Le Colisée,
+énorme cirque construit pour des jeux sanguinaires, et les arcs élevés à
+la gloire de Césars ineptes, représentent aujourd'hui pour nous la
+grandeur romaine.
+
+--L'Arc de Triomphe, reprit Tchernoff, a deux significations. Par les
+noms des batailles et des généraux gravés sur les surfaces intérieures
+de ses pilastres et de ses voûtes, il n'est que français et il prête à
+la critique. Mais extérieurement il ne porte aucun nom; il a été élevé
+à la mémoire de la Grande Armée, et cette Grande Armée fut le peuple
+même, le peuple qui fit la plus juste des révolutions et qui la répandit
+par les armes dans l'Europe entière. Les guerriers de Rude qui entonnent
+la _Marseillaise_ ne sont pas des soldats professionnels; ce sont des
+citoyens armés qui partent pour un sublime et violent apostolat. Il y a
+là quelque chose de plus que la gloire étroite d'une seule nation. Voilà
+pourquoi je ne puis penser sans horreur au jour néfaste où a été
+profanée la majesté d'un tel monument. A l'endroit où nous sommes, des
+milliers de casques à pointe ont étincelé au soleil, des milliers de
+grosses bottes ont frappé le sol avec une régularité mécanique, des
+trompettes courtes, des fifres criards, des tambours plats ont troublé
+le silence de cet édifice; la marche guerrière de _Lohengrin_ a retenti
+dans l'avenue déserte, devant les maisons fermées. Ah! s'ils revenaient,
+quel désastre! L'autre fois, ils se sont contentés de cinq milliards et
+de deux provinces; aujourd'hui, ce serait une calamité beaucoup plus
+terrible, non seulement pour les Français, mais pour tout ce qu'il y a
+de nations honnêtes dans le monde.
+
+Ils traversèrent la place. Arrivés sous la voûte de l'Arc, ils se
+retournèrent pour regarder les Champs-Élysées. Ils ne voyaient qu'un
+large fleuve d'obscurité sur lequel flottaient des chapelets de petits
+feux rouges ou blancs, entre de hautes berges formées par les maisons
+construites en bordure. Mais, familiarisés avec le panorama, il leur
+semblait qu'ils voyaient, malgré les ténèbres, la pente majestueuse de
+l'avenue, la double rangée des palais qui la bordent, la place de la
+Concorde avec son obélisque, et, dans le fond, les arbres du jardin des
+Tuileries: toute la Voie triomphale.
+
+Tchernoff, Argensola et Jules prirent par l'avenue Victor-Hugo pour
+rentrer chez eux. Sous le porche, le Russe, qui devait remonter chez lui
+par l'escalier de service, souhaita le bonsoir à ses compagnons; mais
+Jules avait pris goût à l'éloquence un peu fantasque de cet homme, et il
+le pria de venir à l'atelier pour y poursuivre l'entretien. Argensola
+n'eut pas de peine à lui faire accepter cette invitation en parlant de
+déboucher une certaine bouteille de vin fin qu'il gardait dans le buffet
+de la cuisine. Ils montèrent donc tous les trois à l'atelier par
+l'ascenseur et s'installèrent autour d'une petite table, près du balcon
+aux fenêtres grandes ouvertes. Ils étaient dans la pénombre, le dos
+tourné à l'intérieur de la pièce, et un énorme rectangle de bleu sombre,
+criblé d'astres, surmontait les toits des maisons qu'ils avaient devant
+eux; mais, dans la partie basse de ce rectangle, les lumières de la
+ville donnaient au ciel des teintes sanglantes.
+
+Tchernoff but coup sur coup deux verres de vin, en témoignant par des
+claquements de langue son estime pour le cru. Pendant quelques minutes,
+la majesté de la nuit tint les trois hommes silencieux; leurs regards,
+sautant d'étoile en étoile, joignaient ces points lumineux par des
+lignes idéales qui en faisaient des triangles, des quadrilatères,
+diverses figures géométriques d'une capricieuse irrégularité. Parfois la
+subite scintillation d'un astre accrochait leurs yeux et retenait leurs
+regards dans une fixité hypnotique. Enfin le Russe, sans sortir de sa
+contemplation, se versa un troisième verre de vin et dit:
+
+--Que pense-t-on là-haut des terriens? Les habitants de ces astres
+savent-ils qu'il a existé un Bismarck? Connaissent-ils la mission divine
+de la race germanique?
+
+Et il se mit à rire. Puis, après avoir considéré encore pendant quelques
+instants cette sorte de brume rougeâtre qui s'étendait au-dessus des
+toits:
+
+--Dans quelques heures, ajouta-t-il sans la moindre transition, lorsque
+le soleil se lèvera, on verra galoper à travers le monde les quatre
+cavaliers ennemis des hommes. Déjà les chevaux malfaisants piaffent,
+impatients de prendre leur course; déjà les sinistres maîtres se
+concertent avant de sauter en selle.
+
+--Et qui sont ces cavaliers? demanda Jules.
+
+--Ceux qui précèdent la Bête.
+
+Cette réponse n'était pas plus intelligible que les paroles qui
+l'avaient précédée, et Jules pensa: «Il est gris.» Mais, par curiosité,
+il interrogea de nouveau:
+
+--Et quelle est cette Bête?
+
+Le Russe parut surpris de la question. Il n'avait exprimé à haute voix
+que la fin de ses rêvasseries, et il croyait les avoir communiquées à
+ses compagnons depuis le début.
+
+--C'est la Bête de l'Apocalypse, répondit-il.
+
+Et d'abord il éprouva le besoin d'exprimer verbalement l'admiration que
+lui inspirait l'halluciné de Pathmos. A deux mille ans d'intervalle, le
+poète des visions grandioses et obscures exerçait encore de l'influence
+sur le révolutionnaire mystique, niché au plus haut étage d'une maison
+de Paris. Selon Tchernoff, il n'était rien que Jean n'eût pressenti, et
+ses délires, inintelligibles au vulgaire, contenaient la prophétique
+intuition de tous les grands événements humains.
+
+Puis le Russe décrivit la Bête apocalyptique surgissant des profondeurs
+de la mer. Elle ressemblait à un léopard; ses pieds étaient comme ceux
+d'un ours et sa gueule comme celle d'un lion; elle avait sept têtes et
+dix cornes, et sur les cornes dix diadèmes, et sur chacune des sept
+têtes le nom d'un blasphème était écrit. L'évangéliste n'avait pas dit
+ces noms, peut-être parce qu'ils variaient selon les époques et
+changeaient à chaque millénaire, lorsque la Bête faisait une apparition
+nouvelle; mais Tchernoff lisait sans peine ceux qui flamboyaient
+aujourd'hui sur les têtes du monstre: c'étaient des blasphèmes contre
+l'humanité, contre la justice, contre tout ce qui rend la vie tolérable
+et douce. C'étaient, par exemple, des maximes comme celle-ci:
+
+«La force prime le droit.»
+
+«Le faible n'a pas droit à l'existence.»
+
+«Pour être grand il faut être dur.»
+
+--Mais les quatre cavaliers? interrompit Jules qui craignait de voir
+Tchernoff s'égarer dans de nouvelles digressions.
+
+--Vous ne vous rappelez pas ce que représentent les cavaliers? demanda
+le Russe.
+
+Et, cette fois, il daigna rafraîchir la mémoire de ses auditeurs.
+
+Un grand trône était dressé, et celui qui y était assis paraissait de
+jaspe, et un arc-en-ciel formait derrière sa tête comme un dais
+d'émeraude. Autour du trône, il y avait vingt-quatre autres trônes
+disposés en demi-cercle, et sur ces trônes vingt-quatre vieillards vêtus
+d'habillements blancs et couronnés de couronnes d'or. Quatre animaux
+énormes, couverts d'yeux et pourvus chacun de six ailes, gardaient le
+grand trône.
+
+Et les sceaux du livre du mystère étaient rompus par l'agneau en
+présence de celui qui y était assis. Les trompettes sonnaient pour
+saluer la rupture du premier sceau; l'un des animaux criait d'une voix
+tonnante au poète visionnaire: «Regarde!» Et le premier cavalier
+apparaissait sur un cheval blanc, et ce cavalier tenait à la main un
+arc, et il avait sur la tête une couronne. Selon les uns c'était la
+Conquête, selon d'autres c'était la Peste, et rien n'empêchait que ce
+fût à la fois l'une et l'autre.
+
+Au second sceau: «Regarde!», criait le second animal en roulant ses yeux
+innombrables. Et du sceau rompu jaillissait un cheval roux, et le
+cavalier qui le montait brandissait au-dessus de sa tête une grande
+épée: c'était la Guerre. Devant son galop furieux la paix était bannie
+du monde et les hommes commençaient à s'exterminer.
+
+Au troisième sceau: «Regarde!», criait le troisième des animaux ailés.
+Et c'était un cheval noir qui s'élançait, et celui qui le montait tenait
+une balance à la main, pour peser les aliments des hommes: c'était la
+Famine.
+
+Au quatrième sceau: «Regarde!», criait le quatrième animal. Et c'était
+un cheval de couleur blême qui bondissait, et celui qui était monté
+dessus se nommait la Mort.
+
+Et le pouvoir leur fut donné de faire périr les hommes par l'épée, par
+la faim, par la peste et par les bêtes sauvages.
+
+Tchernoff décrivait ces quatre fléaux comme s'il les avait vus de ses
+yeux. Le cavalier du cheval blanc était vêtu d'un costume fastueux et
+barbare; sa face d'Oriental se contractait atrocement, comme s'il se
+délectait à renifler l'odeur des victimes. Tandis que son cheval
+galopait, il tendait son arc pour décocher le fléau. Sur son épaule
+sautait un carquois de bronze plein de flèches empoisonnées par les
+germes de toutes les maladies.
+
+Le cavalier du cheval roux brandissait son énorme espadon au-dessus de
+sa chevelure ébouriffée par la violence de la course; il était jeune,
+mais ses sourcils contractés et sa bouche serrée lui donnaient une
+expression de férocité implacable. Ses vêtements, agités par
+l'impétuosité du galop, laissaient apercevoir une musculature
+athlétique.
+
+Vieux, chauve et horriblement maigre, le troisième cavalier, à
+califourchon sur la coupante échine du cheval noir, pressait de ses
+cuisses décharnées les flancs maigres de l'animal et montrait
+l'instrument qui symbolise la nourriture devenue rare et achetée au
+poids de l'or.
+
+Les genoux du quatrième cavalier, aigus comme des éperons, piquaient les
+flancs du cheval blême; sa peau parcheminée laissait voir les saillies
+et les creux du squelette; sa face de cadavre avait le rire sardonique
+de la destruction; ses bras, minces comme des roseaux, maniaient une
+faux gigantesque; à ses épaules anguleuses pendait un lambeau de suaire.
+
+Et les quatre cavaliers entreprenaient une course folle, et leur funeste
+chevauchée passait comme un ouragan sur l'immense foule des humains. Le
+ciel obscurci prenait une lividité d'orage; des monstres horribles et
+difformes volaient en spirales au-dessus de l'effroyable _fantasia_ et
+lui faisaient une répugnante escorte. Hommes et femmes, jeunes et vieux
+fuyaient, se bousculaient, tombaient par terre dans toutes les attitudes
+de la peur, de l'étonnement, du désespoir; et les quatre coursiers
+foulaient implacablement cette jonchée humaine sous les fers de leurs
+sabots.
+
+--Mais vous allez voir, dit Tchernoff. J'ai un livre précieux où tout
+cela est figuré.
+
+Et il se leva, sortit de l'atelier par une petite porte qui communiquait
+avec l'escalier de service, revint au bout de quelques minutes avec le
+livre. Ce volume, imprimé en 1511, avait pour titre: _Apocalypsis cum
+figuris_, et le texte latin était accompagné de gravures. Ces gravures
+étaient une œuvre de jeunesse exécutée par Albert Dürer, lorsqu'il
+n'avait que vingt-six ans. Et, à la clarté d'une lampe apportée par
+Argensola, ils contemplèrent l'estampe admirable qui représentait la
+course furieuse des quatre cavaliers de l'Apocalypse.
+
+
+
+
+V
+
+PERPLEXITÉS ET DÉSARROI
+
+
+Lorsque Marcel Desnoyers dut se convaincre que la guerre était
+inévitable, son premier mouvement fut de stupeur. L'humanité était donc
+devenue folle? Comment une guerre était-elle possible avec tant de
+chemins de fer, tant de bateaux marchands, tant de machines
+industrielles, tant d'activité déployée à la surface et dans les
+entrailles de la terre? Les nations allaient se ruiner pour toujours. Le
+capital était le maître du monde, et la guerre le tuerait; mais
+elle-même ne tarderait pas à mourir, faute d'argent. L'âme de cet homme
+d'affaires s'indignait à penser qu'une absurde aventure dissiperait des
+centaines de milliards en fumée et en massacres.
+
+D'ailleurs la guerre ne signifiait pour lui qu'un désastre à brève
+échéance. Il n'avait pas foi en son pays d'origine: la France avait
+fait son temps. Ceux qui triomphaient aujourd'hui, c'étaient les peuples
+du Nord, surtout cette Allemagne qu'il avait vue de près et dont il
+avait admiré la discipline et la rude organisation. Que pouvait faire
+une république corrompue et désorganisée contre l'empire le plus solide
+et le plus fort de la terre? «Nous allons à la mort, pensait-il. Ce sera
+pis qu'en 1870.»
+
+L'ordre et l'entrain avec lequel les Français accouraient aux armes et
+se convertissaient en soldats, l'étonnèrent prodigieusement et
+diminuèrent un peu son pessimisme. La masse de la population était bonne
+encore; le peuple avait conservé sa valeur d'autrefois; quarante-quatre
+ans de soucis et d'alarmes avaient fait refleurir les anciennes vertus.
+Mais les chefs? Où étaient les chefs qui conduiraient les soldats à la
+victoire?
+
+Cette question, tout le monde se la posait. L'anonymat du régime
+démocratique et l'inaction de la paix avaient tenu le pays dans une
+complète ignorance des généraux qui commanderaient les armées. On voyait
+bien ces armées se former d'heure en heure, mais on ne savait à peu près
+rien du commandement. Puis un nom commença à courir de bouche en bouche:
+«Joffre... Joffre....» Mais ce nom nouveau ne représentait rien pour
+ceux qui le prononçaient. Les premiers portraits du généralissime qui
+parurent aux vitrines des boutiques, attirèrent une foule curieuse.
+Marcel contempla longuement un de ces portraits et finit par se dire à
+lui-même: «Il a l'air d'un brave homme.»
+
+Cependant les événements se précipitaient et, peu à peu, Marcel subit la
+contagion de l'enthousiasme populaire. Il vécut, lui aussi, dans la rue,
+attiré par le spectacle de la foule des civils saluant la foule des
+militaires qui se rendaient à leur poste.
+
+Le soir, sur les boulevards, il assistait au passage des manifestations.
+Le drapeau tricolore ondulait à la lumière des lampes électriques; sur
+la chaussée, la masse des gens s'ouvrait devant lui, en applaudissant et
+en poussant des vivats. Toute l'Europe, à l'exception des deux empires
+centraux, défilait à travers Paris; toute l'Europe saluait spontanément
+de ses acclamations la France en péril. Les drapeaux des diverses
+nations déployaient dans l'air toutes les couleurs de l'arc-en-ciel,
+suivis par des Russes aux yeux clairs et mystiques, par des Anglais qui,
+tête découverte, entonnaient des chants d'une religieuse gravité, par
+des Grecs et des Roumains au profil aquilin, par des Scandinaves blancs
+et roses, par des Américains du Nord enflammés d'un enthousiasme un peu
+puéril, par des Juifs sans patrie, amis du pays des révolutions
+égalitaires, par des Italiens fiers comme un chœur de ténors héroïques,
+par des Espagnols et des Sud-Américains infatigables à crier bravo. Ces
+manifestants étrangers étaient, soit des étudiants et des ouvriers venus
+en France pour s'instruire dans les écoles et dans les fabriques, soit
+des fugitifs à qui Paris donnait l'hospitalité après qu'une guerre ou
+une révolution les avait chassés de chez eux. Les cris qu'ils poussaient
+n'avaient aucune signification officielle; chacun de ces hommes agissait
+par élan personnel, par désir de témoigner son amour à la République. A
+ce spectacle le vieux Marcel éprouvait une irrésistible émotion et se
+disait que la France était donc encore quelque chose dans le monde,
+puisqu'elle continuait à exercer sur les autres peuples une influence
+morale et que ses joies ou ses douleurs intéressaient l'humanité tout
+entière.
+
+Dans la journée, Marcel allait à la gare de l'Est. La foule des curieux
+se pressait contre les grilles, débordait et s'allongeait jusque dans
+les rues adjacentes. Cette gare, en passe d'acquérir l'importance d'un
+lieu historique, ressemblait un peu à un tunnel trop étroit où un fleuve
+aurait essayé de s'engouffrer avec de grands heurts et de grands remous.
+C'était de là qu'une partie de la France armée s'élançait vers les
+champs de bataille de la frontière. Par les diverses portes entraient
+des milliers et des milliers de cavaliers à la poitrine bardée de fer et
+à la tête casquée, rappelant les paladins du moyen âge; d'énormes
+caisses qui servaient de cages aux condors de l'aéronautique; des files
+de canons longs et minces, peints en gris, protégés par des plaques
+d'acier, plus semblables à des instruments astronomiques qu'à des outils
+de mort; des multitudes et des multitudes de képis rouges, qui se
+mouvaient au rythme de la marche; d'interminables rangées de fusils, les
+uns noirs et donnant l'idée de lugubres cannaies, les autres surmontés
+de claires baïonnettes et pareils à des champs d'épis radieux. Sur ces
+moissons d'acier les drapeaux des régiments palpitaient comme des
+oiseaux au plumage multicolore: le corps blanc, une aile bleue, une aile
+rouge, et la pique de la hampe pour bec de bronze.
+
+Le matin du quatrième jour de la mobilisation, Marcel eut l'idée d'aller
+voir son menuisier Robert. C'était un robuste garçon qui, disait-il,
+«s'était émancipé de la tyrannie patronale» et qui travaillait chez lui.
+Une pièce en sous-sol lui servait à la fois de logis et d'atelier. Sa
+compagne, qu'il appelait «son associée», s'occupait du ménage et élevait
+un bambin sans cesse pendu à ses jupes. Marcel avait pris en amitié cet
+ouvrier habile, qui était venu souvent mettre en place, dans
+l'appartement de l'avenue Victor-Hugo, les nouvelles acquisitions faites
+à l'Hôtel des Ventes, et qui, pour l'arrangement des meubles, se prêtait
+de bonne grâce aux goûts changeants et aux caprices parfois un peu
+bizarres du millionnaire.
+
+Dans le petit atelier, Marcel trouva son menuisier vêtu d'un veston et
+de larges pantalons de panne, chaussé de souliers à clous, et portant
+plusieurs petits drapeaux et cocardes piqués aux revers de son veston.
+Robert avait la casquette sur l'oreille et semblait prêt à partir.
+
+--Vous venez trop tard, patron, dit l'ouvrier au visiteur. On va fermer
+la boutique. Le maître de ces lieux a été mobilisé, et dans quelques
+heures il sera incorporé à son régiment.
+
+Ce disant, il montrait du doigt un papier manuscrit collé sur la porte,
+à l'instar des affiches imprimées mises aux devantures de nombreux
+établissements parisiens, pour annoncer que le patron et les employés
+avaient obéi à l'ordre de mobilisation.
+
+Jamais il n'était venu à l'esprit de Marcel que son menuisier pût se
+transformer en soldat. Cet homme était rebelle à toute autorité; il
+haïssait les _flics_, c'est-à-dire les policiers de Paris, et, dans
+toutes les émeutes, il avait échangé avec eux des coups de poing et des
+coups de canne. Le militarisme était sa bête noire; dans les meetings
+tenus pour protester contre la servitude de la caserne, il avait figuré
+parmi les manifestants les plus tapageurs. Et c'était ce révolutionnaire
+qui partait pour la guerre avec la meilleure volonté du monde, sans
+qu'il lui en coûtât le moindre effort!
+
+A la stupéfaction de Marcel, Robert parla du régiment avec enthousiasme.
+
+--Je crois en mes idées comme auparavant, patron; mais la guerre est la
+guerre et elle enseigne beaucoup de choses, entre autres celle-ci: que
+la liberté a besoin d'ordre et de commandement. Il est indispensable que
+quelqu'un dirige et que les autres obéissent; qu'ils obéissent par
+volonté libre, par consentement réfléchi, mais qu'ils obéissent. Quand
+la guerre éclate, on voit les choses autrement que lorsqu'on est
+tranquille chez soi et qu'on vit à sa guise.
+
+La nuit où Jaurès fut assassiné, il avait rugi de colère, déclarant que
+la matinée du lendemain vengerait cette mort. Il était allé trouver les
+membres de sa section, pour savoir ce qu'ils projetaient de faire contre
+les bourgeois. Mais la guerre était imminente et il y avait dans l'air
+quelque chose qui s'opposait aux luttes civiles, qui reléguait dans
+l'oubli les griefs particuliers, qui réconciliait toutes les âmes dans
+une aspiration commune. Aucun mouvement séditieux ne s'était produit.
+
+--La semaine dernière, reprit-il, j'étais antimilitariste. Comme ça me
+paraît loin! Certes je continue à aimer la paix, à exécrer la guerre, et
+tous les camarades pensent comme moi. Mais les Français n'ont provoqué
+personne, et on les menace, on veut les asservir. Devenons donc des
+bêtes féroces, puisqu'on nous y oblige, et, pour nous défendre,
+demeurons tous dans le rang, soumettons-nous tous à la consigne. La
+discipline n'est pas brouillée avec la Révolution. Souvenez-vous des
+armées de la première République: tous citoyens, les généraux comme les
+soldats; et pourtant Hoche, Kléber et les autres étaient de rudes
+compères qui savaient commander et imposer l'obéissance. Nous allons
+faire la guerre à la guerre; nous allons nous battre pour qu'ensuite on
+ne se batte plus.
+
+Puis, comme si cette affirmation ne lui paraissait pas assez claire:
+
+--Nous nous battrons pour l'avenir, insista-t-il, nous mourrons pour que
+nos petits-enfants ne connaissent plus une telle calamité. Si nos
+ennemis triomphaient, ce qui triompherait avec eux, ce serait le
+militarisme et l'esprit de conquête. Ils s'empareraient d'abord de
+l'Europe, puis du reste du monde. Plus tard, ceux qu'ils auraient
+dépouillés se soulèveraient contre eux, et ce seraient des guerres à
+n'en plus finir. Nous autres, nous ne songeons point à des conquêtes; si
+nous désirons récupérer l'Alsace et la Lorraine, c'est parce qu'elles
+nous ont appartenu jadis et que leurs habitants veulent redevenir
+Français. Voilà tout. Nous n'imiterons pas nos ennemis; nous
+n'essayerons pas de nous approprier des territoires; nous ne
+compromettrons pas par nos convoitises la tranquillité du monde.
+L'expérience que nous avons faite avec Napoléon nous suffit, et nous
+n'avons aucune envie de recommencer l'aventure. Nous nous battrons pour
+notre sécurité et pour celle du monde, pour la sauvegarde des peuples
+faibles. S'il s'agissait d'une guerre d'agression, d'orgueil, de
+conquête, nous nous souviendrions de notre antimilitarisme; mais il
+s'agit de nous défendre, et nos gouvernants sont innocents de ce qui se
+passe. On nous attaque; notre devoir à tous est de marcher unis.
+
+Robert, qui était anticlérical, montrait une tolérance, une largeur
+d'idées qui embrassait l'humanité tout entière. La veille, il avait
+rencontré à la mairie de son quartier un réserviste qui, incorporé dans
+le même régiment, allait partir avec lui, et un coup d'œil lui avait
+suffi pour reconnaître que c'était un curé.
+
+--Moi, lui avait-il dit, je suis menuisier de mon état. Et vous,
+camarade... vous travaillez dans les églises?
+
+Il avait employé cet euphémisme pour que le prêtre ne pût attribuer à
+son interlocuteur quelque intention blessante. Et les deux hommes
+s'étaient serré la main.
+
+--Je ne suis pas pour la calotte, expliqua Robert à Marcel Desnoyers.
+Depuis longtemps nous sommes en froid, Dieu et moi. Mais il y a de
+braves gens partout, et, dans un moment comme celui-ci, les braves gens
+doivent s'entendre. N'est-ce pas votre avis, patron?
+
+Ces propos rendirent Marcel pensif. Un homme comme cet ouvrier, qui
+n'avait aucun bien matériel à défendre et qui était l'adversaire des
+institutions existantes, allait gaillardement affronter la mort pour un
+idéal généreux et lointain; et cet homme, en faisant cela, n'hésitait
+pas à sacrifier ses idées les plus chères, les convictions que
+jusqu'alors il avait caressées avec amour; tandis que lui, le
+millionnaire, qui était un des privilégiés de la fortune et qui avait à
+défendre tant de biens précieux, ne savait que s'abandonner au doute et
+à la critique!...
+
+Dans l'après-midi, Marcel rencontra son menuisier près de l'Arc de
+Triomphe. Robert faisait partie d'un groupe d'ouvriers qui semblaient
+être du même métier que lui, et ce groupe partait en compagnie de
+beaucoup d'autres qui représentaient à peu près toutes les classes de la
+société: des bourgeois bien vêtus, des jeunes gens fins et anémiques,
+des plumitifs à la face pâle et aux grosses lunettes, des prêtres jeunes
+qui souriaient avec une légère malice, comme s'ils se trouvaient
+compromis dans une escapade. A la tête de ce troupeau humain marchait un
+sergent; à l'arrière-garde, plusieurs soldats, le fusil sur l'épaule. Un
+rugissement musical, une mélopée grave et menaçante s'élevait de cette
+phalange aux bras ballants, aux jambes qui s'ouvraient et se fermaient
+comme des compas. En avant les réservistes!
+
+Robert entonnait avec énergie le refrain guerrier. En dépit de son
+vêtement de panne et de sa musette de toile, il avait le même aspect
+grandiose que les figures de Rude dans le bas-relief du Départ. Son
+«associée» et son petit garçon trottaient à côté de lui, pour lui faire
+la conduite jusqu'à la gare. Le châtelain suivit d'un œil respectueux
+cet homme qui lui paraissait extraordinairement grandi par le seul fait
+d'appartenir à ce torrent humain; mais dans ce respect il y avait aussi
+quelque malaise, et, en regardant son menuisier, il éprouvait une sorte
+d'humiliation.
+
+Marcel voyait tout son passé se dresser devant lui avec une netteté
+étrange, comme si une brise soudaine eût dissipé les brouillards qui
+jusqu'alors l'enveloppaient d'ombre. Cette terre de France, aujourd'hui
+menacée, était son pays natal. Quinze siècles d'histoire avaient
+travaillé pour son bien à lui, pour qu'en arrivant au monde il y jouît
+de commodités et de progrès que n'avaient point connus ses ancêtres.
+Maintes générations de Desnoyers avaient préparé l'avènenement de Marcel
+Desnoyers à l'existence en bataillant sur cette terre, en la défendant
+contre les ennemis; et c'était à cela qu'il devait le bonheur d'être né
+dans une patrie libre, d'appartenir à un peuple maître de ses destinées,
+à une famille affranchie de la servitude. Et, quand son tour était venu
+de continuer cet effort, quand ç'avait été à lui de procurer le même
+bien aux générations à venir, il s'était dérobé comme un débiteur qui
+refuse de payer sa dette. Tout homme qui naît a des obligations envers
+son pays, envers le groupe humain au milieu duquel il est né, et, le cas
+échéant, il a le devoir précis de s'acquitter de ces obligations avec
+ses bras et même par le sacrifice de sa personne. Or, en 1870, Marcel,
+au lieu de remplir son devoir de débiteur, avait pris la fuite, avait
+trahi sa nation et ses pères. Cela lui avait réussi, puisqu'il avait
+acquis des millions à l'étranger; mais n'importe: il y a des fautes que
+les millions n'effacent pas, et l'inquiétude de sa conscience lui en
+donnait aujourd'hui la preuve. A la vue de tous ces Français qui se
+levaient en masse pour défendre leur patrie, il se sentait pris de
+honte; devant les vétérans de 1870 qui montraient fièrement à leur
+boutonnière le ruban vert et noir et qui avaient sans doute participé
+aux privations du siège de Paris et aux défaites héroïques, il
+pâlissait. En vain cherchait-il des raisons pour apaiser son tourment
+intérieur; en vain se disait-il que les deux époques étaient bien
+différentes, qu'en 1870 l'Empire était impopulaire, qu'alors la nation
+était divisée, que tout était perdu. Le souvenir d'un mot célèbre se
+représentait malgré lui à sa mémoire comme une obsession: «Il restait la
+France!»
+
+Un moment, l'idée lui vint de s'engager en qualité de volontaire et de
+partir comme son menuisier, la musette au flanc, mêlé à un peloton de
+futurs soldats. Mais quels services pourrait-il rendre? Il avait beau
+être robuste encore; il avait dépassé la soixantaine, et, pour être
+soldat, il faut être jeune. Tout le monde est capable de tirer un coup
+de fusil, et le courage ne lui manquait pas pour se battre; mais le
+combat n'est qu'un incident de la lutte. Ce qu'il y a de pénible et
+d'accablant, ce sont les opérations qui précèdent le combat, les marches
+interminables, les rigueurs de la température, les nuits passées à la
+belle étoile, le labeur de remuer la terre, d'ouvrir les tranchées, de
+charger les chariots, de supporter la faim et la soif. Non, il était
+trop tard pour qu'il pût s'acquitter de sa dette de cette manière-là.
+
+Et il n'avait pas même la douloureuse, mais noble satisfaction qu'ont
+les autres pères, trop vieux pour offrir leurs services personnels à la
+patrie, de lui donner leurs fils comme défenseurs. Son fils, à lui,
+n'était pas Français et n'avait pas à répondre de la dette paternelle.
+Marcel, ayant eu le tort de fonder sa famille à l'étranger, n'avait pas
+le droit, dans les présentes circonstances, de demander à Jules de faire
+ce que lui-même n'avait pas fait jadis. L'une des conséquences les plus
+pénibles de la faute ancienne était que le père et le fils fussent de
+nationalités différentes. Cela ne constituait-il pas en quelque sorte
+une seconde trahison et une récidive d'apostasie?
+
+Voilà pourquoi, les jours suivants, beaucoup de mobilisés pauvrement
+vêtus, qui se rendaient seuls aux gares, rencontrèrent un vieux monsieur
+qui les arrêtait avec timidité, qui leur glissait dans la main un
+billet de vingt francs et qui s'éloignait aussitôt, tandis qu'ils le
+regardaient avec des yeux ébahis. Des ouvrières en larmes, qui venaient
+de dire adieu à leurs hommes, virent le même vieux monsieur sourire aux
+petits enfants qui marchaient à côté d'elles, caresser les joues des
+bambins, puis s'en aller très vite en laissant dans la menotte d'un des
+marmots une pièce de cent sous.
+
+Marcel, qui n'avait jamais fumé, se mit à fréquenter les débits de
+tabac. Il en sortait les mains et les poches pleines, pour combler de
+cigarettes et de cigares le premier soldat qu'il rencontrait.
+Quelquefois le favorisé souriait courtoisement, remerciait par une
+phrase qui dénotait l'éducation supérieure, et repassait le cadeau à un
+camarade dont la capote était aussi grossière et aussi mal coupée que la
+sienne. Le service obligatoire était cause de ces petites erreurs.
+
+Pour se donner l'amère volupté d'aviver son remords, Marcel continuait à
+venir souvent rôder aux alentours de la gare de l'Est. Comme le gros des
+troupes opérait maintenant sur la frontière, ce n'étaient plus des
+bataillons entiers qui s'y embarquaient; mais pourtant l'animation y
+était encore grande. Jour et nuit, quantité de soldats affluaient, soit
+isolément, soit par groupes: réservistes sans uniformes qui rejoignaient
+leurs régiments, officiers occupés jusqu'alors à l'organisation de
+l'arrière, compagnies armées qui allaient remplir les vides déjà
+ouverts par la mort.
+
+Une fois, Marcel suivit longtemps des yeux un sous-lieutenant de réserve
+qui arrivait accompagné de son père. Les deux hommes s'arrêtèrent au
+barrage d'agents qui empêchait les civils d'entrer dans la gare. Le père
+avait à la boutonnière le ruban vert et noir, cette décoration que le
+millionnaire n'avait pas le droit de porter. C'était un vieillard grand,
+maigre, qui se tenait très droit et qui affectait la froideur
+impassible. Il dit seulement à son fils:
+
+--Adieu, mon enfant. Porte-toi bien.
+
+--Adieu, mon père.
+
+Le jeune homme souriait comme un automate, et le vieillard évitait de le
+regarder. Après cet échange de mots insignifiants, le père tourna le
+dos; puis, chancelant comme un homme ivre, il se réfugia au coin le plus
+obscur de la terrasse d'un petit café, où il cacha sa face dans ses
+mains pour dissimuler sa douleur. Et Marcel Desnoyers envia cette
+douleur.
+
+Une autre fois, il vit une bande d'ouvriers mobilisés qui arrivaient en
+chantant, en se poussant, en montrant par l'exubérance de leur gaîté
+qu'ils avaient fait de trop fréquentes stations chez les marchands de
+vin. L'un d'eux tenait par la main une petite vieille qui marchait à
+côté de lui, sereine, les yeux secs, avec un visible effort pour
+paraître gaie. Mais, lorsqu'elle eut embrassé son garçon sans verser
+une larme, lorsqu'elle l'eut suivi des yeux à travers la vaste cour et
+vu disparaître avec les autres par les immenses portes vitrées de la
+gare, soudain sa physionomie changea comme si un masque eût été enlevé
+de son visage, une sauvage douleur succéda à la gaîté factice, et la
+malheureuse femme, se tournant du côté où elle croyait qu'était
+l'Allemagne, s'écria, les poings serrés, avec une fureur homicide:
+
+--Ah! brigand!... brigand!...
+
+L'imprécation maternelle s'adressait au personnage dont elle avait vu le
+portrait dans les journaux illustrés: moustaches aux pointes insolentes,
+bouche à la denture de loup, sourire tel que dut l'avoir l'homme des
+cavernes préhistoriques. Et Marcel Desnoyers envia cette colère.
+
+Depuis le rendez-vous donné à la Chapelle expiatoire, Jules n'avait pas
+revu Marguerite. Celle-ci lui avait écrit qu'elle ne pouvait abandonner
+sa mère un seul instant. La pauvre femme avait eu le cœur déchiré à
+l'idée du prochain départ de son fils, officier d'artillerie de réserve,
+qui devait rejoindre sa batterie d'un moment à l'autre. D'abord, lorsque
+la guerre était encore douteuse, elle avait beaucoup pleuré; mais, une
+fois la catastrophe devenue certaine, elle avait séché ses pleurs, avait
+voulu, malgré le mauvais état de sa santé, préparer elle-même la
+cantine de son fils; et, au moment de la séparation, elle s'était
+contentée de lui dire: «Adieu, mon enfant. Sois prudent, mais accomplis
+ton devoir.» Pas une larme, pas une défaillance. Marguerite avait
+accompagné son frère à la gare, et, lorsqu'elle était rentrée à la
+maison, elle avait trouvé la vieille mère assise dans son fauteuil,
+blême, farouche, évitant de parler de son propre fils, mais s'apitoyant
+sur ses amies dont les fils étaient partis à l'armée, comme si celles-là
+seulement connaissaient la torture du départ. Dans un post-scriptum,
+Marguerite promettait à Jules de lui donner un nouveau rendez-vous la
+semaine suivante.
+
+En attendant, Jules fut d'une humeur détestable. A l'ennui de ne pas
+voir Marguerite s'ajoutait l'ennui de ne pouvoir, à cause du
+_moratorium_, toucher le chèque de quatre cent mille francs qu'il avait
+rapporté de l'Argentine. Possesseur de cette somme considérable, il
+était presque à court d'argent, puisque les banques refusaient de la lui
+payer. Quant à Argensola, il ne s'embarrassait guère de cette pénurie et
+savait trouver tout ce qu'il fallait pour les besoins du ménage. Son
+centre d'inépuisable ravitaillement était à l'avenue Victor-Hugo. La
+mère de Jules,--comme beaucoup d'autres maîtresses de maison, qui, en
+prévision d'un siège possible, dévalisaient les magasins de comestibles
+afin de se prémunir contre la disette future,--avait accumulé les
+approvisionnements pour des mois et des mois. C'était chez elle que le
+bohème allait se fournir de vivres: grandes boîtes de viande de
+conserve, pyramides de pots débordant de mangeaille, sacs gonflés de
+légumes secs. A chacune de ses visites, Argensola rapportait d'amples
+provisions de bouche et ne négligeait pas non plus de faire d'abondants
+emprunts à la cave de Marcel. Puis, quand il avait étalé sur une table
+de l'atelier les boîtes de viande, les pyramides de pots, les sacs de
+légumes qui constituaient la partie solide de son butin:
+
+--_Ils_ peuvent venir! disait-il à Jules en lui faisant passer la revue
+de ces munitions de guerre. Nous sommes prêts à _les_ recevoir.
+
+Le soin d'augmenter le stock de vivres et la chasse aux nouvelles
+étaient les deux fonctions qui absorbaient tout le temps de l'aimable
+parasite. Chaque jour, il achetait dix, douze, quinze journaux: les uns,
+parce qu'ils étaient réactionnaires et que c'était un plaisir de voir
+enfin tous les Français unis; les autres, parce qu'ils étaient radicaux
+et qu'à ce titre ils devaient être mieux informés des faits parvenus à
+la connaissance du Gouvernement. Ces feuilles paraissaient le matin, à
+midi, à trois heures, à cinq heures du soir. Une demi-heure de retard
+dans la publication inspirait de grandes espérances au public, qui
+s'imaginait alors trouver en «dernière heure» de stupéfiantes nouvelles.
+On s'arrachait les suppléments. Il n'était personne qui n'eût les
+poches bourrées de papiers et qui n'attendît avec impatience l'occasion
+de les emplir encore davantage. Et pourtant toutes ces feuilles disaient
+à peu près la même chose.
+
+Argensola eut la sensation d'une âme neuve qui se formait en lui: âme
+simple, enthousiaste et crédule, capable d'admettre les bruits les plus
+invraisemblables; et il devinait l'existence de cette même âme chez tous
+ceux qui l'entouraient. Par moments, son ancien esprit critique faisait
+mine de se cabrer; mais le doute était repoussé aussitôt comme quelque
+chose de honteux. Il vivait dans un monde nouveau, et il lui semblait
+naturel qu'il y arrivât des prodiges. Il commentait avec une puérile
+allégresse les récits fantastiques des journaux: combats d'un peloton de
+Français ou de Belges contre des régiments entiers qui prenaient la
+fuite; miracles accomplis par le canon de 75, un vrai joyau; charges à
+la baïonnette, qui faisaient courir les Allemands comme des lièvres dès
+que les clairons avaient sonné; inefficacité de l'artillerie ennemie,
+dont les obus n'éclataient pas. Il trouvait naturel et rationnel que la
+petite Belgique triomphât de la colossale Allemagne: c'était la
+répétition de la lutte de David et de Goliath, lutte rappelée par lui
+avec toutes les images et toutes les métaphores qui, depuis trente
+siècles, ont servi à décrire cette rencontre inégale. Il avait la
+mentalité d'un lecteur de romans de chevalerie, qui éprouve une
+déception lorsque le héros du livre ne pourfend pas cent ennemis d'un
+seul coup d'épée.
+
+L'intervention de l'Angleterre lui fit imaginer un blocus qui réduirait
+soudain les empires du centre à une famine effroyable. La flotte tenait
+à peine la mer depuis dix jours, et déjà il se représentait l'Allemagne
+comme un groupe de naufragés mourant de faim sur un radeau. La France
+l'enthousiasmait, et cependant il avait plus de confiance encore dans la
+Russie. «Ah! les cosaques!» Il parlait d'eux comme d'amis intimes; il
+décrivait le galop vertigineux de ces cavaliers non moins insaisissables
+que des fantômes, et si terribles que l'ennemi ne pouvait les regarder
+en face. Chez le concierge de la maison et dans plusieurs boutiques de
+la rue, on l'écoutait avec tout le respect dû à un étranger qui, en
+cette qualité, doit connaître mieux qu'un autre les choses étrangères.
+
+--Les cosaques régleront les comptes de ces bandits, déclarait-il avec
+une imperturbable assurance. Avant un mois ils seront à Berlin.
+
+Et les auditeurs, pour la plupart femmes, mères ou épouses de soldats
+partis à la guerre, approuvaient modestement, mus par l'irrésistible
+désir, commun à tous les hommes, de mettre leur espérance en quelque
+chose de lointain et de mystérieux. Les Français défendraient leur pays,
+reconquerraient même les territoires perdus; mais ce seraient les
+cosaques qui porteraient aux ennemis le coup de grâce, ces cosaques dont
+tout le monde s'entretenait et que personne n'avait jamais vus.
+
+Quant à Jules, il attendait toujours le rendez-vous promis par
+Marguerite. Elle le lui donna enfin au jardin du Trocadéro. Ce qui
+frappa l'amoureux, après les premières paroles échangées, ce fut de voir
+à Marguerite une sorte de distraction persistante. Elle parlait avec
+lenteur et s'arrêtait quelquefois au milieu d'une phrase, comme si son
+esprit était préoccupé d'autre chose que de ce qu'elle disait. Pressée
+par les questions de Jules, qui s'étonnait et s'irritait même un peu de
+ces absences passagères, elle se décida enfin à répondre:
+
+--C'est plus fort que moi. Depuis que j'ai reconduit mon frère à la
+gare, un souvenir me hante. Je m'étais bien promis de ne pas t'ennuyer
+avec cette histoire; mais il m'est impossible de la chasser de mon
+esprit. Plus je m'efforce de n'y point penser, plus j'y pense.
+
+Sur l'invitation de Jules, qui, à vrai dire, aurait mieux aimé causer
+d'autre chose, mais qui pourtant comprenait et excusait cette obsession,
+elle lui fit le récit du départ de l'officier d'artillerie. Elle avait
+accompagné son frère jusqu'à la gare de l'Est, et elle avait été obligée
+de prendre congé de lui à la porte extérieure, parce que les sentinelles
+interdisaient au public d'aller plus loin. Là, elle avait eu le cœur
+serré d'une extraordinaire angoisse, mais aussi d'un noble orgueil.
+Jamais elle n'aurait cru qu'elle aimât tant son frère.
+
+--Il était si beau dans son uniforme de lieutenant! ajouta-t-elle.
+J'étais si fière de l'accompagner, si fière de lui donner le bras. Il me
+paraissait un héros.
+
+Cela dit, elle se tut, de l'air de quelqu'un qui aurait encore quelque
+chose à dire, mais qui craindrait de parler; et finalement elle se
+décida à continuer son récit. Au moment où elle donnait à son frère un
+dernier baiser, elle avait eu une grande surprise et une grande émotion.
+Elle avait aperçu son mari Laurier, habillé, lui aussi, en officier
+d'artillerie, qui arrivait avec un homme de peine portant sa valise.
+
+--Laurier soldat? interrompit Jules d'une voix sarcastique. Le pauvre
+diable! Quel aspect ridicule il devait avoir!
+
+Cette ironie avait quelque chose de lâche, dont il sentit lui-même
+l'inconvenance à l'égard d'un homme qui accomplissait son devoir de
+citoyen; mais il était irrité de ce que Marguerite parlait de son mari
+sans aigreur. Elle hésita une seconde à répondre; puis l'instinct de
+sincérité fut le plus fort, et elle dit:
+
+--Non, il n'avait pas mauvaise apparence.... Il n'était plus le même, et
+d'abord je ne le reconnaissais point.... Il fit quelques pas vers mon
+frère pour le saluer; mais, quand il me vit, il continua son chemin en
+détournant les yeux.... Il est parti seul, sans qu'une main amie ait
+serré la sienne.... Je ne puis m'empêcher d'avoir pitié de lui....
+
+Son instinct féminin l'avertit sans doute qu'elle avait trop parlé, et
+elle changea brusquement de conversation.
+
+--Quel bonheur, ajouta-t-elle, que tu sois étranger! Toi, tu n'es pas
+obligé d'aller à la guerre. La seule idée de te perdre me donne le
+frisson....
+
+Elle avait dit cela sincèrement, sans prendre garde que, tout à l'heure,
+elle exprimait une tendre admiration pour son frère devenu soldat. Jules
+fut blessé de cette contradiction et accueillit avec mauvaise humeur ce
+témoignage d'amour. Elle le considérait donc comme un être délicat et
+fragile, qui n'était bon qu'à être adoré par les femmes? Il sentit
+qu'entre Marguerite et lui s'était interposé quelque chose qui les
+séparait l'un de l'autre et qui deviendrait vite un obstacle
+insurmontable. Tous deux éprouvèrent une gêne, et spontanément, sans
+protestation et sans regret, ils abrégèrent l'entrevue.
+
+A un autre rendez-vous, elle lui fit part d'une nouvelle assez étrange.
+Désormais, ils ne pourraient plus se voir que le dimanche, parce qu'en
+semaine elle serait obligée d'assister à ses cours.
+
+--A tes cours? lui demanda Jules, étonné. Quelles savantes études as-tu
+donc entreprises?
+
+Ce ton moqueur agaça la jeune femme qui répondit vivement:
+
+--J'étudie pour être infirmière. J'ai commencé lundi dernier. On a
+organisé un enseignement pour les dames et les jeunes filles. Je
+souffrais d'être inutile; j'ai voulu devenir bonne à quelque chose....
+Permets-tu que je te dise toute ma pensée? Eh bien, jusqu'à présent,
+j'ai mené une vie qui ne servait à rien, ni aux autres ni à moi-même. La
+guerre a changé mes sentiments. Il me semble que c'est un devoir pour
+chacun de se rendre utile à ses semblables et que, surtout dans des
+circonstances comme celles-ci, on n'a plus le droit de songer à ses
+propres jouissances.
+
+Jules regarda Marguerite avec stupeur. Quel travail mystérieux avait
+bien pu s'accomplir dans cette petite tête qui jusqu'alors ne s'était
+occupée que d'élégances et de plaisirs? D'ailleurs, la gravité de la
+situation n'avait pas détruit l'aimable coquetterie chez la jeune femme,
+qui ajouta en riant:
+
+--Et puis, tu sais, le costume des infirmières est délicieux: la robe
+toute blanche, le bonnet qui laisse voir les boucles de la chevelure, la
+cape bleue qui contraste gentiment avec la blancheur de la robe. Un
+costume qui tient à la fois de la religieuse et de la grande dame. Tu
+verras comme je serai jolie!
+
+Mais, après ce bref retour de frivolité mondaine, elle exprima de
+nouveau les idées généreuses qui avaient fleuri dans son âme légère et
+charmante. Elle éprouvait un besoin de sacrifice; elle avait hâte de
+connaître de près les souffrances des humbles, de prendre sa part de
+toutes les misères de la chair malade. La seule chose dont elle avait
+peur, c'était que le sang-froid vînt à lui manquer, lorsqu'elle aurait à
+mettre en pratique ses connaissances d'infirmière. La vue du sang, la
+mauvaise odeur des blessures, le pus des plaies ouvertes ne lui
+soulèveraient-ils pas le cœur? Mais non! Le temps était passé d'avoir
+des répugnances de femmelette; aujourd'hui le courage s'imposait à tout
+le monde. Elle serait un soldat en jupons; elle oserait regarder la
+douleur en face; elle mettrait son bonheur et son honneur à défendre
+contre la mort les pauvres victimes de la guerre. S'il le fallait, elle
+irait jusque sur les champs de bataille, et elle aurait la force d'y
+charger un blessé sur ses épaules pour le rapporter à l'ambulance.
+
+Jules ne la reconnaissait plus. Était-ce vraiment Marguerite qui parlait
+ainsi? Cette femme qui jusqu'alors avait eu en horreur d'accomplir le
+moindre effort physique, se préparait maintenant avec une frémissante
+ardeur aux besognes les plus rudes, se croyait assez forte pour vaincre
+tous les dégoûts qu'inspirent inévitablement les pestilences des
+hôpitaux, ne s'effrayait pas à l'idée d'aller aux premières lignes avec
+les combattants et d'y affronter la mort.
+
+A un troisième rendez-vous, elle lut à Jules une lettre que son frère
+lui avait envoyée des Vosges. Il y parlait de Laurier plus que de
+lui-même. Les deux officiers appartenaient à des batteries différentes;
+mais ces batteries étaient de la même division, et ils avaient pris part
+ensemble à plusieurs combats. Le frère de Marguerite ne cachait pas
+l'admiration qu'il ressentait pour son beau-frère. Cet ingénieur
+tranquille et taciturne avait vraiment l'étoffe d'un héros; tous les
+officiers qui avaient vu Laurier à l'œuvre avaient de lui la même
+opinion. Cet homme affrontait la mort avec autant de calme que s'il eût
+été à diriger encore sa fabrique des environs de Paris; il réclamait
+toujours le poste le plus dangereux, celui d'observateur, et il se
+glissait le plus près possible des positions ennemies, afin de
+surveiller et de rectifier l'exactitude du tir. Jeudi dernier, un obus
+allemand avait démoli la maison sous le toit de laquelle il se cachait;
+sorti indemne d'entre les décombres, il avait aussitôt rajusté son
+téléphone et s'était installé tranquillement dans les branches d'un
+arbre, pour continuer son service. Sa batterie, découverte par les
+aéroplanes ennemis au cours d'un combat défavorable, avait reçu les feux
+concentrés de l'artillerie adverse, et un quart d'heure avait suffi pour
+que la plus grande partie du personnel fût mise hors de combat: le
+capitaine et plusieurs servants tués, les autres officiers et presque
+tous les hommes blessés. Alors Laurier, prenant le commandement sous
+une pluie de mitraille, avait continué le feu avec quelques artilleurs
+encore valides et avait réussi à couvrir la retraite d'un bataillon.
+Deux fois déjà il avait été cité à l'ordre du jour, et il obtiendrait
+bientôt la croix de la légion d'honneur.
+
+Ce chaleureux éloge de Laurier ne fut pas du goût de Jules, qui
+pourtant, cette fois, eut le bon goût de s'abstenir de toute
+protestation, mais qui fit involontairement la grimace. Marguerite
+surprit cette expression fugitive de mécontentement et crut devoir
+réparer son imprudence.
+
+--Tu n'es pas fâché que je t'aie lu cette lettre? demanda-t-elle. Si je
+te l'ai lue, c'est parce que je ne veux rien te cacher. Je ne comprends
+pas ta mine jalouse. Tu sais bien que je n'aime pas, que je n'ai jamais
+aimé mon mari. Est-ce une raison pour ne point lui rendre justice? Je me
+réjouis de ses prouesses comme si c'étaient celles d'un ami de ma
+famille, d'un monsieur que j'aurais connu dans le monde. Tu te fais tort
+à toi-même, si tu supposes qu'une femme peut hésiter entre lui et toi.
+Toi, tu es ma vie, mon bonheur, et je rends grâces à Dieu de n'avoir pas
+à craindre de te perdre. Quelle joie de penser que la guerre ne
+t'enlèvera pas à mon amour!
+
+Elle lui avait déjà dit cela à un rendez-vous précédent, et, chaque fois
+qu'elle le lui disait, il en ressentait une secrète atteinte.
+Puisqu'elle admirait ouvertement le courage de son frère et de son
+mari, puisqu'elle-même était résolue à prendre en femme vaillante sa
+part des fatigues et des dangers de la guerre, n'y avait-il pas une
+nuance de mépris inconscient dans cet amour qui se félicitait de
+l'oisive sécurité de l'aimé?
+
+Le lendemain, il dit à Argensola, qui n'ignorait rien de sa liaison avec
+Marguerite:
+
+--Il me semble que nous sommes dans une situation fausse, sans que je
+discerne clairement la raison de notre mésintelligence. A-t-elle
+recommencé à aimer son mari sans le savoir elle-même? Peut-être. Mais ce
+qui est certain, c'est qu'elle ne m'aime plus comme auparavant.
+
+Cependant la guerre avait allongé ses tentacules jusqu'à l'avenue
+Victor-Hugo.
+
+--J'ai l'Allemagne à la maison! grommelait Marcel Desnoyers, d'un air
+morose.
+
+L'Allemagne, c'était sa belle-sœur Héléna von Hartrott. Pourquoi
+n'était-elle pas retournée à Berlin avec son fils, le pédant professeur
+Julius? A présent les frontières étaient fermées, et il n'y avait plus
+moyen de se débarrasser d'elle.
+
+L'une des raisons qui rendaient pénible à Marcel la présence d'Héléna,
+c'était la nationalité de cette femme. Sans doute elle était argentine
+de naissance; mais elle était devenue allemande par son mariage. Or le
+patriotisme français, surexcité par les événements, faisait la chasse
+aux espions avec une ardeur infatigable; et, quoique la dolente et
+crédule «romantique» ne pût en aucune façon être soupçonnée
+d'espionnage, Marcel craignait beaucoup de la voir enfermée par
+l'autorité militaire dans un camp de concentration et d'être accusé
+lui-même de donner asile à des sujets ennemis.
+
+Héléna semblait ne pas comprendre très bien la fausseté de sa situation
+et les sentiments de son beau-frère. Dans les premiers jours, alors que
+Marcel était encore pessimiste, elle avait pu faire ouvertement devant
+lui l'éloge de l'Allemagne sans qu'il s'en offusquât, puisqu'il était à
+peu près du même avis qu'elle. Mais, lorsque la contagion de
+l'enthousiasme public eut réveillé en lui l'amour de la France et le
+remords de la faute ancienne, l'attitude d'Héléna lui devint
+insupportable.
+
+Au déjeuner ou au dîner, après avoir décrit avec une éloquence lyrique
+le départ des troupes et les scènes émouvantes dont il avait été le
+témoin, il s'écriait en agitant sa serviette:
+
+--Ce n'est plus comme en 1870! Les troupes françaises sont déjà entrées
+victorieusement en Alsace. L'heure approche où les hordes teutonnes
+seront rejetées sur l'autre rive du Rhin.
+
+Alors Héléna prenait une mine boudeuse, pinçait les lèvres et levait les
+yeux au plafond, pour protester silencieusement contre de si grossières
+erreurs. Puis, sans mot dire, elle se retirait dans sa chambre où la
+bonne Luisa la suivait, pour la consoler de l'ennui qu'elle venait
+d'avoir. Mais Héléna ne se croyait pas tenue d'observer avec sa sœur la
+même réserve qu'avec Marcel, et elle se dédommageait du mutisme qu'elle
+s'était imposé à table en pérorant sur les forces colossales de
+l'Allemagne, sur les millions d'hommes et les milliers de canons que les
+Empires centraux emploieraient contre l'Entente, sur les mortiers gros
+comme des tours, qui auraient vite fait de réduire en poussière les
+fortifications de Paris.
+
+--Les Français, concluait-elle, ignorent ce qu'ils ont devant eux. Il
+suffira aux Allemands de quelques semaines pour les anéantir.
+
+Lorsque les armées allemandes eurent envahi la Belgique, ce crime
+arracha au vieux Desnoyers des cris d'indignation. Selon lui, c'était la
+trahison la plus inouïe qui eût été enregistrée par l'histoire. Quand il
+se souvenait que, dans les premiers jours, il avait rejeté sur les
+patriotes exaltés de son propre pays la responsabilité de la guerre, il
+avait honte de son injuste erreur. Ah! quelle perfidie méthodiquement
+préparée pendant des années! Les récits de pillages, d'incendies, de
+massacres le faisaient frémir et grincer des dents. Toutes ces horreurs
+d'une guerre d'épouvante appelaient vengeance, et il affirmait avec
+force que la vengeance ne manquerait pas. L'atrocité même des
+événements lui inspirait un étrange optimisme, fondé sur la foi
+instinctive en la justice. Il n'était pas possible que de telles
+horreurs demeurassent impunies.
+
+--L'invasion de la Belgique est une abominable félonie, disait-il, et
+toujours une félonie a disqualifié son auteur.
+
+Il disait cela avec conviction, comme si la guerre était un duel où le
+traître, mis au ban des honnêtes gens, se voit dans l'impossibilité de
+continuer ses forfaits.
+
+L'héroïque résistance des Belges le confirma dans ses chimères et lui
+inspira de vaines espérances. Les Belges lui parurent des hommes
+surnaturels, destinés aux plus merveilleuses prouesses. Pendant quelques
+jours, Liège fut pour lui une ville sainte contre les remparts de
+laquelle se briserait toute la puissance germanique. Puis, quand Liège
+eut succombé, sa foi inébranlable s'accrocha à une autre illusion: il y
+avait dans l'intérieur du pays beaucoup de Lièges; les Allemands
+pouvaient avancer; la difficulté serait pour eux de sortir. La reddition
+de Bruxelles ne lui donna aucune inquiétude: c'était une ville ouverte
+dont l'abandon était prévu, et les Belges n'en défendraient que mieux
+Anvers. L'avance des Allemands vers la frontière française ne l'alarma
+pas davantage: l'envahisseur trouverait bientôt à qui parler. Les armées
+françaises étaient dans l'Est, c'est-à-dire à l'endroit où elles
+devaient être, sur la véritable frontière, à la porte de la maison.
+Mais cet ennemi lâche et perfide, au lieu d'attaquer de face, avait
+attaqué par derrière en escaladant les murs comme un voleur. Infâme
+traîtrise qui ne lui servirait à rien: car Joffre saurait lui barrer le
+passage. Déjà quelques troupes avaient été envoyées au secours de la
+Belgique, et elles auraient vite fait de régler le compte des Allemands.
+On les écraserait, ces bandits, pour qu'il ne leur fût plus possible de
+troubler la paix du monde, et leur empereur aux moustaches en pointe, on
+l'exposerait dans une cage sur la place de la Concorde.
+
+Chichi, encouragée par les propos paternels, renchérissait encore sur
+cet optimisme puéril. Une ardeur belliqueuse s'était emparée d'elle. Ah!
+si les femmes pouvaient aller à la guerre! Elle se voyait dans un
+régiment de dragons, chargeant l'ennemi en compagnie d'autres amazones
+aussi hardies et aussi belles qu'elle-même. Ou encore elle se figurait
+être un de ces chasseurs alpins qui, la carabine en bandoulière et
+l'alpenstock au poing, glissaient sur leurs longs skis dans les neiges
+des Vosges. Mais ensuite elle ne voulait plus être ni dragon, ni
+chasseur alpin; elle voulait être une de ces femmes héroïques qui ont
+tué pour accomplir une œuvre de salut. Elle rêvait qu'elle rencontrait
+le Kaiser seul à seule, qu'elle lui plantait dans la poitrine une petite
+dague à poignée d'argent et à fourreau ciselé, cadeau de son
+grand-père; et, cela fait, il lui semblait qu'elle entendait l'énorme
+soupir des millions de femmes délivrées par elle de cet abominable
+cauchemar. Sa furie vengeresse ne s'arrêtait pas en si beau chemin; elle
+poignardait aussi le Kronprinz; elle poignardait les généraux et les
+amiraux; elle aurait volontiers poignardé ses cousins les Hartrott: car
+ils étaient du côté des agresseurs, et, à ce titre, ils ne méritaient
+aucune pitié.
+
+--Tais-toi donc! lui disait sa mère. Tu es folle. Comment une jeune
+fille bien élevée peut-elle dire de pareilles sottises?
+
+Lorsque le fiancé de Chichi, René Lacour, se présenta pour la première
+fois devant elle en uniforme, le lendemain du jour où il avait été
+mobilisé, elle lui fit un accueil enthousiaste, l'appela «son petit
+soldat de sucre»; et, les jours suivants, elle fut fière de sortir dans
+la rue en compagnie de ce guerrier dont l'aspect était pourtant assez
+peu martial. Grand et blond, doux et souriant, René avait dans toute sa
+personne une délicatesse quasi féminine, à laquelle l'habit militaire
+donnait un faux air de travesti. Par le fait, il n'était soldat qu'à
+moitié: car son illustre père, craignant que la guerre n'éteignît à
+jamais la dynastie des Lacour, si précieuse pour l'État, l'avait fait
+verser dans les services auxiliaires. En sa qualité d'élève de l'École
+centrale, René aurait pu être nommé sous-lieutenant; mais alors il
+aurait été obligé d'aller au front. Comme auxiliaire, il ne pouvait
+prétendre qu'au modeste titre de simple soldat et n'avait à s'acquitter
+que de vulgaires besognes d'intendance, par exemple de compter des pains
+ou de mettre en paquet des capotes; mais il ne sortirait pas de Paris.
+
+Un jour, Marcel Desnoyers put apprécier à Paris même les horreurs de la
+guerre. Trois mille fugitifs belges étaient logés provisoirement dans un
+cirque, en attendant qu'on les envoyât dans les départements. Il alla
+les voir.
+
+Le vestibule était encore tapissé des affiches des dernières
+représentations données avant la guerre; mais, dès que Marcel eut
+franchi la porte, il fut pris aux narines par un miasme de foule malade
+et misérable: à peu près l'odeur infecte que l'on respire dans un bagne
+ou dans un hôpital pauvre. Les gens qu'il trouva là semblaient affolés
+ou hébétés par la souffrance. L'affreux spectacle de l'invasion
+persistait dans leur mémoire, l'occupait tout entière, n'y laissait
+aucune place pour les événements qui avaient suivi. Ils croyaient voir
+encore l'irruption des hommes casqués dans leurs villages paisibles, les
+maisons flambant tout à coup, la soldatesque tirant sur les fuyards, les
+enfants aux poignets coupés, les femmes agonisant sous la brutalité des
+outrages, les nourrissons déchiquetés à coups de sabre dans leurs
+berceaux, les mères aux entrailles ouvertes, tous les sadismes de la
+bête humaine excitée par l'alcool et sûre de l'impunité. Quelques
+octogénaires racontaient, les larmes aux yeux, comment les soldats d'un
+peuple qui se prétend civilisé coupaient les seins des femmes pour les
+clouer aux portes, promenaient en guise de trophée un nouveau-né
+embroché à une baïonnette, fusillaient les vieux dans le fauteuil où
+leur vieillesse impotente les retenait immobiles, après les avoir
+torturés par de burlesques supplices.
+
+Ils s'étaient sauvés sans savoir où ils allaient, poursuivis par
+l'incendie et la mitraille, fous de terreur, de la même manière qu'au
+moyen âge les populations fuyaient devant les hordes des Huns et des
+Mongols; et cet exode lamentable, ils l'avaient accompli au milieu de la
+nature en fête, dans le mois le plus riant de l'année, alors que la
+terre était dorée d'épis, alors que le ciel d'août resplendissait de
+joyeuse lumière et que les oiseaux célébraient par l'allégresse de leurs
+chants l'opulence des moissons. L'aspect des fugitifs entassés dans ce
+cirque portait témoignage contre l'atrocité du crime commis. Les bébés
+gémissaient comme des agneaux qui bêlent; les hommes regardaient autour
+d'eux d'un air égaré; quelques femmes hurlaient comme des démentes. Dans
+la confusion de la fuite, les familles s'étaient dispersées. Une mère de
+cinq petits n'en avait plus qu'un. Des pères, demeurés seuls, pensaient
+avec angoisse à leur femme et à leurs enfants disparus. Les
+retrouveraient-ils jamais? Ces malheureux n'étaient-ils pas morts de
+fatigue et de faim?
+
+Ce soir-là, Marcel, encore tout ému de ce qu'il venait de voir, ne put
+s'empêcher de prononcer contre l'empereur Guillaume des paroles
+véhémentes qui, à la grande surprise de tout le monde, firent sortir
+Héléna de son mutisme.
+
+--L'Empereur est un homme excellent et chevaleresque, déclara-t-elle. Il
+n'est coupable de rien, lui. Ce sont ses ennemis qui l'ont provoqué.
+
+Alors Marcel s'emporta, maudit l'hypocrite Kaiser, souhaita
+l'extermination de tous les bandits qui venaient d'incendier Louvain, de
+martyriser des vieillards, des femmes et des enfants. Sur quoi, Héléna
+fondit en larmes.
+
+--Tu oublies donc, gémit-elle d'une voix entrecoupée par les sanglots,
+tu oublies donc que je suis mère et que mes fils sont du nombre de ceux
+sur qui tu appelles la mort!
+
+Ces mots firent mesurer soudain à Marcel la largeur de l'abîme qui le
+séparait de cette femme, et, dans son for intérieur, il pesta contre la
+destinée qui l'obligeait à la garder sous son toit. Mais comme, au fond,
+il avait bon cœur et ne trouvait aucun plaisir à molester inutilement
+les personnes de son entourage:
+
+--C'est bien, répondit-il. Je croyais les victimes plus dignes de pitié
+que les bourreaux. Mais ne parlons plus de cela. Nous n'arriverons
+jamais à nous entendre.
+
+Et désormais il se fit une règle de ne rien dire de la guerre en
+présence de sa belle-sœur.
+
+Cependant la guerre avait réveillé le sentiment religieux chez nombre de
+personnes qui depuis longtemps n'avaient pas mis les pieds dans une
+église, et elle exaltait surtout la dévotion des femmes. Luisa ne se
+contentait plus d'entrer chaque matin, comme d'habitude, à Saint-Honoré
+d'Eylau, sa paroisse. Avant même de lire dans les journaux les dépêches
+du front, elle y cherchait un autre renseignement: Où irait aujourd'hui
+Monseigneur Amette? Et elle s'en allait jusqu'à la Madeleine, jusqu'à
+Notre-Dame, jusqu'au lointain Sacré-Cœur, en haut de la butte
+Montmartre; puis, sous les voûtes du temple honoré de la visite de
+l'archevêque, elle unissait sa voix au chœur qui implorait une
+intervention divine: «Seigneur, sauvez la France!»
+
+Sur le maître-autel de toutes les églises figuraient, assemblés en
+faisceaux, les drapeaux de la France et des nations alliées. Les nefs
+étaient pleines de fidèles, et la foule pieuse ne se composait pas
+uniquement de femmes: il y avait aussi des hommes d'âge, debout, graves,
+qui remuaient les lèvres et fixaient sur le tabernacle des yeux humides
+où se reflétaient, pareilles à des étoiles perdues, les flammes des
+cierges. C'étaient des pères qui, en pensant à leurs fils envoyés sur le
+front, se rappelaient les prières de leur enfance. Jusqu'alors la
+plupart d'entre eux avaient été indifférents en matière religieuse;
+mais, dans ces conjonctures tragiques, il leur avait semblé tout à coup
+que la foi, qu'ils ne possédaient point, était un bien et une force, et
+ils balbutiaient de vagues oraisons, dont les paroles étaient
+incohérentes et presque dépourvues de sens, à l'intention des êtres
+chers qui luttaient pour l'éternelle justice. Les cérémonies religieuses
+devenaient aussi passionnées que des assemblées populaires; les
+prédicateurs étaient des tribuns, et parfois l'enthousiasme patriotique
+coupait d'applaudissements les sermons. Quand Luisa revenait de
+l'office, elle était palpitante de foi et espérait du ciel un miracle
+semblable à celui par lequel sainte Geneviève avait chassé loin de Paris
+les hordes d'Attila.
+
+Dans les grandes circonstances, lorsque Luisa insistait pour emmener sa
+sœur dans ces dévotes excursions, Héléna courait avec elle aux quatre
+coins de Paris. Mais, si aucun office extraordinaire n'était annoncé, la
+«romantique», plus terre-à-terre en cela que l'autre, préférait aller
+tout simplement à Saint-Honoré d'Eylau. Là, elle rencontrait parmi les
+habitués beaucoup de personnes originaires des diverses républiques du
+Nouveau Monde, gens riches qui, après fortune faite, étaient venus
+manger leurs rentes à Paris et s'étaient installés dans le quartier de
+l'Étoile, cher aux cosmopolites. Elle avait lié connaissance avec
+plusieurs de ces personnes, ce qui lui procurait le vif plaisir
+d'échanger force saluts lorsqu'elle arrivait, et, à la sortie, d'engager
+sur le parvis de longues conversations où elle recueillait une infinité
+de nouvelles vraies ou fausses sur la guerre et sur cent autres choses.
+
+Bientôt des jours vinrent où, à en juger d'après les apparences, il ne
+se passait plus rien d'extraordinaire. On ne trouvait dans les journaux
+que des anecdotes destinées à entretenir la confiance du public, et
+aucun renseignement positif n'y était publié. Les communiqués du
+Gouvernement n'étaient que de la rhétorique vague et sonore.
+
+Ce manque de nouvelles coïncida avec une subite agitation de la
+belle-sœur. Héléna s'absentait chaque après-midi, quelquefois même dans
+la matinée, et elle ne manquait jamais de rapporter à la maison des
+nouvelles alarmantes qu'elle semblait se faire un malin plaisir de
+communiquer sournoisement à ses hôtes, non comme des vérités certaines,
+mais comme des bruits répandus. _On disait_ que les Français avaient été
+défaits simultanément en Lorraine et en Belgique; _on disait_ qu'un
+corps de l'armée française s'était débandé; _on disait_ que les
+Allemands avaient fait beaucoup de prisonniers et enlevé beaucoup de
+canons. Quoique Marcel eût entendu lui-même dire quelque chose
+d'approchant, il affectait de n'en rien croire, protestait qu'à tout le
+moins il y avait dans ces bruits beaucoup d'exagération.
+
+--C'est possible, répliquait doucement l'agaçante Héléna. Mais je vous
+répète ce que m'ont dit des personnes que je crois bien informées.
+
+Au fond, Marcel commençait à être très inquiet, et son instinct d'homme
+pratique lui faisait deviner un péril. «Il y a quelque chose qui ne
+marche pas,» pensait-il, soucieux.
+
+La chute du ministère et la constitution d'un Gouvernement de défense
+nationale lui démontra la gravité de la situation. Alors il alla voir le
+sénateur Lacour. Celui-ci connaissait tous les ministres, et personne
+n'était mieux renseigné que lui.
+
+--Oui, mon ami, répondit le personnage aux questions anxieuses de
+Marcel, nous avons subi de gros échecs à Morhange et à Charleroi,
+c'est-à-dire à l'Est et au Nord. Les Allemands vont envahir le
+territoire de la France. Mais notre armée est intacte et se retire en
+bon ordre. La fortune peut changer encore. C'est un grand malheur;
+néanmoins tout n'est pas perdu.
+
+On poussait activement--un peu tard!--les préparatifs de la défense de
+Paris. Les forts s'armaient de nouveaux canons; dans la zone de tir, les
+pioches des démolisseurs faisaient disparaître les maisonnettes élevées
+durant les années de paix; les ormes des avenues extérieures tombaient
+sous la hache, pour élargir l'horizon; des barricades de sacs de terre
+et de troncs d'arbres obstruaient les portes des remparts. Beaucoup de
+curieux allaient dans la banlieue admirer les tranchées récemment
+ouvertes et les barrages de fils de fer barbelés. Le Bois de Boulogne
+s'emplissait de troupeaux, et, autour des montagnes de fourrage sec,
+bœufs et brebis se groupaient sur les prairies de fin gazon. Le souci
+d'avoir des approvisionnements suffisants inquiétait une population qui
+gardait vif encore le souvenir des misères souffertes en 1870. D'une
+nuit à l'autre, l'éclairage des rues diminuait; mais, en compensation,
+le ciel était continuellement rayé par les jets lumineux des
+réflecteurs. La crainte d'une agression aérienne augmentait encore
+l'anxiété publique; les gens peureux parlaient des _zeppelins_, et,
+comme on exagère toujours les dangers inconnus, on attribuait à ces
+engins de guerre une puissance formidable.
+
+Luisa, naturellement timide, était affolée par les entretiens
+particuliers qu'elle avait avec sa sœur, et elle étourdissait de ses
+émois son mari qui ne réussissait pas à l'apaiser.
+
+--Tout est perdu! lui disait-elle en pleurant. Héléna est la seule qui
+connaît la vérité.
+
+Si Luisa avait une grande confiance dans les affirmations d'Héléna, il y
+avait pourtant un point sur lequel il lui était impossible de croire sa
+sœur aveuglément. Les atrocités commises en Belgique sur les femmes et
+sur les jeunes filles démentaient trop positivement ce qu'Héléna
+racontait de la haute courtoisie des officiers et de la sévère moralité
+des soldats allemands.
+
+--_Ils_ vont venir, Marcel, _ils_ vont venir. Je ne vis plus... Notre
+fille... notre fille...
+
+Mais Chichi riait des alarmes de sa mère, et, avec la belle audace de la
+jeunesse:
+
+--Qu'ils viennent donc, ces coquins! s'écriait-elle. Je ne serais pas
+fâchée de les voir en face!
+
+Et elle faisait le geste de frapper, comme si elle avait tenu dans sa
+main le poignard vengeur.
+
+Marcel finit par se lasser de cette situation et résolut d'envoyer sa
+femme, sa fille et sa belle-sœur à Biarritz, où beaucoup de
+Sud-Américains s'étaient déjà rendus. Quant à lui, il avait décidé de
+rester à Paris, pour une raison dont il n'avait d'ailleurs qu'une
+conscience un peu confuse. Il s'imaginait n'y être retenu que par la
+curiosité; mais, au fond, il avait une honte inavouée de fuir une
+seconde fois devant l'ennemi. Sa femme essaya bien de l'emmener avec
+elle: depuis bientôt trente ans de mariage, ils ne s'étaient pas séparés
+une seule fois! Mais il déclara sa volonté sur un ton qui n'admettait
+pas de réplique.
+
+Jules, pour demeurer près de Marguerite, s'obstina aussi à demeurer dans
+la capitale.
+
+Bref, un beau matin, Luisa, Héléna et Chichi s'embarquèrent dans une
+grande automobile à destination de la Côte d'Argent: la première, navrée
+de laisser à Paris son mari et son fils; la seconde, bien aise, en
+somme, de n'être pas là quand les troupes de son cher empereur
+entreraient dans Paris; la troisième, toute réjouie de voyager dans un
+pays nouveau pour elle et de visiter une des plages les plus à la mode.
+
+
+
+
+VI
+
+EN RETRAITE
+
+
+Après ce départ, Marcel fut d'abord un peu désorienté par sa solitude.
+Les salles désertes de son appartement lui semblaient énormes et pleines
+d'un silence d'autant plus profond que tous les autres appartements du
+luxueux immeuble étaient vides comme le sien. Ces appartements avaient
+pour locataires, soit des étrangers qui s'étaient discrètement éloignés
+de Paris, soit des Français qui, surpris par la guerre, étaient demeurés
+dans leurs domaines ruraux.
+
+D'ailleurs il était satisfait de la résolution qu'il avait prise.
+L'absence des siens, en le rassurant, lui avait rendu presque tout son
+optimisme. «Non, _ils_ ne viendront pas à Paris», se répétait-il vingt
+fois par jour. Et il ajoutait mentalement: «Au surplus, s'ils y
+viennent, je n'ai pas peur: je suis encore bon pour faire le coup de feu
+dans une tranchée.» Il lui semblait que cette velléité de faire le coup
+de feu réparait dans quelque mesure la honte de la fuite en Amérique.
+
+Dans ses promenades à travers Paris, il rencontrait des bandes de
+réfugiés. C'étaient des habitants du Nord et de l'Est qui avaient fui
+devant l'invasion. Cette multitude douloureuse ne savait où aller,
+n'avait d'autre ressource que la charité publique; et elle racontait
+mille horreurs commises par les Allemands dans les pays envahis:
+fusillements, assassinats, vols autorisés par les chefs, pillages
+exécutés par ordre supérieur, maisons et villages incendiés. Ces récits
+lui remuaient le cœur et faisaient naître peu à peu dans son esprit une
+idée naïve, mais généreuse. Le devoir des riches, des propriétaires qui
+possédaient de grands biens dans les provinces menacées, n'était-il pas
+d'être présents sur leurs terres pour soutenir le moral des populations,
+pour les aider de leurs conseils et de leur argent, pour tâcher de les
+protéger, lorsque l'ennemi arriverait? Or ce devoir s'imposait à
+lui-même d'une façon d'autant plus impérieuse qu'il lui semblait avoir
+moins de danger personnel à courir: devenu quasi Argentin, il serait
+considéré par les officiers allemands comme un neutre; à ce titre il
+pourrait faire respecter son château, où, le cas échéant, les paysans du
+village et des alentours trouveraient un refuge. Dès lors, le projet de
+se rendre à Villeblanche hanta son esprit.
+
+Cependant chaque jour apportait un flot de mauvaises nouvelles. Les
+journaux ne disaient pas grand'chose; le Gouvernement ne parlait qu'en
+termes obscurs, qui inquiétaient sans renseigner. Néanmoins la triste
+vérité s'ébruitait, répandue sourdement par les alarmistes et par les
+espions demeurés dans Paris. On se communiquait à l'oreille des bruits
+sinistres: «Ils ont passé la frontière... Ils sont à Lille...» Et le
+fait est que les Allemands avançaient avec une effrayante rapidité.
+
+Anglais et Français reculaient devant le mouvement enveloppant des
+envahisseurs. Quelques-uns s'attendaient à un nouveau Sedan. Pour se
+rendre compte de l'avance de l'ennemi, il suffisait d'aller à la gare du
+Nord: toute les vingt-quatre heures, on y constatait le rétrécissement
+du rayon dans lequel circulaient les trains. Des avis annonçaient qu'on
+ne délivrait plus de billets pour telles et telles localités du réseau,
+et cela signifiait que ces localités étaient tombées au pouvoir de
+l'ennemi. Le rapetissement du territoire national s'accomplissait avec
+une régularité mathématique, à raison d'une quarantaine de kilomètres
+par jour, de sorte que, montre en main, on pouvait prédire l'heure à
+laquelle les premiers uhlans salueraient de leurs lances l'apparition de
+la Tour Eiffel.
+
+Ce fut à ce moment d'universelle angoisse que Marcel retourna chez son
+ami Lacour pour lui adresser la plus extraordinaire des requêtes: il
+voulait aller tout de suite à son château de Villeblanche, et il priait
+le sénateur de lui obtenir les papiers nécessaires.
+
+--Vous êtes fou! s'écria le personnage, qui ne pouvait en croire ses
+oreilles. Sortir de Paris, oui, mais pour aller vers le sud et non vers
+l'est! Je vous le dis sous le sceau du secret: d'un instant à l'autre
+tout le monde partira, président de la République, ministres, Chambres.
+Nous nous installerons à Bordeaux, comme en 1870. Nous savons mal ce qui
+se passe, mais toutes les nouvelles sont mauvaises. L'armée reste
+solide, mais elle se retire, abandonne continuellement du terrain.
+Croyez-moi: ce que vous avez de mieux à faire, c'est de quitter Paris
+avec nous. Gallieni défendra la capitale; mais la défense sera
+difficile. D'ailleurs, même si Paris succombe, la France ne succombera
+point pour cela. S'il est nécessaire, nous continuerons la guerre
+jusqu'à la frontière d'Espagne. Ah! tout cela est triste, bien triste!
+
+Marcel hocha la tête. Ce qu'il voulait, c'était se rendre à son château
+de Villeblanche.
+
+--Mais on vous fera prisonnier! objecta Lacour. On vous tuera peut-être!
+
+L'obstination de Marcel triompha des résistances de son ami. Ce n'était
+point le moment des longues discussions, et chacun devait songer à son
+propre sort. Le sénateur finit donc par céder au désir de Marcel et lui
+obtint l'autorisation de partir le soir même, par un train militaire
+qui se dirigeait vers la Champagne.
+
+ * * * * *
+
+Ce voyage permit à Marcel de voir le trafic extraordinaire que la guerre
+avait développé sur les voies ferrées. Son train mit quatorze heures
+pour franchir une distance qui, en temps normal, n'exigeait que deux
+heures. Aux stations de quelque importance, toutes les voies étaient
+occupées par des rames de wagons. Les machines sous pression sifflaient,
+impatientes de partir. Les soldats hésitaient devant les différents
+trains, se trompaient, descendaient d'un wagon pour remonter dans un
+autre. Les employés, calmes, mais visiblement fatigués, allaient de côté
+et d'autre pour renseigner les hommes, pour leur donner des
+explications, pour faire charger des montagnes de colis.
+
+Dans le train qui portait Marcel, les territoriaux d'escorte dormaient,
+accoutumés à la monotonie de ce service. Les soldats chargés des chevaux
+ouvraient les portes à coulisse et s'asseyaient sur le plancher du
+wagon, les jambes pendantes. La nuit, le train marchait avec lenteur à
+travers les campagnes obscures, s'arrêtait devant les signaux rouges et
+avertissait de sa présence par de longs sifflets. Dans quelques
+stations, il y avait des jeunes filles vêtues de blanc, avec des
+cocardes et de petits drapeaux épinglés sur la poitrine. Jour et nuit
+elles étaient là, se remplaçant à tour de rôle, de sorte qu'aucun train
+ne passait sans recevoir leur visite. Dans des corbeilles ou sur des
+plateaux, elles offraient aux soldats du pain, du chocolat, des fruits.
+Beaucoup d'entre eux, rassasiés, refusaient en remerciant; mais les
+jeunes filles se montraient si tristes de ce refus qu'ils finissaient
+par céder à leurs instances.
+
+Marcel, casé dans un compartiment de seconde classe avec le lieutenant
+qui commandait l'escorte et avec quelques officiers qui s'en allaient
+rejoindre leur corps, passa la plus grande partie de la nuit à causer
+avec ses compagnons de voyage. Les officiers n'avaient que des
+renseignements vagues sur le lieu où ils pourraient retrouver leur
+régiment. D'un jour à l'autre, les opérations de la guerre modifiaient
+la position des troupes. Mais, fidèles à leur devoir, ils se portaient
+vers le front, avec le désir d'arriver assez tôt pour le combat décisif.
+Le chef de l'escorte, qui avait déjà fait plusieurs voyages, était le
+seul qui se rendît bien compte de la retraite: à chaque nouveau voyage,
+le parcours se raccourcissait. Tout le monde était déconcerté. Pourquoi
+se retirait-on? Quoique l'armée eût éprouvé des revers, elle était
+intacte, et, selon l'opinion commune, elle aurait dû chercher sa
+revanche dans les lieux mêmes où elle avait eu le dessous. La retraite
+laissait à l'ennemi le chemin libre. Quinze jours auparavant, ces
+hommes discutaient dans leurs garnisons sur la région de la Belgique où
+l'ennemi recevrait le coup mortel et sur le point de la frontière par où
+les Français victorieux envahiraient l'Allemagne.
+
+Toutefois la déception n'engendrait aucun découragement. Une espérance
+confuse, mais ferme, dominait les incertitudes. Le généralissime était
+le seul qui possédât le secret des opérations. Ce chef grave et
+tranquille finirait par tout arranger. Personne n'avait le droit de
+douter de la fortune. Joffre était de ceux qui disent toujours le
+dernier mot.
+
+Marcel descendit du train à l'aube.
+
+--Bonne chance, messieurs!
+
+Il serra la main de ces braves gens qui allaient peut-être à la mort. Le
+train se remit en marche et Marcel se trouva seul dans la gare, à
+l'embranchement de la ligne d'intérêt local qui desservait Villeblanche;
+mais, faute de personnel, le service était suspendu sur cette petite
+ligne dont les employés avaient été affectés aux grandes lignes pour les
+transports de guerre. De cette gare à Villeblanche il y avait encore
+quinze kilomètres. Malgré les offres les plus généreuses, le
+millionnaire ne put trouver une simple charrette pour achever son
+voyage: la mobilisation s'était approprié la plupart des véhicules et
+des bêtes de trait, et le reste avait été emmené par les fugitifs. Force
+lui fut donc d'entreprendre le trajet à pied, et, malgré son âge, il se
+mit en route.
+
+Le chemin blanc, droit, poudreux, traversait une plaine qui semblait
+s'étendre à l'infini. Quelques bouquets d'arbres, quelques haies vives,
+les toits de quelques fermes rompaient à peine la monotonie du paysage.
+Les champs étaient couverts des chaumes de la moisson récemment fauchée.
+Les meules bossuaient le sol de leurs cônes roux, qui commençaient à
+prendre un ton d'or bruni. Les oiseaux voletaient dans les buissons
+emperlés par la rosée.
+
+Marcel chemina toute la matinée. La route était tachetée de points
+mouvants qui, de loin, ressemblaient à des files de fourmis. C'étaient
+des gens qui allaient tous dans la direction contraire à la sienne: ils
+fuyaient vers le sud, et, lorsqu'ils croisaient ce citadin bien chaussé,
+qui marchait la canne à la main et le chapeau de paille sur la tête, ils
+faisaient un geste de surprise et s'imaginaient que c'était quelque
+fonctionnaire, quelque envoyé du Gouvernement venu pour inspecter le
+pays d'où la terreur les poussait à fuir.
+
+Vers midi, dans une auberge située au bord de la route, Marcel put
+trouver un morceau de pain, du fromage et une bouteille de vin blanc.
+L'aubergiste était parti à la guerre, et sa femme, malade et alitée,
+gémissait de souffrance. Sur le pas de la porte, une vieille presque
+sourde, la grand'mère entourée de ses petits-enfants, regardait ce
+défilé de fugitifs qui durait depuis trois jours.
+
+--Pourquoi fuient-ils, monsieur? dit-elle au voyageur. La guerre ne
+concerne que les soldats. Nous autres paysans, nous ne faisons de mal à
+personne et nous n'avons rien à craindre.
+
+Quatre heures plus tard, à la descente de l'une des collines boisées qui
+bordent la vallée de la Marne, Marcel aperçut enfin les toits de
+Villeblanche groupés autour de l'église et, un peu à l'écart, surgissant
+d'entre les arbres, les capuchons d'ardoise qui coiffaient les tours de
+son château.
+
+Les rues du village étaient désertes. Une moitié de la population
+s'était enfuie; l'autre moitié était restée, par routine casanière et
+par aveugle optimisme. Si les Prussiens venaient, que pourraient-ils
+leur faire? Les habitants se soumettraient à leurs ordres, ne
+tenteraient aucune résistance. On ne châtie pas des gens qui obéissent.
+Les maisons du village avaient été construites par leurs pères, par
+leurs ancêtres, et tout valait mieux que d'abandonner ces demeures d'où
+eux-mêmes n'étaient jamais sortis. Quelques femmes se tenaient assises
+autour de la place, comme dans les paisibles après-midi des étés
+précédents. Ces femmes regardèrent l'arrivant avec surprise.
+
+Sur la place, Marcel vit un groupe formé du maire et des notables. Eux
+aussi, ils regardèrent avec surprise le propriétaire du château. C'était
+pour eux la plus inattendue des apparitions. Un sourire bienveillant, un
+regard sympathique accueillirent ce Parisien qui venait les rejoindre
+et partager leur sort. Depuis longtemps Marcel vivait en assez mauvais
+termes avec les habitants du village: car il défendait ses droits avec
+âpreté, ne tolérait ni la maraude dans ses champs ni le pâtis dans ses
+bois. A plusieurs reprises, il avait menacé de procès et de prison
+quelques douzaines de délinquants. Ses ennemis, soutenus par la
+municipalité, avaient répondu à ces menaces en laissant le bétail
+envahir les cultures du château, en tuant le gibier, en adressant au
+préfet et au député de la circonscription des plaintes contre le
+châtelain. Ses démêlés avec la commune l'avaient rapproché du curé, qui
+vivait en hostilité ouverte avec le maire; mais l'Église ne lui avait
+pas été beaucoup plus profitable que l'État. Le curé, ventru et
+débonnaire, ne perdait aucune occasion de soutirer à Marcel de grosses
+aumônes pour les pauvres; mais, le cas échéant, il avait la charitable
+audace de lui parler en faveur de ses ouailles, d'excuser les
+braconniers, de trouver même des circonstances atténuantes aux
+maraudeurs qui, en hiver, volaient le bois du parc et, en été, les
+fruits du jardin. Or Marcel eut la stupéfaction de voir le curé, qui
+sortait du presbytère, saluer le maire au passage avec un sourire
+amical. Ces deux hommes s'étaient rencontrés, le 1er août, au pied du
+clocher dont la cloche sonnait le tocsin pour annoncer la mobilisation
+aux hommes qui étaient dans les champs; et, par instinct, sans trop
+savoir pourquoi, ces vieux ennemis s'étaient serré la main avec
+cordialité. Il n'y avait plus que des Français.
+
+Arrivé au château, Marcel eut le sentiment de n'avoir pas perdu sa
+peine. Jamais son parc ne lui avait semblé si beau, si majestueux qu'en
+cet après-midi d'été; jamais les cygnes n'avaient promené avec tant de
+grâce sur le miroir d'eau leur image double; jamais l'édifice lui-même,
+dans son enceinte de fossés, n'avait eu un aspect aussi seigneurial.
+Mais la mobilisation avait fait d'énormes vides dans les écuries, dans
+les étables, et presque tout le personnel manquait. Le régisseur et la
+plupart des domestiques étaient à l'armée; il ne restait que le
+concierge, homme d'une cinquantaine d'années, malade de la poitrine,
+avec sa femme et sa fille qui prenaient soin des quelques vaches
+demeurées à la ferme.
+
+ * * * * *
+
+Après une nuit de bon sommeil qui lui fit oublier la fatigue de la
+veille, le châtelain passa la matinée à visiter les prairies
+artificielles qu'il avait créées dans son parc, derrière un rideau
+d'arbres. Il eut le regret de voir que ces prairies manquaient d'eau, et
+il essaya d'ouvrir une vanne pour arroser la luzerne qui commençait à
+sécher. Puis il fit un tour dans les vignes, qui déployaient les masses
+de leurs pampres sur les rangées d'échalas et montraient entre les
+feuilles le violet encore pâle de leurs grappes mûrissantes. Tout était
+si tranquille que Marcel sentait son optimisme renaître et oubliait
+presque les horreurs de la guerre.
+
+Mais, dans l'après-dîner, un mouvement soudain se produisit au village,
+et Georgette, la fille du concierge, vint dire qu'il passait dans la
+grande rue beaucoup de soldats français et d'automobiles militaires.
+C'étaient des camions réquisitionnés, qui conservaient sous une couche
+de poussière et de boue durcie les adresses des commerçants auxquels ils
+avaient appartenu; et, mêlés à ces véhicules industriels, il y avait
+aussi d'autres voitures provenant d'un service public: les grands
+autobus de Paris, qui portaient encore l'indication des trajets auxquels
+ils avaient été affectés, _Madeleine-Bastille_, _Passy-Bourse_, etc.
+Marcel les regarda comme on regarde de vieux amis aperçus au milieu
+d'une foule. Peut-être avait-il voyagé maintes fois dans telle ou telle
+de ces voitures déteintes, vieillies par vingt jours de service
+incessant, aux tôles gondolées, aux ferrures tordues, qui grinçaient de
+toutes leur carcasse disjointe et qui étaient trouées comme des cribles.
+
+Certains véhicules avaient pour marques distinctives des cercles blancs
+marqués d'une croix rouge au centre; sur d'autres, on lisait des lettres
+et des chiffres qu'il était impossible de comprendre, quand on n'était
+pas initié aux secrets de l'administration militaire. Et tous ces
+véhicules, dont les moteurs seuls étaient en bon état, transportaient
+des soldats, quantité de soldats qui avaient des bandages à la tête ou
+aux jambes:--blessés aux visages pâles que la barbe poussée rendait
+encore plus tragiques, aux yeux de fièvre qui regardaient fixement, aux
+bouches que semblait tenir ouvertes la plainte immobilisée de la
+douleur.--Des médecins et des infirmiers occupaient plusieurs voitures
+de ce convoi, et quelques pelotons de cavaliers l'escortaient. Les
+voitures n'avançaient que très lentement, et, dans les intervalles qui
+les séparaient les unes des autres, des bandes de soldats, la capote
+déboutonnée ou jetée sur l'épaule comme une capa, faisaient route
+pédestrement. Eux aussi étaient des blessés; mais, assez valides pour
+marcher, ils plaisantaient et chantaient, les uns avec un bras en
+écharpe, d'autres avec le front ou la nuque enveloppés de linges sur
+lesquels le suintement du sang mettait des taches rougeâtres.
+
+Marcel voulut faire quelque chose pour ces pauvres gens. Mais à peine
+avait-il commencé à leur distribuer des pains et des bouteilles de vin,
+un major accourut et lui reprocha cette libéralité comme un crime: cela
+pouvait être fatal aux blessés. Il resta donc sur le bord de la route,
+impuissant et triste, à suivre des yeux ce défilé de nobles souffrances.
+
+A la nuit tombante, ce furent des centaines de camions qui passèrent,
+les uns fermés hermétiquement, avec la prudence qui s'impose pour les
+matières explosives, les autres chargés de ballots et de caisses qui
+exhalaient une fade odeur de nourriture. Puis ce furent de grands
+troupeaux de bœufs, qui s'arrêtaient avec des remous aux endroits où le
+chemin se rétrécissait, et qui se décidaient enfin à passer sous le
+bâton et aux cris des pâtres coiffés de képis.
+
+Marcel, tourmenté par ses pensées, ne ferma pas l'œil de la nuit. Ce
+qu'il venait de voir, c'était la retraite dont on parlait à Paris, mais
+à laquelle beaucoup de gens refusaient de croire: la retraite déjà
+poussée si loin et qui continuait plus loin encore son mouvement
+rétrograde, sans que personne pût dire l'endroit où elle s'arrêterait.
+
+A l'aube, il s'endormit de fatigue et ne se réveilla que très tard dans
+la matinée. Son premier regard fut pour la route. Il la vit encombrée
+d'hommes et de chevaux; mais, cette fois, les hommes armés de fusils
+formaient des bataillons, et ce que les chevaux traînaient, c'était de
+l'artillerie.
+
+Hélas! ces troupes étaient de celles qu'il avait vues naguère partir de
+Paris, mais combien changées! Les capotes bleues s'étaient converties en
+nippes loqueteuses et jaunâtres; les pantalons rouges avaient pris une
+teinte délavée de brique mal cuite; les chaussures étaient des mottes de
+boue. Les visages avaient une expression farouche sous les ruisseaux de
+poussière et de sueur qui en accusaient toutes les rides et toutes les
+cavités, avec ces barbes hirsutes dont des poils étaient raides comme
+des épingles, avec cet air de lassitude qui révélait l'immense désir de
+faire halte, de s'arrêter là définitivement, d'y tuer ou d'y mourir sur
+place. Et pourtant ces soldats marchaient, marchaient toujours.
+Certaines étapes avaient duré trente heures. L'ennemi suivait pas à pas,
+et l'ordre était de se retirer sans repos ni trêve, de se dérober par la
+rapidité des pieds au mouvement enveloppant que tentait l'envahisseur.
+Les chefs devinaient l'état d'âme de leurs hommes; ils pouvaient exiger
+d'eux le sacrifice de la vie; mais il était bien plus dur de leur
+ordonner de marcher jour et nuit dans une fuite interminable, alors que
+ces hommes ne se considéraient pas comme battus, alors qu'ils sentaient
+gronder en eux la colère furieuse, mère de l'héroïsme. Les regards
+désespérés des soldats cherchaient l'officier le plus voisin, le
+lieutenant, le capitaine. On n'en pouvait plus! Une marche énorme,
+exténuante, en si peu de jours! Et pourquoi? Les supérieurs n'en
+savaient pas plus que les inférieurs; mais leurs yeux semblaient
+répondre: «Courage! Encore un effort! Cela va bientôt finir.»
+
+Les bêtes, vigoureuses mais dépourvues d'imagination, étaient moins
+résistantes que les hommes. Leur aspect faisait pitié. Était-il possible
+que ce fussent les mêmes chevaux musclés et lustrés que Marcel avait vus
+à Paris dans les premiers jours du mois d'août? Une campagne de trois
+semaines les avait vieillis et fourbus. Leurs regards troubles
+semblaient implorer la compassion. Ils étaient si maigres que les arêtes
+de leurs os ressortaient et que leurs yeux en paraissaient plus gros.
+Les harnais, en se déplaçant dans la marche, laissaient voir sur la peau
+des places dénudées et des plaies saignantes. Quelques animaux, à bout
+de forces, s'écroulaient tout à coup, morts de fatigue. Alors les
+artilleurs les dépouillaient rapidement de leurs harnais et les
+roulaient sur le bord du chemin, pour que les cadavres ne gênassent pas
+la circulation; et les pauvres bêtes restaient là dans leur nudité
+squelettique, les pattes rigides, semblant épier de leurs yeux vitreux
+et fixes les premières mouches qu'attirerait la triste charogne.
+
+Les canons peints en gris, les affûts, les caissons, Marcel avait vu
+tout cela propre et luisant, grâce aux soins que, depuis les âges les
+plus reculés, l'homme a toujours pris de ses armes, soins plus minutieux
+encore que ceux que la femme prend des objets domestiques. Mais à
+présent, par l'usure qui résulte d'un emploi excessif, par la
+dégradation que produit une inévitable négligence, tout cela était sale
+et flétri: les roues déformées extérieurement par la fange, le métal
+obscurci par les vapeurs des détonations, la peinture souillée d'ordures
+ou éraflée par des accrocs.
+
+Dans les espaces qui parfois restaient libres entre une batterie et un
+régiment, des paysans se hâtaient, hordes misérables que l'invasion
+chassait devant elle, villages entiers qui s'étaient mis en route pour
+suivre l'armée dans sa retraite. L'arrivée d'un nouveau régiment ou
+d'une nouvelle batterie les obligeait à quitter le chemin et à continuer
+leur pérégrination dans les champs. Mais, dès qu'un intervalle se
+reproduisait dans le défilé des troupes, ils encombraient de nouveau la
+chaussée blanche et unie. Il y avait des hommes qui poussaient de
+petites charrettes sur lesquelles étaient entassées des montagnes de
+meubles; des femmes qui portaient de jeunes enfants; des grands-pères
+qui avaient sur leurs épaules des bébés; des vieux endoloris qui ne
+pouvaient se traîner qu'avec un bâton; des vieilles qui remorquaient des
+grappes de mioches accrochés à leurs jupes; d'autres vieilles, ridées et
+immobiles comme des momies, que l'on charriait sur des voitures à bras.
+
+Désormais personne ne s'opposa plus à la libéralité du châtelain, dont
+la cave déborda sur la route. Aux tonneaux de la dernière vendange,
+roulés devant la grille, les soldats emplissaient sous le jet rouge la
+tasse de métal décrochée de leur ceinture. Marcel contemplait avec
+satisfaction les effets de sa munificence: le sourire reparaissait sur
+les visages, la plaisanterie française courait de rang en rang. Lorsque
+les soldats s'éloignaient, ils entonnaient une chanson.
+
+A mesure que le soir approchait, les troupes avaient l'air de plus en
+plus épuisé. Ce qui défilait maintenant, c'étaient les traînards, dont
+les pieds étaient à vif dans les brodequins. Quelques-uns s'étaient
+débarrassés de cette gaine torturante et marchaient pieds nus, avec
+leurs lourdes chaussures pendues à l'épaule. Mais tous, malgré la
+fatigue mortelle, conservaient leurs armes et leurs cartouches, en
+pensant à l'ennemi qui les suivait.
+
+La seconde nuit que le millionnaire passa dans son lit de parade à
+colonnes et à panaches, un lit qui, selon la déclaration des vendeurs,
+avait appartenu à Henri IV, fut encore une mauvaise nuit. Obsédé par les
+images de l'incompréhensible retraite, il croyait voir et entendre
+toujours le torrent des soldats, des canons, des équipages. Mais, par le
+fait, le passage des troupes avait presque cessé. De temps à autre
+défilaient bien encore un bataillon, une batterie, un peloton de
+cavaliers: mais c'étaient les derniers éléments de l'arrière-garde qui,
+après avoir pris position près du village pour couvrir la retraite,
+commençaient à se retirer.
+
+Le lendemain matin, lorsque Marcel descendit à Villeblanche, ce fut à
+peine s'il y vit des soldats. Il ne restait qu'un escadron de dragons
+qui battaient les bois à droite et à gauche de la route et qui
+ramassaient les retardataires. Le châtelain alla jusqu'à l'entrée du
+village, où il trouva une barricade faite de voitures et de meubles,
+qui obstruait la chaussée. Quelques dragons la gardaient, pied à terre
+et carabine au poing, surveillant le ruban blanc de la route qui montait
+entre deux collines couvertes d'arbres. Par instants résonnaient des
+coups de fusil isolés, semblables à des coups de fouet. «Ce sont les
+nôtres», disaient les dragons. La cavalerie avait ordre de conserver le
+contact avec l'ennemi, de lui opposer une résistance continuelle, de
+repousser les détachements allemands qui cherchaient à s'infiltrer le
+long des colonnes et de tirailler sans cesse contre les reconnaissances
+de uhlans.
+
+Marcel considéra avec une profonde pitié les éclopés qui trimaient
+encore sur la route. Ils ne marchaient pas, ils se traînaient, avec la
+ferme volonté d'avancer, mais trahis par leurs jambes molles, par leurs
+pieds en sang. Ils s'asseyaient une minute au bord du chemin, harassés,
+agonisant de lassitude, pour respirer un peu sans avoir la poitrine
+écrasée par le poids du sac, pour délivrer un instant leurs pieds de
+l'étau des brodequins; et, quand ils voulaient repartir, il leur était
+impossible de se remettre debout: la courbature leur ankylosait tout le
+corps, les mettait dans un état semblable à la catalepsie. Les dragons,
+revolver en main, étaient obligés de recourir à la menace pour les tirer
+de cette mortelle torpeur. Seule la certitude de l'approche de l'ennemi
+avait le pouvoir de rendre momentanément un peu de force à ces
+malheureux, qui réussissaient enfin à se dresser sur leurs jambes
+flageolantes et qui se remettaient à marcher en s'appuyant sur leur
+fusil comme sur un bâton.
+
+Villeblanche était devenu de plus en plus désert. La nuit précédente,
+beaucoup d'habitants avaient encore pris la fuite; mais le maire et le
+curé étaient demeurés à leur poste. Le fonctionnaire municipal,
+réconcilié avec le châtelain, s'approcha de celui-ci afin de lui donner
+un avis. Le génie minait le pont de la Marne, à la sortie du village;
+mais on attendait, pour le faire sauter, que les dragons se fussent
+retirés sur l'autre rive. Dans le cas où M. Desnoyers aurait l'intention
+de partir, il en avait encore le temps. Marcel remercia le maire, mais
+déclara qu'il était décidé à rester.
+
+Les derniers pelotons de dragons, sortis de divers points du bois,
+arrivaient par la route. Ils avaient mis leurs chevaux au pas, comme
+s'ils reculaient à regret. Ils regardaient souvent en arrière, prêts à
+faire halte et à tirer. Ceux qui gardaient la barricade étaient déjà en
+selle. L'escadron se reforma, les commandements des officiers
+retentirent, et un trot vif, accompagné d'un cliquetis métallique,
+emporta rapidement ces hommes vers le gros de la colonne.
+
+Marcel, près de la barricade, se trouva dans une solitude et dans un
+silence aussi profonds que si le monde s'était soudain dépeuplé. Deux
+chiens, abandonnés par leurs maîtres dont ils ne pouvaient suivre la
+piste sur ce sol piétiné et bouleversé par le passage de milliers
+d'hommes et de voitures, rôdaient et flairaient autour de lui, comme
+pour implorer sa protection. Un chat famélique épiait les moineaux qui
+recommençaient à s'ébattre et à picorer le crottin laissé sur la route
+par les chevaux des dragons. Une poule sans propriétaire, qui
+jusqu'alors s'était tenue cachée sous un auvent, vint à son tour
+disputer ce festin à la marmaille aérienne. Le silence faisait renaître
+le murmure de la feuillée, le bourdonnement des insectes, la respiration
+du sol brûlé par le soleil, tous les bruits de la nature qui s'étaient
+assoupis craintivement au passage des gens de guerre.
+
+Tout à coup Marcel remarqua quelque chose qui remuait à l'extrémité de
+la route, sur le haut de la colline, à l'endroit où le ruban blanc
+touchait l'azur du ciel. C'étaient deux hommes à cheval, si petits
+qu'ils avaient l'apparence de soldats de plomb échappés d'une boîte de
+jouets. Avec les jumelles qu'il avait apportées dans sa poche, il vit
+que ces cavaliers, vêtus de gris verdâtre, étaient armés de lances, et
+que leurs casques étaient surmontés d'une sorte de plateau horizontal.
+C'était _eux_! Impossible de douter: le châtelain avait devant lui les
+premiers uhlans.
+
+Pendant quelques minutes, les deux cavaliers se tinrent immobiles, comme
+pour explorer l'horizon. Puis d'autres sortirent encore des sombres
+masses de verdure qui garnissaient les bords du chemin, se joignirent
+aux premiers et formèrent un groupe qui se mit en marche sur la route
+blanche. Ils avançaient avec lenteur, craignant des embuscades et
+observant tout ce qui les entourait.
+
+Marcel comprit qu'il était temps de se retirer et qu'il y aurait du
+danger pour lui à être surpris près de la barricade. Mais, au moment où
+ses yeux se détachaient de ce spectacle lointain, une vision inattendue
+s'offrit à lui, toute voisine. Une bande de soldats français, à demi
+dissimulée par des rideaux d'arbres, s'approchait de la barricade.
+C'étaient des traînards à l'aspect lamentable, dans une pittoresque
+variété d'uniformes: fantassins, zouaves, dragons sans chevaux; et,
+pêle-mêle avec eux, des gardes forestiers, des gendarmes appartenant à
+des communes qui avaient été avisées tardivement de la retraite. En
+tout, une cinquantaine d'hommes. Il y en avait de frais et de vigoureux,
+et il y en avait qui ne tenaient debout que par un effort surhumain.
+Aucun de ces hommes n'avait jeté ses armes.
+
+Ils marchaient en se retournant sans cesse, pour surveiller la lente
+avance des uhlans. A la tête de cette troupe hétéroclite était un
+officier de gendarmerie vieux et obèse, à la moustache hirsute, et dont
+les yeux, quoique voilés par de lourdes paupières, brillaient d'un éclat
+homicide. Comme ces gens passaient à côté de la barricade sans faire
+attention au quidam qui les regardait curieusement, une énorme
+détonation retentit, qui fit courir un frisson sur la campagne et dont
+les maisons tremblèrent.
+
+--Qu'est-ce? demanda l'officier à Marcel.
+
+Celui-ci expliqua qu'on venait de faire sauter le pont. Un juron du chef
+accueillit ce renseignement; mais la troupe qu'il commandait demeura
+indifférente, comme si elle avait perdu tout contact avec la réalité.
+
+--Autant mourir ici qu'ailleurs! murmura l'officier. Défendons la
+barricade.
+
+La plupart des hommes se mirent en devoir d'exécuter avec une prompte
+obéissance cette décision qui les délivrait du supplice de la marche.
+Machinalement ils se postèrent aux endroits les mieux protégés.
+L'officier allait d'un groupe à l'autre, donnait des ordres. On ne
+ferait feu qu'au commandement.
+
+Marcel, immobile de surprise, assistait à ces préparatifs sans plus
+penser au péril de sa propre situation, et, lorsque l'officier lui cria
+rudement de fuir, il demeura en place, comme s'il n'avait pas entendu.
+
+Les uhlans, persuadés que le village était abandonné, avaient pris le
+galop.
+
+--Feu!
+
+L'escadron s'arrêta net. Plusieurs uhlans roulèrent sur le sol;
+quelques-uns se relevèrent et, se courbant pour offrir aux balles une
+moindre cible, essayèrent de sortir du chemin; d'autres restèrent
+étendus sur le dos ou sur le ventre, les bras en avant. Les chevaux
+sans cavalier partirent à travers champs dans une course folle, les
+rênes traînantes, les flancs battus par les étriers. Les survivants,
+après une brusque volte-face commandée par la surprise et par la mort,
+disparurent résorbés dans le sous-bois.
+
+
+
+
+VII
+
+PRÈS DE LA GROTTE SACRÉE
+
+
+Tous les soirs, de quatre à cinq, avec la ponctualité d'une personne
+bien élevée qui ne se fait pas attendre, un aéroplane allemand venait
+survoler Paris et jeter des bombes. Cela ne produisait aucune terreur,
+et les Parisiens acceptaient cette visite comme un spectacle
+extraordinaire et plein d'intérêt. Les aviateurs allemands avaient beau
+laisser tomber sur la ville des drapeaux ennemis accompagnés de messages
+ironiques où ils rendaient compte des échecs de l'armée française et des
+revers de l'offensive russe; pour les Parisiens tout cela n'était que
+mensonges. Ils avaient beau lancer des obus qui brisaient des mansardes,
+tuaient ou blessaient des vieillards, des femmes, des enfants. «Ah! les
+bandits!» criait la foule en menaçant du poing le moucheron malfaisant,
+presque invisible à deux mille mètres de hauteur; puis elle courait de
+rue en rue pour le suivre des yeux, ou s'immobilisait sur les places
+d'où elle observait à loisir ses évolutions.
+
+Argensola était un habitué de ce spectacle. Dès quatre heures il
+arrivait sur la place de la Concorde, le nez en l'air et les regards
+fixés vers le ciel, en compagnie de plusieurs badauds avec lesquels une
+curiosité commune l'avait mis en relations, à peu près comme les abonnés
+d'un théâtre qui, à force de se voir, finissent par se lier d'amitié.
+«Viendra-t-il? Ne viendra-t-il pas?» Les femmes étaient les plus
+impatientes, et quelques-unes avaient la face rouge et la respiration
+oppressée pour être accourues trop vite. Tout à coup éclatait un immense
+cri: «Le voilà!» Et mille mains indiquaient un point vague à l'horizon.
+Les marchands ambulants offraient aux spectateurs des instruments
+d'optique, et les jumelles, les longues-vues se braquaient dans la
+direction signalée.
+
+Pendant une heure l'attaque aérienne se poursuivait, aussi acharnée
+qu'inutile. L'insecte ailé cherchait à s'approcher de la Tour Eiffel;
+mais aussitôt des détonations éclataient à la base, et les diverses
+plates-formes crachaient les furibondes crépitations de leurs
+mitrailleuses. Alors il virait au-dessus de la ville, et soudain la
+fusillade retentissait sur les toits et dans les rues. Chacun tirait:
+les locataires des étages supérieurs, les hommes de garde, les soldats
+anglais et belges qui se trouvaient de passage à Paris. On savait bien
+que ces coups de fusil ne servaient à rien; mais on tirait tout de même,
+pour le plaisir de faire acte d'hostilité contre l'ennemi, ne fût-ce
+qu'en intention, et avec l'espérance qu'un caprice du hasard réaliserait
+peut-être un miracle. Le seul miracle était que les tireurs ne se
+tuassent pas les uns les autres et que les passants ne fussent pas
+blessés par des balles de provenance inconnue. Enfin le _taube_, fatigué
+d'évoluer, disparaissait.
+
+--Bon voyage! grommelait Argensola. Celui de demain sera peut-être plus
+intéressant.
+
+Une autre distraction de l'Espagnol, aux heures de liberté que lui
+laissaient les visites des avions, c'était de rôder au quai d'Orsay et
+d'y regarder la foule des voyageurs qui sortaient de Paris. La
+révélation soudaine de la vérité après les illusions créées par
+l'optimisme du Gouvernement, la certitude de l'approche des armées
+allemandes que, la semaine précédente, beaucoup de gens croyaient en
+pleine déroute, ces _taubes_ qui volaient sur la capitale, la
+mystérieuse menace des _zeppelins_, affolaient une partie de la
+population. Les gares, occupées militairement, ne recevaient que ceux
+qui avaient pris d'avance un billet, et maintes personnes attendaient
+pendant des jours entiers leur tour de départ. Les plus pressés de
+partir commençaient le voyage à pied ou en voiture, et les chemins
+étaient noirs de gens, de charrettes, de landaus et d'automobiles.
+
+Argensola considérait cette fugue avec sérénité. Lui, il était de ceux
+qui restaient. Il avait admiré certaines personnes parce qu'elles
+avaient été présentes au siège de Paris, en 1870, et il était heureux de
+la bonne fortune qui lui procurait la chance d'assister à un nouveau
+drame plus curieux encore. La seule chose qui le contrariait, c'était
+l'air distrait de ceux auxquels il faisait part de ses observations et
+de ses informations. Il rentrait à l'atelier avec une abondante récolte
+de nouvelles qu'il communiquait à Jules avec un empressement fébrile, et
+celui-ci l'écoutait à peine. Le bohème s'étonnait de cette indifférence
+et reprochait mentalement au «peintre d'âmes» de n'avoir pas le sens des
+grands drames historiques.
+
+Jules avait alors des soucis personnels qui l'empêchaient de se
+passionner pour l'histoire des nations. Il avait reçu de Marguerite
+quelques lignes tracées à la hâte, et ces lignes lui avaient apporté la
+plus désagréable des surprises. Elle était obligée de partir. Elle
+quittait Paris à l'instant même, en compagnie de sa mère. Elle lui
+disait adieu. C'était tout. Un tel laconisme avait beaucoup inquiété
+Jules. Pourquoi ne l'informait-elle pas du lieu où elle se retirait? Il
+est vrai que la panique fait oublier bien des choses; mais il n'en était
+pas moins étrange qu'elle eût négligé de lui donner son adresse.
+
+Pour tirer la situation au clair, Jules n'hésita pas à accomplir une
+démarche qu'elle lui avait toujours interdite: il alla chez elle. La
+concierge, dont la loquacité naturelle avait été mise à une rude épreuve
+par le départ de tous les locataires, ne se fit pas prier pour dire à
+l'amoureux tout ce qu'elle savait; mais d'ailleurs elle savait peu de
+chose. Marguerite et sa mère étaient parties la veille par la gare
+d'Orléans; elles avaient dû fuir vers le Midi, comme la plupart des gens
+riches; mais elles n'avaient pas dit l'endroit où elles allaient. La
+concierge avait cru comprendre aussi que quelqu'un de la famille avait
+été blessé, mais elle ignorait qui: c'était peut-être le fils de la
+vieille dame.
+
+Ces renseignements, quoique vagues, suffirent pour inspirer à Jules une
+résolution. Elle n'avait pas voulu lui donner son adresse? Eh bien,
+c'était une raison de plus pour qu'il voulût connaître le véritable
+motif de ce départ quasi clandestin. Il irait donc chercher Marguerite
+dans le Midi, où il n'aurait probablement pas grand'peine à la
+découvrir: car les villes où se réfugiaient les gens riches n'étaient
+pas nombreuses, et il y rencontrerait des amis qui pourraient lui
+fournir des renseignements.
+
+Outre cette raison principale, Jules en avait une autre pour quitter
+Paris. Depuis le départ de sa famille, le séjour dans la capitale lui
+était à charge, lui inspirait même des sentiments qui ressemblaient un
+peu à du remords. Il ne pouvait plus se promener aux Champs-Élysées ou
+sur les boulevards sans que des regards significatifs lui donnassent à
+entendre qu'on s'étonnait de voir encore là un jeune homme bien portant
+et robuste comme lui. Un soir, dans un wagon du Métro, la police lui
+avait demandé à voir ses papiers, pour s'assurer qu'il n'était pas un
+déserteur. Enfin, dans l'après-midi du jour où il avait causé avec la
+concierge de Marguerite, il avait croisé sur le boulevard un homme d'un
+certain âge, membre de son cercle d'escrime, et il avait eu par lui des
+nouvelles de leurs camarades.
+
+--Qu'est devenu un tel?
+
+--Il a été blessé en Lorraine; il est dans un hôpital, à Toulouse.
+
+--Et un tel?
+
+--Il a été tué dans les Vosges.
+
+--Et un tel?
+
+--Il a disparu à Charleroi.
+
+Ce dénombrement de victimes héroïques avait été long. Ceux qui vivaient
+encore continuaient à réaliser des prouesses. Plusieurs étrangers
+membres du cercle, des Polonais, des Anglais résidant à Paris, des
+Américains des Républiques du Sud, venaient de s'enrôler comme
+volontaires.
+
+--Le cercle, lui avait dit son collègue, peut être fier de ces jeunes
+gens qu'il a exercés pendant la paix à la pratique des armes. Tous sont
+sur le front et y exposent leur vie.
+
+Ces paroles avaient gêné Jules, lui avaient fait détourner les yeux,
+par crainte de rencontrer sur le visage de son interlocuteur une
+expression sévère ou ironique. Pourquoi n'allait-il pas, lui aussi,
+défendre la terre qui lui donnait asile?
+
+Le lendemain matin, Argensola se chargea de prendre pour Jules un billet
+de chemin de fer à destination de Bordeaux. Ce n'était pas chose facile,
+à raison du grand nombre de ceux qui voulaient partir et qui souvent
+étaient obligés d'attendre plusieurs jours; mais cinquante francs
+glissés à propos opérèrent le miracle de lui faire obtenir le petit
+morceau de carton dont le numéro permettrait au «peintre d'âmes» de
+partir dans la soirée.
+
+Jules, muni pour tout bagage d'une simple valise, parce que les trains
+n'admettaient que les colis portés à la main, prit place dans un
+compartiment de première classe et s'étonna du bon ordre avec lequel la
+compagnie avait réglé les départs: chaque voyageur avait sa place, et il
+ne se produisait aucun encombrement. Mais à la gare d'Austerlitz ce fut
+une autre affaire: une avalanche humaine assaillit le train. Les
+portières étaient ouvertes avec une violence qui menaçait de les rompre;
+les paquets et même les enfants faisaient irruption par les fenêtres
+comme des projectiles; les gens se poussaient avec la brutalité d'une
+foule qui fuit d'un théâtre incendié. Dans l'espace destiné à huit
+personnes il s'en installait douze ou quatorze; les couloirs
+s'obstruaient irrémédiablement d'innombrables colis qui servaient de
+sièges aux nouveaux voyageurs. Les distances sociales avaient disparu;
+les gens du peuple envahissaient de préférence les wagons de luxe,
+croyant y trouver plus de place; et ceux qui avaient un billet de
+première classe cherchaient au contraire les wagons des classes
+inférieures, dans la vaine espérance d'y voyager plus à l'aise. Mais si
+les assaillants se bousculaient, ils ne s'en montraient pas moins
+tolérants les uns à l'égard des autres et se pardonnaient en frères. «A
+la guerre comme à la guerre!», disaient-ils en manière de suprême
+excuse. Et chacun poussait son voisin pour lui prendre quelques pouces
+de banquette, pour introduire son maigre bagage entre les paquets qui
+surplombaient déjà les têtes dans le plus menaçant équilibre.
+
+Sur les voies de garage, il y avait d'immenses trains qui attendaient
+depuis vingt-quatre heures le signal du départ. Ces trains étaient
+composés en partie de wagons à bestiaux, en partie de wagons de
+marchandises pleins de gens assis à même sur le plancher ou sur des
+chaises apportées du logis. Chacun de ces trains ressemblait à un
+campement prêt à se mettre en marche, et, depuis le temps qu'il
+restaient immobiles, une couche de papiers gras et de pelures de fruits
+s'était formée le long des demeures roulantes.
+
+Jules éprouvait une profonde pitié pour ses nouveaux compagnons de
+voyage. Les femmes gémissaient de fatigue, debout dans le couloir,
+considérant avec une envie féroce ceux qui avaient la chance d'avoir une
+place sur la banquette. Les petits pleuraient avec des bêlements de
+chèvre affamée. Aussi le peintre renonça-t-il bientôt à ses avantages de
+premier occupant: il céda sa place à une vieille dame; puis il partagea
+entre les imprévoyants et les nécessiteux l'abondante provision de
+comestibles dont Argensola avait eu soin de le munir.
+
+Il passa la nuit dans le couloir, assis sur une valise, tantôt regardant
+à travers la glace les voyageurs qui dormaient dans l'abrutissement de
+la fatigue et de l'émotion, tantôt regardant au dehors les trains
+militaires qui passaient à côté du sien, dans une direction opposée. A
+chaque station on voyait quantité de soldats venus du Midi, qui
+attendaient le moment de continuer leur route vers la capitale. Ces
+soldats se montraient gais et désireux d'arriver vite aux champs de
+bataille; beaucoup d'entre eux se tourmentaient parce qu'ils avaient
+peur d'être en retard. Jules, penché à une fenêtre, saisit quelques
+propos échangés par ces hommes qui témoignaient une inébranlable
+confiance.
+
+--Les Boches? Ils sont nombreux, ils ont de gros canons et beaucoup de
+mitrailleuses. Mais n'importe: on les aura.
+
+La foi de ceux qui allaient au-devant de la mort contrastait avec la
+panique et les appréhensions de ceux qui s'enfuyaient de Paris. Un vieux
+monsieur décoré, type du fonctionnaire en retraite, demandait
+anxieusement à ses voisins:
+
+--Croyez-vous qu'_ils_ viendront jusqu'à Tours?... Croyez-vous qu'_ils_
+viendront jusqu'à Poitiers?...
+
+Et, dans son désir de ne pas s'arrêter avant d'avoir trouvé pour sa
+famille et pour lui-même un refuge absolument sûr, il accueillait comme
+un oracle la vaine réponse qu'on lui adressait.
+
+A l'aube, Jules put distinguer, le long de la ligne, les territoriaux
+qui gardaient les voies. Ils étaient armés de vieux fusils et portaient
+pour unique insigne militaire un képi rouge.
+
+A la gare de Bordeaux, la foule des civils, en bataillant pour descendre
+des wagons ou pour y monter, se mêlait à la multitude des militaires. A
+chaque instant les trompettes sonnaient, et les soldats qui s'étaient
+écartés un instant pour aller chercher de l'eau ou pour se dégourdir les
+jambes, accouraient à l'appel. Parmi ces soldats il y avait beaucoup
+d'hommes de couleur: c'étaient des tirailleurs algériens ou marocains
+aux amples culottes grises, aux bonnets rouges coiffant des faces noires
+ou bronzées. Et les bataillons armés se mettaient à rouler vers le Nord
+dans un assourdissant bruit de fer.
+
+Jules vit aussi arriver un train de blessés qui revenaient des combats
+de Flandre et de Lorraine. Ces hommes aux bouches livides et aux yeux
+fébriles saluaient d'un sourire les premières terres du Midi aperçues à
+travers la brume matinale, terres égayées de soleil, royalement parées
+de leurs pampres; et, tendant les mains vers les fruits que leur
+offraient des femmes, ils picoraient avec délices les raisins sucrés de
+la Gironde.
+
+Bordeaux, ville de province convertie soudain en capitale, était
+enfiévrée par une agitation qui la rendait méconnaissable. Le président
+de la République était logé à la préfecture; les ministères s'étaient
+installés dans des écoles et dans des musées; deux théâtres étaient
+aménagés pour les séances du Sénat et de la Chambre. Tous les hôtels
+étaient pleins, et d'importants personnages devaient se contenter d'une
+chambre de domestique.
+
+Jules réussit à se loger dans un hôtel sordide, au fond d'une ruelle. Un
+petit Amour ornait la porte vitrée; dans la chambre qu'on lui donna, la
+glace portait des noms de femmes gravés avec le diamant d'une bague, des
+phrases qui commémoraient des séjours d'une heure. Et pourtant des dames
+de Paris, en quête d'un logement, lui enviaient la chance d'avoir trouvé
+celui-là.
+
+Il essaya de se renseigner sur Marguerite auprès de quelques Parisiens
+de ses amis qu'il rencontra dans la cohue des fugitifs. Mais ils ne
+savaient rien de ce qui intéressait Jules. D'ailleurs ils ne
+s'occupaient guère que de leur propre sort, ne parlaient que des
+incidents de leur propre installation. Seule une de ses anciennes élèves
+de _tango_ put lui donner une indication utile:
+
+--La petite madame Laurier? Mais oui, elle doit être dans la région,
+probablement à Biarritz.
+
+Cela suffit pour que, dès le lendemain, Jules poussât jusqu'à la Côte
+d'Argent.
+
+En arrivant à Biarritz, la première personne qu'il rencontra dans la rue
+fut Chichi.
+
+--Un pays inhabitable! déclara-t-elle à son frère dès les premiers mots.
+Les riches Espagnols qui sont ici en villégiature me donnent sur les
+nerfs. Tous _boches_! Je passe mes journées à me quereller avec eux. Si
+cela continue, je devrai bientôt me résigner à vivre seule.
+
+Sur la plage, où Chichi conduisit Jules, Luisa jeta les bras au cou de
+son fils et voulut l'emmener tout de suite à l'hôtel. Il y trouva dans
+un salon sa tante Héléna au milieu d'une nombreuse compagnie. La
+«romantique» était enchantée du pays et des étrangers qui y passaient la
+saison. Avec eux elle pouvait discourir à son aise sur la décadence de
+la France. Ces fiers hidalgos attendaient tous, d'un moment à l'autre,
+la nouvelle de l'entrée du Kaiser à Paris. Des hommes graves qui dans
+toute leur existence n'avaient jamais fait quoi que ce soit,
+critiquaient aigrement l'incurie de la République et vantaient
+l'Allemagne comme le modèle de la prévoyance laborieuse et de la bonne
+organisation des forces sociales. Des jeunes gens d'un _chic_ suprême
+éclataient en véhémentes apostrophes contre la corruption de Paris,
+corruption qu'ils avaient étudiée avec zèle dans les vertueuses écoles
+de Montmartre, et déclaraient avec une emphase de prédicateurs que la
+moderne Babylone avait un urgent besoin d'être châtiée. Tous, jeunes et
+vieux, adoraient cette lointaine Germanie où la plupart d'entre eux
+n'étaient jamais allés et que les autres, dans un rapide voyage, avaient
+vue seulement comme une succession d'images cinématographiques.
+
+--Pourquoi ne vont-ils pas raconter cela chez eux, de l'autre côté des
+Pyrénées? protestait Chichi exaspérée. Mais non, c'est en France qu'ils
+viennent débiter leurs sornettes calomnieuses. Et dire qu'ils se croient
+des gens de bonne éducation!
+
+Jules, qui n'était pas venu à Biarritz pour y vivre en famille, employa
+l'après-dîner à chercher des renseignements sur Marguerite. Il eut la
+chance d'apprendre d'un ami que la mère de madame Laurier était
+descendue à l'hôtel de l'Atalaye avec sa fille. Il courut donc à l'hôtel
+de l'Atalaye; mais le concierge lui dit que la mère y était seule et
+que la jeune dame était partie depuis trois ou quatre jours pour un
+hôpital de Pau, auquel elle avait été attachée en qualité d'infirmière.
+
+Le soir même, Jules reprit le train pour se rendre à Pau.
+
+Là, il explora sans succès plusieurs ambulances: personne n'y
+connaissait madame Marguerite Laurier. Enfin une religieuse, croyant
+qu'il cherchait une parente, fit un effort de mémoire et lui fournit un
+renseignement précieux. Madame Laurier n'avait fait que passer à Pau, et
+elle s'en était allée avec un blessé. Il y avait à Lourdes beaucoup de
+blessés et beaucoup d'infirmières laïques: c'était dans cette ville
+qu'il avait chance de retrouver cette dame, à moins qu'on ne l'eût
+encore une fois changée de service.
+
+Jules arriva à Lourdes par le premier train. Il ne connaissait pas
+encore la pieuse localité dont sa mère répétait si fréquemment le nom.
+Pour Luisa, Lourdes était le cœur de la France, et l'excellente femme en
+tirait même un argument contre les germanophiles qui soutenaient que la
+France devait être exterminée à cause de son impiété.
+
+--De nos jours, disait-elle, lorsque la Vierge a daigné faire une
+apparition, c'est la ville française qu'elle a choisie pour y accomplir
+ce miracle. Cela ne prouve-t-il pas que la France est moins mauvaise
+qu'on ne le prétend? Je ne sache pas que la Vierge ait jamais fait
+d'apparition à Berlin...
+
+A peine installé dans un hôtel, près de la rivière, Jules courut à la
+Grande Hôtellerie transformée en hôpital. Il y apprit qu'il ne pourrait
+parler au directeur que dans l'après-midi. Afin de tromper son
+impatience, il alla se promener du côté de la Basilique.
+
+La rue principale qui y conduit était bordée de baraquements et de
+magasins où l'on vendait des images et des souvenirs pieux, de sorte
+qu'elle ressemblait à un immense bazar. Dans les jardins qui entourent
+l'église, le voyageur ne vit que des blessés en convalescence, dont les
+uniformes gardaient les traces de la guerre. En dépit des coups de
+brosse répétés, les capotes étaient malpropres; la boue, le sang, la
+pluie y avaient laissé des taches ineffaçables, avaient donné à l'étoffe
+une rigidité de carton. Quelques hommes en avaient arraché les manches
+pour épargner à leurs bras meurtris un frottement pénible. D'autres
+avaient encore à leurs pantalons les trous faits par des éclats d'obus.
+C'étaient des combattants de toutes armes et de races diverses:
+fantassins, cavaliers, artilleurs; soldats de la métropole et des
+colonies; faces blondes de Champenois, faces brunes de Musulmans, faces
+noires de Sénégalais aux lèvres bleuâtres; corps d'aspect bonasse, avec
+l'obésité du bourgeois sédentaire inopinément métamorphosé en guerrier;
+corps secs et nerveux, nés pour la bataille et déjà exercés dans les
+campagnes coloniales.
+
+La ville où une espérance surnaturelle attire les malades du monde
+catholique, était envahie maintenant par une foule non moins
+douloureuse, mais dont les costumes multicolores ne laissaient pas
+d'offrir un bariolage quelque peu carnavalesque. Cette foule héroïque,
+avec ses longues capotes ornées de décorations, avec ses burnous qui
+ressemblaient à des costumes de théâtre, avec ses képis rouges et ses
+chéchias africaines, avait un air lamentable. Rares étaient les blessés
+qui conservaient l'attitude droite, orgueil de la supériorité humaine.
+La plupart marchaient courbés, boitant, se traînant, s'appuyant sur une
+canne ou sur des béquilles. D'autres étaient roulés dans les petites
+voitures qui, naguère encore, servaient à transporter vers la grotte de
+la Vierge les pieux malades. Les éclats d'obus, ajoutant à la violence
+destructive une sorte de raillerie féroce, avaient grotesquement
+défiguré beaucoup d'individus. Certains de ces hommes n'étaient plus que
+d'effrayantes caricatures, des haillons humains disputés à la tombe par
+l'audace de la science chirurgicale: êtres sans bras ni jambes, qui
+reposaient au fond d'une voiturette comme des morceaux de sculpture ou
+comme des pièces anatomiques; crânes incomplets, dont le cerveau était
+protégé par un couvercle artificiel; visages sans nez, qui, comme les
+têtes de mort, montraient les noires cavités de leurs fosses nasales.
+Et ces pauvres débris qui s'obstinaient à vivre et qui promenaient au
+soleil leurs énergies renaissantes, causaient, fumaient, riaient,
+contents de voir encore le ciel bleu, de sentir encore la caresse du
+soleil, de jouir encore de la vie. En somme, ils étaient du nombre des
+heureux; car, après avoir vu la mort de si près, ils avaient échappé à
+son étreinte, tandis que des milliers et des milliers de camarades
+gisaient dans des lits d'où ils ne se relèveraient plus, tandis que des
+milliers et des milliers d'autres dormaient à jamais sous la terre
+arrosée de leur sang, terre fatale qui, ensemencée de projectiles,
+donnait pour récolte des moissons de croix.
+
+Ce spectacle fit sur Jules une impression si forte qu'il en oublia un
+moment le but de son voyage. Ah! si ceux qui provoquent la guerre du
+fond de leurs cabinets diplomatiques ou autour de la table d'un
+état-major, pouvaient la voir, non sur les champs de bataille où
+l'ivresse de l'enthousiasme trouble les idées, mais froidement, telle
+qu'elle se montre dans les hôpitaux et dans les cimetières! A la vue de
+ces tristes épaves des combats, le jeune homme se représenta en
+imagination le globe terrestre comme un énorme navire voguant sur un
+océan infini. Les pauvres humains qui en formaient l'équipage ne
+savaient pas même ce qui existait sous leurs pieds, dans les
+profondeurs; mais chaque groupe prétendait occuper sur le pont la
+meilleure place. Des hommes considérés comme supérieurs excitaient les
+groupes à se haïr, afin d'obtenir eux-mêmes le commandement, de saisir
+la barre et de donner au navire la direction qui leur plaisait; mais ces
+prétendus hommes supérieurs en savaient tout juste autant que les
+autres, c'est-à-dire qu'ils ne savaient absolument rien. Aucun d'eux ne
+pouvait dire avec certitude ce qu'il y avait au delà de l'horizon
+visible, ni vers quel port se dirigeait le navire. La sourde hostilité
+du mystère les enveloppait tous; leur vie était précaire, avait besoin
+de soins incessants pour se conserver; et néanmoins, depuis des siècles
+et des siècles, l'équipage n'avait pas eu un seul instant de bon accord,
+de travail concerté, de raison claire; il était divisé en partis ennemis
+qui s'entretuaient pour s'asservir les uns les autres, qui luttaient
+pour se jeter les uns les autres par-dessus bord, et le sillage se
+couvrait de cadavres. Au milieu de cette sanguinaire démence, on
+entendait parfois de sinistres sophistes déclarer que cela était
+parfait, qu'il convenait de continuer ainsi éternellement, et que
+c'était un mauvais rêve de souhaiter que ces marins, se regardant comme
+des frères, poursuivissent en commun une même destinée et s'entendissent
+pour surveiller autour d'eux les embûches des ondes hostiles.
+
+Jules erra longtemps aux alentours de la basilique. Dans les jardins et
+sur l'esplanade, il fut distrait de ses sombres réflexions par la gaîté
+puérile que montraient quelques petits groupes de convalescents.
+C'étaient des Musulmans, tirailleurs algériens ou marocains, auxquels
+des civils, par attendrissement patriotique, offraient des cigares et
+des friandises. En se voyant si bien fêtés et régalés par la race qui
+tenait leur pays sous sa domination, ils s'enorgueillissaient,
+devenaient hardis comme des enfants gâtés. Heureuse guerre qui leur
+permettait d'approcher de ces femmes si blanches, si parfumées, et
+d'être accueillis par elles avec des sourires! Il leur semblait avoir
+devant eux les houris du paradis de Mahomet, promises aux braves. Leur
+plus grand plaisir était de se faire donner la main. «Madame!...
+Madame!...» Et ils tendaient leur longue patte noire. La dame, amusée,
+un peu effrayée aussi, hésitait un instant, donnait une rapide poignée
+de main; et les bénéficiaires de cette faveur s'éloignaient satisfaits.
+
+Un peu plus loin, sous les arbres, les voiturettes des blessés
+stationnaient en files. Officiers et soldats restaient de longues heures
+dans l'ombre bleue, à regarder passer des camarades qui pouvaient se
+servir encore de leurs jambes. La grotte miraculeuse resplendissait de
+centaines de cierges allumés. Une foule pieuse, agenouillée en plein
+air, fixait sur les roches sacrées des yeux suppliants, tandis que les
+esprits s'envolaient au loin vers les champs de bataille avec cette
+confiance en Dieu qu'inspire toujours l'anxiété. Dans cette foule en
+prières il y avait des soldats à la tête enveloppée de linges, qui
+tenaient leurs képis à la main et qui avaient les paupières mouillées de
+larmes.
+
+Comme Jules se promenait dans une allée, près de la rivière, il aperçut
+un officier dont les yeux étaient bandés et qui se tenait assis sur un
+banc. A côté de lui, blanche comme un ange gardien, se tenait une
+infirmière. Jules allait passer son chemin, lorsque l'infirmière fit un
+mouvement brusque et détourna la tête, comme si elle craignait d'être
+vue. Ce mouvement attira l'attention du jeune homme qui reconnut
+Marguerite, encore qu'elle fût extraordinairement changée. Ce visage
+pâle et grave ne gardait rien de la frivolité d'autrefois, et ces yeux
+un peu las semblaient plus larges, plus profonds.
+
+L'un et l'autre, hypnotisés par la surprise, se considérèrent un
+instant. Puis, comme Jules faisait un pas vers elle, Marguerite montra
+une vive inquiétude, protesta silencieusement des yeux, des mains, de
+tout le corps; et soudain elle prit une résolution, dit quelques mots à
+l'officier, se leva et marcha droit vers Jules, mais en lui faisant
+signe de prendre une allée latérale d'où elle pourrait surveiller
+l'aveugle sans que celui-ci entendit les paroles qu'ils échangeraient.
+
+Dans l'allée, face à face, ils restèrent quelques instants sans rien
+dire. Jules était si ému qu'il ne trouvait pas de mots pour exprimer
+ses reproches, ses supplications, son amour. Ce qui lui vint enfin aux
+lèvres, ce fut une question acerbe et brutale:
+
+--Qui est cet homme?
+
+L'accent rageur, la voix rude avec lesquels il avait parlé, le
+surprirent lui-même. Mais Marguerite n'en fut point déconcertée. Elle
+fixa sur le jeune homme des yeux limpides, sereins, qui semblaient
+affranchis pour toujours des effarements de la passion et de la peur, et
+elle répondit:
+
+--C'est mon mari.
+
+Laurier! Était-il possible que ce fût Laurier, cet aveugle immobile sur
+ce banc comme un symbole de la douleur héroïque? Il avait la peau
+tannée, avec des rides qui convergeaient comme des rayons autour des
+cavités de son visage. Ses cheveux commençaient à blanchir aux tempes et
+des poils gris se montraient dans la barbe qui croissait sur ses joues.
+En un mois il avait vieilli de vingt ans. Et, par une inexplicable
+contradiction, il paraissait plus jeune, d'une jeunesse qui semblait
+jaillir du fond de son être, comme si son âme vigoureuse, après avoir
+été soumise aux émotions les plus violentes, ne pouvait plus désormais
+connaître la crainte et se reposait dans la satisfaction ferme et
+superbe du devoir accompli. A contempler Laurier, Jules éprouva tout à
+la fois de l'admiration et de l'envie. Il eut honte du sentiment de
+haine que venait de lui inspirer cet homme si cruellement frappé par le
+malheur: cette haine était une lâcheté. Mais, quoique il eût la claire
+conscience d'être lâche, il ne put s'empêcher de dire encore à
+Marguerite:
+
+--C'est donc pour cela que tu es partie sans me donner ton adresse? Tu
+m'as quitté pour le rejoindre. Pourquoi es-tu venue? Pourquoi m'as-tu
+quitté?
+
+--Parce que je le devais, répondit-elle.
+
+Et elle lui expliqua sa conduite. Elle avait reçu la nouvelle de la
+blessure de Laurier au moment où elle se disposait à quitter Paris avec
+sa mère. Elle n'avait pas hésité une seconde: son devoir était
+d'accourir auprès de son mari. Depuis le début de la guerre elle avait
+beaucoup réfléchi, et la vie lui était apparue sous un aspect nouveau.
+Elle avait maintenant le besoin de travailler pour son pays, de
+supporter sa part de la douleur commune, de se rendre utile comme les
+autres femmes. Disposée à donner tous ses soins à des inconnus,
+n'était-il pas naturel qu'elle préférât se dévouer à cet homme qu'elle
+avait tant fait souffrir? La pitié qu'elle éprouvait déjà spontanément
+pour lui s'était accrue, lorsqu'elle avait connu les circonstances de
+son infortune. Un obus, éclatant près de sa batterie, avait tué tous
+ceux qui l'entouraient; il avait reçu lui-même plusieurs blessures; mais
+une seule, celle du visage, était grave: il avait un œil
+irrémédiablement perdu. Quant à l'autre, les médecins ne désespéraient
+pas de le lui conserver; mais Marguerite avait des doutes à cet égard.
+
+Elle dit tout cela d'une voix un peu sourde, mais sans larmes. Les
+larmes, comme beaucoup d'autres choses d'avant la guerre, étaient
+devenues inutiles en raison de l'immensité de la souffrance universelle.
+
+--Comme tu l'aimes! s'écria Jules.
+
+Elle parut se troubler un peu, baissa la tête, hésita une seconde; puis,
+avec un visible effort:
+
+--Oui, je l'aime, déclara-t-elle, mais autrement que je ne t'aimais.
+
+--Ah! Marguerite...
+
+La franche réponse qu'il venait d'entendre lui avait donné un coup en
+plein cœur; mais, par un effet étrange, elle avait aussi apaisé
+brusquement sa colère: il s'était senti en présence d'une situation
+tragique où les jalousies et les récriminations ordinaires des amants
+n'étaient plus de mise. Au lieu de lui adresser des reproches, il lui
+demanda simplement:
+
+--Ton mari accepte-t-il tes soins et ta tendresse?
+
+--Il ignore encore qui je suis. Il croit que je suis une infirmière
+quelconque, et que, si je le soigne avec zèle, c'est seulement parce que
+j'ai compassion de son état et de sa solitude: car personne ne lui écrit
+ni ne le visite... Je lui ai raconté que je suis une dame belge qui a
+perdu les siens, qui n'a plus personne au monde. Lui, il ne m'a dit que
+quelques mots de sa vie antérieure, comme s'il redoutait d'insister sur
+un passé odieux; mais je n'ai entendu de sa bouche aucune parole sévère
+contre la femme qui l'a trahi... Je souhaite ardemment que les médecins
+réussissent à sauver un de ses yeux, et en même temps cela me fait peur.
+Que dira-t-il, quand il saura qui je suis?... Mais qu'importe? Ce que je
+veux, c'est qu'il recouvre la vue. Advienne ensuite que pourra!...
+
+Elle se tut un instant; puis elle reprit:
+
+--Ah! la guerre! Que de bouleversements elle a causés dans notre
+existence!... Depuis une semaine que je suis à ses côtés, je déguise ma
+voix autant que je peux, j'évite toute parole révélatrice. Je crains
+tant qu'il me reconnaisse et qu'il s'éloigne de moi! Mais, malgré tout,
+je désire être reconnue et être pardonnée... Hélas! par moments, je me
+demande s'il ne soupçonne pas la vérité, je m'imagine même qu'il m'a
+reconnue dès la première heure et que, s'il feint l'ignorance, c'est
+parce qu'il me méprise. J'ai été si mauvaise avec lui! Je lui ai fait
+tant de mal!...
+
+--Il n'est pas le seul, repartit sèchement Jules. Tu m'as fait du mal, à
+moi aussi.
+
+Elle le regarda avec des yeux étonnés, comme s'il venait de dire une
+parole imprévue et malséante; puis, avec la résolution de la femme qui a
+pris définitivement son parti:
+
+--Toi, reprit-elle, tu souffriras un moment, mais bientôt tu
+rencontreras une autre femme qui me remplacera dans ton cœur. Moi, au
+contraire, j'ai assumé pour toute ma vie une charge très lourde et
+néanmoins très douce: jamais plus je ne me séparerai de cet homme que
+j'ai si cruellement offensé, qui maintenant est seul au monde et qui
+aura peut-être besoin jusqu'à son dernier jour d'être soigné et servi
+comme un enfant. Séparons-nous donc et suivons chacun notre chemin; le
+mien, c'est celui du sacrifice et du repentir; le tien, c'est celui de
+la joie et de l'honneur. Ni toi ni moi, nous ne voudrions outrager cet
+homme au noble cœur, que la cécité rend incapable de se défendre. Notre
+amour serait une vilenie.
+
+Jules baissait les yeux, perplexe, vaincu.
+
+--Écoute, Marguerite, déclara-t-il enfin. Je lis dans ton âme. Tu aimes
+ton mari et tu as raison: il vaut mieux que moi. Avec toute ma jeunesse
+et toute ma force, je n'ai été jusqu'ici qu'un inutile; mais je puis
+réparer le temps perdu. La France est le pays de mon père et le tien: je
+me battrai pour elle. Je suis las de ma paresse et de mon oisiveté, à
+une époque où les héros se comptent par millions. Si le sort me
+favorise, tu entendras parler de moi.
+
+Ils avaient tout dit. A quoi bon prolonger cette entrevue pénible?
+
+--Adieu, prononça-t-elle, plus résolue que lui, mais tout à coup devenue
+pâle. Il faut que je retourne auprès de mon blessé.
+
+--Adieu, répondit-il en lui tendant une main qu'elle prit et serra sans
+hésitation, d'une étreinte virile.
+
+Et il s'éloigna sans regarder en arrière, tandis qu'elle revenait vers
+le banc.
+
+Il semblait à Jules que sa personnalité s'était dédoublée et qu'il se
+considérait lui-même avec des yeux de juge. La vanité, la stérilité, la
+malfaisance de sa vie passée lui apparaissaient nettement, à la lumière
+des paroles qu'elle lui avait dites. Alors que l'humanité tout entière
+pensait à de grandes choses, il n'avait connu que les désirs égoïstes et
+mesquins. L'étroitesse et la vulgarité de ses aspirations l'irritaient
+contre lui-même. Un miracle s'accomplissait en lui, et il n'hésitait
+plus sur la route à suivre.
+
+Il se rendit à la gare, consulta l'indicateur, prit le premier train à
+destination de Paris.
+
+
+
+
+VIII
+
+L'INVASION
+
+
+Comme Marcel fuyait pour se réfugier au château, il rencontra le maire
+de Villeblanche. Lorsque celui-ci, que le bruit de la décharge avait
+fait accourir vers la barricade, fut informé de la présence des
+traînards, il leva les bras désespérément.
+
+--Ces gens sont fous!... Leur résistance va être fatale au village!
+
+Et il reprit sa course pour tâcher d'obtenir des soldats qu'ils
+cessassent le feu.
+
+Un long temps se passa sans que rien vînt troubler le silence de la
+matinée. Marcel était monté sur l'une des tours du château, et il
+explorait la campagne avec ses jumelles. Il ne pouvait voir la route:
+les bordures d'arbres la lui masquaient. Toutefois son imagination
+devinait sous le feuillage une activité occulte, des masses d'hommes
+qui faisaient halte, des troupes qui se préparaient pour l'attaque. La
+résistance inattendue des traînards avait dérangé la marche de
+l'invasion.
+
+Ensuite Marcel, ayant retourné ses jumelles vers les abords du village,
+y aperçut des képis dont les taches rouges, semblables à des
+coquelicots, glissaient sur le vert des prés. C'étaient les traînards
+qui se retiraient, convaincus de l'inutilité de la résistance. Sans
+doute le maire leur avait indiqué un gué ou une barque oubliée qui leur
+permettrait de passer la Marne, et ils continuaient leur retraite le
+long de la rivière.
+
+Soudain le bois vomit quelque chose de bruyant et de léger, une bulle de
+vapeur qu'accompagna une sourde explosion, et quelque chose passa dans
+l'air en décrivant une courbe sifflante. Après quoi, un toit du village
+s'ouvrit comme un cratère et vomit des solives, des pans de murs, des
+meubles rompus. Tout l'intérieur de l'habitation s'échappait dans un jet
+de fumée, de poussière et de débris. C'étaient les Allemands qui
+bombardaient Villeblanche avant l'attaque: ils craignaient sans doute de
+rencontrer dans les rues une défense opiniâtre.
+
+De nouveaux projectiles tombèrent. Quelques-uns, passant par-dessus les
+maisons, vinrent éclater entre le village et le château, dont les tours
+commençaient à attirer le pointage des artilleurs. Marcel se disait
+qu'il était temps d'abandonner son périlleux observatoire, lorsqu'il vit
+flotter sur le clocher quelque chose de blanc, qui paraissait être une
+nappe ou un drap de lit. Les habitants, pour éviter le bombardement,
+avaient hissé ce signal de paix.
+
+Tandis que Marcel, descendu dans son parc, regardait le concierge
+enterrer au pied d'un arbre tous les fusils de chasse qui existaient au
+château, il entendit le silence matinal se lacérer avec un déchirement
+de toile rude.
+
+--Des coups de fusil, dit le concierge. Un feu de peloton. C'est
+probablement sur la place.
+
+Ils se dirigèrent vers la grille. Les ennemis ne tarderaient pas à
+arriver, et il fallait être là pour les recevoir.
+
+Quelques minutes après, une femme du village accourut vers eux, une
+vieille aux membres décharnés et noirâtres, qui haletait par la
+précipitation de la course et qui jetait autour d'elle des regards
+affolés. Ils écoutèrent avec stupéfaction son récit entrecoupé par des
+hoquets de terreur.
+
+Les Allemands étaient à Villeblanche. D'abord était venue une automobile
+blindée qui avait traversé le village d'un bout à l'autre, à toute
+vitesse. Sa mitrailleuse tirait au hasard contre les maisons fermées et
+contre les portes ouvertes, abattant toutes les personnes qui se
+montraient. Des morts! Des blessés! Du sang! Puis d'autres automobiles
+blindées avaient pris position sur la place, bientôt rejointes par des
+pelotons de cavaliers, des bataillons de fantassins, d'autres et
+d'autres soldats qui arrivaient sans cesse. Ces hommes paraissaient
+furibonds: ils accusaient les habitants d'avoir tiré sur eux. Sur la
+place, ils avaient brutalisé le maire et plusieurs notables. Le curé,
+penché sur des agonisants, avait été bousculé, lui aussi. Les Allemands
+les avaient déclarés prisonniers et parlaient de les fusiller.
+
+Les paroles de la vieille furent interrompues par le bruit de plusieurs
+voitures qui s'approchaient.
+
+--Ouvrez la grille, ordonna Marcel au concierge.
+
+La grille fut ouverte, et elle ne se referma plus. Désormais c'en était
+fait du droit de propriété.
+
+Une automobile énorme, couverte de poussière et pleine d'hommes,
+s'arrêta à la porte; derrière elle résonnaient les trompes d'autres
+voitures, qui s'arrêtèrent aussi par un brusque serrement des freins.
+Des soldats mirent pied à terre, tous vêtus de gris verdâtre et coiffés
+d'un casque à pointe que recouvrait une gaine de même couleur. Un
+lieutenant, qui marchait le premier, braqua le canon de son revolver sur
+la poitrine de Marcel et lui demanda:
+
+--Où sont les francs-tireurs?
+
+Il était pâle, d'une pâleur de colère, de vengeance et de peur, et cette
+triple émotion lui mettait aux joues un tremblement. Marcel répondit
+qu'il n'avait pas vu de francs-tireurs; le château n'était habité que
+par le concierge, par sa famille et par lui-même, qui en était le
+propriétaire.
+
+Le lieutenant considéra l'édifice, puis toisa Marcel avec une visible
+surprise, comme s'il lui trouvait l'aspect trop modeste pour un
+châtelain: il l'avait sans doute pris pour un simple domestique. Par
+respect pour les hiérarchies sociales, il abaissa son revolver; mais il
+n'en garda pas moins ses manières impérieuses. Il ordonna à Marcel de
+lui servir de guide, et quarante soldats se rangèrent pour leur faire
+escorte. Disposés sur deux files, ces soldats s'avançaient à l'abri des
+arbres qui bordaient l'avenue, le fusil prêt à faire feu, regardant avec
+inquiétude aux fenêtres du château comme s'ils s'attendaient à recevoir
+de là une décharge. Le châtelain marchait tranquillement au milieu du
+chemin, et l'officier, qui d'abord avait imité la prudence de ses
+hommes, finit par se joindre à Marcel, au moment de traverser le
+pont-levis.
+
+Les soldats se répandirent dans les appartements, à la recherche
+d'ennemis cachés. Ils donnaient des coups de baïonnette sous les lits et
+sous les divans. Quelques-uns, par instinct destructeur, s'amusaient à
+percer les tapisseries et les riches courtepointes. Marcel protesta.
+Pourquoi ces dégâts inutiles? En homme d'ordre, il souffrait de voir les
+lourdes bottes tacher de boue les tapis mœlleux, d'entendre les crosses
+des fusils heurter les meubles fragiles et renverser les bibelots
+rares. L'officier considéra avec étonnement ce propriétaire qui
+protestait pour de si futiles motifs; mais il ne laissa pas de donner un
+ordre qui fit que les soldats cessèrent leurs violentes explorations.
+Puis, comme pour justifier de si extraordinaires égards:
+
+--Je crois que vous aurez l'honneur de loger le commandant de notre
+corps d'armée, ajouta-t-il en français.
+
+Lorsqu'il se fut assuré que le château ne recelait aucun ennemi, il
+devint plus aimable avec Marcel; mais il n'en persista pas moins à
+soutenir que des francs-tireurs avaient fait feu sur les uhlans
+d'avant-garde. Marcel crut devoir le détromper. Non, ce n'étaient pas
+des francs-tireurs; c'étaient des soldats retardataires dont il avait
+très bien reconnu les uniformes.
+
+--Eh quoi? Vous aussi, vous vous obstinez à nier? repartit l'officier
+d'un ton rogue. Même s'ils portaient l'uniforme, ils n'en étaient pas
+moins des francs-tireurs. Le Gouvernement français a distribué des armes
+et des effets militaires aux paysans, pour qu'ils nous assassinent. On a
+déjà fait cela en Belgique. Mais nous connaissons cette ruse et nous
+saurons la punir. Les cadavres allemands couchés près de la barricade
+seront bien vengés. Les coupables paieront cher leur crime.
+
+Dans son indignation il lui semblait que la mort de ces uhlans fût une
+chose inouïe et monstrueuse, comme si les seuls ennemis de l'Allemagne
+devaient périr à la guerre et que les Allemands eussent tous le droit
+d'y avoir la vie sauve.
+
+Ils étaient alors au plus haut étage du château, et Marcel, en regardant
+par une fenêtre, vit onduler au-dessus des arbres, du côté du village,
+une sombre nuée dont le soleil rougissait les contours. De l'endroit où
+il se trouvait, il ne pouvait apercevoir que la pointe du clocher.
+Autour du coq de fer voltigeaient des vapeurs qui ressemblaient à une
+fine gaze, à des toiles d'araignée soulevées par le vent. Une odeur de
+bois brûlé arriva jusqu'à ses narines. L'officier salua ce spectacle par
+un rire cruel: c'était le commencement de la vengeance.
+
+Quand ils furent redescendus dans le parc, le lieutenant prit Marcel
+avec lui dans une automobile, et, tandis que les soldats s'installaient
+au château, il emmena le châtelain vers une destination inconnue.
+
+A la sortie du parc, Marcel eut comme la brusque vision d'un monde
+nouveau. Sur le village s'étendait un dais sinistre de fumée,
+d'étincelles, de flammèches brasillantes; le clocher flambait comme une
+énorme torche; la toiture de l'église, en s'effondrant, faisait jaillir
+des tourbillons noirâtres. Dans l'affolement du désespoir, des femmes et
+des enfants fuyaient à travers la campagne avec des cris aigus. Les
+bêtes, chassées par le feu, s'étaient évadées des étables et se
+dispersaient dans une course folle. Les vaches et les chevaux de labour
+traînaient leur licol rompu par les violents efforts de l'épouvante, et
+leurs flancs fumeux exhalaient une odeur de poil roussi. Les porcs, les
+brebis, les poules se sauvaient pêle-mêle avec les chats et les chiens.
+
+Les Allemands, des multitudes d'Allemands affluaient de toutes parts.
+C'était comme un peuple de fourmis grises qui défilaient, défilaient
+vers le Sud. Cela sortait des bois, emplissait les chemins, inondait les
+champs. La verdure de la végétation s'effaçait sous le piétinement; les
+clôtures tombaient, renversées; la poussière s'élevait en spirales
+derrière le roulement sourd des canons et le trot cadencé des milliers
+de chevaux. Sur les bords de la route avaient fait halte plusieurs
+bataillons, avec leur suite de voitures et de bêtes de trait.
+
+Marcel avait vu cette armée aux parades de Berlin; mais il lui sembla
+que ce n'était plus la même. Il ne restait à ces troupes que bien peu de
+leur lustre sévère, de leur raideur muette et arrogante. La guerre, avec
+ses ignobles réalités, avait aboli l'apprêt théâtral de ce formidable
+organisme de mort. Les régiments d'infanterie qui naguère, à Berlin,
+reflétaient la lumière du soleil sur les métaux et les courroies vernies
+de leur équipement; les hussards de la mort, somptueux et sinistres; les
+cuirassiers blancs, semblables à des paladins du Saint-Graal; les
+artilleurs à la poitrine rayée de bandes blanches; tous ces hommes qui,
+pendant les défilés, arrachaient des soupirs d'admiration aux Hartrott,
+étaient maintenant unifiés et assimilés dans la monotonie d'une même
+couleur vert pisseux et ressemblaient à des lézards qui, à force de
+frétiller dans la poussière, finissent par se confondre avec elle.
+
+Les soldats étaient exténués et sordides. Une exhalaison de chair
+blanche, grasse et suante, mêlée à l'odeur aigre du cuir, flottait sur
+les régiments. Il n'était personne qui n'eût l'air affamé. Depuis des
+jours et des jours ils marchaient sans trêve, à la poursuite d'un ennemi
+qui réussissait toujours à leur échapper. Dans cette chasse forcenée,
+les vivres de l'intendance arrivaient tard aux cantonnements, et les
+hommes ne pouvaient compter que sur ce qu'ils avaient dans leurs sacs.
+Marcel les vit alignés au bord du chemin, dévorant des morceaux de pain
+noir et des saucisses moisies. Quelques-uns d'entre eux se répandaient
+dans les champs pour y arracher des betteraves et d'autres tubercules
+dont ils mâchaient la pulpe dure, encore salie d'une terre sablonneuse
+qui craquait sous la dent.
+
+Ils compensaient l'insuffisance de la nourriture par les produits d'une
+terre riche en vignobles. Le pillage des maisons leur fournissait peu de
+vivres; mais ils ne manquaient jamais de trouver une cave bien garnie.
+L'Allemand d'humble condition, abreuvé de bière et accoutumé à
+considérer le vin comme une boisson dont les riches avaient le
+privilège, pouvait défoncer les tonneaux à coups de crosse et se baigner
+les pieds dans les flots du précieux liquide. Chaque bataillon laissait
+comme trace de son passage un sillage de bouteilles vides. Les fourgons,
+ne pouvant renouveler leurs provisions de vivres, se chargeaient de
+futailles lorsqu'ils passaient dans les villages. Dépourvu de pain, le
+soldat recevait de l'alcool.
+
+Lorsque l'automobile entra dans Villeblanche, elle dut ralentir sa
+marche. Des murs calcinés s'étaient abattus sur la route, des poutres à
+demi carbonisées obstruaient la chaussée, et la voiture était obligée de
+virer entre les décombres fumants. Les maisons des notables brûlaient
+comme des fournaises, parmi d'autres maisons qui se tenaient encore
+debout, saccagées, éventrées, mais épargnées par l'incendie. Dans ces
+brasiers de poutres crépitantes on apercevait des chaises, des
+couchettes, des machines à coudre, des fourneaux de cuisine, tous les
+meubles du confort paysan, qui se consumaient ou qui se tordaient.
+Marcel crut même voir un bras qui émergeait des ruines et qui commençait
+à brûler comme un cierge. Un relent de graisse chaude se mêlait à une
+puanteur de fumerolles et de débris carbonisés.
+
+Tout à coup l'automobile s'arrêta. Des cadavres barraient le chemin:
+deux hommes et une femme. Non loin de ces cadavres, des soldats
+mangeaient, assis par terre. Le chauffeur leur cria de débarrasser la
+route; et alors, avec leurs fusils et avec leurs pieds, ils poussèrent
+les morts encore tièdes, qui, à chaque tour qu'ils faisaient sur
+eux-mêmes, répandaient une traînée de sang. Dès qu'il y eut assez de
+place, l'automobile démarra. Marcel entendit un craquement, une petite
+secousse: les roues de derrière avaient écrasé un obstacle fragile.
+Saisi d'horreur, il ferma les yeux.
+
+Quand il les rouvrit, il était sur la place. La mairie brûlait; l'église
+n'était plus qu'une carcasse de pierres hérissées de langues de feu. Là,
+Marcel put se rendre compte de la façon dont l'incendie était
+méthodiquement propagé par une troupe de soldats qui s'acquittaient de
+cette sinistre besogne comme d'une corvée ordinaire. Ils portaient des
+caisses et des cylindres de métal; un chef marchait devant eux, leur
+désignait les édifices condamnés; et, après qu'ils avaient lancé par les
+fenêtres brisées des pastilles et des jets de liquide, l'embrasement se
+produisait avec une rapidité foudroyante.
+
+De la dernière maison que ces soldats venaient de livrer aux flammes, le
+châtelain vit sortir deux fantassins français qui, surpris par le feu et
+à demi asphyxiés, traînaient derrière eux des bandages défaits, tandis
+que le sang ruisselait de leurs blessures mises à nu. Epuisés de
+fatigue, ils n'avaient pu suivre la retraite de leur régiment. Dès
+qu'ils parurent, cinq ou six Allemands s'élancèrent sur eux, les
+criblèrent de coups de baïonnette et les repoussèrent dans le brasier.
+
+Près du pont, le lieutenant et Marcel descendirent d'automobile et
+s'avancèrent vers un groupe d'officiers vêtus de gris, coiffés du casque
+à pointe, semblables à tous les officiers. Néanmoins le lieutenant se
+planta, rigide, une main à la visière, pour parler à celui qui se tenait
+un peu en avant des autres. Marcel regarda cet homme qui, de son côté,
+l'examinait avec de petits yeux bleus et durs. Le regard insolent et
+scrutateur parcourut le châtelain de la tête aux pieds, et Marcel
+comprit que sa vie dépendait de cet examen. Mais le chef haussa les
+épaules, prononça quelques mots, d'un air dédaigneux, puis s'éloigna
+avec deux de ses officiers, tandis que le reste du groupe se dispersait.
+
+--Son Excellence est très bonne, dit alors le lieutenant à Marcel. C'est
+le commandant du corps d'armée, celui qui doit loger dans votre château.
+Il pouvait vous faire fusiller; mais il vous pardonne, parce qu'il sera
+votre hôte. Il a ordonné toutefois que vous assistiez au châtiment de
+ceux qui n'ont pas su prévenir l'assassinat de nos uhlans. Cela, pour
+votre gouverne: vous n'en comprendrez que mieux votre devoir et la bonté
+de Son Excellence. Voici le peloton d'exécution.
+
+En effet, un peloton d'infanterie s'avançait, conduit par un
+sous-officier. Quand les files s'ouvrirent, Marcel aperçut au milieu des
+uniformes gris plusieurs personnes que l'on brutalisait. Tandis que ces
+personnes allaient s'aligner le long d'un mur, à vingt mètres du
+peloton, il les reconnut: le maire, le curé, le garde forestier, trois
+ou quatre propriétaires du village. Le maire avait sur le front une
+longue estafilade, et un haillon tricolore pendait sur sa poitrine,
+lambeau de l'écharpe municipale qu'il avait ceinte pour recevoir les
+envahisseurs. Le curé, redressant son corps petit et rond, s'efforçait
+d'embrasser dans un pieux regard les victimes et les bourreaux, le ciel
+et la terre. Il paraissait grossi; sa ceinture noire, arrachée par la
+brutalité des soldats, laissait son ventre libre et sa soutane
+flottante; ses cheveux blancs ruisselaient de sang, et les gouttes
+rouges tombaient sur son rabat. Aucun des prisonniers ne parlait: ils
+avaient épuisé leurs voix en protestations inutiles. Toute leur vie se
+concentrait dans leurs yeux, qui exprimaient une sorte de stupeur.
+Était-il possible qu'on les tuât froidement, en dépit de leur complète
+innocence? Mais la certitude de mourir donnait une noble sérénité à leur
+résignation.
+
+Quand le prêtre, d'un pas que l'obésité rendait vacillant, alla prendre
+sa place pour l'exécution, des éclats de rire troublèrent le silence.
+C'étaient des soldats sans armes qui, accourus pour assister au
+supplice, saluaient le vieillard par cet outrage: «A mort le curé!» Dans
+cette clameur de haine vibrait le fanatisme des guerres religieuses. La
+plupart des spectateurs étaient, soit de dévots catholiques, soit de
+fervents protestants; mais les uns et les autres ne croyaient qu'aux
+prêtres de leur pays. Pour eux, hors de l'Allemagne tout était sans
+valeur, même la religion.
+
+Le maire et le curé changèrent de place dans le rang pour se rapprocher,
+et, avec une courtoisie solennelle, ils s'offrirent l'un à l'autre la
+place d'honneur au centre du groupe.
+
+--Ici, monsieur le maire. C'est la place qui vous appartient.
+
+--Non, monsieur le curé. C'est la vôtre.
+
+Ils discutaient pour la dernière fois; mais, en ce moment tragique,
+c'était pour se rendre un mutuel hommage et se témoigner une déférence
+réciproque.
+
+Quand les fusils s'abaissèrent, ils éprouvèrent tous deux le besoin de
+dire quelques paroles, de couronner leur vie par une affirmation
+suprême.
+
+--Vive la République! cria le maire.
+
+--Vive la France! cria le curé.
+
+Et il sembla au châtelain qu'ils avaient poussé le même cri.
+
+Puis deux bras se dressèrent, celui du prêtre qui traça en l'air le
+signe de la croix, celui du chef du peloton, dont l'épée nue jeta un
+éclair sinistre. Une décharge retentit, suivie de quelques détonations
+tardives.
+
+Marcel fut saisi de compassion pour la pauvre humanité, à voir les
+formes ridicules qu'elle prenait dans les affres de la mort. Parmi les
+victimes, les unes s'affaissèrent comme des sacs à moitié vides;
+d'autres rebondirent sur le sol comme des pelotes; d'autres
+s'allongèrent sur le dos ou sur le ventre dans une attitude de nageurs.
+Et ce fut à terre une palpitation de membres grouillants, de bras et de
+jambes que tordaient les spasmes de l'agonie, tandis qu'une main débile,
+sortant de l'abatis humain, s'efforçait de répéter encore le signe
+sacré. Mais plusieurs soldats s'avancèrent comme des chasseurs qui vont
+ramasser leurs pièces, et quelques coups de fusil, quelques coups de
+crosse eurent vite fait d'immobiliser le tas sanglant. Le lieutenant
+avait allumé un cigare.
+
+--Quand vous voudrez, dit-il à Marcel avec une dérisoire politesse.
+
+Et ils revinrent en automobile au château.
+
+ * * * * *
+
+Le château était défiguré par l'invasion. En l'absence du maître, on y
+avait établi une garde nombreuse. Tout un régiment d'infanterie campait
+dans le parc. Des milliers d'hommes, installés sous les arbres,
+préparaient leur repas dans les cuisines roulantes. Les plates-bandes et
+les corbeilles du jardin, les plantes exotiques, les avenues
+soigneusement sablées et ratissées, tout était piétiné, brisé, sali par
+l'irruption des hommes, des bêtes et des voitures. Un chef qui portait
+sur la manche le brassard de l'intendance, donnait des ordres comme s'il
+eût été le propriétaire occupé à surveiller le déménagement de sa
+maison. Déjà les étables étaient vides. Marcel vit sortir ses dernières
+vaches conduites à coups de bâton par les pâtres casqués. Les plus
+coûteux reproducteurs, égorgés comme de simples bêtes de boucherie,
+pendaient en quartiers à des arbres de l'avenue. Dans les poulaillers et
+les colombiers il ne restait pas un oiseau. Les écuries étaient remplies
+de chevaux maigres qui se gavaient devant les râteliers combles, et
+l'avoine des greniers, répandue par incurie dans les cours, se perdait
+en grande quantité avant d'arriver aux mangeoires. Les montures de
+plusieurs escadrons erraient à travers les prairies, détruisant sous
+leurs sabots les rigoles d'irrigation, les berges des digues, l'égalité
+du sol, tout le travail de longs mois. Les piles de bois de chauffage
+brûlaient inutilement dans le parc: par négligence ou par méchanceté,
+quelqu'un y avait mis le feu. L'écorce des arbres voisins craquait sous
+les langues de la flamme.
+
+Au château même, une foule d'hommes, sous les ordres de l'officier
+d'intendance, s'agitaient dans un perpétuel va-et-vient. Le commandant
+du corps d'armée, après avoir inspecté les travaux que les pontonniers
+exécutaient sur la rive de la Marne pour le passage des troupes, devait
+s'y installer d'un moment à l'autre avec son état-major. Ah! le pauvre
+château historique!
+
+Marcel, écœuré, se retira dans le pavillon de la conciergerie et s'y
+affala sur une chaise de la cuisine, les yeux fixés à terre. La femme du
+concierge le considérait avec étonnement.
+
+--Ah! monsieur! Mon pauvre monsieur!
+
+Le châtelain appréciait beaucoup la fidélité de ces bons serviteurs, et
+il fut touché par l'intérêt que lui témoignait la femme. Quant au mari,
+faible et malade, il avait sur le front la trace noire d'un coup que lui
+avaient donné les soldats, alors qu'il essayait de s'opposer à la
+spoliation du château en l'absence de son maître. La présence même de
+leur fille Georgette évoqua dans la mémoire de Marcel l'image de Chichi,
+et il reporta sur elle quelque chose de la tendresse qu'il éprouvait
+pour sa propre fille. Georgette n'avait que quatorze ans; mais depuis
+quelques mois elle commençait à être femme, et la croissance lui avait
+donné les premières grâces de son sexe. Sa mère, par crainte de la
+soldatesque, ne lui permettait pas de sortir du pavillon.
+
+Cependant le millionnaire, qui n'avait rien pris depuis le matin, sentit
+avec une sorte de honte qu'en dépit de la situation tragique on estomac
+criait famine, et la concierge lui servit sur le coin d'une table un
+morceau de pain et un morceau de fromage, tout ce qu'elle avait pu
+trouver dans son buffet.
+
+L'après-midi, le concierge alla voir ce qui se passait au château, et il
+revint dire à Marcel que le général en avait pris possession avec sa
+suite. Pas une porte ne restait close: elles avaient toutes été
+enfoncées à coups de crosse et à coups de hache. Beaucoup de meubles
+avaient disparu, ou cassés, ou enlevés par les soldats. L'officier
+d'intendance rôdait de pièce en pièce, y examinait chaque objet, dictait
+des instructions en allemand. Le commandant du corps d'armée et son
+entourage se tenaient dans la salle à manger, où ils buvaient en
+consultant de grandes cartes étalées sur le parquet. Ils avaient obligé
+le concierge à descendre dans les caves pour leur en rapporter les
+meilleurs vins.
+
+Dans la soirée, la marée humaine qui couvrait la campagne reprit son
+mouvement de flux. Plusieurs ponts avaient été jetés sur la Marne et
+l'invasion poursuivait sa marche. Certains régiments s'ébranlaient au
+cri de: _Nach Paris!_ D'autres, qui devaient rester là jusqu'au
+lendemain, se préparaient un gîte, soit dans les maisons encore debout,
+soit en plein air. Marcel entendit chanter des cantiques. Sous la
+scintillation des premières étoiles, les soldats se groupaient comme des
+orphéonistes, et leurs voix formaient un chœur solennel et doux, d'une
+religieuse gravité. Au-dessus des arbres du parc flottait une nébulosité
+sinistre dont la rougeur était rendue plus intense par les ombres de la
+nuit: c'étaient les reflets du village qui brûlait encore. Au loin,
+d'autres incendies de granges et de fermes répandaient dans les ténèbres
+des lueurs sanglantes.
+
+ * * * * *
+
+Marcel, couché dans la chambre de ses concierges, dormit du sommeil
+lourd de la fatigue, sans sursauts et sans rêves. Au réveil, il
+s'imagina qu'il n'avait sommeillé que quelques minutes. Le soleil
+colorait de teintes orangées les rideaux blancs de la fenêtre, et, sur
+un arbre voisin, des oiseaux se poursuivaient en piaillant. C'était une
+fraîche et joyeuse matinée d'été.
+
+Lorsqu'il descendit à la cuisine, le concierge lui donna des nouvelles.
+Les Allemands s'en allaient. Le régiment campé dans le parc était parti
+dès le point du jour, et bientôt les autres l'avaient suivi. Il ne
+demeurait au village qu'un bataillon. Le commandant du corps d'armée
+avait plié bagage avec son état-major; mais un général de brigade, que
+son entourage appelait «monsieur le comte», l'avait déjà remplacé au
+château.
+
+En sortant du pavillon, Marcel vit près du pont-levis cinq camions
+arrêtés le long des fossés. Des soldats y apportaient sur leurs épaules
+les plus beaux meubles des salons. Le châtelain eut la surprise de
+rester presque indifférent à ce spectacle. Qu'était la perte de quelques
+meubles en comparaison de tant de choses effroyables dont il avait été
+témoin?
+
+Sur ces entrefaites, le concierge lui annonça qu'un officier allemand,
+arrivé depuis une heure en automobile, demandait à le voir.
+
+C'était un capitaine pareil à tous les autres, coiffé du casque à
+pointe, vêtu de l'uniforme grisâtre, chaussé de bottes de cuir rouge,
+armé d'un sabre et d'un revolver, portant des jumelles et une carte
+géographique dans un étui suspendu à son ceinturon. Il paraissait jeune
+et avait au bras gauche l'insigne de l'état-major. Il demanda à Marcel
+en espagnol:
+
+--Me reconnaissez-vous?
+
+Marcel écarquilla les yeux devant cet inconnu.
+
+--Vraiment vous ne me reconnaissez pas? Je suis Otto, le capitaine Otto
+von Hartrott.
+
+Marcel ne l'avait pas vu depuis plusieurs années; mais ce nom lui
+remémora soudain ses neveux d'Amérique:--d'abord les moutards relégués
+par le vieux Madariaga dans les dépendances du domaine; puis le jeune
+lieutenant aperçu à Berlin, pendant la visite faite aux Hartrott, et
+dont les parents répétaient à satiété «qu'il serait peut-être un autre
+de Moltke».--Cet enfant lourdaud, cet officier imberbe était devenu le
+capitaine vigoureux et altier qui pouvait, d'un mot, faire fusiller le
+châtelain de Villeblanche.
+
+Cependant Otto expliquait sa présence à son oncle. Il n'appartenait pas
+à la division logée au village; mais son général l'avait chargé de
+maintenir la liaison avec cette division, de sorte qu'il était venu
+près du château historique et qu'il avait eu le désir de le revoir. Il
+n'avait pas oublié les jours passés à Villeblanche, lorsque les Hartrott
+y étaient venus en villégiature chez leurs parents de France. Les
+officiers qui occupaient les appartements l'avaient retenu à déjeuner,
+et, dans la conversation, l'un d'eux avait mentionné par hasard la
+présence du maître du logis. Cela avait été une agréable surprise pour
+le capitaine, qui n'avait pas voulu repartir sans saluer son oncle; mais
+il regrettait de le rencontrer à la conciergerie.
+
+--Vous ne pouvez rester là, ajouta-t-il avec morgue. Rentrez au château,
+comme cela convient à votre qualité. Mes camarades auront grand plaisir
+à vous connaître. Ce sont des hommes du meilleur monde.
+
+D'ailleurs il loua beaucoup Marcel de n'avoir pas quitté son domaine.
+Les troupes avaient ordre de sévir avec une rigueur particulière contre
+les biens des absents. L'Allemagne tenait à ce que les habitants
+demeurassent chez eux comme s'il ne se passait rien d'extraordinaire.
+
+Le châtelain protesta:
+
+--Les envahisseurs brûlent les maisons et fusillent les innocents!
+
+Mais son neveu lui coupa la parole.
+
+--Vous faites allusion, prononça-t-il avec des lèvres tremblantes de
+colère, à l'exécution du maire et des notables. On vient de me raconter
+la chose. J'estime, moi, que le châtiment a été mou: il fallait raser
+le village, tuer les femmes et les enfants. Notre devoir est d'en finir
+avec les francs-tireurs. Je ne nie pas que cela soit horrible. Mais que
+voulez-vous? C'est la guerre.
+
+Puis, sans transition, le capitaine demanda des nouvelles de sa mère
+Héléna, de sa tante Luisa, de Chichi, de son cousin Jules, et il se
+félicita d'apprendre qu'ils étaient en sûreté dans le midi de la France.
+Ensuite, croyant sans doute que Marcel attendait avec impatience des
+nouvelles de la parenté germanique, il se mit à parler de sa propre
+famille.
+
+Tous les Hartrott étaient dans une magnifique situation. Son illustre
+père, à qui l'âge ne permettait plus de faire campagne, était président
+de plusieurs sociétés patriotiques, ce qui ne l'empêchait pas
+d'organiser aussi de futures entreprises industrielles pour exploiter
+les pays conquis. Son frère le savant faisait sur les buts de la guerre
+des conférences où il déterminait théoriquement les pays que devrait
+s'annexer l'empire victorieux, tonnait contre les mauvais patriotes qui
+se montraient faibles et mesquins dans leurs prétentions. Ses deux
+sœurs, un peu attristées par l'absence de leurs fiancés, lieutenants de
+hussards, visitaient les hôpitaux et demandaient à Dieu le châtiment de
+la perfide Angleterre.
+
+Tout en causant, le capitaine ramenait son oncle vers le château. Les
+soldats, qui jusqu'alors avaient ignoré l'existence de Marcel,
+l'observaient avec des yeux attentifs et presque respectueux, depuis
+qu'ils le voyaient en conversation familière avec un capitaine
+d'état-major.
+
+Lorsque l'oncle et le neveu entrèrent dans les appartements, Marcel eut
+un serrement de cœur. Il voyait partout sur les murs des taches
+rectangulaires de couleur plus foncée, qui trahissaient l'emplacement de
+meubles et de tableaux disparus. Mais pourquoi ces déchirures aux
+rideaux de soie, ces tapis maculés, ces porcelaines et ces cristaux
+brisés? Otto devina la pensée du châtelain et répéta l'éternelle excuse:
+
+--Que voulez-vous? C'est la guerre.
+
+--Non, repartit Marcel avec une vivacité qu'il se crut permise en
+parlant à un neveu. Non! ce n'est pas la guerre, c'est le brigandage.
+Tes camarades sont des cambrioleurs.
+
+Le capitaine se dressa par un violent sursaut, fixa sur son vieil oncle
+des yeux flamboyants de colère, et prononça à voix basse quelques
+paroles qui sifflaient.
+
+--Prenez garde à vous! Heureusement vous vous êtes exprimé en espagnol
+et les personnes voisines n'ont pu vous comprendre. Si vous vous
+permettiez encore de telles appréciations, vous risqueriez de recevoir
+pour toute réponse une balle dans la tête. Les officiers de l'empereur
+ne se laissent pas insulter.
+
+Et tout, dans l'attitude d'Hartrott, démontrait la facilité avec
+laquelle il aurait oublié la parenté, s'il avait reçu l'ordre de sévir
+contre son oncle. Celui-ci baissa la tête.
+
+Mais, l'instant d'après, le capitaine parut oublier ce qu'il venait de
+dire et affecta de reprendre un ton aimable. Il se faisait un plaisir de
+présenter Marcel à Son Excellence le général comte de Meinbourg, qui, en
+considération de ce que Desnoyers était allié aux Hartrott, voulait bien
+faire à celui-ci l'honneur de l'admettre à sa table.
+
+Invité dans sa propre maison, le châtelain entra dans la salle à manger
+où se trouvaient déjà une vingtaine d'hommes vêtus de drap grisâtre et
+chaussés de hautes bottes. Là rien n'avait été brisé: rideaux, tentures,
+meubles étaient intacts. Toutefois les buffets monumentaux présentaient
+de larges vides, et, au premier coup d'œil, Marcel constata que deux
+riches services de vaisselle plate et un précieux service de porcelaine
+ancienne manquaient sur les tablettes. Le propriétaire n'en dut pas
+moins répondre par des saluts cérémonieux à l'accueil que lui firent les
+auteurs de ces rapines, et serrer la main que le comte lui tendit avec
+une aristocratique condescendance, tandis que les autres officiers
+allemands considéraient ce bourgeois avec une curiosité bienveillante et
+même avec une sorte d'admiration: car ils savaient déjà que c'était un
+millionnaire revenu du continent lointain où les hommes s'enrichissent
+vite.
+
+--Vous allez déjeuner avec les barbares, lui dit le comte en le faisant
+asseoir à sa droite. Vous n'avez pas peur qu'ils vous dévorent tout
+vivant?
+
+Les officiers rirent aux éclats de l'esprit de Son Excellence et firent
+d'évidents efforts pour montrer par leurs paroles et par leurs manières
+combien on avait tort de les accuser de barbarie.
+
+Assis comme un étranger à sa propre table, Marcel y mangea dans les
+assiettes qui lui appartenaient, servi par des ennemis dont l'uniforme
+restait visible sous le tablier rayé. Ce qu'il mangeait était à lui; le
+vin venait de sa cave; la viande était celle de ses bœufs; les fruits
+étaient ceux de son verger; et pourtant il lui semblait qu'il était là
+pour la première fois, et il éprouvait le malaise de l'homme qui tout à
+coup se voit seul au milieu d'un attroupement hostile. Il considérait
+avec étonnement ces intrus assis aux places où il avait vu sa femme, ses
+enfants, les Lacour. Les convives parlaient allemand entre eux; mais
+ceux qui savaient le français se servaient souvent de cette langue pour
+s'entretenir avec l'invité, et ceux qui n'en baragouinaient que quelques
+mots les répétaient avec d'aimables sourires. Chez tous le désir était
+visible de plaire au châtelain.
+
+Marcel les examina l'un après l'autre. Les uns étaient grands, sveltes,
+d'une beauté anguleuse; d'autres étaient carrés et membrus, avec le cou
+gros et la tête enfoncée entre les épaules. Tous avaient les cheveux
+coupés ras, ce qui faisait autour de la table une luisante couronne de
+boîtes crâniennes roses ou brunes, avec des oreilles qui ressortaient
+grotesquement, avec des mâchoires amaigries qui accusaient leur relief
+osseux. Quelques-uns avaient sur les lèvres des crocs relevés en pointe,
+à la mode impériale; mais la plupart étaient rasés ou n'avaient que de
+courtes moustaches aux poils raides. Les fatigues de la guerre et des
+marches forcées étaient apparentes chez tous, mais plus encore chez les
+corpulents. Un mois de campagne avait fait perdre à ces derniers leur
+embonpoint, et la peau de leurs joues et de leur menton pendait, flasque
+et ridée.
+
+Le comte était le plus âgé de tous, le seul qui eût conservé longs ses
+cheveux d'un blond fauve, déjà mêlés de poils gris, peignés avec soin et
+luisants de pommade. Sec, anguleux et robuste, il gardait encore, aux
+approches de la cinquantaine, une vigueur juvénile entretenue par les
+exercices physiques; mais il dissimulait sa rudesse d'homme combatif
+sous une nonchalance molle et féminine. Au poignet de la main qu'il
+abandonnait négligemment sur la table, il avait un bracelet d'or; et sa
+tête, sa moustache, toute sa personne exhalaient une forte odeur de
+parfums.
+
+Les officiers le traitaient avec un grand respect. Otto avait parlé de
+lui à son oncle comme d'un remarquable artiste, à la fois musicien et
+poète. Avant la guerre, certains bruits fâcheux, relatifs à sa vie
+privée, l'avaient éloigné de la cour; mais, au dire du capitaine, ce
+n'était que des calomnies de journaux socialistes. Malgré tout,
+l'empereur, dont le comte avait été le condisciple, lui gardait en
+secret toute son amitié. Nul n'avait oublié le ballet des _Caprices de
+Shéhérazade_, représenté avec un grand faste à Berlin sur la
+recommandation du puissant camarade.
+
+Le comte crut que, si Marcel gardait le silence, c'était par
+intimidation, et, afin de le mettre à son aise, il lui adressa le
+premier la parole. Quand Marcel eut expliqué qu'il n'avait quitté Paris
+que depuis trois jours, les assistants s'animèrent, voulurent avoir des
+nouvelles.
+
+--Avez-vous vu les émeutes?...
+
+--La troupe a-t-elle tué beaucoup de manifestants?...
+
+--De quelle manière a été assassiné le président Poincaré?...
+
+Toutes ces questions lui furent adressées à la fois. Marcel, déconcerté
+par leur invraisemblance, ne sut d'abord quoi répondre et pensa un
+instant qu'il était dans une maison d'aliénés. Des émeutes? L'assassinat
+du président? Il ne savait rien de tout cela. D'ailleurs, qui auraient
+été les émeutiers? Quelle révolution pouvait éclater à Paris, puisque le
+gouvernement n'était pas réactionnaire?
+
+A cette réponse, les uns considérèrent d'un air de pitié ce pauvre
+benêt; d'autres prirent une mine soupçonneuse à l'égard de ce sournois
+qui feignait d'ignorer des événements dont il avait nécessairement
+entendu parler. Le capitaine Otto intervint d'une voix impérative, comme
+pour couper court à tout faux-fuyant:
+
+--Les journaux allemands, dit-il, ont longuement parlé de ces faits. Il
+y a quinze jours, le peuple de Paris s'est soulevé contre le
+gouvernement, a assailli l'Élysée et massacré Poincaré. L'armée a dû
+employer les mitrailleuses pour rétablir l'ordre. Tout le monde sait
+cela. Au reste, ce sont les grands journaux d'Allemagne qui ont publié
+ces nouvelles, et l'Allemagne ne ment jamais.
+
+L'oncle persista à affirmer que, quant à lui, il ne savait rien, n'avait
+rien vu, rien entendu dire. Puis, comme ses déclarations étaient
+accueillies par des gestes de doute ironique, il garda le silence. Alors
+le comte, esprit supérieur, incapable de tomber dans la crédulité
+vulgaire, intervint d'un ton conciliant:
+
+--En ce qui concerne l'assassinat le doute est permis: car les journaux
+allemands peuvent avoir exagéré sans qu'il y ait lieu de les accuser de
+mauvaise foi. Par le fait, il y a quelques heures, le grand état-major
+m'a annoncé la retraite du gouvernement français à Bordeaux. Mais le
+soulèvement des Parisiens et leur conflit avec la troupe sont des faits
+indéniables. Sans aucun doute notre hôte en est instruit, mais il ne
+veut pas l'avouer.
+
+Marcel osa contredire le personnage; mais on ne l'écouta point. Paris!
+Ce nom avait fait briller tous les yeux, excité la loquacité de toutes
+les bouches. Paris! de grands magasins qui regorgeaient de richesses!
+des restaurants célèbres, des femmes, du Champagne et de l'argent!
+Chacun aspirait à voir le plus tôt possible la Tour Eiffel et à entrer
+en vainqueur dans la capitale, pour se dédommager des privations et des
+fatigues d'une si rude campagne. Quoique ces hommes fussent des
+adorateurs de la gloire militaire et qu'ils considérassent la guerre
+comme indispensable à la vie humaine, ils ne laissaient pas de se
+plaindre des souffrances que la guerre leur causait.
+
+Le comte, lui, exprima une plainte d'artiste:
+
+--Cette guerre m'a été très préjudiciable, dit-il d'un ton dolent.
+L'hiver prochain, on devait donner à Paris un nouveau ballet de moi.
+
+Tout le monde prit part à ce noble ennui; mais quelqu'un fit remarquer
+que, après le triomphe, la représentation du ballet aurait lieu par
+ordre et que les Parisiens seraient bien obligés de l'applaudir.
+
+--Ce ne sera pas la même chose, soupira le comte.
+
+Et il eut un instant de méditation silencieuse.
+
+--Je vous confesse, reprit-il ensuite, que j'aime Paris. Quel malheur
+que les Français n'aient jamais voulu s'entendre avec nous!
+
+Et il s'absorba de nouveau dans une mélancolie de profond penseur.
+
+Un des officiers parla des richesses de Paris avec des yeux de
+convoitise, et Marcel le reconnut au brassard qu'il avait sur la manche:
+c'était cet homme qui avait mis au pillage les appartements du château.
+L'intendant devina sans doute les pensées du châtelain: car il crut bon
+de donner, d'un air poli, quelques explications sur l'étrange
+déménagement auquel il avait procédé.
+
+--Que voulez-vous, monsieur? C'est la guerre. Il faut que les frais de
+la guerre se paient sur les biens des vaincus. Tel est le système
+allemand. Grâce à cette méthode, on brise les résistances de l'ennemi et
+la paix est plus vite faite. Mais ne vous attristez pas de vos pertes:
+après la guerre, vous pourrez adresser une réclamation au gouvernement
+français, qui vous indemnisera du tort que vous aurez subi. Vos parents
+de Berlin ne manqueront pas d'appuyer cette demande.
+
+Marcel entendit avec stupeur cet incroyable conseil. Quelle était donc
+la mentalité de ces gens-là? Étaient-ils fous, ou voulaient-ils se
+moquer de lui?
+
+Le déjeuner fini, plusieurs officiers se levèrent, ceignirent leurs
+sabres et s'en allèrent à leur service. Quant au capitaine Hartrott, il
+devait retourner près de son général. Marcel l'accompagna jusqu'à
+l'automobile. Lorsqu'ils furent arrivés à la porte du parc, le
+capitaine donna des ordres à un soldat, qui courut chercher un morceau
+de la craie dont on se servait pour marquer les logements militaires.
+Otto, qui voulait protéger son oncle, traça sur le mur cette
+inscription:
+
+ _Bitte, nicht plündern_
+ _Es sind freundliche Leute[G]._
+
+Et il expliqua à Marcel le sens des mots qu'il venait d'écrire. Mais
+celui-ci se récria:
+
+--Non, non, je refuse une protection ainsi motivée. Je n'éprouve aucune
+bienveillance pour les envahisseurs. Si je me suis tu, c'est parce que
+je ne pouvais pas faire autrement.
+
+Alors le neveu, sans rien dire, effaça la seconde ligne de
+l'inscription; puis, d'un ton de pitié sarcastique:
+
+--Adieu, mon oncle, ricana-t-il. Nous nous reverrons bientôt avenue
+Victor-Hugo.
+
+En retournant au château, Marcel aperçut à l'ombre d'un bouquet d'arbres
+le comte qui, en compagnie de ses deux officiers d'ordonnance et d'un
+chef de bataillon, dégustait le café en plein air. Le comte obligea le
+châtelain à prendre une chaise et à s'asseoir, et ces messieurs, tout en
+causant, firent une grande consommation des liqueurs provenant des
+caves du château. Par les bruits qui arrivaient jusqu'à lui, Marcel
+devinait qu'il y avait hors du parc un grand mouvement de troupes. En
+effet, un autre corps d'armée passait avec une sourde rumeur; mais les
+rideaux d'arbres cachaient ce défilé, qui se dirigeait toujours vers le
+sud.
+
+Tout à coup, un phénomène inexplicable troubla le calme de l'après-midi.
+C'était un roulement de tonnerre lointain, comme si un orage invisible
+se fût déchaîné par delà l'horizon. Le comte interrompit la conversation
+qu'il tenait en allemand avec ses officiers, pour dire à Marcel:
+
+--Vous entendez? C'est le canon. Une bataille est engagée. Nous ne
+tarderons pas à entrer dans la danse.
+
+Et il se leva pour retourner au château. Les officiers d'ordonnance
+partirent vers le village, et Marcel resta seul avec le chef de
+bataillon, qui continua de savourer les liqueurs en se pourléchant les
+babines.
+
+--Triste guerre, monsieur! dit le buveur en français, après avoir fait
+connaître au châtelain qu'il commandait le bataillon cantonné à
+Villeblanche et qu'il s'appelait Blumhardt.
+
+Ces paroles firent que Marcel éprouva une subite sympathie pour le
+_Bataillons-Kommandeur_. «C'est un Allemand, pensa-t-il, mais il a l'air
+d'un honnête homme. A première vue, les Allemands trompent par la
+rudesse de leur extérieur et par la férocité de la discipline qui les
+oblige à commettre sans scrupule les actions les plus atroces; mais,
+quand on vit avec eux dans l'intimité, on retrouve la bonne nature sous
+les dehors du barbare.» En temps de paix, Blumhardt avait sans doute été
+obèse; mais il avait aujourd'hui l'apparence mollasse et détendue d'un
+organisme qui vient de subir une perte de volume. Il n'était pas
+difficile de reconnaître que c'était un bourgeois arraché par la guerre
+à une tranquille et sensuelle existence.
+
+--Quelle vie! continua Blumhardt. Puisse Dieu châtier ceux qui ont
+provoqué une pareille catastrophe!
+
+Cette fois, Marcel fut conquis. Il crut voir devant lui l'Allemagne
+qu'il avait imaginée souvent: une Allemagne douce, paisible, un peu
+lente et lourde, mais qui rachetait sa rudesse originelle par un
+sentimentalisme innocent et poétique. Ce chef de bataillon était
+assurément un bon père de famille, et le châtelain se le représenta
+tournant en rond avec sa femme et ses enfants sous les tilleuls de
+quelque ville de province, autour du kiosque où des musiciens militaires
+jouaient des sonates de Beethoven; puis à la _Bierbraurei_, où, devant
+des piles de soucoupes, entre deux conversations d'affaires, il
+discutait avec ses amis sur des problèmes métaphysiques. C'était l'homme
+de la vieille Allemagne, un personnage d'_Hermann et Dorothée_. Sans
+doute il était possible que les gloires de l'empire eussent un peu
+modifié le genre de vie de ce bourgeois d'autrefois et que, par exemple,
+au lieu d'aller à la brasserie, il fréquentât le cercle des officiers et
+partageât dans quelque mesure l'orgueil de la caste militaire; mais
+pourtant c'était toujours l'Allemand de mœurs patriarcales, au cœur
+délicat et tendre, prêt à verser des larmes pour une touchante scène de
+famille ou pour un morceau de belle musique.
+
+Le commandant Blumhardt parla des siens, qui habitaient Cassel.
+
+--Huit enfants, monsieur! dit-il avec un visible effort pour contenir
+son émotion. De mes trois garçons, les deux aînés se destinent à être
+officiers. Le cadet ne va que depuis six mois à l'école: il est grand
+comme ça...
+
+Et il indiqua avec la main la hauteur de ses bottes. En parlant de ce
+petit, il avait le cœur gros et ses lèvres souriaient avec un
+tremblement d'amour. Puis il fit l'éloge de sa femme: une excellente
+maîtresse de maison, une mère qui se sacrifiait pour le bonheur de son
+mari et de ses enfants. Ah! cette bonne Augusta! Ils étaient mariés
+depuis vingt ans, et il l'adorait comme au premier jour. Il gardait dans
+une poche intérieure de sa tunique toutes les lettres qu'elle lui avait
+écrites depuis le commencement de la campagne.
+
+--Au surplus, monsieur, voici son portrait et celui de mes enfants.
+
+Il tira de sa poitrine un médaillon d'argent décoré à la mode munichoise
+et pressa un ressort qui fit s'ouvrir en éventail plusieurs petits
+cercles dont chacun contenait une photographie: la _Frau Kommandeur_,
+d'une beauté austère et rigide, imitant l'attitude et la coiffure de
+l'impératrice; les _Fräuleine Kommandeur_, toutes les cinq vêtues de
+blanc, les yeux levés au ciel comme si elles chantaient une romance; les
+trois garçons en uniformes d'écoles militaires ou d'écoles privées. Et
+penser qu'un simple petit éclat d'obus pouvait le séparer à jamais de
+ces êtres chéris!
+
+--Ah! oui, reprit-il en soupirant, c'est une triste guerre! Puisse Dieu
+châtier les Anglais!
+
+Marcel n'avait pas encore eu le temps de se remettre de l'ébahissement
+que lui avait causé ce souhait imprévu, lorsqu'un sous-officier vint
+dire au chef de bataillon que M. le comte le demandait à l'instant même.
+Blumhardt se leva donc, non sans avoir caressé d'un regard de tendre
+regret les bouteilles de liqueur, et il s'éloigna vers le château.
+
+Le sous-officier resta avec Marcel. C'était un jeune docteur en droit,
+qui remplissait auprès du général les fonctions de secrétaire. Il ne
+manquait aucune occasion de parler français, pour se perfectionner dans
+la pratique de cette langue, et il engagea tout de suite la
+conversation avec le châtelain. Il expliqua d'abord qu'il n'était qu'un
+universitaire métamorphosé en soldat: l'ordre de mobilisation l'avait
+surpris alors qu'il était professeur dans un collège et à la veille de
+contracter mariage. Cette guerre avait dérangé tous ses plans.
+
+--Quelle calamité, monsieur! Quel bouleversement pour le monde! Nombreux
+étaient ceux qui voyaient venir la catastrophe, et il était inévitable
+qu'elle se produisît un jour ou l'autre. La faute en est au capital, au
+maudit capital.
+
+Le sous-officier était socialiste. Il ne dissimulait point la part qu'il
+avait prise à quelques actes un peu hardis de son parti, et cela lui
+avait valu des persécutions et des retards dans son avancement. Mais la
+Social-Démocratie était acceptée maintenant par l'empereur et flattée
+par les _junkers_ les plus réactionnaires. L'union s'était faite
+partout. Les députés avancés formaient au Reichstag le groupe le plus
+docile de tous. Quant à lui, il ne gardait de son passé qu'une certaine
+ardeur à anathématiser le capitalisme coupable de la guerre.
+
+Marcel se risqua à discuter avec cet ennemi qui semblait d'un caractère
+doux et tolérant.
+
+--Le vrai coupable ne serait-il pas le militarisme prussien? N'est-ce
+pas le parti militariste qui a cherché et préparé le conflit, qui a
+empêché tout accommodement par son arrogance?
+
+Mais le socialiste nia résolument. Les députés de son parti étaient
+favorables à la guerre, et sans aucun doute ils avaient leurs raisons
+pour cela. Le Français eut beau répéter des arguments et des faits; ses
+paroles rebondirent sur la tête dure de ce révolutionnaire qui,
+accoutumé à l'aveugle discipline germanique, laissait à ses chefs le
+soin de penser pour lui.
+
+--Qui sait? finit par dire le socialiste. Il se peut que nous nous
+soyons trompés; mais à l'heure actuelle tout cela est obscur, et nous
+manquons des éléments qui nous permettraient de nous former une opinion
+sûre. Lorsque le conflit aura pris fin, nous connaîtrons les vrais
+coupables, et, s'ils sont des nôtres, nous ferons peser sur eux les
+justes responsabilités.
+
+Marcel eut envie de rire en présence d'une telle candeur. Attendre la
+fin de la guerre pour savoir qui en était responsable? Mais, si l'empire
+était victorieux, comment serait-il possible qu'en plein triomphe on fît
+peser sur les militaristes les responsabilités d'une guerre heureuse?
+
+--Dans tous les cas, ajouta le sous-officier en s'acheminant avec Marcel
+vers le château, cette guerre est triste. Que de morts! Nous serons
+vainqueurs; mais un nombre immense des nôtres succombera avant la
+bataille décisive.
+
+Et, songeur, il s'arrêta sur le pont-levis et se mit à jeter des
+morceaux de pain aux cygnes qui évoluaient sur les eaux du fossé. On
+continuait à entendre gronder au loin la tempête invisible, qui
+devenait de plus en plus violente.
+
+--Peut-être la livre-t-on en ce moment, cette bataille décisive, reprit
+le sous-officier. Ah! puisse notre prochaine entrée à Paris mettre un
+terme à ces massacres et donner au monde le bienfait de la paix!
+
+ * * * * *
+
+Le crépuscule tombait, lorsque Marcel aperçut un grand rassemblement à
+l'entrée du château. C'étaient des paysans, hommes et femmes, qui
+entouraient un piquet de soldats. Il s'approcha du groupe et vit le
+commandant Blumhardt à la tête du détachement. Parmi les fantassins en
+armes s'avançait un garçon du village, entre deux hommes qui lui
+tenaient sur la poitrine la pointe de leurs baïonnettes. Son visage,
+marqué de taches de rousseur et déparé par un nez de travers, était
+d'une lividité de cire; sa chemise, sale de suie, était déchirée, et on
+y voyait les marques des grosses mains qui l'avaient mise en lambeaux; à
+l'une de ses tempes, le sang coulait d'une large blessure. Derrière lui
+marchait une femme échevelée, qu'entouraient quatre gamines et un
+bambin, tous maculés de noir comme s'ils sortaient d'un dépôt de
+charbon. La femme gesticulait avec violence et entrecoupait de sanglots
+les paroles qu'elle adressait aux soldats et que ceux-ci ne pouvaient
+comprendre.
+
+Ce garçon était son fils. La veille, la mère s'était réfugiée avec ses
+enfants dans la cave de leur maison incendiée; mais la faim les avait
+obligés d'en sortir. Quand les Allemands avaient vu le jeune homme, ils
+l'avaient pris et maltraité. Ils croyaient que ce garçon avait vingt
+ans, le considéraient comme d'âge à être soldat, et voulaient le
+fusiller séance tenante, pour qu'il ne s'enrôlât point dans l'armée
+française.
+
+--Mais ce n'est pas vrai! protestait la femme. Il n'a pas plus de
+dix-huit ans... Il n'a même pas dix-huit ans: il n'a que dix-sept ans et
+demi!...
+
+Et elle se tournait vers les autres femmes pour invoquer leur
+témoignage: de lamentables femmes aussi sales qu'elle-même et dont les
+vêtements lacérés exhalaient une odeur de suie, de misère et de mort.
+Toutes confirmaient les paroles de la mère et joignaient leurs
+lamentations aux siennes; quelques-unes, contre toute vraisemblance,
+n'attribuaient même au prisonnier que seize ans, que quinze ans. Les
+petits contemplaient leur frère avec des yeux dilatés par la terreur et
+mêlaient leurs cris aigus au chœur des femmes vociférantes.
+
+Lorsque la mère reconnut M. Desnoyers, elle s'approcha de lui et se
+rasséréna soudain, comme si elle était sûre que le maître du château
+pouvait sauver son fils. Devant ce désespoir qui l'appelait à l'aide,
+Marcel, persuadé que Blumhardt, après le courtois entretien qu'ils
+avaient eu ensemble, l'écouterait volontiers, se fit un devoir
+d'intervenir. Il dit donc au commandant qu'il connaissait ce
+garçon,--par le fait, il ne se souvenait pas de l'avoir jamais vu,--et
+qu'il le croyait à peine âgé de dix-neuf ans.
+
+--Mais, repartit Blumhardt, le secrétaire de la mairie vient d'avouer
+qu'il a vingt ans!
+
+--Mensonge! hurla la mère. Le secrétaire a fait erreur! Il est vrai que
+mon fils est robuste pour son âge, mais il n'a pas vingt ans. Monsieur
+Desnoyers vous l'atteste!
+
+--Au surplus, ajouta Marcel, même s'il les avait, serait-ce une raison
+pour le fusiller?
+
+Blumhardt haussa les épaules sans répondre. Maintenant qu'il exerçait
+ses fonctions de chef, il n'attachait plus aucune importance à ce que
+lui disait le châtelain.
+
+--Avoir vingt ans n'est pas un crime, insista Marcel.
+
+--Assez! interrompit rudement Blumhardt. Ce n'est ni votre affaire ni la
+mienne. Je suis homme de conscience, et, puisqu'il y a doute, je vais
+consulter le général. C'est lui qui décidera.
+
+Ils ne prononcèrent plus un mot. Devant le pont-levis, l'escorte
+s'arrêta avec son prisonnier. De l'un des appartements sortaient les
+accords d'un piano, et cela parut de bon augure à Marcel: c'était sans
+doute le comte qui touchait de cet instrument, et un artiste ne pouvait
+être inutilement cruel. Introduits au salon, ils trouvèrent en effet le
+général assis devant un magnifique piano à queue, dont l'intendant
+aurait bien voulu s'emparer, mais que le compositeur avait donné l'ordre
+de laisser en place pour son propre usage. Blumhardt exposa brièvement
+l'affaire, tandis que l'autre, d'un air ennuyé, faisait courir ses
+doigts sur les touches.
+
+--Où est le prisonnier? demanda enfin le général.
+
+--En bas, près du pont-levis.
+
+Le général se leva, s'approcha d'une fenêtre, fit signe aux soldats
+d'amener le prisonnier devant lui. Il regarda le garçon pendant une
+demi-minute, tout en fumant la cigarette turque qu'il venait d'allumer,
+puis marmotta entre ses dents: «Tant pis pour lui: il est trop laid!»
+Et, se retournant vers le chef de bataillon:
+
+--Cet homme a vingt ans passés, prononça-t-il. Faites votre devoir.
+
+Marcel, confondu, sortit avec Blumhardt. Comme ils traversaient le
+vestibule, ils rencontrèrent le concierge qui, en compagnie de sa fille
+Georgette, apportait du pavillon un matelas et des draps. Le châtelain,
+qui ne voulait pas embarrasser ces braves gens de sa personne une
+seconde nuit, mais qui, malgré l'invitation du comte, ne voulait pas non
+plus se réinstaller dans les appartements à côté de l'intrus, avait
+commandé qu'on lui préparât un lit dans une mansarde, sous les combles.
+Or, depuis que les concierges voyaient leur maître en bonnes relations
+avec les Allemands, ils ne craignaient plus autant les envahisseurs et
+vaquaient sans crainte à leurs besognes, persuadés qu'au moins en plein
+jour et dans le château ils ne couraient aucun risque.
+
+A la vue de Georgette, le chef de bataillon, malgré la raideur qu'il
+affectait dans le service, s'humanisa et dit au père:
+
+--Elle est gentille, votre petite.
+
+Elle se tenait devant lui, droite, timide, les yeux baissés, un peu
+tremblante comme si elle pressentait un péril obscur; mais elle n'en
+faisait pas moins effort pour sourire. Blumhardt crut sans doute que ce
+sourire était de sympathie; car il devint plus familier, et, de sa
+grosse patte, il caressa les joues et pinça le menton de la jouvencelle.
+A ce désagréable contact les yeux de Georgette s'emplirent de larmes.
+Ceux du commandant brillaient de plaisir. Marcel, qui l'observait,
+demeura perplexe. Comment était-il possible que cet homme, qui allait
+faire fusiller sans pitié un innocent, pût être en même temps un bon
+père de famille qui, parmi les horreurs de la guerre, s'attendrissait à
+regarder une fillette, sans doute parce qu'elle lui rappelait les cinq
+enfants qu'il avait laissés à Cassel? Décidément l'âme humaine était un
+étrange tissu de contradictions.
+
+--Au revoir, dit Blumhardt à Georgette. Tu vois bien que je ne suis pas
+méchant. Veux-tu m'embrasser?
+
+Et il se pencha vers elle. Mais elle eut un mouvement si violent de
+répulsion qu'il ne put se méprendre sur les sentiments de la jeune
+fille, et lui dit en ricanant, avec un regard qui n'avait plus rien de
+paternel:
+
+--Tu as beau faire la vilaine avec moi; ça ne m'empêche pas de te
+trouver jolie.
+
+ * * * * *
+
+Pendant les quatre jours qui suivirent, Marcel mena une vie absurde,
+coupée d'horribles visions. Pour ne plus avoir de rapports avec les
+occupants du château, il ne quittait guère sa mansarde, où il restait
+étendu sur son lit toute la matinée à se désoler et à rêvasser.
+
+Au cours de ces heures d'oisiveté anxieuse, il se rappela certains
+bas-reliefs assyriens du British Museum, dont il avait vu les
+photographies chez un de ses amis, quelques mois auparavant. Ces
+monuments de l'antique brutalité humaine lui avaient paru terribles. Les
+guerriers incendiaient les villes; les prisonniers décapités
+s'entassaient par monceaux; les paysans pacifiques, réduits en
+esclavage, s'en allaient en longues files, la chaîne au cou. Et il
+s'était félicité de vivre dans une époque où de telles horreurs étaient
+devenues impossibles. Mais non: en dépit des siècles écoulés, la guerre
+était toujours la même. Aujourd'hui encore, sous le casque à pointe, les
+soldats procédaient comme avaient procédé jadis les satrapes à la mitre
+bleue et à la barbe annelée. On fusillait l'adversaire, encore qu'il
+n'eût pas pris les armes; on assassinait les blessés et les prisonniers;
+on acheminait vers l'Allemagne le troupeau des populations civiles,
+asservies comme les captifs d'autrefois. A quoi donc avait servi ce que
+les modernes appellent orgueilleusement le progrès? Qu'étaient devenues
+ces lois de la guerre qui se vantaient de soumettre la force elle-même
+au respect du droit et qui prétendaient obliger les hommes à se battre
+en se faisant les uns aux autres le moins de mal possible? La
+civilisation n'était-elle qu'un trompe-l'œil et une duperie?...
+
+Chaque matin, vers midi, la femme du concierge montait à la mansarde
+pour avertir son maître qu'elle lui avait préparé à déjeuner; mais il
+répondait qu'il n'avait pas faim, qu'il ne voulait pas descendre. Alors
+elle insistait, lui offrait d'apporter dans la mansarde le maigre menu.
+Il finissait par consentir, et, tout en mangeant, il causait avec elle.
+
+Elle lui racontait ce qui se passait au château. Ah! quelle vie menait
+cette soldatesque! Comme ils buvaient, chantaient, hurlaient! Après une
+furieuse ripaille, ils avaient brisé tous les meubles de la salle à
+manger; puis ils s'étaient mis à danser, quelques-uns à demi nus,
+imitant les dandinements et les grimaces féminines. Le comte lui-même
+était ivre comme une bourrique, et, vautré sur les coussins d'un divan,
+il contemplait avec délices ce hideux spectacle.
+
+--Et dire que nous sommes obligés de servir ces brutes! gémissait la
+pauvre femme. Ils ne sont plus les mêmes qu'à leur arrivée. Les soldats
+annoncent que leur régiment part demain pour une grande bataille; c'est
+cela qui les rend fous. Ils me font peur, ils me font peur!
+
+Ce qu'elle ne disait pas, mais ce qui lui torturait l'âme, c'était
+qu'elle avait peur surtout pour Georgette. La veille, elle avait vu
+quelques-uns de ces hommes rôder autour de la conciergerie, et elle
+avait eu aussitôt l'idée de cacher sa fille. La chose n'était pas facile
+dans une propriété envahie par des centaines de soldats, dans un château
+dont toutes les serrures avaient été méthodiquement brisées à tous les
+étages. Mais elle se souvint qu'à côté de la mansarde occupée par le
+châtelain il y avait, dans l'angle des combles, un petit réduit dont ces
+sauvages avaient négligé d'abattre la porte; et, comme les soldats ne
+faisaient jamais l'inutile ascension du grenier, elle pensa que ce
+serait pour sa fille une bonne cachette, d'autant mieux que la présence
+du châtelain dans la mansarde contiguë serait, le cas échéant, une
+protection pour la fillette. Marcel approuva les précautions prises,
+promit de veiller sur sa jeune voisine et fit recommander à l'enfant de
+se tenir tranquille et silencieuse.
+
+La nuit suivante, vers trois heures, le châtelain fut brusquement
+réveillé par le bruit d'une porte qui d'abord grinça sous une forte
+poussée, puis fut jetée bas d'un coup d'épaule. Et aussitôt après
+retentirent des cris féminins, des supplications, des sanglots
+désespérés. C'était Georgette qui appelait au secours, tout en se
+défendant contre l'ignoble outrage. Mais soudain une autre voix tonna
+dans le couloir:
+
+--Ah! brigand!...
+
+Une lutte d'un instant s'engagea au seuil du réduit et se termina par un
+coup de revolver. Tout cela s'était fait si vite que Marcel avait eu à
+peine le temps de sauter à bas de son lit et de commencer à se vêtir.
+Lorsqu'il sortit de sa mansarde, un bougeoir à la main, il se heurta
+contre un corps qui agonisait: c'était le concierge dont les yeux
+vitreux étaient démesurément ouverts et dont les lèvres se couvraient
+d'une écume sanglante, tandis qu'à côté de sa main droite luisait un
+long couteau de cuisine. Et Marcel reconnut aussi le meurtrier: c'était
+le commandant Blumhardt, qui tenait encore son revolver à la main: un
+Blumhardt nouveau, à la face livide, aux yeux lubriques, avec une
+bestiale expression d'arrogance féroce. A l'autre bout du corridor,
+plusieurs soldats, attirés par la détonation, montaient bruyamment
+l'escalier.
+
+En somme, le mari d'Augusta n'était pas fier d'être surpris au milieu
+d'une telle aventure. Quand les soldats, dont les uns portaient des
+lumières et dont les autres étaient armés de sabres et de fusils,
+furent arrivés près du chef de bataillon, celui-ci chercha
+instinctivement les mots qui expliqueraient sa présence en ces lieux et
+le drame sanglant qui venait de s'accomplir. Une soudaine sonnerie de
+clairon, éclatant dans la cour du château, lui vint en aide. C'était le
+signal du réveil pour le régiment qui devait quitter le château. Alors
+Blumhardt, dispensé de longues explications, dit aux soldats, en
+montrant le cadavre du concierge:
+
+--Je me suis défendu contre ce lâche qui m'a traîtreusement attaqué:
+voyez le couteau. Justice est faite. Vous entendez le clairon qui nous
+appelle. Demi-tour, et tous en bas!
+
+Sur quoi, le tapage des gros souliers à clous s'éloigna dans le couloir,
+dévala l'escalier, s'affaiblit, se perdit. Le ciel commençait à
+s'éclairer des premières lueurs du jour. On entendait au loin le
+grondement continu du canon. Dans le parc du château et dans le village,
+des roulements de tambour, des notes aiguës de fifre, des coups de
+sifflet indiquaient que les troupes allemandes partaient pour la
+bataille.
+
+
+
+
+IX
+
+LA RECULADE
+
+
+Dans la matinée, lorsque le châtelain sortit du parc, il vit la vallée
+blonde et verte sourire au soleil. Tout était dans un profond repos;
+aucun objet ne se mouvait, aucune figure humaine ne se dessinait dans le
+paysage. Marcel eut l'impression d'être plus seul qu'au temps où,
+chassant devant lui un troupeau de bétail, il franchissait les déserts
+des Andes sous un ciel traversé de temps à autre par des condors.
+
+Il se dirigea vers le village, qui n'était plus guère qu'un amas de murs
+en ruines. De ces ruines émergeaient çà et là quelques maisonnettes
+intactes. Le clocher incendié, dont la charpente était dépouillée de ses
+ardoises et noircie par le feu, portait encore sa croix tordue. Dans les
+rues parsemées de bouteilles, de poutres réduites en tisons, de débris
+de toute sorte, il n'y avait pas une âme. Les cadavres avaient disparu;
+mais une horrible puanteur de graisse brûlée et de chair décomposée
+prenait Marcel aux narines.
+
+Arrivé sur la place, il s'approcha des maisons restées debout, appela à
+plusieurs reprises. Personne ne lui répondit. Toute la population avait
+donc abandonné Villeblanche? Après avoir attendu plusieurs minutes, il
+aperçut un vieillard qui s'avançait vers lui avec précaution, parmi les
+décombres. Quelques femmes et quelques enfants suivirent le vieillard et
+se rassemblèrent autour de Marcel. Depuis quatre jours ces gens vivaient
+cachés dans les caves, sous leurs logis effondrés. La crainte leur avait
+fait oublier la faim; mais, depuis que l'ennemi n'était plus là, ils
+ressentaient cruellement les besoins physiques étouffés par la terreur.
+
+--Du pain, monsieur! Mes petits se meurent!
+
+--Du pain!... Du pain!...
+
+Machinalement, le châtelain mit la main à la poche et en tira des pièces
+d'or. A l'aspect de ce métal les yeux brillèrent, mais ils s'éteignirent
+aussitôt. Ce qu'il fallait, ce n'était pas de l'or, c'était du pain, et
+il n'y avait plus dans le village ni boulangerie, ni boucherie, ni
+épicerie. Les Allemands s'étaient emparés de tous les comestibles, et le
+blé même avait péri avec les greniers et les granges. Que pouvait le
+millionnaire pour remédier à cette détresse? Quoiqu'il se rendît compte
+de son impuissance, il n'en distribua pas moins à ces malheureux des
+louis qu'ils recevaient avec gratitude, mais qu'ensuite ils
+considéraient dans leur main noire avec découragement. A quoi cela
+pouvait-il leur servir?
+
+Comme Marcel s'en retournait, désespéré, vers le château, il eut la
+surprise d'entendre derrière lui le bruit métallique d'une automobile
+allemande qui revenait du sud, roulant sur la route dans la direction
+qu'il suivait. Quelques minutes plus tard, ce fut tout un convoi de
+grandes automobiles qui apparurent sur le chemin, escortées par des
+pelotons de cavalerie. Lorsqu'il rentra dans son parc, des soldats
+étaient déjà occupés à y tendre les fils d'une ligne téléphonique, et le
+convoi d'automobiles y pénétra en en même temps que lui.
+
+Les automobiles, comme aussi les fourgons qui les accompagnaient,
+portaient tous la croix rouge peinte sur fond blanc. C'était une
+ambulance qui venait s'établir au château. Les médecins, vêtus de drap
+verdâtre et armés comme les officiers, imitaient la hauteur tranchante
+et la raideur insolente de ceux-ci. On tira des fourgons des centaines
+de lits pliants, qui furent répartis dans les différentes pièces. Tout
+cela se faisait avec une promptitude mécanique, sur des ordres brefs et
+péremptoires. Une odeur de pharmacie, de drogues concentrées, se
+répandit dans les appartements et s'y mêla à la forte odeur des
+antiseptiques dont on avait arrosé les parquets et les murs, pour
+rendre inoffensifs les résidus de l'orgie nocturne. Un peu plus tard, il
+arriva aussi des femmes vêtues de blanc, viragos aux yeux bleus et aux
+cheveux en filasse. D'aspect grave, dur, austère, ces infirmières
+avaient l'aspect de religieuses; mais elles portaient le revolver sous
+leurs vêtements.
+
+A midi, de nouvelles automobiles affluèrent en grand nombre vers
+l'énorme drapeau blanc, chargé d'une croix rouge, qui avait été hissé
+sur la plus haute tour du château. Ces voitures arrivaient toujours du
+côté de la Marne; leur métal était bosselé par les projectiles, leurs
+glaces étoilées de trous. De l'intérieur sortaient des hommes et des
+hommes, les uns encore capables de marcher, les autres portés sur des
+brancards: faces pâles ou rubicondes, profils aquilins ou camus, têtes
+blondes ou enveloppées de bandages sanglants, bouches qui riaient avec
+un rire de bravade ou dont les lèvres bleuies laissaient échapper des
+plaintes, mâchoires soutenues par des ligatures de toile, corps qui, en
+apparence, étaient indemnes et qui pourtant agonisaient, capotes
+déboutonnées où l'on constatait le vide de membres absents. Ce flot de
+souffrance inonda le château; il n'y resta plus un seul lit inoccupé, et
+les derniers brancards durent attendre dehors, à l'ombre des arbres.
+
+Le téléphone fonctionnait incessamment. Les opérateurs, revêtus de
+tabliers, allaient de côté et d'autre, travaillant le plus vite
+possible. Ceux qui mouraient de l'opération laissaient un lit
+disponible pour les nouveaux venus. Les membres coupés, les os cassés,
+les lambeaux de chair s'entassaient dans des paniers, et, lorsque les
+paniers étaient pleins, des soldats les enlevaient tout dégouttants de
+sang, et allaient enfouir le contenu au fond du parc. D'autres soldats,
+par couples, emportaient de longues choses enveloppées dans des draps de
+lit: c'étaient des morts. Le parc se convertissait en cimetière et des
+tombes s'ouvraient partout. Les Allemands, armés de pioches et de
+pelles, se faisaient aider dans leur funèbre travail par une douzaine de
+paysans prisonniers, qui creusaient la terre et qui prêtaient main forte
+pour descendre les corps dans les fosses. Bientôt il y eut tant de
+cadavres qu'on les amena sur une charrette et que, pour faire plus vite,
+on les déchargea directement dans les trous, comme des matériaux de
+démolition.
+
+Marcel, qui n'avait mangé depuis le matin qu'un des morceaux de pain
+trouvés par la concierge dans la salle à manger, après le départ des
+Allemands, et qui avait laissé les autres morceaux pour cette femme et
+pour sa fille, commença à sentir le tourment de la faim. Poussé par la
+nécessité, il s'approcha de quelques médecins qui parlaient le français;
+mais il dédaignèrent de répondre à sa demande, et, lorsqu'il voulut
+insister, ils le chassèrent par une injurieuse bourrade. Eh quoi? Lui
+faudrait-il donc mourir de faim dans son propre château? Pourtant ces
+gens mangeaient; les robustes infirmières s'étaient même installées
+dans la cuisine et s'y empiffraient de victuailles. Il alla les
+solliciter; mais elles ne lui furent pas plus pitoyables que les
+médecins.
+
+Il errait, le ventre creux, dans les allées de son fastueux domaine,
+lorsqu'il aperçut un infirmier à grande barbe rousse, qui, adossé au
+tronc d'un arbre, se taillait lentement des bouchées dans une grosse
+miche de pain, puis mordait à même dans un long morceau de saucisse aux
+pois, de l'air d'un homme déjà repu. Le millionnaire famélique
+s'approcha, fit comprendre par gestes qu'il était à jeun, montra une
+pièce d'or. Les yeux de l'infirmier brillèrent et un sourire dilata sa
+bouche d'une oreille à l'autre.
+
+--_Ia_, _ia_, dit-il, comprenant fort bien la mimique de Marcel.
+
+Et il prit la pièce, donna en échange au châtelain le reste de la miche
+et de la saucisse. Le châtelain les saisit et courut jusqu'au pavillon,
+où il partagea ces aliments avec la veuve et l'orpheline.
+
+La nuit suivante, Marcel fut tenu éveillé, non seulement par l'horreur
+des visions de la journée, mais aussi par le bruit de la canonnade qui
+se rapprochait. Les automobiles continuaient à arriver du front, à
+déposer leur chargement de chair lacérée, puis à repartir. Et dire que,
+de l'un et de l'autre côté de la ligne de combat, sur plus de cent
+kilomètres peut-être, il y avait une quantité d'ambulances semblables
+où les hommes moribonds affluaient de toutes parts, et qu'en outre il
+restait sur le champ de bataille des milliers de blessés non recueillis,
+qui hurlaient en vain sur la glèbe, qui traînaient dans la poussière et
+dans la boue leurs plaies béantes, et qui expiraient en se roulant dans
+les mares de leur propre sang!
+
+Le lendemain matin, Marcel retrouva dans son parc l'infirmier qui
+l'attendait au même endroit, avec une serviette pleine de provisions. Il
+crut que cet homme était venu là par bonté, et il lui offrit de nouveau
+une pièce d'or.
+
+--_Nein_! fit l'autre en éloignant son paquet de la main qui
+s'allongeait pour le prendre.
+
+Marcel, étonné et vexé de s'être mépris sur les sentiments de ce teuton,
+lui offrit une seconde pièce d'or.
+
+--_Nein_! répéta l'infirmier avec le même geste de refus.
+
+«Ah! le voleur! pensa Marcel. Comme il abuse de la situation!»
+
+Mais nécessité fait loi, et le châtelain dut donner cinq louis pour
+obtenir les vivres.
+
+Cependant la canonnade s'était rapprochée encore, et le châtelain
+comprit qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire. Les automobiles
+arrivaient et repartirent de plus en plus vite et le personnel de
+l'ambulance avait l'air effaré. Bientôt un bruit de foule se fit
+entendre hors du parc et les chemins s'encombrèrent. C'était une
+nouvelle invasion, mais à rebours. Pendant des heures entières, il y eut
+un défilé de camions poudreux dont les moteurs haletaient. Puis ce
+furent des régiments d'infanterie, des escadrons de cavalerie, des
+batteries d'artillerie. Tout cela marchait lentement, et Marcel
+demeurait perplexe. Était-ce une déroute? Était-ce un simple changement
+de position? Ce qui, dans tous les cas, lui faisait plaisir, c'était le
+sombre mutisme des officiers, l'air abruti et morne des hommes.
+
+A la nuit, le passage des troupes continuait et la canonnade se
+rapprochait toujours. Quelques décharges étaient même si voisines que
+les vitres des fenêtres en tremblaient. Un paysan, qui était venu se
+réfugier au château, put donner quelques nouvelles. Les Allemands se
+retiraient; mais ils avaient disposé plusieurs de leurs batteries sur la
+rive droite de la Marne, pour tenter une dernière résistance. On allait
+donc se battre dans le village.
+
+En attendant, le désordre croissait à l'ambulance et la régularité
+automatique de la discipline y était visiblement compromise. Médecins et
+infirmiers avaient reçu l'ordre d'évacuer le château; c'était pour cela
+que, chaque fois qu'arrivait une automobile chargée de blessés, ils
+criaient, juraient, ordonnaient au chauffeur de pousser plus loin vers
+l'arrière.
+
+En dépit de cet ordre, l'une des automobiles déchargea ses blessés:
+l'état de ces hommes était si grave que les médecins les acceptèrent,
+jugeant sans doute inutile que les malheureux poursuivissent leur
+voyage. Ces blessés demeurèrent à l'abandon dans le jardin, sur les
+brancards de toile qui avaient servi à les apporter.
+
+A la lueur des lanternes, Marcel reconnut un de ces moribonds: c'était
+le secrétaire du comte, le professeur socialiste avec lequel il avait
+causé de l'attitude du parti ouvrier à l'égard de la guerre. Cet homme
+était blême, avait les joues tirées, les yeux comme obscurcis de brume;
+on ne lui voyait pas de blessure apparente; mais, sous la capote qui le
+recouvrait, ses entrailles, labourées par une épouvantable déchirure,
+exhalaient une puanteur d'abattoir. En apercevant Marcel debout devant
+lui, il se rendit compte du lieu où il se trouvait. Parmi tout ce monde
+qui s'agitait dans le voisinage, le châtelain était la seule personne
+qu'il connût, et, d'une voix faible, il lui adressa la parole comme à un
+ami. Sa brigade n'avait pas eu de chance; elle était arrivée sur le
+front à un moment difficile, et elle avait été lancée tout de suite en
+avant pour soutenir des troupes qui fléchissaient; mais elle n'avait pas
+réussi à rétablir la situation, et presque tous les officiers logés la
+veille au château avaient été tués. Dès le premier engagement, le
+capitaine Blumhardt avait eu la poitrine trouée par une balle. Le comte
+avait la mâchoire fracassée par un éclat d'obus. Quant au professeur
+lui-même, il était resté un jour et demi sur le champ de bataille avant
+qu'on le relevât.
+
+--Triste guerre, monsieur! conclut-il.
+
+Et, avec l'obstination du sectaire entiché de ses idées jusqu'à la mort:
+
+--Qui est coupable de l'avoir voulue? ajouta-t-il. Nous ne possédons pas
+les éléments d'appréciation nécessaires pour en juger avec certitude.
+Mais, quand la guerre aura pris fin....
+
+La parole expira sur ses lèvres et il s'évanouit, épuisé par l'effort.
+Le pauvre diable! Avec ses habitudes de raisonneur obtus, lourd et
+discipliné, il s'obstinait encore à renvoyer après la guerre la
+condamnation du crime qui lui coûtait la vie.
+
+La canonnade et la fusillade étaient devenues très voisines, et le son
+des détonations permettait de distinguer celles de l'artillerie
+allemande et celles de l'artillerie française. Déjà quelques projectiles
+français passaient par-dessus la Marne et venaient éclater aux abords du
+parc.
+
+Vers minuit, l'ambulance fit ses préparatifs pour évacuer le château. A
+l'aube, les blessés, les infirmiers et les médecins partirent dans un
+grand vacarme d'automobiles qui grinçaient, de chevaux qui piaffaient,
+d'officiers qui vociféraient. Au jour, le château et le parc étaient
+déserts, quoique le drapeau de la croix rouge continuât à flotter au
+sommet de la tour.
+
+Cette solitude ne dura pas longtemps. Un bataillon d'infanterie
+allemande fit irruption dans le parc avec ses fourgons, ses chevaux de
+trait et de selle, et se déploya le long des murs de clôture. Des
+soldats armés de pics y ouvrirent des créneaux, et, dès que les créneaux
+furent ouverts, d'autres soldats, déposant leurs sacs pour être plus à
+l'aise, vinrent s'agenouiller près des ouvertures. Interrompu depuis
+quelques heures, le combat reprenait de plus belle, et, dans les
+intervalles de la fusillade et de la canonnade, on entendait comme des
+claquements de fouet, des bouillonnements de friture, des grincements de
+moulin à café: c'était la crépitation incessante des fusils et des
+mitrailleuses. La fraîcheur du matin couvrait les hommes et les choses
+d'un embu d'humidité; sur la campagne flottaient des traînées de
+brouillard qui donnaient aux objets les contours incertains de l'irréel;
+le soleil n'était qu'une tache pâle s'élevant entre des rideaux de
+brume; les arbres pleuraient par toutes les rugosités de leurs branches.
+
+Un coup de foudre déchira l'air, si proche et si assourdissant qu'il
+paraissait avoir éclaté dans le château même. Marcel chancela comme s'il
+avait reçu un choc dans la poitrine. Un canon venait de tirer à
+quelques pas de lui. Ce fut alors seulement qu'il remarqua que des
+batteries prenaient position dans son parc. Plusieurs pièces déjà
+installées se dissimulaient sous des abris de feuillage, et des rebords
+de terre d'environ 30 centimètres s'élevaient autour de chaque pièce, de
+manière à défendre les pieds des servants, tandis que leurs corps
+étaient protégés par des blindages qui formaient écran à droite et à
+gauche du canon.
+
+Marcel finit par s'accoutumer à ces décharges dont chacune semblait
+faire le vide à l'intérieur de son crâne. Il grinçait les dents, serrait
+les poings; mais il restait immobile, sans désir de s'en aller, admirant
+le calme des chefs qui donnaient froidement leurs ordres et
+l'intrépidité des soldats qui s'empressaient comme d'humbles serviteurs
+autour des monstres tonnants.
+
+Au loin, de l'autre côté de la Marne, l'artillerie française tirait
+aussi, et son activité se manifestait par de petits nuages jaunes qui
+s'attardaient en l'air et par des colonnes de famée qui s'élevaient en
+divers points du paysage. Mais les obus français respectaient le
+château, qui semblait entouré d'une atmosphère de protection. Cela parut
+étrange à Marcel, qui regarda le haut des tours. Le drapeau blanc à
+croix rouge continuait à y flotter.
+
+Les vapeurs matinales se dissipèrent; les collines et les bois
+émergèrent du brouillard. Quand toute la vallée fut découverte, Marcel,
+du lieu où il était, eut la surprise de voir la rivière de Marne, hier
+encore masquée en cet endroit par les arbres: pendant la nuit, le canon
+avait ouvert de grandes fenêtres dans la muraille de verdure. Mais ce
+qui l'étonna davantage encore, ce fut de n'apercevoir personne,
+absolument personne, dans ce vaste paysage bouleversé par les rafales
+d'obus. Plus de cent mille hommes devaient être blottis dans les plis du
+terrain que ses regards embrassaient, et pas un seul n'était visible.
+Les engins meurtriers accomplissaient leur tâche sans trahir leur
+présence par d'autres signes perceptibles que la fumée des détonations
+et les spirales noires surgissant à l'endroit où les gros projectiles
+éclataient sur le sol. Ces spirales s'élevaient de tous les côtés,
+entouraient le château comme un cercle de toupies gigantesques; mais
+aucune d'elles n'était voisine de l'édifice. Marcel regarda de nouveau
+le drapeau blanc à croix rouge et pensa: «Quelle lâcheté! Quelle
+infamie!»
+
+Le bataillon allemand avait fini de s'installer le long du mur, face à
+la rivière. Les soldats avaient appuyé leurs fusils aux créneaux. Tous
+ces hommes avaient un peu l'air de dormir les yeux ouverts; quelques-uns
+s'affaissaient sur leurs talons ou s'affalaient contre le mur. Les
+officiers, debout derrière eux, observaient la plaine avec leurs
+jumelles de campagne ou discutaient en petits groupes. Les uns
+semblaient découragés, d'autres exaspérés par le recul accompli depuis
+la veille; mais la plupart, avec la passivité de la discipline,
+demeuraient confiants. Le front de bataille n'était-il pas immense? Qui
+pouvait prévoir le résultat final? Ici on battait en retraite; ailleurs
+on réalisait peut-être une avance décisive. Tout ce qu'il y avait à
+regretter, c'était qu'on s'éloignât de Paris.
+
+Soudain ils se mirent tous à regarder en l'air, et Marcel les imita. En
+contractant les paupières pour mieux voir, il finit par distinguer, au
+bord d'un nuage, une sorte de libellule qui brillait au soleil. Dans les
+brefs intervalles de silence qui se produisaient parfois au milieu du
+tintamarre de l'artillerie, ses oreilles percevaient un bourdonnement
+faible qui paraissait venir de ce brillant insecte. Les officiers
+hochèrent la tête: «_Franzosen!_» On ne pouvait distinguer les anneaux
+tricolores, analogues à ceux qui ornent les robes des pavillons; mais la
+visible inquiétude des Allemands ne laissait aucun doute à Marcel:
+c'était un avion français qui survolait le château, sans prendre garde
+aux obus dont les bulles blanches éclataient autour de lui. Puis l'avion
+vira lentement et s'éloigna vers le sud.
+
+«Il les a repérés, pensa Marcel; il sait maintenant ce qu'il y a ici.»
+Et aussitôt tout ce qui s'était passé depuis l'aube parut sans
+importance au châtelain; il comprit que l'heure vraiment tragique était
+venue, et il éprouva tout à la fois une peur insurmontable et une
+fiévreuse curiosité.
+
+Un quart d'heure après, une explosion stridente résonna hors du parc,
+mais à proximité du mur. Ce fut comme un coup de hache gigantesque, qui
+fit voler des têtes d'arbres, fendit des troncs en deux, souleva de
+noires masses de terre avec leurs chevelures d'herbe. Quelques pierres
+tombèrent du mur. Les Allemands baissèrent un peu la tête, mais sans
+émoi visible. Depuis qu'ils avaient aperçu l'aéroplane, ils savaient que
+cela était inévitable: le drapeau de la croix rouge ne pouvait plus
+tromper les artilleurs français.
+
+Avant que Marcel eût eu le temps de revenir de sa surprise, une seconde
+explosion se produisit, tout près du mur; puis une troisième, à
+l'intérieur du parc. Une odeur d'acides lui rendit la respiration
+difficile, lui fit monter aux veux la cuisson des larmes; mais, en
+compensation, il cessa d'entendre les bruits effroyables qui
+l'entouraient; il les devinait encore à la houle de l'air, aux
+bourrasques de vent qui secouaient les branches; mais ses oreilles ne
+percevaient plus rien: il était devenu sourd.
+
+Par instinct de conservation, il eut l'idée de se réfugier dans le
+pavillon du concierge, et, les jambes vacillantes, il s'engagea dans
+l'allée qui y conduisait. Mais à mi-chemin un prodige l'arrêta: une main
+invisible venait d'arracher sous ses yeux la toiture du pavillon et de
+jeter bas un pan de muraille. Par l'ouverture béante, l'intérieur des
+chambres apparaissait comme un décor de théâtre.
+
+Il revint en courant vers le château, pour se réfugier dans les profonds
+souterrains qui servaient de caves, et, lorsqu'il fut sous leurs sombres
+voûtes, il poussa un soupir de soulagement. Peu à peu, le silence de
+cette retraite lui rendit la faculté de l'ouïe. En haut la tempête
+continuait; mais en bas le tonnerre des artilleries adverses ne
+parvenait que comme un écho amorti.
+
+Toutefois, à un certain moment, les caves elles-mêmes tremblèrent,
+s'emplirent d'un énorme fracas. Une partie du corps de logis, atteinte
+par un gros obus, s'était effondrée. Les voûtes résistèrent à la chute
+des étages; mais Marcel eut peur d'être enseveli dans son refuge par une
+autre explosion, et il remonta vite l'escalier des souterrains.
+Lorsqu'il fut au rez-de-chaussée, il aperçut le ciel à travers les toits
+crevés; il ne subsistait des appartements que des lambeaux de plancher
+accrochés aux murs, des meubles restés en suspens, des poutres qui se
+balançaient dans le vide; mais il y avait dans le _hall_ un énorme
+entassement de solives, de fers tordus, d'armoires, de sièges, de
+tables, de bois de lit qui étaient venus s'écraser là.
+
+Un anxieux désir de lumière et d'air libre le fit sortir de l'édifice
+croulant. Le soleil était haut sur l'horizon et les cadavres devenaient
+de plus en plus nombreux dans le parc. Les blessés geignaient, appuyés
+contre les troncs, ou demeuraient étendus par terre dans le mutisme de
+la souffrance. Quelques-uns avaient ouvert leur sac pour y prendre le
+paquet de pansement et soignaient leurs chairs lacérées. Le nombre des
+défenseurs du parc s'était beaucoup accru et l'infanterie faisait de
+continuelles décharges. De nouveaux pelotons arrivaient à chaque
+instant: c'étaient des hommes qui, chassés de la rivière, se repliaient
+sur la seconde ligne de défense. Les mitrailleuses joignaient leur
+tic-tac à la crépitation de la fusillade.
+
+Il semblait à Marcel que l'espace était plein du bourdonnement continu
+d'un essaim et que des milliers de frelons invisibles voltigeaient
+autour de lui. Les écorces des arbres sautaient, comme arrachées par des
+griffes qu'on ne voyait pas; les feuilles pleuvaient; les branches
+étaient agitées en sens divers; des pierres jaillissaient du sol, comme
+poussées par un pied mystérieux. Les casques des soldats, les pièces
+métalliques des équipements, les caissons de l'artillerie carillonnaient
+sous une grêle magique. De grandes brèches s'étaient ouvertes dans le
+mur d'enceinte, et, par l'une d'elles, Marcel reconnut, au pied de la
+côte sur laquelle était construit le château, plusieurs colonnes
+françaises qui avaient franchi la Marne. Les assaillants, retenus par le
+feu nourri de l'ennemi, ne pouvaient avancer que par bonds, en
+s'abritant derrière les moindres plis du terrain, pour laisser passer
+les rafales de projectiles.
+
+Soudain une trombe s'engouffra entre le mur d'enceinte et le château. La
+mort soufflait donc dans une nouvelle direction? Jusqu'alors elle était
+venue du côté de la rivière, battant de front la ligne allemande
+protégée par le mur. Et voilà qu'avec la brusquerie d'une saute de vent
+elle se ruait d'un autre côté et prenait le mur en enfilade. Un habile
+mouvement avait permis aux Français d'établir leurs batteries dans une
+position plus favorable et d'attaquer de flanc les défenseurs du
+château.
+
+Marcel qui, heureusement pour lui, s'était attardé un instant près du
+pont-levis, dans un lieu que la masse de l'édifice abritait contre cette
+trombe, fut le témoin indemne d'une sorte de cataclysme: arbres abattus,
+canons démolis, caissons sautant avec des déflagrations volcaniques,
+chevaux éventrés, hommes dépecés dont le corps volait en morceaux. Par
+places, les obus avaient creusé des trous profonds dans le sol et rejeté
+hors des fosses les cadavres enterrés les jours précédents.
+
+Ce qui restait d'Allemands valides pour la défense du mur se leva. Les
+uns, pâles, les dents serrées, avec des lueurs de démence dans les yeux,
+mirent la baïonnette au canon; d'autres tournèrent le dos et se
+précipitèrent vers la porte du parc, sans prendre garde aux cris des
+officiers et aux coups de revolver que ceux-ci déchargeaient contre les
+fuyards.
+
+Cependant, de l'autre côté du mur, Marcel entendait comme un bruit
+confus de marée montante, et il lui semblait reconnaître dans ce bruit
+quelques notes de la _Marseillaise_. Les mitrailleuses fonctionnaient
+avec une célérité de machine à coudre. Les Allemands, fous de rage,
+tiraient, tiraient sans répit. Cette fureur n'arrêta pas le progrès de
+l'attaque, et tout à coup, dans une brèche, des képis rouges apparurent
+sur les décombres. Une bordée de shrapnells balaya une fois, deux fois
+cette apparition. Finalement les Français entrèrent par la brèche ou
+escaladèrent le mur. C'étaient de petits soldats bien pris, agiles,
+ruisselants de sueur sous leur capote déboutonnée; et, pêle-mêle avec
+eux dans le désordre de la charge, il y avait aussi des turcos aux yeux
+endiablés, des zouaves aux culottes flottantes, des chasseurs d'Afrique
+aux vestes bleues.
+
+Les officiers allemands combattaient à mort. Après avoir épuisé les
+cartouches de leurs revolvers, ils s'élançaient, le sabre haut, contre
+les assaillants, suivis par ceux des soldats qui leur obéissaient
+encore. Il y eut un corps à corps, une mêlée: baïonnettes perçant des
+ventres de part en part, crosses tombant comme des marteaux sur des
+crânes qui se fendaient, couples embrassés qui roulaient par terre en
+cherchant à s'étrangler, à se mordre. Enfin les uniformes gris
+déguerpirent en se faufilant à travers les arbres; mais ils ne
+réussirent pas tous à s'échapper, et les balles des vainqueurs
+arrêtèrent pour jamais beaucoup de fugitifs.
+
+Presque aussitôt après, un gros de cavalerie française passa sur le
+chemin. C'étaient des dragons qui venaient achever la poursuite; mais
+leurs chevaux étaient exténués de fatigue, et seule la fièvre de la
+victoire, qui semblait se propager des hommes aux bêtes, leur rendait
+encore possible un trot forcé et douloureux. Un de ces dragons fit halte
+à l'entrée du parc, et sa monture se mit à dévorer avidement quelques
+pousses feuillues, tandis que l'homme, courbé sur l'arçon, paraissait
+dormir. Quand Marcel le secoua pour le réveiller, l'homme tomba par
+terre: il était mort.
+
+L'avance française continua. Des bataillons, des escadrons remontaient
+du bord de la Marne, harassés, sales, couverts de poussière et de boue,
+mais animés d'une ardeur qui galvanisait leurs forces défaillantes.
+
+Quelques pelotons de fantassins explorèrent le château et le parc, pour
+les nettoyer des Allemands qui s'y cachaient encore. D'entre les débris
+des appartements, de la profondeur des caves, des bosquets ravagés, des
+étables et des garages incendiés surgissaient des individus verdâtres,
+coiffés du casque à pointe, et ils levaient les bras en montrant leurs
+mains ouvertes et en criant «_Kamarades!... Kamarades!... Non kaput!_»
+Ils tremblaient d'être massacrés sur place. Loin de leurs officiers et
+affranchis de la discipline, ils avaient perdu subitement toute leur
+fierté. L'un d'eux se réfugia à côté de Marcel, se colla presque contre
+lui; c'était l'infirmier barbu qui lui avait fait payer si cher quelques
+morceaux de pain.
+
+--_Franzosen!_... Moi ami des _Franzosen!_ répétait-il, pour se faire
+protéger par la victime de son impudente extorsion.
+
+Après une mauvaise nuit passée dans les ruines de son château, Marcel se
+décida à partir. Il n'avait plus rien à faire au milieu de ces
+décombres. D'ailleurs la présence de tant de morts le gênait. Il y en
+avait des centaines et des milliers. Les soldats et les paysans
+travaillaient à enfouir les cadavres sur le lieu même où ils les
+trouvaient. Il y avait des fosses dans toutes les avenues du parc, dans
+les plates-bandes des jardins, dans les cours des dépendances, sous les
+fenêtres de ce qui avait été les salons. La vie n'était plus possible
+dans un pareil charnier.
+
+Il reprit donc le chemin de Paris, où il était résolu d'arriver
+n'importe comment.
+
+Au sortir du parc, ce furent encore des cadavres qu'il rencontra; mais
+malheureusement ils n'étaient point vêtus de la capote verdâtre.
+L'offensive libératrice avait coûté la vie à beaucoup de Français. Des
+pantalons rouges, des képis, des chéchias, des casques à crinière, des
+sabres tordus, des baïonnettes brisées jonchaient la campagne. Çà et là
+on apercevait des tas de cendres et de matières carbonisées: c'étaient
+les résidus des hommes et des chevaux que les Allemands avaient brûlés
+pêle-mêle, pendant la nuit qui avait précédé leur recul.
+
+Malgré ces incinérations barbares, les cadavres restés sans sépulture
+étaient innombrables, et, à mesure que Marcel s'éloignait du village, la
+puanteur des chairs décomposées devenait plus insupportable. D'abord il
+avait passé au milieu des tués de la veille, encore frais; ensuite, de
+l'autre côté de la rivière, il avait trouvé ceux de l'avant-veille; plus
+loin, c'étaient ceux de trois ou quatre jours. A son approche, des vols
+de corbeaux s'élevaient avec de lourds battements d'ailes; puis, gorgés,
+mais non rassasiés, ils se posaient de nouveau sur les sillons funèbres.
+
+--Jamais on ne pourra enterrer toute cette pourriture, pensa Marcel.
+Nous allons mourir de la peste après la victoire!
+
+Les villages, les maisons isolées, tout était dévasté. Les habitations,
+les granges ne formaient plus que des monceaux de débris. Par endroits,
+de hautes armatures de fer dressaient sur la plaine leurs silhouettes
+bizarres, qui faisaient penser à des squelettes de gigantesques animaux
+préhistoriques: c'étaient les restes d'usines détruites par l'incendie.
+Des cheminées de brique étaient coupées presque à ras du sol; d'autres,
+décapitées de la partie supérieure, montraient dans leurs moignons
+subsistants des trous faits par les obus.
+
+De temps à autre, Marcel rencontrait des escouades de cavaliers, des
+gendarmes, des zouaves, des chasseurs. Ils bivouaquaient autour des
+ruines des fermes, chargés d'explorer le terrain et de donner la chasse
+aux traînards ennemis. Le châtelain dut leur expliquer son histoire,
+leur montrer le passeport qui lui avait permis de faire le voyage dans
+le train militaire. Ces soldats, dont quelques-uns étaient blessés
+légèrement, avaient la joyeuse exaltation de la victoire. Ils riaient,
+contaient leurs prouesses, s'écriaient avec assurance:
+
+--Nous allons les reconduire à coups de pied jusqu'à la frontière.
+
+Après plusieurs heures de marche, il reconnut au bord de la route une
+maison en ruines. C'était le cabaret où il avait déjeuné en se rendant à
+son château. Il pénétra entre les murs noircis, où une myriade de
+mouches vint aussitôt bourdonner autour de sa tête. Une odeur de chairs
+putréfiées le saisit aux narines. Une jambe, qui avait l'air d'être de
+carton roussi, sortait d'entre les plâtras. Il crut revoir la bonne
+vieille qui, avec ses petits-enfants accrochés à ses jupes, lui disait:
+«Pourquoi ces gens fuient-ils? La guerre est l'affaire des soldats.
+Nous autres, nous ne faisons de mal à personne et nous n'avons rien à
+craindre.»
+
+Un peu plus loin, au bas d'une côte, il fit la plus inattendue des
+rencontres. Il aperçut une automobile de louage, une automobile
+parisienne avec son taximètre fixé au siège du cocher. Le chauffeur se
+promenait tranquillement près du véhicule, comme s'il eût été à sa
+station. Cet homme avait amené là des journalistes qui voulaient voir le
+champ de bataille, et il les attendait pour le retour. Marcel engagea la
+conversation avec lui.
+
+--Deux cents francs pour vous, dit-il, si vous me ramenez à Paris.
+
+L'autre protesta, du ton d'un homme consciencieux qui veut être fidèle à
+ses promesses. Ce qui donnait tant de force à sa fidélité, c'était
+peut-être que l'offre de dix louis était faite par un quidam qui, avec
+ses vêtements en loques et la tache livide d'un coup reçu au visage,
+avait l'aspect d'un vagabond.
+
+--Eh bien, cinq cents francs! reprit Marcel en tirant de son gousset une
+poignée d'or.
+
+Pour toute réponse le chauffeur donna un tour à la manivelle et ouvrit
+la portière. Les journalistes pouvaient attendre jusqu'au lendemain
+matin: ils n'en auraient que mieux observé le champ de bataille.
+
+Lorsque Marcel rentra à Paris, les rues presque vides lui parurent
+pleines de monde. Jamais il n'avait trouvé la capitale si belle. En
+revoyant l'Opéra et la place de la Concorde, il lui sembla qu'il rêvait:
+le contraste était trop fort entre ce qu'il avait sous les yeux et les
+spectacles d'horreur qu'il laissait derrière lui à si peu de distance.
+
+A la porte de son hôtel, son majestueux portier, ébahi de lui voir ce
+sordide aspect, le salua par des cris de stupéfaction:
+
+--Ah! monsieur!... Qu'est-il arrivé à Monsieur?... D'où Monsieur peut-il
+bien venir?
+
+--De l'enfer! répondit le châtelain.
+
+Deux jours après, dans la matinée, Marcel reçut une visite inattendue.
+Un soldat d'infanterie de ligne s'avançait vers lui d'un air gaillard.
+
+--Tu ne me reconnais pas?
+
+--Oh!... Jules!
+
+Et le père ouvrit les bras à son fils, le serra convulsivement sur sa
+poitrine. Le nouveau fantassin était coiffé d'un képi dont le rouge
+n'avait pas l'éclat du neuf; sa capote trop longue était usée, rapiécée;
+ses gros souliers exhalaient une odeur de cuir et de graisse; mais
+jamais Marcel n'avait trouvé Jules si beau que sous cette défroque tirée
+de quelque fond de magasin militaire.
+
+--Te voilà donc soldat? reprit-il d'une voix qui tremblait un peu. Tu as
+voulu défendre mon pays, qui n'est pas le tien[H]. Cela m'effraie pour
+toi, et cependant j'en suis heureux. Ah! si je n'avais que cinquante
+ans, tu ne partirais pas seul!
+
+Et ses yeux se mouillèrent de larmes, tandis qu'une expression de haine
+donnait à son visage quelque chose de farouche.
+
+--Va donc, prononça-t-il avec une sourde énergie. Tu ne sais pas ce
+qu'est cette guerre; mais moi, je le sais. Ce n'est pas une guerre comme
+les autres, une guerre où l'on se bat contre des adversaires loyaux;
+c'est une chasse à la bête féroce. Tire dans le tas: chaque Allemand qui
+tombe délivre l'humanité d'un péril....
+
+Ici Marcel eut comme un mouvement d'hésitation; puis, d'un ton décidé:
+
+--Et si tu rencontres devant toi des visages connus, ajouta-t-il, que
+cela ne t'arrête point. Il y a dans les rangs ennemis des hommes de ta
+famille, mais ils ne valent pas mieux que les autres. A l'occasion,
+tue-les, tue-les sans scrupule!
+
+
+
+
+X
+
+APRÈS LA MARNE
+
+
+A la fin d'octobre, Luisa, Héléna et Chichi revinrent de Biarritz.
+Héléna eut beau leur dire que ce retour n'était pas prudent, que
+l'affaire de la Marne n'avait été pour les Français qu'un succès
+passager, que le cours de la guerre pouvait changer d'un moment à
+l'autre et que, par le fait, le gouvernement ne songeait pas encore à
+quitter Bordeaux. Mais les suggestions de la «romantique» demeurèrent
+sans résultat: Luisa ne pouvait se résigner à vivre plus longtemps loin
+de son mari, et Chichi avait hâte de revoir son «petit soldat de sucre».
+Les trois femmes réintégrèrent donc l'hôtel de l'avenue Victor-Hugo.
+
+Les deux millions de Parisiens qui, au lieu de se laisser entraîner par
+la panique, étaient restés chez eux, avaient accueilli la victoire avec
+une sérénité grave. Personne ne s'expliquait clairement le cours de
+cette bataille, dont on n'avait eu connaissance que lorsqu'elle était
+déjà gagnée. Un dimanche, à l'heure où les habitants profitaient du bel
+après-midi pour faire leur promenade, ils avaient appris tout d'un coup
+par les journaux le grand succès des Alliés et le danger qu'ils venaient
+de courir. Ils se réjouirent, mais ils ne se départirent point de leur
+calme: six semaines de guerre avaient changé radicalement le caractère
+de cette population si turbulente et si impressionnable. Il fallut du
+temps pour que la capitale reprît son aspect d'autrefois. Mais enfin des
+rues naguère désertes se repeuplèrent de passants, des magasins fermés
+se rouvrirent, des appartements silencieux retrouvèrent de l'animation.
+
+Marcel ne parla guère aux siens de son voyage de Villeblanche. Pourquoi
+les attrister par le récit de tant d'horreurs? Il se contenta de dire à
+Luisa que le château avait beaucoup souffert du bombardement, que les
+obus avaient endommagé une partie de la toiture, et qu'après la paix
+plusieurs mois de travail seraient nécessaires pour rendre le logis
+habitable.
+
+Le plaisir qu'éprouvait Marcel à se retrouver en famille fut vite gâté
+par la présence de sa belle-sœur. Depuis les derniers événements, Héléna
+avait dans les yeux une vague expression de surprise, comme si le recul
+des armées impériales eût été un phénomène qui dérogeât d'une façon
+extraordinaire aux lois les mieux établies de la nature, et le problème
+de la bataille de la Marne lui tenait si fort à cœur qu'elle ne pouvait
+plus retenir sa langue. Elle se mit donc à contester la victoire
+française. A l'en croire, ce qu'on appelait la victoire de la Marne
+n'était qu'une invention des Alliés; la vérité, c'était que, pour de
+savantes raisons stratégiques, les généraux allemands avaient jugé à
+propos de reporter leurs lignes en arrière. Pendant son séjour à
+Biarritz, elle s'était longuement entretenue de ce sujet avec diverses
+personnes de la plus haute compétence, notamment avec des officiers
+supérieurs des pays neutres, et aucun d'eux ne croyait à une réelle
+victoire des Français. Les troupes allemandes ne continuaient-elles pas
+à occuper de vastes territoires dans le nord et dans l'est de la France?
+A quoi donc avait servi cette prétendue victoire, si les vainqueurs
+étaient impuissants à chasser de chez eux les vaincus? Marcel,
+interloqué par ces déclarations catégoriques, pâlissait de stupeur et de
+colère: il l'avait vue, lui, vue de ses yeux, la victoire de la Marne,
+et les milliers d'Allemands enterrés dans le jardin et dans le parc de
+Villeblanche attestaient que les Français avaient remporté une grande
+victoire. Mais il avait beau rembarrer sa belle-sœur et se fâcher tout
+rouge: il était bien obligé de s'avouer à lui-même qu'il y avait quelque
+chose de spécieux dans les objections d'Héléna, et son âme en était
+profondément troublée.
+
+Luisa non plus n'était pas tranquille; depuis que Jules s'était engagé,
+elle vivait dans les transes. Et bientôt Chichi elle-même eut à
+s'inquiéter aussi au sujet de son fiancé. En revenant de Biarritz, elle
+s'était fait raconter par son «petit soldat» tous les périls auxquels
+elle imaginait que celui-ci avait été exposé, et le jeune guerrier lui
+avait décrit les poignantes angoisses éprouvées au bureau, durant les
+jours interminables où les troupes se battaient aux environs de Paris.
+On entendait de si près la canonnade que le sénateur aurait voulu faire
+partir son fils pour Bordeaux; mais celui-ci avait été beaucoup mieux
+inspiré. Le jour du grand effort, lorsque le gouverneur de la place
+avait lancé en automobile tous les hommes valides, le patriotisme
+l'avait emporté chez René sur tout autre sentiment: il avait pris un
+fusil sans que personne le lui commandât, et il était monté dans une
+voiture avec d'autres employés du service auxiliaire. Arrivé sur le
+champ de bataille, il était resté plusieurs heures couché dans un fossé,
+au bord d'un chemin, tirant sans distinguer sur quoi. Il n'avait vu que
+de la fumée, des maisons incendiées, des blessés, des morts. A
+l'exception d'un groupe de uhlans prisonniers, il n'avait pas aperçu un
+seul Allemand.
+
+D'abord cela suffit pour rendre Chichi fière d'être la promise d'un
+héros de la Marne; mais ensuite elle changea de sentiment. Quand elle
+était dans la rue avec René, elle regrettait qu'il ne fût que simple
+soldat et qu'il n'appartînt qu'aux milices de l'arrière. Pis encore: les
+femmes du peuple, exaltées par le souvenir de leurs hommes qui
+combattaient sur le front ou aigries par la mort d'un être cher, étaient
+d'une insolence agressive, de sorte qu'elle entendait souvent au passage
+de grossières paroles contre les «embusqués». Au surplus, elle ne
+pouvait s'empêcher de se dire à elle-même que son frère, qui n'était
+qu'un Argentin, se battait sur le front, tandis que son fiancé, qui
+était un Français, se tenait à l'abri des coups. Ces réflexions pénibles
+la rendaient triste.
+
+René remarqua d'autant plus aisément la tristesse de Chichi qu'elle ne
+l'avait pas habitué à une mine morose, et il devina sans peine la raison
+de cette mauvaise humeur. Dès lors sa résolution fut prise. Pendant
+trois jours il s'abstint de venir avenue Victor-Hugo; mais, le quatrième
+jour, il s'y présenta dans un uniforme flambant neuf, de cette couleur
+bleu horizon que l'armée française avait adoptée récemment; la
+mentonnière de son képi était dorée et les manches de sa vareuse
+portaient un petit galon d'or. Il était officier. Grâce à son père, et
+en se prévalant de sa qualité d'élève de l'École centrale, il avait
+obtenu d'être nommé sous-lieutenant dans l'artillerie de réserve, et il
+avait aussitôt demandé à être envoyé en première ligne. Il partirait
+dans deux jours.
+
+--Tu as fait cela! s'écria Chichi enthousiasmée. Tu as fait cela!
+
+Elle le regardait, pâle, avec des yeux agrandis qui semblaient le
+dévorer d'admiration. Puis, sans se soucier de la présence de sa mère:
+
+--Viens, mon petit soldat! Viens! Tu mérites une récompense!
+
+Et elle lui jeta les bras autour du cou, lui plaqua sur les joues deux
+baisers sonores, fut prise d'une sorte de défaillance et éclata en
+sanglots.
+
+Après la bataille de la Marne, Luisa et Héléna eurent un redoublement de
+zèle religieux: les deux mères étaient dévorées de soucis au sujet de
+leurs fils, qui combattaient pour des causes contraires sur le front de
+France. Et Chichi elle-même, lorsque René eut été envoyé dans la zone
+des armées, éprouva une crise de dévotion.
+
+Maintenant Luisa ne courait plus tout Paris pour visiter un grand nombre
+de sanctuaires, comme si la multiplicité des lieux d'oraison devait
+augmenter l'efficacité des prières; elle se contentait d'aller avec
+Chichi et Héléna, soit à l'église Saint-Honoré d'Eylau, soit à la
+chapelle espagnole de l'avenue Friedland; et elle avait même pour la
+chapelle espagnole une préférence, parce qu'elle y entendait souvent des
+dévotes chuchoter à côté d'elle dans la langue de sa jeunesse, et ces
+voix lui donnaient l'illusion d'être là comme chez elle, près d'un dieu
+qui l'écoutait plus volontiers.
+
+Lorsque les trois femmes priaient, agenouillées côte à côte, Luisa
+jetait de temps à autre sur Chichi un regard où il y avait un grain de
+mauvaise humeur. La jeune fille était pâle, songeuse, et tantôt elle
+fixait longuement sur l'autel des yeux estompés de bleu, tantôt elle
+courbait la tête comme sous le poids de pensées graves qui ne lui
+étaient point habituelles. Cette langueur ardente offusquait un peu la
+mère: ce n'était probablement pas pour Jules que Chichi priait avec
+cette ferveur passionnée.
+
+Quant aux deux sœurs, elles ne demandaient ni l'une ni l'autre à Dieu le
+salut des millions d'hommes aux prises sur les champs de bataille: leurs
+prières plus égoïstes ne s'inspiraient que du seul amour maternel,
+n'avaient pour objet que le salut de leurs fils, exposés peut-être en
+cet instant même à un péril mortel. Mais, quand Luisa implorait le salut
+de Jules, ce qu'elle voyait mentalement, c'était le soldat que
+représentait une pâle photographie reçue des tranchées: la tête coiffée
+d'un vieux képi, le corps enveloppé d'une capote boueuse, les jambes
+serrées par des bandes de drap, la main armée d'un fusil, le menton
+assombri par une barbe mal rasée. Et, quand Héléna implorait le salut
+d'Otto et d'Hermann, l'image qu'elle avait dans l'esprit était celle de
+jeunes officiers coiffés du casque à pointe, vêtus de l'uniforme
+verdâtre, la poitrine barrée par les courroies qui soutenaient le
+revolver, les jumelles, l'étui pour les cartes, la taille serrée par le
+ceinturon auquel était suspendu le sabre. Si donc, en apparence, les
+vœux de l'une et de l'autre s'harmonisaient dans un même élan de piété
+maternelle, il n'en était pas moins vrai qu'au fond ces vœux étaient
+opposés les uns aux autres et qu'il y avait entre les prières des deux
+mères le même conflit qu'entre les armées ennemies. Ni Luisa ni Héléna
+ne s'apercevaient de cette contradiction. Mais, un jour que Marcel vit
+sa femme et sa belle-sœur sortir ensemble de l'église, il ne put
+s'empêcher de grommeler entre ses dents:
+
+--C'est indécent! C'est se moquer de Dieu!
+
+Eh quoi? Dans le sanctuaire où Luisa et tant d'autres mères françaises
+imploraient la protection divine pour leurs fils, qui luttaient contre
+l'invasion des Barbares et qui défendaient héroïquement la cause de la
+civilisation et de l'humanité, Héléna osait solliciter du ciel la
+détestable réussite de son mari l'Allemand qui employait toutes ses
+facultés d'énergumène à préparer l'écrasement de la France, et le
+criminel succès de ses fils qui, le revolver en main, envahissaient les
+villages, assassinaient les habitants paisibles et ne laissaient
+derrière eux que l'incendie et la mort! Oui, les prières de cette femme
+étaient impies et ses invocations iniques offensaient la justice de
+Dieu. Et Marcel, avec la puérile superstition qu'éveille parfois dans
+les esprits les plus positifs la crainte du danger, allait jusqu'à
+s'imaginer que la sacrilège dévotion d'Héléna pouvait causer à Jules un
+dommage. Qui sait? Dieu, fatigué des demandes contradictoires qui lui
+arrivaient de ces mères inconsciemment hostiles, finirait sans doute par
+se boucher les oreilles et n'écouterait plus personne.
+
+A partir de ce jour, Marcel ne put s'empêcher de témoigner sans cesse à
+sa belle-sœur une sourde antipathie. La «romantique» s'offensa de cette
+animosité croissante qui, selon les circonstances, s'exprimait par des
+sarcasmes ou par des rebuffades. Elle résolut donc de quitter une maison
+où il était manifeste qu'on la considérait désormais comme une intruse.
+Sans parler à personne de son dessein, elle fit d'actives démarches;
+elle réussit à obtenir un passeport pour la Suisse, d'où il lui serait
+facile de rentrer en Allemagne; et, un beau soir, elle annonça aux
+Desnoyers qu'elle partait le lendemain. La bonne Luisa, peinée de cette
+fugue subite, ne laissa pas de comprendre qu'en somme cela valait mieux
+pour tout le monde, et Marcel fut si content qu'il ne put s'empêcher de
+dire à sa belle-sœur avec une ironie agressive:
+
+--Bon voyage, et bien des compliments à Karl. Si le savant recul
+stratégique de vos généraux lui ôte toute espérance de venir
+prochainement nous voir à Paris, il n'est pas impossible que la non
+moins savante avance stratégique des nôtres nous procure un de ces jours
+le plaisir d'aller vous faire une petite visite à Berlin.
+
+Ce qui tenait lieu à Marcel des longues stations dans les églises,
+c'étaient les fréquentes visites qu'il faisait à l'atelier de son fils
+pour avoir le plaisir d'y causer de Jules avec Argensola, lequel avait
+été promu à la fonction de conservateur de ce maigre musée en l'absence
+du «peintre d'âmes».
+
+La première fois qu'Argensola reçut la visite de Marcel, il dut
+entrecouper bizarrement ses paroles de bienvenue par des gestes qui
+tendaient à faire disparaître subrepticement un peignoir de femme oublié
+sur un fauteuil et un chapeau à fleurs qui coiffait un mannequin. Marcel
+ne fut pas dupe de cette gesticulation significative; mais il avait
+l'âme disposée à toutes les indulgences. Rien qu'à entendre la voix
+d'Argensola, le pauvre père avait pour ainsi dire la sensation de se
+trouver près de son fils; et ce qui lui facilitait encore une si douce
+illusion, c'était ce milieu familier où tous les objets avaient été
+mêlés à la vie de l'absent.
+
+Ils parlaient d'abord du soldat, se communiquaient l'un à l'autre les
+dernières nouvelles reçues du front. Marcel redisait par cœur des
+phrases entières des lettres de Jules, faisait même lire ces lettres au
+secrétaire intime; mais Argensola ne montrait jamais celles qui lui
+étaient adressées, s'abstenait même d'en rapporter des citations
+textuelles: car le peintre y employait volontiers un style épistolaire
+qui différait trop de celui que les fils ont coutume d'employer quand
+ils écrivent à leurs parents.
+
+Après deux mois de campagne, Jules, déjà préparé au métier des armes par
+la pratique de l'épée et protégé par le capitaine de sa compagnie, qui
+avait été son collègue au cercle d'escrime, venait d'être nommé sergent.
+
+--Quelle carrière! s'écriait Argensola, flatté de cette nomination comme
+si elle l'eût personnellement couvert de gloire. Ah! votre fils est de
+ceux qui arrivent jeunes aux plus hauts grades, comme les généraux de la
+Révolution!
+
+Et il célébrait avec une éloquence dithyrambique les prouesses de son
+ami, non sans les embellir de quelques détails imaginaires. Jules, peu
+bavard comme la plupart des braves qui vivent dans un continuel danger,
+lui avait raconté en quelques phrases pittoresques divers épisodes de
+guerre auxquels il avait pris part. Par exemple, le peintre-soldat avait
+porté un ordre sous un violent bombardement; il était entré le premier
+dans une tranchée prise d'assaut; il s'était offert pour une mission
+considérée comme très périlleuse. Ces faits honorables, qui lui avaient
+valu une citation, mais qui, somme toute, n'avaient rien
+d'extraordinaire, prenaient des couleurs merveilleuses dans la bouche du
+bohème qui les glorifiait comme les événements les plus insignes de la
+guerre mondiale. A entendre ces récits épiques, le père tremblait de
+peur, de plaisir et d'orgueil.
+
+Après que les deux hommes s'étaient longuement entretenus de Jules,
+Marcel se croyait obligé de témoigner aussi quelque intérêt au
+panégyriste de son fils, et il interrogeait le secrétaire sur ce que
+celui-ci avait fait dans les derniers temps.
+
+--J'ai fait mon devoir! répondait Argensola avec une évidente
+satisfaction d'amour-propre. J'ai assisté au siège de Paris!
+
+A vrai dire, dans son for intérieur, il soupçonnait bien l'inexactitude
+de ce terme: car Paris n'avait pas été assiégé. Mais les souvenirs de la
+guerre de 1870 l'emportaient sur le souci de la précision du langage, et
+il se plaisait à nommer «siège de Paris» les opérations militaires
+accomplies autour de la capitale pendant la bataille de la Marne. Au
+surplus, il avait pris ses précautions pour que la postérité n'ignorât
+pas le rôle qu'il avait joué en ces mémorables circonstances. On vendait
+alors dans les rues une affiche en forme de diplôme, dont le texte,
+entouré d'un encadrement d'or et rehaussé d'un drapeau tricolore, était
+un certificat de séjour dans la capitale pendant la semaine périlleuse.
+Argensola avait rempli les blancs d'un de ces diplômes en y inscrivant
+de sa plus belle écriture ses noms et qualités; puis il avait fait
+apposer au bas de la pièce les signatures de deux habitants de la rue de
+la Pompe: un ami de la concierge et un cabaretier du voisinage; et enfin
+il avait demandé au commissaire de police du quartier de garantir par
+son paraphe et par son sceau la respectabilité de ces honorables
+témoins. De cette manière, personne ne pouvait révoquer en doute
+qu'Argensola eût assisté au «siège de Paris».
+
+L'«assiégé» racontait donc à Marcel ce qu'il avait vu dans les rues de
+la capitale en l'absence du châtelain, et il avait vu des choses
+vraiment extraordinaires. Il avait vu en plein jour des troupeaux de
+bœufs et de brebis stationner sur le boulevard, près des grilles de la
+Madeleine. Il avait vu l'avant-garde des Marocains traverser la capitale
+au pas gymnastique, depuis la porte d'Orléans jusqu'à la gare de l'Est,
+où ils avaient pris les trains qui les attendaient pour les mener à la
+grande bataille. Il avait vu des escadrons de spahis drapés dans des
+manteaux rouges et montés sur de petits chevaux nerveux et légers; des
+tirailleurs mauritaniens coiffés de turbans jaunes; des tirailleurs
+sénégalais à la face noire et à la chéchia rouge; des artilleurs
+coloniaux; des chasseurs d'Afrique; tous combattants de profession, aux
+profils énergiques, aux visages bronzés, aux yeux d'oiseaux de proie.
+Le long défilé de ces troupes s'immobilisait parfois des heures
+entières, pour laisser à celles qui les précédaient le temps de
+s'entasser dans les wagons.
+
+--Ils sont arrivés à temps, disait Argensola avec autant de fierté que
+s'il avait commandé lui-même le rapide et heureux mouvement de ces
+troupes, ils sont arrivés à temps pour attaquer von Kluck sur les bords
+de l'Ourcq, pour le menacer d'enveloppement et pour le contraindre à
+déguerpir.
+
+Quelques jours plus tard, il avait vu un autre spectacle beaucoup plus
+étrange encore. Toutes les automobiles de louage, environ deux mille
+voitures, avaient chargé des bataillons de zouaves, à raison de huit
+hommes par voiture; et cette multitude de chars de guerre était partie à
+toute vitesse, formant sur les boulevards un torrent qui, avec la
+scintillation des fusils et le flamboiement des bonnets rouges, donnait
+l'idée d'un cortège pittoresque, d'une sorte de noce interminable. Ce
+n'était pas tout: au moment suprême, alors que le succès demeurait
+incertain et que le moindre accroissement de pression pouvait le
+décider, Galliéni avait lancé contre l'extrême droite de l'ennemi tout
+ce qui savait à peu près manier une arme, commis des bureaux militaires,
+ordonnances des officiers, agents de police, gendarmes, pour donner la
+dernière poussée qui avait sauvé la France.
+
+Enfin, le dimanche, dans la soirée, tandis qu'Argensola se promenait au
+bois de Boulogne avec une de ses compagnes de «siège» (mais il ne fit
+point part de cette particularité à Marcel), il avait appris par les
+éditions spéciales des journaux que la bataille s'était livrée tout près
+de la ville et que cette bataille était une grande victoire.
+
+--Ah! monsieur Desnoyers, j'ai beaucoup vu et je puis raconter de
+grandes choses!
+
+Le père de Jules était si content de ces conversations qu'il conçut pour
+le bohème une bienveillance bientôt traduite par des offres de service.
+Les temps étaient durs, et Argensola, contraint par les circonstances à
+vivre loin de sa patrie, avait peut-être besoin d'argent. Si tel était
+le cas, Marcel se ferait un plaisir de lui venir en aide et mettrait des
+fonds à sa disposition. Il le ferait d'autant plus volontiers que
+toujours il avait beaucoup aimé l'Espagne: un noble pays qu'il
+regrettait de ne pas bien connaître, mais qu'il visiterait avec le plus
+grand intérêt après la guerre.
+
+Pour la première fois de sa vie, Argensola répondit à une telle offre
+par un refus où il mit non moins de dignité que de gratitude. Il
+remercia vivement M. Desnoyers de la délicate attention et de l'offre
+généreuse; mais heureusement il n'était pas dans la nécessité d'accepter
+ce service. En effet, Jules l'avait nommé son administrateur, et comme,
+en vertu des nouveaux décrets concernant le _moratorium_, la Banque
+avait consenti enfin à verser mensuellement un tant pour cent sur le
+chèque d'Amérique, son ami pouvait lui fournir tout ce qui lui était
+nécessaire pour les besoins de la maison.
+
+Quand la terrible crise fut passée, il sembla que la population
+parisienne s'accoutumait insensiblement à la situation. Un calme résigné
+succéda à l'excitation des premières semaines, alors que l'on espérait
+des interventions extraordinaires et miraculeuses. Argensola lui-même
+n'avait plus les poches pleines de journaux, comme au début des
+hostilités. D'ailleurs tous les journaux disaient la même chose, et il
+suffisait de lire le communiqué officiel, document que l'on attendait
+désormais sans impatience: car on prévoyait qu'il ne ferait guère que
+répéter le communiqué précédent. Les gens de l'arrière reprenaient peu à
+peu leurs occupations habituelles. «Il faut bien vivre», disaient-ils.
+Et la nécessité de continuer à vivre imposait à tous ses exigences. Ceux
+qui avaient sous les drapeaux des êtres chers ne les oubliaient pas;
+mais ils finissaient par s'accoutumer à leur absence comme à un
+inconvénient normal. L'argent recommençait à circuler, les théâtres à
+s'ouvrir, les Parisiens à rire; et, si l'on parlait de la guerre,
+c'était pour l'accepter comme un mal inévitable, auquel on ne devait
+opposer qu'un courage persévérant et une muette endurance.
+
+Dans les visites que Marcel faisait à Argensola, il eut plusieurs fois
+l'occasion de rencontrer Tchernoff. En temps ordinaire, il aurait tenu
+cet homme à distance: le millionnaire était du parti de l'ordre et avait
+en horreur les fauteurs de révolutions. Le socialisme du Russe et sa
+nationalité même lui auraient forcément suggéré deux séries d'images
+déplaisantes: d'un côté, des bombes et des coups de poignard; de l'autre
+côté, des pendaisons et des exils en Sibérie. Mais, depuis la guerre,
+les idées de Marcel s'étaient modifiées sur bien des points: la terreur
+allemande, les exploits des sous-marins qui coulaient à pic des milliers
+de voyageurs inoffensifs, les hauts faits des zeppelins qui, presque
+invisibles au zénith, jetaient des tonnes d'explosifs sur de petites
+maisons bourgeoises, sur des femmes et sur des enfants, avaient beaucoup
+diminué à ses yeux la gravité des attentats qui, quelques années
+auparavant, lui avaient rendu odieux le terrorisme russe. D'ailleurs
+Marcel savait que Tchernoff avait été en relations, sinon intimes, du
+moins familières avec Jules, et cela suffisait pour qu'il fît bon visage
+à cet étranger, qui d'ailleurs appartenait à une nation alliée de la
+France.
+
+Marcel et Tchernoff parlaient de la guerre. La douceur de Tchernoff, ses
+idées originales, ses incohérences de penseur sautant brusquement de la
+réflexion à la parole, séduisirent bientôt le père de Jules, qui ne
+regretta pas certaines bouteilles provenant manifestement des caves de
+l'avenue Victor-Hugo, bouteilles dont Argensola arrosait avec largesse
+l'éloquence de son voisin. Ce que Marcel admirait le plus dans le Russe,
+c'était la facilité avec laquelle celui-ci exprimait par des images les
+choses qu'il voulait faire comprendre. Dans les discours de ce
+visionnaire, la bataille de la Marne, les combats subséquents et
+l'effort des deux armées ennemies pour atteindre la mer devenaient des
+faits très simples et très intelligibles. Ah! si les Français n'avaient
+pas été harassés après leur victoire!
+
+--Mais les forces humaines ont une limite, disait le Russe, et les
+Français, en dépit de leur vaillance, sont des hommes comme les autres.
+En trois semaines, il y a eu la marche forcée de l'est au nord, pour
+faire front à l'invasion par la Belgique; puis une série de combats
+ininterrompus, à Charleroi et ailleurs; puis une rapide retraite, afin
+de ne pas être enveloppé par l'ennemi; et finalement cette bataille de
+sept jours où les Allemands ont été arrêtés et refoulés. Comment
+s'étonner qu'après cela les jambes aient manqué aux vainqueurs pour se
+porter en avant, et que la cavalerie ait été impuissante à donner la
+chasse aux fuyards? Voilà pourquoi les Allemands, poursuivis avec peu de
+vigueur, ont eu le temps de s'arrêter, de se creuser des trous, de se
+tapir dans des abris presque inaccessibles. Les Français à leur tour ont
+dû faire de même, pour ne pas perdre ce qu'ils avaient récupéré de
+terrain, et ainsi a commencé l'interminable guerre de tranchées. Ensuite
+chacune des deux lignes, dans le but d'envelopper la ligne ennemie, est
+allée se prolongeant vers le nord-ouest, et de ces prolongements
+successifs a résulté «la course à la mer» dont la conséquence a été la
+formation du front de combat le plus grand que l'histoire connaisse.
+
+Optimiste malgré tout, Marcel, contrairement à l'opinion générale,
+espérait que la guerre ne serait plus très longue et que, dès le
+printemps prochain ou au plus tard vers le milieu de l'été, la paix
+serait conclue. Mais Tchernoff hochait la tête.
+
+--Non, répondait-il. Ce sera long, très long. Cette guerre est une
+guerre nouvelle, la véritable guerre moderne. Les Allemands ont commencé
+les hostilités selon les anciennes méthodes: mouvements enveloppants,
+batailles en rase campagne, plans stratégiques combinés par de Moltke à
+l'imitation de Napoléon. Ils désiraient finir vite et se croyaient sûrs
+du triomphe. Dès lors, à quoi bon faire usage de procédés nouveaux? Mais
+ce qui s'est produit sur la Marne a bouleversé leurs projets: de
+l'offensive ils ont été obligés de passer à la défensive, et leur
+état-major a mis en œuvre tout ce que lui avaient appris les récentes
+campagnes des Japonais et des Russes. La puissance de l'armement moderne
+et la rapidité du tir font de la lutte souterraine une nécessité
+inéluctable. La conquête d'un kilomètre de terrain représente
+aujourd'hui plus d'efforts que n'en exigeait, il y a un siècle, la prise
+d'assaut d'une forteresse, de ses bastions et de ses courtines. Par
+conséquent, ni l'une ni l'autre des deux armées affrontées n'avancera
+vite. Cela va être lent et monotone, comme la lutte de deux athlètes
+dont les forces sont égales.
+
+--Mais pourtant il faudra bien qu'un jour cela finisse!
+
+--Sans doute, mais il est impossible de savoir quand. Ce qu'il est dès
+maintenant permis de considérer comme indubitable, c'est que l'Allemagne
+sera vaincue. De quelle manière? Je l'ignore; mais la logique veut
+qu'elle succombe. En septembre, elle a joué tous ses atouts et elle a
+perdu la partie. Cela donne aux Alliés le temps de réparer leur
+imprévoyance et d'organiser les forces énormes dont ils disposent. La
+défaite des empires centraux se produira fatalement; mais on se
+tromperait si l'on s'imaginait qu'elle est prochaine.
+
+D'ailleurs, pour Tchernoff, cette immanquable déroute des nations de
+proie ne signifiait ni la destruction de l'Allemagne ni l'anéantissement
+des peuples germaniques. Le révolutionnaire n'avait pas de sympathie
+pour les patriotismes excessifs, n'approuvait ni l'intransigeance des
+chauvins de Paris, qui voulaient effacer l'Allemagne de la carte
+d'Europe, ni l'intransigeance des pangermanistes de Berlin, qui
+voulaient étendre au monde entier la domination teutonne.
+
+--L'essentiel, c'est de jeter bas l'empire allemand et de briser la
+redoutable machine de guerre qui, pendant près d'un demi-siècle, a
+menacé la paix des nations.
+
+Ce qui irritait le plus Tchernoff, c'était l'immoralité des idées qui,
+depuis 1870, étaient nées de cette perpétuelle menace et qui
+contaminaient aujourd'hui un si grand nombre d'esprits dans le monde
+entier: glorification de la force, triomphe du matérialisme,
+sanctification du succès, respect aveugle du fait accompli, dérision des
+plus nobles sentiments comme s'ils n'étaient que des phrases creuses,
+philosophie de bandits qui prétendait être le dernier mot du progrès et
+qui n'était que le retour au despotisme, à la violence et à la barbarie
+des époques primitives.
+
+--Ce qu'il faut, déclarait-il, c'est la suppression de ceux qui
+représentent cette abominable tendance à revenir en arrière. Mais cela
+ne signifie pas qu'il faille exterminer aussi le peuple allemand. Ce
+peuple a des qualités réelles, trop souvent gâtées par les défauts qu'un
+passé malheureux lui a laissés en héritage. Il possède l'instinct de
+l'organisation, le goût du travail, et il peut rendre des services à la
+cause du progrès. Mais auparavant il a besoin qu'on lui administre une
+douche: la douche de la catastrophe. Quand la défaite aura rabattu
+l'orgueil des Allemands et dissipé leurs illusions d'hégémonie
+mondiale, quand ils se seront résignés à n'être qu'un groupe humain ni
+supérieur ni inférieur aux autres, ils deviendront d'utiles
+collaborateurs pour la tâche commune de civilisation qui incombe à
+l'humanité entière. D'ailleurs cela ne doit pas nous faire oublier que,
+à l'heure actuelle, ils sont pour toutes les autres sociétés humaines un
+grave danger. Ce «peuple de maîtres», comme il s'appelle lui-même, est
+de tous les peuples celui qui a le moins le sentiment de la dignité
+personnelle. Sa constitution politique a fait de lui une horde guerrière
+où tout est soumis à une discipline mécanique et humiliante. En
+Allemagne, il n'est personne qui ne reçoive des coups de pied au cul et
+qui ne désire les rendre à ses subordonnés. Le coup de pied donné par
+l'empereur se transmet d'échine en échine jusqu'aux dernières couches
+sociales. Le kaiser cogne sur ses rejetons, l'officier cogne sur ses
+soldats, le père cogne sur ses enfants et sur sa femme, l'instituteur
+cogne sur ses élèves. C'est précisément pour cela que l'Allemand désire
+si passionnément se répandre dans le monde. Dès qu'il est hors de chez
+lui, il se dédommage de sa servilité domestique en devenant le plus
+arrogant et le plus féroce des tyrans.
+
+
+
+
+XI
+
+LA GUERRE
+
+
+Le sénateur Lacour, un soir qu'il dînait chez Marcel Desnoyers, dit à
+son ami:
+
+--Ne vous plairait-il pas d'aller voir votre fils au front?
+
+Le personnage était très tourmenté de ce que son héritier, rompant le
+réseau protecteur des recommandations dont l'avait enveloppé la prudence
+paternelle, servait maintenant dans l'armée active et, qui pis est, sur
+la première ligne; et il s'était mis en tête de rendre visite au nouveau
+sous-lieutenant, ne fût-ce que pour inspirer aux chefs plus de
+considération à l'égard d'un jeune homme dont le père avait la puissance
+d'obtenir une autorisation si rarement accordée. Or, comme Jules
+appartenait au même corps d'armée que René, Lacour avait pensé à faire
+profiter Marcel de l'occasion: Marcel accompagnerait Lacour en qualité
+de secrétaire. Même si les deux jeunes gens étaient dans des secteurs
+éloignés l'un de l'autre, cela ne serait pas un empêchement: en
+automobile, on parcourt vite de longues distances. Le prétexte officiel
+du voyage était une mission donnée au sénateur pour se rendre compte du
+fonctionnement de l'artillerie et de l'organisation des tranchées.
+
+Il va de soi que Marcel accepta avec joie la proposition de son illustre
+ami, et, quelques jours plus tard, malgré la mauvaise volonté du
+ministre de la Guerre qui se souciait peu d'admettre des curieux sur le
+front, Lacour obtint le double permis.
+
+Le lendemain, dans la matinée, le sénateur et le millionnaire
+gravissaient péniblement une montagne boisée. Marcel avait les jambes
+protégées par des guêtres, la tête abritée sous un feutre à larges
+bords, les épaules couvertes d'une ample pèlerine. Lacour le suivait,
+chaussé de hautes bottes et coiffé d'un chapeau mou; mais il n'en avait
+pas moins endossé une redingote aux basques solennelles, afin de garder
+quelque chose du majestueux costume parlementaire, et, quoiqu'il haletât
+de fatigue et suât à grosses gouttes, il faisait un visible effort pour
+ne point se départir de la dignité sénatoriale. A côté d'eux marchait un
+capitaine qui, par ordre, leur servait de guide.
+
+Le bois où ils cheminaient présentait une tragique désolation. Il s'y
+était pour ainsi dire figé une tempête qui tenait le paysage immobile
+dans des aspects violents et bizarres. Pas un arbre n'avait gardé sa
+tige intacte et son abondante ramure du temps de paix. Les pins
+faisaient penser aux colonnades de temples en ruines; les uns dressaient
+encore leurs troncs entiers, mais, décapités de la cime, ils étaient
+comme des fûts qui auraient perdu leurs chapiteaux; d'autres, coupés à
+mi-hauteur par une section oblique en bec de flûte, ressemblaient à des
+stèles brisées par la foudre; quelques-uns laissaient pendre autour de
+leur moignon déchiqueté les fibres d'un bois déjà mort. Mais c'était
+surtout dans les hêtres, les rouvres et les chênes séculaires que se
+révélait la formidable puissance de l'agent destructeur. Il y en avait
+dont les énormes troncs avaient été tranchés presque à ras de terre par
+une entaille nette comme celle qu'aurait pu produire un gigantesque coup
+de hache, tandis qu'autour de leurs racines déterrées on voyait les
+pierres extraites des entrailles du sol par l'explosion et éparpillées à
+la surface. Çà et là, des mares profondes, toutes pareilles, d'une
+régularité quasi géométrique, étendaient leurs nappes circulaires.
+C'était de l'eau de pluie verdâtre et croupissante, sur laquelle
+flottait une croûte de végétation habitée par des myriades d'insectes.
+Ces mares étaient les entonnoirs creusés par les «marmites» dans un sol
+calcaire et imperméable, qui conservait le trop-plein des irrigations
+pluviales.
+
+Les voyageurs avaient laissé leur automobile au bas du versant, et ils
+grimpaient vers les crêtes où étaient dissimulés d'innombrables canons,
+sur une ligne de plusieurs kilomètres. Ils étaient obligés de faire
+cette ascension à pied, parce qu'ils étaient à portée de l'ennemi: une
+voiture aurait attiré sur eux l'attention et servi de cible aux obus.
+
+--La montée est un peu fatigante, monsieur le sénateur, dit le
+capitaine. Mais courage! Nous approchons.
+
+Ils commençaient à rencontrer sur le chemin beaucoup d'artilleurs. La
+plupart n'avaient de militaire que le képi; sauf cette coiffure, ils
+avaient l'air d'ouvriers de fabrique, de fondeurs ou d'ajusteurs. Avec
+leurs pantalons et leurs gilets de panne, ils étaient en manches de
+chemise, et quelques-uns d'entre eux, pour marcher dans la boue avec
+moins d'inconvénient, étaient chaussés de sabots. C'étaient de vieux
+métallurgistes incorporés par la mobilisation à l'artillerie de réserve;
+leurs sergents avaient été des contre-maîtres, et beaucoup de leurs
+officiers étaient des ingénieurs et des patrons d'usines.
+
+On pouvait arriver jusqu'aux canons sans les voir. A peine émergeait-il
+d'entre les branches feuillues ou de dessous les troncs entassés quelque
+chose qui ressemblait à une poutre grise. Mais, quand on passait
+derrière cet amas informe, on trouvait une petite place nette, occupée
+par des hommes qui vivaient, dormaient et travaillaient autour d'un
+engin de mort. En divers endroits de la montagne il y avait, soit des
+pièces de 75, agiles et gaillardes, soit des pièces lourdes qui se
+déplaçaient péniblement sur des roues renforcées de patins, comme celles
+des locomobiles agricoles dont les grands propriétaires se servent dans
+l'Argentine pour labourer la terre.
+
+Lacour et Desnoyers rencontrèrent dans une dépression du terrain
+plusieurs batteries de 75, tapies sous le bois comme des chiens à
+l'attache qui aboieraient en allongeant le museau. Ces batteries
+tiraient sur des troupes de relève, aperçues depuis quelques minutes
+dans la vallée. La meute d'acier hurlait rageusement, et ses abois
+furibonds ressemblaient au bruit d'une toile sans fin qui se
+déchirerait.
+
+Les chefs, grisés par le vacarme, se promenaient à côté de leurs pièces
+en criant des ordres. Les canons, glissant sur les affûts immobiles,
+avançaient et reculaient comme des pistolets automatiques. La culasse
+rejetait la douille de l'obus, et aussitôt un nouveau projectile était
+introduit dans la chambre fumante.
+
+En arrière des batteries, l'air était agité de violents remous. A chaque
+salve, Lacour et Desnoyers recevaient un coup dans la poitrine; pendant
+un centième de seconde, entre l'onde aérienne balayée et la nouvelle
+onde qui s'avançait, ils éprouvaient au creux de l'estomac l'angoisse du
+vide. L'air s'échauffait d'odeurs âcres, piquantes, enivrantes. Les
+miasmes des explosifs arrivaient jusqu'au cerveau par la bouche, les
+oreilles et les yeux. Près des canons, les douilles vides formaient des
+tas. Feu!... Feu!... Toujours feu!
+
+--Arrosez bien! répétaient les chefs.
+
+Et les 75 inondaient de projectiles le terrain sur lequel les Boches
+essayaient de passer.
+
+Le capitaine, conformément aux ordres reçus, expliqua au sénateur la
+manœuvre de ces pièces. Mais, comme le véritable but du voyage était
+pour Lacour de voir son fils René, et comme René était attaché au
+service de la grosse artillerie, l'examen des 75 ne se prolongea pas
+longtemps et les visiteurs se remirent en route sous la conduite de leur
+guide. Par un petit chemin qu'abritait une arête de la montagne, ils
+arrivèrent en trois quarts d'heure sur une croupe où plusieurs pièces
+lourdes étaient en position, mais distantes les unes des autres; et le
+capitaine recommença de donner au sénateur les explications officielles.
+
+Les projectiles de ces pièces étaient de grands cylindres ogivaux,
+emmagasinés dans des souterrains. Les souterrains, nommés «abris»,
+consistaient en terriers profonds, sortes de puits obliques que
+protégeaient en outre des sacs de pierre et des troncs d'arbre. Ces
+abris servaient aussi de refuge aux hommes qui n'étaient pas de service.
+
+Un artilleur montra à Lacour deux grandes bourses de toile blanche,
+unies l'une à l'autre et bien pleines, qui ressemblaient à une double
+saucisse: c'était la charge d'une de ces pièces. La bourse que l'on
+ouvrit laissa voir des paquets de feuilles couleur de rose, et le
+sénateur et son compagnon s'étonnèrent que cette pâte, qui avait
+l'aspect d'un article de toilette, fût un terrible explosif de la guerre
+moderne.
+
+Un peu plus loin, au point culminant de la croupe, il y avait une tour à
+moitié démolie. C'était le poste le plus périlleux de tous, celui de
+l'observateur. Un officier s'y plaçait pour surveiller la ligne ennemie,
+constater les effets du tir et donner les indications qui permettaient
+de le rectifier.
+
+Près de la tour, mais en contre-bas, était situé le poste de
+commandement. On y pénétrait par un couloir qui conduisait à plusieurs
+salles souterraines. Ce poste avait pour façade un pan de montagne
+taillé à pic et percé d'étroites fenêtres qui donnaient de l'air et de
+la lumière à l'intérieur. Comme Lacour et Desnoyers descendaient par le
+couloir obscur, un vieux commandant chargé du secteur vint à leur
+rencontre. Les manières de ce commandant étaient exquises; sa voix était
+douce et caressante comme s'il avait causé avec des dames dans un salon
+de Paris. Soldat à la moustache grise et aux lunettes de myope, il
+gardait en pleine guerre la politesse cérémonieuse du temps de paix.
+Mais il avait aux poignets des pansements: un éclat d'obus lui avait
+fait cette double blessure, et il n'en continuait par moins son
+service. «Ce diable d'homme, pensa Marcel, est d'une urbanité
+terriblement mielleuse; mais n'importe, c'est un brave.»
+
+Le poste du commandant était une vaste pièce qui recevait la lumière par
+une baie horizontale longue de quatre mètres et haute seulement d'un
+pied et demi, de sorte qu'elle ressemblait un peu à l'espace ouvert
+entre deux lames de persiennes. Au-dessous de cette baie était placée
+une grande table de bois blanc chargée de papiers. En s'asseyant sur une
+chaise près de cette table, on embrassait du regard toute la plaine. Les
+murs étaient garnis d'appareils électriques, de cadres de distribution,
+de téléphones, de très nombreux téléphones pourvus de leurs récepteurs.
+
+Le commandant offrit des sièges à ses visiteurs avec un geste courtois
+d'homme du monde. Puis il étendit sur la table un vaste plan qui
+reproduisait tous les accidents de la plaine, chemins, villages,
+cultures, hauteurs et dépressions. Sur cette carte était tracé un
+faisceau triangulaire de lignes rouges, en forme d'éventail; le sommet
+du triangle était le lieu même où ils étaient assis, et le côté opposé
+était la limite de l'horizon réel qu'ils avaient sous les yeux.
+
+--Nous allons bombarder ce bois, dit le commandant en montrant du doigt
+l'un des points extrêmes de la carte.
+
+Puis, désignant à l'horizon une petite ligne sombre:
+
+--C'est le bois que vous voyez là-bas, ajouta-t-il. Veuillez prendre mes
+jumelles et vous distinguerez nettement l'objectif.
+
+Il déploya ensuite une photographie énorme, un peu floue, sur laquelle
+était tracé un éventail de lignes rouges pareil à celui de la carte.
+
+--Nos aviateurs, continua-t-il, ont pris ce matin quelques vues des
+positions ennemies. Ceci est un agrandissement exécuté par notre atelier
+photographique. D'après les renseignements fournis, deux régiments
+allemands sont campés dans le bois. Vous plaît-il que nous commencions
+le tir tout de suite, monsieur le sénateur?
+
+Et, sans attendre la réponse du personnage, le commandant envoya un
+signal télégraphique. Presque aussitôt résonnèrent dans le poste une
+quantité de timbres dont les uns répondaient, les autres appelaient.
+L'aimable chef ne s'occupait plus ni de Lacour ni de Desnoyers; il était
+à un téléphone et il s'entretenait avec des officiers éloignés peut-être
+de plusieurs kilomètres. Finalement il donna l'ordre d'ouvrir le feu, et
+il en fit part au personnage.
+
+Le sénateur était un peu inquiet: il n'avait jamais assisté à un tir
+d'artillerie lourde. Les canons se trouvaient presque au-dessus de sa
+tête, et sans doute la voûte de l'abri allait trembler comme le pont
+d'un vaisseau qui lâche une bordée. Quel fracas assourdissant cela
+ferait!... Huit ou dix secondes s'écoulèrent, qui parurent très longues
+à Lacour; puis il entendit comme un tonnerre lointain qui paraissait
+venir des nuées. Les nombreux mètres de terre qu'il avait au-dessus de
+sa tête amortissaient les détonations: c'était comme un coup de bâton
+donné sur un matelas. «Ce n'est que cela?» pensa le sénateur, désormais
+rassuré.
+
+Plus impressionnant fut le bruit du projectile qui fendait l'air à une
+grande hauteur, mais avec tant de violence que les ondes descendaient
+jusqu'à la baie du poste. Ce bruit déchirant s'affaiblit peu à peu,
+cessa d'être perceptible. Comme aucun effet ne se manifestait, Lacour et
+Marcel crurent que l'obus, perdu dans l'espace, n'avait pas éclaté. Mais
+enfin, sur l'horizon, exactement à l'endroit indiqué tout à l'heure par
+le commandant, surgit au-dessus de la tache sombre du bois une énorme
+colonne de fumée dont les étranges remous avaient un mouvement
+giratoire, et une explosion se produisit pareille à celle d'un volcan.
+
+Quelques minutes plus tard, toutes les pièces françaises avaient ouvert
+le feu, et néanmoins l'artillerie allemande ne donnait pas encore signe
+de vie.
+
+--Ils vont répondre, dit Lacour.
+
+--Cela me paraît certain, acquiesça Desnoyers.
+
+Au même instant, le capitaine s'approcha du sénateur et lui dit:
+
+--Vous plairait-il de remonter là-haut? Vous verriez de plus près le
+travail de nos pièces. Cela en vaut la peine.
+
+Remonter alors que l'ennemi allait ouvrir le feu? La proposition aurait
+paru intempestive au sénateur si le capitaine n'avait ajouté que le
+sous-lieutenant Lacour, averti par téléphone, arriverait d'une minute à
+l'autre. Au surplus, le personnage se souvint que les militaires étaient
+déjà peu disposés à faire grand cas des hommes politiques, et il ne
+voulut pas leur fournir l'occasion de rire sous cape de la couardise
+d'un parlementaire. Il rajusta donc gravement sa redingote et sortit du
+souterrain avec Marcel.
+
+A peine avaient-ils fait quelques pas, l'atmosphère se bouleversa en
+ondes tumultueuses. Ils chancelèrent l'un et l'autre, tandis que leurs
+oreilles bourdonnaient et qu'ils avaient la sensation d'un coup asséné
+sur la nuque. L'idée leur vint que les Allemands avaient commencé à
+répondre. Mais non, c'était encore une des pièces françaises qui venait
+de lancer son formidable obus.
+
+Cependant, du côté de la tour d'observation, un sous-lieutenant
+accourait vers eux et traversait l'espace découvert en agitant son képi.
+Lacour, en reconnaissant René, trembla de peur: l'imprudent, pour
+s'épargner un détour, risquait de se faire tuer et s'offrait lui-même
+comme cible au tir de l'ennemi!
+
+Après les premiers embrassements, le père eut la surprise de trouver
+son fils transformé. Les mains qu'il venait de serrer étaient fortes et
+nerveuses; le visage qu'il contemplait avec tendresse avait les traits
+accentués, le teint bruni par le grand air. Six mois de vie intense
+avaient fait de René un autre homme. Sa poitrine s'était élargie, les
+muscles de ses bras s'étaient gonflés, une physionomie mâle avait
+remplacé la physionomie féminine de naguère. Tout dans la personne du
+jeune officier respirait la résolution et la confiance en ses propres
+forces.
+
+René ne fit pas moins bon accueil à Desnoyers qu'à son père, et il lui
+demanda avec un tendre empressement des nouvelles de sa fiancée. Quoique
+Chichi écrivît souvent à son futur, il était heureux d'entendre encore
+parler d'elle, et les détails familiers que Marcel donnait sur la vie de
+la jeune fille apportaient pour ainsi dire à l'amoureux le parfum de
+l'aimée.
+
+Ils s'étaient retirés tous les trois un peu à l'écart, derrière un
+rideau d'arbres où le vacarme était moins violent. Après chaque tir, les
+pièces lourdes laissaient échapper par la culasse un petit nuage de
+fumée qui faisait penser à celle d'une pipe. Les sergents dictaient des
+chiffres communiqués par un artilleur qui tenait à son oreille le
+récepteur d'un téléphone. Les servants, exécutant l'ordre sans mot dire,
+touchaient une petite roue, et le monstre levait son mufle gris, le
+portait à droite ou à gauche avec une docilité intelligente. Le tireur
+se tenait debout près de la pièce, prêt à faire feu. Cet homme devait
+être sourd: pour lui, la vie n'était qu'une série de saccades et de
+coups de tonnerre. Mais sa face abrutie ne laissait pas d'avoir une
+certaine expression d'autorité: il connaissait son importance; il était
+le serviteur de l'ouragan; c'était lui qui déchaînait la foudre.
+
+--Les Allemands tirent, dit l'artilleur qui était au téléphone, près de
+la pièce la plus rapprochée du sénateur et de son compagnon.
+
+L'observateur placé dans la tour venait d'en donner avis. Aussitôt le
+capitaine chargé de servir de guide au personnage avertit celui-ci qu'il
+convenait de se mettre en sûreté. Lacour, obéissant à l'instinct de la
+conservation et poussé aussi par son fils qui lui faisait hâter le pas,
+se réfugia avec Marcel à l'entrée d'un abri; mais il ne voulut pas
+descendre au fond du refuge souterrain: désormais la curiosité
+l'emportait chez lui sur la crainte.
+
+En dépit du tintamarre que faisaient les canons français, Lacour et
+Desnoyers perçurent l'arrivée de l'invisible obus allemand. Le passage
+du projectile dans l'atmosphère dominait tous les autres bruits, même
+les plus voisins et les plus forts. Ce fut d'abord une sorte de
+gémissement dont l'intensité croissait et semblait envahir l'espace avec
+une rapidité prodigieuse. Puis ce ne fut plus un gémissement; ce fut un
+vacarme qui semblait formé de mille grincements, de mille chocs, et que
+l'on pouvait comparer à la descente d'un tramway électrique dans une rue
+en pente, au passage d'un train rapide franchissant une station sans s'y
+arrêter. Ensuite l'obus apparut comme un flocon de vapeur qui
+grandissait de seconde en seconde et qui avait l'air d'arriver tout
+droit sur la batterie. Enfin une épouvantable explosion fit trembler
+l'abri, mais mollement, comme s'il eût été de caoutchouc. Cette première
+explosion fut suivie de plusieurs autres, moins fortes, moins sèches,
+qui avaient des modulations sifflantes comme un ricanement sardonique.
+
+Lacour et Desnoyers crurent que le projectile avait éclaté près d'eux,
+et, lorsqu'ils sortirent de l'abri, ils s'attendaient à voir une
+sanglante jonchée de cadavres. Ce qu'ils virent, ce fut René qui
+allumait tranquillement une cigarette, et, un peu plus loin, les
+artilleurs qui travaillaient à recharger leur pièce lourde.
+
+--La «marmite» a dû tomber à trois ou quatre cents mètres, dit René à
+son père.
+
+Toutefois le capitaine, à qui son général avait recommandé de bien
+veiller à la sécurité du personnage, jugea le moment venu de lui
+rappeler qu'ils avaient encore un long trajet à parcourir et qu'il était
+temps de se remettre en route. Lacour, qui maintenant se sentait
+courageux, aurait voulu rester encore; mais René, à cause du duel
+d'artillerie qui s'engageait, était obligé de rejoindre son poste sans
+retard. Le père n'insista point pour prolonger l'entrevue; il serra son
+fils dans ses bras, lui souhaita bonne chance, et, sous la conduite du
+capitaine, redescendit la montagne en compagnie de Desnoyers.
+
+L'automobile roula tout l'après-midi sur des chemins encombrés de
+convois qui la forçaient souvent à faire halte. Elle passait entre des
+champs incultes sur lesquels on voyait des squelettes de fermes; elle
+traversait des villages incendiés qui n'étaient plus qu'une double
+rangée de façades noires, avec des trous ouverts sur le vide.
+
+A la tombée du jour, ils croisèrent des groupes de fantassins aux
+longues barbes et aux uniformes bleus déteints par les intempéries. Ces
+soldats revenaient des tranchées, portant sur leurs sacs des pelles, des
+pioches et d'autres outils faits pour remuer la terre: car les outils de
+terrassement avaient pris une importance d'armes de combat. Couverts de
+boue de la tête aux pieds, tous paraissaient vieux, quoique en pleine
+jeunesse. Leur joie de revenir au cantonnement après une semaine de
+travail en première ligne, s'exprimait par des chansons qu'accompagnait
+le bruit sourd de leurs sabots à clous.
+
+--Ce sont les soldats de la Révolution! disait le sénateur avec emphase.
+C'est la France de 1792!
+
+Les deux amis passèrent la nuit dans un village à demi ruiné, où s'était
+établi le commandement d'une division. Le capitaine qui les avait
+accompagnés jusqu'alors, prit congé d'eux. Ce serait un autre officier
+qui, le lendemain, leur servirait de guide.
+
+Ils se logèrent à l'Hôtel de la Sirène, vieille bâtisse dont le pignon
+avait été endommagé par un obus. La chambre occupée par Desnoyers était
+contiguë à celle où avait pénétré le projectile, et le patron voulut
+faire voir les dégâts à ses hôtes, avant que ceux-ci se missent au lit.
+Tout était déchiqueté, plancher, plafond, murailles; des meubles brisés
+gisaient dans les coins; des lambeaux de papier fleuri pendaient sur les
+murs; un trou énorme laissait apercevoir le ciel et entrer le froid de
+la nuit. Le patron raconta que ce ravage avait été causé, non par un
+obus allemand, mais par un obus français, au moment où l'ennemi avait
+été chassé hors du village, et, en disant cela, il souriait avec un
+orgueil patriotique:
+
+--Oui, c'est l'œuvre des nôtres. Vous voyez la besogne que fait le 75!
+Que pensez-vous d'un pareil travail?
+
+Le lendemain, de bonne heure, ils repartirent en automobile. Ils
+laissèrent derrière eux des dépôts de munitions, passèrent les
+troisièmes positions, puis les secondes. Des milliers et des milliers de
+soldats s'étaient installés en pleins champs. Ce fourmillement d'hommes
+rappelait par la variété des costumes et des races les grandes invasions
+historiques. Et pourtant ce n'était pas un peuple en marche: car l'exode
+d'un peuple traîne derrière lui une multitude de femmes et d'enfants. Il
+n'y avait ici que des hommes, rien que des hommes.
+
+Toutes les espèces d'habitations inventées par l'humanité depuis
+l'époque des cavernes, étaient utilisées dans ces campements. Les
+grottes et les carrières servaient de quartiers; certaines cabanes
+rappelaient le _rancho_ américain; d'autres, coniques et allongées,
+imitaient le _gourbi_ arabe. Comme beaucoup de soldats venaient des
+colonies et que quelques-uns avaient fait du négoce dans les contrées du
+nouveau monde, ces gens, quand ils s'étaient vus dans la nécessité
+d'improviser une demeure plus stable que la tente de toile, avaient fait
+appel à leurs souvenirs, et ils avaient copié l'architecture des tribus
+avec lesquelles ils s'étaient trouvés en contact. Au surplus, dans cette
+masse de combattants, il y avait des tirailleurs marocains, des nègres,
+des Asiatiques; et, loin des villes, ces primitifs semblaient grandir en
+importance, acquérir une supériorité qui faisait d'eux les maîtres des
+civilisés.
+
+Le long des ruisseaux s'étalaient des linges blancs mis à sécher par les
+soldats. Malgré la fraîcheur du matin, des files d'hommes dépoitraillés
+s'inclinaient sur l'eau pour de bruyantes ablutions, suivies
+d'ébrouements énergiques. Sur un pont, un soldat écrivait une lettre en
+se servant du parapet comme d'une table. Les cuisiniers s'agitaient
+autour des chaudrons fumants. Un léger arôme de soupe matinale se mêlait
+au parfum résineux des arbres et à l'odeur de la terre mouillée.
+
+Les bêtes et le matériel de la cavalerie et de l'artillerie étaient
+logés dans de longs baraquements de bois et de zinc. Les soldats
+étrillaient et ferraient en plein air les chevaux au poil luisant, que
+la guerre de tranchée maintenait dans un état de paisible embonpoint.
+
+--Ah! s'ils avaient été à la bataille de la Marne! dit Desnoyers à
+Lacour.
+
+Depuis longtemps ces montures jouissaient d'un repos ininterrompu. Les
+cavaliers combattaient à pied, faisant le coup de feu avec les
+fantassins, de sorte que leurs chevaux s'engraissaient dans une
+tranquillité conventuelle et qu'il était même nécessaire de les mener à
+la promenade pour les empêcher de devenir malades d'inaction devant le
+râtelier comble.
+
+Plusieurs aéroplanes prêts à prendre leur vol étaient posés sur la
+plaine comme des libellules grises, et beaucoup d'hommes se groupaient à
+l'entour. Les campagnards convertis en soldats considéraient avec
+admiration les camarades chargés du maniement de ces appareils et leur
+attribuaient un pouvoir un peu semblable à celui des sorciers des
+légendes populaires, à la fois vénérés et redoutés par les paysans.
+
+L'automobile s'arrêta près de quelques maisons noircies par l'incendie.
+
+--Vous allez être obligés de descendre, leur dit le nouvel officier qui
+les guidait. On ne peut faire qu'à pied le petit trajet qui nous reste à
+faire.
+
+Lacour et Desnoyers se mirent donc à marcher sur la route; mais
+l'officier les rappela.
+
+--Non, non, leur dit-il en riant. Le chemin que vous prenez serait
+dangereux pour la santé. Mais voici un petit chemin où nous n'aurons pas
+à craindre les courants d'air.
+
+Et il leur expliqua que les Allemands avaient des retranchements et des
+batteries sur la hauteur, à l'extrémité de la route. Jusqu'au point où
+les voyageurs étaient parvenus, le brouillard du matin les avait
+protégés contre le tir de l'ennemi; mais, un jour de soleil,
+l'apparition de l'automobile aurait été saluée par un obus.
+
+Ils avaient devant eux une immense plaine où l'on ne voyait âme qui
+vive, et cette plaine présentait l'aspect qu'en temps ordinaire elle
+devait avoir le dimanche, lorsque les laboureurs se tenaient chez eux.
+Çà et là gisaient sur le sol des objets abandonnés, aux formes
+indistinctes, et on aurait pu les prendre pour des instruments agricoles
+laissés sur les guérets, un jour de fête; mais c'étaient des affûts et
+des caissons démolis par les projectiles ou par l'explosion de leur
+propre chargement.
+
+Après avoir donné ordre à deux soldats de se charger des paquets que
+Desnoyers avait retirés de l'automobile, l'officier guida les visiteurs
+par une sorte d'étroit sentier où ils étaient obligés de marcher à la
+file. Ce sentier, qui commençait derrière un mur de brique, allait
+s'abaissant dans le sol en pente douce, de sorte qu'ils s'y enfoncèrent
+d'abord jusqu'aux genoux, puis jusqu'à la taille, puis jusqu'aux
+épaules; et finalement, absorbés tout entiers, ils n'eurent plus
+au-dessus de leurs têtes qu'un ruban de ciel.
+
+Ils avançaient dans le boyau d'une façon étrange, jamais en ligne
+droite, toujours en zigzags, en courbes, en angles. D'autres boyaux non
+moins compliqués s'embranchaient sur le leur, qui était l'artère
+centrale de toute une ville souterraine. Un quart d'heure se passa, une
+demi-heure, une heure entière, sans qu'ils eussent fait cinquante pas de
+suite dans la même direction. L'officier, qui ouvrait la marche,
+disparaissait à chaque instant dans un détour, et ceux qui venaient
+derrière lui étaient obligés de se hâter pour ne point le perdre. Le sol
+était glissant, et, en certains endroits, il y avait une boue presque
+liquide, blanche et corrosive comme celle qui découle des échafaudages
+d'une maison en construction.
+
+L'écho de leurs pas, le frôlement de leurs épaules contre les parois de
+terre, détachaient des mottes et des cailloux. Quelquefois le fond du
+sentier s'exhaussait et les visiteurs s'exhaussaient avec lui. Alors un
+petit effort suffisait pour qu'ils pussent voir par-dessus les crêtes,
+et ce qu'ils voyaient, c'étaient des champs incultes, des réseaux de
+fils de fer entrecroisés. Mais la curiosité pouvait coûter cher à celui
+qui levait la tête, et l'officier ne permettait pas qu'ils s'arrêtassent
+à regarder.
+
+Desnoyers et Lacour tombaient de fatigue. Étourdis par ces perpétuels
+zigzags, ils ne savaient plus s'ils avançaient ou s'ils reculaient, et
+le changement continuel de direction leur donnait presque le vertige.
+
+--Arriverons-nous bientôt? demanda le sénateur.
+
+L'officier leur montra un clocher mutilé, dont la pointe se montrait
+par-dessus le rebord de terre et qui était à peu près tout ce qui
+restait d'un village pris et repris maintes fois.
+
+--C'est là-bas, répondit-il.
+
+S'ils eussent fait le même trajet en ligne droite, une demi-heure leur
+aurait suffi; mais, continuellement retardés par les crochets et les
+lacets de cette venelle profonde, ils avaient en outre à subir les
+obstacles de la fortification de campagne: souterrains barrés par des
+grilles, cages de fils de fer tenues en suspens, qui obstrueraient le
+passage quand on les ferait choir, tout en permettant aux défenseurs de
+tirer à travers le treillis.
+
+Ils rencontraient des soldats qui portaient des sacs, des seaux d'eau,
+et qui disparaissaient soudain dans les tortuosités des ruelles
+transversales. Quelques-uns, assis sur des tas de bois, souriaient en
+lisant un petit journal rédigé dans les tranchées. Ces hommes
+s'effaçaient pour laisser passer les visiteurs, et une expression de
+curiosité se peignait sur leurs faces barbues. Dans le lointain
+crépitaient des coups secs, comme s'il y avait eu au bout de la voie
+tortueuse un polygone de tir ou qu'une société de chasseurs s'y exerçât
+à abattre des pigeons.
+
+Lorsqu'ils furent parvenus aux tranchées du front, leur guide les
+présenta au lieutenant-colonel qui commandait le secteur. Celui-ci leur
+montra les lignes dont il avait la garde, comme un officier de marine
+montre les batteries et les tourelles de son cuirassé.
+
+Ils visitèrent d'abord les tranchées de seconde ligne, les plus
+anciennes: sombres galeries où les meurtrières et les baies
+longitudinales ménagées pour les mitrailleuses ne laissaient pénétrer
+que des filets de jour. Cette ligne de défense ressemblait à un tunnel
+coupé par de courts espaces découverts. On y passait alternativement de
+la lumière à l'obscurité et de l'obscurité à la lumière, avec une
+brusquerie qui fatiguait les yeux. Dans les espaces découverts le sol
+était plus haut, et des banquettes de planches, fixées contre les
+parois, permettaient aux observateurs de sortir la tête ou d'examiner le
+paysage au moyen du périscope. Les espaces protégés par des toitures
+servaient à la fois de batteries et de dortoirs.
+
+Ces sortes de casernements avaient été d'abord des tranchées
+découvertes, comme celles de première ligne. Mais, à mesure que l'on
+avait gagné du terrain sur l'ennemi, les combattants, obligés de vivre
+là tout un hiver, s'étaient ingéniés à s'y installer avec le plus de
+commodité possible. Sur les fossés creusés à l'air libre ils avaient mis
+en travers les poutres des maisons ruinées; puis sur les poutres, des
+madriers, des portes, des contrevents; puis sur tout ce boisage,
+plusieurs rangées de sacs de terre; et enfin, sur les sacs de terre, une
+épaisse couche d'humus où l'herbe poussait, donnant au dos de la
+tranchée un paisible aspect de prairie verdoyante. Ces voûtes de fortune
+résistaient à la chute des obus, qui s'y enterraient sans causer de
+grands dégâts. Quand une explosion les disloquait trop, les habitants
+troglodytes en sortaient la nuit, comme des fourmis inquiétées dans leur
+fourmilière, et reconstruisaient vivement le «toit» de leur logis.
+
+Ces réduits se ressemblaient tous pour ce qui était de la construction.
+La face extérieure était toujours la même, c'est-à-dire percée de
+meurtrières où des fusils étaient braqués contre l'ennemi, et de baies
+horizontales pour le tir des mitrailleuses. Les vigies, debout près de
+ces ouvertures, surveillaient la campagne déserte comme les marins de
+quart surveillent la mer de dessus le pont. Sur les faces intérieures
+étaient les râteliers d'armes et les lits de camp: trois files de
+bancasses faites avec des planches et pareilles aux couchettes des
+navires. Mais il y avait au contraire beaucoup de variété dans
+l'ornementation de chaque réduit, et le besoin qu'éprouvent les âmes
+simples d'embellir leur demeure s'y manifestait de mille manières.
+Chaque soldat avait son musée fait d'illustrations de journaux et de
+cartes postales en couleur. Des portraits de comédiennes et de danseuses
+souriaient de leur bouche peinte sur le papier glacé et mettaient une
+note gaie dans la chaste atmosphère du poste.
+
+Tout était propre, de cette propreté rude et un peu gauche que les
+hommes réduits à leurs seuls moyens peuvent entretenir sans assistance
+féminine. Les réduits avaient quelque chose du cloître d'un monastère,
+du préau d'un bagne, de l'entrepont d'un cuirassé. Le sol y était plus
+bas de cinquante centimètres que celui des espaces découverts qui les
+faisaient communiquer les unes avec les autres. Pour que les officiers
+pussent passer sans monter ni descendre, de grandes planches formaient
+passerelle d'une porte à l'autre. Lorsque les soldats voyaient entrer le
+chef du secteur, ils s'alignaient, et leurs têtes se trouvaient à la
+hauteur de la ceinture de l'officier qui était sur la passerelle.
+
+Il y avait aussi des pièces souterraines qui servaient de cabinets de
+toilette et de sentines pour les immondices; des salles de bain d'une
+installation primitive; une cave qui portait pour enseigne: _Café de la
+Victoire_; une autre garnie d'un écriteau où on lisait: _Théâtre_.
+C'était la gaîté française qui riait et chantait en face du danger.
+
+Cependant Marcel était impatient de voir son fils. Le sénateur dit donc
+un mot au lieutenant-colonel qui, après un effort de mémoire, finit par
+se rappeler les prouesses du sergent Jules Desnoyers.
+
+--C'est un excellent soldat, certifia-t-il au père. En ce moment il doit
+être de service à la tranchée de première ligne. Je vais le faire
+appeler.
+
+Marcel demanda s'il ne leur serait pas possible d'aller jusqu'à
+l'endroit où se trouvait son fils; mais le lieutenant-colonel sourit.
+Non, les civils ne pouvaient visiter ces fossés en contact presque
+immédiat avec l'ennemi et sans autre défense que des barrages de fils de
+fer et des sacs de terre; la boue y avait parfois un pied d'épaisseur,
+et l'on n'y avançait qu'en se courbant, pour éviter de recevoir une
+balle. Le danger y était continuel, parce que l'ennemi tiraillait sans
+cesse.
+
+Effectivement les visiteurs entendirent au loin des coups de fusil,
+auxquels, jusqu'alors, ils n'avaient pas fait attention.
+
+Tandis que Marcel attendait Jules, il lui semblait que le temps
+s'écoulait avec une lenteur désespérante. Cependant le lieutenant-colonel
+avait fait arrêter ses visiteurs près de l'embrasure d'une mitrailleuse,
+en leur recommandant de se tenir de chaque côté de la baie, de bien
+effacer leur corps, d'avancer prudemment la tête et de regarder d'un
+seul œil. Ils aperçurent une excavation profonde dont ils avaient devant
+eux le bord opposé. A courte distance, plusieurs files de pieux,
+disposés en croix et réunis par des fils de fer barbelés, formaient un
+large réseau. A cent mètres plus loin, il y avait un autre réseau de
+fils de fer.
+
+--Les Boches sont là, chuchota le lieutenant-colonel.
+
+--Où? demanda le sénateur.
+
+--Au second réseau. C'est celui de la tranchée allemande. Mais il n'y a
+rien à craindre: depuis quelque temps ils ont cessé d'attaquer de ce
+côté-ci.
+
+Lacour et Desnoyers éprouvèrent une certaine émotion à penser que les
+ennemis étaient si près d'eux, derrière cette levée de terre, dans une
+mystérieuse invisibilité qui les rendait plus redoutables. S'ils
+allaient bondir hors de leurs tanières, la baïonnette au bout du fusil,
+la grenade à la main, ou armés de leurs liquides incendiaires et de
+leurs bombes asphyxiantes?
+
+De cet endroit, le sénateur et son ami percevaient plus nettement que
+tout à l'heure la tiraillerie de la première ligne. Les coups de feu
+semblaient se rapprocher. Aussi le lieutenant-colonel les fit-il partir
+brusquement de leur observatoire: il craignait que la fusillade ne se
+généralisât et n'arrivât jusqu'au lieu où ils étaient. Les soldats, avec
+la prestesse que donne l'habitude, et avant même d'en avoir reçu
+l'ordre, s'étaient rapprochés de leurs fusils braqués aux meurtrières.
+
+Les visiteurs se remirent en marche. Ils descendirent dans des cryptes
+qui étaient d'anciennes caves de maisons démolies. Des officiers s'y
+étaient installés en utilisant les débris trouvés dans les décombres. Un
+battant de porte posé sur deux chevalets de bois brut formait une table.
+Les plafonds et les murs étaient tapissés avec de la cretonne envoyée
+des magasins de Paris. Des photographies de femmes et d'enfants ornaient
+les parois, dans les intervalles que laissait libres le métal nickelé
+des appareils télégraphiques et téléphoniques. Marcel vit sur une porte
+un Christ d'ivoire jauni par les années, peut-être par les siècles,
+sainte image transmise de génération en génération et qui devait avoir
+assisté à maintes agonies. Sur une autre porte, il vit un fer à cheval
+percé de sept trous. Les croyances religieuses flottaient partout dans
+cette atmosphère de péril et de mort, et en même temps les superstitions
+les plus ridicules y reprenaient une force nouvelle sans que personne
+osât s'en moquer.
+
+En sortant d'une de ces cavernes, Marcel rencontra celui qu'il
+attendait. Jules s'avançait vers lui en souriant, les mains tendues.
+Sans ce geste, le père aurait eu de la peine à reconnaître son fils
+dans ce sergent dont les pieds étaient deux boules de terre et dont la
+capote effilochée était couverte de boue jusqu'aux épaules. Après les
+premiers embrassements, il considéra le soldat qu'il avait devant lui.
+La pâleur olivâtre du peintre avait pris un ton bronzé; sa barbe noire
+et frisée était longue; il avait l'air fatigué, mais résolu. Sous ces
+vêtements malpropres et avec ce visage las, Marcel trouva Jules plus
+beau et plus intéressant qu'à l'époque où celui-ci était dans toute sa
+gloire mondaine.
+
+--Que te faut-il?... Que désires-tu?... As-tu besoin d'argent?...
+
+Le père avait apporté une forte somme pour la donner à son fils. Mais
+Jules ne répondit à cette offre que par un geste d'indifférence. Dans la
+tranchée l'argent ne lui servirait à rien.
+
+--Envoie-moi plutôt des cigares, dit-il. Je les partagerai avec mes
+camarades.
+
+Tout ce que sa mère lui expédiait,--de gros colis pleins d'exquises
+victuailles, de tabac et de vêtements,--il le distribuait à ses
+camarades, qui pour la plupart appartenaient à des familles pauvres et
+dont quelques-uns étaient seuls au monde. Peu à peu, sa munificence
+s'était étendue de son peloton à sa compagnie, de sa compagnie à son
+bataillon tout entier. Aussi Marcel eut-il le plaisir de surprendre dans
+les regards et dans les sourires des soldats qui passaient à côté d'eux
+les indices de la popularité dont jouissait son fils.
+
+--J'ai prévu ton désir, répondit Marcel.
+
+Et il indiqua les paquets apportés de l'automobile.
+
+Marcel ne se lassait pas de contempler ce héros, dont Argensola lui
+avait raconté les prouesses avec plus d'éloquence que d'exactitude.
+
+--Tu ne te repens pas de ta décision? Tu es content?
+
+--Oui, mon père, je suis content.
+
+Et Jules, avec simplicité, sans jactance, expliqua les raisons de son
+contentement. Sa vie était dure, mais semblable à celle de plusieurs
+millions d'hommes. Dans sa section, qui ne se composait que de quelques
+douzaines de soldats, il y en avait de supérieurs à lui par
+l'intelligence, par l'instruction, par le caractère, et ils supportaient
+tous valeureusement la rude épreuve, récompensés de leurs peines par la
+satisfaction du devoir accompli. Quant à lui-même, jamais, en temps de
+paix, il n'avait su comme à présent ce que c'est que la camaraderie.
+Pour la première fois il goûtait la satisfaction de se considérer comme
+un être utile, de servir effectivement à quelque chose, de pouvoir se
+dire que son passage dans le monde n'aurait pas été vain. Il était un
+peu honteux de ce qu'il avait été autrefois, lorsqu'il ne savait comment
+remplir le vide de son existence et qu'il dissipait ses jours dans une
+oisiveté frivole. Maintenant il avait des obligations qui absorbaient
+toutes ses forces, il collaborait à préparer pour l'humanité un heureux
+avenir, il était vraiment un homme.
+
+--Lorsque la guerre sera finie, conclut-il, les hommes seront meilleurs,
+plus généreux. Le danger affronté en commun a le pouvoir de développer
+les plus nobles vertus. Ceux qui ne seront pas tombés sur les champs de
+bataille, pourront faire de grandes choses.... Oui, oui, je suis
+content.
+
+Il demanda des nouvelles de sa mère et de Chichi. Il recevait d'elles
+des lettres presque quotidiennes; mais cela ne suffisait pas encore à sa
+curiosité. Il rit en apprenant la vie large et confortable que menait
+Argensola. Ces petits détails l'amusaient comme des anecdotes
+plaisantes, venues d'un autre monde.
+
+A un certain moment, le père crut remarquer que Jules devenait moins
+attentif à la conversation. Les sens du jeune homme, affinés par de
+perpétuelles alertes, semblaient mis en éveil par quelque phénomène
+auquel Marcel n'avait prêté encore aucune attention. C'était la
+fusillade qui s'étendait de proche en proche et devenait plus nourrie.
+Jules reprit le fusil qu'il avait appuyé contre la paroi de la tranchée.
+Dans le même instant, un peu de poussière sauta par-dessus la tête de
+Marcel et un petit trou se creusa dans la terre.
+
+--Partez, partez! dit Jules en poussant son père et Marcel.
+
+Ils se firent de brefs adieux dans un réduit, et le sergent courut
+rejoindre ses hommes.
+
+La fusillade s'était généralisée sur toute la ligne. Les soldats
+tiraient tranquillement, comme s'ils accomplissaient une besogne
+ordinaire. Ce combat se reproduisait chaque jour, sans que l'on pût dire
+avec certitude de quel côté il avait commencé; il était la conséquence
+naturelle du contact de deux forces ennemies.
+
+Le lieutenant-colonel, craignant une attaque allemande, congédia ses
+visiteurs, et l'officier qui les accompagnait les ramena à leur
+automobile.
+
+
+
+
+XII
+
+GLORIEUSES VICTIMES
+
+
+Quatre mois plus tard, Marcel Desnoyers eut une cruelle angoisse: Jules
+était blessé. Mais la lettre qui en avisait le père avait subi un retard
+considérable, de sorte que la mauvaise nouvelle fut aussitôt adoucie par
+une information heureuse. Non seulement Jules était presque guéri, mais
+il ne tarderait pas à venir dans sa famille avec une permission de
+quinze jours de convalescence, et il y apporterait les galons de
+sous-lieutenant, prix d'une belle citation à l'ordre du jour.
+
+--Votre fils est un héros, déclara le sénateur, qui avait obtenu ces
+renseignements au ministère de la Guerre. On m'a fait lire le rapport de
+ses chefs, et j'en suis encore ému. Avec son seul peloton, il a attaqué
+toute une compagnie allemande, et c'est lui qui, de sa propre main, a
+tué le capitaine. En récompense de ces prouesses, on lui a donné la
+croix de guerre et on l'a nommé officier.
+
+Lorsque Jules débarqua à l'avenue Victor-Hugo, il y fut accueilli par
+des cris de joie et de délirantes embrassades. La pauvre Luisa, pendue à
+son cou, sanglotait de tendresse; Chichi le dévorait des yeux, tout en
+pensant à un autre combattant; Marcel admirait le petit bout de galon
+d'or sur la manche de la capote bleu horizon et le casque d'acier à
+bords plats que les Français portaient maintenant dans les tranchées:
+car le képi traditionnel avait été remplacé par une sorte de cabasset
+qui rappelait celui des arquebusiers du XVIe siècle.
+
+Les quinze jours de la permission furent pour les Desnoyers des jours de
+bonheur et de gloire. Ils ne recevaient pas une visite sans que Marcel,
+dès les premiers mots, dît à son fils:
+
+--Raconte-nous comment tu as été blessé. Explique-nous comment tu as tué
+le capitaine.
+
+Mais Jules, ennuyé de répéter pour la dixième fois sa propre histoire,
+s'excusait de faire ce récit; et alors c'était Marcel qui se chargeait
+de la narration.
+
+L'ordre était de s'emparer des ruines d'une raffinerie de sucre située
+en face de la tranchée. Les Boches en avaient été chassés par
+l'artillerie; mais il fallait qu'une reconnaissance, conduite par un
+homme sûr, allât vérifier si l'évacuation était complète, et les chefs
+avaient désigné pour cette mission périlleuse le sergent Desnoyers. La
+reconnaissance, partie à l'aube, s'était avancée sans obstacle jusqu'aux
+ruines; mais, au détour d'un mur à demi écroulé, elle s'était heurtée à
+une demi-compagnie ennemie qui avait aussitôt ouvert le feu. Plusieurs
+Français étaient tombés, ce qui n'avait pas empêché le sergent de bondir
+sur le capitaine et de lui planter sa baïonnette dans la poitrine. Alors
+les Allemands s'étaient retirés en désordre vers leurs lignes; mais
+ensuite la compagnie tout entière avait essayé de reprendre pied dans la
+fabrique. Jules, avec ce qui lui restait de soldats valides, avait
+soutenu cette attaque assez longtemps pour permettre aux renforts
+d'arriver. Pendant ce dur combat, il avait reçu une balle dans l'épaule;
+mais le terrain était resté définitivement à nos «poilus», qui avaient
+même ramené une vingtaine de prisonniers.
+
+Ce que Marcel ne racontait point, parce que son fils s'était abstenu de
+le lui dire, c'est que le capitaine allemand était pour Jules une
+vieille connaissance. Lorsque le jeune homme s'était trouvé face à face
+avec cet adversaire, il avait eu la soudaine impression d'être en
+présence d'une figure déjà vue; mais, comme ce n'était pas le moment de
+faire appel à de lointains souvenirs, il s'était hâté de tuer, pour
+n'être pas tué lui-même. Plus tard, après avoir fait panser son épaule,
+dont la blessure était légère, il avait eu la curiosité d'aller revoir
+le cadavre du capitaine, et il avait eu la surprise de reconnaître cet
+Erckmann avec lequel il était revenu de Buenos-Aires sur le paquebot de
+Hambourg. Aussitôt son imagination avait revu la mer, le fumoir, la
+_Frau Rath_, le corpulent personnage qui, dans ses discours belliqueux,
+imitait le style et les gestes de son empereur, et il avait murmuré en
+guise d'oraison funèbre:
+
+--Ce n'était pas ici, mon pauvre _Kommerzienrath_, que tu m'avais donné
+rendez-vous. Repose à jamais sur cette terre de France où tu m'annonçais
+si fièrement ta prochaine visite.
+
+Marcel, très fier de son fils, ne manquait aucune occasion de sortir
+avec lui pour se montrer dans la rue aux côtés du sous-lieutenant.
+Chaque fois qu'il voyait Jules prendre son casque, il se hâtait de
+prendre lui-même sa canne et son chapeau.
+
+--Tu permets, disait-il, que je t'accompagne? Cela ne te dérange pas?
+
+Il le disait avec tant d'humble supplication que Jules n'osait pas
+répondre par un refus; et le vieux père, un peu soufflant, mais épanoui
+de joie, trottait sur les boulevards à côté de l'élégant et robuste
+officier dont la capote d'un bleu terni était ornée de la croix de
+guerre. Il acceptait comme un hommage rendu à son fils et à lui-même les
+regards sympathiques dont les passants saluaient cette décoration, assez
+rare encore, et sa première idée était de considérer comme des
+embusqués tous les militaires qu'il croisait dans la rue, même lorsque
+ces militaires avaient une rangée de croix sur la poitrine et une
+multitude de galons sur les manches. Quant aux blessés qu'il voyait
+descendre de voiture en s'appuyant sur des cannes ou sur des béquilles,
+il éprouvait à leur égard une pitié un peu dédaigneuse: ces malheureux
+n'étaient pas aussi chanceux que son fils. Ah! son fils, à lui, était né
+sous une bonne étoile! Il se tirait heureusement des plus grands
+dangers, et si, par hasard, il recevait quelque blessure, ni sa force ni
+sa beauté n'avaient à en souffrir. Chose étrange: cette blessure légère
+qui n'avait eu pour Jules d'autre conséquence que l'honneur d'une
+décoration, inspirait à Marcel une aveugle confiance. Puisque le jeune
+homme n'avait pas succombé dans une aventure si terrible, c'était que,
+protégé par le sort, il devait sortir indemne de tous les périls et
+qu'une prédestination mystérieuse lui assurait le salut.
+
+Quelquefois pourtant, Jules réussit à sortir seul en se sauvant par
+l'escalier de service comme un collégien. S'il était heureux de se
+trouver dans sa famille, il n'était pas fâché non plus de revivre un peu
+sa vie de garçon en compagnie d'Argensola. Mais d'ailleurs il semblait
+que la guerre lui eût rendu quelque chose d'une ingénuité depuis
+longtemps perdue. Le don Juan qui avait eu tant d'amoureux triomphes
+dans les salons du Paris cosmopolite, se faisait à présent un innocent
+plaisir d'aller avec son «secrétaire» passer la soirée au _music-hall_
+ou au cinématographe; et, pour ce qui était des aventures galantes, il
+se contentait de refaire un brin de cour à une ou deux «honnestes dames»
+auxquelles il avait jadis donné des leçons de _tango_.
+
+Un après-midi, comme les deux amis remontaient les Champs-Élysées, ils
+firent une rencontre particulièrement intéressante. Ce fut Argensola qui
+aperçut le premier, à quelque distance, monsieur et madame Laurier
+venant en sens inverse sur le même trottoir. L'ingénieur, rétabli de ses
+blessures, n'avait perdu qu'un œil, et il avait été renvoyé du front à
+son usine, réquisitionnée par le gouvernement pour la fabrication des
+obus. Il portait les galons de capitaine et avait sur la poitrine la
+croix de la Légion d'honneur. Argensola, qui n'avait rien ignoré des
+amours de Jules, craignit pour celui-ci l'émotion de cette rencontre
+inattendue, et il essaya de détourner l'attention de son compagnon, de
+l'écarter du chemin que suivait le couple. Mais Jules, qui venait de
+reconnaître les Laurier, comprit l'intention d'Argensola et lui dit avec
+un sourire devenu tout à coup sérieux et même un peu triste:
+
+--Tu ne veux pas que je la voie? Rassure-toi: nous sommes l'un et
+l'autre en état de nous rencontrer sans danger et sans honte.
+
+Lorsque les Laurier passèrent à côté de lui, Jules leur fit le salut
+militaire. Laurier répondit correctement par le salut militaire, tandis
+que madame Laurier inclinait légèrement la tête, sans cesser de regarder
+droit devant elle. Puis, après quelques minutes de silence, Jules reprit
+d'une voix un peu rauque, mais ferme:
+
+--J'ai beaucoup aimé cette femme et je l'aime encore. Je fais plus que
+de l'aimer: je l'admire. Son mari est un héros, et elle a raison de le
+préférer à moi. Je ne me pardonnerais pas d'avoir volé à cette noble
+victime de la guerre celle qu'il adorait et dont il méritait d'être
+adoré.
+
+Peu après que Jules fut reparti pour le front, Luisa reçut de sa sœur
+Héléna une lettre arrivée clandestinement de Berlin par l'intermédiaire
+d'un consulat sud-américain établi en Suisse.
+
+Pauvre Héléna von Hartrott! La lettre, parvenue à destination avec un
+mois de retard, ne contenait que des nouvelles funèbres et des paroles
+de désespérance. Deux de ses fils avaient été tués. L'un, Hermann, tout
+jeune encore, avait succombé en territoire occupé par les Allemands; sa
+mère avait donc au moins la consolation de le savoir enterré au milieu
+de ses compagnons d'armes, et, après la guerre, elle pourrait le ramener
+à Berlin et pleurer sur la tombe de cet enfant chéri. Mais l'autre, le
+capitaine Otto, avait péri sur le territoire tenu par les Français, et
+personne ne savait où; il serait donc impossible de retrouver ses restes
+confondus parmi des milliers de cadavres, et la malheureuse mère
+ignorerait éternellement l'endroit où se consumerait ce corps sorti de
+ses entrailles. Un troisième fils avait été grièvement blessé en
+Pologne. Les deux filles avaient perdu leurs fiancés. Quant à Karl, il
+continuait à présider des sociétés pangermanistes et à faire des projets
+d'entreprises colossales pour le temps qui suivrait la prochaine
+victoire; mais il avait beaucoup vieilli. Le savant de la famille,
+Julius, était plus solide que jamais et travaillait fiévreusement à un
+livre qui le couvrirait de gloire: c'était un traité où il établissait
+théoriquement et pratiquement le compte des centaines de milliards que
+l'Allemagne devrait exiger de l'Europe après la victoire décisive, et où
+il dressait la carte des régions sur lesquelles il serait nécessaire
+d'étendre la domination ou au moins l'influence germanique dans les cinq
+parties du monde. La lettre d'Héléna se terminait par ce cri désolé: «Tu
+comprendras mon désespoir, ma chère sœur. Nous étions si heureux! Que
+Dieu châtie ceux qui ont déchaîné sur le monde tant de fléaux! Notre
+empereur est innocent de ce crime. Ses ennemis seuls sont coupables de
+tout.»
+
+De l'avenue Victor-Hugo, la bonne Luisa crut voir les pleurs versés à
+Berlin par la triste Héléna, et elle associa naïvement ses larmes à
+celles de sa sœur. D'abord Marcel, un peu choqué d'une compassion si
+complaisante, ne dit rien: en dépit de la guerre, les deuils sur
+lesquels s'attendrissait sa femme étaient des deuils de famille, et il
+admettait que les affections domestiques restassent dans une certaine
+mesure étrangères aux haines nationales. Mais Luisa qui, faute de
+finesse, outrait parfois l'expression des plus naturels émois de son
+âme, finit par agacer si fort les nerfs de son époux qu'il se regimba
+contre cette excessive sentimentalité.
+
+--Somme toute, dit-il un peu rudement, la guerre est la guerre, et, quoi
+que prétende ta sœur, ce sont les Allemands qui ont commencé. Quant à
+moi, je m'intéresse beaucoup plus à Jules et à ses compagnons d'armes
+qu'aux Hartrott, aux incendiaires de Louvain et aux bombardeurs de
+Reims. Si les fils d'Héléna ont été tués, tant pis pour eux.
+
+--Comme tu es dur! Comme tu manques de pitié pour ceux qui succombent à
+cet abominable carnage!
+
+--Non, j'ai de la pitié plein le cœur; mais je ne la répands point à
+l'aveugle sur les innocents et sur les coupables. Le capitaine Otto et
+ses frères appartenaient à cette caste militaire qui, durant
+quarante-quatre ans, avec une obstination muette et infatigable, a
+préparé le plus énorme forfait qui ait jamais ensanglanté l'humanité.
+Et tu voudrais que je m'apitoyasse sur eux parce qu'ils ont subi le
+destin qu'ils préméditaient de faire subir aux autres?
+
+--Mais n'y a-t-il pas dans l'armée allemande, et même parmi les
+officiers, une multitude de jeunes gens qui ne se destinaient point à la
+carrière des armes, d'étudiants et de professeurs qui travaillaient en
+paix dans les bibliothèques et dans les laboratoires, et qu'aujourd'hui
+la guerre fauche par milliers! Refuseras-tu à ceux-là aussi toute
+compassion?
+
+--Ah! oui, les universitaires! s'écria Marcel, se souvenant de quelques
+conversations qu'il avait eues sur ce sujet avec Tchernoff. Des soldats
+qui portent des livres dans leur sac et qui, après avoir fusillé un lot
+de villageois ou saccagé une ferme, lisent des poètes et des philosophes
+à la lueur des incendies! Enflés de science comme un crapaud de venin,
+orgueilleux de leur prétendue intellectualité, ils se croient capables
+de faire prévaloir les plus exécrables erreurs par une dialectique aussi
+lourde et aussi tortueuse que celle du moyen âge. Thèse, antithèse et
+synthèse! En jonglant avec ces trois mots, ils se font forts de
+démontrer qu'un fait accompli devient sacré par la seule raison du
+succès, que la liberté et la justice sont de romantiques illusions, que
+le vrai bonheur pour les hommes est de vivre enrégimentés à la
+prussienne, que l'Allemagne a le droit d'être la maîtresse du monde,
+_Deutschland über alles!_ et que la Belgique est coupable de sa propre
+ruine parce qu'elle s'est défendue contre les malandrins qui la
+violaient. Ces belliqueux sophistes ont contribué plus que n'importe qui
+à empoisonner l'âme allemande. Le _Herr Professor_ s'est employé par
+tous les moyens à réveiller dans l'âme teutonne les mauvais instincts
+assoupis, et peut-être sa responsabilité est-elle plus grave que celle
+du _Herr Lieutenant_. Lorsque celui-ci poussait à la guerre, il ne
+faisait qu'obéir à ses instincts professionnels. L'autre, en vertu même
+de son éducation, de son instruction et de sa mission, aurait dû se
+faire l'apôtre de la justice et de l'humanité, et au contraire il n'a
+prêché que la barbarie. Je lui préfère les Marocains féroces, les
+farouches Hindoustaniques, les nègres à la mentalité enfantine. Ce n'est
+point pour le _Herr Professor_ que Jésus a dit: «Pardonnez-leur, mon
+Dieu: car ils ne savent pas ce qu'ils font.»
+
+--Mais, chez les Allemands comme chez nous, il y a aussi de pauvres gens
+qui ne demandaient qu'à vivre en paix, à cultiver leur champ, à
+travailler dans leur atelier, à élever honnêtement leur famille.
+
+--Je ne le nie pas et j'accorde volontiers ma commisération à ces
+soldats obscurs, à ces simples d'esprit et de cœur. Mais ne t'imagine
+pas que, même dans la classe des paysans, des ouvriers de fabrique et
+des commis de magasin tous les Boches méritent l'indulgence. Cette race
+gloutonne, aux intestins démesurément longs, fut toujours encline à
+voir dans la guerre un moyen de satisfaire ses appétits et à l'exercer
+comme une industrie plus profitable que les autres. L'histoire des
+Germains n'est qu'une série d'incursions dans les pays du Sud,
+incursions qui n'avaient pas d'autre objet que de voler les biens des
+populations établies sur les rives tempérées de la Méditerranée. Le
+peuple germanique n'a que trop bien conservé ces traditions de
+brigandage, et les Boches d'aujourd'hui ne sont ni moins cruels, ni
+moins avides, ni moins pillards que les Boches d'autrefois. Si le
+kronprinz, les princes et les généraux dévalisent les musées, les
+collections, les salons artistiques, l'homme du peuple, lui, fracture
+les armoires des fermes, y agrippe l'argent et le linge de corps pour
+les envoyer à sa femme et à ses mioches. Quand j'étais à Villeblanche,
+on m'a lu des lettres trouvées dans les poches de prisonniers et de
+morts allemands: c'était un hideux mélange de cruauté sauvage et de
+brutale convoitise. «N'aie pas de pitié pour les pantalons rouges,
+écrivaient les Gretchen à leurs Wilhelm. Tue tout, même les petits
+enfants... Nous te remercions pour les souliers; mais notre fillette ne
+peut pas les mettre: ils sont trop étroits... Tâche d'attraper une bonne
+montre: cela me dispensera d'en acheter une à notre aîné... Notre voisin
+le capitaine a donné comme souvenir de la guerre à son épouse un collier
+de perles; mais toi, tu ne nous envoies que des choses insignifiantes.»
+
+Et la bonne Luisa, ahurie par ce débordement soudain d'éloquence et de
+textes justificatifs, se contenta de répondre à son mari par une
+nouvelle crise de larmes.
+
+ * * * * *
+
+Au commencement de l'automne, l'inquiétude fut grande chez Lacour et
+chez les Desnoyers: pendant quinze jours, ni le père ni la fiancée ne
+reçurent de René le moindre bout de lettre. Le sénateur errait d'un
+bureau à l'autre dans les couloirs du ministère de la Guerre, pour
+tâcher d'obtenir des renseignements. Lorsque enfin il put en avoir,
+l'inquiétude se changea en consternation. Le sous-lieutenant
+d'artillerie avait été grièvement blessé en Champagne; un projectile,
+éclatant sur sa batterie, avait tué plusieurs hommes et mutilé
+l'officier qui les commandait.
+
+Le malheureux père, cessant de poser pour le grand homme et de radoter
+sur ses glorieux ancêtres, versa sans vergogne des larmes sincères.
+Quant à Chichi, blême, tremblante, affolée, elle répétait avec une
+douloureuse obstination qu'elle voulait partir tout de suite, tout de
+suite, pour aller voir son «petit soldat», et Marcel eut beaucoup de
+peine à lui faire comprendre que cette visite était absolument
+impossible, puisqu'on ne savait pas encore à quelle ambulance était le
+blessé.
+
+Les actives démarches du sénateur firent que, quelques jours plus tard,
+René fut ramené dans un hôpital de Paris. Quel triste spectacle pour
+ceux qui l'aimaient! Le sous-lieutenant était dans un état lamentable;
+enveloppé de bandages comme une momie égyptienne, il avait des blessures
+à la tête, au buste, aux jambes, et l'une de ses mains avait été
+emportée par un éclat d'obus. Cela ne l'empêcha pas de sourire à sa
+mère, à son père, à Chichi, à Desnoyers, et de leur dire, d'une voix
+faible, qu'aucune de ces blessures ne paraissait mortelle et qu'il était
+content d'avoir bien servi sa patrie.
+
+Au bout de six semaines, René entra en convalescence. Mais, lorsque
+Marcel et Chichi le virent pour la première fois debout et débarrassé de
+ses bandages, ils éprouvèrent moins de joie que de compassion. Marcel
+avait peine à reconnaître en lui le garçon d'une beauté délicate et même
+un peu féminine auquel il avait promis sa fille; ce qu'il voyait,
+c'était un visage sillonné d'une demi-douzaine de cicatrices violacées,
+une manche où l'avant-bras manquait, une jambe encore raide qui tardait
+à recouvrer sa flexibilité et qui ne permettait au convalescent de
+marcher qu'avec l'aide d'une béquille. Mais Chichi, après un sursaut de
+surprise qu'elle n'avait point réussi à réprimer, eut assez de force sur
+elle-même pour ne montrer que de l'allégresse. Avec la générosité de sa
+nature primesautière, elle avait pris soudain le bon parti,
+c'est-à-dire le parti de l'amour fidèle et du noble dévouement. Si son
+«petit soldat» avait été maltraité par la guerre, c'était une raison de
+plus pour qu'elle l'entourât d'une tendresse consolatrice et
+protectrice.
+
+Dès que René fut autorisé à sortir de l'hôpital, Chichi voulut
+l'accompagner avec sa mère à la promenade. Si, quand ils traversaient
+une rue, un chauffeur ou un cocher ne retenaient pas leur voiture pour
+laisser passer l'infirme, elle leur jetait un regard furibond et les
+traitait mentalement «d'embusqués». Elle palpitait de satisfaction et
+d'orgueil lorsqu'elle échangeait un salut avec des amies, et ses yeux
+leur disaient: «Oui, c'est mon fiancé, un héros!» Elle ne pouvait
+s'empêcher de jeter de temps à autre un coup d'œil oblique sur la croix
+de guerre et sur l'uniforme de son compagnon. Elle tenait
+essentiellement à ce que cet uniforme, défraîchi et taché par le service
+du front, ne fût remplacé par un autre que le plus tard possible: car le
+vieil uniforme était un certificat de valeur guerrière, tandis que
+l'uniforme neuf aurait pu suggérer aux passants l'idée d'un emploi dans
+les bureaux. Non, non; cette croix-là, son «petit soldat» ne l'avait pas
+gagnée au ministère de la Guerre!
+
+--Appuie-toi sur moi! répétait-elle à tout moment.
+
+René se servait encore d'une canne, mais il commençait à marcher sans
+difficulté. Elle n'en exigeait pas moins qu'il lui donnât le bras. Elle
+avait un perpétuel besoin de le soigner, de l'aider comme un enfant, et
+elle était presque fâchée de le voir se rétablir si vite.
+
+Lorsqu'il n'eut plus besoin de canne pour marcher, Desnoyers et le
+sénateur jugèrent que le moment était venu de donner à ce gracieux roman
+le dénouement naturel. Pourquoi retarder plus longtemps les noces? La
+guerre n'était pas un obstacle, et il semblait même qu'elle rendît les
+mariages plus nombreux.
+
+Eu égard aux circonstances, les cérémonies nuptiales s'accomplirent dans
+l'intimité, en présence d'une douzaine de parents et d'amis. Ce n'était
+pas précisément ce que Marcel avait rêvé pour sa fille; il aurait
+préféré des noces magnifiques, dont les journaux auraient longuement
+parlé; mais, en somme, il n'avait pas lieu de se plaindre. Chichi était
+heureuse; elle avait pour mari un homme de cœur et pour beau-père un
+personnage influent qui saurait assurer l'avenir de ses enfants et de
+ses petits-enfants. Au surplus, les affaires allaient à merveille et
+jamais les produits argentins ne s'étaient vendus à un prix aussi élevé
+que depuis la guerre. Il n'y avait donc aucune raison pour se plaindre,
+et le millionnaire avait retrouvé presque tout son optimisme.
+
+Marcel venait de passer l'après-midi à l'atelier, où il avait eu le
+plaisir de causer avec Argensola des bonnes nouvelles que les journaux
+publiaient depuis plusieurs jours. Les Français avaient commencé en
+Champagne une offensive qui leur avait valu une forte avance et beaucoup
+de prisonniers. Sans doute ces succès avaient dû coûter de lourdes
+pertes en hommes; mais cela ne donnait aucun souci à Marcel, parce qu'il
+était persuadé que Jules ne se trouvait pas sur cette partie du front.
+La veille, il avait reçu de son fils une lettre rassurante écrite huit
+ou dix jours auparavant; car presque toutes les lettres arrivaient alors
+avec un long retard. Le sous-lieutenant s'y montrait de bonne et
+vaillante humeur; il était déjà proposé pour les deux galons d'or, et
+son nom figurait au tableau de la Légion d'honneur.
+
+--Je vous l'avais bien dit! répétait Argensola. Vous serez le père d'un
+général de vingt-cinq ans, comme au temps de la Révolution.
+
+Lorsqu'il rentra chez lui, un domestique lui dit que, en l'absence de
+Luisa, M. Lacour et M. René l'attendaient seuls au salon. Dès le premier
+coup d'œil, l'attitude solennelle et la mine lugubre des visiteurs
+l'avertirent qu'ils étaient venus pour une communication pénible.
+
+--Eh bien? leur demanda-t-il d'une voix subitement altérée par
+l'angoisse.
+
+--Mon pauvre ami...
+
+Ce mot suffit pour que le père devinât le cruel message qu'ils lui
+apportaient.
+
+--O mon fils!... balbutia-t-il en s'affaissant dans un fauteuil.
+
+Le sénateur venait d'apprendre la funeste nouvelle au ministère de la
+Guerre. Jules avait été tué dès le début de l'offensive, près d'un
+village dont le rapport officiel donnait le nom; et ce rapport
+spécifiait que le sous-lieutenant avait été enterré par ses camarades
+dans un de ces cimetières improvisés qui se forment sur les champs de
+bataille.
+
+La mort de Jules fut un coup terrible pour les Desnoyers. Le sénateur
+usa de tout son crédit pour leur procurer au moins la triste consolation
+de rechercher la tombe de leur fils et de pleurer sur la terre qui
+recouvrait la chère dépouille. Avant d'obtenir du grand état-major
+l'autorisation nécessaire, il dut multiplier les démarches, forcer de
+nombreux obstacles; mais il insista avec tant d'opiniâtreté et mit en
+mouvement de si puissantes influences qu'il finit par atteindre son but.
+Le ministre donna ordre de mettre à la disposition de la famille
+Desnoyers une automobile militaire et de la faire accompagner par un
+sous-officier qui, ayant appartenu à la compagnie de Jules et ayant
+assisté au combat où celui-ci avait été tué, réussirait probablement à
+retrouver la tombe. Lacour, retenu à Paris par ses devoirs d'homme
+politique,--il ne pouvait se dispenser d'assister à une importante
+séance où l'on craignait que le ministère fût mis en minorité,--eut le
+regret de ne pas accompagner ses amis dans leur triste pèlerinage.
+
+L'automobile avançait lentement, sous le ciel livide d'une matinée
+d'hiver. De tous côtés, dans le lointain de la campagne grise, on
+apercevait des palpitations de choses blanches réunies par grands ou par
+petits groupes, et qui auraient évoqué l'idée d'énormes papillons
+voletant par bandes sur la campagne, si la rigueur de la saison n'avait
+rendu cette hypothèse impossible. A mesure que l'on approchait, ces
+palpitations blanches semblaient se colorer de teintes nouvelles, se
+tacher de rouge et de bleu. C'étaient de petits drapeaux qui, par
+centaines, par milliers, frémissaient au souffle du vent glacial. La
+pluie en avait délavé les couleurs; l'humidité en avait rongé les bords;
+de quelques-uns il ne restait que la hampe, à laquelle pendillait un
+lambeau d'étoffe. Chaque drapeau abritait une petite croix de bois,
+tantôt peinte en noir, tantôt brute, tantôt formée simplement de deux
+bâtons.
+
+--Que de morts! soupira Marcel en promenant ses regards sur la sinistre
+nécropole.
+
+Marcel, Luisa et Chichi étaient en grand deuil. René, qui accompagnait
+sa femme, portait encore l'uniforme de l'armée active; malgré ses
+blessures, il n'avait pas voulu quitter le service, et il avait été
+attaché à une fabrique de munitions jusqu'à la fin de la guerre.
+
+René avait sur ses genoux la carte du champ de bataille et posait des
+questions au sous-officier. Celui-ci ne reconnaissait pas bien les lieux
+où s'était livré le combat: il avait vu ce terrain bouleversé par des
+rafales d'obus et couvert d'hommes; la solitude et le silence le
+désorientaient.
+
+L'automobile avança entre les groupes épars des sépultures, d'abord par
+le grand chemin uni et jaunâtre, puis par des chemins transversaux qui
+n'étaient que de tortueuses fondrières, des bourbiers aux ornières
+profondes, où la voiture sautait rudement sur ses ressorts.
+
+--Que de morts! répéta Chichi en considérant la multitude des croix qui
+défilaient à droite et à gauche.
+
+Luisa, les yeux baissés, égrenait son chapelet et murmurait
+machinalement:
+
+--Ayez pitié d'eux, Seigneur! Ayez pitié d'eux, Seigneur!
+
+Ils étaient arrivés à l'endroit où avait eu lieu le plus terrible de la
+bataille, la lutte à la mode antique, le corps à corps hors des
+tranchées, la mêlée farouche où l'on se bat avec la baïonnette, avec la
+crosse du fusil, avec le couteau, avec les poings, avec les dents. Le
+guide commençait à se reconnaître, indiquait différents points de
+l'horizon. Là-bas étaient les tirailleurs africains; un peu plus loin,
+les chasseurs; l'infanterie de ligne avait chargé des deux côtés du
+chemin, et toutes ces fosses étaient les siennes. L'automobile fit
+halte, et René descendit pour lire les inscriptions des croix.
+
+La plupart des sépultures contenaient plusieurs morts, dont les képis ou
+les casques étaient accrochés aux bras de la croix, et ces effets
+militaires commençaient à se pourrir ou à se rouiller. Sur quelques-unes
+des sépultures, des couronnes, mises là par piété, noircissaient et se
+défaisaient. Presque partout le nombre des corps inhumés avait été
+indiqué par un chiffre sur le bois de la croix, et tantôt ce chiffre
+apparaissait nettement, tantôt il était déjà peu lisible, quelquefois il
+était tout à fait effacé. De tous ces hommes disparus en pleine jeunesse
+rien ne survivrait, pas même un nom sur un tombeau. La seule chose qui
+resterait d'eux, ce serait le souvenir qui, le soir, ferait soupirer
+quelque vieille paysanne conduisant sa vache sur un chemin de France, ou
+celui d'une pauvre veuve qui, à l'heure où ses petits enfants
+reviendraient de l'école, vêtus de blouses noires, n'aurait à leur
+donner qu'un morceau de pain sec et penserait au père dont ils auraient
+peut-être oublié déjà le visage.
+
+--Ayez pitié d'eux, Seigneur! continuait à murmurer Luisa. Ayez pitié de
+leurs mères, de leurs femmes veuves, de leurs enfants orphelins!
+
+Il y avait aussi, reléguées un peu à l'écart, de longues, très longues
+fosses sans drapeaux et sans couronnes, avec une simple croix qui
+portait un écriteau. Elles étaient entourées d'une clôture de piquets,
+et la terre du monticule était blanchie par la chaux qui s'y était
+mélangée. On lisait sur l'écriteau des chiffres d'un effrayant
+laconisme: 200... 300... 400... Ces chiffres déconcertaient
+l'imagination qui répugnait à se représenter les files superposées des
+cadavres couchés par centaines dans l'énorme trou, avec leurs vêtements
+en lambeaux, leurs courroies rompues, leurs casques bosselés, leurs
+bottes terreuses: horrible masse de chairs liquéfiées par la
+décomposition cadavérique, et où les yeux vitreux, les bouches
+grimaçantes, les cœurs éteints se fondaient dans une même fange. Et
+pourtant, à cette idée, Marcel ne put s'empêcher d'éprouver une sorte de
+joie féroce: son fils était mort, mais il avait été bien vengé!
+
+Sur les indications du guide, l'automobile avança encore un peu et prit
+à travers champs pour gagner un certain groupe de tombes. Sans aucun
+doute, c'était là que le régiment de Jules s'était battu. Les
+pneumatiques s'enfonçaient dans la glèbe et aplatissaient les sillons
+ouverts par la charrue; car le travail de l'homme avait recommencé sur
+ces charniers où les labours s'étendaient à côté des fosses et où la
+végétation naissante annonçait le printemps prochain. Déjà les herbes et
+les broussailles se couvraient de boutons gonflés de sève, et, sous les
+premières caresses du soleil, les pointes vertes des blés annonçaient
+qu'en dépit des haines et des massacres la nature nourricière continuait
+à élaborer pour les hommes les inépuisables ressources de la vie.
+
+--Nous y sommes, dit le guide.
+
+Alors Marcel, Luisa et Chichi mirent aussi pied à terre, et la promenade
+funèbre commença entre les tombes. René et le sous-officier allaient
+devant, déchiffraient les inscriptions, s'arrêtaient un moment devant
+celles qui étaient difficiles à lire, puis continuaient leurs
+recherches. Chichi marchait à quelques pas derrière eux, taciturne et
+sombre. Marcel et Luisa les suivaient de loin, péniblement, les pieds
+lourds de terre molle, les jambes flageolantes, le cœur serré.
+
+Une demi-heure s'écoula sans que l'on trouvât rien. Toujours des noms
+inconnus, des croix anonymes, des inscriptions qui indiquaient les
+chiffres d'autres régiments. Les deux vieillards ne tenaient plus debout
+et commençaient à désespérer de retrouver la tombe de leur fils. Ce fut
+Chichi qui tout à coup poussa un cri:
+
+--La voilà!
+
+Ils se réunirent devant un monceau de terre qui avait vaguement la forme
+d'un cercueil et qui commençait à se couvrir d'herbe. Il y avait au
+chevet une croix sur laquelle un compagnon d'armes avait gravé avec la
+pointe de son couteau le nom de «Desnoyers», puis, en abrégé, le grade,
+le régiment et la compagnie.
+
+Luisa et Chichi s'étaient agenouillées sur le sol humide et
+sanglotaient. Le père regardait fixement, avec une sorte de stupeur, la
+croix et le monceau de terre. René et le sous-officier se taisaient, la
+tête basse. Ils avaient tous l'esprit hanté de questions sinistres, en
+songeant à ce cadavre que la glèbe recouvrait de son mystère. Jules
+était-il tombé foudroyé? Avait-il rendu l'âme dans la sérénité de
+l'inconscience? Avait-il au contraire enduré la torture du blessé qui
+meurt lentement de soif, de faim et de froid, et qui, dans une agonie
+lucide, sent la mort gagner peu à peu sa tête et son cœur? Le coup fatal
+avait-il respecté la beauté de ce jeune corps, et la balle meurtrière
+n'y avait-elle fait qu'un trou presque imperceptible, au front, à la
+poitrine? Ou le projectile avait-il horriblement ravagé ces chairs
+saines et mis en lambeaux cet organisme vigoureux? Questions qui
+resteraient éternellement sans réponse. Jamais ceux qui l'avaient aimé
+n'auraient la douloureuse consolation de connaître les circonstances de
+sa mort.
+
+Chichi se releva, s'en alla sans rien dire vers l'automobile, revint
+avec une couronne et une gerbe de fleurs. Elle suspendit la couronne à
+la croix, mit un bouquet au chevet de la tombe, sema à la surface du
+tertre les pétales des roses qu'elle effeuillait gravement,
+solennellement, comme si elle accomplissait un rite religieux.
+
+Cela fait, Marcel et Luisa, précédés par le sous-officier, s'en
+retournèrent silencieusement vers l'automobile, tandis que Chichi et
+René s'attardaient encore quelques minutes près de la tombe.
+
+Les vieux époux, accablés, marchaient au flanc l'un de l'autre; mais
+leurs pensées muettes suivaient des voies différentes.
+
+Luisa, mue par la bonté naturelle de son cœur et par les mystiques
+enseignements de la charité chrétienne, se détachait peu à peu de la
+contemplation de sa propre douleur pour compatir à la douleur d'autrui.
+Elle s'imaginait voir par delà les lignes ennemies sa sœur Héléna
+cheminant aussi parmi des tombes, déchiffrant sur l'une d'elles le nom
+d'un fils chéri, et sanglotant plus désespérément encore à l'idée d'un
+autre fils dont elle ne connaîtrait jamais la sépulture. Partout, hélas!
+les douleurs humaines étaient les mêmes, et la cruelle égalité dans la
+souffrance donnait à tous un droit égal au pardon.
+
+Marcel, au contraire, en homme d'action à qui la vie a enseigné que
+chacun porte ici-bas la responsabilité de ses fautes, songeait à
+l'inévitable châtiment des criminels qui avaient ramené dans le monde la
+Bête apocalyptique et ouvert la carrière aux horribles cavaliers par
+lesquels Tchernoff se plaisait à symboliser les fléaux de la guerre. Ce
+châtiment, Marcel était trop âgé peut-être pour avoir la profonde
+satisfaction d'en être témoin; la mort de son fils avait brusquement
+fait de lui un vieillard, et il pressentait qu'il n'avait plus que
+quelques mois à vivre; mais il n'en était pas moins convaincu que tôt ou
+tard justice serait faite, et faite sans miséricorde. L'indulgence à
+l'égard de ceux qui ont voulu délibérément le mal est une complicité.
+Celui qui pardonne à l'assassin trahit la victime. Il est bon que la
+guerre dévore ses enfants, et, quand on a tiré l'épée, on doit périr par
+l'épée.
+
+En arrière, pendant que René attachait à la croix le bouquet et la
+couronne, Chichi était montée sur un tas de terre qui renfermait
+peut-être des cadavres, et, debout, les sourcils froncés, en comprimant
+de ses deux mains l'envolée de ses jupes agitées par la bise, elle
+contemplait la vaste nécropole. Le souvenir de son frère Jules avait
+passé au second plan dans sa mémoire, et l'aspect de ce champ de mort la
+faisait surtout penser aux vivants. Ses yeux se fixèrent sur René.
+Peut-être songeait-elle que son mari n'avait pas été exposé à un moindre
+péril que son frère, et que c'était pour elle un bonheur quasi
+miraculeux de l'avoir encore sauf et robuste malgré les cicatrices et
+les mutilations.
+
+--Et dire, mon pauvre petit, prononça-t-elle enfin à haute voix, qu'en
+ce moment tu pourrais être sous terre, comme tant d'autres malheureux!
+
+René la regarda, sourit mélancoliquement. Oui, ce qu'elle venait de dire
+était vrai; mais la destinée s'était montrée clémente pour lui,
+puisqu'elle l'avait conservé à la tendresse d'une jeune femme généreuse
+qui était fière du mari mutilé et qui le trouvait plus beau avec ses
+cicatrices.
+
+--Viens! ajouta Chichi impérieusement. J'ai quelque chose à te dire.
+
+Il monta près d'elle sur le tas de terre. Et alors, comme si, au milieu
+de ce champ funèbre, elle sentait mieux la joie triomphante de la vie,
+elle lui jeta les bras autour du cou, l'étreignit contre son sein qui
+exhalait un chaud parfum d'amour, lui imprima sur la bouche un baiser
+qui mordait. Et ses jupes, libres au vent, moulèrent la courbe superbe
+de sa taille où se dessinaient déjà les rondeurs de la maternité.
+
+FIN
+
+
+
+
+
+TABLE
+
+
+I.--DE BUENOS-AIRES A PARIS 1
+
+II.--LA FAMILLE DESNOYERS 35
+
+III.--LE COUSIN DE BERLIN 75
+
+IV.--OU APPARAISSENT LES QUATRE CAVALIERS 104
+
+V.--PERPLEXITÉS ET DÉSARROI 129
+
+VI.--EN RETRAITE 172
+
+VII.--PRÈS DE LA GROTTE SACRÉE 196
+
+VIII.--L'INVASION 222
+
+IX.--LA RECULADE 269
+
+X.--APRÈS LA MARNE 295
+
+XI.--LA GUERRE 317
+
+XII.--GLORIEUSES VICTIMES 348
+
+ * * * * *
+
+671-17.--Coulommiers. Imp. PAUL BRODARD.--7-18.
+
+7157-9-17.
+
+ * * * * *
+
+NOTES:
+
+[A] _Los cuatro jinetes del Apocalipsis, novela,_ par Vicente Blasco
+Ibáñez; Prometeo, Sociedad editorial, Germanias, Valencia, [1916].--La
+présente traduction est plus courte que l'original. Les coupures et les
+remaniements ont été approuvés par l'auteur.--G. H.
+
+[B] En vertu de la législation argentine, Jules Desnoyers, né en
+Argentine de Marcel Desnoyers, colon français, était Argentin par le
+seul fait de sa naissance.--G. H.
+
+[C] Nom qu'on donne dans l'Amérique du Sud aux domaines ruraux.--G. H.
+
+[D] Airs de danse.--G. H.
+
+[E] Pièce de monnaie qui vaut cinq francs.--G. H.
+
+[F] Ferme où l'on fait l'élevage.--G. H.
+
+[G] Prière de ne pas piller. Ce sont des personnes bienveillantes.
+
+[H] Quoique de nationalité argentine, Jules a pu s'engager dans un
+régiment français en raison de la nationalité française de son père.--G.
+H.
+
+
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Les quatre cavaliers de l'apocalypse, by
+Vicente Blasco Ibáñez and G. Hérelle
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES QUATRE CAVALIERS ***
+
+***** This file should be named 39492-0.txt or 39492-0.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ http://www.gutenberg.org/3/9/4/9/39492/
+
+Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
+Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
+produced from images generously made available by The
+Internet Archive)
+
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
+
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+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
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+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
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+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
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+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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--- /dev/null
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@@ -0,0 +1,9474 @@
+The Project Gutenberg EBook of Les quatre cavaliers de l'apocalypse, by
+Vicente Blasco Ibez and G. Hrelle
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Les quatre cavaliers de l'apocalypse
+
+Author: Vicente Blasco Ibez
+
+Translator: G. Hrelle
+
+Release Date: April 20, 2012 [EBook #39492]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES QUATRE CAVALIERS ***
+
+
+
+
+Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
+Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
+produced from images generously made available by The
+Internet Archive)
+
+
+
+
+
+
+
+
+LES QUATRE CAVALIERS
+
+DE
+
+L'APOCALYPSE
+
+CALMANN-LVY, DITEURS
+
+
+DU MME AUTEUR
+
+Format in-18.
+
+ARNES SANGLANTES 1 Vol.
+
+FLEUR DE MAI 1 --
+
+DANS L'OMBRE DE LA CATHDRALE 1 --
+
+TERRES MAUDITES 1 --
+
+LA HORDE 1 --
+
+Droits de reproduction et de traduction rservs pour tous les pays y
+compris la Russie.
+
+Copyright, 1917, by CALMANN-LVY.
+
+671-17.--Coulommiers. Imp. PAUL BRODARD.--7-18
+
+
+
+
+V. BLASCO-IBEZ
+
+LES
+
+QUATRE CAVALIERS
+
+DE
+
+L'APOCALYPSE
+
+ROMAN TRADUIT DE L'ESPAGNOL
+
+PAR
+
+G. HRELLE
+
+PARIS CALMANN-LVY, DITEURS 3, RUE AUBER, 3
+
+_Il a t lir de cet ouvrage_
+
+VINGT-CINQ EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE
+
+_tous numrots._
+
+
+
+
+LES QUATRE CAVALIERS DE L'APOCALYPSE[A]
+
+
+
+
+I
+
+DE BUENOS-AIRES A PARIS
+
+
+Le 7 juillet 1914, Jules Desnoyers, le jeune peintre d'mes, comme on
+l'appelait dans les salons cosmopolites du quartier de l'toile,--beaucoup
+plus clbre toutefois pour la grce avec laquelle il dansait le _tango_
+que pour la sret de son dessin et pour la richesse de sa
+palette,--s'embarqua Buenos-Aires sur le _Koenig Frederic-August_,
+paquebot de Hambourg, afin de rentrer Paris.
+
+Lorsque le paquebot s'loigna de la terre, le monde tait parfaitement
+tranquille. Au Mexique, il est vrai, les blancs et les mtis
+s'exterminaient entre eux, pour empcher les gens de s'imaginer que
+l'homme est un animal dont la paix dtruit les instincts combatifs. Mais
+sur tout le reste de la plante les peuples montraient une sagesse
+exemplaire. Dans le transatlantique mme, les passagers, de nationalits
+trs diverses, formaient un petit monde qui avait l'air d'tre un
+fragment de la civilisation future offert comme chantillon l'poque
+prsente, une bauche de cette socit idale o il n'y aurait plus ni
+frontires, ni antagonismes de races.
+
+Un matin, la musique du bord, qui, chaque dimanche, faisait entendre le
+_choral_ de Luther, veilla les dormeurs des cabines de premire classe
+par la plus inattendue des aubades. Jules Desnoyers se frotta les yeux,
+croyant vivre encore dans les hallucinations du rve. Les cuivres
+allemands mugissaient la _Marseillaise_ dans les couloirs et sur les
+ponts. Le garon de cabine, souriant de la surprise du jeune homme, lui
+expliqua cette trange chose. C'tait le 14 juillet, et les paquebots
+allemands avaient coutume de clbrer comme des ftes allemandes les
+grandes ftes de toutes les nations qui fournissaient du fret et des
+passagers. La rpublique la plus insignifiante voyait le navire pavois
+en son honneur. Les capitaines mettaient un soin scrupuleux accomplir
+les rites de cette religion du pavillon et de la commmoration
+historique. Au surplus, c'tait une distraction qui aidait les
+passagers tromper l'ennui de la traverse et qui servait la
+propagande germanique.
+
+Tandis que les musiciens promenaient aux divers tages du navire une
+_Marseillaise_ galopante, suante et mal peigne, les groupes les plus
+matineux commentaient l'vnement.
+
+--Quelle dlicate attention, disaient les dames sud-amricaines. Ces
+Allemands ne sont pas aussi vulgaires qu'ils le paraissent. Et il y a
+des gens qui croient que l'Allemagne et la France vont se battre!
+
+Ce jour-l, les Franais peu nombreux qui se trouvaient sur le paquebot
+grandirent dmesurment dans la considration des autres voyageurs. Ils
+n'taient que trois: un vieux joaillier qui revenait de visiter ses
+succursales d'Amrique, et deux demoiselles qui faisaient la commission
+pour des magasins de la rue de la Paix, vestales aux yeux gais et au nez
+retrouss, qui se tenaient distance et qui ne se permettaient jamais
+la moindre familiarit avec les autres passagers, beaucoup moins bien
+levs qu'elles. Le soir, il y eut un dner de gala. Au fond de la salle
+ manger, le drapeau franais et celui de l'empire formaient une
+magnifique et absurde dcoration. Tous les Allemands avaient endoss le
+frac, et les femmes exhibaient la blancheur de leurs paules. Les
+livres des domestiques taient celles des grandes ftes. Au dessert, un
+couteau carillonna sur un verre, et il se fit un profond silence: le
+commandant allait parler. Ce brave marin, qui joignait ses fonctions
+nautiques l'obligation de prononcer des harangues aux banquets et
+d'ouvrir les bals avec la dame la plus respectable du bord, se mit
+dbiter un chapelet de paroles qui ressemblaient des grincements de
+portes. Jules, qui savait un peu d'allemand, saisit au vol quelques
+bribes de ce discours. L'orateur rptait chaque instant les mots
+paix et amis. Un Allemand courtier de commerce, assis table prs
+du peintre, s'offrit celui-ci comme interprte, avec l'obsquiosit
+habituelle des gens qui vivent de rclame, et il donna son voisin des
+explications plus prcises.
+
+--Le commandant demande Dieu de maintenir la paix entre l'Allemagne et
+la France, et il espre que les relations des deux peuples deviendront
+de plus en plus amicales.
+
+Un autre orateur se leva, toujours la table que prsidait le marin.
+C'tait le plus considrable des passagers allemands, un riche
+industriel de Dusseldorff, nomm Erckmann, qui faisait de grosses
+affaires avec la Rpublique Argentine. Jamais on ne l'appelait par son
+nom. Il avait le titre de Conseiller de Commerce, et, pour ses
+compatriotes, il tait _Herr Commerzienrath,_ comme son pouse tait
+_Frau Rath._ Mais ses intimes l'appelaient aussi le Capitaine: car il
+commandait une compagnie de _landsturm._ Erckmann se montrait beaucoup
+plus fier encore du second titre que du premier, et, ds le dbut de la
+traverse, il avait eu soin d'en informer tout le monde. Tandis qu'il
+parlait, le peintre examinait cette petite tte et cette robuste
+poitrine qui donnaient au Conseiller de Commerce quelque ressemblance
+avec un dogue de combat; il imaginait le haut col d'uniforme comprimant
+cette nuque rouge et faisant saillir un double bourrelet de graisse; il
+souriait de ces moustaches cires dont les pointes se dressaient d'un
+air menaant. Le Conseiller avait une voix sche et tranchante qui
+semblait assner les paroles: c'tait sans doute de ce ton que
+l'empereur dbitait ses harangues. Par instinctive imitation des
+traneurs de sabre, ce bourgeois belliqueux ramenait son bras droit vers
+sa hanche, comme pour appuyer sa main sur la garde d'une pe invisible.
+
+Aux premires paroles, malgr la fire attitude et le ton impratif de
+l'orateur, tous les Allemands clatrent de rire, en hommes qui savent
+apprcier la condescendance d'un _Herr Commerzienrath_ lorsqu'il daigne
+divertir par des plaisanteries les personnes auxquelles il s'adresse.
+
+--Il dit des choses trs amusantes, expliqua encore l'interprte voix
+basse. Toutefois, ces choses n'ont rien de blessant pour les Franais.
+
+Mais bientt les auditeurs tudesques cessrent de rire: le
+_Commerzienrath_ avait abandonn la grandiose et lourde ironie de son
+exorde et dveloppait la partie srieuse de son discours. Selon lui, les
+Franais taient de grands enfants, gais, spirituels, incapables de
+prvoyance. Ah! s'ils finissaient par s'entendre avec l'Allemagne! si,
+au bord de la Seine, on consentait oublier les rancunes du pass!...
+
+Et le discours devint de plus en plus grave, prit un caractre
+politique.
+
+--Il dit, monsieur, chuchota de nouveau l'interprte l'oreille de
+Jules, qu'il souhaite que la France soit trs grande et qu'un jour les
+Allemands et les Franais marchent ensemble contre un ennemi commun...
+contre un ennemi commun...
+
+Aprs la proraison, le conseiller-capitaine leva son verre en l'honneur
+de la France.
+
+--_Hoch!_ s'cria-t-il, comme s'il commandait une volution ses
+soldats de la rserve.
+
+Il poussa ce cri trois reprises, et toute la masse germanique, debout,
+rpondit par un _Hoch!_ qui ressemblait un rugissement, tandis que la
+musique, installe dans le vestibule de la salle manger, attaquait la
+_Marseillaise_.
+
+Jules tait de nationalit argentine[B], mais il portait un nom
+franais, avait du sang franais dans les veines. Il fut donc mu; un
+frisson d'enthousiasme lui monta dans le dos, ses yeux se mouillrent,
+et, lorsqu'il but son champagne, il lui sembla qu'il buvait en mme
+temps quelques larmes. Oui, ce que faisaient ces gens qui, d'ordinaire,
+lui paraissaient si ridicules et si plats, mritait d'tre approuv. Les
+sujets du kaiser ftant la grande date de la Rvolution! Il se persuada
+qu'il assistait un mmorable vnement historique.
+
+--C'est trs bien, trs bien! dit-il d'autres Sud-Amricains qui
+taient ses voisins de table. Il faut reconnatre qu'aujourd'hui
+l'Allemagne a t vraiment courtoise.
+
+Le jeune homme passa le reste de la soire au fumoir, o l'attirait la
+prsence de madame la Conseillre. Le capitaine de _landsturm_ jouait un
+poker avec quelques compatriotes qui lui taient infrieurs dans la
+hirarchie des dignits et des richesses. Son pouse se tenait auprs de
+lui, suivant de l'oeil le va-et-vient des domestiques chargs de bocks,
+mais sans oser prendre sa part dans cette norme consommation de bire:
+elle avait des prtentions l'lgance et elle craignait beaucoup
+d'engraisser. C'tait une Allemande la moderne, qui ne reconnaissait
+son pays d'autre dfaut que la lourdeur des femmes et qui combattait en
+sa propre personne ce danger national par toute sorte de rgimes
+alimentaires. Les repas taient pour elle un supplice. Sa maigreur,
+obtenue et maintenue force de volont, rendait plus apparente la
+robustesse de sa constitution, la grosseur de son ossature, ses
+mchoires puissantes, ses dents larges, saines, splendides: des dents
+qui suggraient au peintre l'irrvrencieuse tentation de la comparer
+mentalement la silhouette sche et dgingande d'une jument de course.
+Elle est mince, se disait-il en l'observant du coin de l'oeil, et
+cependant elle est norme. Le mari, lui, admirait l'lgance de sa
+Bertha, toujours vtue d'toffes dont les couleurs indfinissables
+faisaient penser l'art persan et aux miniatures des manuscrits
+mdivaux; mais il dplorait qu'elle ne lui et pas donn d'enfants, et
+il regardait presque cette strilit comme un crime de haute trahison.
+La patrie allemande tait fire de la fcondit de ses femmes, et le
+kaiser, avec ses hyperboles d'artiste, avait pos en principe que la
+vritable beaut allemande doit avoir un mtre cinquante centimtres de
+ceinture.
+
+Madame la Conseillre rservait volontiers Jules Desnoyers un sige
+auprs du sien: car elle le tenait pour l'homme le plus distingu de
+tous les passagers. Le peintre tait de taille moyenne, et son front
+brun se dessinait comme un triangle sous deux bandeaux de cheveux noirs,
+lisses, lustrs comme des planches de laque: prcisment le contraire
+des hommes qui entouraient madame la Conseillre. Au surplus, il
+habitait Paris, la ville qu'elle n'avait pas vue encore, quoiqu'elle
+et fait maints voyages dans les deux hmisphres.
+
+--Ah! Paris, Paris! soupirait-elle en ouvrant de grands yeux et en
+allongeant les lvres. Comme j'aimerais y passer une saison!
+
+Et, pour qu'il lui racontt la vie de Paris, elle se permettait
+certaines confidences sur les plaisirs de Berlin, mais avec une modestie
+rougissante, en admettant d'avance qu'il y a beaucoup mieux dans le
+monde et qu'elle avait grande envie de connatre ce mieux-l.
+
+_Herr Commerzienrath_ continuait entre amis son speech du dessert, et
+ses auditeurs taient de leurs lvres des cigares colossaux pour lancer
+des grognements d'approbation. La prsence de Jules les avait mis tous
+d'aimable humeur; ils savaient que son pre tait Franais, et cela
+suffisait pour qu'ils l'accueillissent comme s'il arrivait directement
+du Quai d'Orsay et reprsentait la plus haute diplomatie de la
+Rpublique. Pour eux, c'tait la France qui venait fraterniser avec
+l'Allemagne.
+
+--Quant nous, dclara le _Commerzienrath_ en regardant fixement le
+peintre comme s'il attendait de lui une dclaration solennelle, nous
+dsirons vivre en parfaite amiti avec la France.
+
+Jules approuva. Par le fait, il jugeait bon que les nations fussent
+amies les unes des autres, et il ne voyait aucun inconvnient ce
+qu'elles affirmassent cette amiti, chaque fois que l'occasion s'en
+prsentait.
+
+--Malheureusement, reprit l'industriel sur un ton plaintif, la France se
+montre hargneuse avec nous. Il y a des annes que notre empereur lui
+tend la main avec une noble loyaut, et elle feint de ne pas s'en
+apercevoir. Vous reconnatrez que cela n'est pas correct.
+
+Jules ne s'occupait jamais de politique, et cette conversation trop
+austre commenait l'ennuyer. Pour y mettre un peu de piquant, il eut
+la fantaisie de rpondre:
+
+--Avant de prtendre l'amiti des Franais, peut-tre feriez-vous bien
+de leur rendre ce que vous leur avez pris.
+
+A ces mots il se fit un silence de stupfaction, comme si l'on et sonn
+sur le transatlantique la cloche d'alarme. Plusieurs, qui portaient le
+cigare leurs lvres, demeurrent la main immobile deux doigts de la
+bouche, les yeux dmesurment ouverts. Ce fut le capitaine de
+_landsturm_ qui se chargea de donner une forme verbale cette muette
+protestation.
+
+--Rendre! s'cria-t-il, d'une voix qui semblait assourdie par le soudain
+rehaussement de son col. Nous n'avons rien rendre, pour la bonne
+raison que nous n'avons rien pris. Ce que nous possdons, nous l'avons
+gagn par notre hrosme.
+
+Devant toute affirmation faite sur un ton altier, Jules sentait
+renatre en lui l'hrditaire instinct de contradiction, et il rpliqua
+froidement:
+
+--C'est comme si je vous avais vol votre montre, et qu'ensuite je vous
+proposasse d'tre bons amis et d'oublier le pass. Mme si vous tiez
+enclin au pardon, encore faudrait-il qu'auparavant je vous rendisse
+votre montre.
+
+Le capitaine voulut rpondre tant de choses la fois qu'il balbutia,
+sautant avec incohrence d'une ide une autre. Comparer la reconqute
+de l'Alsace un vol!... Une terre allemande!... La race!... La
+langue!... L'histoire!...
+
+--Mais qu'est-ce qui prouve que l'Alsace a la volont d'tre allemande?
+interrogea le jeune homme sans se dpartir de son calme. Quand lui
+avez-vous demand son opinion?
+
+Le capitaine demeura incertain, comme s'il hsitait entre deux partis
+prendre: tomber coups de poing sur l'insolent, ou l'craser de son
+mpris.
+
+--Jeune homme, profra-t-il enfin avec majest, vous ne savez ce que
+vous dites. Vous tes Argentin et vous n'entendez rien aux affaires de
+l'Europe.
+
+Tous les assistants approuvrent, dpouillant subitement Jules de la
+nationalit qu'ils lui attribuaient tout l'heure. Quant au capitaine
+Erckmann, il lui tourna le dos avec une rudesse militaire, ramassa sur
+le tapis qu'il avait devant lui un jeu de cartes, et se mit faire
+silencieusement une russite.
+
+Si pareille scne se ft passe terre, Jules aurait cess toute
+relation avec ces malotrus; mais l'invitable promiscuit de la vie sur
+un transatlantique oblige l'indulgence. Il se montra donc bon enfant,
+lorsque, le lendemain, le _Commerzienrath_ et ses amis vinrent lui et,
+pour effacer tout fcheux souvenir, lui prodigurent les politesses.
+C'tait un jeune homme qui appartenait une famille riche, et par
+consquent il fallait le mnager. Toutefois ils eurent soin de ne plus
+faire allusion son origine franaise. Pour eux, dsormais, il tait
+Argentin; et cela fit que, tous en choeur, ils s'intressrent la
+prosprit de l'Argentine et de tous les tats de l'Amrique du Sud. Ils
+attribuaient chacun de ces pays une importance excessive, commentaient
+avec gravit les faits et gestes de leurs hommes politiques, donnaient
+entendre qu'il n'y avait personne en Allemagne qui ne se proccupt de
+leur avenir, prdisaient chacun d'eux une gloire future, reflet de la
+gloire impriale, pourvu qu'ils acceptassent de demeurer sous
+l'influence allemande.
+
+Le peintre eut la faiblesse de revenir au fumoir, de prfrence
+l'heure o la partie tait termine et o une dbauche de bire et de
+gros cigares de Hambourg ftait la chance des gagnants. C'tait l'heure
+des expansions germaniques, de l'intimit entre hommes, des lents et
+lourds badinages, des contes monts en couleur. Le _Commerzienrath_
+prsidait, sans se dpartir de sa prminence, ces bats de ses
+compatriotes, sages ngociants des ports hansatiques, qui jouissaient
+de larges crdits la _Deutsche Bank_, ou riches boutiquiers installs
+dans les rpubliques de la Plata avec leurs innombrables familles. Lui,
+il tait un capitaine, un guerrier, et, chaque bon mot qu'il
+accueillait par un rire dont son paisse nuque tait secoue, il se
+croyait au bivouac avec des compagnons d'armes. Jules admirait
+l'hilarit facile dont tous ces hommes taient dous; pour rire avec
+fracas, ils se rejetaient en arrire sur leurs siges; et, s'il advenait
+que l'auditoire ne partaget par cette gat violente, le conteur avait
+un moyen infaillible de remdier au manque de succs:
+
+--On a cont cela au kaiser, disait-il, et le kaiser en a beaucoup ri.
+
+Cela suffisait pour que tout le monde rt gorge dploye.
+
+Lorsque le paquebot approcha de l'Europe, un flot de nouvelles
+l'assaillit. Les employs de la tlgraphie sans fil travaillaient
+continuellement. Un soir, Jules, en entrant au fumoir, vit les Allemands
+gesticuler avec animation. Au lieu de boire de la bire, ils avaient
+fait apporter du Champagne des bords du Rhin. Le capitaine Erckmann
+offrit une coupe au jeune homme.
+
+--C'est la guerre! dit-il avec enthousiasme. Enfin c'est la guerre! Il
+tait temps...
+
+Jules fit un geste de surprise.
+
+--La guerre? Quelle guerre?
+
+Il avait lu comme tout le monde, sur le tableau du vestibule, un
+radiotlgramme annonant que le gouvernement autrichien venait
+d'envoyer un ultimatum la Serbie; mais cela ne lui avait pas donn la
+moindre motion. Il mprisait les affaires des Balkans: c'taient des
+querelles de pouilleux, qui accaparaient mal propos l'attention du
+monde et qui le distrayaient de choses plus srieuses. En quoi cet
+vnement pouvait-il intresser le belliqueux conseiller? Les deux
+nations finiraient bien par s'entendre. La diplomatie sert parfois
+quelque chose.
+
+--Non! dclara rudement le capitaine. C'est la guerre, la guerre bnie.
+La Russie soutiendra la Serbie, et nous, nous appuierons notre allie.
+Que fera la France? Savez-vous ce que fera la France?
+
+Jules haussa les paules, d'un air qui signifiait la fois son
+incomptence et son indiffrence.
+
+--C'est la guerre, vous dis-je, rpta l'autre, la guerre prventive
+dont nous avons besoin. La Russie grandit trop vite, et c'est contre
+nous qu'elle se prpare. Encore quatre ans de paix, et elle aura termin
+la construction de ses chemins de fer stratgiques. Alors sa force
+militaire, jointe celle de ses allis, vaudra la ntre. Le mieux est
+donc de lui porter ds maintenant un coup dcisif. Il faut savoir
+profiter de l'occasion... Ah! la guerre! la guerre prventive! Ce sera
+le salut de l'industrie allemande.
+
+Ses compatriotes l'coutaient en silence. Il semblait que quelques-uns
+ne partageassent pas son enthousiasme. Leur imagination de ngociants
+voyait les affaires paralyses, les succursales en faillite, les crdits
+coups par les banques, bref, une catastrophe plus effrayante pour eux
+que les batailles et les massacres. Nanmoins ils approuvaient par des
+grognements et par des hochements de tte les froces dclamations du
+capitaine de _landsturm_. Jules crut que le conseiller et ses
+admirateurs taient ivres.
+
+--Prenez garde, capitaine, rpondit-il d'un ton conciliant. Ce que vous
+dites manque peut-tre de logique. Comment une guerre favoriserait-elle
+l'industrie allemande? D'un jour l'autre l'Allemagne largit davantage
+son action conomique; elle conquiert chaque mois un march nouveau;
+chaque anne, son bilan commercial augmente dans des proportions
+incroyables. Il y a un demi-sicle, elle tait rduite donner pour
+matelots ses quelques navires les cochers de Berlin punis par la
+police; aujourd'hui ses flottes de commerce et de guerre sillonnent tous
+les ocans, et il n'est aucun port o la marchandise allemande n'occupe
+sur les quais la place la plus considrable. Donc, ce qu'il faut
+l'Allemagne, c'est continuer vivre ainsi et se prserver des aventures
+guerrires. Encore vingt ans de paix, et les Allemands seront les
+matres de tous les marchs du monde, triompheront de l'Angleterre, leur
+matresse et leur rivale, dans cette lutte o il n'y a pas de sang
+rpandu. Voulez-vous, comme un homme qui risque sur une carte sa fortune
+entire, exposer de gat de coeur toute cette prosprit dans une lutte
+qui, en somme, pourrait vous tre dfavorable?
+
+--Ce qu'il nous faut, rpliqua rageusement Erckmann, c'est la guerre, la
+guerre prventive! Nous vivons entours d'ennemis, et cela ne peut pas
+durer. Qu'on en finisse une bonne fois! Eux ou nous! L'Allemagne se sent
+assez forte pour dfier le monde. Notre devoir est de mettre fin la
+menace russe. Et si la France ne se tient pas tranquille, tant pis pour
+elle! Et si quelque autre peuple ose intervenir contre nous, tant pis
+pour lui! Quand je monte dans mes ateliers une machine nouvelle, c'est
+pour qu'elle produise, non pour qu'elle demeure au repos. Puisque nous
+possdons la premire arme du monde, servons nous-en; sinon, elle
+risquerait de se rouiller. Oui, oui! on veut nous touffer dans un
+cercle de fer; mais l'Allemagne a la poitrine robuste, et, en se
+raidissant elle brisera le corset mortel. Rveillons-nous avant qu'on ne
+nous enchane dans notre sommeil! Malheur ceux que rencontrera notre
+pe!
+
+Jules se crut oblig de rpondre cette dclaration arrogante. Il
+n'avait jamais vu le cercle de fer dont se plaignaient les Allemands.
+Tout ce que faisaient les nations voisines, c'tait de prendre leurs
+prcautions et de ne pas continuer vivre dans une inerte confiance en
+prsence de l'ambition dmesure des Germains; elles se prparaient tout
+simplement se dfendre contre une agression presque certaine; elles
+voulaient se mettre en tat de soutenir leur dignit menace par les
+prtentions les plus inoues.
+
+--Les autres peuples, conclut-il, ont bien le droit de se prmunir
+contre vous. N'est-ce pas vous qui reprsentez un pril pour le monde?
+
+Le paquebot n'tant plus dans les mers amricaines, le _Commerzienrath_
+mit dans sa riposte la hauteur d'un matre de maison qui relve une
+incongruit.
+
+--J'ai dj eu l'honneur de vous faire observer, jeune homme, dit-il en
+imitant le flegme des diplomates, que vous n'tes qu'un Sud-Amricain et
+que vous n'entendez rien ces questions.
+
+Ainsi se terminrent les relations de Jules avec le conseiller et son
+clan. A mesure que les passagers allemands se rapprochaient de leur
+patrie, ils se dpouillaient du servile dsir de plaire qui les
+accompagnait dans leurs voyages au nouveau monde, et aucun d'eux
+n'essaya de rconcilier le peintre et le capitaine.
+
+Cependant le service tlgraphique fonctionnait sans rpit, et le
+commandant confrait trs souvent dans sa cabine avec le
+_Commerzienrath_, parce que celui-ci tait le plus important personnage
+du groupe allemand. Les autres cherchaient les lieux isols pour
+s'entretenir voix basse. Tous les jours, sur le tableau du vestibule,
+apparaissaient des nouvelles de plus en plus alarmantes, reues par les
+appareils radiotlgraphiques.
+
+Dans la matine du jour qui devait tre pour Jules Desnoyers le dernier
+du voyage, le garon de cabine l'appela.
+
+--_Herr,_ montez donc sur le pont: c'est joli voir.
+
+La mer tait voile de brume; mais travers les vapeurs flottantes se
+dessinaient des silhouettes semblables des les, avec de robustes
+tours et des minarets pointus. Ces les s'avanaient sur l'eau huileuse,
+lentement et majestueusement, d'une pesante allure. Jules en compta
+dix-huit, qui semblaient emplir l'Ocan. C'tait l'escadre de la Manche
+qui, par ordre du gouvernement britannique, venait de quitter les ctes
+anglaises, sans autre objet que de faire constater sa force. Pour la
+premire fois, en contemplant dans le brouillard ce dfil de
+_dreadnoughts_ qui donnaient l'ide d'un troupeau de monstres marins
+prhistoriques, le peintre se rendit compte de la puissance de
+l'Angleterre. Lorsque le paquebot allemand passa entre les navires de
+guerre, il fut comme rapetiss, comme humili, et Jules s'aperut qu'il
+acclrait sa marche. On dirait, pensa le jeune homme, que notre bateau
+a la conscience inquite et qu'il veut se mettre en sret.
+
+Un peu aprs midi, le _Koenig Frederic-August_ entra dans la rade de
+Southampton, mais pour en sortir le plus rapidement possible. Quoique
+l'on et embarquer une norme quantit de personnes et de bagages, les
+oprations de l'escale se firent avec une diligence prodigieuse. Deux
+vapeurs pleins abordrent le transatlantique, et une avalanche
+d'Allemands tablis en Angleterre envahit les ponts. Puis le paquebot
+reprit sa route dans le canal avec une vitesse insolite dans des parages
+si frquents.
+
+Ce jour-l, on faisait sur ce boulevard maritime des rencontres
+extraordinaires. Des fumes vues l'horizon dcelrent l'escadre
+franaise qui ramenait de Russie le prsident Poincar. Puis ce furent
+de nombreux vaisseaux anglais, qui montaient la garde devant les ctes
+comme des dogues vigilants. Deux cuirasss de l'Amrique du Nord se
+reconnurent leurs mts en forme de corbeilles. Un vaisseau russe,
+blanc et brillant depuis les hunes jusqu' la ligne de flottaison, passa
+ toute vapeur, se dirigeant vers la Baltique. Les passagers du
+paquebot, accouds au bordage, commentaient ces rencontres.
+
+--a va mal, disaient-ils, a va mal! Cette fois-ci, l'affaire est
+srieuse.
+
+Et ils regardaient avec inquitude les ctes voisines, droite et
+gauche. Ces ctes avaient leur aspect habituel; mais on devinait que
+dans l'arrire-pays se prparait un grand vnement.
+
+Le paquebot devait arriver Boulogne vers minuit et sjourner en rade
+jusqu' l'aube pour permettre aux voyageurs un dbarquement plus
+commode. Or il arriva dix heures, jeta l'ancre loin du port, et le
+commandant donna des ordres pour que le dbarquement se ft l'instant
+mme. Il fallait repartir le plus tt possible: les appareils
+radiographiques ne fonctionnaient pas pour rien.
+
+A la lumire des feux bleus qui rpandaient sur la mer une clart
+livide, commena le transbordement des passagers et des bagages
+destination de Paris. Les matelots bousculaient les dames qui
+s'attardaient compter leurs malles; les garons de service emportaient
+les enfants comme des paquets. La prcipitation gnrale abolissait
+l'excessive obsquiosit germanique.
+
+Jules, descendu sur un remorqueur que les ondulations de la mer
+faisaient danser, se trouva en bas du transatlantique dont le flanc noir
+et immobile ressemblait un mur cribl de trous lumineux, mur au-dessus
+duquel s'allongeaient comme d'immenses balcons les garde-fous des ponts
+chargs de gens qui saluaient avec leurs mouchoirs. Puis la distance
+s'largit entre le transatlantique qui partait et les remorqueurs qui se
+dirigeaient vers la terre. Et tout coup une voix de stentor, celle du
+capitaine Erckmann, cria du bateau, dans un accompagnement d'clats de
+rire:
+
+--Au revoir, messieurs les Franais! Nous nous reverrons bientt
+Paris!
+
+Le paquebot se perdit dans l'ombre avec la prcipitation de la fuite et
+l'insolence d'une vengeance prochaine. C'tait le dernier paquebot
+allemand qui, cette anne-l, devait toucher la cte franaise.
+
+A Boulogne, Jules Desnoyers dut attendre trois heures le train spcial
+qui amnerait Paris les voyageurs d'Amrique, et il profita de ce
+retard pour entrer dans un caf et pour crire madame Marguerite
+Laurier une longue lettre o il l'avertissait de son retour et la priait
+de lui donner le plus tt possible un rendez-vous.
+
+Quand il arriva Paris, vers quatre heures du matin, il fut reu la
+gare du Nord par son camarade Pepe Argensola, qui remplissait auprs de
+lui les fonctions multiples d'ami, d'intendant et de parasite. Chez lui,
+rue de la Pompe, il fit un bon somme qui le reposa des fatigues du
+voyage, et il ne se leva que pour djeuner. Pendant qu'il tait table,
+Argensola lui remit un petit bleu par lequel Marguerite lui assignait un
+rendez-vous pour le jour mme, cinq heures de l'aprs-midi, dans le
+jardin de la Chapelle expiatoire.
+
+Aprs djeuner, il alla voir ses parents, avenue Victor-Hugo. Sa mre
+Luisa lui jeta les bras autour du cou aussi passionnment que si elle
+l'avait cru perdu pour toujours; sa soeur Luisita, dite Chichi,
+l'accueillit avec une tendresse mle de curiosit sympathique l'gard
+de ce frre chri qu'elle savait tre un mauvais sujet; et il eut mme
+la surprise de trouver aussi la maison sa tante Hlna, qui avait
+laiss en Allemagne son mari Karl von Hartrott et ses innombrables
+enfants pour venir passer deux ou trois mois chez les Desnoyers; mais il
+ne put voir son pre Marcel, dj sorti pour aller prendre au cercle des
+nouvelles de cette guerre invraisemblable dont l'ide hantait tous les
+esprits.
+
+A quatre heures et demie, il pntra dans le jardin de la Chapelle
+expiatoire. C'tait une demi-heure trop tt; mais son impatience
+d'amoureux lui donnait l'illusion d'avancer l'heure de la rencontre en
+avanant sa propre arrive au lieu convenu.
+
+Marguerite Laurier tait une jeune dame lgante, un peu lgre, encore
+honnte, qu'il avait connue dans le salon du snateur Lacour. Elle tait
+marie un ingnieur qui avait dans les environs de Paris une fabrique
+de moteurs pour automobiles. Laurier tait un homme de trente-cinq ans,
+grand, un peu lourd, taciturne, et dont le regard lent et triste
+semblait vouloir pntrer jusqu'au fond des hommes et des choses. Sa
+femme, moins ge que lui de dix ans, avait d'abord accept avec une
+souriante condescendance l'adoration silencieuse et grave de son poux;
+mais elle s'en tait bientt lasse, et, lorsque Jules, le peintre
+fashionable, tait apparu dans sa vie, elle l'avait accueilli comme un
+rayon de soleil. Ils se plurent l'un l'autre. Elle avait t flatte
+de l'attention que l'artiste lui prtait, et l'artiste l'avait trouve
+moins banale que ses admiratrices ordinaires. Ils eurent donc des
+entrevues dans les jardins publics et dans les squares; ils se
+promenrent amoureusement aux Buttes-Chaumont, au Luxembourg, au parc
+Montsouris. Elle frissonnait dlicieusement de terreur la pense
+d'tre surprise par Laurier, lequel, trs occup de sa fabrique, n'avait
+pas encore le moindre soupon. D'ailleurs elle entendait bien ne pas se
+donner Jules avec la mme facilit que tant d'autres: cet amour la
+fois innocent et coupable tait sa premire faute, et elle voulait que
+ce ft la dernire. La situation paraissait sans issue, et Jules
+commenait s'impatienter de ces relations trop chastes et mme un peu
+puriles, dont les plus grandes licences consistaient prendre quelques
+baisers la drobe.
+
+Fut-ce une amie de Marguerite qui devina l'intrigue et qui la fit
+connatre au mari par une lettre anonyme? Fut-ce Marguerite qui se
+trahit elle-mme par ses rentres tardives, par ses gats
+inexplicables, par l'aversion qu'elle tmoigna inopinment l'ingnieur
+dans l'intimit conjugale? Le fait est que Laurier se mit pier sa
+femme et n'eut aucune peine constater les rendez-vous qu'elle avait
+avec Jules. Comme il aimait Marguerite d'une passion profonde et se
+croyait trahi beaucoup plus irrparablement qu'il ne l'tait en
+ralit, des ides violentes et contradictoires se heurtrent dans son
+esprit. Il songea la tuer; il songea tuer Desnoyers; il songea se
+tuer lui-mme. Finalement il ne tua personne, et, par bont pour cette
+femme qui le traitait si mal, il accepta sa disgrce. En somme, c'tait
+sa faute, s'il n'avait pas su se faire aimer. Mais il tait homme
+d'honneur et ne pouvait accepter le rle de mari complaisant. Il eut
+donc avec Marguerite une brve explication qui se termina par cet arrt:
+
+--Dsormais nous ne pouvons plus vivre ensemble. Retourne chez ta mre
+et demande le divorce. Je n'y ferai aucune opposition et je faciliterai
+le jugement qui sera rendu en ta faveur. Adieu.
+
+Aprs cette rupture, le peintre tait parti pour l'Amrique afin de
+prendre des arrangements avec les fermiers des biens qu'il y possdait
+en propre, de vendre quelques pices de terre, et de runir la grosse
+somme dont il avait besoin pour son mariage et pour l'organisation de sa
+maison.
+
+Lorsque Jules eut franchi la grille par o l'on entre du boulevard
+Haussmann dans le jardin de la Chapelle expiatoire, il y trouva les
+alles pleines d'enfants qui couraient et piaillaient. Il reut dans les
+jambes un cerceau pouss par un bambin; il fit un faux pas contre un
+ballon. Autour des chtaigniers fourmillait le public ordinaire des
+jours de chaleur. C'taient des servantes des maisons voisines, qui
+cousaient ou qui babillaient, tout en suivant d'un regard distrait les
+jeux des petits confis leur garde; c'taient des bourgeois du
+quartier, venus l pour lire leur journal avec l'illusion d'y jouir de
+la paix d'un bocage. Tous les bancs taient occups. Les chaises de fer,
+siges payants, servaient d'asile des femmes charges de paquets,
+des bourgeoises des environs de Paris qui attendaient des personnes de
+leur famille pour prendre le train la gare Saint-Lazare.
+
+Aprs trois semaines de traverse pendant lesquelles Jules avait volu
+sur la piste ovale d'un pont de navire avec l'automatisme d'un cheval de
+mange, il avait plaisir se mouvoir librement sur cette terre ferme o
+ses chaussures faisaient grincer le sable. Ses pieds, habitus un sol
+instable, gardaient encore une sensation de dsquilibrement. Il se
+promenait de long en large; mais ses alles et venues n'attiraient
+l'attention de personne. Une proccupation commune semblait s'tre
+empare de tout le monde, hommes et femmes; les gens changeaient
+haute voix leurs impressions; ceux qui tenaient un journal la main
+voyaient leurs voisins s'approcher avec un sourire interrogatif. Il n'y
+avait plus trace de la mfiance et de la crainte instinctives qui
+portent les habitants des grandes villes s'ignorer mutuellement ou
+se dvisager comme des ennemis.
+
+Ils parlent de la guerre, pensa Jules. A cette heure, la possibilit
+de la guerre est pour les Parisiens l'unique sujet de conversation.
+
+Hors du jardin, mme anxit et mme tendance une sympathie
+fraternelle. Lorsque les vendeurs de journaux passaient en criant les
+ditions du soir, ils taient arrts dans leur course par les mains
+avides des passants qui se disputaient les feuilles. Tout lecteur tait
+aussitt entour d'un groupe de gens qui lui demandaient des nouvelles
+ou qui essayaient de dchiffrer par-dessus ses paules les manchettes
+imprimes en caractres gras. De l'autre ct du square, dans la rue des
+Mathurins, sous la tente d'un dbit de vin, des ouvriers coutaient les
+commentaires d'un camarade qui, avec des gestes oratoires, montrait le
+texte d'une dpche. La circulation dans les rues, le mouvement gnral
+de la cit taient les mmes que les autres jours; mais il semblait que
+les voitures marchaient plus vite, qu'il y avait dans l'air comme un
+frisson de fivre, que l'on discourait et que l'on souriait d'une faon
+diffrente. Tout le monde paraissait connatre tout le monde. Les femmes
+du jardin regardaient Jules comme si elles l'avaient dj vu cent fois.
+Il aurait pu s'approcher d'elles et engager la conversation sans
+qu'elles en prouvassent la moindre surprise.
+
+Ils parlent de la guerre, se rpta-t-il, mais avec la commisration
+d'un esprit suprieur qui connat l'avenir et qui s'lve au-dessus des
+opinions communes.
+
+L'inquitude publique n'tait, selon lui, que la surexcitation nerveuse
+d'un peuple qui, accoutum une vie paisible, s'alarme ds qu'il
+entrevoit un danger pour son bien-tre. On avait parl si souvent d'une
+guerre imminente propos de conflits qui, la dernire minute,
+s'taient rsolus pacifiquement! Au surplus, l'homme est enclin
+considrer comme logique et raisonnable tout ce qui flatte son gosme,
+et il rpugnait Jules que la guerre clatt, parce qu'elle aurait
+drang ses plans de vie.
+
+Mais non, il n'y aura pas de guerre! s'affirma-t-il encore lui-mme.
+Ces gens sont fous. Il n'est pas possible qu'on fasse la guerre une
+poque comme la ntre.
+
+Et il regarda sa montre. Cinq heures. Marguerite arriverait d'un moment
+ l'autre. Il crut la reconnatre de loin dans une dame qui entrait au
+jardin par la rue Pasquier; mais, quand il eut fait quelques pas vers
+elle, il constata son erreur. Du, il reprit sa promenade. La mauvaise
+humeur lui fit voir beaucoup plus laid qu'il ne l'est en ralit le
+monument dont la Restauration a orn l'ancien cimetire de la Madeleine.
+Le temps passait, et elle n'arrivait pas. Il surveillait de ses yeux
+impatients toutes les entres du jardin. Et il advint ce qui advenait
+presque tous leurs rendez-vous: elle se prsenta devant lui
+l'improviste, comme si elle tombait du ciel ou surgissait de la terre,
+telle une apparition.
+
+--Marguerite! Oh! Marguerite!
+
+Il hsitait presque la reconnatre. Il prouvait une sorte
+d'tonnement revoir ce visage qui avait occup son imagination pendant
+les trois mois du voyage, mais qui, d'un jour l'autre, s'tait pour
+ainsi dire spiritualis par le vague idalisme de l'absence. Puis, tout
+ coup, il lui sembla qu'au contraire le temps et l'espace taient
+abolis, qu'il n'avait fait aucun voyage et que quelques heures seulement
+s'taient coules depuis leur dernire entrevue.
+
+Ils allrent s'asseoir sur des chaises de fer, l'abri d'un massif
+d'arbustes. Mais, peine assise, elle se leva. L'endroit tait
+dangereux: les gens qui passaient sur le boulevard n'avaient qu'
+tourner les yeux pour les dcouvrir, et elle avait beaucoup d'amies qui,
+ cette heure, sortaient peut-tre des grands magasins du quartier. Ils
+cherchrent donc un meilleur refuge dans un coin du monument; mais ce
+n'tait pas encore la solitude. A quelques pas d'eux, un gros monsieur
+myope lisait son journal; un peu plus loin, des femmes bavardaient, leur
+ouvrage sur les genoux.
+
+--Tu es bruni, lui dit-elle; tu as l'air d'un marin. Et moi, comment me
+trouves-tu?
+
+Jules ne l'avait jamais trouve si belle. Marguerite tait un peu plus
+grande que lui, svelte et harmonieuse. Sa dmarche avait un rythme ais,
+gracieux, presque foltre. Les traits de son visage n'taient pas fort
+rguliers, mais avaient une grce piquante.
+
+--As-tu pens beaucoup moi? reprit-elle. Ne m'as-tu pas trompe?
+Dis-moi la vrit: tu sais que, quand tu mens, je m'en aperois tout de
+suite.
+
+--Je n'ai pas cess un instant de penser toi! rpondit-il en mettant
+sa main sur son coeur, comme s'il prtait serment devant un juge
+d'instruction. Et toi, qu'as-tu fait pendant que j'tais en Amrique?
+
+Ce disant, il lui prit une main qu'il caressa; puis il essaya doucement
+d'introduire un doigt entre le gant et la peau satine. En dpit de la
+discrtion de ce geste, le monsieur qui lisait son journal remarqua le
+mange et jeta vers eux des regards indigns. Faire des niaiseries
+amoureuses dans un jardin public, alors que l'Europe tait menace d'une
+pareille catastrophe!
+
+Marguerite repoussa la main trop audacieuse et parla de ce qu'elle avait
+fait en l'absence de Jules. Elle s'tait ennuye beaucoup; elle avait
+tch de tuer le temps; elle tait alle au thtre avec son frre; elle
+avait eu plusieurs confrences avec son avocat, qui l'avait renseigne
+sur la marche suivre pour le divorce.
+
+--Et ton mari? demanda Jules.
+
+--Ne parlons pas de lui, veux-tu? Le pauvre homme me fait piti. Il est
+si bon, si correct! Mon avocat m'assure qu'il consent tout, qu'il ne
+veut susciter aucune difficult. Tu sais que je lui ai apport une dot
+de trois cent mille francs et qu'il a mis cette somme dans ses
+affaires. Eh bien, il veut me rendre les trois cent mille francs, et
+mme, quoique cela doive le gner beaucoup, il veut me les rendre
+aussitt aprs le divorce. Par moments, j'ai comme un remords du mal que
+je lui ai fait. Il est si bon, si honnte!
+
+--Mais moi? interrompit Jules, vex de cette dlicatesse inopportune.
+
+--Oh! toi, tu es mon bonheur! s'cria-t-elle avec un transport d'amour.
+Il y a des situations cruelles; mais qu'y faire? Chacun doit vivre sa
+vie, sans s'inquiter des ennuis qui peuvent en rsulter pour les
+autres. tre goste, c'est le secret du bonheur.
+
+Elle garda un instant le silence; puis, comme si ces penses lui taient
+pnibles, elle sauta brusquement un autre sujet.
+
+--Toi qui es si bien instruit de toutes choses, crois-tu la guerre?
+Tout le monde en parle; mais j'imagine que cela finira par s'arranger.
+
+Jules la confirma dans cet optimisme. Lui non plus, il ne croyait pas
+la guerre.
+
+--Notre temps, reprit Marguerite, ne permet plus ces sauvageries. J'ai
+connu des Allemands bien levs qui, sans aucun doute, pensent comme toi
+et moi. Un vieux professeur qui frquente chez nous expliquait hier ma
+mre qu' notre poque de progrs les guerres ne sont plus possibles. Au
+bout de deux mois peine on manquerait d'hommes; au bout de trois
+mois, il n'y aurait plus d'argent pour continuer la lutte. Je ne me
+rappelle pas bien comment il expliquait cela; mais il l'expliquait avec
+tant d'vidence que c'tait plaisir de l'entendre.
+
+Elle rflchit un peu, tchant de retrouver ses souvenirs: puis,
+effraye de l'effort qu'il lui faudrait faire, elle se contenta
+d'ajouter en son propre nom:
+
+--Figure-toi un peu ce que serait une guerre. Quelle horreur! La vie
+sociale serait abolie. Il n'y aurait plus ni runions, ni toilettes, ni
+thtres. Il serait mme impossible d'inventer des modes. Toutes les
+femmes porteraient le deuil. Conois-tu pareille chose? Et Paris devenu
+un dsert! Paris qui me semblait si joli tout l'heure, en venant au
+rendez-vous! Non, non, cela n'est pas possible.... Tu sais que le mois
+prochain nous allons Vichy? Ma mre a besoin de prendre les eaux. Et
+ensuite nous irons Biarritz. Aprs Biarritz, je suis invite dans un
+chteau de la Loire. Au surplus, il y a mon divorce: j'espre que notre
+mariage pourra se clbrer l't prochain. Et une guerre viendrait
+dranger tous ces projets? Non, je te rpte que cela n'est pas
+possible. Mon frre et ses amis rvent, quand ils parlent du pril
+allemand. Peut-tre mon mari est-il aussi de ceux qui croient la guerre
+prochaine et qui s'y prparent; mais c'est une sottise. Dis comme moi
+que c'est une sottise. Dis, je le veux!
+
+Il dit donc que c'tait une sottise; et elle, tranquillise par cette
+affirmation, passa autre chose, Comme elle venait de parler de son
+divorce, elle pensa l'objet du voyage que Jules venait de faire.
+
+--Le plaisir de te voir, reprit-elle, m'a fait oublier le plus
+important. As-tu russi te procurer l'argent dont tu as besoin?
+
+Il prit l'air d'un d'homme d'affaires pour parler de ses finances. Il
+rapportait moins qu'il ne l'esprait. Il avait trouv le pays dans une
+de ces crises conomiques qui le tourmentent priodiquement. Malgr
+cela, il avait russi se procurer quatre cent mille francs reprsents
+par un chque. En outre, on lui ferait un peu plus tard de nouveaux
+envois: un propritaire terrien, avec qui il avait quelques liens de
+parent, s'occuperait de ces ngociations.
+
+Elle parut satisfaite de la rponse et prit son tour un air de femme
+srieuse.
+
+--L'argent est l'argent, dclara-t-elle sentencieusement, et, sans
+argent, il n'y a pas de bonheur sr. Tes quatre cent mille francs et ce
+que j'ai moi-mme nous permettront de vivre.
+
+Ils se turent, les yeux dans les yeux. Ils s'taient dit l'essentiel, ce
+qui intressait leur avenir. Maintenant une proccupation nouvelle
+obsdait leur me. Ils n'osaient pas se parler en amants. D'une minute
+l'autre les tmoins devenaient plus nombreux autour d'eux. Les petites
+modistes, au sortir de l'atelier, les dames, au sortir des magasins,
+coupaient travers le jardin pour raccourcir leur route. L'alle se
+transformait en rue, et tous les passants jetaient un regard curieux sur
+cette dame lgante et sur son compagnon, blottis derrire les arbustes
+comme des gens qui cherchent se cacher. Quelques-uns les dvisageaient
+avec rprobation; d'autres, encore plus agaants, souriaient d'un air de
+complicit protectrice.
+
+--Quel ennui! soupira Marguerite. On va nous surprendre.
+
+Une jeune fille la regarda fixement, et Marguerite crut reconnatre une
+employe d'un couturier fameux.
+
+--Allons-nous-en vite! dit-elle. Si on nous voyait ensemble!...
+
+Jules protesta. Pourquoi s'en aller? Ils couraient partout le mme
+risque d'tre reconnus. D'ailleurs c'tait sa faute, elle. Puisqu'elle
+avait si peur de la curiosit des gens, pourquoi n'acceptait-elle de
+rendez-vous que dans des lieux publics? Il y avait un endroit o elle
+serait l'abri de toute surprise; mais elle s'tait toujours refuse
+y venir.
+
+--Oui, oui, je sais: ton atelier. Je t'ai dj dit cent fois que non.
+
+--Mais puisque nos affaires sont presque rgles? Puisque nous serons
+maris dans quelques mois?
+
+--N'insiste pas. Je veux que tu pouses une femme honnte.
+
+Il eut beau plaider avec une loquence passionne, elle resta ferme dans
+sa rsolution. Il se rsigna donc faire signe un taxi, o elle
+monta pour rentrer chez sa mre. Mais, au moment o il prenait cong
+d'elle, elle le retint par la main et lui demanda:
+
+--Ainsi, tu ne crois pas la guerre?... Rpte-le. Je veux l'entendre
+encore de ta bouche. Cela me rassure.
+
+
+
+
+II
+
+LA FAMILLE DESNOYERS
+
+
+Marcel Desnoyers, pre de Jules, appartenait une famille ouvrire
+tablie dans un faubourg de Paris. Devenu orphelin quatorze ans, il
+avait t mis en apprentissage par sa mre dans l'atelier d'un sculpteur
+ornemaniste. Le patron, content de son travail et de ses progrs, put
+bientt l'employer, malgr son jeune ge, dans les travaux qu'il
+excutait alors en province.
+
+En 1870, Marcel avait dix-neuf ans. Les premires nouvelles de la guerre
+le surprirent Marseille, o il tait occup la dcoration d'un
+thtre.
+
+Comme tous les jeunes gens de sa gnration, il tait hostile
+l'Empire, et, chez lui, cette hostilit tait encore accrue par
+l'influence de quelques vieux camarades qui avaient jou un rle dans la
+Rpublique de 1848 et qui gardaient le vif souvenir du coup d'tat du 2
+dcembre. Un jour, il avait assist dans les rues de Marseille une
+manifestation populaire en faveur de la paix, manifestation qui avait
+surtout pour objet de protester contre le gouvernement. Les rpublicains
+en lutte implacable contre l'empereur, les membres de l'Internationale
+qui venait de s'organiser, un grand nombre d'Espagnols et d'Italiens qui
+s'taient enfuis de leur pays la suite d'insurrections rcentes,
+composaient le cortge. Un tudiant chevelu et phtisique portait le
+drapeau. C'est la paix que nous voulons, chantaient les manifestants.
+Une paix qui unisse tous les hommes! Mais sur cette terre les plus
+nobles intentions sont rarement comprises, et, lorsque les amis de la
+paix arrivrent la Cannebire avec leur drapeau et leur profession de
+foi, ce fut la guerre qui leur barra le passage. La veille, quelques
+bataillons de zouaves qui allaient renforcer l'arme la frontire,
+avaient dbarqu sur les quais de la Joliette, et ces vtrans, habitus
+ la vie coloniale qui rend les gens peu scrupuleux en matire de
+horions, crurent devoir intervenir, les uns avec leurs baonnettes, les
+autres avec leurs ceinturons dgrafs. Vive la guerre! Et une averse
+de coups tomba sur les pacifistes. Marcel vit le candide tudiant rouler
+avec son drapeau sous les pieds des zouaves; mais il n'en vit pas
+davantage, parce que, ayant attrap quelques anguillades et une lgre
+blessure l'paule, il dut se sauver comme les autres.
+
+Ce jour-l, pour la premire fois, se rvla son caractre tenace et
+orgueilleux, qui s'irritait de la contradiction et devenait alors
+susceptible d'adopter des rsolutions extrmes. Le souvenir des coups
+reus l'exaspra comme un outrage qui rclamait vengeance. Il se refusa
+donc absolument faire la guerre, et, puisqu'il n'avait pas d'autre
+moyen pour viter d'y prendre part, il rsolut d'abandonner son pays.
+L'empereur n'avait pas compter sur lui pour le rglement de ses
+affaires: le jeune ouvrier, qui devait tirer au sort dans quelques mois,
+renonait l'honneur de le servir. D'ailleurs, rien ne retenait Marcel
+en France: car sa mre tait morte l'anne prcdente. Qui sait si la
+richesse n'attendait pas l'migrant dans les pays d'outre-mer! Adieu,
+France, adieu!
+
+Comme il avait quelques conomies, il put acheter la complaisance d'un
+courtier du port qui consentit l'embarquer sans papiers. Ce courtier
+lui offrit mme le choix entre trois navires dont l'un tait en partance
+pour l'gypte, l'autre pour l'Australie, le troisime pour Montevideo et
+Buenos-Aires. Marcel, qui n'avait aucune prfrence, choisit tout
+simplement le bateau qui partait le premier, et ce fut ainsi qu'un beau
+matin il se trouva en route pour l'Amrique du Sud, sur un petit vapeur
+qui, au moindre coup de mer, faisait un horrible bruit de ferraille et
+grinait dans toutes ses jointures.
+
+La traverse dura quarante-trois jours, et, lorsque Marcel dbarqua
+Montevideo, il y apprit les revers de sa patrie et la chute de l'Empire.
+Il prouva quelque honte d'avoir pris la fuite, quand il sut que la
+nation se gouvernait elle-mme et se dfendait courageusement derrire
+les murailles de Paris. Mais, quelques mois plus tard, les vnements de
+la Commune le consolrent de son escapade. S'il tait demeur l-bas, la
+colre que lui auraient cause les dsastres publics, ses relations de
+compagnonnage, le milieu mme o il vivait, tout l'aurait pouss la
+rvolte. A cette heure, il serait fusill ou il vivrait dans un bagne
+colonial avec quantit de ses anciens camarades. Il se flicita donc de
+son migration et cessa de penser aux choses de sa patrie. La difficult
+de gagner sa vie dans un pays tranger fit qu'il ne s'inquita plus que
+de sa propre personne, et bientt il se sentit une audace et un aplomb
+qu'il n'avait jamais eus dans le vieux monde.
+
+Il travailla d'abord de son mtier Buenos-Aires. La ville commenait
+s'accrotre, et, pendant plusieurs annes, il y dcora des faades et
+des salons. Puis il se fatigua de ce travail, qui ne lui procurerait
+jamais qu'une fortune mdiocre. Il voulait que le nouveau monde
+l'enricht vite. A vingt-six ans, il se lana de nouveau en pleine
+aventure, abandonna les villes, entreprit d'arracher la richesse aux
+entrailles d'une nature vierge. Il tenta des cultures dans les forts
+du Nord; mais les sauterelles les lui dvastrent en quelques heures.
+Il fut marchand de btail, poussant devant lui, avec deux bouviers, des
+troupeaux de bouvillons et de mules qu'il faisait passer au Chili ou en
+Bolivie, travers les solitudes neigeuses des Andes. A vivre ainsi,
+dans ces prgrinations qui duraient des mois sur des plateaux sans fin,
+il perdit l'exacte notion du temps et de l'espace. Puis, quand il se
+croyait sur le point d'arriver la fortune, une spculation malheureuse
+le dpossdait de tout ce qu'il avait si pniblement gagn. Ce fut dans
+une de ces crises de dcouragement,--il venait alors d'atteindre la
+trentaine,--qu'il entra au service d'un grand propritaire nomm Julio
+Madariaga. Il avait fait la connaissance de ce millionnaire rustique
+l'occasion de ses achats de btail.
+
+Madariaga tait un Espagnol venu jeune en Argentine et qui, s'tant pli
+aux moeurs du pays et vivant comme un _gaucho_, avait fini par acqurir
+d'normes _estancias_[C]. Ses terres taient aussi vastes que telle ou
+telle principaut europenne, et son infatigable vigueur de centaure
+avait beaucoup contribu la prosprit de ses affaires. Il galopait
+des journes entires sur les immenses prairies o il avait t l'un des
+premiers planter l'alfalfa, et, grce l'abondance de ce fourrage, il
+pouvait, au temps de la scheresse, acheter presque pour rien le btail
+qui mourait de faim chez ses voisins et qui s'engraissait tout de suite
+chez lui. Il lui suffisait de regarder quelques minutes une bande d'un
+millier de btes pour en savoir au juste le nombre, et, quand il faisait
+le tour d'un troupeau, il distinguait au premier coup d'oeil les animaux
+malades. Avec un acheteur comme Madariaga, les roueries et les artifices
+des vendeurs taient peine perdue.
+
+--Mon garon, lui avait dit Madariaga, un jour qu'il tait de bonne
+humeur, vous tes dans la dbine. L'impcuniosit se sent de loin.
+Pourquoi continuez-vous cette chienne de vie? Si vous m'en croyez,
+restez chez moi. Je me fais vieux et j'ai besoin d'un homme.
+
+Quand l'arrangement fut conclu, les voisins de Madariaga, c'est--dire
+les propritaires tablis quinze ou vingt lieues de distance,
+arrtrent sur le chemin le nouvel employ pour lui prdire toute sorte
+de dboires. Cela ne durerait pas longtemps: personne ne pouvait vivre
+avec Madariaga. On ne se rappelait plus le nombre des intendants qui
+avaient pass chez lui. Marcel ne tarda pas constater qu'en effet le
+caractre de Madariaga tait insupportable; mais il constata aussi que
+son patron, en vertu d'une sympathie spciale et inexplicable,
+s'abstenait de le molester.
+
+--Ce garon est une perle, rptait volontiers Madariaga, comme pour
+excuser la considration qu'il tmoignait au Franais. Je l'aime parce
+qu'il est srieux. Il n'y a que les gens srieux qui me plaisent.
+
+Ni Marcel, ni sans doute Madariaga lui-mme ne savaient au juste en quoi
+pouvait bien consister le srieux que ce dernier attribuait son
+homme de confiance; mais Marcel n'en tait pas moins flatt de voir que
+_l'estanciero_, agressif avec tout le monde, mme avec les personnes de
+sa famille, abandonnait pour causer avec lui le ton rude du matre et
+prenait un accent quasi paternel.
+
+La famille de Madariaga se composait de sa femme, _Misi_ Petrona, qu'il
+appelait la _Chinoise_, et de deux filles adultes, Luisa et Hlna, qui,
+revenues au domaine aprs avoir pass quelques annes en pension,
+Buenos-Aires, avaient bientt recouvr une bonne partie de leur
+rusticit primitive.
+
+_Misi_ Petrona se levait en pleine nuit pour surveiller le djeuner des
+ouvriers, la distribution du biscuit, la prparation du caf ou du mat;
+elle gourmandait les servantes bavardes et paresseuses, qui
+s'attardaient volontiers dans les bosquets voisins de la maison; elle
+exerait la cuisine une autorit souveraine. Mais, ds que la voix de
+son mari se faisait entendre, elle se recroquevillait sur elle-mme dans
+un silence craintif et respectueux; table, elle le contemplait de ses
+yeux ronds et fixes, et lui tmoignait une soumission religieuse.
+
+Quant aux filles, le pre leur avait richement meubl un salon dont
+elles prenaient grand soin, mais o, malgr leurs protestations, il
+apportait chaque instant le dsordre de ses rudes habitudes. Les
+opulents tapis s'attristaient des vestiges de boue imprims par les
+bottes du centaure; la cravache tranait sur une console dore; les
+chantillons de mas parpillaient leurs grains sur la soie d'un divan
+o ces demoiselles osaient peine s'asseoir. Dans le vestibule, prs de
+la porte, il y avait une bascule; et, un jour qu'elles lui avaient
+demand de la faire transporter dans les dpendances, il entra presque
+en fureur. Il serait donc oblig de faire un voyage toutes les fois
+qu'il voudrait vrifier le poids d'une peau crue?
+
+Luisa, l'ane, qu'on appelait _Chicha_, la mode amricaine, tait la
+prfre de son pre.
+
+--C'est ma pauvre _Chinoise_ toute crache, disait-il. Aussi bonne et
+aussi travailleuse que sa mre, mais beaucoup plus dame.
+
+Marcel n'avait pas la moindre vellit de contredire cet loge, qu'il
+aurait plutt trouv insuffisant; mais il avait de la peine admettre
+que cette belle fille ple, modeste, aux grands yeux noirs et au sourire
+d'une malice enfantine, et la moindre ressemblance physique avec
+l'estimable matrone qui lui avait donn le jour.
+
+Hlna, la cadette, tait d'un tout autre caractre. Elle n'avait aucun
+got pour les travaux du mnage et passait au piano des journes
+entires tapoter des exercices avec une conscience dsesprante.
+
+--Grand Dieu! s'criait le pre exaspr par cette rafale de notes. Si
+au moins elle jouait la _jota_ et le _pericn_[D]!
+
+Et, l'heure de la sieste, il s'en allait dormir sur son hamac, au
+milieu des eucalyptus, pour chapper ces interminables sries de
+gammes ascendantes et descendantes. Il l'avait surnomme la
+romantique, et elle tait continuellement l'objet de ses algarades ou
+de ses moqueries. O avait-elle pris des gots que n'avaient jamais eus
+son pre ni sa mre? Pourquoi encombrait-elle le coin du salon avec
+cette bibliothque o il n'y avait que des romans et des posies? Sa
+bibliothque, lui, tait bien plus utile et bien plus instructive:
+elle se composait des registres o tait consigne l'histoire de toutes
+les btes fameuses qu'il avait achetes pour la reproduction ou qui
+taient nes chez lui de parents illustres. N'avait-il pas possd
+Diamond III, petit-fils de Diamond I qui appartint au roi d'Angleterre,
+et fils de Diamond II qui fut vainqueur dans tous les concours!
+
+Marcel tait depuis cinq ans dans la maison lorsque, un beau matin, il
+entra brusquement au bureau de Madariaga.
+
+--Don Julio, je m'en vais. Ayez l'obligeance de me rgler mon compte.
+
+Madariaga le regarda en dessous.
+
+--Tu t'en vas? Et le motif?
+
+--Oui, je m'en vais.... Il faut que je m'en aille....
+
+--Ah! brigand! Je le sais bien, moi, pourquoi tu veux t'en aller!
+T'imagines-tu que le vieux Madariaga n'a pas surpris les oeillades de
+mouche morte que tu changes avec sa fille? Tu n'as pas mal russi, mon
+garon! Te voil matre de la moiti de mes _pesos_[E], et tu peux dire
+que tu as refait l'Amrique.
+
+Tout en parlant, Madariaga avait empoign sa cravache et en donnait de
+petits coups dans la poitrine de son intendant, avec une insistance dont
+celui-ci ne discernait pas encore si elle tait bienveillante ou
+hostile.
+
+--C'est prcisment pour cela que je viens prendre cong de vous,
+rpliqua Marcel avec hauteur. Je sais que mon amour est absurde, et je
+pars.
+
+--Vraiment? hurla le patron. Monsieur part? Monsieur croit qu'il est
+matre de faire ce qui lui plat?... Le seul qui commande ici, c'est le
+vieux Madariaga, et je t'ordonne de rester.... Ah! les femmes! Elles ne
+servent qu' mettre la msintelligence entre les hommes. Quel malheur
+que nous ne puissions pas vivre sans elles!
+
+Bref, Marcel Desnoyers pousa _Chicha_, et dsormais son beau-pre
+s'occupa beaucoup moins des affaires du domaine. Tout le poids de
+l'administration retomba sur le gendre.
+
+Madariaga, plein d'attentions dlicates pour le mari de sa fille
+prfre, lui fit un jour une surprise: il lui ramena de Buenos-Aires un
+jeune Allemand, Karl Hartrott, qui aiderait Marcel pour la comptabilit.
+Au dire de Madariaga, cet Allemand tait un trsor; il savait tout,
+pouvait s'acquitter de toutes les besognes.
+
+Par le fait, aprs une courte preuve, Marcel fut trs satisfait de son
+aide-comptable. Sans doute celui-ci appartenait une nation ennemie de
+la France; mais peu importait, en somme: il y a partout d'honntes gens,
+et Karl tait un serviteur modle. Il se tenait distance de ses gaux
+et se montrait inflexible avec ses infrieurs. Il paraissait employer
+toutes ses facults bien remplir ses fonctions et admirer ses
+matres. Ds que Madariaga ouvrait la bouche ou prononait quelque bon
+mot, Karl approuvait de la tte, clatait de rire. Lorsque Marcel
+entrait au bureau, il se levait de son sige, le saluait avec une
+raideur militaire. Il causait peu, s'appliquait beaucoup son travail,
+faisait sans observation tout ce qu'on lui commandait de faire. En
+outre,--et cela n'tait pas ce qui plaisait le plus Desnoyers,--il
+espionnait le personnel pour son propre compte et venait dnoncer
+toutes les ngligences, tous les manquements. Madariaga ne se lassait
+pas de se fliciter de cette acquisition.
+
+--Ce Karl fait merveilleusement notre affaire, disait-il. Les Allemands
+sont si souples, si disciplins! Et puis, ils ont si peu d'amour-propre!
+A Buenos-Aires, quand ils sont commis, ils balaient le magasin, tiennent
+la comptabilit, s'occupent de la vente, dactylographient, font la
+correspondance en quatre ou cinq langues, et par-dessus le march, le
+cas chant, ils accompagnent en ville la matresse du patron, comme si
+c'tait une grande dame et qu'ils fussent ses valets de pied. Tout cela,
+pour vingt-cinq _pesos_ par mois. Pas possible de rivaliser contre de
+pareilles gens....
+
+Mais, aprs ce lyrique loge, le vieux rflchissait une minute et
+ajoutait:
+
+--Au fond, peut-tre ne sont-ils pas aussi bons qu'ils le paraissent.
+Lorsqu'ils sourient en recevant un coup de pied au cul, peut-tre se
+disent-ils intrieurement: Attends que ce soit mon tour et je t'en
+rendrai vingt.
+
+Madariaga n'en introduisit pas moins Karl Hartrott, comme autrefois
+Marcel, dans son intrieur, mais pour une raison trs diffrente. Marcel
+avait t accueilli par estime; Karl n'entra au salon que pour donner
+des leons de piano Hlna. Aussitt que l'employ avait termin son
+travail de bureau, il venait s'asseoir sur un tabouret ct de la
+romantique, lui faisait jouer des morceaux de musique allemande, puis,
+avant de se retirer, chantait lui-mme, en s'accompagnant, un morceau de
+Wagner qui endormait tout de suite le patron dans son fauteuil.
+
+Un soir, au dner, Hlna ne put s'empcher d'annoncer ses parents une
+dcouverte qu'elle venait de faire.
+
+--Papa, dit-elle en rougissant un peu, j'ai appris quelque chose. Karl
+est noble: il appartient une grande famille....
+
+--Allons donc! repartit Madariaga en haussant les paules. Tous les
+Allemands qui viennent en Amrique sont des meurt-de-faim. S'il avait
+des parchemins, il ne serait pas nos gages. A-t-il donc commis un
+crime dans son pays, pour tre oblig de venir chez nous trimer comme il
+fait?
+
+Ni le pre ni la fille n'avaient tort. Karl Hartrott tait rellement
+fils du gnral von Hartrott, l'un des hros secondaires de la guerre de
+1870, que l'empereur avait rcompens en l'anoblissant; et Karl lui-mme
+avait t officier dans l'arme allemande; mais, n'ayant d'autres
+ressources que sa solde, vaniteux, libertin et indlicat, il s'tait
+laiss aller commettre des dtournements et des faux. Par
+considration pour la mmoire du gnral, il n'avait pas t l'objet de
+poursuites judiciaires; mais ses camarades l'avaient fait passer devant
+un jury d'honneur qui l'avait expuls de l'arme. Ses frres et ses amis
+avaient alors conseill cet homme fltri de se faire sauter la
+cervelle; mais il aimait trop la vie et il avait prfr fuir en
+Amrique, avec l'espoir d'y acqurir une fortune qui effacerait les
+taches de son pass.
+
+Or, un certain jour, Madariaga surprit derrire un bouquet de bois, prs
+de la maison, la romantique pme dans les bras de son matre de
+piano. Il y eut une scne terrible, et le pre, qui avait dj son
+couteau la main, aurait indubitablement tu Karl, si celui-ci, plus
+jeune et plus rapide, n'avait pris la fuite. Aprs cette tragique
+aventure, Hlna, redoutant la colre paternelle, s'enferma dans une
+chambre haute et y passa une semaine entire sans se montrer. Puis elle
+s'enfuit de la maison et alla rejoindre son beau chevalier Tristan.
+
+Madariaga fut au dsespoir; mais, contrairement aux prvisions de
+Marcel, ce dsespoir ne se manifesta ni par des violences ni par des
+vocifrations. La robustesse et la vivacit du vieux centaure avaient
+cd sous le coup, et souvent, chose extraordinaire, ses yeux se
+mouillaient de larmes.
+
+--Il me l'a enleve! Il me l'a enleve! rptait-il d'un ton dsol.
+
+Grce cette faiblesse inattendue, Marcel finit par obtenir un
+accommodement. Il n'y arriva pas de prime abord, et sept ou huit mois
+se passrent avant que Madariaga consentt entendre raison. Mais, un
+matin, Marcel dit au vieillard:
+
+--Hlna vient d'accoucher. Elle a un garon qu'ils ont nomm Julio,
+comme vous.
+
+--Et toi, grand propre rien, brailla Madariaga, peut-tre pour cacher
+un attendrissement involontaire, est-ce que tu m'as donn un petit-fils?
+Paresseux comme un Franais! Ce bandit a dj un enfant, et toi, aprs
+quatre ans de mariage, tu n'as rien su faire encore! Ah! les Allemands
+n'auront pas de peine venir bout de vous!
+
+Sur ces entrefaites, la pauvre _Misi_ Petrona mourut. Hlna, avertie
+par Marcel, se prsenta au domaine pour voir une dernire fois sa mre
+dans le cercueil; et Marcel, profitant de l'occasion, russit enfin
+vaincre l'obstination du vieux. Aprs une longue rsistance, Madariaga
+se laissa flchir.
+
+--Eh bien, je leur pardonne. Je le fais pour la pauvre dfunte et pour
+toi. Qu'Hlna reste la maison, et que son vilain Allemand la
+rejoigne.
+
+D'ailleurs le vieux fut intraitable sur la question des arrangements
+domestiques. Il se refusa absolument considrer Hartrott comme un
+membre de la famille: celui-ci ne serait qu'un employ plac sous les
+ordres de Marcel, et il logerait avec ses enfants dans un des btiments
+de l'administration, comme un tranger. Karl accepta tout cela et
+beaucoup d'autres choses encore. Madariaga ne lui adressait jamais la
+parole, et, lorsque Hlna saisissait quelque prtexte pour amener au
+grand-pre le petit Julio:
+
+--Le marmot de ton chanteur! disait-il avec mpris.
+
+Il semblait que le qualificatif de chanteur signifit pour lui le
+comble de l'ignominie.
+
+Le temps s'coula sans apporter beaucoup de changement la situation.
+Marcel, qui Madariaga avait entirement abandonn le soin du domaine,
+aidait sous main son beau-frre et sa belle-soeur, et Hartrott lui en
+montrait une humble gratitude. Mais le vieux s'obstinait affecter
+vis--vis de la romantique et de son mari une ddaigneuse
+indiffrence.
+
+Aprs six ans de mariage, la femme de Marcel mit au monde un garon
+qu'on appela Jules. A cette poque, sa soeur Hlna avait dj trois
+enfants. Six ans plus tard, Luisa eut encore une fille, qui fut nomme
+Luisa comme sa mre, mais que l'on surnomma Chichi. Les Hartrott, eux,
+avaient alors cinq enfants.
+
+Le vieux Madariaga, qui baissait beaucoup, avait tendu ces deux
+lignes la partialit qu'il ne perdait aucune occasion de tmoigner aux
+parents. Tandis qu'il gtait de la faon la plus draisonnable Jules et
+Chichi, les emmenait avec lui dans le domaine, leur donnait de l'argent
+ poignes, il tait aussi revche que possible pour les rejetons de
+Karl et il les chassait comme des mendiants, ds qu'il les apercevait.
+Marcel et Luisa prenaient la dfense de leurs neveux, accusaient le
+grand-pre d'injustice.
+
+--C'est possible, rpondait le vieux; mais comment voulez-vous que je
+les aime? Ils sont tout le portrait de leur pre: blancs comme des
+chevreaux corchs, avec des tignasses queue de vache; et le plus grand
+porte dj des lunettes!
+
+En 1903, Karl Hartrott fit part d'un projet Marcel Desnoyers. Il
+dsirait envoyer ses deux ans dans un gymnase d'Allemagne; mais cela
+coterait cher, et, comme Desnoyers tenait les cordons de la bourse, il
+tait ncessaire d'obtenir son assentiment. La requte parut raisonnable
+ Marcel, qui avait maintenant la disposition absolue de la fortune de
+Madariaga; il promit donc de demander au vieillard pour Hartrott
+l'autorisation de conduire ces enfants en Europe, et de sa propre
+initiative, il se chargea de fournir son beau-frre les fonds du
+voyage.
+
+--Qu'il s'en aille tous les diables, lui et les siens! rpondit le
+vieux. Et puissent-ils ne jamais revenir!
+
+Karl, qui fut absent pendant trois mois, envoya force lettres sa femme
+et Desnoyers, leur parla avec orgueil de ses nobles parents, leur
+dclara qu'en comparaison de l'Allemagne tous les autres peuples taient
+de la gnognote; ce qui n'empcha point qu'au retour il continua de se
+montrer aussi humble, aussi soumis, aussi obsquieux qu'auparavant.
+
+Quant Jules et Chichi, leurs parents, pour les soustraire aux
+gteries sniles de Madariaga, les avaient mis, le premier dans un
+collge, la seconde dans un pensionnat religieux de Buenos-Aires. Ni
+l'un ni l'autre n'y travaillrent beaucoup: habitus la libert des
+espaces immenses, ils s'y ennuyaient comme dans une gele. Ce n'tait
+pas que Jules manqut d'intelligence ni de curiosit; il lisait quantit
+de livres, n'importe lesquels, sauf ceux qui lui auraient t utiles
+pour ses tudes; et, les jours de cong, avec l'argent que son
+grand-pre lui prodiguait en cachette, il faisait l'apprentissage
+prmatur de la vie d'tudiant. Chichi, elle non plus, ne s'appliquait
+gure ses tudes; vive et capricieuse, elle s'intressait beaucoup
+plus la toilette et aux lgances citadines qu'aux mystres de la
+gographie et de l'arithmtique; mais elle avait le meilleur caractre
+du monde, gai, primesautier, affectueux.
+
+Madariaga, priv de la prsence de ces enfants, tait comme une me en
+peine. Plus qu'octognaire, ayant l'oreille dure et la vue affaiblie, il
+s'obstinait encore chevaucher, malgr les supplications de Luisa et de
+Marcel qui redoutaient un accident; bien plus, il prtendait faire seul
+ses tournes, se mettait en fureur si on lui offrait de le faire
+accompagner par un domestique. Il partait donc sur une jument bien
+docile, dresse exprs pour lui, et il errait de _rancho_ en
+_rancho_[F]. Lorsqu'il arrivait, une mtisse mettait vite sur le feu la
+bouillotte du mat, une fillette lui offrait la petite calebasse, avec
+la paille pour boire le liquide amer. Et parfois il restait l tout
+l'aprs-midi, immobile et muet, au milieu des gens qui le contemplaient
+avec une admiration mle de crainte.
+
+Un soir, la jument revint sans son cavalier. Aussitt on se mit en qute
+du vieillard, qui fut trouv mort deux lieues de la maison, sur le
+bord d'un chemin. Le centaure, terrass par la congestion, avait encore
+au poignet cette cravache qu'il avait si souvent brandie sur les btes
+et sur les gens.
+
+Madariaga avait dpos son testament chez un notaire espagnol de
+Buenos-Aires. Ce testament tait si volumineux que Karl Hartrott et sa
+femme eurent un frisson de peur en le voyant. Quelles dispositions
+terribles le dfunt avait-il pu prendre? Mais la lecture des premires
+pages suffit les rassurer. Madariaga, il est vrai, avait beaucoup
+avantag sa fille Luisa; mais il n'en restait pas moins une part norme
+pour la romantique et les siens. Ce qui rendait si long l'instrument
+testamentaire, c'tait une centaine de legs au profit d'une infinit de
+gens tablis sur le domaine. Ces legs reprsentaient plus d'un million
+de _pesos_: car le matre bourru ne laissait pas d'tre gnreux pour
+ceux de ses serviteurs qu'il avait pris en amiti. A la fin, un dernier
+legs, le plus gros, attribuait en propre Jules Desnoyers une vaste
+_estancia_, avec cette mention spciale: le grand-pre faisait don de ce
+domaine son petit-fils pour que celui-ci pt en appliquer le revenu
+ses dpenses personnelles, dans le cas o sa famille ne lui fournirait
+pas assez d'argent de poche pour vivre comme il convenait un jeune
+homme de sa condition.
+
+--Mais l'_estancia_ vaut des centaines de mille _pesos_! protesta Karl,
+devenu plus exigeant depuis qu'il tait sr que sa femme n'avait pas t
+oublie.
+
+Marcel, bienveillant et ami de la paix, avait son plan. Expert
+l'administration de ces biens normes, il n'ignorait pas qu'un partage
+entre hritiers doublerait les frais sans augmenter les profits. En
+outre, il calculait les complications et les dbours qu'amnerait la
+liquidation d'une succession qui se composait de neuf _estancias_
+considrables, de plusieurs centaines de mille ttes de btail, de gros
+dpts placs dans des banques, de maisons sises la ville et de
+crances recouvrer. Ne valait-il pas mieux laisser les choses en
+l'tat et continuer l'exploitation comme auparavant, sans procder un
+partage? Mais, lorsque l'Allemand entendit cette proposition, il se
+redressa avec orgueil.
+
+--Non, non! A chacun sa part. Quant moi, j'ai l'intention de rentrer
+dans ma sphre, c'est--dire de regagner l'Europe, et par consquent je
+veux disposer de mes biens.
+
+Marcel le regarda en face et vit un Karl qu'il ne connaissait pas
+encore, un Karl dont il ne souponnait pas mme l'existence.
+
+--Fort bien, rpondit-il. A chacun sa part. Cela me parat juste.
+
+Karl Hartrott s'empressa de vendre toutes les terres qui lui
+appartenaient, pour employer ses capitaux en Allemagne; puis, avec sa
+femme et ses enfants, il repassa l'Atlantique et vint s'tablir
+Berlin.
+
+Marcel continua quelques annes encore administrer sa propre fortune;
+mais il le faisait maintenant avec peu de got. Le rayon de son autorit
+s'tait considrablement rtrci par le partage, et il enrageait d'avoir
+pour voisins des trangers, presque tous Allemands, devenus
+propritaires des terrains achets Karl. D'ailleurs il vieillissait et
+sa fortune tait faite: l'hritage recueilli par sa femme reprsentait
+environ vingt millions de _pesos_. Qu'avait-il besoin d'en amasser
+davantage?
+
+Bref, il se dcida affermer une partie de ses terres, confia
+l'administration du reste quelques-uns des lgataires du vieux
+Madariaga, hommes de confiance qu'il considrait un peu comme de la
+famille, et se transporta Buenos-Aires o il voulait surveiller son
+fils qui, sorti du collge, menait une vie endiable sous prtexte de
+se prparer la profession d'ingnieur. D'ailleurs Chichi, trs forte
+pour son ge, tait presque une femme, et sa mre ne trouvait pas
+propos de la garder plus longtemps la campagne: avec la fortune que la
+jeune fille aurait, il ne fallait pas qu'elle ft leve en paysanne.
+
+Cependant les nouvelles les plus extraordinaires arrivaient de Berlin.
+Hlna crivait sa soeur d'interminables lettres o il n'tait question
+que de bals, de festins, de chasses, de titres de noblesse et de hauts
+grades militaires: notre frre le colonel, notre cousin le baron,
+notre oncle le conseiller intime, notre cousin germain le conseiller
+vraiment intime. Toutes les extravagances de l'organisation sociale
+allemande, qui invente sans cesse des distinctions bizarres pour
+satisfaire la vanit d'un peuple divis en castes, taient numres
+avec dlices par la romantique. Elle parlait mme du secrtaire de son
+mari, secrtaire qui n'tait pas le premier venu, puisqu'il avait gagn
+comme rdacteur dans les bureaux d'une administration publique le titre
+de _Rechnungsrath_, conseiller de calcul! Et elle mentionnait avec
+fiert l'_Oberpedell_, c'est--dire le concierge suprieur qu'elle
+avait dans sa maison. Les nouvelles qu'elle donnait de ses fils
+n'taient pas moins flatteuses. L'an tait le savant de la famille: il
+se consacrait la philologie et aux sciences historiques; mais
+malheureusement il avait les yeux fatigus par les continuelles
+lectures. Il ne tarderait pas tre docteur, et peut-tre russirait-il
+ devenir _Herr Professer_ avant sa trentime anne. La mre aurait
+mieux aim qu'il ft officier; mais elle se consolait en pensant qu'un
+professeur clbre peut, avec le temps, acqurir autant de considration
+sociale qu'un colonel. Quant ses quatre autres fils, ils se
+destinaient l'arme, et leur pre prparait dj le terrain pour les
+faire entrer dans la garde ou au moins dans quelque rgiment
+aristocratique. Les deux filles, lorsqu'elles seraient en ge de se
+marier, ne manqueraient pas d'pouser des militaires, autant que
+possible des officiers de hussards, dont le nom serait prcd de la
+particule.
+
+Hartrott aussi crivait quelquefois Marcel, pour lui expliquer
+l'emploi qu'il faisait de ses capitaux. Toutefois, ce n'tait point
+qu'il et l'intention de recourir aux lumires de son beau-frre et de
+lui demander conseil; c'tait uniquement par orgueil et pour faire
+sentir au chef d'autrefois que dsormais l'ancien subordonn n'avait
+plus besoin de protection. Il avait plac une partie de ses millions
+dans les entreprises industrielles de la moderne Allemagne; il tait
+actionnaire de fabriques d'armement grandes comme des villes, de
+compagnies de navigation qui lanaient tous les six mois un nouveau
+navire. L'empereur s'intressait ces affaires et voyait d'un bon oeil
+ceux qui les soutenaient de leur argent. En outre, Karl avait achet
+des terrains. A premire vue, il semblait que ce ft une sottise d'avoir
+vendu les fertiles domaines de l'hritage pour acqurir des landes
+prussiennes qui ne produisaient qu' force d'engrais; mais Karl, en tant
+que propritaire terrien, avait place dans le parti agraire, dans le
+groupe aristocratique et conservateur par excellence. Grce cette
+combinaison, il appartenait deux mondes opposs, quoique galement
+puissants et honorables: celui des grands industriels, amis de
+l'empereur, et celui des _junkers_, des gentilshommes campagnards,
+fidles gardiens de la tradition et fournisseurs d'officiers pour les
+armes du roi de Prusse.
+
+L'enthousiasme que respiraient les lettres venues d'Allemagne finit par
+crer dans la famille de Marcel une atmosphre de curiosit un peu
+jalouse. Chichi fut la premire qui osa dire:
+
+--Pourquoi n'irions-nous pas aussi en Europe?
+
+Toutes ses amies y taient alles, tandis qu'elle, fille de Franais,
+n'avait pas encore vu Paris. Luisa appuya sa fille. Puisqu'ils taient
+plus riches qu'Hlna, ils feraient aussi bonne figure qu'elle dans le
+vieux monde. Et Jules dclara gravement que, pour ses tudes, l'ancien
+continent valait beaucoup mieux que le nouveau: l'Amrique n'tait pas
+le pays de la science.
+
+Le pre lui-mme finit par se demander s'il ne ferait pas bien de
+revenir dans sa patrie. Aprs avoir t quarante ans dans les affaires,
+il avait le droit de prendre une retraite dfinitive. Il approchait de
+la soixantaine, et la rude vie de grand propritaire rural l'avait
+beaucoup fatigu. Il s'imagina que le retour en Europe le rajeunirait et
+qu'il retrouverait l-bas ses vingt ans. Rien ne s'opposait ce retour:
+car il y avait eu plusieurs amnisties pour les dserteurs. Au surplus,
+son cas personnel tait couvert par la prescription. Il s'accoutuma donc
+insensiblement l'ide de rentrer en France. Bref, en 1910, il loua sur
+un paquebot du Havre des cabines de grand luxe, traversa la mer avec les
+siens et s'installa Paris dans une somptueuse maison de l'avenue
+Victor-Hugo.
+
+ * * * * *
+
+A Paris, Marcel se sentit tout dsorient. Il n'y reconnaissait plus
+rien, se sentait tranger dans son propre pays, avait mme quelque
+difficult en parler la langue. Il avait pass des annes entires en
+Amrique sans prononcer un mot de franais, et il s'tait habitu
+penser en espagnol. D'ailleurs il n'avait pas un seul ami franais, et,
+lorsqu'il sortait, il se dirigeait machinalement vers les lieux o se
+runissaient les Argentins. C'taient les journaux argentins qu'il
+lisait de prfrence, et, lorsqu'il rentrait chez lui, il ne pensait
+qu' la hausse du prix des terrains dans la _pampa_, l'abondance de la
+prochaine rcolte et au cours des bestiaux. Cet homme dont la vie
+entire avait t si laborieuse, souffrait de son inaction et ne savait
+que faire de ses journes.
+
+La coquetterie de Chichi le sauva. Le luxe ultra-moderne de
+l'appartement qu'ils occupaient parut froid et glacial la jeune fille,
+qui engagea son pre y mettre un peu de varit. Le hasard les amena
+l'Htel Drouot, o Marcel trouva l'occasion d'acheter bon compte
+quelques jolis meubles. Ce premier succs l'allcha, et, comme il
+s'ennuyait ne rien faire, il prit l'habitude d'assister toutes les
+grandes ventes annonces par les journaux. Bientt sa fille et sa femme
+se plaignirent de l'inondation d'objets fastueux, mais inutiles, qui
+envahissaient le logis. Des tapis magnifiques, des tentures prcieuses
+couvrirent les parquets et les murs; des tableaux de toutes les coles,
+dans des cadres tourdissants, s'alignrent sur les lambris des salons;
+des statues de bronze, de marbre, de bois sculpt, encombrrent tous les
+coins; les nombreuses vitrines s'emplirent d'une infinit de bibelots
+coteux, mais disparates; peu peu l'appartement prit l'aspect d'un
+magasin d'antiquaire; il y eut des ferronneries d'art et des
+chefs-d'oeuvre de cuivre repouss jusque dans la cuisine. Comment Marcel
+aurait-il tu le temps, s'il avait renonc frquenter l'Htel Drouot?
+Il savait bien que toutes ses emplettes ne servaient rien, sinon lui
+donner le vague plaisir de faire presque quotidiennement quelque
+dcouverte et d'acqurir bon march une chose chre qui lui devenait
+indiffrente ds le lendemain. Il n'tait ni assez connaisseur ni assez
+rudit pour s'intresser vraiment et de faon durable ses collections
+plus ou moins artistiques, et cette passion d'acheter toujours n'tait
+chez lui que l'innocente manie d'un homme riche et dsoeuvr.
+
+Au bout d'un an ou deux, l'appartement, tout vaste qu'il tait, ne
+suffit plus pour contenir ce muse htroclite, form au hasard des
+bonnes occasions. Mais ce fut encore une ce bonne occasion qui vint
+en aide au millionnaire. Un marchand de biens, de ceux qui sont
+l'afft des trangers opulents, lui offrit le remde cette situation
+gnante. Pourquoi n'achetait-il pas un chteau? L'ide plut toute la
+famille: un chteau historique, le plus historique possible,
+complterait heureusement leur installation. Chichi en plit d'orgueil:
+plusieurs de ses amies avaient des chteaux dont elles parlaient avec
+complaisance. Luisa sourit la pense des mois passs la campagne, o
+elle retrouverait quelque chose de la vie simple et rustique de sa
+jeunesse. Jules montra moins d'enthousiasme: il apprhendait un peu les
+saisons de villgiature o son pre l'obligerait quitter Paris;
+mais, en somme, ce serait un prtexte pour y faire de frquents retours
+en automobile, et il y aurait l une compensation.
+
+Quand le marchand de biens vit que Marcel mordait l'hameon, il lui
+offrit des chteaux historiques par douzaines. Celui pour lequel Marcel
+se dcida fut celui de Villeblanche-sur-Marne, difi au temps des
+guerres de religion, moiti palais et moiti forteresse, avec une faade
+italienne de la Renaissance, des tours coiffes de bonnets pointus, des
+fosss o nageaient des cygnes. Les pices de l'habitation taient
+immenses et vides. Comme ce serait commode pour y dverser le trop-plein
+du mobilier entass dans l'appartement de l'avenue Victor-Hugo et y
+loger les nouveaux achats! De plus, ce milieu seigneurial ferait valoir
+les objets anciens qu'on y mettrait. Il est vrai que les btiments
+exigeraient des rparations d'un prix exorbitant, et ce n'tait pas pour
+rien que plusieurs propritaires successifs s'taient hts de revendre
+le chteau historique. Mais Marcel tait assez riche pour s'offrir le
+luxe d'une restauration complte; sans compter qu'il nourrissait dans le
+secret de son coeur un regret tacite de ses exploitations argentines et
+qu'il se promettait lui-mme de faire un peu d'levage dans son parc
+de deux cents hectares.
+
+L'acquisition de ce chteau lui procura une flatteuse amiti. Il entra
+en relations avec un de ses nouveaux voisins, le snateur Lacour, qui
+avait t deux fois ministre et qui vgtait maintenant au Snat, muet
+dans la salle des sances, remuant et loquace dans les couloirs. C'tait
+un magnat de la noblesse rpublicaine, un aristocrate du rgime
+dmocratique. Il s'enorgueillissait d'un lignage remontant aux troubles
+de la grande Rvolution, comme la noblesse parchemins s'enorgueillit
+de faire remonter le sien aux croisades. Son aeul avait t
+conventionnel, et son pre avait jou un rle dans la rpublique de
+1848. Lui-mme, en sa qualit de fils de proscrit mort en exil, s'tait
+attach trs jeune encore Gambetta, et il parlait sans cesse de la
+gloire du matre, esprant qu'un rayon de cette gloire se reflterait
+sur le disciple. Lacour avait un fils, Ren, alors lve de l'cole
+centrale. Ce fils trouvait son pre vieux jeu, souriait du
+rpublicanisme romantique et humanitaire de ce politicien attard; mais
+il n'en comptait pas moins sur la protection officielle que lui vaudrait
+le zle rpublicain des trois gnrations de Lacour, lorsqu'il aurait en
+poche son diplme. Marcel se sentit trs honor des attentions que lui
+tmoigna le grand homme; et le grand homme, qui ne ddaignait pas la
+richesse, accueillit avec plaisir dans son intimit ce millionnaire qui
+possdait, de l'autre ct de l'Atlantique, des pturages immenses et
+des troupeaux innombrables.
+
+L'amnagement du chteau historique et l'amiti du snateur auraient
+rendu Marcel parfaitement heureux, si ce bonheur n'et t un peu
+troubl par la conduite de Jules. En arrivant Paris, Jules avait
+chang tout coup de vocation; il ne voulait plus tre ingnieur, il
+voulait tre peintre. D'abord le pre avait rsist cette fantaisie
+qui l'tonnait et l'inquitait; mais, en somme, l'important tait que
+le jeune homme et une profession. Marcel lui-mme n'avait-il pas t
+sculpteur? Peut-tre le talent artistique, touff chez le pre par la
+pauvret, se rveillait-il aujourd'hui chez le fils. Qui sait si ce
+garon un peu paresseux, mais vif d'esprit, ne deviendrait pas un grand
+peintre? Marcel avait donc cd au caprice de Jules qui, quoiqu'il n'en
+ft encore qu' ses premiers essais de dessin et de couleur, lui demanda
+une installation part, afin de travailler avec plus de libert, et il
+avait consenti l'installer rue de la Pompe, dans un atelier qui avait
+appartenu un peintre tranger d'une certaine rputation. Cet atelier,
+avec ses annexes, tait beaucoup trop grand pour un peintre en herbe;
+mais la rue de la Pompe tait prs de l'avenue Victor-Hugo, et, au
+surplus, cela aussi tait une excellente occasion: les hritiers du
+peintre tranger offraient Marcel de lui cder en bloc, un prix
+doux, l'ameublement et l'outillage professionnel.
+
+Si Jules avait conu l'ide de conqurir la renomme par le pinceau,
+c'tait parce que cette entreprise lui semblait assez facile pour un
+jeune homme de sa condition. Avec de l'argent et un bel atelier,
+pourquoi ne russirait-il pas, alors que tant d'autres russissent sans
+avoir ni l'un ni l'autre? Il se mit donc peindre avec une sereine
+audace. Il aimait la peinture mivre, lgante, lche:--une peinture
+molle comme une romance et qui s'appliquait uniquement reproduire les
+formes fminines.--Il entreprit d'esquisser un tableau qu'il intitula la
+_Danse des Heures_: c'tait un prtexte pour faire venir chez lui toute
+une srie de jolis modles. Il dessinait avec une rapidit frntique,
+puis remplissait l'intrieur des contours avec des masses de couleur.
+Jusque-l tout allait bien. Mais ensuite il hsitait, restait les bras
+ballants devant la toile; et finalement, dans l'attente d'une meilleure
+inspiration, il la relguait dans un coin, tourne contre le mur. Il
+esquissa aussi plusieurs tudes de ttes fminines; mais il ne put en
+achever aucune.
+
+Ce fut en ce temps-l qu'un rapin espagnol de ses amis, nomm Argensola,
+lequel lui devait dj quelques centaines de francs et projetait de lui
+faire bientt un nouvel emprunt, dclara, aprs avoir longuement
+contempl ces figures floues et ples, aux normes yeux ronds et au
+menton pointu:
+
+--Toi, tu es un peintre d'mes!
+
+Jules, qui n'tait pas un sot, sentit fort bien la secrte ironie de cet
+loge; mais le titre qui venait de lui tre dcern ne laissa pas de lui
+plaire. A la rigueur, puisque les mes n'ont ni lignes ni couleurs un
+peintre d'mes n'est pas tenu de peindre, et, dans le secret de sa
+conscience, le peintre d'mes tait bien oblig de s'avouer lui-mme
+qu'il commenait se dgoter de la peinture. Ce qu'il tenait beaucoup
+ conserver, c'tait seulement ce nom de peintre qui lui fournissait
+des prtextes de haute esthtique pour amener chez lui des femmes du
+monde enclines s'intresser aux jeunes artistes. Voil pourquoi, au
+lieu de se fcher contre l'Espagnol, il lui sut gr de cette malice
+discrte et lia mme avec lui des relations plus troites qu'auparavant.
+
+Depuis longtemps Argensola avait renonc pour son propre compte manier
+le pinceau, et il vivait en bohme, aux crochets de quelques camarades
+riches qui tolraient son parasitisme cause de son bon caractre et de
+la complaisance avec laquelle il rendait toute sorte de services ses
+amis. Dsormais Jules eut le privilge d'tre le protecteur attitr
+d'Argensola. Celui-ci prit l'habitude de venir tous les jours
+l'atelier, o il trouvait en abondance des sandwichs, des gteaux secs,
+des vins fins, des liqueurs et de gros cigares. Finalement, un certain
+soir o, expuls de sa chambre garnie par un propritaire inflexible, il
+tait sans gte, Jules l'invita passer la nuit sur un divan. Cette
+nuit-l fut suivie de beaucoup d'autres, et le rapin lut domicile
+l'atelier.
+
+Le bohme tait en somme un agrable compagnon qui ne manquait ni
+d'esprit ni mme de savoir. Pour occuper ses interminables loisirs, il
+lisait force livres, amassait dans sa mmoire une prodigieuse quantit
+de connaissances diverses, et pouvait disserter sur les sujets les plus
+imprvus avec un intarissable bagout. Jules se servit d'abord de lui
+comme de secrtaire: pour s'pargner la peine de lire les romans
+nouveaux, les pices de thtre la mode, les ouvrages de littrature,
+de science ou de politique dont s'occupaient les snobs, les articles
+sensationnels des revues de jeunes et le _Zarathustra_ de Nietzsche,
+il faisait lire tout cela par Argensola, qui lui en donnait de vive voix
+le compte rendu et qui ajoutait mme au compte rendu ses propres
+observations, souvent fines et ingnieuses. Ainsi le peintre d'mes
+pouvait tonner peu de frais son pre, sa mre, leurs invits et les
+femmes esthtes des salons qu'il frquentait, par l'tendue de son
+instruction et par la subtilit ou la profondeur de ses jugements
+personnels.
+
+--C'est un garon un peu lger, disait-on dans le monde; mais il sait
+tant de choses et il a tant d'esprit!
+
+Lorsque Jules eut peu prs renonc peindre, sa vie devint de moins
+en moins difiante. Presque toujours escort d'Argensola qu'en la
+circonstance il dnommait, non plus son secrtaire, mais son cuyer,
+il passait les aprs-midi dans les salles d'escrime et les nuits dans
+les cabarets de Montmartre. Il tait champion de plusieurs armes,
+boxait, possdait mme les coups favoris des paladins qui rdent, la
+nuit, le long des fortifications. L'abus du champagne le rendait
+querelleur; il avait le soufflet facile et allait volontiers sur le
+terrain. Avec le frac ou le smoking, qu'il jugeait indispensable
+d'endosser ds six heures du soir, il implantait Paris les moeurs
+violentes de la _pampa_. Son pre n'ignorait point cette conduite, et il
+en tait navr; toutefois, en vertu du proverbe qui veut que les jeunes
+gens jettent leur gourme, cet homme sage et un peu dsabus ne laissait
+pas d'tre indulgent, et mme, dans son for intrieur, il prouvait un
+certain orgueil animal penser que ce hardi luron tait son fils.
+
+Sur ces entrefaites, les parents de Berlin vinrent voir les Desnoyers.
+Ceux-ci les reurent dans leur chteau de Villeblanche, o les Hartrott
+passrent deux mois. Karl apprcia avec une bienveillante supriorit
+l'installation de son beau-frre. Ce n'tait pas mal; le chteau ne
+manquait pas de cachet et pourrait servir mettre en valeur un titre
+nobiliaire. Mais l'Allemagne! Mais les commodits de Berlin! Il insista
+beaucoup pour qu' leur tour les Desnoyers lui rendissent sa visite et
+pussent ainsi admirer le luxe de son train de maison et les nobles
+relations qui embellissaient son opulence. Marcel se laissa convaincre:
+il esprait que ce voyage arracherait Jules ses mauvaises
+camaraderies; que l'exemple des fils d'Hartrott, tous laborieux et se
+poussant activement dans une carrire, pourrait inspirer de l'mulation
+ ce libertin; que l'influence de Paris tait corruptrice pour le jeune
+homme, tandis qu'en Allemagne il n'aurait sous les yeux que la puret
+des moeurs patriarcales. Les chtelains de Villeblanche partirent donc
+pour Berlin, et ils y demeurrent trois mois, afin de donner Jules le
+temps de perdre ses dplorables habitudes.
+
+Pourtant le pauvre Marcel ne se plaisait gure dans la capitale
+prussienne. Quinze jours aprs son arrive, il avait dj une terrible
+envie de prendre la fuite. Non, jamais il ne s'entendrait avec ces
+gens-l! Trs aimables, d'une amabilit gluante et visiblement dsireuse
+de plaire, mais si extraordinairement dpourvue de tact qu'elle choquait
+ chaque instant. Les amis des Hartrott protestaient de leur amour pour
+la France; mais c'tait l'amour compatissant qu'inspire un bb
+capricieux et faible, et ils ajoutaient ce sentiment de commisration
+mille souvenirs fcheux des guerres o les Franais avaient t vaincus.
+Au contraire, tout ce qui tait allemand,--un difice, une station de
+chemin de fer, un simple meuble de salle manger,--donnait lieu
+d'orgueilleuses comparaisons:
+
+--En France vous n'avez pas cela... En Amrique vous n'avez jamais rien
+vu de pareil...
+
+Marcel rongeait son frein; mais, pour ne pas blesser ses htes, il les
+laissait dire. Quant Luisa et Chichi, elles ne pouvaient se rsigner
+ admettre que l'lgance berlinoise ft suprieure l'lgance
+parisienne; et Chichi scandalisa mme ses cousines en leur dclarant
+tout net qu'elle ne pouvait souffrir ces petits officiers qui avaient
+la taille serre par un corset, qui portaient l'oeil un monocle
+inamovible, qui s'inclinaient devant les jeunes filles avec une raideur
+automatique et qui assaisonnaient leurs lourdes galanteries d'une
+grimace de supriorit.
+
+Jules, sous la direction de ses cousins, explora la vertueuse socit de
+Berlin. L'an, le savant, fut laiss l'cart: ce malheureux, toujours
+absorb dans ses livres, avait peu de rapports avec ses frres. Ceux-ci,
+sous-lieutenants ou lves-officiers, montrrent avec orgueil Jules
+les progrs de la haute noce germanique. Il connut les restaurants de
+nuit, qui taient une imitation de ceux de Paris, mais beaucoup plus
+vastes. Les femmes qui, Paris, se rencontraient par douzaines, se
+rencontraient l par centaines. La solerie scandaleuse y tait, non un
+accident, mais un fait expressment voulu et considr comme
+indispensable au plaisir. Les viveurs s'amusaient par pelotons, le
+public s'enivrait par compagnies, les vendeuses d'amour formaient des
+rgiments. Jules n'prouva qu'une sensation de dgot en prsence de ces
+femelles serviles et craintives qui, accoutumes tre battues, ne
+dissimulaient pas l'avidit impudente avec laquelle elles tchaient de
+se rattraper des mcomptes, des prjudices et des torgnoles qu'elles
+avaient souffrir dans leur commerce; et il trouva rpugnant ce
+libertinage brutal qui s'talait, vocifrait, faisait parade de ses
+prodigalits absurdes.
+
+--Vous n'avez point cela Paris, lui disaient ses cousins en montrant
+les salons normes o s'entassaient par milliers les buveurs et les
+buveuses.
+
+--Non, nous n'avons point cela Paris, rpondait-il avec un
+imperceptible sourire.
+
+Lorsque les Desnoyers rentrrent en France, ils poussrent un soupir de
+soulagement. Toutefois Marcel rapporta d'Allemagne une vague
+apprhension: les Allemands avaient fait beaucoup de progrs. Il n'tait
+pas un patriote aveugle, et il devait se rendre l'vidence.
+L'industrie germanique tait devenue trs puissante et constituait un
+rel danger pour les peuples voisins. Mais, naturellement optimiste, il
+se rassurait en se disant: Ils vont tre trs riches, et, quand on est
+riche, on n'prouve pas le besoin de se battre. Somme toute, la guerre
+que redoutent quelques toqus est fort improbable!
+
+Jules, sans se casser la tte mditer sur de si graves questions,
+reprit tout simplement son existence d'avant le voyage, mais avec
+quelques louables variantes. Il avait pris Berlin du dgot pour la
+dbauche incongrue, et il s'amusa beaucoup moins que jadis dans les
+restaurants de Montmartre. Ce qui lui plaisait maintenant, c'taient les
+salons frquents par les artistes et par leurs protectrices. Or, la
+gloire vint l'y trouver l'improviste. Ni la peinture des mes, ni les
+amours coteuses et les duels varis ne l'avaient mis en vedette: ce fut
+par les pieds qu'il triompha.
+
+Un nouveau divertissement, le _tango_, venait d'tre import en France
+pour le plus grand bonheur des humains. Cet hiver-l, les gens se
+demandaient d'un air mystrieux: Savez-vous tanguer? Cette danse des
+ngres de Cuba, introduite dans l'Amrique du Sud par les quipages des
+navires qui importent aux Antilles les viandes de conserve, avait
+conquis la faveur en quelques mois. Elle se propageait victorieusement
+de nation en nation, pntrait jusque dans les cours les plus
+crmonieuses, culbutait les traditions de la dcence et de l'tiquette:
+c'tait la rvolution de la frivolit. Le pape lui-mme, scandalis de
+voir le monde chrtien s'unir sans distinction de sectes dans le commun
+dsir d'agiter les jambes avec une frnsie aussi infatigable que celle
+des possds du moyen ge, croyait devoir se convertir en matre de
+ballet et prenait l'initiative de recommander la _furlana_ comme plus
+dcente et plus gracieuse que le _tango_.
+
+Or, ce _tango_ que Jules voyait s'imposer en souverain au Tout-Paris, il
+le connaissait de vieille date et l'avait beaucoup pratiqu
+Buenos-Aires, aprs sa sortie du collge, sans se douter que, lorsqu'il
+frquentait les bals les plus abjects des faubourgs, il faisait ainsi
+l'apprentissage de la gloire. Il s'y adonna donc avec l'ardeur de celui
+qui se sent admir, et il fut vite regard comme un matre. Il tient si
+bien la ligne!, disaient les dames qui apprciaient l'lgance
+vigoureuse de son corps svelte et bien muscl. Lui, dans sa jaquette
+bombe la poitrine et pince la taille, les pieds serrs dans des
+escarpins vernis, il dansait gravement, sans prononcer un mot, d'un air
+presque hiratique, tandis que les lampes lectriques bleuissaient les
+deux ailes de sa chevelure noire et luisante. Aprs quoi, les femmes
+sollicitaient l'honneur de lui tre prsentes, avec la douce esprance
+de rendre leurs amies jalouses lorsque celles-ci les verraient au bras
+de l'illustre tangueur. Les invitations pleuvaient chez lui; les salons
+les plus inaccessibles lui taient ouverts; chaque soir, il gagnait une
+bonne douzaine d'amitis, et on se disputait la faveur de recevoir de
+lui des leons. Le peintre d'mes offrait volontiers aux plus jolies
+solliciteuses de les leur donner dans son atelier, de sorte que
+d'innombrables lves affluaient la rue de la Pompe.
+
+--Tu danses trop, lui disait Argensola; tu te rendras malade.
+
+Ce n'tait pas seulement cause de la sant de son protecteur que le
+secrtaire-cuyer s'inquitait de l'excessive frquence de ces visites;
+il les trouvait fort gnantes pour lui-mme. Car, chaque aprs-midi,
+juste au moment o il se dlectait dans une paisible lecture auprs du
+pole bien chaud, Jules lui disait brle-pourpoint:
+
+--Il faut que tu t'en ailles. J'attends une leon nouvelle.
+
+Et Argensola s'en allait, non sans donner tous les diables, _in
+petto_, les belles tangueuses.
+
+Au printemps de 1914, il y eut une grande nouvelle: les Desnoyers
+s'alliaient aux Lacour. Ren, fils unique du snateur, avait fini par
+inspirer Chichi une sympathie qui tait presque de l'amour. Bien
+entendu, le snateur n'avait fait aucune opposition un projet de
+mariage qui, plus tard, vaudrait son fils un nombre respectable de
+millions. Au surplus, il tait veuf et il aimait donner chez lui des
+soupers et des bals; sa bru ferait les honneurs de la maison, et
+l'excellente table o il recevrait plus somptueusement que jamais ses
+collgues et tous les personnages notoires de passage Paris, lui
+permettrait de regagner un peu du prestige qu'il commenait perdre au
+palais du Luxembourg.
+
+
+
+
+III
+
+LE COUSIN DE BERLIN
+
+
+Pendant le voyage fait par Jules en Argentine, Argensola, investi des
+fonctions de gardien de l'atelier, avait vcu bien tranquille: il
+n'avait plus auprs de lui le peintre d'mes pour le dranger au
+milieu de ses lectures, et il pouvait absorber en paix une quantit
+d'ouvrages crits sur les sujets les plus disparates. Il lui resta mme
+assez de temps pour lier connaissance avec un voisin bizarre, log dans
+un petit appartement de deux pices, au mme tage que l'atelier, mais
+o l'on n'accdait que par un escalier de service, et qui prenait jour
+sur une cour intrieure.
+
+Ce voisin, nomm Tchernoff, tait un Russe qu'Argensola avait vu souvent
+rentrer avec des paquets de vieux livres, et qui passait de longues
+heures crire prs de la fentre de sa chambre. L'Espagnol, dont
+l'imagination tait romanesque, avait d'abord pris Tchernoff pour un
+homme mystrieux et extraordinaire: avec cette barbe en dsordre, avec
+cette crinire huileuse, avec ces lunettes chevauchant sur de vastes
+narines qui semblaient dformes par un coup de poing, le Russe
+l'impressionnait. Ensuite, lorsque le hasard d'une rencontre les eut mis
+en rapport, Argensola, en entrant pour la premire fois chez Tchernoff,
+sentit crotre sa sympathie: ami des livres, il voyait des livres
+partout, d'innombrables livres, les uns aligns sur des rayons, d'autres
+empils dans les coins, d'autres parpills sur le plancher, d'autres
+amoncels sur des chaises boiteuses, sur de vieilles tables et mme sur
+un lit que l'on ne refaisait pas tous les jours. Mais il prouva une
+sorte de dsillusion, lorsqu'il apprit qu'en somme il n'y avait rien
+d'trange et d'occulte dans l'existence de son nouvel ami. Ce que
+Tchernoff crivait prs de la fentre, c'tait tout simplement des
+traductions excutes, soit sur commande et moyennant finances, soit
+gratuitement pour des journaux socialistes. La seule chose tonnante,
+c'tait le nombre des langues que Tchernoff possdait. Comme les hommes
+de sa race, il avait une merveilleuse facilit s'approprier les
+vivantes et les mortes, et cela expliquait l'incroyable diversit des
+idiomes dans lesquels taient crits les volumes qui encombraient son
+appartement. La plupart taient des ouvrages d'occasion, qu'il avait
+achets bas prix sur les quais, dans les caisses des bouquinistes; et
+il semblait qu'une atmosphre de mysticisme, d'initiations surhumaines,
+d'arcanes clandestinement transmis travers les sicles, mant de ces
+bouquins poudreux dont quelques-uns taient demi rongs par les rats.
+Mais, confondus avec ces vieux livres, il y en avait beaucoup de
+nouveaux, qui attiraient l'oeil par leurs couvertures d'un rouge
+flamboyant; et il y avait aussi des libelles de propagande socialiste,
+des brochures rdiges dans toutes les langues de l'Europe, des
+journaux, une infinit de journaux dont tous les titres voquaient
+l'ide de rvolution.
+
+D'abord Tchernoff avait tmoign l'Espagnol peu de got pour les
+visites et pour la causerie. Il souriait nigmatiquement dans sa barbe
+d'ogre et se montrait avare de paroles, comme s'il voulait abrger la
+conversation. Mais Argensola trouva le moyen d'apprivoiser ce sauvage:
+il l'amena dans l'atelier de Jules, o les bons vins et les fines
+liqueurs eurent vite fait de rendre le Russe plus communicatif.
+Argensola apprit alors que Tchernoff avait fait en Sibrie une longue
+quoique peu agrable villgiature, et que, rfugi depuis quelques
+annes Paris, il y avait trouv un accueil bienveillant dans la
+rdaction des journaux avancs.
+
+ * * * * *
+
+Le lendemain du jour o Jules tait rentr Paris, Argensola, qui
+causait avec Tchernoff sur le palier de l'escalier de service, entendit
+qu'on sonnait la porte de l'atelier. Le secrtaire-cuyer, qui ne
+s'offensait pas de joindre encore ces fonctions celles de valet de
+chambre, accourut pour introduire le visiteur chez le peintre d'mes.
+Ce visiteur parlait correctement le franais, mais avec un fort accent
+allemand; et, par le fait, c'tait l'an des cousins de Berlin, le
+docteur Julius von Hartrott, qui, aprs un court sjour Paris et au
+moment de retourner en Allemagne, venait prendre cong de Jules.
+
+Les deux cousins se regardrent avec une curiosit o il y avait un peu
+de mfiance. Ils avaient beau tre lis par une troite parent, ils ne
+se connaissaient gure, mais assez cependant pour sentir qu'il existait
+entre eux une complte divergence d'opinions et de gots.
+
+Jules, pour viter que son cousin se trompt sur la condition sociale de
+l'introducteur, prsenta celui-ci en ces termes:
+
+--Mon ami l'artiste espagnol Argensola, non moins remarquable par ses
+vastes lectures que par son magistral talent de peintre.
+
+--J'ai maintes fois entendu parler de lui, rpondit imperturbablement le
+docteur, avec la suffisance d'un homme qui se pique de tout savoir.
+
+Puis, comme Argensola faisait mine de se retirer:
+
+--Vous ne serez pas de trop dans notre entretien, monsieur, lui dit-il
+sur le ton ambigu d'un suprieur qui veut montrer de la condescendance
+un infrieur et d'un confrencier qui, infatu de lui-mme, n'est pas
+fch d'avoir un auditeur de plus pour les belles choses qu'il va dire.
+
+Argensola s'assit donc avec les deux autres, mais un peu l'cart, de
+sorte qu'il pouvait considrer son aise l'accoutrement d'Hartrott.
+L'Allemand avait l'aspect d'un officier habill en civil. Toute sa
+personne exprimait manifestement le dsir de ressembler aux hommes
+d'pe, lorsqu'il leur arrive de quitter l'uniforme. Son pantalon tait
+collant comme s'il tait destin entrer dans des bottes l'cuyre.
+Sa jaquette, garnie de deux ranges de boutons sur le devant et serre
+la taille, avait de longues et larges basques et des revers trs
+montants, ce qui lui donnait une vague ressemblance avec une tunique
+militaire. Ses moustaches rousstres, plantes sur une forte mchoire,
+et ses cheveux coups en brosse compltaient la martiale similitude.
+Mais ses yeux,--des yeux d'homme d'tude, grands, myopes et un peu
+troubles,--s'abritaient derrire des lunettes aux verres pais et
+donnaient malgr tout leur propritaire l'apparence d'un homme
+pacifique. Cet Hartrott, aprs avoir conquis le diplme de docteur en
+philosophie, venait d'tre nomm professeur auxiliaire dans une
+universit, sans doute parce qu'il avait dj publi trois ou quatre
+volumes gros et lourds comme des pavs; et, au surplus, il tait membre
+d'un sminaire historique, c'est--dire d'une socit savante qui se
+consacrait la recherche des documents indits et qui avait pour
+prsident un historien fameux. Le jeune professeur portait la
+boutonnire la rosette d'un ordre tranger.
+
+Le respect de Jules pour le savant de la famille n'allait pas sans
+quelque mlange de ddain: c'tait sa faon de se venger de ce pdant
+qu'on lui proposait sans cesse pour modle. Selon lui, un homme qui ne
+connaissait la vie que par les livres et qui passait son existence
+vrifier ce qu'avaient fait les hommes d'autrefois, n'avait aucun droit
+au titre de sage, alors surtout que de telles tudes ne tendaient qu'
+confirmer les Allemands dans leurs prjugs et dans leur outrecuidance.
+En somme, que fallait-il pour crire sur un minime fait historique un
+livre norme et illisible? La patience de vgter dans les
+bibliothques, de classer des milliers de fiches et de les recopier plus
+ou moins confusment. Dans l'opinion du peintre, son cousin Julius
+n'tait qu'une manire de rond-de-cuir, c'est--dire un de ces
+individus que dsigne plus pittoresquement encore le terme populaire
+d'outre-Rhin: _Sitzfleisch haben_. La premire qualit de ces
+savants-l, c'est d'tre assez bien rembourrs pour qu'il leur soit
+possible de passer des journes entires le derrire sur une chaise.
+
+Le docteur expliqua l'objet de sa visite. Venu Paris pour une mission
+importante dont les autorits universitaires allemandes l'avaient
+charg, il avait beaucoup regrett l'absence de Jules et il aurait t
+trs fch de repartir sans l'avoir vu. Mais, hier soir, sa mre Hlna
+lui avait appris que le peintre tait de retour, et il s'tait empress
+d'accourir l'atelier. Il devait quitter Paris le soir mme: car les
+circonstances taient graves.
+
+--Tu crois donc la guerre? lui demanda Jules.
+
+--Oui. La guerre sera dclare demain ou aprs-demain. Elle est
+invitable. C'est une crise ncessaire pour le salut de l'humanit.
+
+Jules et Argensola, bahis, regardrent celui qui venait d'noncer
+gravement cette belliqueuse et paradoxale proposition, et ils comprirent
+aussitt qu'Hartrott tait venu tout exprs pour leur parler de ce
+sujet.
+
+--Toi, continua Hartrott, tu n'es pas Franais, puisque tu es n en
+Argentine. On peut donc te dire la vrit tout entire.
+
+--Mais toi, rpliqua Jules en riant, o donc es-tu n?
+
+Hartrott eut un geste instinctif de protestation, comme si son cousin
+lui avait adress une injure, et il repartit d'un ton sec:
+
+--Moi, je suis Allemand. En quelque endroit que naisse un Allemand, il
+est toujours fils de l'Allemagne.
+
+Puis, se tournant vers Argensola:
+
+--Vous aussi, monsieur, vous tes un tranger, et, puisque vous avez
+beaucoup lu, vous n'ignorez pas que l'Espagne, votre patrie, doit aux
+Germains ses qualits les meilleures. C'est de nous que lui sont venus
+le culte de l'honneur et l'esprit chevaleresque, par l'intermdiaire des
+Goths, des Visigoths et des Vandales, qui l'ont conquise.
+
+Argensola se contenta de sourire imperceptiblement, et Hartrott, flatt
+d'un silence qui lui parut approbatif, poursuivit son discours.
+
+--Nous allons assister, soyez-en certains, de grands vnements, et
+nous devons nous estimer heureux d'tre ns l'poque prsente, la plus
+intressante de toute l'histoire. En ce moment l'axe de l'humanit se
+dplace et la vritable civilisation va commencer.
+
+A son avis, la guerre prochaine serait extraordinairement courte.
+L'Allemagne avait tout prpar pour que cet vnement pt s'accomplir
+sans que la vie conomique du monde souffrt d'une trop profonde
+perturbation. Un mois lui suffirait pour craser la France, le plus
+redoutable de ses adversaires. Ensuite elle se retournerait contre la
+Russie qui, lente dans ses mouvements, ne serait pas capable d'opposer
+cette offensive une dfense immdiate. Enfin elle attaquerait
+l'orgueilleuse Angleterre, l'isolerait dans son archipel, lui
+interdirait de faire dornavant obstacle la prpondrance allemande.
+Ces coups rapides et ces victoires dcisives n'exigeraient que le cours
+d'un t, et, l'automne, la chute des feuilles saluerait le triomphe
+dfinitif de l'Allemagne.
+
+Ensuite, avec l'assurance d'un professeur qui, parlant du haut de la
+chaire, n'a pas craindre d'tre rfut par ceux qui l'coutent, il
+expliqua la supriorit de la race germanique. Les hommes se divisaient
+en deux groupes, les dolichocphales et les brachycphales. Les
+dolichocphales reprsentaient la puret de la race et la mentalit
+suprieure, tandis que les brachycphales n'taient que des mtis, avec
+tous les stigmates de la dgnrescence. Les Germains, dolichocphales
+par excellence, taient les uniques hritiers des Aryens primitifs, et
+les autres peuples, spcialement les Latins du Sud de l'Europe,
+n'taient que des Celtes brachycphales, reprsentants abtardis d'une
+race infrieure. Les Celtes, incorrigibles individualistes, n'avaient
+jamais t que d'ingouvernables rvolutionnaires, pris d'un
+galitarisme et d'un humanitarisme qui avaient beaucoup retard la
+marche de la civilisation. Au contraire les Germains, dont l'me est
+autoritaire, mettaient au-dessus de tout l'ordre et la force. lus par
+la nature pour commander aux autres peuples, ils possdaient toutes les
+vertus qui distinguent les chefs-ns. La Rvolution franaise n'avait
+t qu'un conflit entre les Celtes et les Germains. La noblesse
+franaise descendait des guerriers germains installs dans les Gaules
+aprs l'invasion dite des Barbares, tandis que la bourgeoisie et le
+tiers-tat reprsentaient l'lment gallo-celtique. La race infrieure,
+en l'emportant sur la suprieure, avait dsorganis le pays et perturb
+le monde. Ce que le celtisme avait invent, c'tait la dmocratie, le
+socialisme, l'anarchisme. Mais l'heure de la revanche germanique avait
+sonn enfin, et la race du Nord allait se charger de rtablir l'ordre,
+puisque Dieu lui avait fait la faveur de lui conserver son indiscutable
+supriorit.
+
+--Un peuple, conclut-il, ne peut aspirer de grands destins que s'il
+est foncirement germanique. Nous sommes l'aristocratie de l'humanit,
+le sel de la terre, comme a dit notre empereur.
+
+Et, tandis que Jules, stupfait de cette insolente philosophie de
+l'histoire, gardait le silence, et qu'Argensola continuait de sourire
+imperceptiblement, Hartrott entama le second point de sa dissertation.
+
+--Jusqu' prsent, expliqua-t-il, on n'a fait la guerre qu'avec des
+soldats; mais celle-ci, on la fera avec des savants et avec des
+professeurs. L'Universit n'a pas eu moins de part sa prparation que
+l'tat-Major. La science germanique, la premire de toutes, est unie
+pour jamais ce que les rvolutionnaires latins appellent
+ddaigneusement le militarisme. La force, reine du monde, est ce qui
+cre le droit, et c'est elle qui imposera partout notre civilisation.
+Nos armes reprsentent notre culture, et quelques semaines leur
+suffiront pour dlivrer de la dcadence celtique les peuples qui, grce
+ elles, recouvreront bientt une seconde jeunesse.
+
+Le prodigieux avenir de sa race lui inspirait un enthousiasme lyrique.
+Guillaume Ier, Bismarck, tous les hros des victoires antrieures lui
+paraissaient vnrables; mais il parlait d'eux comme de dieux moribonds,
+dont l'heure tait passe. Ces glorieux anctres n'avaient fait
+qu'largir les frontires et raliser l'unit de l'empire; mais ensuite,
+avec une prudence de vieillards valtudinaires, ils s'taient opposs
+toutes les hardiesses de la gnration nouvelle, et leurs ambitions
+n'allaient pas plus loin que l'tablissement d'une hgmonie
+continentale. Aujourd'hui c'tait le tour de Guillaume II, le grand
+homme complexe dont la patrie avait besoin. Ainsi que l'avait dit
+Lamprecht, matre de Julius von Hartrott, l'empereur reprsentait la
+fois la tradition et l'avenir, la mthode et l'audace; comme son aeul,
+il tait convaincu qu'il rgnait par la grce de Dieu; mais son
+intelligence vive et brillante n'en reconnaissait et n'en acceptait pas
+moins les nouveauts modernes; s'il tait romantique et fodal, s'il
+soutenait les conservateurs agrariens, il tait en mme temps un homme
+du jour, cherchait les solutions pratiques, faisait preuve d'un esprit
+utilitaire l'amricaine. En lui s'quilibraient l'instinct et la
+raison. C'tait grce lui que l'Allemagne avait su grouper ses forces
+et reconnatre sa vritable voie. Les universits l'acclamaient avec
+autant d'enthousiasme que les armes: car la germanisation mondiale dont
+Guillaume serait l'auteur, allait procurer tous les peuples d'immenses
+bienfaits.
+
+--_Gott mit uns!_ s'cria-t-il en matire de proraison. Oui, Dieu est
+avec nous! Il existe, n'en doutez pas, un Dieu chrtien germanique qui
+est notre Grand Alli et qui se manifeste nos ennemis comme une
+divinit puissante et jalouse.
+
+Cette fois, le sourire d'Argensola devint un petit rire ouvertement
+sarcastique. Mais le docteur tait trop enivr de ses propres paroles
+pour y prendre garde.
+
+--Ce qu'il nous faut, ajouta-t-il, c'est que l'Allemagne entre enfin en
+possession de toutes les contres o il y a du sang germain et qui ont
+t civilises par nos aeux.
+
+Et il numra ces contres. La Hollande et la Belgique taient
+allemandes. La France l'tait par les Francs, qui elle devait un tiers
+de son sang. L'Italie presque entire avait bnfici de l'invasion des
+Lombards. L'Espagne et le Portugal avaient t domins et peupls par
+des conqurants de race teutonne. Mais le docteur ne s'en tenait point
+l. Comme la plupart des nations de l'Amrique taient d'origine
+espagnole ou portugaise, le docteur les comprenait dans ses
+revendications. Quant l'Amrique du Nord, sa puissance et sa richesse
+taient l'oeuvre des millions d'Allemands qui y avaient migr.
+D'ailleurs Hartrott reconnaissait que le moment n'tait pas encore venu
+de penser tout cela et que, pour aujourd'hui, il ne s'agissait que du
+continent europen.
+
+--Ne nous faisons pas d'illusions, poursuivit-il sur un ton de tristesse
+hautaine. A cette heure, le monde n'est ni assez clairvoyant ni assez
+sincre pour comprendre et apprcier nos bienfaits. J'avoue que nous
+avons peu d'amis. Comme nous sommes les plus intelligents, les plus
+actifs, les plus capables d'imposer aux autres notre culture, tous les
+peuples nous considrent avec une hostilit envieuse. Mais nous n'avons
+pas le droit de faillir nos destins, et c'est pourquoi nous imposerons
+ coups de canon cette culture que l'humanit, si elle tait plus sage,
+devrait recevoir de nous comme un don cleste.
+
+Jusqu'ici Jules, impressionn par l'autorit doctorale avec laquelle
+Hartrott formulait ses affirmations, n'avait presque rien dit.
+D'ailleurs, l'ex-professeur de _tango_ tait mal prpar soutenir une
+discussion sur de tels sujets avec le savant professeur tudesque. Mais,
+agac de l'assurance avec laquelle son cousin raisonnait sur cette
+guerre encore problmatique, il ne put s'empcher de dire:
+
+--En somme, pourquoi parler de la guerre comme si elle tait dj
+dclare? En ce moment, des ngociations diplomatiques sont en cours et
+peut-tre tout finira-t-il par s'arranger.
+
+Le docteur eut un geste d'impatience mprisante.
+
+--C'est la guerre, te dis-je! Lorsque j'ai quitt l'Allemagne, il y a
+huit jours, je savais que la guerre tait certaine.
+
+--Mais alors, demanda Jules, pourquoi ces ngociations? Et pourquoi le
+gouvernement allemand fait-il semblant de s'entremettre dans le conflit
+qui a clat entre l'Autriche et la Serbie? Ne serait-il pas plus simple
+de dclarer la guerre tout de suite?
+
+--Notre gouvernement, reprit Hartrott avec franchise, prfre que ce
+soient les autres qui la dclarent. Le rle d'attaqu obtient toujours
+plus de sympathie que celui d'agresseur, et il justifie les rsolutions
+finales, quelque dures qu'elles puissent tre. Au surplus, nous avons
+chez nous beaucoup de gens qui vivent leur aise et qui ne dsirent pas
+la guerre; il convient donc de leur faire croire que ce sont nos ennemis
+qui nous l'imposent, pour que ces gens sentent la ncessit de se
+dfendre. Il n'est donn qu'aux esprits suprieurs de comprendre que le
+seul moyen de raliser les grands progrs, c'est l'pe, et que, selon
+le mot de notre illustre Treitschke, la guerre est la forme la plus
+haute du progrs.
+
+Selon Hartrott, la morale avait sa raison d'tre dans les rapports des
+individus entre eux, parce qu'elle sert rendre les individus plus
+soumis et plus disciplins; mais elle ne fait qu'embarrasser les
+gouvernements, pour qui elle est une gne sans profit. Un tat ne doit
+s'inquiter ni de vrit ni de mensonge; la seule chose qui lui
+importe, c'est la convenance et l'utilit des mesures prises. Le
+glorieux Bismarck, afin d'obtenir la guerre qu'il voulait contre la
+France, n'avait pas hsit altrer un tlgramme, et Hans Delbruck
+avait eu raison d'crire ce sujet: Bnie soit la main qui a falsifi
+la dpche d'Ems! En ce qui concernait la guerre prochaine, il tait
+urgent qu'elle se ft sans retard: aucun des ennemis de l'Allemagne
+n'tait prt, de sorte que les Allemands qui, eux, se prparaient depuis
+quarante ans, taient srs de la victoire. Qu'tait-il besoin de se
+proccuper du droit et des traits? L'Allemagne avait la force, et la
+force cre des lois nouvelles. L'histoire ne demande pas de comptes aux
+vainqueurs, et les prtres de tous les cultes finissent toujours par
+bnir dans leurs hymnes les auteurs des guerres heureuses. Ceux qui
+triomphent sont les amis de Dieu.
+
+--Nous autres, continua-t-il, nous ne sommes pas des sentimentaux; nous
+ne faisons la guerre ni pour chtier les Serbes rgicides, ni pour
+dlivrer les Polonais opprims par la Russie. Nous la faisons parce que
+nous sommes le premier peuple du monde et que nous voulons tendre notre
+activit sur toute la plante. La vieille Rome, mortellement malade,
+appela barbares les Germains qui ouvrirent sa fosse. Le monde
+d'aujourd'hui a, lui aussi, une odeur de mort, et il ne manquera pas non
+plus de nous appeler barbares. Soit! Lorsque Tanger et Toulon, Anvers
+et Calais seront allemands, nous aurons le loisir de disserter sur la
+barbarie germanique; mais, pour l'instant, nous possdons la force et
+nous ne sommes pas d'humeur discuter. La force est la meilleure des
+raisons.
+
+--tes-vous donc si certains de vaincre? objecta Jules. Le destin mnage
+parfois aux hommes de terribles surprises. Il suscite des forces
+occultes avec lesquelles on n'a pas compt et qui peuvent rduire
+nant les plans les mieux tablis.
+
+Hartrott haussa les paules. Qu'est-ce que l'Allemagne aurait devant
+elle? Le plus craindre de ses ennemis, ce serait la France; mais la
+France n'tait pas capable de rsister aux influences morales
+nervantes, aux labeurs, aux privations et aux souffrances de la guerre:
+un peuple affaibli physiquement, infect de l'esprit rvolutionnaire,
+dsaccoutum de l'usage des armes par l'amour excessif du bien-tre.
+Ensuite il y avait la Russie; mais les masses amorphes de son immense
+population taient longues runir, difficiles mouvoir, travailles
+par l'anarchisme et par les grves. L'tat-major de Berlin avait dispos
+toutes choses de telle faon qu'il tait certain d'craser la France en
+un mois; cela fait, il transporterait les irrsistibles forces
+germaniques contre l'empire russe avant mme que celui-ci ait eu le
+temps d'entrer en action.
+
+--Quant aux Anglais, poursuivit Hartrott, il est douteux que, malgr
+l'entente cordiale, ils prennent part la lutte. C'est un peuple de
+rentiers et de sportsmen dont l'gosme est sans limites. Admettons
+toutefois qu'ils veuillent dfendre contre nous l'hgmonie continentale
+qui leur a t octroye par le Congrs de Vienne, aprs la chute de
+Napolon. Que vaut l'effort qu'ils tenteront de faire? Leur petite arme
+n'est compose que du rebut de la nation, et elle est totalement
+dpourvue d'esprit guerrier. Lorsqu'ils rclameront l'assistance de
+leurs colonies, celles-ci, qui ont tant se plaindre d'eux, se feront
+une joie de les lcher. L'Inde profitera de l'occasion pour se soulever
+contre ses exploiteurs, et l'gypte s'affranchira du despotisme de ses
+tyrans....
+
+Il y eut un silence, et Hartrott parut s'absorber dans ses rflexions,
+dont il traduisit le rsultat par cette nouvelle tirade:
+
+--Par le fait, il y a beau temps que notre victoire a commenc. Nos
+ennemis nous abhorrent, et nanmoins ils nous imitent. Tout ce qui porte
+la marque allemande est recherch dans le monde entier. Les pays mmes
+qui ont la prtention de rsister nos armes, copient nos mthodes
+dans leurs coles et admirent nos thories, y compris celles qui n'ont
+obtenu en Allemagne qu'un mdiocre succs. Souvent nous rions entre
+nous, comme les augures romains, constater le servilisme avec lequel
+les peuples trangers se soumettent notre influence. Et ce sont ces
+gens-l qui ensuite refusent de reconnatre notre supriorit!
+
+Pour la premire fois Argensola fit un geste approbatif, que ne suivit
+d'ailleurs aucun commentaire. Hartrott, qui avait surpris ce geste, lui
+attribua la valeur d'un assentiment complet, et cela l'induisit
+reprendre:
+
+--Mais notre supriorit est vidente, et, pour en avoir la preuve, nous
+n'avons qu' couter ce que disent nos ennemis. Les Latins eux-mmes
+n'ont-ils pas proclam maintes fois que les socits latines sont
+l'agonie, qu'il n'y a pas de place pour elles dans l'organisation
+future, et que l'Allemagne seule conserve latentes les forces
+civilisatrices? Les Franais, en particulier, ne rptent-ils pas qui
+veut les entendre que la France est en pleine dcomposition et qu'elle
+marche d'un pas rapide une catastrophe? Eh bien, des peuples qui se
+jugent ainsi ont assurment la mort dans les entrailles. En outre, les
+faits confirment chaque jour l'opinion qu'ils ont de leur propre
+dcadence. Il est impossible de douter qu'une rvolution clate Paris
+aussitt aprs la dclaration de guerre. Tu n'tais pas ici, toi, pour
+voir l'agitation des boulevards l'occasion du procs Caillaux. Mais,
+moi, j'ai constat de mes yeux comment ractionnaires et
+rvolutionnaires se menaaient, se frappaient en pleine rue. Ils s'y
+sont insults jusqu' ces derniers jours. Lorsque nos troupes
+franchiront la frontire, la division des opinions s'accentuera encore;
+militaristes et antimilitaristes se disputeront furieusement, et en
+moins d'une semaine ce sera la guerre civile. Ce pays a t gt
+jusqu'au coeur par la dmocratie et par l'aveugle amour de toutes les
+liberts. L'unique nation de la terre qui soit vraiment libre, c'est la
+nation allemande, parce qu'elle sait obir.
+
+Ce paradoxe bizarre amusa Jules qui dit en riant:
+
+--Vrai, tu crois que l'Allemagne est le seul pays libre?
+
+--J'en suis sr! dclara le professeur avec une nergie croissante. Nous
+avons les liberts qui conviennent un grand peuple: la libert
+conomique et la libert intellectuelle.
+
+--Mais la libert politique?
+
+--Seuls les peuples dcadents et ingouvernables, les races infrieures
+entiches d'galit et de dmocratie, s'inquitent de la libert
+politique. Les Allemands n'en prouvent pas le besoin. Ns pour tre les
+matres, ils reconnaissent la ncessit des hirarchies et consentent
+tre gouverns par une classe dirigeante qui doit ce privilge
+l'aristocratie du sang ou du talent. Nous avons, nous, le gnie de
+l'organisation.
+
+Et les deux amis entendirent avec un tonnement effar la description du
+monde futur, tel que le faonnerait le gnie germanique. Chaque peuple
+serait organis de telle sorte que l'homme y donnt la socit le
+maximum de rendement; tous les individus seraient enrgiments pour
+toutes les fonctions sociales, obiraient comme des machines une
+direction suprieure, fourniraient la plus grande quantit possible de
+travail sous la surveillance des chefs; et cela, ce serait l'tat
+parfait.
+
+Sur ce, Hartrott regarda sa montre et changea brusquement de sujet de
+conversation.
+
+--Excuse-moi, dit-il, il faut que je te quitte. Les Allemands rsidant
+Paris sont dj partis en grand nombre, et je serais parti moi-mme, si
+l'affection familiale que je te porte ne m'avait fait un devoir de te
+donner un bon conseil. Puisque tu es tranger et que rien ne t'oblige
+rester en France, viens chez nous Berlin. La guerre sera dure, trs
+dure, et, si Paris essaie de se dfendre, il se passera des choses
+terribles. Nos moyens offensifs sont beaucoup plus redoutables qu'ils ne
+l'taient en 1870.
+
+Jules fit un geste d'indiffrence. Il ne croyait pas un danger
+prochain, et d'ailleurs il n'tait pas si poltron que son cousin
+paraissait le croire.
+
+--Tu es comme ton pre, s'cria le professeur. Depuis deux jours,
+j'essaie inutilement de le convaincre qu'il devrait passer en Allemagne
+avec les siens; mais il ne veut rien entendre. Il admet volontiers que,
+si la guerre clate, les Allemands seront victorieux; mais il s'obstine
+ croire que la guerre n'clatera pas. Ce qui est encore plus
+incomprhensible, c'est que ma mre elle-mme hsitait repartir avec
+moi pour Berlin. Grce Dieu, j'ai fini par la convaincre et peut-tre,
+ cette heure, est-elle dj en route. Il a t convenu entre elle et
+moi que, si elle tait prte temps, elle prendrait le train de
+l'aprs-midi, pour voyager en compagnie d'une de ses amies, femme d'un
+conseiller de notre ambassade, et que, si elle manquait ce train, elle
+me rejoindrait celui du soir. Mais j'ai eu toutes les peines du monde
+ la dcider; elle s'enttait me rpter que la guerre ne lui faisait
+pas peur, que les Allemands taient de trs braves gens, et que, quand
+ils entreraient Paris, ils ne feraient de mal personne.
+
+Cette opinion favorable semblait contrarier beaucoup le docteur.
+
+--Ni ma mre ni ton pre, expliqua-t-il, ne se rendent compte de ce
+qu'est la guerre moderne. Que les Allemands soient de braves gens, je
+suis le premier le reconnatre; mais ils sont obligs d'appliquer la
+guerre les mthodes scientifiques. Or, de l'avis des gnraux les plus
+comptents, la terreur est l'unique moyen de russir vite, parce qu'elle
+trouble l'intelligence de l'ennemi, paralyse son action, brise sa
+rsistance. Plus la guerre sera dure, plus elle sera courte. L'Allemagne
+va donc tre cruelle, trs cruelle pour empcher que la lutte se
+prolonge. Et il ne faudra pas en conclure que l'Allemagne soit devenue
+mchante: tout au contraire, sa prtendue cruaut sera de la bont:
+l'ennemi terroris se rendra plus vite, et le monde souffrira moins.
+Voil ce que ton pre ne veut pas comprendre; mais tu seras plus
+raisonnable que lui. Te dcides-tu partir avec moi?
+
+--Non, rpondit Jules. Si je partais, j'aurais honte de moi-mme. Fuir
+devant un danger qui n'est peut-tre qu'imaginaire!
+
+--Comme il te plaira, riposta l'autre d'un ton cassant. L'heure me
+presse: je dois aller encore notre ambassade, o l'on me remettra des
+documents confidentiels destins aux autorits allemandes. Je suis
+oblig de te quitter.
+
+Et il se leva, prit sa canne et son chapeau. Puis, sur le seuil, en
+disant adieu son cousin:
+
+--Je te rpte une dernire fois ce que je t'ai dj dit, insista-t-il.
+Si les Parisiens, comprenant l'inutilit de la rsistance, ont la
+sagesse de nous ouvrir leurs portes, il est possible que tout se passe
+en douceur; mais, dans le cas contraire... Bref, sois sr que, de toute
+faon, nous nous reverrons bientt. Il ne me dplaira pas de revenir
+Paris, lorsque le drapeau allemand flottera sur la Tour Eiffel. Cinq ou
+six semaines suffiront pour cela. Donc, au revoir jusqu'en septembre. Et
+crois bien qu'aprs le triomphe germanique Paris n'en sera pas moins
+agrable. Si la France disparat en tant que grande puissance, les
+Franais, eux, resteront, et ils auront mme plus de loisirs
+qu'auparavant pour cultiver ce qu'il y a d'aimable dans leur caractre.
+Ils continueront inventer des modes, s'organiseront sous notre
+direction pour rendre la vie plaisante aux trangers, formeront quantit
+de jolies actrices, criront des romans amusants et des comdies
+piquantes. N'est-ce point assez pour eux?
+
+Quand la porte fut referme, Argensola clata de rire et dit Jules:
+
+--Il nous la baille bonne, ton dolichocphale de cousin! Mais pourquoi
+n'as-tu rien rpondu sa docte confrence?
+
+--C'est ta faute plus que la mienne, repartit Jules en plaisantant. La
+mtaphysique de l'anthropologie et de la sociologie n'est pas
+prcisment mon affaire. Si tu m'avais analys un plus grand nombre de
+bouquins ennuyeux sur la philosophie de l'histoire, peut-tre aurais-je
+eu des arguments topiques lui opposer.
+
+--Mais il n'est pas ncessaire d'avoir lu des bibliothques pour
+s'apercevoir que ces thories sont des billeveses de lunatiques. Les
+races! Les brachycphales et les dolichocphales! La puret du sang! Y
+a-t-il encore aujourd'hui un homme d'instruction moyenne qui croie ces
+antiquailles? Comment existerait-il un peuple de race pure, puisqu'il
+n'est point d'homme au monde dont le sang n'ait subi une infinit de
+mlanges dans le cours des sicles? Si les Germains se sont mis de
+telles sottises dans la tte, c'est qu'ils sont aveugls par l'orgueil.
+Les systmes scientifiques qu'ils inventent ne visent qu' justifier
+leur absurde prtention de devenir les matres du monde. Ils sont
+atteints de la folie de l'imprialisme.
+
+--Mais, interrompit Jules, tous les peuples forts n'ont-ils pas eu leurs
+ambitions imprialistes?
+
+--J'en conviens, reprit Argensola, et j'ajoute que cet orgueil a
+toujours t pour eux un mauvais conseiller; mais encore est-il
+quitable de reconnatre que la qualit de l'imprialisme varie beaucoup
+d'un peuple l'autre et que, chez les nations gnreuses, cette fivre
+n'exclut pas les nobles desseins. Les Grecs ont aspir l'hgmonie,
+parce qu'ils croyaient tre les plus aptes donner aux autres hommes la
+science et les arts. Les Romains, lorsqu'ils tendaient leur domination
+sur tout le monde connu, apportaient aux rgions conquises le droit et
+les formes de la justice. Les Franais de la Rvolution et de l'Empire
+justifiaient leur ardeur conqurante par le dsir de procurer la libert
+ leurs semblables et de semer dans l'univers les ides nouvelles. Il
+n'est pas jusqu'aux Espagnols du XVIe sicle qui, en bataillant
+contre la moiti de l'Europe pour exterminer l'hrsie et pour crer
+l'unit religieuse, n'aient travaill raliser un idal qui peut-tre
+tait nbuleux et faux, mais qui n'en tait pas moins dsintress. Tous
+ces peuples ont agi dans l'histoire en vue d'un but qui n'tait pas
+uniquement l'accroissement brutal de leur propre puissance, et, en
+dernire analyse, ce quoi ils visaient, c'tait le bien de l'humanit.
+Seule l'Allemagne de ton Hartrott prtend s'imposer au monde en vertu de
+je ne sais quel droit divin qu'elle tiendrait de la supriorit de sa
+race, supriorit que d'ailleurs personne ne lui reconnat et qu'elle
+s'attribue gratuitement elle-mme.
+
+--Ici je t'arrte, dit Jules. N'as-tu pas approuv tout l'heure mon
+cousin Otto, lorsqu'il disait que les ennemis mmes de l'Allemagne
+l'admirent et se soumettent son influence?
+
+--Ce que j'ai approuv, c'est la qualification de servilisme qu'il
+appliquait lui-mme cette stupide manie d'admirer et d'imiter
+l'Allemagne. Il est trop vrai que, depuis bientt un demi-sicle, les
+autres peuples ont eu la niaiserie de tomber dans le panneau. Par
+couardise intellectuelle, par crainte de la force, par insouciante
+paresse, ils ont prn sans le moindre discernement tout ce qui venait
+d'outre-Rhin, le bon et le mauvais, l'or et le talc; et la vanit
+germanique a t confirme dans ses prtentions absurdes par la
+superstitieuse complaisance avec laquelle ses rivaux lui donnaient
+raison. Voil pourquoi un pays qui a compt tant de philosophes et de
+penseurs, tant de gnies contemplatifs et de thoriciens profonds, un
+pays qui peut s'enorgueillir lgitimement de Kant le pacifique, de
+Goethe l'olympien, du divin Beethoven, est devenu un pays o l'on ne
+croit plus qu'aux rsultats matriels de l'activit sociale, o l'on
+rve de faire de l'homme une machine productive, o l'on ne voit dans la
+science qu'un auxiliaire de l'industrie.
+
+--Mais cela n'a pas mal russi aux Allemands, fit observer Jules,
+puisque avec leur science applique ils concurrencent et menacent de
+supplanter bientt l'Angleterre sur les marchs de l'ancien et du
+nouveau monde.
+
+--S'ensuit-il, repartit Argensola, qu'ils possdent une relle et
+durable supriorit sur l'Angleterre et sur les autres pays de haute
+civilisation? La science, mme pousse loin, n'exclut pas ncessairement
+la barbarie. La culture vritable, comme l'a dit ce Nietzsche dont je
+t'ai analys le _Zarathustra_, c'est l'unit de style dans toutes les
+manifestations de la vie. Si donc un savant s'est cantonn dans ses
+tudes spciales avec la seule intention d'en tirer des avantages
+matriels, ce savant peut trs bien avoir fait d'importantes
+dcouvertes, il n'en reste pas moins un barbare. Les Franais, disait
+encore Nietzsche, sont le seul peuple d'Europe qui possde une culture
+authentique et fconde, et il n'est personne en Allemagne qui ne leur
+ait fait de larges emprunts. Nietzsche voyait clair; mais ton cousin
+est fou, archi-fou.
+
+--Tes paroles me tranquillisent, rpondit Jules. Je t'avoue que
+l'assurance de ce grandiloquent docteur m'avait un peu dprim. J'ai
+beau n'tre pas de nationalit franaise; en ces heures tragiques, je
+sens malgr moi que j'aime la France. Je n'ai jamais pris part aux
+luttes des partis; mais, d'instinct, je suis rpublicain. Dans mon for
+intrieur, je serais humili du triomphe de l'Allemagne et je gmirais
+de voir son joug despotique s'appesantir sur les nations libres o le
+peuple se gouverne lui-mme. C'est un danger qui, hlas! me parat trs
+menaant.
+
+--Qui sait? reprit Argensola pour le rconforter. La France est un pays
+ surprises. Il faut voir le Franais l'oeuvre, quand il travaille
+rparer son imprvoyance. Hartrott a beau dire: en ce moment, il y a de
+l'ordre Paris, de la rsolution, de l'enthousiasme. J'imagine que,
+dans les jours qui ont prcd Valmy, la situation tait pire que celle
+d' prsent: tout tait dsorganis; on n'avait pour se dfendre que des
+bataillons d'ouvriers et de laboureurs qui n'avaient jamais tenu un
+fusil; et cela n'a pas empch que, pendant vingt ans, les vieilles
+monarchies de l'Europe n'ont pu venir bout de ces soldats improviss.
+
+Cette nuit-l, Jules eut le sommeil agit par des rves o, avec une
+brusque incohrence d'images projetes sur l'cran d'un cinmatographe,
+se succdaient des scnes d'amour, de batailles furieuses,
+d'universits allemandes, de bals parisiens, de paquebots
+transatlantiques et de dluge universel.
+
+A la mme heure, son cousin Otto von Hartrott, confortablement install
+dans un _sleeping car_, roulait seul vers les rives de la Spre. Il
+n'avait pas trouv sa mre la gare; mais cela ne lui avait donn
+aucune inquitude, et il tait convaincu qu'Hlna, partie avec son amie
+la conseillre d'ambassade, arriverait Berlin avant lui. En ralit,
+Hlna tait encore chez sa soeur, avenue Victor-Hugo. Voici les
+contretemps qui l'avaient empche de tenir la promesse de dpart faite
+ son fils.
+
+Depuis qu'elle tait arrive Paris, elle avait, comme de juste, couru
+les grands magasins et fait une multitude d'emplettes. Or, le jour o
+elle aurait d partir, nombre de choses qu'il lui paraissait
+spcialement ncessaire de rapporter en Allemagne, n'avaient pas t
+livres par les fournisseurs. Elle avait donc pass toute la matine
+tlphoner aux quatre coins de Paris; mais, en raison du dsarroi
+gnral, plusieurs commandes manquaient encore l'appel, quand vint
+l'heure de monter en automobile pour le train de l'aprs-midi. Elle
+avait donc dcid de ne partir que par le train du soir, avec son fils.
+Mais, le soir, elle avait une telle montagne de bagages,--malles,
+valises, caisses, cartons chapeaux, sacs de nuit, paquets de toute
+sorte,--que jamais il n'avait t possible de prparer et de charger
+tout cela en temps opportun. Lorsqu'il avait t bien constat que le
+train du soir n'tait pas moins irrmdiablement perdu que celui de
+l'aprs-midi, elle s'tait rsigne sans trop de peine rester. En
+somme, elle n'tait pas fche des fatalits imprvues qui l'excusaient
+d'avoir manqu sa parole. Qui sait mme si elle n'avait pas mis un peu
+de complaisance aider le veto du destin? D'une part, malgr les
+emphatiques discours de son fils, elle n'tait pas du tout persuade
+qu'il ft urgent de quitter Paris. Et d'autre part,--les cervelles
+fminines ne rpugnent point admettre des arguments contraires,--la
+tendre, inconsquente et un peu sotte romantique pensait sans doute
+que, le jour o les armes allemandes entreraient Paris, la prsence
+d'Hlna von Hartrott serait utile aux Desnoyers pour les protger
+contre les taquineries des vainqueurs.
+
+
+
+
+IV
+
+OU APPARAISSENT LES QUATRE CAVALIERS
+
+
+Les jours qui suivirent, Jules et Argensola vcurent d'une vie enfivre
+par la rapidit avec laquelle se succdaient les vnements. Chaque
+heure apportait une nouvelle, et ces nouvelles, presque toujours
+fausses, remuaient rudement l'opinion en sens contraires. Tantt le
+pril de la guerre semblait conjur; tantt le bruit courait que la
+mobilisation serait ordonne dans quelques minutes. Un seul jour
+reprsentait les inquitudes, les anxits, l'usure nerveuse d'une anne
+ordinaire.
+
+On apprit coup sur coup que l'Autriche dclarait la guerre la Serbie;
+que la Russie mobilisait une partie de son arme; que l'Allemagne
+dcrtait l'tat de menace de guerre; que les Austro-Hongrois, sans
+tenir compte des ngociations en cours, commenaient le bombardement de
+Belgrade; que Guillaume II, pour forcer le cours des vnements et pour
+empcher les ngociations d'aboutir, faisait son tour la Russie une
+dclaration de guerre.
+
+La France assistait cette avalanche d'vnements graves avec un
+recueillement sobre de paroles et de manifestations. Une rsolution
+froide et solennelle animait tous les coeurs. Personne ne dsirait la
+guerre, mais tout le monde l'acceptait avec le ferme propos d'accomplir
+son devoir. Pendant la journe, Paris se taisait, absorb dans ses
+proccupations. Seules quelques bandes de patriotes exalts traversaient
+la place de la Concorde en acclamant la statue de Strasbourg. Dans les
+rues, les gens s'abordaient d'un air amical: il semblait qu'ils se
+connussent sans s'tre jamais vus. Les yeux attiraient les yeux, les
+sourires se rpondaient avec la sympathie d'une pense commune. Les
+femmes taient tristes; mais, pour dissimuler leur motion, elles
+parlaient plus fort. Le soir, dans le long crpuscule d't, les
+boulevards s'emplissaient de monde; les habitants des quartiers
+lointains affluaient vers le centre, comme aux jours des rvolutions
+d'autrefois, et les groupes se runissaient, formaient une foule immense
+d'o s'levaient des cris et des chants. Ces multitudes se portaient
+jusqu'au coeur de Paris, o les lampes lectriques venaient de s'allumer,
+et le dfil se prolongeait jusqu' une heure avance, avec le drapeau
+national flottant au-dessus des ttes parmi d'autres drapeaux qui lui
+faisaient escorte.
+
+Dans une de ces nuits de sincre exaltation, les deux amis apprirent une
+nouvelle inattendue, incomprhensible, absurde: on venait d'assassiner
+Jaurs. Cette nouvelle, on la rptait dans les groupes avec un
+tonnement qui tait plus grand encore que la douleur. On a assassin
+Jaurs? Et pourquoi? Le bon sens populaire qui, par instinct, cherche
+une explication tous les attentats, demeurait perplexe. Les hommes
+d'ordre redoutaient une rvolution. Jules Desnoyers craignit un moment
+que les sinistres prdictions de son cousin Otto ne fussent sur le point
+de s'accomplir; cet assassinat allait provoquer des reprsailles et
+aboutirait une guerre civile. Mais les masses populaires, quoique
+cruellement affliges de la mort de leur hros favori, gardaient un
+tragique silence. Il n'tait personne qui, par del ce cadavre,
+n'apert l'image auguste de la patrie.
+
+Le matin suivant, le danger s'tait vanoui. Les ouvriers parlaient de
+gnraux et de guerre, se montraient les uns aux autres leurs livrets de
+soldats, annonaient la date laquelle ils partiraient, lorsque l'ordre
+de mobilisation aurait t publi.
+
+Les vnements continuaient se succder avec une rapidit qui n'tait
+que trop significative. Les Allemands envahissaient le Luxembourg et
+s'avanaient jusque sur la frontire franaise, alors que leur
+ambassadeur tait encore Paris et y faisait des promesses de paix.
+
+Le 1er aot, dans l'aprs-midi, furent apposes prcipitamment, a et
+l, quelques petites affiches manuscrites auxquelles succdrent bientt
+de grandes affiches imprimes qui portaient en tte deux drapeaux
+croiss. C'tait l'ordre de la mobilisation gnrale. La France entire
+allait courir aux armes.
+
+--Cette fois, c'est fait! dirent les gens arrts devant ces affiches.
+
+Et les poitrines se dilatrent, poussrent un soupir de soulagement. Le
+cauchemar tait fini; la ralit cruelle tait prfrable
+l'incertitude, l'attente, l'apprhension d'un obscur pril qui
+rendait les jours longs comme des semaines.
+
+La mobilisation commenait minuit. Ds le crpuscule, il se produisit
+dans tout Paris un mouvement extraordinaire. On aurait dit que les
+tramways, les automobiles et les voitures marchaient une allure folle.
+Jamais on n'avait vu tant de fiacres, et pourtant les bourgeois qui
+auraient voulu en prendre un, faisaient de vains appels aux cochers:
+aucun cocher ne voulait travailler pour les civils. Tous les moyens de
+transport taient pour les militaires, toutes les courses aboutissaient
+aux gares. Les lourds camions de l'intendance, pleins de sacs, taient
+salus au passage par l'enthousiasme gnral, et les soldats habills en
+mcaniciens qui manoeuvraient ces pyramides roulantes, rpondaient aux
+acclamations en agitant les bras et en poussant des cris joyeux. La
+foule se pressait, se bousculait, mais n'en gardait pas moins une
+insolite courtoisie. Lorsque deux vhicules s'accrochaient et que, par
+la force de l'habitude, les conducteurs allaient changer des injures,
+le public s'interposait et les obligeait se serrer la main. Les
+passants qui avaient failli tre crass par une automobile riaient en
+criant au chauffeur: Tuer un Franais qui regagne son rgiment! Et le
+chauffeur rpondait: Moi aussi, je pars demain. C'est ma dernire
+course.
+
+Vers une heure du matin, Jules et Argensola entrrent dans un caf des
+boulevards. Ils taient fatigus l'un et l'autre par les motions de la
+journe. Dans une atmosphre brlante et charge de fume de tabac, les
+consommateurs chantaient la _Marseillaise_ en agitant de petits
+drapeaux. Ce public un peu cosmopolite passait en revue les nations de
+l'Europe et les saluait par des rugissements d'allgresse: toutes ces
+nations, toutes sans exception, allaient se mettre du ct de la France.
+Un vieux mnage de rentiers l'existence ordonne et mdiocre, qui
+peut-tre n'avaient pas souvenir d'avoir jamais t hors de chez eux
+une heure aussi tardive, taient assis une table prs du peintre et
+de son ami. Entrans par le flot de l'enthousiasme gnral, ils taient
+descendus jusqu'aux boulevards afin de voir la guerre de plus prs. La
+langue trangre que parlaient entre eux ces voisins de table donna au
+mari une haute ide de leur importance.
+
+--Croyez-vous, messieurs, leur demanda-t-il, que l'Angleterre marche
+avec nous?
+
+Argensola, qui n'en savait pas plus que son interlocuteur, rpondit avec
+assurance:
+
+--Sans aucun doute. C'est chose dcide.
+
+--Vive l'Angleterre! s'cria le petit vieux en se mettant debout.
+
+Et, sous les regards admiratifs de sa femme, il entonna une vieille
+chanson patriotique, en marquant par des mouvements de bras le rythme du
+refrain.
+
+Jules et Argensola revinrent pdestrement la rue de la Pompe. Au
+milieu des Champs-lyses, ils rejoignirent un homme coiff d'un chapeau
+ larges bords, qui marchait lentement dans la mme direction qu'eux, et
+qui, quoique seul, discourait voix presque haute. Argensola reconnut
+Tchernoff et lui souhaita le bonsoir. Alors, sans y tre invit, le
+Russe rgla son pas sur celui des deux autres et remonta vers l'Arc de
+Triomphe en leur compagnie. C'tait peine si Jules avait eu
+prcdemment l'occasion d'changer avec l'ami d'Argensola quelques
+coups de chapeau sous le porche; mais l'motion dispose les mes la
+sympathie. Quant Tchernoff, qui n'tait jamais gn avec personne, il
+eut vis--vis de Jules absolument la mme attitude que s'il l'avait
+connu depuis sa naissance. Il reprit donc le cours des raisonnements
+qu'il adressait tout l'heure aux masses de noire vgtation, aux bancs
+solitaires, l'ombre verte troue a et l par la lueur tremblante des
+becs de gaz, et il les reprit l'endroit mme o il les avait
+interrompus, sans prendre la peine de donner ses nouveaux auditeurs la
+moindre explication.
+
+--En ce moment, grommela le Russe, _ils_ crient avec la mme fivre que
+ceux d'ici; _ils_ croient de bonne foi qu'ils vont dfendre leur patrie
+attaque; ils veulent mourir pour leurs familles et pour leurs foyers,
+que personne ne menace...
+
+--De qui parlez-vous, Tchernoff? interrogea Argensola.
+
+--D'_eux_! rpondit le Russe en regardant fixement son interlocuteur,
+comme si la question l'et tonn. J'ai vcu dix ans en Allemagne, j'ai
+t correspondant d'un journal de Berlin, et je connais fond ces
+gens-l. Eh bien, ce qui se passe cette heure sur les bords de la
+Seine se passe aussi sur les bords de la Spre: des chants, des
+rugissements de patriotisme, des drapeaux qu'on agite. En apparence
+c'est la mme chose; mais, au fond, quelle diffrence! La France, elle,
+ne veut pas de conqutes: ce soir, la foule a malmen quelques
+braillards qui hurlaient A Berlin!. Tout ce que la Rpublique demande,
+c'est qu'on la respecte et qu'on la laisse vivre en paix. La Rpublique
+n'est pas la perfection, je le sais; mais encore vaut-elle mieux que le
+despotisme d'un monarque irresponsable et qui se vante de rgner par la
+grce de Dieu.
+
+Tchernoff se tut quelques instants, comme pour considrer en lui-mme un
+spectacle qui s'offrait son imagination.
+
+--Oui, cette heure, continua-t-il, les masses populaires de l-bas, se
+consolant de leurs humiliations par un grossier matrialisme,
+vocifrent: A Paris! A Paris! Nous y boirons du Champagne gratis! La
+bourgeoisie pitiste, qui est capable de tout pour obtenir une dignit
+nouvelle, et l'aristocratie, qui a donn au monde les plus grands
+scandales des dernires annes, vocifrent aussi: A Paris! A Paris!,
+parce que c'est la Babylone du pch, la ville du Moulin-Rouge et des
+restaurants de Montmartre, seules choses que ces gens en connaissent.
+Quant mes camarades de la Social-Dmocratie, ils ne vocifrent pas
+moins que les autres, mais le cri qu'on leur a enseign est diffrent:
+A Moscou! A Saint-Ptersbourg! crasons la tyrannie russe, qui est un
+danger pour la civilisation.
+
+Et, dans le silence de la nuit, Tchernoff eut un clat de rire qui
+rsonna comme un cliquetis de castagnettes. Aprs quoi, il poursuivit:
+
+--Mais la Russie est bien plus civilise que l'Allemagne! La vraie
+civilisation ne consiste pas seulement possder une grande industrie,
+des flottes, des armes, des universits o l'on n'enseigne que la
+science. Cela, c'est une civilisation toute matrielle. Il y en a une
+autre, beaucoup meilleure, qui lve l'me et qui fait que la dignit
+humaine rclame ses droits. Un citoyen suisse qui, dans son chalet de
+bois, s'estime l'gal de tous les hommes de son pays, est plus civilis
+que le _Herr Professor_ qui cde le pas un lieutenant ou que le
+millionnaire de Hambourg qui se courbe comme un laquais devant quiconque
+porte un nom particule. Je ne nie pas que les Russes aient eu
+souffrir d'une tyrannie odieuse; j'en sais personnellement quelque
+chose; je connais la faim et le froid des cachots; j'ai vcu en Sibrie.
+Mais d'une part, il faut prendre garde que, chez nous, la tyrannie est
+principalement d'origine germanique; la moiti de l'aristocratie russe
+est allemande; les gnraux qui se distinguent le plus en faisant
+massacrer les ouvriers grvistes et les populations annexes sont
+allemands; les hauts fonctionnaires qui soutiennent le despotisme et qui
+conseillent la rpression sanglante, sont allemands. Et d'autre part, en
+Russie, la tyrannie a toujours vu se dresser devant elle une
+protestation rvolutionnaire. Si une partie de notre peuple est encore
+ demi barbare, le reste a une mentalit suprieure, un esprit de haute
+morale qui lui fait affronter les sacrifices et les prils par amour de
+la libert. En Allemagne, au contraire, qui a jamais protest pour
+dfendre les droits de l'homme? O sont les intellectuels ennemis du
+tsarisme prussien? Les intellectuels se taisent ou prodiguent leurs
+adulations l'oint du Seigneur. En deux sicles d'histoire, la Prusse
+n'a pas su faire une seule rvolution contre ses indignes matres; et,
+aujourd'hui que l'empereur allemand, musicien et comdien comme Nron,
+afflige le monde de la plus effroyable des calamits, parce qu'il aspire
+ prendre dans l'histoire un rle thtral de grand acteur, son peuple
+entier se soumet cette folie d'histrion et ses savants ont l'ignominie
+de l'appeler les dlices du genre humain. Non, il ne faut pas dire que
+la tyrannie qui pse sur mon pays soit essentiellement propre la
+Russie: les plus mauvais tsars furent ceux qui voulurent imiter les rois
+de Prusse. Le Slave ractionnaire est brutal, mais il se repent de sa
+brutalit, et parfois mme il en pleure. On a vu des officiers russes se
+suicider pour ne point commander le feu contre le peuple ou par remords
+d'avoir pris part des tueries. Le tsar actuellement rgnant a caress,
+dans un rve humanitaire, la gnreuse utopie de la paix universelle et
+organis les confrences de la Haye. Le kaiser de la _Kultur_, lui, a
+travaill des annes et des annes construire et graisser une
+effroyable machine de destruction pour craser l'Europe. Le Russe est un
+chrtien humble, dmocrate, altr de justice; l'Allemand fait montre de
+christianisme, mais il n'est qu'un idoltre comme les Germains
+d'autrefois.
+
+Ici Tchernoff s'arrta une seconde, comme pour prparer ses auditeurs
+entendre une dclaration extraordinaire.
+
+--Moi, reprit-il, je suis chrtien.
+
+Argensola, qui connaissait les ides et l'histoire du Russe, fit un
+geste d'tonnement. Tchernoff surprit ce geste et crut devoir donner des
+explications.
+
+--Il est vrai, dit-il, que je ne m'occupe gure de Dieu et que je ne
+crois pas aux dogmes; mais mon me est chrtienne comme celle de tous
+les rvolutionnaires. La philosophie de la dmocratie moderne est un
+christianisme lac. Nous les socialistes, nous aimons les humbles, les
+besogneux, les faibles; nous dfendons leur droit la vie et au
+bien-tre, comme l'ont fait les grands exalts de la religion qui dans
+tout malheureux voyaient un frre. Il n'y a qu'une diffrence: c'est au
+nom de la justice que nous rclamons le respect pour le pauvre, tandis
+que les chrtiens rclament ce respect au nom de la piti. Mais
+d'ailleurs, les uns comme les autres, nous tchons de faire que les
+hommes s'entendent afin d'arriver une vie meilleure, que le fort fasse
+des sacrifices pour le faible, le riche pour le ncessiteux, et que
+finalement la fraternit rgne dans le monde. Le christianisme, religion
+des humbles, a reconnu tous les hommes le droit naturel d'tre
+heureux; mais il a plac le bonheur dans le ciel, loin de notre valle
+de larmes. La rvolution, et les socialistes qui sont ses hritiers,
+ont plac le bonheur dans les ralits terrestres et veulent que tous
+les hommes puissent obtenir ici-bas leur part lgitime. Or, o
+trouve-t-on le christianisme dans l'Allemagne d'aujourd'hui? Elle s'est
+fabriqu un Dieu sa ressemblance, et, quand elle croit adorer ce Dieu,
+c'est devant sa propre image qu'elle est en adoration. Le Dieu allemand
+n'est que le reflet de l'tat allemand, pour lequel la guerre est la
+premire fonction d'un peuple et la plus profitable des industries.
+Lorsque d'autres peuples chrtiens veulent faire la guerre, ils sentent
+la contradiction qui existe entre leur dessein et les enseignements de
+l'vangile, et ils s'excusent en allguant la cruelle ncessit de se
+dfendre. L'Allemagne, elle, proclame que la guerre est agrable Dieu.
+Pour tous les Allemands, quelles que soient d'ailleurs les diffrences
+de leurs confessions religieuses, il n'y a qu'un Dieu, qui est celui de
+l'tat allemand, et c'est ce Dieu qu' cette heure Guillaume appelle
+son puissant Alli. La Prusse, en crant pour son usage un Jhovah
+ambitieux, vindicatif, hostile au reste du genre humain, a rtrograd
+vers les plus grossires superstitions du paganisme. En effet, le grand
+progrs ralis par la religion chrtienne fut de concevoir un Dieu
+unique et de tendre crer par l une certaine unit morale, un certain
+esprit d'union et de paix entre tous les hommes. Le Dieu des chrtiens a
+dit: Tu ne tueras pas!, et son fils a dit: Bienheureux les
+pacifiques! Au contraire, le Dieu de Berlin porte le casque et les
+bottes l'cuyre, et il est mobilis par son empereur avec Otto, Franz
+ou Wilhelm, qu'il les aide battre, voler et massacrer les ennemis
+du peuple lu. Pourquoi cette diffrence? Parce que les Allemands ne
+sont que des chrtiens d'hier. Leur christianisme date peine de six
+sicles, tandis que celui des autres peuples europens date de dix, de
+quinze, de dix-huit sicles. A l'poque des dernires croisades, les
+Prussiens vivaient encore dans l'idoltrie. Chez eux, l'orgueil de race
+et les instincts guerriers font renatre en ce moment le souvenir des
+vieilles divinits mortes et prtent au Dieu bnin de l'vangile
+l'aspect rbarbatif d'un sanguinaire habitant du Walhalla.
+
+Dans le silence de la majestueuse avenue, le Russe voqua les figures
+des anciennes divinits germaniques dont ce Dieu prussien tait
+l'hritier et le continuateur. Rveills par l'agrable bruit des armes
+et par l'aigre odeur du sang, ces divinits, qu'on croyait dfuntes,
+allaient reparatre au milieu des hommes. Dj Thor, le dieu brutal,
+la tte petite, s'tirait les bras et empoignait le marteau qui lui
+sert craser les villes; Wotan affilait sa lance, qui a pour lame
+l'clair et pour pommeau le tonnerre; Odin l'oeil unique billait de
+malefaim en attendant les morts qui s'amoncelleraient autour de son
+trne; les Walkyries, vierges cheveles, suantes et malodorantes,
+galopaient de nuage en nuage, excitant les hommes par des clameurs
+farouches et se prparant emporter les cadavres jets comme des
+bissacs sur la croupe de leurs chevaux ails.
+
+Argensola interrompit cette tirade pour faire observer que l'orgueil
+allemand ne s'appuyait pas seulement sur cet inconscient paganisme, mais
+qu'il croyait avoir aussi pour lui le prestige de la science.
+
+--Je sais, je sais! rpondit Tchernoff sans laisser l'autre le temps
+de dvelopper sa pense. Les Allemands sont pour la science de laborieux
+manoeuvres. Confins chacun dans sa spcialit, ils ont la vue courte,
+mais le labeur tenace; ils ne possdent pas le gnie crateur, mais ils
+savent tirer parti des dcouvertes d'autrui et s'enrichir par
+l'application industrielle des principes qu'eux-mmes taient incapables
+de mettre en lumire. Chez eux l'industrie l'emporte de beaucoup sur la
+science pure, l'pre amour du gain sur la pure curiosit intellectuelle;
+et c'est mme la raison pour laquelle ils commettent si souvent de
+lourdes mprises et mlent tant de charlatanisme leur science. En
+Allemagne les grands noms deviennent des rclames commerciales, sont
+exploits comme des marques de fabrique. Les savants illustres se font
+hteliers de sanatorium. Un _Herr Professor_ annonce l'univers qu'il
+vient de dcouvrir le traitement de la tuberculose, et cela n'empche
+pas les tuberculeux de mourir comme auparavant. Un autre dsigne par un
+chiffre le remde qui, assure-t-il, triomphe de la plus inavouable des
+maladies, et il n'y a pas un avari de moins dans le monde. Mais ces
+lourdes erreurs reprsentent des fortunes considrables; ces fausses
+panaces valent des millions leur inventeur et la socit
+industrielle qui exploite le brevet, qui lance le produit sur le march;
+car ce produit se vend trs cher, et il n'y a gure que les riches qui
+puissent en faire usage. Comme tout cela est loin du beau
+dsintressement d'un Pasteur et de tant d'autres savants qui, au lieu
+de se rserver le monopole de leurs dcouvertes, en ont fait largesse
+l'humanit! Pour ce qui concerne la science spculative, les Allemands
+ne vivent gure que d'emprunts; mais ils trouvent encore le moyen d'en
+tirer du bnfice pour eux-mmes. C'est Gobineau et Chamberlain,
+c'est--dire un Franais et un Anglais, qui leur ont fourni les
+arguments thoriques par lesquels ils prtendent tablir la supriorit
+de leur race; c'est avec les rsidus de la philosophie de Darwin et de
+Spencer que leur vieil Haeckel a confectionn le monisme, cette
+doctrine qui, applique la politique, tend consacrer
+scientifiquement l'orgueil allemand, et qui attribue aux Teutons le
+droit de dominer le monde parce qu'ils sont les plus forts.
+
+--Il me parat bien que vous avez raison, interrompit de nouveau
+Argensola. Mais pourtant la science moderne n'admet-elle pas, sous le
+nom de lutte pour la vie, ce droit de la force?
+
+--Non, mille fois non, lorsqu'il s'agit des socits humaines! La lutte
+pour la vie et les cruauts qui lui font cortge sont peut-tre,--et
+encore n'en suis-je pas bien sr,--la loi d'volution qui rgit les
+espces infrieures; mais indubitablement ce n'est point la loi de
+l'espce humaine. L'homme est un tre de raison et de progrs, et son
+intelligence le rend capable de s'affranchir des fatalits du milieu, de
+substituer la frocit de la concurrence vitale les principes de la
+justice et de la fraternit. Tout homme, riche ou pauvre, robuste ou
+dbile, a le droit de vivre; toute nation, vieille ou jeune, grande ou
+petite, a le droit d'exister et d'tre libre. Mais la _Kultur_ n'est que
+l'absolutisme oppressif d'un tat qui organise et machinise les
+individus et les collectivits pour en faire les instruments de la
+mission de despotisme universel qu'il s'attribue sans autre titre que
+l'infatuation de son orgueil.
+
+Ils taient arrivs la place de l'toile. L'Arc de Triomphe dtachait
+sa masse sombre sur le ciel toil. Les avenues qui rayonnent autour du
+monument allongeaient perte de vue leurs doubles files de lumires.
+Les becs de gaz voisins illuminaient les bases du gigantesque difice et
+la partie infrieure de ses groupes sculpts; mais, plus haut, les
+ombres paissies faisaient la pierre toute noire.
+
+--C'est trs beau, dit Tchernoff. Toute une civilisation qui aime la
+paix et la douceur de la vie, a pass par l.
+
+Quoique tranger, il n'en subissait pas moins l'attraction de ce
+monument vnrable, qui garde la gloire des anctres. Il ne voulait pas
+savoir qui l'avait difi. Les hommes construisent, croyant concrter
+dans la pierre une ide particulire, qui flatte leur orgueil; mais
+ensuite la postrit, dont les vues sont plus larges, change la
+signification de l'difice, le dpouille de l'gosme primitif et en
+grandit le symbolisme. Les statues grecques, qui n'ont t l'origine
+que de saintes images donnes aux sanctuaires par les dvts de ce
+temps-l, sont devenues des modles d'ternelle beaut. Le Colise,
+norme cirque construit pour des jeux sanguinaires, et les arcs levs
+la gloire de Csars ineptes, reprsentent aujourd'hui pour nous la
+grandeur romaine.
+
+--L'Arc de Triomphe, reprit Tchernoff, a deux significations. Par les
+noms des batailles et des gnraux gravs sur les surfaces intrieures
+de ses pilastres et de ses votes, il n'est que franais et il prte
+la critique. Mais extrieurement il ne porte aucun nom; il a t lev
+ la mmoire de la Grande Arme, et cette Grande Arme fut le peuple
+mme, le peuple qui fit la plus juste des rvolutions et qui la rpandit
+par les armes dans l'Europe entire. Les guerriers de Rude qui entonnent
+la _Marseillaise_ ne sont pas des soldats professionnels; ce sont des
+citoyens arms qui partent pour un sublime et violent apostolat. Il y a
+l quelque chose de plus que la gloire troite d'une seule nation. Voil
+pourquoi je ne puis penser sans horreur au jour nfaste o a t
+profane la majest d'un tel monument. A l'endroit o nous sommes, des
+milliers de casques pointe ont tincel au soleil, des milliers de
+grosses bottes ont frapp le sol avec une rgularit mcanique, des
+trompettes courtes, des fifres criards, des tambours plats ont troubl
+le silence de cet difice; la marche guerrire de _Lohengrin_ a retenti
+dans l'avenue dserte, devant les maisons fermes. Ah! s'ils revenaient,
+quel dsastre! L'autre fois, ils se sont contents de cinq milliards et
+de deux provinces; aujourd'hui, ce serait une calamit beaucoup plus
+terrible, non seulement pour les Franais, mais pour tout ce qu'il y a
+de nations honntes dans le monde.
+
+Ils traversrent la place. Arrivs sous la vote de l'Arc, ils se
+retournrent pour regarder les Champs-lyses. Ils ne voyaient qu'un
+large fleuve d'obscurit sur lequel flottaient des chapelets de petits
+feux rouges ou blancs, entre de hautes berges formes par les maisons
+construites en bordure. Mais, familiariss avec le panorama, il leur
+semblait qu'ils voyaient, malgr les tnbres, la pente majestueuse de
+l'avenue, la double range des palais qui la bordent, la place de la
+Concorde avec son oblisque, et, dans le fond, les arbres du jardin des
+Tuileries: toute la Voie triomphale.
+
+Tchernoff, Argensola et Jules prirent par l'avenue Victor-Hugo pour
+rentrer chez eux. Sous le porche, le Russe, qui devait remonter chez lui
+par l'escalier de service, souhaita le bonsoir ses compagnons; mais
+Jules avait pris got l'loquence un peu fantasque de cet homme, et il
+le pria de venir l'atelier pour y poursuivre l'entretien. Argensola
+n'eut pas de peine lui faire accepter cette invitation en parlant de
+dboucher une certaine bouteille de vin fin qu'il gardait dans le buffet
+de la cuisine. Ils montrent donc tous les trois l'atelier par
+l'ascenseur et s'installrent autour d'une petite table, prs du balcon
+aux fentres grandes ouvertes. Ils taient dans la pnombre, le dos
+tourn l'intrieur de la pice, et un norme rectangle de bleu sombre,
+cribl d'astres, surmontait les toits des maisons qu'ils avaient devant
+eux; mais, dans la partie basse de ce rectangle, les lumires de la
+ville donnaient au ciel des teintes sanglantes.
+
+Tchernoff but coup sur coup deux verres de vin, en tmoignant par des
+claquements de langue son estime pour le cru. Pendant quelques minutes,
+la majest de la nuit tint les trois hommes silencieux; leurs regards,
+sautant d'toile en toile, joignaient ces points lumineux par des
+lignes idales qui en faisaient des triangles, des quadrilatres,
+diverses figures gomtriques d'une capricieuse irrgularit. Parfois la
+subite scintillation d'un astre accrochait leurs yeux et retenait leurs
+regards dans une fixit hypnotique. Enfin le Russe, sans sortir de sa
+contemplation, se versa un troisime verre de vin et dit:
+
+--Que pense-t-on l-haut des terriens? Les habitants de ces astres
+savent-ils qu'il a exist un Bismarck? Connaissent-ils la mission divine
+de la race germanique?
+
+Et il se mit rire. Puis, aprs avoir considr encore pendant quelques
+instants cette sorte de brume rougetre qui s'tendait au-dessus des
+toits:
+
+--Dans quelques heures, ajouta-t-il sans la moindre transition, lorsque
+le soleil se lvera, on verra galoper travers le monde les quatre
+cavaliers ennemis des hommes. Dj les chevaux malfaisants piaffent,
+impatients de prendre leur course; dj les sinistres matres se
+concertent avant de sauter en selle.
+
+--Et qui sont ces cavaliers? demanda Jules.
+
+--Ceux qui prcdent la Bte.
+
+Cette rponse n'tait pas plus intelligible que les paroles qui
+l'avaient prcde, et Jules pensa: Il est gris. Mais, par curiosit,
+il interrogea de nouveau:
+
+--Et quelle est cette Bte?
+
+Le Russe parut surpris de la question. Il n'avait exprim haute voix
+que la fin de ses rvasseries, et il croyait les avoir communiques
+ses compagnons depuis le dbut.
+
+--C'est la Bte de l'Apocalypse, rpondit-il.
+
+Et d'abord il prouva le besoin d'exprimer verbalement l'admiration que
+lui inspirait l'hallucin de Pathmos. A deux mille ans d'intervalle, le
+pote des visions grandioses et obscures exerait encore de l'influence
+sur le rvolutionnaire mystique, nich au plus haut tage d'une maison
+de Paris. Selon Tchernoff, il n'tait rien que Jean n'et pressenti, et
+ses dlires, inintelligibles au vulgaire, contenaient la prophtique
+intuition de tous les grands vnements humains.
+
+Puis le Russe dcrivit la Bte apocalyptique surgissant des profondeurs
+de la mer. Elle ressemblait un lopard; ses pieds taient comme ceux
+d'un ours et sa gueule comme celle d'un lion; elle avait sept ttes et
+dix cornes, et sur les cornes dix diadmes, et sur chacune des sept
+ttes le nom d'un blasphme tait crit. L'vangliste n'avait pas dit
+ces noms, peut-tre parce qu'ils variaient selon les poques et
+changeaient chaque millnaire, lorsque la Bte faisait une apparition
+nouvelle; mais Tchernoff lisait sans peine ceux qui flamboyaient
+aujourd'hui sur les ttes du monstre: c'taient des blasphmes contre
+l'humanit, contre la justice, contre tout ce qui rend la vie tolrable
+et douce. C'taient, par exemple, des maximes comme celle-ci:
+
+La force prime le droit.
+
+Le faible n'a pas droit l'existence.
+
+Pour tre grand il faut tre dur.
+
+--Mais les quatre cavaliers? interrompit Jules qui craignait de voir
+Tchernoff s'garer dans de nouvelles digressions.
+
+--Vous ne vous rappelez pas ce que reprsentent les cavaliers? demanda
+le Russe.
+
+Et, cette fois, il daigna rafrachir la mmoire de ses auditeurs.
+
+Un grand trne tait dress, et celui qui y tait assis paraissait de
+jaspe, et un arc-en-ciel formait derrire sa tte comme un dais
+d'meraude. Autour du trne, il y avait vingt-quatre autres trnes
+disposs en demi-cercle, et sur ces trnes vingt-quatre vieillards vtus
+d'habillements blancs et couronns de couronnes d'or. Quatre animaux
+normes, couverts d'yeux et pourvus chacun de six ailes, gardaient le
+grand trne.
+
+Et les sceaux du livre du mystre taient rompus par l'agneau en
+prsence de celui qui y tait assis. Les trompettes sonnaient pour
+saluer la rupture du premier sceau; l'un des animaux criait d'une voix
+tonnante au pote visionnaire: Regarde! Et le premier cavalier
+apparaissait sur un cheval blanc, et ce cavalier tenait la main un
+arc, et il avait sur la tte une couronne. Selon les uns c'tait la
+Conqute, selon d'autres c'tait la Peste, et rien n'empchait que ce
+ft la fois l'une et l'autre.
+
+Au second sceau: Regarde!, criait le second animal en roulant ses yeux
+innombrables. Et du sceau rompu jaillissait un cheval roux, et le
+cavalier qui le montait brandissait au-dessus de sa tte une grande
+pe: c'tait la Guerre. Devant son galop furieux la paix tait bannie
+du monde et les hommes commenaient s'exterminer.
+
+Au troisime sceau: Regarde!, criait le troisime des animaux ails.
+Et c'tait un cheval noir qui s'lanait, et celui qui le montait tenait
+une balance la main, pour peser les aliments des hommes: c'tait la
+Famine.
+
+Au quatrime sceau: Regarde!, criait le quatrime animal. Et c'tait
+un cheval de couleur blme qui bondissait, et celui qui tait mont
+dessus se nommait la Mort.
+
+Et le pouvoir leur fut donn de faire prir les hommes par l'pe, par
+la faim, par la peste et par les btes sauvages.
+
+Tchernoff dcrivait ces quatre flaux comme s'il les avait vus de ses
+yeux. Le cavalier du cheval blanc tait vtu d'un costume fastueux et
+barbare; sa face d'Oriental se contractait atrocement, comme s'il se
+dlectait renifler l'odeur des victimes. Tandis que son cheval
+galopait, il tendait son arc pour dcocher le flau. Sur son paule
+sautait un carquois de bronze plein de flches empoisonnes par les
+germes de toutes les maladies.
+
+Le cavalier du cheval roux brandissait son norme espadon au-dessus de
+sa chevelure bouriffe par la violence de la course; il tait jeune,
+mais ses sourcils contracts et sa bouche serre lui donnaient une
+expression de frocit implacable. Ses vtements, agits par
+l'imptuosit du galop, laissaient apercevoir une musculature
+athltique.
+
+Vieux, chauve et horriblement maigre, le troisime cavalier,
+califourchon sur la coupante chine du cheval noir, pressait de ses
+cuisses dcharnes les flancs maigres de l'animal et montrait
+l'instrument qui symbolise la nourriture devenue rare et achete au
+poids de l'or.
+
+Les genoux du quatrime cavalier, aigus comme des perons, piquaient les
+flancs du cheval blme; sa peau parchemine laissait voir les saillies
+et les creux du squelette; sa face de cadavre avait le rire sardonique
+de la destruction; ses bras, minces comme des roseaux, maniaient une
+faux gigantesque; ses paules anguleuses pendait un lambeau de suaire.
+
+Et les quatre cavaliers entreprenaient une course folle, et leur funeste
+chevauche passait comme un ouragan sur l'immense foule des humains. Le
+ciel obscurci prenait une lividit d'orage; des monstres horribles et
+difformes volaient en spirales au-dessus de l'effroyable _fantasia_ et
+lui faisaient une rpugnante escorte. Hommes et femmes, jeunes et vieux
+fuyaient, se bousculaient, tombaient par terre dans toutes les attitudes
+de la peur, de l'tonnement, du dsespoir; et les quatre coursiers
+foulaient implacablement cette jonche humaine sous les fers de leurs
+sabots.
+
+--Mais vous allez voir, dit Tchernoff. J'ai un livre prcieux o tout
+cela est figur.
+
+Et il se leva, sortit de l'atelier par une petite porte qui communiquait
+avec l'escalier de service, revint au bout de quelques minutes avec le
+livre. Ce volume, imprim en 1511, avait pour titre: _Apocalypsis cum
+figuris_, et le texte latin tait accompagn de gravures. Ces gravures
+taient une oeuvre de jeunesse excute par Albert Drer, lorsqu'il
+n'avait que vingt-six ans. Et, la clart d'une lampe apporte par
+Argensola, ils contemplrent l'estampe admirable qui reprsentait la
+course furieuse des quatre cavaliers de l'Apocalypse.
+
+
+
+
+V
+
+PERPLEXITS ET DSARROI
+
+
+Lorsque Marcel Desnoyers dut se convaincre que la guerre tait
+invitable, son premier mouvement fut de stupeur. L'humanit tait donc
+devenue folle? Comment une guerre tait-elle possible avec tant de
+chemins de fer, tant de bateaux marchands, tant de machines
+industrielles, tant d'activit dploye la surface et dans les
+entrailles de la terre? Les nations allaient se ruiner pour toujours. Le
+capital tait le matre du monde, et la guerre le tuerait; mais
+elle-mme ne tarderait pas mourir, faute d'argent. L'me de cet homme
+d'affaires s'indignait penser qu'une absurde aventure dissiperait des
+centaines de milliards en fume et en massacres.
+
+D'ailleurs la guerre ne signifiait pour lui qu'un dsastre brve
+chance. Il n'avait pas foi en son pays d'origine: la France avait
+fait son temps. Ceux qui triomphaient aujourd'hui, c'taient les peuples
+du Nord, surtout cette Allemagne qu'il avait vue de prs et dont il
+avait admir la discipline et la rude organisation. Que pouvait faire
+une rpublique corrompue et dsorganise contre l'empire le plus solide
+et le plus fort de la terre? Nous allons la mort, pensait-il. Ce sera
+pis qu'en 1870.
+
+L'ordre et l'entrain avec lequel les Franais accouraient aux armes et
+se convertissaient en soldats, l'tonnrent prodigieusement et
+diminurent un peu son pessimisme. La masse de la population tait bonne
+encore; le peuple avait conserv sa valeur d'autrefois; quarante-quatre
+ans de soucis et d'alarmes avaient fait refleurir les anciennes vertus.
+Mais les chefs? O taient les chefs qui conduiraient les soldats la
+victoire?
+
+Cette question, tout le monde se la posait. L'anonymat du rgime
+dmocratique et l'inaction de la paix avaient tenu le pays dans une
+complte ignorance des gnraux qui commanderaient les armes. On voyait
+bien ces armes se former d'heure en heure, mais on ne savait peu prs
+rien du commandement. Puis un nom commena courir de bouche en bouche:
+Joffre... Joffre.... Mais ce nom nouveau ne reprsentait rien pour
+ceux qui le prononaient. Les premiers portraits du gnralissime qui
+parurent aux vitrines des boutiques, attirrent une foule curieuse.
+Marcel contempla longuement un de ces portraits et finit par se dire
+lui-mme: Il a l'air d'un brave homme.
+
+Cependant les vnements se prcipitaient et, peu peu, Marcel subit la
+contagion de l'enthousiasme populaire. Il vcut, lui aussi, dans la rue,
+attir par le spectacle de la foule des civils saluant la foule des
+militaires qui se rendaient leur poste.
+
+Le soir, sur les boulevards, il assistait au passage des manifestations.
+Le drapeau tricolore ondulait la lumire des lampes lectriques; sur
+la chausse, la masse des gens s'ouvrait devant lui, en applaudissant et
+en poussant des vivats. Toute l'Europe, l'exception des deux empires
+centraux, dfilait travers Paris; toute l'Europe saluait spontanment
+de ses acclamations la France en pril. Les drapeaux des diverses
+nations dployaient dans l'air toutes les couleurs de l'arc-en-ciel,
+suivis par des Russes aux yeux clairs et mystiques, par des Anglais qui,
+tte dcouverte, entonnaient des chants d'une religieuse gravit, par
+des Grecs et des Roumains au profil aquilin, par des Scandinaves blancs
+et roses, par des Amricains du Nord enflamms d'un enthousiasme un peu
+puril, par des Juifs sans patrie, amis du pays des rvolutions
+galitaires, par des Italiens fiers comme un choeur de tnors hroques,
+par des Espagnols et des Sud-Amricains infatigables crier bravo. Ces
+manifestants trangers taient, soit des tudiants et des ouvriers venus
+en France pour s'instruire dans les coles et dans les fabriques, soit
+des fugitifs qui Paris donnait l'hospitalit aprs qu'une guerre ou
+une rvolution les avait chasss de chez eux. Les cris qu'ils poussaient
+n'avaient aucune signification officielle; chacun de ces hommes agissait
+par lan personnel, par dsir de tmoigner son amour la Rpublique. A
+ce spectacle le vieux Marcel prouvait une irrsistible motion et se
+disait que la France tait donc encore quelque chose dans le monde,
+puisqu'elle continuait exercer sur les autres peuples une influence
+morale et que ses joies ou ses douleurs intressaient l'humanit tout
+entire.
+
+Dans la journe, Marcel allait la gare de l'Est. La foule des curieux
+se pressait contre les grilles, dbordait et s'allongeait jusque dans
+les rues adjacentes. Cette gare, en passe d'acqurir l'importance d'un
+lieu historique, ressemblait un peu un tunnel trop troit o un fleuve
+aurait essay de s'engouffrer avec de grands heurts et de grands remous.
+C'tait de l qu'une partie de la France arme s'lanait vers les
+champs de bataille de la frontire. Par les diverses portes entraient
+des milliers et des milliers de cavaliers la poitrine barde de fer et
+ la tte casque, rappelant les paladins du moyen ge; d'normes
+caisses qui servaient de cages aux condors de l'aronautique; des files
+de canons longs et minces, peints en gris, protgs par des plaques
+d'acier, plus semblables des instruments astronomiques qu' des outils
+de mort; des multitudes et des multitudes de kpis rouges, qui se
+mouvaient au rythme de la marche; d'interminables ranges de fusils, les
+uns noirs et donnant l'ide de lugubres cannaies, les autres surmonts
+de claires baonnettes et pareils des champs d'pis radieux. Sur ces
+moissons d'acier les drapeaux des rgiments palpitaient comme des
+oiseaux au plumage multicolore: le corps blanc, une aile bleue, une aile
+rouge, et la pique de la hampe pour bec de bronze.
+
+Le matin du quatrime jour de la mobilisation, Marcel eut l'ide d'aller
+voir son menuisier Robert. C'tait un robuste garon qui, disait-il,
+s'tait mancip de la tyrannie patronale et qui travaillait chez lui.
+Une pice en sous-sol lui servait la fois de logis et d'atelier. Sa
+compagne, qu'il appelait son associe, s'occupait du mnage et levait
+un bambin sans cesse pendu ses jupes. Marcel avait pris en amiti cet
+ouvrier habile, qui tait venu souvent mettre en place, dans
+l'appartement de l'avenue Victor-Hugo, les nouvelles acquisitions faites
+ l'Htel des Ventes, et qui, pour l'arrangement des meubles, se prtait
+de bonne grce aux gots changeants et aux caprices parfois un peu
+bizarres du millionnaire.
+
+Dans le petit atelier, Marcel trouva son menuisier vtu d'un veston et
+de larges pantalons de panne, chauss de souliers clous, et portant
+plusieurs petits drapeaux et cocardes piqus aux revers de son veston.
+Robert avait la casquette sur l'oreille et semblait prt partir.
+
+--Vous venez trop tard, patron, dit l'ouvrier au visiteur. On va fermer
+la boutique. Le matre de ces lieux a t mobilis, et dans quelques
+heures il sera incorpor son rgiment.
+
+Ce disant, il montrait du doigt un papier manuscrit coll sur la porte,
+ l'instar des affiches imprimes mises aux devantures de nombreux
+tablissements parisiens, pour annoncer que le patron et les employs
+avaient obi l'ordre de mobilisation.
+
+Jamais il n'tait venu l'esprit de Marcel que son menuisier pt se
+transformer en soldat. Cet homme tait rebelle toute autorit; il
+hassait les _flics_, c'est--dire les policiers de Paris, et, dans
+toutes les meutes, il avait chang avec eux des coups de poing et des
+coups de canne. Le militarisme tait sa bte noire; dans les meetings
+tenus pour protester contre la servitude de la caserne, il avait figur
+parmi les manifestants les plus tapageurs. Et c'tait ce rvolutionnaire
+qui partait pour la guerre avec la meilleure volont du monde, sans
+qu'il lui en cott le moindre effort!
+
+A la stupfaction de Marcel, Robert parla du rgiment avec enthousiasme.
+
+--Je crois en mes ides comme auparavant, patron; mais la guerre est la
+guerre et elle enseigne beaucoup de choses, entre autres celle-ci: que
+la libert a besoin d'ordre et de commandement. Il est indispensable que
+quelqu'un dirige et que les autres obissent; qu'ils obissent par
+volont libre, par consentement rflchi, mais qu'ils obissent. Quand
+la guerre clate, on voit les choses autrement que lorsqu'on est
+tranquille chez soi et qu'on vit sa guise.
+
+La nuit o Jaurs fut assassin, il avait rugi de colre, dclarant que
+la matine du lendemain vengerait cette mort. Il tait all trouver les
+membres de sa section, pour savoir ce qu'ils projetaient de faire contre
+les bourgeois. Mais la guerre tait imminente et il y avait dans l'air
+quelque chose qui s'opposait aux luttes civiles, qui relguait dans
+l'oubli les griefs particuliers, qui rconciliait toutes les mes dans
+une aspiration commune. Aucun mouvement sditieux ne s'tait produit.
+
+--La semaine dernire, reprit-il, j'tais antimilitariste. Comme a me
+parat loin! Certes je continue aimer la paix, excrer la guerre, et
+tous les camarades pensent comme moi. Mais les Franais n'ont provoqu
+personne, et on les menace, on veut les asservir. Devenons donc des
+btes froces, puisqu'on nous y oblige, et, pour nous dfendre,
+demeurons tous dans le rang, soumettons-nous tous la consigne. La
+discipline n'est pas brouille avec la Rvolution. Souvenez-vous des
+armes de la premire Rpublique: tous citoyens, les gnraux comme les
+soldats; et pourtant Hoche, Klber et les autres taient de rudes
+compres qui savaient commander et imposer l'obissance. Nous allons
+faire la guerre la guerre; nous allons nous battre pour qu'ensuite on
+ne se batte plus.
+
+Puis, comme si cette affirmation ne lui paraissait pas assez claire:
+
+--Nous nous battrons pour l'avenir, insista-t-il, nous mourrons pour que
+nos petits-enfants ne connaissent plus une telle calamit. Si nos
+ennemis triomphaient, ce qui triompherait avec eux, ce serait le
+militarisme et l'esprit de conqute. Ils s'empareraient d'abord de
+l'Europe, puis du reste du monde. Plus tard, ceux qu'ils auraient
+dpouills se soulveraient contre eux, et ce seraient des guerres
+n'en plus finir. Nous autres, nous ne songeons point des conqutes; si
+nous dsirons rcuprer l'Alsace et la Lorraine, c'est parce qu'elles
+nous ont appartenu jadis et que leurs habitants veulent redevenir
+Franais. Voil tout. Nous n'imiterons pas nos ennemis; nous
+n'essayerons pas de nous approprier des territoires; nous ne
+compromettrons pas par nos convoitises la tranquillit du monde.
+L'exprience que nous avons faite avec Napolon nous suffit, et nous
+n'avons aucune envie de recommencer l'aventure. Nous nous battrons pour
+notre scurit et pour celle du monde, pour la sauvegarde des peuples
+faibles. S'il s'agissait d'une guerre d'agression, d'orgueil, de
+conqute, nous nous souviendrions de notre antimilitarisme; mais il
+s'agit de nous dfendre, et nos gouvernants sont innocents de ce qui se
+passe. On nous attaque; notre devoir tous est de marcher unis.
+
+Robert, qui tait anticlrical, montrait une tolrance, une largeur
+d'ides qui embrassait l'humanit tout entire. La veille, il avait
+rencontr la mairie de son quartier un rserviste qui, incorpor dans
+le mme rgiment, allait partir avec lui, et un coup d'oeil lui avait
+suffi pour reconnatre que c'tait un cur.
+
+--Moi, lui avait-il dit, je suis menuisier de mon tat. Et vous,
+camarade... vous travaillez dans les glises?
+
+Il avait employ cet euphmisme pour que le prtre ne pt attribuer
+son interlocuteur quelque intention blessante. Et les deux hommes
+s'taient serr la main.
+
+--Je ne suis pas pour la calotte, expliqua Robert Marcel Desnoyers.
+Depuis longtemps nous sommes en froid, Dieu et moi. Mais il y a de
+braves gens partout, et, dans un moment comme celui-ci, les braves gens
+doivent s'entendre. N'est-ce pas votre avis, patron?
+
+Ces propos rendirent Marcel pensif. Un homme comme cet ouvrier, qui
+n'avait aucun bien matriel dfendre et qui tait l'adversaire des
+institutions existantes, allait gaillardement affronter la mort pour un
+idal gnreux et lointain; et cet homme, en faisant cela, n'hsitait
+pas sacrifier ses ides les plus chres, les convictions que
+jusqu'alors il avait caresses avec amour; tandis que lui, le
+millionnaire, qui tait un des privilgis de la fortune et qui avait
+dfendre tant de biens prcieux, ne savait que s'abandonner au doute et
+ la critique!...
+
+Dans l'aprs-midi, Marcel rencontra son menuisier prs de l'Arc de
+Triomphe. Robert faisait partie d'un groupe d'ouvriers qui semblaient
+tre du mme mtier que lui, et ce groupe partait en compagnie de
+beaucoup d'autres qui reprsentaient peu prs toutes les classes de la
+socit: des bourgeois bien vtus, des jeunes gens fins et anmiques,
+des plumitifs la face ple et aux grosses lunettes, des prtres jeunes
+qui souriaient avec une lgre malice, comme s'ils se trouvaient
+compromis dans une escapade. A la tte de ce troupeau humain marchait un
+sergent; l'arrire-garde, plusieurs soldats, le fusil sur l'paule. Un
+rugissement musical, une mlope grave et menaante s'levait de cette
+phalange aux bras ballants, aux jambes qui s'ouvraient et se fermaient
+comme des compas. En avant les rservistes!
+
+Robert entonnait avec nergie le refrain guerrier. En dpit de son
+vtement de panne et de sa musette de toile, il avait le mme aspect
+grandiose que les figures de Rude dans le bas-relief du Dpart. Son
+associe et son petit garon trottaient ct de lui, pour lui faire
+la conduite jusqu' la gare. Le chtelain suivit d'un oeil respectueux
+cet homme qui lui paraissait extraordinairement grandi par le seul fait
+d'appartenir ce torrent humain; mais dans ce respect il y avait aussi
+quelque malaise, et, en regardant son menuisier, il prouvait une sorte
+d'humiliation.
+
+Marcel voyait tout son pass se dresser devant lui avec une nettet
+trange, comme si une brise soudaine et dissip les brouillards qui
+jusqu'alors l'enveloppaient d'ombre. Cette terre de France, aujourd'hui
+menace, tait son pays natal. Quinze sicles d'histoire avaient
+travaill pour son bien lui, pour qu'en arrivant au monde il y jout
+de commodits et de progrs que n'avaient point connus ses anctres.
+Maintes gnrations de Desnoyers avaient prpar l'avnenement de Marcel
+Desnoyers l'existence en bataillant sur cette terre, en la dfendant
+contre les ennemis; et c'tait cela qu'il devait le bonheur d'tre n
+dans une patrie libre, d'appartenir un peuple matre de ses destines,
+ une famille affranchie de la servitude. Et, quand son tour tait venu
+de continuer cet effort, quand 'avait t lui de procurer le mme
+bien aux gnrations venir, il s'tait drob comme un dbiteur qui
+refuse de payer sa dette. Tout homme qui nat a des obligations envers
+son pays, envers le groupe humain au milieu duquel il est n, et, le cas
+chant, il a le devoir prcis de s'acquitter de ces obligations avec
+ses bras et mme par le sacrifice de sa personne. Or, en 1870, Marcel,
+au lieu de remplir son devoir de dbiteur, avait pris la fuite, avait
+trahi sa nation et ses pres. Cela lui avait russi, puisqu'il avait
+acquis des millions l'tranger; mais n'importe: il y a des fautes que
+les millions n'effacent pas, et l'inquitude de sa conscience lui en
+donnait aujourd'hui la preuve. A la vue de tous ces Franais qui se
+levaient en masse pour dfendre leur patrie, il se sentait pris de
+honte; devant les vtrans de 1870 qui montraient firement leur
+boutonnire le ruban vert et noir et qui avaient sans doute particip
+aux privations du sige de Paris et aux dfaites hroques, il
+plissait. En vain cherchait-il des raisons pour apaiser son tourment
+intrieur; en vain se disait-il que les deux poques taient bien
+diffrentes, qu'en 1870 l'Empire tait impopulaire, qu'alors la nation
+tait divise, que tout tait perdu. Le souvenir d'un mot clbre se
+reprsentait malgr lui sa mmoire comme une obsession: Il restait la
+France!
+
+Un moment, l'ide lui vint de s'engager en qualit de volontaire et de
+partir comme son menuisier, la musette au flanc, ml un peloton de
+futurs soldats. Mais quels services pourrait-il rendre? Il avait beau
+tre robuste encore; il avait dpass la soixantaine, et, pour tre
+soldat, il faut tre jeune. Tout le monde est capable de tirer un coup
+de fusil, et le courage ne lui manquait pas pour se battre; mais le
+combat n'est qu'un incident de la lutte. Ce qu'il y a de pnible et
+d'accablant, ce sont les oprations qui prcdent le combat, les marches
+interminables, les rigueurs de la temprature, les nuits passes la
+belle toile, le labeur de remuer la terre, d'ouvrir les tranches, de
+charger les chariots, de supporter la faim et la soif. Non, il tait
+trop tard pour qu'il pt s'acquitter de sa dette de cette manire-l.
+
+Et il n'avait pas mme la douloureuse, mais noble satisfaction qu'ont
+les autres pres, trop vieux pour offrir leurs services personnels la
+patrie, de lui donner leurs fils comme dfenseurs. Son fils, lui,
+n'tait pas Franais et n'avait pas rpondre de la dette paternelle.
+Marcel, ayant eu le tort de fonder sa famille l'tranger, n'avait pas
+le droit, dans les prsentes circonstances, de demander Jules de faire
+ce que lui-mme n'avait pas fait jadis. L'une des consquences les plus
+pnibles de la faute ancienne tait que le pre et le fils fussent de
+nationalits diffrentes. Cela ne constituait-il pas en quelque sorte
+une seconde trahison et une rcidive d'apostasie?
+
+Voil pourquoi, les jours suivants, beaucoup de mobiliss pauvrement
+vtus, qui se rendaient seuls aux gares, rencontrrent un vieux monsieur
+qui les arrtait avec timidit, qui leur glissait dans la main un
+billet de vingt francs et qui s'loignait aussitt, tandis qu'ils le
+regardaient avec des yeux bahis. Des ouvrires en larmes, qui venaient
+de dire adieu leurs hommes, virent le mme vieux monsieur sourire aux
+petits enfants qui marchaient ct d'elles, caresser les joues des
+bambins, puis s'en aller trs vite en laissant dans la menotte d'un des
+marmots une pice de cent sous.
+
+Marcel, qui n'avait jamais fum, se mit frquenter les dbits de
+tabac. Il en sortait les mains et les poches pleines, pour combler de
+cigarettes et de cigares le premier soldat qu'il rencontrait.
+Quelquefois le favoris souriait courtoisement, remerciait par une
+phrase qui dnotait l'ducation suprieure, et repassait le cadeau un
+camarade dont la capote tait aussi grossire et aussi mal coupe que la
+sienne. Le service obligatoire tait cause de ces petites erreurs.
+
+Pour se donner l'amre volupt d'aviver son remords, Marcel continuait
+venir souvent rder aux alentours de la gare de l'Est. Comme le gros des
+troupes oprait maintenant sur la frontire, ce n'taient plus des
+bataillons entiers qui s'y embarquaient; mais pourtant l'animation y
+tait encore grande. Jour et nuit, quantit de soldats affluaient, soit
+isolment, soit par groupes: rservistes sans uniformes qui rejoignaient
+leurs rgiments, officiers occups jusqu'alors l'organisation de
+l'arrire, compagnies armes qui allaient remplir les vides dj
+ouverts par la mort.
+
+Une fois, Marcel suivit longtemps des yeux un sous-lieutenant de rserve
+qui arrivait accompagn de son pre. Les deux hommes s'arrtrent au
+barrage d'agents qui empchait les civils d'entrer dans la gare. Le pre
+avait la boutonnire le ruban vert et noir, cette dcoration que le
+millionnaire n'avait pas le droit de porter. C'tait un vieillard grand,
+maigre, qui se tenait trs droit et qui affectait la froideur
+impassible. Il dit seulement son fils:
+
+--Adieu, mon enfant. Porte-toi bien.
+
+--Adieu, mon pre.
+
+Le jeune homme souriait comme un automate, et le vieillard vitait de le
+regarder. Aprs cet change de mots insignifiants, le pre tourna le
+dos; puis, chancelant comme un homme ivre, il se rfugia au coin le plus
+obscur de la terrasse d'un petit caf, o il cacha sa face dans ses
+mains pour dissimuler sa douleur. Et Marcel Desnoyers envia cette
+douleur.
+
+Une autre fois, il vit une bande d'ouvriers mobiliss qui arrivaient en
+chantant, en se poussant, en montrant par l'exubrance de leur gat
+qu'ils avaient fait de trop frquentes stations chez les marchands de
+vin. L'un d'eux tenait par la main une petite vieille qui marchait
+ct de lui, sereine, les yeux secs, avec un visible effort pour
+paratre gaie. Mais, lorsqu'elle eut embrass son garon sans verser
+une larme, lorsqu'elle l'eut suivi des yeux travers la vaste cour et
+vu disparatre avec les autres par les immenses portes vitres de la
+gare, soudain sa physionomie changea comme si un masque et t enlev
+de son visage, une sauvage douleur succda la gat factice, et la
+malheureuse femme, se tournant du ct o elle croyait qu'tait
+l'Allemagne, s'cria, les poings serrs, avec une fureur homicide:
+
+--Ah! brigand!... brigand!...
+
+L'imprcation maternelle s'adressait au personnage dont elle avait vu le
+portrait dans les journaux illustrs: moustaches aux pointes insolentes,
+bouche la denture de loup, sourire tel que dut l'avoir l'homme des
+cavernes prhistoriques. Et Marcel Desnoyers envia cette colre.
+
+Depuis le rendez-vous donn la Chapelle expiatoire, Jules n'avait pas
+revu Marguerite. Celle-ci lui avait crit qu'elle ne pouvait abandonner
+sa mre un seul instant. La pauvre femme avait eu le coeur dchir
+l'ide du prochain dpart de son fils, officier d'artillerie de rserve,
+qui devait rejoindre sa batterie d'un moment l'autre. D'abord, lorsque
+la guerre tait encore douteuse, elle avait beaucoup pleur; mais, une
+fois la catastrophe devenue certaine, elle avait sch ses pleurs, avait
+voulu, malgr le mauvais tat de sa sant, prparer elle-mme la
+cantine de son fils; et, au moment de la sparation, elle s'tait
+contente de lui dire: Adieu, mon enfant. Sois prudent, mais accomplis
+ton devoir. Pas une larme, pas une dfaillance. Marguerite avait
+accompagn son frre la gare, et, lorsqu'elle tait rentre la
+maison, elle avait trouv la vieille mre assise dans son fauteuil,
+blme, farouche, vitant de parler de son propre fils, mais s'apitoyant
+sur ses amies dont les fils taient partis l'arme, comme si celles-l
+seulement connaissaient la torture du dpart. Dans un post-scriptum,
+Marguerite promettait Jules de lui donner un nouveau rendez-vous la
+semaine suivante.
+
+En attendant, Jules fut d'une humeur dtestable. A l'ennui de ne pas
+voir Marguerite s'ajoutait l'ennui de ne pouvoir, cause du
+_moratorium_, toucher le chque de quatre cent mille francs qu'il avait
+rapport de l'Argentine. Possesseur de cette somme considrable, il
+tait presque court d'argent, puisque les banques refusaient de la lui
+payer. Quant Argensola, il ne s'embarrassait gure de cette pnurie et
+savait trouver tout ce qu'il fallait pour les besoins du mnage. Son
+centre d'inpuisable ravitaillement tait l'avenue Victor-Hugo. La
+mre de Jules,--comme beaucoup d'autres matresses de maison, qui, en
+prvision d'un sige possible, dvalisaient les magasins de comestibles
+afin de se prmunir contre la disette future,--avait accumul les
+approvisionnements pour des mois et des mois. C'tait chez elle que le
+bohme allait se fournir de vivres: grandes botes de viande de
+conserve, pyramides de pots dbordant de mangeaille, sacs gonfls de
+lgumes secs. A chacune de ses visites, Argensola rapportait d'amples
+provisions de bouche et ne ngligeait pas non plus de faire d'abondants
+emprunts la cave de Marcel. Puis, quand il avait tal sur une table
+de l'atelier les botes de viande, les pyramides de pots, les sacs de
+lgumes qui constituaient la partie solide de son butin:
+
+--_Ils_ peuvent venir! disait-il Jules en lui faisant passer la revue
+de ces munitions de guerre. Nous sommes prts _les_ recevoir.
+
+Le soin d'augmenter le stock de vivres et la chasse aux nouvelles
+taient les deux fonctions qui absorbaient tout le temps de l'aimable
+parasite. Chaque jour, il achetait dix, douze, quinze journaux: les uns,
+parce qu'ils taient ractionnaires et que c'tait un plaisir de voir
+enfin tous les Franais unis; les autres, parce qu'ils taient radicaux
+et qu' ce titre ils devaient tre mieux informs des faits parvenus
+la connaissance du Gouvernement. Ces feuilles paraissaient le matin,
+midi, trois heures, cinq heures du soir. Une demi-heure de retard
+dans la publication inspirait de grandes esprances au public, qui
+s'imaginait alors trouver en dernire heure de stupfiantes nouvelles.
+On s'arrachait les supplments. Il n'tait personne qui n'et les
+poches bourres de papiers et qui n'attendt avec impatience l'occasion
+de les emplir encore davantage. Et pourtant toutes ces feuilles disaient
+ peu prs la mme chose.
+
+Argensola eut la sensation d'une me neuve qui se formait en lui: me
+simple, enthousiaste et crdule, capable d'admettre les bruits les plus
+invraisemblables; et il devinait l'existence de cette mme me chez tous
+ceux qui l'entouraient. Par moments, son ancien esprit critique faisait
+mine de se cabrer; mais le doute tait repouss aussitt comme quelque
+chose de honteux. Il vivait dans un monde nouveau, et il lui semblait
+naturel qu'il y arrivt des prodiges. Il commentait avec une purile
+allgresse les rcits fantastiques des journaux: combats d'un peloton de
+Franais ou de Belges contre des rgiments entiers qui prenaient la
+fuite; miracles accomplis par le canon de 75, un vrai joyau; charges
+la baonnette, qui faisaient courir les Allemands comme des livres ds
+que les clairons avaient sonn; inefficacit de l'artillerie ennemie,
+dont les obus n'clataient pas. Il trouvait naturel et rationnel que la
+petite Belgique triompht de la colossale Allemagne: c'tait la
+rptition de la lutte de David et de Goliath, lutte rappele par lui
+avec toutes les images et toutes les mtaphores qui, depuis trente
+sicles, ont servi dcrire cette rencontre ingale. Il avait la
+mentalit d'un lecteur de romans de chevalerie, qui prouve une
+dception lorsque le hros du livre ne pourfend pas cent ennemis d'un
+seul coup d'pe.
+
+L'intervention de l'Angleterre lui fit imaginer un blocus qui rduirait
+soudain les empires du centre une famine effroyable. La flotte tenait
+ peine la mer depuis dix jours, et dj il se reprsentait l'Allemagne
+comme un groupe de naufrags mourant de faim sur un radeau. La France
+l'enthousiasmait, et cependant il avait plus de confiance encore dans la
+Russie. Ah! les cosaques! Il parlait d'eux comme d'amis intimes; il
+dcrivait le galop vertigineux de ces cavaliers non moins insaisissables
+que des fantmes, et si terribles que l'ennemi ne pouvait les regarder
+en face. Chez le concierge de la maison et dans plusieurs boutiques de
+la rue, on l'coutait avec tout le respect d un tranger qui, en
+cette qualit, doit connatre mieux qu'un autre les choses trangres.
+
+--Les cosaques rgleront les comptes de ces bandits, dclarait-il avec
+une imperturbable assurance. Avant un mois ils seront Berlin.
+
+Et les auditeurs, pour la plupart femmes, mres ou pouses de soldats
+partis la guerre, approuvaient modestement, mus par l'irrsistible
+dsir, commun tous les hommes, de mettre leur esprance en quelque
+chose de lointain et de mystrieux. Les Franais dfendraient leur pays,
+reconquerraient mme les territoires perdus; mais ce seraient les
+cosaques qui porteraient aux ennemis le coup de grce, ces cosaques dont
+tout le monde s'entretenait et que personne n'avait jamais vus.
+
+Quant Jules, il attendait toujours le rendez-vous promis par
+Marguerite. Elle le lui donna enfin au jardin du Trocadro. Ce qui
+frappa l'amoureux, aprs les premires paroles changes, ce fut de voir
+ Marguerite une sorte de distraction persistante. Elle parlait avec
+lenteur et s'arrtait quelquefois au milieu d'une phrase, comme si son
+esprit tait proccup d'autre chose que de ce qu'elle disait. Presse
+par les questions de Jules, qui s'tonnait et s'irritait mme un peu de
+ces absences passagres, elle se dcida enfin rpondre:
+
+--C'est plus fort que moi. Depuis que j'ai reconduit mon frre la
+gare, un souvenir me hante. Je m'tais bien promis de ne pas t'ennuyer
+avec cette histoire; mais il m'est impossible de la chasser de mon
+esprit. Plus je m'efforce de n'y point penser, plus j'y pense.
+
+Sur l'invitation de Jules, qui, vrai dire, aurait mieux aim causer
+d'autre chose, mais qui pourtant comprenait et excusait cette obsession,
+elle lui fit le rcit du dpart de l'officier d'artillerie. Elle avait
+accompagn son frre jusqu' la gare de l'Est, et elle avait t oblige
+de prendre cong de lui la porte extrieure, parce que les sentinelles
+interdisaient au public d'aller plus loin. L, elle avait eu le coeur
+serr d'une extraordinaire angoisse, mais aussi d'un noble orgueil.
+Jamais elle n'aurait cru qu'elle aimt tant son frre.
+
+--Il tait si beau dans son uniforme de lieutenant! ajouta-t-elle.
+J'tais si fire de l'accompagner, si fire de lui donner le bras. Il me
+paraissait un hros.
+
+Cela dit, elle se tut, de l'air de quelqu'un qui aurait encore quelque
+chose dire, mais qui craindrait de parler; et finalement elle se
+dcida continuer son rcit. Au moment o elle donnait son frre un
+dernier baiser, elle avait eu une grande surprise et une grande motion.
+Elle avait aperu son mari Laurier, habill, lui aussi, en officier
+d'artillerie, qui arrivait avec un homme de peine portant sa valise.
+
+--Laurier soldat? interrompit Jules d'une voix sarcastique. Le pauvre
+diable! Quel aspect ridicule il devait avoir!
+
+Cette ironie avait quelque chose de lche, dont il sentit lui-mme
+l'inconvenance l'gard d'un homme qui accomplissait son devoir de
+citoyen; mais il tait irrit de ce que Marguerite parlait de son mari
+sans aigreur. Elle hsita une seconde rpondre; puis l'instinct de
+sincrit fut le plus fort, et elle dit:
+
+--Non, il n'avait pas mauvaise apparence.... Il n'tait plus le mme, et
+d'abord je ne le reconnaissais point.... Il fit quelques pas vers mon
+frre pour le saluer; mais, quand il me vit, il continua son chemin en
+dtournant les yeux.... Il est parti seul, sans qu'une main amie ait
+serr la sienne.... Je ne puis m'empcher d'avoir piti de lui....
+
+Son instinct fminin l'avertit sans doute qu'elle avait trop parl, et
+elle changea brusquement de conversation.
+
+--Quel bonheur, ajouta-t-elle, que tu sois tranger! Toi, tu n'es pas
+oblig d'aller la guerre. La seule ide de te perdre me donne le
+frisson....
+
+Elle avait dit cela sincrement, sans prendre garde que, tout l'heure,
+elle exprimait une tendre admiration pour son frre devenu soldat. Jules
+fut bless de cette contradiction et accueillit avec mauvaise humeur ce
+tmoignage d'amour. Elle le considrait donc comme un tre dlicat et
+fragile, qui n'tait bon qu' tre ador par les femmes? Il sentit
+qu'entre Marguerite et lui s'tait interpos quelque chose qui les
+sparait l'un de l'autre et qui deviendrait vite un obstacle
+insurmontable. Tous deux prouvrent une gne, et spontanment, sans
+protestation et sans regret, ils abrgrent l'entrevue.
+
+A un autre rendez-vous, elle lui fit part d'une nouvelle assez trange.
+Dsormais, ils ne pourraient plus se voir que le dimanche, parce qu'en
+semaine elle serait oblige d'assister ses cours.
+
+--A tes cours? lui demanda Jules, tonn. Quelles savantes tudes as-tu
+donc entreprises?
+
+Ce ton moqueur agaa la jeune femme qui rpondit vivement:
+
+--J'tudie pour tre infirmire. J'ai commenc lundi dernier. On a
+organis un enseignement pour les dames et les jeunes filles. Je
+souffrais d'tre inutile; j'ai voulu devenir bonne quelque chose....
+Permets-tu que je te dise toute ma pense? Eh bien, jusqu' prsent,
+j'ai men une vie qui ne servait rien, ni aux autres ni moi-mme. La
+guerre a chang mes sentiments. Il me semble que c'est un devoir pour
+chacun de se rendre utile ses semblables et que, surtout dans des
+circonstances comme celles-ci, on n'a plus le droit de songer ses
+propres jouissances.
+
+Jules regarda Marguerite avec stupeur. Quel travail mystrieux avait
+bien pu s'accomplir dans cette petite tte qui jusqu'alors ne s'tait
+occupe que d'lgances et de plaisirs? D'ailleurs, la gravit de la
+situation n'avait pas dtruit l'aimable coquetterie chez la jeune femme,
+qui ajouta en riant:
+
+--Et puis, tu sais, le costume des infirmires est dlicieux: la robe
+toute blanche, le bonnet qui laisse voir les boucles de la chevelure, la
+cape bleue qui contraste gentiment avec la blancheur de la robe. Un
+costume qui tient la fois de la religieuse et de la grande dame. Tu
+verras comme je serai jolie!
+
+Mais, aprs ce bref retour de frivolit mondaine, elle exprima de
+nouveau les ides gnreuses qui avaient fleuri dans son me lgre et
+charmante. Elle prouvait un besoin de sacrifice; elle avait hte de
+connatre de prs les souffrances des humbles, de prendre sa part de
+toutes les misres de la chair malade. La seule chose dont elle avait
+peur, c'tait que le sang-froid vnt lui manquer, lorsqu'elle aurait
+mettre en pratique ses connaissances d'infirmire. La vue du sang, la
+mauvaise odeur des blessures, le pus des plaies ouvertes ne lui
+soulveraient-ils pas le coeur? Mais non! Le temps tait pass d'avoir
+des rpugnances de femmelette; aujourd'hui le courage s'imposait tout
+le monde. Elle serait un soldat en jupons; elle oserait regarder la
+douleur en face; elle mettrait son bonheur et son honneur dfendre
+contre la mort les pauvres victimes de la guerre. S'il le fallait, elle
+irait jusque sur les champs de bataille, et elle aurait la force d'y
+charger un bless sur ses paules pour le rapporter l'ambulance.
+
+Jules ne la reconnaissait plus. tait-ce vraiment Marguerite qui parlait
+ainsi? Cette femme qui jusqu'alors avait eu en horreur d'accomplir le
+moindre effort physique, se prparait maintenant avec une frmissante
+ardeur aux besognes les plus rudes, se croyait assez forte pour vaincre
+tous les dgots qu'inspirent invitablement les pestilences des
+hpitaux, ne s'effrayait pas l'ide d'aller aux premires lignes avec
+les combattants et d'y affronter la mort.
+
+A un troisime rendez-vous, elle lut Jules une lettre que son frre
+lui avait envoye des Vosges. Il y parlait de Laurier plus que de
+lui-mme. Les deux officiers appartenaient des batteries diffrentes;
+mais ces batteries taient de la mme division, et ils avaient pris part
+ensemble plusieurs combats. Le frre de Marguerite ne cachait pas
+l'admiration qu'il ressentait pour son beau-frre. Cet ingnieur
+tranquille et taciturne avait vraiment l'toffe d'un hros; tous les
+officiers qui avaient vu Laurier l'oeuvre avaient de lui la mme
+opinion. Cet homme affrontait la mort avec autant de calme que s'il et
+t diriger encore sa fabrique des environs de Paris; il rclamait
+toujours le poste le plus dangereux, celui d'observateur, et il se
+glissait le plus prs possible des positions ennemies, afin de
+surveiller et de rectifier l'exactitude du tir. Jeudi dernier, un obus
+allemand avait dmoli la maison sous le toit de laquelle il se cachait;
+sorti indemne d'entre les dcombres, il avait aussitt rajust son
+tlphone et s'tait install tranquillement dans les branches d'un
+arbre, pour continuer son service. Sa batterie, dcouverte par les
+aroplanes ennemis au cours d'un combat dfavorable, avait reu les feux
+concentrs de l'artillerie adverse, et un quart d'heure avait suffi pour
+que la plus grande partie du personnel ft mise hors de combat: le
+capitaine et plusieurs servants tus, les autres officiers et presque
+tous les hommes blesss. Alors Laurier, prenant le commandement sous
+une pluie de mitraille, avait continu le feu avec quelques artilleurs
+encore valides et avait russi couvrir la retraite d'un bataillon.
+Deux fois dj il avait t cit l'ordre du jour, et il obtiendrait
+bientt la croix de la lgion d'honneur.
+
+Ce chaleureux loge de Laurier ne fut pas du got de Jules, qui
+pourtant, cette fois, eut le bon got de s'abstenir de toute
+protestation, mais qui fit involontairement la grimace. Marguerite
+surprit cette expression fugitive de mcontentement et crut devoir
+rparer son imprudence.
+
+--Tu n'es pas fch que je t'aie lu cette lettre? demanda-t-elle. Si je
+te l'ai lue, c'est parce que je ne veux rien te cacher. Je ne comprends
+pas ta mine jalouse. Tu sais bien que je n'aime pas, que je n'ai jamais
+aim mon mari. Est-ce une raison pour ne point lui rendre justice? Je me
+rjouis de ses prouesses comme si c'taient celles d'un ami de ma
+famille, d'un monsieur que j'aurais connu dans le monde. Tu te fais tort
+ toi-mme, si tu supposes qu'une femme peut hsiter entre lui et toi.
+Toi, tu es ma vie, mon bonheur, et je rends grces Dieu de n'avoir pas
+ craindre de te perdre. Quelle joie de penser que la guerre ne
+t'enlvera pas mon amour!
+
+Elle lui avait dj dit cela un rendez-vous prcdent, et, chaque fois
+qu'elle le lui disait, il en ressentait une secrte atteinte.
+Puisqu'elle admirait ouvertement le courage de son frre et de son
+mari, puisqu'elle-mme tait rsolue prendre en femme vaillante sa
+part des fatigues et des dangers de la guerre, n'y avait-il pas une
+nuance de mpris inconscient dans cet amour qui se flicitait de
+l'oisive scurit de l'aim?
+
+Le lendemain, il dit Argensola, qui n'ignorait rien de sa liaison avec
+Marguerite:
+
+--Il me semble que nous sommes dans une situation fausse, sans que je
+discerne clairement la raison de notre msintelligence. A-t-elle
+recommenc aimer son mari sans le savoir elle-mme? Peut-tre. Mais ce
+qui est certain, c'est qu'elle ne m'aime plus comme auparavant.
+
+Cependant la guerre avait allong ses tentacules jusqu' l'avenue
+Victor-Hugo.
+
+--J'ai l'Allemagne la maison! grommelait Marcel Desnoyers, d'un air
+morose.
+
+L'Allemagne, c'tait sa belle-soeur Hlna von Hartrott. Pourquoi
+n'tait-elle pas retourne Berlin avec son fils, le pdant professeur
+Julius? A prsent les frontires taient fermes, et il n'y avait plus
+moyen de se dbarrasser d'elle.
+
+L'une des raisons qui rendaient pnible Marcel la prsence d'Hlna,
+c'tait la nationalit de cette femme. Sans doute elle tait argentine
+de naissance; mais elle tait devenue allemande par son mariage. Or le
+patriotisme franais, surexcit par les vnements, faisait la chasse
+aux espions avec une ardeur infatigable; et, quoique la dolente et
+crdule romantique ne pt en aucune faon tre souponne
+d'espionnage, Marcel craignait beaucoup de la voir enferme par
+l'autorit militaire dans un camp de concentration et d'tre accus
+lui-mme de donner asile des sujets ennemis.
+
+Hlna semblait ne pas comprendre trs bien la fausset de sa situation
+et les sentiments de son beau-frre. Dans les premiers jours, alors que
+Marcel tait encore pessimiste, elle avait pu faire ouvertement devant
+lui l'loge de l'Allemagne sans qu'il s'en offusqut, puisqu'il tait
+peu prs du mme avis qu'elle. Mais, lorsque la contagion de
+l'enthousiasme public eut rveill en lui l'amour de la France et le
+remords de la faute ancienne, l'attitude d'Hlna lui devint
+insupportable.
+
+Au djeuner ou au dner, aprs avoir dcrit avec une loquence lyrique
+le dpart des troupes et les scnes mouvantes dont il avait t le
+tmoin, il s'criait en agitant sa serviette:
+
+--Ce n'est plus comme en 1870! Les troupes franaises sont dj entres
+victorieusement en Alsace. L'heure approche o les hordes teutonnes
+seront rejetes sur l'autre rive du Rhin.
+
+Alors Hlna prenait une mine boudeuse, pinait les lvres et levait les
+yeux au plafond, pour protester silencieusement contre de si grossires
+erreurs. Puis, sans mot dire, elle se retirait dans sa chambre o la
+bonne Luisa la suivait, pour la consoler de l'ennui qu'elle venait
+d'avoir. Mais Hlna ne se croyait pas tenue d'observer avec sa soeur la
+mme rserve qu'avec Marcel, et elle se ddommageait du mutisme qu'elle
+s'tait impos table en prorant sur les forces colossales de
+l'Allemagne, sur les millions d'hommes et les milliers de canons que les
+Empires centraux emploieraient contre l'Entente, sur les mortiers gros
+comme des tours, qui auraient vite fait de rduire en poussire les
+fortifications de Paris.
+
+--Les Franais, concluait-elle, ignorent ce qu'ils ont devant eux. Il
+suffira aux Allemands de quelques semaines pour les anantir.
+
+Lorsque les armes allemandes eurent envahi la Belgique, ce crime
+arracha au vieux Desnoyers des cris d'indignation. Selon lui, c'tait la
+trahison la plus inoue qui et t enregistre par l'histoire. Quand il
+se souvenait que, dans les premiers jours, il avait rejet sur les
+patriotes exalts de son propre pays la responsabilit de la guerre, il
+avait honte de son injuste erreur. Ah! quelle perfidie mthodiquement
+prpare pendant des annes! Les rcits de pillages, d'incendies, de
+massacres le faisaient frmir et grincer des dents. Toutes ces horreurs
+d'une guerre d'pouvante appelaient vengeance, et il affirmait avec
+force que la vengeance ne manquerait pas. L'atrocit mme des
+vnements lui inspirait un trange optimisme, fond sur la foi
+instinctive en la justice. Il n'tait pas possible que de telles
+horreurs demeurassent impunies.
+
+--L'invasion de la Belgique est une abominable flonie, disait-il, et
+toujours une flonie a disqualifi son auteur.
+
+Il disait cela avec conviction, comme si la guerre tait un duel o le
+tratre, mis au ban des honntes gens, se voit dans l'impossibilit de
+continuer ses forfaits.
+
+L'hroque rsistance des Belges le confirma dans ses chimres et lui
+inspira de vaines esprances. Les Belges lui parurent des hommes
+surnaturels, destins aux plus merveilleuses prouesses. Pendant quelques
+jours, Lige fut pour lui une ville sainte contre les remparts de
+laquelle se briserait toute la puissance germanique. Puis, quand Lige
+eut succomb, sa foi inbranlable s'accrocha une autre illusion: il y
+avait dans l'intrieur du pays beaucoup de Liges; les Allemands
+pouvaient avancer; la difficult serait pour eux de sortir. La reddition
+de Bruxelles ne lui donna aucune inquitude: c'tait une ville ouverte
+dont l'abandon tait prvu, et les Belges n'en dfendraient que mieux
+Anvers. L'avance des Allemands vers la frontire franaise ne l'alarma
+pas davantage: l'envahisseur trouverait bientt qui parler. Les armes
+franaises taient dans l'Est, c'est--dire l'endroit o elles
+devaient tre, sur la vritable frontire, la porte de la maison.
+Mais cet ennemi lche et perfide, au lieu d'attaquer de face, avait
+attaqu par derrire en escaladant les murs comme un voleur. Infme
+tratrise qui ne lui servirait rien: car Joffre saurait lui barrer le
+passage. Dj quelques troupes avaient t envoyes au secours de la
+Belgique, et elles auraient vite fait de rgler le compte des Allemands.
+On les craserait, ces bandits, pour qu'il ne leur ft plus possible de
+troubler la paix du monde, et leur empereur aux moustaches en pointe, on
+l'exposerait dans une cage sur la place de la Concorde.
+
+Chichi, encourage par les propos paternels, renchrissait encore sur
+cet optimisme puril. Une ardeur belliqueuse s'tait empare d'elle. Ah!
+si les femmes pouvaient aller la guerre! Elle se voyait dans un
+rgiment de dragons, chargeant l'ennemi en compagnie d'autres amazones
+aussi hardies et aussi belles qu'elle-mme. Ou encore elle se figurait
+tre un de ces chasseurs alpins qui, la carabine en bandoulire et
+l'alpenstock au poing, glissaient sur leurs longs skis dans les neiges
+des Vosges. Mais ensuite elle ne voulait plus tre ni dragon, ni
+chasseur alpin; elle voulait tre une de ces femmes hroques qui ont
+tu pour accomplir une oeuvre de salut. Elle rvait qu'elle rencontrait
+le Kaiser seul seule, qu'elle lui plantait dans la poitrine une petite
+dague poigne d'argent et fourreau cisel, cadeau de son
+grand-pre; et, cela fait, il lui semblait qu'elle entendait l'norme
+soupir des millions de femmes dlivres par elle de cet abominable
+cauchemar. Sa furie vengeresse ne s'arrtait pas en si beau chemin; elle
+poignardait aussi le Kronprinz; elle poignardait les gnraux et les
+amiraux; elle aurait volontiers poignard ses cousins les Hartrott: car
+ils taient du ct des agresseurs, et, ce titre, ils ne mritaient
+aucune piti.
+
+--Tais-toi donc! lui disait sa mre. Tu es folle. Comment une jeune
+fille bien leve peut-elle dire de pareilles sottises?
+
+Lorsque le fianc de Chichi, Ren Lacour, se prsenta pour la premire
+fois devant elle en uniforme, le lendemain du jour o il avait t
+mobilis, elle lui fit un accueil enthousiaste, l'appela son petit
+soldat de sucre; et, les jours suivants, elle fut fire de sortir dans
+la rue en compagnie de ce guerrier dont l'aspect tait pourtant assez
+peu martial. Grand et blond, doux et souriant, Ren avait dans toute sa
+personne une dlicatesse quasi fminine, laquelle l'habit militaire
+donnait un faux air de travesti. Par le fait, il n'tait soldat qu'
+moiti: car son illustre pre, craignant que la guerre n'teignt
+jamais la dynastie des Lacour, si prcieuse pour l'tat, l'avait fait
+verser dans les services auxiliaires. En sa qualit d'lve de l'cole
+centrale, Ren aurait pu tre nomm sous-lieutenant; mais alors il
+aurait t oblig d'aller au front. Comme auxiliaire, il ne pouvait
+prtendre qu'au modeste titre de simple soldat et n'avait s'acquitter
+que de vulgaires besognes d'intendance, par exemple de compter des pains
+ou de mettre en paquet des capotes; mais il ne sortirait pas de Paris.
+
+Un jour, Marcel Desnoyers put apprcier Paris mme les horreurs de la
+guerre. Trois mille fugitifs belges taient logs provisoirement dans un
+cirque, en attendant qu'on les envoyt dans les dpartements. Il alla
+les voir.
+
+Le vestibule tait encore tapiss des affiches des dernires
+reprsentations donnes avant la guerre; mais, ds que Marcel eut
+franchi la porte, il fut pris aux narines par un miasme de foule malade
+et misrable: peu prs l'odeur infecte que l'on respire dans un bagne
+ou dans un hpital pauvre. Les gens qu'il trouva l semblaient affols
+ou hbts par la souffrance. L'affreux spectacle de l'invasion
+persistait dans leur mmoire, l'occupait tout entire, n'y laissait
+aucune place pour les vnements qui avaient suivi. Ils croyaient voir
+encore l'irruption des hommes casqus dans leurs villages paisibles, les
+maisons flambant tout coup, la soldatesque tirant sur les fuyards, les
+enfants aux poignets coups, les femmes agonisant sous la brutalit des
+outrages, les nourrissons dchiquets coups de sabre dans leurs
+berceaux, les mres aux entrailles ouvertes, tous les sadismes de la
+bte humaine excite par l'alcool et sre de l'impunit. Quelques
+octognaires racontaient, les larmes aux yeux, comment les soldats d'un
+peuple qui se prtend civilis coupaient les seins des femmes pour les
+clouer aux portes, promenaient en guise de trophe un nouveau-n
+embroch une baonnette, fusillaient les vieux dans le fauteuil o
+leur vieillesse impotente les retenait immobiles, aprs les avoir
+torturs par de burlesques supplices.
+
+Ils s'taient sauvs sans savoir o ils allaient, poursuivis par
+l'incendie et la mitraille, fous de terreur, de la mme manire qu'au
+moyen ge les populations fuyaient devant les hordes des Huns et des
+Mongols; et cet exode lamentable, ils l'avaient accompli au milieu de la
+nature en fte, dans le mois le plus riant de l'anne, alors que la
+terre tait dore d'pis, alors que le ciel d'aot resplendissait de
+joyeuse lumire et que les oiseaux clbraient par l'allgresse de leurs
+chants l'opulence des moissons. L'aspect des fugitifs entasss dans ce
+cirque portait tmoignage contre l'atrocit du crime commis. Les bbs
+gmissaient comme des agneaux qui blent; les hommes regardaient autour
+d'eux d'un air gar; quelques femmes hurlaient comme des dmentes. Dans
+la confusion de la fuite, les familles s'taient disperses. Une mre de
+cinq petits n'en avait plus qu'un. Des pres, demeurs seuls, pensaient
+avec angoisse leur femme et leurs enfants disparus. Les
+retrouveraient-ils jamais? Ces malheureux n'taient-ils pas morts de
+fatigue et de faim?
+
+Ce soir-l, Marcel, encore tout mu de ce qu'il venait de voir, ne put
+s'empcher de prononcer contre l'empereur Guillaume des paroles
+vhmentes qui, la grande surprise de tout le monde, firent sortir
+Hlna de son mutisme.
+
+--L'Empereur est un homme excellent et chevaleresque, dclara-t-elle. Il
+n'est coupable de rien, lui. Ce sont ses ennemis qui l'ont provoqu.
+
+Alors Marcel s'emporta, maudit l'hypocrite Kaiser, souhaita
+l'extermination de tous les bandits qui venaient d'incendier Louvain, de
+martyriser des vieillards, des femmes et des enfants. Sur quoi, Hlna
+fondit en larmes.
+
+--Tu oublies donc, gmit-elle d'une voix entrecoupe par les sanglots,
+tu oublies donc que je suis mre et que mes fils sont du nombre de ceux
+sur qui tu appelles la mort!
+
+Ces mots firent mesurer soudain Marcel la largeur de l'abme qui le
+sparait de cette femme, et, dans son for intrieur, il pesta contre la
+destine qui l'obligeait la garder sous son toit. Mais comme, au fond,
+il avait bon coeur et ne trouvait aucun plaisir molester inutilement
+les personnes de son entourage:
+
+--C'est bien, rpondit-il. Je croyais les victimes plus dignes de piti
+que les bourreaux. Mais ne parlons plus de cela. Nous n'arriverons
+jamais nous entendre.
+
+Et dsormais il se fit une rgle de ne rien dire de la guerre en
+prsence de sa belle-soeur.
+
+Cependant la guerre avait rveill le sentiment religieux chez nombre de
+personnes qui depuis longtemps n'avaient pas mis les pieds dans une
+glise, et elle exaltait surtout la dvotion des femmes. Luisa ne se
+contentait plus d'entrer chaque matin, comme d'habitude, Saint-Honor
+d'Eylau, sa paroisse. Avant mme de lire dans les journaux les dpches
+du front, elle y cherchait un autre renseignement: O irait aujourd'hui
+Monseigneur Amette? Et elle s'en allait jusqu' la Madeleine, jusqu'
+Notre-Dame, jusqu'au lointain Sacr-Coeur, en haut de la butte
+Montmartre; puis, sous les votes du temple honor de la visite de
+l'archevque, elle unissait sa voix au choeur qui implorait une
+intervention divine: Seigneur, sauvez la France!
+
+Sur le matre-autel de toutes les glises figuraient, assembls en
+faisceaux, les drapeaux de la France et des nations allies. Les nefs
+taient pleines de fidles, et la foule pieuse ne se composait pas
+uniquement de femmes: il y avait aussi des hommes d'ge, debout, graves,
+qui remuaient les lvres et fixaient sur le tabernacle des yeux humides
+o se refltaient, pareilles des toiles perdues, les flammes des
+cierges. C'taient des pres qui, en pensant leurs fils envoys sur le
+front, se rappelaient les prires de leur enfance. Jusqu'alors la
+plupart d'entre eux avaient t indiffrents en matire religieuse;
+mais, dans ces conjonctures tragiques, il leur avait sembl tout coup
+que la foi, qu'ils ne possdaient point, tait un bien et une force, et
+ils balbutiaient de vagues oraisons, dont les paroles taient
+incohrentes et presque dpourvues de sens, l'intention des tres
+chers qui luttaient pour l'ternelle justice. Les crmonies religieuses
+devenaient aussi passionnes que des assembles populaires; les
+prdicateurs taient des tribuns, et parfois l'enthousiasme patriotique
+coupait d'applaudissements les sermons. Quand Luisa revenait de
+l'office, elle tait palpitante de foi et esprait du ciel un miracle
+semblable celui par lequel sainte Genevive avait chass loin de Paris
+les hordes d'Attila.
+
+Dans les grandes circonstances, lorsque Luisa insistait pour emmener sa
+soeur dans ces dvotes excursions, Hlna courait avec elle aux quatre
+coins de Paris. Mais, si aucun office extraordinaire n'tait annonc, la
+romantique, plus terre--terre en cela que l'autre, prfrait aller
+tout simplement Saint-Honor d'Eylau. L, elle rencontrait parmi les
+habitus beaucoup de personnes originaires des diverses rpubliques du
+Nouveau Monde, gens riches qui, aprs fortune faite, taient venus
+manger leurs rentes Paris et s'taient installs dans le quartier de
+l'toile, cher aux cosmopolites. Elle avait li connaissance avec
+plusieurs de ces personnes, ce qui lui procurait le vif plaisir
+d'changer force saluts lorsqu'elle arrivait, et, la sortie, d'engager
+sur le parvis de longues conversations o elle recueillait une infinit
+de nouvelles vraies ou fausses sur la guerre et sur cent autres choses.
+
+Bientt des jours vinrent o, en juger d'aprs les apparences, il ne
+se passait plus rien d'extraordinaire. On ne trouvait dans les journaux
+que des anecdotes destines entretenir la confiance du public, et
+aucun renseignement positif n'y tait publi. Les communiqus du
+Gouvernement n'taient que de la rhtorique vague et sonore.
+
+Ce manque de nouvelles concida avec une subite agitation de la
+belle-soeur. Hlna s'absentait chaque aprs-midi, quelquefois mme dans
+la matine, et elle ne manquait jamais de rapporter la maison des
+nouvelles alarmantes qu'elle semblait se faire un malin plaisir de
+communiquer sournoisement ses htes, non comme des vrits certaines,
+mais comme des bruits rpandus. _On disait_ que les Franais avaient t
+dfaits simultanment en Lorraine et en Belgique; _on disait_ qu'un
+corps de l'arme franaise s'tait dband; _on disait_ que les
+Allemands avaient fait beaucoup de prisonniers et enlev beaucoup de
+canons. Quoique Marcel et entendu lui-mme dire quelque chose
+d'approchant, il affectait de n'en rien croire, protestait qu' tout le
+moins il y avait dans ces bruits beaucoup d'exagration.
+
+--C'est possible, rpliquait doucement l'agaante Hlna. Mais je vous
+rpte ce que m'ont dit des personnes que je crois bien informes.
+
+Au fond, Marcel commenait tre trs inquiet, et son instinct d'homme
+pratique lui faisait deviner un pril. Il y a quelque chose qui ne
+marche pas, pensait-il, soucieux.
+
+La chute du ministre et la constitution d'un Gouvernement de dfense
+nationale lui dmontra la gravit de la situation. Alors il alla voir le
+snateur Lacour. Celui-ci connaissait tous les ministres, et personne
+n'tait mieux renseign que lui.
+
+--Oui, mon ami, rpondit le personnage aux questions anxieuses de
+Marcel, nous avons subi de gros checs Morhange et Charleroi,
+c'est--dire l'Est et au Nord. Les Allemands vont envahir le
+territoire de la France. Mais notre arme est intacte et se retire en
+bon ordre. La fortune peut changer encore. C'est un grand malheur;
+nanmoins tout n'est pas perdu.
+
+On poussait activement--un peu tard!--les prparatifs de la dfense de
+Paris. Les forts s'armaient de nouveaux canons; dans la zone de tir, les
+pioches des dmolisseurs faisaient disparatre les maisonnettes leves
+durant les annes de paix; les ormes des avenues extrieures tombaient
+sous la hache, pour largir l'horizon; des barricades de sacs de terre
+et de troncs d'arbres obstruaient les portes des remparts. Beaucoup de
+curieux allaient dans la banlieue admirer les tranches rcemment
+ouvertes et les barrages de fils de fer barbels. Le Bois de Boulogne
+s'emplissait de troupeaux, et, autour des montagnes de fourrage sec,
+boeufs et brebis se groupaient sur les prairies de fin gazon. Le souci
+d'avoir des approvisionnements suffisants inquitait une population qui
+gardait vif encore le souvenir des misres souffertes en 1870. D'une
+nuit l'autre, l'clairage des rues diminuait; mais, en compensation,
+le ciel tait continuellement ray par les jets lumineux des
+rflecteurs. La crainte d'une agression arienne augmentait encore
+l'anxit publique; les gens peureux parlaient des _zeppelins_, et,
+comme on exagre toujours les dangers inconnus, on attribuait ces
+engins de guerre une puissance formidable.
+
+Luisa, naturellement timide, tait affole par les entretiens
+particuliers qu'elle avait avec sa soeur, et elle tourdissait de ses
+mois son mari qui ne russissait pas l'apaiser.
+
+--Tout est perdu! lui disait-elle en pleurant. Hlna est la seule qui
+connat la vrit.
+
+Si Luisa avait une grande confiance dans les affirmations d'Hlna, il y
+avait pourtant un point sur lequel il lui tait impossible de croire sa
+soeur aveuglment. Les atrocits commises en Belgique sur les femmes et
+sur les jeunes filles dmentaient trop positivement ce qu'Hlna
+racontait de la haute courtoisie des officiers et de la svre moralit
+des soldats allemands.
+
+--_Ils_ vont venir, Marcel, _ils_ vont venir. Je ne vis plus... Notre
+fille... notre fille...
+
+Mais Chichi riait des alarmes de sa mre, et, avec la belle audace de la
+jeunesse:
+
+--Qu'ils viennent donc, ces coquins! s'criait-elle. Je ne serais pas
+fche de les voir en face!
+
+Et elle faisait le geste de frapper, comme si elle avait tenu dans sa
+main le poignard vengeur.
+
+Marcel finit par se lasser de cette situation et rsolut d'envoyer sa
+femme, sa fille et sa belle-soeur Biarritz, o beaucoup de
+Sud-Amricains s'taient dj rendus. Quant lui, il avait dcid de
+rester Paris, pour une raison dont il n'avait d'ailleurs qu'une
+conscience un peu confuse. Il s'imaginait n'y tre retenu que par la
+curiosit; mais, au fond, il avait une honte inavoue de fuir une
+seconde fois devant l'ennemi. Sa femme essaya bien de l'emmener avec
+elle: depuis bientt trente ans de mariage, ils ne s'taient pas spars
+une seule fois! Mais il dclara sa volont sur un ton qui n'admettait
+pas de rplique.
+
+Jules, pour demeurer prs de Marguerite, s'obstina aussi demeurer dans
+la capitale.
+
+Bref, un beau matin, Luisa, Hlna et Chichi s'embarqurent dans une
+grande automobile destination de la Cte d'Argent: la premire, navre
+de laisser Paris son mari et son fils; la seconde, bien aise, en
+somme, de n'tre pas l quand les troupes de son cher empereur
+entreraient dans Paris; la troisime, toute rjouie de voyager dans un
+pays nouveau pour elle et de visiter une des plages les plus la mode.
+
+
+
+
+VI
+
+EN RETRAITE
+
+
+Aprs ce dpart, Marcel fut d'abord un peu dsorient par sa solitude.
+Les salles dsertes de son appartement lui semblaient normes et pleines
+d'un silence d'autant plus profond que tous les autres appartements du
+luxueux immeuble taient vides comme le sien. Ces appartements avaient
+pour locataires, soit des trangers qui s'taient discrtement loigns
+de Paris, soit des Franais qui, surpris par la guerre, taient demeurs
+dans leurs domaines ruraux.
+
+D'ailleurs il tait satisfait de la rsolution qu'il avait prise.
+L'absence des siens, en le rassurant, lui avait rendu presque tout son
+optimisme. Non, _ils_ ne viendront pas Paris, se rptait-il vingt
+fois par jour. Et il ajoutait mentalement: Au surplus, s'ils y
+viennent, je n'ai pas peur: je suis encore bon pour faire le coup de feu
+dans une tranche. Il lui semblait que cette vellit de faire le coup
+de feu rparait dans quelque mesure la honte de la fuite en Amrique.
+
+Dans ses promenades travers Paris, il rencontrait des bandes de
+rfugis. C'taient des habitants du Nord et de l'Est qui avaient fui
+devant l'invasion. Cette multitude douloureuse ne savait o aller,
+n'avait d'autre ressource que la charit publique; et elle racontait
+mille horreurs commises par les Allemands dans les pays envahis:
+fusillements, assassinats, vols autoriss par les chefs, pillages
+excuts par ordre suprieur, maisons et villages incendis. Ces rcits
+lui remuaient le coeur et faisaient natre peu peu dans son esprit une
+ide nave, mais gnreuse. Le devoir des riches, des propritaires qui
+possdaient de grands biens dans les provinces menaces, n'tait-il pas
+d'tre prsents sur leurs terres pour soutenir le moral des populations,
+pour les aider de leurs conseils et de leur argent, pour tcher de les
+protger, lorsque l'ennemi arriverait? Or ce devoir s'imposait
+lui-mme d'une faon d'autant plus imprieuse qu'il lui semblait avoir
+moins de danger personnel courir: devenu quasi Argentin, il serait
+considr par les officiers allemands comme un neutre; ce titre il
+pourrait faire respecter son chteau, o, le cas chant, les paysans du
+village et des alentours trouveraient un refuge. Ds lors, le projet de
+se rendre Villeblanche hanta son esprit.
+
+Cependant chaque jour apportait un flot de mauvaises nouvelles. Les
+journaux ne disaient pas grand'chose; le Gouvernement ne parlait qu'en
+termes obscurs, qui inquitaient sans renseigner. Nanmoins la triste
+vrit s'bruitait, rpandue sourdement par les alarmistes et par les
+espions demeurs dans Paris. On se communiquait l'oreille des bruits
+sinistres: Ils ont pass la frontire... Ils sont Lille... Et le
+fait est que les Allemands avanaient avec une effrayante rapidit.
+
+Anglais et Franais reculaient devant le mouvement enveloppant des
+envahisseurs. Quelques-uns s'attendaient un nouveau Sedan. Pour se
+rendre compte de l'avance de l'ennemi, il suffisait d'aller la gare du
+Nord: toute les vingt-quatre heures, on y constatait le rtrcissement
+du rayon dans lequel circulaient les trains. Des avis annonaient qu'on
+ne dlivrait plus de billets pour telles et telles localits du rseau,
+et cela signifiait que ces localits taient tombes au pouvoir de
+l'ennemi. Le rapetissement du territoire national s'accomplissait avec
+une rgularit mathmatique, raison d'une quarantaine de kilomtres
+par jour, de sorte que, montre en main, on pouvait prdire l'heure
+laquelle les premiers uhlans salueraient de leurs lances l'apparition de
+la Tour Eiffel.
+
+Ce fut ce moment d'universelle angoisse que Marcel retourna chez son
+ami Lacour pour lui adresser la plus extraordinaire des requtes: il
+voulait aller tout de suite son chteau de Villeblanche, et il priait
+le snateur de lui obtenir les papiers ncessaires.
+
+--Vous tes fou! s'cria le personnage, qui ne pouvait en croire ses
+oreilles. Sortir de Paris, oui, mais pour aller vers le sud et non vers
+l'est! Je vous le dis sous le sceau du secret: d'un instant l'autre
+tout le monde partira, prsident de la Rpublique, ministres, Chambres.
+Nous nous installerons Bordeaux, comme en 1870. Nous savons mal ce qui
+se passe, mais toutes les nouvelles sont mauvaises. L'arme reste
+solide, mais elle se retire, abandonne continuellement du terrain.
+Croyez-moi: ce que vous avez de mieux faire, c'est de quitter Paris
+avec nous. Gallieni dfendra la capitale; mais la dfense sera
+difficile. D'ailleurs, mme si Paris succombe, la France ne succombera
+point pour cela. S'il est ncessaire, nous continuerons la guerre
+jusqu' la frontire d'Espagne. Ah! tout cela est triste, bien triste!
+
+Marcel hocha la tte. Ce qu'il voulait, c'tait se rendre son chteau
+de Villeblanche.
+
+--Mais on vous fera prisonnier! objecta Lacour. On vous tuera peut-tre!
+
+L'obstination de Marcel triompha des rsistances de son ami. Ce n'tait
+point le moment des longues discussions, et chacun devait songer son
+propre sort. Le snateur finit donc par cder au dsir de Marcel et lui
+obtint l'autorisation de partir le soir mme, par un train militaire
+qui se dirigeait vers la Champagne.
+
+ * * * * *
+
+Ce voyage permit Marcel de voir le trafic extraordinaire que la guerre
+avait dvelopp sur les voies ferres. Son train mit quatorze heures
+pour franchir une distance qui, en temps normal, n'exigeait que deux
+heures. Aux stations de quelque importance, toutes les voies taient
+occupes par des rames de wagons. Les machines sous pression sifflaient,
+impatientes de partir. Les soldats hsitaient devant les diffrents
+trains, se trompaient, descendaient d'un wagon pour remonter dans un
+autre. Les employs, calmes, mais visiblement fatigus, allaient de ct
+et d'autre pour renseigner les hommes, pour leur donner des
+explications, pour faire charger des montagnes de colis.
+
+Dans le train qui portait Marcel, les territoriaux d'escorte dormaient,
+accoutums la monotonie de ce service. Les soldats chargs des chevaux
+ouvraient les portes coulisse et s'asseyaient sur le plancher du
+wagon, les jambes pendantes. La nuit, le train marchait avec lenteur
+travers les campagnes obscures, s'arrtait devant les signaux rouges et
+avertissait de sa prsence par de longs sifflets. Dans quelques
+stations, il y avait des jeunes filles vtues de blanc, avec des
+cocardes et de petits drapeaux pingls sur la poitrine. Jour et nuit
+elles taient l, se remplaant tour de rle, de sorte qu'aucun train
+ne passait sans recevoir leur visite. Dans des corbeilles ou sur des
+plateaux, elles offraient aux soldats du pain, du chocolat, des fruits.
+Beaucoup d'entre eux, rassasis, refusaient en remerciant; mais les
+jeunes filles se montraient si tristes de ce refus qu'ils finissaient
+par cder leurs instances.
+
+Marcel, cas dans un compartiment de seconde classe avec le lieutenant
+qui commandait l'escorte et avec quelques officiers qui s'en allaient
+rejoindre leur corps, passa la plus grande partie de la nuit causer
+avec ses compagnons de voyage. Les officiers n'avaient que des
+renseignements vagues sur le lieu o ils pourraient retrouver leur
+rgiment. D'un jour l'autre, les oprations de la guerre modifiaient
+la position des troupes. Mais, fidles leur devoir, ils se portaient
+vers le front, avec le dsir d'arriver assez tt pour le combat dcisif.
+Le chef de l'escorte, qui avait dj fait plusieurs voyages, tait le
+seul qui se rendt bien compte de la retraite: chaque nouveau voyage,
+le parcours se raccourcissait. Tout le monde tait dconcert. Pourquoi
+se retirait-on? Quoique l'arme et prouv des revers, elle tait
+intacte, et, selon l'opinion commune, elle aurait d chercher sa
+revanche dans les lieux mmes o elle avait eu le dessous. La retraite
+laissait l'ennemi le chemin libre. Quinze jours auparavant, ces
+hommes discutaient dans leurs garnisons sur la rgion de la Belgique o
+l'ennemi recevrait le coup mortel et sur le point de la frontire par o
+les Franais victorieux envahiraient l'Allemagne.
+
+Toutefois la dception n'engendrait aucun dcouragement. Une esprance
+confuse, mais ferme, dominait les incertitudes. Le gnralissime tait
+le seul qui possdt le secret des oprations. Ce chef grave et
+tranquille finirait par tout arranger. Personne n'avait le droit de
+douter de la fortune. Joffre tait de ceux qui disent toujours le
+dernier mot.
+
+Marcel descendit du train l'aube.
+
+--Bonne chance, messieurs!
+
+Il serra la main de ces braves gens qui allaient peut-tre la mort. Le
+train se remit en marche et Marcel se trouva seul dans la gare,
+l'embranchement de la ligne d'intrt local qui desservait Villeblanche;
+mais, faute de personnel, le service tait suspendu sur cette petite
+ligne dont les employs avaient t affects aux grandes lignes pour les
+transports de guerre. De cette gare Villeblanche il y avait encore
+quinze kilomtres. Malgr les offres les plus gnreuses, le
+millionnaire ne put trouver une simple charrette pour achever son
+voyage: la mobilisation s'tait appropri la plupart des vhicules et
+des btes de trait, et le reste avait t emmen par les fugitifs. Force
+lui fut donc d'entreprendre le trajet pied, et, malgr son ge, il se
+mit en route.
+
+Le chemin blanc, droit, poudreux, traversait une plaine qui semblait
+s'tendre l'infini. Quelques bouquets d'arbres, quelques haies vives,
+les toits de quelques fermes rompaient peine la monotonie du paysage.
+Les champs taient couverts des chaumes de la moisson rcemment fauche.
+Les meules bossuaient le sol de leurs cnes roux, qui commenaient
+prendre un ton d'or bruni. Les oiseaux voletaient dans les buissons
+emperls par la rose.
+
+Marcel chemina toute la matine. La route tait tachete de points
+mouvants qui, de loin, ressemblaient des files de fourmis. C'taient
+des gens qui allaient tous dans la direction contraire la sienne: ils
+fuyaient vers le sud, et, lorsqu'ils croisaient ce citadin bien chauss,
+qui marchait la canne la main et le chapeau de paille sur la tte, ils
+faisaient un geste de surprise et s'imaginaient que c'tait quelque
+fonctionnaire, quelque envoy du Gouvernement venu pour inspecter le
+pays d'o la terreur les poussait fuir.
+
+Vers midi, dans une auberge situe au bord de la route, Marcel put
+trouver un morceau de pain, du fromage et une bouteille de vin blanc.
+L'aubergiste tait parti la guerre, et sa femme, malade et alite,
+gmissait de souffrance. Sur le pas de la porte, une vieille presque
+sourde, la grand'mre entoure de ses petits-enfants, regardait ce
+dfil de fugitifs qui durait depuis trois jours.
+
+--Pourquoi fuient-ils, monsieur? dit-elle au voyageur. La guerre ne
+concerne que les soldats. Nous autres paysans, nous ne faisons de mal
+personne et nous n'avons rien craindre.
+
+Quatre heures plus tard, la descente de l'une des collines boises qui
+bordent la valle de la Marne, Marcel aperut enfin les toits de
+Villeblanche groups autour de l'glise et, un peu l'cart, surgissant
+d'entre les arbres, les capuchons d'ardoise qui coiffaient les tours de
+son chteau.
+
+Les rues du village taient dsertes. Une moiti de la population
+s'tait enfuie; l'autre moiti tait reste, par routine casanire et
+par aveugle optimisme. Si les Prussiens venaient, que pourraient-ils
+leur faire? Les habitants se soumettraient leurs ordres, ne
+tenteraient aucune rsistance. On ne chtie pas des gens qui obissent.
+Les maisons du village avaient t construites par leurs pres, par
+leurs anctres, et tout valait mieux que d'abandonner ces demeures d'o
+eux-mmes n'taient jamais sortis. Quelques femmes se tenaient assises
+autour de la place, comme dans les paisibles aprs-midi des ts
+prcdents. Ces femmes regardrent l'arrivant avec surprise.
+
+Sur la place, Marcel vit un groupe form du maire et des notables. Eux
+aussi, ils regardrent avec surprise le propritaire du chteau. C'tait
+pour eux la plus inattendue des apparitions. Un sourire bienveillant, un
+regard sympathique accueillirent ce Parisien qui venait les rejoindre
+et partager leur sort. Depuis longtemps Marcel vivait en assez mauvais
+termes avec les habitants du village: car il dfendait ses droits avec
+pret, ne tolrait ni la maraude dans ses champs ni le ptis dans ses
+bois. A plusieurs reprises, il avait menac de procs et de prison
+quelques douzaines de dlinquants. Ses ennemis, soutenus par la
+municipalit, avaient rpondu ces menaces en laissant le btail
+envahir les cultures du chteau, en tuant le gibier, en adressant au
+prfet et au dput de la circonscription des plaintes contre le
+chtelain. Ses dmls avec la commune l'avaient rapproch du cur, qui
+vivait en hostilit ouverte avec le maire; mais l'glise ne lui avait
+pas t beaucoup plus profitable que l'tat. Le cur, ventru et
+dbonnaire, ne perdait aucune occasion de soutirer Marcel de grosses
+aumnes pour les pauvres; mais, le cas chant, il avait la charitable
+audace de lui parler en faveur de ses ouailles, d'excuser les
+braconniers, de trouver mme des circonstances attnuantes aux
+maraudeurs qui, en hiver, volaient le bois du parc et, en t, les
+fruits du jardin. Or Marcel eut la stupfaction de voir le cur, qui
+sortait du presbytre, saluer le maire au passage avec un sourire
+amical. Ces deux hommes s'taient rencontrs, le 1er aot, au pied du
+clocher dont la cloche sonnait le tocsin pour annoncer la mobilisation
+aux hommes qui taient dans les champs; et, par instinct, sans trop
+savoir pourquoi, ces vieux ennemis s'taient serr la main avec
+cordialit. Il n'y avait plus que des Franais.
+
+Arriv au chteau, Marcel eut le sentiment de n'avoir pas perdu sa
+peine. Jamais son parc ne lui avait sembl si beau, si majestueux qu'en
+cet aprs-midi d't; jamais les cygnes n'avaient promen avec tant de
+grce sur le miroir d'eau leur image double; jamais l'difice lui-mme,
+dans son enceinte de fosss, n'avait eu un aspect aussi seigneurial.
+Mais la mobilisation avait fait d'normes vides dans les curies, dans
+les tables, et presque tout le personnel manquait. Le rgisseur et la
+plupart des domestiques taient l'arme; il ne restait que le
+concierge, homme d'une cinquantaine d'annes, malade de la poitrine,
+avec sa femme et sa fille qui prenaient soin des quelques vaches
+demeures la ferme.
+
+ * * * * *
+
+Aprs une nuit de bon sommeil qui lui fit oublier la fatigue de la
+veille, le chtelain passa la matine visiter les prairies
+artificielles qu'il avait cres dans son parc, derrire un rideau
+d'arbres. Il eut le regret de voir que ces prairies manquaient d'eau, et
+il essaya d'ouvrir une vanne pour arroser la luzerne qui commenait
+scher. Puis il fit un tour dans les vignes, qui dployaient les masses
+de leurs pampres sur les ranges d'chalas et montraient entre les
+feuilles le violet encore ple de leurs grappes mrissantes. Tout tait
+si tranquille que Marcel sentait son optimisme renatre et oubliait
+presque les horreurs de la guerre.
+
+Mais, dans l'aprs-dner, un mouvement soudain se produisit au village,
+et Georgette, la fille du concierge, vint dire qu'il passait dans la
+grande rue beaucoup de soldats franais et d'automobiles militaires.
+C'taient des camions rquisitionns, qui conservaient sous une couche
+de poussire et de boue durcie les adresses des commerants auxquels ils
+avaient appartenu; et, mls ces vhicules industriels, il y avait
+aussi d'autres voitures provenant d'un service public: les grands
+autobus de Paris, qui portaient encore l'indication des trajets auxquels
+ils avaient t affects, _Madeleine-Bastille_, _Passy-Bourse_, etc.
+Marcel les regarda comme on regarde de vieux amis aperus au milieu
+d'une foule. Peut-tre avait-il voyag maintes fois dans telle ou telle
+de ces voitures dteintes, vieillies par vingt jours de service
+incessant, aux tles gondoles, aux ferrures tordues, qui grinaient de
+toutes leur carcasse disjointe et qui taient troues comme des cribles.
+
+Certains vhicules avaient pour marques distinctives des cercles blancs
+marqus d'une croix rouge au centre; sur d'autres, on lisait des lettres
+et des chiffres qu'il tait impossible de comprendre, quand on n'tait
+pas initi aux secrets de l'administration militaire. Et tous ces
+vhicules, dont les moteurs seuls taient en bon tat, transportaient
+des soldats, quantit de soldats qui avaient des bandages la tte ou
+aux jambes:--blesss aux visages ples que la barbe pousse rendait
+encore plus tragiques, aux yeux de fivre qui regardaient fixement, aux
+bouches que semblait tenir ouvertes la plainte immobilise de la
+douleur.--Des mdecins et des infirmiers occupaient plusieurs voitures
+de ce convoi, et quelques pelotons de cavaliers l'escortaient. Les
+voitures n'avanaient que trs lentement, et, dans les intervalles qui
+les sparaient les unes des autres, des bandes de soldats, la capote
+dboutonne ou jete sur l'paule comme une capa, faisaient route
+pdestrement. Eux aussi taient des blesss; mais, assez valides pour
+marcher, ils plaisantaient et chantaient, les uns avec un bras en
+charpe, d'autres avec le front ou la nuque envelopps de linges sur
+lesquels le suintement du sang mettait des taches rougetres.
+
+Marcel voulut faire quelque chose pour ces pauvres gens. Mais peine
+avait-il commenc leur distribuer des pains et des bouteilles de vin,
+un major accourut et lui reprocha cette libralit comme un crime: cela
+pouvait tre fatal aux blesss. Il resta donc sur le bord de la route,
+impuissant et triste, suivre des yeux ce dfil de nobles souffrances.
+
+A la nuit tombante, ce furent des centaines de camions qui passrent,
+les uns ferms hermtiquement, avec la prudence qui s'impose pour les
+matires explosives, les autres chargs de ballots et de caisses qui
+exhalaient une fade odeur de nourriture. Puis ce furent de grands
+troupeaux de boeufs, qui s'arrtaient avec des remous aux endroits o le
+chemin se rtrcissait, et qui se dcidaient enfin passer sous le
+bton et aux cris des ptres coiffs de kpis.
+
+Marcel, tourment par ses penses, ne ferma pas l'oeil de la nuit. Ce
+qu'il venait de voir, c'tait la retraite dont on parlait Paris, mais
+ laquelle beaucoup de gens refusaient de croire: la retraite dj
+pousse si loin et qui continuait plus loin encore son mouvement
+rtrograde, sans que personne pt dire l'endroit o elle s'arrterait.
+
+A l'aube, il s'endormit de fatigue et ne se rveilla que trs tard dans
+la matine. Son premier regard fut pour la route. Il la vit encombre
+d'hommes et de chevaux; mais, cette fois, les hommes arms de fusils
+formaient des bataillons, et ce que les chevaux tranaient, c'tait de
+l'artillerie.
+
+Hlas! ces troupes taient de celles qu'il avait vues nagure partir de
+Paris, mais combien changes! Les capotes bleues s'taient converties en
+nippes loqueteuses et jauntres; les pantalons rouges avaient pris une
+teinte dlave de brique mal cuite; les chaussures taient des mottes de
+boue. Les visages avaient une expression farouche sous les ruisseaux de
+poussire et de sueur qui en accusaient toutes les rides et toutes les
+cavits, avec ces barbes hirsutes dont des poils taient raides comme
+des pingles, avec cet air de lassitude qui rvlait l'immense dsir de
+faire halte, de s'arrter l dfinitivement, d'y tuer ou d'y mourir sur
+place. Et pourtant ces soldats marchaient, marchaient toujours.
+Certaines tapes avaient dur trente heures. L'ennemi suivait pas pas,
+et l'ordre tait de se retirer sans repos ni trve, de se drober par la
+rapidit des pieds au mouvement enveloppant que tentait l'envahisseur.
+Les chefs devinaient l'tat d'me de leurs hommes; ils pouvaient exiger
+d'eux le sacrifice de la vie; mais il tait bien plus dur de leur
+ordonner de marcher jour et nuit dans une fuite interminable, alors que
+ces hommes ne se considraient pas comme battus, alors qu'ils sentaient
+gronder en eux la colre furieuse, mre de l'hrosme. Les regards
+dsesprs des soldats cherchaient l'officier le plus voisin, le
+lieutenant, le capitaine. On n'en pouvait plus! Une marche norme,
+extnuante, en si peu de jours! Et pourquoi? Les suprieurs n'en
+savaient pas plus que les infrieurs; mais leurs yeux semblaient
+rpondre: Courage! Encore un effort! Cela va bientt finir.
+
+Les btes, vigoureuses mais dpourvues d'imagination, taient moins
+rsistantes que les hommes. Leur aspect faisait piti. tait-il possible
+que ce fussent les mmes chevaux muscls et lustrs que Marcel avait vus
+ Paris dans les premiers jours du mois d'aot? Une campagne de trois
+semaines les avait vieillis et fourbus. Leurs regards troubles
+semblaient implorer la compassion. Ils taient si maigres que les artes
+de leurs os ressortaient et que leurs yeux en paraissaient plus gros.
+Les harnais, en se dplaant dans la marche, laissaient voir sur la peau
+des places dnudes et des plaies saignantes. Quelques animaux, bout
+de forces, s'croulaient tout coup, morts de fatigue. Alors les
+artilleurs les dpouillaient rapidement de leurs harnais et les
+roulaient sur le bord du chemin, pour que les cadavres ne gnassent pas
+la circulation; et les pauvres btes restaient l dans leur nudit
+squelettique, les pattes rigides, semblant pier de leurs yeux vitreux
+et fixes les premires mouches qu'attirerait la triste charogne.
+
+Les canons peints en gris, les affts, les caissons, Marcel avait vu
+tout cela propre et luisant, grce aux soins que, depuis les ges les
+plus reculs, l'homme a toujours pris de ses armes, soins plus minutieux
+encore que ceux que la femme prend des objets domestiques. Mais
+prsent, par l'usure qui rsulte d'un emploi excessif, par la
+dgradation que produit une invitable ngligence, tout cela tait sale
+et fltri: les roues dformes extrieurement par la fange, le mtal
+obscurci par les vapeurs des dtonations, la peinture souille d'ordures
+ou rafle par des accrocs.
+
+Dans les espaces qui parfois restaient libres entre une batterie et un
+rgiment, des paysans se htaient, hordes misrables que l'invasion
+chassait devant elle, villages entiers qui s'taient mis en route pour
+suivre l'arme dans sa retraite. L'arrive d'un nouveau rgiment ou
+d'une nouvelle batterie les obligeait quitter le chemin et continuer
+leur prgrination dans les champs. Mais, ds qu'un intervalle se
+reproduisait dans le dfil des troupes, ils encombraient de nouveau la
+chausse blanche et unie. Il y avait des hommes qui poussaient de
+petites charrettes sur lesquelles taient entasses des montagnes de
+meubles; des femmes qui portaient de jeunes enfants; des grands-pres
+qui avaient sur leurs paules des bbs; des vieux endoloris qui ne
+pouvaient se traner qu'avec un bton; des vieilles qui remorquaient des
+grappes de mioches accrochs leurs jupes; d'autres vieilles, rides et
+immobiles comme des momies, que l'on charriait sur des voitures bras.
+
+Dsormais personne ne s'opposa plus la libralit du chtelain, dont
+la cave dborda sur la route. Aux tonneaux de la dernire vendange,
+rouls devant la grille, les soldats emplissaient sous le jet rouge la
+tasse de mtal dcroche de leur ceinture. Marcel contemplait avec
+satisfaction les effets de sa munificence: le sourire reparaissait sur
+les visages, la plaisanterie franaise courait de rang en rang. Lorsque
+les soldats s'loignaient, ils entonnaient une chanson.
+
+A mesure que le soir approchait, les troupes avaient l'air de plus en
+plus puis. Ce qui dfilait maintenant, c'taient les tranards, dont
+les pieds taient vif dans les brodequins. Quelques-uns s'taient
+dbarrasss de cette gaine torturante et marchaient pieds nus, avec
+leurs lourdes chaussures pendues l'paule. Mais tous, malgr la
+fatigue mortelle, conservaient leurs armes et leurs cartouches, en
+pensant l'ennemi qui les suivait.
+
+La seconde nuit que le millionnaire passa dans son lit de parade
+colonnes et panaches, un lit qui, selon la dclaration des vendeurs,
+avait appartenu Henri IV, fut encore une mauvaise nuit. Obsd par les
+images de l'incomprhensible retraite, il croyait voir et entendre
+toujours le torrent des soldats, des canons, des quipages. Mais, par le
+fait, le passage des troupes avait presque cess. De temps autre
+dfilaient bien encore un bataillon, une batterie, un peloton de
+cavaliers: mais c'taient les derniers lments de l'arrire-garde qui,
+aprs avoir pris position prs du village pour couvrir la retraite,
+commenaient se retirer.
+
+Le lendemain matin, lorsque Marcel descendit Villeblanche, ce fut
+peine s'il y vit des soldats. Il ne restait qu'un escadron de dragons
+qui battaient les bois droite et gauche de la route et qui
+ramassaient les retardataires. Le chtelain alla jusqu' l'entre du
+village, o il trouva une barricade faite de voitures et de meubles,
+qui obstruait la chausse. Quelques dragons la gardaient, pied terre
+et carabine au poing, surveillant le ruban blanc de la route qui montait
+entre deux collines couvertes d'arbres. Par instants rsonnaient des
+coups de fusil isols, semblables des coups de fouet. Ce sont les
+ntres, disaient les dragons. La cavalerie avait ordre de conserver le
+contact avec l'ennemi, de lui opposer une rsistance continuelle, de
+repousser les dtachements allemands qui cherchaient s'infiltrer le
+long des colonnes et de tirailler sans cesse contre les reconnaissances
+de uhlans.
+
+Marcel considra avec une profonde piti les clops qui trimaient
+encore sur la route. Ils ne marchaient pas, ils se tranaient, avec la
+ferme volont d'avancer, mais trahis par leurs jambes molles, par leurs
+pieds en sang. Ils s'asseyaient une minute au bord du chemin, harasss,
+agonisant de lassitude, pour respirer un peu sans avoir la poitrine
+crase par le poids du sac, pour dlivrer un instant leurs pieds de
+l'tau des brodequins; et, quand ils voulaient repartir, il leur tait
+impossible de se remettre debout: la courbature leur ankylosait tout le
+corps, les mettait dans un tat semblable la catalepsie. Les dragons,
+revolver en main, taient obligs de recourir la menace pour les tirer
+de cette mortelle torpeur. Seule la certitude de l'approche de l'ennemi
+avait le pouvoir de rendre momentanment un peu de force ces
+malheureux, qui russissaient enfin se dresser sur leurs jambes
+flageolantes et qui se remettaient marcher en s'appuyant sur leur
+fusil comme sur un bton.
+
+Villeblanche tait devenu de plus en plus dsert. La nuit prcdente,
+beaucoup d'habitants avaient encore pris la fuite; mais le maire et le
+cur taient demeurs leur poste. Le fonctionnaire municipal,
+rconcili avec le chtelain, s'approcha de celui-ci afin de lui donner
+un avis. Le gnie minait le pont de la Marne, la sortie du village;
+mais on attendait, pour le faire sauter, que les dragons se fussent
+retirs sur l'autre rive. Dans le cas o M. Desnoyers aurait l'intention
+de partir, il en avait encore le temps. Marcel remercia le maire, mais
+dclara qu'il tait dcid rester.
+
+Les derniers pelotons de dragons, sortis de divers points du bois,
+arrivaient par la route. Ils avaient mis leurs chevaux au pas, comme
+s'ils reculaient regret. Ils regardaient souvent en arrire, prts
+faire halte et tirer. Ceux qui gardaient la barricade taient dj en
+selle. L'escadron se reforma, les commandements des officiers
+retentirent, et un trot vif, accompagn d'un cliquetis mtallique,
+emporta rapidement ces hommes vers le gros de la colonne.
+
+Marcel, prs de la barricade, se trouva dans une solitude et dans un
+silence aussi profonds que si le monde s'tait soudain dpeupl. Deux
+chiens, abandonns par leurs matres dont ils ne pouvaient suivre la
+piste sur ce sol pitin et boulevers par le passage de milliers
+d'hommes et de voitures, rdaient et flairaient autour de lui, comme
+pour implorer sa protection. Un chat famlique piait les moineaux qui
+recommenaient s'battre et picorer le crottin laiss sur la route
+par les chevaux des dragons. Une poule sans propritaire, qui
+jusqu'alors s'tait tenue cache sous un auvent, vint son tour
+disputer ce festin la marmaille arienne. Le silence faisait renatre
+le murmure de la feuille, le bourdonnement des insectes, la respiration
+du sol brl par le soleil, tous les bruits de la nature qui s'taient
+assoupis craintivement au passage des gens de guerre.
+
+Tout coup Marcel remarqua quelque chose qui remuait l'extrmit de
+la route, sur le haut de la colline, l'endroit o le ruban blanc
+touchait l'azur du ciel. C'taient deux hommes cheval, si petits
+qu'ils avaient l'apparence de soldats de plomb chapps d'une bote de
+jouets. Avec les jumelles qu'il avait apportes dans sa poche, il vit
+que ces cavaliers, vtus de gris verdtre, taient arms de lances, et
+que leurs casques taient surmonts d'une sorte de plateau horizontal.
+C'tait _eux_! Impossible de douter: le chtelain avait devant lui les
+premiers uhlans.
+
+Pendant quelques minutes, les deux cavaliers se tinrent immobiles, comme
+pour explorer l'horizon. Puis d'autres sortirent encore des sombres
+masses de verdure qui garnissaient les bords du chemin, se joignirent
+aux premiers et formrent un groupe qui se mit en marche sur la route
+blanche. Ils avanaient avec lenteur, craignant des embuscades et
+observant tout ce qui les entourait.
+
+Marcel comprit qu'il tait temps de se retirer et qu'il y aurait du
+danger pour lui tre surpris prs de la barricade. Mais, au moment o
+ses yeux se dtachaient de ce spectacle lointain, une vision inattendue
+s'offrit lui, toute voisine. Une bande de soldats franais, demi
+dissimule par des rideaux d'arbres, s'approchait de la barricade.
+C'taient des tranards l'aspect lamentable, dans une pittoresque
+varit d'uniformes: fantassins, zouaves, dragons sans chevaux; et,
+ple-mle avec eux, des gardes forestiers, des gendarmes appartenant
+des communes qui avaient t avises tardivement de la retraite. En
+tout, une cinquantaine d'hommes. Il y en avait de frais et de vigoureux,
+et il y en avait qui ne tenaient debout que par un effort surhumain.
+Aucun de ces hommes n'avait jet ses armes.
+
+Ils marchaient en se retournant sans cesse, pour surveiller la lente
+avance des uhlans. A la tte de cette troupe htroclite tait un
+officier de gendarmerie vieux et obse, la moustache hirsute, et dont
+les yeux, quoique voils par de lourdes paupires, brillaient d'un clat
+homicide. Comme ces gens passaient ct de la barricade sans faire
+attention au quidam qui les regardait curieusement, une norme
+dtonation retentit, qui fit courir un frisson sur la campagne et dont
+les maisons tremblrent.
+
+--Qu'est-ce? demanda l'officier Marcel.
+
+Celui-ci expliqua qu'on venait de faire sauter le pont. Un juron du chef
+accueillit ce renseignement; mais la troupe qu'il commandait demeura
+indiffrente, comme si elle avait perdu tout contact avec la ralit.
+
+--Autant mourir ici qu'ailleurs! murmura l'officier. Dfendons la
+barricade.
+
+La plupart des hommes se mirent en devoir d'excuter avec une prompte
+obissance cette dcision qui les dlivrait du supplice de la marche.
+Machinalement ils se postrent aux endroits les mieux protgs.
+L'officier allait d'un groupe l'autre, donnait des ordres. On ne
+ferait feu qu'au commandement.
+
+Marcel, immobile de surprise, assistait ces prparatifs sans plus
+penser au pril de sa propre situation, et, lorsque l'officier lui cria
+rudement de fuir, il demeura en place, comme s'il n'avait pas entendu.
+
+Les uhlans, persuads que le village tait abandonn, avaient pris le
+galop.
+
+--Feu!
+
+L'escadron s'arrta net. Plusieurs uhlans roulrent sur le sol;
+quelques-uns se relevrent et, se courbant pour offrir aux balles une
+moindre cible, essayrent de sortir du chemin; d'autres restrent
+tendus sur le dos ou sur le ventre, les bras en avant. Les chevaux
+sans cavalier partirent travers champs dans une course folle, les
+rnes tranantes, les flancs battus par les triers. Les survivants,
+aprs une brusque volte-face commande par la surprise et par la mort,
+disparurent rsorbs dans le sous-bois.
+
+
+
+
+VII
+
+PRS DE LA GROTTE SACRE
+
+
+Tous les soirs, de quatre cinq, avec la ponctualit d'une personne
+bien leve qui ne se fait pas attendre, un aroplane allemand venait
+survoler Paris et jeter des bombes. Cela ne produisait aucune terreur,
+et les Parisiens acceptaient cette visite comme un spectacle
+extraordinaire et plein d'intrt. Les aviateurs allemands avaient beau
+laisser tomber sur la ville des drapeaux ennemis accompagns de messages
+ironiques o ils rendaient compte des checs de l'arme franaise et des
+revers de l'offensive russe; pour les Parisiens tout cela n'tait que
+mensonges. Ils avaient beau lancer des obus qui brisaient des mansardes,
+tuaient ou blessaient des vieillards, des femmes, des enfants. Ah! les
+bandits! criait la foule en menaant du poing le moucheron malfaisant,
+presque invisible deux mille mtres de hauteur; puis elle courait de
+rue en rue pour le suivre des yeux, ou s'immobilisait sur les places
+d'o elle observait loisir ses volutions.
+
+Argensola tait un habitu de ce spectacle. Ds quatre heures il
+arrivait sur la place de la Concorde, le nez en l'air et les regards
+fixs vers le ciel, en compagnie de plusieurs badauds avec lesquels une
+curiosit commune l'avait mis en relations, peu prs comme les abonns
+d'un thtre qui, force de se voir, finissent par se lier d'amiti.
+Viendra-t-il? Ne viendra-t-il pas? Les femmes taient les plus
+impatientes, et quelques-unes avaient la face rouge et la respiration
+oppresse pour tre accourues trop vite. Tout coup clatait un immense
+cri: Le voil! Et mille mains indiquaient un point vague l'horizon.
+Les marchands ambulants offraient aux spectateurs des instruments
+d'optique, et les jumelles, les longues-vues se braquaient dans la
+direction signale.
+
+Pendant une heure l'attaque arienne se poursuivait, aussi acharne
+qu'inutile. L'insecte ail cherchait s'approcher de la Tour Eiffel;
+mais aussitt des dtonations clataient la base, et les diverses
+plates-formes crachaient les furibondes crpitations de leurs
+mitrailleuses. Alors il virait au-dessus de la ville, et soudain la
+fusillade retentissait sur les toits et dans les rues. Chacun tirait:
+les locataires des tages suprieurs, les hommes de garde, les soldats
+anglais et belges qui se trouvaient de passage Paris. On savait bien
+que ces coups de fusil ne servaient rien; mais on tirait tout de mme,
+pour le plaisir de faire acte d'hostilit contre l'ennemi, ne ft-ce
+qu'en intention, et avec l'esprance qu'un caprice du hasard raliserait
+peut-tre un miracle. Le seul miracle tait que les tireurs ne se
+tuassent pas les uns les autres et que les passants ne fussent pas
+blesss par des balles de provenance inconnue. Enfin le _taube_, fatigu
+d'voluer, disparaissait.
+
+--Bon voyage! grommelait Argensola. Celui de demain sera peut-tre plus
+intressant.
+
+Une autre distraction de l'Espagnol, aux heures de libert que lui
+laissaient les visites des avions, c'tait de rder au quai d'Orsay et
+d'y regarder la foule des voyageurs qui sortaient de Paris. La
+rvlation soudaine de la vrit aprs les illusions cres par
+l'optimisme du Gouvernement, la certitude de l'approche des armes
+allemandes que, la semaine prcdente, beaucoup de gens croyaient en
+pleine droute, ces _taubes_ qui volaient sur la capitale, la
+mystrieuse menace des _zeppelins_, affolaient une partie de la
+population. Les gares, occupes militairement, ne recevaient que ceux
+qui avaient pris d'avance un billet, et maintes personnes attendaient
+pendant des jours entiers leur tour de dpart. Les plus presss de
+partir commenaient le voyage pied ou en voiture, et les chemins
+taient noirs de gens, de charrettes, de landaus et d'automobiles.
+
+Argensola considrait cette fugue avec srnit. Lui, il tait de ceux
+qui restaient. Il avait admir certaines personnes parce qu'elles
+avaient t prsentes au sige de Paris, en 1870, et il tait heureux de
+la bonne fortune qui lui procurait la chance d'assister un nouveau
+drame plus curieux encore. La seule chose qui le contrariait, c'tait
+l'air distrait de ceux auxquels il faisait part de ses observations et
+de ses informations. Il rentrait l'atelier avec une abondante rcolte
+de nouvelles qu'il communiquait Jules avec un empressement fbrile, et
+celui-ci l'coutait peine. Le bohme s'tonnait de cette indiffrence
+et reprochait mentalement au peintre d'mes de n'avoir pas le sens des
+grands drames historiques.
+
+Jules avait alors des soucis personnels qui l'empchaient de se
+passionner pour l'histoire des nations. Il avait reu de Marguerite
+quelques lignes traces la hte, et ces lignes lui avaient apport la
+plus dsagrable des surprises. Elle tait oblige de partir. Elle
+quittait Paris l'instant mme, en compagnie de sa mre. Elle lui
+disait adieu. C'tait tout. Un tel laconisme avait beaucoup inquit
+Jules. Pourquoi ne l'informait-elle pas du lieu o elle se retirait? Il
+est vrai que la panique fait oublier bien des choses; mais il n'en tait
+pas moins trange qu'elle et nglig de lui donner son adresse.
+
+Pour tirer la situation au clair, Jules n'hsita pas accomplir une
+dmarche qu'elle lui avait toujours interdite: il alla chez elle. La
+concierge, dont la loquacit naturelle avait t mise une rude preuve
+par le dpart de tous les locataires, ne se fit pas prier pour dire
+l'amoureux tout ce qu'elle savait; mais d'ailleurs elle savait peu de
+chose. Marguerite et sa mre taient parties la veille par la gare
+d'Orlans; elles avaient d fuir vers le Midi, comme la plupart des gens
+riches; mais elles n'avaient pas dit l'endroit o elles allaient. La
+concierge avait cru comprendre aussi que quelqu'un de la famille avait
+t bless, mais elle ignorait qui: c'tait peut-tre le fils de la
+vieille dame.
+
+Ces renseignements, quoique vagues, suffirent pour inspirer Jules une
+rsolution. Elle n'avait pas voulu lui donner son adresse? Eh bien,
+c'tait une raison de plus pour qu'il voult connatre le vritable
+motif de ce dpart quasi clandestin. Il irait donc chercher Marguerite
+dans le Midi, o il n'aurait probablement pas grand'peine la
+dcouvrir: car les villes o se rfugiaient les gens riches n'taient
+pas nombreuses, et il y rencontrerait des amis qui pourraient lui
+fournir des renseignements.
+
+Outre cette raison principale, Jules en avait une autre pour quitter
+Paris. Depuis le dpart de sa famille, le sjour dans la capitale lui
+tait charge, lui inspirait mme des sentiments qui ressemblaient un
+peu du remords. Il ne pouvait plus se promener aux Champs-lyses ou
+sur les boulevards sans que des regards significatifs lui donnassent
+entendre qu'on s'tonnait de voir encore l un jeune homme bien portant
+et robuste comme lui. Un soir, dans un wagon du Mtro, la police lui
+avait demand voir ses papiers, pour s'assurer qu'il n'tait pas un
+dserteur. Enfin, dans l'aprs-midi du jour o il avait caus avec la
+concierge de Marguerite, il avait crois sur le boulevard un homme d'un
+certain ge, membre de son cercle d'escrime, et il avait eu par lui des
+nouvelles de leurs camarades.
+
+--Qu'est devenu un tel?
+
+--Il a t bless en Lorraine; il est dans un hpital, Toulouse.
+
+--Et un tel?
+
+--Il a t tu dans les Vosges.
+
+--Et un tel?
+
+--Il a disparu Charleroi.
+
+Ce dnombrement de victimes hroques avait t long. Ceux qui vivaient
+encore continuaient raliser des prouesses. Plusieurs trangers
+membres du cercle, des Polonais, des Anglais rsidant Paris, des
+Amricains des Rpubliques du Sud, venaient de s'enrler comme
+volontaires.
+
+--Le cercle, lui avait dit son collgue, peut tre fier de ces jeunes
+gens qu'il a exercs pendant la paix la pratique des armes. Tous sont
+sur le front et y exposent leur vie.
+
+Ces paroles avaient gn Jules, lui avaient fait dtourner les yeux,
+par crainte de rencontrer sur le visage de son interlocuteur une
+expression svre ou ironique. Pourquoi n'allait-il pas, lui aussi,
+dfendre la terre qui lui donnait asile?
+
+Le lendemain matin, Argensola se chargea de prendre pour Jules un billet
+de chemin de fer destination de Bordeaux. Ce n'tait pas chose facile,
+ raison du grand nombre de ceux qui voulaient partir et qui souvent
+taient obligs d'attendre plusieurs jours; mais cinquante francs
+glisss propos oprrent le miracle de lui faire obtenir le petit
+morceau de carton dont le numro permettrait au peintre d'mes de
+partir dans la soire.
+
+Jules, muni pour tout bagage d'une simple valise, parce que les trains
+n'admettaient que les colis ports la main, prit place dans un
+compartiment de premire classe et s'tonna du bon ordre avec lequel la
+compagnie avait rgl les dparts: chaque voyageur avait sa place, et il
+ne se produisait aucun encombrement. Mais la gare d'Austerlitz ce fut
+une autre affaire: une avalanche humaine assaillit le train. Les
+portires taient ouvertes avec une violence qui menaait de les rompre;
+les paquets et mme les enfants faisaient irruption par les fentres
+comme des projectiles; les gens se poussaient avec la brutalit d'une
+foule qui fuit d'un thtre incendi. Dans l'espace destin huit
+personnes il s'en installait douze ou quatorze; les couloirs
+s'obstruaient irrmdiablement d'innombrables colis qui servaient de
+siges aux nouveaux voyageurs. Les distances sociales avaient disparu;
+les gens du peuple envahissaient de prfrence les wagons de luxe,
+croyant y trouver plus de place; et ceux qui avaient un billet de
+premire classe cherchaient au contraire les wagons des classes
+infrieures, dans la vaine esprance d'y voyager plus l'aise. Mais si
+les assaillants se bousculaient, ils ne s'en montraient pas moins
+tolrants les uns l'gard des autres et se pardonnaient en frres. A
+la guerre comme la guerre!, disaient-ils en manire de suprme
+excuse. Et chacun poussait son voisin pour lui prendre quelques pouces
+de banquette, pour introduire son maigre bagage entre les paquets qui
+surplombaient dj les ttes dans le plus menaant quilibre.
+
+Sur les voies de garage, il y avait d'immenses trains qui attendaient
+depuis vingt-quatre heures le signal du dpart. Ces trains taient
+composs en partie de wagons bestiaux, en partie de wagons de
+marchandises pleins de gens assis mme sur le plancher ou sur des
+chaises apportes du logis. Chacun de ces trains ressemblait un
+campement prt se mettre en marche, et, depuis le temps qu'il
+restaient immobiles, une couche de papiers gras et de pelures de fruits
+s'tait forme le long des demeures roulantes.
+
+Jules prouvait une profonde piti pour ses nouveaux compagnons de
+voyage. Les femmes gmissaient de fatigue, debout dans le couloir,
+considrant avec une envie froce ceux qui avaient la chance d'avoir une
+place sur la banquette. Les petits pleuraient avec des blements de
+chvre affame. Aussi le peintre renona-t-il bientt ses avantages de
+premier occupant: il cda sa place une vieille dame; puis il partagea
+entre les imprvoyants et les ncessiteux l'abondante provision de
+comestibles dont Argensola avait eu soin de le munir.
+
+Il passa la nuit dans le couloir, assis sur une valise, tantt regardant
+ travers la glace les voyageurs qui dormaient dans l'abrutissement de
+la fatigue et de l'motion, tantt regardant au dehors les trains
+militaires qui passaient ct du sien, dans une direction oppose. A
+chaque station on voyait quantit de soldats venus du Midi, qui
+attendaient le moment de continuer leur route vers la capitale. Ces
+soldats se montraient gais et dsireux d'arriver vite aux champs de
+bataille; beaucoup d'entre eux se tourmentaient parce qu'ils avaient
+peur d'tre en retard. Jules, pench une fentre, saisit quelques
+propos changs par ces hommes qui tmoignaient une inbranlable
+confiance.
+
+--Les Boches? Ils sont nombreux, ils ont de gros canons et beaucoup de
+mitrailleuses. Mais n'importe: on les aura.
+
+La foi de ceux qui allaient au-devant de la mort contrastait avec la
+panique et les apprhensions de ceux qui s'enfuyaient de Paris. Un vieux
+monsieur dcor, type du fonctionnaire en retraite, demandait
+anxieusement ses voisins:
+
+--Croyez-vous qu'_ils_ viendront jusqu' Tours?... Croyez-vous qu'_ils_
+viendront jusqu' Poitiers?...
+
+Et, dans son dsir de ne pas s'arrter avant d'avoir trouv pour sa
+famille et pour lui-mme un refuge absolument sr, il accueillait comme
+un oracle la vaine rponse qu'on lui adressait.
+
+A l'aube, Jules put distinguer, le long de la ligne, les territoriaux
+qui gardaient les voies. Ils taient arms de vieux fusils et portaient
+pour unique insigne militaire un kpi rouge.
+
+A la gare de Bordeaux, la foule des civils, en bataillant pour descendre
+des wagons ou pour y monter, se mlait la multitude des militaires. A
+chaque instant les trompettes sonnaient, et les soldats qui s'taient
+carts un instant pour aller chercher de l'eau ou pour se dgourdir les
+jambes, accouraient l'appel. Parmi ces soldats il y avait beaucoup
+d'hommes de couleur: c'taient des tirailleurs algriens ou marocains
+aux amples culottes grises, aux bonnets rouges coiffant des faces noires
+ou bronzes. Et les bataillons arms se mettaient rouler vers le Nord
+dans un assourdissant bruit de fer.
+
+Jules vit aussi arriver un train de blesss qui revenaient des combats
+de Flandre et de Lorraine. Ces hommes aux bouches livides et aux yeux
+fbriles saluaient d'un sourire les premires terres du Midi aperues
+travers la brume matinale, terres gayes de soleil, royalement pares
+de leurs pampres; et, tendant les mains vers les fruits que leur
+offraient des femmes, ils picoraient avec dlices les raisins sucrs de
+la Gironde.
+
+Bordeaux, ville de province convertie soudain en capitale, tait
+enfivre par une agitation qui la rendait mconnaissable. Le prsident
+de la Rpublique tait log la prfecture; les ministres s'taient
+installs dans des coles et dans des muses; deux thtres taient
+amnags pour les sances du Snat et de la Chambre. Tous les htels
+taient pleins, et d'importants personnages devaient se contenter d'une
+chambre de domestique.
+
+Jules russit se loger dans un htel sordide, au fond d'une ruelle. Un
+petit Amour ornait la porte vitre; dans la chambre qu'on lui donna, la
+glace portait des noms de femmes gravs avec le diamant d'une bague, des
+phrases qui commmoraient des sjours d'une heure. Et pourtant des dames
+de Paris, en qute d'un logement, lui enviaient la chance d'avoir trouv
+celui-l.
+
+Il essaya de se renseigner sur Marguerite auprs de quelques Parisiens
+de ses amis qu'il rencontra dans la cohue des fugitifs. Mais ils ne
+savaient rien de ce qui intressait Jules. D'ailleurs ils ne
+s'occupaient gure que de leur propre sort, ne parlaient que des
+incidents de leur propre installation. Seule une de ses anciennes lves
+de _tango_ put lui donner une indication utile:
+
+--La petite madame Laurier? Mais oui, elle doit tre dans la rgion,
+probablement Biarritz.
+
+Cela suffit pour que, ds le lendemain, Jules pousst jusqu' la Cte
+d'Argent.
+
+En arrivant Biarritz, la premire personne qu'il rencontra dans la rue
+fut Chichi.
+
+--Un pays inhabitable! dclara-t-elle son frre ds les premiers mots.
+Les riches Espagnols qui sont ici en villgiature me donnent sur les
+nerfs. Tous _boches_! Je passe mes journes me quereller avec eux. Si
+cela continue, je devrai bientt me rsigner vivre seule.
+
+Sur la plage, o Chichi conduisit Jules, Luisa jeta les bras au cou de
+son fils et voulut l'emmener tout de suite l'htel. Il y trouva dans
+un salon sa tante Hlna au milieu d'une nombreuse compagnie. La
+romantique tait enchante du pays et des trangers qui y passaient la
+saison. Avec eux elle pouvait discourir son aise sur la dcadence de
+la France. Ces fiers hidalgos attendaient tous, d'un moment l'autre,
+la nouvelle de l'entre du Kaiser Paris. Des hommes graves qui dans
+toute leur existence n'avaient jamais fait quoi que ce soit,
+critiquaient aigrement l'incurie de la Rpublique et vantaient
+l'Allemagne comme le modle de la prvoyance laborieuse et de la bonne
+organisation des forces sociales. Des jeunes gens d'un _chic_ suprme
+clataient en vhmentes apostrophes contre la corruption de Paris,
+corruption qu'ils avaient tudie avec zle dans les vertueuses coles
+de Montmartre, et dclaraient avec une emphase de prdicateurs que la
+moderne Babylone avait un urgent besoin d'tre chtie. Tous, jeunes et
+vieux, adoraient cette lointaine Germanie o la plupart d'entre eux
+n'taient jamais alls et que les autres, dans un rapide voyage, avaient
+vue seulement comme une succession d'images cinmatographiques.
+
+--Pourquoi ne vont-ils pas raconter cela chez eux, de l'autre ct des
+Pyrnes? protestait Chichi exaspre. Mais non, c'est en France qu'ils
+viennent dbiter leurs sornettes calomnieuses. Et dire qu'ils se croient
+des gens de bonne ducation!
+
+Jules, qui n'tait pas venu Biarritz pour y vivre en famille, employa
+l'aprs-dner chercher des renseignements sur Marguerite. Il eut la
+chance d'apprendre d'un ami que la mre de madame Laurier tait
+descendue l'htel de l'Atalaye avec sa fille. Il courut donc l'htel
+de l'Atalaye; mais le concierge lui dit que la mre y tait seule et
+que la jeune dame tait partie depuis trois ou quatre jours pour un
+hpital de Pau, auquel elle avait t attache en qualit d'infirmire.
+
+Le soir mme, Jules reprit le train pour se rendre Pau.
+
+L, il explora sans succs plusieurs ambulances: personne n'y
+connaissait madame Marguerite Laurier. Enfin une religieuse, croyant
+qu'il cherchait une parente, fit un effort de mmoire et lui fournit un
+renseignement prcieux. Madame Laurier n'avait fait que passer Pau, et
+elle s'en tait alle avec un bless. Il y avait Lourdes beaucoup de
+blesss et beaucoup d'infirmires laques: c'tait dans cette ville
+qu'il avait chance de retrouver cette dame, moins qu'on ne l'et
+encore une fois change de service.
+
+Jules arriva Lourdes par le premier train. Il ne connaissait pas
+encore la pieuse localit dont sa mre rptait si frquemment le nom.
+Pour Luisa, Lourdes tait le coeur de la France, et l'excellente femme en
+tirait mme un argument contre les germanophiles qui soutenaient que la
+France devait tre extermine cause de son impit.
+
+--De nos jours, disait-elle, lorsque la Vierge a daign faire une
+apparition, c'est la ville franaise qu'elle a choisie pour y accomplir
+ce miracle. Cela ne prouve-t-il pas que la France est moins mauvaise
+qu'on ne le prtend? Je ne sache pas que la Vierge ait jamais fait
+d'apparition Berlin...
+
+A peine install dans un htel, prs de la rivire, Jules courut la
+Grande Htellerie transforme en hpital. Il y apprit qu'il ne pourrait
+parler au directeur que dans l'aprs-midi. Afin de tromper son
+impatience, il alla se promener du ct de la Basilique.
+
+La rue principale qui y conduit tait borde de baraquements et de
+magasins o l'on vendait des images et des souvenirs pieux, de sorte
+qu'elle ressemblait un immense bazar. Dans les jardins qui entourent
+l'glise, le voyageur ne vit que des blesss en convalescence, dont les
+uniformes gardaient les traces de la guerre. En dpit des coups de
+brosse rpts, les capotes taient malpropres; la boue, le sang, la
+pluie y avaient laiss des taches ineffaables, avaient donn l'toffe
+une rigidit de carton. Quelques hommes en avaient arrach les manches
+pour pargner leurs bras meurtris un frottement pnible. D'autres
+avaient encore leurs pantalons les trous faits par des clats d'obus.
+C'taient des combattants de toutes armes et de races diverses:
+fantassins, cavaliers, artilleurs; soldats de la mtropole et des
+colonies; faces blondes de Champenois, faces brunes de Musulmans, faces
+noires de Sngalais aux lvres bleutres; corps d'aspect bonasse, avec
+l'obsit du bourgeois sdentaire inopinment mtamorphos en guerrier;
+corps secs et nerveux, ns pour la bataille et dj exercs dans les
+campagnes coloniales.
+
+La ville o une esprance surnaturelle attire les malades du monde
+catholique, tait envahie maintenant par une foule non moins
+douloureuse, mais dont les costumes multicolores ne laissaient pas
+d'offrir un bariolage quelque peu carnavalesque. Cette foule hroque,
+avec ses longues capotes ornes de dcorations, avec ses burnous qui
+ressemblaient des costumes de thtre, avec ses kpis rouges et ses
+chchias africaines, avait un air lamentable. Rares taient les blesss
+qui conservaient l'attitude droite, orgueil de la supriorit humaine.
+La plupart marchaient courbs, boitant, se tranant, s'appuyant sur une
+canne ou sur des bquilles. D'autres taient rouls dans les petites
+voitures qui, nagure encore, servaient transporter vers la grotte de
+la Vierge les pieux malades. Les clats d'obus, ajoutant la violence
+destructive une sorte de raillerie froce, avaient grotesquement
+dfigur beaucoup d'individus. Certains de ces hommes n'taient plus que
+d'effrayantes caricatures, des haillons humains disputs la tombe par
+l'audace de la science chirurgicale: tres sans bras ni jambes, qui
+reposaient au fond d'une voiturette comme des morceaux de sculpture ou
+comme des pices anatomiques; crnes incomplets, dont le cerveau tait
+protg par un couvercle artificiel; visages sans nez, qui, comme les
+ttes de mort, montraient les noires cavits de leurs fosses nasales.
+Et ces pauvres dbris qui s'obstinaient vivre et qui promenaient au
+soleil leurs nergies renaissantes, causaient, fumaient, riaient,
+contents de voir encore le ciel bleu, de sentir encore la caresse du
+soleil, de jouir encore de la vie. En somme, ils taient du nombre des
+heureux; car, aprs avoir vu la mort de si prs, ils avaient chapp
+son treinte, tandis que des milliers et des milliers de camarades
+gisaient dans des lits d'o ils ne se relveraient plus, tandis que des
+milliers et des milliers d'autres dormaient jamais sous la terre
+arrose de leur sang, terre fatale qui, ensemence de projectiles,
+donnait pour rcolte des moissons de croix.
+
+Ce spectacle fit sur Jules une impression si forte qu'il en oublia un
+moment le but de son voyage. Ah! si ceux qui provoquent la guerre du
+fond de leurs cabinets diplomatiques ou autour de la table d'un
+tat-major, pouvaient la voir, non sur les champs de bataille o
+l'ivresse de l'enthousiasme trouble les ides, mais froidement, telle
+qu'elle se montre dans les hpitaux et dans les cimetires! A la vue de
+ces tristes paves des combats, le jeune homme se reprsenta en
+imagination le globe terrestre comme un norme navire voguant sur un
+ocan infini. Les pauvres humains qui en formaient l'quipage ne
+savaient pas mme ce qui existait sous leurs pieds, dans les
+profondeurs; mais chaque groupe prtendait occuper sur le pont la
+meilleure place. Des hommes considrs comme suprieurs excitaient les
+groupes se har, afin d'obtenir eux-mmes le commandement, de saisir
+la barre et de donner au navire la direction qui leur plaisait; mais ces
+prtendus hommes suprieurs en savaient tout juste autant que les
+autres, c'est--dire qu'ils ne savaient absolument rien. Aucun d'eux ne
+pouvait dire avec certitude ce qu'il y avait au del de l'horizon
+visible, ni vers quel port se dirigeait le navire. La sourde hostilit
+du mystre les enveloppait tous; leur vie tait prcaire, avait besoin
+de soins incessants pour se conserver; et nanmoins, depuis des sicles
+et des sicles, l'quipage n'avait pas eu un seul instant de bon accord,
+de travail concert, de raison claire; il tait divis en partis ennemis
+qui s'entretuaient pour s'asservir les uns les autres, qui luttaient
+pour se jeter les uns les autres par-dessus bord, et le sillage se
+couvrait de cadavres. Au milieu de cette sanguinaire dmence, on
+entendait parfois de sinistres sophistes dclarer que cela tait
+parfait, qu'il convenait de continuer ainsi ternellement, et que
+c'tait un mauvais rve de souhaiter que ces marins, se regardant comme
+des frres, poursuivissent en commun une mme destine et s'entendissent
+pour surveiller autour d'eux les embches des ondes hostiles.
+
+Jules erra longtemps aux alentours de la basilique. Dans les jardins et
+sur l'esplanade, il fut distrait de ses sombres rflexions par la gat
+purile que montraient quelques petits groupes de convalescents.
+C'taient des Musulmans, tirailleurs algriens ou marocains, auxquels
+des civils, par attendrissement patriotique, offraient des cigares et
+des friandises. En se voyant si bien fts et rgals par la race qui
+tenait leur pays sous sa domination, ils s'enorgueillissaient,
+devenaient hardis comme des enfants gts. Heureuse guerre qui leur
+permettait d'approcher de ces femmes si blanches, si parfumes, et
+d'tre accueillis par elles avec des sourires! Il leur semblait avoir
+devant eux les houris du paradis de Mahomet, promises aux braves. Leur
+plus grand plaisir tait de se faire donner la main. Madame!...
+Madame!... Et ils tendaient leur longue patte noire. La dame, amuse,
+un peu effraye aussi, hsitait un instant, donnait une rapide poigne
+de main; et les bnficiaires de cette faveur s'loignaient satisfaits.
+
+Un peu plus loin, sous les arbres, les voiturettes des blesss
+stationnaient en files. Officiers et soldats restaient de longues heures
+dans l'ombre bleue, regarder passer des camarades qui pouvaient se
+servir encore de leurs jambes. La grotte miraculeuse resplendissait de
+centaines de cierges allums. Une foule pieuse, agenouille en plein
+air, fixait sur les roches sacres des yeux suppliants, tandis que les
+esprits s'envolaient au loin vers les champs de bataille avec cette
+confiance en Dieu qu'inspire toujours l'anxit. Dans cette foule en
+prires il y avait des soldats la tte enveloppe de linges, qui
+tenaient leurs kpis la main et qui avaient les paupires mouilles de
+larmes.
+
+Comme Jules se promenait dans une alle, prs de la rivire, il aperut
+un officier dont les yeux taient bands et qui se tenait assis sur un
+banc. A ct de lui, blanche comme un ange gardien, se tenait une
+infirmire. Jules allait passer son chemin, lorsque l'infirmire fit un
+mouvement brusque et dtourna la tte, comme si elle craignait d'tre
+vue. Ce mouvement attira l'attention du jeune homme qui reconnut
+Marguerite, encore qu'elle ft extraordinairement change. Ce visage
+ple et grave ne gardait rien de la frivolit d'autrefois, et ces yeux
+un peu las semblaient plus larges, plus profonds.
+
+L'un et l'autre, hypnotiss par la surprise, se considrrent un
+instant. Puis, comme Jules faisait un pas vers elle, Marguerite montra
+une vive inquitude, protesta silencieusement des yeux, des mains, de
+tout le corps; et soudain elle prit une rsolution, dit quelques mots
+l'officier, se leva et marcha droit vers Jules, mais en lui faisant
+signe de prendre une alle latrale d'o elle pourrait surveiller
+l'aveugle sans que celui-ci entendit les paroles qu'ils changeraient.
+
+Dans l'alle, face face, ils restrent quelques instants sans rien
+dire. Jules tait si mu qu'il ne trouvait pas de mots pour exprimer
+ses reproches, ses supplications, son amour. Ce qui lui vint enfin aux
+lvres, ce fut une question acerbe et brutale:
+
+--Qui est cet homme?
+
+L'accent rageur, la voix rude avec lesquels il avait parl, le
+surprirent lui-mme. Mais Marguerite n'en fut point dconcerte. Elle
+fixa sur le jeune homme des yeux limpides, sereins, qui semblaient
+affranchis pour toujours des effarements de la passion et de la peur, et
+elle rpondit:
+
+--C'est mon mari.
+
+Laurier! tait-il possible que ce ft Laurier, cet aveugle immobile sur
+ce banc comme un symbole de la douleur hroque? Il avait la peau
+tanne, avec des rides qui convergeaient comme des rayons autour des
+cavits de son visage. Ses cheveux commenaient blanchir aux tempes et
+des poils gris se montraient dans la barbe qui croissait sur ses joues.
+En un mois il avait vieilli de vingt ans. Et, par une inexplicable
+contradiction, il paraissait plus jeune, d'une jeunesse qui semblait
+jaillir du fond de son tre, comme si son me vigoureuse, aprs avoir
+t soumise aux motions les plus violentes, ne pouvait plus dsormais
+connatre la crainte et se reposait dans la satisfaction ferme et
+superbe du devoir accompli. A contempler Laurier, Jules prouva tout
+la fois de l'admiration et de l'envie. Il eut honte du sentiment de
+haine que venait de lui inspirer cet homme si cruellement frapp par le
+malheur: cette haine tait une lchet. Mais, quoique il et la claire
+conscience d'tre lche, il ne put s'empcher de dire encore
+Marguerite:
+
+--C'est donc pour cela que tu es partie sans me donner ton adresse? Tu
+m'as quitt pour le rejoindre. Pourquoi es-tu venue? Pourquoi m'as-tu
+quitt?
+
+--Parce que je le devais, rpondit-elle.
+
+Et elle lui expliqua sa conduite. Elle avait reu la nouvelle de la
+blessure de Laurier au moment o elle se disposait quitter Paris avec
+sa mre. Elle n'avait pas hsit une seconde: son devoir tait
+d'accourir auprs de son mari. Depuis le dbut de la guerre elle avait
+beaucoup rflchi, et la vie lui tait apparue sous un aspect nouveau.
+Elle avait maintenant le besoin de travailler pour son pays, de
+supporter sa part de la douleur commune, de se rendre utile comme les
+autres femmes. Dispose donner tous ses soins des inconnus,
+n'tait-il pas naturel qu'elle prfrt se dvouer cet homme qu'elle
+avait tant fait souffrir? La piti qu'elle prouvait dj spontanment
+pour lui s'tait accrue, lorsqu'elle avait connu les circonstances de
+son infortune. Un obus, clatant prs de sa batterie, avait tu tous
+ceux qui l'entouraient; il avait reu lui-mme plusieurs blessures; mais
+une seule, celle du visage, tait grave: il avait un oeil
+irrmdiablement perdu. Quant l'autre, les mdecins ne dsespraient
+pas de le lui conserver; mais Marguerite avait des doutes cet gard.
+
+Elle dit tout cela d'une voix un peu sourde, mais sans larmes. Les
+larmes, comme beaucoup d'autres choses d'avant la guerre, taient
+devenues inutiles en raison de l'immensit de la souffrance universelle.
+
+--Comme tu l'aimes! s'cria Jules.
+
+Elle parut se troubler un peu, baissa la tte, hsita une seconde; puis,
+avec un visible effort:
+
+--Oui, je l'aime, dclara-t-elle, mais autrement que je ne t'aimais.
+
+--Ah! Marguerite...
+
+La franche rponse qu'il venait d'entendre lui avait donn un coup en
+plein coeur; mais, par un effet trange, elle avait aussi apais
+brusquement sa colre: il s'tait senti en prsence d'une situation
+tragique o les jalousies et les rcriminations ordinaires des amants
+n'taient plus de mise. Au lieu de lui adresser des reproches, il lui
+demanda simplement:
+
+--Ton mari accepte-t-il tes soins et ta tendresse?
+
+--Il ignore encore qui je suis. Il croit que je suis une infirmire
+quelconque, et que, si je le soigne avec zle, c'est seulement parce que
+j'ai compassion de son tat et de sa solitude: car personne ne lui crit
+ni ne le visite... Je lui ai racont que je suis une dame belge qui a
+perdu les siens, qui n'a plus personne au monde. Lui, il ne m'a dit que
+quelques mots de sa vie antrieure, comme s'il redoutait d'insister sur
+un pass odieux; mais je n'ai entendu de sa bouche aucune parole svre
+contre la femme qui l'a trahi... Je souhaite ardemment que les mdecins
+russissent sauver un de ses yeux, et en mme temps cela me fait peur.
+Que dira-t-il, quand il saura qui je suis?... Mais qu'importe? Ce que je
+veux, c'est qu'il recouvre la vue. Advienne ensuite que pourra!...
+
+Elle se tut un instant; puis elle reprit:
+
+--Ah! la guerre! Que de bouleversements elle a causs dans notre
+existence!... Depuis une semaine que je suis ses cts, je dguise ma
+voix autant que je peux, j'vite toute parole rvlatrice. Je crains
+tant qu'il me reconnaisse et qu'il s'loigne de moi! Mais, malgr tout,
+je dsire tre reconnue et tre pardonne... Hlas! par moments, je me
+demande s'il ne souponne pas la vrit, je m'imagine mme qu'il m'a
+reconnue ds la premire heure et que, s'il feint l'ignorance, c'est
+parce qu'il me mprise. J'ai t si mauvaise avec lui! Je lui ai fait
+tant de mal!...
+
+--Il n'est pas le seul, repartit schement Jules. Tu m'as fait du mal,
+moi aussi.
+
+Elle le regarda avec des yeux tonns, comme s'il venait de dire une
+parole imprvue et malsante; puis, avec la rsolution de la femme qui a
+pris dfinitivement son parti:
+
+--Toi, reprit-elle, tu souffriras un moment, mais bientt tu
+rencontreras une autre femme qui me remplacera dans ton coeur. Moi, au
+contraire, j'ai assum pour toute ma vie une charge trs lourde et
+nanmoins trs douce: jamais plus je ne me sparerai de cet homme que
+j'ai si cruellement offens, qui maintenant est seul au monde et qui
+aura peut-tre besoin jusqu' son dernier jour d'tre soign et servi
+comme un enfant. Sparons-nous donc et suivons chacun notre chemin; le
+mien, c'est celui du sacrifice et du repentir; le tien, c'est celui de
+la joie et de l'honneur. Ni toi ni moi, nous ne voudrions outrager cet
+homme au noble coeur, que la ccit rend incapable de se dfendre. Notre
+amour serait une vilenie.
+
+Jules baissait les yeux, perplexe, vaincu.
+
+--coute, Marguerite, dclara-t-il enfin. Je lis dans ton me. Tu aimes
+ton mari et tu as raison: il vaut mieux que moi. Avec toute ma jeunesse
+et toute ma force, je n'ai t jusqu'ici qu'un inutile; mais je puis
+rparer le temps perdu. La France est le pays de mon pre et le tien: je
+me battrai pour elle. Je suis las de ma paresse et de mon oisivet,
+une poque o les hros se comptent par millions. Si le sort me
+favorise, tu entendras parler de moi.
+
+Ils avaient tout dit. A quoi bon prolonger cette entrevue pnible?
+
+--Adieu, pronona-t-elle, plus rsolue que lui, mais tout coup devenue
+ple. Il faut que je retourne auprs de mon bless.
+
+--Adieu, rpondit-il en lui tendant une main qu'elle prit et serra sans
+hsitation, d'une treinte virile.
+
+Et il s'loigna sans regarder en arrire, tandis qu'elle revenait vers
+le banc.
+
+Il semblait Jules que sa personnalit s'tait ddouble et qu'il se
+considrait lui-mme avec des yeux de juge. La vanit, la strilit, la
+malfaisance de sa vie passe lui apparaissaient nettement, la lumire
+des paroles qu'elle lui avait dites. Alors que l'humanit tout entire
+pensait de grandes choses, il n'avait connu que les dsirs gostes et
+mesquins. L'troitesse et la vulgarit de ses aspirations l'irritaient
+contre lui-mme. Un miracle s'accomplissait en lui, et il n'hsitait
+plus sur la route suivre.
+
+Il se rendit la gare, consulta l'indicateur, prit le premier train
+destination de Paris.
+
+
+
+
+VIII
+
+L'INVASION
+
+
+Comme Marcel fuyait pour se rfugier au chteau, il rencontra le maire
+de Villeblanche. Lorsque celui-ci, que le bruit de la dcharge avait
+fait accourir vers la barricade, fut inform de la prsence des
+tranards, il leva les bras dsesprment.
+
+--Ces gens sont fous!... Leur rsistance va tre fatale au village!
+
+Et il reprit sa course pour tcher d'obtenir des soldats qu'ils
+cessassent le feu.
+
+Un long temps se passa sans que rien vnt troubler le silence de la
+matine. Marcel tait mont sur l'une des tours du chteau, et il
+explorait la campagne avec ses jumelles. Il ne pouvait voir la route:
+les bordures d'arbres la lui masquaient. Toutefois son imagination
+devinait sous le feuillage une activit occulte, des masses d'hommes
+qui faisaient halte, des troupes qui se prparaient pour l'attaque. La
+rsistance inattendue des tranards avait drang la marche de
+l'invasion.
+
+Ensuite Marcel, ayant retourn ses jumelles vers les abords du village,
+y aperut des kpis dont les taches rouges, semblables des
+coquelicots, glissaient sur le vert des prs. C'taient les tranards
+qui se retiraient, convaincus de l'inutilit de la rsistance. Sans
+doute le maire leur avait indiqu un gu ou une barque oublie qui leur
+permettrait de passer la Marne, et ils continuaient leur retraite le
+long de la rivire.
+
+Soudain le bois vomit quelque chose de bruyant et de lger, une bulle de
+vapeur qu'accompagna une sourde explosion, et quelque chose passa dans
+l'air en dcrivant une courbe sifflante. Aprs quoi, un toit du village
+s'ouvrit comme un cratre et vomit des solives, des pans de murs, des
+meubles rompus. Tout l'intrieur de l'habitation s'chappait dans un jet
+de fume, de poussire et de dbris. C'taient les Allemands qui
+bombardaient Villeblanche avant l'attaque: ils craignaient sans doute de
+rencontrer dans les rues une dfense opinitre.
+
+De nouveaux projectiles tombrent. Quelques-uns, passant par-dessus les
+maisons, vinrent clater entre le village et le chteau, dont les tours
+commenaient attirer le pointage des artilleurs. Marcel se disait
+qu'il tait temps d'abandonner son prilleux observatoire, lorsqu'il vit
+flotter sur le clocher quelque chose de blanc, qui paraissait tre une
+nappe ou un drap de lit. Les habitants, pour viter le bombardement,
+avaient hiss ce signal de paix.
+
+Tandis que Marcel, descendu dans son parc, regardait le concierge
+enterrer au pied d'un arbre tous les fusils de chasse qui existaient au
+chteau, il entendit le silence matinal se lacrer avec un dchirement
+de toile rude.
+
+--Des coups de fusil, dit le concierge. Un feu de peloton. C'est
+probablement sur la place.
+
+Ils se dirigrent vers la grille. Les ennemis ne tarderaient pas
+arriver, et il fallait tre l pour les recevoir.
+
+Quelques minutes aprs, une femme du village accourut vers eux, une
+vieille aux membres dcharns et noirtres, qui haletait par la
+prcipitation de la course et qui jetait autour d'elle des regards
+affols. Ils coutrent avec stupfaction son rcit entrecoup par des
+hoquets de terreur.
+
+Les Allemands taient Villeblanche. D'abord tait venue une automobile
+blinde qui avait travers le village d'un bout l'autre, toute
+vitesse. Sa mitrailleuse tirait au hasard contre les maisons fermes et
+contre les portes ouvertes, abattant toutes les personnes qui se
+montraient. Des morts! Des blesss! Du sang! Puis d'autres automobiles
+blindes avaient pris position sur la place, bientt rejointes par des
+pelotons de cavaliers, des bataillons de fantassins, d'autres et
+d'autres soldats qui arrivaient sans cesse. Ces hommes paraissaient
+furibonds: ils accusaient les habitants d'avoir tir sur eux. Sur la
+place, ils avaient brutalis le maire et plusieurs notables. Le cur,
+pench sur des agonisants, avait t bouscul, lui aussi. Les Allemands
+les avaient dclars prisonniers et parlaient de les fusiller.
+
+Les paroles de la vieille furent interrompues par le bruit de plusieurs
+voitures qui s'approchaient.
+
+--Ouvrez la grille, ordonna Marcel au concierge.
+
+La grille fut ouverte, et elle ne se referma plus. Dsormais c'en tait
+fait du droit de proprit.
+
+Une automobile norme, couverte de poussire et pleine d'hommes,
+s'arrta la porte; derrire elle rsonnaient les trompes d'autres
+voitures, qui s'arrtrent aussi par un brusque serrement des freins.
+Des soldats mirent pied terre, tous vtus de gris verdtre et coiffs
+d'un casque pointe que recouvrait une gaine de mme couleur. Un
+lieutenant, qui marchait le premier, braqua le canon de son revolver sur
+la poitrine de Marcel et lui demanda:
+
+--O sont les francs-tireurs?
+
+Il tait ple, d'une pleur de colre, de vengeance et de peur, et cette
+triple motion lui mettait aux joues un tremblement. Marcel rpondit
+qu'il n'avait pas vu de francs-tireurs; le chteau n'tait habit que
+par le concierge, par sa famille et par lui-mme, qui en tait le
+propritaire.
+
+Le lieutenant considra l'difice, puis toisa Marcel avec une visible
+surprise, comme s'il lui trouvait l'aspect trop modeste pour un
+chtelain: il l'avait sans doute pris pour un simple domestique. Par
+respect pour les hirarchies sociales, il abaissa son revolver; mais il
+n'en garda pas moins ses manires imprieuses. Il ordonna Marcel de
+lui servir de guide, et quarante soldats se rangrent pour leur faire
+escorte. Disposs sur deux files, ces soldats s'avanaient l'abri des
+arbres qui bordaient l'avenue, le fusil prt faire feu, regardant avec
+inquitude aux fentres du chteau comme s'ils s'attendaient recevoir
+de l une dcharge. Le chtelain marchait tranquillement au milieu du
+chemin, et l'officier, qui d'abord avait imit la prudence de ses
+hommes, finit par se joindre Marcel, au moment de traverser le
+pont-levis.
+
+Les soldats se rpandirent dans les appartements, la recherche
+d'ennemis cachs. Ils donnaient des coups de baonnette sous les lits et
+sous les divans. Quelques-uns, par instinct destructeur, s'amusaient
+percer les tapisseries et les riches courtepointes. Marcel protesta.
+Pourquoi ces dgts inutiles? En homme d'ordre, il souffrait de voir les
+lourdes bottes tacher de boue les tapis moelleux, d'entendre les crosses
+des fusils heurter les meubles fragiles et renverser les bibelots
+rares. L'officier considra avec tonnement ce propritaire qui
+protestait pour de si futiles motifs; mais il ne laissa pas de donner un
+ordre qui fit que les soldats cessrent leurs violentes explorations.
+Puis, comme pour justifier de si extraordinaires gards:
+
+--Je crois que vous aurez l'honneur de loger le commandant de notre
+corps d'arme, ajouta-t-il en franais.
+
+Lorsqu'il se fut assur que le chteau ne recelait aucun ennemi, il
+devint plus aimable avec Marcel; mais il n'en persista pas moins
+soutenir que des francs-tireurs avaient fait feu sur les uhlans
+d'avant-garde. Marcel crut devoir le dtromper. Non, ce n'taient pas
+des francs-tireurs; c'taient des soldats retardataires dont il avait
+trs bien reconnu les uniformes.
+
+--Eh quoi? Vous aussi, vous vous obstinez nier? repartit l'officier
+d'un ton rogue. Mme s'ils portaient l'uniforme, ils n'en taient pas
+moins des francs-tireurs. Le Gouvernement franais a distribu des armes
+et des effets militaires aux paysans, pour qu'ils nous assassinent. On a
+dj fait cela en Belgique. Mais nous connaissons cette ruse et nous
+saurons la punir. Les cadavres allemands couchs prs de la barricade
+seront bien vengs. Les coupables paieront cher leur crime.
+
+Dans son indignation il lui semblait que la mort de ces uhlans ft une
+chose inoue et monstrueuse, comme si les seuls ennemis de l'Allemagne
+devaient prir la guerre et que les Allemands eussent tous le droit
+d'y avoir la vie sauve.
+
+Ils taient alors au plus haut tage du chteau, et Marcel, en regardant
+par une fentre, vit onduler au-dessus des arbres, du ct du village,
+une sombre nue dont le soleil rougissait les contours. De l'endroit o
+il se trouvait, il ne pouvait apercevoir que la pointe du clocher.
+Autour du coq de fer voltigeaient des vapeurs qui ressemblaient une
+fine gaze, des toiles d'araigne souleves par le vent. Une odeur de
+bois brl arriva jusqu' ses narines. L'officier salua ce spectacle par
+un rire cruel: c'tait le commencement de la vengeance.
+
+Quand ils furent redescendus dans le parc, le lieutenant prit Marcel
+avec lui dans une automobile, et, tandis que les soldats s'installaient
+au chteau, il emmena le chtelain vers une destination inconnue.
+
+A la sortie du parc, Marcel eut comme la brusque vision d'un monde
+nouveau. Sur le village s'tendait un dais sinistre de fume,
+d'tincelles, de flammches brasillantes; le clocher flambait comme une
+norme torche; la toiture de l'glise, en s'effondrant, faisait jaillir
+des tourbillons noirtres. Dans l'affolement du dsespoir, des femmes et
+des enfants fuyaient travers la campagne avec des cris aigus. Les
+btes, chasses par le feu, s'taient vades des tables et se
+dispersaient dans une course folle. Les vaches et les chevaux de labour
+tranaient leur licol rompu par les violents efforts de l'pouvante, et
+leurs flancs fumeux exhalaient une odeur de poil roussi. Les porcs, les
+brebis, les poules se sauvaient ple-mle avec les chats et les chiens.
+
+Les Allemands, des multitudes d'Allemands affluaient de toutes parts.
+C'tait comme un peuple de fourmis grises qui dfilaient, dfilaient
+vers le Sud. Cela sortait des bois, emplissait les chemins, inondait les
+champs. La verdure de la vgtation s'effaait sous le pitinement; les
+cltures tombaient, renverses; la poussire s'levait en spirales
+derrire le roulement sourd des canons et le trot cadenc des milliers
+de chevaux. Sur les bords de la route avaient fait halte plusieurs
+bataillons, avec leur suite de voitures et de btes de trait.
+
+Marcel avait vu cette arme aux parades de Berlin; mais il lui sembla
+que ce n'tait plus la mme. Il ne restait ces troupes que bien peu de
+leur lustre svre, de leur raideur muette et arrogante. La guerre, avec
+ses ignobles ralits, avait aboli l'apprt thtral de ce formidable
+organisme de mort. Les rgiments d'infanterie qui nagure, Berlin,
+refltaient la lumire du soleil sur les mtaux et les courroies vernies
+de leur quipement; les hussards de la mort, somptueux et sinistres; les
+cuirassiers blancs, semblables des paladins du Saint-Graal; les
+artilleurs la poitrine raye de bandes blanches; tous ces hommes qui,
+pendant les dfils, arrachaient des soupirs d'admiration aux Hartrott,
+taient maintenant unifis et assimils dans la monotonie d'une mme
+couleur vert pisseux et ressemblaient des lzards qui, force de
+frtiller dans la poussire, finissent par se confondre avec elle.
+
+Les soldats taient extnus et sordides. Une exhalaison de chair
+blanche, grasse et suante, mle l'odeur aigre du cuir, flottait sur
+les rgiments. Il n'tait personne qui n'et l'air affam. Depuis des
+jours et des jours ils marchaient sans trve, la poursuite d'un ennemi
+qui russissait toujours leur chapper. Dans cette chasse forcene,
+les vivres de l'intendance arrivaient tard aux cantonnements, et les
+hommes ne pouvaient compter que sur ce qu'ils avaient dans leurs sacs.
+Marcel les vit aligns au bord du chemin, dvorant des morceaux de pain
+noir et des saucisses moisies. Quelques-uns d'entre eux se rpandaient
+dans les champs pour y arracher des betteraves et d'autres tubercules
+dont ils mchaient la pulpe dure, encore salie d'une terre sablonneuse
+qui craquait sous la dent.
+
+Ils compensaient l'insuffisance de la nourriture par les produits d'une
+terre riche en vignobles. Le pillage des maisons leur fournissait peu de
+vivres; mais ils ne manquaient jamais de trouver une cave bien garnie.
+L'Allemand d'humble condition, abreuv de bire et accoutum
+considrer le vin comme une boisson dont les riches avaient le
+privilge, pouvait dfoncer les tonneaux coups de crosse et se baigner
+les pieds dans les flots du prcieux liquide. Chaque bataillon laissait
+comme trace de son passage un sillage de bouteilles vides. Les fourgons,
+ne pouvant renouveler leurs provisions de vivres, se chargeaient de
+futailles lorsqu'ils passaient dans les villages. Dpourvu de pain, le
+soldat recevait de l'alcool.
+
+Lorsque l'automobile entra dans Villeblanche, elle dut ralentir sa
+marche. Des murs calcins s'taient abattus sur la route, des poutres
+demi carbonises obstruaient la chausse, et la voiture tait oblige de
+virer entre les dcombres fumants. Les maisons des notables brlaient
+comme des fournaises, parmi d'autres maisons qui se tenaient encore
+debout, saccages, ventres, mais pargnes par l'incendie. Dans ces
+brasiers de poutres crpitantes on apercevait des chaises, des
+couchettes, des machines coudre, des fourneaux de cuisine, tous les
+meubles du confort paysan, qui se consumaient ou qui se tordaient.
+Marcel crut mme voir un bras qui mergeait des ruines et qui commenait
+ brler comme un cierge. Un relent de graisse chaude se mlait une
+puanteur de fumerolles et de dbris carboniss.
+
+Tout coup l'automobile s'arrta. Des cadavres barraient le chemin:
+deux hommes et une femme. Non loin de ces cadavres, des soldats
+mangeaient, assis par terre. Le chauffeur leur cria de dbarrasser la
+route; et alors, avec leurs fusils et avec leurs pieds, ils poussrent
+les morts encore tides, qui, chaque tour qu'ils faisaient sur
+eux-mmes, rpandaient une trane de sang. Ds qu'il y eut assez de
+place, l'automobile dmarra. Marcel entendit un craquement, une petite
+secousse: les roues de derrire avaient cras un obstacle fragile.
+Saisi d'horreur, il ferma les yeux.
+
+Quand il les rouvrit, il tait sur la place. La mairie brlait; l'glise
+n'tait plus qu'une carcasse de pierres hrisses de langues de feu. L,
+Marcel put se rendre compte de la faon dont l'incendie tait
+mthodiquement propag par une troupe de soldats qui s'acquittaient de
+cette sinistre besogne comme d'une corve ordinaire. Ils portaient des
+caisses et des cylindres de mtal; un chef marchait devant eux, leur
+dsignait les difices condamns; et, aprs qu'ils avaient lanc par les
+fentres brises des pastilles et des jets de liquide, l'embrasement se
+produisait avec une rapidit foudroyante.
+
+De la dernire maison que ces soldats venaient de livrer aux flammes, le
+chtelain vit sortir deux fantassins franais qui, surpris par le feu et
+ demi asphyxis, tranaient derrire eux des bandages dfaits, tandis
+que le sang ruisselait de leurs blessures mises nu. Epuiss de
+fatigue, ils n'avaient pu suivre la retraite de leur rgiment. Ds
+qu'ils parurent, cinq ou six Allemands s'lancrent sur eux, les
+criblrent de coups de baonnette et les repoussrent dans le brasier.
+
+Prs du pont, le lieutenant et Marcel descendirent d'automobile et
+s'avancrent vers un groupe d'officiers vtus de gris, coiffs du casque
+ pointe, semblables tous les officiers. Nanmoins le lieutenant se
+planta, rigide, une main la visire, pour parler celui qui se tenait
+un peu en avant des autres. Marcel regarda cet homme qui, de son ct,
+l'examinait avec de petits yeux bleus et durs. Le regard insolent et
+scrutateur parcourut le chtelain de la tte aux pieds, et Marcel
+comprit que sa vie dpendait de cet examen. Mais le chef haussa les
+paules, pronona quelques mots, d'un air ddaigneux, puis s'loigna
+avec deux de ses officiers, tandis que le reste du groupe se dispersait.
+
+--Son Excellence est trs bonne, dit alors le lieutenant Marcel. C'est
+le commandant du corps d'arme, celui qui doit loger dans votre chteau.
+Il pouvait vous faire fusiller; mais il vous pardonne, parce qu'il sera
+votre hte. Il a ordonn toutefois que vous assistiez au chtiment de
+ceux qui n'ont pas su prvenir l'assassinat de nos uhlans. Cela, pour
+votre gouverne: vous n'en comprendrez que mieux votre devoir et la bont
+de Son Excellence. Voici le peloton d'excution.
+
+En effet, un peloton d'infanterie s'avanait, conduit par un
+sous-officier. Quand les files s'ouvrirent, Marcel aperut au milieu des
+uniformes gris plusieurs personnes que l'on brutalisait. Tandis que ces
+personnes allaient s'aligner le long d'un mur, vingt mtres du
+peloton, il les reconnut: le maire, le cur, le garde forestier, trois
+ou quatre propritaires du village. Le maire avait sur le front une
+longue estafilade, et un haillon tricolore pendait sur sa poitrine,
+lambeau de l'charpe municipale qu'il avait ceinte pour recevoir les
+envahisseurs. Le cur, redressant son corps petit et rond, s'efforait
+d'embrasser dans un pieux regard les victimes et les bourreaux, le ciel
+et la terre. Il paraissait grossi; sa ceinture noire, arrache par la
+brutalit des soldats, laissait son ventre libre et sa soutane
+flottante; ses cheveux blancs ruisselaient de sang, et les gouttes
+rouges tombaient sur son rabat. Aucun des prisonniers ne parlait: ils
+avaient puis leurs voix en protestations inutiles. Toute leur vie se
+concentrait dans leurs yeux, qui exprimaient une sorte de stupeur.
+tait-il possible qu'on les tut froidement, en dpit de leur complte
+innocence? Mais la certitude de mourir donnait une noble srnit leur
+rsignation.
+
+Quand le prtre, d'un pas que l'obsit rendait vacillant, alla prendre
+sa place pour l'excution, des clats de rire troublrent le silence.
+C'taient des soldats sans armes qui, accourus pour assister au
+supplice, saluaient le vieillard par cet outrage: A mort le cur! Dans
+cette clameur de haine vibrait le fanatisme des guerres religieuses. La
+plupart des spectateurs taient, soit de dvots catholiques, soit de
+fervents protestants; mais les uns et les autres ne croyaient qu'aux
+prtres de leur pays. Pour eux, hors de l'Allemagne tout tait sans
+valeur, mme la religion.
+
+Le maire et le cur changrent de place dans le rang pour se rapprocher,
+et, avec une courtoisie solennelle, ils s'offrirent l'un l'autre la
+place d'honneur au centre du groupe.
+
+--Ici, monsieur le maire. C'est la place qui vous appartient.
+
+--Non, monsieur le cur. C'est la vtre.
+
+Ils discutaient pour la dernire fois; mais, en ce moment tragique,
+c'tait pour se rendre un mutuel hommage et se tmoigner une dfrence
+rciproque.
+
+Quand les fusils s'abaissrent, ils prouvrent tous deux le besoin de
+dire quelques paroles, de couronner leur vie par une affirmation
+suprme.
+
+--Vive la Rpublique! cria le maire.
+
+--Vive la France! cria le cur.
+
+Et il sembla au chtelain qu'ils avaient pouss le mme cri.
+
+Puis deux bras se dressrent, celui du prtre qui traa en l'air le
+signe de la croix, celui du chef du peloton, dont l'pe nue jeta un
+clair sinistre. Une dcharge retentit, suivie de quelques dtonations
+tardives.
+
+Marcel fut saisi de compassion pour la pauvre humanit, voir les
+formes ridicules qu'elle prenait dans les affres de la mort. Parmi les
+victimes, les unes s'affaissrent comme des sacs moiti vides;
+d'autres rebondirent sur le sol comme des pelotes; d'autres
+s'allongrent sur le dos ou sur le ventre dans une attitude de nageurs.
+Et ce fut terre une palpitation de membres grouillants, de bras et de
+jambes que tordaient les spasmes de l'agonie, tandis qu'une main dbile,
+sortant de l'abatis humain, s'efforait de rpter encore le signe
+sacr. Mais plusieurs soldats s'avancrent comme des chasseurs qui vont
+ramasser leurs pices, et quelques coups de fusil, quelques coups de
+crosse eurent vite fait d'immobiliser le tas sanglant. Le lieutenant
+avait allum un cigare.
+
+--Quand vous voudrez, dit-il Marcel avec une drisoire politesse.
+
+Et ils revinrent en automobile au chteau.
+
+ * * * * *
+
+Le chteau tait dfigur par l'invasion. En l'absence du matre, on y
+avait tabli une garde nombreuse. Tout un rgiment d'infanterie campait
+dans le parc. Des milliers d'hommes, installs sous les arbres,
+prparaient leur repas dans les cuisines roulantes. Les plates-bandes et
+les corbeilles du jardin, les plantes exotiques, les avenues
+soigneusement sables et ratisses, tout tait pitin, bris, sali par
+l'irruption des hommes, des btes et des voitures. Un chef qui portait
+sur la manche le brassard de l'intendance, donnait des ordres comme s'il
+et t le propritaire occup surveiller le dmnagement de sa
+maison. Dj les tables taient vides. Marcel vit sortir ses dernires
+vaches conduites coups de bton par les ptres casqus. Les plus
+coteux reproducteurs, gorgs comme de simples btes de boucherie,
+pendaient en quartiers des arbres de l'avenue. Dans les poulaillers et
+les colombiers il ne restait pas un oiseau. Les curies taient remplies
+de chevaux maigres qui se gavaient devant les rteliers combles, et
+l'avoine des greniers, rpandue par incurie dans les cours, se perdait
+en grande quantit avant d'arriver aux mangeoires. Les montures de
+plusieurs escadrons erraient travers les prairies, dtruisant sous
+leurs sabots les rigoles d'irrigation, les berges des digues, l'galit
+du sol, tout le travail de longs mois. Les piles de bois de chauffage
+brlaient inutilement dans le parc: par ngligence ou par mchancet,
+quelqu'un y avait mis le feu. L'corce des arbres voisins craquait sous
+les langues de la flamme.
+
+Au chteau mme, une foule d'hommes, sous les ordres de l'officier
+d'intendance, s'agitaient dans un perptuel va-et-vient. Le commandant
+du corps d'arme, aprs avoir inspect les travaux que les pontonniers
+excutaient sur la rive de la Marne pour le passage des troupes, devait
+s'y installer d'un moment l'autre avec son tat-major. Ah! le pauvre
+chteau historique!
+
+Marcel, coeur, se retira dans le pavillon de la conciergerie et s'y
+affala sur une chaise de la cuisine, les yeux fixs terre. La femme du
+concierge le considrait avec tonnement.
+
+--Ah! monsieur! Mon pauvre monsieur!
+
+Le chtelain apprciait beaucoup la fidlit de ces bons serviteurs, et
+il fut touch par l'intrt que lui tmoignait la femme. Quant au mari,
+faible et malade, il avait sur le front la trace noire d'un coup que lui
+avaient donn les soldats, alors qu'il essayait de s'opposer la
+spoliation du chteau en l'absence de son matre. La prsence mme de
+leur fille Georgette voqua dans la mmoire de Marcel l'image de Chichi,
+et il reporta sur elle quelque chose de la tendresse qu'il prouvait
+pour sa propre fille. Georgette n'avait que quatorze ans; mais depuis
+quelques mois elle commenait tre femme, et la croissance lui avait
+donn les premires grces de son sexe. Sa mre, par crainte de la
+soldatesque, ne lui permettait pas de sortir du pavillon.
+
+Cependant le millionnaire, qui n'avait rien pris depuis le matin, sentit
+avec une sorte de honte qu'en dpit de la situation tragique on estomac
+criait famine, et la concierge lui servit sur le coin d'une table un
+morceau de pain et un morceau de fromage, tout ce qu'elle avait pu
+trouver dans son buffet.
+
+L'aprs-midi, le concierge alla voir ce qui se passait au chteau, et il
+revint dire Marcel que le gnral en avait pris possession avec sa
+suite. Pas une porte ne restait close: elles avaient toutes t
+enfonces coups de crosse et coups de hache. Beaucoup de meubles
+avaient disparu, ou casss, ou enlevs par les soldats. L'officier
+d'intendance rdait de pice en pice, y examinait chaque objet, dictait
+des instructions en allemand. Le commandant du corps d'arme et son
+entourage se tenaient dans la salle manger, o ils buvaient en
+consultant de grandes cartes tales sur le parquet. Ils avaient oblig
+le concierge descendre dans les caves pour leur en rapporter les
+meilleurs vins.
+
+Dans la soire, la mare humaine qui couvrait la campagne reprit son
+mouvement de flux. Plusieurs ponts avaient t jets sur la Marne et
+l'invasion poursuivait sa marche. Certains rgiments s'branlaient au
+cri de: _Nach Paris!_ D'autres, qui devaient rester l jusqu'au
+lendemain, se prparaient un gte, soit dans les maisons encore debout,
+soit en plein air. Marcel entendit chanter des cantiques. Sous la
+scintillation des premires toiles, les soldats se groupaient comme des
+orphonistes, et leurs voix formaient un choeur solennel et doux, d'une
+religieuse gravit. Au-dessus des arbres du parc flottait une nbulosit
+sinistre dont la rougeur tait rendue plus intense par les ombres de la
+nuit: c'taient les reflets du village qui brlait encore. Au loin,
+d'autres incendies de granges et de fermes rpandaient dans les tnbres
+des lueurs sanglantes.
+
+ * * * * *
+
+Marcel, couch dans la chambre de ses concierges, dormit du sommeil
+lourd de la fatigue, sans sursauts et sans rves. Au rveil, il
+s'imagina qu'il n'avait sommeill que quelques minutes. Le soleil
+colorait de teintes oranges les rideaux blancs de la fentre, et, sur
+un arbre voisin, des oiseaux se poursuivaient en piaillant. C'tait une
+frache et joyeuse matine d't.
+
+Lorsqu'il descendit la cuisine, le concierge lui donna des nouvelles.
+Les Allemands s'en allaient. Le rgiment camp dans le parc tait parti
+ds le point du jour, et bientt les autres l'avaient suivi. Il ne
+demeurait au village qu'un bataillon. Le commandant du corps d'arme
+avait pli bagage avec son tat-major; mais un gnral de brigade, que
+son entourage appelait monsieur le comte, l'avait dj remplac au
+chteau.
+
+En sortant du pavillon, Marcel vit prs du pont-levis cinq camions
+arrts le long des fosss. Des soldats y apportaient sur leurs paules
+les plus beaux meubles des salons. Le chtelain eut la surprise de
+rester presque indiffrent ce spectacle. Qu'tait la perte de quelques
+meubles en comparaison de tant de choses effroyables dont il avait t
+tmoin?
+
+Sur ces entrefaites, le concierge lui annona qu'un officier allemand,
+arriv depuis une heure en automobile, demandait le voir.
+
+C'tait un capitaine pareil tous les autres, coiff du casque
+pointe, vtu de l'uniforme gristre, chauss de bottes de cuir rouge,
+arm d'un sabre et d'un revolver, portant des jumelles et une carte
+gographique dans un tui suspendu son ceinturon. Il paraissait jeune
+et avait au bras gauche l'insigne de l'tat-major. Il demanda Marcel
+en espagnol:
+
+--Me reconnaissez-vous?
+
+Marcel carquilla les yeux devant cet inconnu.
+
+--Vraiment vous ne me reconnaissez pas? Je suis Otto, le capitaine Otto
+von Hartrott.
+
+Marcel ne l'avait pas vu depuis plusieurs annes; mais ce nom lui
+remmora soudain ses neveux d'Amrique:--d'abord les moutards relgus
+par le vieux Madariaga dans les dpendances du domaine; puis le jeune
+lieutenant aperu Berlin, pendant la visite faite aux Hartrott, et
+dont les parents rptaient satit qu'il serait peut-tre un autre
+de Moltke.--Cet enfant lourdaud, cet officier imberbe tait devenu le
+capitaine vigoureux et altier qui pouvait, d'un mot, faire fusiller le
+chtelain de Villeblanche.
+
+Cependant Otto expliquait sa prsence son oncle. Il n'appartenait pas
+ la division loge au village; mais son gnral l'avait charg de
+maintenir la liaison avec cette division, de sorte qu'il tait venu
+prs du chteau historique et qu'il avait eu le dsir de le revoir. Il
+n'avait pas oubli les jours passs Villeblanche, lorsque les Hartrott
+y taient venus en villgiature chez leurs parents de France. Les
+officiers qui occupaient les appartements l'avaient retenu djeuner,
+et, dans la conversation, l'un d'eux avait mentionn par hasard la
+prsence du matre du logis. Cela avait t une agrable surprise pour
+le capitaine, qui n'avait pas voulu repartir sans saluer son oncle; mais
+il regrettait de le rencontrer la conciergerie.
+
+--Vous ne pouvez rester l, ajouta-t-il avec morgue. Rentrez au chteau,
+comme cela convient votre qualit. Mes camarades auront grand plaisir
+ vous connatre. Ce sont des hommes du meilleur monde.
+
+D'ailleurs il loua beaucoup Marcel de n'avoir pas quitt son domaine.
+Les troupes avaient ordre de svir avec une rigueur particulire contre
+les biens des absents. L'Allemagne tenait ce que les habitants
+demeurassent chez eux comme s'il ne se passait rien d'extraordinaire.
+
+Le chtelain protesta:
+
+--Les envahisseurs brlent les maisons et fusillent les innocents!
+
+Mais son neveu lui coupa la parole.
+
+--Vous faites allusion, pronona-t-il avec des lvres tremblantes de
+colre, l'excution du maire et des notables. On vient de me raconter
+la chose. J'estime, moi, que le chtiment a t mou: il fallait raser
+le village, tuer les femmes et les enfants. Notre devoir est d'en finir
+avec les francs-tireurs. Je ne nie pas que cela soit horrible. Mais que
+voulez-vous? C'est la guerre.
+
+Puis, sans transition, le capitaine demanda des nouvelles de sa mre
+Hlna, de sa tante Luisa, de Chichi, de son cousin Jules, et il se
+flicita d'apprendre qu'ils taient en sret dans le midi de la France.
+Ensuite, croyant sans doute que Marcel attendait avec impatience des
+nouvelles de la parent germanique, il se mit parler de sa propre
+famille.
+
+Tous les Hartrott taient dans une magnifique situation. Son illustre
+pre, qui l'ge ne permettait plus de faire campagne, tait prsident
+de plusieurs socits patriotiques, ce qui ne l'empchait pas
+d'organiser aussi de futures entreprises industrielles pour exploiter
+les pays conquis. Son frre le savant faisait sur les buts de la guerre
+des confrences o il dterminait thoriquement les pays que devrait
+s'annexer l'empire victorieux, tonnait contre les mauvais patriotes qui
+se montraient faibles et mesquins dans leurs prtentions. Ses deux
+soeurs, un peu attristes par l'absence de leurs fiancs, lieutenants de
+hussards, visitaient les hpitaux et demandaient Dieu le chtiment de
+la perfide Angleterre.
+
+Tout en causant, le capitaine ramenait son oncle vers le chteau. Les
+soldats, qui jusqu'alors avaient ignor l'existence de Marcel,
+l'observaient avec des yeux attentifs et presque respectueux, depuis
+qu'ils le voyaient en conversation familire avec un capitaine
+d'tat-major.
+
+Lorsque l'oncle et le neveu entrrent dans les appartements, Marcel eut
+un serrement de coeur. Il voyait partout sur les murs des taches
+rectangulaires de couleur plus fonce, qui trahissaient l'emplacement de
+meubles et de tableaux disparus. Mais pourquoi ces dchirures aux
+rideaux de soie, ces tapis maculs, ces porcelaines et ces cristaux
+briss? Otto devina la pense du chtelain et rpta l'ternelle excuse:
+
+--Que voulez-vous? C'est la guerre.
+
+--Non, repartit Marcel avec une vivacit qu'il se crut permise en
+parlant un neveu. Non! ce n'est pas la guerre, c'est le brigandage.
+Tes camarades sont des cambrioleurs.
+
+Le capitaine se dressa par un violent sursaut, fixa sur son vieil oncle
+des yeux flamboyants de colre, et pronona voix basse quelques
+paroles qui sifflaient.
+
+--Prenez garde vous! Heureusement vous vous tes exprim en espagnol
+et les personnes voisines n'ont pu vous comprendre. Si vous vous
+permettiez encore de telles apprciations, vous risqueriez de recevoir
+pour toute rponse une balle dans la tte. Les officiers de l'empereur
+ne se laissent pas insulter.
+
+Et tout, dans l'attitude d'Hartrott, dmontrait la facilit avec
+laquelle il aurait oubli la parent, s'il avait reu l'ordre de svir
+contre son oncle. Celui-ci baissa la tte.
+
+Mais, l'instant d'aprs, le capitaine parut oublier ce qu'il venait de
+dire et affecta de reprendre un ton aimable. Il se faisait un plaisir de
+prsenter Marcel Son Excellence le gnral comte de Meinbourg, qui, en
+considration de ce que Desnoyers tait alli aux Hartrott, voulait bien
+faire celui-ci l'honneur de l'admettre sa table.
+
+Invit dans sa propre maison, le chtelain entra dans la salle manger
+o se trouvaient dj une vingtaine d'hommes vtus de drap gristre et
+chausss de hautes bottes. L rien n'avait t bris: rideaux, tentures,
+meubles taient intacts. Toutefois les buffets monumentaux prsentaient
+de larges vides, et, au premier coup d'oeil, Marcel constata que deux
+riches services de vaisselle plate et un prcieux service de porcelaine
+ancienne manquaient sur les tablettes. Le propritaire n'en dut pas
+moins rpondre par des saluts crmonieux l'accueil que lui firent les
+auteurs de ces rapines, et serrer la main que le comte lui tendit avec
+une aristocratique condescendance, tandis que les autres officiers
+allemands considraient ce bourgeois avec une curiosit bienveillante et
+mme avec une sorte d'admiration: car ils savaient dj que c'tait un
+millionnaire revenu du continent lointain o les hommes s'enrichissent
+vite.
+
+--Vous allez djeuner avec les barbares, lui dit le comte en le faisant
+asseoir sa droite. Vous n'avez pas peur qu'ils vous dvorent tout
+vivant?
+
+Les officiers rirent aux clats de l'esprit de Son Excellence et firent
+d'vidents efforts pour montrer par leurs paroles et par leurs manires
+combien on avait tort de les accuser de barbarie.
+
+Assis comme un tranger sa propre table, Marcel y mangea dans les
+assiettes qui lui appartenaient, servi par des ennemis dont l'uniforme
+restait visible sous le tablier ray. Ce qu'il mangeait tait lui; le
+vin venait de sa cave; la viande tait celle de ses boeufs; les fruits
+taient ceux de son verger; et pourtant il lui semblait qu'il tait l
+pour la premire fois, et il prouvait le malaise de l'homme qui tout
+coup se voit seul au milieu d'un attroupement hostile. Il considrait
+avec tonnement ces intrus assis aux places o il avait vu sa femme, ses
+enfants, les Lacour. Les convives parlaient allemand entre eux; mais
+ceux qui savaient le franais se servaient souvent de cette langue pour
+s'entretenir avec l'invit, et ceux qui n'en baragouinaient que quelques
+mots les rptaient avec d'aimables sourires. Chez tous le dsir tait
+visible de plaire au chtelain.
+
+Marcel les examina l'un aprs l'autre. Les uns taient grands, sveltes,
+d'une beaut anguleuse; d'autres taient carrs et membrus, avec le cou
+gros et la tte enfonce entre les paules. Tous avaient les cheveux
+coups ras, ce qui faisait autour de la table une luisante couronne de
+botes crniennes roses ou brunes, avec des oreilles qui ressortaient
+grotesquement, avec des mchoires amaigries qui accusaient leur relief
+osseux. Quelques-uns avaient sur les lvres des crocs relevs en pointe,
+ la mode impriale; mais la plupart taient rass ou n'avaient que de
+courtes moustaches aux poils raides. Les fatigues de la guerre et des
+marches forces taient apparentes chez tous, mais plus encore chez les
+corpulents. Un mois de campagne avait fait perdre ces derniers leur
+embonpoint, et la peau de leurs joues et de leur menton pendait, flasque
+et ride.
+
+Le comte tait le plus g de tous, le seul qui et conserv longs ses
+cheveux d'un blond fauve, dj mls de poils gris, peigns avec soin et
+luisants de pommade. Sec, anguleux et robuste, il gardait encore, aux
+approches de la cinquantaine, une vigueur juvnile entretenue par les
+exercices physiques; mais il dissimulait sa rudesse d'homme combatif
+sous une nonchalance molle et fminine. Au poignet de la main qu'il
+abandonnait ngligemment sur la table, il avait un bracelet d'or; et sa
+tte, sa moustache, toute sa personne exhalaient une forte odeur de
+parfums.
+
+Les officiers le traitaient avec un grand respect. Otto avait parl de
+lui son oncle comme d'un remarquable artiste, la fois musicien et
+pote. Avant la guerre, certains bruits fcheux, relatifs sa vie
+prive, l'avaient loign de la cour; mais, au dire du capitaine, ce
+n'tait que des calomnies de journaux socialistes. Malgr tout,
+l'empereur, dont le comte avait t le condisciple, lui gardait en
+secret toute son amiti. Nul n'avait oubli le ballet des _Caprices de
+Shhrazade_, reprsent avec un grand faste Berlin sur la
+recommandation du puissant camarade.
+
+Le comte crut que, si Marcel gardait le silence, c'tait par
+intimidation, et, afin de le mettre son aise, il lui adressa le
+premier la parole. Quand Marcel eut expliqu qu'il n'avait quitt Paris
+que depuis trois jours, les assistants s'animrent, voulurent avoir des
+nouvelles.
+
+--Avez-vous vu les meutes?...
+
+--La troupe a-t-elle tu beaucoup de manifestants?...
+
+--De quelle manire a t assassin le prsident Poincar?...
+
+Toutes ces questions lui furent adresses la fois. Marcel, dconcert
+par leur invraisemblance, ne sut d'abord quoi rpondre et pensa un
+instant qu'il tait dans une maison d'alins. Des meutes? L'assassinat
+du prsident? Il ne savait rien de tout cela. D'ailleurs, qui auraient
+t les meutiers? Quelle rvolution pouvait clater Paris, puisque le
+gouvernement n'tait pas ractionnaire?
+
+A cette rponse, les uns considrrent d'un air de piti ce pauvre
+bent; d'autres prirent une mine souponneuse l'gard de ce sournois
+qui feignait d'ignorer des vnements dont il avait ncessairement
+entendu parler. Le capitaine Otto intervint d'une voix imprative, comme
+pour couper court tout faux-fuyant:
+
+--Les journaux allemands, dit-il, ont longuement parl de ces faits. Il
+y a quinze jours, le peuple de Paris s'est soulev contre le
+gouvernement, a assailli l'lyse et massacr Poincar. L'arme a d
+employer les mitrailleuses pour rtablir l'ordre. Tout le monde sait
+cela. Au reste, ce sont les grands journaux d'Allemagne qui ont publi
+ces nouvelles, et l'Allemagne ne ment jamais.
+
+L'oncle persista affirmer que, quant lui, il ne savait rien, n'avait
+rien vu, rien entendu dire. Puis, comme ses dclarations taient
+accueillies par des gestes de doute ironique, il garda le silence. Alors
+le comte, esprit suprieur, incapable de tomber dans la crdulit
+vulgaire, intervint d'un ton conciliant:
+
+--En ce qui concerne l'assassinat le doute est permis: car les journaux
+allemands peuvent avoir exagr sans qu'il y ait lieu de les accuser de
+mauvaise foi. Par le fait, il y a quelques heures, le grand tat-major
+m'a annonc la retraite du gouvernement franais Bordeaux. Mais le
+soulvement des Parisiens et leur conflit avec la troupe sont des faits
+indniables. Sans aucun doute notre hte en est instruit, mais il ne
+veut pas l'avouer.
+
+Marcel osa contredire le personnage; mais on ne l'couta point. Paris!
+Ce nom avait fait briller tous les yeux, excit la loquacit de toutes
+les bouches. Paris! de grands magasins qui regorgeaient de richesses!
+des restaurants clbres, des femmes, du Champagne et de l'argent!
+Chacun aspirait voir le plus tt possible la Tour Eiffel et entrer
+en vainqueur dans la capitale, pour se ddommager des privations et des
+fatigues d'une si rude campagne. Quoique ces hommes fussent des
+adorateurs de la gloire militaire et qu'ils considrassent la guerre
+comme indispensable la vie humaine, ils ne laissaient pas de se
+plaindre des souffrances que la guerre leur causait.
+
+Le comte, lui, exprima une plainte d'artiste:
+
+--Cette guerre m'a t trs prjudiciable, dit-il d'un ton dolent.
+L'hiver prochain, on devait donner Paris un nouveau ballet de moi.
+
+Tout le monde prit part ce noble ennui; mais quelqu'un fit remarquer
+que, aprs le triomphe, la reprsentation du ballet aurait lieu par
+ordre et que les Parisiens seraient bien obligs de l'applaudir.
+
+--Ce ne sera pas la mme chose, soupira le comte.
+
+Et il eut un instant de mditation silencieuse.
+
+--Je vous confesse, reprit-il ensuite, que j'aime Paris. Quel malheur
+que les Franais n'aient jamais voulu s'entendre avec nous!
+
+Et il s'absorba de nouveau dans une mlancolie de profond penseur.
+
+Un des officiers parla des richesses de Paris avec des yeux de
+convoitise, et Marcel le reconnut au brassard qu'il avait sur la manche:
+c'tait cet homme qui avait mis au pillage les appartements du chteau.
+L'intendant devina sans doute les penses du chtelain: car il crut bon
+de donner, d'un air poli, quelques explications sur l'trange
+dmnagement auquel il avait procd.
+
+--Que voulez-vous, monsieur? C'est la guerre. Il faut que les frais de
+la guerre se paient sur les biens des vaincus. Tel est le systme
+allemand. Grce cette mthode, on brise les rsistances de l'ennemi et
+la paix est plus vite faite. Mais ne vous attristez pas de vos pertes:
+aprs la guerre, vous pourrez adresser une rclamation au gouvernement
+franais, qui vous indemnisera du tort que vous aurez subi. Vos parents
+de Berlin ne manqueront pas d'appuyer cette demande.
+
+Marcel entendit avec stupeur cet incroyable conseil. Quelle tait donc
+la mentalit de ces gens-l? taient-ils fous, ou voulaient-ils se
+moquer de lui?
+
+Le djeuner fini, plusieurs officiers se levrent, ceignirent leurs
+sabres et s'en allrent leur service. Quant au capitaine Hartrott, il
+devait retourner prs de son gnral. Marcel l'accompagna jusqu'
+l'automobile. Lorsqu'ils furent arrivs la porte du parc, le
+capitaine donna des ordres un soldat, qui courut chercher un morceau
+de la craie dont on se servait pour marquer les logements militaires.
+Otto, qui voulait protger son oncle, traa sur le mur cette
+inscription:
+
+ _Bitte, nicht plndern_
+ _Es sind freundliche Leute[G]._
+
+Et il expliqua Marcel le sens des mots qu'il venait d'crire. Mais
+celui-ci se rcria:
+
+--Non, non, je refuse une protection ainsi motive. Je n'prouve aucune
+bienveillance pour les envahisseurs. Si je me suis tu, c'est parce que
+je ne pouvais pas faire autrement.
+
+Alors le neveu, sans rien dire, effaa la seconde ligne de
+l'inscription; puis, d'un ton de piti sarcastique:
+
+--Adieu, mon oncle, ricana-t-il. Nous nous reverrons bientt avenue
+Victor-Hugo.
+
+En retournant au chteau, Marcel aperut l'ombre d'un bouquet d'arbres
+le comte qui, en compagnie de ses deux officiers d'ordonnance et d'un
+chef de bataillon, dgustait le caf en plein air. Le comte obligea le
+chtelain prendre une chaise et s'asseoir, et ces messieurs, tout en
+causant, firent une grande consommation des liqueurs provenant des
+caves du chteau. Par les bruits qui arrivaient jusqu' lui, Marcel
+devinait qu'il y avait hors du parc un grand mouvement de troupes. En
+effet, un autre corps d'arme passait avec une sourde rumeur; mais les
+rideaux d'arbres cachaient ce dfil, qui se dirigeait toujours vers le
+sud.
+
+Tout coup, un phnomne inexplicable troubla le calme de l'aprs-midi.
+C'tait un roulement de tonnerre lointain, comme si un orage invisible
+se ft dchan par del l'horizon. Le comte interrompit la conversation
+qu'il tenait en allemand avec ses officiers, pour dire Marcel:
+
+--Vous entendez? C'est le canon. Une bataille est engage. Nous ne
+tarderons pas entrer dans la danse.
+
+Et il se leva pour retourner au chteau. Les officiers d'ordonnance
+partirent vers le village, et Marcel resta seul avec le chef de
+bataillon, qui continua de savourer les liqueurs en se pourlchant les
+babines.
+
+--Triste guerre, monsieur! dit le buveur en franais, aprs avoir fait
+connatre au chtelain qu'il commandait le bataillon cantonn
+Villeblanche et qu'il s'appelait Blumhardt.
+
+Ces paroles firent que Marcel prouva une subite sympathie pour le
+_Bataillons-Kommandeur_. C'est un Allemand, pensa-t-il, mais il a l'air
+d'un honnte homme. A premire vue, les Allemands trompent par la
+rudesse de leur extrieur et par la frocit de la discipline qui les
+oblige commettre sans scrupule les actions les plus atroces; mais,
+quand on vit avec eux dans l'intimit, on retrouve la bonne nature sous
+les dehors du barbare. En temps de paix, Blumhardt avait sans doute t
+obse; mais il avait aujourd'hui l'apparence mollasse et dtendue d'un
+organisme qui vient de subir une perte de volume. Il n'tait pas
+difficile de reconnatre que c'tait un bourgeois arrach par la guerre
+ une tranquille et sensuelle existence.
+
+--Quelle vie! continua Blumhardt. Puisse Dieu chtier ceux qui ont
+provoqu une pareille catastrophe!
+
+Cette fois, Marcel fut conquis. Il crut voir devant lui l'Allemagne
+qu'il avait imagine souvent: une Allemagne douce, paisible, un peu
+lente et lourde, mais qui rachetait sa rudesse originelle par un
+sentimentalisme innocent et potique. Ce chef de bataillon tait
+assurment un bon pre de famille, et le chtelain se le reprsenta
+tournant en rond avec sa femme et ses enfants sous les tilleuls de
+quelque ville de province, autour du kiosque o des musiciens militaires
+jouaient des sonates de Beethoven; puis la _Bierbraurei_, o, devant
+des piles de soucoupes, entre deux conversations d'affaires, il
+discutait avec ses amis sur des problmes mtaphysiques. C'tait l'homme
+de la vieille Allemagne, un personnage d'_Hermann et Dorothe_. Sans
+doute il tait possible que les gloires de l'empire eussent un peu
+modifi le genre de vie de ce bourgeois d'autrefois et que, par exemple,
+au lieu d'aller la brasserie, il frquentt le cercle des officiers et
+partaget dans quelque mesure l'orgueil de la caste militaire; mais
+pourtant c'tait toujours l'Allemand de moeurs patriarcales, au coeur
+dlicat et tendre, prt verser des larmes pour une touchante scne de
+famille ou pour un morceau de belle musique.
+
+Le commandant Blumhardt parla des siens, qui habitaient Cassel.
+
+--Huit enfants, monsieur! dit-il avec un visible effort pour contenir
+son motion. De mes trois garons, les deux ans se destinent tre
+officiers. Le cadet ne va que depuis six mois l'cole: il est grand
+comme a...
+
+Et il indiqua avec la main la hauteur de ses bottes. En parlant de ce
+petit, il avait le coeur gros et ses lvres souriaient avec un
+tremblement d'amour. Puis il fit l'loge de sa femme: une excellente
+matresse de maison, une mre qui se sacrifiait pour le bonheur de son
+mari et de ses enfants. Ah! cette bonne Augusta! Ils taient maris
+depuis vingt ans, et il l'adorait comme au premier jour. Il gardait dans
+une poche intrieure de sa tunique toutes les lettres qu'elle lui avait
+crites depuis le commencement de la campagne.
+
+--Au surplus, monsieur, voici son portrait et celui de mes enfants.
+
+Il tira de sa poitrine un mdaillon d'argent dcor la mode munichoise
+et pressa un ressort qui fit s'ouvrir en ventail plusieurs petits
+cercles dont chacun contenait une photographie: la _Frau Kommandeur_,
+d'une beaut austre et rigide, imitant l'attitude et la coiffure de
+l'impratrice; les _Fruleine Kommandeur_, toutes les cinq vtues de
+blanc, les yeux levs au ciel comme si elles chantaient une romance; les
+trois garons en uniformes d'coles militaires ou d'coles prives. Et
+penser qu'un simple petit clat d'obus pouvait le sparer jamais de
+ces tres chris!
+
+--Ah! oui, reprit-il en soupirant, c'est une triste guerre! Puisse Dieu
+chtier les Anglais!
+
+Marcel n'avait pas encore eu le temps de se remettre de l'bahissement
+que lui avait caus ce souhait imprvu, lorsqu'un sous-officier vint
+dire au chef de bataillon que M. le comte le demandait l'instant mme.
+Blumhardt se leva donc, non sans avoir caress d'un regard de tendre
+regret les bouteilles de liqueur, et il s'loigna vers le chteau.
+
+Le sous-officier resta avec Marcel. C'tait un jeune docteur en droit,
+qui remplissait auprs du gnral les fonctions de secrtaire. Il ne
+manquait aucune occasion de parler franais, pour se perfectionner dans
+la pratique de cette langue, et il engagea tout de suite la
+conversation avec le chtelain. Il expliqua d'abord qu'il n'tait qu'un
+universitaire mtamorphos en soldat: l'ordre de mobilisation l'avait
+surpris alors qu'il tait professeur dans un collge et la veille de
+contracter mariage. Cette guerre avait drang tous ses plans.
+
+--Quelle calamit, monsieur! Quel bouleversement pour le monde! Nombreux
+taient ceux qui voyaient venir la catastrophe, et il tait invitable
+qu'elle se produist un jour ou l'autre. La faute en est au capital, au
+maudit capital.
+
+Le sous-officier tait socialiste. Il ne dissimulait point la part qu'il
+avait prise quelques actes un peu hardis de son parti, et cela lui
+avait valu des perscutions et des retards dans son avancement. Mais la
+Social-Dmocratie tait accepte maintenant par l'empereur et flatte
+par les _junkers_ les plus ractionnaires. L'union s'tait faite
+partout. Les dputs avancs formaient au Reichstag le groupe le plus
+docile de tous. Quant lui, il ne gardait de son pass qu'une certaine
+ardeur anathmatiser le capitalisme coupable de la guerre.
+
+Marcel se risqua discuter avec cet ennemi qui semblait d'un caractre
+doux et tolrant.
+
+--Le vrai coupable ne serait-il pas le militarisme prussien? N'est-ce
+pas le parti militariste qui a cherch et prpar le conflit, qui a
+empch tout accommodement par son arrogance?
+
+Mais le socialiste nia rsolument. Les dputs de son parti taient
+favorables la guerre, et sans aucun doute ils avaient leurs raisons
+pour cela. Le Franais eut beau rpter des arguments et des faits; ses
+paroles rebondirent sur la tte dure de ce rvolutionnaire qui,
+accoutum l'aveugle discipline germanique, laissait ses chefs le
+soin de penser pour lui.
+
+--Qui sait? finit par dire le socialiste. Il se peut que nous nous
+soyons tromps; mais l'heure actuelle tout cela est obscur, et nous
+manquons des lments qui nous permettraient de nous former une opinion
+sre. Lorsque le conflit aura pris fin, nous connatrons les vrais
+coupables, et, s'ils sont des ntres, nous ferons peser sur eux les
+justes responsabilits.
+
+Marcel eut envie de rire en prsence d'une telle candeur. Attendre la
+fin de la guerre pour savoir qui en tait responsable? Mais, si l'empire
+tait victorieux, comment serait-il possible qu'en plein triomphe on ft
+peser sur les militaristes les responsabilits d'une guerre heureuse?
+
+--Dans tous les cas, ajouta le sous-officier en s'acheminant avec Marcel
+vers le chteau, cette guerre est triste. Que de morts! Nous serons
+vainqueurs; mais un nombre immense des ntres succombera avant la
+bataille dcisive.
+
+Et, songeur, il s'arrta sur le pont-levis et se mit jeter des
+morceaux de pain aux cygnes qui voluaient sur les eaux du foss. On
+continuait entendre gronder au loin la tempte invisible, qui
+devenait de plus en plus violente.
+
+--Peut-tre la livre-t-on en ce moment, cette bataille dcisive, reprit
+le sous-officier. Ah! puisse notre prochaine entre Paris mettre un
+terme ces massacres et donner au monde le bienfait de la paix!
+
+ * * * * *
+
+Le crpuscule tombait, lorsque Marcel aperut un grand rassemblement
+l'entre du chteau. C'taient des paysans, hommes et femmes, qui
+entouraient un piquet de soldats. Il s'approcha du groupe et vit le
+commandant Blumhardt la tte du dtachement. Parmi les fantassins en
+armes s'avanait un garon du village, entre deux hommes qui lui
+tenaient sur la poitrine la pointe de leurs baonnettes. Son visage,
+marqu de taches de rousseur et dpar par un nez de travers, tait
+d'une lividit de cire; sa chemise, sale de suie, tait dchire, et on
+y voyait les marques des grosses mains qui l'avaient mise en lambeaux;
+l'une de ses tempes, le sang coulait d'une large blessure. Derrire lui
+marchait une femme chevele, qu'entouraient quatre gamines et un
+bambin, tous maculs de noir comme s'ils sortaient d'un dpt de
+charbon. La femme gesticulait avec violence et entrecoupait de sanglots
+les paroles qu'elle adressait aux soldats et que ceux-ci ne pouvaient
+comprendre.
+
+Ce garon tait son fils. La veille, la mre s'tait rfugie avec ses
+enfants dans la cave de leur maison incendie; mais la faim les avait
+obligs d'en sortir. Quand les Allemands avaient vu le jeune homme, ils
+l'avaient pris et maltrait. Ils croyaient que ce garon avait vingt
+ans, le considraient comme d'ge tre soldat, et voulaient le
+fusiller sance tenante, pour qu'il ne s'enrlt point dans l'arme
+franaise.
+
+--Mais ce n'est pas vrai! protestait la femme. Il n'a pas plus de
+dix-huit ans... Il n'a mme pas dix-huit ans: il n'a que dix-sept ans et
+demi!...
+
+Et elle se tournait vers les autres femmes pour invoquer leur
+tmoignage: de lamentables femmes aussi sales qu'elle-mme et dont les
+vtements lacrs exhalaient une odeur de suie, de misre et de mort.
+Toutes confirmaient les paroles de la mre et joignaient leurs
+lamentations aux siennes; quelques-unes, contre toute vraisemblance,
+n'attribuaient mme au prisonnier que seize ans, que quinze ans. Les
+petits contemplaient leur frre avec des yeux dilats par la terreur et
+mlaient leurs cris aigus au choeur des femmes vocifrantes.
+
+Lorsque la mre reconnut M. Desnoyers, elle s'approcha de lui et se
+rassrna soudain, comme si elle tait sre que le matre du chteau
+pouvait sauver son fils. Devant ce dsespoir qui l'appelait l'aide,
+Marcel, persuad que Blumhardt, aprs le courtois entretien qu'ils
+avaient eu ensemble, l'couterait volontiers, se fit un devoir
+d'intervenir. Il dit donc au commandant qu'il connaissait ce
+garon,--par le fait, il ne se souvenait pas de l'avoir jamais vu,--et
+qu'il le croyait peine g de dix-neuf ans.
+
+--Mais, repartit Blumhardt, le secrtaire de la mairie vient d'avouer
+qu'il a vingt ans!
+
+--Mensonge! hurla la mre. Le secrtaire a fait erreur! Il est vrai que
+mon fils est robuste pour son ge, mais il n'a pas vingt ans. Monsieur
+Desnoyers vous l'atteste!
+
+--Au surplus, ajouta Marcel, mme s'il les avait, serait-ce une raison
+pour le fusiller?
+
+Blumhardt haussa les paules sans rpondre. Maintenant qu'il exerait
+ses fonctions de chef, il n'attachait plus aucune importance ce que
+lui disait le chtelain.
+
+--Avoir vingt ans n'est pas un crime, insista Marcel.
+
+--Assez! interrompit rudement Blumhardt. Ce n'est ni votre affaire ni la
+mienne. Je suis homme de conscience, et, puisqu'il y a doute, je vais
+consulter le gnral. C'est lui qui dcidera.
+
+Ils ne prononcrent plus un mot. Devant le pont-levis, l'escorte
+s'arrta avec son prisonnier. De l'un des appartements sortaient les
+accords d'un piano, et cela parut de bon augure Marcel: c'tait sans
+doute le comte qui touchait de cet instrument, et un artiste ne pouvait
+tre inutilement cruel. Introduits au salon, ils trouvrent en effet le
+gnral assis devant un magnifique piano queue, dont l'intendant
+aurait bien voulu s'emparer, mais que le compositeur avait donn l'ordre
+de laisser en place pour son propre usage. Blumhardt exposa brivement
+l'affaire, tandis que l'autre, d'un air ennuy, faisait courir ses
+doigts sur les touches.
+
+--O est le prisonnier? demanda enfin le gnral.
+
+--En bas, prs du pont-levis.
+
+Le gnral se leva, s'approcha d'une fentre, fit signe aux soldats
+d'amener le prisonnier devant lui. Il regarda le garon pendant une
+demi-minute, tout en fumant la cigarette turque qu'il venait d'allumer,
+puis marmotta entre ses dents: Tant pis pour lui: il est trop laid!
+Et, se retournant vers le chef de bataillon:
+
+--Cet homme a vingt ans passs, pronona-t-il. Faites votre devoir.
+
+Marcel, confondu, sortit avec Blumhardt. Comme ils traversaient le
+vestibule, ils rencontrrent le concierge qui, en compagnie de sa fille
+Georgette, apportait du pavillon un matelas et des draps. Le chtelain,
+qui ne voulait pas embarrasser ces braves gens de sa personne une
+seconde nuit, mais qui, malgr l'invitation du comte, ne voulait pas non
+plus se rinstaller dans les appartements ct de l'intrus, avait
+command qu'on lui prpart un lit dans une mansarde, sous les combles.
+Or, depuis que les concierges voyaient leur matre en bonnes relations
+avec les Allemands, ils ne craignaient plus autant les envahisseurs et
+vaquaient sans crainte leurs besognes, persuads qu'au moins en plein
+jour et dans le chteau ils ne couraient aucun risque.
+
+A la vue de Georgette, le chef de bataillon, malgr la raideur qu'il
+affectait dans le service, s'humanisa et dit au pre:
+
+--Elle est gentille, votre petite.
+
+Elle se tenait devant lui, droite, timide, les yeux baisss, un peu
+tremblante comme si elle pressentait un pril obscur; mais elle n'en
+faisait pas moins effort pour sourire. Blumhardt crut sans doute que ce
+sourire tait de sympathie; car il devint plus familier, et, de sa
+grosse patte, il caressa les joues et pina le menton de la jouvencelle.
+A ce dsagrable contact les yeux de Georgette s'emplirent de larmes.
+Ceux du commandant brillaient de plaisir. Marcel, qui l'observait,
+demeura perplexe. Comment tait-il possible que cet homme, qui allait
+faire fusiller sans piti un innocent, pt tre en mme temps un bon
+pre de famille qui, parmi les horreurs de la guerre, s'attendrissait
+regarder une fillette, sans doute parce qu'elle lui rappelait les cinq
+enfants qu'il avait laisss Cassel? Dcidment l'me humaine tait un
+trange tissu de contradictions.
+
+--Au revoir, dit Blumhardt Georgette. Tu vois bien que je ne suis pas
+mchant. Veux-tu m'embrasser?
+
+Et il se pencha vers elle. Mais elle eut un mouvement si violent de
+rpulsion qu'il ne put se mprendre sur les sentiments de la jeune
+fille, et lui dit en ricanant, avec un regard qui n'avait plus rien de
+paternel:
+
+--Tu as beau faire la vilaine avec moi; a ne m'empche pas de te
+trouver jolie.
+
+ * * * * *
+
+Pendant les quatre jours qui suivirent, Marcel mena une vie absurde,
+coupe d'horribles visions. Pour ne plus avoir de rapports avec les
+occupants du chteau, il ne quittait gure sa mansarde, o il restait
+tendu sur son lit toute la matine se dsoler et rvasser.
+
+Au cours de ces heures d'oisivet anxieuse, il se rappela certains
+bas-reliefs assyriens du British Museum, dont il avait vu les
+photographies chez un de ses amis, quelques mois auparavant. Ces
+monuments de l'antique brutalit humaine lui avaient paru terribles. Les
+guerriers incendiaient les villes; les prisonniers dcapits
+s'entassaient par monceaux; les paysans pacifiques, rduits en
+esclavage, s'en allaient en longues files, la chane au cou. Et il
+s'tait flicit de vivre dans une poque o de telles horreurs taient
+devenues impossibles. Mais non: en dpit des sicles couls, la guerre
+tait toujours la mme. Aujourd'hui encore, sous le casque pointe, les
+soldats procdaient comme avaient procd jadis les satrapes la mitre
+bleue et la barbe annele. On fusillait l'adversaire, encore qu'il
+n'et pas pris les armes; on assassinait les blesss et les prisonniers;
+on acheminait vers l'Allemagne le troupeau des populations civiles,
+asservies comme les captifs d'autrefois. A quoi donc avait servi ce que
+les modernes appellent orgueilleusement le progrs? Qu'taient devenues
+ces lois de la guerre qui se vantaient de soumettre la force elle-mme
+au respect du droit et qui prtendaient obliger les hommes se battre
+en se faisant les uns aux autres le moins de mal possible? La
+civilisation n'tait-elle qu'un trompe-l'oeil et une duperie?...
+
+Chaque matin, vers midi, la femme du concierge montait la mansarde
+pour avertir son matre qu'elle lui avait prpar djeuner; mais il
+rpondait qu'il n'avait pas faim, qu'il ne voulait pas descendre. Alors
+elle insistait, lui offrait d'apporter dans la mansarde le maigre menu.
+Il finissait par consentir, et, tout en mangeant, il causait avec elle.
+
+Elle lui racontait ce qui se passait au chteau. Ah! quelle vie menait
+cette soldatesque! Comme ils buvaient, chantaient, hurlaient! Aprs une
+furieuse ripaille, ils avaient bris tous les meubles de la salle
+manger; puis ils s'taient mis danser, quelques-uns demi nus,
+imitant les dandinements et les grimaces fminines. Le comte lui-mme
+tait ivre comme une bourrique, et, vautr sur les coussins d'un divan,
+il contemplait avec dlices ce hideux spectacle.
+
+--Et dire que nous sommes obligs de servir ces brutes! gmissait la
+pauvre femme. Ils ne sont plus les mmes qu' leur arrive. Les soldats
+annoncent que leur rgiment part demain pour une grande bataille; c'est
+cela qui les rend fous. Ils me font peur, ils me font peur!
+
+Ce qu'elle ne disait pas, mais ce qui lui torturait l'me, c'tait
+qu'elle avait peur surtout pour Georgette. La veille, elle avait vu
+quelques-uns de ces hommes rder autour de la conciergerie, et elle
+avait eu aussitt l'ide de cacher sa fille. La chose n'tait pas facile
+dans une proprit envahie par des centaines de soldats, dans un chteau
+dont toutes les serrures avaient t mthodiquement brises tous les
+tages. Mais elle se souvint qu' ct de la mansarde occupe par le
+chtelain il y avait, dans l'angle des combles, un petit rduit dont ces
+sauvages avaient nglig d'abattre la porte; et, comme les soldats ne
+faisaient jamais l'inutile ascension du grenier, elle pensa que ce
+serait pour sa fille une bonne cachette, d'autant mieux que la prsence
+du chtelain dans la mansarde contigu serait, le cas chant, une
+protection pour la fillette. Marcel approuva les prcautions prises,
+promit de veiller sur sa jeune voisine et fit recommander l'enfant de
+se tenir tranquille et silencieuse.
+
+La nuit suivante, vers trois heures, le chtelain fut brusquement
+rveill par le bruit d'une porte qui d'abord grina sous une forte
+pousse, puis fut jete bas d'un coup d'paule. Et aussitt aprs
+retentirent des cris fminins, des supplications, des sanglots
+dsesprs. C'tait Georgette qui appelait au secours, tout en se
+dfendant contre l'ignoble outrage. Mais soudain une autre voix tonna
+dans le couloir:
+
+--Ah! brigand!...
+
+Une lutte d'un instant s'engagea au seuil du rduit et se termina par un
+coup de revolver. Tout cela s'tait fait si vite que Marcel avait eu
+peine le temps de sauter bas de son lit et de commencer se vtir.
+Lorsqu'il sortit de sa mansarde, un bougeoir la main, il se heurta
+contre un corps qui agonisait: c'tait le concierge dont les yeux
+vitreux taient dmesurment ouverts et dont les lvres se couvraient
+d'une cume sanglante, tandis qu' ct de sa main droite luisait un
+long couteau de cuisine. Et Marcel reconnut aussi le meurtrier: c'tait
+le commandant Blumhardt, qui tenait encore son revolver la main: un
+Blumhardt nouveau, la face livide, aux yeux lubriques, avec une
+bestiale expression d'arrogance froce. A l'autre bout du corridor,
+plusieurs soldats, attirs par la dtonation, montaient bruyamment
+l'escalier.
+
+En somme, le mari d'Augusta n'tait pas fier d'tre surpris au milieu
+d'une telle aventure. Quand les soldats, dont les uns portaient des
+lumires et dont les autres taient arms de sabres et de fusils,
+furent arrivs prs du chef de bataillon, celui-ci chercha
+instinctivement les mots qui expliqueraient sa prsence en ces lieux et
+le drame sanglant qui venait de s'accomplir. Une soudaine sonnerie de
+clairon, clatant dans la cour du chteau, lui vint en aide. C'tait le
+signal du rveil pour le rgiment qui devait quitter le chteau. Alors
+Blumhardt, dispens de longues explications, dit aux soldats, en
+montrant le cadavre du concierge:
+
+--Je me suis dfendu contre ce lche qui m'a tratreusement attaqu:
+voyez le couteau. Justice est faite. Vous entendez le clairon qui nous
+appelle. Demi-tour, et tous en bas!
+
+Sur quoi, le tapage des gros souliers clous s'loigna dans le couloir,
+dvala l'escalier, s'affaiblit, se perdit. Le ciel commenait
+s'clairer des premires lueurs du jour. On entendait au loin le
+grondement continu du canon. Dans le parc du chteau et dans le village,
+des roulements de tambour, des notes aigus de fifre, des coups de
+sifflet indiquaient que les troupes allemandes partaient pour la
+bataille.
+
+
+
+
+IX
+
+LA RECULADE
+
+
+Dans la matine, lorsque le chtelain sortit du parc, il vit la valle
+blonde et verte sourire au soleil. Tout tait dans un profond repos;
+aucun objet ne se mouvait, aucune figure humaine ne se dessinait dans le
+paysage. Marcel eut l'impression d'tre plus seul qu'au temps o,
+chassant devant lui un troupeau de btail, il franchissait les dserts
+des Andes sous un ciel travers de temps autre par des condors.
+
+Il se dirigea vers le village, qui n'tait plus gure qu'un amas de murs
+en ruines. De ces ruines mergeaient et l quelques maisonnettes
+intactes. Le clocher incendi, dont la charpente tait dpouille de ses
+ardoises et noircie par le feu, portait encore sa croix tordue. Dans les
+rues parsemes de bouteilles, de poutres rduites en tisons, de dbris
+de toute sorte, il n'y avait pas une me. Les cadavres avaient disparu;
+mais une horrible puanteur de graisse brle et de chair dcompose
+prenait Marcel aux narines.
+
+Arriv sur la place, il s'approcha des maisons restes debout, appela
+plusieurs reprises. Personne ne lui rpondit. Toute la population avait
+donc abandonn Villeblanche? Aprs avoir attendu plusieurs minutes, il
+aperut un vieillard qui s'avanait vers lui avec prcaution, parmi les
+dcombres. Quelques femmes et quelques enfants suivirent le vieillard et
+se rassemblrent autour de Marcel. Depuis quatre jours ces gens vivaient
+cachs dans les caves, sous leurs logis effondrs. La crainte leur avait
+fait oublier la faim; mais, depuis que l'ennemi n'tait plus l, ils
+ressentaient cruellement les besoins physiques touffs par la terreur.
+
+--Du pain, monsieur! Mes petits se meurent!
+
+--Du pain!... Du pain!...
+
+Machinalement, le chtelain mit la main la poche et en tira des pices
+d'or. A l'aspect de ce mtal les yeux brillrent, mais ils s'teignirent
+aussitt. Ce qu'il fallait, ce n'tait pas de l'or, c'tait du pain, et
+il n'y avait plus dans le village ni boulangerie, ni boucherie, ni
+picerie. Les Allemands s'taient empars de tous les comestibles, et le
+bl mme avait pri avec les greniers et les granges. Que pouvait le
+millionnaire pour remdier cette dtresse? Quoiqu'il se rendt compte
+de son impuissance, il n'en distribua pas moins ces malheureux des
+louis qu'ils recevaient avec gratitude, mais qu'ensuite ils
+considraient dans leur main noire avec dcouragement. A quoi cela
+pouvait-il leur servir?
+
+Comme Marcel s'en retournait, dsespr, vers le chteau, il eut la
+surprise d'entendre derrire lui le bruit mtallique d'une automobile
+allemande qui revenait du sud, roulant sur la route dans la direction
+qu'il suivait. Quelques minutes plus tard, ce fut tout un convoi de
+grandes automobiles qui apparurent sur le chemin, escortes par des
+pelotons de cavalerie. Lorsqu'il rentra dans son parc, des soldats
+taient dj occups y tendre les fils d'une ligne tlphonique, et le
+convoi d'automobiles y pntra en en mme temps que lui.
+
+Les automobiles, comme aussi les fourgons qui les accompagnaient,
+portaient tous la croix rouge peinte sur fond blanc. C'tait une
+ambulance qui venait s'tablir au chteau. Les mdecins, vtus de drap
+verdtre et arms comme les officiers, imitaient la hauteur tranchante
+et la raideur insolente de ceux-ci. On tira des fourgons des centaines
+de lits pliants, qui furent rpartis dans les diffrentes pices. Tout
+cela se faisait avec une promptitude mcanique, sur des ordres brefs et
+premptoires. Une odeur de pharmacie, de drogues concentres, se
+rpandit dans les appartements et s'y mla la forte odeur des
+antiseptiques dont on avait arros les parquets et les murs, pour
+rendre inoffensifs les rsidus de l'orgie nocturne. Un peu plus tard, il
+arriva aussi des femmes vtues de blanc, viragos aux yeux bleus et aux
+cheveux en filasse. D'aspect grave, dur, austre, ces infirmires
+avaient l'aspect de religieuses; mais elles portaient le revolver sous
+leurs vtements.
+
+A midi, de nouvelles automobiles afflurent en grand nombre vers
+l'norme drapeau blanc, charg d'une croix rouge, qui avait t hiss
+sur la plus haute tour du chteau. Ces voitures arrivaient toujours du
+ct de la Marne; leur mtal tait bossel par les projectiles, leurs
+glaces toiles de trous. De l'intrieur sortaient des hommes et des
+hommes, les uns encore capables de marcher, les autres ports sur des
+brancards: faces ples ou rubicondes, profils aquilins ou camus, ttes
+blondes ou enveloppes de bandages sanglants, bouches qui riaient avec
+un rire de bravade ou dont les lvres bleuies laissaient chapper des
+plaintes, mchoires soutenues par des ligatures de toile, corps qui, en
+apparence, taient indemnes et qui pourtant agonisaient, capotes
+dboutonnes o l'on constatait le vide de membres absents. Ce flot de
+souffrance inonda le chteau; il n'y resta plus un seul lit inoccup, et
+les derniers brancards durent attendre dehors, l'ombre des arbres.
+
+Le tlphone fonctionnait incessamment. Les oprateurs, revtus de
+tabliers, allaient de ct et d'autre, travaillant le plus vite
+possible. Ceux qui mouraient de l'opration laissaient un lit
+disponible pour les nouveaux venus. Les membres coups, les os casss,
+les lambeaux de chair s'entassaient dans des paniers, et, lorsque les
+paniers taient pleins, des soldats les enlevaient tout dgouttants de
+sang, et allaient enfouir le contenu au fond du parc. D'autres soldats,
+par couples, emportaient de longues choses enveloppes dans des draps de
+lit: c'taient des morts. Le parc se convertissait en cimetire et des
+tombes s'ouvraient partout. Les Allemands, arms de pioches et de
+pelles, se faisaient aider dans leur funbre travail par une douzaine de
+paysans prisonniers, qui creusaient la terre et qui prtaient main forte
+pour descendre les corps dans les fosses. Bientt il y eut tant de
+cadavres qu'on les amena sur une charrette et que, pour faire plus vite,
+on les dchargea directement dans les trous, comme des matriaux de
+dmolition.
+
+Marcel, qui n'avait mang depuis le matin qu'un des morceaux de pain
+trouvs par la concierge dans la salle manger, aprs le dpart des
+Allemands, et qui avait laiss les autres morceaux pour cette femme et
+pour sa fille, commena sentir le tourment de la faim. Pouss par la
+ncessit, il s'approcha de quelques mdecins qui parlaient le franais;
+mais il ddaignrent de rpondre sa demande, et, lorsqu'il voulut
+insister, ils le chassrent par une injurieuse bourrade. Eh quoi? Lui
+faudrait-il donc mourir de faim dans son propre chteau? Pourtant ces
+gens mangeaient; les robustes infirmires s'taient mme installes
+dans la cuisine et s'y empiffraient de victuailles. Il alla les
+solliciter; mais elles ne lui furent pas plus pitoyables que les
+mdecins.
+
+Il errait, le ventre creux, dans les alles de son fastueux domaine,
+lorsqu'il aperut un infirmier grande barbe rousse, qui, adoss au
+tronc d'un arbre, se taillait lentement des bouches dans une grosse
+miche de pain, puis mordait mme dans un long morceau de saucisse aux
+pois, de l'air d'un homme dj repu. Le millionnaire famlique
+s'approcha, fit comprendre par gestes qu'il tait jeun, montra une
+pice d'or. Les yeux de l'infirmier brillrent et un sourire dilata sa
+bouche d'une oreille l'autre.
+
+--_Ia_, _ia_, dit-il, comprenant fort bien la mimique de Marcel.
+
+Et il prit la pice, donna en change au chtelain le reste de la miche
+et de la saucisse. Le chtelain les saisit et courut jusqu'au pavillon,
+o il partagea ces aliments avec la veuve et l'orpheline.
+
+La nuit suivante, Marcel fut tenu veill, non seulement par l'horreur
+des visions de la journe, mais aussi par le bruit de la canonnade qui
+se rapprochait. Les automobiles continuaient arriver du front,
+dposer leur chargement de chair lacre, puis repartir. Et dire que,
+de l'un et de l'autre ct de la ligne de combat, sur plus de cent
+kilomtres peut-tre, il y avait une quantit d'ambulances semblables
+o les hommes moribonds affluaient de toutes parts, et qu'en outre il
+restait sur le champ de bataille des milliers de blesss non recueillis,
+qui hurlaient en vain sur la glbe, qui tranaient dans la poussire et
+dans la boue leurs plaies bantes, et qui expiraient en se roulant dans
+les mares de leur propre sang!
+
+Le lendemain matin, Marcel retrouva dans son parc l'infirmier qui
+l'attendait au mme endroit, avec une serviette pleine de provisions. Il
+crut que cet homme tait venu l par bont, et il lui offrit de nouveau
+une pice d'or.
+
+--_Nein_! fit l'autre en loignant son paquet de la main qui
+s'allongeait pour le prendre.
+
+Marcel, tonn et vex de s'tre mpris sur les sentiments de ce teuton,
+lui offrit une seconde pice d'or.
+
+--_Nein_! rpta l'infirmier avec le mme geste de refus.
+
+Ah! le voleur! pensa Marcel. Comme il abuse de la situation!
+
+Mais ncessit fait loi, et le chtelain dut donner cinq louis pour
+obtenir les vivres.
+
+Cependant la canonnade s'tait rapproche encore, et le chtelain
+comprit qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire. Les automobiles
+arrivaient et repartirent de plus en plus vite et le personnel de
+l'ambulance avait l'air effar. Bientt un bruit de foule se fit
+entendre hors du parc et les chemins s'encombrrent. C'tait une
+nouvelle invasion, mais rebours. Pendant des heures entires, il y eut
+un dfil de camions poudreux dont les moteurs haletaient. Puis ce
+furent des rgiments d'infanterie, des escadrons de cavalerie, des
+batteries d'artillerie. Tout cela marchait lentement, et Marcel
+demeurait perplexe. tait-ce une droute? tait-ce un simple changement
+de position? Ce qui, dans tous les cas, lui faisait plaisir, c'tait le
+sombre mutisme des officiers, l'air abruti et morne des hommes.
+
+A la nuit, le passage des troupes continuait et la canonnade se
+rapprochait toujours. Quelques dcharges taient mme si voisines que
+les vitres des fentres en tremblaient. Un paysan, qui tait venu se
+rfugier au chteau, put donner quelques nouvelles. Les Allemands se
+retiraient; mais ils avaient dispos plusieurs de leurs batteries sur la
+rive droite de la Marne, pour tenter une dernire rsistance. On allait
+donc se battre dans le village.
+
+En attendant, le dsordre croissait l'ambulance et la rgularit
+automatique de la discipline y tait visiblement compromise. Mdecins et
+infirmiers avaient reu l'ordre d'vacuer le chteau; c'tait pour cela
+que, chaque fois qu'arrivait une automobile charge de blesss, ils
+criaient, juraient, ordonnaient au chauffeur de pousser plus loin vers
+l'arrire.
+
+En dpit de cet ordre, l'une des automobiles dchargea ses blesss:
+l'tat de ces hommes tait si grave que les mdecins les acceptrent,
+jugeant sans doute inutile que les malheureux poursuivissent leur
+voyage. Ces blesss demeurrent l'abandon dans le jardin, sur les
+brancards de toile qui avaient servi les apporter.
+
+A la lueur des lanternes, Marcel reconnut un de ces moribonds: c'tait
+le secrtaire du comte, le professeur socialiste avec lequel il avait
+caus de l'attitude du parti ouvrier l'gard de la guerre. Cet homme
+tait blme, avait les joues tires, les yeux comme obscurcis de brume;
+on ne lui voyait pas de blessure apparente; mais, sous la capote qui le
+recouvrait, ses entrailles, laboures par une pouvantable dchirure,
+exhalaient une puanteur d'abattoir. En apercevant Marcel debout devant
+lui, il se rendit compte du lieu o il se trouvait. Parmi tout ce monde
+qui s'agitait dans le voisinage, le chtelain tait la seule personne
+qu'il connt, et, d'une voix faible, il lui adressa la parole comme un
+ami. Sa brigade n'avait pas eu de chance; elle tait arrive sur le
+front un moment difficile, et elle avait t lance tout de suite en
+avant pour soutenir des troupes qui flchissaient; mais elle n'avait pas
+russi rtablir la situation, et presque tous les officiers logs la
+veille au chteau avaient t tus. Ds le premier engagement, le
+capitaine Blumhardt avait eu la poitrine troue par une balle. Le comte
+avait la mchoire fracasse par un clat d'obus. Quant au professeur
+lui-mme, il tait rest un jour et demi sur le champ de bataille avant
+qu'on le relevt.
+
+--Triste guerre, monsieur! conclut-il.
+
+Et, avec l'obstination du sectaire entich de ses ides jusqu' la mort:
+
+--Qui est coupable de l'avoir voulue? ajouta-t-il. Nous ne possdons pas
+les lments d'apprciation ncessaires pour en juger avec certitude.
+Mais, quand la guerre aura pris fin....
+
+La parole expira sur ses lvres et il s'vanouit, puis par l'effort.
+Le pauvre diable! Avec ses habitudes de raisonneur obtus, lourd et
+disciplin, il s'obstinait encore renvoyer aprs la guerre la
+condamnation du crime qui lui cotait la vie.
+
+La canonnade et la fusillade taient devenues trs voisines, et le son
+des dtonations permettait de distinguer celles de l'artillerie
+allemande et celles de l'artillerie franaise. Dj quelques projectiles
+franais passaient par-dessus la Marne et venaient clater aux abords du
+parc.
+
+Vers minuit, l'ambulance fit ses prparatifs pour vacuer le chteau. A
+l'aube, les blesss, les infirmiers et les mdecins partirent dans un
+grand vacarme d'automobiles qui grinaient, de chevaux qui piaffaient,
+d'officiers qui vocifraient. Au jour, le chteau et le parc taient
+dserts, quoique le drapeau de la croix rouge continut flotter au
+sommet de la tour.
+
+Cette solitude ne dura pas longtemps. Un bataillon d'infanterie
+allemande fit irruption dans le parc avec ses fourgons, ses chevaux de
+trait et de selle, et se dploya le long des murs de clture. Des
+soldats arms de pics y ouvrirent des crneaux, et, ds que les crneaux
+furent ouverts, d'autres soldats, dposant leurs sacs pour tre plus
+l'aise, vinrent s'agenouiller prs des ouvertures. Interrompu depuis
+quelques heures, le combat reprenait de plus belle, et, dans les
+intervalles de la fusillade et de la canonnade, on entendait comme des
+claquements de fouet, des bouillonnements de friture, des grincements de
+moulin caf: c'tait la crpitation incessante des fusils et des
+mitrailleuses. La fracheur du matin couvrait les hommes et les choses
+d'un embu d'humidit; sur la campagne flottaient des tranes de
+brouillard qui donnaient aux objets les contours incertains de l'irrel;
+le soleil n'tait qu'une tache ple s'levant entre des rideaux de
+brume; les arbres pleuraient par toutes les rugosits de leurs branches.
+
+Un coup de foudre dchira l'air, si proche et si assourdissant qu'il
+paraissait avoir clat dans le chteau mme. Marcel chancela comme s'il
+avait reu un choc dans la poitrine. Un canon venait de tirer
+quelques pas de lui. Ce fut alors seulement qu'il remarqua que des
+batteries prenaient position dans son parc. Plusieurs pices dj
+installes se dissimulaient sous des abris de feuillage, et des rebords
+de terre d'environ 30 centimtres s'levaient autour de chaque pice, de
+manire dfendre les pieds des servants, tandis que leurs corps
+taient protgs par des blindages qui formaient cran droite et
+gauche du canon.
+
+Marcel finit par s'accoutumer ces dcharges dont chacune semblait
+faire le vide l'intrieur de son crne. Il grinait les dents, serrait
+les poings; mais il restait immobile, sans dsir de s'en aller, admirant
+le calme des chefs qui donnaient froidement leurs ordres et
+l'intrpidit des soldats qui s'empressaient comme d'humbles serviteurs
+autour des monstres tonnants.
+
+Au loin, de l'autre ct de la Marne, l'artillerie franaise tirait
+aussi, et son activit se manifestait par de petits nuages jaunes qui
+s'attardaient en l'air et par des colonnes de fame qui s'levaient en
+divers points du paysage. Mais les obus franais respectaient le
+chteau, qui semblait entour d'une atmosphre de protection. Cela parut
+trange Marcel, qui regarda le haut des tours. Le drapeau blanc
+croix rouge continuait y flotter.
+
+Les vapeurs matinales se dissiprent; les collines et les bois
+mergrent du brouillard. Quand toute la valle fut dcouverte, Marcel,
+du lieu o il tait, eut la surprise de voir la rivire de Marne, hier
+encore masque en cet endroit par les arbres: pendant la nuit, le canon
+avait ouvert de grandes fentres dans la muraille de verdure. Mais ce
+qui l'tonna davantage encore, ce fut de n'apercevoir personne,
+absolument personne, dans ce vaste paysage boulevers par les rafales
+d'obus. Plus de cent mille hommes devaient tre blottis dans les plis du
+terrain que ses regards embrassaient, et pas un seul n'tait visible.
+Les engins meurtriers accomplissaient leur tche sans trahir leur
+prsence par d'autres signes perceptibles que la fume des dtonations
+et les spirales noires surgissant l'endroit o les gros projectiles
+clataient sur le sol. Ces spirales s'levaient de tous les cts,
+entouraient le chteau comme un cercle de toupies gigantesques; mais
+aucune d'elles n'tait voisine de l'difice. Marcel regarda de nouveau
+le drapeau blanc croix rouge et pensa: Quelle lchet! Quelle
+infamie!
+
+Le bataillon allemand avait fini de s'installer le long du mur, face
+la rivire. Les soldats avaient appuy leurs fusils aux crneaux. Tous
+ces hommes avaient un peu l'air de dormir les yeux ouverts; quelques-uns
+s'affaissaient sur leurs talons ou s'affalaient contre le mur. Les
+officiers, debout derrire eux, observaient la plaine avec leurs
+jumelles de campagne ou discutaient en petits groupes. Les uns
+semblaient dcourags, d'autres exasprs par le recul accompli depuis
+la veille; mais la plupart, avec la passivit de la discipline,
+demeuraient confiants. Le front de bataille n'tait-il pas immense? Qui
+pouvait prvoir le rsultat final? Ici on battait en retraite; ailleurs
+on ralisait peut-tre une avance dcisive. Tout ce qu'il y avait
+regretter, c'tait qu'on s'loignt de Paris.
+
+Soudain ils se mirent tous regarder en l'air, et Marcel les imita. En
+contractant les paupires pour mieux voir, il finit par distinguer, au
+bord d'un nuage, une sorte de libellule qui brillait au soleil. Dans les
+brefs intervalles de silence qui se produisaient parfois au milieu du
+tintamarre de l'artillerie, ses oreilles percevaient un bourdonnement
+faible qui paraissait venir de ce brillant insecte. Les officiers
+hochrent la tte: _Franzosen!_ On ne pouvait distinguer les anneaux
+tricolores, analogues ceux qui ornent les robes des pavillons; mais la
+visible inquitude des Allemands ne laissait aucun doute Marcel:
+c'tait un avion franais qui survolait le chteau, sans prendre garde
+aux obus dont les bulles blanches clataient autour de lui. Puis l'avion
+vira lentement et s'loigna vers le sud.
+
+Il les a reprs, pensa Marcel; il sait maintenant ce qu'il y a ici.
+Et aussitt tout ce qui s'tait pass depuis l'aube parut sans
+importance au chtelain; il comprit que l'heure vraiment tragique tait
+venue, et il prouva tout la fois une peur insurmontable et une
+fivreuse curiosit.
+
+Un quart d'heure aprs, une explosion stridente rsonna hors du parc,
+mais proximit du mur. Ce fut comme un coup de hache gigantesque, qui
+fit voler des ttes d'arbres, fendit des troncs en deux, souleva de
+noires masses de terre avec leurs chevelures d'herbe. Quelques pierres
+tombrent du mur. Les Allemands baissrent un peu la tte, mais sans
+moi visible. Depuis qu'ils avaient aperu l'aroplane, ils savaient que
+cela tait invitable: le drapeau de la croix rouge ne pouvait plus
+tromper les artilleurs franais.
+
+Avant que Marcel et eu le temps de revenir de sa surprise, une seconde
+explosion se produisit, tout prs du mur; puis une troisime,
+l'intrieur du parc. Une odeur d'acides lui rendit la respiration
+difficile, lui fit monter aux veux la cuisson des larmes; mais, en
+compensation, il cessa d'entendre les bruits effroyables qui
+l'entouraient; il les devinait encore la houle de l'air, aux
+bourrasques de vent qui secouaient les branches; mais ses oreilles ne
+percevaient plus rien: il tait devenu sourd.
+
+Par instinct de conservation, il eut l'ide de se rfugier dans le
+pavillon du concierge, et, les jambes vacillantes, il s'engagea dans
+l'alle qui y conduisait. Mais mi-chemin un prodige l'arrta: une main
+invisible venait d'arracher sous ses yeux la toiture du pavillon et de
+jeter bas un pan de muraille. Par l'ouverture bante, l'intrieur des
+chambres apparaissait comme un dcor de thtre.
+
+Il revint en courant vers le chteau, pour se rfugier dans les profonds
+souterrains qui servaient de caves, et, lorsqu'il fut sous leurs sombres
+votes, il poussa un soupir de soulagement. Peu peu, le silence de
+cette retraite lui rendit la facult de l'oue. En haut la tempte
+continuait; mais en bas le tonnerre des artilleries adverses ne
+parvenait que comme un cho amorti.
+
+Toutefois, un certain moment, les caves elles-mmes tremblrent,
+s'emplirent d'un norme fracas. Une partie du corps de logis, atteinte
+par un gros obus, s'tait effondre. Les votes rsistrent la chute
+des tages; mais Marcel eut peur d'tre enseveli dans son refuge par une
+autre explosion, et il remonta vite l'escalier des souterrains.
+Lorsqu'il fut au rez-de-chausse, il aperut le ciel travers les toits
+crevs; il ne subsistait des appartements que des lambeaux de plancher
+accrochs aux murs, des meubles rests en suspens, des poutres qui se
+balanaient dans le vide; mais il y avait dans le _hall_ un norme
+entassement de solives, de fers tordus, d'armoires, de siges, de
+tables, de bois de lit qui taient venus s'craser l.
+
+Un anxieux dsir de lumire et d'air libre le fit sortir de l'difice
+croulant. Le soleil tait haut sur l'horizon et les cadavres devenaient
+de plus en plus nombreux dans le parc. Les blesss geignaient, appuys
+contre les troncs, ou demeuraient tendus par terre dans le mutisme de
+la souffrance. Quelques-uns avaient ouvert leur sac pour y prendre le
+paquet de pansement et soignaient leurs chairs lacres. Le nombre des
+dfenseurs du parc s'tait beaucoup accru et l'infanterie faisait de
+continuelles dcharges. De nouveaux pelotons arrivaient chaque
+instant: c'taient des hommes qui, chasss de la rivire, se repliaient
+sur la seconde ligne de dfense. Les mitrailleuses joignaient leur
+tic-tac la crpitation de la fusillade.
+
+Il semblait Marcel que l'espace tait plein du bourdonnement continu
+d'un essaim et que des milliers de frelons invisibles voltigeaient
+autour de lui. Les corces des arbres sautaient, comme arraches par des
+griffes qu'on ne voyait pas; les feuilles pleuvaient; les branches
+taient agites en sens divers; des pierres jaillissaient du sol, comme
+pousses par un pied mystrieux. Les casques des soldats, les pices
+mtalliques des quipements, les caissons de l'artillerie carillonnaient
+sous une grle magique. De grandes brches s'taient ouvertes dans le
+mur d'enceinte, et, par l'une d'elles, Marcel reconnut, au pied de la
+cte sur laquelle tait construit le chteau, plusieurs colonnes
+franaises qui avaient franchi la Marne. Les assaillants, retenus par le
+feu nourri de l'ennemi, ne pouvaient avancer que par bonds, en
+s'abritant derrire les moindres plis du terrain, pour laisser passer
+les rafales de projectiles.
+
+Soudain une trombe s'engouffra entre le mur d'enceinte et le chteau. La
+mort soufflait donc dans une nouvelle direction? Jusqu'alors elle tait
+venue du ct de la rivire, battant de front la ligne allemande
+protge par le mur. Et voil qu'avec la brusquerie d'une saute de vent
+elle se ruait d'un autre ct et prenait le mur en enfilade. Un habile
+mouvement avait permis aux Franais d'tablir leurs batteries dans une
+position plus favorable et d'attaquer de flanc les dfenseurs du
+chteau.
+
+Marcel qui, heureusement pour lui, s'tait attard un instant prs du
+pont-levis, dans un lieu que la masse de l'difice abritait contre cette
+trombe, fut le tmoin indemne d'une sorte de cataclysme: arbres abattus,
+canons dmolis, caissons sautant avec des dflagrations volcaniques,
+chevaux ventrs, hommes dpecs dont le corps volait en morceaux. Par
+places, les obus avaient creus des trous profonds dans le sol et rejet
+hors des fosses les cadavres enterrs les jours prcdents.
+
+Ce qui restait d'Allemands valides pour la dfense du mur se leva. Les
+uns, ples, les dents serres, avec des lueurs de dmence dans les yeux,
+mirent la baonnette au canon; d'autres tournrent le dos et se
+prcipitrent vers la porte du parc, sans prendre garde aux cris des
+officiers et aux coups de revolver que ceux-ci dchargeaient contre les
+fuyards.
+
+Cependant, de l'autre ct du mur, Marcel entendait comme un bruit
+confus de mare montante, et il lui semblait reconnatre dans ce bruit
+quelques notes de la _Marseillaise_. Les mitrailleuses fonctionnaient
+avec une clrit de machine coudre. Les Allemands, fous de rage,
+tiraient, tiraient sans rpit. Cette fureur n'arrta pas le progrs de
+l'attaque, et tout coup, dans une brche, des kpis rouges apparurent
+sur les dcombres. Une borde de shrapnells balaya une fois, deux fois
+cette apparition. Finalement les Franais entrrent par la brche ou
+escaladrent le mur. C'taient de petits soldats bien pris, agiles,
+ruisselants de sueur sous leur capote dboutonne; et, ple-mle avec
+eux dans le dsordre de la charge, il y avait aussi des turcos aux yeux
+endiabls, des zouaves aux culottes flottantes, des chasseurs d'Afrique
+aux vestes bleues.
+
+Les officiers allemands combattaient mort. Aprs avoir puis les
+cartouches de leurs revolvers, ils s'lanaient, le sabre haut, contre
+les assaillants, suivis par ceux des soldats qui leur obissaient
+encore. Il y eut un corps corps, une mle: baonnettes perant des
+ventres de part en part, crosses tombant comme des marteaux sur des
+crnes qui se fendaient, couples embrasss qui roulaient par terre en
+cherchant s'trangler, se mordre. Enfin les uniformes gris
+dguerpirent en se faufilant travers les arbres; mais ils ne
+russirent pas tous s'chapper, et les balles des vainqueurs
+arrtrent pour jamais beaucoup de fugitifs.
+
+Presque aussitt aprs, un gros de cavalerie franaise passa sur le
+chemin. C'taient des dragons qui venaient achever la poursuite; mais
+leurs chevaux taient extnus de fatigue, et seule la fivre de la
+victoire, qui semblait se propager des hommes aux btes, leur rendait
+encore possible un trot forc et douloureux. Un de ces dragons fit halte
+ l'entre du parc, et sa monture se mit dvorer avidement quelques
+pousses feuillues, tandis que l'homme, courb sur l'aron, paraissait
+dormir. Quand Marcel le secoua pour le rveiller, l'homme tomba par
+terre: il tait mort.
+
+L'avance franaise continua. Des bataillons, des escadrons remontaient
+du bord de la Marne, harasss, sales, couverts de poussire et de boue,
+mais anims d'une ardeur qui galvanisait leurs forces dfaillantes.
+
+Quelques pelotons de fantassins explorrent le chteau et le parc, pour
+les nettoyer des Allemands qui s'y cachaient encore. D'entre les dbris
+des appartements, de la profondeur des caves, des bosquets ravags, des
+tables et des garages incendis surgissaient des individus verdtres,
+coiffs du casque pointe, et ils levaient les bras en montrant leurs
+mains ouvertes et en criant _Kamarades!... Kamarades!... Non kaput!_
+Ils tremblaient d'tre massacrs sur place. Loin de leurs officiers et
+affranchis de la discipline, ils avaient perdu subitement toute leur
+fiert. L'un d'eux se rfugia ct de Marcel, se colla presque contre
+lui; c'tait l'infirmier barbu qui lui avait fait payer si cher quelques
+morceaux de pain.
+
+--_Franzosen!_... Moi ami des _Franzosen!_ rptait-il, pour se faire
+protger par la victime de son impudente extorsion.
+
+Aprs une mauvaise nuit passe dans les ruines de son chteau, Marcel se
+dcida partir. Il n'avait plus rien faire au milieu de ces
+dcombres. D'ailleurs la prsence de tant de morts le gnait. Il y en
+avait des centaines et des milliers. Les soldats et les paysans
+travaillaient enfouir les cadavres sur le lieu mme o ils les
+trouvaient. Il y avait des fosses dans toutes les avenues du parc, dans
+les plates-bandes des jardins, dans les cours des dpendances, sous les
+fentres de ce qui avait t les salons. La vie n'tait plus possible
+dans un pareil charnier.
+
+Il reprit donc le chemin de Paris, o il tait rsolu d'arriver
+n'importe comment.
+
+Au sortir du parc, ce furent encore des cadavres qu'il rencontra; mais
+malheureusement ils n'taient point vtus de la capote verdtre.
+L'offensive libratrice avait cot la vie beaucoup de Franais. Des
+pantalons rouges, des kpis, des chchias, des casques crinire, des
+sabres tordus, des baonnettes brises jonchaient la campagne. et l
+on apercevait des tas de cendres et de matires carbonises: c'taient
+les rsidus des hommes et des chevaux que les Allemands avaient brls
+ple-mle, pendant la nuit qui avait prcd leur recul.
+
+Malgr ces incinrations barbares, les cadavres rests sans spulture
+taient innombrables, et, mesure que Marcel s'loignait du village, la
+puanteur des chairs dcomposes devenait plus insupportable. D'abord il
+avait pass au milieu des tus de la veille, encore frais; ensuite, de
+l'autre ct de la rivire, il avait trouv ceux de l'avant-veille; plus
+loin, c'taient ceux de trois ou quatre jours. A son approche, des vols
+de corbeaux s'levaient avec de lourds battements d'ailes; puis, gorgs,
+mais non rassasis, ils se posaient de nouveau sur les sillons funbres.
+
+--Jamais on ne pourra enterrer toute cette pourriture, pensa Marcel.
+Nous allons mourir de la peste aprs la victoire!
+
+Les villages, les maisons isoles, tout tait dvast. Les habitations,
+les granges ne formaient plus que des monceaux de dbris. Par endroits,
+de hautes armatures de fer dressaient sur la plaine leurs silhouettes
+bizarres, qui faisaient penser des squelettes de gigantesques animaux
+prhistoriques: c'taient les restes d'usines dtruites par l'incendie.
+Des chemines de brique taient coupes presque ras du sol; d'autres,
+dcapites de la partie suprieure, montraient dans leurs moignons
+subsistants des trous faits par les obus.
+
+De temps autre, Marcel rencontrait des escouades de cavaliers, des
+gendarmes, des zouaves, des chasseurs. Ils bivouaquaient autour des
+ruines des fermes, chargs d'explorer le terrain et de donner la chasse
+aux tranards ennemis. Le chtelain dut leur expliquer son histoire,
+leur montrer le passeport qui lui avait permis de faire le voyage dans
+le train militaire. Ces soldats, dont quelques-uns taient blesss
+lgrement, avaient la joyeuse exaltation de la victoire. Ils riaient,
+contaient leurs prouesses, s'criaient avec assurance:
+
+--Nous allons les reconduire coups de pied jusqu' la frontire.
+
+Aprs plusieurs heures de marche, il reconnut au bord de la route une
+maison en ruines. C'tait le cabaret o il avait djeun en se rendant
+son chteau. Il pntra entre les murs noircis, o une myriade de
+mouches vint aussitt bourdonner autour de sa tte. Une odeur de chairs
+putrfies le saisit aux narines. Une jambe, qui avait l'air d'tre de
+carton roussi, sortait d'entre les pltras. Il crut revoir la bonne
+vieille qui, avec ses petits-enfants accrochs ses jupes, lui disait:
+Pourquoi ces gens fuient-ils? La guerre est l'affaire des soldats.
+Nous autres, nous ne faisons de mal personne et nous n'avons rien
+craindre.
+
+Un peu plus loin, au bas d'une cte, il fit la plus inattendue des
+rencontres. Il aperut une automobile de louage, une automobile
+parisienne avec son taximtre fix au sige du cocher. Le chauffeur se
+promenait tranquillement prs du vhicule, comme s'il et t sa
+station. Cet homme avait amen l des journalistes qui voulaient voir le
+champ de bataille, et il les attendait pour le retour. Marcel engagea la
+conversation avec lui.
+
+--Deux cents francs pour vous, dit-il, si vous me ramenez Paris.
+
+L'autre protesta, du ton d'un homme consciencieux qui veut tre fidle
+ses promesses. Ce qui donnait tant de force sa fidlit, c'tait
+peut-tre que l'offre de dix louis tait faite par un quidam qui, avec
+ses vtements en loques et la tache livide d'un coup reu au visage,
+avait l'aspect d'un vagabond.
+
+--Eh bien, cinq cents francs! reprit Marcel en tirant de son gousset une
+poigne d'or.
+
+Pour toute rponse le chauffeur donna un tour la manivelle et ouvrit
+la portire. Les journalistes pouvaient attendre jusqu'au lendemain
+matin: ils n'en auraient que mieux observ le champ de bataille.
+
+Lorsque Marcel rentra Paris, les rues presque vides lui parurent
+pleines de monde. Jamais il n'avait trouv la capitale si belle. En
+revoyant l'Opra et la place de la Concorde, il lui sembla qu'il rvait:
+le contraste tait trop fort entre ce qu'il avait sous les yeux et les
+spectacles d'horreur qu'il laissait derrire lui si peu de distance.
+
+A la porte de son htel, son majestueux portier, bahi de lui voir ce
+sordide aspect, le salua par des cris de stupfaction:
+
+--Ah! monsieur!... Qu'est-il arriv Monsieur?... D'o Monsieur peut-il
+bien venir?
+
+--De l'enfer! rpondit le chtelain.
+
+Deux jours aprs, dans la matine, Marcel reut une visite inattendue.
+Un soldat d'infanterie de ligne s'avanait vers lui d'un air gaillard.
+
+--Tu ne me reconnais pas?
+
+--Oh!... Jules!
+
+Et le pre ouvrit les bras son fils, le serra convulsivement sur sa
+poitrine. Le nouveau fantassin tait coiff d'un kpi dont le rouge
+n'avait pas l'clat du neuf; sa capote trop longue tait use, rapice;
+ses gros souliers exhalaient une odeur de cuir et de graisse; mais
+jamais Marcel n'avait trouv Jules si beau que sous cette dfroque tire
+de quelque fond de magasin militaire.
+
+--Te voil donc soldat? reprit-il d'une voix qui tremblait un peu. Tu as
+voulu dfendre mon pays, qui n'est pas le tien[H]. Cela m'effraie pour
+toi, et cependant j'en suis heureux. Ah! si je n'avais que cinquante
+ans, tu ne partirais pas seul!
+
+Et ses yeux se mouillrent de larmes, tandis qu'une expression de haine
+donnait son visage quelque chose de farouche.
+
+--Va donc, pronona-t-il avec une sourde nergie. Tu ne sais pas ce
+qu'est cette guerre; mais moi, je le sais. Ce n'est pas une guerre comme
+les autres, une guerre o l'on se bat contre des adversaires loyaux;
+c'est une chasse la bte froce. Tire dans le tas: chaque Allemand qui
+tombe dlivre l'humanit d'un pril....
+
+Ici Marcel eut comme un mouvement d'hsitation; puis, d'un ton dcid:
+
+--Et si tu rencontres devant toi des visages connus, ajouta-t-il, que
+cela ne t'arrte point. Il y a dans les rangs ennemis des hommes de ta
+famille, mais ils ne valent pas mieux que les autres. A l'occasion,
+tue-les, tue-les sans scrupule!
+
+
+
+
+X
+
+APRS LA MARNE
+
+
+A la fin d'octobre, Luisa, Hlna et Chichi revinrent de Biarritz.
+Hlna eut beau leur dire que ce retour n'tait pas prudent, que
+l'affaire de la Marne n'avait t pour les Franais qu'un succs
+passager, que le cours de la guerre pouvait changer d'un moment
+l'autre et que, par le fait, le gouvernement ne songeait pas encore
+quitter Bordeaux. Mais les suggestions de la romantique demeurrent
+sans rsultat: Luisa ne pouvait se rsigner vivre plus longtemps loin
+de son mari, et Chichi avait hte de revoir son petit soldat de sucre.
+Les trois femmes rintgrrent donc l'htel de l'avenue Victor-Hugo.
+
+Les deux millions de Parisiens qui, au lieu de se laisser entraner par
+la panique, taient rests chez eux, avaient accueilli la victoire avec
+une srnit grave. Personne ne s'expliquait clairement le cours de
+cette bataille, dont on n'avait eu connaissance que lorsqu'elle tait
+dj gagne. Un dimanche, l'heure o les habitants profitaient du bel
+aprs-midi pour faire leur promenade, ils avaient appris tout d'un coup
+par les journaux le grand succs des Allis et le danger qu'ils venaient
+de courir. Ils se rjouirent, mais ils ne se dpartirent point de leur
+calme: six semaines de guerre avaient chang radicalement le caractre
+de cette population si turbulente et si impressionnable. Il fallut du
+temps pour que la capitale reprt son aspect d'autrefois. Mais enfin des
+rues nagure dsertes se repeuplrent de passants, des magasins ferms
+se rouvrirent, des appartements silencieux retrouvrent de l'animation.
+
+Marcel ne parla gure aux siens de son voyage de Villeblanche. Pourquoi
+les attrister par le rcit de tant d'horreurs? Il se contenta de dire
+Luisa que le chteau avait beaucoup souffert du bombardement, que les
+obus avaient endommag une partie de la toiture, et qu'aprs la paix
+plusieurs mois de travail seraient ncessaires pour rendre le logis
+habitable.
+
+Le plaisir qu'prouvait Marcel se retrouver en famille fut vite gt
+par la prsence de sa belle-soeur. Depuis les derniers vnements, Hlna
+avait dans les yeux une vague expression de surprise, comme si le recul
+des armes impriales et t un phnomne qui droget d'une faon
+extraordinaire aux lois les mieux tablies de la nature, et le problme
+de la bataille de la Marne lui tenait si fort coeur qu'elle ne pouvait
+plus retenir sa langue. Elle se mit donc contester la victoire
+franaise. A l'en croire, ce qu'on appelait la victoire de la Marne
+n'tait qu'une invention des Allis; la vrit, c'tait que, pour de
+savantes raisons stratgiques, les gnraux allemands avaient jug
+propos de reporter leurs lignes en arrire. Pendant son sjour
+Biarritz, elle s'tait longuement entretenue de ce sujet avec diverses
+personnes de la plus haute comptence, notamment avec des officiers
+suprieurs des pays neutres, et aucun d'eux ne croyait une relle
+victoire des Franais. Les troupes allemandes ne continuaient-elles pas
+ occuper de vastes territoires dans le nord et dans l'est de la France?
+A quoi donc avait servi cette prtendue victoire, si les vainqueurs
+taient impuissants chasser de chez eux les vaincus? Marcel,
+interloqu par ces dclarations catgoriques, plissait de stupeur et de
+colre: il l'avait vue, lui, vue de ses yeux, la victoire de la Marne,
+et les milliers d'Allemands enterrs dans le jardin et dans le parc de
+Villeblanche attestaient que les Franais avaient remport une grande
+victoire. Mais il avait beau rembarrer sa belle-soeur et se fcher tout
+rouge: il tait bien oblig de s'avouer lui-mme qu'il y avait quelque
+chose de spcieux dans les objections d'Hlna, et son me en tait
+profondment trouble.
+
+Luisa non plus n'tait pas tranquille; depuis que Jules s'tait engag,
+elle vivait dans les transes. Et bientt Chichi elle-mme eut
+s'inquiter aussi au sujet de son fianc. En revenant de Biarritz, elle
+s'tait fait raconter par son petit soldat tous les prils auxquels
+elle imaginait que celui-ci avait t expos, et le jeune guerrier lui
+avait dcrit les poignantes angoisses prouves au bureau, durant les
+jours interminables o les troupes se battaient aux environs de Paris.
+On entendait de si prs la canonnade que le snateur aurait voulu faire
+partir son fils pour Bordeaux; mais celui-ci avait t beaucoup mieux
+inspir. Le jour du grand effort, lorsque le gouverneur de la place
+avait lanc en automobile tous les hommes valides, le patriotisme
+l'avait emport chez Ren sur tout autre sentiment: il avait pris un
+fusil sans que personne le lui commandt, et il tait mont dans une
+voiture avec d'autres employs du service auxiliaire. Arriv sur le
+champ de bataille, il tait rest plusieurs heures couch dans un foss,
+au bord d'un chemin, tirant sans distinguer sur quoi. Il n'avait vu que
+de la fume, des maisons incendies, des blesss, des morts. A
+l'exception d'un groupe de uhlans prisonniers, il n'avait pas aperu un
+seul Allemand.
+
+D'abord cela suffit pour rendre Chichi fire d'tre la promise d'un
+hros de la Marne; mais ensuite elle changea de sentiment. Quand elle
+tait dans la rue avec Ren, elle regrettait qu'il ne ft que simple
+soldat et qu'il n'appartnt qu'aux milices de l'arrire. Pis encore: les
+femmes du peuple, exaltes par le souvenir de leurs hommes qui
+combattaient sur le front ou aigries par la mort d'un tre cher, taient
+d'une insolence agressive, de sorte qu'elle entendait souvent au passage
+de grossires paroles contre les embusqus. Au surplus, elle ne
+pouvait s'empcher de se dire elle-mme que son frre, qui n'tait
+qu'un Argentin, se battait sur le front, tandis que son fianc, qui
+tait un Franais, se tenait l'abri des coups. Ces rflexions pnibles
+la rendaient triste.
+
+Ren remarqua d'autant plus aisment la tristesse de Chichi qu'elle ne
+l'avait pas habitu une mine morose, et il devina sans peine la raison
+de cette mauvaise humeur. Ds lors sa rsolution fut prise. Pendant
+trois jours il s'abstint de venir avenue Victor-Hugo; mais, le quatrime
+jour, il s'y prsenta dans un uniforme flambant neuf, de cette couleur
+bleu horizon que l'arme franaise avait adopte rcemment; la
+mentonnire de son kpi tait dore et les manches de sa vareuse
+portaient un petit galon d'or. Il tait officier. Grce son pre, et
+en se prvalant de sa qualit d'lve de l'cole centrale, il avait
+obtenu d'tre nomm sous-lieutenant dans l'artillerie de rserve, et il
+avait aussitt demand tre envoy en premire ligne. Il partirait
+dans deux jours.
+
+--Tu as fait cela! s'cria Chichi enthousiasme. Tu as fait cela!
+
+Elle le regardait, ple, avec des yeux agrandis qui semblaient le
+dvorer d'admiration. Puis, sans se soucier de la prsence de sa mre:
+
+--Viens, mon petit soldat! Viens! Tu mrites une rcompense!
+
+Et elle lui jeta les bras autour du cou, lui plaqua sur les joues deux
+baisers sonores, fut prise d'une sorte de dfaillance et clata en
+sanglots.
+
+Aprs la bataille de la Marne, Luisa et Hlna eurent un redoublement de
+zle religieux: les deux mres taient dvores de soucis au sujet de
+leurs fils, qui combattaient pour des causes contraires sur le front de
+France. Et Chichi elle-mme, lorsque Ren eut t envoy dans la zone
+des armes, prouva une crise de dvotion.
+
+Maintenant Luisa ne courait plus tout Paris pour visiter un grand nombre
+de sanctuaires, comme si la multiplicit des lieux d'oraison devait
+augmenter l'efficacit des prires; elle se contentait d'aller avec
+Chichi et Hlna, soit l'glise Saint-Honor d'Eylau, soit la
+chapelle espagnole de l'avenue Friedland; et elle avait mme pour la
+chapelle espagnole une prfrence, parce qu'elle y entendait souvent des
+dvotes chuchoter ct d'elle dans la langue de sa jeunesse, et ces
+voix lui donnaient l'illusion d'tre l comme chez elle, prs d'un dieu
+qui l'coutait plus volontiers.
+
+Lorsque les trois femmes priaient, agenouilles cte cte, Luisa
+jetait de temps autre sur Chichi un regard o il y avait un grain de
+mauvaise humeur. La jeune fille tait ple, songeuse, et tantt elle
+fixait longuement sur l'autel des yeux estomps de bleu, tantt elle
+courbait la tte comme sous le poids de penses graves qui ne lui
+taient point habituelles. Cette langueur ardente offusquait un peu la
+mre: ce n'tait probablement pas pour Jules que Chichi priait avec
+cette ferveur passionne.
+
+Quant aux deux soeurs, elles ne demandaient ni l'une ni l'autre Dieu le
+salut des millions d'hommes aux prises sur les champs de bataille: leurs
+prires plus gostes ne s'inspiraient que du seul amour maternel,
+n'avaient pour objet que le salut de leurs fils, exposs peut-tre en
+cet instant mme un pril mortel. Mais, quand Luisa implorait le salut
+de Jules, ce qu'elle voyait mentalement, c'tait le soldat que
+reprsentait une ple photographie reue des tranches: la tte coiffe
+d'un vieux kpi, le corps envelopp d'une capote boueuse, les jambes
+serres par des bandes de drap, la main arme d'un fusil, le menton
+assombri par une barbe mal rase. Et, quand Hlna implorait le salut
+d'Otto et d'Hermann, l'image qu'elle avait dans l'esprit tait celle de
+jeunes officiers coiffs du casque pointe, vtus de l'uniforme
+verdtre, la poitrine barre par les courroies qui soutenaient le
+revolver, les jumelles, l'tui pour les cartes, la taille serre par le
+ceinturon auquel tait suspendu le sabre. Si donc, en apparence, les
+voeux de l'une et de l'autre s'harmonisaient dans un mme lan de pit
+maternelle, il n'en tait pas moins vrai qu'au fond ces voeux taient
+opposs les uns aux autres et qu'il y avait entre les prires des deux
+mres le mme conflit qu'entre les armes ennemies. Ni Luisa ni Hlna
+ne s'apercevaient de cette contradiction. Mais, un jour que Marcel vit
+sa femme et sa belle-soeur sortir ensemble de l'glise, il ne put
+s'empcher de grommeler entre ses dents:
+
+--C'est indcent! C'est se moquer de Dieu!
+
+Eh quoi? Dans le sanctuaire o Luisa et tant d'autres mres franaises
+imploraient la protection divine pour leurs fils, qui luttaient contre
+l'invasion des Barbares et qui dfendaient hroquement la cause de la
+civilisation et de l'humanit, Hlna osait solliciter du ciel la
+dtestable russite de son mari l'Allemand qui employait toutes ses
+facults d'nergumne prparer l'crasement de la France, et le
+criminel succs de ses fils qui, le revolver en main, envahissaient les
+villages, assassinaient les habitants paisibles et ne laissaient
+derrire eux que l'incendie et la mort! Oui, les prires de cette femme
+taient impies et ses invocations iniques offensaient la justice de
+Dieu. Et Marcel, avec la purile superstition qu'veille parfois dans
+les esprits les plus positifs la crainte du danger, allait jusqu'
+s'imaginer que la sacrilge dvotion d'Hlna pouvait causer Jules un
+dommage. Qui sait? Dieu, fatigu des demandes contradictoires qui lui
+arrivaient de ces mres inconsciemment hostiles, finirait sans doute par
+se boucher les oreilles et n'couterait plus personne.
+
+A partir de ce jour, Marcel ne put s'empcher de tmoigner sans cesse
+sa belle-soeur une sourde antipathie. La romantique s'offensa de cette
+animosit croissante qui, selon les circonstances, s'exprimait par des
+sarcasmes ou par des rebuffades. Elle rsolut donc de quitter une maison
+o il tait manifeste qu'on la considrait dsormais comme une intruse.
+Sans parler personne de son dessein, elle fit d'actives dmarches;
+elle russit obtenir un passeport pour la Suisse, d'o il lui serait
+facile de rentrer en Allemagne; et, un beau soir, elle annona aux
+Desnoyers qu'elle partait le lendemain. La bonne Luisa, peine de cette
+fugue subite, ne laissa pas de comprendre qu'en somme cela valait mieux
+pour tout le monde, et Marcel fut si content qu'il ne put s'empcher de
+dire sa belle-soeur avec une ironie agressive:
+
+--Bon voyage, et bien des compliments Karl. Si le savant recul
+stratgique de vos gnraux lui te toute esprance de venir
+prochainement nous voir Paris, il n'est pas impossible que la non
+moins savante avance stratgique des ntres nous procure un de ces jours
+le plaisir d'aller vous faire une petite visite Berlin.
+
+Ce qui tenait lieu Marcel des longues stations dans les glises,
+c'taient les frquentes visites qu'il faisait l'atelier de son fils
+pour avoir le plaisir d'y causer de Jules avec Argensola, lequel avait
+t promu la fonction de conservateur de ce maigre muse en l'absence
+du peintre d'mes.
+
+La premire fois qu'Argensola reut la visite de Marcel, il dut
+entrecouper bizarrement ses paroles de bienvenue par des gestes qui
+tendaient faire disparatre subrepticement un peignoir de femme oubli
+sur un fauteuil et un chapeau fleurs qui coiffait un mannequin. Marcel
+ne fut pas dupe de cette gesticulation significative; mais il avait
+l'me dispose toutes les indulgences. Rien qu' entendre la voix
+d'Argensola, le pauvre pre avait pour ainsi dire la sensation de se
+trouver prs de son fils; et ce qui lui facilitait encore une si douce
+illusion, c'tait ce milieu familier o tous les objets avaient t
+mls la vie de l'absent.
+
+Ils parlaient d'abord du soldat, se communiquaient l'un l'autre les
+dernires nouvelles reues du front. Marcel redisait par coeur des
+phrases entires des lettres de Jules, faisait mme lire ces lettres au
+secrtaire intime; mais Argensola ne montrait jamais celles qui lui
+taient adresses, s'abstenait mme d'en rapporter des citations
+textuelles: car le peintre y employait volontiers un style pistolaire
+qui diffrait trop de celui que les fils ont coutume d'employer quand
+ils crivent leurs parents.
+
+Aprs deux mois de campagne, Jules, dj prpar au mtier des armes par
+la pratique de l'pe et protg par le capitaine de sa compagnie, qui
+avait t son collgue au cercle d'escrime, venait d'tre nomm sergent.
+
+--Quelle carrire! s'criait Argensola, flatt de cette nomination comme
+si elle l'et personnellement couvert de gloire. Ah! votre fils est de
+ceux qui arrivent jeunes aux plus hauts grades, comme les gnraux de la
+Rvolution!
+
+Et il clbrait avec une loquence dithyrambique les prouesses de son
+ami, non sans les embellir de quelques dtails imaginaires. Jules, peu
+bavard comme la plupart des braves qui vivent dans un continuel danger,
+lui avait racont en quelques phrases pittoresques divers pisodes de
+guerre auxquels il avait pris part. Par exemple, le peintre-soldat avait
+port un ordre sous un violent bombardement; il tait entr le premier
+dans une tranche prise d'assaut; il s'tait offert pour une mission
+considre comme trs prilleuse. Ces faits honorables, qui lui avaient
+valu une citation, mais qui, somme toute, n'avaient rien
+d'extraordinaire, prenaient des couleurs merveilleuses dans la bouche du
+bohme qui les glorifiait comme les vnements les plus insignes de la
+guerre mondiale. A entendre ces rcits piques, le pre tremblait de
+peur, de plaisir et d'orgueil.
+
+Aprs que les deux hommes s'taient longuement entretenus de Jules,
+Marcel se croyait oblig de tmoigner aussi quelque intrt au
+pangyriste de son fils, et il interrogeait le secrtaire sur ce que
+celui-ci avait fait dans les derniers temps.
+
+--J'ai fait mon devoir! rpondait Argensola avec une vidente
+satisfaction d'amour-propre. J'ai assist au sige de Paris!
+
+A vrai dire, dans son for intrieur, il souponnait bien l'inexactitude
+de ce terme: car Paris n'avait pas t assig. Mais les souvenirs de la
+guerre de 1870 l'emportaient sur le souci de la prcision du langage, et
+il se plaisait nommer sige de Paris les oprations militaires
+accomplies autour de la capitale pendant la bataille de la Marne. Au
+surplus, il avait pris ses prcautions pour que la postrit n'ignort
+pas le rle qu'il avait jou en ces mmorables circonstances. On vendait
+alors dans les rues une affiche en forme de diplme, dont le texte,
+entour d'un encadrement d'or et rehauss d'un drapeau tricolore, tait
+un certificat de sjour dans la capitale pendant la semaine prilleuse.
+Argensola avait rempli les blancs d'un de ces diplmes en y inscrivant
+de sa plus belle criture ses noms et qualits; puis il avait fait
+apposer au bas de la pice les signatures de deux habitants de la rue de
+la Pompe: un ami de la concierge et un cabaretier du voisinage; et enfin
+il avait demand au commissaire de police du quartier de garantir par
+son paraphe et par son sceau la respectabilit de ces honorables
+tmoins. De cette manire, personne ne pouvait rvoquer en doute
+qu'Argensola et assist au sige de Paris.
+
+L'assig racontait donc Marcel ce qu'il avait vu dans les rues de
+la capitale en l'absence du chtelain, et il avait vu des choses
+vraiment extraordinaires. Il avait vu en plein jour des troupeaux de
+boeufs et de brebis stationner sur le boulevard, prs des grilles de la
+Madeleine. Il avait vu l'avant-garde des Marocains traverser la capitale
+au pas gymnastique, depuis la porte d'Orlans jusqu' la gare de l'Est,
+o ils avaient pris les trains qui les attendaient pour les mener la
+grande bataille. Il avait vu des escadrons de spahis draps dans des
+manteaux rouges et monts sur de petits chevaux nerveux et lgers; des
+tirailleurs mauritaniens coiffs de turbans jaunes; des tirailleurs
+sngalais la face noire et la chchia rouge; des artilleurs
+coloniaux; des chasseurs d'Afrique; tous combattants de profession, aux
+profils nergiques, aux visages bronzs, aux yeux d'oiseaux de proie.
+Le long dfil de ces troupes s'immobilisait parfois des heures
+entires, pour laisser celles qui les prcdaient le temps de
+s'entasser dans les wagons.
+
+--Ils sont arrivs temps, disait Argensola avec autant de fiert que
+s'il avait command lui-mme le rapide et heureux mouvement de ces
+troupes, ils sont arrivs temps pour attaquer von Kluck sur les bords
+de l'Ourcq, pour le menacer d'enveloppement et pour le contraindre
+dguerpir.
+
+Quelques jours plus tard, il avait vu un autre spectacle beaucoup plus
+trange encore. Toutes les automobiles de louage, environ deux mille
+voitures, avaient charg des bataillons de zouaves, raison de huit
+hommes par voiture; et cette multitude de chars de guerre tait partie
+toute vitesse, formant sur les boulevards un torrent qui, avec la
+scintillation des fusils et le flamboiement des bonnets rouges, donnait
+l'ide d'un cortge pittoresque, d'une sorte de noce interminable. Ce
+n'tait pas tout: au moment suprme, alors que le succs demeurait
+incertain et que le moindre accroissement de pression pouvait le
+dcider, Gallini avait lanc contre l'extrme droite de l'ennemi tout
+ce qui savait peu prs manier une arme, commis des bureaux militaires,
+ordonnances des officiers, agents de police, gendarmes, pour donner la
+dernire pousse qui avait sauv la France.
+
+Enfin, le dimanche, dans la soire, tandis qu'Argensola se promenait au
+bois de Boulogne avec une de ses compagnes de sige (mais il ne fit
+point part de cette particularit Marcel), il avait appris par les
+ditions spciales des journaux que la bataille s'tait livre tout prs
+de la ville et que cette bataille tait une grande victoire.
+
+--Ah! monsieur Desnoyers, j'ai beaucoup vu et je puis raconter de
+grandes choses!
+
+Le pre de Jules tait si content de ces conversations qu'il conut pour
+le bohme une bienveillance bientt traduite par des offres de service.
+Les temps taient durs, et Argensola, contraint par les circonstances
+vivre loin de sa patrie, avait peut-tre besoin d'argent. Si tel tait
+le cas, Marcel se ferait un plaisir de lui venir en aide et mettrait des
+fonds sa disposition. Il le ferait d'autant plus volontiers que
+toujours il avait beaucoup aim l'Espagne: un noble pays qu'il
+regrettait de ne pas bien connatre, mais qu'il visiterait avec le plus
+grand intrt aprs la guerre.
+
+Pour la premire fois de sa vie, Argensola rpondit une telle offre
+par un refus o il mit non moins de dignit que de gratitude. Il
+remercia vivement M. Desnoyers de la dlicate attention et de l'offre
+gnreuse; mais heureusement il n'tait pas dans la ncessit d'accepter
+ce service. En effet, Jules l'avait nomm son administrateur, et comme,
+en vertu des nouveaux dcrets concernant le _moratorium_, la Banque
+avait consenti enfin verser mensuellement un tant pour cent sur le
+chque d'Amrique, son ami pouvait lui fournir tout ce qui lui tait
+ncessaire pour les besoins de la maison.
+
+Quand la terrible crise fut passe, il sembla que la population
+parisienne s'accoutumait insensiblement la situation. Un calme rsign
+succda l'excitation des premires semaines, alors que l'on esprait
+des interventions extraordinaires et miraculeuses. Argensola lui-mme
+n'avait plus les poches pleines de journaux, comme au dbut des
+hostilits. D'ailleurs tous les journaux disaient la mme chose, et il
+suffisait de lire le communiqu officiel, document que l'on attendait
+dsormais sans impatience: car on prvoyait qu'il ne ferait gure que
+rpter le communiqu prcdent. Les gens de l'arrire reprenaient peu
+peu leurs occupations habituelles. Il faut bien vivre, disaient-ils.
+Et la ncessit de continuer vivre imposait tous ses exigences. Ceux
+qui avaient sous les drapeaux des tres chers ne les oubliaient pas;
+mais ils finissaient par s'accoutumer leur absence comme un
+inconvnient normal. L'argent recommenait circuler, les thtres
+s'ouvrir, les Parisiens rire; et, si l'on parlait de la guerre,
+c'tait pour l'accepter comme un mal invitable, auquel on ne devait
+opposer qu'un courage persvrant et une muette endurance.
+
+Dans les visites que Marcel faisait Argensola, il eut plusieurs fois
+l'occasion de rencontrer Tchernoff. En temps ordinaire, il aurait tenu
+cet homme distance: le millionnaire tait du parti de l'ordre et avait
+en horreur les fauteurs de rvolutions. Le socialisme du Russe et sa
+nationalit mme lui auraient forcment suggr deux sries d'images
+dplaisantes: d'un ct, des bombes et des coups de poignard; de l'autre
+ct, des pendaisons et des exils en Sibrie. Mais, depuis la guerre,
+les ides de Marcel s'taient modifies sur bien des points: la terreur
+allemande, les exploits des sous-marins qui coulaient pic des milliers
+de voyageurs inoffensifs, les hauts faits des zeppelins qui, presque
+invisibles au znith, jetaient des tonnes d'explosifs sur de petites
+maisons bourgeoises, sur des femmes et sur des enfants, avaient beaucoup
+diminu ses yeux la gravit des attentats qui, quelques annes
+auparavant, lui avaient rendu odieux le terrorisme russe. D'ailleurs
+Marcel savait que Tchernoff avait t en relations, sinon intimes, du
+moins familires avec Jules, et cela suffisait pour qu'il ft bon visage
+ cet tranger, qui d'ailleurs appartenait une nation allie de la
+France.
+
+Marcel et Tchernoff parlaient de la guerre. La douceur de Tchernoff, ses
+ides originales, ses incohrences de penseur sautant brusquement de la
+rflexion la parole, sduisirent bientt le pre de Jules, qui ne
+regretta pas certaines bouteilles provenant manifestement des caves de
+l'avenue Victor-Hugo, bouteilles dont Argensola arrosait avec largesse
+l'loquence de son voisin. Ce que Marcel admirait le plus dans le Russe,
+c'tait la facilit avec laquelle celui-ci exprimait par des images les
+choses qu'il voulait faire comprendre. Dans les discours de ce
+visionnaire, la bataille de la Marne, les combats subsquents et
+l'effort des deux armes ennemies pour atteindre la mer devenaient des
+faits trs simples et trs intelligibles. Ah! si les Franais n'avaient
+pas t harasss aprs leur victoire!
+
+--Mais les forces humaines ont une limite, disait le Russe, et les
+Franais, en dpit de leur vaillance, sont des hommes comme les autres.
+En trois semaines, il y a eu la marche force de l'est au nord, pour
+faire front l'invasion par la Belgique; puis une srie de combats
+ininterrompus, Charleroi et ailleurs; puis une rapide retraite, afin
+de ne pas tre envelopp par l'ennemi; et finalement cette bataille de
+sept jours o les Allemands ont t arrts et refouls. Comment
+s'tonner qu'aprs cela les jambes aient manqu aux vainqueurs pour se
+porter en avant, et que la cavalerie ait t impuissante donner la
+chasse aux fuyards? Voil pourquoi les Allemands, poursuivis avec peu de
+vigueur, ont eu le temps de s'arrter, de se creuser des trous, de se
+tapir dans des abris presque inaccessibles. Les Franais leur tour ont
+d faire de mme, pour ne pas perdre ce qu'ils avaient rcupr de
+terrain, et ainsi a commenc l'interminable guerre de tranches. Ensuite
+chacune des deux lignes, dans le but d'envelopper la ligne ennemie, est
+alle se prolongeant vers le nord-ouest, et de ces prolongements
+successifs a rsult la course la mer dont la consquence a t la
+formation du front de combat le plus grand que l'histoire connaisse.
+
+Optimiste malgr tout, Marcel, contrairement l'opinion gnrale,
+esprait que la guerre ne serait plus trs longue et que, ds le
+printemps prochain ou au plus tard vers le milieu de l't, la paix
+serait conclue. Mais Tchernoff hochait la tte.
+
+--Non, rpondait-il. Ce sera long, trs long. Cette guerre est une
+guerre nouvelle, la vritable guerre moderne. Les Allemands ont commenc
+les hostilits selon les anciennes mthodes: mouvements enveloppants,
+batailles en rase campagne, plans stratgiques combins par de Moltke
+l'imitation de Napolon. Ils dsiraient finir vite et se croyaient srs
+du triomphe. Ds lors, quoi bon faire usage de procds nouveaux? Mais
+ce qui s'est produit sur la Marne a boulevers leurs projets: de
+l'offensive ils ont t obligs de passer la dfensive, et leur
+tat-major a mis en oeuvre tout ce que lui avaient appris les rcentes
+campagnes des Japonais et des Russes. La puissance de l'armement moderne
+et la rapidit du tir font de la lutte souterraine une ncessit
+inluctable. La conqute d'un kilomtre de terrain reprsente
+aujourd'hui plus d'efforts que n'en exigeait, il y a un sicle, la prise
+d'assaut d'une forteresse, de ses bastions et de ses courtines. Par
+consquent, ni l'une ni l'autre des deux armes affrontes n'avancera
+vite. Cela va tre lent et monotone, comme la lutte de deux athltes
+dont les forces sont gales.
+
+--Mais pourtant il faudra bien qu'un jour cela finisse!
+
+--Sans doute, mais il est impossible de savoir quand. Ce qu'il est ds
+maintenant permis de considrer comme indubitable, c'est que l'Allemagne
+sera vaincue. De quelle manire? Je l'ignore; mais la logique veut
+qu'elle succombe. En septembre, elle a jou tous ses atouts et elle a
+perdu la partie. Cela donne aux Allis le temps de rparer leur
+imprvoyance et d'organiser les forces normes dont ils disposent. La
+dfaite des empires centraux se produira fatalement; mais on se
+tromperait si l'on s'imaginait qu'elle est prochaine.
+
+D'ailleurs, pour Tchernoff, cette immanquable droute des nations de
+proie ne signifiait ni la destruction de l'Allemagne ni l'anantissement
+des peuples germaniques. Le rvolutionnaire n'avait pas de sympathie
+pour les patriotismes excessifs, n'approuvait ni l'intransigeance des
+chauvins de Paris, qui voulaient effacer l'Allemagne de la carte
+d'Europe, ni l'intransigeance des pangermanistes de Berlin, qui
+voulaient tendre au monde entier la domination teutonne.
+
+--L'essentiel, c'est de jeter bas l'empire allemand et de briser la
+redoutable machine de guerre qui, pendant prs d'un demi-sicle, a
+menac la paix des nations.
+
+Ce qui irritait le plus Tchernoff, c'tait l'immoralit des ides qui,
+depuis 1870, taient nes de cette perptuelle menace et qui
+contaminaient aujourd'hui un si grand nombre d'esprits dans le monde
+entier: glorification de la force, triomphe du matrialisme,
+sanctification du succs, respect aveugle du fait accompli, drision des
+plus nobles sentiments comme s'ils n'taient que des phrases creuses,
+philosophie de bandits qui prtendait tre le dernier mot du progrs et
+qui n'tait que le retour au despotisme, la violence et la barbarie
+des poques primitives.
+
+--Ce qu'il faut, dclarait-il, c'est la suppression de ceux qui
+reprsentent cette abominable tendance revenir en arrire. Mais cela
+ne signifie pas qu'il faille exterminer aussi le peuple allemand. Ce
+peuple a des qualits relles, trop souvent gtes par les dfauts qu'un
+pass malheureux lui a laisss en hritage. Il possde l'instinct de
+l'organisation, le got du travail, et il peut rendre des services la
+cause du progrs. Mais auparavant il a besoin qu'on lui administre une
+douche: la douche de la catastrophe. Quand la dfaite aura rabattu
+l'orgueil des Allemands et dissip leurs illusions d'hgmonie
+mondiale, quand ils se seront rsigns n'tre qu'un groupe humain ni
+suprieur ni infrieur aux autres, ils deviendront d'utiles
+collaborateurs pour la tche commune de civilisation qui incombe
+l'humanit entire. D'ailleurs cela ne doit pas nous faire oublier que,
+ l'heure actuelle, ils sont pour toutes les autres socits humaines un
+grave danger. Ce peuple de matres, comme il s'appelle lui-mme, est
+de tous les peuples celui qui a le moins le sentiment de la dignit
+personnelle. Sa constitution politique a fait de lui une horde guerrire
+o tout est soumis une discipline mcanique et humiliante. En
+Allemagne, il n'est personne qui ne reoive des coups de pied au cul et
+qui ne dsire les rendre ses subordonns. Le coup de pied donn par
+l'empereur se transmet d'chine en chine jusqu'aux dernires couches
+sociales. Le kaiser cogne sur ses rejetons, l'officier cogne sur ses
+soldats, le pre cogne sur ses enfants et sur sa femme, l'instituteur
+cogne sur ses lves. C'est prcisment pour cela que l'Allemand dsire
+si passionnment se rpandre dans le monde. Ds qu'il est hors de chez
+lui, il se ddommage de sa servilit domestique en devenant le plus
+arrogant et le plus froce des tyrans.
+
+
+
+
+XI
+
+LA GUERRE
+
+
+Le snateur Lacour, un soir qu'il dnait chez Marcel Desnoyers, dit
+son ami:
+
+--Ne vous plairait-il pas d'aller voir votre fils au front?
+
+Le personnage tait trs tourment de ce que son hritier, rompant le
+rseau protecteur des recommandations dont l'avait envelopp la prudence
+paternelle, servait maintenant dans l'arme active et, qui pis est, sur
+la premire ligne; et il s'tait mis en tte de rendre visite au nouveau
+sous-lieutenant, ne ft-ce que pour inspirer aux chefs plus de
+considration l'gard d'un jeune homme dont le pre avait la puissance
+d'obtenir une autorisation si rarement accorde. Or, comme Jules
+appartenait au mme corps d'arme que Ren, Lacour avait pens faire
+profiter Marcel de l'occasion: Marcel accompagnerait Lacour en qualit
+de secrtaire. Mme si les deux jeunes gens taient dans des secteurs
+loigns l'un de l'autre, cela ne serait pas un empchement: en
+automobile, on parcourt vite de longues distances. Le prtexte officiel
+du voyage tait une mission donne au snateur pour se rendre compte du
+fonctionnement de l'artillerie et de l'organisation des tranches.
+
+Il va de soi que Marcel accepta avec joie la proposition de son illustre
+ami, et, quelques jours plus tard, malgr la mauvaise volont du
+ministre de la Guerre qui se souciait peu d'admettre des curieux sur le
+front, Lacour obtint le double permis.
+
+Le lendemain, dans la matine, le snateur et le millionnaire
+gravissaient pniblement une montagne boise. Marcel avait les jambes
+protges par des gutres, la tte abrite sous un feutre larges
+bords, les paules couvertes d'une ample plerine. Lacour le suivait,
+chauss de hautes bottes et coiff d'un chapeau mou; mais il n'en avait
+pas moins endoss une redingote aux basques solennelles, afin de garder
+quelque chose du majestueux costume parlementaire, et, quoiqu'il halett
+de fatigue et sut grosses gouttes, il faisait un visible effort pour
+ne point se dpartir de la dignit snatoriale. A ct d'eux marchait un
+capitaine qui, par ordre, leur servait de guide.
+
+Le bois o ils cheminaient prsentait une tragique dsolation. Il s'y
+tait pour ainsi dire fig une tempte qui tenait le paysage immobile
+dans des aspects violents et bizarres. Pas un arbre n'avait gard sa
+tige intacte et son abondante ramure du temps de paix. Les pins
+faisaient penser aux colonnades de temples en ruines; les uns dressaient
+encore leurs troncs entiers, mais, dcapits de la cime, ils taient
+comme des fts qui auraient perdu leurs chapiteaux; d'autres, coups
+mi-hauteur par une section oblique en bec de flte, ressemblaient des
+stles brises par la foudre; quelques-uns laissaient pendre autour de
+leur moignon dchiquet les fibres d'un bois dj mort. Mais c'tait
+surtout dans les htres, les rouvres et les chnes sculaires que se
+rvlait la formidable puissance de l'agent destructeur. Il y en avait
+dont les normes troncs avaient t tranchs presque ras de terre par
+une entaille nette comme celle qu'aurait pu produire un gigantesque coup
+de hache, tandis qu'autour de leurs racines dterres on voyait les
+pierres extraites des entrailles du sol par l'explosion et parpilles
+la surface. et l, des mares profondes, toutes pareilles, d'une
+rgularit quasi gomtrique, tendaient leurs nappes circulaires.
+C'tait de l'eau de pluie verdtre et croupissante, sur laquelle
+flottait une crote de vgtation habite par des myriades d'insectes.
+Ces mares taient les entonnoirs creuss par les marmites dans un sol
+calcaire et impermable, qui conservait le trop-plein des irrigations
+pluviales.
+
+Les voyageurs avaient laiss leur automobile au bas du versant, et ils
+grimpaient vers les crtes o taient dissimuls d'innombrables canons,
+sur une ligne de plusieurs kilomtres. Ils taient obligs de faire
+cette ascension pied, parce qu'ils taient porte de l'ennemi: une
+voiture aurait attir sur eux l'attention et servi de cible aux obus.
+
+--La monte est un peu fatigante, monsieur le snateur, dit le
+capitaine. Mais courage! Nous approchons.
+
+Ils commenaient rencontrer sur le chemin beaucoup d'artilleurs. La
+plupart n'avaient de militaire que le kpi; sauf cette coiffure, ils
+avaient l'air d'ouvriers de fabrique, de fondeurs ou d'ajusteurs. Avec
+leurs pantalons et leurs gilets de panne, ils taient en manches de
+chemise, et quelques-uns d'entre eux, pour marcher dans la boue avec
+moins d'inconvnient, taient chausss de sabots. C'taient de vieux
+mtallurgistes incorpors par la mobilisation l'artillerie de rserve;
+leurs sergents avaient t des contre-matres, et beaucoup de leurs
+officiers taient des ingnieurs et des patrons d'usines.
+
+On pouvait arriver jusqu'aux canons sans les voir. A peine mergeait-il
+d'entre les branches feuillues ou de dessous les troncs entasss quelque
+chose qui ressemblait une poutre grise. Mais, quand on passait
+derrire cet amas informe, on trouvait une petite place nette, occupe
+par des hommes qui vivaient, dormaient et travaillaient autour d'un
+engin de mort. En divers endroits de la montagne il y avait, soit des
+pices de 75, agiles et gaillardes, soit des pices lourdes qui se
+dplaaient pniblement sur des roues renforces de patins, comme celles
+des locomobiles agricoles dont les grands propritaires se servent dans
+l'Argentine pour labourer la terre.
+
+Lacour et Desnoyers rencontrrent dans une dpression du terrain
+plusieurs batteries de 75, tapies sous le bois comme des chiens
+l'attache qui aboieraient en allongeant le museau. Ces batteries
+tiraient sur des troupes de relve, aperues depuis quelques minutes
+dans la valle. La meute d'acier hurlait rageusement, et ses abois
+furibonds ressemblaient au bruit d'une toile sans fin qui se
+dchirerait.
+
+Les chefs, griss par le vacarme, se promenaient ct de leurs pices
+en criant des ordres. Les canons, glissant sur les affts immobiles,
+avanaient et reculaient comme des pistolets automatiques. La culasse
+rejetait la douille de l'obus, et aussitt un nouveau projectile tait
+introduit dans la chambre fumante.
+
+En arrire des batteries, l'air tait agit de violents remous. A chaque
+salve, Lacour et Desnoyers recevaient un coup dans la poitrine; pendant
+un centime de seconde, entre l'onde arienne balaye et la nouvelle
+onde qui s'avanait, ils prouvaient au creux de l'estomac l'angoisse du
+vide. L'air s'chauffait d'odeurs cres, piquantes, enivrantes. Les
+miasmes des explosifs arrivaient jusqu'au cerveau par la bouche, les
+oreilles et les yeux. Prs des canons, les douilles vides formaient des
+tas. Feu!... Feu!... Toujours feu!
+
+--Arrosez bien! rptaient les chefs.
+
+Et les 75 inondaient de projectiles le terrain sur lequel les Boches
+essayaient de passer.
+
+Le capitaine, conformment aux ordres reus, expliqua au snateur la
+manoeuvre de ces pices. Mais, comme le vritable but du voyage tait
+pour Lacour de voir son fils Ren, et comme Ren tait attach au
+service de la grosse artillerie, l'examen des 75 ne se prolongea pas
+longtemps et les visiteurs se remirent en route sous la conduite de leur
+guide. Par un petit chemin qu'abritait une arte de la montagne, ils
+arrivrent en trois quarts d'heure sur une croupe o plusieurs pices
+lourdes taient en position, mais distantes les unes des autres; et le
+capitaine recommena de donner au snateur les explications officielles.
+
+Les projectiles de ces pices taient de grands cylindres ogivaux,
+emmagasins dans des souterrains. Les souterrains, nomms abris,
+consistaient en terriers profonds, sortes de puits obliques que
+protgeaient en outre des sacs de pierre et des troncs d'arbre. Ces
+abris servaient aussi de refuge aux hommes qui n'taient pas de service.
+
+Un artilleur montra Lacour deux grandes bourses de toile blanche,
+unies l'une l'autre et bien pleines, qui ressemblaient une double
+saucisse: c'tait la charge d'une de ces pices. La bourse que l'on
+ouvrit laissa voir des paquets de feuilles couleur de rose, et le
+snateur et son compagnon s'tonnrent que cette pte, qui avait
+l'aspect d'un article de toilette, ft un terrible explosif de la guerre
+moderne.
+
+Un peu plus loin, au point culminant de la croupe, il y avait une tour
+moiti dmolie. C'tait le poste le plus prilleux de tous, celui de
+l'observateur. Un officier s'y plaait pour surveiller la ligne ennemie,
+constater les effets du tir et donner les indications qui permettaient
+de le rectifier.
+
+Prs de la tour, mais en contre-bas, tait situ le poste de
+commandement. On y pntrait par un couloir qui conduisait plusieurs
+salles souterraines. Ce poste avait pour faade un pan de montagne
+taill pic et perc d'troites fentres qui donnaient de l'air et de
+la lumire l'intrieur. Comme Lacour et Desnoyers descendaient par le
+couloir obscur, un vieux commandant charg du secteur vint leur
+rencontre. Les manires de ce commandant taient exquises; sa voix tait
+douce et caressante comme s'il avait caus avec des dames dans un salon
+de Paris. Soldat la moustache grise et aux lunettes de myope, il
+gardait en pleine guerre la politesse crmonieuse du temps de paix.
+Mais il avait aux poignets des pansements: un clat d'obus lui avait
+fait cette double blessure, et il n'en continuait par moins son
+service. Ce diable d'homme, pensa Marcel, est d'une urbanit
+terriblement mielleuse; mais n'importe, c'est un brave.
+
+Le poste du commandant tait une vaste pice qui recevait la lumire par
+une baie horizontale longue de quatre mtres et haute seulement d'un
+pied et demi, de sorte qu'elle ressemblait un peu l'espace ouvert
+entre deux lames de persiennes. Au-dessous de cette baie tait place
+une grande table de bois blanc charge de papiers. En s'asseyant sur une
+chaise prs de cette table, on embrassait du regard toute la plaine. Les
+murs taient garnis d'appareils lectriques, de cadres de distribution,
+de tlphones, de trs nombreux tlphones pourvus de leurs rcepteurs.
+
+Le commandant offrit des siges ses visiteurs avec un geste courtois
+d'homme du monde. Puis il tendit sur la table un vaste plan qui
+reproduisait tous les accidents de la plaine, chemins, villages,
+cultures, hauteurs et dpressions. Sur cette carte tait trac un
+faisceau triangulaire de lignes rouges, en forme d'ventail; le sommet
+du triangle tait le lieu mme o ils taient assis, et le ct oppos
+tait la limite de l'horizon rel qu'ils avaient sous les yeux.
+
+--Nous allons bombarder ce bois, dit le commandant en montrant du doigt
+l'un des points extrmes de la carte.
+
+Puis, dsignant l'horizon une petite ligne sombre:
+
+--C'est le bois que vous voyez l-bas, ajouta-t-il. Veuillez prendre mes
+jumelles et vous distinguerez nettement l'objectif.
+
+Il dploya ensuite une photographie norme, un peu floue, sur laquelle
+tait trac un ventail de lignes rouges pareil celui de la carte.
+
+--Nos aviateurs, continua-t-il, ont pris ce matin quelques vues des
+positions ennemies. Ceci est un agrandissement excut par notre atelier
+photographique. D'aprs les renseignements fournis, deux rgiments
+allemands sont camps dans le bois. Vous plat-il que nous commencions
+le tir tout de suite, monsieur le snateur?
+
+Et, sans attendre la rponse du personnage, le commandant envoya un
+signal tlgraphique. Presque aussitt rsonnrent dans le poste une
+quantit de timbres dont les uns rpondaient, les autres appelaient.
+L'aimable chef ne s'occupait plus ni de Lacour ni de Desnoyers; il tait
+ un tlphone et il s'entretenait avec des officiers loigns peut-tre
+de plusieurs kilomtres. Finalement il donna l'ordre d'ouvrir le feu, et
+il en fit part au personnage.
+
+Le snateur tait un peu inquiet: il n'avait jamais assist un tir
+d'artillerie lourde. Les canons se trouvaient presque au-dessus de sa
+tte, et sans doute la vote de l'abri allait trembler comme le pont
+d'un vaisseau qui lche une borde. Quel fracas assourdissant cela
+ferait!... Huit ou dix secondes s'coulrent, qui parurent trs longues
+ Lacour; puis il entendit comme un tonnerre lointain qui paraissait
+venir des nues. Les nombreux mtres de terre qu'il avait au-dessus de
+sa tte amortissaient les dtonations: c'tait comme un coup de bton
+donn sur un matelas. Ce n'est que cela? pensa le snateur, dsormais
+rassur.
+
+Plus impressionnant fut le bruit du projectile qui fendait l'air une
+grande hauteur, mais avec tant de violence que les ondes descendaient
+jusqu' la baie du poste. Ce bruit dchirant s'affaiblit peu peu,
+cessa d'tre perceptible. Comme aucun effet ne se manifestait, Lacour et
+Marcel crurent que l'obus, perdu dans l'espace, n'avait pas clat. Mais
+enfin, sur l'horizon, exactement l'endroit indiqu tout l'heure par
+le commandant, surgit au-dessus de la tache sombre du bois une norme
+colonne de fume dont les tranges remous avaient un mouvement
+giratoire, et une explosion se produisit pareille celle d'un volcan.
+
+Quelques minutes plus tard, toutes les pices franaises avaient ouvert
+le feu, et nanmoins l'artillerie allemande ne donnait pas encore signe
+de vie.
+
+--Ils vont rpondre, dit Lacour.
+
+--Cela me parat certain, acquiesa Desnoyers.
+
+Au mme instant, le capitaine s'approcha du snateur et lui dit:
+
+--Vous plairait-il de remonter l-haut? Vous verriez de plus prs le
+travail de nos pices. Cela en vaut la peine.
+
+Remonter alors que l'ennemi allait ouvrir le feu? La proposition aurait
+paru intempestive au snateur si le capitaine n'avait ajout que le
+sous-lieutenant Lacour, averti par tlphone, arriverait d'une minute
+l'autre. Au surplus, le personnage se souvint que les militaires taient
+dj peu disposs faire grand cas des hommes politiques, et il ne
+voulut pas leur fournir l'occasion de rire sous cape de la couardise
+d'un parlementaire. Il rajusta donc gravement sa redingote et sortit du
+souterrain avec Marcel.
+
+A peine avaient-ils fait quelques pas, l'atmosphre se bouleversa en
+ondes tumultueuses. Ils chancelrent l'un et l'autre, tandis que leurs
+oreilles bourdonnaient et qu'ils avaient la sensation d'un coup assn
+sur la nuque. L'ide leur vint que les Allemands avaient commenc
+rpondre. Mais non, c'tait encore une des pices franaises qui venait
+de lancer son formidable obus.
+
+Cependant, du ct de la tour d'observation, un sous-lieutenant
+accourait vers eux et traversait l'espace dcouvert en agitant son kpi.
+Lacour, en reconnaissant Ren, trembla de peur: l'imprudent, pour
+s'pargner un dtour, risquait de se faire tuer et s'offrait lui-mme
+comme cible au tir de l'ennemi!
+
+Aprs les premiers embrassements, le pre eut la surprise de trouver
+son fils transform. Les mains qu'il venait de serrer taient fortes et
+nerveuses; le visage qu'il contemplait avec tendresse avait les traits
+accentus, le teint bruni par le grand air. Six mois de vie intense
+avaient fait de Ren un autre homme. Sa poitrine s'tait largie, les
+muscles de ses bras s'taient gonfls, une physionomie mle avait
+remplac la physionomie fminine de nagure. Tout dans la personne du
+jeune officier respirait la rsolution et la confiance en ses propres
+forces.
+
+Ren ne fit pas moins bon accueil Desnoyers qu' son pre, et il lui
+demanda avec un tendre empressement des nouvelles de sa fiance. Quoique
+Chichi crivt souvent son futur, il tait heureux d'entendre encore
+parler d'elle, et les dtails familiers que Marcel donnait sur la vie de
+la jeune fille apportaient pour ainsi dire l'amoureux le parfum de
+l'aime.
+
+Ils s'taient retirs tous les trois un peu l'cart, derrire un
+rideau d'arbres o le vacarme tait moins violent. Aprs chaque tir, les
+pices lourdes laissaient chapper par la culasse un petit nuage de
+fume qui faisait penser celle d'une pipe. Les sergents dictaient des
+chiffres communiqus par un artilleur qui tenait son oreille le
+rcepteur d'un tlphone. Les servants, excutant l'ordre sans mot dire,
+touchaient une petite roue, et le monstre levait son mufle gris, le
+portait droite ou gauche avec une docilit intelligente. Le tireur
+se tenait debout prs de la pice, prt faire feu. Cet homme devait
+tre sourd: pour lui, la vie n'tait qu'une srie de saccades et de
+coups de tonnerre. Mais sa face abrutie ne laissait pas d'avoir une
+certaine expression d'autorit: il connaissait son importance; il tait
+le serviteur de l'ouragan; c'tait lui qui dchanait la foudre.
+
+--Les Allemands tirent, dit l'artilleur qui tait au tlphone, prs de
+la pice la plus rapproche du snateur et de son compagnon.
+
+L'observateur plac dans la tour venait d'en donner avis. Aussitt le
+capitaine charg de servir de guide au personnage avertit celui-ci qu'il
+convenait de se mettre en sret. Lacour, obissant l'instinct de la
+conservation et pouss aussi par son fils qui lui faisait hter le pas,
+se rfugia avec Marcel l'entre d'un abri; mais il ne voulut pas
+descendre au fond du refuge souterrain: dsormais la curiosit
+l'emportait chez lui sur la crainte.
+
+En dpit du tintamarre que faisaient les canons franais, Lacour et
+Desnoyers perurent l'arrive de l'invisible obus allemand. Le passage
+du projectile dans l'atmosphre dominait tous les autres bruits, mme
+les plus voisins et les plus forts. Ce fut d'abord une sorte de
+gmissement dont l'intensit croissait et semblait envahir l'espace avec
+une rapidit prodigieuse. Puis ce ne fut plus un gmissement; ce fut un
+vacarme qui semblait form de mille grincements, de mille chocs, et que
+l'on pouvait comparer la descente d'un tramway lectrique dans une rue
+en pente, au passage d'un train rapide franchissant une station sans s'y
+arrter. Ensuite l'obus apparut comme un flocon de vapeur qui
+grandissait de seconde en seconde et qui avait l'air d'arriver tout
+droit sur la batterie. Enfin une pouvantable explosion fit trembler
+l'abri, mais mollement, comme s'il et t de caoutchouc. Cette premire
+explosion fut suivie de plusieurs autres, moins fortes, moins sches,
+qui avaient des modulations sifflantes comme un ricanement sardonique.
+
+Lacour et Desnoyers crurent que le projectile avait clat prs d'eux,
+et, lorsqu'ils sortirent de l'abri, ils s'attendaient voir une
+sanglante jonche de cadavres. Ce qu'ils virent, ce fut Ren qui
+allumait tranquillement une cigarette, et, un peu plus loin, les
+artilleurs qui travaillaient recharger leur pice lourde.
+
+--La marmite a d tomber trois ou quatre cents mtres, dit Ren
+son pre.
+
+Toutefois le capitaine, qui son gnral avait recommand de bien
+veiller la scurit du personnage, jugea le moment venu de lui
+rappeler qu'ils avaient encore un long trajet parcourir et qu'il tait
+temps de se remettre en route. Lacour, qui maintenant se sentait
+courageux, aurait voulu rester encore; mais Ren, cause du duel
+d'artillerie qui s'engageait, tait oblig de rejoindre son poste sans
+retard. Le pre n'insista point pour prolonger l'entrevue; il serra son
+fils dans ses bras, lui souhaita bonne chance, et, sous la conduite du
+capitaine, redescendit la montagne en compagnie de Desnoyers.
+
+L'automobile roula tout l'aprs-midi sur des chemins encombrs de
+convois qui la foraient souvent faire halte. Elle passait entre des
+champs incultes sur lesquels on voyait des squelettes de fermes; elle
+traversait des villages incendis qui n'taient plus qu'une double
+range de faades noires, avec des trous ouverts sur le vide.
+
+A la tombe du jour, ils croisrent des groupes de fantassins aux
+longues barbes et aux uniformes bleus dteints par les intempries. Ces
+soldats revenaient des tranches, portant sur leurs sacs des pelles, des
+pioches et d'autres outils faits pour remuer la terre: car les outils de
+terrassement avaient pris une importance d'armes de combat. Couverts de
+boue de la tte aux pieds, tous paraissaient vieux, quoique en pleine
+jeunesse. Leur joie de revenir au cantonnement aprs une semaine de
+travail en premire ligne, s'exprimait par des chansons qu'accompagnait
+le bruit sourd de leurs sabots clous.
+
+--Ce sont les soldats de la Rvolution! disait le snateur avec emphase.
+C'est la France de 1792!
+
+Les deux amis passrent la nuit dans un village demi ruin, o s'tait
+tabli le commandement d'une division. Le capitaine qui les avait
+accompagns jusqu'alors, prit cong d'eux. Ce serait un autre officier
+qui, le lendemain, leur servirait de guide.
+
+Ils se logrent l'Htel de la Sirne, vieille btisse dont le pignon
+avait t endommag par un obus. La chambre occupe par Desnoyers tait
+contigu celle o avait pntr le projectile, et le patron voulut
+faire voir les dgts ses htes, avant que ceux-ci se missent au lit.
+Tout tait dchiquet, plancher, plafond, murailles; des meubles briss
+gisaient dans les coins; des lambeaux de papier fleuri pendaient sur les
+murs; un trou norme laissait apercevoir le ciel et entrer le froid de
+la nuit. Le patron raconta que ce ravage avait t caus, non par un
+obus allemand, mais par un obus franais, au moment o l'ennemi avait
+t chass hors du village, et, en disant cela, il souriait avec un
+orgueil patriotique:
+
+--Oui, c'est l'oeuvre des ntres. Vous voyez la besogne que fait le 75!
+Que pensez-vous d'un pareil travail?
+
+Le lendemain, de bonne heure, ils repartirent en automobile. Ils
+laissrent derrire eux des dpts de munitions, passrent les
+troisimes positions, puis les secondes. Des milliers et des milliers de
+soldats s'taient installs en pleins champs. Ce fourmillement d'hommes
+rappelait par la varit des costumes et des races les grandes invasions
+historiques. Et pourtant ce n'tait pas un peuple en marche: car l'exode
+d'un peuple trane derrire lui une multitude de femmes et d'enfants. Il
+n'y avait ici que des hommes, rien que des hommes.
+
+Toutes les espces d'habitations inventes par l'humanit depuis
+l'poque des cavernes, taient utilises dans ces campements. Les
+grottes et les carrires servaient de quartiers; certaines cabanes
+rappelaient le _rancho_ amricain; d'autres, coniques et allonges,
+imitaient le _gourbi_ arabe. Comme beaucoup de soldats venaient des
+colonies et que quelques-uns avaient fait du ngoce dans les contres du
+nouveau monde, ces gens, quand ils s'taient vus dans la ncessit
+d'improviser une demeure plus stable que la tente de toile, avaient fait
+appel leurs souvenirs, et ils avaient copi l'architecture des tribus
+avec lesquelles ils s'taient trouvs en contact. Au surplus, dans cette
+masse de combattants, il y avait des tirailleurs marocains, des ngres,
+des Asiatiques; et, loin des villes, ces primitifs semblaient grandir en
+importance, acqurir une supriorit qui faisait d'eux les matres des
+civiliss.
+
+Le long des ruisseaux s'talaient des linges blancs mis scher par les
+soldats. Malgr la fracheur du matin, des files d'hommes dpoitraills
+s'inclinaient sur l'eau pour de bruyantes ablutions, suivies
+d'brouements nergiques. Sur un pont, un soldat crivait une lettre en
+se servant du parapet comme d'une table. Les cuisiniers s'agitaient
+autour des chaudrons fumants. Un lger arme de soupe matinale se mlait
+au parfum rsineux des arbres et l'odeur de la terre mouille.
+
+Les btes et le matriel de la cavalerie et de l'artillerie taient
+logs dans de longs baraquements de bois et de zinc. Les soldats
+trillaient et ferraient en plein air les chevaux au poil luisant, que
+la guerre de tranche maintenait dans un tat de paisible embonpoint.
+
+--Ah! s'ils avaient t la bataille de la Marne! dit Desnoyers
+Lacour.
+
+Depuis longtemps ces montures jouissaient d'un repos ininterrompu. Les
+cavaliers combattaient pied, faisant le coup de feu avec les
+fantassins, de sorte que leurs chevaux s'engraissaient dans une
+tranquillit conventuelle et qu'il tait mme ncessaire de les mener
+la promenade pour les empcher de devenir malades d'inaction devant le
+rtelier comble.
+
+Plusieurs aroplanes prts prendre leur vol taient poss sur la
+plaine comme des libellules grises, et beaucoup d'hommes se groupaient
+l'entour. Les campagnards convertis en soldats considraient avec
+admiration les camarades chargs du maniement de ces appareils et leur
+attribuaient un pouvoir un peu semblable celui des sorciers des
+lgendes populaires, la fois vnrs et redouts par les paysans.
+
+L'automobile s'arrta prs de quelques maisons noircies par l'incendie.
+
+--Vous allez tre obligs de descendre, leur dit le nouvel officier qui
+les guidait. On ne peut faire qu' pied le petit trajet qui nous reste
+faire.
+
+Lacour et Desnoyers se mirent donc marcher sur la route; mais
+l'officier les rappela.
+
+--Non, non, leur dit-il en riant. Le chemin que vous prenez serait
+dangereux pour la sant. Mais voici un petit chemin o nous n'aurons pas
+ craindre les courants d'air.
+
+Et il leur expliqua que les Allemands avaient des retranchements et des
+batteries sur la hauteur, l'extrmit de la route. Jusqu'au point o
+les voyageurs taient parvenus, le brouillard du matin les avait
+protgs contre le tir de l'ennemi; mais, un jour de soleil,
+l'apparition de l'automobile aurait t salue par un obus.
+
+Ils avaient devant eux une immense plaine o l'on ne voyait me qui
+vive, et cette plaine prsentait l'aspect qu'en temps ordinaire elle
+devait avoir le dimanche, lorsque les laboureurs se tenaient chez eux.
+ et l gisaient sur le sol des objets abandonns, aux formes
+indistinctes, et on aurait pu les prendre pour des instruments agricoles
+laisss sur les gurets, un jour de fte; mais c'taient des affts et
+des caissons dmolis par les projectiles ou par l'explosion de leur
+propre chargement.
+
+Aprs avoir donn ordre deux soldats de se charger des paquets que
+Desnoyers avait retirs de l'automobile, l'officier guida les visiteurs
+par une sorte d'troit sentier o ils taient obligs de marcher la
+file. Ce sentier, qui commenait derrire un mur de brique, allait
+s'abaissant dans le sol en pente douce, de sorte qu'ils s'y enfoncrent
+d'abord jusqu'aux genoux, puis jusqu' la taille, puis jusqu'aux
+paules; et finalement, absorbs tout entiers, ils n'eurent plus
+au-dessus de leurs ttes qu'un ruban de ciel.
+
+Ils avanaient dans le boyau d'une faon trange, jamais en ligne
+droite, toujours en zigzags, en courbes, en angles. D'autres boyaux non
+moins compliqus s'embranchaient sur le leur, qui tait l'artre
+centrale de toute une ville souterraine. Un quart d'heure se passa, une
+demi-heure, une heure entire, sans qu'ils eussent fait cinquante pas de
+suite dans la mme direction. L'officier, qui ouvrait la marche,
+disparaissait chaque instant dans un dtour, et ceux qui venaient
+derrire lui taient obligs de se hter pour ne point le perdre. Le sol
+tait glissant, et, en certains endroits, il y avait une boue presque
+liquide, blanche et corrosive comme celle qui dcoule des chafaudages
+d'une maison en construction.
+
+L'cho de leurs pas, le frlement de leurs paules contre les parois de
+terre, dtachaient des mottes et des cailloux. Quelquefois le fond du
+sentier s'exhaussait et les visiteurs s'exhaussaient avec lui. Alors un
+petit effort suffisait pour qu'ils pussent voir par-dessus les crtes,
+et ce qu'ils voyaient, c'taient des champs incultes, des rseaux de
+fils de fer entrecroiss. Mais la curiosit pouvait coter cher celui
+qui levait la tte, et l'officier ne permettait pas qu'ils s'arrtassent
+ regarder.
+
+Desnoyers et Lacour tombaient de fatigue. tourdis par ces perptuels
+zigzags, ils ne savaient plus s'ils avanaient ou s'ils reculaient, et
+le changement continuel de direction leur donnait presque le vertige.
+
+--Arriverons-nous bientt? demanda le snateur.
+
+L'officier leur montra un clocher mutil, dont la pointe se montrait
+par-dessus le rebord de terre et qui tait peu prs tout ce qui
+restait d'un village pris et repris maintes fois.
+
+--C'est l-bas, rpondit-il.
+
+S'ils eussent fait le mme trajet en ligne droite, une demi-heure leur
+aurait suffi; mais, continuellement retards par les crochets et les
+lacets de cette venelle profonde, ils avaient en outre subir les
+obstacles de la fortification de campagne: souterrains barrs par des
+grilles, cages de fils de fer tenues en suspens, qui obstrueraient le
+passage quand on les ferait choir, tout en permettant aux dfenseurs de
+tirer travers le treillis.
+
+Ils rencontraient des soldats qui portaient des sacs, des seaux d'eau,
+et qui disparaissaient soudain dans les tortuosits des ruelles
+transversales. Quelques-uns, assis sur des tas de bois, souriaient en
+lisant un petit journal rdig dans les tranches. Ces hommes
+s'effaaient pour laisser passer les visiteurs, et une expression de
+curiosit se peignait sur leurs faces barbues. Dans le lointain
+crpitaient des coups secs, comme s'il y avait eu au bout de la voie
+tortueuse un polygone de tir ou qu'une socit de chasseurs s'y exert
+ abattre des pigeons.
+
+Lorsqu'ils furent parvenus aux tranches du front, leur guide les
+prsenta au lieutenant-colonel qui commandait le secteur. Celui-ci leur
+montra les lignes dont il avait la garde, comme un officier de marine
+montre les batteries et les tourelles de son cuirass.
+
+Ils visitrent d'abord les tranches de seconde ligne, les plus
+anciennes: sombres galeries o les meurtrires et les baies
+longitudinales mnages pour les mitrailleuses ne laissaient pntrer
+que des filets de jour. Cette ligne de dfense ressemblait un tunnel
+coup par de courts espaces dcouverts. On y passait alternativement de
+la lumire l'obscurit et de l'obscurit la lumire, avec une
+brusquerie qui fatiguait les yeux. Dans les espaces dcouverts le sol
+tait plus haut, et des banquettes de planches, fixes contre les
+parois, permettaient aux observateurs de sortir la tte ou d'examiner le
+paysage au moyen du priscope. Les espaces protgs par des toitures
+servaient la fois de batteries et de dortoirs.
+
+Ces sortes de casernements avaient t d'abord des tranches
+dcouvertes, comme celles de premire ligne. Mais, mesure que l'on
+avait gagn du terrain sur l'ennemi, les combattants, obligs de vivre
+l tout un hiver, s'taient ingnis s'y installer avec le plus de
+commodit possible. Sur les fosss creuss l'air libre ils avaient mis
+en travers les poutres des maisons ruines; puis sur les poutres, des
+madriers, des portes, des contrevents; puis sur tout ce boisage,
+plusieurs ranges de sacs de terre; et enfin, sur les sacs de terre, une
+paisse couche d'humus o l'herbe poussait, donnant au dos de la
+tranche un paisible aspect de prairie verdoyante. Ces votes de fortune
+rsistaient la chute des obus, qui s'y enterraient sans causer de
+grands dgts. Quand une explosion les disloquait trop, les habitants
+troglodytes en sortaient la nuit, comme des fourmis inquites dans leur
+fourmilire, et reconstruisaient vivement le toit de leur logis.
+
+Ces rduits se ressemblaient tous pour ce qui tait de la construction.
+La face extrieure tait toujours la mme, c'est--dire perce de
+meurtrires o des fusils taient braqus contre l'ennemi, et de baies
+horizontales pour le tir des mitrailleuses. Les vigies, debout prs de
+ces ouvertures, surveillaient la campagne dserte comme les marins de
+quart surveillent la mer de dessus le pont. Sur les faces intrieures
+taient les rteliers d'armes et les lits de camp: trois files de
+bancasses faites avec des planches et pareilles aux couchettes des
+navires. Mais il y avait au contraire beaucoup de varit dans
+l'ornementation de chaque rduit, et le besoin qu'prouvent les mes
+simples d'embellir leur demeure s'y manifestait de mille manires.
+Chaque soldat avait son muse fait d'illustrations de journaux et de
+cartes postales en couleur. Des portraits de comdiennes et de danseuses
+souriaient de leur bouche peinte sur le papier glac et mettaient une
+note gaie dans la chaste atmosphre du poste.
+
+Tout tait propre, de cette propret rude et un peu gauche que les
+hommes rduits leurs seuls moyens peuvent entretenir sans assistance
+fminine. Les rduits avaient quelque chose du clotre d'un monastre,
+du prau d'un bagne, de l'entrepont d'un cuirass. Le sol y tait plus
+bas de cinquante centimtres que celui des espaces dcouverts qui les
+faisaient communiquer les unes avec les autres. Pour que les officiers
+pussent passer sans monter ni descendre, de grandes planches formaient
+passerelle d'une porte l'autre. Lorsque les soldats voyaient entrer le
+chef du secteur, ils s'alignaient, et leurs ttes se trouvaient la
+hauteur de la ceinture de l'officier qui tait sur la passerelle.
+
+Il y avait aussi des pices souterraines qui servaient de cabinets de
+toilette et de sentines pour les immondices; des salles de bain d'une
+installation primitive; une cave qui portait pour enseigne: _Caf de la
+Victoire_; une autre garnie d'un criteau o on lisait: _Thtre_.
+C'tait la gat franaise qui riait et chantait en face du danger.
+
+Cependant Marcel tait impatient de voir son fils. Le snateur dit donc
+un mot au lieutenant-colonel qui, aprs un effort de mmoire, finit par
+se rappeler les prouesses du sergent Jules Desnoyers.
+
+--C'est un excellent soldat, certifia-t-il au pre. En ce moment il doit
+tre de service la tranche de premire ligne. Je vais le faire
+appeler.
+
+Marcel demanda s'il ne leur serait pas possible d'aller jusqu'
+l'endroit o se trouvait son fils; mais le lieutenant-colonel sourit.
+Non, les civils ne pouvaient visiter ces fosss en contact presque
+immdiat avec l'ennemi et sans autre dfense que des barrages de fils de
+fer et des sacs de terre; la boue y avait parfois un pied d'paisseur,
+et l'on n'y avanait qu'en se courbant, pour viter de recevoir une
+balle. Le danger y tait continuel, parce que l'ennemi tiraillait sans
+cesse.
+
+Effectivement les visiteurs entendirent au loin des coups de fusil,
+auxquels, jusqu'alors, ils n'avaient pas fait attention.
+
+Tandis que Marcel attendait Jules, il lui semblait que le temps
+s'coulait avec une lenteur dsesprante. Cependant le lieutenant-colonel
+avait fait arrter ses visiteurs prs de l'embrasure d'une mitrailleuse,
+en leur recommandant de se tenir de chaque ct de la baie, de bien
+effacer leur corps, d'avancer prudemment la tte et de regarder d'un
+seul oeil. Ils aperurent une excavation profonde dont ils avaient devant
+eux le bord oppos. A courte distance, plusieurs files de pieux,
+disposs en croix et runis par des fils de fer barbels, formaient un
+large rseau. A cent mtres plus loin, il y avait un autre rseau de
+fils de fer.
+
+--Les Boches sont l, chuchota le lieutenant-colonel.
+
+--O? demanda le snateur.
+
+--Au second rseau. C'est celui de la tranche allemande. Mais il n'y a
+rien craindre: depuis quelque temps ils ont cess d'attaquer de ce
+ct-ci.
+
+Lacour et Desnoyers prouvrent une certaine motion penser que les
+ennemis taient si prs d'eux, derrire cette leve de terre, dans une
+mystrieuse invisibilit qui les rendait plus redoutables. S'ils
+allaient bondir hors de leurs tanires, la baonnette au bout du fusil,
+la grenade la main, ou arms de leurs liquides incendiaires et de
+leurs bombes asphyxiantes?
+
+De cet endroit, le snateur et son ami percevaient plus nettement que
+tout l'heure la tiraillerie de la premire ligne. Les coups de feu
+semblaient se rapprocher. Aussi le lieutenant-colonel les fit-il partir
+brusquement de leur observatoire: il craignait que la fusillade ne se
+gnralist et n'arrivt jusqu'au lieu o ils taient. Les soldats, avec
+la prestesse que donne l'habitude, et avant mme d'en avoir reu
+l'ordre, s'taient rapprochs de leurs fusils braqus aux meurtrires.
+
+Les visiteurs se remirent en marche. Ils descendirent dans des cryptes
+qui taient d'anciennes caves de maisons dmolies. Des officiers s'y
+taient installs en utilisant les dbris trouvs dans les dcombres. Un
+battant de porte pos sur deux chevalets de bois brut formait une table.
+Les plafonds et les murs taient tapisss avec de la cretonne envoye
+des magasins de Paris. Des photographies de femmes et d'enfants ornaient
+les parois, dans les intervalles que laissait libres le mtal nickel
+des appareils tlgraphiques et tlphoniques. Marcel vit sur une porte
+un Christ d'ivoire jauni par les annes, peut-tre par les sicles,
+sainte image transmise de gnration en gnration et qui devait avoir
+assist maintes agonies. Sur une autre porte, il vit un fer cheval
+perc de sept trous. Les croyances religieuses flottaient partout dans
+cette atmosphre de pril et de mort, et en mme temps les superstitions
+les plus ridicules y reprenaient une force nouvelle sans que personne
+ost s'en moquer.
+
+En sortant d'une de ces cavernes, Marcel rencontra celui qu'il
+attendait. Jules s'avanait vers lui en souriant, les mains tendues.
+Sans ce geste, le pre aurait eu de la peine reconnatre son fils
+dans ce sergent dont les pieds taient deux boules de terre et dont la
+capote effiloche tait couverte de boue jusqu'aux paules. Aprs les
+premiers embrassements, il considra le soldat qu'il avait devant lui.
+La pleur olivtre du peintre avait pris un ton bronz; sa barbe noire
+et frise tait longue; il avait l'air fatigu, mais rsolu. Sous ces
+vtements malpropres et avec ce visage las, Marcel trouva Jules plus
+beau et plus intressant qu' l'poque o celui-ci tait dans toute sa
+gloire mondaine.
+
+--Que te faut-il?... Que dsires-tu?... As-tu besoin d'argent?...
+
+Le pre avait apport une forte somme pour la donner son fils. Mais
+Jules ne rpondit cette offre que par un geste d'indiffrence. Dans la
+tranche l'argent ne lui servirait rien.
+
+--Envoie-moi plutt des cigares, dit-il. Je les partagerai avec mes
+camarades.
+
+Tout ce que sa mre lui expdiait,--de gros colis pleins d'exquises
+victuailles, de tabac et de vtements,--il le distribuait ses
+camarades, qui pour la plupart appartenaient des familles pauvres et
+dont quelques-uns taient seuls au monde. Peu peu, sa munificence
+s'tait tendue de son peloton sa compagnie, de sa compagnie son
+bataillon tout entier. Aussi Marcel eut-il le plaisir de surprendre dans
+les regards et dans les sourires des soldats qui passaient ct d'eux
+les indices de la popularit dont jouissait son fils.
+
+--J'ai prvu ton dsir, rpondit Marcel.
+
+Et il indiqua les paquets apports de l'automobile.
+
+Marcel ne se lassait pas de contempler ce hros, dont Argensola lui
+avait racont les prouesses avec plus d'loquence que d'exactitude.
+
+--Tu ne te repens pas de ta dcision? Tu es content?
+
+--Oui, mon pre, je suis content.
+
+Et Jules, avec simplicit, sans jactance, expliqua les raisons de son
+contentement. Sa vie tait dure, mais semblable celle de plusieurs
+millions d'hommes. Dans sa section, qui ne se composait que de quelques
+douzaines de soldats, il y en avait de suprieurs lui par
+l'intelligence, par l'instruction, par le caractre, et ils supportaient
+tous valeureusement la rude preuve, rcompenss de leurs peines par la
+satisfaction du devoir accompli. Quant lui-mme, jamais, en temps de
+paix, il n'avait su comme prsent ce que c'est que la camaraderie.
+Pour la premire fois il gotait la satisfaction de se considrer comme
+un tre utile, de servir effectivement quelque chose, de pouvoir se
+dire que son passage dans le monde n'aurait pas t vain. Il tait un
+peu honteux de ce qu'il avait t autrefois, lorsqu'il ne savait comment
+remplir le vide de son existence et qu'il dissipait ses jours dans une
+oisivet frivole. Maintenant il avait des obligations qui absorbaient
+toutes ses forces, il collaborait prparer pour l'humanit un heureux
+avenir, il tait vraiment un homme.
+
+--Lorsque la guerre sera finie, conclut-il, les hommes seront meilleurs,
+plus gnreux. Le danger affront en commun a le pouvoir de dvelopper
+les plus nobles vertus. Ceux qui ne seront pas tombs sur les champs de
+bataille, pourront faire de grandes choses.... Oui, oui, je suis
+content.
+
+Il demanda des nouvelles de sa mre et de Chichi. Il recevait d'elles
+des lettres presque quotidiennes; mais cela ne suffisait pas encore sa
+curiosit. Il rit en apprenant la vie large et confortable que menait
+Argensola. Ces petits dtails l'amusaient comme des anecdotes
+plaisantes, venues d'un autre monde.
+
+A un certain moment, le pre crut remarquer que Jules devenait moins
+attentif la conversation. Les sens du jeune homme, affins par de
+perptuelles alertes, semblaient mis en veil par quelque phnomne
+auquel Marcel n'avait prt encore aucune attention. C'tait la
+fusillade qui s'tendait de proche en proche et devenait plus nourrie.
+Jules reprit le fusil qu'il avait appuy contre la paroi de la tranche.
+Dans le mme instant, un peu de poussire sauta par-dessus la tte de
+Marcel et un petit trou se creusa dans la terre.
+
+--Partez, partez! dit Jules en poussant son pre et Marcel.
+
+Ils se firent de brefs adieux dans un rduit, et le sergent courut
+rejoindre ses hommes.
+
+La fusillade s'tait gnralise sur toute la ligne. Les soldats
+tiraient tranquillement, comme s'ils accomplissaient une besogne
+ordinaire. Ce combat se reproduisait chaque jour, sans que l'on pt dire
+avec certitude de quel ct il avait commenc; il tait la consquence
+naturelle du contact de deux forces ennemies.
+
+Le lieutenant-colonel, craignant une attaque allemande, congdia ses
+visiteurs, et l'officier qui les accompagnait les ramena leur
+automobile.
+
+
+
+
+XII
+
+GLORIEUSES VICTIMES
+
+
+Quatre mois plus tard, Marcel Desnoyers eut une cruelle angoisse: Jules
+tait bless. Mais la lettre qui en avisait le pre avait subi un retard
+considrable, de sorte que la mauvaise nouvelle fut aussitt adoucie par
+une information heureuse. Non seulement Jules tait presque guri, mais
+il ne tarderait pas venir dans sa famille avec une permission de
+quinze jours de convalescence, et il y apporterait les galons de
+sous-lieutenant, prix d'une belle citation l'ordre du jour.
+
+--Votre fils est un hros, dclara le snateur, qui avait obtenu ces
+renseignements au ministre de la Guerre. On m'a fait lire le rapport de
+ses chefs, et j'en suis encore mu. Avec son seul peloton, il a attaqu
+toute une compagnie allemande, et c'est lui qui, de sa propre main, a
+tu le capitaine. En rcompense de ces prouesses, on lui a donn la
+croix de guerre et on l'a nomm officier.
+
+Lorsque Jules dbarqua l'avenue Victor-Hugo, il y fut accueilli par
+des cris de joie et de dlirantes embrassades. La pauvre Luisa, pendue
+son cou, sanglotait de tendresse; Chichi le dvorait des yeux, tout en
+pensant un autre combattant; Marcel admirait le petit bout de galon
+d'or sur la manche de la capote bleu horizon et le casque d'acier
+bords plats que les Franais portaient maintenant dans les tranches:
+car le kpi traditionnel avait t remplac par une sorte de cabasset
+qui rappelait celui des arquebusiers du XVIe sicle.
+
+Les quinze jours de la permission furent pour les Desnoyers des jours de
+bonheur et de gloire. Ils ne recevaient pas une visite sans que Marcel,
+ds les premiers mots, dt son fils:
+
+--Raconte-nous comment tu as t bless. Explique-nous comment tu as tu
+le capitaine.
+
+Mais Jules, ennuy de rpter pour la dixime fois sa propre histoire,
+s'excusait de faire ce rcit; et alors c'tait Marcel qui se chargeait
+de la narration.
+
+L'ordre tait de s'emparer des ruines d'une raffinerie de sucre situe
+en face de la tranche. Les Boches en avaient t chasss par
+l'artillerie; mais il fallait qu'une reconnaissance, conduite par un
+homme sr, allt vrifier si l'vacuation tait complte, et les chefs
+avaient dsign pour cette mission prilleuse le sergent Desnoyers. La
+reconnaissance, partie l'aube, s'tait avance sans obstacle jusqu'aux
+ruines; mais, au dtour d'un mur demi croul, elle s'tait heurte
+une demi-compagnie ennemie qui avait aussitt ouvert le feu. Plusieurs
+Franais taient tombs, ce qui n'avait pas empch le sergent de bondir
+sur le capitaine et de lui planter sa baonnette dans la poitrine. Alors
+les Allemands s'taient retirs en dsordre vers leurs lignes; mais
+ensuite la compagnie tout entire avait essay de reprendre pied dans la
+fabrique. Jules, avec ce qui lui restait de soldats valides, avait
+soutenu cette attaque assez longtemps pour permettre aux renforts
+d'arriver. Pendant ce dur combat, il avait reu une balle dans l'paule;
+mais le terrain tait rest dfinitivement nos poilus, qui avaient
+mme ramen une vingtaine de prisonniers.
+
+Ce que Marcel ne racontait point, parce que son fils s'tait abstenu de
+le lui dire, c'est que le capitaine allemand tait pour Jules une
+vieille connaissance. Lorsque le jeune homme s'tait trouv face face
+avec cet adversaire, il avait eu la soudaine impression d'tre en
+prsence d'une figure dj vue; mais, comme ce n'tait pas le moment de
+faire appel de lointains souvenirs, il s'tait ht de tuer, pour
+n'tre pas tu lui-mme. Plus tard, aprs avoir fait panser son paule,
+dont la blessure tait lgre, il avait eu la curiosit d'aller revoir
+le cadavre du capitaine, et il avait eu la surprise de reconnatre cet
+Erckmann avec lequel il tait revenu de Buenos-Aires sur le paquebot de
+Hambourg. Aussitt son imagination avait revu la mer, le fumoir, la
+_Frau Rath_, le corpulent personnage qui, dans ses discours belliqueux,
+imitait le style et les gestes de son empereur, et il avait murmur en
+guise d'oraison funbre:
+
+--Ce n'tait pas ici, mon pauvre _Kommerzienrath_, que tu m'avais donn
+rendez-vous. Repose jamais sur cette terre de France o tu m'annonais
+si firement ta prochaine visite.
+
+Marcel, trs fier de son fils, ne manquait aucune occasion de sortir
+avec lui pour se montrer dans la rue aux cts du sous-lieutenant.
+Chaque fois qu'il voyait Jules prendre son casque, il se htait de
+prendre lui-mme sa canne et son chapeau.
+
+--Tu permets, disait-il, que je t'accompagne? Cela ne te drange pas?
+
+Il le disait avec tant d'humble supplication que Jules n'osait pas
+rpondre par un refus; et le vieux pre, un peu soufflant, mais panoui
+de joie, trottait sur les boulevards ct de l'lgant et robuste
+officier dont la capote d'un bleu terni tait orne de la croix de
+guerre. Il acceptait comme un hommage rendu son fils et lui-mme les
+regards sympathiques dont les passants saluaient cette dcoration, assez
+rare encore, et sa premire ide tait de considrer comme des
+embusqus tous les militaires qu'il croisait dans la rue, mme lorsque
+ces militaires avaient une range de croix sur la poitrine et une
+multitude de galons sur les manches. Quant aux blesss qu'il voyait
+descendre de voiture en s'appuyant sur des cannes ou sur des bquilles,
+il prouvait leur gard une piti un peu ddaigneuse: ces malheureux
+n'taient pas aussi chanceux que son fils. Ah! son fils, lui, tait n
+sous une bonne toile! Il se tirait heureusement des plus grands
+dangers, et si, par hasard, il recevait quelque blessure, ni sa force ni
+sa beaut n'avaient en souffrir. Chose trange: cette blessure lgre
+qui n'avait eu pour Jules d'autre consquence que l'honneur d'une
+dcoration, inspirait Marcel une aveugle confiance. Puisque le jeune
+homme n'avait pas succomb dans une aventure si terrible, c'tait que,
+protg par le sort, il devait sortir indemne de tous les prils et
+qu'une prdestination mystrieuse lui assurait le salut.
+
+Quelquefois pourtant, Jules russit sortir seul en se sauvant par
+l'escalier de service comme un collgien. S'il tait heureux de se
+trouver dans sa famille, il n'tait pas fch non plus de revivre un peu
+sa vie de garon en compagnie d'Argensola. Mais d'ailleurs il semblait
+que la guerre lui et rendu quelque chose d'une ingnuit depuis
+longtemps perdue. Le don Juan qui avait eu tant d'amoureux triomphes
+dans les salons du Paris cosmopolite, se faisait prsent un innocent
+plaisir d'aller avec son secrtaire passer la soire au _music-hall_
+ou au cinmatographe; et, pour ce qui tait des aventures galantes, il
+se contentait de refaire un brin de cour une ou deux honnestes dames
+auxquelles il avait jadis donn des leons de _tango_.
+
+Un aprs-midi, comme les deux amis remontaient les Champs-lyses, ils
+firent une rencontre particulirement intressante. Ce fut Argensola qui
+aperut le premier, quelque distance, monsieur et madame Laurier
+venant en sens inverse sur le mme trottoir. L'ingnieur, rtabli de ses
+blessures, n'avait perdu qu'un oeil, et il avait t renvoy du front
+son usine, rquisitionne par le gouvernement pour la fabrication des
+obus. Il portait les galons de capitaine et avait sur la poitrine la
+croix de la Lgion d'honneur. Argensola, qui n'avait rien ignor des
+amours de Jules, craignit pour celui-ci l'motion de cette rencontre
+inattendue, et il essaya de dtourner l'attention de son compagnon, de
+l'carter du chemin que suivait le couple. Mais Jules, qui venait de
+reconnatre les Laurier, comprit l'intention d'Argensola et lui dit avec
+un sourire devenu tout coup srieux et mme un peu triste:
+
+--Tu ne veux pas que je la voie? Rassure-toi: nous sommes l'un et
+l'autre en tat de nous rencontrer sans danger et sans honte.
+
+Lorsque les Laurier passrent ct de lui, Jules leur fit le salut
+militaire. Laurier rpondit correctement par le salut militaire, tandis
+que madame Laurier inclinait lgrement la tte, sans cesser de regarder
+droit devant elle. Puis, aprs quelques minutes de silence, Jules reprit
+d'une voix un peu rauque, mais ferme:
+
+--J'ai beaucoup aim cette femme et je l'aime encore. Je fais plus que
+de l'aimer: je l'admire. Son mari est un hros, et elle a raison de le
+prfrer moi. Je ne me pardonnerais pas d'avoir vol cette noble
+victime de la guerre celle qu'il adorait et dont il mritait d'tre
+ador.
+
+Peu aprs que Jules fut reparti pour le front, Luisa reut de sa soeur
+Hlna une lettre arrive clandestinement de Berlin par l'intermdiaire
+d'un consulat sud-amricain tabli en Suisse.
+
+Pauvre Hlna von Hartrott! La lettre, parvenue destination avec un
+mois de retard, ne contenait que des nouvelles funbres et des paroles
+de dsesprance. Deux de ses fils avaient t tus. L'un, Hermann, tout
+jeune encore, avait succomb en territoire occup par les Allemands; sa
+mre avait donc au moins la consolation de le savoir enterr au milieu
+de ses compagnons d'armes, et, aprs la guerre, elle pourrait le ramener
+ Berlin et pleurer sur la tombe de cet enfant chri. Mais l'autre, le
+capitaine Otto, avait pri sur le territoire tenu par les Franais, et
+personne ne savait o; il serait donc impossible de retrouver ses restes
+confondus parmi des milliers de cadavres, et la malheureuse mre
+ignorerait ternellement l'endroit o se consumerait ce corps sorti de
+ses entrailles. Un troisime fils avait t grivement bless en
+Pologne. Les deux filles avaient perdu leurs fiancs. Quant Karl, il
+continuait prsider des socits pangermanistes et faire des projets
+d'entreprises colossales pour le temps qui suivrait la prochaine
+victoire; mais il avait beaucoup vieilli. Le savant de la famille,
+Julius, tait plus solide que jamais et travaillait fivreusement un
+livre qui le couvrirait de gloire: c'tait un trait o il tablissait
+thoriquement et pratiquement le compte des centaines de milliards que
+l'Allemagne devrait exiger de l'Europe aprs la victoire dcisive, et o
+il dressait la carte des rgions sur lesquelles il serait ncessaire
+d'tendre la domination ou au moins l'influence germanique dans les cinq
+parties du monde. La lettre d'Hlna se terminait par ce cri dsol: Tu
+comprendras mon dsespoir, ma chre soeur. Nous tions si heureux! Que
+Dieu chtie ceux qui ont dchan sur le monde tant de flaux! Notre
+empereur est innocent de ce crime. Ses ennemis seuls sont coupables de
+tout.
+
+De l'avenue Victor-Hugo, la bonne Luisa crut voir les pleurs verss
+Berlin par la triste Hlna, et elle associa navement ses larmes
+celles de sa soeur. D'abord Marcel, un peu choqu d'une compassion si
+complaisante, ne dit rien: en dpit de la guerre, les deuils sur
+lesquels s'attendrissait sa femme taient des deuils de famille, et il
+admettait que les affections domestiques restassent dans une certaine
+mesure trangres aux haines nationales. Mais Luisa qui, faute de
+finesse, outrait parfois l'expression des plus naturels mois de son
+me, finit par agacer si fort les nerfs de son poux qu'il se regimba
+contre cette excessive sentimentalit.
+
+--Somme toute, dit-il un peu rudement, la guerre est la guerre, et, quoi
+que prtende ta soeur, ce sont les Allemands qui ont commenc. Quant
+moi, je m'intresse beaucoup plus Jules et ses compagnons d'armes
+qu'aux Hartrott, aux incendiaires de Louvain et aux bombardeurs de
+Reims. Si les fils d'Hlna ont t tus, tant pis pour eux.
+
+--Comme tu es dur! Comme tu manques de piti pour ceux qui succombent
+cet abominable carnage!
+
+--Non, j'ai de la piti plein le coeur; mais je ne la rpands point
+l'aveugle sur les innocents et sur les coupables. Le capitaine Otto et
+ses frres appartenaient cette caste militaire qui, durant
+quarante-quatre ans, avec une obstination muette et infatigable, a
+prpar le plus norme forfait qui ait jamais ensanglant l'humanit.
+Et tu voudrais que je m'apitoyasse sur eux parce qu'ils ont subi le
+destin qu'ils prmditaient de faire subir aux autres?
+
+--Mais n'y a-t-il pas dans l'arme allemande, et mme parmi les
+officiers, une multitude de jeunes gens qui ne se destinaient point la
+carrire des armes, d'tudiants et de professeurs qui travaillaient en
+paix dans les bibliothques et dans les laboratoires, et qu'aujourd'hui
+la guerre fauche par milliers! Refuseras-tu ceux-l aussi toute
+compassion?
+
+--Ah! oui, les universitaires! s'cria Marcel, se souvenant de quelques
+conversations qu'il avait eues sur ce sujet avec Tchernoff. Des soldats
+qui portent des livres dans leur sac et qui, aprs avoir fusill un lot
+de villageois ou saccag une ferme, lisent des potes et des philosophes
+ la lueur des incendies! Enfls de science comme un crapaud de venin,
+orgueilleux de leur prtendue intellectualit, ils se croient capables
+de faire prvaloir les plus excrables erreurs par une dialectique aussi
+lourde et aussi tortueuse que celle du moyen ge. Thse, antithse et
+synthse! En jonglant avec ces trois mots, ils se font forts de
+dmontrer qu'un fait accompli devient sacr par la seule raison du
+succs, que la libert et la justice sont de romantiques illusions, que
+le vrai bonheur pour les hommes est de vivre enrgiments la
+prussienne, que l'Allemagne a le droit d'tre la matresse du monde,
+_Deutschland ber alles!_ et que la Belgique est coupable de sa propre
+ruine parce qu'elle s'est dfendue contre les malandrins qui la
+violaient. Ces belliqueux sophistes ont contribu plus que n'importe qui
+ empoisonner l'me allemande. Le _Herr Professor_ s'est employ par
+tous les moyens rveiller dans l'me teutonne les mauvais instincts
+assoupis, et peut-tre sa responsabilit est-elle plus grave que celle
+du _Herr Lieutenant_. Lorsque celui-ci poussait la guerre, il ne
+faisait qu'obir ses instincts professionnels. L'autre, en vertu mme
+de son ducation, de son instruction et de sa mission, aurait d se
+faire l'aptre de la justice et de l'humanit, et au contraire il n'a
+prch que la barbarie. Je lui prfre les Marocains froces, les
+farouches Hindoustaniques, les ngres la mentalit enfantine. Ce n'est
+point pour le _Herr Professor_ que Jsus a dit: Pardonnez-leur, mon
+Dieu: car ils ne savent pas ce qu'ils font.
+
+--Mais, chez les Allemands comme chez nous, il y a aussi de pauvres gens
+qui ne demandaient qu' vivre en paix, cultiver leur champ,
+travailler dans leur atelier, lever honntement leur famille.
+
+--Je ne le nie pas et j'accorde volontiers ma commisration ces
+soldats obscurs, ces simples d'esprit et de coeur. Mais ne t'imagine
+pas que, mme dans la classe des paysans, des ouvriers de fabrique et
+des commis de magasin tous les Boches mritent l'indulgence. Cette race
+gloutonne, aux intestins dmesurment longs, fut toujours encline
+voir dans la guerre un moyen de satisfaire ses apptits et l'exercer
+comme une industrie plus profitable que les autres. L'histoire des
+Germains n'est qu'une srie d'incursions dans les pays du Sud,
+incursions qui n'avaient pas d'autre objet que de voler les biens des
+populations tablies sur les rives tempres de la Mditerrane. Le
+peuple germanique n'a que trop bien conserv ces traditions de
+brigandage, et les Boches d'aujourd'hui ne sont ni moins cruels, ni
+moins avides, ni moins pillards que les Boches d'autrefois. Si le
+kronprinz, les princes et les gnraux dvalisent les muses, les
+collections, les salons artistiques, l'homme du peuple, lui, fracture
+les armoires des fermes, y agrippe l'argent et le linge de corps pour
+les envoyer sa femme et ses mioches. Quand j'tais Villeblanche,
+on m'a lu des lettres trouves dans les poches de prisonniers et de
+morts allemands: c'tait un hideux mlange de cruaut sauvage et de
+brutale convoitise. N'aie pas de piti pour les pantalons rouges,
+crivaient les Gretchen leurs Wilhelm. Tue tout, mme les petits
+enfants... Nous te remercions pour les souliers; mais notre fillette ne
+peut pas les mettre: ils sont trop troits... Tche d'attraper une bonne
+montre: cela me dispensera d'en acheter une notre an... Notre voisin
+le capitaine a donn comme souvenir de la guerre son pouse un collier
+de perles; mais toi, tu ne nous envoies que des choses insignifiantes.
+
+Et la bonne Luisa, ahurie par ce dbordement soudain d'loquence et de
+textes justificatifs, se contenta de rpondre son mari par une
+nouvelle crise de larmes.
+
+ * * * * *
+
+Au commencement de l'automne, l'inquitude fut grande chez Lacour et
+chez les Desnoyers: pendant quinze jours, ni le pre ni la fiance ne
+reurent de Ren le moindre bout de lettre. Le snateur errait d'un
+bureau l'autre dans les couloirs du ministre de la Guerre, pour
+tcher d'obtenir des renseignements. Lorsque enfin il put en avoir,
+l'inquitude se changea en consternation. Le sous-lieutenant
+d'artillerie avait t grivement bless en Champagne; un projectile,
+clatant sur sa batterie, avait tu plusieurs hommes et mutil
+l'officier qui les commandait.
+
+Le malheureux pre, cessant de poser pour le grand homme et de radoter
+sur ses glorieux anctres, versa sans vergogne des larmes sincres.
+Quant Chichi, blme, tremblante, affole, elle rptait avec une
+douloureuse obstination qu'elle voulait partir tout de suite, tout de
+suite, pour aller voir son petit soldat, et Marcel eut beaucoup de
+peine lui faire comprendre que cette visite tait absolument
+impossible, puisqu'on ne savait pas encore quelle ambulance tait le
+bless.
+
+Les actives dmarches du snateur firent que, quelques jours plus tard,
+Ren fut ramen dans un hpital de Paris. Quel triste spectacle pour
+ceux qui l'aimaient! Le sous-lieutenant tait dans un tat lamentable;
+envelopp de bandages comme une momie gyptienne, il avait des blessures
+ la tte, au buste, aux jambes, et l'une de ses mains avait t
+emporte par un clat d'obus. Cela ne l'empcha pas de sourire sa
+mre, son pre, Chichi, Desnoyers, et de leur dire, d'une voix
+faible, qu'aucune de ces blessures ne paraissait mortelle et qu'il tait
+content d'avoir bien servi sa patrie.
+
+Au bout de six semaines, Ren entra en convalescence. Mais, lorsque
+Marcel et Chichi le virent pour la premire fois debout et dbarrass de
+ses bandages, ils prouvrent moins de joie que de compassion. Marcel
+avait peine reconnatre en lui le garon d'une beaut dlicate et mme
+un peu fminine auquel il avait promis sa fille; ce qu'il voyait,
+c'tait un visage sillonn d'une demi-douzaine de cicatrices violaces,
+une manche o l'avant-bras manquait, une jambe encore raide qui tardait
+ recouvrer sa flexibilit et qui ne permettait au convalescent de
+marcher qu'avec l'aide d'une bquille. Mais Chichi, aprs un sursaut de
+surprise qu'elle n'avait point russi rprimer, eut assez de force sur
+elle-mme pour ne montrer que de l'allgresse. Avec la gnrosit de sa
+nature primesautire, elle avait pris soudain le bon parti,
+c'est--dire le parti de l'amour fidle et du noble dvouement. Si son
+petit soldat avait t maltrait par la guerre, c'tait une raison de
+plus pour qu'elle l'entourt d'une tendresse consolatrice et
+protectrice.
+
+Ds que Ren fut autoris sortir de l'hpital, Chichi voulut
+l'accompagner avec sa mre la promenade. Si, quand ils traversaient
+une rue, un chauffeur ou un cocher ne retenaient pas leur voiture pour
+laisser passer l'infirme, elle leur jetait un regard furibond et les
+traitait mentalement d'embusqus. Elle palpitait de satisfaction et
+d'orgueil lorsqu'elle changeait un salut avec des amies, et ses yeux
+leur disaient: Oui, c'est mon fianc, un hros! Elle ne pouvait
+s'empcher de jeter de temps autre un coup d'oeil oblique sur la croix
+de guerre et sur l'uniforme de son compagnon. Elle tenait
+essentiellement ce que cet uniforme, dfrachi et tach par le service
+du front, ne ft remplac par un autre que le plus tard possible: car le
+vieil uniforme tait un certificat de valeur guerrire, tandis que
+l'uniforme neuf aurait pu suggrer aux passants l'ide d'un emploi dans
+les bureaux. Non, non; cette croix-l, son petit soldat ne l'avait pas
+gagne au ministre de la Guerre!
+
+--Appuie-toi sur moi! rptait-elle tout moment.
+
+Ren se servait encore d'une canne, mais il commenait marcher sans
+difficult. Elle n'en exigeait pas moins qu'il lui donnt le bras. Elle
+avait un perptuel besoin de le soigner, de l'aider comme un enfant, et
+elle tait presque fche de le voir se rtablir si vite.
+
+Lorsqu'il n'eut plus besoin de canne pour marcher, Desnoyers et le
+snateur jugrent que le moment tait venu de donner ce gracieux roman
+le dnouement naturel. Pourquoi retarder plus longtemps les noces? La
+guerre n'tait pas un obstacle, et il semblait mme qu'elle rendt les
+mariages plus nombreux.
+
+Eu gard aux circonstances, les crmonies nuptiales s'accomplirent dans
+l'intimit, en prsence d'une douzaine de parents et d'amis. Ce n'tait
+pas prcisment ce que Marcel avait rv pour sa fille; il aurait
+prfr des noces magnifiques, dont les journaux auraient longuement
+parl; mais, en somme, il n'avait pas lieu de se plaindre. Chichi tait
+heureuse; elle avait pour mari un homme de coeur et pour beau-pre un
+personnage influent qui saurait assurer l'avenir de ses enfants et de
+ses petits-enfants. Au surplus, les affaires allaient merveille et
+jamais les produits argentins ne s'taient vendus un prix aussi lev
+que depuis la guerre. Il n'y avait donc aucune raison pour se plaindre,
+et le millionnaire avait retrouv presque tout son optimisme.
+
+Marcel venait de passer l'aprs-midi l'atelier, o il avait eu le
+plaisir de causer avec Argensola des bonnes nouvelles que les journaux
+publiaient depuis plusieurs jours. Les Franais avaient commenc en
+Champagne une offensive qui leur avait valu une forte avance et beaucoup
+de prisonniers. Sans doute ces succs avaient d coter de lourdes
+pertes en hommes; mais cela ne donnait aucun souci Marcel, parce qu'il
+tait persuad que Jules ne se trouvait pas sur cette partie du front.
+La veille, il avait reu de son fils une lettre rassurante crite huit
+ou dix jours auparavant; car presque toutes les lettres arrivaient alors
+avec un long retard. Le sous-lieutenant s'y montrait de bonne et
+vaillante humeur; il tait dj propos pour les deux galons d'or, et
+son nom figurait au tableau de la Lgion d'honneur.
+
+--Je vous l'avais bien dit! rptait Argensola. Vous serez le pre d'un
+gnral de vingt-cinq ans, comme au temps de la Rvolution.
+
+Lorsqu'il rentra chez lui, un domestique lui dit que, en l'absence de
+Luisa, M. Lacour et M. Ren l'attendaient seuls au salon. Ds le premier
+coup d'oeil, l'attitude solennelle et la mine lugubre des visiteurs
+l'avertirent qu'ils taient venus pour une communication pnible.
+
+--Eh bien? leur demanda-t-il d'une voix subitement altre par
+l'angoisse.
+
+--Mon pauvre ami...
+
+Ce mot suffit pour que le pre devint le cruel message qu'ils lui
+apportaient.
+
+--O mon fils!... balbutia-t-il en s'affaissant dans un fauteuil.
+
+Le snateur venait d'apprendre la funeste nouvelle au ministre de la
+Guerre. Jules avait t tu ds le dbut de l'offensive, prs d'un
+village dont le rapport officiel donnait le nom; et ce rapport
+spcifiait que le sous-lieutenant avait t enterr par ses camarades
+dans un de ces cimetires improviss qui se forment sur les champs de
+bataille.
+
+La mort de Jules fut un coup terrible pour les Desnoyers. Le snateur
+usa de tout son crdit pour leur procurer au moins la triste consolation
+de rechercher la tombe de leur fils et de pleurer sur la terre qui
+recouvrait la chre dpouille. Avant d'obtenir du grand tat-major
+l'autorisation ncessaire, il dut multiplier les dmarches, forcer de
+nombreux obstacles; mais il insista avec tant d'opinitret et mit en
+mouvement de si puissantes influences qu'il finit par atteindre son but.
+Le ministre donna ordre de mettre la disposition de la famille
+Desnoyers une automobile militaire et de la faire accompagner par un
+sous-officier qui, ayant appartenu la compagnie de Jules et ayant
+assist au combat o celui-ci avait t tu, russirait probablement
+retrouver la tombe. Lacour, retenu Paris par ses devoirs d'homme
+politique,--il ne pouvait se dispenser d'assister une importante
+sance o l'on craignait que le ministre ft mis en minorit,--eut le
+regret de ne pas accompagner ses amis dans leur triste plerinage.
+
+L'automobile avanait lentement, sous le ciel livide d'une matine
+d'hiver. De tous cts, dans le lointain de la campagne grise, on
+apercevait des palpitations de choses blanches runies par grands ou par
+petits groupes, et qui auraient voqu l'ide d'normes papillons
+voletant par bandes sur la campagne, si la rigueur de la saison n'avait
+rendu cette hypothse impossible. A mesure que l'on approchait, ces
+palpitations blanches semblaient se colorer de teintes nouvelles, se
+tacher de rouge et de bleu. C'taient de petits drapeaux qui, par
+centaines, par milliers, frmissaient au souffle du vent glacial. La
+pluie en avait dlav les couleurs; l'humidit en avait rong les bords;
+de quelques-uns il ne restait que la hampe, laquelle pendillait un
+lambeau d'toffe. Chaque drapeau abritait une petite croix de bois,
+tantt peinte en noir, tantt brute, tantt forme simplement de deux
+btons.
+
+--Que de morts! soupira Marcel en promenant ses regards sur la sinistre
+ncropole.
+
+Marcel, Luisa et Chichi taient en grand deuil. Ren, qui accompagnait
+sa femme, portait encore l'uniforme de l'arme active; malgr ses
+blessures, il n'avait pas voulu quitter le service, et il avait t
+attach une fabrique de munitions jusqu' la fin de la guerre.
+
+Ren avait sur ses genoux la carte du champ de bataille et posait des
+questions au sous-officier. Celui-ci ne reconnaissait pas bien les lieux
+o s'tait livr le combat: il avait vu ce terrain boulevers par des
+rafales d'obus et couvert d'hommes; la solitude et le silence le
+dsorientaient.
+
+L'automobile avana entre les groupes pars des spultures, d'abord par
+le grand chemin uni et jauntre, puis par des chemins transversaux qui
+n'taient que de tortueuses fondrires, des bourbiers aux ornires
+profondes, o la voiture sautait rudement sur ses ressorts.
+
+--Que de morts! rpta Chichi en considrant la multitude des croix qui
+dfilaient droite et gauche.
+
+Luisa, les yeux baisss, grenait son chapelet et murmurait
+machinalement:
+
+--Ayez piti d'eux, Seigneur! Ayez piti d'eux, Seigneur!
+
+Ils taient arrivs l'endroit o avait eu lieu le plus terrible de la
+bataille, la lutte la mode antique, le corps corps hors des
+tranches, la mle farouche o l'on se bat avec la baonnette, avec la
+crosse du fusil, avec le couteau, avec les poings, avec les dents. Le
+guide commenait se reconnatre, indiquait diffrents points de
+l'horizon. L-bas taient les tirailleurs africains; un peu plus loin,
+les chasseurs; l'infanterie de ligne avait charg des deux cts du
+chemin, et toutes ces fosses taient les siennes. L'automobile fit
+halte, et Ren descendit pour lire les inscriptions des croix.
+
+La plupart des spultures contenaient plusieurs morts, dont les kpis ou
+les casques taient accrochs aux bras de la croix, et ces effets
+militaires commenaient se pourrir ou se rouiller. Sur quelques-unes
+des spultures, des couronnes, mises l par pit, noircissaient et se
+dfaisaient. Presque partout le nombre des corps inhums avait t
+indiqu par un chiffre sur le bois de la croix, et tantt ce chiffre
+apparaissait nettement, tantt il tait dj peu lisible, quelquefois il
+tait tout fait effac. De tous ces hommes disparus en pleine jeunesse
+rien ne survivrait, pas mme un nom sur un tombeau. La seule chose qui
+resterait d'eux, ce serait le souvenir qui, le soir, ferait soupirer
+quelque vieille paysanne conduisant sa vache sur un chemin de France, ou
+celui d'une pauvre veuve qui, l'heure o ses petits enfants
+reviendraient de l'cole, vtus de blouses noires, n'aurait leur
+donner qu'un morceau de pain sec et penserait au pre dont ils auraient
+peut-tre oubli dj le visage.
+
+--Ayez piti d'eux, Seigneur! continuait murmurer Luisa. Ayez piti de
+leurs mres, de leurs femmes veuves, de leurs enfants orphelins!
+
+Il y avait aussi, relgues un peu l'cart, de longues, trs longues
+fosses sans drapeaux et sans couronnes, avec une simple croix qui
+portait un criteau. Elles taient entoures d'une clture de piquets,
+et la terre du monticule tait blanchie par la chaux qui s'y tait
+mlange. On lisait sur l'criteau des chiffres d'un effrayant
+laconisme: 200... 300... 400... Ces chiffres dconcertaient
+l'imagination qui rpugnait se reprsenter les files superposes des
+cadavres couchs par centaines dans l'norme trou, avec leurs vtements
+en lambeaux, leurs courroies rompues, leurs casques bossels, leurs
+bottes terreuses: horrible masse de chairs liqufies par la
+dcomposition cadavrique, et o les yeux vitreux, les bouches
+grimaantes, les coeurs teints se fondaient dans une mme fange. Et
+pourtant, cette ide, Marcel ne put s'empcher d'prouver une sorte de
+joie froce: son fils tait mort, mais il avait t bien veng!
+
+Sur les indications du guide, l'automobile avana encore un peu et prit
+ travers champs pour gagner un certain groupe de tombes. Sans aucun
+doute, c'tait l que le rgiment de Jules s'tait battu. Les
+pneumatiques s'enfonaient dans la glbe et aplatissaient les sillons
+ouverts par la charrue; car le travail de l'homme avait recommenc sur
+ces charniers o les labours s'tendaient ct des fosses et o la
+vgtation naissante annonait le printemps prochain. Dj les herbes et
+les broussailles se couvraient de boutons gonfls de sve, et, sous les
+premires caresses du soleil, les pointes vertes des bls annonaient
+qu'en dpit des haines et des massacres la nature nourricire continuait
+ laborer pour les hommes les inpuisables ressources de la vie.
+
+--Nous y sommes, dit le guide.
+
+Alors Marcel, Luisa et Chichi mirent aussi pied terre, et la promenade
+funbre commena entre les tombes. Ren et le sous-officier allaient
+devant, dchiffraient les inscriptions, s'arrtaient un moment devant
+celles qui taient difficiles lire, puis continuaient leurs
+recherches. Chichi marchait quelques pas derrire eux, taciturne et
+sombre. Marcel et Luisa les suivaient de loin, pniblement, les pieds
+lourds de terre molle, les jambes flageolantes, le coeur serr.
+
+Une demi-heure s'coula sans que l'on trouvt rien. Toujours des noms
+inconnus, des croix anonymes, des inscriptions qui indiquaient les
+chiffres d'autres rgiments. Les deux vieillards ne tenaient plus debout
+et commenaient dsesprer de retrouver la tombe de leur fils. Ce fut
+Chichi qui tout coup poussa un cri:
+
+--La voil!
+
+Ils se runirent devant un monceau de terre qui avait vaguement la forme
+d'un cercueil et qui commenait se couvrir d'herbe. Il y avait au
+chevet une croix sur laquelle un compagnon d'armes avait grav avec la
+pointe de son couteau le nom de Desnoyers, puis, en abrg, le grade,
+le rgiment et la compagnie.
+
+Luisa et Chichi s'taient agenouilles sur le sol humide et
+sanglotaient. Le pre regardait fixement, avec une sorte de stupeur, la
+croix et le monceau de terre. Ren et le sous-officier se taisaient, la
+tte basse. Ils avaient tous l'esprit hant de questions sinistres, en
+songeant ce cadavre que la glbe recouvrait de son mystre. Jules
+tait-il tomb foudroy? Avait-il rendu l'me dans la srnit de
+l'inconscience? Avait-il au contraire endur la torture du bless qui
+meurt lentement de soif, de faim et de froid, et qui, dans une agonie
+lucide, sent la mort gagner peu peu sa tte et son coeur? Le coup fatal
+avait-il respect la beaut de ce jeune corps, et la balle meurtrire
+n'y avait-elle fait qu'un trou presque imperceptible, au front, la
+poitrine? Ou le projectile avait-il horriblement ravag ces chairs
+saines et mis en lambeaux cet organisme vigoureux? Questions qui
+resteraient ternellement sans rponse. Jamais ceux qui l'avaient aim
+n'auraient la douloureuse consolation de connatre les circonstances de
+sa mort.
+
+Chichi se releva, s'en alla sans rien dire vers l'automobile, revint
+avec une couronne et une gerbe de fleurs. Elle suspendit la couronne
+la croix, mit un bouquet au chevet de la tombe, sema la surface du
+tertre les ptales des roses qu'elle effeuillait gravement,
+solennellement, comme si elle accomplissait un rite religieux.
+
+Cela fait, Marcel et Luisa, prcds par le sous-officier, s'en
+retournrent silencieusement vers l'automobile, tandis que Chichi et
+Ren s'attardaient encore quelques minutes prs de la tombe.
+
+Les vieux poux, accabls, marchaient au flanc l'un de l'autre; mais
+leurs penses muettes suivaient des voies diffrentes.
+
+Luisa, mue par la bont naturelle de son coeur et par les mystiques
+enseignements de la charit chrtienne, se dtachait peu peu de la
+contemplation de sa propre douleur pour compatir la douleur d'autrui.
+Elle s'imaginait voir par del les lignes ennemies sa soeur Hlna
+cheminant aussi parmi des tombes, dchiffrant sur l'une d'elles le nom
+d'un fils chri, et sanglotant plus dsesprment encore l'ide d'un
+autre fils dont elle ne connatrait jamais la spulture. Partout, hlas!
+les douleurs humaines taient les mmes, et la cruelle galit dans la
+souffrance donnait tous un droit gal au pardon.
+
+Marcel, au contraire, en homme d'action qui la vie a enseign que
+chacun porte ici-bas la responsabilit de ses fautes, songeait
+l'invitable chtiment des criminels qui avaient ramen dans le monde la
+Bte apocalyptique et ouvert la carrire aux horribles cavaliers par
+lesquels Tchernoff se plaisait symboliser les flaux de la guerre. Ce
+chtiment, Marcel tait trop g peut-tre pour avoir la profonde
+satisfaction d'en tre tmoin; la mort de son fils avait brusquement
+fait de lui un vieillard, et il pressentait qu'il n'avait plus que
+quelques mois vivre; mais il n'en tait pas moins convaincu que tt ou
+tard justice serait faite, et faite sans misricorde. L'indulgence
+l'gard de ceux qui ont voulu dlibrment le mal est une complicit.
+Celui qui pardonne l'assassin trahit la victime. Il est bon que la
+guerre dvore ses enfants, et, quand on a tir l'pe, on doit prir par
+l'pe.
+
+En arrire, pendant que Ren attachait la croix le bouquet et la
+couronne, Chichi tait monte sur un tas de terre qui renfermait
+peut-tre des cadavres, et, debout, les sourcils froncs, en comprimant
+de ses deux mains l'envole de ses jupes agites par la bise, elle
+contemplait la vaste ncropole. Le souvenir de son frre Jules avait
+pass au second plan dans sa mmoire, et l'aspect de ce champ de mort la
+faisait surtout penser aux vivants. Ses yeux se fixrent sur Ren.
+Peut-tre songeait-elle que son mari n'avait pas t expos un moindre
+pril que son frre, et que c'tait pour elle un bonheur quasi
+miraculeux de l'avoir encore sauf et robuste malgr les cicatrices et
+les mutilations.
+
+--Et dire, mon pauvre petit, pronona-t-elle enfin haute voix, qu'en
+ce moment tu pourrais tre sous terre, comme tant d'autres malheureux!
+
+Ren la regarda, sourit mlancoliquement. Oui, ce qu'elle venait de dire
+tait vrai; mais la destine s'tait montre clmente pour lui,
+puisqu'elle l'avait conserv la tendresse d'une jeune femme gnreuse
+qui tait fire du mari mutil et qui le trouvait plus beau avec ses
+cicatrices.
+
+--Viens! ajouta Chichi imprieusement. J'ai quelque chose te dire.
+
+Il monta prs d'elle sur le tas de terre. Et alors, comme si, au milieu
+de ce champ funbre, elle sentait mieux la joie triomphante de la vie,
+elle lui jeta les bras autour du cou, l'treignit contre son sein qui
+exhalait un chaud parfum d'amour, lui imprima sur la bouche un baiser
+qui mordait. Et ses jupes, libres au vent, moulrent la courbe superbe
+de sa taille o se dessinaient dj les rondeurs de la maternit.
+
+FIN
+
+
+
+
+
+TABLE
+
+
+I.--DE BUENOS-AIRES A PARIS 1
+
+II.--LA FAMILLE DESNOYERS 35
+
+III.--LE COUSIN DE BERLIN 75
+
+IV.--OU APPARAISSENT LES QUATRE CAVALIERS 104
+
+V.--PERPLEXITS ET DSARROI 129
+
+VI.--EN RETRAITE 172
+
+VII.--PRS DE LA GROTTE SACRE 196
+
+VIII.--L'INVASION 222
+
+IX.--LA RECULADE 269
+
+X.--APRS LA MARNE 295
+
+XI.--LA GUERRE 317
+
+XII.--GLORIEUSES VICTIMES 348
+
+ * * * * *
+
+671-17.--Coulommiers. Imp. PAUL BRODARD.--7-18.
+
+7157-9-17.
+
+ * * * * *
+
+NOTES:
+
+[A] _Los cuatro jinetes del Apocalipsis, novela,_ par Vicente Blasco
+Ibez; Prometeo, Sociedad editorial, Germanias, Valencia, [1916].--La
+prsente traduction est plus courte que l'original. Les coupures et les
+remaniements ont t approuvs par l'auteur.--G. H.
+
+[B] En vertu de la lgislation argentine, Jules Desnoyers, n en
+Argentine de Marcel Desnoyers, colon franais, tait Argentin par le
+seul fait de sa naissance.--G. H.
+
+[C] Nom qu'on donne dans l'Amrique du Sud aux domaines ruraux.--G. H.
+
+[D] Airs de danse.--G. H.
+
+[E] Pice de monnaie qui vaut cinq francs.--G. H.
+
+[F] Ferme o l'on fait l'levage.--G. H.
+
+[G] Prire de ne pas piller. Ce sont des personnes bienveillantes.
+
+[H] Quoique de nationalit argentine, Jules a pu s'engager dans un
+rgiment franais en raison de la nationalit franaise de son pre.--G.
+H.
+
+
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Les quatre cavaliers de l'apocalypse, by
+Vicente Blasco Ibez and G. Hrelle
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES QUATRE CAVALIERS ***
+
+***** This file should be named 39492-8.txt or 39492-8.zip *****
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+Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
+Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
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+Internet Archive)
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+will be renamed.
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+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
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+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
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+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
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+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
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+
+
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+
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+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
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+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
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+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
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+
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+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
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+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
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+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
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+ The Project Gutenberg eBook of Les quatre cavaliers de l'apocalypse, par
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+The Project Gutenberg EBook of Les quatre cavaliers de l'apocalypse, by
+Vicente Blasco Ibez and G. Hrelle
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+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
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+Title: Les quatre cavaliers de l'apocalypse
+
+Author: Vicente Blasco Ibez
+
+Translator: G. Hrelle
+
+Release Date: April 20, 2012 [EBook #39492]
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+Language: French
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+Character set encoding: ISO-8859-1
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+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES QUATRE CAVALIERS ***
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+Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
+Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
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+</p>
+
+<h1>LES QUATRE CAVALIERS<br /><br />
+DE<br /><br />
+L'APOCALYPSE</h1>
+
+<p>&nbsp;</p>
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="cb">CALMANN-LVY, DITEURS</p>
+
+<table border="0" cellpadding="2" cellspacing="0" summary="">
+<tr><td align="center" colspan="2">DU MME AUTEUR</td></tr>
+<tr><td align="center" colspan="2">Format in-18.</td></tr>
+<tr><td>ARNES SANGLANTES</td><td align="left">1</td><td align="left">Vol.</td></tr>
+<tr><td>FLEUR DE MAI</td><td align="left">1</td><td align="left">&mdash;</td></tr>
+<tr><td>DANS L'OMBRE DE LA CATHDRALE</td><td align="left">1</td><td align="left">&mdash;</td></tr>
+<tr><td>TERRES MAUDITES</td><td align="left">1</td><td align="left">&mdash;</td></tr>
+<tr><td>LA HORDE</td><td align="left">1</td><td align="left">&mdash;</td></tr>
+</table>
+
+<p class="c">Droits de reproduction et de traduction rservs pour tous les pays y
+compris la Russie.</p>
+
+<p class="c">Copyright, 1917, by C<small>ALMANN</small>-L<small>VY</small>.</p>
+
+<p class="c">671-17.&mdash;Coulommiers. Imp. P<small>AUL</small> BRODARD.&mdash;7-18</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="cb"><big>V. BLASCO-IBEZ</big></p>
+
+<h1>LES<br />
+
+<big>QUATRE CAVALIERS</big><br />
+
+<small><small>DE</small><br />
+
+L ' A P O C A L Y P S E<br />
+
+<small><small>ROMAN TRADUIT DE L'ESPAGNOL</small></small><br />
+
+<small>PAR</small><br />
+
+G. HRELLE</small></h1>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="figcenter"><img src="images/colophon.png" width="125" height="76" alt="colophon" title="colophon" /></p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="cb">PARIS<br />
+CALMANN-LVY, DITEURS<br />
+3, RUE AUBER, 3<br />
+<br /><br /><br />
+<i>Il a t lir de cet ouvrage</i><br />
+
+<small>VINGT-CINQ EXEMPLAIRES SUR PAPIER DE HOLLANDE</small><br />
+
+<i>tous numrots.</i></p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<table border="3" cellpadding="10" cellspacing="0" summary="">
+<tr><td align="center"><a href="#TABLE"><b>TABLE</b></a></td></tr>
+</table>
+
+<p>&nbsp;<a name="page_001" id="page_001"></a></p>
+
+<h1>LES &nbsp; QUATRE &nbsp; CAVALIERS<br />
+DE &nbsp; L'APOCALYPSE<a name="FNanchor_A_1" id="FNanchor_A_1"></a><a href="#Footnote_A_1" class="fnanchor"><small>[A]</small></a></h1>
+
+<h2><a name="I" id="I"></a>I<br /><br />
+<small>DE BUENOS-AIRES A PARIS</small></h2>
+
+<p>Le 7 juillet 1914, Jules Desnoyers, le jeune peintre d'mes, comme on
+l'appelait dans les salons cosmopolites du quartier de
+l'toile,&mdash;beaucoup plus clbre toutefois pour la grce avec laquelle
+il dansait le <i>tango</i> que pour la sret de son dessin et pour la
+richesse de sa palette,&mdash;s'embarqua Buenos-Aires sur le <i>K&#339;nig
+Frederic-August</i>, paquebot de Hambourg, afin de rentrer Paris.</p>
+
+<p>Lorsque le paquebot s'loigna de la terre, le monde tait parfaitement
+tranquille. Au Mexique, il est vrai,<a name="page_002" id="page_002"></a> les blancs et les mtis
+s'exterminaient entre eux, pour empcher les gens de s'imaginer que
+l'homme est un animal dont la paix dtruit les instincts combatifs. Mais
+sur tout le reste de la plante les peuples montraient une sagesse
+exemplaire. Dans le transatlantique mme, les passagers, de nationalits
+trs diverses, formaient un petit monde qui avait l'air d'tre un
+fragment de la civilisation future offert comme chantillon l'poque
+prsente, une bauche de cette socit idale o il n'y aurait plus ni
+frontires, ni antagonismes de races.</p>
+
+<p>Un matin, la musique du bord, qui, chaque dimanche, faisait entendre le
+<i>choral</i> de Luther, veilla les dormeurs des cabines de premire classe
+par la plus inattendue des aubades. Jules Desnoyers se frotta les yeux,
+croyant vivre encore dans les hallucinations du rve. Les cuivres
+allemands mugissaient la <i>Marseillaise</i> dans les couloirs et sur les
+ponts. Le garon de cabine, souriant de la surprise du jeune homme, lui
+expliqua cette trange chose. C'tait le 14 juillet, et les paquebots
+allemands avaient coutume de clbrer comme des ftes allemandes les
+grandes ftes de toutes les nations qui fournissaient du fret et des
+passagers. La rpublique la plus insignifiante voyait le navire pavois
+en son honneur. Les capitaines mettaient un soin scrupuleux accomplir
+les rites de cette religion du pavillon et de la commmoration
+historique. Au surplus, c'tait<a name="page_003" id="page_003"></a> une distraction qui aidait les
+passagers tromper l'ennui de la traverse et qui servait la
+propagande germanique.</p>
+
+<p>Tandis que les musiciens promenaient aux divers tages du navire une
+<i>Marseillaise</i> galopante, suante et mal peigne, les groupes les plus
+matineux commentaient l'vnement.</p>
+
+<p>&mdash;Quelle dlicate attention, disaient les dames sud-amricaines. Ces
+Allemands ne sont pas aussi vulgaires qu'ils le paraissent. Et il y a
+des gens qui croient que l'Allemagne et la France vont se battre!</p>
+
+<p>Ce jour-l, les Franais peu nombreux qui se trouvaient sur le paquebot
+grandirent dmesurment dans la considration des autres voyageurs. Ils
+n'taient que trois: un vieux joaillier qui revenait de visiter ses
+succursales d'Amrique, et deux demoiselles qui faisaient la commission
+pour des magasins de la rue de la Paix, vestales aux yeux gais et au nez
+retrouss, qui se tenaient distance et qui ne se permettaient jamais
+la moindre familiarit avec les autres passagers, beaucoup moins bien
+levs qu'elles. Le soir, il y eut un dner de gala. Au fond de la salle
+ manger, le drapeau franais et celui de l'empire formaient une
+magnifique et absurde dcoration. Tous les Allemands avaient endoss le
+frac, et les femmes exhibaient la blancheur de leurs paules. Les
+livres des domestiques taient celles des grandes ftes. Au dessert, un
+couteau carillonna sur un verre,<a name="page_004" id="page_004"></a> et il se fit un profond silence: le
+commandant allait parler. Ce brave marin, qui joignait ses fonctions
+nautiques l'obligation de prononcer des harangues aux banquets et
+d'ouvrir les bals avec la dame la plus respectable du bord, se mit
+dbiter un chapelet de paroles qui ressemblaient des grincements de
+portes. Jules, qui savait un peu d'allemand, saisit au vol quelques
+bribes de ce discours. L'orateur rptait chaque instant les mots
+paix et amis. Un Allemand courtier de commerce, assis table prs
+du peintre, s'offrit celui-ci comme interprte, avec l'obsquiosit
+habituelle des gens qui vivent de rclame, et il donna son voisin des
+explications plus prcises.</p>
+
+<p>&mdash;Le commandant demande Dieu de maintenir la paix entre l'Allemagne et
+la France, et il espre que les relations des deux peuples deviendront
+de plus en plus amicales.</p>
+
+<p>Un autre orateur se leva, toujours la table que prsidait le marin.
+C'tait le plus considrable des passagers allemands, un riche
+industriel de Dusseldorff, nomm Erckmann, qui faisait de grosses
+affaires avec la Rpublique Argentine. Jamais on ne l'appelait par son
+nom. Il avait le titre de Conseiller de Commerce, et, pour ses
+compatriotes, il tait <i>Herr Commerzienrath,</i> comme son pouse tait
+<i>Frau Rath.</i> Mais ses intimes l'appelaient aussi le Capitaine: car il
+commandait une compagnie<a name="page_005" id="page_005"></a> de <i>landsturm.</i> Erckmann se montrait beaucoup
+plus fier encore du second titre que du premier, et, ds le dbut de la
+traverse, il avait eu soin d'en informer tout le monde. Tandis qu'il
+parlait, le peintre examinait cette petite tte et cette robuste
+poitrine qui donnaient au Conseiller de Commerce quelque ressemblance
+avec un dogue de combat; il imaginait le haut col d'uniforme comprimant
+cette nuque rouge et faisant saillir un double bourrelet de graisse; il
+souriait de ces moustaches cires dont les pointes se dressaient d'un
+air menaant. Le Conseiller avait une voix sche et tranchante qui
+semblait assner les paroles: c'tait sans doute de ce ton que
+l'empereur dbitait ses harangues. Par instinctive imitation des
+traneurs de sabre, ce bourgeois belliqueux ramenait son bras droit vers
+sa hanche, comme pour appuyer sa main sur la garde d'une pe invisible.</p>
+
+<p>Aux premires paroles, malgr la fire attitude et le ton impratif de
+l'orateur, tous les Allemands clatrent de rire, en hommes qui savent
+apprcier la condescendance d'un <i>Herr Commerzienrath</i> lorsqu'il daigne
+divertir par des plaisanteries les personnes auxquelles il s'adresse.</p>
+
+<p>&mdash;Il dit des choses trs amusantes, expliqua encore l'interprte voix
+basse. Toutefois, ces choses n'ont rien de blessant pour les Franais.</p>
+
+<p>Mais bientt les auditeurs tudesques cessrent de<a name="page_006" id="page_006"></a> rire: le
+<i>Commerzienrath</i> avait abandonn la grandiose et lourde ironie de son
+exorde et dveloppait la partie srieuse de son discours. Selon lui, les
+Franais taient de grands enfants, gais, spirituels, incapables de
+prvoyance. Ah! s'ils finissaient par s'entendre avec l'Allemagne! si,
+au bord de la Seine, on consentait oublier les rancunes du pass!...</p>
+
+<p>Et le discours devint de plus en plus grave, prit un caractre
+politique.</p>
+
+<p>&mdash;Il dit, monsieur, chuchota de nouveau l'interprte l'oreille de
+Jules, qu'il souhaite que la France soit trs grande et qu'un jour les
+Allemands et les Franais marchent ensemble contre un ennemi commun...
+contre un ennemi commun...</p>
+
+<p>Aprs la proraison, le conseiller-capitaine leva son verre en l'honneur
+de la France.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Hoch!</i> s'cria-t-il, comme s'il commandait une volution ses
+soldats de la rserve.</p>
+
+<p>Il poussa ce cri trois reprises, et toute la masse germanique, debout,
+rpondit par un <i>Hoch!</i> qui ressemblait un rugissement, tandis que la
+musique, installe dans le vestibule de la salle manger, attaquait la
+<i>Marseillaise</i>.</p>
+
+<p>Jules tait de nationalit argentine<a name="FNanchor_B_2" id="FNanchor_B_2"></a><a href="#Footnote_B_2" class="fnanchor">[B]</a>, mais il portait un nom
+franais, avait du sang franais dans les<a name="page_007" id="page_007"></a> veines. Il fut donc mu; un
+frisson d'enthousiasme lui monta dans le dos, ses yeux se mouillrent,
+et, lorsqu'il but son champagne, il lui sembla qu'il buvait en mme
+temps quelques larmes. Oui, ce que faisaient ces gens qui, d'ordinaire,
+lui paraissaient si ridicules et si plats, mritait d'tre approuv. Les
+sujets du kaiser ftant la grande date de la Rvolution! Il se persuada
+qu'il assistait un mmorable vnement historique.</p>
+
+<p>&mdash;C'est trs bien, trs bien! dit-il d'autres Sud-Amricains qui
+taient ses voisins de table. Il faut reconnatre qu'aujourd'hui
+l'Allemagne a t vraiment courtoise.</p>
+
+<p>Le jeune homme passa le reste de la soire au fumoir, o l'attirait la
+prsence de madame la Conseillre. Le capitaine de <i>landsturm</i> jouait un
+poker avec quelques compatriotes qui lui taient infrieurs dans la
+hirarchie des dignits et des richesses. Son pouse se tenait auprs de
+lui, suivant de l'&#339;il le va-et-vient des domestiques chargs de bocks,
+mais sans oser prendre sa part dans cette norme consommation de bire:
+elle avait des prtentions l'lgance et elle craignait beaucoup
+d'engraisser. C'tait une Allemande la moderne, qui ne reconnaissait
+son pays d'autre dfaut que la lourdeur des femmes et qui combattait en
+sa propre personne ce danger national par toute sorte de rgimes
+alimentaires. Les repas taient pour elle un supplice. Sa maigreur,<a name="page_008" id="page_008"></a>
+obtenue et maintenue force de volont, rendait plus apparente la
+robustesse de sa constitution, la grosseur de son ossature, ses
+mchoires puissantes, ses dents larges, saines, splendides: des dents
+qui suggraient au peintre l'irrvrencieuse tentation de la comparer
+mentalement la silhouette sche et dgingande d'une jument de course.
+Elle est mince, se disait-il en l'observant du coin de l'&#339;il, et
+cependant elle est norme. Le mari, lui, admirait l'lgance de sa
+Bertha, toujours vtue d'toffes dont les couleurs indfinissables
+faisaient penser l'art persan et aux miniatures des manuscrits
+mdivaux; mais il dplorait qu'elle ne lui et pas donn d'enfants, et
+il regardait presque cette strilit comme un crime de haute trahison.
+La patrie allemande tait fire de la fcondit de ses femmes, et le
+kaiser, avec ses hyperboles d'artiste, avait pos en principe que la
+vritable beaut allemande doit avoir un mtre cinquante centimtres de
+ceinture.</p>
+
+<p>Madame la Conseillre rservait volontiers Jules Desnoyers un sige
+auprs du sien: car elle le tenait pour l'homme le plus distingu de
+tous les passagers. Le peintre tait de taille moyenne, et son front
+brun se dessinait comme un triangle sous deux bandeaux de cheveux noirs,
+lisses, lustrs comme des planches de laque: prcisment le contraire
+des hommes qui entouraient madame la Conseillre. Au surplus, il
+habitait Paris, la ville qu'elle n'avait pas<a name="page_009" id="page_009"></a> vue encore, quoiqu'elle
+et fait maints voyages dans les deux hmisphres.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! Paris, Paris! soupirait-elle en ouvrant de grands yeux et en
+allongeant les lvres. Comme j'aimerais y passer une saison!</p>
+
+<p>Et, pour qu'il lui racontt la vie de Paris, elle se permettait
+certaines confidences sur les plaisirs de Berlin, mais avec une modestie
+rougissante, en admettant d'avance qu'il y a beaucoup mieux dans le
+monde et qu'elle avait grande envie de connatre ce mieux-l.</p>
+
+<p><i>Herr Commerzienrath</i> continuait entre amis son speech du dessert, et
+ses auditeurs taient de leurs lvres des cigares colossaux pour lancer
+des grognements d'approbation. La prsence de Jules les avait mis tous
+d'aimable humeur; ils savaient que son pre tait Franais, et cela
+suffisait pour qu'ils l'accueillissent comme s'il arrivait directement
+du Quai d'Orsay et reprsentait la plus haute diplomatie de la
+Rpublique. Pour eux, c'tait la France qui venait fraterniser avec
+l'Allemagne.</p>
+
+<p>&mdash;Quant nous, dclara le <i>Commerzienrath</i> en regardant fixement le
+peintre comme s'il attendait de lui une dclaration solennelle, nous
+dsirons vivre en parfaite amiti avec la France.</p>
+
+<p>Jules approuva. Par le fait, il jugeait bon que les nations fussent
+amies les unes des autres, et il ne voyait aucun inconvnient ce
+qu'elles affirmassent<a name="page_010" id="page_010"></a> cette amiti, chaque fois que l'occasion s'en
+prsentait.</p>
+
+<p>&mdash;Malheureusement, reprit l'industriel sur un ton plaintif, la France se
+montre hargneuse avec nous. Il y a des annes que notre empereur lui
+tend la main avec une noble loyaut, et elle feint de ne pas s'en
+apercevoir. Vous reconnatrez que cela n'est pas correct.</p>
+
+<p>Jules ne s'occupait jamais de politique, et cette conversation trop
+austre commenait l'ennuyer. Pour y mettre un peu de piquant, il eut
+la fantaisie de rpondre:</p>
+
+<p>&mdash;Avant de prtendre l'amiti des Franais, peut-tre feriez-vous bien
+de leur rendre ce que vous leur avez pris.</p>
+
+<p>A ces mots il se fit un silence de stupfaction, comme si l'on et sonn
+sur le transatlantique la cloche d'alarme. Plusieurs, qui portaient le
+cigare leurs lvres, demeurrent la main immobile deux doigts de la
+bouche, les yeux dmesurment ouverts. Ce fut le capitaine de
+<i>landsturm</i> qui se chargea de donner une forme verbale cette muette
+protestation.</p>
+
+<p>&mdash;Rendre! s'cria-t-il, d'une voix qui semblait assourdie par le soudain
+rehaussement de son col. Nous n'avons rien rendre, pour la bonne
+raison que nous n'avons rien pris. Ce que nous possdons, nous l'avons
+gagn par notre hrosme.</p>
+
+<p>Devant toute affirmation faite sur un ton altier,<a name="page_011" id="page_011"></a> Jules sentait
+renatre en lui l'hrditaire instinct de contradiction, et il rpliqua
+froidement:</p>
+
+<p>&mdash;C'est comme si je vous avais vol votre montre, et qu'ensuite je vous
+proposasse d'tre bons amis et d'oublier le pass. Mme si vous tiez
+enclin au pardon, encore faudrait-il qu'auparavant je vous rendisse
+votre montre.</p>
+
+<p>Le capitaine voulut rpondre tant de choses la fois qu'il balbutia,
+sautant avec incohrence d'une ide une autre. Comparer la reconqute
+de l'Alsace un vol!... Une terre allemande!... La race!... La
+langue!... L'histoire!...</p>
+
+<p>&mdash;Mais qu'est-ce qui prouve que l'Alsace a la volont d'tre allemande?
+interrogea le jeune homme sans se dpartir de son calme. Quand lui
+avez-vous demand son opinion?</p>
+
+<p>Le capitaine demeura incertain, comme s'il hsitait entre deux partis
+prendre: tomber coups de poing sur l'insolent, ou l'craser de son
+mpris.</p>
+
+<p>&mdash;Jeune homme, profra-t-il enfin avec majest, vous ne savez ce que
+vous dites. Vous tes Argentin et vous n'entendez rien aux affaires de
+l'Europe.</p>
+
+<p>Tous les assistants approuvrent, dpouillant subitement Jules de la
+nationalit qu'ils lui attribuaient tout l'heure. Quant au capitaine
+Erckmann, il lui tourna le dos avec une rudesse militaire, ramassa sur
+le tapis qu'il avait devant lui un jeu de cartes, et se mit faire
+silencieusement une russite.<a name="page_012" id="page_012"></a></p>
+
+<p>Si pareille scne se ft passe terre, Jules aurait cess toute
+relation avec ces malotrus; mais l'invitable promiscuit de la vie sur
+un transatlantique oblige l'indulgence. Il se montra donc bon enfant,
+lorsque, le lendemain, le <i>Commerzienrath</i> et ses amis vinrent lui et,
+pour effacer tout fcheux souvenir, lui prodigurent les politesses.
+C'tait un jeune homme qui appartenait une famille riche, et par
+consquent il fallait le mnager. Toutefois ils eurent soin de ne plus
+faire allusion son origine franaise. Pour eux, dsormais, il tait
+Argentin; et cela fit que, tous en ch&#339;ur, ils s'intressrent la
+prosprit de l'Argentine et de tous les tats de l'Amrique du Sud. Ils
+attribuaient chacun de ces pays une importance excessive, commentaient
+avec gravit les faits et gestes de leurs hommes politiques, donnaient
+entendre qu'il n'y avait personne en Allemagne qui ne se proccupt de
+leur avenir, prdisaient chacun d'eux une gloire future, reflet de la
+gloire impriale, pourvu qu'ils acceptassent de demeurer sous
+l'influence allemande.</p>
+
+<p>Le peintre eut la faiblesse de revenir au fumoir, de prfrence
+l'heure o la partie tait termine et o une dbauche de bire et de
+gros cigares de Hambourg ftait la chance des gagnants. C'tait l'heure
+des expansions germaniques, de l'intimit entre hommes, des lents et
+lourds badinages, des contes monts en couleur. Le <i>Commerzienrath</i>
+prsidait, sans se<a name="page_013" id="page_013"></a> dpartir de sa prminence, ces bats de ses
+compatriotes, sages ngociants des ports hansatiques, qui jouissaient
+de larges crdits la <i>Deutsche Bank</i>, ou riches boutiquiers installs
+dans les rpubliques de la Plata avec leurs innombrables familles. Lui,
+il tait un capitaine, un guerrier, et, chaque bon mot qu'il
+accueillait par un rire dont son paisse nuque tait secoue, il se
+croyait au bivouac avec des compagnons d'armes. Jules admirait
+l'hilarit facile dont tous ces hommes taient dous; pour rire avec
+fracas, ils se rejetaient en arrire sur leurs siges; et, s'il advenait
+que l'auditoire ne partaget par cette gat violente, le conteur avait
+un moyen infaillible de remdier au manque de succs:</p>
+
+<p>&mdash;On a cont cela au kaiser, disait-il, et le kaiser en a beaucoup ri.</p>
+
+<p>Cela suffisait pour que tout le monde rt gorge dploye.</p>
+
+<p>Lorsque le paquebot approcha de l'Europe, un flot de nouvelles
+l'assaillit. Les employs de la tlgraphie sans fil travaillaient
+continuellement. Un soir, Jules, en entrant au fumoir, vit les Allemands
+gesticuler avec animation. Au lieu de boire de la bire, ils avaient
+fait apporter du Champagne des bords du Rhin. Le capitaine Erckmann
+offrit une coupe au jeune homme.</p>
+
+<p>&mdash;C'est la guerre! dit-il avec enthousiasme. Enfin c'est la guerre! Il
+tait temps...</p>
+
+<p>Jules fit un geste de surprise.<a name="page_014" id="page_014"></a></p>
+
+<p>&mdash;La guerre? Quelle guerre?</p>
+
+<p>Il avait lu comme tout le monde, sur le tableau du vestibule, un
+radiotlgramme annonant que le gouvernement autrichien venait
+d'envoyer un ultimatum la Serbie; mais cela ne lui avait pas donn la
+moindre motion. Il mprisait les affaires des Balkans: c'taient des
+querelles de pouilleux, qui accaparaient mal propos l'attention du
+monde et qui le distrayaient de choses plus srieuses. En quoi cet
+vnement pouvait-il intresser le belliqueux conseiller? Les deux
+nations finiraient bien par s'entendre. La diplomatie sert parfois
+quelque chose.</p>
+
+<p>&mdash;Non! dclara rudement le capitaine. C'est la guerre, la guerre bnie.
+La Russie soutiendra la Serbie, et nous, nous appuierons notre allie.
+Que fera la France? Savez-vous ce que fera la France?</p>
+
+<p>Jules haussa les paules, d'un air qui signifiait la fois son
+incomptence et son indiffrence.</p>
+
+<p>&mdash;C'est la guerre, vous dis-je, rpta l'autre, la guerre prventive
+dont nous avons besoin. La Russie grandit trop vite, et c'est contre
+nous qu'elle se prpare. Encore quatre ans de paix, et elle aura termin
+la construction de ses chemins de fer stratgiques. Alors sa force
+militaire, jointe celle de ses allis, vaudra la ntre. Le mieux est
+donc de lui porter ds maintenant un coup dcisif. Il faut savoir
+profiter de l'occasion... Ah! la guerre! la guerre prventive! Ce sera
+le salut de l'industrie allemande.<a name="page_015" id="page_015"></a></p>
+
+<p>Ses compatriotes l'coutaient en silence. Il semblait que quelques-uns
+ne partageassent pas son enthousiasme. Leur imagination de ngociants
+voyait les affaires paralyses, les succursales en faillite, les crdits
+coups par les banques, bref, une catastrophe plus effrayante pour eux
+que les batailles et les massacres. Nanmoins ils approuvaient par des
+grognements et par des hochements de tte les froces dclamations du
+capitaine de <i>landsturm</i>. Jules crut que le conseiller et ses
+admirateurs taient ivres.</p>
+
+<p>&mdash;Prenez garde, capitaine, rpondit-il d'un ton conciliant. Ce que vous
+dites manque peut-tre de logique. Comment une guerre favoriserait-elle
+l'industrie allemande? D'un jour l'autre l'Allemagne largit davantage
+son action conomique; elle conquiert chaque mois un march nouveau;
+chaque anne, son bilan commercial augmente dans des proportions
+incroyables. Il y a un demi-sicle, elle tait rduite donner pour
+matelots ses quelques navires les cochers de Berlin punis par la
+police; aujourd'hui ses flottes de commerce et de guerre sillonnent tous
+les ocans, et il n'est aucun port o la marchandise allemande n'occupe
+sur les quais la place la plus considrable. Donc, ce qu'il faut
+l'Allemagne, c'est continuer vivre ainsi et se prserver des aventures
+guerrires. Encore vingt ans de paix, et les Allemands seront les
+matres de tous les marchs du monde, triompheront de l'Angleterre, leur
+matresse et leur rivale, dans<a name="page_016" id="page_016"></a> cette lutte o il n'y a pas de sang
+rpandu. Voulez-vous, comme un homme qui risque sur une carte sa fortune
+entire, exposer de gat de c&#339;ur toute cette prosprit dans une lutte
+qui, en somme, pourrait vous tre dfavorable?</p>
+
+<p>&mdash;Ce qu'il nous faut, rpliqua rageusement Erckmann, c'est la guerre, la
+guerre prventive! Nous vivons entours d'ennemis, et cela ne peut pas
+durer. Qu'on en finisse une bonne fois! Eux ou nous! L'Allemagne se sent
+assez forte pour dfier le monde. Notre devoir est de mettre fin la
+menace russe. Et si la France ne se tient pas tranquille, tant pis pour
+elle! Et si quelque autre peuple ose intervenir contre nous, tant pis
+pour lui! Quand je monte dans mes ateliers une machine nouvelle, c'est
+pour qu'elle produise, non pour qu'elle demeure au repos. Puisque nous
+possdons la premire arme du monde, servons nous-en; sinon, elle
+risquerait de se rouiller. Oui, oui! on veut nous touffer dans un
+cercle de fer; mais l'Allemagne a la poitrine robuste, et, en se
+raidissant elle brisera le corset mortel. Rveillons-nous avant qu'on ne
+nous enchane dans notre sommeil! Malheur ceux que rencontrera notre
+pe!</p>
+
+<p>Jules se crut oblig de rpondre cette dclaration arrogante. Il
+n'avait jamais vu le cercle de fer dont se plaignaient les Allemands.
+Tout ce que faisaient les nations voisines, c'tait de prendre leurs
+prcautions et de ne pas continuer vivre dans une inerte<a name="page_017" id="page_017"></a> confiance en
+prsence de l'ambition dmesure des Germains; elles se prparaient tout
+simplement se dfendre contre une agression presque certaine; elles
+voulaient se mettre en tat de soutenir leur dignit menace par les
+prtentions les plus inoues.</p>
+
+<p>&mdash;Les autres peuples, conclut-il, ont bien le droit de se prmunir
+contre vous. N'est-ce pas vous qui reprsentez un pril pour le monde?</p>
+
+<p>Le paquebot n'tant plus dans les mers amricaines, le <i>Commerzienrath</i>
+mit dans sa riposte la hauteur d'un matre de maison qui relve une
+incongruit.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai dj eu l'honneur de vous faire observer, jeune homme, dit-il en
+imitant le flegme des diplomates, que vous n'tes qu'un Sud-Amricain et
+que vous n'entendez rien ces questions.</p>
+
+<p>Ainsi se terminrent les relations de Jules avec le conseiller et son
+clan. A mesure que les passagers allemands se rapprochaient de leur
+patrie, ils se dpouillaient du servile dsir de plaire qui les
+accompagnait dans leurs voyages au nouveau monde, et aucun d'eux
+n'essaya de rconcilier le peintre et le capitaine.</p>
+
+<p>Cependant le service tlgraphique fonctionnait sans rpit, et le
+commandant confrait trs souvent dans sa cabine avec le
+<i>Commerzienrath</i>, parce que celui-ci tait le plus important personnage
+du groupe allemand. Les autres cherchaient les lieux isols pour
+s'entretenir voix basse. Tous les jours, sur le tableau<a name="page_018" id="page_018"></a> du vestibule,
+apparaissaient des nouvelles de plus en plus alarmantes, reues par les
+appareils radiotlgraphiques.</p>
+
+<p>Dans la matine du jour qui devait tre pour Jules Desnoyers le dernier
+du voyage, le garon de cabine l'appela.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Herr,</i> montez donc sur le pont: c'est joli voir.</p>
+
+<p>La mer tait voile de brume; mais travers les vapeurs flottantes se
+dessinaient des silhouettes semblables des les, avec de robustes
+tours et des minarets pointus. Ces les s'avanaient sur l'eau huileuse,
+lentement et majestueusement, d'une pesante allure. Jules en compta
+dix-huit, qui semblaient emplir l'Ocan. C'tait l'escadre de la Manche
+qui, par ordre du gouvernement britannique, venait de quitter les ctes
+anglaises, sans autre objet que de faire constater sa force. Pour la
+premire fois, en contemplant dans le brouillard ce dfil de
+<i>dreadnoughts</i> qui donnaient l'ide d'un troupeau de monstres marins
+prhistoriques, le peintre se rendit compte de la puissance de
+l'Angleterre. Lorsque le paquebot allemand passa entre les navires de
+guerre, il fut comme rapetiss, comme humili, et Jules s'aperut qu'il
+acclrait sa marche. On dirait, pensa le jeune homme, que notre bateau
+a la conscience inquite et qu'il veut se mettre en sret.</p>
+
+<p>Un peu aprs midi, le <i>K&#339;nig Frederic-August</i><a name="page_019" id="page_019"></a> entra dans la rade de
+Southampton, mais pour en sortir le plus rapidement possible. Quoique
+l'on et embarquer une norme quantit de personnes et de bagages, les
+oprations de l'escale se firent avec une diligence prodigieuse. Deux
+vapeurs pleins abordrent le transatlantique, et une avalanche
+d'Allemands tablis en Angleterre envahit les ponts. Puis le paquebot
+reprit sa route dans le canal avec une vitesse insolite dans des parages
+si frquents.</p>
+
+<p>Ce jour-l, on faisait sur ce boulevard maritime des rencontres
+extraordinaires. Des fumes vues l'horizon dcelrent l'escadre
+franaise qui ramenait de Russie le prsident Poincar. Puis ce furent
+de nombreux vaisseaux anglais, qui montaient la garde devant les ctes
+comme des dogues vigilants. Deux cuirasss de l'Amrique du Nord se
+reconnurent leurs mts en forme de corbeilles. Un vaisseau russe,
+blanc et brillant depuis les hunes jusqu' la ligne de flottaison, passa
+ toute vapeur, se dirigeant vers la Baltique. Les passagers du
+paquebot, accouds au bordage, commentaient ces rencontres.</p>
+
+<p>&mdash;a va mal, disaient-ils, a va mal! Cette fois-ci, l'affaire est
+srieuse.</p>
+
+<p>Et ils regardaient avec inquitude les ctes voisines, droite et
+gauche. Ces ctes avaient leur aspect habituel; mais on devinait que
+dans l'arrire-pays se prparait un grand vnement.</p>
+
+<p>Le paquebot devait arriver Boulogne vers minuit<a name="page_020" id="page_020"></a> et sjourner en rade
+jusqu' l'aube pour permettre aux voyageurs un dbarquement plus
+commode. Or il arriva dix heures, jeta l'ancre loin du port, et le
+commandant donna des ordres pour que le dbarquement se ft l'instant
+mme. Il fallait repartir le plus tt possible: les appareils
+radiographiques ne fonctionnaient pas pour rien.</p>
+
+<p>A la lumire des feux bleus qui rpandaient sur la mer une clart
+livide, commena le transbordement des passagers et des bagages
+destination de Paris. Les matelots bousculaient les dames qui
+s'attardaient compter leurs malles; les garons de service emportaient
+les enfants comme des paquets. La prcipitation gnrale abolissait
+l'excessive obsquiosit germanique.</p>
+
+<p>Jules, descendu sur un remorqueur que les ondulations de la mer
+faisaient danser, se trouva en bas du transatlantique dont le flanc noir
+et immobile ressemblait un mur cribl de trous lumineux, mur au-dessus
+duquel s'allongeaient comme d'immenses balcons les garde-fous des ponts
+chargs de gens qui saluaient avec leurs mouchoirs. Puis la distance
+s'largit entre le transatlantique qui partait et les remorqueurs qui se
+dirigeaient vers la terre. Et tout coup une voix de stentor, celle du
+capitaine Erckmann, cria du bateau, dans un accompagnement d'clats de
+rire:</p>
+
+<p>&mdash;Au revoir, messieurs les Franais! Nous nous reverrons bientt
+Paris!<a name="page_021" id="page_021"></a></p>
+
+<p>Le paquebot se perdit dans l'ombre avec la prcipitation de la fuite et
+l'insolence d'une vengeance prochaine. C'tait le dernier paquebot
+allemand qui, cette anne-l, devait toucher la cte franaise.</p>
+
+<p>A Boulogne, Jules Desnoyers dut attendre trois heures le train spcial
+qui amnerait Paris les voyageurs d'Amrique, et il profita de ce
+retard pour entrer dans un caf et pour crire madame Marguerite
+Laurier une longue lettre o il l'avertissait de son retour et la priait
+de lui donner le plus tt possible un rendez-vous.</p>
+
+<p>Quand il arriva Paris, vers quatre heures du matin, il fut reu la
+gare du Nord par son camarade Pepe Argensola, qui remplissait auprs de
+lui les fonctions multiples d'ami, d'intendant et de parasite. Chez lui,
+rue de la Pompe, il fit un bon somme qui le reposa des fatigues du
+voyage, et il ne se leva que pour djeuner. Pendant qu'il tait table,
+Argensola lui remit un petit bleu par lequel Marguerite lui assignait un
+rendez-vous pour le jour mme, cinq heures de l'aprs-midi, dans le
+jardin de la Chapelle expiatoire.</p>
+
+<p>Aprs djeuner, il alla voir ses parents, avenue Victor-Hugo. Sa mre
+Luisa lui jeta les bras autour du cou aussi passionnment que si elle
+l'avait cru perdu pour toujours; sa s&#339;ur Luisita, dite Chichi,<a name="page_022" id="page_022"></a>
+l'accueillit avec une tendresse mle de curiosit sympathique l'gard
+de ce frre chri qu'elle savait tre un mauvais sujet; et il eut mme
+la surprise de trouver aussi la maison sa tante Hlna, qui avait
+laiss en Allemagne son mari Karl von Hartrott et ses innombrables
+enfants pour venir passer deux ou trois mois chez les Desnoyers; mais il
+ne put voir son pre Marcel, dj sorti pour aller prendre au cercle des
+nouvelles de cette guerre invraisemblable dont l'ide hantait tous les
+esprits.</p>
+
+<p>A quatre heures et demie, il pntra dans le jardin de la Chapelle
+expiatoire. C'tait une demi-heure trop tt; mais son impatience
+d'amoureux lui donnait l'illusion d'avancer l'heure de la rencontre en
+avanant sa propre arrive au lieu convenu.</p>
+
+<p>Marguerite Laurier tait une jeune dame lgante, un peu lgre, encore
+honnte, qu'il avait connue dans le salon du snateur Lacour. Elle tait
+marie un ingnieur qui avait dans les environs de Paris une fabrique
+de moteurs pour automobiles. Laurier tait un homme de trente-cinq ans,
+grand, un peu lourd, taciturne, et dont le regard lent et triste
+semblait vouloir pntrer jusqu'au fond des hommes et des choses. Sa
+femme, moins ge que lui de dix ans, avait d'abord accept avec une
+souriante condescendance l'adoration silencieuse et grave de son poux;
+mais elle s'en tait bientt lasse, et, lorsque Jules, le peintre
+fashionable, tait apparu dans sa vie, elle<a name="page_023" id="page_023"></a> l'avait accueilli comme un
+rayon de soleil. Ils se plurent l'un l'autre. Elle avait t flatte
+de l'attention que l'artiste lui prtait, et l'artiste l'avait trouve
+moins banale que ses admiratrices ordinaires. Ils eurent donc des
+entrevues dans les jardins publics et dans les squares; ils se
+promenrent amoureusement aux Buttes-Chaumont, au Luxembourg, au parc
+Montsouris. Elle frissonnait dlicieusement de terreur la pense
+d'tre surprise par Laurier, lequel, trs occup de sa fabrique, n'avait
+pas encore le moindre soupon. D'ailleurs elle entendait bien ne pas se
+donner Jules avec la mme facilit que tant d'autres: cet amour la
+fois innocent et coupable tait sa premire faute, et elle voulait que
+ce ft la dernire. La situation paraissait sans issue, et Jules
+commenait s'impatienter de ces relations trop chastes et mme un peu
+puriles, dont les plus grandes licences consistaient prendre quelques
+baisers la drobe.</p>
+
+<p>Fut-ce une amie de Marguerite qui devina l'intrigue et qui la fit
+connatre au mari par une lettre anonyme? Fut-ce Marguerite qui se
+trahit elle-mme par ses rentres tardives, par ses gats
+inexplicables, par l'aversion qu'elle tmoigna inopinment l'ingnieur
+dans l'intimit conjugale? Le fait est que Laurier se mit pier sa
+femme et n'eut aucune peine constater les rendez-vous qu'elle avait
+avec Jules. Comme il aimait Marguerite d'une passion profonde et se
+croyait trahi beaucoup plus irrparablement qu'il ne l'tait<a name="page_024" id="page_024"></a> en
+ralit, des ides violentes et contradictoires se heurtrent dans son
+esprit. Il songea la tuer; il songea tuer Desnoyers; il songea se
+tuer lui-mme. Finalement il ne tua personne, et, par bont pour cette
+femme qui le traitait si mal, il accepta sa disgrce. En somme, c'tait
+sa faute, s'il n'avait pas su se faire aimer. Mais il tait homme
+d'honneur et ne pouvait accepter le rle de mari complaisant. Il eut
+donc avec Marguerite une brve explication qui se termina par cet arrt:</p>
+
+<p>&mdash;Dsormais nous ne pouvons plus vivre ensemble. Retourne chez ta mre
+et demande le divorce. Je n'y ferai aucune opposition et je faciliterai
+le jugement qui sera rendu en ta faveur. Adieu.</p>
+
+<p>Aprs cette rupture, le peintre tait parti pour l'Amrique afin de
+prendre des arrangements avec les fermiers des biens qu'il y possdait
+en propre, de vendre quelques pices de terre, et de runir la grosse
+somme dont il avait besoin pour son mariage et pour l'organisation de sa
+maison.</p>
+
+<p>Lorsque Jules eut franchi la grille par o l'on entre du boulevard
+Haussmann dans le jardin de la Chapelle expiatoire, il y trouva les
+alles pleines d'enfants qui couraient et piaillaient. Il reut dans les
+jambes un cerceau pouss par un bambin; il fit un faux pas contre un
+ballon. Autour des chtaigniers fourmillait le public ordinaire des
+jours de chaleur. C'taient des servantes des maisons voisines,<a name="page_025" id="page_025"></a> qui
+cousaient ou qui babillaient, tout en suivant d'un regard distrait les
+jeux des petits confis leur garde; c'taient des bourgeois du
+quartier, venus l pour lire leur journal avec l'illusion d'y jouir de
+la paix d'un bocage. Tous les bancs taient occups. Les chaises de fer,
+siges payants, servaient d'asile des femmes charges de paquets,
+des bourgeoises des environs de Paris qui attendaient des personnes de
+leur famille pour prendre le train la gare Saint-Lazare.</p>
+
+<p>Aprs trois semaines de traverse pendant lesquelles Jules avait volu
+sur la piste ovale d'un pont de navire avec l'automatisme d'un cheval de
+mange, il avait plaisir se mouvoir librement sur cette terre ferme o
+ses chaussures faisaient grincer le sable. Ses pieds, habitus un sol
+instable, gardaient encore une sensation de dsquilibrement. Il se
+promenait de long en large; mais ses alles et venues n'attiraient
+l'attention de personne. Une proccupation commune semblait s'tre
+empare de tout le monde, hommes et femmes; les gens changeaient
+haute voix leurs impressions; ceux qui tenaient un journal la main
+voyaient leurs voisins s'approcher avec un sourire interrogatif. Il n'y
+avait plus trace de la mfiance et de la crainte instinctives qui
+portent les habitants des grandes villes s'ignorer mutuellement ou
+se dvisager comme des ennemis.</p>
+
+<p><a name="page_026" id="page_026"></a>Ils parlent de la guerre, pensa Jules. A cette heure, la possibilit
+de la guerre est pour les Parisiens l'unique sujet de conversation.</p>
+
+<p>Hors du jardin, mme anxit et mme tendance une sympathie
+fraternelle. Lorsque les vendeurs de journaux passaient en criant les
+ditions du soir, ils taient arrts dans leur course par les mains
+avides des passants qui se disputaient les feuilles. Tout lecteur tait
+aussitt entour d'un groupe de gens qui lui demandaient des nouvelles
+ou qui essayaient de dchiffrer par-dessus ses paules les manchettes
+imprimes en caractres gras. De l'autre ct du square, dans la rue des
+Mathurins, sous la tente d'un dbit de vin, des ouvriers coutaient les
+commentaires d'un camarade qui, avec des gestes oratoires, montrait le
+texte d'une dpche. La circulation dans les rues, le mouvement gnral
+de la cit taient les mmes que les autres jours; mais il semblait que
+les voitures marchaient plus vite, qu'il y avait dans l'air comme un
+frisson de fivre, que l'on discourait et que l'on souriait d'une faon
+diffrente. Tout le monde paraissait connatre tout le monde. Les femmes
+du jardin regardaient Jules comme si elles l'avaient dj vu cent fois.
+Il aurait pu s'approcher d'elles et engager la conversation sans
+qu'elles en prouvassent la moindre surprise.</p>
+
+<p>Ils parlent de la guerre, se rpta-t-il, mais avec la commisration
+d'un esprit suprieur qui connat l'avenir et qui s'lve au-dessus des
+opinions communes.<a name="page_027" id="page_027"></a></p>
+
+<p>L'inquitude publique n'tait, selon lui, que la surexcitation nerveuse
+d'un peuple qui, accoutum une vie paisible, s'alarme ds qu'il
+entrevoit un danger pour son bien-tre. On avait parl si souvent d'une
+guerre imminente propos de conflits qui, la dernire minute,
+s'taient rsolus pacifiquement! Au surplus, l'homme est enclin
+considrer comme logique et raisonnable tout ce qui flatte son gosme,
+et il rpugnait Jules que la guerre clatt, parce qu'elle aurait
+drang ses plans de vie.</p>
+
+<p>Mais non, il n'y aura pas de guerre! s'affirma-t-il encore lui-mme.
+Ces gens sont fous. Il n'est pas possible qu'on fasse la guerre une
+poque comme la ntre.</p>
+
+<p>Et il regarda sa montre. Cinq heures. Marguerite arriverait d'un moment
+ l'autre. Il crut la reconnatre de loin dans une dame qui entrait au
+jardin par la rue Pasquier; mais, quand il eut fait quelques pas vers
+elle, il constata son erreur. Du, il reprit sa promenade. La mauvaise
+humeur lui fit voir beaucoup plus laid qu'il ne l'est en ralit le
+monument dont la Restauration a orn l'ancien cimetire de la Madeleine.
+Le temps passait, et elle n'arrivait pas. Il surveillait de ses yeux
+impatients toutes les entres du jardin. Et il advint ce qui advenait
+presque tous leurs rendez-vous: elle se prsenta devant lui
+l'improviste, comme si elle tombait du ciel ou surgissait de la terre,
+telle une apparition.<a name="page_028" id="page_028"></a></p>
+
+<p>&mdash;Marguerite! Oh! Marguerite!</p>
+
+<p>Il hsitait presque la reconnatre. Il prouvait une sorte
+d'tonnement revoir ce visage qui avait occup son imagination pendant
+les trois mois du voyage, mais qui, d'un jour l'autre, s'tait pour
+ainsi dire spiritualis par le vague idalisme de l'absence. Puis, tout
+ coup, il lui sembla qu'au contraire le temps et l'espace taient
+abolis, qu'il n'avait fait aucun voyage et que quelques heures seulement
+s'taient coules depuis leur dernire entrevue.</p>
+
+<p>Ils allrent s'asseoir sur des chaises de fer, l'abri d'un massif
+d'arbustes. Mais, peine assise, elle se leva. L'endroit tait
+dangereux: les gens qui passaient sur le boulevard n'avaient qu'
+tourner les yeux pour les dcouvrir, et elle avait beaucoup d'amies qui,
+ cette heure, sortaient peut-tre des grands magasins du quartier. Ils
+cherchrent donc un meilleur refuge dans un coin du monument; mais ce
+n'tait pas encore la solitude. A quelques pas d'eux, un gros monsieur
+myope lisait son journal; un peu plus loin, des femmes bavardaient, leur
+ouvrage sur les genoux.</p>
+
+<p>&mdash;Tu es bruni, lui dit-elle; tu as l'air d'un marin. Et moi, comment me
+trouves-tu?</p>
+
+<p>Jules ne l'avait jamais trouve si belle. Marguerite tait un peu plus
+grande que lui, svelte et harmonieuse. Sa dmarche avait un rythme ais,
+gracieux, presque foltre. Les traits de son visage n'taient pas fort
+rguliers, mais avaient une grce piquante.<a name="page_029" id="page_029"></a></p>
+
+<p>&mdash;As-tu pens beaucoup moi? reprit-elle. Ne m'as-tu pas trompe?
+Dis-moi la vrit: tu sais que, quand tu mens, je m'en aperois tout de
+suite.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas cess un instant de penser toi! rpondit-il en mettant
+sa main sur son c&#339;ur, comme s'il prtait serment devant un juge
+d'instruction. Et toi, qu'as-tu fait pendant que j'tais en Amrique?</p>
+
+<p>Ce disant, il lui prit une main qu'il caressa; puis il essaya doucement
+d'introduire un doigt entre le gant et la peau satine. En dpit de la
+discrtion de ce geste, le monsieur qui lisait son journal remarqua le
+mange et jeta vers eux des regards indigns. Faire des niaiseries
+amoureuses dans un jardin public, alors que l'Europe tait menace d'une
+pareille catastrophe!</p>
+
+<p>Marguerite repoussa la main trop audacieuse et parla de ce qu'elle avait
+fait en l'absence de Jules. Elle s'tait ennuye beaucoup; elle avait
+tch de tuer le temps; elle tait alle au thtre avec son frre; elle
+avait eu plusieurs confrences avec son avocat, qui l'avait renseigne
+sur la marche suivre pour le divorce.</p>
+
+<p>&mdash;Et ton mari? demanda Jules.</p>
+
+<p>&mdash;Ne parlons pas de lui, veux-tu? Le pauvre homme me fait piti. Il est
+si bon, si correct! Mon avocat m'assure qu'il consent tout, qu'il ne
+veut susciter aucune difficult. Tu sais que je lui ai apport une dot
+de trois cent mille francs et qu'il a mis cette<a name="page_030" id="page_030"></a> somme dans ses
+affaires. Eh bien, il veut me rendre les trois cent mille francs, et
+mme, quoique cela doive le gner beaucoup, il veut me les rendre
+aussitt aprs le divorce. Par moments, j'ai comme un remords du mal que
+je lui ai fait. Il est si bon, si honnte!</p>
+
+<p>&mdash;Mais moi? interrompit Jules, vex de cette dlicatesse inopportune.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! toi, tu es mon bonheur! s'cria-t-elle avec un transport d'amour.
+Il y a des situations cruelles; mais qu'y faire? Chacun doit vivre sa
+vie, sans s'inquiter des ennuis qui peuvent en rsulter pour les
+autres. tre goste, c'est le secret du bonheur.</p>
+
+<p>Elle garda un instant le silence; puis, comme si ces penses lui taient
+pnibles, elle sauta brusquement un autre sujet.</p>
+
+<p>&mdash;Toi qui es si bien instruit de toutes choses, crois-tu la guerre?
+Tout le monde en parle; mais j'imagine que cela finira par s'arranger.</p>
+
+<p>Jules la confirma dans cet optimisme. Lui non plus, il ne croyait pas
+la guerre.</p>
+
+<p>&mdash;Notre temps, reprit Marguerite, ne permet plus ces sauvageries. J'ai
+connu des Allemands bien levs qui, sans aucun doute, pensent comme toi
+et moi. Un vieux professeur qui frquente chez nous expliquait hier ma
+mre qu' notre poque de progrs les guerres ne sont plus possibles. Au
+bout de deux mois peine on manquerait d'hommes; au bout de<a name="page_031" id="page_031"></a> trois
+mois, il n'y aurait plus d'argent pour continuer la lutte. Je ne me
+rappelle pas bien comment il expliquait cela; mais il l'expliquait avec
+tant d'vidence que c'tait plaisir de l'entendre.</p>
+
+<p>Elle rflchit un peu, tchant de retrouver ses souvenirs: puis,
+effraye de l'effort qu'il lui faudrait faire, elle se contenta
+d'ajouter en son propre nom:</p>
+
+<p>&mdash;Figure-toi un peu ce que serait une guerre. Quelle horreur! La vie
+sociale serait abolie. Il n'y aurait plus ni runions, ni toilettes, ni
+thtres. Il serait mme impossible d'inventer des modes. Toutes les
+femmes porteraient le deuil. Conois-tu pareille chose? Et Paris devenu
+un dsert! Paris qui me semblait si joli tout l'heure, en venant au
+rendez-vous! Non, non, cela n'est pas possible.... Tu sais que le mois
+prochain nous allons Vichy? Ma mre a besoin de prendre les eaux. Et
+ensuite nous irons Biarritz. Aprs Biarritz, je suis invite dans un
+chteau de la Loire. Au surplus, il y a mon divorce: j'espre que notre
+mariage pourra se clbrer l't prochain. Et une guerre viendrait
+dranger tous ces projets? Non, je te rpte que cela n'est pas
+possible. Mon frre et ses amis rvent, quand ils parlent du pril
+allemand. Peut-tre mon mari est-il aussi de ceux qui croient la guerre
+prochaine et qui s'y prparent; mais c'est une sottise. Dis comme moi
+que c'est une sottise. Dis, je le veux!</p>
+
+<p>Il dit donc que c'tait une sottise; et elle, tranquillise<a name="page_032" id="page_032"></a> par cette
+affirmation, passa autre chose, Comme elle venait de parler de son
+divorce, elle pensa l'objet du voyage que Jules venait de faire.</p>
+
+<p>&mdash;Le plaisir de te voir, reprit-elle, m'a fait oublier le plus
+important. As-tu russi te procurer l'argent dont tu as besoin?</p>
+
+<p>Il prit l'air d'un d'homme d'affaires pour parler de ses finances. Il
+rapportait moins qu'il ne l'esprait. Il avait trouv le pays dans une
+de ces crises conomiques qui le tourmentent priodiquement. Malgr
+cela, il avait russi se procurer quatre cent mille francs reprsents
+par un chque. En outre, on lui ferait un peu plus tard de nouveaux
+envois: un propritaire terrien, avec qui il avait quelques liens de
+parent, s'occuperait de ces ngociations.</p>
+
+<p>Elle parut satisfaite de la rponse et prit son tour un air de femme
+srieuse.</p>
+
+<p>&mdash;L'argent est l'argent, dclara-t-elle sentencieusement, et, sans
+argent, il n'y a pas de bonheur sr. Tes quatre cent mille francs et ce
+que j'ai moi-mme nous permettront de vivre.</p>
+
+<p>Ils se turent, les yeux dans les yeux. Ils s'taient dit l'essentiel, ce
+qui intressait leur avenir. Maintenant une proccupation nouvelle
+obsdait leur me. Ils n'osaient pas se parler en amants. D'une minute
+l'autre les tmoins devenaient plus nombreux autour d'eux. Les petites
+modistes, au sortir de l'atelier, les dames, au sortir des magasins,
+coupaient travers le<a name="page_033" id="page_033"></a> jardin pour raccourcir leur route. L'alle se
+transformait en rue, et tous les passants jetaient un regard curieux sur
+cette dame lgante et sur son compagnon, blottis derrire les arbustes
+comme des gens qui cherchent se cacher. Quelques-uns les dvisageaient
+avec rprobation; d'autres, encore plus agaants, souriaient d'un air de
+complicit protectrice.</p>
+
+<p>&mdash;Quel ennui! soupira Marguerite. On va nous surprendre.</p>
+
+<p>Une jeune fille la regarda fixement, et Marguerite crut reconnatre une
+employe d'un couturier fameux.</p>
+
+<p>&mdash;Allons-nous-en vite! dit-elle. Si on nous voyait ensemble!...</p>
+
+<p>Jules protesta. Pourquoi s'en aller? Ils couraient partout le mme
+risque d'tre reconnus. D'ailleurs c'tait sa faute, elle. Puisqu'elle
+avait si peur de la curiosit des gens, pourquoi n'acceptait-elle de
+rendez-vous que dans des lieux publics? Il y avait un endroit o elle
+serait l'abri de toute surprise; mais elle s'tait toujours refuse
+y venir.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, je sais: ton atelier. Je t'ai dj dit cent fois que non.</p>
+
+<p>&mdash;Mais puisque nos affaires sont presque rgles? Puisque nous serons
+maris dans quelques mois?</p>
+
+<p>&mdash;N'insiste pas. Je veux que tu pouses une femme honnte.</p>
+
+<p>Il eut beau plaider avec une loquence passionne, elle resta ferme dans
+sa rsolution. Il se rsigna donc<a name="page_034" id="page_034"></a> faire signe un taxi, o elle
+monta pour rentrer chez sa mre. Mais, au moment o il prenait cong
+d'elle, elle le retint par la main et lui demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, tu ne crois pas la guerre?... Rpte-le. Je veux l'entendre
+encore de ta bouche. Cela me rassure.<a name="page_035" id="page_035"></a></p>
+
+<h2><a name="II" id="II"></a>II<br /><br />
+<small>LA FAMILLE DESNOYERS</small></h2>
+
+<p>Marcel Desnoyers, pre de Jules, appartenait une famille ouvrire
+tablie dans un faubourg de Paris. Devenu orphelin quatorze ans, il
+avait t mis en apprentissage par sa mre dans l'atelier d'un sculpteur
+ornemaniste. Le patron, content de son travail et de ses progrs, put
+bientt l'employer, malgr son jeune ge, dans les travaux qu'il
+excutait alors en province.</p>
+
+<p>En 1870, Marcel avait dix-neuf ans. Les premires nouvelles de la guerre
+le surprirent Marseille, o il tait occup la dcoration d'un
+thtre.</p>
+
+<p>Comme tous les jeunes gens de sa gnration, il tait hostile
+l'Empire, et, chez lui, cette hostilit tait encore accrue par
+l'influence de quelques vieux camarades qui avaient jou un rle dans la
+Rpublique de 1848 et qui gardaient le vif souvenir du coup<a name="page_036" id="page_036"></a> d'tat du 2
+dcembre. Un jour, il avait assist dans les rues de Marseille une
+manifestation populaire en faveur de la paix, manifestation qui avait
+surtout pour objet de protester contre le gouvernement. Les rpublicains
+en lutte implacable contre l'empereur, les membres de l'Internationale
+qui venait de s'organiser, un grand nombre d'Espagnols et d'Italiens qui
+s'taient enfuis de leur pays la suite d'insurrections rcentes,
+composaient le cortge. Un tudiant chevelu et phtisique portait le
+drapeau. C'est la paix que nous voulons, chantaient les manifestants.
+Une paix qui unisse tous les hommes! Mais sur cette terre les plus
+nobles intentions sont rarement comprises, et, lorsque les amis de la
+paix arrivrent la Cannebire avec leur drapeau et leur profession de
+foi, ce fut la guerre qui leur barra le passage. La veille, quelques
+bataillons de zouaves qui allaient renforcer l'arme la frontire,
+avaient dbarqu sur les quais de la Joliette, et ces vtrans, habitus
+ la vie coloniale qui rend les gens peu scrupuleux en matire de
+horions, crurent devoir intervenir, les uns avec leurs baonnettes, les
+autres avec leurs ceinturons dgrafs. Vive la guerre! Et une averse
+de coups tomba sur les pacifistes. Marcel vit le candide tudiant rouler
+avec son drapeau sous les pieds des zouaves; mais il n'en vit pas
+davantage, parce que, ayant attrap quelques anguillades et une lgre
+blessure l'paule, il dut se sauver comme les autres.<a name="page_037" id="page_037"></a></p>
+
+<p>Ce jour-l, pour la premire fois, se rvla son caractre tenace et
+orgueilleux, qui s'irritait de la contradiction et devenait alors
+susceptible d'adopter des rsolutions extrmes. Le souvenir des coups
+reus l'exaspra comme un outrage qui rclamait vengeance. Il se refusa
+donc absolument faire la guerre, et, puisqu'il n'avait pas d'autre
+moyen pour viter d'y prendre part, il rsolut d'abandonner son pays.
+L'empereur n'avait pas compter sur lui pour le rglement de ses
+affaires: le jeune ouvrier, qui devait tirer au sort dans quelques mois,
+renonait l'honneur de le servir. D'ailleurs, rien ne retenait Marcel
+en France: car sa mre tait morte l'anne prcdente. Qui sait si la
+richesse n'attendait pas l'migrant dans les pays d'outre-mer! Adieu,
+France, adieu!</p>
+
+<p>Comme il avait quelques conomies, il put acheter la complaisance d'un
+courtier du port qui consentit l'embarquer sans papiers. Ce courtier
+lui offrit mme le choix entre trois navires dont l'un tait en partance
+pour l'gypte, l'autre pour l'Australie, le troisime pour Montevideo et
+Buenos-Aires. Marcel, qui n'avait aucune prfrence, choisit tout
+simplement le bateau qui partait le premier, et ce fut ainsi qu'un beau
+matin il se trouva en route pour l'Amrique du Sud, sur un petit vapeur
+qui, au moindre coup de mer, faisait un horrible bruit de ferraille et
+grinait dans toutes ses jointures.<a name="page_038" id="page_038"></a></p>
+
+<p>La traverse dura quarante-trois jours, et, lorsque Marcel dbarqua
+Montevideo, il y apprit les revers de sa patrie et la chute de l'Empire.
+Il prouva quelque honte d'avoir pris la fuite, quand il sut que la
+nation se gouvernait elle-mme et se dfendait courageusement derrire
+les murailles de Paris. Mais, quelques mois plus tard, les vnements de
+la Commune le consolrent de son escapade. S'il tait demeur l-bas, la
+colre que lui auraient cause les dsastres publics, ses relations de
+compagnonnage, le milieu mme o il vivait, tout l'aurait pouss la
+rvolte. A cette heure, il serait fusill ou il vivrait dans un bagne
+colonial avec quantit de ses anciens camarades. Il se flicita donc de
+son migration et cessa de penser aux choses de sa patrie. La difficult
+de gagner sa vie dans un pays tranger fit qu'il ne s'inquita plus que
+de sa propre personne, et bientt il se sentit une audace et un aplomb
+qu'il n'avait jamais eus dans le vieux monde.</p>
+
+<p>Il travailla d'abord de son mtier Buenos-Aires. La ville commenait
+s'accrotre, et, pendant plusieurs annes, il y dcora des faades et
+des salons. Puis il se fatigua de ce travail, qui ne lui procurerait
+jamais qu'une fortune mdiocre. Il voulait que le nouveau monde
+l'enricht vite. A vingt-six ans, il se lana de nouveau en pleine
+aventure, abandonna les villes, entreprit d'arracher la richesse aux
+entrailles d'une nature vierge. Il tenta des cultures dans les forts
+du<a name="page_039" id="page_039"></a> Nord; mais les sauterelles les lui dvastrent en quelques heures.
+Il fut marchand de btail, poussant devant lui, avec deux bouviers, des
+troupeaux de bouvillons et de mules qu'il faisait passer au Chili ou en
+Bolivie, travers les solitudes neigeuses des Andes. A vivre ainsi,
+dans ces prgrinations qui duraient des mois sur des plateaux sans fin,
+il perdit l'exacte notion du temps et de l'espace. Puis, quand il se
+croyait sur le point d'arriver la fortune, une spculation malheureuse
+le dpossdait de tout ce qu'il avait si pniblement gagn. Ce fut dans
+une de ces crises de dcouragement,&mdash;il venait alors d'atteindre la
+trentaine,&mdash;qu'il entra au service d'un grand propritaire nomm Julio
+Madariaga. Il avait fait la connaissance de ce millionnaire rustique
+l'occasion de ses achats de btail.</p>
+
+<p>Madariaga tait un Espagnol venu jeune en Argentine et qui, s'tant pli
+aux m&#339;urs du pays et vivant comme un <i>gaucho</i>, avait fini par acqurir
+d'normes <i>estancias</i><a name="FNanchor_C_3" id="FNanchor_C_3"></a><a href="#Footnote_C_3" class="fnanchor">[C]</a>. Ses terres taient aussi vastes que telle ou
+telle principaut europenne, et son infatigable vigueur de centaure
+avait beaucoup contribu la prosprit de ses affaires. Il galopait
+des journes entires sur les immenses prairies o il avait t l'un des
+premiers planter l'alfalfa, et, grce l'abondance de ce fourrage, il
+pouvait, au temps de la<a name="page_040" id="page_040"></a> scheresse, acheter presque pour rien le btail
+qui mourait de faim chez ses voisins et qui s'engraissait tout de suite
+chez lui. Il lui suffisait de regarder quelques minutes une bande d'un
+millier de btes pour en savoir au juste le nombre, et, quand il faisait
+le tour d'un troupeau, il distinguait au premier coup d'&#339;il les animaux
+malades. Avec un acheteur comme Madariaga, les roueries et les artifices
+des vendeurs taient peine perdue.</p>
+
+<p>&mdash;Mon garon, lui avait dit Madariaga, un jour qu'il tait de bonne
+humeur, vous tes dans la dbine. L'impcuniosit se sent de loin.
+Pourquoi continuez-vous cette chienne de vie? Si vous m'en croyez,
+restez chez moi. Je me fais vieux et j'ai besoin d'un homme.</p>
+
+<p>Quand l'arrangement fut conclu, les voisins de Madariaga, c'est--dire
+les propritaires tablis quinze ou vingt lieues de distance,
+arrtrent sur le chemin le nouvel employ pour lui prdire toute sorte
+de dboires. Cela ne durerait pas longtemps: personne ne pouvait vivre
+avec Madariaga. On ne se rappelait plus le nombre des intendants qui
+avaient pass chez lui. Marcel ne tarda pas constater qu'en effet le
+caractre de Madariaga tait insupportable; mais il constata aussi que
+son patron, en vertu d'une sympathie spciale et inexplicable,
+s'abstenait de le molester.</p>
+
+<p>&mdash;Ce garon est une perle, rptait volontiers Madariaga, comme pour
+excuser la considration qu'il<a name="page_041" id="page_041"></a> tmoignait au Franais. Je l'aime parce
+qu'il est srieux. Il n'y a que les gens srieux qui me plaisent.</p>
+
+<p>Ni Marcel, ni sans doute Madariaga lui-mme ne savaient au juste en quoi
+pouvait bien consister le srieux que ce dernier attribuait son
+homme de confiance; mais Marcel n'en tait pas moins flatt de voir que
+<i>l'estanciero</i>, agressif avec tout le monde, mme avec les personnes de
+sa famille, abandonnait pour causer avec lui le ton rude du matre et
+prenait un accent quasi paternel.</p>
+
+<p>La famille de Madariaga se composait de sa femme, <i>Misi</i> Petrona, qu'il
+appelait la <i>Chinoise</i>, et de deux filles adultes, Luisa et Hlna, qui,
+revenues au domaine aprs avoir pass quelques annes en pension,
+Buenos-Aires, avaient bientt recouvr une bonne partie de leur
+rusticit primitive.</p>
+
+<p><i>Misi</i> Petrona se levait en pleine nuit pour surveiller le djeuner des
+ouvriers, la distribution du biscuit, la prparation du caf ou du mat;
+elle gourmandait les servantes bavardes et paresseuses, qui
+s'attardaient volontiers dans les bosquets voisins de la maison; elle
+exerait la cuisine une autorit souveraine. Mais, ds que la voix de
+son mari se faisait entendre, elle se recroquevillait sur elle-mme dans
+un silence craintif et respectueux; table, elle le contemplait de ses
+yeux ronds et fixes, et lui tmoignait une soumission religieuse.</p>
+
+<p>Quant aux filles, le pre leur avait richement<a name="page_042" id="page_042"></a> meubl un salon dont
+elles prenaient grand soin, mais o, malgr leurs protestations, il
+apportait chaque instant le dsordre de ses rudes habitudes. Les
+opulents tapis s'attristaient des vestiges de boue imprims par les
+bottes du centaure; la cravache tranait sur une console dore; les
+chantillons de mas parpillaient leurs grains sur la soie d'un divan
+o ces demoiselles osaient peine s'asseoir. Dans le vestibule, prs de
+la porte, il y avait une bascule; et, un jour qu'elles lui avaient
+demand de la faire transporter dans les dpendances, il entra presque
+en fureur. Il serait donc oblig de faire un voyage toutes les fois
+qu'il voudrait vrifier le poids d'une peau crue?</p>
+
+<p>Luisa, l'ane, qu'on appelait <i>Chicha</i>, la mode amricaine, tait la
+prfre de son pre.</p>
+
+<p>&mdash;C'est ma pauvre <i>Chinoise</i> toute crache, disait-il. Aussi bonne et
+aussi travailleuse que sa mre, mais beaucoup plus dame.</p>
+
+<p>Marcel n'avait pas la moindre vellit de contredire cet loge, qu'il
+aurait plutt trouv insuffisant; mais il avait de la peine admettre
+que cette belle fille ple, modeste, aux grands yeux noirs et au sourire
+d'une malice enfantine, et la moindre ressemblance physique avec
+l'estimable matrone qui lui avait donn le jour.</p>
+
+<p>Hlna, la cadette, tait d'un tout autre caractre. Elle n'avait aucun
+got pour les travaux du mnage<a name="page_043" id="page_043"></a> et passait au piano des journes
+entires tapoter des exercices avec une conscience dsesprante.</p>
+
+<p>&mdash;Grand Dieu! s'criait le pre exaspr par cette rafale de notes. Si
+au moins elle jouait la <i>jota</i> et le <i>pericn</i><a name="FNanchor_D_4" id="FNanchor_D_4"></a><a href="#Footnote_D_4" class="fnanchor">[D]</a>!</p>
+
+<p>Et, l'heure de la sieste, il s'en allait dormir sur son hamac, au
+milieu des eucalyptus, pour chapper ces interminables sries de
+gammes ascendantes et descendantes. Il l'avait surnomme la
+romantique, et elle tait continuellement l'objet de ses algarades ou
+de ses moqueries. O avait-elle pris des gots que n'avaient jamais eus
+son pre ni sa mre? Pourquoi encombrait-elle le coin du salon avec
+cette bibliothque o il n'y avait que des romans et des posies? Sa
+bibliothque, lui, tait bien plus utile et bien plus instructive:
+elle se composait des registres o tait consigne l'histoire de toutes
+les btes fameuses qu'il avait achetes pour la reproduction ou qui
+taient nes chez lui de parents illustres. N'avait-il pas possd
+Diamond III, petit-fils de Diamond I qui appartint au roi d'Angleterre,
+et fils de Diamond II qui fut vainqueur dans tous les concours!</p>
+
+<p>Marcel tait depuis cinq ans dans la maison lorsque, un beau matin, il
+entra brusquement au bureau de Madariaga.<a name="page_044" id="page_044"></a></p>
+
+<p>&mdash;Don Julio, je m'en vais. Ayez l'obligeance de me rgler mon compte.</p>
+
+<p>Madariaga le regarda en dessous.</p>
+
+<p>&mdash;Tu t'en vas? Et le motif?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je m'en vais.... Il faut que je m'en aille....</p>
+
+<p>&mdash;Ah! brigand! Je le sais bien, moi, pourquoi tu veux t'en aller!
+T'imagines-tu que le vieux Madariaga n'a pas surpris les &#339;illades de
+mouche morte que tu changes avec sa fille? Tu n'as pas mal russi, mon
+garon! Te voil matre de la moiti de mes <i>pesos</i><a name="FNanchor_E_5" id="FNanchor_E_5"></a><a href="#Footnote_E_5" class="fnanchor">[E]</a>, et tu peux dire
+que tu as refait l'Amrique.</p>
+
+<p>Tout en parlant, Madariaga avait empoign sa cravache et en donnait de
+petits coups dans la poitrine de son intendant, avec une insistance dont
+celui-ci ne discernait pas encore si elle tait bienveillante ou
+hostile.</p>
+
+<p>&mdash;C'est prcisment pour cela que je viens prendre cong de vous,
+rpliqua Marcel avec hauteur. Je sais que mon amour est absurde, et je
+pars.</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment? hurla le patron. Monsieur part? Monsieur croit qu'il est
+matre de faire ce qui lui plat?... Le seul qui commande ici, c'est le
+vieux Madariaga, et je t'ordonne de rester.... Ah! les femmes! Elles ne
+servent qu' mettre la msintelligence entre les hommes. Quel malheur
+que nous ne puissions pas vivre sans elles!<a name="page_045" id="page_045"></a></p>
+
+<p>Bref, Marcel Desnoyers pousa <i>Chicha</i>, et dsormais son beau-pre
+s'occupa beaucoup moins des affaires du domaine. Tout le poids de
+l'administration retomba sur le gendre.</p>
+
+<p>Madariaga, plein d'attentions dlicates pour le mari de sa fille
+prfre, lui fit un jour une surprise: il lui ramena de Buenos-Aires un
+jeune Allemand, Karl Hartrott, qui aiderait Marcel pour la comptabilit.
+Au dire de Madariaga, cet Allemand tait un trsor; il savait tout,
+pouvait s'acquitter de toutes les besognes.</p>
+
+<p>Par le fait, aprs une courte preuve, Marcel fut trs satisfait de son
+aide-comptable. Sans doute celui-ci appartenait une nation ennemie de
+la France; mais peu importait, en somme: il y a partout d'honntes gens,
+et Karl tait un serviteur modle. Il se tenait distance de ses gaux
+et se montrait inflexible avec ses infrieurs. Il paraissait employer
+toutes ses facults bien remplir ses fonctions et admirer ses
+matres. Ds que Madariaga ouvrait la bouche ou prononait quelque bon
+mot, Karl approuvait de la tte, clatait de rire. Lorsque Marcel
+entrait au bureau, il se levait de son sige, le saluait avec une
+raideur militaire. Il causait peu, s'appliquait beaucoup son travail,
+faisait sans observation tout ce qu'on lui commandait de faire. En
+outre,&mdash;et cela n'tait pas ce qui plaisait le plus Desnoyers,&mdash;il
+espionnait le personnel pour son propre compte et<a name="page_046" id="page_046"></a> venait dnoncer
+toutes les ngligences, tous les manquements. Madariaga ne se lassait
+pas de se fliciter de cette acquisition.</p>
+
+<p>&mdash;Ce Karl fait merveilleusement notre affaire, disait-il. Les Allemands
+sont si souples, si disciplins! Et puis, ils ont si peu d'amour-propre!
+A Buenos-Aires, quand ils sont commis, ils balaient le magasin, tiennent
+la comptabilit, s'occupent de la vente, dactylographient, font la
+correspondance en quatre ou cinq langues, et par-dessus le march, le
+cas chant, ils accompagnent en ville la matresse du patron, comme si
+c'tait une grande dame et qu'ils fussent ses valets de pied. Tout cela,
+pour vingt-cinq <i>pesos</i> par mois. Pas possible de rivaliser contre de
+pareilles gens....</p>
+
+<p>Mais, aprs ce lyrique loge, le vieux rflchissait une minute et
+ajoutait:</p>
+
+<p>&mdash;Au fond, peut-tre ne sont-ils pas aussi bons qu'ils le paraissent.
+Lorsqu'ils sourient en recevant un coup de pied au cul, peut-tre se
+disent-ils intrieurement: Attends que ce soit mon tour et je t'en
+rendrai vingt.</p>
+
+<p>Madariaga n'en introduisit pas moins Karl Hartrott, comme autrefois
+Marcel, dans son intrieur, mais pour une raison trs diffrente. Marcel
+avait t accueilli par estime; Karl n'entra au salon que pour donner
+des leons de piano Hlna. Aussitt que l'employ avait termin son
+travail de bureau,<a name="page_047" id="page_047"></a> il venait s'asseoir sur un tabouret ct de la
+romantique, lui faisait jouer des morceaux de musique allemande, puis,
+avant de se retirer, chantait lui-mme, en s'accompagnant, un morceau de
+Wagner qui endormait tout de suite le patron dans son fauteuil.</p>
+
+<p>Un soir, au dner, Hlna ne put s'empcher d'annoncer ses parents une
+dcouverte qu'elle venait de faire.</p>
+
+<p>&mdash;Papa, dit-elle en rougissant un peu, j'ai appris quelque chose. Karl
+est noble: il appartient une grande famille....</p>
+
+<p>&mdash;Allons donc! repartit Madariaga en haussant les paules. Tous les
+Allemands qui viennent en Amrique sont des meurt-de-faim. S'il avait
+des parchemins, il ne serait pas nos gages. A-t-il donc commis un
+crime dans son pays, pour tre oblig de venir chez nous trimer comme il
+fait?</p>
+
+<p>Ni le pre ni la fille n'avaient tort. Karl Hartrott tait rellement
+fils du gnral von Hartrott, l'un des hros secondaires de la guerre de
+1870, que l'empereur avait rcompens en l'anoblissant; et Karl lui-mme
+avait t officier dans l'arme allemande; mais, n'ayant d'autres
+ressources que sa solde, vaniteux, libertin et indlicat, il s'tait
+laiss aller commettre des dtournements et des faux. Par
+considration pour la mmoire du gnral, il n'avait pas t l'objet de
+poursuites judiciaires; mais ses camarades<a name="page_048" id="page_048"></a> l'avaient fait passer devant
+un jury d'honneur qui l'avait expuls de l'arme. Ses frres et ses amis
+avaient alors conseill cet homme fltri de se faire sauter la
+cervelle; mais il aimait trop la vie et il avait prfr fuir en
+Amrique, avec l'espoir d'y acqurir une fortune qui effacerait les
+taches de son pass.</p>
+
+<p>Or, un certain jour, Madariaga surprit derrire un bouquet de bois, prs
+de la maison, la romantique pme dans les bras de son matre de
+piano. Il y eut une scne terrible, et le pre, qui avait dj son
+couteau la main, aurait indubitablement tu Karl, si celui-ci, plus
+jeune et plus rapide, n'avait pris la fuite. Aprs cette tragique
+aventure, Hlna, redoutant la colre paternelle, s'enferma dans une
+chambre haute et y passa une semaine entire sans se montrer. Puis elle
+s'enfuit de la maison et alla rejoindre son beau chevalier Tristan.</p>
+
+<p>Madariaga fut au dsespoir; mais, contrairement aux prvisions de
+Marcel, ce dsespoir ne se manifesta ni par des violences ni par des
+vocifrations. La robustesse et la vivacit du vieux centaure avaient
+cd sous le coup, et souvent, chose extraordinaire, ses yeux se
+mouillaient de larmes.</p>
+
+<p>&mdash;Il me l'a enleve! Il me l'a enleve! rptait-il d'un ton dsol.</p>
+
+<p>Grce cette faiblesse inattendue, Marcel finit par obtenir un
+accommodement. Il n'y arriva pas de prime<a name="page_049" id="page_049"></a> abord, et sept ou huit mois
+se passrent avant que Madariaga consentt entendre raison. Mais, un
+matin, Marcel dit au vieillard:</p>
+
+<p>&mdash;Hlna vient d'accoucher. Elle a un garon qu'ils ont nomm Julio,
+comme vous.</p>
+
+<p>&mdash;Et toi, grand propre rien, brailla Madariaga, peut-tre pour cacher
+un attendrissement involontaire, est-ce que tu m'as donn un petit-fils?
+Paresseux comme un Franais! Ce bandit a dj un enfant, et toi, aprs
+quatre ans de mariage, tu n'as rien su faire encore! Ah! les Allemands
+n'auront pas de peine venir bout de vous!</p>
+
+<p>Sur ces entrefaites, la pauvre <i>Misi</i> Petrona mourut. Hlna, avertie
+par Marcel, se prsenta au domaine pour voir une dernire fois sa mre
+dans le cercueil; et Marcel, profitant de l'occasion, russit enfin
+vaincre l'obstination du vieux. Aprs une longue rsistance, Madariaga
+se laissa flchir.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, je leur pardonne. Je le fais pour la pauvre dfunte et pour
+toi. Qu'Hlna reste la maison, et que son vilain Allemand la
+rejoigne.</p>
+
+<p>D'ailleurs le vieux fut intraitable sur la question des arrangements
+domestiques. Il se refusa absolument considrer Hartrott comme un
+membre de la famille: celui-ci ne serait qu'un employ plac sous les
+ordres de Marcel, et il logerait avec ses enfants dans un des btiments
+de l'administration, comme un tranger. Karl accepta tout cela et
+beaucoup<a name="page_050" id="page_050"></a> d'autres choses encore. Madariaga ne lui adressait jamais la
+parole, et, lorsque Hlna saisissait quelque prtexte pour amener au
+grand-pre le petit Julio:</p>
+
+<p>&mdash;Le marmot de ton chanteur! disait-il avec mpris.</p>
+
+<p>Il semblait que le qualificatif de chanteur signifit pour lui le
+comble de l'ignominie.</p>
+
+<p>Le temps s'coula sans apporter beaucoup de changement la situation.
+Marcel, qui Madariaga avait entirement abandonn le soin du domaine,
+aidait sous main son beau-frre et sa belle-s&#339;ur, et Hartrott lui en
+montrait une humble gratitude. Mais le vieux s'obstinait affecter
+vis--vis de la romantique et de son mari une ddaigneuse
+indiffrence.</p>
+
+<p>Aprs six ans de mariage, la femme de Marcel mit au monde un garon
+qu'on appela Jules. A cette poque, sa s&#339;ur Hlna avait dj trois
+enfants. Six ans plus tard, Luisa eut encore une fille, qui fut nomme
+Luisa comme sa mre, mais que l'on surnomma Chichi. Les Hartrott, eux,
+avaient alors cinq enfants.</p>
+
+<p>Le vieux Madariaga, qui baissait beaucoup, avait tendu ces deux
+lignes la partialit qu'il ne perdait aucune occasion de tmoigner aux
+parents. Tandis qu'il gtait de la faon la plus draisonnable Jules et
+Chichi, les emmenait avec lui dans le domaine, leur donnait de l'argent
+ poignes, il tait aussi revche que possible pour les rejetons de
+Karl et il les<a name="page_051" id="page_051"></a> chassait comme des mendiants, ds qu'il les apercevait.
+Marcel et Luisa prenaient la dfense de leurs neveux, accusaient le
+grand-pre d'injustice.</p>
+
+<p>&mdash;C'est possible, rpondait le vieux; mais comment voulez-vous que je
+les aime? Ils sont tout le portrait de leur pre: blancs comme des
+chevreaux corchs, avec des tignasses queue de vache; et le plus grand
+porte dj des lunettes!</p>
+
+<p>En 1903, Karl Hartrott fit part d'un projet Marcel Desnoyers. Il
+dsirait envoyer ses deux ans dans un gymnase d'Allemagne; mais cela
+coterait cher, et, comme Desnoyers tenait les cordons de la bourse, il
+tait ncessaire d'obtenir son assentiment. La requte parut raisonnable
+ Marcel, qui avait maintenant la disposition absolue de la fortune de
+Madariaga; il promit donc de demander au vieillard pour Hartrott
+l'autorisation de conduire ces enfants en Europe, et de sa propre
+initiative, il se chargea de fournir son beau-frre les fonds du
+voyage.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'il s'en aille tous les diables, lui et les siens! rpondit le
+vieux. Et puissent-ils ne jamais revenir!</p>
+
+<p>Karl, qui fut absent pendant trois mois, envoya force lettres sa femme
+et Desnoyers, leur parla avec orgueil de ses nobles parents, leur
+dclara qu'en comparaison de l'Allemagne tous les autres peuples taient
+de la gnognote; ce qui n'empcha point qu'au retour il continua de se
+montrer aussi<a name="page_052" id="page_052"></a> humble, aussi soumis, aussi obsquieux qu'auparavant.</p>
+
+<p>Quant Jules et Chichi, leurs parents, pour les soustraire aux
+gteries sniles de Madariaga, les avaient mis, le premier dans un
+collge, la seconde dans un pensionnat religieux de Buenos-Aires. Ni
+l'un ni l'autre n'y travaillrent beaucoup: habitus la libert des
+espaces immenses, ils s'y ennuyaient comme dans une gele. Ce n'tait
+pas que Jules manqut d'intelligence ni de curiosit; il lisait quantit
+de livres, n'importe lesquels, sauf ceux qui lui auraient t utiles
+pour ses tudes; et, les jours de cong, avec l'argent que son
+grand-pre lui prodiguait en cachette, il faisait l'apprentissage
+prmatur de la vie d'tudiant. Chichi, elle non plus, ne s'appliquait
+gure ses tudes; vive et capricieuse, elle s'intressait beaucoup
+plus la toilette et aux lgances citadines qu'aux mystres de la
+gographie et de l'arithmtique; mais elle avait le meilleur caractre
+du monde, gai, primesautier, affectueux.</p>
+
+<p>Madariaga, priv de la prsence de ces enfants, tait comme une me en
+peine. Plus qu'octognaire, ayant l'oreille dure et la vue affaiblie, il
+s'obstinait encore chevaucher, malgr les supplications de Luisa et de
+Marcel qui redoutaient un accident; bien plus, il prtendait faire seul
+ses tournes, se mettait en fureur si on lui offrait de le faire
+accompagner par un domestique. Il partait donc sur une<a name="page_053" id="page_053"></a> jument bien
+docile, dresse exprs pour lui, et il errait de <i>rancho</i> en
+<i>rancho</i><a name="FNanchor_F_6" id="FNanchor_F_6"></a><a href="#Footnote_F_6" class="fnanchor">[F]</a>. Lorsqu'il arrivait, une mtisse mettait vite sur le feu la
+bouillotte du mat, une fillette lui offrait la petite calebasse, avec
+la paille pour boire le liquide amer. Et parfois il restait l tout
+l'aprs-midi, immobile et muet, au milieu des gens qui le contemplaient
+avec une admiration mle de crainte.</p>
+
+<p>Un soir, la jument revint sans son cavalier. Aussitt on se mit en qute
+du vieillard, qui fut trouv mort deux lieues de la maison, sur le
+bord d'un chemin. Le centaure, terrass par la congestion, avait encore
+au poignet cette cravache qu'il avait si souvent brandie sur les btes
+et sur les gens.</p>
+
+<p>Madariaga avait dpos son testament chez un notaire espagnol de
+Buenos-Aires. Ce testament tait si volumineux que Karl Hartrott et sa
+femme eurent un frisson de peur en le voyant. Quelles dispositions
+terribles le dfunt avait-il pu prendre? Mais la lecture des premires
+pages suffit les rassurer. Madariaga, il est vrai, avait beaucoup
+avantag sa fille Luisa; mais il n'en restait pas moins une part norme
+pour la romantique et les siens. Ce qui rendait si long l'instrument
+testamentaire, c'tait une centaine de legs au profit d'une infinit de
+gens tablis sur le domaine. Ces legs reprsentaient plus d'un million<a name="page_054" id="page_054"></a>
+de <i>pesos</i>: car le matre bourru ne laissait pas d'tre gnreux pour
+ceux de ses serviteurs qu'il avait pris en amiti. A la fin, un dernier
+legs, le plus gros, attribuait en propre Jules Desnoyers une vaste
+<i>estancia</i>, avec cette mention spciale: le grand-pre faisait don de ce
+domaine son petit-fils pour que celui-ci pt en appliquer le revenu
+ses dpenses personnelles, dans le cas o sa famille ne lui fournirait
+pas assez d'argent de poche pour vivre comme il convenait un jeune
+homme de sa condition.</p>
+
+<p>&mdash;Mais l'<i>estancia</i> vaut des centaines de mille <i>pesos</i>! protesta Karl,
+devenu plus exigeant depuis qu'il tait sr que sa femme n'avait pas t
+oublie.</p>
+
+<p>Marcel, bienveillant et ami de la paix, avait son plan. Expert
+l'administration de ces biens normes, il n'ignorait pas qu'un partage
+entre hritiers doublerait les frais sans augmenter les profits. En
+outre, il calculait les complications et les dbours qu'amnerait la
+liquidation d'une succession qui se composait de neuf <i>estancias</i>
+considrables, de plusieurs centaines de mille ttes de btail, de gros
+dpts placs dans des banques, de maisons sises la ville et de
+crances recouvrer. Ne valait-il pas mieux laisser les choses en
+l'tat et continuer l'exploitation comme auparavant, sans procder un
+partage? Mais, lorsque l'Allemand entendit cette proposition, il se
+redressa avec orgueil.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non! A chacun sa part. Quant moi, j'ai<a name="page_055" id="page_055"></a> l'intention de rentrer
+dans ma sphre, c'est--dire de regagner l'Europe, et par consquent je
+veux disposer de mes biens.</p>
+
+<p>Marcel le regarda en face et vit un Karl qu'il ne connaissait pas
+encore, un Karl dont il ne souponnait pas mme l'existence.</p>
+
+<p>&mdash;Fort bien, rpondit-il. A chacun sa part. Cela me parat juste.</p>
+
+<p>Karl Hartrott s'empressa de vendre toutes les terres qui lui
+appartenaient, pour employer ses capitaux en Allemagne; puis, avec sa
+femme et ses enfants, il repassa l'Atlantique et vint s'tablir
+Berlin.</p>
+
+<p>Marcel continua quelques annes encore administrer sa propre fortune;
+mais il le faisait maintenant avec peu de got. Le rayon de son autorit
+s'tait considrablement rtrci par le partage, et il enrageait d'avoir
+pour voisins des trangers, presque tous Allemands, devenus
+propritaires des terrains achets Karl. D'ailleurs il vieillissait et
+sa fortune tait faite: l'hritage recueilli par sa femme reprsentait
+environ vingt millions de <i>pesos</i>. Qu'avait-il besoin d'en amasser
+davantage?</p>
+
+<p>Bref, il se dcida affermer une partie de ses terres, confia
+l'administration du reste quelques-uns des lgataires du vieux
+Madariaga, hommes de confiance qu'il considrait un peu comme de la
+famille, et se transporta Buenos-Aires o il voulait surveiller son
+fils qui, sorti du collge, menait une<a name="page_056" id="page_056"></a> vie endiable sous prtexte de
+se prparer la profession d'ingnieur. D'ailleurs Chichi, trs forte
+pour son ge, tait presque une femme, et sa mre ne trouvait pas
+propos de la garder plus longtemps la campagne: avec la fortune que la
+jeune fille aurait, il ne fallait pas qu'elle ft leve en paysanne.</p>
+
+<p>Cependant les nouvelles les plus extraordinaires arrivaient de Berlin.
+Hlna crivait sa s&#339;ur d'interminables lettres o il n'tait question
+que de bals, de festins, de chasses, de titres de noblesse et de hauts
+grades militaires: notre frre le colonel, notre cousin le baron,
+notre oncle le conseiller intime, notre cousin germain le conseiller
+vraiment intime. Toutes les extravagances de l'organisation sociale
+allemande, qui invente sans cesse des distinctions bizarres pour
+satisfaire la vanit d'un peuple divis en castes, taient numres
+avec dlices par la romantique. Elle parlait mme du secrtaire de son
+mari, secrtaire qui n'tait pas le premier venu, puisqu'il avait gagn
+comme rdacteur dans les bureaux d'une administration publique le titre
+de <i>Rechnungsrath</i>, conseiller de calcul! Et elle mentionnait avec
+fiert l'<i>Oberpedell</i>, c'est--dire le concierge suprieur qu'elle
+avait dans sa maison. Les nouvelles qu'elle donnait de ses fils
+n'taient pas moins flatteuses. L'an tait le savant de la famille: il
+se consacrait la philologie et aux sciences historiques; mais
+malheureusement il avait les yeux fatigus<a name="page_057" id="page_057"></a> par les continuelles
+lectures. Il ne tarderait pas tre docteur, et peut-tre russirait-il
+ devenir <i>Herr Professer</i> avant sa trentime anne. La mre aurait
+mieux aim qu'il ft officier; mais elle se consolait en pensant qu'un
+professeur clbre peut, avec le temps, acqurir autant de considration
+sociale qu'un colonel. Quant ses quatre autres fils, ils se
+destinaient l'arme, et leur pre prparait dj le terrain pour les
+faire entrer dans la garde ou au moins dans quelque rgiment
+aristocratique. Les deux filles, lorsqu'elles seraient en ge de se
+marier, ne manqueraient pas d'pouser des militaires, autant que
+possible des officiers de hussards, dont le nom serait prcd de la
+particule.</p>
+
+<p>Hartrott aussi crivait quelquefois Marcel, pour lui expliquer
+l'emploi qu'il faisait de ses capitaux. Toutefois, ce n'tait point
+qu'il et l'intention de recourir aux lumires de son beau-frre et de
+lui demander conseil; c'tait uniquement par orgueil et pour faire
+sentir au chef d'autrefois que dsormais l'ancien subordonn n'avait
+plus besoin de protection. Il avait plac une partie de ses millions
+dans les entreprises industrielles de la moderne Allemagne; il tait
+actionnaire de fabriques d'armement grandes comme des villes, de
+compagnies de navigation qui lanaient tous les six mois un nouveau
+navire. L'empereur s'intressait ces affaires et voyait d'un bon &#339;il
+ceux qui les soutenaient de leur argent. En outre, Karl<a name="page_058" id="page_058"></a> avait achet
+des terrains. A premire vue, il semblait que ce ft une sottise d'avoir
+vendu les fertiles domaines de l'hritage pour acqurir des landes
+prussiennes qui ne produisaient qu' force d'engrais; mais Karl, en tant
+que propritaire terrien, avait place dans le parti agraire, dans le
+groupe aristocratique et conservateur par excellence. Grce cette
+combinaison, il appartenait deux mondes opposs, quoique galement
+puissants et honorables: celui des grands industriels, amis de
+l'empereur, et celui des <i>junkers</i>, des gentilshommes campagnards,
+fidles gardiens de la tradition et fournisseurs d'officiers pour les
+armes du roi de Prusse.</p>
+
+<p>L'enthousiasme que respiraient les lettres venues d'Allemagne finit par
+crer dans la famille de Marcel une atmosphre de curiosit un peu
+jalouse. Chichi fut la premire qui osa dire:</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi n'irions-nous pas aussi en Europe?</p>
+
+<p>Toutes ses amies y taient alles, tandis qu'elle, fille de Franais,
+n'avait pas encore vu Paris. Luisa appuya sa fille. Puisqu'ils taient
+plus riches qu'Hlna, ils feraient aussi bonne figure qu'elle dans le
+vieux monde. Et Jules dclara gravement que, pour ses tudes, l'ancien
+continent valait beaucoup mieux que le nouveau: l'Amrique n'tait pas
+le pays de la science.</p>
+
+<p>Le pre lui-mme finit par se demander s'il ne ferait pas bien de
+revenir dans sa patrie. Aprs avoir t<a name="page_059" id="page_059"></a> quarante ans dans les affaires,
+il avait le droit de prendre une retraite dfinitive. Il approchait de
+la soixantaine, et la rude vie de grand propritaire rural l'avait
+beaucoup fatigu. Il s'imagina que le retour en Europe le rajeunirait et
+qu'il retrouverait l-bas ses vingt ans. Rien ne s'opposait ce retour:
+car il y avait eu plusieurs amnisties pour les dserteurs. Au surplus,
+son cas personnel tait couvert par la prescription. Il s'accoutuma donc
+insensiblement l'ide de rentrer en France. Bref, en 1910, il loua sur
+un paquebot du Havre des cabines de grand luxe, traversa la mer avec les
+siens et s'installa Paris dans une somptueuse maison de l'avenue
+Victor-Hugo.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>A Paris, Marcel se sentit tout dsorient. Il n'y reconnaissait plus
+rien, se sentait tranger dans son propre pays, avait mme quelque
+difficult en parler la langue. Il avait pass des annes entires en
+Amrique sans prononcer un mot de franais, et il s'tait habitu
+penser en espagnol. D'ailleurs il n'avait pas un seul ami franais, et,
+lorsqu'il sortait, il se dirigeait machinalement vers les lieux o se
+runissaient les Argentins. C'taient les journaux argentins qu'il
+lisait de prfrence, et, lorsqu'il rentrait chez lui, il ne pensait
+qu' la hausse du prix des terrains dans la <i>pampa</i>, l'abondance de la
+prochaine rcolte et au cours des bestiaux. Cet homme dont la vie<a name="page_060" id="page_060"></a>
+entire avait t si laborieuse, souffrait de son inaction et ne savait
+que faire de ses journes.</p>
+
+<p>La coquetterie de Chichi le sauva. Le luxe ultra-moderne de
+l'appartement qu'ils occupaient parut froid et glacial la jeune fille,
+qui engagea son pre y mettre un peu de varit. Le hasard les amena
+l'Htel Drouot, o Marcel trouva l'occasion d'acheter bon compte
+quelques jolis meubles. Ce premier succs l'allcha, et, comme il
+s'ennuyait ne rien faire, il prit l'habitude d'assister toutes les
+grandes ventes annonces par les journaux. Bientt sa fille et sa femme
+se plaignirent de l'inondation d'objets fastueux, mais inutiles, qui
+envahissaient le logis. Des tapis magnifiques, des tentures prcieuses
+couvrirent les parquets et les murs; des tableaux de toutes les coles,
+dans des cadres tourdissants, s'alignrent sur les lambris des salons;
+des statues de bronze, de marbre, de bois sculpt, encombrrent tous les
+coins; les nombreuses vitrines s'emplirent d'une infinit de bibelots
+coteux, mais disparates; peu peu l'appartement prit l'aspect d'un
+magasin d'antiquaire; il y eut des ferronneries d'art et des
+chefs-d'&#339;uvre de cuivre repouss jusque dans la cuisine. Comment Marcel
+aurait-il tu le temps, s'il avait renonc frquenter l'Htel Drouot?
+Il savait bien que toutes ses emplettes ne servaient rien, sinon lui
+donner le vague plaisir de faire presque quotidiennement quelque
+dcouverte et d'acqurir bon<a name="page_061" id="page_061"></a> march une chose chre qui lui devenait
+indiffrente ds le lendemain. Il n'tait ni assez connaisseur ni assez
+rudit pour s'intresser vraiment et de faon durable ses collections
+plus ou moins artistiques, et cette passion d'acheter toujours n'tait
+chez lui que l'innocente manie d'un homme riche et ds&#339;uvr.</p>
+
+<p>Au bout d'un an ou deux, l'appartement, tout vaste qu'il tait, ne
+suffit plus pour contenir ce muse htroclite, form au hasard des
+bonnes occasions. Mais ce fut encore une ce bonne occasion qui vint
+en aide au millionnaire. Un marchand de biens, de ceux qui sont
+l'afft des trangers opulents, lui offrit le remde cette situation
+gnante. Pourquoi n'achetait-il pas un chteau? L'ide plut toute la
+famille: un chteau historique, le plus historique possible,
+complterait heureusement leur installation. Chichi en plit d'orgueil:
+plusieurs de ses amies avaient des chteaux dont elles parlaient avec
+complaisance. Luisa sourit la pense des mois passs la campagne, o
+elle retrouverait quelque chose de la vie simple et rustique de sa
+jeunesse. Jules montra moins d'enthousiasme: il apprhendait un peu les
+saisons de villgiature o son pre l'obligerait quitter Paris;
+mais, en somme, ce serait un prtexte pour y faire de frquents retours
+en automobile, et il y aurait l une compensation.</p>
+
+<p>Quand le marchand de biens vit que Marcel mordait l'hameon, il lui
+offrit des chteaux historiques par<a name="page_062" id="page_062"></a> douzaines. Celui pour lequel Marcel
+se dcida fut celui de Villeblanche-sur-Marne, difi au temps des
+guerres de religion, moiti palais et moiti forteresse, avec une faade
+italienne de la Renaissance, des tours coiffes de bonnets pointus, des
+fosss o nageaient des cygnes. Les pices de l'habitation taient
+immenses et vides. Comme ce serait commode pour y dverser le trop-plein
+du mobilier entass dans l'appartement de l'avenue Victor-Hugo et y
+loger les nouveaux achats! De plus, ce milieu seigneurial ferait valoir
+les objets anciens qu'on y mettrait. Il est vrai que les btiments
+exigeraient des rparations d'un prix exorbitant, et ce n'tait pas pour
+rien que plusieurs propritaires successifs s'taient hts de revendre
+le chteau historique. Mais Marcel tait assez riche pour s'offrir le
+luxe d'une restauration complte; sans compter qu'il nourrissait dans le
+secret de son c&#339;ur un regret tacite de ses exploitations argentines et
+qu'il se promettait lui-mme de faire un peu d'levage dans son parc
+de deux cents hectares.</p>
+
+<p>L'acquisition de ce chteau lui procura une flatteuse amiti. Il entra
+en relations avec un de ses nouveaux voisins, le snateur Lacour, qui
+avait t deux fois ministre et qui vgtait maintenant au Snat, muet
+dans la salle des sances, remuant et loquace dans les couloirs. C'tait
+un magnat de la noblesse rpublicaine, un aristocrate du rgime
+dmocratique. Il s'enorgueillissait d'un lignage remontant aux<a name="page_063" id="page_063"></a> troubles
+de la grande Rvolution, comme la noblesse parchemins s'enorgueillit
+de faire remonter le sien aux croisades. Son aeul avait t
+conventionnel, et son pre avait jou un rle dans la rpublique de
+1848. Lui-mme, en sa qualit de fils de proscrit mort en exil, s'tait
+attach trs jeune encore Gambetta, et il parlait sans cesse de la
+gloire du matre, esprant qu'un rayon de cette gloire se reflterait
+sur le disciple. Lacour avait un fils, Ren, alors lve de l'cole
+centrale. Ce fils trouvait son pre vieux jeu, souriait du
+rpublicanisme romantique et humanitaire de ce politicien attard; mais
+il n'en comptait pas moins sur la protection officielle que lui vaudrait
+le zle rpublicain des trois gnrations de Lacour, lorsqu'il aurait en
+poche son diplme. Marcel se sentit trs honor des attentions que lui
+tmoigna le grand homme; et le grand homme, qui ne ddaignait pas la
+richesse, accueillit avec plaisir dans son intimit ce millionnaire qui
+possdait, de l'autre ct de l'Atlantique, des pturages immenses et
+des troupeaux innombrables.</p>
+
+<p>L'amnagement du chteau historique et l'amiti du snateur auraient
+rendu Marcel parfaitement heureux, si ce bonheur n'et t un peu
+troubl par la conduite de Jules. En arrivant Paris, Jules avait
+chang tout coup de vocation; il ne voulait plus tre ingnieur, il
+voulait tre peintre. D'abord le pre avait rsist cette fantaisie
+qui l'tonnait et l'inquitait;<a name="page_064" id="page_064"></a> mais, en somme, l'important tait que
+le jeune homme et une profession. Marcel lui-mme n'avait-il pas t
+sculpteur? Peut-tre le talent artistique, touff chez le pre par la
+pauvret, se rveillait-il aujourd'hui chez le fils. Qui sait si ce
+garon un peu paresseux, mais vif d'esprit, ne deviendrait pas un grand
+peintre? Marcel avait donc cd au caprice de Jules qui, quoiqu'il n'en
+ft encore qu' ses premiers essais de dessin et de couleur, lui demanda
+une installation part, afin de travailler avec plus de libert, et il
+avait consenti l'installer rue de la Pompe, dans un atelier qui avait
+appartenu un peintre tranger d'une certaine rputation. Cet atelier,
+avec ses annexes, tait beaucoup trop grand pour un peintre en herbe;
+mais la rue de la Pompe tait prs de l'avenue Victor-Hugo, et, au
+surplus, cela aussi tait une excellente occasion: les hritiers du
+peintre tranger offraient Marcel de lui cder en bloc, un prix
+doux, l'ameublement et l'outillage professionnel.</p>
+
+<p>Si Jules avait conu l'ide de conqurir la renomme par le pinceau,
+c'tait parce que cette entreprise lui semblait assez facile pour un
+jeune homme de sa condition. Avec de l'argent et un bel atelier,
+pourquoi ne russirait-il pas, alors que tant d'autres russissent sans
+avoir ni l'un ni l'autre? Il se mit donc peindre avec une sereine
+audace. Il aimait la peinture mivre, lgante, lche:&mdash;une peinture
+molle comme une<a name="page_065" id="page_065"></a> romance et qui s'appliquait uniquement reproduire les
+formes fminines.&mdash;Il entreprit d'esquisser un tableau qu'il intitula la
+<i>Danse des Heures</i>: c'tait un prtexte pour faire venir chez lui toute
+une srie de jolis modles. Il dessinait avec une rapidit frntique,
+puis remplissait l'intrieur des contours avec des masses de couleur.
+Jusque-l tout allait bien. Mais ensuite il hsitait, restait les bras
+ballants devant la toile; et finalement, dans l'attente d'une meilleure
+inspiration, il la relguait dans un coin, tourne contre le mur. Il
+esquissa aussi plusieurs tudes de ttes fminines; mais il ne put en
+achever aucune.</p>
+
+<p>Ce fut en ce temps-l qu'un rapin espagnol de ses amis, nomm Argensola,
+lequel lui devait dj quelques centaines de francs et projetait de lui
+faire bientt un nouvel emprunt, dclara, aprs avoir longuement
+contempl ces figures floues et ples, aux normes yeux ronds et au
+menton pointu:</p>
+
+<p>&mdash;Toi, tu es un peintre d'mes!</p>
+
+<p>Jules, qui n'tait pas un sot, sentit fort bien la secrte ironie de cet
+loge; mais le titre qui venait de lui tre dcern ne laissa pas de lui
+plaire. A la rigueur, puisque les mes n'ont ni lignes ni couleurs un
+peintre d'mes n'est pas tenu de peindre, et, dans le secret de sa
+conscience, le peintre d'mes tait bien oblig de s'avouer lui-mme
+qu'il commenait se dgoter de la peinture. Ce qu'il tenait beaucoup
+ conserver, c'tait seulement ce nom de<a name="page_066" id="page_066"></a> peintre qui lui fournissait
+des prtextes de haute esthtique pour amener chez lui des femmes du
+monde enclines s'intresser aux jeunes artistes. Voil pourquoi, au
+lieu de se fcher contre l'Espagnol, il lui sut gr de cette malice
+discrte et lia mme avec lui des relations plus troites qu'auparavant.</p>
+
+<p>Depuis longtemps Argensola avait renonc pour son propre compte manier
+le pinceau, et il vivait en bohme, aux crochets de quelques camarades
+riches qui tolraient son parasitisme cause de son bon caractre et de
+la complaisance avec laquelle il rendait toute sorte de services ses
+amis. Dsormais Jules eut le privilge d'tre le protecteur attitr
+d'Argensola. Celui-ci prit l'habitude de venir tous les jours
+l'atelier, o il trouvait en abondance des sandwichs, des gteaux secs,
+des vins fins, des liqueurs et de gros cigares. Finalement, un certain
+soir o, expuls de sa chambre garnie par un propritaire inflexible, il
+tait sans gte, Jules l'invita passer la nuit sur un divan. Cette
+nuit-l fut suivie de beaucoup d'autres, et le rapin lut domicile
+l'atelier.</p>
+
+<p>Le bohme tait en somme un agrable compagnon qui ne manquait ni
+d'esprit ni mme de savoir. Pour occuper ses interminables loisirs, il
+lisait force livres, amassait dans sa mmoire une prodigieuse quantit
+de connaissances diverses, et pouvait disserter sur les sujets les plus
+imprvus avec un intarissable<a name="page_067" id="page_067"></a> bagout. Jules se servit d'abord de lui
+comme de secrtaire: pour s'pargner la peine de lire les romans
+nouveaux, les pices de thtre la mode, les ouvrages de littrature,
+de science ou de politique dont s'occupaient les snobs, les articles
+sensationnels des revues de jeunes et le <i>Zarathustra</i> de Nietzsche,
+il faisait lire tout cela par Argensola, qui lui en donnait de vive voix
+le compte rendu et qui ajoutait mme au compte rendu ses propres
+observations, souvent fines et ingnieuses. Ainsi le peintre d'mes
+pouvait tonner peu de frais son pre, sa mre, leurs invits et les
+femmes esthtes des salons qu'il frquentait, par l'tendue de son
+instruction et par la subtilit ou la profondeur de ses jugements
+personnels.</p>
+
+<p>&mdash;C'est un garon un peu lger, disait-on dans le monde; mais il sait
+tant de choses et il a tant d'esprit!</p>
+
+<p>Lorsque Jules eut peu prs renonc peindre, sa vie devint de moins
+en moins difiante. Presque toujours escort d'Argensola qu'en la
+circonstance il dnommait, non plus son secrtaire, mais son cuyer,
+il passait les aprs-midi dans les salles d'escrime et les nuits dans
+les cabarets de Montmartre. Il tait champion de plusieurs armes,
+boxait, possdait mme les coups favoris des paladins qui rdent, la
+nuit, le long des fortifications. L'abus du champagne le rendait
+querelleur; il avait le soufflet facile et allait volontiers sur le
+terrain. Avec le frac<a name="page_068" id="page_068"></a> ou le smoking, qu'il jugeait indispensable
+d'endosser ds six heures du soir, il implantait Paris les m&#339;urs
+violentes de la <i>pampa</i>. Son pre n'ignorait point cette conduite, et il
+en tait navr; toutefois, en vertu du proverbe qui veut que les jeunes
+gens jettent leur gourme, cet homme sage et un peu dsabus ne laissait
+pas d'tre indulgent, et mme, dans son for intrieur, il prouvait un
+certain orgueil animal penser que ce hardi luron tait son fils.</p>
+
+<p>Sur ces entrefaites, les parents de Berlin vinrent voir les Desnoyers.
+Ceux-ci les reurent dans leur chteau de Villeblanche, o les Hartrott
+passrent deux mois. Karl apprcia avec une bienveillante supriorit
+l'installation de son beau-frre. Ce n'tait pas mal; le chteau ne
+manquait pas de cachet et pourrait servir mettre en valeur un titre
+nobiliaire. Mais l'Allemagne! Mais les commodits de Berlin! Il insista
+beaucoup pour qu' leur tour les Desnoyers lui rendissent sa visite et
+pussent ainsi admirer le luxe de son train de maison et les nobles
+relations qui embellissaient son opulence. Marcel se laissa convaincre:
+il esprait que ce voyage arracherait Jules ses mauvaises
+camaraderies; que l'exemple des fils d'Hartrott, tous laborieux et se
+poussant activement dans une carrire, pourrait inspirer de l'mulation
+ ce libertin; que l'influence de Paris tait corruptrice pour le jeune
+homme, tandis qu'en Allemagne il n'aurait sous les yeux que la puret
+des<a name="page_069" id="page_069"></a> m&#339;urs patriarcales. Les chtelains de Villeblanche partirent donc
+pour Berlin, et ils y demeurrent trois mois, afin de donner Jules le
+temps de perdre ses dplorables habitudes.</p>
+
+<p>Pourtant le pauvre Marcel ne se plaisait gure dans la capitale
+prussienne. Quinze jours aprs son arrive, il avait dj une terrible
+envie de prendre la fuite. Non, jamais il ne s'entendrait avec ces
+gens-l! Trs aimables, d'une amabilit gluante et visiblement dsireuse
+de plaire, mais si extraordinairement dpourvue de tact qu'elle choquait
+ chaque instant. Les amis des Hartrott protestaient de leur amour pour
+la France; mais c'tait l'amour compatissant qu'inspire un bb
+capricieux et faible, et ils ajoutaient ce sentiment de commisration
+mille souvenirs fcheux des guerres o les Franais avaient t vaincus.
+Au contraire, tout ce qui tait allemand,&mdash;un difice, une station de
+chemin de fer, un simple meuble de salle manger,&mdash;donnait lieu
+d'orgueilleuses comparaisons:</p>
+
+<p>&mdash;En France vous n'avez pas cela... En Amrique vous n'avez jamais rien
+vu de pareil...</p>
+
+<p>Marcel rongeait son frein; mais, pour ne pas blesser ses htes, il les
+laissait dire. Quant Luisa et Chichi, elles ne pouvaient se rsigner
+ admettre que l'lgance berlinoise ft suprieure l'lgance
+parisienne; et Chichi scandalisa mme ses cousines en leur dclarant
+tout net qu'elle ne pouvait souffrir<a name="page_070" id="page_070"></a> ces petits officiers qui avaient
+la taille serre par un corset, qui portaient l'&#339;il un monocle
+inamovible, qui s'inclinaient devant les jeunes filles avec une raideur
+automatique et qui assaisonnaient leurs lourdes galanteries d'une
+grimace de supriorit.</p>
+
+<p>Jules, sous la direction de ses cousins, explora la vertueuse socit de
+Berlin. L'an, le savant, fut laiss l'cart: ce malheureux, toujours
+absorb dans ses livres, avait peu de rapports avec ses frres. Ceux-ci,
+sous-lieutenants ou lves-officiers, montrrent avec orgueil Jules
+les progrs de la haute noce germanique. Il connut les restaurants de
+nuit, qui taient une imitation de ceux de Paris, mais beaucoup plus
+vastes. Les femmes qui, Paris, se rencontraient par douzaines, se
+rencontraient l par centaines. La solerie scandaleuse y tait, non un
+accident, mais un fait expressment voulu et considr comme
+indispensable au plaisir. Les viveurs s'amusaient par pelotons, le
+public s'enivrait par compagnies, les vendeuses d'amour formaient des
+rgiments. Jules n'prouva qu'une sensation de dgot en prsence de ces
+femelles serviles et craintives qui, accoutumes tre battues, ne
+dissimulaient pas l'avidit impudente avec laquelle elles tchaient de
+se rattraper des mcomptes, des prjudices et des torgnoles qu'elles
+avaient souffrir dans leur commerce; et il trouva rpugnant ce
+libertinage<a name="page_071" id="page_071"></a> brutal qui s'talait, vocifrait, faisait parade de ses
+prodigalits absurdes.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'avez point cela Paris, lui disaient ses cousins en montrant
+les salons normes o s'entassaient par milliers les buveurs et les
+buveuses.</p>
+
+<p>&mdash;Non, nous n'avons point cela Paris, rpondait-il avec un
+imperceptible sourire.</p>
+
+<p>Lorsque les Desnoyers rentrrent en France, ils poussrent un soupir de
+soulagement. Toutefois Marcel rapporta d'Allemagne une vague
+apprhension: les Allemands avaient fait beaucoup de progrs. Il n'tait
+pas un patriote aveugle, et il devait se rendre l'vidence.
+L'industrie germanique tait devenue trs puissante et constituait un
+rel danger pour les peuples voisins. Mais, naturellement optimiste, il
+se rassurait en se disant: Ils vont tre trs riches, et, quand on est
+riche, on n'prouve pas le besoin de se battre. Somme toute, la guerre
+que redoutent quelques toqus est fort improbable!</p>
+
+<p>Jules, sans se casser la tte mditer sur de si graves questions,
+reprit tout simplement son existence d'avant le voyage, mais avec
+quelques louables variantes. Il avait pris Berlin du dgot pour la
+dbauche incongrue, et il s'amusa beaucoup moins que jadis dans les
+restaurants de Montmartre. Ce qui lui plaisait maintenant, c'taient les
+salons frquents par les artistes et par leurs protectrices. Or, la
+gloire vint l'y trouver l'improviste. Ni la peinture<a name="page_072" id="page_072"></a> des mes, ni les
+amours coteuses et les duels varis ne l'avaient mis en vedette: ce fut
+par les pieds qu'il triompha.</p>
+
+<p>Un nouveau divertissement, le <i>tango</i>, venait d'tre import en France
+pour le plus grand bonheur des humains. Cet hiver-l, les gens se
+demandaient d'un air mystrieux: Savez-vous tanguer? Cette danse des
+ngres de Cuba, introduite dans l'Amrique du Sud par les quipages des
+navires qui importent aux Antilles les viandes de conserve, avait
+conquis la faveur en quelques mois. Elle se propageait victorieusement
+de nation en nation, pntrait jusque dans les cours les plus
+crmonieuses, culbutait les traditions de la dcence et de l'tiquette:
+c'tait la rvolution de la frivolit. Le pape lui-mme, scandalis de
+voir le monde chrtien s'unir sans distinction de sectes dans le commun
+dsir d'agiter les jambes avec une frnsie aussi infatigable que celle
+des possds du moyen ge, croyait devoir se convertir en matre de
+ballet et prenait l'initiative de recommander la <i>furlana</i> comme plus
+dcente et plus gracieuse que le <i>tango</i>.</p>
+
+<p>Or, ce <i>tango</i> que Jules voyait s'imposer en souverain au Tout-Paris, il
+le connaissait de vieille date et l'avait beaucoup pratiqu
+Buenos-Aires, aprs sa sortie du collge, sans se douter que, lorsqu'il
+frquentait les bals les plus abjects des faubourgs, il faisait ainsi
+l'apprentissage de la gloire. Il s'y adonna<a name="page_073" id="page_073"></a> donc avec l'ardeur de celui
+qui se sent admir, et il fut vite regard comme un matre. Il tient si
+bien la ligne!, disaient les dames qui apprciaient l'lgance
+vigoureuse de son corps svelte et bien muscl. Lui, dans sa jaquette
+bombe la poitrine et pince la taille, les pieds serrs dans des
+escarpins vernis, il dansait gravement, sans prononcer un mot, d'un air
+presque hiratique, tandis que les lampes lectriques bleuissaient les
+deux ailes de sa chevelure noire et luisante. Aprs quoi, les femmes
+sollicitaient l'honneur de lui tre prsentes, avec la douce esprance
+de rendre leurs amies jalouses lorsque celles-ci les verraient au bras
+de l'illustre tangueur. Les invitations pleuvaient chez lui; les salons
+les plus inaccessibles lui taient ouverts; chaque soir, il gagnait une
+bonne douzaine d'amitis, et on se disputait la faveur de recevoir de
+lui des leons. Le peintre d'mes offrait volontiers aux plus jolies
+solliciteuses de les leur donner dans son atelier, de sorte que
+d'innombrables lves affluaient la rue de la Pompe.</p>
+
+<p>&mdash;Tu danses trop, lui disait Argensola; tu te rendras malade.</p>
+
+<p>Ce n'tait pas seulement cause de la sant de son protecteur que le
+secrtaire-cuyer s'inquitait de l'excessive frquence de ces visites;
+il les trouvait fort gnantes pour lui-mme. Car, chaque aprs-midi,
+juste au moment o il se dlectait dans une paisible<a name="page_074" id="page_074"></a> lecture auprs du
+pole bien chaud, Jules lui disait brle-pourpoint:</p>
+
+<p>&mdash;Il faut que tu t'en ailles. J'attends une leon nouvelle.</p>
+
+<p>Et Argensola s'en allait, non sans donner tous les diables, <i>in
+petto</i>, les belles tangueuses.</p>
+
+<p>Au printemps de 1914, il y eut une grande nouvelle: les Desnoyers
+s'alliaient aux Lacour. Ren, fils unique du snateur, avait fini par
+inspirer Chichi une sympathie qui tait presque de l'amour. Bien
+entendu, le snateur n'avait fait aucune opposition un projet de
+mariage qui, plus tard, vaudrait son fils un nombre respectable de
+millions. Au surplus, il tait veuf et il aimait donner chez lui des
+soupers et des bals; sa bru ferait les honneurs de la maison, et
+l'excellente table o il recevrait plus somptueusement que jamais ses
+collgues et tous les personnages notoires de passage Paris, lui
+permettrait de regagner un peu du prestige qu'il commenait perdre au
+palais du Luxembourg.<a name="page_075" id="page_075"></a></p>
+
+<h2><a name="III" id="III"></a>III<br /><br />
+<small>LE COUSIN DE BERLIN</small></h2>
+
+<p>Pendant le voyage fait par Jules en Argentine, Argensola, investi des
+fonctions de gardien de l'atelier, avait vcu bien tranquille: il
+n'avait plus auprs de lui le peintre d'mes pour le dranger au
+milieu de ses lectures, et il pouvait absorber en paix une quantit
+d'ouvrages crits sur les sujets les plus disparates. Il lui resta mme
+assez de temps pour lier connaissance avec un voisin bizarre, log dans
+un petit appartement de deux pices, au mme tage que l'atelier, mais
+o l'on n'accdait que par un escalier de service, et qui prenait jour
+sur une cour intrieure.</p>
+
+<p>Ce voisin, nomm Tchernoff, tait un Russe qu'Argensola avait vu souvent
+rentrer avec des paquets de vieux livres, et qui passait de longues
+heures crire prs de la fentre de sa chambre. L'Espagnol, dont<a name="page_076" id="page_076"></a>
+l'imagination tait romanesque, avait d'abord pris Tchernoff pour un
+homme mystrieux et extraordinaire: avec cette barbe en dsordre, avec
+cette crinire huileuse, avec ces lunettes chevauchant sur de vastes
+narines qui semblaient dformes par un coup de poing, le Russe
+l'impressionnait. Ensuite, lorsque le hasard d'une rencontre les eut mis
+en rapport, Argensola, en entrant pour la premire fois chez Tchernoff,
+sentit crotre sa sympathie: ami des livres, il voyait des livres
+partout, d'innombrables livres, les uns aligns sur des rayons, d'autres
+empils dans les coins, d'autres parpills sur le plancher, d'autres
+amoncels sur des chaises boiteuses, sur de vieilles tables et mme sur
+un lit que l'on ne refaisait pas tous les jours. Mais il prouva une
+sorte de dsillusion, lorsqu'il apprit qu'en somme il n'y avait rien
+d'trange et d'occulte dans l'existence de son nouvel ami. Ce que
+Tchernoff crivait prs de la fentre, c'tait tout simplement des
+traductions excutes, soit sur commande et moyennant finances, soit
+gratuitement pour des journaux socialistes. La seule chose tonnante,
+c'tait le nombre des langues que Tchernoff possdait. Comme les hommes
+de sa race, il avait une merveilleuse facilit s'approprier les
+vivantes et les mortes, et cela expliquait l'incroyable diversit des
+idiomes dans lesquels taient crits les volumes qui encombraient son
+appartement. La plupart taient des ouvrages d'occasion, qu'il avait
+achets bas prix sur<a name="page_077" id="page_077"></a> les quais, dans les caisses des bouquinistes; et
+il semblait qu'une atmosphre de mysticisme, d'initiations surhumaines,
+d'arcanes clandestinement transmis travers les sicles, mant de ces
+bouquins poudreux dont quelques-uns taient demi rongs par les rats.
+Mais, confondus avec ces vieux livres, il y en avait beaucoup de
+nouveaux, qui attiraient l'&#339;il par leurs couvertures d'un rouge
+flamboyant; et il y avait aussi des libelles de propagande socialiste,
+des brochures rdiges dans toutes les langues de l'Europe, des
+journaux, une infinit de journaux dont tous les titres voquaient
+l'ide de rvolution.</p>
+
+<p>D'abord Tchernoff avait tmoign l'Espagnol peu de got pour les
+visites et pour la causerie. Il souriait nigmatiquement dans sa barbe
+d'ogre et se montrait avare de paroles, comme s'il voulait abrger la
+conversation. Mais Argensola trouva le moyen d'apprivoiser ce sauvage:
+il l'amena dans l'atelier de Jules, o les bons vins et les fines
+liqueurs eurent vite fait de rendre le Russe plus communicatif.
+Argensola apprit alors que Tchernoff avait fait en Sibrie une longue
+quoique peu agrable villgiature, et que, rfugi depuis quelques
+annes Paris, il y avait trouv un accueil bienveillant dans la
+rdaction des journaux avancs.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Le lendemain du jour o Jules tait rentr Paris,<a name="page_078" id="page_078"></a> Argensola, qui
+causait avec Tchernoff sur le palier de l'escalier de service, entendit
+qu'on sonnait la porte de l'atelier. Le secrtaire-cuyer, qui ne
+s'offensait pas de joindre encore ces fonctions celles de valet de
+chambre, accourut pour introduire le visiteur chez le peintre d'mes.
+Ce visiteur parlait correctement le franais, mais avec un fort accent
+allemand; et, par le fait, c'tait l'an des cousins de Berlin, le
+docteur Julius von Hartrott, qui, aprs un court sjour Paris et au
+moment de retourner en Allemagne, venait prendre cong de Jules.</p>
+
+<p>Les deux cousins se regardrent avec une curiosit o il y avait un peu
+de mfiance. Ils avaient beau tre lis par une troite parent, ils ne
+se connaissaient gure, mais assez cependant pour sentir qu'il existait
+entre eux une complte divergence d'opinions et de gots.</p>
+
+<p>Jules, pour viter que son cousin se trompt sur la condition sociale de
+l'introducteur, prsenta celui-ci en ces termes:</p>
+
+<p>&mdash;Mon ami l'artiste espagnol Argensola, non moins remarquable par ses
+vastes lectures que par son magistral talent de peintre.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai maintes fois entendu parler de lui, rpondit imperturbablement le
+docteur, avec la suffisance d'un homme qui se pique de tout savoir.</p>
+
+<p>Puis, comme Argensola faisait mine de se retirer:</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne serez pas de trop dans notre entretien,<a name="page_079" id="page_079"></a> monsieur, lui dit-il
+sur le ton ambigu d'un suprieur qui veut montrer de la condescendance
+un infrieur et d'un confrencier qui, infatu de lui-mme, n'est pas
+fch d'avoir un auditeur de plus pour les belles choses qu'il va dire.</p>
+
+<p>Argensola s'assit donc avec les deux autres, mais un peu l'cart, de
+sorte qu'il pouvait considrer son aise l'accoutrement d'Hartrott.
+L'Allemand avait l'aspect d'un officier habill en civil. Toute sa
+personne exprimait manifestement le dsir de ressembler aux hommes
+d'pe, lorsqu'il leur arrive de quitter l'uniforme. Son pantalon tait
+collant comme s'il tait destin entrer dans des bottes l'cuyre.
+Sa jaquette, garnie de deux ranges de boutons sur le devant et serre
+la taille, avait de longues et larges basques et des revers trs
+montants, ce qui lui donnait une vague ressemblance avec une tunique
+militaire. Ses moustaches rousstres, plantes sur une forte mchoire,
+et ses cheveux coups en brosse compltaient la martiale similitude.
+Mais ses yeux,&mdash;des yeux d'homme d'tude, grands, myopes et un peu
+troubles,&mdash;s'abritaient derrire des lunettes aux verres pais et
+donnaient malgr tout leur propritaire l'apparence d'un homme
+pacifique. Cet Hartrott, aprs avoir conquis le diplme de docteur en
+philosophie, venait d'tre nomm professeur auxiliaire dans une
+universit, sans doute parce qu'il avait dj publi trois ou quatre
+volumes gros et lourds comme des pavs; et,<a name="page_080" id="page_080"></a> au surplus, il tait membre
+d'un sminaire historique, c'est--dire d'une socit savante qui se
+consacrait la recherche des documents indits et qui avait pour
+prsident un historien fameux. Le jeune professeur portait la
+boutonnire la rosette d'un ordre tranger.</p>
+
+<p>Le respect de Jules pour le savant de la famille n'allait pas sans
+quelque mlange de ddain: c'tait sa faon de se venger de ce pdant
+qu'on lui proposait sans cesse pour modle. Selon lui, un homme qui ne
+connaissait la vie que par les livres et qui passait son existence
+vrifier ce qu'avaient fait les hommes d'autrefois, n'avait aucun droit
+au titre de sage, alors surtout que de telles tudes ne tendaient qu'
+confirmer les Allemands dans leurs prjugs et dans leur outrecuidance.
+En somme, que fallait-il pour crire sur un minime fait historique un
+livre norme et illisible? La patience de vgter dans les
+bibliothques, de classer des milliers de fiches et de les recopier plus
+ou moins confusment. Dans l'opinion du peintre, son cousin Julius
+n'tait qu'une manire de rond-de-cuir, c'est--dire un de ces
+individus que dsigne plus pittoresquement encore le terme populaire
+d'outre-Rhin: <i>Sitzfleisch haben</i>. La premire qualit de ces
+savants-l, c'est d'tre assez bien rembourrs pour qu'il leur soit
+possible de passer des journes entires le derrire sur une chaise.</p>
+
+<p><a name="page_081" id="page_081"></a>Le docteur expliqua l'objet de sa visite. Venu Paris pour une mission
+importante dont les autorits universitaires allemandes l'avaient
+charg, il avait beaucoup regrett l'absence de Jules et il aurait t
+trs fch de repartir sans l'avoir vu. Mais, hier soir, sa mre Hlna
+lui avait appris que le peintre tait de retour, et il s'tait empress
+d'accourir l'atelier. Il devait quitter Paris le soir mme: car les
+circonstances taient graves.</p>
+
+<p>&mdash;Tu crois donc la guerre? lui demanda Jules.</p>
+
+<p>&mdash;Oui. La guerre sera dclare demain ou aprs-demain. Elle est
+invitable. C'est une crise ncessaire pour le salut de l'humanit.</p>
+
+<p>Jules et Argensola, bahis, regardrent celui qui venait d'noncer
+gravement cette belliqueuse et paradoxale proposition, et ils comprirent
+aussitt qu'Hartrott tait venu tout exprs pour leur parler de ce
+sujet.</p>
+
+<p>&mdash;Toi, continua Hartrott, tu n'es pas Franais, puisque tu es n en
+Argentine. On peut donc te dire la vrit tout entire.</p>
+
+<p>&mdash;Mais toi, rpliqua Jules en riant, o donc es-tu n?</p>
+
+<p>Hartrott eut un geste instinctif de protestation, comme si son cousin
+lui avait adress une injure, et il repartit d'un ton sec:</p>
+
+<p>&mdash;Moi, je suis Allemand. En quelque endroit que naisse un Allemand, il
+est toujours fils de l'Allemagne.</p>
+
+<p>Puis, se tournant vers Argensola:</p>
+
+<p>&mdash;Vous aussi, monsieur, vous tes un tranger,<a name="page_082" id="page_082"></a> et, puisque vous avez
+beaucoup lu, vous n'ignorez pas que l'Espagne, votre patrie, doit aux
+Germains ses qualits les meilleures. C'est de nous que lui sont venus
+le culte de l'honneur et l'esprit chevaleresque, par l'intermdiaire des
+Goths, des Visigoths et des Vandales, qui l'ont conquise.</p>
+
+<p>Argensola se contenta de sourire imperceptiblement, et Hartrott, flatt
+d'un silence qui lui parut approbatif, poursuivit son discours.</p>
+
+<p>&mdash;Nous allons assister, soyez-en certains, de grands vnements, et
+nous devons nous estimer heureux d'tre ns l'poque prsente, la plus
+intressante de toute l'histoire. En ce moment l'axe de l'humanit se
+dplace et la vritable civilisation va commencer.</p>
+
+<p>A son avis, la guerre prochaine serait extraordinairement courte.
+L'Allemagne avait tout prpar pour que cet vnement pt s'accomplir
+sans que la vie conomique du monde souffrt d'une trop profonde
+perturbation. Un mois lui suffirait pour craser la France, le plus
+redoutable de ses adversaires. Ensuite elle se retournerait contre la
+Russie qui, lente dans ses mouvements, ne serait pas capable d'opposer
+cette offensive une dfense immdiate. Enfin elle attaquerait
+l'orgueilleuse Angleterre, l'isolerait dans son archipel, lui
+interdirait de faire dornavant obstacle la prpondrance allemande.
+Ces coups rapides et ces victoires dcisives n'exigeraient que le cours
+d'un t, et, <a name="page_083" id="page_083"></a> l'automne, la chute des feuilles saluerait le triomphe
+dfinitif de l'Allemagne.</p>
+
+<p>Ensuite, avec l'assurance d'un professeur qui, parlant du haut de la
+chaire, n'a pas craindre d'tre rfut par ceux qui l'coutent, il
+expliqua la supriorit de la race germanique. Les hommes se divisaient
+en deux groupes, les dolichocphales et les brachycphales. Les
+dolichocphales reprsentaient la puret de la race et la mentalit
+suprieure, tandis que les brachycphales n'taient que des mtis, avec
+tous les stigmates de la dgnrescence. Les Germains, dolichocphales
+par excellence, taient les uniques hritiers des Aryens primitifs, et
+les autres peuples, spcialement les Latins du Sud de l'Europe,
+n'taient que des Celtes brachycphales, reprsentants abtardis d'une
+race infrieure. Les Celtes, incorrigibles individualistes, n'avaient
+jamais t que d'ingouvernables rvolutionnaires, pris d'un
+galitarisme et d'un humanitarisme qui avaient beaucoup retard la
+marche de la civilisation. Au contraire les Germains, dont l'me est
+autoritaire, mettaient au-dessus de tout l'ordre et la force. lus par
+la nature pour commander aux autres peuples, ils possdaient toutes les
+vertus qui distinguent les chefs-ns. La Rvolution franaise n'avait
+t qu'un conflit entre les Celtes et les Germains. La noblesse
+franaise descendait des guerriers germains installs dans les Gaules
+aprs l'invasion dite des Barbares, tandis que la bourgeoisie et le
+tiers-tat<a name="page_084" id="page_084"></a> reprsentaient l'lment gallo-celtique. La race infrieure,
+en l'emportant sur la suprieure, avait dsorganis le pays et perturb
+le monde. Ce que le celtisme avait invent, c'tait la dmocratie, le
+socialisme, l'anarchisme. Mais l'heure de la revanche germanique avait
+sonn enfin, et la race du Nord allait se charger de rtablir l'ordre,
+puisque Dieu lui avait fait la faveur de lui conserver son indiscutable
+supriorit.</p>
+
+<p>&mdash;Un peuple, conclut-il, ne peut aspirer de grands destins que s'il
+est foncirement germanique. Nous sommes l'aristocratie de l'humanit,
+le sel de la terre, comme a dit notre empereur.</p>
+
+<p>Et, tandis que Jules, stupfait de cette insolente philosophie de
+l'histoire, gardait le silence, et qu'Argensola continuait de sourire
+imperceptiblement, Hartrott entama le second point de sa dissertation.</p>
+
+<p>&mdash;Jusqu' prsent, expliqua-t-il, on n'a fait la guerre qu'avec des
+soldats; mais celle-ci, on la fera avec des savants et avec des
+professeurs. L'Universit n'a pas eu moins de part sa prparation que
+l'tat-Major. La science germanique, la premire de toutes, est unie
+pour jamais ce que les rvolutionnaires latins appellent
+ddaigneusement le militarisme. La force, reine du monde, est ce qui
+cre le droit, et c'est elle qui imposera partout notre civilisation.
+Nos armes reprsentent notre culture, et quelques semaines leur
+suffiront pour dlivrer de la dcadence<a name="page_085" id="page_085"></a> celtique les peuples qui, grce
+ elles, recouvreront bientt une seconde jeunesse.</p>
+
+<p>Le prodigieux avenir de sa race lui inspirait un enthousiasme lyrique.
+Guillaume I<sup>er</sup>, Bismarck, tous les hros des victoires antrieures lui
+paraissaient vnrables; mais il parlait d'eux comme de dieux moribonds,
+dont l'heure tait passe. Ces glorieux anctres n'avaient fait
+qu'largir les frontires et raliser l'unit de l'empire; mais ensuite,
+avec une prudence de vieillards valtudinaires, ils s'taient opposs
+toutes les hardiesses de la gnration nouvelle, et leurs ambitions
+n'allaient pas plus loin que l'tablissement d'une hgmonie
+continentale. Aujourd'hui c'tait le tour de Guillaume II, le grand
+homme complexe dont la patrie avait besoin. Ainsi que l'avait dit
+Lamprecht, matre de Julius von Hartrott, l'empereur reprsentait la
+fois la tradition et l'avenir, la mthode et l'audace; comme son aeul,
+il tait convaincu qu'il rgnait par la grce de Dieu; mais son
+intelligence vive et brillante n'en reconnaissait et n'en acceptait pas
+moins les nouveauts modernes; s'il tait romantique et fodal, s'il
+soutenait les conservateurs agrariens, il tait en mme temps un homme
+du jour, cherchait les solutions pratiques, faisait preuve d'un esprit
+utilitaire l'amricaine. En lui s'quilibraient l'instinct et la
+raison. C'tait grce lui que l'Allemagne avait su grouper ses forces
+et reconnatre sa vritable voie. Les universits l'acclamaient<a name="page_086" id="page_086"></a> avec
+autant d'enthousiasme que les armes: car la germanisation mondiale dont
+Guillaume serait l'auteur, allait procurer tous les peuples d'immenses
+bienfaits.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Gott mit uns!</i> s'cria-t-il en matire de proraison. Oui, Dieu est
+avec nous! Il existe, n'en doutez pas, un Dieu chrtien germanique qui
+est notre Grand Alli et qui se manifeste nos ennemis comme une
+divinit puissante et jalouse.</p>
+
+<p>Cette fois, le sourire d'Argensola devint un petit rire ouvertement
+sarcastique. Mais le docteur tait trop enivr de ses propres paroles
+pour y prendre garde.</p>
+
+<p>&mdash;Ce qu'il nous faut, ajouta-t-il, c'est que l'Allemagne entre enfin en
+possession de toutes les contres o il y a du sang germain et qui ont
+t civilises par nos aeux.</p>
+
+<p>Et il numra ces contres. La Hollande et la Belgique taient
+allemandes. La France l'tait par les Francs, qui elle devait un tiers
+de son sang. L'Italie presque entire avait bnfici de l'invasion des
+Lombards. L'Espagne et le Portugal avaient t domins et peupls par
+des conqurants de race teutonne. Mais le docteur ne s'en tenait point
+l. Comme la plupart des nations de l'Amrique taient d'origine
+espagnole ou portugaise, le docteur les comprenait dans ses
+revendications. Quant l'Amrique du Nord, sa puissance et sa richesse
+taient l'&#339;uvre des millions d'Allemands qui y avaient migr.
+D'ailleurs Hartrott<a name="page_087" id="page_087"></a> reconnaissait que le moment n'tait pas encore venu
+de penser tout cela et que, pour aujourd'hui, il ne s'agissait que du
+continent europen.</p>
+
+<p>&mdash;Ne nous faisons pas d'illusions, poursuivit-il sur un ton de tristesse
+hautaine. A cette heure, le monde n'est ni assez clairvoyant ni assez
+sincre pour comprendre et apprcier nos bienfaits. J'avoue que nous
+avons peu d'amis. Comme nous sommes les plus intelligents, les plus
+actifs, les plus capables d'imposer aux autres notre culture, tous les
+peuples nous considrent avec une hostilit envieuse. Mais nous n'avons
+pas le droit de faillir nos destins, et c'est pourquoi nous imposerons
+ coups de canon cette culture que l'humanit, si elle tait plus sage,
+devrait recevoir de nous comme un don cleste.</p>
+
+<p>Jusqu'ici Jules, impressionn par l'autorit doctorale avec laquelle
+Hartrott formulait ses affirmations, n'avait presque rien dit.
+D'ailleurs, l'ex-professeur de <i>tango</i> tait mal prpar soutenir une
+discussion sur de tels sujets avec le savant professeur tudesque. Mais,
+agac de l'assurance avec laquelle son cousin raisonnait sur cette
+guerre encore problmatique, il ne put s'empcher de dire:</p>
+
+<p>&mdash;En somme, pourquoi parler de la guerre comme si elle tait dj
+dclare? En ce moment, des ngociations diplomatiques sont en cours et
+peut-tre tout finira-t-il par s'arranger.</p>
+
+<p>Le docteur eut un geste d'impatience mprisante.<a name="page_088" id="page_088"></a></p>
+
+<p>&mdash;C'est la guerre, te dis-je! Lorsque j'ai quitt l'Allemagne, il y a
+huit jours, je savais que la guerre tait certaine.</p>
+
+<p>&mdash;Mais alors, demanda Jules, pourquoi ces ngociations? Et pourquoi le
+gouvernement allemand fait-il semblant de s'entremettre dans le conflit
+qui a clat entre l'Autriche et la Serbie? Ne serait-il pas plus simple
+de dclarer la guerre tout de suite?</p>
+
+<p>&mdash;Notre gouvernement, reprit Hartrott avec franchise, prfre que ce
+soient les autres qui la dclarent. Le rle d'attaqu obtient toujours
+plus de sympathie que celui d'agresseur, et il justifie les rsolutions
+finales, quelque dures qu'elles puissent tre. Au surplus, nous avons
+chez nous beaucoup de gens qui vivent leur aise et qui ne dsirent pas
+la guerre; il convient donc de leur faire croire que ce sont nos ennemis
+qui nous l'imposent, pour que ces gens sentent la ncessit de se
+dfendre. Il n'est donn qu'aux esprits suprieurs de comprendre que le
+seul moyen de raliser les grands progrs, c'est l'pe, et que, selon
+le mot de notre illustre Treitschke, la guerre est la forme la plus
+haute du progrs.</p>
+
+<p>Selon Hartrott, la morale avait sa raison d'tre dans les rapports des
+individus entre eux, parce qu'elle sert rendre les individus plus
+soumis et plus disciplins; mais elle ne fait qu'embarrasser les
+gouvernements, pour qui elle est une gne sans profit. Un tat ne doit
+s'inquiter ni de vrit ni de mensonge;<a name="page_089" id="page_089"></a> la seule chose qui lui
+importe, c'est la convenance et l'utilit des mesures prises. Le
+glorieux Bismarck, afin d'obtenir la guerre qu'il voulait contre la
+France, n'avait pas hsit altrer un tlgramme, et Hans Delbruck
+avait eu raison d'crire ce sujet: Bnie soit la main qui a falsifi
+la dpche d'Ems! En ce qui concernait la guerre prochaine, il tait
+urgent qu'elle se ft sans retard: aucun des ennemis de l'Allemagne
+n'tait prt, de sorte que les Allemands qui, eux, se prparaient depuis
+quarante ans, taient srs de la victoire. Qu'tait-il besoin de se
+proccuper du droit et des traits? L'Allemagne avait la force, et la
+force cre des lois nouvelles. L'histoire ne demande pas de comptes aux
+vainqueurs, et les prtres de tous les cultes finissent toujours par
+bnir dans leurs hymnes les auteurs des guerres heureuses. Ceux qui
+triomphent sont les amis de Dieu.</p>
+
+<p>&mdash;Nous autres, continua-t-il, nous ne sommes pas des sentimentaux; nous
+ne faisons la guerre ni pour chtier les Serbes rgicides, ni pour
+dlivrer les Polonais opprims par la Russie. Nous la faisons parce que
+nous sommes le premier peuple du monde et que nous voulons tendre notre
+activit sur toute la plante. La vieille Rome, mortellement malade,
+appela barbares les Germains qui ouvrirent sa fosse. Le monde
+d'aujourd'hui a, lui aussi, une odeur de mort, et il ne manquera pas non
+plus de nous appeler<a name="page_090" id="page_090"></a> barbares. Soit! Lorsque Tanger et Toulon, Anvers
+et Calais seront allemands, nous aurons le loisir de disserter sur la
+barbarie germanique; mais, pour l'instant, nous possdons la force et
+nous ne sommes pas d'humeur discuter. La force est la meilleure des
+raisons.</p>
+
+<p>&mdash;tes-vous donc si certains de vaincre? objecta Jules. Le destin mnage
+parfois aux hommes de terribles surprises. Il suscite des forces
+occultes avec lesquelles on n'a pas compt et qui peuvent rduire
+nant les plans les mieux tablis.</p>
+
+<p>Hartrott haussa les paules. Qu'est-ce que l'Allemagne aurait devant
+elle? Le plus craindre de ses ennemis, ce serait la France; mais la
+France n'tait pas capable de rsister aux influences morales
+nervantes, aux labeurs, aux privations et aux souffrances de la guerre:
+un peuple affaibli physiquement, infect de l'esprit rvolutionnaire,
+dsaccoutum de l'usage des armes par l'amour excessif du bien-tre.
+Ensuite il y avait la Russie; mais les masses amorphes de son immense
+population taient longues runir, difficiles mouvoir, travailles
+par l'anarchisme et par les grves. L'tat-major de Berlin avait dispos
+toutes choses de telle faon qu'il tait certain d'craser la France en
+un mois; cela fait, il transporterait les irrsistibles forces
+germaniques contre l'empire russe avant mme que celui-ci ait eu le
+temps d'entrer en action.<a name="page_091" id="page_091"></a></p>
+
+<p>&mdash;Quant aux Anglais, poursuivit Hartrott, il est douteux que, malgr
+l'entente cordiale, ils prennent part la lutte. C'est un peuple de
+rentiers et de sportsmen dont l'gosme est sans limites. Admettons
+toutefois qu'ils veuillent dfendre contre nous l'hgmonie continentale
+qui leur a t octroye par le Congrs de Vienne, aprs la chute de
+Napolon. Que vaut l'effort qu'ils tenteront de faire? Leur petite arme
+n'est compose que du rebut de la nation, et elle est totalement
+dpourvue d'esprit guerrier. Lorsqu'ils rclameront l'assistance de
+leurs colonies, celles-ci, qui ont tant se plaindre d'eux, se feront
+une joie de les lcher. L'Inde profitera de l'occasion pour se soulever
+contre ses exploiteurs, et l'gypte s'affranchira du despotisme de ses
+tyrans....</p>
+
+<p>Il y eut un silence, et Hartrott parut s'absorber dans ses rflexions,
+dont il traduisit le rsultat par cette nouvelle tirade:</p>
+
+<p>&mdash;Par le fait, il y a beau temps que notre victoire a commenc. Nos
+ennemis nous abhorrent, et nanmoins ils nous imitent. Tout ce qui porte
+la marque allemande est recherch dans le monde entier. Les pays mmes
+qui ont la prtention de rsister nos armes, copient nos mthodes
+dans leurs coles et admirent nos thories, y compris celles qui n'ont
+obtenu en Allemagne qu'un mdiocre succs. Souvent nous rions entre
+nous, comme les augures romains, constater le servilisme avec lequel
+les<a name="page_092" id="page_092"></a> peuples trangers se soumettent notre influence. Et ce sont ces
+gens-l qui ensuite refusent de reconnatre notre supriorit!</p>
+
+<p>Pour la premire fois Argensola fit un geste approbatif, que ne suivit
+d'ailleurs aucun commentaire. Hartrott, qui avait surpris ce geste, lui
+attribua la valeur d'un assentiment complet, et cela l'induisit
+reprendre:</p>
+
+<p>&mdash;Mais notre supriorit est vidente, et, pour en avoir la preuve, nous
+n'avons qu' couter ce que disent nos ennemis. Les Latins eux-mmes
+n'ont-ils pas proclam maintes fois que les socits latines sont
+l'agonie, qu'il n'y a pas de place pour elles dans l'organisation
+future, et que l'Allemagne seule conserve latentes les forces
+civilisatrices? Les Franais, en particulier, ne rptent-ils pas qui
+veut les entendre que la France est en pleine dcomposition et qu'elle
+marche d'un pas rapide une catastrophe? Eh bien, des peuples qui se
+jugent ainsi ont assurment la mort dans les entrailles. En outre, les
+faits confirment chaque jour l'opinion qu'ils ont de leur propre
+dcadence. Il est impossible de douter qu'une rvolution clate Paris
+aussitt aprs la dclaration de guerre. Tu n'tais pas ici, toi, pour
+voir l'agitation des boulevards l'occasion du procs Caillaux. Mais,
+moi, j'ai constat de mes yeux comment ractionnaires et
+rvolutionnaires se menaaient, se frappaient en pleine rue. Ils s'y
+sont insults<a name="page_093" id="page_093"></a> jusqu' ces derniers jours. Lorsque nos troupes
+franchiront la frontire, la division des opinions s'accentuera encore;
+militaristes et antimilitaristes se disputeront furieusement, et en
+moins d'une semaine ce sera la guerre civile. Ce pays a t gt
+jusqu'au c&#339;ur par la dmocratie et par l'aveugle amour de toutes les
+liberts. L'unique nation de la terre qui soit vraiment libre, c'est la
+nation allemande, parce qu'elle sait obir.</p>
+
+<p>Ce paradoxe bizarre amusa Jules qui dit en riant:</p>
+
+<p>&mdash;Vrai, tu crois que l'Allemagne est le seul pays libre?</p>
+
+<p>&mdash;J'en suis sr! dclara le professeur avec une nergie croissante. Nous
+avons les liberts qui conviennent un grand peuple: la libert
+conomique et la libert intellectuelle.</p>
+
+<p>&mdash;Mais la libert politique?</p>
+
+<p>&mdash;Seuls les peuples dcadents et ingouvernables, les races infrieures
+entiches d'galit et de dmocratie, s'inquitent de la libert
+politique. Les Allemands n'en prouvent pas le besoin. Ns pour tre les
+matres, ils reconnaissent la ncessit des hirarchies et consentent
+tre gouverns par une classe dirigeante qui doit ce privilge
+l'aristocratie du sang ou du talent. Nous avons, nous, le gnie de
+l'organisation.</p>
+
+<p>Et les deux amis entendirent avec un tonnement effar la description du
+monde futur, tel que le faonnerait<a name="page_094" id="page_094"></a> le gnie germanique. Chaque peuple
+serait organis de telle sorte que l'homme y donnt la socit le
+maximum de rendement; tous les individus seraient enrgiments pour
+toutes les fonctions sociales, obiraient comme des machines une
+direction suprieure, fourniraient la plus grande quantit possible de
+travail sous la surveillance des chefs; et cela, ce serait l'tat
+parfait.</p>
+
+<p>Sur ce, Hartrott regarda sa montre et changea brusquement de sujet de
+conversation.</p>
+
+<p>&mdash;Excuse-moi, dit-il, il faut que je te quitte. Les Allemands rsidant
+Paris sont dj partis en grand nombre, et je serais parti moi-mme, si
+l'affection familiale que je te porte ne m'avait fait un devoir de te
+donner un bon conseil. Puisque tu es tranger et que rien ne t'oblige
+rester en France, viens chez nous Berlin. La guerre sera dure, trs
+dure, et, si Paris essaie de se dfendre, il se passera des choses
+terribles. Nos moyens offensifs sont beaucoup plus redoutables qu'ils ne
+l'taient en 1870.</p>
+
+<p>Jules fit un geste d'indiffrence. Il ne croyait pas un danger
+prochain, et d'ailleurs il n'tait pas si poltron que son cousin
+paraissait le croire.</p>
+
+<p>&mdash;Tu es comme ton pre, s'cria le professeur. Depuis deux jours,
+j'essaie inutilement de le convaincre qu'il devrait passer en Allemagne
+avec les siens; mais il ne veut rien entendre. Il admet volontiers que,
+si la guerre clate, les Allemands seront<a name="page_095" id="page_095"></a> victorieux; mais il s'obstine
+ croire que la guerre n'clatera pas. Ce qui est encore plus
+incomprhensible, c'est que ma mre elle-mme hsitait repartir avec
+moi pour Berlin. Grce Dieu, j'ai fini par la convaincre et peut-tre,
+ cette heure, est-elle dj en route. Il a t convenu entre elle et
+moi que, si elle tait prte temps, elle prendrait le train de
+l'aprs-midi, pour voyager en compagnie d'une de ses amies, femme d'un
+conseiller de notre ambassade, et que, si elle manquait ce train, elle
+me rejoindrait celui du soir. Mais j'ai eu toutes les peines du monde
+ la dcider; elle s'enttait me rpter que la guerre ne lui faisait
+pas peur, que les Allemands taient de trs braves gens, et que, quand
+ils entreraient Paris, ils ne feraient de mal personne.</p>
+
+<p>Cette opinion favorable semblait contrarier beaucoup le docteur.</p>
+
+<p>&mdash;Ni ma mre ni ton pre, expliqua-t-il, ne se rendent compte de ce
+qu'est la guerre moderne. Que les Allemands soient de braves gens, je
+suis le premier le reconnatre; mais ils sont obligs d'appliquer la
+guerre les mthodes scientifiques. Or, de l'avis des gnraux les plus
+comptents, la terreur est l'unique moyen de russir vite, parce qu'elle
+trouble l'intelligence de l'ennemi, paralyse son action, brise sa
+rsistance. Plus la guerre sera dure, plus elle sera courte. L'Allemagne
+va donc tre cruelle, trs cruelle pour empcher que la lutte se
+prolonge. Et il ne<a name="page_096" id="page_096"></a> faudra pas en conclure que l'Allemagne soit devenue
+mchante: tout au contraire, sa prtendue cruaut sera de la bont:
+l'ennemi terroris se rendra plus vite, et le monde souffrira moins.
+Voil ce que ton pre ne veut pas comprendre; mais tu seras plus
+raisonnable que lui. Te dcides-tu partir avec moi?</p>
+
+<p>&mdash;Non, rpondit Jules. Si je partais, j'aurais honte de moi-mme. Fuir
+devant un danger qui n'est peut-tre qu'imaginaire!</p>
+
+<p>&mdash;Comme il te plaira, riposta l'autre d'un ton cassant. L'heure me
+presse: je dois aller encore notre ambassade, o l'on me remettra des
+documents confidentiels destins aux autorits allemandes. Je suis
+oblig de te quitter.</p>
+
+<p>Et il se leva, prit sa canne et son chapeau. Puis, sur le seuil, en
+disant adieu son cousin:</p>
+
+<p>&mdash;Je te rpte une dernire fois ce que je t'ai dj dit, insista-t-il.
+Si les Parisiens, comprenant l'inutilit de la rsistance, ont la
+sagesse de nous ouvrir leurs portes, il est possible que tout se passe
+en douceur; mais, dans le cas contraire... Bref, sois sr que, de toute
+faon, nous nous reverrons bientt. Il ne me dplaira pas de revenir
+Paris, lorsque le drapeau allemand flottera sur la Tour Eiffel. Cinq ou
+six semaines suffiront pour cela. Donc, au revoir jusqu'en septembre. Et
+crois bien qu'aprs le triomphe germanique Paris n'en sera pas moins
+agrable. Si la France disparat en tant que grande puissance,<a name="page_097" id="page_097"></a> les
+Franais, eux, resteront, et ils auront mme plus de loisirs
+qu'auparavant pour cultiver ce qu'il y a d'aimable dans leur caractre.
+Ils continueront inventer des modes, s'organiseront sous notre
+direction pour rendre la vie plaisante aux trangers, formeront quantit
+de jolies actrices, criront des romans amusants et des comdies
+piquantes. N'est-ce point assez pour eux?</p>
+
+<p>Quand la porte fut referme, Argensola clata de rire et dit Jules:</p>
+
+<p>&mdash;Il nous la baille bonne, ton dolichocphale de cousin! Mais pourquoi
+n'as-tu rien rpondu sa docte confrence?</p>
+
+<p>&mdash;C'est ta faute plus que la mienne, repartit Jules en plaisantant. La
+mtaphysique de l'anthropologie et de la sociologie n'est pas
+prcisment mon affaire. Si tu m'avais analys un plus grand nombre de
+bouquins ennuyeux sur la philosophie de l'histoire, peut-tre aurais-je
+eu des arguments topiques lui opposer.</p>
+
+<p>&mdash;Mais il n'est pas ncessaire d'avoir lu des bibliothques pour
+s'apercevoir que ces thories sont des billeveses de lunatiques. Les
+races! Les brachycphales et les dolichocphales! La puret du sang! Y
+a-t-il encore aujourd'hui un homme d'instruction moyenne qui croie ces
+antiquailles? Comment existerait-il un peuple de race pure, puisqu'il
+n'est point d'homme au monde dont le sang n'ait subi une infinit<a name="page_098" id="page_098"></a> de
+mlanges dans le cours des sicles? Si les Germains se sont mis de
+telles sottises dans la tte, c'est qu'ils sont aveugls par l'orgueil.
+Les systmes scientifiques qu'ils inventent ne visent qu' justifier
+leur absurde prtention de devenir les matres du monde. Ils sont
+atteints de la folie de l'imprialisme.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, interrompit Jules, tous les peuples forts n'ont-ils pas eu leurs
+ambitions imprialistes?</p>
+
+<p>&mdash;J'en conviens, reprit Argensola, et j'ajoute que cet orgueil a
+toujours t pour eux un mauvais conseiller; mais encore est-il
+quitable de reconnatre que la qualit de l'imprialisme varie beaucoup
+d'un peuple l'autre et que, chez les nations gnreuses, cette fivre
+n'exclut pas les nobles desseins. Les Grecs ont aspir l'hgmonie,
+parce qu'ils croyaient tre les plus aptes donner aux autres hommes la
+science et les arts. Les Romains, lorsqu'ils tendaient leur domination
+sur tout le monde connu, apportaient aux rgions conquises le droit et
+les formes de la justice. Les Franais de la Rvolution et de l'Empire
+justifiaient leur ardeur conqurante par le dsir de procurer la libert
+ leurs semblables et de semer dans l'univers les ides nouvelles. Il
+n'est pas jusqu'aux Espagnols du <small>XVI</small><sup>e</sup> sicle qui, en bataillant
+contre la moiti de l'Europe pour exterminer l'hrsie et pour crer
+l'unit religieuse, n'aient travaill raliser un idal qui peut-tre
+tait nbuleux et faux, mais qui n'en tait pas moins dsintress. Tous
+ces peuples<a name="page_099" id="page_099"></a> ont agi dans l'histoire en vue d'un but qui n'tait pas
+uniquement l'accroissement brutal de leur propre puissance, et, en
+dernire analyse, ce quoi ils visaient, c'tait le bien de l'humanit.
+Seule l'Allemagne de ton Hartrott prtend s'imposer au monde en vertu de
+je ne sais quel droit divin qu'elle tiendrait de la supriorit de sa
+race, supriorit que d'ailleurs personne ne lui reconnat et qu'elle
+s'attribue gratuitement elle-mme.</p>
+
+<p>&mdash;Ici je t'arrte, dit Jules. N'as-tu pas approuv tout l'heure mon
+cousin Otto, lorsqu'il disait que les ennemis mmes de l'Allemagne
+l'admirent et se soumettent son influence?</p>
+
+<p>&mdash;Ce que j'ai approuv, c'est la qualification de servilisme qu'il
+appliquait lui-mme cette stupide manie d'admirer et d'imiter
+l'Allemagne. Il est trop vrai que, depuis bientt un demi-sicle, les
+autres peuples ont eu la niaiserie de tomber dans le panneau. Par
+couardise intellectuelle, par crainte de la force, par insouciante
+paresse, ils ont prn sans le moindre discernement tout ce qui venait
+d'outre-Rhin, le bon et le mauvais, l'or et le talc; et la vanit
+germanique a t confirme dans ses prtentions absurdes par la
+superstitieuse complaisance avec laquelle ses rivaux lui donnaient
+raison. Voil pourquoi un pays qui a compt tant de philosophes et de
+penseurs, tant de gnies contemplatifs et de thoriciens profonds, un
+pays qui peut s'enorgueillir lgitimement de Kant le<a name="page_100" id="page_100"></a> pacifique, de
+G&#339;the l'olympien, du divin Beethoven, est devenu un pays o l'on ne
+croit plus qu'aux rsultats matriels de l'activit sociale, o l'on
+rve de faire de l'homme une machine productive, o l'on ne voit dans la
+science qu'un auxiliaire de l'industrie.</p>
+
+<p>&mdash;Mais cela n'a pas mal russi aux Allemands, fit observer Jules,
+puisque avec leur science applique ils concurrencent et menacent de
+supplanter bientt l'Angleterre sur les marchs de l'ancien et du
+nouveau monde.</p>
+
+<p>&mdash;S'ensuit-il, repartit Argensola, qu'ils possdent une relle et
+durable supriorit sur l'Angleterre et sur les autres pays de haute
+civilisation? La science, mme pousse loin, n'exclut pas ncessairement
+la barbarie. La culture vritable, comme l'a dit ce Nietzsche dont je
+t'ai analys le <i>Zarathustra</i>, c'est l'unit de style dans toutes les
+manifestations de la vie. Si donc un savant s'est cantonn dans ses
+tudes spciales avec la seule intention d'en tirer des avantages
+matriels, ce savant peut trs bien avoir fait d'importantes
+dcouvertes, il n'en reste pas moins un barbare. Les Franais, disait
+encore Nietzsche, sont le seul peuple d'Europe qui possde une culture
+authentique et fconde, et il n'est personne en Allemagne qui ne leur
+ait fait de larges emprunts. Nietzsche voyait clair; mais ton cousin
+est fou, archi-fou.</p>
+
+<p>&mdash;Tes paroles me tranquillisent, rpondit Jules. Je<a name="page_101" id="page_101"></a> t'avoue que
+l'assurance de ce grandiloquent docteur m'avait un peu dprim. J'ai
+beau n'tre pas de nationalit franaise; en ces heures tragiques, je
+sens malgr moi que j'aime la France. Je n'ai jamais pris part aux
+luttes des partis; mais, d'instinct, je suis rpublicain. Dans mon for
+intrieur, je serais humili du triomphe de l'Allemagne et je gmirais
+de voir son joug despotique s'appesantir sur les nations libres o le
+peuple se gouverne lui-mme. C'est un danger qui, hlas! me parat trs
+menaant.</p>
+
+<p>&mdash;Qui sait? reprit Argensola pour le rconforter. La France est un pays
+ surprises. Il faut voir le Franais l'&#339;uvre, quand il travaille
+rparer son imprvoyance. Hartrott a beau dire: en ce moment, il y a de
+l'ordre Paris, de la rsolution, de l'enthousiasme. J'imagine que,
+dans les jours qui ont prcd Valmy, la situation tait pire que celle
+d' prsent: tout tait dsorganis; on n'avait pour se dfendre que des
+bataillons d'ouvriers et de laboureurs qui n'avaient jamais tenu un
+fusil; et cela n'a pas empch que, pendant vingt ans, les vieilles
+monarchies de l'Europe n'ont pu venir bout de ces soldats improviss.</p>
+
+<p>Cette nuit-l, Jules eut le sommeil agit par des rves o, avec une
+brusque incohrence d'images projetes sur l'cran d'un cinmatographe,
+se succdaient<a name="page_102" id="page_102"></a> des scnes d'amour, de batailles furieuses,
+d'universits allemandes, de bals parisiens, de paquebots
+transatlantiques et de dluge universel.</p>
+
+<p>A la mme heure, son cousin Otto von Hartrott, confortablement install
+dans un <i>sleeping car</i>, roulait seul vers les rives de la Spre. Il
+n'avait pas trouv sa mre la gare; mais cela ne lui avait donn
+aucune inquitude, et il tait convaincu qu'Hlna, partie avec son amie
+la conseillre d'ambassade, arriverait Berlin avant lui. En ralit,
+Hlna tait encore chez sa s&#339;ur, avenue Victor-Hugo. Voici les
+contretemps qui l'avaient empche de tenir la promesse de dpart faite
+ son fils.</p>
+
+<p>Depuis qu'elle tait arrive Paris, elle avait, comme de juste, couru
+les grands magasins et fait une multitude d'emplettes. Or, le jour o
+elle aurait d partir, nombre de choses qu'il lui paraissait
+spcialement ncessaire de rapporter en Allemagne, n'avaient pas t
+livres par les fournisseurs. Elle avait donc pass toute la matine
+tlphoner aux quatre coins de Paris; mais, en raison du dsarroi
+gnral, plusieurs commandes manquaient encore l'appel, quand vint
+l'heure de monter en automobile pour le train de l'aprs-midi. Elle
+avait donc dcid de ne partir que par le train du soir, avec son fils.
+Mais, le soir, elle avait une telle montagne de bagages,&mdash;malles,
+valises, caisses, cartons chapeaux, sacs de nuit, paquets de toute
+sorte,&mdash;que<a name="page_103" id="page_103"></a> jamais il n'avait t possible de prparer et de charger
+tout cela en temps opportun. Lorsqu'il avait t bien constat que le
+train du soir n'tait pas moins irrmdiablement perdu que celui de
+l'aprs-midi, elle s'tait rsigne sans trop de peine rester. En
+somme, elle n'tait pas fche des fatalits imprvues qui l'excusaient
+d'avoir manqu sa parole. Qui sait mme si elle n'avait pas mis un peu
+de complaisance aider le veto du destin? D'une part, malgr les
+emphatiques discours de son fils, elle n'tait pas du tout persuade
+qu'il ft urgent de quitter Paris. Et d'autre part,&mdash;les cervelles
+fminines ne rpugnent point admettre des arguments contraires,&mdash;la
+tendre, inconsquente et un peu sotte romantique pensait sans doute
+que, le jour o les armes allemandes entreraient Paris, la prsence
+d'Hlna von Hartrott serait utile aux Desnoyers pour les protger
+contre les taquineries des vainqueurs.<a name="page_104" id="page_104"></a></p>
+
+<h2><a name="IV" id="IV"></a>IV<br /><br />
+<small>O APPARAISSENT LES QUATRE CAVALIERS</small></h2>
+
+<p>Les jours qui suivirent, Jules et Argensola vcurent d'une vie enfivre
+par la rapidit avec laquelle se succdaient les vnements. Chaque
+heure apportait une nouvelle, et ces nouvelles, presque toujours
+fausses, remuaient rudement l'opinion en sens contraires. Tantt le
+pril de la guerre semblait conjur; tantt le bruit courait que la
+mobilisation serait ordonne dans quelques minutes. Un seul jour
+reprsentait les inquitudes, les anxits, l'usure nerveuse d'une anne
+ordinaire.</p>
+
+<p>On apprit coup sur coup que l'Autriche dclarait la guerre la Serbie;
+que la Russie mobilisait une partie de son arme; que l'Allemagne
+dcrtait l'tat de menace de guerre; que les Austro-Hongrois, sans
+tenir compte des ngociations en<a name="page_105" id="page_105"></a> cours, commenaient le bombardement de
+Belgrade; que Guillaume II, pour forcer le cours des vnements et pour
+empcher les ngociations d'aboutir, faisait son tour la Russie une
+dclaration de guerre.</p>
+
+<p>La France assistait cette avalanche d'vnements graves avec un
+recueillement sobre de paroles et de manifestations. Une rsolution
+froide et solennelle animait tous les c&#339;urs. Personne ne dsirait la
+guerre, mais tout le monde l'acceptait avec le ferme propos d'accomplir
+son devoir. Pendant la journe, Paris se taisait, absorb dans ses
+proccupations. Seules quelques bandes de patriotes exalts traversaient
+la place de la Concorde en acclamant la statue de Strasbourg. Dans les
+rues, les gens s'abordaient d'un air amical: il semblait qu'ils se
+connussent sans s'tre jamais vus. Les yeux attiraient les yeux, les
+sourires se rpondaient avec la sympathie d'une pense commune. Les
+femmes taient tristes; mais, pour dissimuler leur motion, elles
+parlaient plus fort. Le soir, dans le long crpuscule d't, les
+boulevards s'emplissaient de monde; les habitants des quartiers
+lointains affluaient vers le centre, comme aux jours des rvolutions
+d'autrefois, et les groupes se runissaient, formaient une foule immense
+d'o s'levaient des cris et des chants. Ces multitudes se portaient
+jusqu'au c&#339;ur de Paris, o les lampes lectriques venaient de s'allumer,
+et le dfil se prolongeait<a name="page_106" id="page_106"></a> jusqu' une heure avance, avec le drapeau
+national flottant au-dessus des ttes parmi d'autres drapeaux qui lui
+faisaient escorte.</p>
+
+<p>Dans une de ces nuits de sincre exaltation, les deux amis apprirent une
+nouvelle inattendue, incomprhensible, absurde: on venait d'assassiner
+Jaurs. Cette nouvelle, on la rptait dans les groupes avec un
+tonnement qui tait plus grand encore que la douleur. On a assassin
+Jaurs? Et pourquoi? Le bon sens populaire qui, par instinct, cherche
+une explication tous les attentats, demeurait perplexe. Les hommes
+d'ordre redoutaient une rvolution. Jules Desnoyers craignit un moment
+que les sinistres prdictions de son cousin Otto ne fussent sur le point
+de s'accomplir; cet assassinat allait provoquer des reprsailles et
+aboutirait une guerre civile. Mais les masses populaires, quoique
+cruellement affliges de la mort de leur hros favori, gardaient un
+tragique silence. Il n'tait personne qui, par del ce cadavre,
+n'apert l'image auguste de la patrie.</p>
+
+<p>Le matin suivant, le danger s'tait vanoui. Les ouvriers parlaient de
+gnraux et de guerre, se montraient les uns aux autres leurs livrets de
+soldats, annonaient la date laquelle ils partiraient, lorsque l'ordre
+de mobilisation aurait t publi.</p>
+
+<p>Les vnements continuaient se succder avec une rapidit qui n'tait
+que trop significative. Les Allemands<a name="page_107" id="page_107"></a> envahissaient le Luxembourg et
+s'avanaient jusque sur la frontire franaise, alors que leur
+ambassadeur tait encore Paris et y faisait des promesses de paix.</p>
+
+<p>Le 1<sup>er</sup> aot, dans l'aprs-midi, furent apposes prcipitamment, a et
+l, quelques petites affiches manuscrites auxquelles succdrent bientt
+de grandes affiches imprimes qui portaient en tte deux drapeaux
+croiss. C'tait l'ordre de la mobilisation gnrale. La France entire
+allait courir aux armes.</p>
+
+<p>&mdash;Cette fois, c'est fait! dirent les gens arrts devant ces affiches.</p>
+
+<p>Et les poitrines se dilatrent, poussrent un soupir de soulagement. Le
+cauchemar tait fini; la ralit cruelle tait prfrable
+l'incertitude, l'attente, l'apprhension d'un obscur pril qui
+rendait les jours longs comme des semaines.</p>
+
+<p>La mobilisation commenait minuit. Ds le crpuscule, il se produisit
+dans tout Paris un mouvement extraordinaire. On aurait dit que les
+tramways, les automobiles et les voitures marchaient une allure folle.
+Jamais on n'avait vu tant de fiacres, et pourtant les bourgeois qui
+auraient voulu en prendre un, faisaient de vains appels aux cochers:
+aucun cocher ne voulait travailler pour les civils. Tous les moyens de
+transport taient pour les militaires, toutes les courses aboutissaient
+aux gares. Les lourds camions de l'intendance, pleins de sacs,<a name="page_108" id="page_108"></a> taient
+salus au passage par l'enthousiasme gnral, et les soldats habills en
+mcaniciens qui man&#339;uvraient ces pyramides roulantes, rpondaient aux
+acclamations en agitant les bras et en poussant des cris joyeux. La
+foule se pressait, se bousculait, mais n'en gardait pas moins une
+insolite courtoisie. Lorsque deux vhicules s'accrochaient et que, par
+la force de l'habitude, les conducteurs allaient changer des injures,
+le public s'interposait et les obligeait se serrer la main. Les
+passants qui avaient failli tre crass par une automobile riaient en
+criant au chauffeur: Tuer un Franais qui regagne son rgiment! Et le
+chauffeur rpondait: Moi aussi, je pars demain. C'est ma dernire
+course.</p>
+
+<p>Vers une heure du matin, Jules et Argensola entrrent dans un caf des
+boulevards. Ils taient fatigus l'un et l'autre par les motions de la
+journe. Dans une atmosphre brlante et charge de fume de tabac, les
+consommateurs chantaient la <i>Marseillaise</i> en agitant de petits
+drapeaux. Ce public un peu cosmopolite passait en revue les nations de
+l'Europe et les saluait par des rugissements d'allgresse: toutes ces
+nations, toutes sans exception, allaient se mettre du ct de la France.
+Un vieux mnage de rentiers l'existence ordonne et mdiocre, qui
+peut-tre n'avaient pas souvenir d'avoir jamais t hors de chez eux
+une heure aussi tardive, taient<a name="page_109" id="page_109"></a> assis une table prs du peintre et
+de son ami. Entrans par le flot de l'enthousiasme gnral, ils taient
+descendus jusqu'aux boulevards afin de voir la guerre de plus prs. La
+langue trangre que parlaient entre eux ces voisins de table donna au
+mari une haute ide de leur importance.</p>
+
+<p>&mdash;Croyez-vous, messieurs, leur demanda-t-il, que l'Angleterre marche
+avec nous?</p>
+
+<p>Argensola, qui n'en savait pas plus que son interlocuteur, rpondit avec
+assurance:</p>
+
+<p>&mdash;Sans aucun doute. C'est chose dcide.</p>
+
+<p>&mdash;Vive l'Angleterre! s'cria le petit vieux en se mettant debout.</p>
+
+<p>Et, sous les regards admiratifs de sa femme, il entonna une vieille
+chanson patriotique, en marquant par des mouvements de bras le rythme du
+refrain.</p>
+
+<p>Jules et Argensola revinrent pdestrement la rue de la Pompe. Au
+milieu des Champs-lyses, ils rejoignirent un homme coiff d'un chapeau
+ larges bords, qui marchait lentement dans la mme direction qu'eux, et
+qui, quoique seul, discourait voix presque haute. Argensola reconnut
+Tchernoff et lui souhaita le bonsoir. Alors, sans y tre invit, le
+Russe rgla son pas sur celui des deux autres et remonta vers l'Arc de
+Triomphe en leur compagnie. C'tait peine si Jules avait eu
+prcdemment l'occasion d'changer avec l'ami d'Argensola quelques<a name="page_110" id="page_110"></a>
+coups de chapeau sous le porche; mais l'motion dispose les mes la
+sympathie. Quant Tchernoff, qui n'tait jamais gn avec personne, il
+eut vis--vis de Jules absolument la mme attitude que s'il l'avait
+connu depuis sa naissance. Il reprit donc le cours des raisonnements
+qu'il adressait tout l'heure aux masses de noire vgtation, aux bancs
+solitaires, l'ombre verte troue a et l par la lueur tremblante des
+becs de gaz, et il les reprit l'endroit mme o il les avait
+interrompus, sans prendre la peine de donner ses nouveaux auditeurs la
+moindre explication.</p>
+
+<p>&mdash;En ce moment, grommela le Russe, <i>ils</i> crient avec la mme fivre que
+ceux d'ici; <i>ils</i> croient de bonne foi qu'ils vont dfendre leur patrie
+attaque; ils veulent mourir pour leurs familles et pour leurs foyers,
+que personne ne menace...</p>
+
+<p>&mdash;De qui parlez-vous, Tchernoff? interrogea Argensola.</p>
+
+<p>&mdash;D'<i>eux</i>! rpondit le Russe en regardant fixement son interlocuteur,
+comme si la question l'et tonn. J'ai vcu dix ans en Allemagne, j'ai
+t correspondant d'un journal de Berlin, et je connais fond ces
+gens-l. Eh bien, ce qui se passe cette heure sur les bords de la
+Seine se passe aussi sur les bords de la Spre: des chants, des
+rugissements de patriotisme, des drapeaux qu'on agite. En apparence
+<a name="page_111" id="page_111"></a>c'est la mme chose; mais, au fond, quelle diffrence! La France, elle,
+ne veut pas de conqutes: ce soir, la foule a malmen quelques
+braillards qui hurlaient A Berlin!. Tout ce que la Rpublique demande,
+c'est qu'on la respecte et qu'on la laisse vivre en paix. La Rpublique
+n'est pas la perfection, je le sais; mais encore vaut-elle mieux que le
+despotisme d'un monarque irresponsable et qui se vante de rgner par la
+grce de Dieu.</p>
+
+<p>Tchernoff se tut quelques instants, comme pour considrer en lui-mme un
+spectacle qui s'offrait son imagination.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, cette heure, continua-t-il, les masses populaires de l-bas, se
+consolant de leurs humiliations par un grossier matrialisme,
+vocifrent: A Paris! A Paris! Nous y boirons du Champagne gratis! La
+bourgeoisie pitiste, qui est capable de tout pour obtenir une dignit
+nouvelle, et l'aristocratie, qui a donn au monde les plus grands
+scandales des dernires annes, vocifrent aussi: A Paris! A Paris!,
+parce que c'est la Babylone du pch, la ville du Moulin-Rouge et des
+restaurants de Montmartre, seules choses que ces gens en connaissent.
+Quant mes camarades de la Social-Dmocratie, ils ne vocifrent pas
+moins que les autres, mais le cri qu'on leur a enseign est diffrent:
+A Moscou! A Saint-Ptersbourg! crasons la tyrannie russe, qui est un
+danger pour la civilisation.</p>
+
+<p>Et, dans le silence de la nuit, Tchernoff eut un<a name="page_112" id="page_112"></a> clat de rire qui
+rsonna comme un cliquetis de castagnettes. Aprs quoi, il poursuivit:</p>
+
+<p>&mdash;Mais la Russie est bien plus civilise que l'Allemagne! La vraie
+civilisation ne consiste pas seulement possder une grande industrie,
+des flottes, des armes, des universits o l'on n'enseigne que la
+science. Cela, c'est une civilisation toute matrielle. Il y en a une
+autre, beaucoup meilleure, qui lve l'me et qui fait que la dignit
+humaine rclame ses droits. Un citoyen suisse qui, dans son chalet de
+bois, s'estime l'gal de tous les hommes de son pays, est plus civilis
+que le <i>Herr Professor</i> qui cde le pas un lieutenant ou que le
+millionnaire de Hambourg qui se courbe comme un laquais devant quiconque
+porte un nom particule. Je ne nie pas que les Russes aient eu
+souffrir d'une tyrannie odieuse; j'en sais personnellement quelque
+chose; je connais la faim et le froid des cachots; j'ai vcu en Sibrie.
+Mais d'une part, il faut prendre garde que, chez nous, la tyrannie est
+principalement d'origine germanique; la moiti de l'aristocratie russe
+est allemande; les gnraux qui se distinguent le plus en faisant
+massacrer les ouvriers grvistes et les populations annexes sont
+allemands; les hauts fonctionnaires qui soutiennent le despotisme et qui
+conseillent la rpression sanglante, sont allemands. Et d'autre part, en
+Russie, la tyrannie a toujours vu se dresser devant elle une
+protestation rvolutionnaire.<a name="page_113" id="page_113"></a> Si une partie de notre peuple est encore
+ demi barbare, le reste a une mentalit suprieure, un esprit de haute
+morale qui lui fait affronter les sacrifices et les prils par amour de
+la libert. En Allemagne, au contraire, qui a jamais protest pour
+dfendre les droits de l'homme? O sont les intellectuels ennemis du
+tsarisme prussien? Les intellectuels se taisent ou prodiguent leurs
+adulations l'oint du Seigneur. En deux sicles d'histoire, la Prusse
+n'a pas su faire une seule rvolution contre ses indignes matres; et,
+aujourd'hui que l'empereur allemand, musicien et comdien comme Nron,
+afflige le monde de la plus effroyable des calamits, parce qu'il aspire
+ prendre dans l'histoire un rle thtral de grand acteur, son peuple
+entier se soumet cette folie d'histrion et ses savants ont l'ignominie
+de l'appeler les dlices du genre humain. Non, il ne faut pas dire que
+la tyrannie qui pse sur mon pays soit essentiellement propre la
+Russie: les plus mauvais tsars furent ceux qui voulurent imiter les rois
+de Prusse. Le Slave ractionnaire est brutal, mais il se repent de sa
+brutalit, et parfois mme il en pleure. On a vu des officiers russes se
+suicider pour ne point commander le feu contre le peuple ou par remords
+d'avoir pris part des tueries. Le tsar actuellement rgnant a caress,
+dans un rve humanitaire, la gnreuse utopie de la paix universelle et
+organis les confrences de la Haye. Le kaiser de la<a name="page_114" id="page_114"></a> <i>Kultur</i>, lui, a
+travaill des annes et des annes construire et graisser une
+effroyable machine de destruction pour craser l'Europe. Le Russe est un
+chrtien humble, dmocrate, altr de justice; l'Allemand fait montre de
+christianisme, mais il n'est qu'un idoltre comme les Germains
+d'autrefois.</p>
+
+<p>Ici Tchernoff s'arrta une seconde, comme pour prparer ses auditeurs
+entendre une dclaration extraordinaire.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, reprit-il, je suis chrtien.</p>
+
+<p>Argensola, qui connaissait les ides et l'histoire du Russe, fit un
+geste d'tonnement. Tchernoff surprit ce geste et crut devoir donner des
+explications.</p>
+
+<p>&mdash;Il est vrai, dit-il, que je ne m'occupe gure de Dieu et que je ne
+crois pas aux dogmes; mais mon me est chrtienne comme celle de tous
+les rvolutionnaires. La philosophie de la dmocratie moderne est un
+christianisme lac. Nous les socialistes, nous aimons les humbles, les
+besogneux, les faibles; nous dfendons leur droit la vie et au
+bien-tre, comme l'ont fait les grands exalts de la religion qui dans
+tout malheureux voyaient un frre. Il n'y a qu'une diffrence: c'est au
+nom de la justice que nous rclamons le respect pour le pauvre, tandis
+que les chrtiens rclament ce respect au nom de la piti. Mais
+d'ailleurs, les uns comme les autres, nous tchons de faire que les
+hommes s'entendent afin d'arriver une vie meilleure, que le fort fasse
+des sacrifices<a name="page_115" id="page_115"></a> pour le faible, le riche pour le ncessiteux, et que
+finalement la fraternit rgne dans le monde. Le christianisme, religion
+des humbles, a reconnu tous les hommes le droit naturel d'tre
+heureux; mais il a plac le bonheur dans le ciel, loin de notre valle
+de larmes. La rvolution, et les socialistes qui sont ses hritiers,
+ont plac le bonheur dans les ralits terrestres et veulent que tous
+les hommes puissent obtenir ici-bas leur part lgitime. Or, o
+trouve-t-on le christianisme dans l'Allemagne d'aujourd'hui? Elle s'est
+fabriqu un Dieu sa ressemblance, et, quand elle croit adorer ce Dieu,
+c'est devant sa propre image qu'elle est en adoration. Le Dieu allemand
+n'est que le reflet de l'tat allemand, pour lequel la guerre est la
+premire fonction d'un peuple et la plus profitable des industries.
+Lorsque d'autres peuples chrtiens veulent faire la guerre, ils sentent
+la contradiction qui existe entre leur dessein et les enseignements de
+l'vangile, et ils s'excusent en allguant la cruelle ncessit de se
+dfendre. L'Allemagne, elle, proclame que la guerre est agrable Dieu.
+Pour tous les Allemands, quelles que soient d'ailleurs les diffrences
+de leurs confessions religieuses, il n'y a qu'un Dieu, qui est celui de
+l'tat allemand, et c'est ce Dieu qu' cette heure Guillaume appelle
+son puissant Alli. La Prusse, en crant pour son usage un Jhovah
+ambitieux, vindicatif, hostile au reste du genre humain, a rtrograd
+vers les plus grossires superstitions<a name="page_116" id="page_116"></a> du paganisme. En effet, le grand
+progrs ralis par la religion chrtienne fut de concevoir un Dieu
+unique et de tendre crer par l une certaine unit morale, un certain
+esprit d'union et de paix entre tous les hommes. Le Dieu des chrtiens a
+dit: Tu ne tueras pas!, et son fils a dit: Bienheureux les
+pacifiques! Au contraire, le Dieu de Berlin porte le casque et les
+bottes l'cuyre, et il est mobilis par son empereur avec Otto, Franz
+ou Wilhelm, qu'il les aide battre, voler et massacrer les ennemis
+du peuple lu. Pourquoi cette diffrence? Parce que les Allemands ne
+sont que des chrtiens d'hier. Leur christianisme date peine de six
+sicles, tandis que celui des autres peuples europens date de dix, de
+quinze, de dix-huit sicles. A l'poque des dernires croisades, les
+Prussiens vivaient encore dans l'idoltrie. Chez eux, l'orgueil de race
+et les instincts guerriers font renatre en ce moment le souvenir des
+vieilles divinits mortes et prtent au Dieu bnin de l'vangile
+l'aspect rbarbatif d'un sanguinaire habitant du Walhalla.</p>
+
+<p>Dans le silence de la majestueuse avenue, le Russe voqua les figures
+des anciennes divinits germaniques dont ce Dieu prussien tait
+l'hritier et le continuateur. Rveills par l'agrable bruit des armes
+et par l'aigre odeur du sang, ces divinits, qu'on croyait dfuntes,
+allaient reparatre au milieu des hommes. Dj Thor, le dieu brutal,
+la tte petite, s'tirait les<a name="page_117" id="page_117"></a> bras et empoignait le marteau qui lui
+sert craser les villes; Wotan affilait sa lance, qui a pour lame
+l'clair et pour pommeau le tonnerre; Odin l'&#339;il unique billait de
+malefaim en attendant les morts qui s'amoncelleraient autour de son
+trne; les Walkyries, vierges cheveles, suantes et malodorantes,
+galopaient de nuage en nuage, excitant les hommes par des clameurs
+farouches et se prparant emporter les cadavres jets comme des
+bissacs sur la croupe de leurs chevaux ails.</p>
+
+<p>Argensola interrompit cette tirade pour faire observer que l'orgueil
+allemand ne s'appuyait pas seulement sur cet inconscient paganisme, mais
+qu'il croyait avoir aussi pour lui le prestige de la science.</p>
+
+<p>&mdash;Je sais, je sais! rpondit Tchernoff sans laisser l'autre le temps
+de dvelopper sa pense. Les Allemands sont pour la science de laborieux
+man&#339;uvres. Confins chacun dans sa spcialit, ils ont la vue courte,
+mais le labeur tenace; ils ne possdent pas le gnie crateur, mais ils
+savent tirer parti des dcouvertes d'autrui et s'enrichir par
+l'application industrielle des principes qu'eux-mmes taient incapables
+de mettre en lumire. Chez eux l'industrie l'emporte de beaucoup sur la
+science pure, l'pre amour du gain sur la pure curiosit intellectuelle;
+et c'est mme la raison pour laquelle ils commettent si souvent de
+lourdes mprises et mlent tant de charlatanisme leur science. En
+Allemagne les grands<a name="page_118" id="page_118"></a> noms deviennent des rclames commerciales, sont
+exploits comme des marques de fabrique. Les savants illustres se font
+hteliers de sanatorium. Un <i>Herr Professor</i> annonce l'univers qu'il
+vient de dcouvrir le traitement de la tuberculose, et cela n'empche
+pas les tuberculeux de mourir comme auparavant. Un autre dsigne par un
+chiffre le remde qui, assure-t-il, triomphe de la plus inavouable des
+maladies, et il n'y a pas un avari de moins dans le monde. Mais ces
+lourdes erreurs reprsentent des fortunes considrables; ces fausses
+panaces valent des millions leur inventeur et la socit
+industrielle qui exploite le brevet, qui lance le produit sur le march;
+car ce produit se vend trs cher, et il n'y a gure que les riches qui
+puissent en faire usage. Comme tout cela est loin du beau
+dsintressement d'un Pasteur et de tant d'autres savants qui, au lieu
+de se rserver le monopole de leurs dcouvertes, en ont fait largesse
+l'humanit! Pour ce qui concerne la science spculative, les Allemands
+ne vivent gure que d'emprunts; mais ils trouvent encore le moyen d'en
+tirer du bnfice pour eux-mmes. C'est Gobineau et Chamberlain,
+c'est--dire un Franais et un Anglais, qui leur ont fourni les
+arguments thoriques par lesquels ils prtendent tablir la supriorit
+de leur race; c'est avec les rsidus de la philosophie de Darwin et de
+Spencer que leur vieil Haeckel a confectionn le monisme,<a name="page_119" id="page_119"></a> cette
+doctrine qui, applique la politique, tend consacrer
+scientifiquement l'orgueil allemand, et qui attribue aux Teutons le
+droit de dominer le monde parce qu'ils sont les plus forts.</p>
+
+<p>&mdash;Il me parat bien que vous avez raison, interrompit de nouveau
+Argensola. Mais pourtant la science moderne n'admet-elle pas, sous le
+nom de lutte pour la vie, ce droit de la force?</p>
+
+<p>&mdash;Non, mille fois non, lorsqu'il s'agit des socits humaines! La lutte
+pour la vie et les cruauts qui lui font cortge sont peut-tre,&mdash;et
+encore n'en suis-je pas bien sr,&mdash;la loi d'volution qui rgit les
+espces infrieures; mais indubitablement ce n'est point la loi de
+l'espce humaine. L'homme est un tre de raison et de progrs, et son
+intelligence le rend capable de s'affranchir des fatalits du milieu, de
+substituer la frocit de la concurrence vitale les principes de la
+justice et de la fraternit. Tout homme, riche ou pauvre, robuste ou
+dbile, a le droit de vivre; toute nation, vieille ou jeune, grande ou
+petite, a le droit d'exister et d'tre libre. Mais la <i>Kultur</i> n'est que
+l'absolutisme oppressif d'un tat qui organise et machinise les
+individus et les collectivits pour en faire les instruments de la
+mission de despotisme universel qu'il s'attribue sans autre titre que
+l'infatuation de son orgueil.</p>
+
+<p>Ils taient arrivs la place de l'toile. L'Arc de Triomphe dtachait
+sa masse sombre sur le ciel<a name="page_120" id="page_120"></a> toil. Les avenues qui rayonnent autour du
+monument allongeaient perte de vue leurs doubles files de lumires.
+Les becs de gaz voisins illuminaient les bases du gigantesque difice et
+la partie infrieure de ses groupes sculpts; mais, plus haut, les
+ombres paissies faisaient la pierre toute noire.</p>
+
+<p>&mdash;C'est trs beau, dit Tchernoff. Toute une civilisation qui aime la
+paix et la douceur de la vie, a pass par l.</p>
+
+<p>Quoique tranger, il n'en subissait pas moins l'attraction de ce
+monument vnrable, qui garde la gloire des anctres. Il ne voulait pas
+savoir qui l'avait difi. Les hommes construisent, croyant concrter
+dans la pierre une ide particulire, qui flatte leur orgueil; mais
+ensuite la postrit, dont les vues sont plus larges, change la
+signification de l'difice, le dpouille de l'gosme primitif et en
+grandit le symbolisme. Les statues grecques, qui n'ont t l'origine
+que de saintes images donnes aux sanctuaires par les dvts de ce
+temps-l, sont devenues des modles d'ternelle beaut. Le Colise,
+norme cirque construit pour des jeux sanguinaires, et les arcs levs
+la gloire de Csars ineptes, reprsentent aujourd'hui pour nous la
+grandeur romaine.</p>
+
+<p>&mdash;L'Arc de Triomphe, reprit Tchernoff, a deux significations. Par les
+noms des batailles et des gnraux gravs sur les surfaces intrieures
+de ses pilastres et de ses votes, il n'est que franais et il prte
+la<a name="page_121" id="page_121"></a> critique. Mais extrieurement il ne porte aucun nom; il a t lev
+ la mmoire de la Grande Arme, et cette Grande Arme fut le peuple
+mme, le peuple qui fit la plus juste des rvolutions et qui la rpandit
+par les armes dans l'Europe entire. Les guerriers de Rude qui entonnent
+la <i>Marseillaise</i> ne sont pas des soldats professionnels; ce sont des
+citoyens arms qui partent pour un sublime et violent apostolat. Il y a
+l quelque chose de plus que la gloire troite d'une seule nation. Voil
+pourquoi je ne puis penser sans horreur au jour nfaste o a t
+profane la majest d'un tel monument. A l'endroit o nous sommes, des
+milliers de casques pointe ont tincel au soleil, des milliers de
+grosses bottes ont frapp le sol avec une rgularit mcanique, des
+trompettes courtes, des fifres criards, des tambours plats ont troubl
+le silence de cet difice; la marche guerrire de <i>Lohengrin</i> a retenti
+dans l'avenue dserte, devant les maisons fermes. Ah! s'ils revenaient,
+quel dsastre! L'autre fois, ils se sont contents de cinq milliards et
+de deux provinces; aujourd'hui, ce serait une calamit beaucoup plus
+terrible, non seulement pour les Franais, mais pour tout ce qu'il y a
+de nations honntes dans le monde.</p>
+
+<p>Ils traversrent la place. Arrivs sous la vote de l'Arc, ils se
+retournrent pour regarder les Champs-lyses. Ils ne voyaient qu'un
+large fleuve d'obscurit sur lequel flottaient des chapelets de petits
+feux<a name="page_122" id="page_122"></a> rouges ou blancs, entre de hautes berges formes par les maisons
+construites en bordure. Mais, familiariss avec le panorama, il leur
+semblait qu'ils voyaient, malgr les tnbres, la pente majestueuse de
+l'avenue, la double range des palais qui la bordent, la place de la
+Concorde avec son oblisque, et, dans le fond, les arbres du jardin des
+Tuileries: toute la Voie triomphale.</p>
+
+<p>Tchernoff, Argensola et Jules prirent par l'avenue Victor-Hugo pour
+rentrer chez eux. Sous le porche, le Russe, qui devait remonter chez lui
+par l'escalier de service, souhaita le bonsoir ses compagnons; mais
+Jules avait pris got l'loquence un peu fantasque de cet homme, et il
+le pria de venir l'atelier pour y poursuivre l'entretien. Argensola
+n'eut pas de peine lui faire accepter cette invitation en parlant de
+dboucher une certaine bouteille de vin fin qu'il gardait dans le buffet
+de la cuisine. Ils montrent donc tous les trois l'atelier par
+l'ascenseur et s'installrent autour d'une petite table, prs du balcon
+aux fentres grandes ouvertes. Ils taient dans la pnombre, le dos
+tourn l'intrieur de la pice, et un norme rectangle de bleu sombre,
+cribl d'astres, surmontait les toits des maisons qu'ils avaient devant
+eux; mais, dans la partie basse de ce rectangle, les lumires de la
+ville donnaient au ciel des teintes sanglantes.</p>
+
+<p>Tchernoff but coup sur coup deux verres de vin,<a name="page_123" id="page_123"></a> en tmoignant par des
+claquements de langue son estime pour le cru. Pendant quelques minutes,
+la majest de la nuit tint les trois hommes silencieux; leurs regards,
+sautant d'toile en toile, joignaient ces points lumineux par des
+lignes idales qui en faisaient des triangles, des quadrilatres,
+diverses figures gomtriques d'une capricieuse irrgularit. Parfois la
+subite scintillation d'un astre accrochait leurs yeux et retenait leurs
+regards dans une fixit hypnotique. Enfin le Russe, sans sortir de sa
+contemplation, se versa un troisime verre de vin et dit:</p>
+
+<p>&mdash;Que pense-t-on l-haut des terriens? Les habitants de ces astres
+savent-ils qu'il a exist un Bismarck? Connaissent-ils la mission divine
+de la race germanique?</p>
+
+<p>Et il se mit rire. Puis, aprs avoir considr encore pendant quelques
+instants cette sorte de brume rougetre qui s'tendait au-dessus des
+toits:</p>
+
+<p>&mdash;Dans quelques heures, ajouta-t-il sans la moindre transition, lorsque
+le soleil se lvera, on verra galoper travers le monde les quatre
+cavaliers ennemis des hommes. Dj les chevaux malfaisants piaffent,
+impatients de prendre leur course; dj les sinistres matres se
+concertent avant de sauter en selle.</p>
+
+<p>&mdash;Et qui sont ces cavaliers? demanda Jules.</p>
+
+<p>&mdash;Ceux qui prcdent la Bte.</p>
+
+<p>Cette rponse n'tait pas plus intelligible que les paroles qui
+l'avaient prcde, et Jules pensa: Il est<a name="page_124" id="page_124"></a> gris. Mais, par curiosit,
+il interrogea de nouveau:</p>
+
+<p>&mdash;Et quelle est cette Bte?</p>
+
+<p>Le Russe parut surpris de la question. Il n'avait exprim haute voix
+que la fin de ses rvasseries, et il croyait les avoir communiques
+ses compagnons depuis le dbut.</p>
+
+<p>&mdash;C'est la Bte de l'Apocalypse, rpondit-il.</p>
+
+<p>Et d'abord il prouva le besoin d'exprimer verbalement l'admiration que
+lui inspirait l'hallucin de Pathmos. A deux mille ans d'intervalle, le
+pote des visions grandioses et obscures exerait encore de l'influence
+sur le rvolutionnaire mystique, nich au plus haut tage d'une maison
+de Paris. Selon Tchernoff, il n'tait rien que Jean n'et pressenti, et
+ses dlires, inintelligibles au vulgaire, contenaient la prophtique
+intuition de tous les grands vnements humains.</p>
+
+<p>Puis le Russe dcrivit la Bte apocalyptique surgissant des profondeurs
+de la mer. Elle ressemblait un lopard; ses pieds taient comme ceux
+d'un ours et sa gueule comme celle d'un lion; elle avait sept ttes et
+dix cornes, et sur les cornes dix diadmes, et sur chacune des sept
+ttes le nom d'un blasphme tait crit. L'vangliste n'avait pas dit
+ces noms, peut-tre parce qu'ils variaient selon les poques et
+changeaient chaque millnaire, lorsque la Bte faisait une apparition
+nouvelle; mais Tchernoff lisait sans peine ceux qui flamboyaient
+aujourd'hui sur les ttes<a name="page_125" id="page_125"></a> du monstre: c'taient des blasphmes contre
+l'humanit, contre la justice, contre tout ce qui rend la vie tolrable
+et douce. C'taient, par exemple, des maximes comme celle-ci:</p>
+
+<p>La force prime le droit.</p>
+
+<p>Le faible n'a pas droit l'existence.</p>
+
+<p>Pour tre grand il faut tre dur.</p>
+
+<p>&mdash;Mais les quatre cavaliers? interrompit Jules qui craignait de voir
+Tchernoff s'garer dans de nouvelles digressions.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne vous rappelez pas ce que reprsentent les cavaliers? demanda
+le Russe.</p>
+
+<p>Et, cette fois, il daigna rafrachir la mmoire de ses auditeurs.</p>
+
+<p>Un grand trne tait dress, et celui qui y tait assis paraissait de
+jaspe, et un arc-en-ciel formait derrire sa tte comme un dais
+d'meraude. Autour du trne, il y avait vingt-quatre autres trnes
+disposs en demi-cercle, et sur ces trnes vingt-quatre vieillards vtus
+d'habillements blancs et couronns de couronnes d'or. Quatre animaux
+normes, couverts d'yeux et pourvus chacun de six ailes, gardaient le
+grand trne.</p>
+
+<p>Et les sceaux du livre du mystre taient rompus par l'agneau en
+prsence de celui qui y tait assis. Les trompettes sonnaient pour
+saluer la rupture du premier sceau; l'un des animaux criait d'une voix
+tonnante au pote visionnaire: Regarde! Et le premier<a name="page_126" id="page_126"></a> cavalier
+apparaissait sur un cheval blanc, et ce cavalier tenait la main un
+arc, et il avait sur la tte une couronne. Selon les uns c'tait la
+Conqute, selon d'autres c'tait la Peste, et rien n'empchait que ce
+ft la fois l'une et l'autre.</p>
+
+<p>Au second sceau: Regarde!, criait le second animal en roulant ses yeux
+innombrables. Et du sceau rompu jaillissait un cheval roux, et le
+cavalier qui le montait brandissait au-dessus de sa tte une grande
+pe: c'tait la Guerre. Devant son galop furieux la paix tait bannie
+du monde et les hommes commenaient s'exterminer.</p>
+
+<p>Au troisime sceau: Regarde!, criait le troisime des animaux ails.
+Et c'tait un cheval noir qui s'lanait, et celui qui le montait tenait
+une balance la main, pour peser les aliments des hommes: c'tait la
+Famine.</p>
+
+<p>Au quatrime sceau: Regarde!, criait le quatrime animal. Et c'tait
+un cheval de couleur blme qui bondissait, et celui qui tait mont
+dessus se nommait la Mort.</p>
+
+<p>Et le pouvoir leur fut donn de faire prir les hommes par l'pe, par
+la faim, par la peste et par les btes sauvages.</p>
+
+<p>Tchernoff dcrivait ces quatre flaux comme s'il les avait vus de ses
+yeux. Le cavalier du cheval blanc tait vtu d'un costume fastueux et
+barbare; sa face d'Oriental se contractait atrocement, comme s'il se<a name="page_127" id="page_127"></a>
+dlectait renifler l'odeur des victimes. Tandis que son cheval
+galopait, il tendait son arc pour dcocher le flau. Sur son paule
+sautait un carquois de bronze plein de flches empoisonnes par les
+germes de toutes les maladies.</p>
+
+<p>Le cavalier du cheval roux brandissait son norme espadon au-dessus de
+sa chevelure bouriffe par la violence de la course; il tait jeune,
+mais ses sourcils contracts et sa bouche serre lui donnaient une
+expression de frocit implacable. Ses vtements, agits par
+l'imptuosit du galop, laissaient apercevoir une musculature
+athltique.</p>
+
+<p>Vieux, chauve et horriblement maigre, le troisime cavalier,
+califourchon sur la coupante chine du cheval noir, pressait de ses
+cuisses dcharnes les flancs maigres de l'animal et montrait
+l'instrument qui symbolise la nourriture devenue rare et achete au
+poids de l'or.</p>
+
+<p>Les genoux du quatrime cavalier, aigus comme des perons, piquaient les
+flancs du cheval blme; sa peau parchemine laissait voir les saillies
+et les creux du squelette; sa face de cadavre avait le rire sardonique
+de la destruction; ses bras, minces comme des roseaux, maniaient une
+faux gigantesque; ses paules anguleuses pendait un lambeau de suaire.</p>
+
+<p>Et les quatre cavaliers entreprenaient une course folle, et leur funeste
+chevauche passait comme un<a name="page_128" id="page_128"></a> ouragan sur l'immense foule des humains. Le
+ciel obscurci prenait une lividit d'orage; des monstres horribles et
+difformes volaient en spirales au-dessus de l'effroyable <i>fantasia</i> et
+lui faisaient une rpugnante escorte. Hommes et femmes, jeunes et vieux
+fuyaient, se bousculaient, tombaient par terre dans toutes les attitudes
+de la peur, de l'tonnement, du dsespoir; et les quatre coursiers
+foulaient implacablement cette jonche humaine sous les fers de leurs
+sabots.</p>
+
+<p>&mdash;Mais vous allez voir, dit Tchernoff. J'ai un livre prcieux o tout
+cela est figur.</p>
+
+<p>Et il se leva, sortit de l'atelier par une petite porte qui communiquait
+avec l'escalier de service, revint au bout de quelques minutes avec le
+livre. Ce volume, imprim en 1511, avait pour titre: <i>Apocalypsis cum
+figuris</i>, et le texte latin tait accompagn de gravures. Ces gravures
+taient une &#339;uvre de jeunesse excute par Albert Drer, lorsqu'il
+n'avait que vingt-six ans. Et, la clart d'une lampe apporte par
+Argensola, ils contemplrent l'estampe admirable qui reprsentait la
+course furieuse des quatre cavaliers de l'Apocalypse.<a name="page_129" id="page_129"></a></p>
+
+<h2><a name="V" id="V"></a>V<br /><br />
+<small>PERPLEXITS ET DSARROI</small></h2>
+
+<p>Lorsque Marcel Desnoyers dut se convaincre que la guerre tait
+invitable, son premier mouvement fut de stupeur. L'humanit tait donc
+devenue folle? Comment une guerre tait-elle possible avec tant de
+chemins de fer, tant de bateaux marchands, tant de machines
+industrielles, tant d'activit dploye la surface et dans les
+entrailles de la terre? Les nations allaient se ruiner pour toujours. Le
+capital tait le matre du monde, et la guerre le tuerait; mais
+elle-mme ne tarderait pas mourir, faute d'argent. L'me de cet homme
+d'affaires s'indignait penser qu'une absurde aventure dissiperait des
+centaines de milliards en fume et en massacres.</p>
+
+<p>D'ailleurs la guerre ne signifiait pour lui qu'un dsastre brve
+chance. Il n'avait pas foi en son<a name="page_130" id="page_130"></a> pays d'origine: la France avait
+fait son temps. Ceux qui triomphaient aujourd'hui, c'taient les peuples
+du Nord, surtout cette Allemagne qu'il avait vue de prs et dont il
+avait admir la discipline et la rude organisation. Que pouvait faire
+une rpublique corrompue et dsorganise contre l'empire le plus solide
+et le plus fort de la terre? Nous allons la mort, pensait-il. Ce sera
+pis qu'en 1870.</p>
+
+<p>L'ordre et l'entrain avec lequel les Franais accouraient aux armes et
+se convertissaient en soldats, l'tonnrent prodigieusement et
+diminurent un peu son pessimisme. La masse de la population tait bonne
+encore; le peuple avait conserv sa valeur d'autrefois; quarante-quatre
+ans de soucis et d'alarmes avaient fait refleurir les anciennes vertus.
+Mais les chefs? O taient les chefs qui conduiraient les soldats la
+victoire?</p>
+
+<p>Cette question, tout le monde se la posait. L'anonymat du rgime
+dmocratique et l'inaction de la paix avaient tenu le pays dans une
+complte ignorance des gnraux qui commanderaient les armes. On voyait
+bien ces armes se former d'heure en heure, mais on ne savait peu prs
+rien du commandement. Puis un nom commena courir de bouche en bouche:
+Joffre... Joffre.... Mais ce nom nouveau ne reprsentait rien pour
+ceux qui le prononaient. Les premiers portraits du gnralissime<a name="page_131" id="page_131"></a> qui
+parurent aux vitrines des boutiques, attirrent une foule curieuse.
+Marcel contempla longuement un de ces portraits et finit par se dire
+lui-mme: Il a l'air d'un brave homme.</p>
+
+<p>Cependant les vnements se prcipitaient et, peu peu, Marcel subit la
+contagion de l'enthousiasme populaire. Il vcut, lui aussi, dans la rue,
+attir par le spectacle de la foule des civils saluant la foule des
+militaires qui se rendaient leur poste.</p>
+
+<p>Le soir, sur les boulevards, il assistait au passage des manifestations.
+Le drapeau tricolore ondulait la lumire des lampes lectriques; sur
+la chausse, la masse des gens s'ouvrait devant lui, en applaudissant et
+en poussant des vivats. Toute l'Europe, l'exception des deux empires
+centraux, dfilait travers Paris; toute l'Europe saluait spontanment
+de ses acclamations la France en pril. Les drapeaux des diverses
+nations dployaient dans l'air toutes les couleurs de l'arc-en-ciel,
+suivis par des Russes aux yeux clairs et mystiques, par des Anglais qui,
+tte dcouverte, entonnaient des chants d'une religieuse gravit, par
+des Grecs et des Roumains au profil aquilin, par des Scandinaves blancs
+et roses, par des Amricains du Nord enflamms d'un enthousiasme un peu
+puril, par des Juifs sans patrie, amis du pays des rvolutions
+galitaires, par des Italiens fiers comme un ch&#339;ur de tnors hroques,
+par des Espagnols et des Sud-Amricains infatigables crier bravo.<a name="page_132" id="page_132"></a> Ces
+manifestants trangers taient, soit des tudiants et des ouvriers venus
+en France pour s'instruire dans les coles et dans les fabriques, soit
+des fugitifs qui Paris donnait l'hospitalit aprs qu'une guerre ou
+une rvolution les avait chasss de chez eux. Les cris qu'ils poussaient
+n'avaient aucune signification officielle; chacun de ces hommes agissait
+par lan personnel, par dsir de tmoigner son amour la Rpublique. A
+ce spectacle le vieux Marcel prouvait une irrsistible motion et se
+disait que la France tait donc encore quelque chose dans le monde,
+puisqu'elle continuait exercer sur les autres peuples une influence
+morale et que ses joies ou ses douleurs intressaient l'humanit tout
+entire.</p>
+
+<p>Dans la journe, Marcel allait la gare de l'Est. La foule des curieux
+se pressait contre les grilles, dbordait et s'allongeait jusque dans
+les rues adjacentes. Cette gare, en passe d'acqurir l'importance d'un
+lieu historique, ressemblait un peu un tunnel trop troit o un fleuve
+aurait essay de s'engouffrer avec de grands heurts et de grands remous.
+C'tait de l qu'une partie de la France arme s'lanait vers les
+champs de bataille de la frontire. Par les diverses portes entraient
+des milliers et des milliers de cavaliers la poitrine barde de fer et
+ la tte casque, rappelant les paladins du moyen ge; d'normes
+caisses qui servaient de cages aux condors de l'aronautique; des files
+de canons longs et minces,<a name="page_133" id="page_133"></a> peints en gris, protgs par des plaques
+d'acier, plus semblables des instruments astronomiques qu' des outils
+de mort; des multitudes et des multitudes de kpis rouges, qui se
+mouvaient au rythme de la marche; d'interminables ranges de fusils, les
+uns noirs et donnant l'ide de lugubres cannaies, les autres surmonts
+de claires baonnettes et pareils des champs d'pis radieux. Sur ces
+moissons d'acier les drapeaux des rgiments palpitaient comme des
+oiseaux au plumage multicolore: le corps blanc, une aile bleue, une aile
+rouge, et la pique de la hampe pour bec de bronze.</p>
+
+<p>Le matin du quatrime jour de la mobilisation, Marcel eut l'ide d'aller
+voir son menuisier Robert. C'tait un robuste garon qui, disait-il,
+s'tait mancip de la tyrannie patronale et qui travaillait chez lui.
+Une pice en sous-sol lui servait la fois de logis et d'atelier. Sa
+compagne, qu'il appelait son associe, s'occupait du mnage et levait
+un bambin sans cesse pendu ses jupes. Marcel avait pris en amiti cet
+ouvrier habile, qui tait venu souvent mettre en place, dans
+l'appartement de l'avenue Victor-Hugo, les nouvelles acquisitions faites
+ l'Htel des Ventes, et qui, pour l'arrangement des meubles, se prtait
+de bonne grce aux gots changeants et aux caprices parfois un peu
+bizarres du millionnaire.<a name="page_134" id="page_134"></a></p>
+
+<p>Dans le petit atelier, Marcel trouva son menuisier vtu d'un veston et
+de larges pantalons de panne, chauss de souliers clous, et portant
+plusieurs petits drapeaux et cocardes piqus aux revers de son veston.
+Robert avait la casquette sur l'oreille et semblait prt partir.</p>
+
+<p>&mdash;Vous venez trop tard, patron, dit l'ouvrier au visiteur. On va fermer
+la boutique. Le matre de ces lieux a t mobilis, et dans quelques
+heures il sera incorpor son rgiment.</p>
+
+<p>Ce disant, il montrait du doigt un papier manuscrit coll sur la porte,
+ l'instar des affiches imprimes mises aux devantures de nombreux
+tablissements parisiens, pour annoncer que le patron et les employs
+avaient obi l'ordre de mobilisation.</p>
+
+<p>Jamais il n'tait venu l'esprit de Marcel que son menuisier pt se
+transformer en soldat. Cet homme tait rebelle toute autorit; il
+hassait les <i>flics</i>, c'est--dire les policiers de Paris, et, dans
+toutes les meutes, il avait chang avec eux des coups de poing et des
+coups de canne. Le militarisme tait sa bte noire; dans les meetings
+tenus pour protester contre la servitude de la caserne, il avait figur
+parmi les manifestants les plus tapageurs. Et c'tait ce rvolutionnaire
+qui partait pour la guerre avec la meilleure volont du monde, sans
+qu'il lui en cott le moindre effort!<a name="page_135" id="page_135"></a></p>
+
+<p>A la stupfaction de Marcel, Robert parla du rgiment avec enthousiasme.</p>
+
+<p>&mdash;Je crois en mes ides comme auparavant, patron; mais la guerre est la
+guerre et elle enseigne beaucoup de choses, entre autres celle-ci: que
+la libert a besoin d'ordre et de commandement. Il est indispensable que
+quelqu'un dirige et que les autres obissent; qu'ils obissent par
+volont libre, par consentement rflchi, mais qu'ils obissent. Quand
+la guerre clate, on voit les choses autrement que lorsqu'on est
+tranquille chez soi et qu'on vit sa guise.</p>
+
+<p>La nuit o Jaurs fut assassin, il avait rugi de colre, dclarant que
+la matine du lendemain vengerait cette mort. Il tait all trouver les
+membres de sa section, pour savoir ce qu'ils projetaient de faire contre
+les bourgeois. Mais la guerre tait imminente et il y avait dans l'air
+quelque chose qui s'opposait aux luttes civiles, qui relguait dans
+l'oubli les griefs particuliers, qui rconciliait toutes les mes dans
+une aspiration commune. Aucun mouvement sditieux ne s'tait produit.</p>
+
+<p>&mdash;La semaine dernire, reprit-il, j'tais antimilitariste. Comme a me
+parat loin! Certes je continue aimer la paix, excrer la guerre, et
+tous les camarades pensent comme moi. Mais les Franais n'ont provoqu
+personne, et on les menace, on veut les asservir. Devenons donc des
+btes froces, puisqu'on<a name="page_136" id="page_136"></a> nous y oblige, et, pour nous dfendre,
+demeurons tous dans le rang, soumettons-nous tous la consigne. La
+discipline n'est pas brouille avec la Rvolution. Souvenez-vous des
+armes de la premire Rpublique: tous citoyens, les gnraux comme les
+soldats; et pourtant Hoche, Klber et les autres taient de rudes
+compres qui savaient commander et imposer l'obissance. Nous allons
+faire la guerre la guerre; nous allons nous battre pour qu'ensuite on
+ne se batte plus.</p>
+
+<p>Puis, comme si cette affirmation ne lui paraissait pas assez claire:</p>
+
+<p>&mdash;Nous nous battrons pour l'avenir, insista-t-il, nous mourrons pour que
+nos petits-enfants ne connaissent plus une telle calamit. Si nos
+ennemis triomphaient, ce qui triompherait avec eux, ce serait le
+militarisme et l'esprit de conqute. Ils s'empareraient d'abord de
+l'Europe, puis du reste du monde. Plus tard, ceux qu'ils auraient
+dpouills se soulveraient contre eux, et ce seraient des guerres
+n'en plus finir. Nous autres, nous ne songeons point des conqutes; si
+nous dsirons rcuprer l'Alsace et la Lorraine, c'est parce qu'elles
+nous ont appartenu jadis et que leurs habitants veulent redevenir
+Franais. Voil tout. Nous n'imiterons pas nos ennemis; nous
+n'essayerons pas de nous approprier des territoires; nous ne
+compromettrons pas par nos convoitises la tranquillit du monde.
+L'exprience que nous<a name="page_137" id="page_137"></a> avons faite avec Napolon nous suffit, et nous
+n'avons aucune envie de recommencer l'aventure. Nous nous battrons pour
+notre scurit et pour celle du monde, pour la sauvegarde des peuples
+faibles. S'il s'agissait d'une guerre d'agression, d'orgueil, de
+conqute, nous nous souviendrions de notre antimilitarisme; mais il
+s'agit de nous dfendre, et nos gouvernants sont innocents de ce qui se
+passe. On nous attaque; notre devoir tous est de marcher unis.</p>
+
+<p>Robert, qui tait anticlrical, montrait une tolrance, une largeur
+d'ides qui embrassait l'humanit tout entire. La veille, il avait
+rencontr la mairie de son quartier un rserviste qui, incorpor dans
+le mme rgiment, allait partir avec lui, et un coup d'&#339;il lui avait
+suffi pour reconnatre que c'tait un cur.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, lui avait-il dit, je suis menuisier de mon tat. Et vous,
+camarade... vous travaillez dans les glises?</p>
+
+<p>Il avait employ cet euphmisme pour que le prtre ne pt attribuer
+son interlocuteur quelque intention blessante. Et les deux hommes
+s'taient serr la main.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne suis pas pour la calotte, expliqua Robert Marcel Desnoyers.
+Depuis longtemps nous sommes en froid, Dieu et moi. Mais il y a de
+braves gens partout, et, dans un moment comme celui-ci, les braves gens
+doivent s'entendre. N'est-ce pas votre avis, patron?<a name="page_138" id="page_138"></a></p>
+
+<p>Ces propos rendirent Marcel pensif. Un homme comme cet ouvrier, qui
+n'avait aucun bien matriel dfendre et qui tait l'adversaire des
+institutions existantes, allait gaillardement affronter la mort pour un
+idal gnreux et lointain; et cet homme, en faisant cela, n'hsitait
+pas sacrifier ses ides les plus chres, les convictions que
+jusqu'alors il avait caresses avec amour; tandis que lui, le
+millionnaire, qui tait un des privilgis de la fortune et qui avait
+dfendre tant de biens prcieux, ne savait que s'abandonner au doute et
+ la critique!...</p>
+
+<p>Dans l'aprs-midi, Marcel rencontra son menuisier prs de l'Arc de
+Triomphe. Robert faisait partie d'un groupe d'ouvriers qui semblaient
+tre du mme mtier que lui, et ce groupe partait en compagnie de
+beaucoup d'autres qui reprsentaient peu prs toutes les classes de la
+socit: des bourgeois bien vtus, des jeunes gens fins et anmiques,
+des plumitifs la face ple et aux grosses lunettes, des prtres jeunes
+qui souriaient avec une lgre malice, comme s'ils se trouvaient
+compromis dans une escapade. A la tte de ce troupeau humain marchait un
+sergent; l'arrire-garde, plusieurs soldats, le fusil sur l'paule. Un
+rugissement musical, une mlope grave et menaante s'levait de cette
+phalange aux bras ballants, aux jambes qui s'ouvraient et se fermaient
+comme des compas. En avant les rservistes!</p>
+
+<p>Robert entonnait avec nergie le refrain guerrier.<a name="page_139" id="page_139"></a> En dpit de son
+vtement de panne et de sa musette de toile, il avait le mme aspect
+grandiose que les figures de Rude dans le bas-relief du Dpart. Son
+associe et son petit garon trottaient ct de lui, pour lui faire
+la conduite jusqu' la gare. Le chtelain suivit d'un &#339;il respectueux
+cet homme qui lui paraissait extraordinairement grandi par le seul fait
+d'appartenir ce torrent humain; mais dans ce respect il y avait aussi
+quelque malaise, et, en regardant son menuisier, il prouvait une sorte
+d'humiliation.</p>
+
+<p>Marcel voyait tout son pass se dresser devant lui avec une nettet
+trange, comme si une brise soudaine et dissip les brouillards qui
+jusqu'alors l'enveloppaient d'ombre. Cette terre de France, aujourd'hui
+menace, tait son pays natal. Quinze sicles d'histoire avaient
+travaill pour son bien lui, pour qu'en arrivant au monde il y jout
+de commodits et de progrs que n'avaient point connus ses anctres.
+Maintes gnrations de Desnoyers avaient prpar l'avnenement de Marcel
+Desnoyers l'existence en bataillant sur cette terre, en la dfendant
+contre les ennemis; et c'tait cela qu'il devait le bonheur d'tre n
+dans une patrie libre, d'appartenir un peuple matre de ses destines,
+ une famille affranchie de la servitude. Et, quand son tour tait venu
+de continuer cet effort, quand 'avait t lui de procurer le mme
+bien aux gnrations venir, il s'tait drob comme un dbiteur qui
+refuse de payer sa dette. Tout<a name="page_140" id="page_140"></a> homme qui nat a des obligations envers
+son pays, envers le groupe humain au milieu duquel il est n, et, le cas
+chant, il a le devoir prcis de s'acquitter de ces obligations avec
+ses bras et mme par le sacrifice de sa personne. Or, en 1870, Marcel,
+au lieu de remplir son devoir de dbiteur, avait pris la fuite, avait
+trahi sa nation et ses pres. Cela lui avait russi, puisqu'il avait
+acquis des millions l'tranger; mais n'importe: il y a des fautes que
+les millions n'effacent pas, et l'inquitude de sa conscience lui en
+donnait aujourd'hui la preuve. A la vue de tous ces Franais qui se
+levaient en masse pour dfendre leur patrie, il se sentait pris de
+honte; devant les vtrans de 1870 qui montraient firement leur
+boutonnire le ruban vert et noir et qui avaient sans doute particip
+aux privations du sige de Paris et aux dfaites hroques, il
+plissait. En vain cherchait-il des raisons pour apaiser son tourment
+intrieur; en vain se disait-il que les deux poques taient bien
+diffrentes, qu'en 1870 l'Empire tait impopulaire, qu'alors la nation
+tait divise, que tout tait perdu. Le souvenir d'un mot clbre se
+reprsentait malgr lui sa mmoire comme une obsession: Il restait la
+France!</p>
+
+<p>Un moment, l'ide lui vint de s'engager en qualit de volontaire et de
+partir comme son menuisier, la musette au flanc, ml un peloton de
+futurs soldats. Mais quels services pourrait-il rendre? Il avait beau
+tre robuste encore; il avait dpass la soixantaine,<a name="page_141" id="page_141"></a> et, pour tre
+soldat, il faut tre jeune. Tout le monde est capable de tirer un coup
+de fusil, et le courage ne lui manquait pas pour se battre; mais le
+combat n'est qu'un incident de la lutte. Ce qu'il y a de pnible et
+d'accablant, ce sont les oprations qui prcdent le combat, les marches
+interminables, les rigueurs de la temprature, les nuits passes la
+belle toile, le labeur de remuer la terre, d'ouvrir les tranches, de
+charger les chariots, de supporter la faim et la soif. Non, il tait
+trop tard pour qu'il pt s'acquitter de sa dette de cette manire-l.</p>
+
+<p>Et il n'avait pas mme la douloureuse, mais noble satisfaction qu'ont
+les autres pres, trop vieux pour offrir leurs services personnels la
+patrie, de lui donner leurs fils comme dfenseurs. Son fils, lui,
+n'tait pas Franais et n'avait pas rpondre de la dette paternelle.
+Marcel, ayant eu le tort de fonder sa famille l'tranger, n'avait pas
+le droit, dans les prsentes circonstances, de demander Jules de faire
+ce que lui-mme n'avait pas fait jadis. L'une des consquences les plus
+pnibles de la faute ancienne tait que le pre et le fils fussent de
+nationalits diffrentes. Cela ne constituait-il pas en quelque sorte
+une seconde trahison et une rcidive d'apostasie?</p>
+
+<p>Voil pourquoi, les jours suivants, beaucoup de mobiliss pauvrement
+vtus, qui se rendaient seuls aux gares, rencontrrent un vieux monsieur
+qui les arrtait avec timidit, qui leur glissait dans la main<a name="page_142" id="page_142"></a> un
+billet de vingt francs et qui s'loignait aussitt, tandis qu'ils le
+regardaient avec des yeux bahis. Des ouvrires en larmes, qui venaient
+de dire adieu leurs hommes, virent le mme vieux monsieur sourire aux
+petits enfants qui marchaient ct d'elles, caresser les joues des
+bambins, puis s'en aller trs vite en laissant dans la menotte d'un des
+marmots une pice de cent sous.</p>
+
+<p>Marcel, qui n'avait jamais fum, se mit frquenter les dbits de
+tabac. Il en sortait les mains et les poches pleines, pour combler de
+cigarettes et de cigares le premier soldat qu'il rencontrait.
+Quelquefois le favoris souriait courtoisement, remerciait par une
+phrase qui dnotait l'ducation suprieure, et repassait le cadeau un
+camarade dont la capote tait aussi grossire et aussi mal coupe que la
+sienne. Le service obligatoire tait cause de ces petites erreurs.</p>
+
+<p>Pour se donner l'amre volupt d'aviver son remords, Marcel continuait
+venir souvent rder aux alentours de la gare de l'Est. Comme le gros des
+troupes oprait maintenant sur la frontire, ce n'taient plus des
+bataillons entiers qui s'y embarquaient; mais pourtant l'animation y
+tait encore grande. Jour et nuit, quantit de soldats affluaient, soit
+isolment, soit par groupes: rservistes sans uniformes qui rejoignaient
+leurs rgiments, officiers occups jusqu'alors l'organisation de
+l'arrire, compagnies<a name="page_143" id="page_143"></a> armes qui allaient remplir les vides dj
+ouverts par la mort.</p>
+
+<p>Une fois, Marcel suivit longtemps des yeux un sous-lieutenant de rserve
+qui arrivait accompagn de son pre. Les deux hommes s'arrtrent au
+barrage d'agents qui empchait les civils d'entrer dans la gare. Le pre
+avait la boutonnire le ruban vert et noir, cette dcoration que le
+millionnaire n'avait pas le droit de porter. C'tait un vieillard grand,
+maigre, qui se tenait trs droit et qui affectait la froideur
+impassible. Il dit seulement son fils:</p>
+
+<p>&mdash;Adieu, mon enfant. Porte-toi bien.</p>
+
+<p>&mdash;Adieu, mon pre.</p>
+
+<p>Le jeune homme souriait comme un automate, et le vieillard vitait de le
+regarder. Aprs cet change de mots insignifiants, le pre tourna le
+dos; puis, chancelant comme un homme ivre, il se rfugia au coin le plus
+obscur de la terrasse d'un petit caf, o il cacha sa face dans ses
+mains pour dissimuler sa douleur. Et Marcel Desnoyers envia cette
+douleur.</p>
+
+<p>Une autre fois, il vit une bande d'ouvriers mobiliss qui arrivaient en
+chantant, en se poussant, en montrant par l'exubrance de leur gat
+qu'ils avaient fait de trop frquentes stations chez les marchands de
+vin. L'un d'eux tenait par la main une petite vieille qui marchait
+ct de lui, sereine, les yeux secs, avec un visible effort pour
+paratre gaie. Mais, lorsqu'elle eut embrass son garon sans verser
+une<a name="page_144" id="page_144"></a> larme, lorsqu'elle l'eut suivi des yeux travers la vaste cour et
+vu disparatre avec les autres par les immenses portes vitres de la
+gare, soudain sa physionomie changea comme si un masque et t enlev
+de son visage, une sauvage douleur succda la gat factice, et la
+malheureuse femme, se tournant du ct o elle croyait qu'tait
+l'Allemagne, s'cria, les poings serrs, avec une fureur homicide:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! brigand!... brigand!...</p>
+
+<p>L'imprcation maternelle s'adressait au personnage dont elle avait vu le
+portrait dans les journaux illustrs: moustaches aux pointes insolentes,
+bouche la denture de loup, sourire tel que dut l'avoir l'homme des
+cavernes prhistoriques. Et Marcel Desnoyers envia cette colre.</p>
+
+<p>Depuis le rendez-vous donn la Chapelle expiatoire, Jules n'avait pas
+revu Marguerite. Celle-ci lui avait crit qu'elle ne pouvait abandonner
+sa mre un seul instant. La pauvre femme avait eu le c&#339;ur dchir
+l'ide du prochain dpart de son fils, officier d'artillerie de rserve,
+qui devait rejoindre sa batterie d'un moment l'autre. D'abord, lorsque
+la guerre tait encore douteuse, elle avait beaucoup pleur; mais, une
+fois la catastrophe devenue certaine, elle avait sch ses pleurs, avait
+voulu, malgr le mauvais tat de sa sant, prparer elle-mme la
+cantine<a name="page_145" id="page_145"></a> de son fils; et, au moment de la sparation, elle s'tait
+contente de lui dire: Adieu, mon enfant. Sois prudent, mais accomplis
+ton devoir. Pas une larme, pas une dfaillance. Marguerite avait
+accompagn son frre la gare, et, lorsqu'elle tait rentre la
+maison, elle avait trouv la vieille mre assise dans son fauteuil,
+blme, farouche, vitant de parler de son propre fils, mais s'apitoyant
+sur ses amies dont les fils taient partis l'arme, comme si celles-l
+seulement connaissaient la torture du dpart. Dans un post-scriptum,
+Marguerite promettait Jules de lui donner un nouveau rendez-vous la
+semaine suivante.</p>
+
+<p>En attendant, Jules fut d'une humeur dtestable. A l'ennui de ne pas
+voir Marguerite s'ajoutait l'ennui de ne pouvoir, cause du
+<i>moratorium</i>, toucher le chque de quatre cent mille francs qu'il avait
+rapport de l'Argentine. Possesseur de cette somme considrable, il
+tait presque court d'argent, puisque les banques refusaient de la lui
+payer. Quant Argensola, il ne s'embarrassait gure de cette pnurie et
+savait trouver tout ce qu'il fallait pour les besoins du mnage. Son
+centre d'inpuisable ravitaillement tait l'avenue Victor-Hugo. La
+mre de Jules,&mdash;comme beaucoup d'autres matresses de maison, qui, en
+prvision d'un sige possible, dvalisaient les magasins de comestibles
+afin de se prmunir contre la disette future,&mdash;avait accumul<a name="page_146" id="page_146"></a> les
+approvisionnements pour des mois et des mois. C'tait chez elle que le
+bohme allait se fournir de vivres: grandes botes de viande de
+conserve, pyramides de pots dbordant de mangeaille, sacs gonfls de
+lgumes secs. A chacune de ses visites, Argensola rapportait d'amples
+provisions de bouche et ne ngligeait pas non plus de faire d'abondants
+emprunts la cave de Marcel. Puis, quand il avait tal sur une table
+de l'atelier les botes de viande, les pyramides de pots, les sacs de
+lgumes qui constituaient la partie solide de son butin:</p>
+
+<p>&mdash;<i>Ils</i> peuvent venir! disait-il Jules en lui faisant passer la revue
+de ces munitions de guerre. Nous sommes prts <i>les</i> recevoir.</p>
+
+<p>Le soin d'augmenter le stock de vivres et la chasse aux nouvelles
+taient les deux fonctions qui absorbaient tout le temps de l'aimable
+parasite. Chaque jour, il achetait dix, douze, quinze journaux: les uns,
+parce qu'ils taient ractionnaires et que c'tait un plaisir de voir
+enfin tous les Franais unis; les autres, parce qu'ils taient radicaux
+et qu' ce titre ils devaient tre mieux informs des faits parvenus
+la connaissance du Gouvernement. Ces feuilles paraissaient le matin,
+midi, trois heures, cinq heures du soir. Une demi-heure de retard
+dans la publication inspirait de grandes esprances au public, qui
+s'imaginait alors trouver en dernire heure de stupfiantes nouvelles.
+On s'arrachait les supplments.<a name="page_147" id="page_147"></a> Il n'tait personne qui n'et les
+poches bourres de papiers et qui n'attendt avec impatience l'occasion
+de les emplir encore davantage. Et pourtant toutes ces feuilles disaient
+ peu prs la mme chose.</p>
+
+<p>Argensola eut la sensation d'une me neuve qui se formait en lui: me
+simple, enthousiaste et crdule, capable d'admettre les bruits les plus
+invraisemblables; et il devinait l'existence de cette mme me chez tous
+ceux qui l'entouraient. Par moments, son ancien esprit critique faisait
+mine de se cabrer; mais le doute tait repouss aussitt comme quelque
+chose de honteux. Il vivait dans un monde nouveau, et il lui semblait
+naturel qu'il y arrivt des prodiges. Il commentait avec une purile
+allgresse les rcits fantastiques des journaux: combats d'un peloton de
+Franais ou de Belges contre des rgiments entiers qui prenaient la
+fuite; miracles accomplis par le canon de 75, un vrai joyau; charges
+la baonnette, qui faisaient courir les Allemands comme des livres ds
+que les clairons avaient sonn; inefficacit de l'artillerie ennemie,
+dont les obus n'clataient pas. Il trouvait naturel et rationnel que la
+petite Belgique triompht de la colossale Allemagne: c'tait la
+rptition de la lutte de David et de Goliath, lutte rappele par lui
+avec toutes les images et toutes les mtaphores qui, depuis trente
+sicles, ont servi dcrire cette rencontre ingale. Il avait la
+mentalit<a name="page_148" id="page_148"></a> d'un lecteur de romans de chevalerie, qui prouve une
+dception lorsque le hros du livre ne pourfend pas cent ennemis d'un
+seul coup d'pe.</p>
+
+<p>L'intervention de l'Angleterre lui fit imaginer un blocus qui rduirait
+soudain les empires du centre une famine effroyable. La flotte tenait
+ peine la mer depuis dix jours, et dj il se reprsentait l'Allemagne
+comme un groupe de naufrags mourant de faim sur un radeau. La France
+l'enthousiasmait, et cependant il avait plus de confiance encore dans la
+Russie. Ah! les cosaques! Il parlait d'eux comme d'amis intimes; il
+dcrivait le galop vertigineux de ces cavaliers non moins insaisissables
+que des fantmes, et si terribles que l'ennemi ne pouvait les regarder
+en face. Chez le concierge de la maison et dans plusieurs boutiques de
+la rue, on l'coutait avec tout le respect d un tranger qui, en
+cette qualit, doit connatre mieux qu'un autre les choses trangres.</p>
+
+<p>&mdash;Les cosaques rgleront les comptes de ces bandits, dclarait-il avec
+une imperturbable assurance. Avant un mois ils seront Berlin.</p>
+
+<p>Et les auditeurs, pour la plupart femmes, mres ou pouses de soldats
+partis la guerre, approuvaient modestement, mus par l'irrsistible
+dsir, commun tous les hommes, de mettre leur esprance en quelque
+chose de lointain et de mystrieux. Les Franais dfendraient leur pays,
+reconquerraient mme les<a name="page_149" id="page_149"></a> territoires perdus; mais ce seraient les
+cosaques qui porteraient aux ennemis le coup de grce, ces cosaques dont
+tout le monde s'entretenait et que personne n'avait jamais vus.</p>
+
+<p>Quant Jules, il attendait toujours le rendez-vous promis par
+Marguerite. Elle le lui donna enfin au jardin du Trocadro. Ce qui
+frappa l'amoureux, aprs les premires paroles changes, ce fut de voir
+ Marguerite une sorte de distraction persistante. Elle parlait avec
+lenteur et s'arrtait quelquefois au milieu d'une phrase, comme si son
+esprit tait proccup d'autre chose que de ce qu'elle disait. Presse
+par les questions de Jules, qui s'tonnait et s'irritait mme un peu de
+ces absences passagres, elle se dcida enfin rpondre:</p>
+
+<p>&mdash;C'est plus fort que moi. Depuis que j'ai reconduit mon frre la
+gare, un souvenir me hante. Je m'tais bien promis de ne pas t'ennuyer
+avec cette histoire; mais il m'est impossible de la chasser de mon
+esprit. Plus je m'efforce de n'y point penser, plus j'y pense.</p>
+
+<p>Sur l'invitation de Jules, qui, vrai dire, aurait mieux aim causer
+d'autre chose, mais qui pourtant comprenait et excusait cette obsession,
+elle lui fit le rcit du dpart de l'officier d'artillerie. Elle avait
+accompagn son frre jusqu' la gare de l'Est, et elle avait t oblige
+de prendre cong de lui la porte extrieure, parce que les sentinelles
+interdisaient au<a name="page_150" id="page_150"></a> public d'aller plus loin. L, elle avait eu le c&#339;ur
+serr d'une extraordinaire angoisse, mais aussi d'un noble orgueil.
+Jamais elle n'aurait cru qu'elle aimt tant son frre.</p>
+
+<p>&mdash;Il tait si beau dans son uniforme de lieutenant! ajouta-t-elle.
+J'tais si fire de l'accompagner, si fire de lui donner le bras. Il me
+paraissait un hros.</p>
+
+<p>Cela dit, elle se tut, de l'air de quelqu'un qui aurait encore quelque
+chose dire, mais qui craindrait de parler; et finalement elle se
+dcida continuer son rcit. Au moment o elle donnait son frre un
+dernier baiser, elle avait eu une grande surprise et une grande motion.
+Elle avait aperu son mari Laurier, habill, lui aussi, en officier
+d'artillerie, qui arrivait avec un homme de peine portant sa valise.</p>
+
+<p>&mdash;Laurier soldat? interrompit Jules d'une voix sarcastique. Le pauvre
+diable! Quel aspect ridicule il devait avoir!</p>
+
+<p>Cette ironie avait quelque chose de lche, dont il sentit lui-mme
+l'inconvenance l'gard d'un homme qui accomplissait son devoir de
+citoyen; mais il tait irrit de ce que Marguerite parlait de son mari
+sans aigreur. Elle hsita une seconde rpondre; puis l'instinct de
+sincrit fut le plus fort, et elle dit:</p>
+
+<p>&mdash;Non, il n'avait pas mauvaise apparence.... Il n'tait plus le mme, et
+d'abord je ne le reconnaissais point.... Il fit quelques pas vers mon
+frre<a name="page_151" id="page_151"></a> pour le saluer; mais, quand il me vit, il continua son chemin en
+dtournant les yeux.... Il est parti seul, sans qu'une main amie ait
+serr la sienne.... Je ne puis m'empcher d'avoir piti de lui....</p>
+
+<p>Son instinct fminin l'avertit sans doute qu'elle avait trop parl, et
+elle changea brusquement de conversation.</p>
+
+<p>&mdash;Quel bonheur, ajouta-t-elle, que tu sois tranger! Toi, tu n'es pas
+oblig d'aller la guerre. La seule ide de te perdre me donne le
+frisson....</p>
+
+<p>Elle avait dit cela sincrement, sans prendre garde que, tout l'heure,
+elle exprimait une tendre admiration pour son frre devenu soldat. Jules
+fut bless de cette contradiction et accueillit avec mauvaise humeur ce
+tmoignage d'amour. Elle le considrait donc comme un tre dlicat et
+fragile, qui n'tait bon qu' tre ador par les femmes? Il sentit
+qu'entre Marguerite et lui s'tait interpos quelque chose qui les
+sparait l'un de l'autre et qui deviendrait vite un obstacle
+insurmontable. Tous deux prouvrent une gne, et spontanment, sans
+protestation et sans regret, ils abrgrent l'entrevue.</p>
+
+<p>A un autre rendez-vous, elle lui fit part d'une nouvelle assez trange.
+Dsormais, ils ne pourraient plus se voir que le dimanche, parce qu'en
+semaine elle serait oblige d'assister ses cours.</p>
+
+<p>&mdash;A tes cours? lui demanda Jules, tonn. Quelles savantes tudes as-tu
+donc entreprises?<a name="page_152" id="page_152"></a></p>
+
+<p>Ce ton moqueur agaa la jeune femme qui rpondit vivement:</p>
+
+<p>&mdash;J'tudie pour tre infirmire. J'ai commenc lundi dernier. On a
+organis un enseignement pour les dames et les jeunes filles. Je
+souffrais d'tre inutile; j'ai voulu devenir bonne quelque chose....
+Permets-tu que je te dise toute ma pense? Eh bien, jusqu' prsent,
+j'ai men une vie qui ne servait rien, ni aux autres ni moi-mme. La
+guerre a chang mes sentiments. Il me semble que c'est un devoir pour
+chacun de se rendre utile ses semblables et que, surtout dans des
+circonstances comme celles-ci, on n'a plus le droit de songer ses
+propres jouissances.</p>
+
+<p>Jules regarda Marguerite avec stupeur. Quel travail mystrieux avait
+bien pu s'accomplir dans cette petite tte qui jusqu'alors ne s'tait
+occupe que d'lgances et de plaisirs? D'ailleurs, la gravit de la
+situation n'avait pas dtruit l'aimable coquetterie chez la jeune femme,
+qui ajouta en riant:</p>
+
+<p>&mdash;Et puis, tu sais, le costume des infirmires est dlicieux: la robe
+toute blanche, le bonnet qui laisse voir les boucles de la chevelure, la
+cape bleue qui contraste gentiment avec la blancheur de la robe. Un
+costume qui tient la fois de la religieuse et de la grande dame. Tu
+verras comme je serai jolie!</p>
+
+<p>Mais, aprs ce bref retour de frivolit mondaine, elle exprima de
+nouveau les ides gnreuses qui avaient fleuri dans son me lgre et
+charmante. Elle<a name="page_153" id="page_153"></a> prouvait un besoin de sacrifice; elle avait hte de
+connatre de prs les souffrances des humbles, de prendre sa part de
+toutes les misres de la chair malade. La seule chose dont elle avait
+peur, c'tait que le sang-froid vnt lui manquer, lorsqu'elle aurait
+mettre en pratique ses connaissances d'infirmire. La vue du sang, la
+mauvaise odeur des blessures, le pus des plaies ouvertes ne lui
+soulveraient-ils pas le c&#339;ur? Mais non! Le temps tait pass d'avoir
+des rpugnances de femmelette; aujourd'hui le courage s'imposait tout
+le monde. Elle serait un soldat en jupons; elle oserait regarder la
+douleur en face; elle mettrait son bonheur et son honneur dfendre
+contre la mort les pauvres victimes de la guerre. S'il le fallait, elle
+irait jusque sur les champs de bataille, et elle aurait la force d'y
+charger un bless sur ses paules pour le rapporter l'ambulance.</p>
+
+<p>Jules ne la reconnaissait plus. tait-ce vraiment Marguerite qui parlait
+ainsi? Cette femme qui jusqu'alors avait eu en horreur d'accomplir le
+moindre effort physique, se prparait maintenant avec une frmissante
+ardeur aux besognes les plus rudes, se croyait assez forte pour vaincre
+tous les dgots qu'inspirent invitablement les pestilences des
+hpitaux, ne s'effrayait pas l'ide d'aller aux premires lignes avec
+les combattants et d'y affronter la mort.<a name="page_154" id="page_154"></a></p>
+
+<p>A un troisime rendez-vous, elle lut Jules une lettre que son frre
+lui avait envoye des Vosges. Il y parlait de Laurier plus que de
+lui-mme. Les deux officiers appartenaient des batteries diffrentes;
+mais ces batteries taient de la mme division, et ils avaient pris part
+ensemble plusieurs combats. Le frre de Marguerite ne cachait pas
+l'admiration qu'il ressentait pour son beau-frre. Cet ingnieur
+tranquille et taciturne avait vraiment l'toffe d'un hros; tous les
+officiers qui avaient vu Laurier l'&#339;uvre avaient de lui la mme
+opinion. Cet homme affrontait la mort avec autant de calme que s'il et
+t diriger encore sa fabrique des environs de Paris; il rclamait
+toujours le poste le plus dangereux, celui d'observateur, et il se
+glissait le plus prs possible des positions ennemies, afin de
+surveiller et de rectifier l'exactitude du tir. Jeudi dernier, un obus
+allemand avait dmoli la maison sous le toit de laquelle il se cachait;
+sorti indemne d'entre les dcombres, il avait aussitt rajust son
+tlphone et s'tait install tranquillement dans les branches d'un
+arbre, pour continuer son service. Sa batterie, dcouverte par les
+aroplanes ennemis au cours d'un combat dfavorable, avait reu les feux
+concentrs de l'artillerie adverse, et un quart d'heure avait suffi pour
+que la plus grande partie du personnel ft mise hors de combat: le
+capitaine et plusieurs servants tus, les autres officiers et presque
+tous les hommes blesss. Alors Laurier, prenant le commandement<a name="page_155" id="page_155"></a> sous
+une pluie de mitraille, avait continu le feu avec quelques artilleurs
+encore valides et avait russi couvrir la retraite d'un bataillon.
+Deux fois dj il avait t cit l'ordre du jour, et il obtiendrait
+bientt la croix de la lgion d'honneur.</p>
+
+<p>Ce chaleureux loge de Laurier ne fut pas du got de Jules, qui
+pourtant, cette fois, eut le bon got de s'abstenir de toute
+protestation, mais qui fit involontairement la grimace. Marguerite
+surprit cette expression fugitive de mcontentement et crut devoir
+rparer son imprudence.</p>
+
+<p>&mdash;Tu n'es pas fch que je t'aie lu cette lettre? demanda-t-elle. Si je
+te l'ai lue, c'est parce que je ne veux rien te cacher. Je ne comprends
+pas ta mine jalouse. Tu sais bien que je n'aime pas, que je n'ai jamais
+aim mon mari. Est-ce une raison pour ne point lui rendre justice? Je me
+rjouis de ses prouesses comme si c'taient celles d'un ami de ma
+famille, d'un monsieur que j'aurais connu dans le monde. Tu te fais tort
+ toi-mme, si tu supposes qu'une femme peut hsiter entre lui et toi.
+Toi, tu es ma vie, mon bonheur, et je rends grces Dieu de n'avoir pas
+ craindre de te perdre. Quelle joie de penser que la guerre ne
+t'enlvera pas mon amour!</p>
+
+<p>Elle lui avait dj dit cela un rendez-vous prcdent, et, chaque fois
+qu'elle le lui disait, il en ressentait une secrte atteinte.
+Puisqu'elle admirait ouvertement le courage de son frre et de son
+mari,<a name="page_156" id="page_156"></a> puisqu'elle-mme tait rsolue prendre en femme vaillante sa
+part des fatigues et des dangers de la guerre, n'y avait-il pas une
+nuance de mpris inconscient dans cet amour qui se flicitait de
+l'oisive scurit de l'aim?</p>
+
+<p>Le lendemain, il dit Argensola, qui n'ignorait rien de sa liaison avec
+Marguerite:</p>
+
+<p>&mdash;Il me semble que nous sommes dans une situation fausse, sans que je
+discerne clairement la raison de notre msintelligence. A-t-elle
+recommenc aimer son mari sans le savoir elle-mme? Peut-tre. Mais ce
+qui est certain, c'est qu'elle ne m'aime plus comme auparavant.</p>
+
+<p>Cependant la guerre avait allong ses tentacules jusqu' l'avenue
+Victor-Hugo.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai l'Allemagne la maison! grommelait Marcel Desnoyers, d'un air
+morose.</p>
+
+<p>L'Allemagne, c'tait sa belle-s&#339;ur Hlna von Hartrott. Pourquoi
+n'tait-elle pas retourne Berlin avec son fils, le pdant professeur
+Julius? A prsent les frontires taient fermes, et il n'y avait plus
+moyen de se dbarrasser d'elle.</p>
+
+<p>L'une des raisons qui rendaient pnible Marcel la prsence d'Hlna,
+c'tait la nationalit de cette femme. Sans doute elle tait argentine
+de naissance; mais elle tait devenue allemande par son mariage. Or<a name="page_157" id="page_157"></a> le
+patriotisme franais, surexcit par les vnements, faisait la chasse
+aux espions avec une ardeur infatigable; et, quoique la dolente et
+crdule romantique ne pt en aucune faon tre souponne
+d'espionnage, Marcel craignait beaucoup de la voir enferme par
+l'autorit militaire dans un camp de concentration et d'tre accus
+lui-mme de donner asile des sujets ennemis.</p>
+
+<p>Hlna semblait ne pas comprendre trs bien la fausset de sa situation
+et les sentiments de son beau-frre. Dans les premiers jours, alors que
+Marcel tait encore pessimiste, elle avait pu faire ouvertement devant
+lui l'loge de l'Allemagne sans qu'il s'en offusqut, puisqu'il tait
+peu prs du mme avis qu'elle. Mais, lorsque la contagion de
+l'enthousiasme public eut rveill en lui l'amour de la France et le
+remords de la faute ancienne, l'attitude d'Hlna lui devint
+insupportable.</p>
+
+<p>Au djeuner ou au dner, aprs avoir dcrit avec une loquence lyrique
+le dpart des troupes et les scnes mouvantes dont il avait t le
+tmoin, il s'criait en agitant sa serviette:</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est plus comme en 1870! Les troupes franaises sont dj entres
+victorieusement en Alsace. L'heure approche o les hordes teutonnes
+seront rejetes sur l'autre rive du Rhin.</p>
+
+<p>Alors Hlna prenait une mine boudeuse, pinait les lvres et levait les
+yeux au plafond, pour protester<a name="page_158" id="page_158"></a> silencieusement contre de si grossires
+erreurs. Puis, sans mot dire, elle se retirait dans sa chambre o la
+bonne Luisa la suivait, pour la consoler de l'ennui qu'elle venait
+d'avoir. Mais Hlna ne se croyait pas tenue d'observer avec sa s&#339;ur la
+mme rserve qu'avec Marcel, et elle se ddommageait du mutisme qu'elle
+s'tait impos table en prorant sur les forces colossales de
+l'Allemagne, sur les millions d'hommes et les milliers de canons que les
+Empires centraux emploieraient contre l'Entente, sur les mortiers gros
+comme des tours, qui auraient vite fait de rduire en poussire les
+fortifications de Paris.</p>
+
+<p>&mdash;Les Franais, concluait-elle, ignorent ce qu'ils ont devant eux. Il
+suffira aux Allemands de quelques semaines pour les anantir.</p>
+
+<p>Lorsque les armes allemandes eurent envahi la Belgique, ce crime
+arracha au vieux Desnoyers des cris d'indignation. Selon lui, c'tait la
+trahison la plus inoue qui et t enregistre par l'histoire. Quand il
+se souvenait que, dans les premiers jours, il avait rejet sur les
+patriotes exalts de son propre pays la responsabilit de la guerre, il
+avait honte de son injuste erreur. Ah! quelle perfidie mthodiquement
+prpare pendant des annes! Les rcits de pillages, d'incendies, de
+massacres le faisaient frmir et grincer des dents. Toutes ces horreurs
+d'une guerre d'pouvante appelaient vengeance, et il affirmait avec
+force que la vengeance ne manquerait pas. L'atrocit mme<a name="page_159" id="page_159"></a> des
+vnements lui inspirait un trange optimisme, fond sur la foi
+instinctive en la justice. Il n'tait pas possible que de telles
+horreurs demeurassent impunies.</p>
+
+<p>&mdash;L'invasion de la Belgique est une abominable flonie, disait-il, et
+toujours une flonie a disqualifi son auteur.</p>
+
+<p>Il disait cela avec conviction, comme si la guerre tait un duel o le
+tratre, mis au ban des honntes gens, se voit dans l'impossibilit de
+continuer ses forfaits.</p>
+
+<p>L'hroque rsistance des Belges le confirma dans ses chimres et lui
+inspira de vaines esprances. Les Belges lui parurent des hommes
+surnaturels, destins aux plus merveilleuses prouesses. Pendant quelques
+jours, Lige fut pour lui une ville sainte contre les remparts de
+laquelle se briserait toute la puissance germanique. Puis, quand Lige
+eut succomb, sa foi inbranlable s'accrocha une autre illusion: il y
+avait dans l'intrieur du pays beaucoup de Liges; les Allemands
+pouvaient avancer; la difficult serait pour eux de sortir. La reddition
+de Bruxelles ne lui donna aucune inquitude: c'tait une ville ouverte
+dont l'abandon tait prvu, et les Belges n'en dfendraient que mieux
+Anvers. L'avance des Allemands vers la frontire franaise ne l'alarma
+pas davantage: l'envahisseur trouverait bientt qui parler. Les armes
+franaises taient dans l'Est, c'est--dire l'endroit o elles
+devaient<a name="page_160" id="page_160"></a> tre, sur la vritable frontire, la porte de la maison.
+Mais cet ennemi lche et perfide, au lieu d'attaquer de face, avait
+attaqu par derrire en escaladant les murs comme un voleur. Infme
+tratrise qui ne lui servirait rien: car Joffre saurait lui barrer le
+passage. Dj quelques troupes avaient t envoyes au secours de la
+Belgique, et elles auraient vite fait de rgler le compte des Allemands.
+On les craserait, ces bandits, pour qu'il ne leur ft plus possible de
+troubler la paix du monde, et leur empereur aux moustaches en pointe, on
+l'exposerait dans une cage sur la place de la Concorde.</p>
+
+<p>Chichi, encourage par les propos paternels, renchrissait encore sur
+cet optimisme puril. Une ardeur belliqueuse s'tait empare d'elle. Ah!
+si les femmes pouvaient aller la guerre! Elle se voyait dans un
+rgiment de dragons, chargeant l'ennemi en compagnie d'autres amazones
+aussi hardies et aussi belles qu'elle-mme. Ou encore elle se figurait
+tre un de ces chasseurs alpins qui, la carabine en bandoulire et
+l'alpenstock au poing, glissaient sur leurs longs skis dans les neiges
+des Vosges. Mais ensuite elle ne voulait plus tre ni dragon, ni
+chasseur alpin; elle voulait tre une de ces femmes hroques qui ont
+tu pour accomplir une &#339;uvre de salut. Elle rvait qu'elle rencontrait
+le Kaiser seul seule, qu'elle lui plantait dans la poitrine une petite
+dague poigne d'argent et fourreau cisel,<a name="page_161" id="page_161"></a> cadeau de son
+grand-pre; et, cela fait, il lui semblait qu'elle entendait l'norme
+soupir des millions de femmes dlivres par elle de cet abominable
+cauchemar. Sa furie vengeresse ne s'arrtait pas en si beau chemin; elle
+poignardait aussi le Kronprinz; elle poignardait les gnraux et les
+amiraux; elle aurait volontiers poignard ses cousins les Hartrott: car
+ils taient du ct des agresseurs, et, ce titre, ils ne mritaient
+aucune piti.</p>
+
+<p>&mdash;Tais-toi donc! lui disait sa mre. Tu es folle. Comment une jeune
+fille bien leve peut-elle dire de pareilles sottises?</p>
+
+<p>Lorsque le fianc de Chichi, Ren Lacour, se prsenta pour la premire
+fois devant elle en uniforme, le lendemain du jour o il avait t
+mobilis, elle lui fit un accueil enthousiaste, l'appela son petit
+soldat de sucre; et, les jours suivants, elle fut fire de sortir dans
+la rue en compagnie de ce guerrier dont l'aspect tait pourtant assez
+peu martial. Grand et blond, doux et souriant, Ren avait dans toute sa
+personne une dlicatesse quasi fminine, laquelle l'habit militaire
+donnait un faux air de travesti. Par le fait, il n'tait soldat qu'
+moiti: car son illustre pre, craignant que la guerre n'teignt
+jamais la dynastie des Lacour, si prcieuse pour l'tat, l'avait fait
+verser dans les services auxiliaires. En sa qualit d'lve de l'cole
+centrale, Ren aurait pu tre nomm sous-lieutenant; mais alors il<a name="page_162" id="page_162"></a>
+aurait t oblig d'aller au front. Comme auxiliaire, il ne pouvait
+prtendre qu'au modeste titre de simple soldat et n'avait s'acquitter
+que de vulgaires besognes d'intendance, par exemple de compter des pains
+ou de mettre en paquet des capotes; mais il ne sortirait pas de Paris.</p>
+
+<p>Un jour, Marcel Desnoyers put apprcier Paris mme les horreurs de la
+guerre. Trois mille fugitifs belges taient logs provisoirement dans un
+cirque, en attendant qu'on les envoyt dans les dpartements. Il alla
+les voir.</p>
+
+<p>Le vestibule tait encore tapiss des affiches des dernires
+reprsentations donnes avant la guerre; mais, ds que Marcel eut
+franchi la porte, il fut pris aux narines par un miasme de foule malade
+et misrable: peu prs l'odeur infecte que l'on respire dans un bagne
+ou dans un hpital pauvre. Les gens qu'il trouva l semblaient affols
+ou hbts par la souffrance. L'affreux spectacle de l'invasion
+persistait dans leur mmoire, l'occupait tout entire, n'y laissait
+aucune place pour les vnements qui avaient suivi. Ils croyaient voir
+encore l'irruption des hommes casqus dans leurs villages paisibles, les
+maisons flambant tout coup, la soldatesque tirant sur les fuyards, les
+enfants aux poignets coups, les femmes agonisant sous la brutalit des
+outrages, les nourrissons dchiquets coups de sabre dans leurs
+berceaux, les mres aux entrailles ouvertes, tous les sadismes<a name="page_163" id="page_163"></a> de la
+bte humaine excite par l'alcool et sre de l'impunit. Quelques
+octognaires racontaient, les larmes aux yeux, comment les soldats d'un
+peuple qui se prtend civilis coupaient les seins des femmes pour les
+clouer aux portes, promenaient en guise de trophe un nouveau-n
+embroch une baonnette, fusillaient les vieux dans le fauteuil o
+leur vieillesse impotente les retenait immobiles, aprs les avoir
+torturs par de burlesques supplices.</p>
+
+<p>Ils s'taient sauvs sans savoir o ils allaient, poursuivis par
+l'incendie et la mitraille, fous de terreur, de la mme manire qu'au
+moyen ge les populations fuyaient devant les hordes des Huns et des
+Mongols; et cet exode lamentable, ils l'avaient accompli au milieu de la
+nature en fte, dans le mois le plus riant de l'anne, alors que la
+terre tait dore d'pis, alors que le ciel d'aot resplendissait de
+joyeuse lumire et que les oiseaux clbraient par l'allgresse de leurs
+chants l'opulence des moissons. L'aspect des fugitifs entasss dans ce
+cirque portait tmoignage contre l'atrocit du crime commis. Les bbs
+gmissaient comme des agneaux qui blent; les hommes regardaient autour
+d'eux d'un air gar; quelques femmes hurlaient comme des dmentes. Dans
+la confusion de la fuite, les familles s'taient disperses. Une mre de
+cinq petits n'en avait plus qu'un. Des pres, demeurs seuls, pensaient
+avec angoisse leur femme et leurs enfants disparus. Les<a name="page_164" id="page_164"></a>
+retrouveraient-ils jamais? Ces malheureux n'taient-ils pas morts de
+fatigue et de faim?</p>
+
+<p>Ce soir-l, Marcel, encore tout mu de ce qu'il venait de voir, ne put
+s'empcher de prononcer contre l'empereur Guillaume des paroles
+vhmentes qui, la grande surprise de tout le monde, firent sortir
+Hlna de son mutisme.</p>
+
+<p>&mdash;L'Empereur est un homme excellent et chevaleresque, dclara-t-elle. Il
+n'est coupable de rien, lui. Ce sont ses ennemis qui l'ont provoqu.</p>
+
+<p>Alors Marcel s'emporta, maudit l'hypocrite Kaiser, souhaita
+l'extermination de tous les bandits qui venaient d'incendier Louvain, de
+martyriser des vieillards, des femmes et des enfants. Sur quoi, Hlna
+fondit en larmes.</p>
+
+<p>&mdash;Tu oublies donc, gmit-elle d'une voix entrecoupe par les sanglots,
+tu oublies donc que je suis mre et que mes fils sont du nombre de ceux
+sur qui tu appelles la mort!</p>
+
+<p>Ces mots firent mesurer soudain Marcel la largeur de l'abme qui le
+sparait de cette femme, et, dans son for intrieur, il pesta contre la
+destine qui l'obligeait la garder sous son toit. Mais comme, au fond,
+il avait bon c&#339;ur et ne trouvait aucun plaisir molester inutilement
+les personnes de son entourage:</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien, rpondit-il. Je croyais les victimes plus dignes de piti
+que les bourreaux. Mais ne parlons<a name="page_165" id="page_165"></a> plus de cela. Nous n'arriverons
+jamais nous entendre.</p>
+
+<p>Et dsormais il se fit une rgle de ne rien dire de la guerre en
+prsence de sa belle-s&#339;ur.</p>
+
+<p>Cependant la guerre avait rveill le sentiment religieux chez nombre de
+personnes qui depuis longtemps n'avaient pas mis les pieds dans une
+glise, et elle exaltait surtout la dvotion des femmes. Luisa ne se
+contentait plus d'entrer chaque matin, comme d'habitude, Saint-Honor
+d'Eylau, sa paroisse. Avant mme de lire dans les journaux les dpches
+du front, elle y cherchait un autre renseignement: O irait aujourd'hui
+Monseigneur Amette? Et elle s'en allait jusqu' la Madeleine, jusqu'
+Notre-Dame, jusqu'au lointain Sacr-C&#339;ur, en haut de la butte
+Montmartre; puis, sous les votes du temple honor de la visite de
+l'archevque, elle unissait sa voix au ch&#339;ur qui implorait une
+intervention divine: Seigneur, sauvez la France!</p>
+
+<p>Sur le matre-autel de toutes les glises figuraient, assembls en
+faisceaux, les drapeaux de la France et des nations allies. Les nefs
+taient pleines de fidles, et la foule pieuse ne se composait pas
+uniquement de femmes: il y avait aussi des hommes d'ge, debout, graves,
+qui remuaient les lvres et fixaient sur le tabernacle des yeux humides
+o se refltaient,<a name="page_166" id="page_166"></a> pareilles des toiles perdues, les flammes des
+cierges. C'taient des pres qui, en pensant leurs fils envoys sur le
+front, se rappelaient les prires de leur enfance. Jusqu'alors la
+plupart d'entre eux avaient t indiffrents en matire religieuse;
+mais, dans ces conjonctures tragiques, il leur avait sembl tout coup
+que la foi, qu'ils ne possdaient point, tait un bien et une force, et
+ils balbutiaient de vagues oraisons, dont les paroles taient
+incohrentes et presque dpourvues de sens, l'intention des tres
+chers qui luttaient pour l'ternelle justice. Les crmonies religieuses
+devenaient aussi passionnes que des assembles populaires; les
+prdicateurs taient des tribuns, et parfois l'enthousiasme patriotique
+coupait d'applaudissements les sermons. Quand Luisa revenait de
+l'office, elle tait palpitante de foi et esprait du ciel un miracle
+semblable celui par lequel sainte Genevive avait chass loin de Paris
+les hordes d'Attila.</p>
+
+<p>Dans les grandes circonstances, lorsque Luisa insistait pour emmener sa
+s&#339;ur dans ces dvotes excursions, Hlna courait avec elle aux quatre
+coins de Paris. Mais, si aucun office extraordinaire n'tait annonc, la
+romantique, plus terre--terre en cela que l'autre, prfrait aller
+tout simplement Saint-Honor d'Eylau. L, elle rencontrait parmi les
+habitus beaucoup de personnes originaires des diverses rpubliques du
+Nouveau Monde, gens riches<a name="page_167" id="page_167"></a> qui, aprs fortune faite, taient venus
+manger leurs rentes Paris et s'taient installs dans le quartier de
+l'toile, cher aux cosmopolites. Elle avait li connaissance avec
+plusieurs de ces personnes, ce qui lui procurait le vif plaisir
+d'changer force saluts lorsqu'elle arrivait, et, la sortie, d'engager
+sur le parvis de longues conversations o elle recueillait une infinit
+de nouvelles vraies ou fausses sur la guerre et sur cent autres choses.</p>
+
+<p>Bientt des jours vinrent o, en juger d'aprs les apparences, il ne
+se passait plus rien d'extraordinaire. On ne trouvait dans les journaux
+que des anecdotes destines entretenir la confiance du public, et
+aucun renseignement positif n'y tait publi. Les communiqus du
+Gouvernement n'taient que de la rhtorique vague et sonore.</p>
+
+<p>Ce manque de nouvelles concida avec une subite agitation de la
+belle-s&#339;ur. Hlna s'absentait chaque aprs-midi, quelquefois mme dans
+la matine, et elle ne manquait jamais de rapporter la maison des
+nouvelles alarmantes qu'elle semblait se faire un malin plaisir de
+communiquer sournoisement ses htes, non comme des vrits certaines,
+mais comme des bruits rpandus. <i>On disait</i> que les Franais avaient t
+dfaits simultanment en Lorraine et en Belgique; <i>on disait</i> qu'un
+corps de l'arme franaise s'tait dband; <i>on disait</i> que les
+Allemands avaient fait beaucoup de prisonniers et enlev<a name="page_168" id="page_168"></a> beaucoup de
+canons. Quoique Marcel et entendu lui-mme dire quelque chose
+d'approchant, il affectait de n'en rien croire, protestait qu' tout le
+moins il y avait dans ces bruits beaucoup d'exagration.</p>
+
+<p>&mdash;C'est possible, rpliquait doucement l'agaante Hlna. Mais je vous
+rpte ce que m'ont dit des personnes que je crois bien informes.</p>
+
+<p>Au fond, Marcel commenait tre trs inquiet, et son instinct d'homme
+pratique lui faisait deviner un pril. Il y a quelque chose qui ne
+marche pas, pensait-il, soucieux.</p>
+
+<p>La chute du ministre et la constitution d'un Gouvernement de dfense
+nationale lui dmontra la gravit de la situation. Alors il alla voir le
+snateur Lacour. Celui-ci connaissait tous les ministres, et personne
+n'tait mieux renseign que lui.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mon ami, rpondit le personnage aux questions anxieuses de
+Marcel, nous avons subi de gros checs Morhange et Charleroi,
+c'est--dire l'Est et au Nord. Les Allemands vont envahir le
+territoire de la France. Mais notre arme est intacte et se retire en
+bon ordre. La fortune peut changer encore. C'est un grand malheur;
+nanmoins tout n'est pas perdu.</p>
+
+<p>On poussait activement&mdash;un peu tard!&mdash;les prparatifs de la dfense de
+Paris. Les forts s'armaient de nouveaux canons; dans la zone de tir, les
+pioches des dmolisseurs faisaient disparatre les maisonnettes<a name="page_169" id="page_169"></a> leves
+durant les annes de paix; les ormes des avenues extrieures tombaient
+sous la hache, pour largir l'horizon; des barricades de sacs de terre
+et de troncs d'arbres obstruaient les portes des remparts. Beaucoup de
+curieux allaient dans la banlieue admirer les tranches rcemment
+ouvertes et les barrages de fils de fer barbels. Le Bois de Boulogne
+s'emplissait de troupeaux, et, autour des montagnes de fourrage sec,
+b&#339;ufs et brebis se groupaient sur les prairies de fin gazon. Le souci
+d'avoir des approvisionnements suffisants inquitait une population qui
+gardait vif encore le souvenir des misres souffertes en 1870. D'une
+nuit l'autre, l'clairage des rues diminuait; mais, en compensation,
+le ciel tait continuellement ray par les jets lumineux des
+rflecteurs. La crainte d'une agression arienne augmentait encore
+l'anxit publique; les gens peureux parlaient des <i>zeppelins</i>, et,
+comme on exagre toujours les dangers inconnus, on attribuait ces
+engins de guerre une puissance formidable.</p>
+
+<p>Luisa, naturellement timide, tait affole par les entretiens
+particuliers qu'elle avait avec sa s&#339;ur, et elle tourdissait de ses
+mois son mari qui ne russissait pas l'apaiser.</p>
+
+<p>&mdash;Tout est perdu! lui disait-elle en pleurant. Hlna est la seule qui
+connat la vrit.</p>
+
+<p>Si Luisa avait une grande confiance dans les affirmations d'Hlna, il y
+avait pourtant un point<a name="page_170" id="page_170"></a> sur lequel il lui tait impossible de croire sa
+s&#339;ur aveuglment. Les atrocits commises en Belgique sur les femmes et
+sur les jeunes filles dmentaient trop positivement ce qu'Hlna
+racontait de la haute courtoisie des officiers et de la svre moralit
+des soldats allemands.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Ils</i> vont venir, Marcel, <i>ils</i> vont venir. Je ne vis plus... Notre
+fille... notre fille...</p>
+
+<p>Mais Chichi riait des alarmes de sa mre, et, avec la belle audace de la
+jeunesse:</p>
+
+<p>&mdash;Qu'ils viennent donc, ces coquins! s'criait-elle. Je ne serais pas
+fche de les voir en face!</p>
+
+<p>Et elle faisait le geste de frapper, comme si elle avait tenu dans sa
+main le poignard vengeur.</p>
+
+<p>Marcel finit par se lasser de cette situation et rsolut d'envoyer sa
+femme, sa fille et sa belle-s&#339;ur Biarritz, o beaucoup de
+Sud-Amricains s'taient dj rendus. Quant lui, il avait dcid de
+rester Paris, pour une raison dont il n'avait d'ailleurs qu'une
+conscience un peu confuse. Il s'imaginait n'y tre retenu que par la
+curiosit; mais, au fond, il avait une honte inavoue de fuir une
+seconde fois devant l'ennemi. Sa femme essaya bien de l'emmener avec
+elle: depuis bientt trente ans de mariage, ils ne s'taient pas spars
+une seule fois! Mais il dclara sa volont sur un ton qui n'admettait
+pas de rplique.</p>
+
+<p>Jules, pour demeurer prs de Marguerite, s'obstina aussi demeurer dans
+la capitale.<a name="page_171" id="page_171"></a></p>
+
+<p>Bref, un beau matin, Luisa, Hlna et Chichi s'embarqurent dans une
+grande automobile destination de la Cte d'Argent: la premire, navre
+de laisser Paris son mari et son fils; la seconde, bien aise, en
+somme, de n'tre pas l quand les troupes de son cher empereur
+entreraient dans Paris; la troisime, toute rjouie de voyager dans un
+pays nouveau pour elle et de visiter une des plages les plus la mode.<a name="page_172" id="page_172"></a></p>
+
+<h2><a name="VI" id="VI"></a>VI<br /><br />
+<small>EN RETRAITE</small></h2>
+
+<p>Aprs ce dpart, Marcel fut d'abord un peu dsorient par sa solitude.
+Les salles dsertes de son appartement lui semblaient normes et pleines
+d'un silence d'autant plus profond que tous les autres appartements du
+luxueux immeuble taient vides comme le sien. Ces appartements avaient
+pour locataires, soit des trangers qui s'taient discrtement loigns
+de Paris, soit des Franais qui, surpris par la guerre, taient demeurs
+dans leurs domaines ruraux.</p>
+
+<p>D'ailleurs il tait satisfait de la rsolution qu'il avait prise.
+L'absence des siens, en le rassurant, lui avait rendu presque tout son
+optimisme. Non, <i>ils</i> ne viendront pas Paris, se rptait-il vingt
+fois par jour. Et il ajoutait mentalement: Au surplus, s'ils y
+viennent, je n'ai pas peur: je suis encore bon pour faire le coup de feu
+dans une tranche. Il<a name="page_173" id="page_173"></a> lui semblait que cette vellit de faire le coup
+de feu rparait dans quelque mesure la honte de la fuite en Amrique.</p>
+
+<p>Dans ses promenades travers Paris, il rencontrait des bandes de
+rfugis. C'taient des habitants du Nord et de l'Est qui avaient fui
+devant l'invasion. Cette multitude douloureuse ne savait o aller,
+n'avait d'autre ressource que la charit publique; et elle racontait
+mille horreurs commises par les Allemands dans les pays envahis:
+fusillements, assassinats, vols autoriss par les chefs, pillages
+excuts par ordre suprieur, maisons et villages incendis. Ces rcits
+lui remuaient le c&#339;ur et faisaient natre peu peu dans son esprit une
+ide nave, mais gnreuse. Le devoir des riches, des propritaires qui
+possdaient de grands biens dans les provinces menaces, n'tait-il pas
+d'tre prsents sur leurs terres pour soutenir le moral des populations,
+pour les aider de leurs conseils et de leur argent, pour tcher de les
+protger, lorsque l'ennemi arriverait? Or ce devoir s'imposait
+lui-mme d'une faon d'autant plus imprieuse qu'il lui semblait avoir
+moins de danger personnel courir: devenu quasi Argentin, il serait
+considr par les officiers allemands comme un neutre; ce titre il
+pourrait faire respecter son chteau, o, le cas chant, les paysans du
+village et des alentours trouveraient un refuge. Ds lors, le projet de
+se rendre Villeblanche hanta son esprit.<a name="page_174" id="page_174"></a></p>
+
+<p>Cependant chaque jour apportait un flot de mauvaises nouvelles. Les
+journaux ne disaient pas grand'chose; le Gouvernement ne parlait qu'en
+termes obscurs, qui inquitaient sans renseigner. Nanmoins la triste
+vrit s'bruitait, rpandue sourdement par les alarmistes et par les
+espions demeurs dans Paris. On se communiquait l'oreille des bruits
+sinistres: Ils ont pass la frontire... Ils sont Lille... Et le
+fait est que les Allemands avanaient avec une effrayante rapidit.</p>
+
+<p>Anglais et Franais reculaient devant le mouvement enveloppant des
+envahisseurs. Quelques-uns s'attendaient un nouveau Sedan. Pour se
+rendre compte de l'avance de l'ennemi, il suffisait d'aller la gare du
+Nord: toute les vingt-quatre heures, on y constatait le rtrcissement
+du rayon dans lequel circulaient les trains. Des avis annonaient qu'on
+ne dlivrait plus de billets pour telles et telles localits du rseau,
+et cela signifiait que ces localits taient tombes au pouvoir de
+l'ennemi. Le rapetissement du territoire national s'accomplissait avec
+une rgularit mathmatique, raison d'une quarantaine de kilomtres
+par jour, de sorte que, montre en main, on pouvait prdire l'heure
+laquelle les premiers uhlans salueraient de leurs lances l'apparition de
+la Tour Eiffel.</p>
+
+<p>Ce fut ce moment d'universelle angoisse que Marcel retourna chez son
+ami Lacour pour lui adresser la plus extraordinaire des requtes: il
+voulait aller<a name="page_175" id="page_175"></a> tout de suite son chteau de Villeblanche, et il priait
+le snateur de lui obtenir les papiers ncessaires.</p>
+
+<p>&mdash;Vous tes fou! s'cria le personnage, qui ne pouvait en croire ses
+oreilles. Sortir de Paris, oui, mais pour aller vers le sud et non vers
+l'est! Je vous le dis sous le sceau du secret: d'un instant l'autre
+tout le monde partira, prsident de la Rpublique, ministres, Chambres.
+Nous nous installerons Bordeaux, comme en 1870. Nous savons mal ce qui
+se passe, mais toutes les nouvelles sont mauvaises. L'arme reste
+solide, mais elle se retire, abandonne continuellement du terrain.
+Croyez-moi: ce que vous avez de mieux faire, c'est de quitter Paris
+avec nous. Gallieni dfendra la capitale; mais la dfense sera
+difficile. D'ailleurs, mme si Paris succombe, la France ne succombera
+point pour cela. S'il est ncessaire, nous continuerons la guerre
+jusqu' la frontire d'Espagne. Ah! tout cela est triste, bien triste!</p>
+
+<p>Marcel hocha la tte. Ce qu'il voulait, c'tait se rendre son chteau
+de Villeblanche.</p>
+
+<p>&mdash;Mais on vous fera prisonnier! objecta Lacour. On vous tuera peut-tre!</p>
+
+<p>L'obstination de Marcel triompha des rsistances de son ami. Ce n'tait
+point le moment des longues discussions, et chacun devait songer son
+propre sort. Le snateur finit donc par cder au dsir de Marcel et lui
+obtint l'autorisation de partir le soir<a name="page_176" id="page_176"></a> mme, par un train militaire
+qui se dirigeait vers la Champagne.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Ce voyage permit Marcel de voir le trafic extraordinaire que la guerre
+avait dvelopp sur les voies ferres. Son train mit quatorze heures
+pour franchir une distance qui, en temps normal, n'exigeait que deux
+heures. Aux stations de quelque importance, toutes les voies taient
+occupes par des rames de wagons. Les machines sous pression sifflaient,
+impatientes de partir. Les soldats hsitaient devant les diffrents
+trains, se trompaient, descendaient d'un wagon pour remonter dans un
+autre. Les employs, calmes, mais visiblement fatigus, allaient de ct
+et d'autre pour renseigner les hommes, pour leur donner des
+explications, pour faire charger des montagnes de colis.</p>
+
+<p>Dans le train qui portait Marcel, les territoriaux d'escorte dormaient,
+accoutums la monotonie de ce service. Les soldats chargs des chevaux
+ouvraient les portes coulisse et s'asseyaient sur le plancher du
+wagon, les jambes pendantes. La nuit, le train marchait avec lenteur
+travers les campagnes obscures, s'arrtait devant les signaux rouges et
+avertissait de sa prsence par de longs sifflets. Dans quelques
+stations, il y avait des jeunes filles vtues de blanc, avec des
+cocardes et de petits drapeaux pingls<a name="page_177" id="page_177"></a> sur la poitrine. Jour et nuit
+elles taient l, se remplaant tour de rle, de sorte qu'aucun train
+ne passait sans recevoir leur visite. Dans des corbeilles ou sur des
+plateaux, elles offraient aux soldats du pain, du chocolat, des fruits.
+Beaucoup d'entre eux, rassasis, refusaient en remerciant; mais les
+jeunes filles se montraient si tristes de ce refus qu'ils finissaient
+par cder leurs instances.</p>
+
+<p>Marcel, cas dans un compartiment de seconde classe avec le lieutenant
+qui commandait l'escorte et avec quelques officiers qui s'en allaient
+rejoindre leur corps, passa la plus grande partie de la nuit causer
+avec ses compagnons de voyage. Les officiers n'avaient que des
+renseignements vagues sur le lieu o ils pourraient retrouver leur
+rgiment. D'un jour l'autre, les oprations de la guerre modifiaient
+la position des troupes. Mais, fidles leur devoir, ils se portaient
+vers le front, avec le dsir d'arriver assez tt pour le combat dcisif.
+Le chef de l'escorte, qui avait dj fait plusieurs voyages, tait le
+seul qui se rendt bien compte de la retraite: chaque nouveau voyage,
+le parcours se raccourcissait. Tout le monde tait dconcert. Pourquoi
+se retirait-on? Quoique l'arme et prouv des revers, elle tait
+intacte, et, selon l'opinion commune, elle aurait d chercher sa
+revanche dans les lieux mmes o elle avait eu le dessous. La retraite
+laissait l'ennemi le chemin libre. Quinze jours auparavant, ces
+hommes<a name="page_178" id="page_178"></a> discutaient dans leurs garnisons sur la rgion de la Belgique o
+l'ennemi recevrait le coup mortel et sur le point de la frontire par o
+les Franais victorieux envahiraient l'Allemagne.</p>
+
+<p>Toutefois la dception n'engendrait aucun dcouragement. Une esprance
+confuse, mais ferme, dominait les incertitudes. Le gnralissime tait
+le seul qui possdt le secret des oprations. Ce chef grave et
+tranquille finirait par tout arranger. Personne n'avait le droit de
+douter de la fortune. Joffre tait de ceux qui disent toujours le
+dernier mot.</p>
+
+<p>Marcel descendit du train l'aube.</p>
+
+<p>&mdash;Bonne chance, messieurs!</p>
+
+<p>Il serra la main de ces braves gens qui allaient peut-tre la mort. Le
+train se remit en marche et Marcel se trouva seul dans la gare,
+l'embranchement de la ligne d'intrt local qui desservait Villeblanche;
+mais, faute de personnel, le service tait suspendu sur cette petite
+ligne dont les employs avaient t affects aux grandes lignes pour les
+transports de guerre. De cette gare Villeblanche il y avait encore
+quinze kilomtres. Malgr les offres les plus gnreuses, le
+millionnaire ne put trouver une simple charrette pour achever son
+voyage: la mobilisation s'tait appropri la plupart des vhicules et
+des btes de trait, et le reste avait t emmen par les fugitifs. Force
+lui fut donc d'entreprendre le trajet pied, et, malgr son ge, il se
+mit en route.<a name="page_179" id="page_179"></a></p>
+
+<p>Le chemin blanc, droit, poudreux, traversait une plaine qui semblait
+s'tendre l'infini. Quelques bouquets d'arbres, quelques haies vives,
+les toits de quelques fermes rompaient peine la monotonie du paysage.
+Les champs taient couverts des chaumes de la moisson rcemment fauche.
+Les meules bossuaient le sol de leurs cnes roux, qui commenaient
+prendre un ton d'or bruni. Les oiseaux voletaient dans les buissons
+emperls par la rose.</p>
+
+<p>Marcel chemina toute la matine. La route tait tachete de points
+mouvants qui, de loin, ressemblaient des files de fourmis. C'taient
+des gens qui allaient tous dans la direction contraire la sienne: ils
+fuyaient vers le sud, et, lorsqu'ils croisaient ce citadin bien chauss,
+qui marchait la canne la main et le chapeau de paille sur la tte, ils
+faisaient un geste de surprise et s'imaginaient que c'tait quelque
+fonctionnaire, quelque envoy du Gouvernement venu pour inspecter le
+pays d'o la terreur les poussait fuir.</p>
+
+<p>Vers midi, dans une auberge situe au bord de la route, Marcel put
+trouver un morceau de pain, du fromage et une bouteille de vin blanc.
+L'aubergiste tait parti la guerre, et sa femme, malade et alite,
+gmissait de souffrance. Sur le pas de la porte, une vieille presque
+sourde, la grand'mre entoure de ses petits-enfants, regardait ce
+dfil de fugitifs qui durait depuis trois jours.<a name="page_180" id="page_180"></a></p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi fuient-ils, monsieur? dit-elle au voyageur. La guerre ne
+concerne que les soldats. Nous autres paysans, nous ne faisons de mal
+personne et nous n'avons rien craindre.</p>
+
+<p>Quatre heures plus tard, la descente de l'une des collines boises qui
+bordent la valle de la Marne, Marcel aperut enfin les toits de
+Villeblanche groups autour de l'glise et, un peu l'cart, surgissant
+d'entre les arbres, les capuchons d'ardoise qui coiffaient les tours de
+son chteau.</p>
+
+<p>Les rues du village taient dsertes. Une moiti de la population
+s'tait enfuie; l'autre moiti tait reste, par routine casanire et
+par aveugle optimisme. Si les Prussiens venaient, que pourraient-ils
+leur faire? Les habitants se soumettraient leurs ordres, ne
+tenteraient aucune rsistance. On ne chtie pas des gens qui obissent.
+Les maisons du village avaient t construites par leurs pres, par
+leurs anctres, et tout valait mieux que d'abandonner ces demeures d'o
+eux-mmes n'taient jamais sortis. Quelques femmes se tenaient assises
+autour de la place, comme dans les paisibles aprs-midi des ts
+prcdents. Ces femmes regardrent l'arrivant avec surprise.</p>
+
+<p>Sur la place, Marcel vit un groupe form du maire et des notables. Eux
+aussi, ils regardrent avec surprise le propritaire du chteau. C'tait
+pour eux la plus inattendue des apparitions. Un sourire bienveillant, un
+regard sympathique accueillirent ce Parisien<a name="page_181" id="page_181"></a> qui venait les rejoindre
+et partager leur sort. Depuis longtemps Marcel vivait en assez mauvais
+termes avec les habitants du village: car il dfendait ses droits avec
+pret, ne tolrait ni la maraude dans ses champs ni le ptis dans ses
+bois. A plusieurs reprises, il avait menac de procs et de prison
+quelques douzaines de dlinquants. Ses ennemis, soutenus par la
+municipalit, avaient rpondu ces menaces en laissant le btail
+envahir les cultures du chteau, en tuant le gibier, en adressant au
+prfet et au dput de la circonscription des plaintes contre le
+chtelain. Ses dmls avec la commune l'avaient rapproch du cur, qui
+vivait en hostilit ouverte avec le maire; mais l'glise ne lui avait
+pas t beaucoup plus profitable que l'tat. Le cur, ventru et
+dbonnaire, ne perdait aucune occasion de soutirer Marcel de grosses
+aumnes pour les pauvres; mais, le cas chant, il avait la charitable
+audace de lui parler en faveur de ses ouailles, d'excuser les
+braconniers, de trouver mme des circonstances attnuantes aux
+maraudeurs qui, en hiver, volaient le bois du parc et, en t, les
+fruits du jardin. Or Marcel eut la stupfaction de voir le cur, qui
+sortait du presbytre, saluer le maire au passage avec un sourire
+amical. Ces deux hommes s'taient rencontrs, le 1<sup>er</sup> aot, au pied du
+clocher dont la cloche sonnait le tocsin pour annoncer la mobilisation
+aux hommes qui taient dans les champs; et, par instinct, sans trop<a name="page_182" id="page_182"></a>
+savoir pourquoi, ces vieux ennemis s'taient serr la main avec
+cordialit. Il n'y avait plus que des Franais.</p>
+
+<p>Arriv au chteau, Marcel eut le sentiment de n'avoir pas perdu sa
+peine. Jamais son parc ne lui avait sembl si beau, si majestueux qu'en
+cet aprs-midi d't; jamais les cygnes n'avaient promen avec tant de
+grce sur le miroir d'eau leur image double; jamais l'difice lui-mme,
+dans son enceinte de fosss, n'avait eu un aspect aussi seigneurial.
+Mais la mobilisation avait fait d'normes vides dans les curies, dans
+les tables, et presque tout le personnel manquait. Le rgisseur et la
+plupart des domestiques taient l'arme; il ne restait que le
+concierge, homme d'une cinquantaine d'annes, malade de la poitrine,
+avec sa femme et sa fille qui prenaient soin des quelques vaches
+demeures la ferme.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Aprs une nuit de bon sommeil qui lui fit oublier la fatigue de la
+veille, le chtelain passa la matine visiter les prairies
+artificielles qu'il avait cres dans son parc, derrire un rideau
+d'arbres. Il eut le regret de voir que ces prairies manquaient d'eau, et
+il essaya d'ouvrir une vanne pour arroser la luzerne qui commenait
+scher. Puis il fit un tour dans les vignes, qui dployaient les masses
+de leurs pampres sur les ranges d'chalas et montraient entre les<a name="page_183" id="page_183"></a>
+feuilles le violet encore ple de leurs grappes mrissantes. Tout tait
+si tranquille que Marcel sentait son optimisme renatre et oubliait
+presque les horreurs de la guerre.</p>
+
+<p>Mais, dans l'aprs-dner, un mouvement soudain se produisit au village,
+et Georgette, la fille du concierge, vint dire qu'il passait dans la
+grande rue beaucoup de soldats franais et d'automobiles militaires.
+C'taient des camions rquisitionns, qui conservaient sous une couche
+de poussire et de boue durcie les adresses des commerants auxquels ils
+avaient appartenu; et, mls ces vhicules industriels, il y avait
+aussi d'autres voitures provenant d'un service public: les grands
+autobus de Paris, qui portaient encore l'indication des trajets auxquels
+ils avaient t affects, <i>Madeleine-Bastille</i>, <i>Passy-Bourse</i>, etc.
+Marcel les regarda comme on regarde de vieux amis aperus au milieu
+d'une foule. Peut-tre avait-il voyag maintes fois dans telle ou telle
+de ces voitures dteintes, vieillies par vingt jours de service
+incessant, aux tles gondoles, aux ferrures tordues, qui grinaient de
+toutes leur carcasse disjointe et qui taient troues comme des cribles.</p>
+
+<p>Certains vhicules avaient pour marques distinctives des cercles blancs
+marqus d'une croix rouge au centre; sur d'autres, on lisait des lettres
+et des chiffres qu'il tait impossible de comprendre, quand on n'tait
+pas initi aux secrets de l'administration<a name="page_184" id="page_184"></a> militaire. Et tous ces
+vhicules, dont les moteurs seuls taient en bon tat, transportaient
+des soldats, quantit de soldats qui avaient des bandages la tte ou
+aux jambes:&mdash;blesss aux visages ples que la barbe pousse rendait
+encore plus tragiques, aux yeux de fivre qui regardaient fixement, aux
+bouches que semblait tenir ouvertes la plainte immobilise de la
+douleur.&mdash;Des mdecins et des infirmiers occupaient plusieurs voitures
+de ce convoi, et quelques pelotons de cavaliers l'escortaient. Les
+voitures n'avanaient que trs lentement, et, dans les intervalles qui
+les sparaient les unes des autres, des bandes de soldats, la capote
+dboutonne ou jete sur l'paule comme une capa, faisaient route
+pdestrement. Eux aussi taient des blesss; mais, assez valides pour
+marcher, ils plaisantaient et chantaient, les uns avec un bras en
+charpe, d'autres avec le front ou la nuque envelopps de linges sur
+lesquels le suintement du sang mettait des taches rougetres.</p>
+
+<p>Marcel voulut faire quelque chose pour ces pauvres gens. Mais peine
+avait-il commenc leur distribuer des pains et des bouteilles de vin,
+un major accourut et lui reprocha cette libralit comme un crime: cela
+pouvait tre fatal aux blesss. Il resta donc sur le bord de la route,
+impuissant et triste, suivre des yeux ce dfil de nobles souffrances.</p>
+
+<p>A la nuit tombante, ce furent des centaines de camions qui passrent,
+les uns ferms hermtiquement,<a name="page_185" id="page_185"></a> avec la prudence qui s'impose pour les
+matires explosives, les autres chargs de ballots et de caisses qui
+exhalaient une fade odeur de nourriture. Puis ce furent de grands
+troupeaux de b&#339;ufs, qui s'arrtaient avec des remous aux endroits o le
+chemin se rtrcissait, et qui se dcidaient enfin passer sous le
+bton et aux cris des ptres coiffs de kpis.</p>
+
+<p>Marcel, tourment par ses penses, ne ferma pas l'&#339;il de la nuit. Ce
+qu'il venait de voir, c'tait la retraite dont on parlait Paris, mais
+ laquelle beaucoup de gens refusaient de croire: la retraite dj
+pousse si loin et qui continuait plus loin encore son mouvement
+rtrograde, sans que personne pt dire l'endroit o elle s'arrterait.</p>
+
+<p>A l'aube, il s'endormit de fatigue et ne se rveilla que trs tard dans
+la matine. Son premier regard fut pour la route. Il la vit encombre
+d'hommes et de chevaux; mais, cette fois, les hommes arms de fusils
+formaient des bataillons, et ce que les chevaux tranaient, c'tait de
+l'artillerie.</p>
+
+<p>Hlas! ces troupes taient de celles qu'il avait vues nagure partir de
+Paris, mais combien changes! Les capotes bleues s'taient converties en
+nippes loqueteuses et jauntres; les pantalons rouges avaient pris une
+teinte dlave de brique mal cuite; les chaussures taient des mottes de
+boue. Les visages avaient une expression farouche sous les ruisseaux de
+poussire et de sueur qui en accusaient toutes les<a name="page_186" id="page_186"></a> rides et toutes les
+cavits, avec ces barbes hirsutes dont des poils taient raides comme
+des pingles, avec cet air de lassitude qui rvlait l'immense dsir de
+faire halte, de s'arrter l dfinitivement, d'y tuer ou d'y mourir sur
+place. Et pourtant ces soldats marchaient, marchaient toujours.
+Certaines tapes avaient dur trente heures. L'ennemi suivait pas pas,
+et l'ordre tait de se retirer sans repos ni trve, de se drober par la
+rapidit des pieds au mouvement enveloppant que tentait l'envahisseur.
+Les chefs devinaient l'tat d'me de leurs hommes; ils pouvaient exiger
+d'eux le sacrifice de la vie; mais il tait bien plus dur de leur
+ordonner de marcher jour et nuit dans une fuite interminable, alors que
+ces hommes ne se considraient pas comme battus, alors qu'ils sentaient
+gronder en eux la colre furieuse, mre de l'hrosme. Les regards
+dsesprs des soldats cherchaient l'officier le plus voisin, le
+lieutenant, le capitaine. On n'en pouvait plus! Une marche norme,
+extnuante, en si peu de jours! Et pourquoi? Les suprieurs n'en
+savaient pas plus que les infrieurs; mais leurs yeux semblaient
+rpondre: Courage! Encore un effort! Cela va bientt finir.</p>
+
+<p>Les btes, vigoureuses mais dpourvues d'imagination, taient moins
+rsistantes que les hommes. Leur aspect faisait piti. tait-il possible
+que ce fussent les mmes chevaux muscls et lustrs que Marcel avait vus
+ Paris dans les premiers jours du<a name="page_187" id="page_187"></a> mois d'aot? Une campagne de trois
+semaines les avait vieillis et fourbus. Leurs regards troubles
+semblaient implorer la compassion. Ils taient si maigres que les artes
+de leurs os ressortaient et que leurs yeux en paraissaient plus gros.
+Les harnais, en se dplaant dans la marche, laissaient voir sur la peau
+des places dnudes et des plaies saignantes. Quelques animaux, bout
+de forces, s'croulaient tout coup, morts de fatigue. Alors les
+artilleurs les dpouillaient rapidement de leurs harnais et les
+roulaient sur le bord du chemin, pour que les cadavres ne gnassent pas
+la circulation; et les pauvres btes restaient l dans leur nudit
+squelettique, les pattes rigides, semblant pier de leurs yeux vitreux
+et fixes les premires mouches qu'attirerait la triste charogne.</p>
+
+<p>Les canons peints en gris, les affts, les caissons, Marcel avait vu
+tout cela propre et luisant, grce aux soins que, depuis les ges les
+plus reculs, l'homme a toujours pris de ses armes, soins plus minutieux
+encore que ceux que la femme prend des objets domestiques. Mais
+prsent, par l'usure qui rsulte d'un emploi excessif, par la
+dgradation que produit une invitable ngligence, tout cela tait sale
+et fltri: les roues dformes extrieurement par la fange, le mtal
+obscurci par les vapeurs des dtonations, la peinture souille d'ordures
+ou rafle par des accrocs.<a name="page_188" id="page_188"></a></p>
+
+<p>Dans les espaces qui parfois restaient libres entre une batterie et un
+rgiment, des paysans se htaient, hordes misrables que l'invasion
+chassait devant elle, villages entiers qui s'taient mis en route pour
+suivre l'arme dans sa retraite. L'arrive d'un nouveau rgiment ou
+d'une nouvelle batterie les obligeait quitter le chemin et continuer
+leur prgrination dans les champs. Mais, ds qu'un intervalle se
+reproduisait dans le dfil des troupes, ils encombraient de nouveau la
+chausse blanche et unie. Il y avait des hommes qui poussaient de
+petites charrettes sur lesquelles taient entasses des montagnes de
+meubles; des femmes qui portaient de jeunes enfants; des grands-pres
+qui avaient sur leurs paules des bbs; des vieux endoloris qui ne
+pouvaient se traner qu'avec un bton; des vieilles qui remorquaient des
+grappes de mioches accrochs leurs jupes; d'autres vieilles, rides et
+immobiles comme des momies, que l'on charriait sur des voitures bras.</p>
+
+<p>Dsormais personne ne s'opposa plus la libralit du chtelain, dont
+la cave dborda sur la route. Aux tonneaux de la dernire vendange,
+rouls devant la grille, les soldats emplissaient sous le jet rouge la
+tasse de mtal dcroche de leur ceinture. Marcel contemplait avec
+satisfaction les effets de sa munificence: le sourire reparaissait sur
+les visages, la plaisanterie franaise courait de rang en rang. Lorsque
+les soldats s'loignaient, ils entonnaient une chanson.<a name="page_189" id="page_189"></a></p>
+
+<p>A mesure que le soir approchait, les troupes avaient l'air de plus en
+plus puis. Ce qui dfilait maintenant, c'taient les tranards, dont
+les pieds taient vif dans les brodequins. Quelques-uns s'taient
+dbarrasss de cette gaine torturante et marchaient pieds nus, avec
+leurs lourdes chaussures pendues l'paule. Mais tous, malgr la
+fatigue mortelle, conservaient leurs armes et leurs cartouches, en
+pensant l'ennemi qui les suivait.</p>
+
+<p>La seconde nuit que le millionnaire passa dans son lit de parade
+colonnes et panaches, un lit qui, selon la dclaration des vendeurs,
+avait appartenu Henri IV, fut encore une mauvaise nuit. Obsd par les
+images de l'incomprhensible retraite, il croyait voir et entendre
+toujours le torrent des soldats, des canons, des quipages. Mais, par le
+fait, le passage des troupes avait presque cess. De temps autre
+dfilaient bien encore un bataillon, une batterie, un peloton de
+cavaliers: mais c'taient les derniers lments de l'arrire-garde qui,
+aprs avoir pris position prs du village pour couvrir la retraite,
+commenaient se retirer.</p>
+
+<p>Le lendemain matin, lorsque Marcel descendit Villeblanche, ce fut
+peine s'il y vit des soldats. Il ne restait qu'un escadron de dragons
+qui battaient les bois droite et gauche de la route et qui
+ramassaient les retardataires. Le chtelain alla jusqu' l'entre du
+village, o il trouva une barricade faite<a name="page_190" id="page_190"></a> de voitures et de meubles,
+qui obstruait la chausse. Quelques dragons la gardaient, pied terre
+et carabine au poing, surveillant le ruban blanc de la route qui montait
+entre deux collines couvertes d'arbres. Par instants rsonnaient des
+coups de fusil isols, semblables des coups de fouet. Ce sont les
+ntres, disaient les dragons. La cavalerie avait ordre de conserver le
+contact avec l'ennemi, de lui opposer une rsistance continuelle, de
+repousser les dtachements allemands qui cherchaient s'infiltrer le
+long des colonnes et de tirailler sans cesse contre les reconnaissances
+de uhlans.</p>
+
+<p>Marcel considra avec une profonde piti les clops qui trimaient
+encore sur la route. Ils ne marchaient pas, ils se tranaient, avec la
+ferme volont d'avancer, mais trahis par leurs jambes molles, par leurs
+pieds en sang. Ils s'asseyaient une minute au bord du chemin, harasss,
+agonisant de lassitude, pour respirer un peu sans avoir la poitrine
+crase par le poids du sac, pour dlivrer un instant leurs pieds de
+l'tau des brodequins; et, quand ils voulaient repartir, il leur tait
+impossible de se remettre debout: la courbature leur ankylosait tout le
+corps, les mettait dans un tat semblable la catalepsie. Les dragons,
+revolver en main, taient obligs de recourir la menace pour les tirer
+de cette mortelle torpeur. Seule la certitude de l'approche de l'ennemi
+avait le pouvoir de rendre momentanment un peu de force ces
+malheureux,<a name="page_191" id="page_191"></a> qui russissaient enfin se dresser sur leurs jambes
+flageolantes et qui se remettaient marcher en s'appuyant sur leur
+fusil comme sur un bton.</p>
+
+<p>Villeblanche tait devenu de plus en plus dsert. La nuit prcdente,
+beaucoup d'habitants avaient encore pris la fuite; mais le maire et le
+cur taient demeurs leur poste. Le fonctionnaire municipal,
+rconcili avec le chtelain, s'approcha de celui-ci afin de lui donner
+un avis. Le gnie minait le pont de la Marne, la sortie du village;
+mais on attendait, pour le faire sauter, que les dragons se fussent
+retirs sur l'autre rive. Dans le cas o M. Desnoyers aurait l'intention
+de partir, il en avait encore le temps. Marcel remercia le maire, mais
+dclara qu'il tait dcid rester.</p>
+
+<p>Les derniers pelotons de dragons, sortis de divers points du bois,
+arrivaient par la route. Ils avaient mis leurs chevaux au pas, comme
+s'ils reculaient regret. Ils regardaient souvent en arrire, prts
+faire halte et tirer. Ceux qui gardaient la barricade taient dj en
+selle. L'escadron se reforma, les commandements des officiers
+retentirent, et un trot vif, accompagn d'un cliquetis mtallique,
+emporta rapidement ces hommes vers le gros de la colonne.</p>
+
+<p>Marcel, prs de la barricade, se trouva dans une solitude et dans un
+silence aussi profonds que si le monde s'tait soudain dpeupl. Deux
+chiens, abandonns par leurs matres dont ils ne pouvaient suivre la
+piste sur ce sol pitin et boulevers par le passage<a name="page_192" id="page_192"></a> de milliers
+d'hommes et de voitures, rdaient et flairaient autour de lui, comme
+pour implorer sa protection. Un chat famlique piait les moineaux qui
+recommenaient s'battre et picorer le crottin laiss sur la route
+par les chevaux des dragons. Une poule sans propritaire, qui
+jusqu'alors s'tait tenue cache sous un auvent, vint son tour
+disputer ce festin la marmaille arienne. Le silence faisait renatre
+le murmure de la feuille, le bourdonnement des insectes, la respiration
+du sol brl par le soleil, tous les bruits de la nature qui s'taient
+assoupis craintivement au passage des gens de guerre.</p>
+
+<p>Tout coup Marcel remarqua quelque chose qui remuait l'extrmit de
+la route, sur le haut de la colline, l'endroit o le ruban blanc
+touchait l'azur du ciel. C'taient deux hommes cheval, si petits
+qu'ils avaient l'apparence de soldats de plomb chapps d'une bote de
+jouets. Avec les jumelles qu'il avait apportes dans sa poche, il vit
+que ces cavaliers, vtus de gris verdtre, taient arms de lances, et
+que leurs casques taient surmonts d'une sorte de plateau horizontal.
+C'tait <i>eux</i>! Impossible de douter: le chtelain avait devant lui les
+premiers uhlans.</p>
+
+<p>Pendant quelques minutes, les deux cavaliers se tinrent immobiles, comme
+pour explorer l'horizon. Puis d'autres sortirent encore des sombres
+masses de verdure qui garnissaient les bords du chemin, se joignirent
+aux premiers et formrent un groupe qui<a name="page_193" id="page_193"></a> se mit en marche sur la route
+blanche. Ils avanaient avec lenteur, craignant des embuscades et
+observant tout ce qui les entourait.</p>
+
+<p>Marcel comprit qu'il tait temps de se retirer et qu'il y aurait du
+danger pour lui tre surpris prs de la barricade. Mais, au moment o
+ses yeux se dtachaient de ce spectacle lointain, une vision inattendue
+s'offrit lui, toute voisine. Une bande de soldats franais, demi
+dissimule par des rideaux d'arbres, s'approchait de la barricade.
+C'taient des tranards l'aspect lamentable, dans une pittoresque
+varit d'uniformes: fantassins, zouaves, dragons sans chevaux; et,
+ple-mle avec eux, des gardes forestiers, des gendarmes appartenant
+des communes qui avaient t avises tardivement de la retraite. En
+tout, une cinquantaine d'hommes. Il y en avait de frais et de vigoureux,
+et il y en avait qui ne tenaient debout que par un effort surhumain.
+Aucun de ces hommes n'avait jet ses armes.</p>
+
+<p>Ils marchaient en se retournant sans cesse, pour surveiller la lente
+avance des uhlans. A la tte de cette troupe htroclite tait un
+officier de gendarmerie vieux et obse, la moustache hirsute, et dont
+les yeux, quoique voils par de lourdes paupires, brillaient d'un clat
+homicide. Comme ces gens passaient ct de la barricade sans faire
+attention au quidam qui les regardait curieusement, une norme
+dtonation retentit, qui fit courir un frisson sur<a name="page_194" id="page_194"></a> la campagne et dont
+les maisons tremblrent.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce? demanda l'officier Marcel.</p>
+
+<p>Celui-ci expliqua qu'on venait de faire sauter le pont. Un juron du chef
+accueillit ce renseignement; mais la troupe qu'il commandait demeura
+indiffrente, comme si elle avait perdu tout contact avec la ralit.</p>
+
+<p>&mdash;Autant mourir ici qu'ailleurs! murmura l'officier. Dfendons la
+barricade.</p>
+
+<p>La plupart des hommes se mirent en devoir d'excuter avec une prompte
+obissance cette dcision qui les dlivrait du supplice de la marche.
+Machinalement ils se postrent aux endroits les mieux protgs.
+L'officier allait d'un groupe l'autre, donnait des ordres. On ne
+ferait feu qu'au commandement.</p>
+
+<p>Marcel, immobile de surprise, assistait ces prparatifs sans plus
+penser au pril de sa propre situation, et, lorsque l'officier lui cria
+rudement de fuir, il demeura en place, comme s'il n'avait pas entendu.</p>
+
+<p>Les uhlans, persuads que le village tait abandonn, avaient pris le
+galop.</p>
+
+<p>&mdash;Feu!</p>
+
+<p>L'escadron s'arrta net. Plusieurs uhlans roulrent sur le sol;
+quelques-uns se relevrent et, se courbant pour offrir aux balles une
+moindre cible, essayrent de sortir du chemin; d'autres restrent
+tendus sur le dos ou sur le ventre, les bras en avant. Les chevaux<a name="page_195" id="page_195"></a>
+sans cavalier partirent travers champs dans une course folle, les
+rnes tranantes, les flancs battus par les triers. Les survivants,
+aprs une brusque volte-face commande par la surprise et par la mort,
+disparurent rsorbs dans le sous-bois.<a name="page_196" id="page_196"></a></p>
+
+<h2><a name="VII" id="VII"></a>VII<br /><br />
+<small>PRS DE LA GROTTE SACRE</small></h2>
+
+<p>Tous les soirs, de quatre cinq, avec la ponctualit d'une personne
+bien leve qui ne se fait pas attendre, un aroplane allemand venait
+survoler Paris et jeter des bombes. Cela ne produisait aucune terreur,
+et les Parisiens acceptaient cette visite comme un spectacle
+extraordinaire et plein d'intrt. Les aviateurs allemands avaient beau
+laisser tomber sur la ville des drapeaux ennemis accompagns de messages
+ironiques o ils rendaient compte des checs de l'arme franaise et des
+revers de l'offensive russe; pour les Parisiens tout cela n'tait que
+mensonges. Ils avaient beau lancer des obus qui brisaient des mansardes,
+tuaient ou blessaient des vieillards, des femmes, des enfants. Ah! les
+bandits! criait la foule en menaant du poing le moucheron malfaisant,
+presque invisible deux mille mtres de hauteur;<a name="page_197" id="page_197"></a> puis elle courait de
+rue en rue pour le suivre des yeux, ou s'immobilisait sur les places
+d'o elle observait loisir ses volutions.</p>
+
+<p>Argensola tait un habitu de ce spectacle. Ds quatre heures il
+arrivait sur la place de la Concorde, le nez en l'air et les regards
+fixs vers le ciel, en compagnie de plusieurs badauds avec lesquels une
+curiosit commune l'avait mis en relations, peu prs comme les abonns
+d'un thtre qui, force de se voir, finissent par se lier d'amiti.
+Viendra-t-il? Ne viendra-t-il pas? Les femmes taient les plus
+impatientes, et quelques-unes avaient la face rouge et la respiration
+oppresse pour tre accourues trop vite. Tout coup clatait un immense
+cri: Le voil! Et mille mains indiquaient un point vague l'horizon.
+Les marchands ambulants offraient aux spectateurs des instruments
+d'optique, et les jumelles, les longues-vues se braquaient dans la
+direction signale.</p>
+
+<p>Pendant une heure l'attaque arienne se poursuivait, aussi acharne
+qu'inutile. L'insecte ail cherchait s'approcher de la Tour Eiffel;
+mais aussitt des dtonations clataient la base, et les diverses
+plates-formes crachaient les furibondes crpitations de leurs
+mitrailleuses. Alors il virait au-dessus de la ville, et soudain la
+fusillade retentissait sur les toits et dans les rues. Chacun tirait:
+les locataires des tages suprieurs, les hommes de garde, les soldats
+anglais et belges qui se trouvaient de passage Paris. On<a name="page_198" id="page_198"></a> savait bien
+que ces coups de fusil ne servaient rien; mais on tirait tout de mme,
+pour le plaisir de faire acte d'hostilit contre l'ennemi, ne ft-ce
+qu'en intention, et avec l'esprance qu'un caprice du hasard raliserait
+peut-tre un miracle. Le seul miracle tait que les tireurs ne se
+tuassent pas les uns les autres et que les passants ne fussent pas
+blesss par des balles de provenance inconnue. Enfin le <i>taube</i>, fatigu
+d'voluer, disparaissait.</p>
+
+<p>&mdash;Bon voyage! grommelait Argensola. Celui de demain sera peut-tre plus
+intressant.</p>
+
+<p>Une autre distraction de l'Espagnol, aux heures de libert que lui
+laissaient les visites des avions, c'tait de rder au quai d'Orsay et
+d'y regarder la foule des voyageurs qui sortaient de Paris. La
+rvlation soudaine de la vrit aprs les illusions cres par
+l'optimisme du Gouvernement, la certitude de l'approche des armes
+allemandes que, la semaine prcdente, beaucoup de gens croyaient en
+pleine droute, ces <i>taubes</i> qui volaient sur la capitale, la
+mystrieuse menace des <i>zeppelins</i>, affolaient une partie de la
+population. Les gares, occupes militairement, ne recevaient que ceux
+qui avaient pris d'avance un billet, et maintes personnes attendaient
+pendant des jours entiers leur tour de dpart. Les plus presss de
+partir commenaient le voyage pied ou en voiture, et les chemins
+taient noirs de gens, de charrettes, de landaus et d'automobiles.<a name="page_199" id="page_199"></a></p>
+
+<p>Argensola considrait cette fugue avec srnit. Lui, il tait de ceux
+qui restaient. Il avait admir certaines personnes parce qu'elles
+avaient t prsentes au sige de Paris, en 1870, et il tait heureux de
+la bonne fortune qui lui procurait la chance d'assister un nouveau
+drame plus curieux encore. La seule chose qui le contrariait, c'tait
+l'air distrait de ceux auxquels il faisait part de ses observations et
+de ses informations. Il rentrait l'atelier avec une abondante rcolte
+de nouvelles qu'il communiquait Jules avec un empressement fbrile, et
+celui-ci l'coutait peine. Le bohme s'tonnait de cette indiffrence
+et reprochait mentalement au peintre d'mes de n'avoir pas le sens des
+grands drames historiques.</p>
+
+<p>Jules avait alors des soucis personnels qui l'empchaient de se
+passionner pour l'histoire des nations. Il avait reu de Marguerite
+quelques lignes traces la hte, et ces lignes lui avaient apport la
+plus dsagrable des surprises. Elle tait oblige de partir. Elle
+quittait Paris l'instant mme, en compagnie de sa mre. Elle lui
+disait adieu. C'tait tout. Un tel laconisme avait beaucoup inquit
+Jules. Pourquoi ne l'informait-elle pas du lieu o elle se retirait? Il
+est vrai que la panique fait oublier bien des choses; mais il n'en tait
+pas moins trange qu'elle et nglig de lui donner son adresse.</p>
+
+<p>Pour tirer la situation au clair, Jules n'hsita pas accomplir une
+dmarche qu'elle lui avait toujours<a name="page_200" id="page_200"></a> interdite: il alla chez elle. La
+concierge, dont la loquacit naturelle avait t mise une rude preuve
+par le dpart de tous les locataires, ne se fit pas prier pour dire
+l'amoureux tout ce qu'elle savait; mais d'ailleurs elle savait peu de
+chose. Marguerite et sa mre taient parties la veille par la gare
+d'Orlans; elles avaient d fuir vers le Midi, comme la plupart des gens
+riches; mais elles n'avaient pas dit l'endroit o elles allaient. La
+concierge avait cru comprendre aussi que quelqu'un de la famille avait
+t bless, mais elle ignorait qui: c'tait peut-tre le fils de la
+vieille dame.</p>
+
+<p>Ces renseignements, quoique vagues, suffirent pour inspirer Jules une
+rsolution. Elle n'avait pas voulu lui donner son adresse? Eh bien,
+c'tait une raison de plus pour qu'il voult connatre le vritable
+motif de ce dpart quasi clandestin. Il irait donc chercher Marguerite
+dans le Midi, o il n'aurait probablement pas grand'peine la
+dcouvrir: car les villes o se rfugiaient les gens riches n'taient
+pas nombreuses, et il y rencontrerait des amis qui pourraient lui
+fournir des renseignements.</p>
+
+<p>Outre cette raison principale, Jules en avait une autre pour quitter
+Paris. Depuis le dpart de sa famille, le sjour dans la capitale lui
+tait charge, lui inspirait mme des sentiments qui ressemblaient un
+peu du remords. Il ne pouvait plus se promener aux Champs-lyses ou
+sur les boulevards sans que<a name="page_201" id="page_201"></a> des regards significatifs lui donnassent
+entendre qu'on s'tonnait de voir encore l un jeune homme bien portant
+et robuste comme lui. Un soir, dans un wagon du Mtro, la police lui
+avait demand voir ses papiers, pour s'assurer qu'il n'tait pas un
+dserteur. Enfin, dans l'aprs-midi du jour o il avait caus avec la
+concierge de Marguerite, il avait crois sur le boulevard un homme d'un
+certain ge, membre de son cercle d'escrime, et il avait eu par lui des
+nouvelles de leurs camarades.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est devenu un tel?</p>
+
+<p>&mdash;Il a t bless en Lorraine; il est dans un hpital, Toulouse.</p>
+
+<p>&mdash;Et un tel?</p>
+
+<p>&mdash;Il a t tu dans les Vosges.</p>
+
+<p>&mdash;Et un tel?</p>
+
+<p>&mdash;Il a disparu Charleroi.</p>
+
+<p>Ce dnombrement de victimes hroques avait t long. Ceux qui vivaient
+encore continuaient raliser des prouesses. Plusieurs trangers
+membres du cercle, des Polonais, des Anglais rsidant Paris, des
+Amricains des Rpubliques du Sud, venaient de s'enrler comme
+volontaires.</p>
+
+<p>&mdash;Le cercle, lui avait dit son collgue, peut tre fier de ces jeunes
+gens qu'il a exercs pendant la paix la pratique des armes. Tous sont
+sur le front et y exposent leur vie.</p>
+
+<p>Ces paroles avaient gn Jules, lui avaient fait<a name="page_202" id="page_202"></a> dtourner les yeux,
+par crainte de rencontrer sur le visage de son interlocuteur une
+expression svre ou ironique. Pourquoi n'allait-il pas, lui aussi,
+dfendre la terre qui lui donnait asile?</p>
+
+<p>Le lendemain matin, Argensola se chargea de prendre pour Jules un billet
+de chemin de fer destination de Bordeaux. Ce n'tait pas chose facile,
+ raison du grand nombre de ceux qui voulaient partir et qui souvent
+taient obligs d'attendre plusieurs jours; mais cinquante francs
+glisss propos oprrent le miracle de lui faire obtenir le petit
+morceau de carton dont le numro permettrait au peintre d'mes de
+partir dans la soire.</p>
+
+<p>Jules, muni pour tout bagage d'une simple valise, parce que les trains
+n'admettaient que les colis ports la main, prit place dans un
+compartiment de premire classe et s'tonna du bon ordre avec lequel la
+compagnie avait rgl les dparts: chaque voyageur avait sa place, et il
+ne se produisait aucun encombrement. Mais la gare d'Austerlitz ce fut
+une autre affaire: une avalanche humaine assaillit le train. Les
+portires taient ouvertes avec une violence qui menaait de les rompre;
+les paquets et mme les enfants faisaient irruption par les fentres
+comme des projectiles; les gens se poussaient avec la brutalit<a name="page_203" id="page_203"></a> d'une
+foule qui fuit d'un thtre incendi. Dans l'espace destin huit
+personnes il s'en installait douze ou quatorze; les couloirs
+s'obstruaient irrmdiablement d'innombrables colis qui servaient de
+siges aux nouveaux voyageurs. Les distances sociales avaient disparu;
+les gens du peuple envahissaient de prfrence les wagons de luxe,
+croyant y trouver plus de place; et ceux qui avaient un billet de
+premire classe cherchaient au contraire les wagons des classes
+infrieures, dans la vaine esprance d'y voyager plus l'aise. Mais si
+les assaillants se bousculaient, ils ne s'en montraient pas moins
+tolrants les uns l'gard des autres et se pardonnaient en frres. A
+la guerre comme la guerre!, disaient-ils en manire de suprme
+excuse. Et chacun poussait son voisin pour lui prendre quelques pouces
+de banquette, pour introduire son maigre bagage entre les paquets qui
+surplombaient dj les ttes dans le plus menaant quilibre.</p>
+
+<p>Sur les voies de garage, il y avait d'immenses trains qui attendaient
+depuis vingt-quatre heures le signal du dpart. Ces trains taient
+composs en partie de wagons bestiaux, en partie de wagons de
+marchandises pleins de gens assis mme sur le plancher ou sur des
+chaises apportes du logis. Chacun de ces trains ressemblait un
+campement prt se mettre en marche, et, depuis le temps qu'il
+restaient immobiles, une couche de papiers gras et<a name="page_204" id="page_204"></a> de pelures de fruits
+s'tait forme le long des demeures roulantes.</p>
+
+<p>Jules prouvait une profonde piti pour ses nouveaux compagnons de
+voyage. Les femmes gmissaient de fatigue, debout dans le couloir,
+considrant avec une envie froce ceux qui avaient la chance d'avoir une
+place sur la banquette. Les petits pleuraient avec des blements de
+chvre affame. Aussi le peintre renona-t-il bientt ses avantages de
+premier occupant: il cda sa place une vieille dame; puis il partagea
+entre les imprvoyants et les ncessiteux l'abondante provision de
+comestibles dont Argensola avait eu soin de le munir.</p>
+
+<p>Il passa la nuit dans le couloir, assis sur une valise, tantt regardant
+ travers la glace les voyageurs qui dormaient dans l'abrutissement de
+la fatigue et de l'motion, tantt regardant au dehors les trains
+militaires qui passaient ct du sien, dans une direction oppose. A
+chaque station on voyait quantit de soldats venus du Midi, qui
+attendaient le moment de continuer leur route vers la capitale. Ces
+soldats se montraient gais et dsireux d'arriver vite aux champs de
+bataille; beaucoup d'entre eux se tourmentaient parce qu'ils avaient
+peur d'tre en retard. Jules, pench une fentre, saisit quelques
+propos changs par ces hommes qui tmoignaient une inbranlable
+confiance.</p>
+
+<p>&mdash;Les Boches? Ils sont nombreux, ils ont de gros<a name="page_205" id="page_205"></a> canons et beaucoup de
+mitrailleuses. Mais n'importe: on les aura.</p>
+
+<p>La foi de ceux qui allaient au-devant de la mort contrastait avec la
+panique et les apprhensions de ceux qui s'enfuyaient de Paris. Un vieux
+monsieur dcor, type du fonctionnaire en retraite, demandait
+anxieusement ses voisins:</p>
+
+<p>&mdash;Croyez-vous qu'<i>ils</i> viendront jusqu' Tours?... Croyez-vous qu'<i>ils</i>
+viendront jusqu' Poitiers?...</p>
+
+<p>Et, dans son dsir de ne pas s'arrter avant d'avoir trouv pour sa
+famille et pour lui-mme un refuge absolument sr, il accueillait comme
+un oracle la vaine rponse qu'on lui adressait.</p>
+
+<p>A l'aube, Jules put distinguer, le long de la ligne, les territoriaux
+qui gardaient les voies. Ils taient arms de vieux fusils et portaient
+pour unique insigne militaire un kpi rouge.</p>
+
+<p>A la gare de Bordeaux, la foule des civils, en bataillant pour descendre
+des wagons ou pour y monter, se mlait la multitude des militaires. A
+chaque instant les trompettes sonnaient, et les soldats qui s'taient
+carts un instant pour aller chercher de l'eau ou pour se dgourdir les
+jambes, accouraient l'appel. Parmi ces soldats il y avait beaucoup
+d'hommes de couleur: c'taient des tirailleurs algriens ou marocains
+aux amples culottes grises, aux bonnets rouges coiffant des faces noires
+ou bronzes. Et les bataillons arms se mettaient<a name="page_206" id="page_206"></a> rouler vers le Nord
+dans un assourdissant bruit de fer.</p>
+
+<p>Jules vit aussi arriver un train de blesss qui revenaient des combats
+de Flandre et de Lorraine. Ces hommes aux bouches livides et aux yeux
+fbriles saluaient d'un sourire les premires terres du Midi aperues
+travers la brume matinale, terres gayes de soleil, royalement pares
+de leurs pampres; et, tendant les mains vers les fruits que leur
+offraient des femmes, ils picoraient avec dlices les raisins sucrs de
+la Gironde.</p>
+
+<p>Bordeaux, ville de province convertie soudain en capitale, tait
+enfivre par une agitation qui la rendait mconnaissable. Le prsident
+de la Rpublique tait log la prfecture; les ministres s'taient
+installs dans des coles et dans des muses; deux thtres taient
+amnags pour les sances du Snat et de la Chambre. Tous les htels
+taient pleins, et d'importants personnages devaient se contenter d'une
+chambre de domestique.</p>
+
+<p>Jules russit se loger dans un htel sordide, au fond d'une ruelle. Un
+petit Amour ornait la porte vitre; dans la chambre qu'on lui donna, la
+glace portait des noms de femmes gravs avec le diamant d'une bague, des
+phrases qui commmoraient des sjours d'une heure. Et pourtant des dames
+de Paris, en qute d'un logement, lui enviaient la chance d'avoir trouv
+celui-l.<a name="page_207" id="page_207"></a></p>
+
+<p>Il essaya de se renseigner sur Marguerite auprs de quelques Parisiens
+de ses amis qu'il rencontra dans la cohue des fugitifs. Mais ils ne
+savaient rien de ce qui intressait Jules. D'ailleurs ils ne
+s'occupaient gure que de leur propre sort, ne parlaient que des
+incidents de leur propre installation. Seule une de ses anciennes lves
+de <i>tango</i> put lui donner une indication utile:</p>
+
+<p>&mdash;La petite madame Laurier? Mais oui, elle doit tre dans la rgion,
+probablement Biarritz.</p>
+
+<p>Cela suffit pour que, ds le lendemain, Jules pousst jusqu' la Cte
+d'Argent.</p>
+
+<p>En arrivant Biarritz, la premire personne qu'il rencontra dans la rue
+fut Chichi.</p>
+
+<p>&mdash;Un pays inhabitable! dclara-t-elle son frre ds les premiers mots.
+Les riches Espagnols qui sont ici en villgiature me donnent sur les
+nerfs. Tous <i>boches</i>! Je passe mes journes me quereller avec eux. Si
+cela continue, je devrai bientt me rsigner vivre seule.</p>
+
+<p>Sur la plage, o Chichi conduisit Jules, Luisa jeta les bras au cou de
+son fils et voulut l'emmener tout de suite l'htel. Il y trouva dans
+un salon sa tante Hlna au milieu d'une nombreuse compagnie. La
+romantique tait enchante du pays et des trangers qui y passaient la
+saison. Avec eux elle pouvait discourir son aise sur la dcadence de
+la France. Ces fiers hidalgos attendaient tous, d'un<a name="page_208" id="page_208"></a> moment l'autre,
+la nouvelle de l'entre du Kaiser Paris. Des hommes graves qui dans
+toute leur existence n'avaient jamais fait quoi que ce soit,
+critiquaient aigrement l'incurie de la Rpublique et vantaient
+l'Allemagne comme le modle de la prvoyance laborieuse et de la bonne
+organisation des forces sociales. Des jeunes gens d'un <i>chic</i> suprme
+clataient en vhmentes apostrophes contre la corruption de Paris,
+corruption qu'ils avaient tudie avec zle dans les vertueuses coles
+de Montmartre, et dclaraient avec une emphase de prdicateurs que la
+moderne Babylone avait un urgent besoin d'tre chtie. Tous, jeunes et
+vieux, adoraient cette lointaine Germanie o la plupart d'entre eux
+n'taient jamais alls et que les autres, dans un rapide voyage, avaient
+vue seulement comme une succession d'images cinmatographiques.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi ne vont-ils pas raconter cela chez eux, de l'autre ct des
+Pyrnes? protestait Chichi exaspre. Mais non, c'est en France qu'ils
+viennent dbiter leurs sornettes calomnieuses. Et dire qu'ils se croient
+des gens de bonne ducation!</p>
+
+<p>Jules, qui n'tait pas venu Biarritz pour y vivre en famille, employa
+l'aprs-dner chercher des renseignements sur Marguerite. Il eut la
+chance d'apprendre d'un ami que la mre de madame Laurier tait
+descendue l'htel de l'Atalaye avec sa fille. Il courut donc l'htel
+de l'Atalaye; mais le concierge<a name="page_209" id="page_209"></a> lui dit que la mre y tait seule et
+que la jeune dame tait partie depuis trois ou quatre jours pour un
+hpital de Pau, auquel elle avait t attache en qualit d'infirmire.</p>
+
+<p>Le soir mme, Jules reprit le train pour se rendre Pau.</p>
+
+<p>L, il explora sans succs plusieurs ambulances: personne n'y
+connaissait madame Marguerite Laurier. Enfin une religieuse, croyant
+qu'il cherchait une parente, fit un effort de mmoire et lui fournit un
+renseignement prcieux. Madame Laurier n'avait fait que passer Pau, et
+elle s'en tait alle avec un bless. Il y avait Lourdes beaucoup de
+blesss et beaucoup d'infirmires laques: c'tait dans cette ville
+qu'il avait chance de retrouver cette dame, moins qu'on ne l'et
+encore une fois change de service.</p>
+
+<p>Jules arriva Lourdes par le premier train. Il ne connaissait pas
+encore la pieuse localit dont sa mre rptait si frquemment le nom.
+Pour Luisa, Lourdes tait le c&#339;ur de la France, et l'excellente femme en
+tirait mme un argument contre les germanophiles qui soutenaient que la
+France devait tre extermine cause de son impit.</p>
+
+<p>&mdash;De nos jours, disait-elle, lorsque la Vierge a daign faire une
+apparition, c'est la ville franaise qu'elle a choisie pour y accomplir
+ce miracle. Cela ne prouve-t-il pas que la France est moins mauvaise<a name="page_210" id="page_210"></a>
+qu'on ne le prtend? Je ne sache pas que la Vierge ait jamais fait
+d'apparition Berlin...</p>
+
+<p>A peine install dans un htel, prs de la rivire, Jules courut la
+Grande Htellerie transforme en hpital. Il y apprit qu'il ne pourrait
+parler au directeur que dans l'aprs-midi. Afin de tromper son
+impatience, il alla se promener du ct de la Basilique.</p>
+
+<p>La rue principale qui y conduit tait borde de baraquements et de
+magasins o l'on vendait des images et des souvenirs pieux, de sorte
+qu'elle ressemblait un immense bazar. Dans les jardins qui entourent
+l'glise, le voyageur ne vit que des blesss en convalescence, dont les
+uniformes gardaient les traces de la guerre. En dpit des coups de
+brosse rpts, les capotes taient malpropres; la boue, le sang, la
+pluie y avaient laiss des taches ineffaables, avaient donn l'toffe
+une rigidit de carton. Quelques hommes en avaient arrach les manches
+pour pargner leurs bras meurtris un frottement pnible. D'autres
+avaient encore leurs pantalons les trous faits par des clats d'obus.
+C'taient des combattants de toutes armes et de races diverses:
+fantassins, cavaliers, artilleurs; soldats de la mtropole et des
+colonies; faces blondes de Champenois, faces brunes de Musulmans, faces
+noires de Sngalais aux lvres bleutres; corps d'aspect bonasse, avec
+l'obsit du bourgeois sdentaire inopinment mtamorphos en<a name="page_211" id="page_211"></a> guerrier;
+corps secs et nerveux, ns pour la bataille et dj exercs dans les
+campagnes coloniales.</p>
+
+<p>La ville o une esprance surnaturelle attire les malades du monde
+catholique, tait envahie maintenant par une foule non moins
+douloureuse, mais dont les costumes multicolores ne laissaient pas
+d'offrir un bariolage quelque peu carnavalesque. Cette foule hroque,
+avec ses longues capotes ornes de dcorations, avec ses burnous qui
+ressemblaient des costumes de thtre, avec ses kpis rouges et ses
+chchias africaines, avait un air lamentable. Rares taient les blesss
+qui conservaient l'attitude droite, orgueil de la supriorit humaine.
+La plupart marchaient courbs, boitant, se tranant, s'appuyant sur une
+canne ou sur des bquilles. D'autres taient rouls dans les petites
+voitures qui, nagure encore, servaient transporter vers la grotte de
+la Vierge les pieux malades. Les clats d'obus, ajoutant la violence
+destructive une sorte de raillerie froce, avaient grotesquement
+dfigur beaucoup d'individus. Certains de ces hommes n'taient plus que
+d'effrayantes caricatures, des haillons humains disputs la tombe par
+l'audace de la science chirurgicale: tres sans bras ni jambes, qui
+reposaient au fond d'une voiturette comme des morceaux de sculpture ou
+comme des pices anatomiques; crnes incomplets, dont le cerveau tait
+protg par un couvercle artificiel; visages sans nez, qui, comme les
+ttes de mort, montraient<a name="page_212" id="page_212"></a> les noires cavits de leurs fosses nasales.
+Et ces pauvres dbris qui s'obstinaient vivre et qui promenaient au
+soleil leurs nergies renaissantes, causaient, fumaient, riaient,
+contents de voir encore le ciel bleu, de sentir encore la caresse du
+soleil, de jouir encore de la vie. En somme, ils taient du nombre des
+heureux; car, aprs avoir vu la mort de si prs, ils avaient chapp
+son treinte, tandis que des milliers et des milliers de camarades
+gisaient dans des lits d'o ils ne se relveraient plus, tandis que des
+milliers et des milliers d'autres dormaient jamais sous la terre
+arrose de leur sang, terre fatale qui, ensemence de projectiles,
+donnait pour rcolte des moissons de croix.</p>
+
+<p>Ce spectacle fit sur Jules une impression si forte qu'il en oublia un
+moment le but de son voyage. Ah! si ceux qui provoquent la guerre du
+fond de leurs cabinets diplomatiques ou autour de la table d'un
+tat-major, pouvaient la voir, non sur les champs de bataille o
+l'ivresse de l'enthousiasme trouble les ides, mais froidement, telle
+qu'elle se montre dans les hpitaux et dans les cimetires! A la vue de
+ces tristes paves des combats, le jeune homme se reprsenta en
+imagination le globe terrestre comme un norme navire voguant sur un
+ocan infini. Les pauvres humains qui en formaient l'quipage ne
+savaient pas mme ce qui existait sous leurs pieds, dans les
+profondeurs; mais chaque<a name="page_213" id="page_213"></a> groupe prtendait occuper sur le pont la
+meilleure place. Des hommes considrs comme suprieurs excitaient les
+groupes se har, afin d'obtenir eux-mmes le commandement, de saisir
+la barre et de donner au navire la direction qui leur plaisait; mais ces
+prtendus hommes suprieurs en savaient tout juste autant que les
+autres, c'est--dire qu'ils ne savaient absolument rien. Aucun d'eux ne
+pouvait dire avec certitude ce qu'il y avait au del de l'horizon
+visible, ni vers quel port se dirigeait le navire. La sourde hostilit
+du mystre les enveloppait tous; leur vie tait prcaire, avait besoin
+de soins incessants pour se conserver; et nanmoins, depuis des sicles
+et des sicles, l'quipage n'avait pas eu un seul instant de bon accord,
+de travail concert, de raison claire; il tait divis en partis ennemis
+qui s'entretuaient pour s'asservir les uns les autres, qui luttaient
+pour se jeter les uns les autres par-dessus bord, et le sillage se
+couvrait de cadavres. Au milieu de cette sanguinaire dmence, on
+entendait parfois de sinistres sophistes dclarer que cela tait
+parfait, qu'il convenait de continuer ainsi ternellement, et que
+c'tait un mauvais rve de souhaiter que ces marins, se regardant comme
+des frres, poursuivissent en commun une mme destine et s'entendissent
+pour surveiller autour d'eux les embches des ondes hostiles.</p>
+
+<p>Jules erra longtemps aux alentours de la basilique. Dans les jardins et
+sur l'esplanade, il fut distrait de<a name="page_214" id="page_214"></a> ses sombres rflexions par la gat
+purile que montraient quelques petits groupes de convalescents.
+C'taient des Musulmans, tirailleurs algriens ou marocains, auxquels
+des civils, par attendrissement patriotique, offraient des cigares et
+des friandises. En se voyant si bien fts et rgals par la race qui
+tenait leur pays sous sa domination, ils s'enorgueillissaient,
+devenaient hardis comme des enfants gts. Heureuse guerre qui leur
+permettait d'approcher de ces femmes si blanches, si parfumes, et
+d'tre accueillis par elles avec des sourires! Il leur semblait avoir
+devant eux les houris du paradis de Mahomet, promises aux braves. Leur
+plus grand plaisir tait de se faire donner la main. Madame!...
+Madame!... Et ils tendaient leur longue patte noire. La dame, amuse,
+un peu effraye aussi, hsitait un instant, donnait une rapide poigne
+de main; et les bnficiaires de cette faveur s'loignaient satisfaits.</p>
+
+<p>Un peu plus loin, sous les arbres, les voiturettes des blesss
+stationnaient en files. Officiers et soldats restaient de longues heures
+dans l'ombre bleue, regarder passer des camarades qui pouvaient se
+servir encore de leurs jambes. La grotte miraculeuse resplendissait de
+centaines de cierges allums. Une foule pieuse, agenouille en plein
+air, fixait sur les roches sacres des yeux suppliants, tandis que les
+esprits s'envolaient au loin vers les champs de bataille avec cette
+confiance en Dieu qu'inspire toujours<a name="page_215" id="page_215"></a> l'anxit. Dans cette foule en
+prires il y avait des soldats la tte enveloppe de linges, qui
+tenaient leurs kpis la main et qui avaient les paupires mouilles de
+larmes.</p>
+
+<p>Comme Jules se promenait dans une alle, prs de la rivire, il aperut
+un officier dont les yeux taient bands et qui se tenait assis sur un
+banc. A ct de lui, blanche comme un ange gardien, se tenait une
+infirmire. Jules allait passer son chemin, lorsque l'infirmire fit un
+mouvement brusque et dtourna la tte, comme si elle craignait d'tre
+vue. Ce mouvement attira l'attention du jeune homme qui reconnut
+Marguerite, encore qu'elle ft extraordinairement change. Ce visage
+ple et grave ne gardait rien de la frivolit d'autrefois, et ces yeux
+un peu las semblaient plus larges, plus profonds.</p>
+
+<p>L'un et l'autre, hypnotiss par la surprise, se considrrent un
+instant. Puis, comme Jules faisait un pas vers elle, Marguerite montra
+une vive inquitude, protesta silencieusement des yeux, des mains, de
+tout le corps; et soudain elle prit une rsolution, dit quelques mots
+l'officier, se leva et marcha droit vers Jules, mais en lui faisant
+signe de prendre une alle latrale d'o elle pourrait surveiller
+l'aveugle sans que celui-ci entendit les paroles qu'ils changeraient.</p>
+
+<p>Dans l'alle, face face, ils restrent quelques instants sans rien
+dire. Jules tait si mu qu'il ne<a name="page_216" id="page_216"></a> trouvait pas de mots pour exprimer
+ses reproches, ses supplications, son amour. Ce qui lui vint enfin aux
+lvres, ce fut une question acerbe et brutale:</p>
+
+<p>&mdash;Qui est cet homme?</p>
+
+<p>L'accent rageur, la voix rude avec lesquels il avait parl, le
+surprirent lui-mme. Mais Marguerite n'en fut point dconcerte. Elle
+fixa sur le jeune homme des yeux limpides, sereins, qui semblaient
+affranchis pour toujours des effarements de la passion et de la peur, et
+elle rpondit:</p>
+
+<p>&mdash;C'est mon mari.</p>
+
+<p>Laurier! tait-il possible que ce ft Laurier, cet aveugle immobile sur
+ce banc comme un symbole de la douleur hroque? Il avait la peau
+tanne, avec des rides qui convergeaient comme des rayons autour des
+cavits de son visage. Ses cheveux commenaient blanchir aux tempes et
+des poils gris se montraient dans la barbe qui croissait sur ses joues.
+En un mois il avait vieilli de vingt ans. Et, par une inexplicable
+contradiction, il paraissait plus jeune, d'une jeunesse qui semblait
+jaillir du fond de son tre, comme si son me vigoureuse, aprs avoir
+t soumise aux motions les plus violentes, ne pouvait plus dsormais
+connatre la crainte et se reposait dans la satisfaction ferme et
+superbe du devoir accompli. A contempler Laurier, Jules prouva tout
+la fois de l'admiration et de l'envie. Il eut honte du sentiment de
+haine que venait de lui inspirer cet homme si<a name="page_217" id="page_217"></a> cruellement frapp par le
+malheur: cette haine tait une lchet. Mais, quoique il et la claire
+conscience d'tre lche, il ne put s'empcher de dire encore
+Marguerite:</p>
+
+<p>&mdash;C'est donc pour cela que tu es partie sans me donner ton adresse? Tu
+m'as quitt pour le rejoindre. Pourquoi es-tu venue? Pourquoi m'as-tu
+quitt?</p>
+
+<p>&mdash;Parce que je le devais, rpondit-elle.</p>
+
+<p>Et elle lui expliqua sa conduite. Elle avait reu la nouvelle de la
+blessure de Laurier au moment o elle se disposait quitter Paris avec
+sa mre. Elle n'avait pas hsit une seconde: son devoir tait
+d'accourir auprs de son mari. Depuis le dbut de la guerre elle avait
+beaucoup rflchi, et la vie lui tait apparue sous un aspect nouveau.
+Elle avait maintenant le besoin de travailler pour son pays, de
+supporter sa part de la douleur commune, de se rendre utile comme les
+autres femmes. Dispose donner tous ses soins des inconnus,
+n'tait-il pas naturel qu'elle prfrt se dvouer cet homme qu'elle
+avait tant fait souffrir? La piti qu'elle prouvait dj spontanment
+pour lui s'tait accrue, lorsqu'elle avait connu les circonstances de
+son infortune. Un obus, clatant prs de sa batterie, avait tu tous
+ceux qui l'entouraient; il avait reu lui-mme plusieurs blessures; mais
+une seule, celle du visage, tait grave: il avait un &#339;il
+irrmdiablement perdu. Quant l'autre, les mdecins ne dsespraient
+pas de<a name="page_218" id="page_218"></a> le lui conserver; mais Marguerite avait des doutes cet gard.</p>
+
+<p>Elle dit tout cela d'une voix un peu sourde, mais sans larmes. Les
+larmes, comme beaucoup d'autres choses d'avant la guerre, taient
+devenues inutiles en raison de l'immensit de la souffrance universelle.</p>
+
+<p>&mdash;Comme tu l'aimes! s'cria Jules.</p>
+
+<p>Elle parut se troubler un peu, baissa la tte, hsita une seconde; puis,
+avec un visible effort:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je l'aime, dclara-t-elle, mais autrement que je ne t'aimais.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! Marguerite...</p>
+
+<p>La franche rponse qu'il venait d'entendre lui avait donn un coup en
+plein c&#339;ur; mais, par un effet trange, elle avait aussi apais
+brusquement sa colre: il s'tait senti en prsence d'une situation
+tragique o les jalousies et les rcriminations ordinaires des amants
+n'taient plus de mise. Au lieu de lui adresser des reproches, il lui
+demanda simplement:</p>
+
+<p>&mdash;Ton mari accepte-t-il tes soins et ta tendresse?</p>
+
+<p>&mdash;Il ignore encore qui je suis. Il croit que je suis une infirmire
+quelconque, et que, si je le soigne avec zle, c'est seulement parce que
+j'ai compassion de son tat et de sa solitude: car personne ne lui crit
+ni ne le visite... Je lui ai racont que je suis une dame belge qui a
+perdu les siens, qui n'a plus personne au monde. Lui, il ne m'a dit que
+quelques mots de sa vie antrieure, comme s'il redoutait d'insister sur
+un<a name="page_219" id="page_219"></a> pass odieux; mais je n'ai entendu de sa bouche aucune parole svre
+contre la femme qui l'a trahi... Je souhaite ardemment que les mdecins
+russissent sauver un de ses yeux, et en mme temps cela me fait peur.
+Que dira-t-il, quand il saura qui je suis?... Mais qu'importe? Ce que je
+veux, c'est qu'il recouvre la vue. Advienne ensuite que pourra!...</p>
+
+<p>Elle se tut un instant; puis elle reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! la guerre! Que de bouleversements elle a causs dans notre
+existence!... Depuis une semaine que je suis ses cts, je dguise ma
+voix autant que je peux, j'vite toute parole rvlatrice. Je crains
+tant qu'il me reconnaisse et qu'il s'loigne de moi! Mais, malgr tout,
+je dsire tre reconnue et tre pardonne... Hlas! par moments, je me
+demande s'il ne souponne pas la vrit, je m'imagine mme qu'il m'a
+reconnue ds la premire heure et que, s'il feint l'ignorance, c'est
+parce qu'il me mprise. J'ai t si mauvaise avec lui! Je lui ai fait
+tant de mal!...</p>
+
+<p>&mdash;Il n'est pas le seul, repartit schement Jules. Tu m'as fait du mal,
+moi aussi.</p>
+
+<p>Elle le regarda avec des yeux tonns, comme s'il venait de dire une
+parole imprvue et malsante; puis, avec la rsolution de la femme qui a
+pris dfinitivement son parti:</p>
+
+<p>&mdash;Toi, reprit-elle, tu souffriras un moment, mais bientt tu
+rencontreras une autre femme qui me remplacera dans ton c&#339;ur. Moi, au
+contraire, j'ai<a name="page_220" id="page_220"></a> assum pour toute ma vie une charge trs lourde et
+nanmoins trs douce: jamais plus je ne me sparerai de cet homme que
+j'ai si cruellement offens, qui maintenant est seul au monde et qui
+aura peut-tre besoin jusqu' son dernier jour d'tre soign et servi
+comme un enfant. Sparons-nous donc et suivons chacun notre chemin; le
+mien, c'est celui du sacrifice et du repentir; le tien, c'est celui de
+la joie et de l'honneur. Ni toi ni moi, nous ne voudrions outrager cet
+homme au noble c&#339;ur, que la ccit rend incapable de se dfendre. Notre
+amour serait une vilenie.</p>
+
+<p>Jules baissait les yeux, perplexe, vaincu.</p>
+
+<p>&mdash;coute, Marguerite, dclara-t-il enfin. Je lis dans ton me. Tu aimes
+ton mari et tu as raison: il vaut mieux que moi. Avec toute ma jeunesse
+et toute ma force, je n'ai t jusqu'ici qu'un inutile; mais je puis
+rparer le temps perdu. La France est le pays de mon pre et le tien: je
+me battrai pour elle. Je suis las de ma paresse et de mon oisivet,
+une poque o les hros se comptent par millions. Si le sort me
+favorise, tu entendras parler de moi.</p>
+
+<p>Ils avaient tout dit. A quoi bon prolonger cette entrevue pnible?</p>
+
+<p>&mdash;Adieu, pronona-t-elle, plus rsolue que lui, mais tout coup devenue
+ple. Il faut que je retourne auprs de mon bless.</p>
+
+<p>&mdash;Adieu, rpondit-il en lui tendant une main qu'elle prit et serra sans
+hsitation, d'une treinte virile.<a name="page_221" id="page_221"></a></p>
+
+<p>Et il s'loigna sans regarder en arrire, tandis qu'elle revenait vers
+le banc.</p>
+
+<p>Il semblait Jules que sa personnalit s'tait ddouble et qu'il se
+considrait lui-mme avec des yeux de juge. La vanit, la strilit, la
+malfaisance de sa vie passe lui apparaissaient nettement, la lumire
+des paroles qu'elle lui avait dites. Alors que l'humanit tout entire
+pensait de grandes choses, il n'avait connu que les dsirs gostes et
+mesquins. L'troitesse et la vulgarit de ses aspirations l'irritaient
+contre lui-mme. Un miracle s'accomplissait en lui, et il n'hsitait
+plus sur la route suivre.</p>
+
+<p>Il se rendit la gare, consulta l'indicateur, prit le premier train
+destination de Paris.<a name="page_222" id="page_222"></a></p>
+
+<h2><a name="VIII" id="VIII"></a>VIII<br /><br />
+<small>L'INVASION</small></h2>
+
+<p>Comme Marcel fuyait pour se rfugier au chteau, il rencontra le maire
+de Villeblanche. Lorsque celui-ci, que le bruit de la dcharge avait
+fait accourir vers la barricade, fut inform de la prsence des
+tranards, il leva les bras dsesprment.</p>
+
+<p>&mdash;Ces gens sont fous!... Leur rsistance va tre fatale au village!</p>
+
+<p>Et il reprit sa course pour tcher d'obtenir des soldats qu'ils
+cessassent le feu.</p>
+
+<p>Un long temps se passa sans que rien vnt troubler le silence de la
+matine. Marcel tait mont sur l'une des tours du chteau, et il
+explorait la campagne avec ses jumelles. Il ne pouvait voir la route:
+les bordures d'arbres la lui masquaient. Toutefois son imagination
+devinait sous le feuillage une activit occulte, des<a name="page_223" id="page_223"></a> masses d'hommes
+qui faisaient halte, des troupes qui se prparaient pour l'attaque. La
+rsistance inattendue des tranards avait drang la marche de
+l'invasion.</p>
+
+<p>Ensuite Marcel, ayant retourn ses jumelles vers les abords du village,
+y aperut des kpis dont les taches rouges, semblables des
+coquelicots, glissaient sur le vert des prs. C'taient les tranards
+qui se retiraient, convaincus de l'inutilit de la rsistance. Sans
+doute le maire leur avait indiqu un gu ou une barque oublie qui leur
+permettrait de passer la Marne, et ils continuaient leur retraite le
+long de la rivire.</p>
+
+<p>Soudain le bois vomit quelque chose de bruyant et de lger, une bulle de
+vapeur qu'accompagna une sourde explosion, et quelque chose passa dans
+l'air en dcrivant une courbe sifflante. Aprs quoi, un toit du village
+s'ouvrit comme un cratre et vomit des solives, des pans de murs, des
+meubles rompus. Tout l'intrieur de l'habitation s'chappait dans un jet
+de fume, de poussire et de dbris. C'taient les Allemands qui
+bombardaient Villeblanche avant l'attaque: ils craignaient sans doute de
+rencontrer dans les rues une dfense opinitre.</p>
+
+<p>De nouveaux projectiles tombrent. Quelques-uns, passant par-dessus les
+maisons, vinrent clater entre le village et le chteau, dont les tours
+commenaient attirer le pointage des artilleurs. Marcel se disait<a name="page_224" id="page_224"></a>
+qu'il tait temps d'abandonner son prilleux observatoire, lorsqu'il vit
+flotter sur le clocher quelque chose de blanc, qui paraissait tre une
+nappe ou un drap de lit. Les habitants, pour viter le bombardement,
+avaient hiss ce signal de paix.</p>
+
+<p>Tandis que Marcel, descendu dans son parc, regardait le concierge
+enterrer au pied d'un arbre tous les fusils de chasse qui existaient au
+chteau, il entendit le silence matinal se lacrer avec un dchirement
+de toile rude.</p>
+
+<p>&mdash;Des coups de fusil, dit le concierge. Un feu de peloton. C'est
+probablement sur la place.</p>
+
+<p>Ils se dirigrent vers la grille. Les ennemis ne tarderaient pas
+arriver, et il fallait tre l pour les recevoir.</p>
+
+<p>Quelques minutes aprs, une femme du village accourut vers eux, une
+vieille aux membres dcharns et noirtres, qui haletait par la
+prcipitation de la course et qui jetait autour d'elle des regards
+affols. Ils coutrent avec stupfaction son rcit entrecoup par des
+hoquets de terreur.</p>
+
+<p>Les Allemands taient Villeblanche. D'abord tait venue une automobile
+blinde qui avait travers le village d'un bout l'autre, toute
+vitesse. Sa mitrailleuse tirait au hasard contre les maisons fermes et
+contre les portes ouvertes, abattant toutes les personnes qui se
+montraient. Des morts! Des blesss! Du sang! Puis d'autres automobiles
+blindes<a name="page_225" id="page_225"></a> avaient pris position sur la place, bientt rejointes par des
+pelotons de cavaliers, des bataillons de fantassins, d'autres et
+d'autres soldats qui arrivaient sans cesse. Ces hommes paraissaient
+furibonds: ils accusaient les habitants d'avoir tir sur eux. Sur la
+place, ils avaient brutalis le maire et plusieurs notables. Le cur,
+pench sur des agonisants, avait t bouscul, lui aussi. Les Allemands
+les avaient dclars prisonniers et parlaient de les fusiller.</p>
+
+<p>Les paroles de la vieille furent interrompues par le bruit de plusieurs
+voitures qui s'approchaient.</p>
+
+<p>&mdash;Ouvrez la grille, ordonna Marcel au concierge.</p>
+
+<p>La grille fut ouverte, et elle ne se referma plus. Dsormais c'en tait
+fait du droit de proprit.</p>
+
+<p>Une automobile norme, couverte de poussire et pleine d'hommes,
+s'arrta la porte; derrire elle rsonnaient les trompes d'autres
+voitures, qui s'arrtrent aussi par un brusque serrement des freins.
+Des soldats mirent pied terre, tous vtus de gris verdtre et coiffs
+d'un casque pointe que recouvrait une gaine de mme couleur. Un
+lieutenant, qui marchait le premier, braqua le canon de son revolver sur
+la poitrine de Marcel et lui demanda:</p>
+
+<p>&mdash;O sont les francs-tireurs?</p>
+
+<p>Il tait ple, d'une pleur de colre, de vengeance et de peur, et cette
+triple motion lui mettait aux joues un tremblement. Marcel rpondit
+qu'il n'avait pas vu de francs-tireurs; le chteau n'tait habit<a name="page_226" id="page_226"></a> que
+par le concierge, par sa famille et par lui-mme, qui en tait le
+propritaire.</p>
+
+<p>Le lieutenant considra l'difice, puis toisa Marcel avec une visible
+surprise, comme s'il lui trouvait l'aspect trop modeste pour un
+chtelain: il l'avait sans doute pris pour un simple domestique. Par
+respect pour les hirarchies sociales, il abaissa son revolver; mais il
+n'en garda pas moins ses manires imprieuses. Il ordonna Marcel de
+lui servir de guide, et quarante soldats se rangrent pour leur faire
+escorte. Disposs sur deux files, ces soldats s'avanaient l'abri des
+arbres qui bordaient l'avenue, le fusil prt faire feu, regardant avec
+inquitude aux fentres du chteau comme s'ils s'attendaient recevoir
+de l une dcharge. Le chtelain marchait tranquillement au milieu du
+chemin, et l'officier, qui d'abord avait imit la prudence de ses
+hommes, finit par se joindre Marcel, au moment de traverser le
+pont-levis.</p>
+
+<p>Les soldats se rpandirent dans les appartements, la recherche
+d'ennemis cachs. Ils donnaient des coups de baonnette sous les lits et
+sous les divans. Quelques-uns, par instinct destructeur, s'amusaient
+percer les tapisseries et les riches courtepointes. Marcel protesta.
+Pourquoi ces dgts inutiles? En homme d'ordre, il souffrait de voir les
+lourdes bottes tacher de boue les tapis m&#339;lleux, d'entendre les crosses
+des fusils heurter les meubles fragiles et<a name="page_227" id="page_227"></a> renverser les bibelots
+rares. L'officier considra avec tonnement ce propritaire qui
+protestait pour de si futiles motifs; mais il ne laissa pas de donner un
+ordre qui fit que les soldats cessrent leurs violentes explorations.
+Puis, comme pour justifier de si extraordinaires gards:</p>
+
+<p>&mdash;Je crois que vous aurez l'honneur de loger le commandant de notre
+corps d'arme, ajouta-t-il en franais.</p>
+
+<p>Lorsqu'il se fut assur que le chteau ne recelait aucun ennemi, il
+devint plus aimable avec Marcel; mais il n'en persista pas moins
+soutenir que des francs-tireurs avaient fait feu sur les uhlans
+d'avant-garde. Marcel crut devoir le dtromper. Non, ce n'taient pas
+des francs-tireurs; c'taient des soldats retardataires dont il avait
+trs bien reconnu les uniformes.</p>
+
+<p>&mdash;Eh quoi? Vous aussi, vous vous obstinez nier? repartit l'officier
+d'un ton rogue. Mme s'ils portaient l'uniforme, ils n'en taient pas
+moins des francs-tireurs. Le Gouvernement franais a distribu des armes
+et des effets militaires aux paysans, pour qu'ils nous assassinent. On a
+dj fait cela en Belgique. Mais nous connaissons cette ruse et nous
+saurons la punir. Les cadavres allemands couchs prs de la barricade
+seront bien vengs. Les coupables paieront cher leur crime.</p>
+
+<p>Dans son indignation il lui semblait que la mort<a name="page_228" id="page_228"></a> de ces uhlans ft une
+chose inoue et monstrueuse, comme si les seuls ennemis de l'Allemagne
+devaient prir la guerre et que les Allemands eussent tous le droit
+d'y avoir la vie sauve.</p>
+
+<p>Ils taient alors au plus haut tage du chteau, et Marcel, en regardant
+par une fentre, vit onduler au-dessus des arbres, du ct du village,
+une sombre nue dont le soleil rougissait les contours. De l'endroit o
+il se trouvait, il ne pouvait apercevoir que la pointe du clocher.
+Autour du coq de fer voltigeaient des vapeurs qui ressemblaient une
+fine gaze, des toiles d'araigne souleves par le vent. Une odeur de
+bois brl arriva jusqu' ses narines. L'officier salua ce spectacle par
+un rire cruel: c'tait le commencement de la vengeance.</p>
+
+<p>Quand ils furent redescendus dans le parc, le lieutenant prit Marcel
+avec lui dans une automobile, et, tandis que les soldats s'installaient
+au chteau, il emmena le chtelain vers une destination inconnue.</p>
+
+<p>A la sortie du parc, Marcel eut comme la brusque vision d'un monde
+nouveau. Sur le village s'tendait un dais sinistre de fume,
+d'tincelles, de flammches brasillantes; le clocher flambait comme une
+norme torche; la toiture de l'glise, en s'effondrant, faisait jaillir
+des tourbillons noirtres. Dans l'affolement du dsespoir, des femmes et
+des enfants fuyaient travers la campagne avec des cris aigus. Les
+btes, chasses par le feu, s'taient vades des tables et se<a name="page_229" id="page_229"></a>
+dispersaient dans une course folle. Les vaches et les chevaux de labour
+tranaient leur licol rompu par les violents efforts de l'pouvante, et
+leurs flancs fumeux exhalaient une odeur de poil roussi. Les porcs, les
+brebis, les poules se sauvaient ple-mle avec les chats et les chiens.</p>
+
+<p>Les Allemands, des multitudes d'Allemands affluaient de toutes parts.
+C'tait comme un peuple de fourmis grises qui dfilaient, dfilaient
+vers le Sud. Cela sortait des bois, emplissait les chemins, inondait les
+champs. La verdure de la vgtation s'effaait sous le pitinement; les
+cltures tombaient, renverses; la poussire s'levait en spirales
+derrire le roulement sourd des canons et le trot cadenc des milliers
+de chevaux. Sur les bords de la route avaient fait halte plusieurs
+bataillons, avec leur suite de voitures et de btes de trait.</p>
+
+<p>Marcel avait vu cette arme aux parades de Berlin; mais il lui sembla
+que ce n'tait plus la mme. Il ne restait ces troupes que bien peu de
+leur lustre svre, de leur raideur muette et arrogante. La guerre, avec
+ses ignobles ralits, avait aboli l'apprt thtral de ce formidable
+organisme de mort. Les rgiments d'infanterie qui nagure, Berlin,
+refltaient la lumire du soleil sur les mtaux et les courroies vernies
+de leur quipement; les hussards de la mort, somptueux et sinistres; les
+cuirassiers blancs, semblables des paladins du Saint-Graal; les
+artilleurs<a name="page_230" id="page_230"></a> la poitrine raye de bandes blanches; tous ces hommes qui,
+pendant les dfils, arrachaient des soupirs d'admiration aux Hartrott,
+taient maintenant unifis et assimils dans la monotonie d'une mme
+couleur vert pisseux et ressemblaient des lzards qui, force de
+frtiller dans la poussire, finissent par se confondre avec elle.</p>
+
+<p>Les soldats taient extnus et sordides. Une exhalaison de chair
+blanche, grasse et suante, mle l'odeur aigre du cuir, flottait sur
+les rgiments. Il n'tait personne qui n'et l'air affam. Depuis des
+jours et des jours ils marchaient sans trve, la poursuite d'un ennemi
+qui russissait toujours leur chapper. Dans cette chasse forcene,
+les vivres de l'intendance arrivaient tard aux cantonnements, et les
+hommes ne pouvaient compter que sur ce qu'ils avaient dans leurs sacs.
+Marcel les vit aligns au bord du chemin, dvorant des morceaux de pain
+noir et des saucisses moisies. Quelques-uns d'entre eux se rpandaient
+dans les champs pour y arracher des betteraves et d'autres tubercules
+dont ils mchaient la pulpe dure, encore salie d'une terre sablonneuse
+qui craquait sous la dent.</p>
+
+<p>Ils compensaient l'insuffisance de la nourriture par les produits d'une
+terre riche en vignobles. Le pillage des maisons leur fournissait peu de
+vivres; mais ils ne manquaient jamais de trouver une cave bien garnie.
+L'Allemand d'humble condition, abreuv de bire et<a name="page_231" id="page_231"></a> accoutum
+considrer le vin comme une boisson dont les riches avaient le
+privilge, pouvait dfoncer les tonneaux coups de crosse et se baigner
+les pieds dans les flots du prcieux liquide. Chaque bataillon laissait
+comme trace de son passage un sillage de bouteilles vides. Les fourgons,
+ne pouvant renouveler leurs provisions de vivres, se chargeaient de
+futailles lorsqu'ils passaient dans les villages. Dpourvu de pain, le
+soldat recevait de l'alcool.</p>
+
+<p>Lorsque l'automobile entra dans Villeblanche, elle dut ralentir sa
+marche. Des murs calcins s'taient abattus sur la route, des poutres
+demi carbonises obstruaient la chausse, et la voiture tait oblige de
+virer entre les dcombres fumants. Les maisons des notables brlaient
+comme des fournaises, parmi d'autres maisons qui se tenaient encore
+debout, saccages, ventres, mais pargnes par l'incendie. Dans ces
+brasiers de poutres crpitantes on apercevait des chaises, des
+couchettes, des machines coudre, des fourneaux de cuisine, tous les
+meubles du confort paysan, qui se consumaient ou qui se tordaient.
+Marcel crut mme voir un bras qui mergeait des ruines et qui commenait
+ brler comme un cierge. Un relent de graisse chaude se mlait une
+puanteur de fumerolles et de dbris carboniss.</p>
+
+<p>Tout coup l'automobile s'arrta. Des cadavres barraient le chemin:
+deux hommes et une femme. Non loin de ces cadavres, des soldats
+mangeaient,<a name="page_232" id="page_232"></a> assis par terre. Le chauffeur leur cria de dbarrasser la
+route; et alors, avec leurs fusils et avec leurs pieds, ils poussrent
+les morts encore tides, qui, chaque tour qu'ils faisaient sur
+eux-mmes, rpandaient une trane de sang. Ds qu'il y eut assez de
+place, l'automobile dmarra. Marcel entendit un craquement, une petite
+secousse: les roues de derrire avaient cras un obstacle fragile.
+Saisi d'horreur, il ferma les yeux.</p>
+
+<p>Quand il les rouvrit, il tait sur la place. La mairie brlait; l'glise
+n'tait plus qu'une carcasse de pierres hrisses de langues de feu. L,
+Marcel put se rendre compte de la faon dont l'incendie tait
+mthodiquement propag par une troupe de soldats qui s'acquittaient de
+cette sinistre besogne comme d'une corve ordinaire. Ils portaient des
+caisses et des cylindres de mtal; un chef marchait devant eux, leur
+dsignait les difices condamns; et, aprs qu'ils avaient lanc par les
+fentres brises des pastilles et des jets de liquide, l'embrasement se
+produisait avec une rapidit foudroyante.</p>
+
+<p>De la dernire maison que ces soldats venaient de livrer aux flammes, le
+chtelain vit sortir deux fantassins franais qui, surpris par le feu et
+ demi asphyxis, tranaient derrire eux des bandages dfaits, tandis
+que le sang ruisselait de leurs blessures mises nu. Epuiss de
+fatigue, ils n'avaient pu suivre la retraite de leur rgiment. Ds
+qu'ils parurent, cinq ou six Allemands s'lancrent sur eux, les
+criblrent<a name="page_233" id="page_233"></a> de coups de baonnette et les repoussrent dans le brasier.</p>
+
+<p>Prs du pont, le lieutenant et Marcel descendirent d'automobile et
+s'avancrent vers un groupe d'officiers vtus de gris, coiffs du casque
+ pointe, semblables tous les officiers. Nanmoins le lieutenant se
+planta, rigide, une main la visire, pour parler celui qui se tenait
+un peu en avant des autres. Marcel regarda cet homme qui, de son ct,
+l'examinait avec de petits yeux bleus et durs. Le regard insolent et
+scrutateur parcourut le chtelain de la tte aux pieds, et Marcel
+comprit que sa vie dpendait de cet examen. Mais le chef haussa les
+paules, pronona quelques mots, d'un air ddaigneux, puis s'loigna
+avec deux de ses officiers, tandis que le reste du groupe se dispersait.</p>
+
+<p>&mdash;Son Excellence est trs bonne, dit alors le lieutenant Marcel. C'est
+le commandant du corps d'arme, celui qui doit loger dans votre chteau.
+Il pouvait vous faire fusiller; mais il vous pardonne, parce qu'il sera
+votre hte. Il a ordonn toutefois que vous assistiez au chtiment de
+ceux qui n'ont pas su prvenir l'assassinat de nos uhlans. Cela, pour
+votre gouverne: vous n'en comprendrez que mieux votre devoir et la bont
+de Son Excellence. Voici le peloton d'excution.</p>
+
+<p>En effet, un peloton d'infanterie s'avanait, conduit par un
+sous-officier. Quand les files s'ouvrirent, Marcel aperut au milieu des
+uniformes gris plusieurs<a name="page_234" id="page_234"></a> personnes que l'on brutalisait. Tandis que ces
+personnes allaient s'aligner le long d'un mur, vingt mtres du
+peloton, il les reconnut: le maire, le cur, le garde forestier, trois
+ou quatre propritaires du village. Le maire avait sur le front une
+longue estafilade, et un haillon tricolore pendait sur sa poitrine,
+lambeau de l'charpe municipale qu'il avait ceinte pour recevoir les
+envahisseurs. Le cur, redressant son corps petit et rond, s'efforait
+d'embrasser dans un pieux regard les victimes et les bourreaux, le ciel
+et la terre. Il paraissait grossi; sa ceinture noire, arrache par la
+brutalit des soldats, laissait son ventre libre et sa soutane
+flottante; ses cheveux blancs ruisselaient de sang, et les gouttes
+rouges tombaient sur son rabat. Aucun des prisonniers ne parlait: ils
+avaient puis leurs voix en protestations inutiles. Toute leur vie se
+concentrait dans leurs yeux, qui exprimaient une sorte de stupeur.
+tait-il possible qu'on les tut froidement, en dpit de leur complte
+innocence? Mais la certitude de mourir donnait une noble srnit leur
+rsignation.</p>
+
+<p>Quand le prtre, d'un pas que l'obsit rendait vacillant, alla prendre
+sa place pour l'excution, des clats de rire troublrent le silence.
+C'taient des soldats sans armes qui, accourus pour assister au
+supplice, saluaient le vieillard par cet outrage: A mort le cur! Dans
+cette clameur de haine vibrait le fanatisme des guerres religieuses. La
+plupart des<a name="page_235" id="page_235"></a> spectateurs taient, soit de dvots catholiques, soit de
+fervents protestants; mais les uns et les autres ne croyaient qu'aux
+prtres de leur pays. Pour eux, hors de l'Allemagne tout tait sans
+valeur, mme la religion.</p>
+
+<p>Le maire et le cur changrent de place dans le rang pour se rapprocher,
+et, avec une courtoisie solennelle, ils s'offrirent l'un l'autre la
+place d'honneur au centre du groupe.</p>
+
+<p>&mdash;Ici, monsieur le maire. C'est la place qui vous appartient.</p>
+
+<p>&mdash;Non, monsieur le cur. C'est la vtre.</p>
+
+<p>Ils discutaient pour la dernire fois; mais, en ce moment tragique,
+c'tait pour se rendre un mutuel hommage et se tmoigner une dfrence
+rciproque.</p>
+
+<p>Quand les fusils s'abaissrent, ils prouvrent tous deux le besoin de
+dire quelques paroles, de couronner leur vie par une affirmation
+suprme.</p>
+
+<p>&mdash;Vive la Rpublique! cria le maire.</p>
+
+<p>&mdash;Vive la France! cria le cur.</p>
+
+<p>Et il sembla au chtelain qu'ils avaient pouss le mme cri.</p>
+
+<p>Puis deux bras se dressrent, celui du prtre qui traa en l'air le
+signe de la croix, celui du chef du peloton, dont l'pe nue jeta un
+clair sinistre. Une dcharge retentit, suivie de quelques dtonations
+tardives.</p>
+
+<p>Marcel fut saisi de compassion pour la pauvre<a name="page_236" id="page_236"></a> humanit, voir les
+formes ridicules qu'elle prenait dans les affres de la mort. Parmi les
+victimes, les unes s'affaissrent comme des sacs moiti vides;
+d'autres rebondirent sur le sol comme des pelotes; d'autres
+s'allongrent sur le dos ou sur le ventre dans une attitude de nageurs.
+Et ce fut terre une palpitation de membres grouillants, de bras et de
+jambes que tordaient les spasmes de l'agonie, tandis qu'une main dbile,
+sortant de l'abatis humain, s'efforait de rpter encore le signe
+sacr. Mais plusieurs soldats s'avancrent comme des chasseurs qui vont
+ramasser leurs pices, et quelques coups de fusil, quelques coups de
+crosse eurent vite fait d'immobiliser le tas sanglant. Le lieutenant
+avait allum un cigare.</p>
+
+<p>&mdash;Quand vous voudrez, dit-il Marcel avec une drisoire politesse.</p>
+
+<p>Et ils revinrent en automobile au chteau.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Le chteau tait dfigur par l'invasion. En l'absence du matre, on y
+avait tabli une garde nombreuse. Tout un rgiment d'infanterie campait
+dans le parc. Des milliers d'hommes, installs sous les arbres,
+prparaient leur repas dans les cuisines roulantes. Les plates-bandes et
+les corbeilles du jardin, les plantes exotiques, les avenues
+soigneusement sables et ratisses, tout tait pitin, bris, sali par
+l'irruption des<a name="page_237" id="page_237"></a> hommes, des btes et des voitures. Un chef qui portait
+sur la manche le brassard de l'intendance, donnait des ordres comme s'il
+et t le propritaire occup surveiller le dmnagement de sa
+maison. Dj les tables taient vides. Marcel vit sortir ses dernires
+vaches conduites coups de bton par les ptres casqus. Les plus
+coteux reproducteurs, gorgs comme de simples btes de boucherie,
+pendaient en quartiers des arbres de l'avenue. Dans les poulaillers et
+les colombiers il ne restait pas un oiseau. Les curies taient remplies
+de chevaux maigres qui se gavaient devant les rteliers combles, et
+l'avoine des greniers, rpandue par incurie dans les cours, se perdait
+en grande quantit avant d'arriver aux mangeoires. Les montures de
+plusieurs escadrons erraient travers les prairies, dtruisant sous
+leurs sabots les rigoles d'irrigation, les berges des digues, l'galit
+du sol, tout le travail de longs mois. Les piles de bois de chauffage
+brlaient inutilement dans le parc: par ngligence ou par mchancet,
+quelqu'un y avait mis le feu. L'corce des arbres voisins craquait sous
+les langues de la flamme.</p>
+
+<p>Au chteau mme, une foule d'hommes, sous les ordres de l'officier
+d'intendance, s'agitaient dans un perptuel va-et-vient. Le commandant
+du corps d'arme, aprs avoir inspect les travaux que les pontonniers
+excutaient sur la rive de la Marne pour le passage des troupes, devait
+s'y installer d'un<a name="page_238" id="page_238"></a> moment l'autre avec son tat-major. Ah! le pauvre
+chteau historique!</p>
+
+<p>Marcel, c&#339;ur, se retira dans le pavillon de la conciergerie et s'y
+affala sur une chaise de la cuisine, les yeux fixs terre. La femme du
+concierge le considrait avec tonnement.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! monsieur! Mon pauvre monsieur!</p>
+
+<p>Le chtelain apprciait beaucoup la fidlit de ces bons serviteurs, et
+il fut touch par l'intrt que lui tmoignait la femme. Quant au mari,
+faible et malade, il avait sur le front la trace noire d'un coup que lui
+avaient donn les soldats, alors qu'il essayait de s'opposer la
+spoliation du chteau en l'absence de son matre. La prsence mme de
+leur fille Georgette voqua dans la mmoire de Marcel l'image de Chichi,
+et il reporta sur elle quelque chose de la tendresse qu'il prouvait
+pour sa propre fille. Georgette n'avait que quatorze ans; mais depuis
+quelques mois elle commenait tre femme, et la croissance lui avait
+donn les premires grces de son sexe. Sa mre, par crainte de la
+soldatesque, ne lui permettait pas de sortir du pavillon.</p>
+
+<p>Cependant le millionnaire, qui n'avait rien pris depuis le matin, sentit
+avec une sorte de honte qu'en dpit de la situation tragique on estomac
+criait famine, et la concierge lui servit sur le coin d'une table un
+morceau de pain et un morceau de fromage, tout ce qu'elle avait pu
+trouver dans son buffet.<a name="page_239" id="page_239"></a></p>
+
+<p>L'aprs-midi, le concierge alla voir ce qui se passait au chteau, et il
+revint dire Marcel que le gnral en avait pris possession avec sa
+suite. Pas une porte ne restait close: elles avaient toutes t
+enfonces coups de crosse et coups de hache. Beaucoup de meubles
+avaient disparu, ou casss, ou enlevs par les soldats. L'officier
+d'intendance rdait de pice en pice, y examinait chaque objet, dictait
+des instructions en allemand. Le commandant du corps d'arme et son
+entourage se tenaient dans la salle manger, o ils buvaient en
+consultant de grandes cartes tales sur le parquet. Ils avaient oblig
+le concierge descendre dans les caves pour leur en rapporter les
+meilleurs vins.</p>
+
+<p>Dans la soire, la mare humaine qui couvrait la campagne reprit son
+mouvement de flux. Plusieurs ponts avaient t jets sur la Marne et
+l'invasion poursuivait sa marche. Certains rgiments s'branlaient au
+cri de: <i>Nach Paris!</i> D'autres, qui devaient rester l jusqu'au
+lendemain, se prparaient un gte, soit dans les maisons encore debout,
+soit en plein air. Marcel entendit chanter des cantiques. Sous la
+scintillation des premires toiles, les soldats se groupaient comme des
+orphonistes, et leurs voix formaient un ch&#339;ur solennel et doux, d'une
+religieuse gravit. Au-dessus des arbres du parc flottait une nbulosit
+sinistre dont la rougeur tait rendue plus intense par les ombres de la
+nuit: c'taient les reflets du village<a name="page_240" id="page_240"></a> qui brlait encore. Au loin,
+d'autres incendies de granges et de fermes rpandaient dans les tnbres
+des lueurs sanglantes.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Marcel, couch dans la chambre de ses concierges, dormit du sommeil
+lourd de la fatigue, sans sursauts et sans rves. Au rveil, il
+s'imagina qu'il n'avait sommeill que quelques minutes. Le soleil
+colorait de teintes oranges les rideaux blancs de la fentre, et, sur
+un arbre voisin, des oiseaux se poursuivaient en piaillant. C'tait une
+frache et joyeuse matine d't.</p>
+
+<p>Lorsqu'il descendit la cuisine, le concierge lui donna des nouvelles.
+Les Allemands s'en allaient. Le rgiment camp dans le parc tait parti
+ds le point du jour, et bientt les autres l'avaient suivi. Il ne
+demeurait au village qu'un bataillon. Le commandant du corps d'arme
+avait pli bagage avec son tat-major; mais un gnral de brigade, que
+son entourage appelait monsieur le comte, l'avait dj remplac au
+chteau.</p>
+
+<p>En sortant du pavillon, Marcel vit prs du pont-levis cinq camions
+arrts le long des fosss. Des soldats y apportaient sur leurs paules
+les plus beaux meubles des salons. Le chtelain eut la surprise de
+rester presque indiffrent ce spectacle. Qu'tait la perte de quelques
+meubles en comparaison de tant de choses effroyables dont il avait t
+tmoin?<a name="page_241" id="page_241"></a></p>
+
+<p>Sur ces entrefaites, le concierge lui annona qu'un officier allemand,
+arriv depuis une heure en automobile, demandait le voir.</p>
+
+<p>C'tait un capitaine pareil tous les autres, coiff du casque
+pointe, vtu de l'uniforme gristre, chauss de bottes de cuir rouge,
+arm d'un sabre et d'un revolver, portant des jumelles et une carte
+gographique dans un tui suspendu son ceinturon. Il paraissait jeune
+et avait au bras gauche l'insigne de l'tat-major. Il demanda Marcel
+en espagnol:</p>
+
+<p>&mdash;Me reconnaissez-vous?</p>
+
+<p>Marcel carquilla les yeux devant cet inconnu.</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment vous ne me reconnaissez pas? Je suis Otto, le capitaine Otto
+von Hartrott.</p>
+
+<p>Marcel ne l'avait pas vu depuis plusieurs annes; mais ce nom lui
+remmora soudain ses neveux d'Amrique:&mdash;d'abord les moutards relgus
+par le vieux Madariaga dans les dpendances du domaine; puis le jeune
+lieutenant aperu Berlin, pendant la visite faite aux Hartrott, et
+dont les parents rptaient satit qu'il serait peut-tre un autre
+de Moltke.&mdash;Cet enfant lourdaud, cet officier imberbe tait devenu le
+capitaine vigoureux et altier qui pouvait, d'un mot, faire fusiller le
+chtelain de Villeblanche.</p>
+
+<p>Cependant Otto expliquait sa prsence son oncle. Il n'appartenait pas
+ la division loge au village; mais son gnral l'avait charg de
+maintenir la liaison<a name="page_242" id="page_242"></a> avec cette division, de sorte qu'il tait venu
+prs du chteau historique et qu'il avait eu le dsir de le revoir. Il
+n'avait pas oubli les jours passs Villeblanche, lorsque les Hartrott
+y taient venus en villgiature chez leurs parents de France. Les
+officiers qui occupaient les appartements l'avaient retenu djeuner,
+et, dans la conversation, l'un d'eux avait mentionn par hasard la
+prsence du matre du logis. Cela avait t une agrable surprise pour
+le capitaine, qui n'avait pas voulu repartir sans saluer son oncle; mais
+il regrettait de le rencontrer la conciergerie.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne pouvez rester l, ajouta-t-il avec morgue. Rentrez au chteau,
+comme cela convient votre qualit. Mes camarades auront grand plaisir
+ vous connatre. Ce sont des hommes du meilleur monde.</p>
+
+<p>D'ailleurs il loua beaucoup Marcel de n'avoir pas quitt son domaine.
+Les troupes avaient ordre de svir avec une rigueur particulire contre
+les biens des absents. L'Allemagne tenait ce que les habitants
+demeurassent chez eux comme s'il ne se passait rien d'extraordinaire.</p>
+
+<p>Le chtelain protesta:</p>
+
+<p>&mdash;Les envahisseurs brlent les maisons et fusillent les innocents!</p>
+
+<p>Mais son neveu lui coupa la parole.</p>
+
+<p>&mdash;Vous faites allusion, pronona-t-il avec des lvres tremblantes de
+colre, l'excution du maire et des notables. On vient de me raconter
+la chose.<a name="page_243" id="page_243"></a> J'estime, moi, que le chtiment a t mou: il fallait raser
+le village, tuer les femmes et les enfants. Notre devoir est d'en finir
+avec les francs-tireurs. Je ne nie pas que cela soit horrible. Mais que
+voulez-vous? C'est la guerre.</p>
+
+<p>Puis, sans transition, le capitaine demanda des nouvelles de sa mre
+Hlna, de sa tante Luisa, de Chichi, de son cousin Jules, et il se
+flicita d'apprendre qu'ils taient en sret dans le midi de la France.
+Ensuite, croyant sans doute que Marcel attendait avec impatience des
+nouvelles de la parent germanique, il se mit parler de sa propre
+famille.</p>
+
+<p>Tous les Hartrott taient dans une magnifique situation. Son illustre
+pre, qui l'ge ne permettait plus de faire campagne, tait prsident
+de plusieurs socits patriotiques, ce qui ne l'empchait pas
+d'organiser aussi de futures entreprises industrielles pour exploiter
+les pays conquis. Son frre le savant faisait sur les buts de la guerre
+des confrences o il dterminait thoriquement les pays que devrait
+s'annexer l'empire victorieux, tonnait contre les mauvais patriotes qui
+se montraient faibles et mesquins dans leurs prtentions. Ses deux
+s&#339;urs, un peu attristes par l'absence de leurs fiancs, lieutenants de
+hussards, visitaient les hpitaux et demandaient Dieu le chtiment de
+la perfide Angleterre.</p>
+
+<p>Tout en causant, le capitaine ramenait son oncle vers le chteau. Les
+soldats, qui jusqu'alors avaient<a name="page_244" id="page_244"></a> ignor l'existence de Marcel,
+l'observaient avec des yeux attentifs et presque respectueux, depuis
+qu'ils le voyaient en conversation familire avec un capitaine
+d'tat-major.</p>
+
+<p>Lorsque l'oncle et le neveu entrrent dans les appartements, Marcel eut
+un serrement de c&#339;ur. Il voyait partout sur les murs des taches
+rectangulaires de couleur plus fonce, qui trahissaient l'emplacement de
+meubles et de tableaux disparus. Mais pourquoi ces dchirures aux
+rideaux de soie, ces tapis maculs, ces porcelaines et ces cristaux
+briss? Otto devina la pense du chtelain et rpta l'ternelle excuse:</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous? C'est la guerre.</p>
+
+<p>&mdash;Non, repartit Marcel avec une vivacit qu'il se crut permise en
+parlant un neveu. Non! ce n'est pas la guerre, c'est le brigandage.
+Tes camarades sont des cambrioleurs.</p>
+
+<p>Le capitaine se dressa par un violent sursaut, fixa sur son vieil oncle
+des yeux flamboyants de colre, et pronona voix basse quelques
+paroles qui sifflaient.</p>
+
+<p>&mdash;Prenez garde vous! Heureusement vous vous tes exprim en espagnol
+et les personnes voisines n'ont pu vous comprendre. Si vous vous
+permettiez encore de telles apprciations, vous risqueriez de recevoir
+pour toute rponse une balle dans la tte. Les officiers de l'empereur
+ne se laissent pas insulter.</p>
+
+<p>Et tout, dans l'attitude d'Hartrott, dmontrait la facilit avec
+laquelle il aurait oubli la parent, s'il<a name="page_245" id="page_245"></a> avait reu l'ordre de svir
+contre son oncle. Celui-ci baissa la tte.</p>
+
+<p>Mais, l'instant d'aprs, le capitaine parut oublier ce qu'il venait de
+dire et affecta de reprendre un ton aimable. Il se faisait un plaisir de
+prsenter Marcel Son Excellence le gnral comte de Meinbourg, qui, en
+considration de ce que Desnoyers tait alli aux Hartrott, voulait bien
+faire celui-ci l'honneur de l'admettre sa table.</p>
+
+<p>Invit dans sa propre maison, le chtelain entra dans la salle manger
+o se trouvaient dj une vingtaine d'hommes vtus de drap gristre et
+chausss de hautes bottes. L rien n'avait t bris: rideaux, tentures,
+meubles taient intacts. Toutefois les buffets monumentaux prsentaient
+de larges vides, et, au premier coup d'&#339;il, Marcel constata que deux
+riches services de vaisselle plate et un prcieux service de porcelaine
+ancienne manquaient sur les tablettes. Le propritaire n'en dut pas
+moins rpondre par des saluts crmonieux l'accueil que lui firent les
+auteurs de ces rapines, et serrer la main que le comte lui tendit avec
+une aristocratique condescendance, tandis que les autres officiers
+allemands considraient ce bourgeois avec une curiosit bienveillante et
+mme avec une sorte d'admiration: car ils savaient dj que c'tait un
+millionnaire revenu du continent lointain o les hommes s'enrichissent
+vite.</p>
+
+<p>&mdash;Vous allez djeuner avec les barbares, lui dit le<a name="page_246" id="page_246"></a> comte en le faisant
+asseoir sa droite. Vous n'avez pas peur qu'ils vous dvorent tout
+vivant?</p>
+
+<p>Les officiers rirent aux clats de l'esprit de Son Excellence et firent
+d'vidents efforts pour montrer par leurs paroles et par leurs manires
+combien on avait tort de les accuser de barbarie.</p>
+
+<p>Assis comme un tranger sa propre table, Marcel y mangea dans les
+assiettes qui lui appartenaient, servi par des ennemis dont l'uniforme
+restait visible sous le tablier ray. Ce qu'il mangeait tait lui; le
+vin venait de sa cave; la viande tait celle de ses b&#339;ufs; les fruits
+taient ceux de son verger; et pourtant il lui semblait qu'il tait l
+pour la premire fois, et il prouvait le malaise de l'homme qui tout
+coup se voit seul au milieu d'un attroupement hostile. Il considrait
+avec tonnement ces intrus assis aux places o il avait vu sa femme, ses
+enfants, les Lacour. Les convives parlaient allemand entre eux; mais
+ceux qui savaient le franais se servaient souvent de cette langue pour
+s'entretenir avec l'invit, et ceux qui n'en baragouinaient que quelques
+mots les rptaient avec d'aimables sourires. Chez tous le dsir tait
+visible de plaire au chtelain.</p>
+
+<p>Marcel les examina l'un aprs l'autre. Les uns taient grands, sveltes,
+d'une beaut anguleuse; d'autres taient carrs et membrus, avec le cou
+gros et la tte enfonce entre les paules. Tous avaient les cheveux
+coups ras, ce qui faisait autour de la table<a name="page_247" id="page_247"></a> une luisante couronne de
+botes crniennes roses ou brunes, avec des oreilles qui ressortaient
+grotesquement, avec des mchoires amaigries qui accusaient leur relief
+osseux. Quelques-uns avaient sur les lvres des crocs relevs en pointe,
+ la mode impriale; mais la plupart taient rass ou n'avaient que de
+courtes moustaches aux poils raides. Les fatigues de la guerre et des
+marches forces taient apparentes chez tous, mais plus encore chez les
+corpulents. Un mois de campagne avait fait perdre ces derniers leur
+embonpoint, et la peau de leurs joues et de leur menton pendait, flasque
+et ride.</p>
+
+<p>Le comte tait le plus g de tous, le seul qui et conserv longs ses
+cheveux d'un blond fauve, dj mls de poils gris, peigns avec soin et
+luisants de pommade. Sec, anguleux et robuste, il gardait encore, aux
+approches de la cinquantaine, une vigueur juvnile entretenue par les
+exercices physiques; mais il dissimulait sa rudesse d'homme combatif
+sous une nonchalance molle et fminine. Au poignet de la main qu'il
+abandonnait ngligemment sur la table, il avait un bracelet d'or; et sa
+tte, sa moustache, toute sa personne exhalaient une forte odeur de
+parfums.</p>
+
+<p>Les officiers le traitaient avec un grand respect. Otto avait parl de
+lui son oncle comme d'un remarquable artiste, la fois musicien et
+pote. Avant la guerre, certains bruits fcheux, relatifs sa vie
+prive,<a name="page_248" id="page_248"></a> l'avaient loign de la cour; mais, au dire du capitaine, ce
+n'tait que des calomnies de journaux socialistes. Malgr tout,
+l'empereur, dont le comte avait t le condisciple, lui gardait en
+secret toute son amiti. Nul n'avait oubli le ballet des <i>Caprices de
+Shhrazade</i>, reprsent avec un grand faste Berlin sur la
+recommandation du puissant camarade.</p>
+
+<p>Le comte crut que, si Marcel gardait le silence, c'tait par
+intimidation, et, afin de le mettre son aise, il lui adressa le
+premier la parole. Quand Marcel eut expliqu qu'il n'avait quitt Paris
+que depuis trois jours, les assistants s'animrent, voulurent avoir des
+nouvelles.</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous vu les meutes?...</p>
+
+<p>&mdash;La troupe a-t-elle tu beaucoup de manifestants?...</p>
+
+<p>&mdash;De quelle manire a t assassin le prsident Poincar?...</p>
+
+<p>Toutes ces questions lui furent adresses la fois. Marcel, dconcert
+par leur invraisemblance, ne sut d'abord quoi rpondre et pensa un
+instant qu'il tait dans une maison d'alins. Des meutes? L'assassinat
+du prsident? Il ne savait rien de tout cela. D'ailleurs, qui auraient
+t les meutiers? Quelle rvolution pouvait clater Paris, puisque le
+gouvernement n'tait pas ractionnaire?</p>
+
+<p>A cette rponse, les uns considrrent d'un air de piti ce pauvre
+bent; d'autres prirent une mine<a name="page_249" id="page_249"></a> souponneuse l'gard de ce sournois
+qui feignait d'ignorer des vnements dont il avait ncessairement
+entendu parler. Le capitaine Otto intervint d'une voix imprative, comme
+pour couper court tout faux-fuyant:</p>
+
+<p>&mdash;Les journaux allemands, dit-il, ont longuement parl de ces faits. Il
+y a quinze jours, le peuple de Paris s'est soulev contre le
+gouvernement, a assailli l'lyse et massacr Poincar. L'arme a d
+employer les mitrailleuses pour rtablir l'ordre. Tout le monde sait
+cela. Au reste, ce sont les grands journaux d'Allemagne qui ont publi
+ces nouvelles, et l'Allemagne ne ment jamais.</p>
+
+<p>L'oncle persista affirmer que, quant lui, il ne savait rien, n'avait
+rien vu, rien entendu dire. Puis, comme ses dclarations taient
+accueillies par des gestes de doute ironique, il garda le silence. Alors
+le comte, esprit suprieur, incapable de tomber dans la crdulit
+vulgaire, intervint d'un ton conciliant:</p>
+
+<p>&mdash;En ce qui concerne l'assassinat le doute est permis: car les journaux
+allemands peuvent avoir exagr sans qu'il y ait lieu de les accuser de
+mauvaise foi. Par le fait, il y a quelques heures, le grand tat-major
+m'a annonc la retraite du gouvernement franais Bordeaux. Mais le
+soulvement des Parisiens et leur conflit avec la troupe sont des faits
+indniables. Sans aucun doute notre hte en est instruit, mais il ne
+veut pas l'avouer.<a name="page_250" id="page_250"></a></p>
+
+<p>Marcel osa contredire le personnage; mais on ne l'couta point. Paris!
+Ce nom avait fait briller tous les yeux, excit la loquacit de toutes
+les bouches. Paris! de grands magasins qui regorgeaient de richesses!
+des restaurants clbres, des femmes, du Champagne et de l'argent!
+Chacun aspirait voir le plus tt possible la Tour Eiffel et entrer
+en vainqueur dans la capitale, pour se ddommager des privations et des
+fatigues d'une si rude campagne. Quoique ces hommes fussent des
+adorateurs de la gloire militaire et qu'ils considrassent la guerre
+comme indispensable la vie humaine, ils ne laissaient pas de se
+plaindre des souffrances que la guerre leur causait.</p>
+
+<p>Le comte, lui, exprima une plainte d'artiste:</p>
+
+<p>&mdash;Cette guerre m'a t trs prjudiciable, dit-il d'un ton dolent.
+L'hiver prochain, on devait donner Paris un nouveau ballet de moi.</p>
+
+<p>Tout le monde prit part ce noble ennui; mais quelqu'un fit remarquer
+que, aprs le triomphe, la reprsentation du ballet aurait lieu par
+ordre et que les Parisiens seraient bien obligs de l'applaudir.</p>
+
+<p>&mdash;Ce ne sera pas la mme chose, soupira le comte.</p>
+
+<p>Et il eut un instant de mditation silencieuse.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous confesse, reprit-il ensuite, que j'aime Paris. Quel malheur
+que les Franais n'aient jamais voulu s'entendre avec nous!<a name="page_251" id="page_251"></a></p>
+
+<p>Et il s'absorba de nouveau dans une mlancolie de profond penseur.</p>
+
+<p>Un des officiers parla des richesses de Paris avec des yeux de
+convoitise, et Marcel le reconnut au brassard qu'il avait sur la manche:
+c'tait cet homme qui avait mis au pillage les appartements du chteau.
+L'intendant devina sans doute les penses du chtelain: car il crut bon
+de donner, d'un air poli, quelques explications sur l'trange
+dmnagement auquel il avait procd.</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous, monsieur? C'est la guerre. Il faut que les frais de
+la guerre se paient sur les biens des vaincus. Tel est le systme
+allemand. Grce cette mthode, on brise les rsistances de l'ennemi et
+la paix est plus vite faite. Mais ne vous attristez pas de vos pertes:
+aprs la guerre, vous pourrez adresser une rclamation au gouvernement
+franais, qui vous indemnisera du tort que vous aurez subi. Vos parents
+de Berlin ne manqueront pas d'appuyer cette demande.</p>
+
+<p>Marcel entendit avec stupeur cet incroyable conseil. Quelle tait donc
+la mentalit de ces gens-l? taient-ils fous, ou voulaient-ils se
+moquer de lui?</p>
+
+<p>Le djeuner fini, plusieurs officiers se levrent, ceignirent leurs
+sabres et s'en allrent leur service. Quant au capitaine Hartrott, il
+devait retourner prs de son gnral. Marcel l'accompagna jusqu'
+l'automobile. Lorsqu'ils furent arrivs la porte du parc,<a name="page_252" id="page_252"></a> le
+capitaine donna des ordres un soldat, qui courut chercher un morceau
+de la craie dont on se servait pour marquer les logements militaires.
+Otto, qui voulait protger son oncle, traa sur le mur cette
+inscription:</p>
+
+<div class="poem">
+<span class="i0"><i>Bitte, nicht plndern</i><br /></span>
+<span class="i0"><i>Es sind freundliche Leute<a name="FNanchor_G_7" id="FNanchor_G_7"></a><a href="#Footnote_G_7" class="fnanchor">[G]</a>.</i><br /></span>
+</div>
+
+<p>Et il expliqua Marcel le sens des mots qu'il venait d'crire. Mais
+celui-ci se rcria:</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, je refuse une protection ainsi motive. Je n'prouve aucune
+bienveillance pour les envahisseurs. Si je me suis tu, c'est parce que
+je ne pouvais pas faire autrement.</p>
+
+<p>Alors le neveu, sans rien dire, effaa la seconde ligne de
+l'inscription; puis, d'un ton de piti sarcastique:</p>
+
+<p>&mdash;Adieu, mon oncle, ricana-t-il. Nous nous reverrons bientt avenue
+Victor-Hugo.</p>
+
+<p>En retournant au chteau, Marcel aperut l'ombre d'un bouquet d'arbres
+le comte qui, en compagnie de ses deux officiers d'ordonnance et d'un
+chef de bataillon, dgustait le caf en plein air. Le comte obligea le
+chtelain prendre une chaise et s'asseoir, et ces messieurs, tout en
+causant, firent une grande consommation<a name="page_253" id="page_253"></a> des liqueurs provenant des
+caves du chteau. Par les bruits qui arrivaient jusqu' lui, Marcel
+devinait qu'il y avait hors du parc un grand mouvement de troupes. En
+effet, un autre corps d'arme passait avec une sourde rumeur; mais les
+rideaux d'arbres cachaient ce dfil, qui se dirigeait toujours vers le
+sud.</p>
+
+<p>Tout coup, un phnomne inexplicable troubla le calme de l'aprs-midi.
+C'tait un roulement de tonnerre lointain, comme si un orage invisible
+se ft dchan par del l'horizon. Le comte interrompit la conversation
+qu'il tenait en allemand avec ses officiers, pour dire Marcel:</p>
+
+<p>&mdash;Vous entendez? C'est le canon. Une bataille est engage. Nous ne
+tarderons pas entrer dans la danse.</p>
+
+<p>Et il se leva pour retourner au chteau. Les officiers d'ordonnance
+partirent vers le village, et Marcel resta seul avec le chef de
+bataillon, qui continua de savourer les liqueurs en se pourlchant les
+babines.</p>
+
+<p>&mdash;Triste guerre, monsieur! dit le buveur en franais, aprs avoir fait
+connatre au chtelain qu'il commandait le bataillon cantonn
+Villeblanche et qu'il s'appelait Blumhardt.</p>
+
+<p>Ces paroles firent que Marcel prouva une subite sympathie pour le
+<i>Bataillons-Kommandeur</i>. C'est un Allemand, pensa-t-il, mais il a l'air
+d'un honnte homme. A premire vue, les Allemands trompent par<a name="page_254" id="page_254"></a> la
+rudesse de leur extrieur et par la frocit de la discipline qui les
+oblige commettre sans scrupule les actions les plus atroces; mais,
+quand on vit avec eux dans l'intimit, on retrouve la bonne nature sous
+les dehors du barbare. En temps de paix, Blumhardt avait sans doute t
+obse; mais il avait aujourd'hui l'apparence mollasse et dtendue d'un
+organisme qui vient de subir une perte de volume. Il n'tait pas
+difficile de reconnatre que c'tait un bourgeois arrach par la guerre
+ une tranquille et sensuelle existence.</p>
+
+<p>&mdash;Quelle vie! continua Blumhardt. Puisse Dieu chtier ceux qui ont
+provoqu une pareille catastrophe!</p>
+
+<p>Cette fois, Marcel fut conquis. Il crut voir devant lui l'Allemagne
+qu'il avait imagine souvent: une Allemagne douce, paisible, un peu
+lente et lourde, mais qui rachetait sa rudesse originelle par un
+sentimentalisme innocent et potique. Ce chef de bataillon tait
+assurment un bon pre de famille, et le chtelain se le reprsenta
+tournant en rond avec sa femme et ses enfants sous les tilleuls de
+quelque ville de province, autour du kiosque o des musiciens militaires
+jouaient des sonates de Beethoven; puis la <i>Bierbraurei</i>, o, devant
+des piles de soucoupes, entre deux conversations d'affaires, il
+discutait avec ses amis sur des problmes mtaphysiques. C'tait l'homme
+de la vieille Allemagne, un personnage<a name="page_255" id="page_255"></a> d'<i>Hermann et Dorothe</i>. Sans
+doute il tait possible que les gloires de l'empire eussent un peu
+modifi le genre de vie de ce bourgeois d'autrefois et que, par exemple,
+au lieu d'aller la brasserie, il frquentt le cercle des officiers et
+partaget dans quelque mesure l'orgueil de la caste militaire; mais
+pourtant c'tait toujours l'Allemand de m&#339;urs patriarcales, au c&#339;ur
+dlicat et tendre, prt verser des larmes pour une touchante scne de
+famille ou pour un morceau de belle musique.</p>
+
+<p>Le commandant Blumhardt parla des siens, qui habitaient Cassel.</p>
+
+<p>&mdash;Huit enfants, monsieur! dit-il avec un visible effort pour contenir
+son motion. De mes trois garons, les deux ans se destinent tre
+officiers. Le cadet ne va que depuis six mois l'cole: il est grand
+comme a...</p>
+
+<p>Et il indiqua avec la main la hauteur de ses bottes. En parlant de ce
+petit, il avait le c&#339;ur gros et ses lvres souriaient avec un
+tremblement d'amour. Puis il fit l'loge de sa femme: une excellente
+matresse de maison, une mre qui se sacrifiait pour le bonheur de son
+mari et de ses enfants. Ah! cette bonne Augusta! Ils taient maris
+depuis vingt ans, et il l'adorait comme au premier jour. Il gardait dans
+une poche intrieure de sa tunique toutes les lettres qu'elle lui avait
+crites depuis le commencement de la campagne.<a name="page_256" id="page_256"></a></p>
+
+<p>&mdash;Au surplus, monsieur, voici son portrait et celui de mes enfants.</p>
+
+<p>Il tira de sa poitrine un mdaillon d'argent dcor la mode munichoise
+et pressa un ressort qui fit s'ouvrir en ventail plusieurs petits
+cercles dont chacun contenait une photographie: la <i>Frau Kommandeur</i>,
+d'une beaut austre et rigide, imitant l'attitude et la coiffure de
+l'impratrice; les <i>Fruleine Kommandeur</i>, toutes les cinq vtues de
+blanc, les yeux levs au ciel comme si elles chantaient une romance; les
+trois garons en uniformes d'coles militaires ou d'coles prives. Et
+penser qu'un simple petit clat d'obus pouvait le sparer jamais de
+ces tres chris!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! oui, reprit-il en soupirant, c'est une triste guerre! Puisse Dieu
+chtier les Anglais!</p>
+
+<p>Marcel n'avait pas encore eu le temps de se remettre de l'bahissement
+que lui avait caus ce souhait imprvu, lorsqu'un sous-officier vint
+dire au chef de bataillon que M. le comte le demandait l'instant mme.
+Blumhardt se leva donc, non sans avoir caress d'un regard de tendre
+regret les bouteilles de liqueur, et il s'loigna vers le chteau.</p>
+
+<p>Le sous-officier resta avec Marcel. C'tait un jeune docteur en droit,
+qui remplissait auprs du gnral les fonctions de secrtaire. Il ne
+manquait aucune occasion de parler franais, pour se perfectionner dans
+la pratique de cette langue, et il engagea tout<a name="page_257" id="page_257"></a> de suite la
+conversation avec le chtelain. Il expliqua d'abord qu'il n'tait qu'un
+universitaire mtamorphos en soldat: l'ordre de mobilisation l'avait
+surpris alors qu'il tait professeur dans un collge et la veille de
+contracter mariage. Cette guerre avait drang tous ses plans.</p>
+
+<p>&mdash;Quelle calamit, monsieur! Quel bouleversement pour le monde! Nombreux
+taient ceux qui voyaient venir la catastrophe, et il tait invitable
+qu'elle se produist un jour ou l'autre. La faute en est au capital, au
+maudit capital.</p>
+
+<p>Le sous-officier tait socialiste. Il ne dissimulait point la part qu'il
+avait prise quelques actes un peu hardis de son parti, et cela lui
+avait valu des perscutions et des retards dans son avancement. Mais la
+Social-Dmocratie tait accepte maintenant par l'empereur et flatte
+par les <i>junkers</i> les plus ractionnaires. L'union s'tait faite
+partout. Les dputs avancs formaient au Reichstag le groupe le plus
+docile de tous. Quant lui, il ne gardait de son pass qu'une certaine
+ardeur anathmatiser le capitalisme coupable de la guerre.</p>
+
+<p>Marcel se risqua discuter avec cet ennemi qui semblait d'un caractre
+doux et tolrant.</p>
+
+<p>&mdash;Le vrai coupable ne serait-il pas le militarisme prussien? N'est-ce
+pas le parti militariste qui a cherch et prpar le conflit, qui a
+empch tout accommodement par son arrogance?<a name="page_258" id="page_258"></a></p>
+
+<p>Mais le socialiste nia rsolument. Les dputs de son parti taient
+favorables la guerre, et sans aucun doute ils avaient leurs raisons
+pour cela. Le Franais eut beau rpter des arguments et des faits; ses
+paroles rebondirent sur la tte dure de ce rvolutionnaire qui,
+accoutum l'aveugle discipline germanique, laissait ses chefs le
+soin de penser pour lui.</p>
+
+<p>&mdash;Qui sait? finit par dire le socialiste. Il se peut que nous nous
+soyons tromps; mais l'heure actuelle tout cela est obscur, et nous
+manquons des lments qui nous permettraient de nous former une opinion
+sre. Lorsque le conflit aura pris fin, nous connatrons les vrais
+coupables, et, s'ils sont des ntres, nous ferons peser sur eux les
+justes responsabilits.</p>
+
+<p>Marcel eut envie de rire en prsence d'une telle candeur. Attendre la
+fin de la guerre pour savoir qui en tait responsable? Mais, si l'empire
+tait victorieux, comment serait-il possible qu'en plein triomphe on ft
+peser sur les militaristes les responsabilits d'une guerre heureuse?</p>
+
+<p>&mdash;Dans tous les cas, ajouta le sous-officier en s'acheminant avec Marcel
+vers le chteau, cette guerre est triste. Que de morts! Nous serons
+vainqueurs; mais un nombre immense des ntres succombera avant la
+bataille dcisive.</p>
+
+<p>Et, songeur, il s'arrta sur le pont-levis et se mit jeter des
+morceaux de pain aux cygnes qui voluaient sur les eaux du foss. On
+continuait entendre<a name="page_259" id="page_259"></a> gronder au loin la tempte invisible, qui
+devenait de plus en plus violente.</p>
+
+<p>&mdash;Peut-tre la livre-t-on en ce moment, cette bataille dcisive, reprit
+le sous-officier. Ah! puisse notre prochaine entre Paris mettre un
+terme ces massacres et donner au monde le bienfait de la paix!</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Le crpuscule tombait, lorsque Marcel aperut un grand rassemblement
+l'entre du chteau. C'taient des paysans, hommes et femmes, qui
+entouraient un piquet de soldats. Il s'approcha du groupe et vit le
+commandant Blumhardt la tte du dtachement. Parmi les fantassins en
+armes s'avanait un garon du village, entre deux hommes qui lui
+tenaient sur la poitrine la pointe de leurs baonnettes. Son visage,
+marqu de taches de rousseur et dpar par un nez de travers, tait
+d'une lividit de cire; sa chemise, sale de suie, tait dchire, et on
+y voyait les marques des grosses mains qui l'avaient mise en lambeaux;
+l'une de ses tempes, le sang coulait d'une large blessure. Derrire lui
+marchait une femme chevele, qu'entouraient quatre gamines et un
+bambin, tous maculs de noir comme s'ils sortaient d'un dpt de
+charbon. La femme gesticulait avec violence et entrecoupait de sanglots
+les paroles qu'elle adressait aux soldats et que ceux-ci ne pouvaient
+comprendre.<a name="page_260" id="page_260"></a></p>
+
+<p>Ce garon tait son fils. La veille, la mre s'tait rfugie avec ses
+enfants dans la cave de leur maison incendie; mais la faim les avait
+obligs d'en sortir. Quand les Allemands avaient vu le jeune homme, ils
+l'avaient pris et maltrait. Ils croyaient que ce garon avait vingt
+ans, le considraient comme d'ge tre soldat, et voulaient le
+fusiller sance tenante, pour qu'il ne s'enrlt point dans l'arme
+franaise.</p>
+
+<p>&mdash;Mais ce n'est pas vrai! protestait la femme. Il n'a pas plus de
+dix-huit ans... Il n'a mme pas dix-huit ans: il n'a que dix-sept ans et
+demi!...</p>
+
+<p>Et elle se tournait vers les autres femmes pour invoquer leur
+tmoignage: de lamentables femmes aussi sales qu'elle-mme et dont les
+vtements lacrs exhalaient une odeur de suie, de misre et de mort.
+Toutes confirmaient les paroles de la mre et joignaient leurs
+lamentations aux siennes; quelques-unes, contre toute vraisemblance,
+n'attribuaient mme au prisonnier que seize ans, que quinze ans. Les
+petits contemplaient leur frre avec des yeux dilats par la terreur et
+mlaient leurs cris aigus au ch&#339;ur des femmes vocifrantes.</p>
+
+<p>Lorsque la mre reconnut M. Desnoyers, elle s'approcha de lui et se
+rassrna soudain, comme si elle tait sre que le matre du chteau
+pouvait sauver son fils. Devant ce dsespoir qui l'appelait l'aide,
+Marcel, persuad que Blumhardt, aprs le courtois entretien qu'ils
+avaient eu ensemble, l'couterait<a name="page_261" id="page_261"></a> volontiers, se fit un devoir
+d'intervenir. Il dit donc au commandant qu'il connaissait ce
+garon,&mdash;par le fait, il ne se souvenait pas de l'avoir jamais vu,&mdash;et
+qu'il le croyait peine g de dix-neuf ans.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, repartit Blumhardt, le secrtaire de la mairie vient d'avouer
+qu'il a vingt ans!</p>
+
+<p>&mdash;Mensonge! hurla la mre. Le secrtaire a fait erreur! Il est vrai que
+mon fils est robuste pour son ge, mais il n'a pas vingt ans. Monsieur
+Desnoyers vous l'atteste!</p>
+
+<p>&mdash;Au surplus, ajouta Marcel, mme s'il les avait, serait-ce une raison
+pour le fusiller?</p>
+
+<p>Blumhardt haussa les paules sans rpondre. Maintenant qu'il exerait
+ses fonctions de chef, il n'attachait plus aucune importance ce que
+lui disait le chtelain.</p>
+
+<p>&mdash;Avoir vingt ans n'est pas un crime, insista Marcel.</p>
+
+<p>&mdash;Assez! interrompit rudement Blumhardt. Ce n'est ni votre affaire ni la
+mienne. Je suis homme de conscience, et, puisqu'il y a doute, je vais
+consulter le gnral. C'est lui qui dcidera.</p>
+
+<p>Ils ne prononcrent plus un mot. Devant le pont-levis, l'escorte
+s'arrta avec son prisonnier. De l'un des appartements sortaient les
+accords d'un piano, et cela parut de bon augure Marcel: c'tait sans
+doute le comte qui touchait de cet instrument, et un artiste ne pouvait
+tre inutilement cruel. Introduits<a name="page_262" id="page_262"></a> au salon, ils trouvrent en effet le
+gnral assis devant un magnifique piano queue, dont l'intendant
+aurait bien voulu s'emparer, mais que le compositeur avait donn l'ordre
+de laisser en place pour son propre usage. Blumhardt exposa brivement
+l'affaire, tandis que l'autre, d'un air ennuy, faisait courir ses
+doigts sur les touches.</p>
+
+<p>&mdash;O est le prisonnier? demanda enfin le gnral.</p>
+
+<p>&mdash;En bas, prs du pont-levis.</p>
+
+<p>Le gnral se leva, s'approcha d'une fentre, fit signe aux soldats
+d'amener le prisonnier devant lui. Il regarda le garon pendant une
+demi-minute, tout en fumant la cigarette turque qu'il venait d'allumer,
+puis marmotta entre ses dents: Tant pis pour lui: il est trop laid!
+Et, se retournant vers le chef de bataillon:</p>
+
+<p>&mdash;Cet homme a vingt ans passs, pronona-t-il. Faites votre devoir.</p>
+
+<p>Marcel, confondu, sortit avec Blumhardt. Comme ils traversaient le
+vestibule, ils rencontrrent le concierge qui, en compagnie de sa fille
+Georgette, apportait du pavillon un matelas et des draps. Le chtelain,
+qui ne voulait pas embarrasser ces braves gens de sa personne une
+seconde nuit, mais qui, malgr l'invitation du comte, ne voulait pas non
+plus se rinstaller dans les appartements ct de l'intrus, avait
+command qu'on lui prpart un lit dans une mansarde, sous les combles.
+Or, depuis que les concierges<a name="page_263" id="page_263"></a> voyaient leur matre en bonnes relations
+avec les Allemands, ils ne craignaient plus autant les envahisseurs et
+vaquaient sans crainte leurs besognes, persuads qu'au moins en plein
+jour et dans le chteau ils ne couraient aucun risque.</p>
+
+<p>A la vue de Georgette, le chef de bataillon, malgr la raideur qu'il
+affectait dans le service, s'humanisa et dit au pre:</p>
+
+<p>&mdash;Elle est gentille, votre petite.</p>
+
+<p>Elle se tenait devant lui, droite, timide, les yeux baisss, un peu
+tremblante comme si elle pressentait un pril obscur; mais elle n'en
+faisait pas moins effort pour sourire. Blumhardt crut sans doute que ce
+sourire tait de sympathie; car il devint plus familier, et, de sa
+grosse patte, il caressa les joues et pina le menton de la jouvencelle.
+A ce dsagrable contact les yeux de Georgette s'emplirent de larmes.
+Ceux du commandant brillaient de plaisir. Marcel, qui l'observait,
+demeura perplexe. Comment tait-il possible que cet homme, qui allait
+faire fusiller sans piti un innocent, pt tre en mme temps un bon
+pre de famille qui, parmi les horreurs de la guerre, s'attendrissait
+regarder une fillette, sans doute parce qu'elle lui rappelait les cinq
+enfants qu'il avait laisss Cassel? Dcidment l'me humaine tait un
+trange tissu de contradictions.</p>
+
+<p>&mdash;Au revoir, dit Blumhardt Georgette. Tu vois bien que je ne suis pas
+mchant. Veux-tu m'embrasser?<a name="page_264" id="page_264"></a></p>
+
+<p>Et il se pencha vers elle. Mais elle eut un mouvement si violent de
+rpulsion qu'il ne put se mprendre sur les sentiments de la jeune
+fille, et lui dit en ricanant, avec un regard qui n'avait plus rien de
+paternel:</p>
+
+<p>&mdash;Tu as beau faire la vilaine avec moi; a ne m'empche pas de te
+trouver jolie.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Pendant les quatre jours qui suivirent, Marcel mena une vie absurde,
+coupe d'horribles visions. Pour ne plus avoir de rapports avec les
+occupants du chteau, il ne quittait gure sa mansarde, o il restait
+tendu sur son lit toute la matine se dsoler et rvasser.</p>
+
+<p>Au cours de ces heures d'oisivet anxieuse, il se rappela certains
+bas-reliefs assyriens du British Museum, dont il avait vu les
+photographies chez un de ses amis, quelques mois auparavant. Ces
+monuments de l'antique brutalit humaine lui avaient paru terribles. Les
+guerriers incendiaient les villes; les prisonniers dcapits
+s'entassaient par monceaux; les paysans pacifiques, rduits en
+esclavage, s'en allaient en longues files, la chane au cou. Et il
+s'tait flicit de vivre dans une poque o de telles horreurs taient
+devenues impossibles. Mais non: en dpit des sicles couls, la guerre
+tait toujours la mme. Aujourd'hui encore, sous le casque pointe, les
+soldats procdaient comme avaient procd jadis les satrapes la mitre<a name="page_265" id="page_265"></a>
+bleue et la barbe annele. On fusillait l'adversaire, encore qu'il
+n'et pas pris les armes; on assassinait les blesss et les prisonniers;
+on acheminait vers l'Allemagne le troupeau des populations civiles,
+asservies comme les captifs d'autrefois. A quoi donc avait servi ce que
+les modernes appellent orgueilleusement le progrs? Qu'taient devenues
+ces lois de la guerre qui se vantaient de soumettre la force elle-mme
+au respect du droit et qui prtendaient obliger les hommes se battre
+en se faisant les uns aux autres le moins de mal possible? La
+civilisation n'tait-elle qu'un trompe-l'&#339;il et une duperie?...</p>
+
+<p>Chaque matin, vers midi, la femme du concierge montait la mansarde
+pour avertir son matre qu'elle lui avait prpar djeuner; mais il
+rpondait qu'il n'avait pas faim, qu'il ne voulait pas descendre. Alors
+elle insistait, lui offrait d'apporter dans la mansarde le maigre menu.
+Il finissait par consentir, et, tout en mangeant, il causait avec elle.</p>
+
+<p>Elle lui racontait ce qui se passait au chteau. Ah! quelle vie menait
+cette soldatesque! Comme ils buvaient, chantaient, hurlaient! Aprs une
+furieuse ripaille, ils avaient bris tous les meubles de la salle
+manger; puis ils s'taient mis danser, quelques-uns demi nus,
+imitant les dandinements et les grimaces fminines. Le comte lui-mme
+tait ivre comme une bourrique, et, vautr sur les coussins d'un divan,
+il contemplait avec dlices ce hideux spectacle.<a name="page_266" id="page_266"></a></p>
+
+<p>&mdash;Et dire que nous sommes obligs de servir ces brutes! gmissait la
+pauvre femme. Ils ne sont plus les mmes qu' leur arrive. Les soldats
+annoncent que leur rgiment part demain pour une grande bataille; c'est
+cela qui les rend fous. Ils me font peur, ils me font peur!</p>
+
+<p>Ce qu'elle ne disait pas, mais ce qui lui torturait l'me, c'tait
+qu'elle avait peur surtout pour Georgette. La veille, elle avait vu
+quelques-uns de ces hommes rder autour de la conciergerie, et elle
+avait eu aussitt l'ide de cacher sa fille. La chose n'tait pas facile
+dans une proprit envahie par des centaines de soldats, dans un chteau
+dont toutes les serrures avaient t mthodiquement brises tous les
+tages. Mais elle se souvint qu' ct de la mansarde occupe par le
+chtelain il y avait, dans l'angle des combles, un petit rduit dont ces
+sauvages avaient nglig d'abattre la porte; et, comme les soldats ne
+faisaient jamais l'inutile ascension du grenier, elle pensa que ce
+serait pour sa fille une bonne cachette, d'autant mieux que la prsence
+du chtelain dans la mansarde contigu serait, le cas chant, une
+protection pour la fillette. Marcel approuva les prcautions prises,
+promit de veiller sur sa jeune voisine et fit recommander l'enfant de
+se tenir tranquille et silencieuse.</p>
+
+<p>La nuit suivante, vers trois heures, le chtelain fut brusquement
+rveill par le bruit d'une porte qui<a name="page_267" id="page_267"></a> d'abord grina sous une forte
+pousse, puis fut jete bas d'un coup d'paule. Et aussitt aprs
+retentirent des cris fminins, des supplications, des sanglots
+dsesprs. C'tait Georgette qui appelait au secours, tout en se
+dfendant contre l'ignoble outrage. Mais soudain une autre voix tonna
+dans le couloir:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! brigand!...</p>
+
+<p>Une lutte d'un instant s'engagea au seuil du rduit et se termina par un
+coup de revolver. Tout cela s'tait fait si vite que Marcel avait eu
+peine le temps de sauter bas de son lit et de commencer se vtir.
+Lorsqu'il sortit de sa mansarde, un bougeoir la main, il se heurta
+contre un corps qui agonisait: c'tait le concierge dont les yeux
+vitreux taient dmesurment ouverts et dont les lvres se couvraient
+d'une cume sanglante, tandis qu' ct de sa main droite luisait un
+long couteau de cuisine. Et Marcel reconnut aussi le meurtrier: c'tait
+le commandant Blumhardt, qui tenait encore son revolver la main: un
+Blumhardt nouveau, la face livide, aux yeux lubriques, avec une
+bestiale expression d'arrogance froce. A l'autre bout du corridor,
+plusieurs soldats, attirs par la dtonation, montaient bruyamment
+l'escalier.</p>
+
+<p>En somme, le mari d'Augusta n'tait pas fier d'tre surpris au milieu
+d'une telle aventure. Quand les soldats, dont les uns portaient des
+lumires et dont les autres taient arms de sabres et de fusils,<a name="page_268" id="page_268"></a>
+furent arrivs prs du chef de bataillon, celui-ci chercha
+instinctivement les mots qui expliqueraient sa prsence en ces lieux et
+le drame sanglant qui venait de s'accomplir. Une soudaine sonnerie de
+clairon, clatant dans la cour du chteau, lui vint en aide. C'tait le
+signal du rveil pour le rgiment qui devait quitter le chteau. Alors
+Blumhardt, dispens de longues explications, dit aux soldats, en
+montrant le cadavre du concierge:</p>
+
+<p>&mdash;Je me suis dfendu contre ce lche qui m'a tratreusement attaqu:
+voyez le couteau. Justice est faite. Vous entendez le clairon qui nous
+appelle. Demi-tour, et tous en bas!</p>
+
+<p>Sur quoi, le tapage des gros souliers clous s'loigna dans le couloir,
+dvala l'escalier, s'affaiblit, se perdit. Le ciel commenait
+s'clairer des premires lueurs du jour. On entendait au loin le
+grondement continu du canon. Dans le parc du chteau et dans le village,
+des roulements de tambour, des notes aigus de fifre, des coups de
+sifflet indiquaient que les troupes allemandes partaient pour la
+bataille.<a name="page_269" id="page_269"></a></p>
+
+<h2><a name="IX" id="IX"></a>IX<br /><br />
+<small><small>LA RECULADE</small></small></h2>
+
+<p>Dans la matine, lorsque le chtelain sortit du parc, il vit la valle
+blonde et verte sourire au soleil. Tout tait dans un profond repos;
+aucun objet ne se mouvait, aucune figure humaine ne se dessinait dans le
+paysage. Marcel eut l'impression d'tre plus seul qu'au temps o,
+chassant devant lui un troupeau de btail, il franchissait les dserts
+des Andes sous un ciel travers de temps autre par des condors.</p>
+
+<p>Il se dirigea vers le village, qui n'tait plus gure qu'un amas de murs
+en ruines. De ces ruines mergeaient et l quelques maisonnettes
+intactes. Le clocher incendi, dont la charpente tait dpouille de ses
+ardoises et noircie par le feu, portait encore sa croix tordue. Dans les
+rues parsemes de bouteilles, de poutres rduites en tisons, de dbris
+de toute sorte, il n'y<a name="page_270" id="page_270"></a> avait pas une me. Les cadavres avaient disparu;
+mais une horrible puanteur de graisse brle et de chair dcompose
+prenait Marcel aux narines.</p>
+
+<p>Arriv sur la place, il s'approcha des maisons restes debout, appela
+plusieurs reprises. Personne ne lui rpondit. Toute la population avait
+donc abandonn Villeblanche? Aprs avoir attendu plusieurs minutes, il
+aperut un vieillard qui s'avanait vers lui avec prcaution, parmi les
+dcombres. Quelques femmes et quelques enfants suivirent le vieillard et
+se rassemblrent autour de Marcel. Depuis quatre jours ces gens vivaient
+cachs dans les caves, sous leurs logis effondrs. La crainte leur avait
+fait oublier la faim; mais, depuis que l'ennemi n'tait plus l, ils
+ressentaient cruellement les besoins physiques touffs par la terreur.</p>
+
+<p>&mdash;Du pain, monsieur! Mes petits se meurent!</p>
+
+<p>&mdash;Du pain!... Du pain!...</p>
+
+<p>Machinalement, le chtelain mit la main la poche et en tira des pices
+d'or. A l'aspect de ce mtal les yeux brillrent, mais ils s'teignirent
+aussitt. Ce qu'il fallait, ce n'tait pas de l'or, c'tait du pain, et
+il n'y avait plus dans le village ni boulangerie, ni boucherie, ni
+picerie. Les Allemands s'taient empars de tous les comestibles, et le
+bl mme avait pri avec les greniers et les granges. Que pouvait le
+millionnaire pour remdier cette dtresse? Quoiqu'il se rendt compte
+de son impuissance, il n'en distribua<a name="page_271" id="page_271"></a> pas moins ces malheureux des
+louis qu'ils recevaient avec gratitude, mais qu'ensuite ils
+considraient dans leur main noire avec dcouragement. A quoi cela
+pouvait-il leur servir?</p>
+
+<p>Comme Marcel s'en retournait, dsespr, vers le chteau, il eut la
+surprise d'entendre derrire lui le bruit mtallique d'une automobile
+allemande qui revenait du sud, roulant sur la route dans la direction
+qu'il suivait. Quelques minutes plus tard, ce fut tout un convoi de
+grandes automobiles qui apparurent sur le chemin, escortes par des
+pelotons de cavalerie. Lorsqu'il rentra dans son parc, des soldats
+taient dj occups y tendre les fils d'une ligne tlphonique, et le
+convoi d'automobiles y pntra en en mme temps que lui.</p>
+
+<p>Les automobiles, comme aussi les fourgons qui les accompagnaient,
+portaient tous la croix rouge peinte sur fond blanc. C'tait une
+ambulance qui venait s'tablir au chteau. Les mdecins, vtus de drap
+verdtre et arms comme les officiers, imitaient la hauteur tranchante
+et la raideur insolente de ceux-ci. On tira des fourgons des centaines
+de lits pliants, qui furent rpartis dans les diffrentes pices. Tout
+cela se faisait avec une promptitude mcanique, sur des ordres brefs et
+premptoires. Une odeur de pharmacie, de drogues concentres, se
+rpandit dans les appartements et s'y mla la forte odeur des
+antiseptiques dont on avait arros les parquets et les murs,<a name="page_272" id="page_272"></a> pour
+rendre inoffensifs les rsidus de l'orgie nocturne. Un peu plus tard, il
+arriva aussi des femmes vtues de blanc, viragos aux yeux bleus et aux
+cheveux en filasse. D'aspect grave, dur, austre, ces infirmires
+avaient l'aspect de religieuses; mais elles portaient le revolver sous
+leurs vtements.</p>
+
+<p>A midi, de nouvelles automobiles afflurent en grand nombre vers
+l'norme drapeau blanc, charg d'une croix rouge, qui avait t hiss
+sur la plus haute tour du chteau. Ces voitures arrivaient toujours du
+ct de la Marne; leur mtal tait bossel par les projectiles, leurs
+glaces toiles de trous. De l'intrieur sortaient des hommes et des
+hommes, les uns encore capables de marcher, les autres ports sur des
+brancards: faces ples ou rubicondes, profils aquilins ou camus, ttes
+blondes ou enveloppes de bandages sanglants, bouches qui riaient avec
+un rire de bravade ou dont les lvres bleuies laissaient chapper des
+plaintes, mchoires soutenues par des ligatures de toile, corps qui, en
+apparence, taient indemnes et qui pourtant agonisaient, capotes
+dboutonnes o l'on constatait le vide de membres absents. Ce flot de
+souffrance inonda le chteau; il n'y resta plus un seul lit inoccup, et
+les derniers brancards durent attendre dehors, l'ombre des arbres.</p>
+
+<p>Le tlphone fonctionnait incessamment. Les oprateurs, revtus de
+tabliers, allaient de ct et d'autre, travaillant le plus vite
+possible. Ceux qui mouraient<a name="page_273" id="page_273"></a> de l'opration laissaient un lit
+disponible pour les nouveaux venus. Les membres coups, les os casss,
+les lambeaux de chair s'entassaient dans des paniers, et, lorsque les
+paniers taient pleins, des soldats les enlevaient tout dgouttants de
+sang, et allaient enfouir le contenu au fond du parc. D'autres soldats,
+par couples, emportaient de longues choses enveloppes dans des draps de
+lit: c'taient des morts. Le parc se convertissait en cimetire et des
+tombes s'ouvraient partout. Les Allemands, arms de pioches et de
+pelles, se faisaient aider dans leur funbre travail par une douzaine de
+paysans prisonniers, qui creusaient la terre et qui prtaient main forte
+pour descendre les corps dans les fosses. Bientt il y eut tant de
+cadavres qu'on les amena sur une charrette et que, pour faire plus vite,
+on les dchargea directement dans les trous, comme des matriaux de
+dmolition.</p>
+
+<p>Marcel, qui n'avait mang depuis le matin qu'un des morceaux de pain
+trouvs par la concierge dans la salle manger, aprs le dpart des
+Allemands, et qui avait laiss les autres morceaux pour cette femme et
+pour sa fille, commena sentir le tourment de la faim. Pouss par la
+ncessit, il s'approcha de quelques mdecins qui parlaient le franais;
+mais il ddaignrent de rpondre sa demande, et, lorsqu'il voulut
+insister, ils le chassrent par une injurieuse bourrade. Eh quoi? Lui
+faudrait-il donc mourir de faim dans son propre chteau? Pourtant ces
+gens<a name="page_274" id="page_274"></a> mangeaient; les robustes infirmires s'taient mme installes
+dans la cuisine et s'y empiffraient de victuailles. Il alla les
+solliciter; mais elles ne lui furent pas plus pitoyables que les
+mdecins.</p>
+
+<p>Il errait, le ventre creux, dans les alles de son fastueux domaine,
+lorsqu'il aperut un infirmier grande barbe rousse, qui, adoss au
+tronc d'un arbre, se taillait lentement des bouches dans une grosse
+miche de pain, puis mordait mme dans un long morceau de saucisse aux
+pois, de l'air d'un homme dj repu. Le millionnaire famlique
+s'approcha, fit comprendre par gestes qu'il tait jeun, montra une
+pice d'or. Les yeux de l'infirmier brillrent et un sourire dilata sa
+bouche d'une oreille l'autre.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Ia</i>, <i>ia</i>, dit-il, comprenant fort bien la mimique de Marcel.</p>
+
+<p>Et il prit la pice, donna en change au chtelain le reste de la miche
+et de la saucisse. Le chtelain les saisit et courut jusqu'au pavillon,
+o il partagea ces aliments avec la veuve et l'orpheline.</p>
+
+<p>La nuit suivante, Marcel fut tenu veill, non seulement par l'horreur
+des visions de la journe, mais aussi par le bruit de la canonnade qui
+se rapprochait. Les automobiles continuaient arriver du front,
+dposer leur chargement de chair lacre, puis repartir. Et dire que,
+de l'un et de l'autre ct de la ligne de combat, sur plus de cent
+kilomtres peut-tre, il y avait une quantit d'ambulances semblables<a name="page_275" id="page_275"></a>
+o les hommes moribonds affluaient de toutes parts, et qu'en outre il
+restait sur le champ de bataille des milliers de blesss non recueillis,
+qui hurlaient en vain sur la glbe, qui tranaient dans la poussire et
+dans la boue leurs plaies bantes, et qui expiraient en se roulant dans
+les mares de leur propre sang!</p>
+
+<p>Le lendemain matin, Marcel retrouva dans son parc l'infirmier qui
+l'attendait au mme endroit, avec une serviette pleine de provisions. Il
+crut que cet homme tait venu l par bont, et il lui offrit de nouveau
+une pice d'or.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Nein</i>! fit l'autre en loignant son paquet de la main qui
+s'allongeait pour le prendre.</p>
+
+<p>Marcel, tonn et vex de s'tre mpris sur les sentiments de ce teuton,
+lui offrit une seconde pice d'or.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Nein</i>! rpta l'infirmier avec le mme geste de refus.</p>
+
+<p>Ah! le voleur! pensa Marcel. Comme il abuse de la situation!</p>
+
+<p>Mais ncessit fait loi, et le chtelain dut donner cinq louis pour
+obtenir les vivres.</p>
+
+<p>Cependant la canonnade s'tait rapproche encore, et le chtelain
+comprit qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire. Les automobiles
+arrivaient et repartirent de plus en plus vite et le personnel de
+l'ambulance<a name="page_276" id="page_276"></a> avait l'air effar. Bientt un bruit de foule se fit
+entendre hors du parc et les chemins s'encombrrent. C'tait une
+nouvelle invasion, mais rebours. Pendant des heures entires, il y eut
+un dfil de camions poudreux dont les moteurs haletaient. Puis ce
+furent des rgiments d'infanterie, des escadrons de cavalerie, des
+batteries d'artillerie. Tout cela marchait lentement, et Marcel
+demeurait perplexe. tait-ce une droute? tait-ce un simple changement
+de position? Ce qui, dans tous les cas, lui faisait plaisir, c'tait le
+sombre mutisme des officiers, l'air abruti et morne des hommes.</p>
+
+<p>A la nuit, le passage des troupes continuait et la canonnade se
+rapprochait toujours. Quelques dcharges taient mme si voisines que
+les vitres des fentres en tremblaient. Un paysan, qui tait venu se
+rfugier au chteau, put donner quelques nouvelles. Les Allemands se
+retiraient; mais ils avaient dispos plusieurs de leurs batteries sur la
+rive droite de la Marne, pour tenter une dernire rsistance. On allait
+donc se battre dans le village.</p>
+
+<p>En attendant, le dsordre croissait l'ambulance et la rgularit
+automatique de la discipline y tait visiblement compromise. Mdecins et
+infirmiers avaient reu l'ordre d'vacuer le chteau; c'tait pour cela
+que, chaque fois qu'arrivait une automobile charge de blesss, ils
+criaient, juraient, ordonnaient au chauffeur de pousser plus loin vers
+l'arrire.<a name="page_277" id="page_277"></a></p>
+
+<p>En dpit de cet ordre, l'une des automobiles dchargea ses blesss:
+l'tat de ces hommes tait si grave que les mdecins les acceptrent,
+jugeant sans doute inutile que les malheureux poursuivissent leur
+voyage. Ces blesss demeurrent l'abandon dans le jardin, sur les
+brancards de toile qui avaient servi les apporter.</p>
+
+<p>A la lueur des lanternes, Marcel reconnut un de ces moribonds: c'tait
+le secrtaire du comte, le professeur socialiste avec lequel il avait
+caus de l'attitude du parti ouvrier l'gard de la guerre. Cet homme
+tait blme, avait les joues tires, les yeux comme obscurcis de brume;
+on ne lui voyait pas de blessure apparente; mais, sous la capote qui le
+recouvrait, ses entrailles, laboures par une pouvantable dchirure,
+exhalaient une puanteur d'abattoir. En apercevant Marcel debout devant
+lui, il se rendit compte du lieu o il se trouvait. Parmi tout ce monde
+qui s'agitait dans le voisinage, le chtelain tait la seule personne
+qu'il connt, et, d'une voix faible, il lui adressa la parole comme un
+ami. Sa brigade n'avait pas eu de chance; elle tait arrive sur le
+front un moment difficile, et elle avait t lance tout de suite en
+avant pour soutenir des troupes qui flchissaient; mais elle n'avait pas
+russi rtablir la situation, et presque tous les officiers logs la
+veille au chteau avaient t tus. Ds le premier engagement, le
+capitaine Blumhardt avait eu la poitrine troue par<a name="page_278" id="page_278"></a> une balle. Le comte
+avait la mchoire fracasse par un clat d'obus. Quant au professeur
+lui-mme, il tait rest un jour et demi sur le champ de bataille avant
+qu'on le relevt.</p>
+
+<p>&mdash;Triste guerre, monsieur! conclut-il.</p>
+
+<p>Et, avec l'obstination du sectaire entich de ses ides jusqu' la mort:</p>
+
+<p>&mdash;Qui est coupable de l'avoir voulue? ajouta-t-il. Nous ne possdons pas
+les lments d'apprciation ncessaires pour en juger avec certitude.
+Mais, quand la guerre aura pris fin....</p>
+
+<p>La parole expira sur ses lvres et il s'vanouit, puis par l'effort.
+Le pauvre diable! Avec ses habitudes de raisonneur obtus, lourd et
+disciplin, il s'obstinait encore renvoyer aprs la guerre la
+condamnation du crime qui lui cotait la vie.</p>
+
+<p>La canonnade et la fusillade taient devenues trs voisines, et le son
+des dtonations permettait de distinguer celles de l'artillerie
+allemande et celles de l'artillerie franaise. Dj quelques projectiles
+franais passaient par-dessus la Marne et venaient clater aux abords du
+parc.</p>
+
+<p>Vers minuit, l'ambulance fit ses prparatifs pour vacuer le chteau. A
+l'aube, les blesss, les infirmiers et les mdecins partirent dans un
+grand vacarme d'automobiles qui grinaient, de chevaux qui piaffaient,<a name="page_279" id="page_279"></a>
+d'officiers qui vocifraient. Au jour, le chteau et le parc taient
+dserts, quoique le drapeau de la croix rouge continut flotter au
+sommet de la tour.</p>
+
+<p>Cette solitude ne dura pas longtemps. Un bataillon d'infanterie
+allemande fit irruption dans le parc avec ses fourgons, ses chevaux de
+trait et de selle, et se dploya le long des murs de clture. Des
+soldats arms de pics y ouvrirent des crneaux, et, ds que les crneaux
+furent ouverts, d'autres soldats, dposant leurs sacs pour tre plus
+l'aise, vinrent s'agenouiller prs des ouvertures. Interrompu depuis
+quelques heures, le combat reprenait de plus belle, et, dans les
+intervalles de la fusillade et de la canonnade, on entendait comme des
+claquements de fouet, des bouillonnements de friture, des grincements de
+moulin caf: c'tait la crpitation incessante des fusils et des
+mitrailleuses. La fracheur du matin couvrait les hommes et les choses
+d'un embu d'humidit; sur la campagne flottaient des tranes de
+brouillard qui donnaient aux objets les contours incertains de l'irrel;
+le soleil n'tait qu'une tache ple s'levant entre des rideaux de
+brume; les arbres pleuraient par toutes les rugosits de leurs branches.</p>
+
+<p>Un coup de foudre dchira l'air, si proche et si assourdissant qu'il
+paraissait avoir clat dans le chteau mme. Marcel chancela comme s'il
+avait reu un choc dans la poitrine. Un canon venait de<a name="page_280" id="page_280"></a> tirer
+quelques pas de lui. Ce fut alors seulement qu'il remarqua que des
+batteries prenaient position dans son parc. Plusieurs pices dj
+installes se dissimulaient sous des abris de feuillage, et des rebords
+de terre d'environ 30 centimtres s'levaient autour de chaque pice, de
+manire dfendre les pieds des servants, tandis que leurs corps
+taient protgs par des blindages qui formaient cran droite et
+gauche du canon.</p>
+
+<p>Marcel finit par s'accoutumer ces dcharges dont chacune semblait
+faire le vide l'intrieur de son crne. Il grinait les dents, serrait
+les poings; mais il restait immobile, sans dsir de s'en aller, admirant
+le calme des chefs qui donnaient froidement leurs ordres et
+l'intrpidit des soldats qui s'empressaient comme d'humbles serviteurs
+autour des monstres tonnants.</p>
+
+<p>Au loin, de l'autre ct de la Marne, l'artillerie franaise tirait
+aussi, et son activit se manifestait par de petits nuages jaunes qui
+s'attardaient en l'air et par des colonnes de fame qui s'levaient en
+divers points du paysage. Mais les obus franais respectaient le
+chteau, qui semblait entour d'une atmosphre de protection. Cela parut
+trange Marcel, qui regarda le haut des tours. Le drapeau blanc
+croix rouge continuait y flotter.</p>
+
+<p>Les vapeurs matinales se dissiprent; les collines et les bois
+mergrent du brouillard. Quand toute la<a name="page_281" id="page_281"></a> valle fut dcouverte, Marcel,
+du lieu o il tait, eut la surprise de voir la rivire de Marne, hier
+encore masque en cet endroit par les arbres: pendant la nuit, le canon
+avait ouvert de grandes fentres dans la muraille de verdure. Mais ce
+qui l'tonna davantage encore, ce fut de n'apercevoir personne,
+absolument personne, dans ce vaste paysage boulevers par les rafales
+d'obus. Plus de cent mille hommes devaient tre blottis dans les plis du
+terrain que ses regards embrassaient, et pas un seul n'tait visible.
+Les engins meurtriers accomplissaient leur tche sans trahir leur
+prsence par d'autres signes perceptibles que la fume des dtonations
+et les spirales noires surgissant l'endroit o les gros projectiles
+clataient sur le sol. Ces spirales s'levaient de tous les cts,
+entouraient le chteau comme un cercle de toupies gigantesques; mais
+aucune d'elles n'tait voisine de l'difice. Marcel regarda de nouveau
+le drapeau blanc croix rouge et pensa: Quelle lchet! Quelle
+infamie!</p>
+
+<p>Le bataillon allemand avait fini de s'installer le long du mur, face
+la rivire. Les soldats avaient appuy leurs fusils aux crneaux. Tous
+ces hommes avaient un peu l'air de dormir les yeux ouverts; quelques-uns
+s'affaissaient sur leurs talons ou s'affalaient contre le mur. Les
+officiers, debout derrire eux, observaient la plaine avec leurs
+jumelles de campagne ou discutaient en petits groupes. Les uns
+semblaient<a name="page_282" id="page_282"></a> dcourags, d'autres exasprs par le recul accompli depuis
+la veille; mais la plupart, avec la passivit de la discipline,
+demeuraient confiants. Le front de bataille n'tait-il pas immense? Qui
+pouvait prvoir le rsultat final? Ici on battait en retraite; ailleurs
+on ralisait peut-tre une avance dcisive. Tout ce qu'il y avait
+regretter, c'tait qu'on s'loignt de Paris.</p>
+
+<p>Soudain ils se mirent tous regarder en l'air, et Marcel les imita. En
+contractant les paupires pour mieux voir, il finit par distinguer, au
+bord d'un nuage, une sorte de libellule qui brillait au soleil. Dans les
+brefs intervalles de silence qui se produisaient parfois au milieu du
+tintamarre de l'artillerie, ses oreilles percevaient un bourdonnement
+faible qui paraissait venir de ce brillant insecte. Les officiers
+hochrent la tte: <i>Franzosen!</i> On ne pouvait distinguer les anneaux
+tricolores, analogues ceux qui ornent les robes des pavillons; mais la
+visible inquitude des Allemands ne laissait aucun doute Marcel:
+c'tait un avion franais qui survolait le chteau, sans prendre garde
+aux obus dont les bulles blanches clataient autour de lui. Puis l'avion
+vira lentement et s'loigna vers le sud.</p>
+
+<p>Il les a reprs, pensa Marcel; il sait maintenant ce qu'il y a ici.
+Et aussitt tout ce qui s'tait pass depuis l'aube parut sans
+importance au chtelain; il comprit que l'heure vraiment tragique tait
+venue, et<a name="page_283" id="page_283"></a> il prouva tout la fois une peur insurmontable et une
+fivreuse curiosit.</p>
+
+<p>Un quart d'heure aprs, une explosion stridente rsonna hors du parc,
+mais proximit du mur. Ce fut comme un coup de hache gigantesque, qui
+fit voler des ttes d'arbres, fendit des troncs en deux, souleva de
+noires masses de terre avec leurs chevelures d'herbe. Quelques pierres
+tombrent du mur. Les Allemands baissrent un peu la tte, mais sans
+moi visible. Depuis qu'ils avaient aperu l'aroplane, ils savaient que
+cela tait invitable: le drapeau de la croix rouge ne pouvait plus
+tromper les artilleurs franais.</p>
+
+<p>Avant que Marcel et eu le temps de revenir de sa surprise, une seconde
+explosion se produisit, tout prs du mur; puis une troisime,
+l'intrieur du parc. Une odeur d'acides lui rendit la respiration
+difficile, lui fit monter aux veux la cuisson des larmes; mais, en
+compensation, il cessa d'entendre les bruits effroyables qui
+l'entouraient; il les devinait encore la houle de l'air, aux
+bourrasques de vent qui secouaient les branches; mais ses oreilles ne
+percevaient plus rien: il tait devenu sourd.</p>
+
+<p>Par instinct de conservation, il eut l'ide de se rfugier dans le
+pavillon du concierge, et, les jambes vacillantes, il s'engagea dans
+l'alle qui y conduisait. Mais mi-chemin un prodige l'arrta: une main
+invisible venait d'arracher sous ses yeux la toiture du<a name="page_284" id="page_284"></a> pavillon et de
+jeter bas un pan de muraille. Par l'ouverture bante, l'intrieur des
+chambres apparaissait comme un dcor de thtre.</p>
+
+<p>Il revint en courant vers le chteau, pour se rfugier dans les profonds
+souterrains qui servaient de caves, et, lorsqu'il fut sous leurs sombres
+votes, il poussa un soupir de soulagement. Peu peu, le silence de
+cette retraite lui rendit la facult de l'oue. En haut la tempte
+continuait; mais en bas le tonnerre des artilleries adverses ne
+parvenait que comme un cho amorti.</p>
+
+<p>Toutefois, un certain moment, les caves elles-mmes tremblrent,
+s'emplirent d'un norme fracas. Une partie du corps de logis, atteinte
+par un gros obus, s'tait effondre. Les votes rsistrent la chute
+des tages; mais Marcel eut peur d'tre enseveli dans son refuge par une
+autre explosion, et il remonta vite l'escalier des souterrains.
+Lorsqu'il fut au rez-de-chausse, il aperut le ciel travers les toits
+crevs; il ne subsistait des appartements que des lambeaux de plancher
+accrochs aux murs, des meubles rests en suspens, des poutres qui se
+balanaient dans le vide; mais il y avait dans le <i>hall</i> un norme
+entassement de solives, de fers tordus, d'armoires, de siges, de
+tables, de bois de lit qui taient venus s'craser l.</p>
+
+<p>Un anxieux dsir de lumire et d'air libre le fit sortir de l'difice
+croulant. Le soleil tait haut sur<a name="page_285" id="page_285"></a> l'horizon et les cadavres devenaient
+de plus en plus nombreux dans le parc. Les blesss geignaient, appuys
+contre les troncs, ou demeuraient tendus par terre dans le mutisme de
+la souffrance. Quelques-uns avaient ouvert leur sac pour y prendre le
+paquet de pansement et soignaient leurs chairs lacres. Le nombre des
+dfenseurs du parc s'tait beaucoup accru et l'infanterie faisait de
+continuelles dcharges. De nouveaux pelotons arrivaient chaque
+instant: c'taient des hommes qui, chasss de la rivire, se repliaient
+sur la seconde ligne de dfense. Les mitrailleuses joignaient leur
+tic-tac la crpitation de la fusillade.</p>
+
+<p>Il semblait Marcel que l'espace tait plein du bourdonnement continu
+d'un essaim et que des milliers de frelons invisibles voltigeaient
+autour de lui. Les corces des arbres sautaient, comme arraches par des
+griffes qu'on ne voyait pas; les feuilles pleuvaient; les branches
+taient agites en sens divers; des pierres jaillissaient du sol, comme
+pousses par un pied mystrieux. Les casques des soldats, les pices
+mtalliques des quipements, les caissons de l'artillerie carillonnaient
+sous une grle magique. De grandes brches s'taient ouvertes dans le
+mur d'enceinte, et, par l'une d'elles, Marcel reconnut, au pied de la
+cte sur laquelle tait construit le chteau, plusieurs colonnes
+franaises qui avaient franchi la Marne. Les assaillants, retenus par le
+feu nourri de l'ennemi,<a name="page_286" id="page_286"></a> ne pouvaient avancer que par bonds, en
+s'abritant derrire les moindres plis du terrain, pour laisser passer
+les rafales de projectiles.</p>
+
+<p>Soudain une trombe s'engouffra entre le mur d'enceinte et le chteau. La
+mort soufflait donc dans une nouvelle direction? Jusqu'alors elle tait
+venue du ct de la rivire, battant de front la ligne allemande
+protge par le mur. Et voil qu'avec la brusquerie d'une saute de vent
+elle se ruait d'un autre ct et prenait le mur en enfilade. Un habile
+mouvement avait permis aux Franais d'tablir leurs batteries dans une
+position plus favorable et d'attaquer de flanc les dfenseurs du
+chteau.</p>
+
+<p>Marcel qui, heureusement pour lui, s'tait attard un instant prs du
+pont-levis, dans un lieu que la masse de l'difice abritait contre cette
+trombe, fut le tmoin indemne d'une sorte de cataclysme: arbres abattus,
+canons dmolis, caissons sautant avec des dflagrations volcaniques,
+chevaux ventrs, hommes dpecs dont le corps volait en morceaux. Par
+places, les obus avaient creus des trous profonds dans le sol et rejet
+hors des fosses les cadavres enterrs les jours prcdents.</p>
+
+<p>Ce qui restait d'Allemands valides pour la dfense du mur se leva. Les
+uns, ples, les dents serres, avec des lueurs de dmence dans les yeux,
+mirent la baonnette au canon; d'autres tournrent le dos et se
+prcipitrent vers la porte du parc, sans prendre<a name="page_287" id="page_287"></a> garde aux cris des
+officiers et aux coups de revolver que ceux-ci dchargeaient contre les
+fuyards.</p>
+
+<p>Cependant, de l'autre ct du mur, Marcel entendait comme un bruit
+confus de mare montante, et il lui semblait reconnatre dans ce bruit
+quelques notes de la <i>Marseillaise</i>. Les mitrailleuses fonctionnaient
+avec une clrit de machine coudre. Les Allemands, fous de rage,
+tiraient, tiraient sans rpit. Cette fureur n'arrta pas le progrs de
+l'attaque, et tout coup, dans une brche, des kpis rouges apparurent
+sur les dcombres. Une borde de shrapnells balaya une fois, deux fois
+cette apparition. Finalement les Franais entrrent par la brche ou
+escaladrent le mur. C'taient de petits soldats bien pris, agiles,
+ruisselants de sueur sous leur capote dboutonne; et, ple-mle avec
+eux dans le dsordre de la charge, il y avait aussi des turcos aux yeux
+endiabls, des zouaves aux culottes flottantes, des chasseurs d'Afrique
+aux vestes bleues.</p>
+
+<p>Les officiers allemands combattaient mort. Aprs avoir puis les
+cartouches de leurs revolvers, ils s'lanaient, le sabre haut, contre
+les assaillants, suivis par ceux des soldats qui leur obissaient
+encore. Il y eut un corps corps, une mle: baonnettes perant des
+ventres de part en part, crosses tombant comme des marteaux sur des
+crnes qui se fendaient, couples embrasss qui roulaient par terre en
+cherchant s'trangler, se mordre. Enfin les uniformes<a name="page_288" id="page_288"></a> gris
+dguerpirent en se faufilant travers les arbres; mais ils ne
+russirent pas tous s'chapper, et les balles des vainqueurs
+arrtrent pour jamais beaucoup de fugitifs.</p>
+
+<p>Presque aussitt aprs, un gros de cavalerie franaise passa sur le
+chemin. C'taient des dragons qui venaient achever la poursuite; mais
+leurs chevaux taient extnus de fatigue, et seule la fivre de la
+victoire, qui semblait se propager des hommes aux btes, leur rendait
+encore possible un trot forc et douloureux. Un de ces dragons fit halte
+ l'entre du parc, et sa monture se mit dvorer avidement quelques
+pousses feuillues, tandis que l'homme, courb sur l'aron, paraissait
+dormir. Quand Marcel le secoua pour le rveiller, l'homme tomba par
+terre: il tait mort.</p>
+
+<p>L'avance franaise continua. Des bataillons, des escadrons remontaient
+du bord de la Marne, harasss, sales, couverts de poussire et de boue,
+mais anims d'une ardeur qui galvanisait leurs forces dfaillantes.</p>
+
+<p>Quelques pelotons de fantassins explorrent le chteau et le parc, pour
+les nettoyer des Allemands qui s'y cachaient encore. D'entre les dbris
+des appartements, de la profondeur des caves, des bosquets ravags, des
+tables et des garages incendis surgissaient des individus verdtres,
+coiffs du casque pointe, et ils levaient les bras en montrant leurs
+mains ouvertes et en criant <i>Kamarades!... Kamarades!...<a name="page_289" id="page_289"></a> Non kaput!</i>
+Ils tremblaient d'tre massacrs sur place. Loin de leurs officiers et
+affranchis de la discipline, ils avaient perdu subitement toute leur
+fiert. L'un d'eux se rfugia ct de Marcel, se colla presque contre
+lui; c'tait l'infirmier barbu qui lui avait fait payer si cher quelques
+morceaux de pain.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Franzosen!</i>... Moi ami des <i>Franzosen!</i> rptait-il, pour se faire
+protger par la victime de son impudente extorsion.</p>
+
+<p>Aprs une mauvaise nuit passe dans les ruines de son chteau, Marcel se
+dcida partir. Il n'avait plus rien faire au milieu de ces
+dcombres. D'ailleurs la prsence de tant de morts le gnait. Il y en
+avait des centaines et des milliers. Les soldats et les paysans
+travaillaient enfouir les cadavres sur le lieu mme o ils les
+trouvaient. Il y avait des fosses dans toutes les avenues du parc, dans
+les plates-bandes des jardins, dans les cours des dpendances, sous les
+fentres de ce qui avait t les salons. La vie n'tait plus possible
+dans un pareil charnier.</p>
+
+<p>Il reprit donc le chemin de Paris, o il tait rsolu d'arriver
+n'importe comment.</p>
+
+<p>Au sortir du parc, ce furent encore des cadavres qu'il rencontra; mais
+malheureusement ils n'taient point vtus de la capote verdtre.
+L'offensive libratrice<a name="page_290" id="page_290"></a> avait cot la vie beaucoup de Franais. Des
+pantalons rouges, des kpis, des chchias, des casques crinire, des
+sabres tordus, des baonnettes brises jonchaient la campagne. et l
+on apercevait des tas de cendres et de matires carbonises: c'taient
+les rsidus des hommes et des chevaux que les Allemands avaient brls
+ple-mle, pendant la nuit qui avait prcd leur recul.</p>
+
+<p>Malgr ces incinrations barbares, les cadavres rests sans spulture
+taient innombrables, et, mesure que Marcel s'loignait du village, la
+puanteur des chairs dcomposes devenait plus insupportable. D'abord il
+avait pass au milieu des tus de la veille, encore frais; ensuite, de
+l'autre ct de la rivire, il avait trouv ceux de l'avant-veille; plus
+loin, c'taient ceux de trois ou quatre jours. A son approche, des vols
+de corbeaux s'levaient avec de lourds battements d'ailes; puis, gorgs,
+mais non rassasis, ils se posaient de nouveau sur les sillons funbres.</p>
+
+<p>&mdash;Jamais on ne pourra enterrer toute cette pourriture, pensa Marcel.
+Nous allons mourir de la peste aprs la victoire!</p>
+
+<p>Les villages, les maisons isoles, tout tait dvast. Les habitations,
+les granges ne formaient plus que des monceaux de dbris. Par endroits,
+de hautes armatures de fer dressaient sur la plaine leurs silhouettes
+bizarres, qui faisaient penser des squelettes de gigantesques animaux
+prhistoriques:<a name="page_291" id="page_291"></a> c'taient les restes d'usines dtruites par l'incendie.
+Des chemines de brique taient coupes presque ras du sol; d'autres,
+dcapites de la partie suprieure, montraient dans leurs moignons
+subsistants des trous faits par les obus.</p>
+
+<p>De temps autre, Marcel rencontrait des escouades de cavaliers, des
+gendarmes, des zouaves, des chasseurs. Ils bivouaquaient autour des
+ruines des fermes, chargs d'explorer le terrain et de donner la chasse
+aux tranards ennemis. Le chtelain dut leur expliquer son histoire,
+leur montrer le passeport qui lui avait permis de faire le voyage dans
+le train militaire. Ces soldats, dont quelques-uns taient blesss
+lgrement, avaient la joyeuse exaltation de la victoire. Ils riaient,
+contaient leurs prouesses, s'criaient avec assurance:</p>
+
+<p>&mdash;Nous allons les reconduire coups de pied jusqu' la frontire.</p>
+
+<p>Aprs plusieurs heures de marche, il reconnut au bord de la route une
+maison en ruines. C'tait le cabaret o il avait djeun en se rendant
+son chteau. Il pntra entre les murs noircis, o une myriade de
+mouches vint aussitt bourdonner autour de sa tte. Une odeur de chairs
+putrfies le saisit aux narines. Une jambe, qui avait l'air d'tre de
+carton roussi, sortait d'entre les pltras. Il crut revoir la bonne
+vieille qui, avec ses petits-enfants accrochs ses jupes, lui disait:
+Pourquoi ces gens fuient-ils?<a name="page_292" id="page_292"></a> La guerre est l'affaire des soldats.
+Nous autres, nous ne faisons de mal personne et nous n'avons rien
+craindre.</p>
+
+<p>Un peu plus loin, au bas d'une cte, il fit la plus inattendue des
+rencontres. Il aperut une automobile de louage, une automobile
+parisienne avec son taximtre fix au sige du cocher. Le chauffeur se
+promenait tranquillement prs du vhicule, comme s'il et t sa
+station. Cet homme avait amen l des journalistes qui voulaient voir le
+champ de bataille, et il les attendait pour le retour. Marcel engagea la
+conversation avec lui.</p>
+
+<p>&mdash;Deux cents francs pour vous, dit-il, si vous me ramenez Paris.</p>
+
+<p>L'autre protesta, du ton d'un homme consciencieux qui veut tre fidle
+ses promesses. Ce qui donnait tant de force sa fidlit, c'tait
+peut-tre que l'offre de dix louis tait faite par un quidam qui, avec
+ses vtements en loques et la tache livide d'un coup reu au visage,
+avait l'aspect d'un vagabond.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, cinq cents francs! reprit Marcel en tirant de son gousset une
+poigne d'or.</p>
+
+<p>Pour toute rponse le chauffeur donna un tour la manivelle et ouvrit
+la portire. Les journalistes pouvaient attendre jusqu'au lendemain
+matin: ils n'en auraient que mieux observ le champ de bataille.</p>
+
+<p>Lorsque Marcel rentra Paris, les rues presque vides lui parurent
+pleines de monde. Jamais il n'avait<a name="page_293" id="page_293"></a> trouv la capitale si belle. En
+revoyant l'Opra et la place de la Concorde, il lui sembla qu'il rvait:
+le contraste tait trop fort entre ce qu'il avait sous les yeux et les
+spectacles d'horreur qu'il laissait derrire lui si peu de distance.</p>
+
+<p>A la porte de son htel, son majestueux portier, bahi de lui voir ce
+sordide aspect, le salua par des cris de stupfaction:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! monsieur!... Qu'est-il arriv Monsieur?... D'o Monsieur peut-il
+bien venir?</p>
+
+<p>&mdash;De l'enfer! rpondit le chtelain.</p>
+
+<p>Deux jours aprs, dans la matine, Marcel reut une visite inattendue.
+Un soldat d'infanterie de ligne s'avanait vers lui d'un air gaillard.</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne me reconnais pas?</p>
+
+<p>&mdash;Oh!... Jules!</p>
+
+<p>Et le pre ouvrit les bras son fils, le serra convulsivement sur sa
+poitrine. Le nouveau fantassin tait coiff d'un kpi dont le rouge
+n'avait pas l'clat du neuf; sa capote trop longue tait use, rapice;
+ses gros souliers exhalaient une odeur de cuir et de graisse; mais
+jamais Marcel n'avait trouv Jules si beau que sous cette dfroque tire
+de quelque fond de magasin militaire.</p>
+
+<p>&mdash;Te voil donc soldat? reprit-il d'une voix qui tremblait un peu. Tu as
+voulu dfendre mon pays,<a name="page_294" id="page_294"></a> qui n'est pas le tien<a name="FNanchor_H_8" id="FNanchor_H_8"></a><a href="#Footnote_H_8" class="fnanchor">[H]</a>. Cela m'effraie pour
+toi, et cependant j'en suis heureux. Ah! si je n'avais que cinquante
+ans, tu ne partirais pas seul!</p>
+
+<p>Et ses yeux se mouillrent de larmes, tandis qu'une expression de haine
+donnait son visage quelque chose de farouche.</p>
+
+<p>&mdash;Va donc, pronona-t-il avec une sourde nergie. Tu ne sais pas ce
+qu'est cette guerre; mais moi, je le sais. Ce n'est pas une guerre comme
+les autres, une guerre o l'on se bat contre des adversaires loyaux;
+c'est une chasse la bte froce. Tire dans le tas: chaque Allemand qui
+tombe dlivre l'humanit d'un pril....</p>
+
+<p>Ici Marcel eut comme un mouvement d'hsitation; puis, d'un ton dcid:</p>
+
+<p>&mdash;Et si tu rencontres devant toi des visages connus, ajouta-t-il, que
+cela ne t'arrte point. Il y a dans les rangs ennemis des hommes de ta
+famille, mais ils ne valent pas mieux que les autres. A l'occasion,
+tue-les, tue-les sans scrupule!<a name="page_295" id="page_295"></a></p>
+
+<h2><a name="X" id="X"></a>X<br /><br />
+<small>APRS LA MARNE</small></h2>
+
+<p>A la fin d'octobre, Luisa, Hlna et Chichi revinrent de Biarritz.
+Hlna eut beau leur dire que ce retour n'tait pas prudent, que
+l'affaire de la Marne n'avait t pour les Franais qu'un succs
+passager, que le cours de la guerre pouvait changer d'un moment
+l'autre et que, par le fait, le gouvernement ne songeait pas encore
+quitter Bordeaux. Mais les suggestions de la romantique demeurrent
+sans rsultat: Luisa ne pouvait se rsigner vivre plus longtemps loin
+de son mari, et Chichi avait hte de revoir son petit soldat de sucre.
+Les trois femmes rintgrrent donc l'htel de l'avenue Victor-Hugo.</p>
+
+<p>Les deux millions de Parisiens qui, au lieu de se laisser entraner par
+la panique, taient rests chez<a name="page_296" id="page_296"></a> eux, avaient accueilli la victoire avec
+une srnit grave. Personne ne s'expliquait clairement le cours de
+cette bataille, dont on n'avait eu connaissance que lorsqu'elle tait
+dj gagne. Un dimanche, l'heure o les habitants profitaient du bel
+aprs-midi pour faire leur promenade, ils avaient appris tout d'un coup
+par les journaux le grand succs des Allis et le danger qu'ils venaient
+de courir. Ils se rjouirent, mais ils ne se dpartirent point de leur
+calme: six semaines de guerre avaient chang radicalement le caractre
+de cette population si turbulente et si impressionnable. Il fallut du
+temps pour que la capitale reprt son aspect d'autrefois. Mais enfin des
+rues nagure dsertes se repeuplrent de passants, des magasins ferms
+se rouvrirent, des appartements silencieux retrouvrent de l'animation.</p>
+
+<p>Marcel ne parla gure aux siens de son voyage de Villeblanche. Pourquoi
+les attrister par le rcit de tant d'horreurs? Il se contenta de dire
+Luisa que le chteau avait beaucoup souffert du bombardement, que les
+obus avaient endommag une partie de la toiture, et qu'aprs la paix
+plusieurs mois de travail seraient ncessaires pour rendre le logis
+habitable.</p>
+
+<p>Le plaisir qu'prouvait Marcel se retrouver en famille fut vite gt
+par la prsence de sa belle-s&#339;ur. Depuis les derniers vnements, Hlna
+avait dans les yeux une vague expression de surprise, comme si le recul
+des armes impriales et t un phnomne<a name="page_297" id="page_297"></a> qui droget d'une faon
+extraordinaire aux lois les mieux tablies de la nature, et le problme
+de la bataille de la Marne lui tenait si fort c&#339;ur qu'elle ne pouvait
+plus retenir sa langue. Elle se mit donc contester la victoire
+franaise. A l'en croire, ce qu'on appelait la victoire de la Marne
+n'tait qu'une invention des Allis; la vrit, c'tait que, pour de
+savantes raisons stratgiques, les gnraux allemands avaient jug
+propos de reporter leurs lignes en arrire. Pendant son sjour
+Biarritz, elle s'tait longuement entretenue de ce sujet avec diverses
+personnes de la plus haute comptence, notamment avec des officiers
+suprieurs des pays neutres, et aucun d'eux ne croyait une relle
+victoire des Franais. Les troupes allemandes ne continuaient-elles pas
+ occuper de vastes territoires dans le nord et dans l'est de la France?
+A quoi donc avait servi cette prtendue victoire, si les vainqueurs
+taient impuissants chasser de chez eux les vaincus? Marcel,
+interloqu par ces dclarations catgoriques, plissait de stupeur et de
+colre: il l'avait vue, lui, vue de ses yeux, la victoire de la Marne,
+et les milliers d'Allemands enterrs dans le jardin et dans le parc de
+Villeblanche attestaient que les Franais avaient remport une grande
+victoire. Mais il avait beau rembarrer sa belle-s&#339;ur et se fcher tout
+rouge: il tait bien oblig de s'avouer lui-mme qu'il y avait quelque
+chose de spcieux dans les objections<a name="page_298" id="page_298"></a> d'Hlna, et son me en tait
+profondment trouble.</p>
+
+<p>Luisa non plus n'tait pas tranquille; depuis que Jules s'tait engag,
+elle vivait dans les transes. Et bientt Chichi elle-mme eut
+s'inquiter aussi au sujet de son fianc. En revenant de Biarritz, elle
+s'tait fait raconter par son petit soldat tous les prils auxquels
+elle imaginait que celui-ci avait t expos, et le jeune guerrier lui
+avait dcrit les poignantes angoisses prouves au bureau, durant les
+jours interminables o les troupes se battaient aux environs de Paris.
+On entendait de si prs la canonnade que le snateur aurait voulu faire
+partir son fils pour Bordeaux; mais celui-ci avait t beaucoup mieux
+inspir. Le jour du grand effort, lorsque le gouverneur de la place
+avait lanc en automobile tous les hommes valides, le patriotisme
+l'avait emport chez Ren sur tout autre sentiment: il avait pris un
+fusil sans que personne le lui commandt, et il tait mont dans une
+voiture avec d'autres employs du service auxiliaire. Arriv sur le
+champ de bataille, il tait rest plusieurs heures couch dans un foss,
+au bord d'un chemin, tirant sans distinguer sur quoi. Il n'avait vu que
+de la fume, des maisons incendies, des blesss, des morts. A
+l'exception d'un groupe de uhlans prisonniers, il n'avait pas aperu un
+seul Allemand.</p>
+
+<p>D'abord cela suffit pour rendre Chichi fire d'tre la promise d'un
+hros de la Marne; mais ensuite elle<a name="page_299" id="page_299"></a> changea de sentiment. Quand elle
+tait dans la rue avec Ren, elle regrettait qu'il ne ft que simple
+soldat et qu'il n'appartnt qu'aux milices de l'arrire. Pis encore: les
+femmes du peuple, exaltes par le souvenir de leurs hommes qui
+combattaient sur le front ou aigries par la mort d'un tre cher, taient
+d'une insolence agressive, de sorte qu'elle entendait souvent au passage
+de grossires paroles contre les embusqus. Au surplus, elle ne
+pouvait s'empcher de se dire elle-mme que son frre, qui n'tait
+qu'un Argentin, se battait sur le front, tandis que son fianc, qui
+tait un Franais, se tenait l'abri des coups. Ces rflexions pnibles
+la rendaient triste.</p>
+
+<p>Ren remarqua d'autant plus aisment la tristesse de Chichi qu'elle ne
+l'avait pas habitu une mine morose, et il devina sans peine la raison
+de cette mauvaise humeur. Ds lors sa rsolution fut prise. Pendant
+trois jours il s'abstint de venir avenue Victor-Hugo; mais, le quatrime
+jour, il s'y prsenta dans un uniforme flambant neuf, de cette couleur
+bleu horizon que l'arme franaise avait adopte rcemment; la
+mentonnire de son kpi tait dore et les manches de sa vareuse
+portaient un petit galon d'or. Il tait officier. Grce son pre, et
+en se prvalant de sa qualit d'lve de l'cole centrale, il avait
+obtenu d'tre nomm sous-lieutenant dans l'artillerie de rserve, et il
+avait aussitt demand tre envoy en premire ligne. Il partirait
+dans deux jours.<a name="page_300" id="page_300"></a></p>
+
+<p>&mdash;Tu as fait cela! s'cria Chichi enthousiasme. Tu as fait cela!</p>
+
+<p>Elle le regardait, ple, avec des yeux agrandis qui semblaient le
+dvorer d'admiration. Puis, sans se soucier de la prsence de sa mre:</p>
+
+<p>&mdash;Viens, mon petit soldat! Viens! Tu mrites une rcompense!</p>
+
+<p>Et elle lui jeta les bras autour du cou, lui plaqua sur les joues deux
+baisers sonores, fut prise d'une sorte de dfaillance et clata en
+sanglots.</p>
+
+<p>Aprs la bataille de la Marne, Luisa et Hlna eurent un redoublement de
+zle religieux: les deux mres taient dvores de soucis au sujet de
+leurs fils, qui combattaient pour des causes contraires sur le front de
+France. Et Chichi elle-mme, lorsque Ren eut t envoy dans la zone
+des armes, prouva une crise de dvotion.</p>
+
+<p>Maintenant Luisa ne courait plus tout Paris pour visiter un grand nombre
+de sanctuaires, comme si la multiplicit des lieux d'oraison devait
+augmenter l'efficacit des prires; elle se contentait d'aller avec
+Chichi et Hlna, soit l'glise Saint-Honor d'Eylau, soit la
+chapelle espagnole de l'avenue Friedland; et elle avait mme pour la
+chapelle espagnole une prfrence, parce qu'elle y entendait souvent des
+dvotes chuchoter ct d'elle dans la<a name="page_301" id="page_301"></a> langue de sa jeunesse, et ces
+voix lui donnaient l'illusion d'tre l comme chez elle, prs d'un dieu
+qui l'coutait plus volontiers.</p>
+
+<p>Lorsque les trois femmes priaient, agenouilles cte cte, Luisa
+jetait de temps autre sur Chichi un regard o il y avait un grain de
+mauvaise humeur. La jeune fille tait ple, songeuse, et tantt elle
+fixait longuement sur l'autel des yeux estomps de bleu, tantt elle
+courbait la tte comme sous le poids de penses graves qui ne lui
+taient point habituelles. Cette langueur ardente offusquait un peu la
+mre: ce n'tait probablement pas pour Jules que Chichi priait avec
+cette ferveur passionne.</p>
+
+<p>Quant aux deux s&#339;urs, elles ne demandaient ni l'une ni l'autre Dieu le
+salut des millions d'hommes aux prises sur les champs de bataille: leurs
+prires plus gostes ne s'inspiraient que du seul amour maternel,
+n'avaient pour objet que le salut de leurs fils, exposs peut-tre en
+cet instant mme un pril mortel. Mais, quand Luisa implorait le salut
+de Jules, ce qu'elle voyait mentalement, c'tait le soldat que
+reprsentait une ple photographie reue des tranches: la tte coiffe
+d'un vieux kpi, le corps envelopp d'une capote boueuse, les jambes
+serres par des bandes de drap, la main arme d'un fusil, le menton
+assombri par une barbe mal rase. Et, quand Hlna implorait le salut
+d'Otto et d'Hermann, l'image qu'elle avait dans l'esprit tait celle de
+jeunes<a name="page_302" id="page_302"></a> officiers coiffs du casque pointe, vtus de l'uniforme
+verdtre, la poitrine barre par les courroies qui soutenaient le
+revolver, les jumelles, l'tui pour les cartes, la taille serre par le
+ceinturon auquel tait suspendu le sabre. Si donc, en apparence, les
+v&#339;ux de l'une et de l'autre s'harmonisaient dans un mme lan de pit
+maternelle, il n'en tait pas moins vrai qu'au fond ces v&#339;ux taient
+opposs les uns aux autres et qu'il y avait entre les prires des deux
+mres le mme conflit qu'entre les armes ennemies. Ni Luisa ni Hlna
+ne s'apercevaient de cette contradiction. Mais, un jour que Marcel vit
+sa femme et sa belle-s&#339;ur sortir ensemble de l'glise, il ne put
+s'empcher de grommeler entre ses dents:</p>
+
+<p>&mdash;C'est indcent! C'est se moquer de Dieu!</p>
+
+<p>Eh quoi? Dans le sanctuaire o Luisa et tant d'autres mres franaises
+imploraient la protection divine pour leurs fils, qui luttaient contre
+l'invasion des Barbares et qui dfendaient hroquement la cause de la
+civilisation et de l'humanit, Hlna osait solliciter du ciel la
+dtestable russite de son mari l'Allemand qui employait toutes ses
+facults d'nergumne prparer l'crasement de la France, et le
+criminel succs de ses fils qui, le revolver en main, envahissaient les
+villages, assassinaient les habitants paisibles et ne laissaient
+derrire eux que l'incendie et la mort! Oui, les prires de cette femme
+taient impies et ses invocations iniques offensaient<a name="page_303" id="page_303"></a> la justice de
+Dieu. Et Marcel, avec la purile superstition qu'veille parfois dans
+les esprits les plus positifs la crainte du danger, allait jusqu'
+s'imaginer que la sacrilge dvotion d'Hlna pouvait causer Jules un
+dommage. Qui sait? Dieu, fatigu des demandes contradictoires qui lui
+arrivaient de ces mres inconsciemment hostiles, finirait sans doute par
+se boucher les oreilles et n'couterait plus personne.</p>
+
+<p>A partir de ce jour, Marcel ne put s'empcher de tmoigner sans cesse
+sa belle-s&#339;ur une sourde antipathie. La romantique s'offensa de cette
+animosit croissante qui, selon les circonstances, s'exprimait par des
+sarcasmes ou par des rebuffades. Elle rsolut donc de quitter une maison
+o il tait manifeste qu'on la considrait dsormais comme une intruse.
+Sans parler personne de son dessein, elle fit d'actives dmarches;
+elle russit obtenir un passeport pour la Suisse, d'o il lui serait
+facile de rentrer en Allemagne; et, un beau soir, elle annona aux
+Desnoyers qu'elle partait le lendemain. La bonne Luisa, peine de cette
+fugue subite, ne laissa pas de comprendre qu'en somme cela valait mieux
+pour tout le monde, et Marcel fut si content qu'il ne put s'empcher de
+dire sa belle-s&#339;ur avec une ironie agressive:</p>
+
+<p>&mdash;Bon voyage, et bien des compliments Karl. Si le savant recul
+stratgique de vos gnraux lui<a name="page_304" id="page_304"></a> te toute esprance de venir
+prochainement nous voir Paris, il n'est pas impossible que la non
+moins savante avance stratgique des ntres nous procure un de ces jours
+le plaisir d'aller vous faire une petite visite Berlin.</p>
+
+<p>Ce qui tenait lieu Marcel des longues stations dans les glises,
+c'taient les frquentes visites qu'il faisait l'atelier de son fils
+pour avoir le plaisir d'y causer de Jules avec Argensola, lequel avait
+t promu la fonction de conservateur de ce maigre muse en l'absence
+du peintre d'mes.</p>
+
+<p>La premire fois qu'Argensola reut la visite de Marcel, il dut
+entrecouper bizarrement ses paroles de bienvenue par des gestes qui
+tendaient faire disparatre subrepticement un peignoir de femme oubli
+sur un fauteuil et un chapeau fleurs qui coiffait un mannequin. Marcel
+ne fut pas dupe de cette gesticulation significative; mais il avait
+l'me dispose toutes les indulgences. Rien qu' entendre la voix
+d'Argensola, le pauvre pre avait pour ainsi dire la sensation de se
+trouver prs de son fils; et ce qui lui facilitait encore une si douce
+illusion, c'tait ce milieu familier o tous les objets avaient t
+mls la vie de l'absent.</p>
+
+<p>Ils parlaient d'abord du soldat, se communiquaient l'un l'autre les
+dernires nouvelles reues du front.<a name="page_305" id="page_305"></a> Marcel redisait par c&#339;ur des
+phrases entires des lettres de Jules, faisait mme lire ces lettres au
+secrtaire intime; mais Argensola ne montrait jamais celles qui lui
+taient adresses, s'abstenait mme d'en rapporter des citations
+textuelles: car le peintre y employait volontiers un style pistolaire
+qui diffrait trop de celui que les fils ont coutume d'employer quand
+ils crivent leurs parents.</p>
+
+<p>Aprs deux mois de campagne, Jules, dj prpar au mtier des armes par
+la pratique de l'pe et protg par le capitaine de sa compagnie, qui
+avait t son collgue au cercle d'escrime, venait d'tre nomm sergent.</p>
+
+<p>&mdash;Quelle carrire! s'criait Argensola, flatt de cette nomination comme
+si elle l'et personnellement couvert de gloire. Ah! votre fils est de
+ceux qui arrivent jeunes aux plus hauts grades, comme les gnraux de la
+Rvolution!</p>
+
+<p>Et il clbrait avec une loquence dithyrambique les prouesses de son
+ami, non sans les embellir de quelques dtails imaginaires. Jules, peu
+bavard comme la plupart des braves qui vivent dans un continuel danger,
+lui avait racont en quelques phrases pittoresques divers pisodes de
+guerre auxquels il avait pris part. Par exemple, le peintre-soldat avait
+port un ordre sous un violent bombardement; il tait entr le premier
+dans une tranche prise d'assaut; il s'tait offert pour une mission
+considre comme trs prilleuse.<a name="page_306" id="page_306"></a> Ces faits honorables, qui lui avaient
+valu une citation, mais qui, somme toute, n'avaient rien
+d'extraordinaire, prenaient des couleurs merveilleuses dans la bouche du
+bohme qui les glorifiait comme les vnements les plus insignes de la
+guerre mondiale. A entendre ces rcits piques, le pre tremblait de
+peur, de plaisir et d'orgueil.</p>
+
+<p>Aprs que les deux hommes s'taient longuement entretenus de Jules,
+Marcel se croyait oblig de tmoigner aussi quelque intrt au
+pangyriste de son fils, et il interrogeait le secrtaire sur ce que
+celui-ci avait fait dans les derniers temps.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai fait mon devoir! rpondait Argensola avec une vidente
+satisfaction d'amour-propre. J'ai assist au sige de Paris!</p>
+
+<p>A vrai dire, dans son for intrieur, il souponnait bien l'inexactitude
+de ce terme: car Paris n'avait pas t assig. Mais les souvenirs de la
+guerre de 1870 l'emportaient sur le souci de la prcision du langage, et
+il se plaisait nommer sige de Paris les oprations militaires
+accomplies autour de la capitale pendant la bataille de la Marne. Au
+surplus, il avait pris ses prcautions pour que la postrit n'ignort
+pas le rle qu'il avait jou en ces mmorables circonstances. On vendait
+alors dans les rues une affiche en forme de diplme, dont le texte,
+entour d'un encadrement d'or et rehauss d'un drapeau tricolore, tait
+un certificat de sjour dans la capitale<a name="page_307" id="page_307"></a> pendant la semaine prilleuse.
+Argensola avait rempli les blancs d'un de ces diplmes en y inscrivant
+de sa plus belle criture ses noms et qualits; puis il avait fait
+apposer au bas de la pice les signatures de deux habitants de la rue de
+la Pompe: un ami de la concierge et un cabaretier du voisinage; et enfin
+il avait demand au commissaire de police du quartier de garantir par
+son paraphe et par son sceau la respectabilit de ces honorables
+tmoins. De cette manire, personne ne pouvait rvoquer en doute
+qu'Argensola et assist au sige de Paris.</p>
+
+<p>L'assig racontait donc Marcel ce qu'il avait vu dans les rues de
+la capitale en l'absence du chtelain, et il avait vu des choses
+vraiment extraordinaires. Il avait vu en plein jour des troupeaux de
+b&#339;ufs et de brebis stationner sur le boulevard, prs des grilles de la
+Madeleine. Il avait vu l'avant-garde des Marocains traverser la capitale
+au pas gymnastique, depuis la porte d'Orlans jusqu' la gare de l'Est,
+o ils avaient pris les trains qui les attendaient pour les mener la
+grande bataille. Il avait vu des escadrons de spahis draps dans des
+manteaux rouges et monts sur de petits chevaux nerveux et lgers; des
+tirailleurs mauritaniens coiffs de turbans jaunes; des tirailleurs
+sngalais la face noire et la chchia rouge; des artilleurs
+coloniaux; des chasseurs d'Afrique; tous combattants de profession, aux
+profils nergiques, aux visages bronzs, aux yeux d'oiseaux<a name="page_308" id="page_308"></a> de proie.
+Le long dfil de ces troupes s'immobilisait parfois des heures
+entires, pour laisser celles qui les prcdaient le temps de
+s'entasser dans les wagons.</p>
+
+<p>&mdash;Ils sont arrivs temps, disait Argensola avec autant de fiert que
+s'il avait command lui-mme le rapide et heureux mouvement de ces
+troupes, ils sont arrivs temps pour attaquer von Kluck sur les bords
+de l'Ourcq, pour le menacer d'enveloppement et pour le contraindre
+dguerpir.</p>
+
+<p>Quelques jours plus tard, il avait vu un autre spectacle beaucoup plus
+trange encore. Toutes les automobiles de louage, environ deux mille
+voitures, avaient charg des bataillons de zouaves, raison de huit
+hommes par voiture; et cette multitude de chars de guerre tait partie
+toute vitesse, formant sur les boulevards un torrent qui, avec la
+scintillation des fusils et le flamboiement des bonnets rouges, donnait
+l'ide d'un cortge pittoresque, d'une sorte de noce interminable. Ce
+n'tait pas tout: au moment suprme, alors que le succs demeurait
+incertain et que le moindre accroissement de pression pouvait le
+dcider, Gallini avait lanc contre l'extrme droite de l'ennemi tout
+ce qui savait peu prs manier une arme, commis des bureaux militaires,
+ordonnances des officiers, agents de police, gendarmes, pour donner la
+dernire pousse qui avait sauv la France.</p>
+
+<p>Enfin, le dimanche, dans la soire, tandis qu'Argensola<a name="page_309" id="page_309"></a> se promenait au
+bois de Boulogne avec une de ses compagnes de sige (mais il ne fit
+point part de cette particularit Marcel), il avait appris par les
+ditions spciales des journaux que la bataille s'tait livre tout prs
+de la ville et que cette bataille tait une grande victoire.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! monsieur Desnoyers, j'ai beaucoup vu et je puis raconter de
+grandes choses!</p>
+
+<p>Le pre de Jules tait si content de ces conversations qu'il conut pour
+le bohme une bienveillance bientt traduite par des offres de service.
+Les temps taient durs, et Argensola, contraint par les circonstances
+vivre loin de sa patrie, avait peut-tre besoin d'argent. Si tel tait
+le cas, Marcel se ferait un plaisir de lui venir en aide et mettrait des
+fonds sa disposition. Il le ferait d'autant plus volontiers que
+toujours il avait beaucoup aim l'Espagne: un noble pays qu'il
+regrettait de ne pas bien connatre, mais qu'il visiterait avec le plus
+grand intrt aprs la guerre.</p>
+
+<p>Pour la premire fois de sa vie, Argensola rpondit une telle offre
+par un refus o il mit non moins de dignit que de gratitude. Il
+remercia vivement M. Desnoyers de la dlicate attention et de l'offre
+gnreuse; mais heureusement il n'tait pas dans la ncessit d'accepter
+ce service. En effet, Jules l'avait nomm son administrateur, et comme,
+en vertu des nouveaux dcrets concernant le <i>moratorium</i>, la Banque
+avait consenti enfin verser mensuellement<a name="page_310" id="page_310"></a> un tant pour cent sur le
+chque d'Amrique, son ami pouvait lui fournir tout ce qui lui tait
+ncessaire pour les besoins de la maison.</p>
+
+<p>Quand la terrible crise fut passe, il sembla que la population
+parisienne s'accoutumait insensiblement la situation. Un calme rsign
+succda l'excitation des premires semaines, alors que l'on esprait
+des interventions extraordinaires et miraculeuses. Argensola lui-mme
+n'avait plus les poches pleines de journaux, comme au dbut des
+hostilits. D'ailleurs tous les journaux disaient la mme chose, et il
+suffisait de lire le communiqu officiel, document que l'on attendait
+dsormais sans impatience: car on prvoyait qu'il ne ferait gure que
+rpter le communiqu prcdent. Les gens de l'arrire reprenaient peu
+peu leurs occupations habituelles. Il faut bien vivre, disaient-ils.
+Et la ncessit de continuer vivre imposait tous ses exigences. Ceux
+qui avaient sous les drapeaux des tres chers ne les oubliaient pas;
+mais ils finissaient par s'accoutumer leur absence comme un
+inconvnient normal. L'argent recommenait circuler, les thtres
+s'ouvrir, les Parisiens rire; et, si l'on parlait de la guerre,
+c'tait pour l'accepter comme un mal invitable, auquel on ne devait
+opposer qu'un courage persvrant et une muette endurance.<a name="page_311" id="page_311"></a></p>
+
+<p>Dans les visites que Marcel faisait Argensola, il eut plusieurs fois
+l'occasion de rencontrer Tchernoff. En temps ordinaire, il aurait tenu
+cet homme distance: le millionnaire tait du parti de l'ordre et avait
+en horreur les fauteurs de rvolutions. Le socialisme du Russe et sa
+nationalit mme lui auraient forcment suggr deux sries d'images
+dplaisantes: d'un ct, des bombes et des coups de poignard; de l'autre
+ct, des pendaisons et des exils en Sibrie. Mais, depuis la guerre,
+les ides de Marcel s'taient modifies sur bien des points: la terreur
+allemande, les exploits des sous-marins qui coulaient pic des milliers
+de voyageurs inoffensifs, les hauts faits des zeppelins qui, presque
+invisibles au znith, jetaient des tonnes d'explosifs sur de petites
+maisons bourgeoises, sur des femmes et sur des enfants, avaient beaucoup
+diminu ses yeux la gravit des attentats qui, quelques annes
+auparavant, lui avaient rendu odieux le terrorisme russe. D'ailleurs
+Marcel savait que Tchernoff avait t en relations, sinon intimes, du
+moins familires avec Jules, et cela suffisait pour qu'il ft bon visage
+ cet tranger, qui d'ailleurs appartenait une nation allie de la
+France.</p>
+
+<p>Marcel et Tchernoff parlaient de la guerre. La douceur de Tchernoff, ses
+ides originales, ses incohrences de penseur sautant brusquement de la
+rflexion la parole, sduisirent bientt le pre de Jules, qui ne
+regretta pas certaines bouteilles provenant<a name="page_312" id="page_312"></a> manifestement des caves de
+l'avenue Victor-Hugo, bouteilles dont Argensola arrosait avec largesse
+l'loquence de son voisin. Ce que Marcel admirait le plus dans le Russe,
+c'tait la facilit avec laquelle celui-ci exprimait par des images les
+choses qu'il voulait faire comprendre. Dans les discours de ce
+visionnaire, la bataille de la Marne, les combats subsquents et
+l'effort des deux armes ennemies pour atteindre la mer devenaient des
+faits trs simples et trs intelligibles. Ah! si les Franais n'avaient
+pas t harasss aprs leur victoire!</p>
+
+<p>&mdash;Mais les forces humaines ont une limite, disait le Russe, et les
+Franais, en dpit de leur vaillance, sont des hommes comme les autres.
+En trois semaines, il y a eu la marche force de l'est au nord, pour
+faire front l'invasion par la Belgique; puis une srie de combats
+ininterrompus, Charleroi et ailleurs; puis une rapide retraite, afin
+de ne pas tre envelopp par l'ennemi; et finalement cette bataille de
+sept jours o les Allemands ont t arrts et refouls. Comment
+s'tonner qu'aprs cela les jambes aient manqu aux vainqueurs pour se
+porter en avant, et que la cavalerie ait t impuissante donner la
+chasse aux fuyards? Voil pourquoi les Allemands, poursuivis avec peu de
+vigueur, ont eu le temps de s'arrter, de se creuser des trous, de se
+tapir dans des abris presque inaccessibles. Les Franais leur tour ont
+d faire de mme, pour ne pas perdre ce qu'ils<a name="page_313" id="page_313"></a> avaient rcupr de
+terrain, et ainsi a commenc l'interminable guerre de tranches. Ensuite
+chacune des deux lignes, dans le but d'envelopper la ligne ennemie, est
+alle se prolongeant vers le nord-ouest, et de ces prolongements
+successifs a rsult la course la mer dont la consquence a t la
+formation du front de combat le plus grand que l'histoire connaisse.</p>
+
+<p>Optimiste malgr tout, Marcel, contrairement l'opinion gnrale,
+esprait que la guerre ne serait plus trs longue et que, ds le
+printemps prochain ou au plus tard vers le milieu de l't, la paix
+serait conclue. Mais Tchernoff hochait la tte.</p>
+
+<p>&mdash;Non, rpondait-il. Ce sera long, trs long. Cette guerre est une
+guerre nouvelle, la vritable guerre moderne. Les Allemands ont commenc
+les hostilits selon les anciennes mthodes: mouvements enveloppants,
+batailles en rase campagne, plans stratgiques combins par de Moltke
+l'imitation de Napolon. Ils dsiraient finir vite et se croyaient srs
+du triomphe. Ds lors, quoi bon faire usage de procds nouveaux? Mais
+ce qui s'est produit sur la Marne a boulevers leurs projets: de
+l'offensive ils ont t obligs de passer la dfensive, et leur
+tat-major a mis en &#339;uvre tout ce que lui avaient appris les rcentes
+campagnes des Japonais et des Russes. La puissance de l'armement moderne
+et la rapidit du tir font de la lutte souterraine une ncessit
+inluctable.<a name="page_314" id="page_314"></a> La conqute d'un kilomtre de terrain reprsente
+aujourd'hui plus d'efforts que n'en exigeait, il y a un sicle, la prise
+d'assaut d'une forteresse, de ses bastions et de ses courtines. Par
+consquent, ni l'une ni l'autre des deux armes affrontes n'avancera
+vite. Cela va tre lent et monotone, comme la lutte de deux athltes
+dont les forces sont gales.</p>
+
+<p>&mdash;Mais pourtant il faudra bien qu'un jour cela finisse!</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, mais il est impossible de savoir quand. Ce qu'il est ds
+maintenant permis de considrer comme indubitable, c'est que l'Allemagne
+sera vaincue. De quelle manire? Je l'ignore; mais la logique veut
+qu'elle succombe. En septembre, elle a jou tous ses atouts et elle a
+perdu la partie. Cela donne aux Allis le temps de rparer leur
+imprvoyance et d'organiser les forces normes dont ils disposent. La
+dfaite des empires centraux se produira fatalement; mais on se
+tromperait si l'on s'imaginait qu'elle est prochaine.</p>
+
+<p>D'ailleurs, pour Tchernoff, cette immanquable droute des nations de
+proie ne signifiait ni la destruction de l'Allemagne ni l'anantissement
+des peuples germaniques. Le rvolutionnaire n'avait pas de sympathie
+pour les patriotismes excessifs, n'approuvait ni l'intransigeance des
+chauvins de Paris, qui voulaient effacer l'Allemagne de la carte
+d'Europe, ni l'intransigeance des pangermanistes de Berlin, qui
+voulaient<a name="page_315" id="page_315"></a> tendre au monde entier la domination teutonne.</p>
+
+<p>&mdash;L'essentiel, c'est de jeter bas l'empire allemand et de briser la
+redoutable machine de guerre qui, pendant prs d'un demi-sicle, a
+menac la paix des nations.</p>
+
+<p>Ce qui irritait le plus Tchernoff, c'tait l'immoralit des ides qui,
+depuis 1870, taient nes de cette perptuelle menace et qui
+contaminaient aujourd'hui un si grand nombre d'esprits dans le monde
+entier: glorification de la force, triomphe du matrialisme,
+sanctification du succs, respect aveugle du fait accompli, drision des
+plus nobles sentiments comme s'ils n'taient que des phrases creuses,
+philosophie de bandits qui prtendait tre le dernier mot du progrs et
+qui n'tait que le retour au despotisme, la violence et la barbarie
+des poques primitives.</p>
+
+<p>&mdash;Ce qu'il faut, dclarait-il, c'est la suppression de ceux qui
+reprsentent cette abominable tendance revenir en arrire. Mais cela
+ne signifie pas qu'il faille exterminer aussi le peuple allemand. Ce
+peuple a des qualits relles, trop souvent gtes par les dfauts qu'un
+pass malheureux lui a laisss en hritage. Il possde l'instinct de
+l'organisation, le got du travail, et il peut rendre des services la
+cause du progrs. Mais auparavant il a besoin qu'on lui administre une
+douche: la douche de la catastrophe. Quand la dfaite aura rabattu
+l'orgueil des Allemands et dissip leurs illusions d'hgmonie<a name="page_316" id="page_316"></a>
+mondiale, quand ils se seront rsigns n'tre qu'un groupe humain ni
+suprieur ni infrieur aux autres, ils deviendront d'utiles
+collaborateurs pour la tche commune de civilisation qui incombe
+l'humanit entire. D'ailleurs cela ne doit pas nous faire oublier que,
+ l'heure actuelle, ils sont pour toutes les autres socits humaines un
+grave danger. Ce peuple de matres, comme il s'appelle lui-mme, est
+de tous les peuples celui qui a le moins le sentiment de la dignit
+personnelle. Sa constitution politique a fait de lui une horde guerrire
+o tout est soumis une discipline mcanique et humiliante. En
+Allemagne, il n'est personne qui ne reoive des coups de pied au cul et
+qui ne dsire les rendre ses subordonns. Le coup de pied donn par
+l'empereur se transmet d'chine en chine jusqu'aux dernires couches
+sociales. Le kaiser cogne sur ses rejetons, l'officier cogne sur ses
+soldats, le pre cogne sur ses enfants et sur sa femme, l'instituteur
+cogne sur ses lves. C'est prcisment pour cela que l'Allemand dsire
+si passionnment se rpandre dans le monde. Ds qu'il est hors de chez
+lui, il se ddommage de sa servilit domestique en devenant le plus
+arrogant et le plus froce des tyrans.<a name="page_317" id="page_317"></a></p>
+
+<h2><a name="XI" id="XI"></a>XI<br /><br />
+<small>LA GUERRE</small></h2>
+
+<p>Le snateur Lacour, un soir qu'il dnait chez Marcel Desnoyers, dit
+son ami:</p>
+
+<p>&mdash;Ne vous plairait-il pas d'aller voir votre fils au front?</p>
+
+<p>Le personnage tait trs tourment de ce que son hritier, rompant le
+rseau protecteur des recommandations dont l'avait envelopp la prudence
+paternelle, servait maintenant dans l'arme active et, qui pis est, sur
+la premire ligne; et il s'tait mis en tte de rendre visite au nouveau
+sous-lieutenant, ne ft-ce que pour inspirer aux chefs plus de
+considration l'gard d'un jeune homme dont le pre avait la puissance
+d'obtenir une autorisation si rarement accorde. Or, comme Jules
+appartenait au mme corps d'arme que Ren, Lacour avait pens faire<a name="page_318" id="page_318"></a>
+profiter Marcel de l'occasion: Marcel accompagnerait Lacour en qualit
+de secrtaire. Mme si les deux jeunes gens taient dans des secteurs
+loigns l'un de l'autre, cela ne serait pas un empchement: en
+automobile, on parcourt vite de longues distances. Le prtexte officiel
+du voyage tait une mission donne au snateur pour se rendre compte du
+fonctionnement de l'artillerie et de l'organisation des tranches.</p>
+
+<p>Il va de soi que Marcel accepta avec joie la proposition de son illustre
+ami, et, quelques jours plus tard, malgr la mauvaise volont du
+ministre de la Guerre qui se souciait peu d'admettre des curieux sur le
+front, Lacour obtint le double permis.</p>
+
+<p>Le lendemain, dans la matine, le snateur et le millionnaire
+gravissaient pniblement une montagne boise. Marcel avait les jambes
+protges par des gutres, la tte abrite sous un feutre larges
+bords, les paules couvertes d'une ample plerine. Lacour le suivait,
+chauss de hautes bottes et coiff d'un chapeau mou; mais il n'en avait
+pas moins endoss une redingote aux basques solennelles, afin de garder
+quelque chose du majestueux costume parlementaire, et, quoiqu'il halett
+de fatigue et sut grosses gouttes, il faisait un visible effort pour
+ne point se dpartir de la dignit snatoriale. A ct d'eux marchait un
+capitaine qui, par ordre, leur servait de guide.</p>
+
+<p>Le bois o ils cheminaient prsentait une tragique dsolation. Il s'y
+tait pour ainsi dire fig une tempte<a name="page_319" id="page_319"></a> qui tenait le paysage immobile
+dans des aspects violents et bizarres. Pas un arbre n'avait gard sa
+tige intacte et son abondante ramure du temps de paix. Les pins
+faisaient penser aux colonnades de temples en ruines; les uns dressaient
+encore leurs troncs entiers, mais, dcapits de la cime, ils taient
+comme des fts qui auraient perdu leurs chapiteaux; d'autres, coups
+mi-hauteur par une section oblique en bec de flte, ressemblaient des
+stles brises par la foudre; quelques-uns laissaient pendre autour de
+leur moignon dchiquet les fibres d'un bois dj mort. Mais c'tait
+surtout dans les htres, les rouvres et les chnes sculaires que se
+rvlait la formidable puissance de l'agent destructeur. Il y en avait
+dont les normes troncs avaient t tranchs presque ras de terre par
+une entaille nette comme celle qu'aurait pu produire un gigantesque coup
+de hache, tandis qu'autour de leurs racines dterres on voyait les
+pierres extraites des entrailles du sol par l'explosion et parpilles
+la surface. et l, des mares profondes, toutes pareilles, d'une
+rgularit quasi gomtrique, tendaient leurs nappes circulaires.
+C'tait de l'eau de pluie verdtre et croupissante, sur laquelle
+flottait une crote de vgtation habite par des myriades d'insectes.
+Ces mares taient les entonnoirs creuss par les marmites dans un sol
+calcaire et impermable, qui conservait le trop-plein des irrigations
+pluviales.<a name="page_320" id="page_320"></a></p>
+
+<p>Les voyageurs avaient laiss leur automobile au bas du versant, et ils
+grimpaient vers les crtes o taient dissimuls d'innombrables canons,
+sur une ligne de plusieurs kilomtres. Ils taient obligs de faire
+cette ascension pied, parce qu'ils taient porte de l'ennemi: une
+voiture aurait attir sur eux l'attention et servi de cible aux obus.</p>
+
+<p>&mdash;La monte est un peu fatigante, monsieur le snateur, dit le
+capitaine. Mais courage! Nous approchons.</p>
+
+<p>Ils commenaient rencontrer sur le chemin beaucoup d'artilleurs. La
+plupart n'avaient de militaire que le kpi; sauf cette coiffure, ils
+avaient l'air d'ouvriers de fabrique, de fondeurs ou d'ajusteurs. Avec
+leurs pantalons et leurs gilets de panne, ils taient en manches de
+chemise, et quelques-uns d'entre eux, pour marcher dans la boue avec
+moins d'inconvnient, taient chausss de sabots. C'taient de vieux
+mtallurgistes incorpors par la mobilisation l'artillerie de rserve;
+leurs sergents avaient t des contre-matres, et beaucoup de leurs
+officiers taient des ingnieurs et des patrons d'usines.</p>
+
+<p>On pouvait arriver jusqu'aux canons sans les voir. A peine mergeait-il
+d'entre les branches feuillues ou de dessous les troncs entasss quelque
+chose qui ressemblait une poutre grise. Mais, quand on passait
+derrire cet amas informe, on trouvait une petite place nette, occupe
+par des hommes qui<a name="page_321" id="page_321"></a> vivaient, dormaient et travaillaient autour d'un
+engin de mort. En divers endroits de la montagne il y avait, soit des
+pices de 75, agiles et gaillardes, soit des pices lourdes qui se
+dplaaient pniblement sur des roues renforces de patins, comme celles
+des locomobiles agricoles dont les grands propritaires se servent dans
+l'Argentine pour labourer la terre.</p>
+
+<p>Lacour et Desnoyers rencontrrent dans une dpression du terrain
+plusieurs batteries de 75, tapies sous le bois comme des chiens
+l'attache qui aboieraient en allongeant le museau. Ces batteries
+tiraient sur des troupes de relve, aperues depuis quelques minutes
+dans la valle. La meute d'acier hurlait rageusement, et ses abois
+furibonds ressemblaient au bruit d'une toile sans fin qui se
+dchirerait.</p>
+
+<p>Les chefs, griss par le vacarme, se promenaient ct de leurs pices
+en criant des ordres. Les canons, glissant sur les affts immobiles,
+avanaient et reculaient comme des pistolets automatiques. La culasse
+rejetait la douille de l'obus, et aussitt un nouveau projectile tait
+introduit dans la chambre fumante.</p>
+
+<p>En arrire des batteries, l'air tait agit de violents remous. A chaque
+salve, Lacour et Desnoyers recevaient un coup dans la poitrine; pendant
+un centime de seconde, entre l'onde arienne balaye et la nouvelle
+onde qui s'avanait, ils prouvaient au creux de l'estomac l'angoisse du
+vide. L'air s'chauffait d'odeurs cres, piquantes, enivrantes. Les
+miasmes<a name="page_322" id="page_322"></a> des explosifs arrivaient jusqu'au cerveau par la bouche, les
+oreilles et les yeux. Prs des canons, les douilles vides formaient des
+tas. Feu!... Feu!... Toujours feu!</p>
+
+<p>&mdash;Arrosez bien! rptaient les chefs.</p>
+
+<p>Et les 75 inondaient de projectiles le terrain sur lequel les Boches
+essayaient de passer.</p>
+
+<p>Le capitaine, conformment aux ordres reus, expliqua au snateur la
+man&#339;uvre de ces pices. Mais, comme le vritable but du voyage tait
+pour Lacour de voir son fils Ren, et comme Ren tait attach au
+service de la grosse artillerie, l'examen des 75 ne se prolongea pas
+longtemps et les visiteurs se remirent en route sous la conduite de leur
+guide. Par un petit chemin qu'abritait une arte de la montagne, ils
+arrivrent en trois quarts d'heure sur une croupe o plusieurs pices
+lourdes taient en position, mais distantes les unes des autres; et le
+capitaine recommena de donner au snateur les explications officielles.</p>
+
+<p>Les projectiles de ces pices taient de grands cylindres ogivaux,
+emmagasins dans des souterrains. Les souterrains, nomms abris,
+consistaient en terriers profonds, sortes de puits obliques que
+protgeaient en outre des sacs de pierre et des troncs d'arbre. Ces
+abris servaient aussi de refuge aux hommes qui n'taient pas de service.</p>
+
+<p>Un artilleur montra Lacour deux grandes bourses<a name="page_323" id="page_323"></a> de toile blanche,
+unies l'une l'autre et bien pleines, qui ressemblaient une double
+saucisse: c'tait la charge d'une de ces pices. La bourse que l'on
+ouvrit laissa voir des paquets de feuilles couleur de rose, et le
+snateur et son compagnon s'tonnrent que cette pte, qui avait
+l'aspect d'un article de toilette, ft un terrible explosif de la guerre
+moderne.</p>
+
+<p>Un peu plus loin, au point culminant de la croupe, il y avait une tour
+moiti dmolie. C'tait le poste le plus prilleux de tous, celui de
+l'observateur. Un officier s'y plaait pour surveiller la ligne ennemie,
+constater les effets du tir et donner les indications qui permettaient
+de le rectifier.</p>
+
+<p>Prs de la tour, mais en contre-bas, tait situ le poste de
+commandement. On y pntrait par un couloir qui conduisait plusieurs
+salles souterraines. Ce poste avait pour faade un pan de montagne
+taill pic et perc d'troites fentres qui donnaient de l'air et de
+la lumire l'intrieur. Comme Lacour et Desnoyers descendaient par le
+couloir obscur, un vieux commandant charg du secteur vint leur
+rencontre. Les manires de ce commandant taient exquises; sa voix tait
+douce et caressante comme s'il avait caus avec des dames dans un salon
+de Paris. Soldat la moustache grise et aux lunettes de myope, il
+gardait en pleine guerre la politesse crmonieuse du temps de paix.
+Mais il avait aux poignets des pansements: un clat d'obus lui avait
+fait cette double<a name="page_324" id="page_324"></a> blessure, et il n'en continuait par moins son
+service. Ce diable d'homme, pensa Marcel, est d'une urbanit
+terriblement mielleuse; mais n'importe, c'est un brave.</p>
+
+<p>Le poste du commandant tait une vaste pice qui recevait la lumire par
+une baie horizontale longue de quatre mtres et haute seulement d'un
+pied et demi, de sorte qu'elle ressemblait un peu l'espace ouvert
+entre deux lames de persiennes. Au-dessous de cette baie tait place
+une grande table de bois blanc charge de papiers. En s'asseyant sur une
+chaise prs de cette table, on embrassait du regard toute la plaine. Les
+murs taient garnis d'appareils lectriques, de cadres de distribution,
+de tlphones, de trs nombreux tlphones pourvus de leurs rcepteurs.</p>
+
+<p>Le commandant offrit des siges ses visiteurs avec un geste courtois
+d'homme du monde. Puis il tendit sur la table un vaste plan qui
+reproduisait tous les accidents de la plaine, chemins, villages,
+cultures, hauteurs et dpressions. Sur cette carte tait trac un
+faisceau triangulaire de lignes rouges, en forme d'ventail; le sommet
+du triangle tait le lieu mme o ils taient assis, et le ct oppos
+tait la limite de l'horizon rel qu'ils avaient sous les yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Nous allons bombarder ce bois, dit le commandant en montrant du doigt
+l'un des points extrmes de la carte.<a name="page_325" id="page_325"></a></p>
+
+<p>Puis, dsignant l'horizon une petite ligne sombre:</p>
+
+<p>&mdash;C'est le bois que vous voyez l-bas, ajouta-t-il. Veuillez prendre mes
+jumelles et vous distinguerez nettement l'objectif.</p>
+
+<p>Il dploya ensuite une photographie norme, un peu floue, sur laquelle
+tait trac un ventail de lignes rouges pareil celui de la carte.</p>
+
+<p>&mdash;Nos aviateurs, continua-t-il, ont pris ce matin quelques vues des
+positions ennemies. Ceci est un agrandissement excut par notre atelier
+photographique. D'aprs les renseignements fournis, deux rgiments
+allemands sont camps dans le bois. Vous plat-il que nous commencions
+le tir tout de suite, monsieur le snateur?</p>
+
+<p>Et, sans attendre la rponse du personnage, le commandant envoya un
+signal tlgraphique. Presque aussitt rsonnrent dans le poste une
+quantit de timbres dont les uns rpondaient, les autres appelaient.
+L'aimable chef ne s'occupait plus ni de Lacour ni de Desnoyers; il tait
+ un tlphone et il s'entretenait avec des officiers loigns peut-tre
+de plusieurs kilomtres. Finalement il donna l'ordre d'ouvrir le feu, et
+il en fit part au personnage.</p>
+
+<p>Le snateur tait un peu inquiet: il n'avait jamais assist un tir
+d'artillerie lourde. Les canons se trouvaient presque au-dessus de sa
+tte, et sans doute la vote de l'abri allait trembler comme le pont
+d'un vaisseau qui lche une borde. Quel fracas assourdissant<a name="page_326" id="page_326"></a> cela
+ferait!... Huit ou dix secondes s'coulrent, qui parurent trs longues
+ Lacour; puis il entendit comme un tonnerre lointain qui paraissait
+venir des nues. Les nombreux mtres de terre qu'il avait au-dessus de
+sa tte amortissaient les dtonations: c'tait comme un coup de bton
+donn sur un matelas. Ce n'est que cela? pensa le snateur, dsormais
+rassur.</p>
+
+<p>Plus impressionnant fut le bruit du projectile qui fendait l'air une
+grande hauteur, mais avec tant de violence que les ondes descendaient
+jusqu' la baie du poste. Ce bruit dchirant s'affaiblit peu peu,
+cessa d'tre perceptible. Comme aucun effet ne se manifestait, Lacour et
+Marcel crurent que l'obus, perdu dans l'espace, n'avait pas clat. Mais
+enfin, sur l'horizon, exactement l'endroit indiqu tout l'heure par
+le commandant, surgit au-dessus de la tache sombre du bois une norme
+colonne de fume dont les tranges remous avaient un mouvement
+giratoire, et une explosion se produisit pareille celle d'un volcan.</p>
+
+<p>Quelques minutes plus tard, toutes les pices franaises avaient ouvert
+le feu, et nanmoins l'artillerie allemande ne donnait pas encore signe
+de vie.</p>
+
+<p>&mdash;Ils vont rpondre, dit Lacour.</p>
+
+<p>&mdash;Cela me parat certain, acquiesa Desnoyers.</p>
+
+<p>Au mme instant, le capitaine s'approcha du snateur et lui dit:<a name="page_327" id="page_327"></a></p>
+
+<p>&mdash;Vous plairait-il de remonter l-haut? Vous verriez de plus prs le
+travail de nos pices. Cela en vaut la peine.</p>
+
+<p>Remonter alors que l'ennemi allait ouvrir le feu? La proposition aurait
+paru intempestive au snateur si le capitaine n'avait ajout que le
+sous-lieutenant Lacour, averti par tlphone, arriverait d'une minute
+l'autre. Au surplus, le personnage se souvint que les militaires taient
+dj peu disposs faire grand cas des hommes politiques, et il ne
+voulut pas leur fournir l'occasion de rire sous cape de la couardise
+d'un parlementaire. Il rajusta donc gravement sa redingote et sortit du
+souterrain avec Marcel.</p>
+
+<p>A peine avaient-ils fait quelques pas, l'atmosphre se bouleversa en
+ondes tumultueuses. Ils chancelrent l'un et l'autre, tandis que leurs
+oreilles bourdonnaient et qu'ils avaient la sensation d'un coup assn
+sur la nuque. L'ide leur vint que les Allemands avaient commenc
+rpondre. Mais non, c'tait encore une des pices franaises qui venait
+de lancer son formidable obus.</p>
+
+<p>Cependant, du ct de la tour d'observation, un sous-lieutenant
+accourait vers eux et traversait l'espace dcouvert en agitant son kpi.
+Lacour, en reconnaissant Ren, trembla de peur: l'imprudent, pour
+s'pargner un dtour, risquait de se faire tuer et s'offrait lui-mme
+comme cible au tir de l'ennemi!</p>
+
+<p>Aprs les premiers embrassements, le pre eut la<a name="page_328" id="page_328"></a> surprise de trouver
+son fils transform. Les mains qu'il venait de serrer taient fortes et
+nerveuses; le visage qu'il contemplait avec tendresse avait les traits
+accentus, le teint bruni par le grand air. Six mois de vie intense
+avaient fait de Ren un autre homme. Sa poitrine s'tait largie, les
+muscles de ses bras s'taient gonfls, une physionomie mle avait
+remplac la physionomie fminine de nagure. Tout dans la personne du
+jeune officier respirait la rsolution et la confiance en ses propres
+forces.</p>
+
+<p>Ren ne fit pas moins bon accueil Desnoyers qu' son pre, et il lui
+demanda avec un tendre empressement des nouvelles de sa fiance. Quoique
+Chichi crivt souvent son futur, il tait heureux d'entendre encore
+parler d'elle, et les dtails familiers que Marcel donnait sur la vie de
+la jeune fille apportaient pour ainsi dire l'amoureux le parfum de
+l'aime.</p>
+
+<p>Ils s'taient retirs tous les trois un peu l'cart, derrire un
+rideau d'arbres o le vacarme tait moins violent. Aprs chaque tir, les
+pices lourdes laissaient chapper par la culasse un petit nuage de
+fume qui faisait penser celle d'une pipe. Les sergents dictaient des
+chiffres communiqus par un artilleur qui tenait son oreille le
+rcepteur d'un tlphone. Les servants, excutant l'ordre sans mot dire,
+touchaient une petite roue, et le monstre levait son mufle gris, le
+portait droite ou gauche avec une docilit intelligente. Le tireur
+se tenait debout<a name="page_329" id="page_329"></a> prs de la pice, prt faire feu. Cet homme devait
+tre sourd: pour lui, la vie n'tait qu'une srie de saccades et de
+coups de tonnerre. Mais sa face abrutie ne laissait pas d'avoir une
+certaine expression d'autorit: il connaissait son importance; il tait
+le serviteur de l'ouragan; c'tait lui qui dchanait la foudre.</p>
+
+<p>&mdash;Les Allemands tirent, dit l'artilleur qui tait au tlphone, prs de
+la pice la plus rapproche du snateur et de son compagnon.</p>
+
+<p>L'observateur plac dans la tour venait d'en donner avis. Aussitt le
+capitaine charg de servir de guide au personnage avertit celui-ci qu'il
+convenait de se mettre en sret. Lacour, obissant l'instinct de la
+conservation et pouss aussi par son fils qui lui faisait hter le pas,
+se rfugia avec Marcel l'entre d'un abri; mais il ne voulut pas
+descendre au fond du refuge souterrain: dsormais la curiosit
+l'emportait chez lui sur la crainte.</p>
+
+<p>En dpit du tintamarre que faisaient les canons franais, Lacour et
+Desnoyers perurent l'arrive de l'invisible obus allemand. Le passage
+du projectile dans l'atmosphre dominait tous les autres bruits, mme
+les plus voisins et les plus forts. Ce fut d'abord une sorte de
+gmissement dont l'intensit croissait et semblait envahir l'espace avec
+une rapidit prodigieuse. Puis ce ne fut plus un gmissement; ce fut un
+vacarme qui semblait form de mille grincements,<a name="page_330" id="page_330"></a> de mille chocs, et que
+l'on pouvait comparer la descente d'un tramway lectrique dans une rue
+en pente, au passage d'un train rapide franchissant une station sans s'y
+arrter. Ensuite l'obus apparut comme un flocon de vapeur qui
+grandissait de seconde en seconde et qui avait l'air d'arriver tout
+droit sur la batterie. Enfin une pouvantable explosion fit trembler
+l'abri, mais mollement, comme s'il et t de caoutchouc. Cette premire
+explosion fut suivie de plusieurs autres, moins fortes, moins sches,
+qui avaient des modulations sifflantes comme un ricanement sardonique.</p>
+
+<p>Lacour et Desnoyers crurent que le projectile avait clat prs d'eux,
+et, lorsqu'ils sortirent de l'abri, ils s'attendaient voir une
+sanglante jonche de cadavres. Ce qu'ils virent, ce fut Ren qui
+allumait tranquillement une cigarette, et, un peu plus loin, les
+artilleurs qui travaillaient recharger leur pice lourde.</p>
+
+<p>&mdash;La marmite a d tomber trois ou quatre cents mtres, dit Ren
+son pre.</p>
+
+<p>Toutefois le capitaine, qui son gnral avait recommand de bien
+veiller la scurit du personnage, jugea le moment venu de lui
+rappeler qu'ils avaient encore un long trajet parcourir et qu'il tait
+temps de se remettre en route. Lacour, qui maintenant se sentait
+courageux, aurait voulu rester encore; mais Ren, cause du duel
+d'artillerie qui s'engageait,<a name="page_331" id="page_331"></a> tait oblig de rejoindre son poste sans
+retard. Le pre n'insista point pour prolonger l'entrevue; il serra son
+fils dans ses bras, lui souhaita bonne chance, et, sous la conduite du
+capitaine, redescendit la montagne en compagnie de Desnoyers.</p>
+
+<p>L'automobile roula tout l'aprs-midi sur des chemins encombrs de
+convois qui la foraient souvent faire halte. Elle passait entre des
+champs incultes sur lesquels on voyait des squelettes de fermes; elle
+traversait des villages incendis qui n'taient plus qu'une double
+range de faades noires, avec des trous ouverts sur le vide.</p>
+
+<p>A la tombe du jour, ils croisrent des groupes de fantassins aux
+longues barbes et aux uniformes bleus dteints par les intempries. Ces
+soldats revenaient des tranches, portant sur leurs sacs des pelles, des
+pioches et d'autres outils faits pour remuer la terre: car les outils de
+terrassement avaient pris une importance d'armes de combat. Couverts de
+boue de la tte aux pieds, tous paraissaient vieux, quoique en pleine
+jeunesse. Leur joie de revenir au cantonnement aprs une semaine de
+travail en premire ligne, s'exprimait par des chansons qu'accompagnait
+le bruit sourd de leurs sabots clous.</p>
+
+<p>&mdash;Ce sont les soldats de la Rvolution! disait le snateur avec emphase.
+C'est la France de 1792!<a name="page_332" id="page_332"></a></p>
+
+<p>Les deux amis passrent la nuit dans un village demi ruin, o s'tait
+tabli le commandement d'une division. Le capitaine qui les avait
+accompagns jusqu'alors, prit cong d'eux. Ce serait un autre officier
+qui, le lendemain, leur servirait de guide.</p>
+
+<p>Ils se logrent l'Htel de la Sirne, vieille btisse dont le pignon
+avait t endommag par un obus. La chambre occupe par Desnoyers tait
+contigu celle o avait pntr le projectile, et le patron voulut
+faire voir les dgts ses htes, avant que ceux-ci se missent au lit.
+Tout tait dchiquet, plancher, plafond, murailles; des meubles briss
+gisaient dans les coins; des lambeaux de papier fleuri pendaient sur les
+murs; un trou norme laissait apercevoir le ciel et entrer le froid de
+la nuit. Le patron raconta que ce ravage avait t caus, non par un
+obus allemand, mais par un obus franais, au moment o l'ennemi avait
+t chass hors du village, et, en disant cela, il souriait avec un
+orgueil patriotique:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, c'est l'&#339;uvre des ntres. Vous voyez la besogne que fait le 75!
+Que pensez-vous d'un pareil travail?</p>
+
+<p>Le lendemain, de bonne heure, ils repartirent en automobile. Ils
+laissrent derrire eux des dpts de munitions, passrent les
+troisimes positions, puis les secondes. Des milliers et des milliers de
+soldats s'taient installs en pleins champs. Ce fourmillement<a name="page_333" id="page_333"></a> d'hommes
+rappelait par la varit des costumes et des races les grandes invasions
+historiques. Et pourtant ce n'tait pas un peuple en marche: car l'exode
+d'un peuple trane derrire lui une multitude de femmes et d'enfants. Il
+n'y avait ici que des hommes, rien que des hommes.</p>
+
+<p>Toutes les espces d'habitations inventes par l'humanit depuis
+l'poque des cavernes, taient utilises dans ces campements. Les
+grottes et les carrires servaient de quartiers; certaines cabanes
+rappelaient le <i>rancho</i> amricain; d'autres, coniques et allonges,
+imitaient le <i>gourbi</i> arabe. Comme beaucoup de soldats venaient des
+colonies et que quelques-uns avaient fait du ngoce dans les contres du
+nouveau monde, ces gens, quand ils s'taient vus dans la ncessit
+d'improviser une demeure plus stable que la tente de toile, avaient fait
+appel leurs souvenirs, et ils avaient copi l'architecture des tribus
+avec lesquelles ils s'taient trouvs en contact. Au surplus, dans cette
+masse de combattants, il y avait des tirailleurs marocains, des ngres,
+des Asiatiques; et, loin des villes, ces primitifs semblaient grandir en
+importance, acqurir une supriorit qui faisait d'eux les matres des
+civiliss.</p>
+
+<p>Le long des ruisseaux s'talaient des linges blancs mis scher par les
+soldats. Malgr la fracheur du matin, des files d'hommes dpoitraills
+s'inclinaient sur l'eau pour de bruyantes ablutions, suivies<a name="page_334" id="page_334"></a>
+d'brouements nergiques. Sur un pont, un soldat crivait une lettre en
+se servant du parapet comme d'une table. Les cuisiniers s'agitaient
+autour des chaudrons fumants. Un lger arme de soupe matinale se mlait
+au parfum rsineux des arbres et l'odeur de la terre mouille.</p>
+
+<p>Les btes et le matriel de la cavalerie et de l'artillerie taient
+logs dans de longs baraquements de bois et de zinc. Les soldats
+trillaient et ferraient en plein air les chevaux au poil luisant, que
+la guerre de tranche maintenait dans un tat de paisible embonpoint.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! s'ils avaient t la bataille de la Marne! dit Desnoyers
+Lacour.</p>
+
+<p>Depuis longtemps ces montures jouissaient d'un repos ininterrompu. Les
+cavaliers combattaient pied, faisant le coup de feu avec les
+fantassins, de sorte que leurs chevaux s'engraissaient dans une
+tranquillit conventuelle et qu'il tait mme ncessaire de les mener
+la promenade pour les empcher de devenir malades d'inaction devant le
+rtelier comble.</p>
+
+<p>Plusieurs aroplanes prts prendre leur vol taient poss sur la
+plaine comme des libellules grises, et beaucoup d'hommes se groupaient
+l'entour. Les campagnards convertis en soldats considraient avec
+admiration les camarades chargs du maniement de ces appareils et leur
+attribuaient un pouvoir un peu semblable celui des sorciers des
+lgendes populaires, la fois vnrs et redouts par les paysans.<a name="page_335" id="page_335"></a></p>
+
+<p>L'automobile s'arrta prs de quelques maisons noircies par l'incendie.</p>
+
+<p>&mdash;Vous allez tre obligs de descendre, leur dit le nouvel officier qui
+les guidait. On ne peut faire qu' pied le petit trajet qui nous reste
+faire.</p>
+
+<p>Lacour et Desnoyers se mirent donc marcher sur la route; mais
+l'officier les rappela.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, leur dit-il en riant. Le chemin que vous prenez serait
+dangereux pour la sant. Mais voici un petit chemin o nous n'aurons pas
+ craindre les courants d'air.</p>
+
+<p>Et il leur expliqua que les Allemands avaient des retranchements et des
+batteries sur la hauteur, l'extrmit de la route. Jusqu'au point o
+les voyageurs taient parvenus, le brouillard du matin les avait
+protgs contre le tir de l'ennemi; mais, un jour de soleil,
+l'apparition de l'automobile aurait t salue par un obus.</p>
+
+<p>Ils avaient devant eux une immense plaine o l'on ne voyait me qui
+vive, et cette plaine prsentait l'aspect qu'en temps ordinaire elle
+devait avoir le dimanche, lorsque les laboureurs se tenaient chez eux.
+ et l gisaient sur le sol des objets abandonns, aux formes
+indistinctes, et on aurait pu les prendre pour des instruments agricoles
+laisss sur les gurets, un jour de fte; mais c'taient des affts et
+des caissons dmolis par les projectiles ou par l'explosion de leur
+propre chargement.<a name="page_336" id="page_336"></a></p>
+
+<p>Aprs avoir donn ordre deux soldats de se charger des paquets que
+Desnoyers avait retirs de l'automobile, l'officier guida les visiteurs
+par une sorte d'troit sentier o ils taient obligs de marcher la
+file. Ce sentier, qui commenait derrire un mur de brique, allait
+s'abaissant dans le sol en pente douce, de sorte qu'ils s'y enfoncrent
+d'abord jusqu'aux genoux, puis jusqu' la taille, puis jusqu'aux
+paules; et finalement, absorbs tout entiers, ils n'eurent plus
+au-dessus de leurs ttes qu'un ruban de ciel.</p>
+
+<p>Ils avanaient dans le boyau d'une faon trange, jamais en ligne
+droite, toujours en zigzags, en courbes, en angles. D'autres boyaux non
+moins compliqus s'embranchaient sur le leur, qui tait l'artre
+centrale de toute une ville souterraine. Un quart d'heure se passa, une
+demi-heure, une heure entire, sans qu'ils eussent fait cinquante pas de
+suite dans la mme direction. L'officier, qui ouvrait la marche,
+disparaissait chaque instant dans un dtour, et ceux qui venaient
+derrire lui taient obligs de se hter pour ne point le perdre. Le sol
+tait glissant, et, en certains endroits, il y avait une boue presque
+liquide, blanche et corrosive comme celle qui dcoule des chafaudages
+d'une maison en construction.</p>
+
+<p>L'cho de leurs pas, le frlement de leurs paules contre les parois de
+terre, dtachaient des mottes et des cailloux. Quelquefois le fond du
+sentier s'exhaussait<a name="page_337" id="page_337"></a> et les visiteurs s'exhaussaient avec lui. Alors un
+petit effort suffisait pour qu'ils pussent voir par-dessus les crtes,
+et ce qu'ils voyaient, c'taient des champs incultes, des rseaux de
+fils de fer entrecroiss. Mais la curiosit pouvait coter cher celui
+qui levait la tte, et l'officier ne permettait pas qu'ils s'arrtassent
+ regarder.</p>
+
+<p>Desnoyers et Lacour tombaient de fatigue. tourdis par ces perptuels
+zigzags, ils ne savaient plus s'ils avanaient ou s'ils reculaient, et
+le changement continuel de direction leur donnait presque le vertige.</p>
+
+<p>&mdash;Arriverons-nous bientt? demanda le snateur.</p>
+
+<p>L'officier leur montra un clocher mutil, dont la pointe se montrait
+par-dessus le rebord de terre et qui tait peu prs tout ce qui
+restait d'un village pris et repris maintes fois.</p>
+
+<p>&mdash;C'est l-bas, rpondit-il.</p>
+
+<p>S'ils eussent fait le mme trajet en ligne droite, une demi-heure leur
+aurait suffi; mais, continuellement retards par les crochets et les
+lacets de cette venelle profonde, ils avaient en outre subir les
+obstacles de la fortification de campagne: souterrains barrs par des
+grilles, cages de fils de fer tenues en suspens, qui obstrueraient le
+passage quand on les ferait choir, tout en permettant aux dfenseurs de
+tirer travers le treillis.</p>
+
+<p>Ils rencontraient des soldats qui portaient des sacs, des seaux d'eau,
+et qui disparaissaient soudain dans les<a name="page_338" id="page_338"></a> tortuosits des ruelles
+transversales. Quelques-uns, assis sur des tas de bois, souriaient en
+lisant un petit journal rdig dans les tranches. Ces hommes
+s'effaaient pour laisser passer les visiteurs, et une expression de
+curiosit se peignait sur leurs faces barbues. Dans le lointain
+crpitaient des coups secs, comme s'il y avait eu au bout de la voie
+tortueuse un polygone de tir ou qu'une socit de chasseurs s'y exert
+ abattre des pigeons.</p>
+
+<p>Lorsqu'ils furent parvenus aux tranches du front, leur guide les
+prsenta au lieutenant-colonel qui commandait le secteur. Celui-ci leur
+montra les lignes dont il avait la garde, comme un officier de marine
+montre les batteries et les tourelles de son cuirass.</p>
+
+<p>Ils visitrent d'abord les tranches de seconde ligne, les plus
+anciennes: sombres galeries o les meurtrires et les baies
+longitudinales mnages pour les mitrailleuses ne laissaient pntrer
+que des filets de jour. Cette ligne de dfense ressemblait un tunnel
+coup par de courts espaces dcouverts. On y passait alternativement de
+la lumire l'obscurit et de l'obscurit la lumire, avec une
+brusquerie qui fatiguait les yeux. Dans les espaces dcouverts le sol
+tait plus haut, et des banquettes de planches, fixes contre les
+parois, permettaient aux observateurs de sortir la tte ou d'examiner le
+paysage au moyen du priscope. Les espaces protgs par des toitures
+servaient la fois de batteries et de dortoirs.<a name="page_339" id="page_339"></a></p>
+
+<p>Ces sortes de casernements avaient t d'abord des tranches
+dcouvertes, comme celles de premire ligne. Mais, mesure que l'on
+avait gagn du terrain sur l'ennemi, les combattants, obligs de vivre
+l tout un hiver, s'taient ingnis s'y installer avec le plus de
+commodit possible. Sur les fosss creuss l'air libre ils avaient mis
+en travers les poutres des maisons ruines; puis sur les poutres, des
+madriers, des portes, des contrevents; puis sur tout ce boisage,
+plusieurs ranges de sacs de terre; et enfin, sur les sacs de terre, une
+paisse couche d'humus o l'herbe poussait, donnant au dos de la
+tranche un paisible aspect de prairie verdoyante. Ces votes de fortune
+rsistaient la chute des obus, qui s'y enterraient sans causer de
+grands dgts. Quand une explosion les disloquait trop, les habitants
+troglodytes en sortaient la nuit, comme des fourmis inquites dans leur
+fourmilire, et reconstruisaient vivement le toit de leur logis.</p>
+
+<p>Ces rduits se ressemblaient tous pour ce qui tait de la construction.
+La face extrieure tait toujours la mme, c'est--dire perce de
+meurtrires o des fusils taient braqus contre l'ennemi, et de baies
+horizontales pour le tir des mitrailleuses. Les vigies, debout prs de
+ces ouvertures, surveillaient la campagne dserte comme les marins de
+quart surveillent la mer de dessus le pont. Sur les faces intrieures
+taient les rteliers d'armes et les lits de camp: trois<a name="page_340" id="page_340"></a> files de
+bancasses faites avec des planches et pareilles aux couchettes des
+navires. Mais il y avait au contraire beaucoup de varit dans
+l'ornementation de chaque rduit, et le besoin qu'prouvent les mes
+simples d'embellir leur demeure s'y manifestait de mille manires.
+Chaque soldat avait son muse fait d'illustrations de journaux et de
+cartes postales en couleur. Des portraits de comdiennes et de danseuses
+souriaient de leur bouche peinte sur le papier glac et mettaient une
+note gaie dans la chaste atmosphre du poste.</p>
+
+<p>Tout tait propre, de cette propret rude et un peu gauche que les
+hommes rduits leurs seuls moyens peuvent entretenir sans assistance
+fminine. Les rduits avaient quelque chose du clotre d'un monastre,
+du prau d'un bagne, de l'entrepont d'un cuirass. Le sol y tait plus
+bas de cinquante centimtres que celui des espaces dcouverts qui les
+faisaient communiquer les unes avec les autres. Pour que les officiers
+pussent passer sans monter ni descendre, de grandes planches formaient
+passerelle d'une porte l'autre. Lorsque les soldats voyaient entrer le
+chef du secteur, ils s'alignaient, et leurs ttes se trouvaient la
+hauteur de la ceinture de l'officier qui tait sur la passerelle.</p>
+
+<p>Il y avait aussi des pices souterraines qui servaient de cabinets de
+toilette et de sentines pour les immondices; des salles de bain d'une
+installation primitive;<a name="page_341" id="page_341"></a> une cave qui portait pour enseigne: <i>Caf de la
+Victoire</i>; une autre garnie d'un criteau o on lisait: <i>Thtre</i>.
+C'tait la gat franaise qui riait et chantait en face du danger.</p>
+
+<p>Cependant Marcel tait impatient de voir son fils. Le snateur dit donc
+un mot au lieutenant-colonel qui, aprs un effort de mmoire, finit par
+se rappeler les prouesses du sergent Jules Desnoyers.</p>
+
+<p>&mdash;C'est un excellent soldat, certifia-t-il au pre. En ce moment il doit
+tre de service la tranche de premire ligne. Je vais le faire
+appeler.</p>
+
+<p>Marcel demanda s'il ne leur serait pas possible d'aller jusqu'
+l'endroit o se trouvait son fils; mais le lieutenant-colonel sourit.
+Non, les civils ne pouvaient visiter ces fosss en contact presque
+immdiat avec l'ennemi et sans autre dfense que des barrages de fils de
+fer et des sacs de terre; la boue y avait parfois un pied d'paisseur,
+et l'on n'y avanait qu'en se courbant, pour viter de recevoir une
+balle. Le danger y tait continuel, parce que l'ennemi tiraillait sans
+cesse.</p>
+
+<p>Effectivement les visiteurs entendirent au loin des coups de fusil,
+auxquels, jusqu'alors, ils n'avaient pas fait attention.</p>
+
+<p>Tandis que Marcel attendait Jules, il lui semblait que le temps
+s'coulait avec une lenteur dsesprante. Cependant le
+lieutenant-colonel avait fait arrter ses visiteurs prs de l'embrasure
+d'une mitrailleuse, en<a name="page_342" id="page_342"></a> leur recommandant de se tenir de chaque ct de
+la baie, de bien effacer leur corps, d'avancer prudemment la tte et de
+regarder d'un seul &#339;il. Ils aperurent une excavation profonde dont ils
+avaient devant eux le bord oppos. A courte distance, plusieurs files de
+pieux, disposs en croix et runis par des fils de fer barbels,
+formaient un large rseau. A cent mtres plus loin, il y avait un autre
+rseau de fils de fer.</p>
+
+<p>&mdash;Les Boches sont l, chuchota le lieutenant-colonel.</p>
+
+<p>&mdash;O? demanda le snateur.</p>
+
+<p>&mdash;Au second rseau. C'est celui de la tranche allemande. Mais il n'y a
+rien craindre: depuis quelque temps ils ont cess d'attaquer de ce
+ct-ci.</p>
+
+<p>Lacour et Desnoyers prouvrent une certaine motion penser que les
+ennemis taient si prs d'eux, derrire cette leve de terre, dans une
+mystrieuse invisibilit qui les rendait plus redoutables. S'ils
+allaient bondir hors de leurs tanires, la baonnette au bout du fusil,
+la grenade la main, ou arms de leurs liquides incendiaires et de
+leurs bombes asphyxiantes?</p>
+
+<p>De cet endroit, le snateur et son ami percevaient plus nettement que
+tout l'heure la tiraillerie de la premire ligne. Les coups de feu
+semblaient se rapprocher. Aussi le lieutenant-colonel les fit-il partir
+brusquement de leur observatoire: il craignait que la<a name="page_343" id="page_343"></a> fusillade ne se
+gnralist et n'arrivt jusqu'au lieu o ils taient. Les soldats, avec
+la prestesse que donne l'habitude, et avant mme d'en avoir reu
+l'ordre, s'taient rapprochs de leurs fusils braqus aux meurtrires.</p>
+
+<p>Les visiteurs se remirent en marche. Ils descendirent dans des cryptes
+qui taient d'anciennes caves de maisons dmolies. Des officiers s'y
+taient installs en utilisant les dbris trouvs dans les dcombres. Un
+battant de porte pos sur deux chevalets de bois brut formait une table.
+Les plafonds et les murs taient tapisss avec de la cretonne envoye
+des magasins de Paris. Des photographies de femmes et d'enfants ornaient
+les parois, dans les intervalles que laissait libres le mtal nickel
+des appareils tlgraphiques et tlphoniques. Marcel vit sur une porte
+un Christ d'ivoire jauni par les annes, peut-tre par les sicles,
+sainte image transmise de gnration en gnration et qui devait avoir
+assist maintes agonies. Sur une autre porte, il vit un fer cheval
+perc de sept trous. Les croyances religieuses flottaient partout dans
+cette atmosphre de pril et de mort, et en mme temps les superstitions
+les plus ridicules y reprenaient une force nouvelle sans que personne
+ost s'en moquer.</p>
+
+<p>En sortant d'une de ces cavernes, Marcel rencontra celui qu'il
+attendait. Jules s'avanait vers lui en souriant, les mains tendues.
+Sans ce geste, le pre aurait<a name="page_344" id="page_344"></a> eu de la peine reconnatre son fils
+dans ce sergent dont les pieds taient deux boules de terre et dont la
+capote effiloche tait couverte de boue jusqu'aux paules. Aprs les
+premiers embrassements, il considra le soldat qu'il avait devant lui.
+La pleur olivtre du peintre avait pris un ton bronz; sa barbe noire
+et frise tait longue; il avait l'air fatigu, mais rsolu. Sous ces
+vtements malpropres et avec ce visage las, Marcel trouva Jules plus
+beau et plus intressant qu' l'poque o celui-ci tait dans toute sa
+gloire mondaine.</p>
+
+<p>&mdash;Que te faut-il?... Que dsires-tu?... As-tu besoin d'argent?...</p>
+
+<p>Le pre avait apport une forte somme pour la donner son fils. Mais
+Jules ne rpondit cette offre que par un geste d'indiffrence. Dans la
+tranche l'argent ne lui servirait rien.</p>
+
+<p>&mdash;Envoie-moi plutt des cigares, dit-il. Je les partagerai avec mes
+camarades.</p>
+
+<p>Tout ce que sa mre lui expdiait,&mdash;de gros colis pleins d'exquises
+victuailles, de tabac et de vtements,&mdash;il le distribuait ses
+camarades, qui pour la plupart appartenaient des familles pauvres et
+dont quelques-uns taient seuls au monde. Peu peu, sa munificence
+s'tait tendue de son peloton sa compagnie, de sa compagnie son
+bataillon tout entier. Aussi Marcel eut-il le plaisir de surprendre dans
+les regards et dans les sourires des soldats qui passaient ct<a name="page_345" id="page_345"></a> d'eux
+les indices de la popularit dont jouissait son fils.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai prvu ton dsir, rpondit Marcel.</p>
+
+<p>Et il indiqua les paquets apports de l'automobile.</p>
+
+<p>Marcel ne se lassait pas de contempler ce hros, dont Argensola lui
+avait racont les prouesses avec plus d'loquence que d'exactitude.</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne te repens pas de ta dcision? Tu es content?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mon pre, je suis content.</p>
+
+<p>Et Jules, avec simplicit, sans jactance, expliqua les raisons de son
+contentement. Sa vie tait dure, mais semblable celle de plusieurs
+millions d'hommes. Dans sa section, qui ne se composait que de quelques
+douzaines de soldats, il y en avait de suprieurs lui par
+l'intelligence, par l'instruction, par le caractre, et ils supportaient
+tous valeureusement la rude preuve, rcompenss de leurs peines par la
+satisfaction du devoir accompli. Quant lui-mme, jamais, en temps de
+paix, il n'avait su comme prsent ce que c'est que la camaraderie.
+Pour la premire fois il gotait la satisfaction de se considrer comme
+un tre utile, de servir effectivement quelque chose, de pouvoir se
+dire que son passage dans le monde n'aurait pas t vain. Il tait un
+peu honteux de ce qu'il avait t autrefois, lorsqu'il ne savait comment
+remplir le vide de son existence et qu'il dissipait ses jours dans une
+oisivet frivole.<a name="page_346" id="page_346"></a> Maintenant il avait des obligations qui absorbaient
+toutes ses forces, il collaborait prparer pour l'humanit un heureux
+avenir, il tait vraiment un homme.</p>
+
+<p>&mdash;Lorsque la guerre sera finie, conclut-il, les hommes seront meilleurs,
+plus gnreux. Le danger affront en commun a le pouvoir de dvelopper
+les plus nobles vertus. Ceux qui ne seront pas tombs sur les champs de
+bataille, pourront faire de grandes choses.... Oui, oui, je suis
+content.</p>
+
+<p>Il demanda des nouvelles de sa mre et de Chichi. Il recevait d'elles
+des lettres presque quotidiennes; mais cela ne suffisait pas encore sa
+curiosit. Il rit en apprenant la vie large et confortable que menait
+Argensola. Ces petits dtails l'amusaient comme des anecdotes
+plaisantes, venues d'un autre monde.</p>
+
+<p>A un certain moment, le pre crut remarquer que Jules devenait moins
+attentif la conversation. Les sens du jeune homme, affins par de
+perptuelles alertes, semblaient mis en veil par quelque phnomne
+auquel Marcel n'avait prt encore aucune attention. C'tait la
+fusillade qui s'tendait de proche en proche et devenait plus nourrie.
+Jules reprit le fusil qu'il avait appuy contre la paroi de la tranche.
+Dans le mme instant, un peu de poussire sauta par-dessus la tte de
+Marcel et un petit trou se creusa dans la terre.</p>
+
+<p>&mdash;Partez, partez! dit Jules en poussant son pre et Marcel.<a name="page_347" id="page_347"></a></p>
+
+<p>Ils se firent de brefs adieux dans un rduit, et le sergent courut
+rejoindre ses hommes.</p>
+
+<p>La fusillade s'tait gnralise sur toute la ligne. Les soldats
+tiraient tranquillement, comme s'ils accomplissaient une besogne
+ordinaire. Ce combat se reproduisait chaque jour, sans que l'on pt dire
+avec certitude de quel ct il avait commenc; il tait la consquence
+naturelle du contact de deux forces ennemies.</p>
+
+<p>Le lieutenant-colonel, craignant une attaque allemande, congdia ses
+visiteurs, et l'officier qui les accompagnait les ramena leur
+automobile.<a name="page_348" id="page_348"></a></p>
+
+<h2><a name="XII" id="XII"></a>XII<br /><br />
+<small>GLORIEUSES VICTIMES</small></h2>
+
+<p>Quatre mois plus tard, Marcel Desnoyers eut une cruelle angoisse: Jules
+tait bless. Mais la lettre qui en avisait le pre avait subi un retard
+considrable, de sorte que la mauvaise nouvelle fut aussitt adoucie par
+une information heureuse. Non seulement Jules tait presque guri, mais
+il ne tarderait pas venir dans sa famille avec une permission de
+quinze jours de convalescence, et il y apporterait les galons de
+sous-lieutenant, prix d'une belle citation l'ordre du jour.</p>
+
+<p>&mdash;Votre fils est un hros, dclara le snateur, qui avait obtenu ces
+renseignements au ministre de la Guerre. On m'a fait lire le rapport de
+ses chefs, et j'en suis encore mu. Avec son seul peloton, il a attaqu
+toute une compagnie allemande, et c'est lui<a name="page_349" id="page_349"></a> qui, de sa propre main, a
+tu le capitaine. En rcompense de ces prouesses, on lui a donn la
+croix de guerre et on l'a nomm officier.</p>
+
+<p>Lorsque Jules dbarqua l'avenue Victor-Hugo, il y fut accueilli par
+des cris de joie et de dlirantes embrassades. La pauvre Luisa, pendue
+son cou, sanglotait de tendresse; Chichi le dvorait des yeux, tout en
+pensant un autre combattant; Marcel admirait le petit bout de galon
+d'or sur la manche de la capote bleu horizon et le casque d'acier
+bords plats que les Franais portaient maintenant dans les tranches:
+car le kpi traditionnel avait t remplac par une sorte de cabasset
+qui rappelait celui des arquebusiers du <small>XVI</small><sup>e</sup> sicle.</p>
+
+<p>Les quinze jours de la permission furent pour les Desnoyers des jours de
+bonheur et de gloire. Ils ne recevaient pas une visite sans que Marcel,
+ds les premiers mots, dt son fils:</p>
+
+<p>&mdash;Raconte-nous comment tu as t bless. Explique-nous comment tu as tu
+le capitaine.</p>
+
+<p>Mais Jules, ennuy de rpter pour la dixime fois sa propre histoire,
+s'excusait de faire ce rcit; et alors c'tait Marcel qui se chargeait
+de la narration.</p>
+
+<p>L'ordre tait de s'emparer des ruines d'une raffinerie de sucre situe
+en face de la tranche. Les Boches en avaient t chasss par
+l'artillerie; mais il fallait qu'une reconnaissance, conduite par un
+homme sr, allt vrifier si l'vacuation tait complte,<a name="page_350" id="page_350"></a> et les chefs
+avaient dsign pour cette mission prilleuse le sergent Desnoyers. La
+reconnaissance, partie l'aube, s'tait avance sans obstacle jusqu'aux
+ruines; mais, au dtour d'un mur demi croul, elle s'tait heurte
+une demi-compagnie ennemie qui avait aussitt ouvert le feu. Plusieurs
+Franais taient tombs, ce qui n'avait pas empch le sergent de bondir
+sur le capitaine et de lui planter sa baonnette dans la poitrine. Alors
+les Allemands s'taient retirs en dsordre vers leurs lignes; mais
+ensuite la compagnie tout entire avait essay de reprendre pied dans la
+fabrique. Jules, avec ce qui lui restait de soldats valides, avait
+soutenu cette attaque assez longtemps pour permettre aux renforts
+d'arriver. Pendant ce dur combat, il avait reu une balle dans l'paule;
+mais le terrain tait rest dfinitivement nos poilus, qui avaient
+mme ramen une vingtaine de prisonniers.</p>
+
+<p>Ce que Marcel ne racontait point, parce que son fils s'tait abstenu de
+le lui dire, c'est que le capitaine allemand tait pour Jules une
+vieille connaissance. Lorsque le jeune homme s'tait trouv face face
+avec cet adversaire, il avait eu la soudaine impression d'tre en
+prsence d'une figure dj vue; mais, comme ce n'tait pas le moment de
+faire appel de lointains souvenirs, il s'tait ht de tuer, pour
+n'tre pas tu lui-mme. Plus tard, aprs avoir fait panser son paule,
+dont la blessure tait lgre, il avait eu la<a name="page_351" id="page_351"></a> curiosit d'aller revoir
+le cadavre du capitaine, et il avait eu la surprise de reconnatre cet
+Erckmann avec lequel il tait revenu de Buenos-Aires sur le paquebot de
+Hambourg. Aussitt son imagination avait revu la mer, le fumoir, la
+<i>Frau Rath</i>, le corpulent personnage qui, dans ses discours belliqueux,
+imitait le style et les gestes de son empereur, et il avait murmur en
+guise d'oraison funbre:</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'tait pas ici, mon pauvre <i>Kommerzienrath</i>, que tu m'avais donn
+rendez-vous. Repose jamais sur cette terre de France o tu m'annonais
+si firement ta prochaine visite.</p>
+
+<p>Marcel, trs fier de son fils, ne manquait aucune occasion de sortir
+avec lui pour se montrer dans la rue aux cts du sous-lieutenant.
+Chaque fois qu'il voyait Jules prendre son casque, il se htait de
+prendre lui-mme sa canne et son chapeau.</p>
+
+<p>&mdash;Tu permets, disait-il, que je t'accompagne? Cela ne te drange pas?</p>
+
+<p>Il le disait avec tant d'humble supplication que Jules n'osait pas
+rpondre par un refus; et le vieux pre, un peu soufflant, mais panoui
+de joie, trottait sur les boulevards ct de l'lgant et robuste
+officier dont la capote d'un bleu terni tait orne de la croix de
+guerre. Il acceptait comme un hommage rendu son fils et lui-mme les
+regards sympathiques dont les passants saluaient cette dcoration, assez
+rare encore, et sa premire ide tait de considrer<a name="page_352" id="page_352"></a> comme des
+embusqus tous les militaires qu'il croisait dans la rue, mme lorsque
+ces militaires avaient une range de croix sur la poitrine et une
+multitude de galons sur les manches. Quant aux blesss qu'il voyait
+descendre de voiture en s'appuyant sur des cannes ou sur des bquilles,
+il prouvait leur gard une piti un peu ddaigneuse: ces malheureux
+n'taient pas aussi chanceux que son fils. Ah! son fils, lui, tait n
+sous une bonne toile! Il se tirait heureusement des plus grands
+dangers, et si, par hasard, il recevait quelque blessure, ni sa force ni
+sa beaut n'avaient en souffrir. Chose trange: cette blessure lgre
+qui n'avait eu pour Jules d'autre consquence que l'honneur d'une
+dcoration, inspirait Marcel une aveugle confiance. Puisque le jeune
+homme n'avait pas succomb dans une aventure si terrible, c'tait que,
+protg par le sort, il devait sortir indemne de tous les prils et
+qu'une prdestination mystrieuse lui assurait le salut.</p>
+
+<p>Quelquefois pourtant, Jules russit sortir seul en se sauvant par
+l'escalier de service comme un collgien. S'il tait heureux de se
+trouver dans sa famille, il n'tait pas fch non plus de revivre un peu
+sa vie de garon en compagnie d'Argensola. Mais d'ailleurs il semblait
+que la guerre lui et rendu quelque chose d'une ingnuit depuis
+longtemps perdue. Le don Juan qui avait eu tant d'amoureux triomphes
+dans les salons du Paris cosmopolite, se faisait prsent<a name="page_353" id="page_353"></a> un innocent
+plaisir d'aller avec son secrtaire passer la soire au <i>music-hall</i>
+ou au cinmatographe; et, pour ce qui tait des aventures galantes, il
+se contentait de refaire un brin de cour une ou deux honnestes dames
+auxquelles il avait jadis donn des leons de <i>tango</i>.</p>
+
+<p>Un aprs-midi, comme les deux amis remontaient les Champs-lyses, ils
+firent une rencontre particulirement intressante. Ce fut Argensola qui
+aperut le premier, quelque distance, monsieur et madame Laurier
+venant en sens inverse sur le mme trottoir. L'ingnieur, rtabli de ses
+blessures, n'avait perdu qu'un &#339;il, et il avait t renvoy du front
+son usine, rquisitionne par le gouvernement pour la fabrication des
+obus. Il portait les galons de capitaine et avait sur la poitrine la
+croix de la Lgion d'honneur. Argensola, qui n'avait rien ignor des
+amours de Jules, craignit pour celui-ci l'motion de cette rencontre
+inattendue, et il essaya de dtourner l'attention de son compagnon, de
+l'carter du chemin que suivait le couple. Mais Jules, qui venait de
+reconnatre les Laurier, comprit l'intention d'Argensola et lui dit avec
+un sourire devenu tout coup srieux et mme un peu triste:</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne veux pas que je la voie? Rassure-toi: nous sommes l'un et
+l'autre en tat de nous rencontrer sans danger et sans honte.</p>
+
+<p>Lorsque les Laurier passrent ct de lui, Jules<a name="page_354" id="page_354"></a> leur fit le salut
+militaire. Laurier rpondit correctement par le salut militaire, tandis
+que madame Laurier inclinait lgrement la tte, sans cesser de regarder
+droit devant elle. Puis, aprs quelques minutes de silence, Jules reprit
+d'une voix un peu rauque, mais ferme:</p>
+
+<p>&mdash;J'ai beaucoup aim cette femme et je l'aime encore. Je fais plus que
+de l'aimer: je l'admire. Son mari est un hros, et elle a raison de le
+prfrer moi. Je ne me pardonnerais pas d'avoir vol cette noble
+victime de la guerre celle qu'il adorait et dont il mritait d'tre
+ador.</p>
+
+<p>Peu aprs que Jules fut reparti pour le front, Luisa reut de sa s&#339;ur
+Hlna une lettre arrive clandestinement de Berlin par l'intermdiaire
+d'un consulat sud-amricain tabli en Suisse.</p>
+
+<p>Pauvre Hlna von Hartrott! La lettre, parvenue destination avec un
+mois de retard, ne contenait que des nouvelles funbres et des paroles
+de dsesprance. Deux de ses fils avaient t tus. L'un, Hermann, tout
+jeune encore, avait succomb en territoire occup par les Allemands; sa
+mre avait donc au moins la consolation de le savoir enterr au milieu
+de ses compagnons d'armes, et, aprs la guerre, elle pourrait le ramener
+ Berlin et pleurer sur la tombe de cet enfant chri. Mais l'autre, le
+capitaine Otto,<a name="page_355" id="page_355"></a> avait pri sur le territoire tenu par les Franais, et
+personne ne savait o; il serait donc impossible de retrouver ses restes
+confondus parmi des milliers de cadavres, et la malheureuse mre
+ignorerait ternellement l'endroit o se consumerait ce corps sorti de
+ses entrailles. Un troisime fils avait t grivement bless en
+Pologne. Les deux filles avaient perdu leurs fiancs. Quant Karl, il
+continuait prsider des socits pangermanistes et faire des projets
+d'entreprises colossales pour le temps qui suivrait la prochaine
+victoire; mais il avait beaucoup vieilli. Le savant de la famille,
+Julius, tait plus solide que jamais et travaillait fivreusement un
+livre qui le couvrirait de gloire: c'tait un trait o il tablissait
+thoriquement et pratiquement le compte des centaines de milliards que
+l'Allemagne devrait exiger de l'Europe aprs la victoire dcisive, et o
+il dressait la carte des rgions sur lesquelles il serait ncessaire
+d'tendre la domination ou au moins l'influence germanique dans les cinq
+parties du monde. La lettre d'Hlna se terminait par ce cri dsol: Tu
+comprendras mon dsespoir, ma chre s&#339;ur. Nous tions si heureux! Que
+Dieu chtie ceux qui ont dchan sur le monde tant de flaux! Notre
+empereur est innocent de ce crime. Ses ennemis seuls sont coupables de
+tout.</p>
+
+<p>De l'avenue Victor-Hugo, la bonne Luisa crut voir les pleurs verss
+Berlin par la triste Hlna, et elle<a name="page_356" id="page_356"></a> associa navement ses larmes
+celles de sa s&#339;ur. D'abord Marcel, un peu choqu d'une compassion si
+complaisante, ne dit rien: en dpit de la guerre, les deuils sur
+lesquels s'attendrissait sa femme taient des deuils de famille, et il
+admettait que les affections domestiques restassent dans une certaine
+mesure trangres aux haines nationales. Mais Luisa qui, faute de
+finesse, outrait parfois l'expression des plus naturels mois de son
+me, finit par agacer si fort les nerfs de son poux qu'il se regimba
+contre cette excessive sentimentalit.</p>
+
+<p>&mdash;Somme toute, dit-il un peu rudement, la guerre est la guerre, et, quoi
+que prtende ta s&#339;ur, ce sont les Allemands qui ont commenc. Quant
+moi, je m'intresse beaucoup plus Jules et ses compagnons d'armes
+qu'aux Hartrott, aux incendiaires de Louvain et aux bombardeurs de
+Reims. Si les fils d'Hlna ont t tus, tant pis pour eux.</p>
+
+<p>&mdash;Comme tu es dur! Comme tu manques de piti pour ceux qui succombent
+cet abominable carnage!</p>
+
+<p>&mdash;Non, j'ai de la piti plein le c&#339;ur; mais je ne la rpands point
+l'aveugle sur les innocents et sur les coupables. Le capitaine Otto et
+ses frres appartenaient cette caste militaire qui, durant
+quarante-quatre ans, avec une obstination muette et infatigable, a
+prpar le plus norme forfait qui ait jamais <a name="page_357" id="page_357"></a>ensanglant l'humanit.
+Et tu voudrais que je m'apitoyasse sur eux parce qu'ils ont subi le
+destin qu'ils prmditaient de faire subir aux autres?</p>
+
+<p>&mdash;Mais n'y a-t-il pas dans l'arme allemande, et mme parmi les
+officiers, une multitude de jeunes gens qui ne se destinaient point la
+carrire des armes, d'tudiants et de professeurs qui travaillaient en
+paix dans les bibliothques et dans les laboratoires, et qu'aujourd'hui
+la guerre fauche par milliers! Refuseras-tu ceux-l aussi toute
+compassion?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! oui, les universitaires! s'cria Marcel, se souvenant de quelques
+conversations qu'il avait eues sur ce sujet avec Tchernoff. Des soldats
+qui portent des livres dans leur sac et qui, aprs avoir fusill un lot
+de villageois ou saccag une ferme, lisent des potes et des philosophes
+ la lueur des incendies! Enfls de science comme un crapaud de venin,
+orgueilleux de leur prtendue intellectualit, ils se croient capables
+de faire prvaloir les plus excrables erreurs par une dialectique aussi
+lourde et aussi tortueuse que celle du moyen ge. Thse, antithse et
+synthse! En jonglant avec ces trois mots, ils se font forts de
+dmontrer qu'un fait accompli devient sacr par la seule raison du
+succs, que la libert et la justice sont de romantiques illusions, que
+le vrai bonheur pour les hommes est de vivre enrgiments la
+prussienne, que l'Allemagne a le droit d'tre la matresse du monde,
+<i>Deutschland ber alles!</i> et que<a name="page_358" id="page_358"></a> la Belgique est coupable de sa propre
+ruine parce qu'elle s'est dfendue contre les malandrins qui la
+violaient. Ces belliqueux sophistes ont contribu plus que n'importe qui
+ empoisonner l'me allemande. Le <i>Herr Professor</i> s'est employ par
+tous les moyens rveiller dans l'me teutonne les mauvais instincts
+assoupis, et peut-tre sa responsabilit est-elle plus grave que celle
+du <i>Herr Lieutenant</i>. Lorsque celui-ci poussait la guerre, il ne
+faisait qu'obir ses instincts professionnels. L'autre, en vertu mme
+de son ducation, de son instruction et de sa mission, aurait d se
+faire l'aptre de la justice et de l'humanit, et au contraire il n'a
+prch que la barbarie. Je lui prfre les Marocains froces, les
+farouches Hindoustaniques, les ngres la mentalit enfantine. Ce n'est
+point pour le <i>Herr Professor</i> que Jsus a dit: Pardonnez-leur, mon
+Dieu: car ils ne savent pas ce qu'ils font.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, chez les Allemands comme chez nous, il y a aussi de pauvres gens
+qui ne demandaient qu' vivre en paix, cultiver leur champ,
+travailler dans leur atelier, lever honntement leur famille.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne le nie pas et j'accorde volontiers ma commisration ces
+soldats obscurs, ces simples d'esprit et de c&#339;ur. Mais ne t'imagine
+pas que, mme dans la classe des paysans, des ouvriers de fabrique et
+des commis de magasin tous les Boches mritent l'indulgence. Cette race
+gloutonne, aux<a name="page_359" id="page_359"></a> intestins dmesurment longs, fut toujours encline
+voir dans la guerre un moyen de satisfaire ses apptits et l'exercer
+comme une industrie plus profitable que les autres. L'histoire des
+Germains n'est qu'une srie d'incursions dans les pays du Sud,
+incursions qui n'avaient pas d'autre objet que de voler les biens des
+populations tablies sur les rives tempres de la Mditerrane. Le
+peuple germanique n'a que trop bien conserv ces traditions de
+brigandage, et les Boches d'aujourd'hui ne sont ni moins cruels, ni
+moins avides, ni moins pillards que les Boches d'autrefois. Si le
+kronprinz, les princes et les gnraux dvalisent les muses, les
+collections, les salons artistiques, l'homme du peuple, lui, fracture
+les armoires des fermes, y agrippe l'argent et le linge de corps pour
+les envoyer sa femme et ses mioches. Quand j'tais Villeblanche,
+on m'a lu des lettres trouves dans les poches de prisonniers et de
+morts allemands: c'tait un hideux mlange de cruaut sauvage et de
+brutale convoitise. N'aie pas de piti pour les pantalons rouges,
+crivaient les Gretchen leurs Wilhelm. Tue tout, mme les petits
+enfants... Nous te remercions pour les souliers; mais notre fillette ne
+peut pas les mettre: ils sont trop troits... Tche d'attraper une bonne
+montre: cela me dispensera d'en acheter une notre an... Notre voisin
+le capitaine a donn comme souvenir de la guerre son pouse un collier
+de perles; mais toi, tu<a name="page_360" id="page_360"></a> ne nous envoies que des choses insignifiantes.</p>
+
+<p>Et la bonne Luisa, ahurie par ce dbordement soudain d'loquence et de
+textes justificatifs, se contenta de rpondre son mari par une
+nouvelle crise de larmes.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p>Au commencement de l'automne, l'inquitude fut grande chez Lacour et
+chez les Desnoyers: pendant quinze jours, ni le pre ni la fiance ne
+reurent de Ren le moindre bout de lettre. Le snateur errait d'un
+bureau l'autre dans les couloirs du ministre de la Guerre, pour
+tcher d'obtenir des renseignements. Lorsque enfin il put en avoir,
+l'inquitude se changea en consternation. Le sous-lieutenant
+d'artillerie avait t grivement bless en Champagne; un projectile,
+clatant sur sa batterie, avait tu plusieurs hommes et mutil
+l'officier qui les commandait.</p>
+
+<p>Le malheureux pre, cessant de poser pour le grand homme et de radoter
+sur ses glorieux anctres, versa sans vergogne des larmes sincres.
+Quant Chichi, blme, tremblante, affole, elle rptait avec une
+douloureuse obstination qu'elle voulait partir tout de suite, tout de
+suite, pour aller voir son petit soldat, et Marcel eut beaucoup de
+peine lui faire comprendre que cette visite tait absolument
+impossible, puisqu'on ne savait pas encore quelle ambulance tait le
+bless.<a name="page_361" id="page_361"></a></p>
+
+<p>Les actives dmarches du snateur firent que, quelques jours plus tard,
+Ren fut ramen dans un hpital de Paris. Quel triste spectacle pour
+ceux qui l'aimaient! Le sous-lieutenant tait dans un tat lamentable;
+envelopp de bandages comme une momie gyptienne, il avait des blessures
+ la tte, au buste, aux jambes, et l'une de ses mains avait t
+emporte par un clat d'obus. Cela ne l'empcha pas de sourire sa
+mre, son pre, Chichi, Desnoyers, et de leur dire, d'une voix
+faible, qu'aucune de ces blessures ne paraissait mortelle et qu'il tait
+content d'avoir bien servi sa patrie.</p>
+
+<p>Au bout de six semaines, Ren entra en convalescence. Mais, lorsque
+Marcel et Chichi le virent pour la premire fois debout et dbarrass de
+ses bandages, ils prouvrent moins de joie que de compassion. Marcel
+avait peine reconnatre en lui le garon d'une beaut dlicate et mme
+un peu fminine auquel il avait promis sa fille; ce qu'il voyait,
+c'tait un visage sillonn d'une demi-douzaine de cicatrices violaces,
+une manche o l'avant-bras manquait, une jambe encore raide qui tardait
+ recouvrer sa flexibilit et qui ne permettait au convalescent de
+marcher qu'avec l'aide d'une bquille. Mais Chichi, aprs un sursaut de
+surprise qu'elle n'avait point russi rprimer, eut assez de force sur
+elle-mme pour ne montrer que de l'allgresse. Avec la gnrosit de sa
+nature primesautire, elle avait pris soudain le<a name="page_362" id="page_362"></a> bon parti,
+c'est--dire le parti de l'amour fidle et du noble dvouement. Si son
+petit soldat avait t maltrait par la guerre, c'tait une raison de
+plus pour qu'elle l'entourt d'une tendresse consolatrice et
+protectrice.</p>
+
+<p>Ds que Ren fut autoris sortir de l'hpital, Chichi voulut
+l'accompagner avec sa mre la promenade. Si, quand ils traversaient
+une rue, un chauffeur ou un cocher ne retenaient pas leur voiture pour
+laisser passer l'infirme, elle leur jetait un regard furibond et les
+traitait mentalement d'embusqus. Elle palpitait de satisfaction et
+d'orgueil lorsqu'elle changeait un salut avec des amies, et ses yeux
+leur disaient: Oui, c'est mon fianc, un hros! Elle ne pouvait
+s'empcher de jeter de temps autre un coup d'&#339;il oblique sur la croix
+de guerre et sur l'uniforme de son compagnon. Elle tenait
+essentiellement ce que cet uniforme, dfrachi et tach par le service
+du front, ne ft remplac par un autre que le plus tard possible: car le
+vieil uniforme tait un certificat de valeur guerrire, tandis que
+l'uniforme neuf aurait pu suggrer aux passants l'ide d'un emploi dans
+les bureaux. Non, non; cette croix-l, son petit soldat ne l'avait pas
+gagne au ministre de la Guerre!</p>
+
+<p>&mdash;Appuie-toi sur moi! rptait-elle tout moment.</p>
+
+<p>Ren se servait encore d'une canne, mais il commenait marcher sans
+difficult. Elle n'en exigeait<a name="page_363" id="page_363"></a> pas moins qu'il lui donnt le bras. Elle
+avait un perptuel besoin de le soigner, de l'aider comme un enfant, et
+elle tait presque fche de le voir se rtablir si vite.</p>
+
+<p>Lorsqu'il n'eut plus besoin de canne pour marcher, Desnoyers et le
+snateur jugrent que le moment tait venu de donner ce gracieux roman
+le dnouement naturel. Pourquoi retarder plus longtemps les noces? La
+guerre n'tait pas un obstacle, et il semblait mme qu'elle rendt les
+mariages plus nombreux.</p>
+
+<p>Eu gard aux circonstances, les crmonies nuptiales s'accomplirent dans
+l'intimit, en prsence d'une douzaine de parents et d'amis. Ce n'tait
+pas prcisment ce que Marcel avait rv pour sa fille; il aurait
+prfr des noces magnifiques, dont les journaux auraient longuement
+parl; mais, en somme, il n'avait pas lieu de se plaindre. Chichi tait
+heureuse; elle avait pour mari un homme de c&#339;ur et pour beau-pre un
+personnage influent qui saurait assurer l'avenir de ses enfants et de
+ses petits-enfants. Au surplus, les affaires allaient merveille et
+jamais les produits argentins ne s'taient vendus un prix aussi lev
+que depuis la guerre. Il n'y avait donc aucune raison pour se plaindre,
+et le millionnaire avait retrouv presque tout son optimisme.</p>
+
+<p>Marcel venait de passer l'aprs-midi l'atelier, o<a name="page_364" id="page_364"></a> il avait eu le
+plaisir de causer avec Argensola des bonnes nouvelles que les journaux
+publiaient depuis plusieurs jours. Les Franais avaient commenc en
+Champagne une offensive qui leur avait valu une forte avance et beaucoup
+de prisonniers. Sans doute ces succs avaient d coter de lourdes
+pertes en hommes; mais cela ne donnait aucun souci Marcel, parce qu'il
+tait persuad que Jules ne se trouvait pas sur cette partie du front.
+La veille, il avait reu de son fils une lettre rassurante crite huit
+ou dix jours auparavant; car presque toutes les lettres arrivaient alors
+avec un long retard. Le sous-lieutenant s'y montrait de bonne et
+vaillante humeur; il tait dj propos pour les deux galons d'or, et
+son nom figurait au tableau de la Lgion d'honneur.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous l'avais bien dit! rptait Argensola. Vous serez le pre d'un
+gnral de vingt-cinq ans, comme au temps de la Rvolution.</p>
+
+<p>Lorsqu'il rentra chez lui, un domestique lui dit que, en l'absence de
+Luisa, M. Lacour et M. Ren l'attendaient seuls au salon. Ds le premier
+coup d'&#339;il, l'attitude solennelle et la mine lugubre des visiteurs
+l'avertirent qu'ils taient venus pour une communication pnible.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien? leur demanda-t-il d'une voix subitement altre par
+l'angoisse.</p>
+
+<p>&mdash;Mon pauvre ami...<a name="page_365" id="page_365"></a></p>
+
+<p>Ce mot suffit pour que le pre devint le cruel message qu'ils lui
+apportaient.</p>
+
+<p>&mdash;O mon fils!... balbutia-t-il en s'affaissant dans un fauteuil.</p>
+
+<p>Le snateur venait d'apprendre la funeste nouvelle au ministre de la
+Guerre. Jules avait t tu ds le dbut de l'offensive, prs d'un
+village dont le rapport officiel donnait le nom; et ce rapport
+spcifiait que le sous-lieutenant avait t enterr par ses camarades
+dans un de ces cimetires improviss qui se forment sur les champs de
+bataille.</p>
+
+<p>La mort de Jules fut un coup terrible pour les Desnoyers. Le snateur
+usa de tout son crdit pour leur procurer au moins la triste consolation
+de rechercher la tombe de leur fils et de pleurer sur la terre qui
+recouvrait la chre dpouille. Avant d'obtenir du grand tat-major
+l'autorisation ncessaire, il dut multiplier les dmarches, forcer de
+nombreux obstacles; mais il insista avec tant d'opinitret et mit en
+mouvement de si puissantes influences qu'il finit par atteindre son but.
+Le ministre donna ordre de mettre la disposition de la famille
+Desnoyers une automobile militaire et de la faire accompagner par un
+sous-officier qui, ayant appartenu la compagnie de Jules et ayant
+assist au combat o celui-ci avait t tu, russirait probablement
+retrouver la tombe. Lacour, retenu Paris par ses devoirs d'homme
+politique,&mdash;il ne pouvait se dispenser d'assister <a name="page_366" id="page_366"></a> une importante
+sance o l'on craignait que le ministre ft mis en minorit,&mdash;eut le
+regret de ne pas accompagner ses amis dans leur triste plerinage.</p>
+
+<p>L'automobile avanait lentement, sous le ciel livide d'une matine
+d'hiver. De tous cts, dans le lointain de la campagne grise, on
+apercevait des palpitations de choses blanches runies par grands ou par
+petits groupes, et qui auraient voqu l'ide d'normes papillons
+voletant par bandes sur la campagne, si la rigueur de la saison n'avait
+rendu cette hypothse impossible. A mesure que l'on approchait, ces
+palpitations blanches semblaient se colorer de teintes nouvelles, se
+tacher de rouge et de bleu. C'taient de petits drapeaux qui, par
+centaines, par milliers, frmissaient au souffle du vent glacial. La
+pluie en avait dlav les couleurs; l'humidit en avait rong les bords;
+de quelques-uns il ne restait que la hampe, laquelle pendillait un
+lambeau d'toffe. Chaque drapeau abritait une petite croix de bois,
+tantt peinte en noir, tantt brute, tantt forme simplement de deux
+btons.</p>
+
+<p>&mdash;Que de morts! soupira Marcel en promenant ses regards sur la sinistre
+ncropole.</p>
+
+<p>Marcel, Luisa et Chichi taient en grand deuil. Ren, qui accompagnait
+sa femme, portait encore l'uniforme de l'arme active; malgr ses
+blessures, il n'avait pas voulu quitter le service, et il avait t<a name="page_367" id="page_367"></a>
+attach une fabrique de munitions jusqu' la fin de la guerre.</p>
+
+<p>Ren avait sur ses genoux la carte du champ de bataille et posait des
+questions au sous-officier. Celui-ci ne reconnaissait pas bien les lieux
+o s'tait livr le combat: il avait vu ce terrain boulevers par des
+rafales d'obus et couvert d'hommes; la solitude et le silence le
+dsorientaient.</p>
+
+<p>L'automobile avana entre les groupes pars des spultures, d'abord par
+le grand chemin uni et jauntre, puis par des chemins transversaux qui
+n'taient que de tortueuses fondrires, des bourbiers aux ornires
+profondes, o la voiture sautait rudement sur ses ressorts.</p>
+
+<p>&mdash;Que de morts! rpta Chichi en considrant la multitude des croix qui
+dfilaient droite et gauche.</p>
+
+<p>Luisa, les yeux baisss, grenait son chapelet et murmurait
+machinalement:</p>
+
+<p>&mdash;Ayez piti d'eux, Seigneur! Ayez piti d'eux, Seigneur!</p>
+
+<p>Ils taient arrivs l'endroit o avait eu lieu le plus terrible de la
+bataille, la lutte la mode antique, le corps corps hors des
+tranches, la mle farouche o l'on se bat avec la baonnette, avec la
+crosse du fusil, avec le couteau, avec les poings, avec les dents. Le
+guide commenait se reconnatre, indiquait diffrents points de
+l'horizon. L-bas taient<a name="page_368" id="page_368"></a> les tirailleurs africains; un peu plus loin,
+les chasseurs; l'infanterie de ligne avait charg des deux cts du
+chemin, et toutes ces fosses taient les siennes. L'automobile fit
+halte, et Ren descendit pour lire les inscriptions des croix.</p>
+
+<p>La plupart des spultures contenaient plusieurs morts, dont les kpis ou
+les casques taient accrochs aux bras de la croix, et ces effets
+militaires commenaient se pourrir ou se rouiller. Sur quelques-unes
+des spultures, des couronnes, mises l par pit, noircissaient et se
+dfaisaient. Presque partout le nombre des corps inhums avait t
+indiqu par un chiffre sur le bois de la croix, et tantt ce chiffre
+apparaissait nettement, tantt il tait dj peu lisible, quelquefois il
+tait tout fait effac. De tous ces hommes disparus en pleine jeunesse
+rien ne survivrait, pas mme un nom sur un tombeau. La seule chose qui
+resterait d'eux, ce serait le souvenir qui, le soir, ferait soupirer
+quelque vieille paysanne conduisant sa vache sur un chemin de France, ou
+celui d'une pauvre veuve qui, l'heure o ses petits enfants
+reviendraient de l'cole, vtus de blouses noires, n'aurait leur
+donner qu'un morceau de pain sec et penserait au pre dont ils auraient
+peut-tre oubli dj le visage.</p>
+
+<p>&mdash;Ayez piti d'eux, Seigneur! continuait murmurer Luisa. Ayez piti de
+leurs mres, de leurs femmes veuves, de leurs enfants orphelins!<a name="page_369" id="page_369"></a></p>
+
+<p>Il y avait aussi, relgues un peu l'cart, de longues, trs longues
+fosses sans drapeaux et sans couronnes, avec une simple croix qui
+portait un criteau. Elles taient entoures d'une clture de piquets,
+et la terre du monticule tait blanchie par la chaux qui s'y tait
+mlange. On lisait sur l'criteau des chiffres d'un effrayant
+laconisme: 200... 300... 400... Ces chiffres dconcertaient
+l'imagination qui rpugnait se reprsenter les files superposes des
+cadavres couchs par centaines dans l'norme trou, avec leurs vtements
+en lambeaux, leurs courroies rompues, leurs casques bossels, leurs
+bottes terreuses: horrible masse de chairs liqufies par la
+dcomposition cadavrique, et o les yeux vitreux, les bouches
+grimaantes, les c&#339;urs teints se fondaient dans une mme fange. Et
+pourtant, cette ide, Marcel ne put s'empcher d'prouver une sorte de
+joie froce: son fils tait mort, mais il avait t bien veng!</p>
+
+<p>Sur les indications du guide, l'automobile avana encore un peu et prit
+ travers champs pour gagner un certain groupe de tombes. Sans aucun
+doute, c'tait l que le rgiment de Jules s'tait battu. Les
+pneumatiques s'enfonaient dans la glbe et aplatissaient les sillons
+ouverts par la charrue; car le travail de l'homme avait recommenc sur
+ces charniers o les labours s'tendaient ct des fosses et o la
+vgtation naissante annonait le printemps prochain. Dj les herbes et
+les broussailles se couvraient de<a name="page_370" id="page_370"></a> boutons gonfls de sve, et, sous les
+premires caresses du soleil, les pointes vertes des bls annonaient
+qu'en dpit des haines et des massacres la nature nourricire continuait
+ laborer pour les hommes les inpuisables ressources de la vie.</p>
+
+<p>&mdash;Nous y sommes, dit le guide.</p>
+
+<p>Alors Marcel, Luisa et Chichi mirent aussi pied terre, et la promenade
+funbre commena entre les tombes. Ren et le sous-officier allaient
+devant, dchiffraient les inscriptions, s'arrtaient un moment devant
+celles qui taient difficiles lire, puis continuaient leurs
+recherches. Chichi marchait quelques pas derrire eux, taciturne et
+sombre. Marcel et Luisa les suivaient de loin, pniblement, les pieds
+lourds de terre molle, les jambes flageolantes, le c&#339;ur serr.</p>
+
+<p>Une demi-heure s'coula sans que l'on trouvt rien. Toujours des noms
+inconnus, des croix anonymes, des inscriptions qui indiquaient les
+chiffres d'autres rgiments. Les deux vieillards ne tenaient plus debout
+et commenaient dsesprer de retrouver la tombe de leur fils. Ce fut
+Chichi qui tout coup poussa un cri:</p>
+
+<p>&mdash;La voil!</p>
+
+<p>Ils se runirent devant un monceau de terre qui avait vaguement la forme
+d'un cercueil et qui commenait se couvrir d'herbe. Il y avait au
+chevet une croix sur laquelle un compagnon d'armes avait grav avec la
+pointe de son couteau le nom de Desnoyers,<a name="page_371" id="page_371"></a> puis, en abrg, le grade,
+le rgiment et la compagnie.</p>
+
+<p>Luisa et Chichi s'taient agenouilles sur le sol humide et
+sanglotaient. Le pre regardait fixement, avec une sorte de stupeur, la
+croix et le monceau de terre. Ren et le sous-officier se taisaient, la
+tte basse. Ils avaient tous l'esprit hant de questions sinistres, en
+songeant ce cadavre que la glbe recouvrait de son mystre. Jules
+tait-il tomb foudroy? Avait-il rendu l'me dans la srnit de
+l'inconscience? Avait-il au contraire endur la torture du bless qui
+meurt lentement de soif, de faim et de froid, et qui, dans une agonie
+lucide, sent la mort gagner peu peu sa tte et son c&#339;ur? Le coup fatal
+avait-il respect la beaut de ce jeune corps, et la balle meurtrire
+n'y avait-elle fait qu'un trou presque imperceptible, au front, la
+poitrine? Ou le projectile avait-il horriblement ravag ces chairs
+saines et mis en lambeaux cet organisme vigoureux? Questions qui
+resteraient ternellement sans rponse. Jamais ceux qui l'avaient aim
+n'auraient la douloureuse consolation de connatre les circonstances de
+sa mort.</p>
+
+<p>Chichi se releva, s'en alla sans rien dire vers l'automobile, revint
+avec une couronne et une gerbe de fleurs. Elle suspendit la couronne
+la croix, mit un bouquet au chevet de la tombe, sema la surface du
+tertre les ptales des roses qu'elle effeuillait gravement,
+solennellement, comme si elle accomplissait un rite religieux.<a name="page_372" id="page_372"></a></p>
+
+<p>Cela fait, Marcel et Luisa, prcds par le sous-officier, s'en
+retournrent silencieusement vers l'automobile, tandis que Chichi et
+Ren s'attardaient encore quelques minutes prs de la tombe.</p>
+
+<p>Les vieux poux, accabls, marchaient au flanc l'un de l'autre; mais
+leurs penses muettes suivaient des voies diffrentes.</p>
+
+<p>Luisa, mue par la bont naturelle de son c&#339;ur et par les mystiques
+enseignements de la charit chrtienne, se dtachait peu peu de la
+contemplation de sa propre douleur pour compatir la douleur d'autrui.
+Elle s'imaginait voir par del les lignes ennemies sa s&#339;ur Hlna
+cheminant aussi parmi des tombes, dchiffrant sur l'une d'elles le nom
+d'un fils chri, et sanglotant plus dsesprment encore l'ide d'un
+autre fils dont elle ne connatrait jamais la spulture. Partout, hlas!
+les douleurs humaines taient les mmes, et la cruelle galit dans la
+souffrance donnait tous un droit gal au pardon.</p>
+
+<p>Marcel, au contraire, en homme d'action qui la vie a enseign que
+chacun porte ici-bas la responsabilit de ses fautes, songeait
+l'invitable chtiment des criminels qui avaient ramen dans le monde la
+Bte apocalyptique et ouvert la carrire aux horribles cavaliers par
+lesquels Tchernoff se plaisait symboliser les flaux de la guerre. Ce
+chtiment, Marcel tait trop g peut-tre pour avoir la profonde
+satisfaction d'en tre tmoin; la mort de son fils avait brusquement<a name="page_373" id="page_373"></a>
+fait de lui un vieillard, et il pressentait qu'il n'avait plus que
+quelques mois vivre; mais il n'en tait pas moins convaincu que tt ou
+tard justice serait faite, et faite sans misricorde. L'indulgence
+l'gard de ceux qui ont voulu dlibrment le mal est une complicit.
+Celui qui pardonne l'assassin trahit la victime. Il est bon que la
+guerre dvore ses enfants, et, quand on a tir l'pe, on doit prir par
+l'pe.</p>
+
+<p>En arrire, pendant que Ren attachait la croix le bouquet et la
+couronne, Chichi tait monte sur un tas de terre qui renfermait
+peut-tre des cadavres, et, debout, les sourcils froncs, en comprimant
+de ses deux mains l'envole de ses jupes agites par la bise, elle
+contemplait la vaste ncropole. Le souvenir de son frre Jules avait
+pass au second plan dans sa mmoire, et l'aspect de ce champ de mort la
+faisait surtout penser aux vivants. Ses yeux se fixrent sur Ren.
+Peut-tre songeait-elle que son mari n'avait pas t expos un moindre
+pril que son frre, et que c'tait pour elle un bonheur quasi
+miraculeux de l'avoir encore sauf et robuste malgr les cicatrices et
+les mutilations.</p>
+
+<p>&mdash;Et dire, mon pauvre petit, pronona-t-elle enfin haute voix, qu'en
+ce moment tu pourrais tre sous terre, comme tant d'autres malheureux!</p>
+
+<p>Ren la regarda, sourit mlancoliquement. Oui, ce qu'elle venait de dire
+tait vrai; mais la destine s'tait montre clmente pour lui,
+puisqu'elle l'avait<a name="page_374" id="page_374"></a> conserv la tendresse d'une jeune femme gnreuse
+qui tait fire du mari mutil et qui le trouvait plus beau avec ses
+cicatrices.</p>
+
+<p>&mdash;Viens! ajouta Chichi imprieusement. J'ai quelque chose te dire.</p>
+
+<p>Il monta prs d'elle sur le tas de terre. Et alors, comme si, au milieu
+de ce champ funbre, elle sentait mieux la joie triomphante de la vie,
+elle lui jeta les bras autour du cou, l'treignit contre son sein qui
+exhalait un chaud parfum d'amour, lui imprima sur la bouche un baiser
+qui mordait. Et ses jupes, libres au vent, moulrent la courbe superbe
+de sa taille o se dessinaient dj les rondeurs de la maternit.</p>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="c">FIN</p>
+
+<h2><a name="TABLE" id="TABLE"></a>TABLE</h2>
+<table border="0" cellpadding="2" cellspacing="0" summary=""
+style="font-weight:bold;">
+
+<tr><td align="right"><a href="#I">I</a></td><td>&mdash;</td><td>DE BUENOS-AIRES A PARIS</td><td align="right" valign="bottom"><a href="#page_001">1</a></td></tr>
+
+<tr><td align="right"><a href="#II">II</a></td><td>&mdash;</td><td>LA FAMILLE DESNOYERS</td><td align="right" valign="bottom"><a href="#page_035">35</a></td></tr>
+
+<tr><td align="right"><a href="#III">III</a></td><td>&mdash;</td><td>LE COUSIN DE BERLIN</td><td align="right" valign="bottom"><a href="#page_075">75</a></td></tr>
+
+<tr><td align="right"><a href="#IV">IV</a></td><td>&mdash;</td><td>O APPARAISSENT LES QUATRE CAVALIERS &nbsp; &nbsp; </td><td align="right" valign="bottom"><a href="#page_104">104</a></td></tr>
+
+<tr><td align="right"><a href="#V">V</a></td><td>&mdash;</td><td>PERPLEXITS ET DSARROI</td><td align="right" valign="bottom"><a href="#page_129">129</a></td></tr>
+
+<tr><td align="right"><a href="#VI">VI</a></td><td>&mdash;</td><td>EN RETRAITE</td><td align="right" valign="bottom"><a href="#page_172">172</a></td></tr>
+
+<tr><td align="right"><a href="#VII">VII</a></td><td>&mdash;</td><td>PRS DE LA GROTTE SACRE</td><td align="right" valign="bottom"><a href="#page_196">196</a></td></tr>
+
+<tr><td align="right"><a href="#VIII">VIII</a></td><td>&mdash;</td><td>L'INVASION</td><td align="right" valign="bottom"><a href="#page_222">222</a></td></tr>
+
+<tr><td align="right"><a href="#IX">IX</a></td><td>&mdash;</td><td>LA RECULADE</td><td align="right" valign="bottom"><a href="#page_269">269</a></td></tr>
+
+<tr><td align="right"><a href="#X">X</a></td><td>&mdash;</td><td>APRS LA MARNE</td><td align="right" valign="bottom"><a href="#page_295">295</a></td></tr>
+
+<tr><td align="right"><a href="#XI">XI</a></td><td>&mdash;</td><td>LA GUERRE</td><td align="right" valign="bottom"><a href="#page_317">317</a></td></tr>
+
+<tr><td align="right"><a href="#XII">XII</a></td><td>&mdash;</td><td>GLORIEUSES VICTIMES</td><td align="right" valign="bottom"><a href="#page_348">348</a></td></tr>
+</table>
+
+<p>&nbsp;</p>
+
+<p class="c">671-17.&mdash;Coulommiers. Imp. PAUL BRODARD.&mdash;7-18.</p>
+
+<p class="c">7157-9-17.<a name="page_376" id="page_376"></a></p>
+
+<div class="footnotes"><p class="cb">NOTES:</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_A_1" id="Footnote_A_1"></a><a href="#FNanchor_A_1"><span class="label">[A]</span></a> <i>Los cuatro jinetes del Apocalipsis, novela,</i> par Vicente
+Blasco Ibez; Prometeo, Sociedad editorial, Germanias, Valencia,
+[1916].&mdash;La prsente traduction est plus courte que l'original. Les
+coupures et les remaniements ont t approuvs par l'auteur.&mdash;G. H.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_B_2" id="Footnote_B_2"></a><a href="#FNanchor_B_2"><span class="label">[B]</span></a> En vertu de la lgislation argentine, Jules Desnoyers, n
+en Argentine de Marcel Desnoyers, colon franais, tait Argentin par le
+seul fait de sa naissance.&mdash;G. H.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_C_3" id="Footnote_C_3"></a><a href="#FNanchor_C_3"><span class="label">[C]</span></a> Nom qu'on donne dans l'Amrique du Sud aux domaines
+ruraux.&mdash;G. H.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_D_4" id="Footnote_D_4"></a><a href="#FNanchor_D_4"><span class="label">[D]</span></a> Airs de danse.&mdash;G. H.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_E_5" id="Footnote_E_5"></a><a href="#FNanchor_E_5"><span class="label">[E]</span></a> Pice de monnaie qui vaut cinq francs.&mdash;G. H.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_F_6" id="Footnote_F_6"></a><a href="#FNanchor_F_6"><span class="label">[F]</span></a> Ferme o l'on fait l'levage.&mdash;G. H.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_G_7" id="Footnote_G_7"></a><a href="#FNanchor_G_7"><span class="label">[G]</span></a> Prire de ne pas piller. Ce sont des personnes
+bienveillantes.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_H_8" id="Footnote_H_8"></a><a href="#FNanchor_H_8"><span class="label">[H]</span></a> Quoique de nationalit argentine, Jules a pu s'engager dans
+un rgiment franais en raison de la nationalit franaise de son
+pre.&mdash;G. H.</p></div>
+
+</div>
+<hr class="full" />
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Les quatre cavaliers de l'apocalypse, by
+Vicente Blasco Ibez and G. Hrelle
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES QUATRE CAVALIERS ***
+
+***** This file should be named 39492-h.htm or 39492-h.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
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+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
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+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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