summaryrefslogtreecommitdiff
diff options
context:
space:
mode:
authorRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-14 20:08:16 -0700
committerRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-14 20:08:16 -0700
commit9525783d8d7225f6f75b9acc6c3f02a3ca55466a (patch)
treed88c75c6d9c59bd8a45763c3264ce32569b4ba86
initial commit of ebook 37567HEADmain
-rw-r--r--.gitattributes3
-rw-r--r--37567-0.txt7339
-rw-r--r--37567-0.zipbin0 -> 165814 bytes
-rw-r--r--37567-8.txt7339
-rw-r--r--37567-8.zipbin0 -> 164258 bytes
-rw-r--r--37567-h.zipbin0 -> 453099 bytes
-rw-r--r--37567-h/37567-h.htm7700
-rw-r--r--37567-h/images/ill_pg_144.pngbin0 -> 35935 bytes
-rw-r--r--37567-h/images/ill_pg_144_sml.pngbin0 -> 6099 bytes
-rw-r--r--37567-h/images/ill_pg_157.pngbin0 -> 80550 bytes
-rw-r--r--37567-h/images/ill_pg_157_sml.pngbin0 -> 21950 bytes
-rw-r--r--37567-h/images/ill_pg_191.pngbin0 -> 9444 bytes
-rw-r--r--37567-h/images/ill_pg_191_sml.pngbin0 -> 1269 bytes
-rw-r--r--37567-h/images/ill_pg_192.pngbin0 -> 70151 bytes
-rw-r--r--37567-h/images/ill_pg_192_sml.pngbin0 -> 16916 bytes
-rw-r--r--37567-h/images/ill_pg_223.pngbin0 -> 19360 bytes
-rw-r--r--37567-h/images/ill_pg_223_sml.pngbin0 -> 2263 bytes
-rw-r--r--37567-h/images/ill_pg_224.pngbin0 -> 10143 bytes
-rw-r--r--37567-h/images/ill_pg_224_sml.pngbin0 -> 2278 bytes
-rw-r--r--LICENSE.txt11
-rw-r--r--README.md2
21 files changed, 22394 insertions, 0 deletions
diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes
new file mode 100644
index 0000000..6833f05
--- /dev/null
+++ b/.gitattributes
@@ -0,0 +1,3 @@
+* text=auto
+*.txt text
+*.md text
diff --git a/37567-0.txt b/37567-0.txt
new file mode 100644
index 0000000..47ca2b5
--- /dev/null
+++ b/37567-0.txt
@@ -0,0 +1,7339 @@
+The Project Gutenberg EBook of Voyage musical en Allemagne et en Italie, II, by
+Hector Berlioz
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Voyage musical en Allemagne et en Italie, II
+
+Author: Hector Berlioz
+
+Release Date: September 29, 2011 [EBook #37567]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: UTF-8
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK VOYAGE MUSICAL II ***
+
+
+
+
+Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
+Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
+produced from images available at the Bibliothèque nationale
+de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+VOYAGE MUSICAL
+
+EN ALLEMAGNE
+
+ET
+
+EN ITALIE.
+
+
+
+
+SÈVRES--M. CERF. IMPRIMEUR. 444, RUE ROYALE.
+
+
+
+
+VOYAGE MUSICAL
+
+EN
+
+ALLEMAGNE
+
+ET
+
+EN ITALIE.
+
+ÉTUDES SUR BEETHOVEN, GLUCK ET WEBER.
+
+MÉLANGES ET NOUVELLES.
+
+PAR HECTOR BERLIOZ.
+
+2
+
+PARIS
+
+JULES LABITTE, LIBRAIRE-ÉDITEUR,
+Nº 3. QUAI VOLTAIRE.
+
+1844
+
+
+
+
+VOYAGE MUSICAL
+
+EN ITALIE.
+
+
+
+
+I
+
+CONCOURS DE COMPOSITION MUSICALE A L'INSTITUT.
+
+
+_Je dirai: J'étais là, telle chose m'advint._
+
+Il faut dire aussi pourquoi j'étais là, car on ne s'en douterait guère.
+
+En effet, que peut aller chercher aujourd'hui un musicien en Italie?
+Irait-il y entendre les chefs-d'œuvre de l'ancienne école? on ne les
+exécute nulle part. Ceux de l'école moderne? on les représente
+habituellement à Paris. Se proposerait-il d'y étudier l'art du chant?
+C'est bien, il est vrai, la terre classique des chanteurs; mais ceux-ci
+n'ont pas plutôt acquis un talent un peu remarquable, que nous les
+voyons accourir en France. Les Rubini, Tamburini, Grisi, Persiani,
+Ronconi, Salvi, ont fondé ou consolidé leur réputation à Paris, et ils y
+passent, en général, une bonne partie de leur vie d'artiste. Se
+livre-t-il à l'étude de la musique instrumentale? c'est le Rhin qu'il
+faut passer et non les Alpes. Toutes ces raisons sont excellentes, sans
+doute; je me bornerai à répondre que, si je suis allé en Italie sous
+prétexte de musique, c'est par arrêt de l'Académie. J'ai obtenu, comme
+tant d'autres, le grand prix de composition musicale au concours annuel
+de l'Institut; et si le lecteur est curieux de savoir comment se faisait
+ce concours, à l'époque où je m'y présentai, je puis le lui apprendre.
+
+Faire connaître quels sont chaque année ceux des jeunes compositeurs
+français qui offrent le plus de garanties pour l'avenir de l'art, et les
+encourager en les mettant, au moyen d'une pension, dans le cas de
+s'occuper librement et exclusivement pendant cinq ans de leurs études,
+tel est le double but de l'institution du prix de Rome, telle a été
+l'intention du gouvernement qui l'a fondée. Toutefois, voici les moyens
+qu'on employait encore il y a quelques années, pour remplir l'une et
+parvenir à l'autre. Les choses ont un peu changé depuis lors, mais bien
+peu.
+
+Les _faits_ que je vais citer paraîtront sans doute fort extraordinaires
+et improbables à la plupart des lecteurs, mais comme j'ai eu l'honneur
+d'obtenir successivement le second et le premier grand prix au concours
+de l'Institut, je ne dirai rien que je n'aie vu moi-même, et dont je ne
+sois parfaitement sûr. Cette circonstance d'ailleurs me permet de dire
+librement toute ma pensée sans crainte de voir attribuer à l'aigreur
+d'une vanité blessée ce qui n'est que l'expression de mon amour de l'art
+et de ma conviction intime.
+
+Tous les Français, ou naturalisés Français, âgés de moins de trente ans,
+pouvaient, et peuvent encore, aux termes du réglement, être admis au
+concours.
+
+Quand l'époque en avait été fixée, les candidats venaient s'inscrire au
+secrétariat de l'Institut. Ils subissaient ensuite un examen
+préparatoire, nommé _concours préliminaire_, qui avait pour but de
+désigner parmi les aspirants les cinq ou six élèves les plus avancés.
+
+Le sujet du grand concours devait être une _scène lyrique sérieuse pour
+une ou deux voix et orchestre_; et les candidats, afin de prouver qu'ils
+possédaient le sentiment de la mélodie et de l'expression dramatique,
+l'art de l'instrumentation et les autres qualités indispensables pour un
+tel ouvrage, étaient tenus d'écrire une _fugue vocale_. On leur
+accordait une journée entière pour ce travail. _Chaque fugue devait être
+signée._
+
+Le lendemain, les membres de la section de musique de l'Institut se
+rassemblaient, lisaient les fugues, et faisaient un choix trop souvent
+entaché de partialité, car un certain nombre des manuscrits _signés_
+appartenait toujours à des élèves de messieurs les académiciens.
+
+Les votes recueillis et les concurrents désignés, ceux-ci devaient se
+représenter bientôt après pour recevoir les paroles de la scène ou
+cantate qu'ils allaient avoir à mettre en musique, et _entrer en loge_.
+M. le secrétaire perpétuel de l'Académie des Beaux-Arts leur dictait
+collectivement le classique poème, qui commençait presque toujours
+ainsi:
+
+ Déjà l'Aurore aux doigts de rose.
+
+Ou:
+
+ Déjà le jour naissant ranime la nature.
+
+Ou:
+
+ Déjà d'un doux éclat l'horizon se colore.
+
+Ou:
+
+ Déjà du blond Phébus le char brillant s'avance.
+
+Ou:
+
+ Déjà de pourpre et d'or les monts lointains se parent.
+
+Ou:
+
+ Déjà....
+
+Ah! ma foi, j'allais faire une fausse citation. La cantate avec laquelle
+j'ai obtenu le grand prix commençait précisément de la façon contraire.
+C'était, si je ne me trompe: «_Déjà la nuit a voilé la nature._» C'est
+fort différent, comme on voit.
+
+Les candidats, munis du lumineux poème, étaient alors enfermés isolément
+avec un piano, jusqu'à ce qu'ils eussent terminé leur partition. Le
+matin à onze heures, et le soir à six, le concierge, dépositaire des
+clefs de chaque loge, venait ouvrir aux détenus, qui se réunissaient
+pour prendre ensemble leurs repas; mais défense à eux de sortir du
+palais de l'Institut. Tout ce qui venait du dehors, papiers, lettres,
+livres, linge, était soigneusement visité, afin que les élèves ne
+pussent obtenir ni aide ni conseils de personne. Ce qui n'empêchait pas
+qu'on ne les autorisât à recevoir des visites dans la cour de
+l'Institut, tous les jours, de six à huit heures du soir, à inviter même
+leurs amis à de joyeux dîners, où Dieu sait tout ce qui pouvait se
+communiquer, de vive voix ou par écrit, entre le bordeaux et le
+champagne. Le délai fixé pour la composition était de 22 jours; ceux des
+auteurs qui avaient fini avant ce temps étaient libres de sortir, après
+avoir déposé leur manuscrit, toujours _numéroté et signé_. Toutes les
+partitions étant livrées, le lyrique aréopage s'assemblait de nouveau,
+et s'adjoignait à cette occasion deux membres pris dans les autres
+sections de l'Institut. Un sculpteur et un peintre, par exemple, ou un
+graveur et un architecte, ou un sculpteur et un graveur, ou un
+architecte et un peintre, ou même deux graveurs, ou deux peintres, ou
+deux architectes, ou deux sculpteurs. L'important était qu'ils ne
+fussent pas musiciens. Ils avaient voix délibérative et se trouvaient là
+pour juger d'un art qui leur est étranger. On entendait successivement
+toutes les scènes écrites pour l'orchestre, comme je l'ai dit plus haut,
+et on les entendait réduites par _un seul_ accompagnateur, _sur le
+piano_!..... (Et il en est encore ainsi à cette heure!)
+
+Vainement prétendrait-on qu'il est possible d'apprécier à sa juste
+valeur une composition d'orchestre ainsi mutilée; rien n'est plus
+éloigné de la vérité. Le piano peut donner une idée de l'orchestre, pour
+un ouvrage qu'on aurait déjà entendu complètement exécuté; la mémoire
+alors se réveille, supplée à ce qui manque, et on est ému par souvenir.
+Mais pour une œuvre nouvelle, dans l'état actuel de la musique, c'est
+impossible. Une partition telle que l'_Å’dipe_, de Sacchini, ou toute
+autre de cette école, dans laquelle l'instrumentation n'existe pas, ne
+perdrait presque rien à une pareille épreuve. Aucune composition
+moderne, en supposant que l'auteur ait profité des ressources que l'art
+actuel lui donne, n'est dans le même cas. Exécutez donc sur le piano la
+marche de _la Communion_, de la messe du sacre, de Chérubini? Que
+deviendront ces délicieuses tenues d'instruments à vent qui vous
+plongent dans une extase mystique? ces ravissants enlacements de flûtes
+et de clarinettes, d'où résulte presque tout l'effet? Ils disparaîtront
+complètement, puisque le piano ne peut tenir ni enfler un son.
+
+Accompagnez au piano l'admirable air d'Agamemnon dans l'_Iphigénie en
+Aulide_ de Gluck! Il y a sous ces vers:
+
+ J'entends retentir dans mon sein
+ Le cri plaintif de la nature.
+
+un solo de hautbois d'un effet poignant et vraiment sublime. Au piano,
+au lieu d'une plainte déchirante, cette note vous donnera un son de
+clochette, et rien de plus. Voilà l'idée, la pensée, l'inspiration
+anéanties. Je ne parle pas des grands effets d'orchestre, des
+oppositions si piquantes établies entre les instruments à cordes et
+l'_harmonie_ des couleurs tranchées qui séparent les instruments de
+cuivre des instruments de bois, des effets magiques de timbales qu'on
+trouve à chaque pas dans Beethoven et Weber, des moyens dramatiques qui
+résultent de l'_éloignement_ des masses harmoniques placées à distance
+les unes des autres, ni de cent autres détails dans lesquels il serait
+superflu d'entrer. Je dirai seulement qu'ici l'injustice et l'absurdité
+du réglement se montrent dans toute leur laideur. N'est-il pas évident
+que le piano anéantissant tous les effets d'instrumentation, nivelle,
+par cela seul, tous les compositeurs? Celui qui sera habile, profond,
+ingénieux instrumentaliste, est rabaissé à la taille de l'ignorant qui
+n'a pas les premières notions de cette branche de l'art. Ce dernier peut
+avoir écrit des trombones au lieu de clarinettes, des ophicléides au
+lieu de bassons, avoir commis les plus énormes bévues, pendant que
+l'autre aura composé un magnifique orchestre, sans qu'il soit possible,
+avec une pareille exécution, d'apercevoir la différence qu'il y a entre
+eux. Le piano, pour les instrumentalistes, est donc une vraie guillotine
+destinée à abattre toutes les nobles têtes, et dont la plèbe seule n'a
+rien à redouter.
+
+Quoi qu'il en soit, les scènes ainsi _exécutées_, on va au scrutin (je
+parle au présent, puisque rien n'est changé à cet égard). Le prix est
+donné. Vous croyez que c'est fini? Erreur. Huit jours après, toutes les
+sections de l'Académie des beaux-arts se réunissent pour le grand
+jugement définitif. Les peintres, statuaires, architectes, graveurs en
+médailles et graveurs en taille-douce forment cette fois un imposant
+jury, dont _les musiciens cependant ne sont pas exclus_: les hommes de
+lettres et poètes seuls n'y figurent point. Pourquoi cela?... je
+l'ignore. Il me semble, en tout cas, que le chantre d'_Atala_ et des
+_Martyrs_, que l'auteur des _Voix intérieures_ et des _Chants du
+Crépuscule_, celui des _Harmonies religieuses_ et des _Méditations_,
+pourraient apprécier l'expression ou la noblesse d'une mélodie au moins
+aussi bien que le plus grand sculpteur, fût-il un Phidias, ou le plus
+habile architecte, fût-il un Michel-Ange.
+
+Quand les _exécuteurs_, chanteur et pianiste, ont fait entendre une
+seconde fois, et de la même manière chaque partition, l'urne fatale
+circule, on lit les bulletins, et le jugement préliminaire que la
+section de musique avait porté huit jours auparavant, se trouve, en
+dernière analyse, confirmé, modifié, ou _cassé_ par la majorité.
+
+Ainsi, le prix de musique est donné par des gens qui ne sont pas
+musiciens et qui n'ont pas même été mis dans le cas d'entendre, telles
+qu'elles ont été conçues, les partitions entre lesquelles un absurde
+réglement les oblige de faire un choix.
+
+Au jour solennel de la distribution des prix, la cantate préférée par
+les peintres, sculpteurs et graveurs, est ensuite exécutée
+_complètement_. C'est un peu tard; il aurait mieux valu sans doute
+convoquer l'orchestre avant de se prononcer; et les dépenses
+occasionnées par cette exécution tardive sont assez inutiles, puisqu'il
+n'y a plus à revenir sur la décision prise; mais l'Académie est
+curieuse, elle veut _connaître_ l'ouvrage qu'elle a couronné........
+C'est un désir bien naturel!......
+
+
+
+
+II
+
+LE CONCIERGE DE L'INSTITUT.
+
+
+Il y avait dans mon temps, à l'Institut, un vieux concierge nommé
+Pingard, à qui tout ceci causait une indignation des plus plaisantes. La
+tâche de ce brave homme, à l'époque des concours, était de nous enfermer
+dans nos loges, de nous ouvrir soir et matin, et de surveiller nos
+rapports avec les visiteurs, aux heures de loisir. Il remplissait, en
+outre, les fonctions d'huissier auprès de Messieurs les académiciens, et
+assistait, en conséquence, à toutes les séances secrètes et publiques,
+où il avait fait bon nombre de curieuses observations. Embarqué à seize
+ans comme mousse à bord d'une frégate de la compagnie des Indes, il
+avait parcouru presque toutes les îles de la Sonde, et, obligé de
+séjourner à Java, il échappa, par la force de sa constitution, et lui
+neuvième, disait-il, aux fièvres pestilentielles qui avaient enlevé tout
+l'équipage.
+
+J'ai toujours beaucoup aimé les vieux voyageurs, pourvu qu'ils eussent
+quelque histoire lointaine à me raconter. En pareil cas, je les écoute
+avec une attention calme et une inexplicable patience. Je les suis dans
+toutes leurs digressions, dans les dernières ramifications des épisodes
+de leurs épisodes; et, quand le narrateur, voulant trop tard revenir au
+sujet principal et ne sachant quel chemin prendre, se frappe le front
+pour ressaisir le fil rompu de son histoire en disant: «Mon Dieu, où en
+étais-je donc?...,» je suis heureux de le remettre sur la piste de son
+idée, de lui jeter le nom qu'il cherchait, la date qu'il avait oubliée,
+et c'est avec une véritable satisfaction que je l'entends s'écrier, tout
+joyeux: «Ah! oui, oui, j'y suis, m'y voilà.» Aussi étions-nous fort bons
+amis, le père Pingard et moi; il m'avait estimé tout d'abord, à cause du
+plaisir que je trouvais à lui parler de Batavia, de Célèbes, d'Amboyne,
+de la côte de Coromandel, de Bornéo, de Sumatra; parce que je l'avais
+questionné plusieurs fois avec curiosité sur les femmes Javanaises, dont
+l'amour est fatal aux Européens, et avec lesquelles le gaillard avait
+fait de si terribles fredaines, que la consomption avait un instant paru
+vouloir réparer à son égard la négligence du choléra-morbus. Lui ayant
+un jour, à propos de la Syrie, parlé de Volney, de _ce bon monsieur le
+comte de Volney, si simple, qui avait toujours des bas de laine bleue_,
+son estime pour moi s'accrut d'une manière remarquable; mais son
+enthousiasme n'eut plus de bornes, quand j'en vins à lui demander s'il
+avait connu le célèbre voyageur Levaillant.
+
+«--M. Levaillant!... M. Levaillant, s'écria-t-il vivement, pardieu si je
+le connais. Tenez! Un jour que je me promenais au cap de
+Bonne-Espérance, en sifflant, j'attendais une petite négresse qui
+m'avait donné rendez-vous sur la Grève, parce que, entre nous, il y
+avait des raisons pour qu'elle ne vînt pas chez moi. Je vais vous dire.
+
+--Bon, bon, nous parlions de Levaillant.
+
+--Ah! oui. Eh bien! un jour que je sifflais en me promenant au cap de
+Bonne-Espérance, un grand homme basané, qui avait une barbe de sapeur,
+se retourne vers moi; il m'avait entendu siffler en français, c'est
+apparemment à ça qu'il me reconnut:
+
+--Dis donc, gamin, qu'il me dit, tu es Français?
+
+--Pardi, si je suis Français, que je lui dis, je suis de Givet,
+département des Ardennes, pays de M. Méhul[1].
+
+--Ah! tu es Français?
+
+--Oui.
+
+--Ah!--Et il me tourna le dos.
+
+C'était M. Levaillant; vous voyez si je l'ai connu.»
+
+Le père Pingard était donc véritablement mon ami; aussi me traitait-il
+comme tel, et me confiait-il des choses qu'il eût tremblé de dévoiler à
+tout autre. Je me rappelle une conversation très-animée que nous eûmes
+ensemble en 1828, époque de mon second prix. On nous avait donné pour
+sujet de concours un épisode du Tasse: Herminie se couvrant des armes de
+Clorinde, et à la faveur de ce déguisement, sortant des murs de
+Jérusalem pour aller porter à Tancrède blessé les soins de son fidèle et
+malheureux amour. Au milieu du troisième air (car il y avait toujours
+trois airs dans les scènes de l'Institut; d'abord le lever de l'aurore
+obligé, puis le premier récitatif suivi d'un premier air suivi d'un
+deuxième récitatif suivi d'un deuxième air suivi d'un troisième
+récitatif suivi d'un troisième air, le tout pour le même personnage),
+dans le milieu du troisième air donc, se trouvaient ces quatre vers:
+
+ Dieu des chrétiens, toi que j'ignore,
+ Toi que j'outrageais autrefois,
+ Aujourd'hui, mon respect t'implore,
+ Daigne écouter ma faible voix.
+
+J'eus l'insolence de penser que, malgré le titre d'_air agité_ que
+portait le dernier morceau, ce quatrain devait être le sujet d'une
+prière, et il me parut impossible de faire implorer le Dieu des
+chrétiens par la tremblante reine d'Antioche avec des cris de mélodrame
+et un orchestre désespéré. J'en fis donc une prière; et, à coup sûr,
+s'il y eût quelque chose de passable dans ma partition, ce ne fut que
+cette andante. Comme j'arrivais à l'Institut le soir du jugement dernier
+pour connaître mon sort, et savoir si les peintres, sculpteurs, graveurs
+en médaille et graveurs en taille-douce m'avaient déclaré bon ou mauvais
+musicien, je rencontre Pingard dans l'escalier:
+
+«--Eh bien! lui dis-je, qu'ont-ils décidé?
+
+»--Ah!... c'est vous, Berlioz... pardieu, je suis bien aise!... je vous
+cherchais.
+
+»--Qu'ai-je obtenu, voyons, dites vite; une mention, un premier, un
+second prix, ou rien?
+
+»--Oh! tenez, je suis encore tout remué. Quand je vous dis qu'il ne vous
+a manqué que deux voix pour le premier.
+
+»--Parbleu, je n'en savais rien; vous m'en donnez la première nouvelle.
+
+»--Mais quand je vous le dis. Vous avez le second prix; c'est bon, mais
+il n'a manqué que deux voix pour que vous eussiez le premier. Oh! tenez,
+ça m'a vexé, parce que, voyez-vous, je ne suis ni peintre, ni
+architecte, ni graveur en médaille, et par conséquent je ne connais
+rien du tout en musique; mais ça n'empêche pas que votre Dieu des
+chrétiens m'a fait un certain gargouillement dans le cœur qui m'a
+bouleversé. Et sacredieu, tenez, si je vous avais rencontré sur le
+moment, je vous aurais... je vous aurais payé une demi-tasse.
+
+»--Merci, merci, mon cher Pingard, vous êtes bien bon. Vous vous y
+connaissez; vous avez du goût. D'ailleurs, n'avez-vous pas visité la
+côte de Coromandel?
+
+»--Pardi, certainement; mais pourquoi?
+
+»--Les îles de Java?
+
+»--Oui, mais...
+
+»--De Sumatra?
+
+»--Oui.
+
+»--De Bornéo?
+
+»--Oui.
+
+»--Vous avez été _lié_ avec Levaillant?
+
+»--Pardi, comme deux doigts de la main.
+
+»--Vous avez parlé souvent à Volney?
+
+»--A M. le comte de Volney, qui avait des bas bleus?
+
+»--Oui.
+
+»--Certainement.
+
+»--Eh bien! vous êtes bon juge en musique.
+
+»--Comment ça?
+
+»--Il n'y a pas besoin de savoir comment; seulement, si on vous dit par
+hasard: Quel titre avez-vous pour juger les compositeurs? êtes-vous
+peintre, graveur en taille-douce, architecte, sculpteur? vous répondrez:
+Non, je suis... voyageur, marin, mousse de la compagnie des Indes. C'est
+plus qu'il n'en faut. Ah ça, voyons, comment s'est passée la séance?
+
+»--Oh! tenez, ne m'en parlez pas; c'est toujours la même chose: J'aurais
+trente enfants, que le diable m'emporte si j'en mettrais un seul dans
+les arts. Parce que je vois tout ça, moi. Vous ne savez pas quelle
+sacrée boutique... Par exemple, ils se donnent, ils se vendent même des
+voix entre eux. Tenez, une fois, au concours de peinture, j'entendis M.
+Lethière qui demandait sa voix à un musicien[2] pour un de ses élèves.
+Nous sommes d'anciens camarades, qu'il lui dit, tu ne me refuseras pas
+ça. D'ailleurs, mon élève a du talent, son tableau est très-bien.
+
+»--Non, non, non, je ne veux pas, je ne veux pas, que l'autre lui
+répond. Ton élève m'avait promis un album que désirait ma femme, et il
+n'a pas seulement dessiné un arbre pour elle. Je ne lui donne pas ma
+voix.
+
+»--Ah! tu as bien tort, que lui dit M. Lethière; je vote pour les tiens,
+tu le sais, et tu ne veux pas voter pour les miens.
+
+»--Non, je ne veux pas.
+
+»--Alors je ferai moi-même ton album, là, je ne peux pas mieux dire.
+
+»--Ah! c'est différent. Comment l'appelles-tu ton élève? Pour que je ne
+confonde pas, donne-moi ses noms et prénoms. Pingard!
+
+»--Monsieur.
+
+»--Un papier et un crayon.
+
+»--Voilà, Monsieur. Ils vont dans l'embrasure de la fenêtre, ils
+écrivent trois mots, et puis j'entends le musicien qui dit à l'autre, en
+repassant: C'est bon! il a ma voix.
+
+»--Eh bien! n'est-ce pas abominable? et si j'avais un de mes fils au
+concours, et qu'on lui fit des tours pareils n'y aurait-il pas de quoi
+me jeter par la fenêtre?
+
+»--Bon, bon, calmez-vous, Pingard, et dites-moi comment tout s'est passé
+aujourd'hui.
+
+»--Je vous l'ai déjà dit, vous avez le second prix, et il ne vous a
+manqué que deux voix pour le premier. Quand M. Dupont a eu chanté votre
+cantate, et qu'il l'a fièrement bien chantée, par parenthèse, ils ont
+commencé à écrire les bulletins. Il y avait un musicien, de mon côté,
+qui parlait bas à un architecte, et qui lui disait: Voyez-vous, celui-là
+ne fera jamais rien; ne lui donnez pas votre voix, c'est un jeune homme
+perdu. Il n'admire que le dévergondage de Beethoven; on ne le fera
+jamais rentrer dans la bonne route.
+
+»--Vous croyez, dit l'architecte? Cependant.....
+
+»--Oh! c'est très-sûr; d'ailleurs, demandez à notre illustre Cherubini.
+Vous ne doutez pas de son expérience, j'espère; il vous dira, comme moi,
+que ce jeune homme est fou, que Beethoven lui a troublé la cervelle.
+
+»--Pardon, me dit Pingard en s'interrompant, mais qu'est-ce que ce M.
+Beethoven? il n'est pas de l'Institut, je crois?
+
+»--Non, il n'est pas de l'Institut; continuez.
+
+»--Ah! mon Dieu, ça n'a pas été long; l'autre a donné sa voix au nº 4,
+au lieu de vous la donner, et voilà. Tout d'un coup, il y a un des
+musiciens qui se lève et qui dit: Messieurs, avant d'aller plus avant,
+je dois vous prévenir que dans le second morceau de la partition que
+nous venons d'entendre, il y a un travail d'orchestre très-ingénieux,
+que le piano ne peut pas rendre, et qui doit, à l'exécution, produire le
+plus grand effet. Il est bon d'en être instruit.
+
+»--Que diable viens-tu nous chanter, lui répond un autre musicien, ton
+élève ne s'est pas conformé au programme; au lieu d'_un_ air agité, il
+en a écrit _deux_, et dans le milieu il a ajouté une prière qu'il ne
+devait pas faire. Le réglement ne peut ainsi être méprisé. Il faut un
+exemple.
+
+»--Oh! c'est trop fort! qu'en dit M. le Secrétaire-Perpétuel?
+
+»--Je crois que c'est un peu sévère, et qu'on peut pardonner la licence
+que s'est permise votre élève; mais il est important que le jury soit
+éclairé sur le genre de mérite que vous avez signalé, et que l'exécution
+au piano ne nous a pas laissé apercevoir.
+
+»--Non, non, ce n'est pas vrai, dit M. Chérubini, ce prétendu mérite
+d'instrumentation n'existe pas, ce n'est qu'un fouillis auquel on ne
+comprend rien et qui serait détestable à l'orchestre.
+
+»--Ma foi, Messieurs, entendez-vous, disent de tous côtés les peintres,
+sculpteurs, architectes et graveurs, nous ne pouvons juger que ce que
+nous entendons, et pour le reste, si vous n'êtes pas d'accord...
+
+»--Ah! oui.--Ah! non.--Mais mon Dieu!...--Eh! que
+Diable!...--Cependant...
+
+»Enfin, ils criaient tous à la fois, et comme ça les ennuyait, voilà M.
+Renaud et deux autres qui s'en vont, en disant qu'ils se récusaient et
+qu'ils ne voulaient pas voter. Puis on a compté les bulletins, et il
+vous a manqué deux voix, comme je vous ai dit.
+
+»--Je vous remercie, mon bon Pingard; mais, dites-moi, cela se
+passait-il de la même manière à l'Académie du cap de Bonne-Espérance?
+
+»--Oh! par exemple! quelle farce! Une académie au Cap! un institut
+hottentot! Vous savez bien qu'il n'y en a pas.
+
+»--Vraiment! et chez les Indiens de Coromandel?
+
+»--Point.
+
+»--Et chez les Malais?
+
+»--Pas davantage.
+
+»--Ah ça! mais il n'y a donc point d'académie dans l'Orient?
+
+»--Certainement non.
+
+»--Les Orientaux sont bien à plaindre!
+
+»--Ah! oui, ils s'en moquent pas mal!
+
+»--Les barbares!»
+
+Là-dessus, je quittai le vieux concierge, gardien, huissier de
+l'Institut, en songeant à l'immense avantage qu'il y aurait d'envoyer
+l'Académie civiliser l'île de Java. Je ruminais déjà le plan d'un projet
+que je voulais adresser aux académiciens eux-mêmes, à l'effet de les
+prier _de vouloir bien se donner la peine_ d'aller se promener un peu au
+cap de Bonne-Espérance, comme Pingard. Mais nous sommes si égoïstes,
+nous autres Occidentaux, notre amour de l'humanité est si faible, que
+ces pauvres Hottentots, ces malheureux Malais, qui n'ont pas d'académie,
+ne m'ont occupé sérieusement que deux ou trois heures; le lendemain je
+n'y songeais plus. Deux ans après, j'obtins enfin le premier grand prix;
+_mon tour était venu_. Dans l'intervalle, le pauvre Pingard était mort,
+et ce fut grand dommage, car s'il eût entendu mon _Incendie de
+Sardanapale_, je suis sûr qu'il m'aurait cette fois payé une tasse tout
+entière.
+
+Ce fut en 1830 que ce bonheur m'arriva. Je terminais précisément ma
+cantate le 28 juillet:
+
+ «...Lorsqu'un lourd soleil chauffait les grandes dalles
+ »Des ponts et de nos quais déserts;
+ »Que les cloches hurlaient, que la grêle des balles
+ »Sifflait et pleuvait par les airs;
+ »Que dans Paris entier, comme la mer qui monte,
+ »Le peuple soulevé grondait;
+ »Et qu'au lugubre accent des vieux canons de fonte
+ »_La Marseillaise_ répondait[3].»
+
+L'aspect du palais de l'Institut, habité par de nombreuses familles,
+était alors curieux; les biscayens traversaient nos portes barricadées,
+les boulets ébranlaient la façade, les femmes poussaient des cris, et
+dans les moments de silence, entre les décharges, les hirondelles
+reprenaient en chœur leur chant joyeux cent fois interrompu. Et
+j'écrivais, j'écrivais précipitamment les dernières pages de mon
+orchestre, au bruit sec et mat des balles perdues qui, décrivant une
+parabole au-dessus des toits, venaient s'applatir près de mes fenêtres,
+contre la muraille de ma chambre. Enfin, le 29, je fus libre, et je pus
+sortir et polissonner dans Paris, le pistolet au poing, avec la _sainte
+canaille_[4], jusqu'au lendemain.
+
+
+
+
+III
+
+DISTRIBUTION DES PRIX DE L'INSTITUT.
+
+
+Deux mois après eurent lieu, comme à l'ordinaire, la distribution des
+prix et l'exécution à grand orchestre de la cantate couronnée. Cette
+cérémonie se passe encore de la même façon. Tous les ans, les mêmes
+musiciens exécutent des partitions qui sont à peu près aussi toujours
+les mêmes, et les prix donnés avec le même discernement sont distribués
+avec la même solennité. Tous les ans, le même jour, à la même heure,
+debout sur la même marche du même escalier de l'Institut, le même
+académicien répète la même phrase au lauréat qui vient d'être couronné.
+Le jour est le premier samedi d'octobre; l'heure, la quatrième de
+l'après-midi; la marche d'escalier, la troisième; l'académicien, tout
+le monde s'en doute; la phrase, la voici:
+
+«Allons, jeune homme, _macte animo_; vous allez faire un beau voyage...
+la terre classique des beaux-arts... la patrie des Pergolèse, des
+Piccini.... un ciel inspirateur.... Vous nous reviendrez avec quelque
+magnifique partition. Vous êtes en beau chemin.»
+
+Pour cette glorieuse journée, les académiciens endossent leur bel habit
+brodé de vert; ils rayonnent, ils éblouissent. Ils vont couronner en
+pompe, un peintre, un sculpteur, un architecte, un graveur et un
+musicien. Grande est la joie au gynécée des muses.
+
+Que viens-je d'écrire là?... cela ressemble à un vers! C'est que j'étais
+déjà loin de l'Académie, et que je songeais (je ne sais trop à quel
+propos, en vérité), à cette strophe de Victor Hugo:
+
+ «Aigle qu'ils devaient suivre, aigle de notre armée,
+ »Dont la plume sanglante en cent lieux est semée,
+ »Dont le tonnerre, un soir, s'éteignit dans les flots;
+ »Toi qui les as couvés dans l'aire maternelle,
+ »Regarde et sois contente, et crie, et bats de l'aîle,
+ «Mère, tes aiglons sont éclos.»
+
+Revenons à nos lauréats, dont quelques-un ressemblent bien un peu à des
+hiboux, à ces _petits monstres rechignés_ dont parle La Fontaine, plutôt
+qu'à des aigles, mais qui se partagent tous également néanmoins les
+affections de l'Académie.
+
+C'est donc le premier samedi d'octobre que leur mère radieuse _bat de
+l'aile_, et que la cantate couronnée est enfin exécutée sérieusement. On
+rassemble alors un orchestre _tout entier_; il n'y manque rien. Les
+instruments à cordes y sont; on y voit les deux flûtes, les deux
+hautbois, les deux clarinettes (je dois cependant à la vérité de dire
+que cette précieuse partie de l'orchestre est complète depuis peu
+seulement. Quand l'_aurore_ du grand prix se leva pour moi, il n'y avait
+qu'_une clarinette et demie_; le vieillard chargé depuis un temps
+immémorial de la partie de première clarinette, n'ayant plus qu'une
+dent, ne pouvait faire sortir de son instrument asthmatique que la
+moitié des notes, tout au plus). On y trouve les quatre cors, les trois
+trombones, et jusqu'à des _cornets à pistons_, instruments modernes!
+Voilà qui est fort. Eh bien! rien n'est plus vrai. L'Académie, ce
+jour-là, ne se connaît plus, elle fait des folies, de véritables
+extravagances: _elle est contente, et crie et bat de l'aile, ses hiboux_
+(ses aiglons voulais-je dire) _sont éclos_. Chacun est à son poste.
+Habeneck, armé de l'archet conducteur, donne le signal.
+
+Le soleil se lève; solo de violoncelle... léger crescendo.
+
+Les petits oiseaux se réveillent; solo de flûte, trilles de violons.
+
+Les petits ruisseaux murmurent, solo d'altos.
+
+Les petits agneaux bêlent, solo de hautbois.
+
+Et le crescendo continuant, il se trouve que quand les petits oiseaux,
+les petits ruisseaux et les petits agneaux ont été entendus
+successivement, le soleil est au zénith, et qu'il est midi tout au
+moins. Le récitatif commence:
+
+ «Déjà le jour naissant, etc.»
+
+Suivent, le premier air, le deuxième récitatif, le deuxième air, le
+troisième récitatif et le troisième air où le personnage expire
+ordinairement, mais où le chanteur et les auditeurs respirent. M. le
+Secrétaire-Perpétuel prononce à haute et intelligible voix les noms et
+prénoms de l'auteur, tenant d'une main la couronne de laurier
+artificiel, qui doit ceindre les tempes du triomphateur, et de l'autre
+une médaille d'or véritable qui lui servira à payer son terme avant le
+départ pour Rome. Elle vaut 160 francs: j'en suis certain. Le lauréat se
+lève:
+
+ Son front nouveau tondu, symbole de candeur
+ Rougit, en approchant, d'une honnête pudeur.
+
+Il embrasse M. le Secrétaire-Perpétuel. On applaudit un peu. A quelques
+pas de la tribune de M. le Secrétaire-Perpétuel, se trouve le maître
+illustre de l'élève couronné; l'élève embrasse son illustre maître:
+c'est juste. On applaudit encore un peu. Sur une banquette du fond,
+derrière les Académiciens, les parents du lauréat versent
+silencieusement des larmes de joie; celui-ci, enjambant les bancs de
+l'amphithéâtre, écrasant le pied de l'un, marchant sur l'habit de
+l'autre, se précipite dans les bras de son père et de sa mère, qui,
+cette fois, sanglotent tout haut: rien de plus naturel: mais on
+n'applaudit plus, le public commence à rire. A droite du lieu de la
+scène larmoyante, une jeune personne fait des signes au héros de la
+fête: celui-ci ne se fait pas prier, et déchirant au passage la robe de
+gaze d'une dame, déformant le chapeau d'un dandy, il finit par arriver
+jusqu'à sa cousine. Il embrasse sa cousine. Il embrasse quelquefois même
+le voisin de sa cousine. On rit beaucoup. Une autre femme placée dans un
+coin obscur et d'un difficile accès, donne quelques marques de sympathie
+que l'heureux vainqueur se garde bien de ne pas apercevoir. Il vole
+embrasser aussi sa maîtresse, sa future, sa fiancée, celle qui doit
+partager sa gloire; mais dans sa précipitation et son indifférence pour
+les autres femmes, il en renverse une d'un coup de pied, s'accroche
+lui-même à une banquette, tombe lourdement, et sans aller plus loin,
+renonçant à donner la moindre accolade à la pauvre jeune fille, regagne
+sa place suant et confus. Cette fois on applaudit à outrance, on rit aux
+éclats; c'est un bonheur, un délire: c'est le beau moment de la séance
+académique, et je sais bon nombre d'amis de la joie qui n'y vont que
+pour celui-là. Je ne parle pas ainsi par rancune contre les rieurs, car
+je n'eus pour ma part, quand mon tour arriva, ni père, ni mère, ni
+cousine, ni maître, ni maîtresse à embrasser. Mon maître était malade,
+mes parents absents et mécontents; pour ma maîtresse..... Je n'embrassai
+donc que M. le Secrétaire-Perpétuel et je doute qu'en l'approchant on
+ait pu remarquer la rougeur de mon front, car, au lieu d'être _nouveau
+tondu_, il était enfoui sous une forêt de longs cheveux roux, qui, avec
+d'autres traits caractéristiques, ne devait pas peu contribuer à me
+faire ranger dans la classe des hiboux.
+
+J'étais d'ailleurs, ce jour-là, d'humeur très-peu embrassante; je crois
+même n'avoir pas éprouvé de plus horrible colère dans toute ma vie.
+Voici pourquoi: la cantate qu'on nous avait donnée à mettre en musique
+finissait au moment où Sardanapale vaincu appelle ses plus belles
+esclaves, et monte avec elles sur le bûcher. L'idée me vint d'écrire une
+sorte de symphonie descriptive de l'incendie, des cris de ces femmes mal
+résignées, des fiers accents de ce brave voluptueux, défiant la mort au
+milieu des progrès de la flamme et du fracas de l'écroulement du palais.
+Mais en songeant aux moyens que j'allais avoir à employer pour rendre
+sensibles, par l'orchestre seul les principaux traits d'un tableau de
+cette nature, je m'arrêtai. La section de musique de l'Académie eût
+condamné, sans aucun doute, toute ma partition, à la seule inspection de
+ce final instrumental; d'ailleurs, rien ne pouvant être plus
+inintelligible, réduit à l'exécution du piano, il devenait au moins
+inutile de l'écrire. J'attendis donc. Quand ensuite le prix m'eut été
+accordé, sûr alors de ne pouvoir plus le perdre, et d'être en outre
+exécuté à grand orchestre, j'écrivis mon incendie. Ce morceau, à la
+répétition générale, produisit un tel effet, que plusieurs de MM. les
+Académiciens, pris au dépourvu, vinrent eux-mêmes m'en faire compliment,
+sans arrière pensée et sans rancune pour le piège où je venais de
+prendre leur religion musicale.
+
+La salle des séances publiques de l'Institut était pleine d'artistes et
+d'amateurs, curieux d'entendre cette cantate dont l'auteur avait alors
+déjà une fière réputation d'extravagance. La plupart en sortant, se
+récriaient sur l'étonnement que leur avait causé l'_Incendie_, et par le
+récit qu'ils firent de l'étrangeté de cet effet symphonique, la
+curiosité et l'attention des auditeurs du lendemain, qui n'avaient point
+assisté à la répétition, furent naturellement excitées à un degré peu
+ordinaire.
+
+A l'ouverture de la séance, me méfiant un peu de l'habileté de Grasset,
+l'ex-chef d'orchestre du théâtre Italien, qui dirigeait alors, j'allai
+me placer à côté de lui, mon manuscrit à la main. La pauvre Malibran,
+attirée aussi par la rumeur de la veille, et qui n'avait pas pu trouver
+place dans la salle, était assise sur un tabouret, auprès de moi, entre
+deux contre-basses. Je la vis ce jour-là pour la dernière fois.
+
+Mon _decrescendo_ commence:
+
+(La cantate débutant par ce vers: _Déjà la nuit a voilé la nature_,
+j'avais dû faire un _Coucher du soleil_, au lieu du _Lever de l'Aurore_
+consacré. Il semble que je sois condamné à ne jamais agir comme tout le
+monde, à prendre la vie et l'Académie à contre-poil!)
+
+La cantate se déroule sans accident; Sardanapale apprend sa défaite, se
+résout à mourir, appelle ses femmes; l'incendie s'allume, on écoute, les
+initiés de la répétition disent à leurs voisins:
+
+«Vous allez entendre cet écroulement, c'est étrange, c'est prodigieux!
+
+Cinq cent mille malédictions sur les musiciens qui ne comptent pas leurs
+pauses!!! une partie de cor donnait dans ma partition la réplique aux
+timbales, les timbales la donnaient aux cymbales, celles-ci à la grosse
+caisse, et le premier coup de la grosse caisse amenait l'explosion
+finale! Mon damné cor ne fait pas sa note, les timbales ne l'entendant
+pas n'ont garde de partir, par suite, les cymbales et la grosse caisse
+se taisent aussi; rien ne part! rien!!... les violons et les basses
+continuent seuls leur impuissant tremolo; point d'écroulement! un
+incendie qui s'éteint sans avoir éclaté; un effet ridicule au lieu de
+l'éruption tant annoncée! _Ridiculus mus!..._ Il n'y a qu'un
+compositeur, déjà soumis à une pareille épreuve, qui puisse concevoir la
+fureur dont je fus alors bouleversé. Un cri d'horreur s'échappa de ma
+poitrine haletante, je lançai ma partition à travers l'orchestre, je
+renversai deux pupitres; madame Malibran fit un bond en arrière, comme
+si une mine venait soudain d'éclater à ses pieds; tout fut en rumeur, et
+l'orchestre, et les Académiciens scandalisés, et les auditeurs
+mystifiés, et les amis de l'auteur indignés. Ce fut une vraie
+catastrophe musicale. Sérieusement, je tremble encore en y songeant.
+
+Il fallut pourtant bien en prendre mon parti, et quelques semaines
+après, maudissant l'Académie de Paris, qui, cette fois, n'en pouvait
+mais, m'acheminer vers l'Académie de Rome, où je devais avoir tout
+loisir d'oublier la musique et les musiciens.
+
+Cette institution, fondée en 1666, eut sans doute, dans le principe, un
+but d'utilité pour l'art et les artistes. Il ne m'appartient pas de
+juger jusqu'à quel point les intentions du fondateur ont été remplies à
+l'égard des peintres, sculpteurs, graveurs et architectes; quant aux
+musiciens, je le répète, le voyage d'Italie, favorable au développement
+de leur imagination par le trésor de poésie que la nature, l'art et les
+souvenirs, étalent à l'envi sous leurs pas, est au moins inutile sous le
+rapport des études spéciales qu'ils y peuvent faire. Mais le fait
+ressortira plus évident du tableau fidèle de la vie que mènent à Rome
+les artistes français. Avant de s'y rendre, les cinq ou six nouveaux
+lauréats se réunissent pour combiner ensemble les arrangements du grand
+voyage qui se fait d'ordinaire en commun. Un _voiturin_ se charge,
+moyennant une somme assez modique, de faire parvenir en Italie sa
+cargaison de grands hommes, en les entassant dans une lourde cariole, ni
+plus ni moins que des bourgeois du Marais. Comme il ne change jamais de
+chevaux, il lui faut beaucoup de temps pour traverser la France, passer
+les Alpes, et parvenir dans les États-Romains; mais ce voyage à petites
+journées doit être fécond en incidents pour une demi-douzaine de jeunes
+voyageurs dont l'esprit, à cette époque, est fort loin d'être tourné à
+la mélancolie. Si j'en parle sous la forme dubitative, c'est que je ne
+l'ai pas fait ainsi moi-même; diverses circonstances me retinrent à
+Paris, après la _cérémonie auguste de mon couronnement_, jusqu'au milieu
+de janvier, et je fis la traversée tout seul et assez triste.
+
+
+
+
+IV
+
+LE DÉPART.
+
+
+La saison était trop mauvaise pour que le passage des Alpes pût offrir
+quelque agrément; je me déterminai donc à les tourner, et me rendis à
+Marseille. C'était ma première entrevue avec la mer. Je cherchai assez
+longtemps un vaisseau un peu propre qui fît voile pour Livourne, mais je
+ne trouvai toujours que d'ignobles petits navires, chargés de laines ou
+de barriques d'huile ou de monceaux d'ossements à faire du noir, qui
+exhalaient une odeur insupportable. Du reste, pas un endroit où un
+honnête homme pût se nicher; on ne m'offrait ni le vivre ni le couvert;
+je devais apporter des provisions et me faire un chenil pour la nuit
+dans le coin du vaisseau qu'on voulait bien m'octroyer. Pour toute
+compagnie, quatre matelots à face de bouledogue, dont la probité ne
+m'était rien moins que garantie. Je reculai. Pendant plusieurs jours il
+me fallut tuer le temps à parcourir les rochers voisins de Notre-Dame de
+la Garde, genre d'occupation pour lequel j'ai toujours eu un goût
+particulier.
+
+Enfin j'entendis annoncer le prochain départ d'un brick Sarde qui se
+rendait à Livourne. Quelques jeunes gens de bonne mine, que je
+rencontrai à la Cannebière, m'apprirent qu'ils étaient passagers sur le
+bâtiment, et que nous y serions assez bien en nous concertant ensemble
+pour l'approvisionnement. Le capitaine ne voulait en aucune façon se
+charger du soin de notre table. En conséquence, il fallut y pourvoir.
+Nous prîmes des vivres pour une semaine, comptant en avoir de reste, la
+traversée de Marseille à Livourne, par un temps favorable, ne prenant
+guère plus de trois ou quatre jours. C'est une délicieuse chose qu'un
+premier voyage sur la Méditerranée, quand on est favorisé d'un beau
+temps, d'un navire passable, et qu'on n'a pas le mal de mer. Les deux
+premiers jours, je ne pouvais assez admirer la bonne étoile qui m'avait
+fait si bien tomber et m'exemptait complètement du malaise dont les
+autres voyageurs étaient cruellement tourmentés. Nos dîners sur le pont,
+par un soleil superbe, en vue des côtes de Sardaigne, étaient de fort
+agréables réunions. Tous ces messieurs étaient Italiens, et avaient la
+mémoire garnie d'anecdotes plus ou moins vraisemblables, mais
+très-intéressantes. L'un avait servi la cause de la liberté en Grèce, où
+il s'était lié avec Canaris; et nous ne nous lassions pas de lui
+demander des détails sur l'héroïque incendiaire, dont la gloire semblait
+prête à s'éteindre, après avoir brillé d'un éclat subit et terrible
+comme l'explosion de ses brûlots. Un Vénitien, homme d'assez mauvais
+ton, et parlant fort mal le français, prétendait avoir commandé la
+corvette de Byron pendant les excursions aventureuses du poète dans
+l'Adriatique et l'Archipel grec. Il nous décrivait minutieusement le
+brillant uniforme dont Byron avait exigé qu'il fût revêtu, les orgies
+qu'ils faisaient ensemble; il n'oubliait pas non plus les éloges que le
+noble voyageur avait accordés à son courage. Au milieu d'une tempête,
+Byron ayant engagé le capitaine à venir dans sa chambre, faire avec lui
+une partie d'écarté, celui-ci accepta l'invitation au lieu de rester sur
+le pont à surveiller la manœuvre; la partie commencée, les mouvements du
+vaisseau devinrent si violents que la table et les joueurs furent
+rudement renversés.
+
+--Ramassez les cartes, et continuons, s'écria Byron.
+
+--Volontiers, milord!
+
+--Commandant, vous êtes un brave!» Il se peut qu'il n'y ait pas un mot
+de vrai dans tout cela, mais il faut convenir que l'uniforme galonné et
+la partie d'écarté sont bien dans le caractère de l'auteur de _Lara_; en
+outre le narrateur n'avait pas assez d'esprit pour donner à des contes
+ce parfum de couleur locale, et le plaisir que j'éprouvais à me trouver
+ainsi côte à côte avec un compagnon du pèlerinage de Childe-Harold,
+achevait de me persuader. Mais notre traversée ne paraissait pas
+approcher sensiblement de son terme; un calme plat nous avait arrêtés en
+vue de Nice; il nous y retint trois jours entiers. La brise légère qui
+s'élevait chaque soir nous faisait avancer de quelques lieues, mais elle
+tombait au bout de deux heures, et la direction contraire d'un courant
+qui règne le long de ces côtes, nous ramenait tout doucement pendant la
+nuit au point d'où nous étions partis. Tous les matins, en montant sur
+le pont, ma première question aux matelots était pour connaître le nom
+de la ville qu'on distinguait sur le rivage, et tous les matins je
+recevais pour réponse: «E Nizza, signore. Ancora Nizza. E sempre Nizza.»
+Je commençais à croire la gracieuse ville de Nice douée d'une puissance
+magnétique, qui, si elle n'arrachait pièce à pièce tous les ferrements
+de notre brick, ainsi qu'il arrive, au dire des matelots, quand on
+approche trop des pôles, exerçait au moins sur le bâtiment une
+irrésistible attraction. Un vent furieux du nord, qui nous tomba des
+Alpes comme une avalanche, vint me tirer d'erreur. Le capitaine n'eut
+garde de manquer une si belle occasion pour réparer le temps perdu, et
+se _couvrit de toile_. Le vaisseau pris en flanc inclinait horriblement.
+Toutefois je fus bien vite accoutumé à cet aspect qui m'avait alarmé
+dans les premiers moments; mais vers minuit, comme nous entrions dans le
+golfe de la Spezzia, la frénésie de cette _tramontana_ devint telle, que
+les matelots eux-mêmes commencèrent à trembler en voyant l'obstination
+du capitaine à laisser toutes les voiles dehors. C'était une tempête
+véritable, dont je ferai la description en beau style académique... une
+autre fois. Cramponné à une barre de fer du tillac, j'admirais avec un
+sourd battement de cœur cet étrange spectacle, pendant que le commandant
+vénitien, dont j'ai parlé plus haut, examinait d'un œil sévère le
+capitaine occupé à tenir la barre, et laissait échapper de temps en
+temps de sinistres exclamations: «C'est de la folie! disait-il... Quel
+entêtement!... Cet imbécile va nous faire sombrer!... Un temps pareil,
+et quinze voiles étendues!» L'autre ne disait mot, et se contentait de
+rester au gouvernail, quand un effroyable coup de vent vint le
+renverser, et coucher presque entièrement le navire sur le flanc. Ce fut
+un instant terrible... Pendant que notre malencontreux capitaine
+roulait au milieu des tonneaux que la secousse avait jetés sur le pont
+dans toutes les directions, le Vénitien, s'élançant à la barre, prit le
+commandement de la manœuvre avec une autorité illégale, il est vrai,
+mais bien justifiée par l'événement, et que l'instinct des matelots,
+joint à l'imminence du danger, les empêcha de méconnaître. Plusieurs
+d'entre eux, se croyant perdus, appelaient déjà la madone à leur aide.
+«Il ne s'agit pas de la madone, sacredieu! s'écrie le commandant, au
+perroquet! au perroquet! tous au perroquet!» En un instant, à la voix de
+ce chef improvisé, les mâts furent couverts de monde, les principales
+voiles carguées; le vaisseau, se relevant à demi, permit alors
+d'exécuter les manœuvres de détail, et nous fûmes sauvés.
+
+Le lendemain nous arrivâmes à Livourne à l'aide d'une seule voile, tant
+était grande la violence du vent. Quelques heures après notre
+installation à l'hôtel de l'Aquila Nera, nos matelots vinrent en corps
+nous faire une visite, intéressée en apparence, mais qui n'avait pour
+but cependant que de se réjouir avec nous du danger auquel nous venions
+d'échapper. Ces pauvres diables, qui gagnent à peine le morceau de morue
+sèche et le biscuit dont se compose leur nourriture habituelle, ne
+voulurent jamais accepter notre argent, et ce fut à grand peine que
+nous parvînmes à les faire rester pour prendre leur part d'un déjeuner
+improvisé. Une pareille délicatesse est chose rare, surtout en Italie;
+elle mérite d'être consignée.
+
+Mes compagnons de voyage m'avaient confié, pendant la traversée, qu'ils
+accouraient pour prendre part au mouvement qui venait d'éclater contre
+le duc de Modène. Ils étaient animés du plus vif enthousiasme; ils
+croyaient toucher déjà au jour de l'affranchissement de leur patrie.
+Modène prise, la Toscane entière se soulèverait; sans perdre de temps,
+on marcherait sur Rome; la France d'ailleurs ne manquerait pas de les
+aider dans leur noble entreprise, etc., etc. Hélas! avant d'arriver à
+Florence, deux d'entre eux furent arrêtés par la police du Grand-Duc et
+jetés dans un cachot, où ils croupissent peut-être encore; pour les
+autres, j'ai appris plus tard qu'ils s'étaient distingués dans les rangs
+des patriotes de Modène et de Bologne, mais qu'attachés au brave et
+malheureux Menotti, ils avaient suivi toutes ses vicissitudes et partagé
+son sort. Telle fut la fin tragique de ces beaux rêves de liberté.
+
+Resté seul à Florence, après des adieux que je ne croyais pas devoir
+être éternels, je m'occupai de mon départ pour Rome. Le moment était
+fort inopportun, et ma qualité de Français, arrivant de Paris, me
+rendait encore plus difficile l'entrée des États pontificaux. On refusa
+de viser mon passeport pour cette destination; les pensionnaires de
+l'Académie étaient véhémentement soupçonnés d'avoir fomenté le mouvement
+insurrectionnel de la place Colonne, et l'on conçoit que le pape ne vit
+pas avec empressement s'accroître cette petite colonie de
+révolutionnaires. J'écrivis à notre directeur, M. Horace Vernet, qui,
+après d'énergiques réclamations, obtint enfin du cardinal Bernetti
+l'autorisation dont j'avais besoin.
+
+Par une singularité remarquable, j'étais parti seul de Paris; je m'étais
+trouvé seul Français dans la traversée de Marseille à Livourne; je fus
+l'unique voyageur que le voiturin de Florence trouva disposé à
+s'acheminer vers Rome, et c'est dans cet isolement complet que j'y
+arrivai. Deux volumes de Mémoires sur l'impératrice Joséphine, que le
+hasard m'avait fait rencontrer chez un bouquiniste de Sienne, m'aidèrent
+à tuer le temps pendant que ma vieille berline cheminait paisiblement.
+Mon Phaéton ne savait pas un mot de français; pour moi, je ne possédais
+de la langue italienne que des phrases comme celle-ci: «Fa molto caldo.
+Piove. Quando lo pranzo?» Il était difficile que notre conversation fût
+d'un grand intérêt. L'aspect du pays était assez peu pittoresque, et le
+manque absolu de confortable dans les bourgs ou villages où nous nous
+arrêtions, achevait de me faire pester contre l'Italie, et la nécessité
+absurde qui m'y amenait. Mais un jour, sur les dix heures du matin,
+comme nous venions d'atteindre un petit groupe de maisons, appelé la
+Storta, le vetturino me dit tout-à-coup d'un air nonchalant, en se
+versant un verre de vin: «Ecco Roma, signore!» Et, sans se retourner, il
+me montrait du doigt la croix de Saint-Pierre. Ce peu de mots opéra en
+moi une révolution complète; je ne saurais exprimer le trouble, le
+saisissement que me causa l'aspect lointain de la ville immortelle, au
+milieu de cette immense plaine nue et désolée... Tout à mes yeux devint
+grand, poétique, sublime; l'imposante majesté de la _piazza del Popolo_,
+par laquelle on entre dans Rome en venant de France, vint encore quelque
+temps après augmenter ma religieuse émotion; et j'étais tout rêveur
+quand les chevaux, dont j'avais cessé de maudire la lenteur,
+s'arrêtèrent devant un palais de noble et sévère apparence; c'était
+l'Académie.
+
+La _villa Medici_, qu'habitent les pensionnaires et le directeur de
+l'Académie de France, fut bâtie en 1557 par Annibal Lippi; Michel-Ange
+ensuite y ajouta une aile et quelques embellissements: elle est située
+sur cette portion du _monte Pincio_ qui domine la ville, et de laquelle
+on jouit d'une des plus belles vues qu'il y ait au monde. A droite,
+s'étend la promenade du Pincio; c'est l'avenue des Champs-Élysées de
+Rome. Chaque soir, au moment où la chaleur commence à baisser, elle est
+inondée de promeneurs à pied, à cheval, et surtout en calèche
+découverte, qui, après avoir animé pendant quelque temps la solitude de
+ce magnifique plateau, en descendent précipitamment au coup de sept
+heures, et se dispersent comme un essaim de moucherons emporté par le
+vent. Telle est la crainte presque superstitieuse qu'inspire aux Romains
+le _mauvais air_, que si un petit nombre de promeneurs attardés,
+narguant l'influence pernicieuse de l'_aria cattiva_, s'arrête encore
+après la disparition de la foule, pour admirer la pompe du majestueux
+paysage déployé par le soleil couchant, derrière le _monte Mario_, qui
+borne l'horizon de ce côté, vous pouvez en être sûrs, ces imprudents
+rêveurs sont étrangers.
+
+A gauche de la Villa, l'avenue du Pincio aboutit sur la petite place de
+la Trinita del Monte, ornée d'un obélisque, d'où un large escalier de
+marbre descend dans Rome, et sert de communication directe entre le haut
+de la colline et la place d'Espagne.
+
+Du côté opposé, le palais s'ouvre sur de beaux jardins, dessinés dans le
+goût de Lenôtre, comme doivent l'être les jardins de toute honnête
+Académie. Un bois de lauriers et de chênes verts, élevé sur une
+terrasse, en fait partie, borné d'un côté par les remparts de Rome et
+de l'autre par le couvent des Ursulines-Françaises, attenant aux
+terrains de la villa Medici.
+
+En face on aperçoit, au milieu des champs incultes de la villa Borghèse,
+la triste et désolée maison de campagne qu'habita Raphaël; et, comme
+pour assombrir encore ce mélancolique tableau, une ceinture de
+_pins-parasols_ en tout temps couverte d'une noire armée de corbeaux,
+l'encadre à l'horizon.
+
+Telle est à peu près la topographie de l'habitation vraiment royale,
+dont la munificence du gouvernement français a doté ses artistes pendant
+le temps de leur séjour à Rome. Les appartements du directeur y sont
+d'une somptuosité remarquable; bien des ambassadeurs seraient heureux
+d'en posséder de pareils. Les chambres des pensionnaires, à l'exception
+de deux ou trois, sont au contraire petites, incommodes, et surtout
+excessivement mal meublées. Je parie qu'un maréchal-des-logis de la
+caserne Popincourt, à Paris, est mieux partagé, sous ce rapport, que je
+ne l'étais au palais de l'Accademia di Francia. Dans le jardin sont la
+plupart des ateliers des peintres et sculpteurs; les autres sont
+disséminés dans l'intérieur de la maison et sur un petit balcon élevé
+donnant sur le jardin des Ursulines, d'où l'on aperçoit la chaîne de la
+Sabine, le monte Cavo et le camp d'Annibal. De plus, une bibliothèque
+totalement dépourvue d'ouvrages nouveaux, mais assez bien fournie en
+livres classiques, est ouverte jusqu'à trois heures aux investigations
+des élèves laborieux, et présente au désœuvrement de ceux qui ne le sont
+pas une ressource contre l'ennui. Car il faut dire que la liberté dont
+ils jouissent est à peu près illimitée. Les pensionnaires sont bien
+tenus d'envoyer tous les ans à l'Académie de Paris, un tableau, un
+dessin, une statue, une médaille ou une partition; mais ce travail une
+fois fait, ils peuvent employer leur temps comme bon leur semble, où
+même ne pas l'employer du tout, sans que personne ait rien à y voir. La
+tâche du directeur se borne à administrer l'établissement, et à
+surveiller l'exécution du réglement qui le régit. Quant à la direction
+des études, il n'exerce sur elle aucune influence. Cela se conçoit; les
+vingt-deux élèves pensionnés, s'occupant de cinq arts, frères si l'on
+veut, mais différents, il n'est pas possible à un seul homme de les
+posséder tous, et il serait mal venu de donner son avis sur ceux qui lui
+sont étrangers.
+
+A présent que le lecteur a un aperçu du lieu de la scène, je crois que
+le meilleur moyen de lui faire connaître les acteurs est de reprendre
+mon auto-biographie au point où je l'avais interrompue.
+
+
+
+
+V
+
+L'ARRIVÉE.
+
+
+L'Ave Maria venait de sonner, quand je descendis de voiture à la porte
+de l'Académie; cette heure étant celle du dîner, je m'empressai de me
+faire conduire au réfectoire, où l'on venait de m'apprendre que tous mes
+nouveaux camarades étaient réunis. Mon arrivée à Rome ayant été retardée
+par diverses circonstances, comme je l'ai dit plus haut, on n'attendait
+plus que moi; et, à peine eus-je mis le pied dans la vaste salle où
+siégeaient bruyamment autour d'une table bien garnie une vingtaine de
+convives, qu'un hourra à faire tomber les vitres, s'il y en avait eu,
+s'éleva à mon aspect.
+
+--Oh! Berlioz! Berlioz! Oh! cette tête! Oh! ces cheveux! Oh! ce nez!
+Dis-donc, Jalay, il t'enfonce joliment pour le nez!
+
+--Et toi, il te _recale_ fièrement pour les cheveux!
+
+--Mille dieux! quel toupet!
+
+--Eh! Berlioz! tu ne me reconnais pas? Te rappelles-tu la séance de
+l'Institut? Tes sacrées timbales qui ne sont pas parties pour l'incendie
+de Sardanapale? Était-il furieux! Mais, ma foi, il y avait de quoi!
+Voyons donc, tu ne me reconnais pas?
+
+--Je vous reconnais bien; mais votre nom...
+
+--Ah! tiens, il me dit _vous_, tu te _manières_, mon vieux: on se tutoie
+tout de suite ici.
+
+--Eh bien! comment t'appelles-tu?
+
+--Il s'appelle Signol.
+
+--Mieux que ça, Rossignol.
+
+--Mauvais! mauvais le calembourg!
+
+--Absurde!
+
+--Laissez-le donc s'asseoir!
+
+--Qui? le calembourg?
+
+--Non, Berlioz.
+
+--Ohé! Fleury, apportez-nous du punch, et du fameux; cela vaudra mieux
+que les bêtises de cet autre qui veut faire le malin.
+
+--Enfin, voilà notre section de musique au complet!
+
+--Eh! Monfort[5], voilà ton collègue.
+
+--Eh! Berlioz, voilà _ton-fort_.
+
+--C'est _mon-fort_.
+
+--C'est _son-fort_.
+
+--C'est _notre-fort_.
+
+--Embrassez-vous.
+
+--Embrassons-nous.
+
+--Ils ne s'embrasseront pas!
+
+--Ils s'embrasseront!
+
+--Ils ne s'embrasseront pas!
+
+--Si!
+
+--Non!
+
+--Ah ça! mais, pendant qu'ils crient, tu manges tout le macaroni, toi;
+aurais-tu la bonté de m'en laisser un peu?
+
+--Eh bien! embrassons-le tous, et que ça finisse!
+
+--Non, que ça commence! voilà le punch! Ne bois pas ton vin.
+
+--Non, plus de vin!
+
+--A bas le vin!
+
+--Cassons les bouteilles! Gare, Fleury!
+
+--Pinck! panck!
+
+--Messieurs, ne cassez pas les verres, au moins; il en faut pour le
+punch; je ne pense pas que vous veuillez le boire dans de petits verres.
+
+--Ah! les petits verres! Fi donc!
+
+--Pas mal, Fleury! ce n'est pas maladroit; sans ça, tout y passait.
+
+Fleury est le nom du factotum de la maison; ce brave homme, si digne, à
+tous égards, de la confiance que lui accordent les directeurs de
+l'Académie, est en possession, depuis longues années, de servir à table
+les pensionnaires; il a vu tant de scènes semblables à celle que je
+viens de décrire, qu'il n'y fait plus attention, et garde en pareil cas
+un sérieux de glace, dont le contraste est vraiment plaisant. Quand je
+fus un peu revenu de l'étourdissement que devait me causer un tel
+accueil, je m'aperçus que le salon où je me trouvais offrait l'aspect le
+plus bizarre. Sur l'un des murs, sont encadrés les portraits des anciens
+pensionnaires, au nombre de cinquante environ; sur l'autre, qu'on ne
+peut regarder sans rire, d'effroyables fresques de grandeur naturelle,
+étalent une suite de caricatures, dont la monstruosité grotesque ne peut
+se décrire, et dont les originaux ont tous habité l'Académie.
+Malheureusement l'espace manque aujourd'hui pour continuer cette
+curieuse galerie, et les nouveaux venus, dont l'extérieur prête à la
+charge, ne peuvent plus être admis aux honneurs du grand _salon_.
+
+Le soir même, après avoir salué M. Vernet, je suivis mes camarades au
+lieu habituel de leurs réunions, le fameux café Greco. C'est bien la
+plus détestable taverne qu'on puisse trouver, sale, obscure et humide;
+rien ne peut justifier la préférence que lui accordent les artistes de
+toutes les nations fixés à Rome. Mais son voisinage de la place
+d'Espagne et du restaurant Lepri qui est en face, lui amène un nombre
+considérable de chalands. On y tue le temps à fumer d'exécrables
+cigares, en buvant du café qui n'est guère meilleur, qu'on vous sert,
+non point sur des tables de marbre comme partout ailleurs, mais sur de
+petits guéridons de bois, larges comme la calotte d'un chapeau, et noirs
+et gluants comme les murs de cet aimable lieu. Le _café Greco_
+cependant, est tellement fréquenté par les artistes étrangers que la
+plupart s'y font adresser leurs lettres, et que les nouveaux débarqués
+n'ont rien de mieux à faire que de s'y rendre pour trouver des
+compatriotes.
+
+
+
+
+VI
+
+ÉPISODE BOUFFON.
+
+ On a vu des fusils partir, qui n'étaient pas chargés, dit-on. On a
+ vu plus souvent encore, je crois, des fusils chargés qui ne
+ partaient pas.
+
+ (PASCAL.)
+
+
+Je passai quelque temps à me façonner tant bien que mal à cette
+existence si nouvelle pour moi. Mais une vive inquiétude qui, dès le
+lendemain de mon arrivée, s'était emparée de mon esprit, ne me laissait
+d'attention ni pour les objets environnants, ni pour le cercle social où
+je venais d'être si brusquement introduit. Je n'avais pas trouvé à Rome
+des lettres de Paris qui auraient dû m'y précéder de plusieurs jours. Je
+les attendis pendant trois semaines avec une anxiété croissante; après
+ce temps, incapable de résister davantage au désir de connaître la
+cause de ce silence mystérieux, et malgré les remontrances amicales de
+M. Horace Vernet, qui essaya d'empêcher un coup de tête, en m'assurant
+qu'il serait obligé de me rayer de la liste des pensionnaires de
+l'Académie si je quittais l'Italie, je m'obstinai à rentrer en France.
+
+En repassant à Florence, une esquinancie assez violente vint me clouer
+au lit pendant huit jours. Ce fut alors que je fis la connaissance de
+l'architecte danois Schlick, aimable garçon et artiste d'un talent
+classé très-haut par les connaisseurs. Pendant cette semaine de
+souffrances, je m'occupai à réinstrumenter la scène du bal de ma
+Symphonie fantastique, et j'ajoutai à ce morceau la _coda_ qui existe
+maintenant. Je n'avais pas fini ce travail quand, le jour de ma première
+sortie, j'allai à la poste demander mes lettres. Le paquet qu'on me
+présenta contenait une épître d'une impudence si extraordinaire et si
+blessante pour un homme de l'âge et du caractère que j'avais alors,
+qu'il se passa soudain en moi quelque chose d'affreux. Deux larmes de
+rage jaillirent de mes yeux, et mon parti fut pris instantanément. Il
+s'agissait de voler à Paris, où j'avais à tuer sans rémission deux
+femmes coupables et un innocent. Quant à me tuer, moi, après ce beau
+coup, c'était de rigueur, on le pense bien. Le plan de l'expédition fut
+conçu en quelques minutes. On devait à Paris redouter mon retour, on me
+connaissait... Je résolus de ne m'y présenter qu'avec de grandes
+précautions et sous un déguisement. Je courus chez Schlick, qui
+n'ignorait pas le sujet du drame dont j'étais le principal acteur. En me
+voyant si pâle:
+
+--Ah! mon Dieu! qu'y a-t-il?
+
+--Voyez, lui dis-je en lui tendant la lettre, lisez!
+
+--Oh! c'est monstrueux, répondit-il après avoir lu. Qu'allez-vous faire?
+
+L'idée me vint aussitôt de le tromper, pour pouvoir agir plus librement.
+
+--Ce que je vais faire? Je persiste à rentrer en France; mais je vais
+chez mon père au lieu de retourner à Paris.
+
+--Oui, mon ami, vous avez raison; allez dans votre famille; c'est là
+seulement que vous pourrez, avec le temps, oublier vos chagrins et
+calmer l'effrayante agitation où je vous vois. Allons, du courage!
+
+--J'en ai; mais il faut que je parte tout de suite, je ne répondrais pas
+de moi demain.
+
+--Rien n'est plus aisé que de vous faire partir ce soir; je connais
+beaucoup de monde ici, à la police et à la poste; dans deux heures
+j'aurai votre passeport, et dans cinq votre place dans la voiture du
+courrier. Je vais m'occuper de tout cela; rentrez à l'hôtel faire vos
+préparatifs, je vous y rejoindrai.
+
+Au lieu de rentrer, je m'acheminai vers le quai de l'Arno, où demeurait
+une marchande de modes française. J'entre dans son magasin, et tirant ma
+montre:
+
+--Madame, lui dis-je, il est midi; je pars ce soir avec le courrier,
+pouvez-vous, avant cinq heures, préparer pour moi une toilette complète
+de femme de chambre, robe, chapeau, voile vert, etc.? Je vous donnerai
+ce que vous voudrez, je ne regarde pas à l'argent.
+
+La marchande se consulte un instant, et m'assure que tout sera prêt
+avant l'heure indiquée. Je donne des arrhes et rentre, sur l'autre rive
+de l'Arno, à l'hôtel des Quatre-Nations où je logeais. J'appelle le
+premier sommelier.
+
+--Antoine, je pars à six heures pour la France; il m'est impossible
+d'emporter ma malle, je vous la confie. Envoyez-la par la première
+occasion sûre à mon père, dont voici l'adresse.
+
+Et prenant la partition de la scène du Bal[6], dont la _coda_ n'était
+pas entièrement instrumentée, j'écris en tête: _Je n'ai pas le temps de
+finir; s'il prend fantaisie à la Société des Concerts de Paris
+d'exécuter ce morceau en_ L'ABSENCE _de l'auteur, je prie Habeneck de
+doubler à l'octave basse, avec les clarinettes et les cors, le trait
+des flûtes placé sur la dernière rentrée du thème, et d'écrire à plein
+orchestre les accords qui suivent. Cela suffira pour la conclusion._
+
+Puis je mets la partition de ma Symphonie fantastique, adressée sous
+enveloppe à Habeneck, dans une valise, avec quelques hardes; j'avais une
+paire de pistolets à deux coups, je les charge convenablement; j'examine
+et je place dans mes poches deux petites bouteilles de rafraîchissements,
+tels que laudanum, stricnine; et, la conscience en repos au sujet de mon
+arsenal, je m'en vais attendre l'heure du départ, en parcourant sans but
+les rues de Florence avec cet air malade, inquiet et inquiétant des
+chiens enragés.
+
+A cinq heures, je retourne chez ma modiste; on m'essaie ma parure qui va
+fort bien. En payant le prix convenu, je donne vingt francs de trop; une
+jeune ouvrière, assise devant le comptoir s'en aperçoit et veut me le
+faire observer; mais la maîtresse du magasin, jetant d'un geste rapide
+mes pièces d'or dans son tiroir, la repousse et l'interrompt par un:
+
+«Allons, petite bête, laissez monsieur tranquille! croyez-vous qu'il ait
+le temps d'écouter vos sottises!» Et répondant à mon sourire ironique
+par un salut curieux mais plein de grâce: «Mille remercîments, monsieur,
+j'augure bien du succès, vous serez _charmante_, sans aucun doute, dans
+votre petite comédie.»
+
+Six heures sonnent enfin; mes adieux faits à ce vertueux Schlick, qui
+voyait en moi une brebis égarée et blessée rentrant au bercail, ma
+parure féminine soigneusement serrée dans une des poches de la voiture,
+je salue du regard le Persée de Benvenuto et sa fameuse inscription:
+«_Si quis te læserit_, ego _tuus ultor ero_[7]» et nous partons.
+
+Les lieues se succèdent, et toujours entre le courrier et moi règne un
+profond silence. J'avais la gorge et les dents serrées; je ne mangeais
+pas, je ne buvais pas, je ne parlais pas. Quelques mots furent échangés
+seulement vers minuit, au sujet des pistolets, dont le prudent
+conducteur ôta les capsules et qu'il cacha ensuite sous les coussins de
+la voiture. Il craignait que nous ne vinssions à être attaqués, et en
+pareil cas, disait-il, on ne doit jamais montrer la moindre intention de
+se défendre quand on ne veut pas être assassiné.
+
+--A votre aise, lui répondis-je, je serais bien fâché de nous
+compromettre, et je n'en veux pas aux brigands!
+
+Arrivé à Gênes, sans avoir avalé autre chose que le jus d'une orange, au
+grand étonnement de mon compagnon de voyage qui ne savait trop si
+j'étais de ce monde ou de l'autre, je m'aperçois d'un nouveau malheur:
+Mon costume de femme était perdu. Nous avions changé de voiture à un
+village nommé Pietra-Santa et en quittant celle qui nous amenait de
+Florence, j'y avais oublié tous mes atours. «Feux et tonnerres!
+m'écriai-je, ne semble-t-il pas qu'un bon ange maudit veuille m'empêcher
+d'exécuter mon projet! c'est ce que nous verrons!»
+
+Aussitôt je fais venir un domestique de place parlant le français et le
+génois. Il me conduit chez une modiste. Il était près de midi, le
+courrier repartait à six heures. Je demande un nouveau costume: on
+refuse de l'entreprendre, ne pouvant l'achever en si peu de temps. Nous
+allons chez une autre, chez deux autres, chez trois autres modistes,
+même refus. Une enfin annonce qu'elle va rassembler plusieurs ouvrières
+et qu'elle essaiera de me parer avant l'heure du départ.
+
+Elle tient parole; je suis réparé. Mais pendant que je courais ainsi les
+grisettes, ne voilà-t-il pas la police sarde qui s'avise, sur
+l'inspection de mon passeport, de me prendre pour un émissaire de la
+révolution de juillet, pour un co-carbonaro, pour un conspirateur, pour
+un libérateur, de refuser de viser le dit passeport pour Turin, et de
+m'enjoindre de passer par Nice!
+
+«Eh! mon Dieu, visez pour Nice, qu'est-ce que cela me fait? je passerai
+par l'enfer si vous voulez, pourvu que je passe!»
+
+Lequel des deux était le plus splendidement niais, de la police, qui ne
+voyait, dans tous les Français, que des missionnaires de la Révolution,
+ou de moi, qui me croyais obligé de ne pas mettre le pied dans Paris
+sans être déguisé en femme, comme si tout le monde, en me reconnaissant,
+eût dû lire sur mon front le projet qui m'y ramenait; ou comme si, en me
+cachant vingt-quatre heures dans un hôtel, je n'eusse pas dû trouver
+cinquante marchandes de mode pour une, capables de me fagoter à
+merveille.
+
+Les gens passionnés sont charmants, ils s'imaginent tous, que le monde
+entier est préoccupé de leur passion quelle qu'elle soit, et ils mettent
+une bonne foi vraiment édifiante à se conformer à cette opinion.
+
+Je pris donc la route de Nice, sans décolérer. Je repassais même avec
+beaucoup de soin dans ma tête, la _petite comédie_ que j'allais jouer en
+arrivant à Paris. Je me présentais chez mes _amis_ sur les neuf heures
+du soir, au moment où la famille était réunie et prête à prendre le thé;
+je me faisais annoncer comme la femme de chambre de madame la comtesse
+M..., chargée d'un message important et pressé; on m'introduisait au
+salon, je remettais une lettre, et pendant qu'on s'occupait à la lire,
+tirant de mon sein mes deux pistolets doubles, je cassais la tête au
+numéro un, au numéro deux, je saisissais par les cheveux le numéro
+trois, je me faisais reconnaître, malgré ses cris je lui adressais mon
+troisième compliment; après quoi, avant que ce concert de voix et
+d'instruments n'eût attiré des curieux, je me lâchais sur la tempe
+droite le quatrième argument irrésistible, et si le pistolet venait à
+rater (cela s'est vu), je me hâtais d'avoir recours à mes petits
+flacons. Oh! la jolie scène! c'est vraiment dommage qu'elle ait été
+supprimée!
+
+Cependant, malgré ma rage condensée, je me disais parfois en cheminant:
+«Oui, cela sera délicieux, j'aurai là un moment bien agréable! mais la
+nécessité de me tuer ensuite, est assez... fâcheuse. Dire adieu ainsi au
+monde, à l'art; ne laisser d'autre réputation que celle d'un brutal qui
+ne savait pas vivre; n'avoir pas même terminé les corrections de ma
+première symphonie; avoir en tête d'autres partitions.... plus
+grandes..... ah!..... c'est.....» Et revenant à mon idée sanglante:
+«Non, non, non, non, il faut qu'ils meurent tous, il faut que je les
+extermine, il faut que je leur brise le crâne, il le faut, et cela sera!
+cela sera!....» Et les chevaux trottaient, m'emportant vers la France.
+La nuit vint; nous suivions la route de la Corniche, taillée dans le
+rocher à deux où trois cents toises au-dessus de la mer, qui baigne en
+cet endroit le pied des Alpes. L'amour de la vie et l'amour de l'art,
+depuis une heure, me répétaient secrètement mille douces promesses, et
+je les laissais dire; je trouvais même un certain charme à les écouter,
+quand, tout d'un coup, le postillon ayant arrêté ses chevaux pour mettre
+le sabot à la voiture, cet instant de silence me permit d'entendre les
+sourds râlements de la mer, qui brisait furieuse au fond du précipice.
+Ce bruit éveilla un écho terrible et fit éclater dans ma poitrine une
+nouvelle tempête, plus effrayante que toutes celles qui l'avaient
+précédée. Je râlai comme la mer, et m'appuyant de mes deux mains sur la
+banquette où j'étais assis, je fis un mouvement convulsif comme pour
+m'élancer en avant, en poussant un _Ha!_ si rauque, si sauvage, que le
+malheureux conducteur, bondissant de côté, crut décidément avoir pour
+compagnon de voyage quelque diable contraint de porter un morceau de la
+vraie croix.
+
+Cependant, l'intermittence existait, il fallait le reconnaître; il y
+avait lutte entre la vie et la mort. Dès que je m'en fus aperçu, je fis
+ce raisonnement qui ne me semble point trop saugrenu, vu le temps et le
+lieu: «Si je profitais du bon moment (le bon moment était celui où la
+vie venait coqueter avec moi. J'allais me rendre, on le voit), si je
+profitais, dis-je, du bon moment, pour me cramponner de quelque façon
+et m'appuyer sur quelque chose, afin de mieux résister au retour du
+mauvais; peut-être viendrais-je à bout de prendre une résolution....
+vitale. Voyons donc.» Nous traversions à cette heure, un village sarde,
+sur une plage, au niveau de la mer qui ne rugissait pas trop. On
+s'arrête pour changer de chevaux, je demande au conducteur le temps
+d'écrire une lettre; j'entre dans un petit café, je prends un chiffon de
+papier, et j'écris au directeur de l'Académie de Rome, M. Horace Vernet,
+_de vouloir bien me conserver sur la liste des pensionnaires, s'il ne
+m'en avait pas rayé; que j'en avais point encore enfreint le réglement,
+et que je_ M'ENGAGEAIS SUR L'HONNEUR _à ne pas passer la frontière
+d'Italie jusqu'à ce que sa réponse me fût parvenue à Nice, où j'allais
+l'attendre_.
+
+Ainsi lié par ma parole, et sûr de pouvoir toujours en revenir à mon
+projet de Huron, si, exclu de l'Académie, privé de ma pension, je me
+trouvais sans feu, ni lieu, ni sou, ni maille, je remontai plus
+tranquillement en voiture. Je m'aperçus même tout-à-coup que... _j'avais
+faim_, n'ayant rien mangé depuis Florence. O bonne grosse nature!
+décidément j'étais repris.
+
+J'arrivai à cette heureuse ville de Nice, grondant encore un peu.
+J'attendis quelques jours; vint la réponse de M. Vernet; réponse
+amicale, bienveillante, paternelle, dont je fus profondément touché. Ce
+grand artiste, sans connaître le sujet de mon trouble, me donnait des
+conseils qui s'y appliquaient on ne peut mieux; il m'indiquait le
+travail et l'amour de l'art comme les deux remèdes souverains contre les
+tourmentes morales; il m'annonçait que mon nom était resté sur la liste
+des pensionnaires, que le ministre ne serait pas instruit de mon équipée
+et que je pouvais revenir à Rome où l'on me recevrait à bras ouverts.
+
+--Allons, ils sont sauvés, fis-je en soupirant profondément. Et si je
+vivais maintenant! Si je vivais tranquillement, heureusement,
+musicalement! Oh! la plaisante affaire!... Essayons.
+
+Voilà que j'aspire l'air tiède et embaumé de Nice à pleins poumons;
+voilà la vie et la joie qui accourent à tire-d'ailes, et la musique qui
+m'embrasse, et l'avenir qui me sourit, et je reste à Nice un mois entier
+à errer dans les bois d'orangers, à me plonger dans la mer, à dormir nu
+sur les bruyères des montagnes de Villefranche, à voir du haut de ce
+radieux observatoire les navires venir, passer et disparaître
+silencieusement. Je vis entièrement seul, j'écris l'ouverture du _Roi
+Lear_, je chante, je crois en Dieu! Convalescence.
+
+C'est ainsi que j'ai passé à Nice les vingt plus beaux jours de ma vie.
+Nizza! Nizza! ô rimenbranza!
+
+Mais la police du roi de Sardaigne vint encore troubler mon paisible
+bonheur et m'obliger à y mettre un terme.
+
+J'avais fini par échanger quelques paroles au café avec deux officiers
+de la garnison piémontaise; il m'arriva même un jour de faire avec eux
+une partie de billard; cela suffit pour inspirer au chef de la police
+des soupçons graves sur mon compte.
+
+--Évidemment ce jeune musicien français n'est pas venu à Nice pour
+assister aux représentations de _Mathilde de Sabran_ (le seul ouvrage
+qu'on y entendît alors), il ne va jamais au théâtre. Il passe des
+journées entières dans les rochers de Villefranche..... il y attend un
+signal de quelque vaisseau révolutionnaire..... Il ne dîne pas à table
+d'hôte..... pour éviter les insidieuses conversations des agents
+secrets. Le voilà qui se lie tout doucement avec les chefs de nos
+régiments..... Il va entamer avec eux les négociations dont il est
+chargé au nom de _la Jeune Italie_, cela est clair, la conspiration est
+flagrante!
+
+O grand homme! politique profond, tu es délirant, va!
+
+Je suis mandé au bureau de police et interrogé en formes.
+
+--Que faites-vous ici, Monsieur?
+
+--Je me rétablis d'une maladie cruelle; je compose, je rêve, je remercie
+Dieu d'avoir fait un si beau soleil, une mer si belle, des montagnes si
+verdoyantes.
+
+--Vous n'êtes pas peintre?
+
+--Non, Monsieur.
+
+--Cependant, on vous voit partout, un album à la main et dessinant
+beaucoup; seriez-vous occupé à lever quelque plan?
+
+--Oui, je _lève le plan_ d'une ouverture du _Roi Lear_, c'est-à-dire,
+j'ai levé ce plan, car le dessin et l'instrumentation en sont
+tout-à-fait terminés; je crois même que l'entrée en sera formidable!
+
+--Comment l'entrée? qu'est-ce que ce roi Lear?
+
+--Hélas! monsieur, c'est un vieux bonhomme de roi d'Angleterre.
+
+--D'Angleterre!
+
+--Oui, qui vécut, au dire de Shakespeare, il y a quelque dix-huit cents
+ans, et qui eut la faiblesse de partager son royaume à deux filles
+scélérates qu'il avait, et qui le mirent à la porte quand il n'eut plus
+rien à leur donner. Vous voyez qu'il y a peu de rois.....
+
+--Ne parlons pas du Roi!..... Vous entendez par ce mot
+instrumentation?.....
+
+--C'est un terme de musique.
+
+--Toujours ce prétexte! Je sais très-bien, monsieur, qu'on ne compose
+pas ainsi de la musique sans piano, seulement avec un album et un
+crayon, en marchant silencieusement sur les grèves! Ainsi donc, veuillez
+nous dire où vous comptez aller, on va vous rendre votre passeport; vous
+ne pouvez rester à Nice plus longtemps.
+
+--Alors je retournerai à Rome, en composant encore sans piano, avec
+votre permission.
+
+Ainsi fut fait. Je quittai Nice le lendemain fort contre mon gré, il est
+vrai, mais le cœur léger et plein d'_allegria_, et bien vivant et bien
+guéri. Et c'est ainsi qu'une fois encore on a vu _des pistolets chargés
+qui ne sont pas partis_.
+
+C'est égal, je crois que ma petite comédie avait un certain intérêt, et
+c'est vraiment dommage qu'elle n'ait pas été représentée!....
+
+
+
+
+VII
+
+RETOUR A ROME.
+
+
+En repassant à Gênes, j'allai entendre l'_Agnese_ de Paër. Cet opéra fut
+célèbre à l'époque de transition crépusculaire qui précéda _le lever_ de
+Rossini.
+
+L'impression de froid ennui dont il m'accabla tenait sans doute à la
+détestable exécution qui en paralysait les beautés. Je remarquai d'abord
+que, suivant la louable habitude de certaines gens qui, bien
+qu'incapables de rien _faire_, se croient appelés à tout _refaire_ ou
+retoucher, et qui, de leur coup-d'œil d'aigle aperçoivent tout de suite
+ce qui manque dans un ouvrage, on avait renforcé d'une grosse caisse
+l'instrumentation sage et modérée de Paër; de sorte qu'écrasé sous le
+tampon du maudit instrument, cet orchestre, qui n'avait pas été écrit
+de manière à lui résister, disparaissait entièrement. Madame Ferlotti
+chantait (elle se gardait bien de le jouer) le rôle d'Agnèse. En
+cantatrice qui sait, à un franc près, ce que son gosier lui rapporte par
+an, elle répondait à la douloureuse folie de son père par le plus
+imperturbable sang-froid, la plus complète insensibilité; on eût dit
+qu'elle ne faisait qu'une répétition de son rôle, indiquant à peine les
+gestes et chantant sans expression pour ne pas se fatiguer.
+
+L'orchestre m'a paru passable. C'est une petite troupe fort inoffensive;
+mais les violons jouent juste et les instruments à vent suivent assez
+bien la mesure. A propos de violon..... pendant que je m'ennuyais dans
+sa ville natale, Paganini enthousiasmait tout Paris. Maudissant le
+mauvais destin qui me privait du bonheur de l'entendre, je cherchais au
+moins à obtenir de ses compatriotes quelques renseignements sur lui;
+mais les Gênois sont, comme les habitants de toutes les villes de
+commerce, fort indifférents pour les beaux-arts. Ils me parlèrent très
+froidement de l'homme extraordinaire que l'Allemagne, la France et
+l'Angleterre ont accueilli avec acclamations. Je demandai la maison de
+son père, on ne put me l'indiquer. A la vérité, je cherchai aussi dans
+Gênes le temple, la pyramide, enfin le monument que je pensais avoir été
+élevé à la mémoire de Colomb, et le buste du grand homme qui découvrit
+le Nouveau-Monde n'a pas même frappé une fois mes regards pendant que
+j'errais dans les rues de l'ingrate cité qui lui donna naissance et dont
+il fit la gloire.
+
+De toutes les capitales d'Italie aucune ne m'a laissé d'aussi gracieux
+souvenirs que Florence. Loin de m'y sentir dévoré de spleen, comme je le
+fus plus tard à Rome et à Naples, complètement inconnu, ne connaissant
+personne, avec quelques poignées de piastres à ma disposition, malgré la
+brèche énorme que la course à Nice avait faite à ma fortune, jouissant
+en conséquence de la plus entière liberté, j'y ai passé de bien douces
+journées, soit à parcourir ses nombreux monuments en rêvant de Dante et
+de Michel-Ange, soit à lire Shakespeare dans les bois délicieux qui
+bordent la rive gauche de l'Arno et dont la solitude profonde me
+permettait de crier à mon aise d'admiration. Sachant bien que je ne
+trouverais pas dans la capitale de la Toscane ce que Naples et Milan me
+faisaient tout au plus espérer, je ne songeais guère à la musique, quand
+les conversations de table d'hôte m'apprirent que le nouvel opéra de
+Bellini (_I Montecchi ed i Capuletti_) allait être représenté. On disait
+beaucoup de bien de la musique, mais aussi beaucoup du libretto, ce qui,
+eu égard au peu de cas que les Italiens font pour l'ordinaire des
+paroles d'un opéra, me surprenait étrangement. Ah! ah! c'est une
+innovation!!! Je vais donc, après tant de misérables essais lyriques sur
+ce beau drame, entendre un véritable opéra de Roméo, digne du génie de
+Shakespeare! Dieu! quel sujet! comme tout y est dessiné pour la
+musique!... D'abord, le bal éblouissant dans la maison de Capulet, où,
+au milieu d'un essaim tourbillonnant de beautés, le jeune Montaigu
+aperçoit pour la première fois la _sweet Juliet_, dont la fidélité doit
+lui coûter la vie; puis ces combats furieux dans les rues de Vérone,
+auxquels le bouillant _Tybald_ semble présider comme le génie de la
+colère et de la vengeance; cette inexprimable scène de nuit au balcon de
+Juliette, où les deux amants murmurent un concert d'amour tendre, doux
+et pur comme les rayons de l'astre des nuits qui les garde en souriant
+amicalement; les piquantes bouffonneries de l'insouciant Mercutio, le
+naïf caquet de la vieille nourrice, le grave caractère de l'ermite,
+cherchant inutilement à ramener un peu de calme sur ces flots d'amour et
+de haine dont le choc tumultueux retentit jusque dans sa modeste
+cellule... puis l'affreuse catastrophe, l'ivresse du bonheur aux prises
+avec celle du désespoir, de voluptueux soupirs changés en râle de mort,
+et enfin le serment solennel des deux familles ennemies jurant, trop
+tard, sur le cadavre de leurs malheureux enfants, d'éteindre la haine
+qui fit verser tant de sang et de larmes.--Les miennes coulaient en y
+songeant. Je courus donc au théâtre de la Pergola. Les choristes
+nombreux qui couvraient la scène me parurent assez bons, leurs voix
+sonores et mordantes; il y avait surtout une douzaine de petits garçons
+de quatorze à quinze ans dont les _contralti_ étaient d'un excellent
+effet. Les personnages se présentèrent successivement et chantèrent
+presque tous faux, à l'exception de deux femmes, dont l'une _grande et
+forte_ remplissait le rôle de _Juliette_, et l'autre _petite et grêle_
+celui de _Roméo_.--Pour la troisième ou quatrième fois, après Zingarelli
+et Vaccaï, écrire encore Roméo pour une femme!... Mais au nom de Dieu,
+est-il donc décidé que l'amant de Juliette doit paraître dépourvu des
+attributs de la virilité? Est-il un enfant, celui qui, en trois passes,
+perce le cœur du _furieux Tybald, le héros de l'escrime_, et qui, plus
+tard, après avoir brisé les portes du tombeau de sa maîtresse, d'un bras
+dédaigneux étend mort sur les degrés du monument le comte Pâris qui l'a
+provoqué?... Et son désespoir au moment de l'exil, sa sombre et terrible
+résignation en apprenant la mort de Juliette, son délire convulsif après
+avoir bu le poison, toutes ces passions volcaniques germent-elles
+d'ordinaire dans l'ame d'un eunuque?...
+
+Trouverait-on que l'effet musical de deux voix féminines est le
+meilleur?... Alors, à quoi bon des ténors, des basses, des barytons?
+Faites donc jouer tous les rôles par des soprani ou des contralti, Moïse
+et Otello ne seront pas beaucoup plus étranges avec une voix flûtée que
+ne l'est Roméo. Mais il faut en prendre son parti; la composition de
+l'ouvrage va me dédommager...
+
+Quel désappointement!!! Dans le libretto il n'y a point de bal chez
+Capulet, point de Mercutio, point de nourrice babillarde, point d'ermite
+grave et calme, point de scène au balcon, point de sublime monologue
+pour Juliette recevant la fiole de l'ermite, point de duo dans la
+cellule entre Roméo banni et l'ermite désolé; point de Shakespeare,
+rien; un ouvrage manqué, mutilé, défiguré, _arrangé_. Et c'est un grand
+poète pourtant, c'est Félix Romani, que les habitudes mesquines des
+théâtres lyriques d'Italie ont contraint à découper un si pauvre
+libretto dans le chef-d'œuvre shakespearien!
+
+Le musicien toutefois a su rendre fort belle une des principales
+situations: A la fin d'un acte, les deux amants séparés de force par
+leurs parents furieux, s'échappent un instant des bras qui les
+retenaient et s'écrient en s'embrassant: «Nous nous reverrons aux
+cieux.» Bellini a mis, sur les paroles qui expriment cette idée, une
+phrase d'un mouvement vif, passionné, pleine d'élan, et _chantée à
+l'unisson_ par les deux personnages. Ces deux voix, vibrant ensemble
+comme une seule, symbole d'une union parfaite, donnent à la mélodie une
+force d'impulsion extraordinaire; et, soit par l'encadrement de la
+phrase mélodique et la manière dont elle est ramenée, soit par
+l'étrangeté bien motivée de cet unisson, auquel on est loin de
+s'attendre, soit enfin par la mélodie elle-même, j'avoue que j'ai été
+remué à l'improviste et que j'ai applaudi avec transport. On a
+singulièrement abusé depuis lors des duos à l'unisson.--Décidé à boire
+le calice jusqu'à la lie, je voulus, quelques jours après, entendre la
+_Vestale_ de Paccini. Quoique ce que j'en connaissais déjà m'eût bien
+prouvé qu'elle n'avait de commune avec l'héroïque et sublime conception
+de Spontini que le titre, je ne m'attendais à rien de pareil.....
+Licinius était encore joué par une femme..... Après quelques instants
+d'une pénible attention, j'ai dû m'écrier comme Hamlet: «Ceci est de
+l'absynthe!» et ne me sentant pas capable d'en avaler davantage, je suis
+parti au milieu du second acte, donnant un terrible coup de pied dans le
+parquet, qui m'a si fort endommagé le gros orteil que je m'en suis
+ressenti pendant plusieurs jours.--Pauvre Italie!... Au moins, va-t-on
+me dire, dans les églises la pompe musicale doit être digne des
+cérémonies auxquelles elle se rattache. Pauvre Italie!... on verra plus
+tard quelle musique on fait à Rome, dans la capitale du monde chrétien;
+en attendant, voilà ce que j'ai entendu de mes propres oreilles pendant
+mon séjour à Florence.
+
+C'était peu après l'explosion de Modène et de Bologne; les deux fils de
+Louis Bonaparte y avaient pris part; leur mère, la reine Hortense,
+fuyait avec l'un d'eux; l'autre venait d'expirer dans les bras de son
+père. On célébrait le service funèbre; toute l'église tendue de noir, un
+immense appareil funéraire de prêtres, de catafalques, de flambeaux,
+invitaient moins aux tristes et grandes pensées que les souvenirs
+éveillés dans l'ame par le nom de celui pour qui l'on priait....
+Napoléon Bonaparte!.... Il s'appelait ainsi!.... c'était _son_
+neveu!.... presque _son_ petit-fils!.... mort à vingt ans.... Et sa
+mère, arrachant le dernier de ses fils à la hache des réactions, fuit en
+Angleterre.... La France lui est interdite.... la France, où luirent
+pour elle tant de glorieux jours.... Mon esprit, remontant le cours du
+temps, me la représentait, joyeuse enfant créole, dansant sur le pont du
+vaisseau qui l'amenait sur le vieux continent, simple fille de madame
+Beauharnais, plus tard fille adoptive du maître de l'Europe, reine de
+Hollande, et enfin exilée, oubliée, orpheline, mère éperdue, reine
+fugitive et sans Etats.... Oh! Beethoven!.... où était la grande ame,
+l'esprit profond et homérique qui conçut la _Symphonie héroïque_, la
+_Marche funèbre pour la mort d'un héros_, et tant d'autres miraculeuses
+poésies musicales qui arrachent des larmes et oppressent le cœur?....
+L'organiste avait tiré les registres de _petites flûtes_ et folâtrait
+dans le haut du clavier, en sifflottant de _petits airs gais_, comme
+font les roitelets quand, perchés sur le mur d'un jardin, ils s'ébattent
+aux pâles rayons d'un soleil d'hiver.... La fête _del Corpus Domini_ (la
+Fête-Dieu) devait être célébrée prochainement à Rome; j'en entendais
+constamment parler autour de moi depuis quelques jours comme d'une chose
+extraordinaire. Je m'empressai donc de m'acheminer vers la capitale des
+Etats pontificaux avec plusieurs Florentins que le même motif y
+attirait. Il ne fut question, pendant tout le voyage, que des merveilles
+qui allaient être offertes à notre admiration. Ces messieurs me
+déroulaient un tableau tout resplendissant de tiares, mitres, chasubles,
+croix brillantes, vêtements d'or, nuages d'encens, etc.
+
+--_Ma la musica?...._
+
+--_Oh! signore, lei sentira un coro immenso._
+
+Puis ils retombaient sur les nuages d'encens, les vêtements dorés, les
+brillantes croix, le tumulte des cloches et des canons. Mais Robin en
+revient toujours à....
+
+--_La musica?_ demandais-je encore, _la musica di questa ceremonia?_
+
+--_Oh! signore, lei sentira un coro immenso._
+
+--Allons, il paraît que ce sera.... un chœur immense, après tout. Je
+pensais déjà à la pompe musicale des cérémonies religieuses dans le
+temple de Salomon; mon imagination, s'enflammant de plus en plus,
+j'allais jusqu'à espérer quelque chose de comparable au luxe gigantesque
+de l'ancienne Egypte.... Faculté maudite, qui ne fait de notre vie qu'un
+mirage continuel!... Sans elle, j'eusse peut-être été ravi de l'aigre et
+discordant fausset des _castrati_ qui me firent entendre un sot et
+insipide contrepoint; sans elle, je n'aurais point été surpris, sans
+doute, de ne pas trouver à la procession _del Corpus Domini_ un essaim
+de jeunes vierges, aux vêtements blancs, à la voix pure et fraîche, aux
+traits empreints de sentiments religieux, exhalant vers le ciel de pieux
+cantiques, harmonieux parfums de ces roses vivantes; sans cette fatale
+imagination, ces deux groupes de clarinettes canardes, de trombones
+rugissants, de grosses caisses furibondes, de trompettes saltimbanques,
+ne m'eussent pas révolté par leur impie et brutale cacophonie. Il est
+vrai que, dans ce cas, il eût aussi fallu supprimer l'organe de l'ouïe.
+On appelle cela à Rome _musique militaire_. Que le vieux Silène, monté
+sur un âne, suivi d'une troupe de grossiers satyres et d'impures
+Bacchantes soit escorté d'un pareil concert, rien de mieux; mais le
+Saint-Sacrement, le pape, les images de la Vierge!!! Ce n'était pourtant
+que le prélude des mystifications qui m'attendaient. Mais n'anticipons
+pas.
+
+Me voilà réinstallé à la Villa Medici, bien accueilli du Directeur, fêté
+de tous mes camarades, dont la curiosité était excitée, sans doute, sur
+le but du pèlerinage que je venais d'accomplir, mais qui pourtant furent
+tous à mon égard d'une réserve exemplaire.
+
+J'étais parti, j'avais eu mes raisons pour partir; je revenais, c'était
+à merveille; pas de commentaires, pas de questions.
+
+
+
+
+VIII
+
+LA VIE DE L'ACADÉMIE.
+
+
+J'étais déjà au fait des habitudes du dedans et du dehors de l'Académie.
+Une cloche, parcourant les divers corridors et les allées du jardin,
+annonce l'heure des repas. Chacun d'accourir alors dans le costume où il
+se trouve; en chapeau de paille, en blouse déchirée ou couverte de terre
+glaise, les pieds en pantouffles, sans cravate, enfin dans le
+délabrement complet d'une parure d'atelier. Après le déjeûner, nous
+perdions ordinairement une ou deux heures dans le jardin, à jouer au
+disque, à la paume, à tirer le pistolet, à fusiller les malheureux
+merles qui habitent le bois de lauriers, ou à dresser de jeunes chiens.
+Tous exercices auxquels M. Horace Vernet, dont les rapports avec nous
+étaient plutôt d'un excellent camarade que d'un sévère directeur,
+prenait part fort souvent. Le soir, c'était la visite obligée au café
+Greco, où les artistes français, non attachés à l'Académie, que nous
+appelions _les hommes d'en bas_, fumaient avec nous le _cigare de
+l'amitié_, en buvant le _punch du patriotisme_. Après quoi, chacun se
+dispersait..... Ceux qui rentraient vertueusement à la caserne
+académique, se réunissaient quelquefois sous le grand vestibule qui
+donne sur le jardin. Quand je m'y trouvais, ma mauvaise voix et ma
+misérable guitare étaient mises à contribution, et assis tous ensemble
+autour d'un petit jet d'eau qui, en retombant dans une coupe de marbre,
+rafraîchit ce portique retentissant, nous chantions au clair de lune les
+rêveuses mélodies du Freyschütz, d'Oberon, les chœurs énergiques
+d'Euryanthe, ou des actes entiers d'Iphigénie en Tauride, de la Vestale
+ou de don Juan; car je dois dire à la louange de mes commensaux de
+l'Académie, que leur goût musical était des moins vulgaires.
+
+Nous avions, en revanche, un genre de concerts que nous appelions
+_concerts anglais_, et qui ne manquait pas d'agrément, après les dîners
+un peu échevelés. Les buveurs, plus ou moins chanteurs, mais possédant
+tant bien que mal quelque air favori, s'arrangeaient de manière à en
+avoir tous un différent; pour obtenir la plus grande variété possible,
+chacun d'ailleurs chantait dans un autre ton que son voisin. Duc, le
+spirituel et savant architecte[8], chantait sa chanson de _la Colonne_,
+Dantan celle du _Sultan Saladin_, Montfort triomphait dans la marché de
+_la Vestale_, Signol était plein de charmes dans la romance _Fleuve du
+Tage_, et j'avais quelque succès dans l'air si tendre et si naïf _Il
+pleut, bergère_. A un signal donné, les concertants partaient les uns
+après les autres, et ce vaste morceau d'ensemble à vingt-quatre parties
+s'exécutait en crescendo, accompagné, sur la promenade du Pincio, par
+les hurlements douloureux des chiens épouvantés, pendant que les
+barbiers de la place d'Espagne, souriant d'un air narquois sur le seuil
+de leur boutique, se renvoyaient l'un à l'autre cette naïve exclamation:
+_musica francese!_
+
+Le jeudi était le jour de grande réception chez le directeur. La plus
+brillante société de Rome se réunissait alors aux soirées fashionables
+que madame et mademoiselle Vernet présidaient avec tant de goût. On
+pense bien que les pensionnaires n'avaient garde d'y manquer. La journée
+du dimanche, au contraire, était presque toujours consacrée à des
+courses plus ou moins longues dans les environs de Rome. C'étaient
+_Ponte Molle_, où l'on va boire une sorte de drogue douceâtre et
+huileuse, liqueur favorite des Romains, qu'on appelle vin d'Orvieto; la
+villa Pamphili, Saint-Laurent hors les murs, et surtout le magnifique
+tombeau de Cecilia Metella, dont il est de rigueur d'interroger
+longuement le curieux écho, pour s'enrouer et avoir ainsi le prétexte
+d'aller se rafraîchir dans une osteria qu'on trouve à quelques pas de
+là, avec un gros vin noir, rempli de moucherons.
+
+Avec la permission du directeur, les pensionnaires peuvent entreprendre
+de plus longs voyages, d'une durée indéterminée, à la condition
+seulement de ne pas sortir des États-Romains, jusqu'au moment où le
+réglement les autorise à visiter toutes les parties de l'Italie. Voilà
+pourquoi le nombre des habitants de l'Académie n'est que fort rarement
+au complet. Il y en a presque toujours au moins deux en tournée à
+Naples, à Venise, à Florence, à Palerme ou à Milan. Les peintres et les
+sculpteurs, trouvant Michel-Ange et Raphaël à Rome, sont ordinairement
+les moins pressés d'en sortir; les temples de Pestum, Pompéi, la Sicile,
+excitent vivement au contraire la curiosité des architectes; les
+paysagistes passent la plus grande partie de leur temps dans les
+montagnes; pour les musiciens, comme les différentes capitales d'Italie
+leur offrent toutes à peu près le même degré d'intérêt, ils n'ont pour
+quitter Rome d'autres motifs que _le désir de voir et l'humeur
+inquiète_, et rien que leurs sympathies personnelles ne peut influer sur
+la direction ou la durée de leurs voyages. Usant de là liberté qui nous
+était accordée, je cédais à mon penchant pour les explorations
+aventureuses, et me sauvais aux Abruzzes quand l'ennui de Rome me
+desséchait le sang. Sans cela je ne sais trop comment j'aurais pu
+résister à la monotonie d'une pareille existence. On conçoit, en effet,
+que la gaîté de nos réunions d'artistes, les bals élégants de l'Académie
+et de l'ambassade, le laisser-aller de l'estaminet, n'aient guère pu me
+faire oublier que j'arrivais de Paris, du centre de la civilisation, et
+que je me trouvais tout d'un coup sevré de musique, de théâtre[9], de
+littérature[10], d'agitations, de tout enfin ce qui composait ma vie.
+
+Il ne faut pas s'étonner que la grande ombre de la Rome antique, qui
+seule poétise la nouvelle, n'ait pas suffi pour me dédommager de ce qui
+me manquait. On se familiarise bien vite avec les objets qu'on a sans
+cesse sous les yeux, et ils finissent par ne plus éveiller dans l'âme
+que des impressions et des idées ordinaires. Je dois pourtant en
+excepter le Colysée; le jour ou la nuit je ne le voyais jamais de
+sang-froid. Saint-Pierre me faisait aussi toujours éprouver un frisson
+d'admiration. C'est si grand! si noble! si beau! si majestueusement
+calme!!! J'aimais à y passer la journée pendant les intolérables
+chaleurs de l'été. Je portais avec moi un volume de Byron, et
+m'établissant commodément dans un confessionnal, jouissant d'une fraîche
+atmosphère, d'un silence religieux, interrompu seulement à longs
+intervalles par l'harmonieux murmure des deux fontaines de la grande
+place de Saint-Pierre, que des bouffées de vent apportaient jusqu'à mon
+oreille, je dévorais à loisir cette ardente poésie; je suivais sur les
+ondes les courses audacieuses du Corsaire; j'adorais profondément ce
+caractère à la fois inexorable et tendre, impitoyable et généreux,
+composé bizarre de deux sentiments, opposés en apparence, la haine de
+l'espèce et l'amour d'une femme.
+
+Parfois quittant mon livre pour réfléchir, je promenais mes regards
+autour de moi; mes yeux, attirés par la lumière, se levaient vers la
+sublime coupole de Michel-Ange. Quelle brusque transition d'idées!!! Des
+cris de rage des pirates, de leurs orgies sanglantes, je passais
+tout-à-coup au concert des séraphins, à la paix de la vertu, à la
+quiétude infinie du ciel.... Puis ma pensée, abaissant son vol, se
+plaisait à chercher sur le parvis du temple la trace des pas du noble
+poète....
+
+--Il a du venir contempler ce groupe de Canova, me disais-je; ses pieds
+ont foulé ce marbre, ses mains se sont promenées sur les contours de ce
+bronze; il a respiré cet air, ces échos ont répété ses paroles....
+Paroles de tendresse et d'amour peut-être.... Eh oui! ne peut-il pas
+être venu visiter le monument avec son amie, madame Guiccioli[11]?...
+Femme admirable et rare, dont il a été si complètement compris, si
+profondément aimé!!! Aimé!!!... poète!... libre!... riche!.... Il a été
+tout cela, lui!.... Et le confessionnal retentissait d'un grincement de
+dents à faire frémir les damnés.
+
+Un jour, en de telles dispositions, je me levai spontanément, comme pour
+prendre ma course, et, après quelques pas précipités, m'arrêtant
+tout-à-coup au milieu de l'église, je demeurai silencieux et immobile.
+Un paysan entra, et vint tranquillement baiser l'orteil de saint
+Pierre.
+
+--Heureux bipède! murmurai-je avec amertume, que te manque-t-il? Tu
+crois et espères; ce bronze que tu adores, et dont la main droite tient
+aujourd'hui, au lieu de foudres, les clés du paradis, était jadis un
+Jupiter tonnant. Tu l'ignores; point de désenchantement. En sortant, que
+vas-tu chercher? De l'ombre et du sommeil; les madones des champs te
+sont ouvertes, tu y trouveras l'un et l'autre. Quelles richesses
+rêves-tu?.... la poignée de piastres nécessaires pour acheter un âne ou
+te marier; tes économies de trois ans y suffiront. Qu'est une femme pour
+toi?... une autre sexe. Que cherches-tu dans l'art?... un moyen de
+matérialiser les objets de ton culte ou de t'exciter au rire ou à la
+danse. A toi, la Vierge enluminée de rouge et de vert, c'est la
+peinture; à toi, les marionnettes et polichinelle, c'est le drame; à
+toi, la musette et le tambour de basque, c'est la musique; à moi le
+désespoir et la haine, car je manque de tout ce que je cherche, et
+n'espère plus l'obtenir.
+
+Après avoir quelque temps écouté rugir ma tempête intérieure, je
+m'aperçus que le jour baissait. Le paysan était parti; j'étais seul dans
+Saint-Pierre..... Je sortis. Je rencontrai des peintres allemands qui
+m'entraînèrent dans une osteria, hors des portes de la ville, où nous
+bûmes je ne sais combien de bouteilles d'orvieto, en disant des
+absurdités, fumant, et mangeant crus de petits oiseaux que nous avions
+achetés d'un chasseur. Ces messieurs trouvaient ce mets sauvage
+très-bon, et je fus bientôt de leur avis, malgré le dégoût que j'en
+avais ressenti d'abord. Nous rentrâmes à Rome, en chantant des chœurs de
+Weber, qui nous rappelèrent des jouissances musicales, auxquelles il ne
+fallait plus songer de longtemps..... A minuit, j'allai au bal de
+l'ambassadeur. J'y vis une Anglaise, belle comme Diane, qu'on me dit
+avoir cinquante mille livres sterling de rentes, une voix superbe et un
+admirable talent sur le piano; ce qui me fit grand plaisir. La
+Providence est juste; elle a soin de répartir également ses faveurs! Je
+rencontrai d'horribles visages de vieille, les yeux fixés sur une table
+d'écarté, flamboyants de cupidité. Sorcières de Macbeth!! Je vis
+minauder des coquettes; on me montra deux gracieuses jeunes filles,
+faisant ce que les mères appellent _leur entrée dans le monde_;
+délicates et précieuses fleurs que son souffle desséchant aura bientôt
+flétries! J'en fus ravi. Trois amateurs discoururent devant moi sur
+l'enthousiasme, la poésie, la musique; ils comparèrent ensemble
+Beethoven et M. Vaccaï, Shakespeare et M. Ducis; me demandèrent _si
+j'avais lu Goëthe_, si Faust m'avait _amusé_; que sais-je encore? mille
+autres belles choses. Tout cela m'enchanta tellement, que je quittai le
+salon en souhaitant qu'une aérolithe, grande comme une montagne, pût
+tomber sur le palais de l'ambassadeur et l'écraser avec tout ce qu'il
+contenait.
+
+En remontant l'escalier de la Trinita del Monte, pour rentrer à
+l'Académie, il fallut dégaîner le grand couteau romain. Des malheureux
+étaient en embuscade sur la plate-forme pour demander aux passants la
+bourse ou la vie. Mais nous étions deux, et ils n'étaient que trois; le
+craquement de nos couteaux, que nous ouvrîmes avec bruit, suffit pour
+les rendre momentanément à la vertu.
+
+Souvent, au retour de ces insipides réunions, où de plates cavatines,
+platement chantées au piano, n'avaient fait qu'exciter ma soif de
+musique et aigrir ma mauvaise humeur, le sommeil m'était impossible.
+Alors je descendais au jardin, et, couvert d'un grand manteau à
+capuchon, assis sur un bloc de marbre, écoutant dans de noires et
+misanthropiques rêveries les cris des hiboux de la villa Borghèse,
+j'attendais le retour du soleil. Si mes camarades avaient connu ces
+veilles oisives à la belle étoile, ils n'auraient pas manqué de
+m'accuser de _manière_ (c'est le terme consacré), et les charges de
+toute espèce ne se seraient pas fait attendre; mais je ne m'en vantais
+pas.
+
+Voilà, avec la chasse et les promenades à cheval, le gracieux cercle
+d'actions et d'idées dans lequel je tournais incessamment pendant mon
+séjour à Rome. Qu'on y joigne l'influence accablante du sirocco, le
+besoin impérieux et toujours renaissant des jouissances de mon art, de
+pénibles souvenirs, le chagrin de me voir pendant deux ans[12] exilé du
+monde musical, une impossibilité inexplicable, mais réelle, de
+travailler à l'Académie, et l'on comprendra ce que pouvait avoir
+d'intensité le spleen qui me dévorait.
+
+J'étais méchant comme un dogue à la chaîne. Les efforts de mes camarades
+pour me faire partager leurs amusements ne servaient même qu'à m'irriter
+davantage. Le charme qu'ils trouvaient aux _joies_ du carnaval, surtout
+m'exaspérait. Je ne pouvais concevoir (je ne le puis encore) quel
+plaisir on peut prendre aux divertissements de ce qu'on appelle à Rome,
+comme à Paris, _les jours gras_! Fort gras, en effet; gras de boue, gras
+de fard, de blanc, de lie de vin, de sales quolibets, de grossières
+injures, de filles de joie, de mouchards ivres, de masques ignobles, de
+chevaux éreintés, d'imbécilles qui rient, de niais qui admirent et
+d'oisifs qui s'ennuient. A Rome, où les bonnes traditions de l'antiquité
+se sont conservées, on immolait naguère aux _jours gras_ une victime
+humaine. Je ne sais si cet admirable usage, où l'on retrouve un vague
+parfum de la poésie du Cirque, existe toujours; c'est probable: les
+grandes idées ne s'évanouissent pas si promptement. On conservait alors
+pour _les jours gras_ (quelle ignoble épithète) un pauvre diable
+condamné à la peine capitale; on l'engraissait, lui aussi, pour le
+rendre digne du dieu auquel il allait être offert, le peuple romain; et
+quand l'heure était venue, quand cette tourbe d'imbécilles de toutes
+nations (car, pour être juste, il faut dire que les étrangers ne se
+montrent pas moins que les _indigènes_, avides de si nobles plaisirs),
+quand cette cohue de sauvages en frac et en veste était bien lasse de
+voir courir des chevaux et de se jeter à la figure de petites boules de
+plâtre, en riant aux éclats d'une malice si spirituelle, on allait voir
+mourir l'homme; oui, l'_homme_! C'est souvent avec raison que de tels
+insectes l'appellent ainsi. Pour l'ordinaire, c'est quelque malheureux
+brigand, qui, affaibli par ses blessures, aura été pris à demi-mort par
+les _braves_ soldats du pape, et qu'on aura pansé, qu'on aura soigné,
+qu'on aura guéri, engraissé et _confessé_ pour les jours gras. Et,
+certes il y a, à mon avis, dans ce vaincu mille fois plus de l'homme que
+dans toute cette racaille de vainqueurs, à laquelle le chef temporel et
+spirituel de l'Église (_abhorrens a sanguine_), le représentant de Dieu
+sur la terre, est obligé de donner de temps en temps le spectacle d'une
+tête coupée.
+
+Il est vrai que, bientôt après, ce peuple sensible et intelligent va,
+pour ainsi dire, faire ses ablutions à la place Navone et y laver les
+taches que le sang a pu laisser sur ses habits. Cette place est alors
+mondée complètement; au lieu d'un marché aux légumes, c'est un véritable
+étang d'eau sale et puante, à la surface duquel surnagent, au lieu de
+fleurs, des tronçons de choux, des feuilles de laitues, des écorces de
+pastèques, des brins de paille et des coquilles d'amandes. Sur une
+estrade élevée au bord de ce lac enchanté, quinze musiciens, dont deux
+grosses caisses, une caisse roulante, un tambour, un triangle, un
+pavillon chinois et deux paires de cymbales, flanqués pour la forme de
+quelques cors et clarinettes, exécutent des mélodies d'un style aussi
+pur que le flot qui baigne les pieds de leurs tréteaux, pendant que les
+plus brillants équipages circulent lentement dans cette mare, aux
+acclamations ironiques du _peuple-roi_, dont la _grandeur_ n'est pas
+l'unique cause _qui l'attache au rivage_.
+
+--_Mirate! Mirate!_ voilà l'ambassadeur d'Autriche!
+
+--Non, c'est l'envoyé d'Angleterre!
+
+--Voyez ses armes: une espèce d'aigle.
+
+--Du tout, je distingue un autre animal, et d'ailleurs la fameuse
+inscription: _Dieu et mon droit_.
+
+--Ah! ah! c'est le consul d'Espagne avec son fidèle Sancho. Rossinante
+n'a pas l'air fort enchanté de cette promenade aquatique.
+
+--Quoi! lui aussi? le représentant de la France?
+
+--Pourquoi pas? ce vieillard qui le suit, couvert de la pourpre
+cardinale, est bien l'oncle maternel de Napoléon.
+
+--Et ce petit homme, au ventre arrondi, au sourire malicieux, qui veut
+avoir l'air grave?
+
+--C'est un homme d'esprit qui écrit sur les arts d'imagination, c'est le
+consul de Civita-Vecchia, qui s'est cru obligé par la _fashion_ de
+quitter son poste sur la Méditerranée pour venir se balancer en calèche
+autour de l'égout de la place Navone; il médite en ce moment quelque
+nouveau chapitre pour son roman de _Rouge et Noir_.
+
+_Mirate! Mirate!_ voilà notre fameuse Vittoria, cette Fornarina au petit
+pied (pas tant petit), qui vient poser aujourd'hui en costume
+d'Éminente, pour se délasser de ses travaux de la semaine dans les
+ateliers de l'Académie. La voilà sur son char, comme Vénus sortant de
+l'onde. Gare! les tritons de la place Navone, qui la connaissent tous,
+vont emboucher leurs conques et souffler à son passage une marche
+triomphale. Sauve qui peut!
+
+--Quelles clameurs! Qu'arrive-t-il donc? une voiture bourgeoise a été
+renversée! Oui, je reconnais notre grosse marchande de tabac de la rue
+Condotti. Bravo! elle aborde à la nage, comme Agrippine dans la baie de
+Putzolles, et pendant qu'elle donne le fouet à son petit garçon, pour le
+consoler du bain qu'il vient de prendre, les chevaux, qui ne sont pas
+des chevaux marins, se débattent contre l'eau bourbeuse. Eh! vive la
+joie! en voilà un de noyé! Agrippine s'arrache les cheveux! L'hilarité
+de l'assistance redouble! Les polissons lui jettent des écorces
+d'orange, etc., etc. Bon peuple, que tes ébats sont touchants! que tes
+délassements sont aimables! que de poésie dans tes jeux! que de dignité,
+que de grâce dans ta joie! Oh oui! les grands critiques ont raison,
+l'art est fait pour tout le monde. Si Raphaël a peint ses divines
+Madones, c'est qu'il connaissait bien l'amour exalté de la masse pour le
+beau, chaste et pur idéal; si Michel-Ange a tiré des entrailles du
+marbre son immortel Moïse, si ses puissantes mains ont élevé un temple
+sublime, c'était pour répondre sans doute à ce besoin de grandes
+émotions qui tourmente les âmes de la multitude. C'est pour donner un
+aliment à la flamme poétique qui les dévore, que Tasso et Dante ont
+chanté. Oui, anathème sur toutes les œuvres que la foule n'admire pas!
+car si elle les dédaigne, c'est qu'elles n'ont aucune valeur; si elle
+les méprise, c'est qu'elles sont méprisables, et si elle les condamne
+formellement par ses sifflets, condamnez aussi l'auteur, car il a manqué
+de respect au public, il a outragé sa grande intelligence, froissé sa
+profonde sensibilité; _qu'on le mène aux carrières_.........
+
+ * * * * *
+
+L'événement funeste que je vais raconter et qui eut lieu, pour ainsi
+dire, sous mes yeux, vint encore ajouter une couche de noir à la teinte
+déjà fort sombre de mon caractère à cette époque.
+
+
+
+
+IX
+
+VINCENZA.
+
+
+Un de mes amis, G***, peintre de talent, avait inspiré un sentiment
+profond à une jeune paysanne d'Albano, nommée Vincenza, qui venait
+quelquefois à Rome offrir pour modèle sa tête virginale aux pinceaux de
+nos plus habiles dessinateurs. La grâce naïve de cette enfant des
+montagnes, et l'expression candide de ses traits, l'avaient rendue
+l'objet d'une espèce de culte que lui rendaient les peintres, et que sa
+conduite décente et réservée justifiait d'ailleurs complètement.
+
+Depuis le jour où G*** parut prendre plaisir à la voir, Vincenza ne
+quitta plus Rome. Albano, son beau lac, ses sites ravissants, furent
+échangés contre une petite chambre sale et obscure qu'elle occupait
+dans le Transtevere, chez la femme d'un artisan dont elle soignait les
+enfants. Les prétextes ne lui manquaient jamais pour faire de fréquentes
+visites à l'atelier de son _bello Francese_. Un jour je l'y trouvai.
+G*** était gravement assis devant son chevalet, le pinceau et la palette
+à la main; Vincenza, accroupie à ses pieds comme un chien à ceux de son
+maître, épiait son regard, aspirait sa moindre parole, par intervalles
+se levait d'un bond, se plaçait en face de G***, le contemplait avec
+ivresse, et se jetait à son cou en faisant des éclats de rire de
+convulsionnaire, sans songer le moins du monde à déguiser à mes yeux sa
+délirante passion.
+
+Pendant plusieurs mois le bonheur de la jeune Albanaise fut sans nuages,
+mais la jalousie vint y mettre fin. On fit concevoir à G... des doutes
+sur la fidélité de Vincenza; dès ce moment, il lui ferma sa porte et
+refusa obstinément de la voir. Vincenza, frappée d'un coup mortel par
+cette rupture, tomba dans un désespoir effrayant; elle attendait
+quelquefois G... des journées entières sur la promenade du Pincio, où
+elle espérait le rencontrer, refusait toute consolation, et devenait de
+plus en plus sinistre dans ses paroles et brusque dans ses manières.
+J'avais déjà essayé inutilement de lui ramener son inflexible; quand je
+la trouvais sur mes pas, noyée de pleurs, le regard morne, je ne
+pouvais que détourner les yeux et m'éloigner en soupirant. Un jour
+pourtant je la rencontrai, marchant avec une agitation extraordinaire au
+bord du Tibre, sur un escarpement élevé qu'on nomme la promenade du
+Poussin.
+
+--Eh bien! où allez-vous donc, Vincenza?
+
+Rien.
+
+--Vous ne voulez pas me répondre?
+
+Rien.
+
+--Vous n'irez pas plus loin; je prévois quelque folie...
+
+--Laissez-moi, Monsieur, ne m'arrêtez pas.
+
+--Mais que venez-vous faire ici, seule?
+
+--Eh! ne savez-vous donc pas qu'il ne veut plus me voir, qu'il ne m'aime
+plus, qu'il croit que je le trompe? Puis-je vivre, après cela? Je venais
+me noyer.
+
+Là-dessus, elle commença à pousser des cris désespérés. Je la vis
+quelque temps se rouler à terre, s'arracher les cheveux, s'exhaler en
+imprécations furieuses contre les auteurs de ses maux; puis, quand elle
+fut un peu fatiguée, je lui demandai si elle voulait me promettre de
+rester tranquille jusqu'au lendemain, m'engageant à faire auprès de G...
+une dernière tentative.
+
+--Ecoutez bien, ma pauvre Vincenza, je le verrai ce soir, je lui dirai
+tout ce que votre malheureuse passion et la pitié qu'elle m'inspire me
+suggèreront pour qu'il vous pardonne. Venez demain matin chez moi, je
+vous apprendrai le résultat de ma démarche, et ce que vous devez faire
+pour achever de le fléchir. Si je ne réussis pas, comme il n'y aura
+effectivement rien de mieux pour vous... le Tibre est toujours là.
+
+--Oh! Monsieur, vous êtes bon, je ferai ce que vous me dites.
+
+Le soir, en effet, je pris G... en particulier, je lui racontai la scène
+dont j'avais été témoin, en le suppliant d'accorder à cette malheureuse
+une entrevue qui, seule, pouvait la sauver.
+
+--Prends de nouvelles et sévères informations, lui dis-je en finissant;
+je parierais mon bras droit que tu la rends victime d'une erreur.
+D'ailleurs, si toutes mes raisons sont sans force, je puis t'assurer que
+son désespoir est admirable, et que c'est une des plus dramatiques
+choses que l'on puisse voir; prends-là comme objet d'art.
+
+--Allons, mon cher Mercure, tu plaides bien; je me rends. Je verrai dans
+deux heures quelqu'un qui peut me donner de nouvelles clartés sur cette
+ridicule affaire. Si je me suis trompé, qu'elle vienne, je laisserai ma
+clé à la porte. Si, au contraire, la clé n'y est pas, c'est que j'aurai
+acquis la certitude que mes soupçons étaient fondés: alors, je te prie,
+qu'il n'en soit plus question. Parlons d'autre chose. Comment
+trouves-tu mon nouvel atelier?
+
+--Incomparablement mieux que l'ancien; mais la vue en est moins belle. A
+ta place, j'aurais gardé la mansarde, ne fût-ce que pour pouvoir
+distinguer Saint-Pierre et le tombeau d'Adrien.
+
+--Oh! te voilà bien avec tes idées nuageuses! A propos de nuages,
+laisse-moi allumer mon cigarre... Bon!... A présent, adieu, je vais à
+l'enquête; dis à ta protégée ma dernière résolution. Je suis _curieux_
+de voir lequel de nous deux est joué.
+
+Le lendemain, Vincenza entra chez moi de fort bonne heure; je dormais
+encore. Elle n'osa pas d'abord interrompre mon sommeil; mais son anxiété
+l'emportant enfin, elle saisit ma guitare et me jeta trois accords qui
+me réveillèrent. En me retournant dans mon lit, je l'aperçus à mon
+chevet mourante d'émotion. Dieu! qu'elle était jolie!!! L'espoir
+éclatait sur sa ravissante figure. Malgré la teinte cuivrée de sa peau,
+je la voyais rougir de passion; tous ses membres frémissaient.
+
+--Eh bien! Vincenza, je crois qu'il vous recevra. Si la clé est à sa
+porte, c'est qu'il vous pardonne, et...
+
+La pauvre fille m'interrompt par un cri de joie, se jette sur ma main,
+la baise avec transport en la couvrant de larmes, gémit, sanglote, et
+se précipite hors de ma chambre, en m'adressant pour remercîment un
+divin sourire qui m'illumina comme un rayon des cieux. Quelques heures
+après, je venais de m'habiller, G... entre, et me dit d'un air grave:
+
+«Tu avais raison, j'ai tout découvert; mais pourquoi n'est-elle pas
+venue? je l'attendais.
+
+--Comment, pas venue? Elle est sortie d'ici ce matin à demi-folle de
+l'espoir que je lui donnais; elle a dû être chez toi en cinq minutes.
+
+--Je ne l'ai pas vue;..... et pourtant la clé était bien à ma porte.
+
+--Malheur! malheur!! j'ai oublié de lui dire que tu avais changé
+d'atelier. Elle sera montée au quatrième, ignorant que tu étais au
+premier.
+
+--Courons.
+
+Nous nous précipitons à l'étage supérieur, la porte de l'atelier était
+fermée; dans le bois était fichée avec force la _spada_ d'argent que
+Vincenza portait dans ses cheveux, et que G... reconnut avec effroi:
+elle venait de lui. Nous courons au Transtevere, chez elle, au Tibre, à
+la promenade du Poussin; nous demandons à tous les passants: personne ne
+l'avait vue. Enfin nous entendons des voix et des interpellations
+violentes..... Nous arrivons au lieu de la scène..... Deux bouviers se
+battaient pour le fazzoletto blanc de Vincenza, que la malheureuse
+Albanaise avait arraché de sa tête et jeté sur le rivage avant de se
+précipiter[13].
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+X
+
+VAGABONDAGES.
+
+
+Le séjour de la ville m'était devenu vraiment insupportable. Aussi ne
+manquais-je aucune occasion de la quitter et de fuir aux montagnes, en
+attendant le moment où il me serait permis de revenir en France.
+
+Comme pour préluder à de plus longues courses dans cette partie de
+l'Italie, visitée seulement par les paysagistes, je faisais fréquemment
+alors le voyage de _Subiaco_, grand village des États du pape, à
+dix-huit lieues de Tivoli.
+
+Cette excursion était mon remède habituel contre le spleen; remède
+souverain qui semblait me rendre à la vie. Une mauvaise veste de toile
+grise et un chapeau de paille formaient tout mon équipement, six
+piastres toute ma bourse. Puis, prenant un fusil ou une guitare, je
+m'acheminais ainsi chassant ou chantant, insoucieux de mon gîte du soir,
+certain d'en trouver un, si besoin était, dans les grottes innombrables
+ou les _madones_ qui bordent toutes les routes, tantôt marchant au pas
+de course, tantôt m'arrêtant pour examiner quelque vieux tombeau, ou, du
+haut d'un de ces tristes monticules dont l'aride plaine de Rome est
+couverte, écouter avec recueillement le grave chant des cloches de
+Saint-Pierre, dont la croix d'or étincelait à l'horizon; tantôt
+interrompant la poursuite d'un vol de vanneaux pour écrire dans mon
+album une idée symphonique qui venait de poindre dans ma tête; et
+toujours savourant à longs traits le bonheur suprême de la vraie
+liberté.
+
+Quelquefois, quand au lieu de fusil j'avais apporté ma guitare, me
+postant au centre d'un paysage en harmonie avec mes pensées, un chant de
+l'Énéide, enfoui dans ma mémoire depuis mon enfance, se réveillait à
+l'aspect des lieux où je m'étais égaré; improvisant alors un étrange
+récitatif sur une harmonie plus étrange encore, je me chantais la mort
+de Pallas, le désespoir du bon Evandre, le convoi du jeune guerrier
+qu'accompagnait son cheval Ethon sans harnais, la crinière pendante, et
+versant de grosses larmes; l'effroi du bon roi Latinus, le siége du
+Latium dont je foulais la terre, la triste fin d'Amata et la mort
+cruelle du noble fiancé de Lavinie.
+
+Ainsi, sous les influences combinées des souvenirs, de la poésie et de
+la musique, j'atteignais le plus incroyable degré d'exaltation. Cette
+triple ivresse se résolvait toujours en torrents de larmes versés avec
+des sanglots convulsifs. Et, ce qu'il y a de plus singulier, c'est que
+je commentais mes larmes. Je pleurais ce pauvre Turnus, à qui le cagot
+Enée était venu enlever ses États, sa maîtresse et la vie; je pleurais
+la belle et touchante Lavinie obligée d'épouser le brigand étranger
+couvert du sang de son amant; je regrettais ces temps poétiques où les
+héros, fils des dieux, portaient de si belles armures et lançaient de
+gracieux javelots à la pointe étincelante, ornée d'un cercle d'or;
+quittant ensuite le passé pour le présent, je pleurais sur mes chagrins
+personnels, mon avenir douteux, ma carrière interrompue; et, tombant
+affaissé au milieu de ce chaos de poésie, murmurant des vers de
+Shakespeare, de Virgile et de Dante: _Nessun maggior dolore.... che
+ricordarsi........ O poor Ophelia!... Good night, sweet Ladies....
+Vitaque cum gemitu... fugit indignata.... sub umbras...._ Je
+m'endormais.
+
+ * * * * *
+
+Quelle folie! diront bien des gens. Oui, mais quel bonheur! Les gens
+raisonnables ne savent pas à quel degré d'intensité peut atteindre ainsi
+le sentiment de l'existence; le cœur se dilate, l'imagination prend une
+envergure immense, on vit avec fureur: le corps même, participant de
+l'exhaliration de l'esprit, semble devenir de fer. Je faisais alors
+mille imprudences qui peut-être aujourd'hui me coûteraient la vie.
+
+Je partis un jour de Tivoli par une pluie battante, mon fusil _à
+pistons_ me permettant de chasser malgré l'humidité. J'arrivai le soir à
+Subiaco, mouillé jusqu'aux os dès le matin, ayant fait mes dix-huit
+lieues et tué quinze pièces de gibier.
+
+Replongé maintenant dans la tourmente parisienne, avec quelle force et
+quelle fidélité mon esprit se rappelle ce beau sauvage pays des
+Abbruzzes où j'ai tant erré! Villages étranges, mal peuplés d'habitants
+mal vêtus, au regard soupçonneux, armés de vieux fusils délabrés qui
+portent loin et atteignent trop souvent leur but! Sites bizarres, dont
+la mystérieuse solitude me frappa si vivement! Je retrouve en foule des
+impressions perdues et oubliées. Ce sont Subiaco, Alatri, Civitella,
+Genesano, Isola di Sora, San Germano, Arce, les pauvres vieux couvents
+déserts dont l'église est toute grande ouverte..... les moines sont
+absents..... le silence seul y habite..... Plus tard, moines et bandits
+y reviendront de compagnie. Ce sont les somptueux monastères peuplés
+d'hommes pieux et bienveillants, qui accueillent cordialement les
+voyageurs et les étonnent par leur spirituelle et savante conversation;
+le palais bénédictin du Monte-Cassino, avec son luxe éblouissant de
+mosaïques, de boiseries sculptées, de reliquaires, etc., l'autre couvent
+de san Benedetto, à Subiaco, où l'Ordre fut fondé, où se trouve la
+grotte qui reçut saint Benoît, où les rosiers qu'il planta fleurissent
+encore. Plus haut, dans la même montagne, au bord d'un précipice au fond
+duquel murmure le vieil Anio, ce ruisseau chéri d'Horace et de Virgile,
+la cellule del Beato Lorenzo, adossée à un mur de rochers que dore le
+soleil, et où j'ai vu s'abriter des hirondelles au mois de janvier.
+Grands bois de châtaigniers au noir feuillage, où surgissent des ruines
+surmontées par intervalles, au soir, de formes humaines qui se montrent
+un instant et disparaissent sans bruit..... pâtres ou brigands..... En
+face, sur l'autre rive de l'Anio, grande montagne à dos de baleine, où
+l'on voit encore à cette heure une petite pyramide de pierres que j'eus
+la constance de bâtir un jour de spleen, et que les peintres français,
+amants fidèles de ces solitudes, ont eu la courtoisie de baptiser de mon
+nom. Au-dessous, une caverne où l'on entre en rampant, et dont on ne
+peut atteindre l'entrée qu'en se laissant tomber du rocher supérieur,
+au risque d'arriver brisé à cinq cents pieds plus bas.
+
+A droite, un champ où je fus arrêté par des moissonneurs étonnés de ma
+présence en pareil lieu, qui m'accablèrent de questions, et ne me
+laissèrent continuer mon ascension que sur l'assurance plusieurs fois
+donnée qu'elle avait pour but l'accomplissement d'un vœu fait à la
+Madone. Loin de là, dans une étroite plaine, la maison isolée de la
+Piagia, bâtie sur le bord de l'inévitable Anio, où j'allais demander
+l'hospitalité et faire sécher mes habits, après les longues chasses, aux
+jours pluvieux d'automne. La maîtresse du logis, excellente femme, avait
+une fille admirablement belle, qui depuis a épousé le peintre lyonnais,
+notre ami Flacheron. Je vois encore ce jeune drôle, demi-bandit,
+demi-conscrit, Crispino, qui nous apportait de la poudre et des
+cigarres. Lignes de Madones couronnant les hautes collines, et que
+suivent le soir, en chantant des litanies, les moissonneurs attardés qui
+reviennent des plaines, au tintement mélancolique de la campanella d'un
+couvent caché; forêts de sapins, que les Pifferari font retentir de
+leurs refrains agrestes; grandes filles aux noirs cheveux, à la peau
+brune, au rire éclatant, qui, tant de fois, pour danser, ont abusé de la
+patience et des doigts endoloris _di questo signore chi suona la
+chitarra francese_; et le classique tambour de basque accompagnant mes
+_saltarelli_ improvisés; les carabiniers voulant à toute force
+s'introduire dans nos bals d'_osteria_; l'indignation des danseurs
+français et abbruzzais; les prodigieux coups de poing de Flacheron;
+l'expulsion honteuse de ces _soldats du pape_; menaces d'embuscades, de
+grands couteaux!..... Flacheron, sans nous rien dire, allant seul à
+minuit au rendez-vous, armé d'un simple bâton; absence des carabiniers;
+Crispino enthousiasmé!
+
+ * * * * *
+
+Enfin Albano, Caslelgandolpho, Tusculum, le petit théâtre de Cicéron,
+les fresques de sa villa ruinée; le lac de Gabia, le marais où j'ai
+dormi à midi, sans songer à la fièvre; vestiges des jardins qu'habita
+Zénobie, la noble et belle reine détrônée de Palmyre. Longues lignes
+d'aquéducs antiques fuyant au loin à perte de vue!....
+
+Cruelle mémoire des jours de liberté qui ne sont plus! Liberté de cœur,
+d'esprit, d'âme, de tout; liberté de ne pas agir, de ne pas penser même;
+liberté d'oublier le temps, de mépriser l'ambition, de rire de la
+gloire, de ne plus croire à l'amour; liberté d'aller au nord, au sud, à
+l'est ou à l'ouest, de coucher en plein champ, de vivre de peu, de
+vaguer sans but, de rêver, de rester gisant, assoupi des journées
+entières, au souffle murmurant du tiède sirocco! Liberté vraie,
+absolue, immense! O grande et forte Italie! Italie sauvage! insoucieuse
+de ta sœur l'Italie artiste,
+
+ «La belle Juliette au cercueil étendue!»
+
+que je..... Mais, par respect pour le lecteur, continuons avec un peu
+moins de désordre, s'il est possible, le récit des excursions et des
+observations que j'y ai faites.
+
+
+
+
+XI
+
+SUBIACO.
+
+
+Subiaco est un petit bourg de quatre mille habitants, bizarrement bâti
+autour d'une montagne en pain de sucre. L'Anio, qui, plus bas, va former
+les cascades de Tivoli, en fait toute la richesse, en alimentant
+quelques usines assez mal entretenues.
+
+Cette rivière coule en certains endroits dans une vallée resserrée;
+Néron la fit barrer par une énorme muraille dont on voit encore quelques
+débris, et qui, en retenant les eaux, formait au-dessus du village un
+lac d'une grande profondeur. De là le nom de _Sub-Lacu_. Le couvent de
+_San-Benedetto_, situé une lieue plus haut, sur le bord d'un immense
+précipice, est à peu près le seul monument curieux des environs. Aussi
+les visites y abondent. L'autel de la chapelle est élevé devant
+l'entrée d'une petite caverne qui servit jadis de retraite au saint
+fondateur de l'ordre des Bénédictins. La forme intérieure de l'église
+est d'une bizarrerie extrême; un escalier d'une trentaine de marches
+unit les deux étages dont elle est composée. Après vous avoir fait
+admirer la _santa spelunca_ de saint Benoît et les grotesques peintures
+dont les murailles sont couvertes, les moines vous conduisent à l'étage
+inférieur. Des monceaux de feuilles de roses, provenant d'un bosquet de
+rosiers planté dans le jardin du couvent, y sont entassés. Ces fleurs
+ont la propriété miraculeuse de _guérir les convulsions_, et les moines
+en font un débit considérable. Trois vieilles carabines, brisées,
+tordues et rongées de rouille, sont appendues auprès de l'odorant
+spécifique, comme preuves irréfragables de miracles non moins éclatants.
+Des chasseurs, ayant imprudemment chargé leur arme, _s'aperçurent, en
+faisant feu_, du danger qu'ils couraient. Saint Benoît, _invoqué_ (fort
+laconiquement sans doute) _pendant que le fusil éclatait_, les préserva
+non-seulement de la mort, mais même de la plus légère égratignure. En
+gravissant la montagne l'espace de deux milles au-dessus de
+San-Benedetto, on arrive à l'ermitage _del Beato Lorenzo_, aujourd'hui
+inhabité. C'est une solitude horrible, environnée de roches rouges et
+nues, que l'abandon à peu près complet où elle est restée depuis la
+mort de l'ermite rend plus effrayante encore. Un énorme chien en était
+le gardien unique lorsque je la visitai; couché au soleil dans une
+attitude d'observation soupçonneuse et sans faire le moindre mouvement,
+il suivit tous mes pas d'un œil sévère. Sans armes, au bord d'un
+précipice, la présence de cet argus silencieux, qui pouvait au moindre
+geste douteux étrangler ou précipiter l'inconnu qui excitait sa
+méfiance, contribua un peu, je l'avoue, à abréger le cours de mes
+méditations. Subiaco n'est pas tellement reculé dans les montagnes que
+la civilisation n'y ait déjà pénétré. Il y a un café pour les politiques
+du pays, voire même une _société_ philharmonique. Le maître de musique
+qui la dirige remplit en même temps les fonctions d'organiste de la
+paroisse. A la messe du dimanche des Rameaux, l'ouverture de _la
+Cenerentola_ dont il nous régala me découragea tellement, que je n'osai
+pas me faire présenter à l'académie chantante, dans la crainte de
+laisser trop voir mes antipathies et de blesser par là ces bons
+dilettanti. Je m'en tins à la musique des paysans; au moins a-t-elle,
+celle-là, de la naïveté et du caractère. Une nuit, la plus singulière
+sérénade que j'eusse encore entendue vint me réveiller. Un _ragazzo_ aux
+vigoureux poumons criait de toute sa force une chanson d'amour sous les
+fenêtres de sa _ragazza_, avec accompagnement d'une énorme mandoline,
+d'une musette et d'un petit instrument de fer de la nature du triangle,
+qu'ils appellent dans le pays _stimbalo_. Son chant, ou plutôt son cri,
+consistait en quatre ou cinq notes d'une progession descendante, et se
+terminait en remontant par un long gémissement de la note sensible à la
+tonique, sans reprendre haleine. La musette, la mandoline et le
+stimbalo, sur un mouvement de valse continu, frappaient deux accords en
+succession régulière et presque uniforme, dont l'harmonie remplissait
+les instants de silence placés par le chanteur entre chacun de ses
+couplets; suivant son caprice, celui-ci repartait ensuite à plein
+gosier, sans s'inquiéter si le son qu'il attaquait si bravement
+discordait ou non avec l'harmonie des accompagnateurs, et sans que
+ceux-ci s'en inquiétassent davantage. On eût dit qu'il chantait au bruit
+de la mer ou d'une cascade. Malgré la rusticité de ce concert, je ne
+puis dire combien j'en fus agréablement affecté. L'éloignement et les
+cloisons que le son devait traverser pour tenir jusqu'à moi, en
+affaiblissant les discordances, adoucissaient les rudes éclats de cette
+voix montagnarde. Peu à peu, la monotone succession de ces petits
+couplets, terminés si douloureusement et suivis de silences, me plongea
+dans une espèce de demi-sommeil plein d'agréables rêveries; et quand le
+galant ragazzo n'ayant plus rien à dire à sa belle, eût mis fin
+brusquement à sa chanson, il me sembla qu'il me manquait tout à coup
+quelque chose d'essentiel... J'écoutais toujours... mes pensées
+flottaient si douces sur ce bruit auquel elles s'étaient amoureusement
+unies!... L'un cessant, le fil des autres fut rompu... et je demeurai
+jusqu'au matin sans sommeil, sans rêves, sans idées...
+
+Cette phrase mélodique est répandue dans toutes les Abbruzzes; je l'ai
+entendue depuis Subiaco jusqu'à Arce, dans le royaume de Naples, plus ou
+moins modifiée par le sentiment des chanteurs et le mouvement qu'ils lui
+imprimaient. Je puis assurer qu'elle me parut délicieuse une nuit, à
+Alatri, chantée lentement, avec douceur, et sans accompagnement; elle
+prenait alors une couleur religieuse fort différente de celle que je lui
+connaissais.
+
+Le nombre des mesures de cette espèce de cri mélodique n'est pas
+toujours exactement le même à chaque couplet; il varie suivant les
+paroles improvisées par le chanteur, et les accompagnateurs suivent
+alors celui-ci comme ils peuvent. Cette improvisation n'exige pas des
+Orphées montagnards de grands fraie de poésie: c'est toit simplement de
+la prose, dans laquelle ils font entrer tout ce qu'ils diraient dans une
+conversation ordinaire.
+
+Le jeune gars dont j'ai déjà parlé, nommé Crispino, et qui avait
+l'insolence de prétendre avoir été brigand, parce qu'il avait fait deux
+ans de galères, ne manquait jamais à mon arrivée à Subiaco, de me saluer
+de cette phrase de bienvenue qu'il criait comme un voleur:
+
+[Illustration: notation musicale
+
+Bon giorno, bon giorno, bon giorno, si - gno - - - re!
+Co - - - - - me sta - te e - - - - - - ?
+]
+
+Le redoublement de la dernière voyelle, en arrivant à la mesure marquée
+du signe [**symbol >], est de rigueur. Il résulte d'un coup de gosier,
+assez semblable à un sanglot, dont l'effet est fort singulier.
+
+Dans les autres villages environnants, dont Subiaco semble être la
+capitale, je n'ai pas recueilli la moindre bribe musicale. Civitella, le
+plus intéressant de tous, est un véritable nid d'aigle, perché sur la
+pointe d'un rocher d'un accès fort difficile, misérable, sale et puant.
+On y jouit d'une vue magnifique, seul dédommagement à la fatigue d'une
+telle escalade, et les rochers y ont une physionomie étrange dans leurs
+fantastiques amoncellements, qui charme assez les yeux des artistes pour
+qu'un peintre de mes amis y ait séjourné six mois entiers.
+
+L'un des flancs du village repose sur des dalles superposées, tellement
+énormes, qu'il est absolument impossible de concevoir comment des hommes
+ont pu jamais exercer la moindre action locomotive sur de pareilles
+masses. Ce mur de Titans, par sa grossièreté et ses dimensions, est aux
+constructions cyclopéennes, comme celles-ci sont aux murailles
+ordinaires des monuments contemporains. Il ne jouit cependant d'aucune
+renommée, et, quoique vivant habituellement avec des architectes, je
+n'en avais jamais entendu parler.
+
+Civitella offre, en outre, aux vagabonds, un précieux avantage dont les
+autres villages semblables sont totalement dépourvus: c'est une auberge
+ou quelque chose d'approchant. On peut y loger et y vivre passablement.
+L'homme riche du pays, _il signor Vincenzo_, reçoit et héberge de son
+mieux les étrangers, les Français surtout, pour lesquels il professe la
+plus honorable sympathie, mais qu'il assassine de questions sur la
+politique. Assez modéré dans ses autres prétentions, ce brave homme est
+insatiable sur ce point. Enveloppé dans une redingote qu'il n'a pas
+quittée depuis dix ans, accroupi sous sa cheminée enfumée, il commence,
+en vous voyant entrer, son interrogatoire; et, fussiez-vous exténué,
+mourant de soif, de faim et de fatigue, vous n'obtiendrez pas un verre
+de vin avant de lui avoir répondu sur Lafayette, Louis-Philippe et la
+garde nationale. Vico-Var, Olevano, Arsoli, Genesano, et vingt autres
+villages dont le nom m'échappe, se présentent presque uniformément sous
+le même aspect. Ce sont toujours des agglomérations de maisons grisâtres
+appliquées, comme des nids d'hirondelles, contre des pics stériles,
+presque inabordables; toujours de pauvres enfants demi-nus poursuivent
+les étrangers en criant: _Pittore! pittore! Inglese!_[14] _mezzo
+baïocco!_[15] (Pour eux tout étranger qui vient les visiter est
+_peintre_ ou _Anglais_). Les chemins, quand il y en a, ne sont que des
+gradins informes à peine indiqués dans le rocher. On rencontre des
+hommes oisifs, qui vous regardent d'un air singulier; des femmes
+conduisant des cochons qui, avec le maïs, forment toute la richesse du
+pays; de jeunes filles, la tête chargée d'une lourde cruche de cuivre ou
+d'un fagot de bois mort; et tout cela si misérable, si triste, si
+délabré, si dégoûtant de saleté, que, malgré la beauté naturelle de la
+race et la coupe pittoresque des vêtements, il est difficile d'éprouver
+à leur aspect autre chose qu'un sentiment de pitié; et pourtant je
+trouvais un plaisir extrême à parcourir ces repaires, à pied, le fusil à
+la main, et même sans fusil.
+
+Lorsqu'il s'agissait, en effet, de gravir quelque pic inconnu, j'avais
+soin de laisser en bas ce bel instrument, dont les qualités excitaient
+assez la convoitise des Abbruzzais, pour leur donner l'idée d'en
+détacher le propriétaire, au moyen de quelques balles envoyées à sa
+rencontre par d'affreuses carabines embusquées traîtreusement derrière
+un vieux mur.
+
+A force de fréquenter les villages de ces braves gens, j'avais même fini
+par être très bien avec eux. Crispino surtout m'avait pris en affection;
+il me rendait toutes sortes de services; il me procurait non-seulement
+des tuyaux de pipe parfumés, exquis[16], non-seulement du plomb et de la
+poudre, mais des capsules fulminantes même; des capsules! dans ce pays
+perdu, dépourvu de toute idée d'art et d'industrie. De plus, Crispino
+connaissait toutes les _ragazze_ bien peignées à dix lieues à la ronde,
+leurs inclinations, leurs relations, leurs ambitions, leurs passions,
+celles de leurs parents et de leurs amants; il avait une note exacte des
+degrés de vertu et de température de chacune, et ce thermomètre était
+quelquefois fort amusant à consulter.
+
+Cette affection, du reste, était motivée; j'avais, une nuit, dirigé la
+sérénade qu'il donnait à sa maîtresse; j'avais chanté avec lui pour la
+jeune louve, en nous accompagnant de la _chitarra francese_, une chanson
+alors en vogue parmi les élégants de Tivoli; je lui avais fait présent
+de deux chemises, d'un pantalon et de trois superbes coups de pied au
+derrière, un jour qu'il me manquait de respect[17].
+
+Crispino n'avait pas eu le temps d'apprendre à lire, et il ne m'écrivait
+jamais. Quand il avait quelque nouvelle intéressante à me donner hors
+des montagnes, il venait à Rome. Qu'était-ce, en effet, qu'une trentaine
+de lieues _per un bravo_ comme lui. Nous avions l'habitude, à
+l'Académie, de laisser ouvertes les portes de nos chambres. Un matin de
+janvier (j'avais quitté les montagnes en octobre; je m'ennuyais donc
+depuis trois mois), en me retournant dans mon lit, j'aperçois debout
+devant moi, un grand scélérat basané, chapeau pointu, jambes cordées,
+qui paraissait attendre très honnêtement mon réveil; c'était mon gredin,
+mon bandit, mon ami!
+
+--Tiens! Crispino! qu'es-tu venu faire à Rome?
+
+--_Sono venuto... per veder lo!_
+
+--Oui, pour me voir, et puis?...
+
+--_Crederei mancare al più preciso mio debito, se in questa
+occasione..._
+
+--Quelle occasion?
+
+--_Per dire la verità... mi manca... il danaro._
+
+--A la bonne heure! voilà ce qui s'appelle dire vraiment _la verità_.
+Ah! tu n'as pas d'argent! et que veux-tu que j'y fasse, Birbonacio?
+
+--_Per bacco, non sono birbone!_
+
+Je finis sa réponse en français:
+
+--«Si vous m'appelez _gueux_, parce que je n'ai pas le sou, vous avez
+raison; mais si c'est parce que j'ai été deux ans à Civita-Vecchia, vous
+avez bien tort. On ne m'a pas envoyé aux galères pour avoir volé, dit-il
+en levant la tête fièrement, mais bien pour de bons coups de carabine,
+pour de fameux coups de couteau donnés dans la montagne à des étrangers
+(_forestieri_).»
+
+Mon ami se flattait assurément; il n'avait peut-être pas tué seulement
+un moine. Mais enfin, on voit qu'il avait le sentiment de l'honneur.
+Aussi, dans son indignation, n'accepta-t-il que trois piastres, une
+chemise et un foulard, sans vouloir attendre que j'eusse mis mes bottes
+pour lui donner... le reste. Le pauvre garçon est mort, il y a deux ans,
+d'un coup de pierre reçu à la tête dans une rixe.
+
+Nous reverrons-nous dans un monde meilleur?.....
+
+
+
+
+XII
+
+ENCORE ROME.
+
+
+Il fallait bien toujours revenir dans cette éternelle ville de Rome, et
+s'y convaincre de plus en plus que, de toutes les existences d'artiste,
+il n'en est pas de plus triste que celle d'un musicien étranger,
+condamné à l'habiter, si l'amour de l'art est dans son cœur. Il y
+éprouve un supplice de tous les instants dans les premiers temps, en
+voyant ses illusions poétiques tomber une à une, et le bel édifice
+musical élevé par son imagination, s'écrouler devant la plus
+désespérante des réalités; ce sont chaque jour de nouvelles expériences
+qui amènent constamment de nouvelles déceptions. Au milieu de tous les
+autres arts, pleins de vie, de grandeur, de majesté, éblouissants de
+l'éclat du génie, étalant fièrement leurs merveilles diverses, il voit
+la musique réduite au rôle d'une esclave dégradée, hébétée par la misère
+et chantant d'une voix usée de stupides poèmes pour lesquels le peuple
+lui jette à peine un morceau de pain. C'est ce que je reconnus
+facilement au bout de quelques semaines. A peine arrivé, je cours à
+Saint-Pierre... Immense! sublime! écrasant!... Voilà Michel-Ange, voilà
+Raphaël, voilà Canova; je marche sur les marbres les plus précieux, les
+mosaïques les plus rares... Ce silence solennel.. cette fraîche
+atmosphère... ces tons lumineux si riches et si harmonieusement
+fondus... ce vieux pèlerin, agenouillé seul dans la vaste enceinte... Un
+léger bruit, parti du coin le plus obscur du temple, et roulant sous ces
+voûtes colossales comme un tonnerre lointain... j'eus peur... Il me
+sembla que c'était là réellement la maison de Dieu et que je n'avais pas
+le droit d'y entrer. Réfléchissant que de faibles créatures comme moi
+étaient parvenues cependant à élever un pareil monument de grandeur et
+d'audace, je sentis un mouvement de fierté; puis songeant au rôle
+magnifique que devait y jouer l'art que je chéris, mon cœur commença à
+battre à coups redoublés. Oh! oui, sans doute, me dis-je aussitôt, ces
+tableaux, ces statues, ces colonnes, cette architecture de géants tout
+cela n'est que le corps du monument; la musique en est l'ame; c'est par
+elle qu'il manifeste son existence, c'est elle qui résume l'hymne
+incessant des autres arts, et de sa vois puissante le porte brûlant aux
+pieds de l'Éternel. Où donc est l'orgue?... L'orgue, un peu plus grand
+que celui de l'Opéra de Paris, était _sur des roulettes_; un pilastre le
+dérobait à ma vue. N'importe, ce chétif instrument ne sert peut-être
+qu'à donner le ton aux voix, et tout effet instrumental étant proscrit,
+il doit suffire. Quel est le nombre des chanteurs?... Me rappelant alors
+la petite salle du Conservatoire, que l'église de St-Pierre contiendrait
+cinquante ou soixante fois au moins, je pensai que si un chœur de
+_quatre-vingt-dix_ voix y était employé journellement, les choristes de
+Saint-Pierre, ne devaient se compter que par milliers.
+
+Ils sont au nombre de _dix-huit_ pour les jours ordinaires; et de
+_trente-deux_ pour les fêtes solennelles. J'ai même entendu un
+_Miserere_ à la chapelle Sixtine, chanté par _cinq voix_. Un critique
+allemand de beaucoup de mérite, s'est constitué tout récemment le
+défenseur de la chapelle Sixtine.
+
+«La plupart des voyageurs, dit-il, s'attendent en y entrant, à une
+musique bien entraînante, je dirai même, bien plus amusante que celle
+des opéras qui les avaient charmés dans leur patrie; au lieu de cela les
+chanteurs du pape leur font entendre un plain-chant séculaire, simple,
+pieux et sans le moindre accompagnement. Ces dilettanti désappointés ne
+manquent pas alors de jurer à leur retour, que la chapelle Sixtine
+n'offre aucun intérêt musical, et que tous les beaux récits qu'on en
+fait sont autant de contes.»
+
+Nous ne dirons pas à ce sujet, absolument comme les observateurs
+superficiels dont parle cet écrivain. Bien au contraire, cette harmonie
+des siècles passés, venue jusqu'à nous sans la moindre altération de
+style ni de forme, offre aux musiciens le même intérêt que présentent
+aux peintres les fresques de Pompéia. Loin de regretter, sous ces
+accords, l'accompagnement de trompettes et de grosse caisse, aujourd'hui
+tellement mis à la mode par les compositeurs italiens, que chanteurs et
+danseurs ne croiraient pas, sans lui, pouvoir obtenir les
+applaudissements qu'ils méritent, nous avouerons que la chapelle Sixtine
+étant le seul lieu musical de l'Italie où cet abus déplorable n'ait
+point pénétré, on est heureux de pouvoir y trouver un refuge contre
+l'artillerie des fabricants de cavatines. Nous accorderons au critique
+allemand que les _trente-deux_ chanteurs du pape, incapables de produire
+le moindre effet, et même de se faire entendre dans la plus vaste église
+du monde, suffisent à l'exécution des œuvres de Palestrina dans
+l'enceinte bornée de la chapelle pontificale; nous dirons avec lui que
+cette harmonie pure et calme, jette dans une rêverie qui n'est pas sans
+charme. Mais ce charme est le propre de l'harmonie elle-même, et le
+prétendu génie des compositeurs n'en est point la cause, si toutefois on
+peut donner le nom de compositeurs à des musiciens qui passaient leur
+vie à compiler des successions d'accords comme celle-ci:
+
+[Illustration: notation musicale.
+
+Po-pu-le me-us, quid fe-ci ti - - bi?
+aut, in quo contristavi te res - pon - - - de mi - hi.
+]
+
+Dans ces psalmodies à quatre parties, où la _mélodie_ et le _rhythme_ ne
+sont point employés, et dont l'_harmonie_ se borne à l'emploi des
+_accords parfaits_ entremêlés de quelques _suspensions_, on peut bien
+admettre que le goût et une certaine science aient guidé le musicien qui
+les écrivit; mais le génie! allons donc, c'est une plaisanterie.
+
+En outre, les gens qui croient encore sincèrement que Palestrina composa
+ainsi à dessein sur les textes sacrés, et mu seulement par l'intention
+d'approcher le plus possible d'une pieuse idéalité, s'abusent
+étrangement. Ils ne connaissent pas, sans doute, ses madrigaux, dont les
+paroles frivoles ou galantes sont accolées par lui cependant à une sorte
+de musique absolument semblable à celle dont il revêtit les paroles
+saintes. Il fait chanter par exemple: _Au bord du Tibre, je vis un beau
+pasteur dont la plainte amoureuse_, etc., par un chœur lent dont l'effet
+général et le style harmonique ne diffèrent en aucune façon de ses
+compositions dites religieuses. Il ne savait pas faire d'autre musique,
+voilà la vérité; et il était si loin de poursuivre un céleste idéal,
+qu'on retrouve dans ses écrits une foule de ces sortes de logogriphes
+que les contre-pointistes qui le précédèrent avaient mis à la mode et
+dont il passe pour avoir été l'antagoniste inspiré. La messe de
+Palestrina, dédiée au pape Marcello, est écrite à deux chœurs, dont l'un
+imite canoniquement l'autre du commencement à la fin. C'est là une
+grande difficulté de contrepoint habilement vaincue; mais qu'en
+résulte-t-il de beau, ou de convenable au style vraiment religieux? En
+quoi cette sorte de jeu harmonique, perceptible seulement pour les yeux,
+puisque l'oreille ne saurait suivre des imitations canoniques de notes
+aussi longues et sans dessin mélodique, en quoi, dis-je, cette preuve de
+la patience du tisseur d'accords annonce-t-elle en lui une simple
+préoccupation du véritable objet de son travail? en rien à coup sûr. Il
+importe aussi peu à l'expression du sentiment religieux de dessiner deux
+chœurs en canon perpétuel que de les écrire en se servant d'un morceau
+de bois au lieu de plume, ou gêné d'une façon quelconque par une douleur
+physique ou un obstacle matériel. Si Palestrina, ayant perdu les deux
+mains, s'était vu forcé d'écrire avec le pied et y était parvenu, ses
+ouvrages n'en eussent pas acquis plus de valeur pour cela et n'en
+seraient ni plus ni moins religieux.
+
+Le critique allemand dont je parlais tout-à-l'heure, n'hésite pas
+cependant à appeler _sublimes_ les _Improperia_ de Palestrina.
+
+«Toute cette cérémonie, dit-il encore, le sujet en lui-même, la présence
+du pape au milieu du corps des cardinaux, le mérite d'exécution des
+chanteurs qui déclament avec une précision et une intelligence
+admirables, tout cela forme de ce spectacle un des plus imposants et
+des plus touchants de la Semaine-Sainte.»--Oui, certes; mais tout cela
+ne fait pas de cette musique une œuvre de génie et d'inspiration.
+
+Par une de ces journées sombres qui attristent la fin de l'année, et que
+rend encore plus mélancoliques le souffle glacé du vent du Nord, écoutez
+en lisant Ossian, la fantastique harmonie d'une harpe éolienne balancée
+au sommet d'un arbre dépouillé de verdure, et je vous défie de ne pas
+éprouver un sentiment profond de tristesse, d'abandon, un désir vague et
+infini d'une autre existence, un dégoût immense de celle-ci, en un mot,
+une forte atteinte de spleen jointe à une tentation de suicide. Cet
+effet est encore plus prononcé que celui des harmonies vocales de la
+chapelle Sixtine; on n'a jamais songé cependant à mettre les facteurs de
+harpes éoliennes au nombre des grands compositeurs.
+
+Mais au moins, le service musical de la chapelle Sixtine a-t-il conservé
+sa dignité et le caractère religieux qui lui convient, tandis
+qu'infidèles aux anciennes traditions, les autres églises de Rome sont
+tombées, sous ce rapport, dans un état de dégradation, je dirai même de
+démoralisation, qui passe toute croyance. Plusieurs prêtres français,
+témoins de ce scandaleux abaissement de l'art religieux, en ont été
+indignés.
+
+J'assistai, le jour de la fête du roi, à une messe solennelle à grands
+chœurs et à grand orchestre, pour laquelle notre ambassadeur, M. de
+Saint-Aulaire, avait demandé les meilleurs artistes de Rome. Un
+amphithéâtre assez vaste, élevé devant l'orgue, était occupé par une
+soixantaine d'exécutants. Ils commencèrent par s'accorder à grand bruit,
+comme ils l'eussent fait dans un foyer de théâtre; le diapason de
+l'orgue, beaucoup trop bas, rendait, à cause des instruments à vent, son
+adjonction à l'orchestre impossible. Un seul parti restait à prendre, se
+passer de l'orgue. L'organiste ne l'entendait pas ainsi; il voulait
+faire sa partie, dussent les oreilles des auditeurs en être torturées
+jusqu'au sang; il voulait gagner son argent, le brave homme, et il le
+gagna bien, je le jure, car de ma vie je n'ai ri d'aussi bon cœur.
+Suivant la louable coutume des organistes italiens, il n'employa,
+pendant toute la durée de la cérémonie, que les jeux aigus. L'orchestre,
+plus fort que cette harmonie de petites flûtes, la couvrait assez bien
+dans les _tutti_, mais quand la masse instrumentale venait à frapper un
+accord sec, suivi d'un silence, l'orgue, dont le son traîne un peu,
+comme on sait, et ne peut se couper aussi bref que celui des autres
+instruments, demeurait alors à découvert et laissait entendre un accord
+plus bas d'un quart de ton que celui de l'orchestre, produisant ainsi le
+gémissement le plus atrocement comique qu'on puisse imaginer. Pendant
+les intervalles remplis par le plain-chant des prêtres, les concertants,
+incapables de contenir leur démon musical, préludaient hautement tous à
+la fois, avec un incroyable sang-froid; la flûte lançait des gammes en
+_ré_; le cor sonnait une fanfare en _mi b_; les violons faisaient
+d'aimables cadences, des gruppetti charmants; le basson, tout bouffi
+d'importance, soufflait ses notes graves en faisant claquer ses grandes
+clefs, pendant que les gazouillements de l'orgue achevaient de
+brillanter l'harmonie de ce concert inouï, digne de Callot. Et tout cela
+se passait en présence d'une assemblée d'hommes civilisés, de
+l'ambassadeur de France, du directeur de l'Académie, d'un corps nombreux
+de prêtres et de cardinaux, devant une réunion d'artistes de toutes les
+nations. Pour la musique, elle était digne de tels exécutants. Cavatines
+avec crescendo, cabalettes, points-d'orgue et roulades; œuvre sans nom,
+monstre de l'ordre composite dont une phrase de Vaccaï formait la tête,
+des bribes de Paccini les membres, et un ballet de Gallemberg le corps
+et la queue. Qu'on se figure, pour couronner l'œuvre, les _soli_ de
+cette étrange musique sacrée, chantés _en voix de soprano_ par un gros
+gaillard dont la face rubiconde était ornée d'une énorme paire de
+favoris noirs. «Mais mon Dieu, dis-je à mon voisin qui étouffait, tout
+est donc miracle dans ce bienheureux pays! Avez-vous jamais vu un
+_castrat_ barbu comme celui-ci?»
+
+--«Castrato!... répliqua vivement en se retournant une dame italienne,
+indignée de nos rires et de nos observations, davvero non è castrato.»
+
+--«Vous le connaissez, madame?
+
+--«Per Bacco! non burlate. Imparate, pezzi d'asino, che quello virtuoso
+maraviglioso è il marito mio.»
+
+J'ai entendu fréquemment dans d'autres églises les ouvertures du
+_Barbier de Séville_, de la _Cenerentola_ et d'_Otello_. Ces morceaux
+paraissaient former le répertoire favori des organistes, ils en
+assaisonnaient fort agréablement le service divin.
+
+La musique des théâtres, aussi _dramatique_ que celle des églises est
+_religieuse_, est dans le même état de splendeur. Même invention, même
+pureté des formes, même élévation, même charme dans le style, même
+profondeur de pensée. Les chanteurs que j'ai entendus pendant la saison
+théâtrale avaient en général de bonnes voix et cette facilité de
+vocalisation qui caractérise spécialement les Italiens; mais, à
+l'exception de Mme Ungher, prima dona allemande que nous avons
+applaudie souvent à Paris, et de Salvator, assez bon Baryton, ils ne
+sortaient pas de la ligne des médiocrités. Les chœurs sont d'un degré
+au-dessous de ceux de notre Opéra-Comique, pour l'ensemble, la justesse
+et la chaleur. L'orchestre, imposant et formidable à peu près comme
+l'armée du prince de Monaco, possède, sans exception, toutes les
+qualités qu'on appelle ordinairement des défauts. Au théâtre _Valle_,
+ainsi qu'à celui d'Apollon, dont les dimensions égalent celles du
+Grand-Opéra de Paris, les violoncelles sont au nombre de.... _un_,
+lequel _un_ exerce l'état d'orfèvre, plus heureux qu'un de ses
+confrères, obligé, pour vivre, de _rempailler des chaises_. A Rome, le
+mot symphonie, comme celui d'ouverture, n'est employé que pour désigner
+un _certain bruit_ que font les orchestres de théâtre avant le lever de
+la toile, et auquel personne ne fait attention. Weber et Beethoven sont
+là des noms à peu près inconnus. Un savant abbé de la chapelle Sixtine
+disait un jour à M. Mendelssohn _qu'on lui avait parlé d'un jeune homme
+de grande espérance, nommé Mozart_. Il est vrai que ce digne
+ecclésiastique communique fort rarement avec les gens du monde et ne
+s'est occupé toute sa vie que des œuvres de Palestrina. C'est donc un
+être que sa conduite privée et ses opinions mettent à part. Quoiqu'on
+n'y exécute jamais la musique de Mozart, il est pourtant juste de dire
+que, dans Rome, bon nombre de personnes ont entendu parler de lui
+autrement que comme _d'un jeune homme de grande espérance_. Les
+dilettanti érudits savent même qu'il est mort, et que, sans approcher
+toutefois de Donizetti, il a écrit quelques partitions remarquables.
+J'en ai connu un qui s'était procuré le Don Juan. Après l'avoir
+longuement étudié au piano, il fut assez franc pour m'avouer en
+confidence que cette _vieille musique_ lui paraissait supérieure au
+Zadig et Astartea de M. Vaccaï, récemment mis en scène au théâtre
+d'Apollon. L'art instrumental est lettre close pour les Romains. Ils
+n'ont pas même l'idée de ce que nous appelons une symphonie.
+
+J'ai remarqué seulement à Rome une musique instrumentale populaire que
+je penche fort à regarder comme un reste de l'antiquité; je veux parler
+des _pifferari_. On appelle ainsi des musiciens ambulants qui, aux
+approches de Noël, descendent des montagnes par groupes de quatre ou
+cinq, et viennent, armés de musettes et de _pifferi_ (espèce de
+hautbois), donner de pieux concerts devant les images de la madone. Ils
+sont, pour l'ordinaire, couverts d'amples manteaux de drap brun, portent
+le chapeau pointu dont se coiffent les brigands, et tout leur extérieur
+est empreint d'une certaine sauvagerie mystique pleine d'originalité.
+J'ai passé des heures entières à les contempler dans les rues de Rome,
+la tête légèrement penchée sur l'épaule, les yeux brillants de la foi la
+plus vive, fixant un regard de pieux amour sur la sainte madone, presque
+aussi immobiles que l'image qu'ils adoraient. La musette, secondée d'un
+grand _piffero_ soufflant la basse, fait entendre une harmonie de deux
+ou trois notes, sur laquelle un double _piffero_[18] de moyenne longueur
+exécute la mélodie; puis au-dessus de tout cela deux petits _pifferi_
+très courts, joués par des enfants de douze à quinze ans, tremblottent
+trilles et cadences, et inondent la rustique chanson d'une pluie de
+bizarres ornements. Après de gais et réjouissants refrains, fort
+longtemps répétés, une prière lente, grave, d'une onction toute
+patriarchale, vient dignement terminer la naïve symphonie. Cet air a été
+gravé dans plusieurs recueils napolitains, nous nous abstenons en
+conséquence de le reproduire ici. De près, le son est si fort qu'on peut
+à peine le supporter; mais à un certain éloignement ce singulier
+orchestre produit un effet délicieux, touchant, poétique, auquel les
+personnes même les moins susceptibles de pareilles impressions, ne
+peuvent rester insensibles. J'ai entendu depuis les _pifferari_ chez
+eux, et si je les avais trouvés si remarquables à Rome, combien
+l'émotion que j'en reçus fut plus vive dans les montagnes sauvages des
+Abbruzzes, où mon humeur vagabonde m'avait conduit! Des roches
+volcaniques, de noires forêts de sapins, formaient la décoration
+naturelle et le complément de cette musique primitive. Quand à cela
+venait se joindre encore l'aspect d'un de ces monuments mystérieux d'un
+autre âge, connus sous le nom de murs cyclopéens, et quelques bergers
+revêtus d'une peau de mouton brute, avec la toison entière en dehors
+(costume des pâtres de la Sabine), je pouvais me croire contemporain des
+anciens peuples au milieu desquels vint s'installer jadis Evandre
+l'Arcadien, l'hôte généreux d'Énée:
+
+ Pater infelix Pallantis pueri.
+
+ * * * * *
+
+ * * * * *
+
+Il faut, on le voit, renoncer à peu près à entendre de la musique quand
+on habite Rome; j'en étais venu même, au milieu de cette atmosphère
+antiharmonique, à n'en plus pouvoir composer. Tout ce que j'ai produit à
+l'Académie se borne à trois ou quatre morceaux: 1º Une _Ouverture de
+Rob-Roy_, longue et diffuse, qui fut exécutée à Paris, un an après, par
+la société du Conservatoire, fort mal reçue du public, et que je brûlai
+le même jour en sortant du concert; 2º _la Scène aux champs_, de la
+Symphonie Fantastique, que je refis presque entièrement en vaguant dans
+la Villa-Borghèse; 3º _le Chant de bonheur_, du mélologue[19] que je
+rêvai, perfidement bercé par mon ennemi intime le vent du sud, sur les
+buis touffus et taillés en muraille de notre classique jardin; 4º cette
+petite mélodie qui a nom _la Captive_, et dont j'étais fort loin, en
+l'écrivant, de prévoir la fortune. Encore me trompai-je, en disant
+qu'elle fut composée à Rome; car c'est de Subiaco qu'elle est datée. Il
+me souvient, en effet, qu'un jour, en regardant travailler mon ami
+Lefebvre l'architecte, dans l'auberge de Subiaco où nous logions, un
+mouvement de son coude ayant fait tomber un livre placé sur sa table, je
+le relevai: c'était le volume des _Orientales_ de V. Hugo; il se trouva
+ouvert à la page de _la Captive_. Je lus cette délicieuse poésie, et me
+retournant vers Lefebvre: «Si j'avais là du papier réglé, lui dis-je,
+j'écrirais la musique de ce morceau; car _je l'entends_.
+
+--Qu'à cela ne tienne, je vais vous en donner.
+
+Et Lefebvre, prenant une règle et un tireligne, eut bientôt tracé
+quelques portées, sur lesquelles je jetai la mélodie et la basse de ce
+petit air; puis, je mis le manuscrit dans mon portefeuille et n'y
+songeai plus. Quinze jours après, de retour à Rome, on chantait chez
+notre directeur, quand _la Captive_ me revint en tête. «Il faut, dis-je
+à mademoiselle Vernet, que je vous montre un air improvisé à Subiaco,
+pour voir un peu ce qu'il signifie: je n'en ai plus la moindre idée.»
+L'accompagnement de piano, griffonné à la hâte, nous permit de
+l'exécuter convenablement; et cela prit si bien, qu'au bout d'un mois M.
+Vernet, poursuivi, obsédé par cette mélodie, m'interpella ainsi: «Ah!
+ça, quand vous retournerez dans les montagnes, j'espère bien que vous
+n'en rapporterez pas d'autres chansons; car votre _Captive_ commence à
+me rendre le séjour de la Villa fort désagréable; on ne peut faire un
+pas dans le palais, dans le jardin, dans le bois, sur la terrasse, dans
+les corridors, sans entendre chanter, ou ronfler, ou grogner: «_Le long
+du mur sombre... le sabre du spahis... je ne suis pas Tartare...
+l'eunuque noir..., etc._» C'est à en devenir fou! Je renvoie demain un
+de mes domestiques, je n'en prendrai un nouveau qu'à la condition
+expresse pour lui de ne pas chanter _la Captive_.»
+
+Il reste enfin à citer, pour clore cette liste fort courte de mes
+productions romaines, une psalmodie à cinq voix, avec accompagnement
+d'instruments à vent, sur la traduction en prose d'une poésie de Moore
+(_Ce monde entier n'est qu'une ombre fugitive_), dédiée à ceux _dont
+l'ame est triste jusqu'à la mort_. Ce morceau n'a pas encore été publié
+et je n'ai jamais osé le faire entendre. Quant au _Resurrexit_, à grand
+orchestre, avec chœurs, que j'envoyai aux académiciens de Paris, pour
+obéir au réglement, et dans lequel ces messieurs trouvèrent un _progrès_
+très-remarquable, une _preuve_ sensible de l'influence du séjour de Rome
+sur mes idées, et l'_abandon_ complet de mes fâcheuses _tendances
+musicales_; c'est un fragment d'une messe que j'avais écrite et fait
+exécuter à Paris deux ans avant de me présenter au concours de
+l'Institut. Fiez-vous donc aux jugements des immortels!
+
+Ce fut vers ce temps de ma vie académique que je ressentis de nouveau
+les atteintes d'une cruelle maladie (morale, nerveuse, imaginaire, tout
+ce qu'on voudra), que j'appelerai le _mal de l'isolement_, et qui me
+tuera quelque jour. J'en avais éprouvé un premier accès à l'âge de seize
+ans, et voici dans quelles circonstances. Par une belle matinée de mai,
+à la côte Saint-André, chez mon père, j'étais assis dans une prairie à
+l'ombre d'un groupe de grands chênes, lisant un roman de Montjoie,
+intitulé: _Manuscrit trouvé au mont Pausilippe_. Tout entier à ma
+lecture, j'en fus distrait cependant par des chants doux et tristes,
+s'épandant par la plaine à intervalles réguliers. La procession des
+Rogations passait dans le voisinage, et j'entendais la voix des paysans
+qui psalmodiaient les _Litanies des saints_. Cet usage de parcourir, au
+printemps, les côteaux et les plaines, pour appeler sur les fruits de
+la terre la bénédiction du ciel, a quelque chose de poétique et de
+touchant qui m'émeut d'une manière indicible. Le cortége s'arrêta au
+pied d'une croix de bois, ornée de feuillages; je le vis s'agenouiller
+pendant que le prêtre bénissait la campagne, et il reprit sa marche
+lente en continuant sa mélancolique psalmodie. La voix affaiblie de
+notre vieux curé se distinguait seule parfois, avec des fragments de
+phrases:
+
+ ............
+ ...._Conservare âigneris!_
+
+ LES PAYSANS.
+
+ _Te rogamus audi nos!_
+
+Et la foule pieuse, s'éloignait, s'éloignait toujours.
+
+ ..............
+
+ (Decrescendo.)
+
+ _Sancte Barnabe._
+ _Ora pro nobis!_
+
+ (Perdendo.)
+
+ _Sancta Magdalena_
+ _Ora pro_...........
+ _Sancta Maria_
+ _Ora_...........
+ _Sancta_..........
+ ..........._nobis._
+ .................
+
+Silence.. léger frémissement des blés en fleur, ondoyant sous la molle
+pression de l'air du matin.... cri des cailles amoureuses appelant leur
+compagne.... l'ortolan plein de joie chantant sur la pointe d'un
+peuplier.... calme profond.... une feuille morte tombant lentement d'un
+chêne.... coups sourds de mon cœur.... Evidemment la vie était hors de
+moi, loin, très loin.... A l'horizon les glaciers des Alpes, frappés du
+soleil levant, réfléchissaient d'immenses faisceaux de lumière....
+derrière ces Alpes, l'Italie, Naples, le Pausilippe.... les personnages
+de mon roman.... des passions ardentes.... des larmes essuyées...
+quelque insondable bonheur.... secret.... allons, allons, des ailes!
+dévorons l'espace! il faut voir! il faut admirer! il faut de l'amour, de
+l'enthousiasme, des étreintes enflammées, _il faut la grande vie!_...
+mais je ne suis qu'un corps lourd, cloué à terre! ces personnages sont
+imaginaires, ou n'existent plus.... Quel amour?... quelle gloire?...
+quel cœur?... quand verrai-je l'Italie?...
+
+Et l'accès se déclara dans toute sa force, et je souffris affreusement
+et je me couchai à terre, gémissant, étendant mes bras douloureux,
+arrachant convulsivement des poignées d'herbes et d'innocentes
+paquerettes qui ouvraient en vain leurs grands yeux étonnés, appelant
+_l'inconnu_, luttant contre _l'absence_, contre l'horrible isolement.
+
+Et pourtant, qu'était-ce qu'un pareil accès comparé aux tortures que
+j'ai éprouvées depuis, et dont l'intensité augmente chaque jour?
+
+Je ne sais comment donner une idée de ce mal inexprimable. Une
+expérience de physique pourrait seule offrir je crois des similitudes
+avec lui. C'est celle-ci: quand on place sous une cloche de verre
+adaptée à une machine pneumatique, une coupe remplie d'eau à côté d'une
+autre coupe contenant de l'acide sulfurique, au moment où la pompe
+aspirante fait le vide sous la cloche, on voit l'eau s'agiter, entrer en
+ébullition, s'évaporer. L'acide sulfurique absorbe cette vapeur d'eau au
+fur et à mesure qu'elle se dégage, et, par suite de la propriété qu'ont
+les molécules de vapeur d'emporter en s'exhalant une grande quantité de
+calorique, la portion d'eau qui reste au fond du vase ne tarde pas à se
+refroidir au point de produire un petit bloc de glace.
+
+Eh bien! il en est à peu près ainsi quand cette idée d'isolement, quand
+ce sentiment de l'absence viennent me saisir. Le vide se fait autour de
+ma poitrine palpitante, et il semble alors que mon cœur, sous
+l'aspiration d'une force irrésistible, s'évapore et tend à se dissoudre
+par expansion. Puis, la peau de tout mon corps devient douloureuse et
+brûlante; je rougis de la tête aux pieds. Je suis tenté de crier,
+d'appeler à mon aide mes amis, les indifférents mêmes, pour me
+consoler, pour me garder, me défendre, m'empêcher d'être détruit, pour
+retenir ma vie qui s'en va aux quatre points cardinaux.
+
+On n'a pas d'idées de mort pendant ces crises; non, la pensée du suicide
+n'est pas même supportable; on ne veut pas mourir: loin de là, on veut
+vivre, on le veut absolument; on voudrait même donner à sa vie mille
+fois plus d'énergie; c'est une aptitude prodigieuse au bonheur, qui
+s'exaspère de rester sans application, et qui ne se peut satisfaire
+qu'au moyen de jouissances immenses, dévorantes, furieuses, en rapport
+avec l'incalculable surabondance de sensibilité dont on est pourvu.
+
+Cet état n'est pas le spleen, mais il l'amène plus tard: c'est
+l'ébullition, l'évaporation du cœur, des sens, du cerveau, du fluide
+nerveux. Le spleen, c'est la congélation de tout cela, c'est le bloc de
+glace.
+
+Même à l'état calme, je sens toujours un peu d'_isolement_ les dimanches
+d'été, parce que nos villes sont inactives ces jours-là, parce que
+chacun sort, va à la campagne; parce qu'on est _joyeux au loin_, parce
+qu'on est _absent_. Les adagio des symphonies de Beethoven, certaines
+scènes d'_Alceste_ et d'_Armide_ de Gluck, un air de son opéra italien
+de _Telemaco_, les Champs-Élysées de son _Orphée_, font naître aussi
+d'assez violents accès de la même souffrance; mais ces chefs-d'œuvre
+portent avec eux leur contre-poison: ils font déborder les larmes, et on
+est soulagé. Les adagio de quelques-unes des sonates de Beethoven, et
+l'_Iphigénie en Tauride_ de Gluck, au contraire, appartiennent
+entièrement au spleen, et le provoquent; il fait froid là-dedans, l'air
+y est sombre, le ciel gris de nuages, le vent du nord y gémit
+sourdement.
+
+Il y a d'ailleurs deux espèces de spleen; l'un est ironique, railleur,
+emporté, violent, haineux; l'autre, taciturne et sombre, ne demande rien
+que l'inaction, le silence, la solitude et le sommeil. A l'être qui en
+est possédé tout devient indifférent; la ruine d'un monde saurait à
+peine l'émouvoir. Je voudrais alors que la terre fût une bombe remplie
+de poudre, et j'y mettrais le feu, pour m'amuser.
+
+En proie à ce genre de spleen, je dormais un jour dans le bois de
+lauriers de l'Académie, roulé dans un tas de feuilles mortes, comme un
+hérisson, quand je me sentis poussé du pied par deux de nos camarades:
+c'étaient Constant Dufeu, l'architecte, et Dantan aîné, le statuaire,
+qui venaient me réveiller: «Ohé! père la joie! veux-tu venir à Naples,
+nous y allons?
+
+--Allez au diable! vous savez bien que je n'ai plus d'argent.
+
+--Mais jobard que tu es, nous en avons, et nous t'en prêterons! Allons,
+aide-moi donc, Dantan, et levons-le de là, sans quoi nous n'en tirerons
+rien. Bon! te voilà sur pieds! Secoue-toi un peu maintenant; va demander
+à M. Horace la permission de Naples, et, dès que ta valise sera faite,
+nous partirons; c'est convenu.»
+
+Nous partîmes en effet.
+
+Y compris un scandale assez joli, par nous causé dans la petite ville de
+Cyprano... après dîner, je ne me souviens d'aucun incident narrable
+pendant ce trajet bourgeoisement fait en voiturin. Mais Naples!...
+
+
+
+
+XIII
+
+NAPLES.
+
+
+Naples!!! Ciel limpide et pur! soleil de fêtes! riche terre!
+
+Tout le monde a décrit, et beaucoup mieux que je ne pourrais le faire,
+ce merveilleux jardin. Quel voyageur, en effet, n'a été frappé de la
+splendeur de son aspect général! Qui n'a admiré à midi la mer faisant la
+sieste, et les plis moëlleux de sa robe azurée et le bruit flatteur avec
+lequel elle l'agite doucement! Perdu à minuit dans le cratère du Vésuve,
+qui n'a senti un vague sentiment d'effroi aux sourds roulements de son
+tonnerre intérieur, aux cris de fureur qui s'échappent de sa bouche, à
+ces explosions, à ces myriades de roches fondantes, dirigées contre le
+ciel comme de brûlants blasphêmes, qui retombent ensuite, roulent sur
+le col de la montagne, et s'arrêtent pour former un ardent collier sur
+la vaste poitrine du volcan! Qui n'a parcouru tristement le squelette de
+cette désolée Pompéïa, et, spectateur unique, n'a attendu sur les
+gradins de l'amphithéâtre, la tragédie d'Euripide ou de Sophocle pour
+laquelle la scène semble encore préparée! Qui n'a accordé un peu
+d'indulgence aux mœurs des lazzaroni, ce charmant peuple d'enfants, si
+gai, si voleur, si spirituellement facétieux et si naïvement bon
+quelquefois!
+
+Je me garderai donc d'aller sur les brisées de tant de descripteurs;
+mais je ne puis résister au plaisir de raconter ici une anecdote qui
+peint on ne peut mieux le caractère des pécheurs napolitains. Il s'agit
+d'un festin que des lazzaroni me donnèrent trois jours après mon
+arrivée, et d'un présent qu'ils me firent au dessert. C'était par un
+beau jour d'automne, avec une fraîche brise, une atmosphère claire,
+transparente, à faire croire qu'on pourrait de Naples, sans trop étendre
+le bras, cueillir des oranges à Caprée; je me promenais à la villa
+Reale; j'avais prié mes compagnons de voyage, nos camarades de
+l'Académie romaine, de me laisser errer seul ce jour-là. En passant près
+d'un petit pavillon que je ne remarquais point, un soldat en faction
+devant l'entrée me dit brusquement en français:
+
+--Monsieur, levez votre chapeau!
+
+--Pourquoi donc?
+
+--Voyez!
+
+Et me désignant du doigt une noble statue de marbre placée au centre du
+pavillon, je lus sur le socle ces deux mots qui me firent à l'instant
+faire le signe de respect que l'enthousiaste militaire me demandait:
+TORQUATO TASSO. Cela est bien! Cela est touchant!... Mais j'en suis
+encore à me demander comment la sentinelle du poète avait deviné que
+j'étais Français et artiste, et que j'obéirais avec empressement à son
+injonction. Savant physionomiste! Je reviens à mes lazzaroni.
+
+Je marchais donc nonchalamment au bord de la mer, en songeant, tout ému,
+au pauvre Tasso, dont j'avais, avec Mendelssohn, visité la modeste tombe
+à Rome, au couvent de Sant-Onofrio, quelques mois auparavant,
+philosophant à part moi sur le malheur des poètes qui sont poètes par le
+cœur, etc., etc. Tout d'un coup Tasso me fit penser à Cervantes,
+Cervantes à sa charmante pastorale _Galathée_, Galathée à une délicieuse
+figure qui brille à côté d'elle dans le roman et qui se nomme Nisida,
+Nisida à l'île de la baie de Pouzzoles qui porte ce joli nom; et je fus
+pris à l'improviste d'un désir irrésistible de visiter l'île de Nisida.
+
+J'y cours; me voilà dans la grotte du Pausilippe; j'en sors toujours
+courant; j'arrive au rivage; je vois une barque, je veux la louer; je
+demande quatre rameurs, il en vient six; je leur offre un prix
+raisonnable, en leur faisant observer que je n'avais pas besoin de six
+hommes pour nager dans une coquille de noix jusqu'à Nisida. Ils
+insistent en souriant, et demandent à peu près trente francs pour une
+course qui en valait cinq tout au plus; j'étais de bonne humeur, deux
+jeunes garçons se tenaient à l'écart, sans rien dire, avec un air
+d'envie; j'éclatai de rire à l'insolente prétention de mes rameurs, et
+désignant les deux lazzaronetti:
+
+--Eh bien! oui, allons, trente francs; mais venez tous les huit, et
+ramons vigoureusement.
+
+Cris de joie, gambades des petits et des grands! Nous sautons dans la
+barque, et en quelques minutes nous arrivons à Nisida. Laissant _mon
+navire_ à la garde de l'_équipage_, je monte dans l'île, je la parcours
+dans tous les sens, je veux tout voir, jardins, villas, prison, bois
+d'oliviers; assis sur un tertre, je regarde le soleil descendre derrière
+le cap Misène, poétisé par l'auteur de _l'Énéide_, pendant que la mer,
+qui ne se souvient ni de Virgile, ni d'Énée, ni d'Ascagne, ni de Misène,
+ni de Palinure, chante gaîment dans le mode majeur mille accords
+scintillants... Je serais resté là jusqu'au lendemain, je crois, si un
+de mes _matelots_, délégué par le _capitaine_, ne fût venu me _héler_
+et m'avertir que le vent fraîchissait, et que nous aurions de la peine
+à regagner la terre ferme si nous tardions encore à _lever l'ancre_, à
+_déraper_. Je me rends à ce prudent avis. Je descends; chacun reprend sa
+place sur le _navire_; le capitaine, digne émule du héros troyen:
+
+ .... _Eripit ensem
+ Fulmineum_ (ouvre son grand couteau) _strictoque ferit retinacula
+ ferro_ (et coupe vivement la ficelle);
+ _Idem omnes simul ardor habet; rapiuntque, ruuntque;
+ Littora deseruêre; latet sub classibus æquor;
+ Adnixi torquent spumas, et coerula verrunt._
+
+(Tous pleins d'ardeur et d'un peu de crainte, nous nous précipitons,
+nous fuyons le rivage; nos rames font voler des flocons d'écume, la mer
+disparaît sous notre.... canot.)
+
+Cependant il y avait vraiment du danger, la coquille de noix frétillait
+d'une singulière façon à travers les crêtes blanches de vagues
+disproportionnées; mes gaillards ne riaient plus et commençaient à
+chercher leurs chapelets. Tout cela me paraissait d'un ridicule atroce,
+et je me disais: «A propos de quoi vais-je me noyer? A propos d'un
+soldat lettré qui admire Tasso; pour moins encore, pour un chapeau; car,
+si j'eusse marché tête nue, le soldat ne m'eût pas interpellé; je
+n'aurais pas songé au chantre d'Armide, ni à l'auteur de _Galathée_, ni
+à Nisida: Je n'aurais pas fait cette sotte excursion insulaire, et je
+serais tranquillement assis à Saint-Charles en ce moment, à écouter la
+Brambilla et Tamburini!» Ces réflexions et les mouvements de la nef en
+perdition me faisaient grand mal au cœur, je l'avoue. Pourtant le dieu
+des mers, trouvant la plaisanterie suffisante comme cela, nous permit de
+gagner la terre, et les _matelots_, jusque-là muets comme des poissons,
+recommencèrent à crier comme des geais. Leur joie même fut si grande,
+qu'en recevant les trente francs que j'avais consenti à me laisser
+escroquer, ils eurent un remords et me prièrent avec une véritable
+bonhomie, de venir dîner avec eux. J'acceptai; ils me conduisirent assez
+loin de là, au milieu d'un bois de peupliers, sur la route de Pouzzoles,
+en un lieu fort solitaire, et je commençais à calomnier leur candide
+intention (pauvres lazzaroni!), quand nous arrivâmes vers une chaumière
+à eux bien connue, où mes amphitryons se hâtèrent de donner des ordres
+pour le festin.
+
+Bientôt apparut un petit monticule de fumants macaroni; ils m'invitèrent
+à y plonger la main droite à leur exemple; un grand pot de vin de
+Pausilippe fut placé sur la table, et chacun de nous y buvait à son
+tour, après, toutefois, un vieillard édenté, le seul de la bande, qui
+devait boire le premier avant moi; le respect pour l'âge l'emportant
+chez ces braves enfants, même sur la courtoisie qu'ils reconnaissaient
+devoir à leur hôte. Le vieux, après avoir bu déraisonnablement, commença
+à parler politique et à s'attendrir beaucoup au souvenir du roi Joachim,
+qu'il portait dans son cœur; les jeunes lazzaroni, pour le distraire et
+me procurer un divertissement, lui demandèrent avec instances le récit
+d'un long et pénible voyage de mer qu'il avait fait autrefois et dont
+l'histoire était célèbre.
+
+Là-dessus le vieux lazzarone raconta, au grand ébahissement de son
+auditoire, comment embarqué à vingt ans sur un _speronare_, il avait
+demeuré en mer _trois jours et deux nuits_, et comme quoi, _toujours
+poussé vers de nouveaux rivages_, il avait enfin été jeté dans _une île
+lointaine_, où l'_on prétend_ que Napoléon depuis lors a été exilé, et
+que les indigènes appellent Isola d'Elba. Je manifestai une grande
+émotion à cet incroyable récit, en félicitant de tout mon cœur le brave
+marin d'avoir échappé à des dangers aussi formidables. De là profonde
+sympathie des lazzaroni pour _Mon Excellence_; la reconnaissance les
+exalte, on se parle à l'oreille, on va, on vient dans la chaumière avec
+un air de mystère; je vois qu'il s'agit des préparatifs de quelque
+surprise flatteuse qui m'est destinée. En effet, au moment où je me
+levais pour prendre congé de la société, le plus grand des jeunes
+lazzaroni m'aborde d'un air embarrassé, et me prie, au nom de ses
+camarades et pour l'amour d'eux, d'accepter un souvenir, un présent, le
+plus magnifique qu'ils pouvaient m'offrir, et capable de faire pleurer
+l'homme le moins sensible. C'était un oignon monstrueux, une énorme
+ciboule, que je reçus avec une modestie et un sérieux dignes de la
+circonstance, et que j'emportai jusqu'au sommet du Pausilippe, après
+mille adieux, serremens de mains et protestations d'une amitié
+inaltérable.
+
+ * * * * *
+
+Je venais de quitter ces bonnes gens et cheminais péniblement, à cause
+d'un coup que je m'étais donné au pied droit en descendant de Nisida; il
+faisait presque nuit. Une belle calèche passe sur la route de Naples.
+L'idée peu fashionable me vient de sauter sur la banquette de derrière,
+libre par l'absence du valet de pied, et de parvenir ainsi sans fatigue
+jusqu'à la ville. Mais j'avais compté sans la jolie petite parisienne
+emmousselinée qui trônait à l'intérieur et qui, de sa voix aigre-douce
+appelant vivement le cocher: «Louis, il y a quelqu'un derrière!» me fit
+administrer à travers la figure un ample coup de fouet. Ce fut le
+présent de ma gracieuse compatriote. J'aime mieux la ciboule. O poupée
+française! si Crispino seulement s'était trouvé là, nous t'aurions fait
+passer un singulier quart-d'heure!
+
+Je revins donc clopin-clopant, en songeant aux charmes de la vie de
+brigand, qui malgré ses fatigues, serait vraiment aujourd'hui la seule
+digne d'un honnête homme, si dans la moindre bande ne se trouvaient
+toujours tant de misérables stupides et puants!
+
+J'allai oublier mon chagrin et me reposer à Saint-Charles. Et là, pour
+la première fois depuis mon arrivée en Italie, j'entendis de la musique.
+L'orchestre comparé à ceux que j'avais observés jusqu'alors, me parut
+excellent. Les instruments à vent peuvent être écoutés en sécurité, on
+n'a rien à craindre de leur part; les violons sont assez habiles, et les
+violoncelles chantent bien, mais ils sont en trop petit nombre. Le
+système généralement adopté en Italie, de mettre toujours moins de
+violoncelles que de contre-basses, ne peut être justifié que par le
+genre de musique, sans basses dessinées, que les orchestres italiens
+exécutent habituellement. Je reprocherais bien aussi au maestro di
+capella le bruit souverainement désagréable de son archet dont il frappe
+un peu rudement son pupitre; mais on m'a assuré que sans cela, les
+_musiciens_ qu'il dirige, seraient quelquefois embarrassés pour _suivre
+la mesure_... A cela il n'y a rien à répondre; car enfin, dans un pays
+où la musique instrumentale est à peu près inconnue, on ne doit pas
+exiger des orchestres comme ceux de Berlin, de Brunswick ou de Paris.
+Les choristes sont d'une faiblesse extrême; je tiens d'un compositeur
+qui a écrit pour le théâtre Saint-Charles, qu'il est fort difficile,
+pour ne pas dire impossible, d'obtenir une bonne exécution des chœurs
+écrits à _quatre parties_. Les soprani ont beaucoup de peine à marcher
+isolés des ténors, et on est pour ainsi dire obligé de les leur faire
+continuellement doubler à l'octave.
+
+Au _Fondo_ on joue l'opéra buffa avec une verve, un feu, un _brio_, qui
+lui assurent une supériorité incontestable sur la plupart des théâtres
+d'opéra-comique. On y représentait pendant mon séjour une farce
+très-amusante de Donizetti, _les Convenances et les Inconvenances du
+théâtre_.
+
+On pense bien néanmoins que l'attrait musical des théâtres de Naples ne
+pouvait lutter avec avantage contre celui que m'offrait l'exploration
+des environs de la ville, et que je me trouvais plus souvent dehors que
+dedans.
+
+Déjeunant un matin à Castellamare avec Munier, le peintre de marine que
+nous avions surnommé Neptune: «Que faisons-nous? me dit-il en jetant sa
+serviette, Naples m'ennuie, n'y retournons pas.
+
+--«Allons en Sicile.
+
+--«C'est cela, allons en Sicile; laissez-moi seulement finir une _étude_
+que j'ai commencée, et à cinq heures nous irons retenir notre place sur
+le bateau à vapeur.
+
+--«Volontiers, quelle est notre fortune?»
+
+Notre bourse visitée, il se trouva que nous avions bien assez pour aller
+jusqu'à Palerme, mais que, pour en revenir, il eût fallu, comme disent
+les moines, _compter sur la Providence_; et, en Français totalement
+dépourvus de la vertu qui _transporte des montagnes_, jugeant qu'il ne
+fallait pas tenter Dieu, nous nous séparâmes, lui pour aller portraire
+la mer, moi pour retourner pédestrement à Rome.
+
+Ce projet était arrêté dans ma tête depuis quelques jours. Rentré à
+Naples le même soir, après avoir dit adieu à Dufeu et à Dantan, le
+hasard me fit rencontrer deux officiers suédois de ma connaissance, qui
+me firent part de leur intention de se rendre à Rome à pied.
+
+--«Parbleu, leur dis-je, je pars demain pour Subiaco; je veux y aller en
+droite ligne, à travers les montagnes, _franchissant rocs et torrents_
+comme le chasseur de chamois; nous devrions faire le trajet ensemble.»
+
+Malgré l'extravagance d'une pareille idée, ces messieurs l'adoptèrent.
+Nos effets furent aussitôt expédiés par un _vetturino_; nous convînmes
+de nous diriger sur Subiaco à vol d'oiseau, et, après nous y être
+reposés un jour, de retourner à Rome par la grande route. Ainsi fut
+fait. Nous avions endossé tous les trois le costume obligé de toile
+grise; M. B*** portait son album et ses crayons; deux cannes étaient
+toutes nos armes.
+
+On vendangeait alors. D'excellens raisins (qui n'approchent pourtant pas
+de ceux du Vésuve) firent à peu près toute notre nourriture pendant la
+première journée; les paysans n'acceptaient pas toujours notre argent,
+et nous nous abstenions quelquefois de nous enquérir des propriétaires.
+L'un d'eux cependant nous entendit abattant des poires à coups de
+pierres dans son champ. J'avais franchi la haie pour les ramasser, et
+j'étais fort tranquillement occupé à en remplir mon chapeau, quand je
+vis accourir mon homme criant au voleur. Impossible de refranchir la
+clôture, chargé de butin comme je l'étais; un excès d'effronterie me
+tira d'affaire. Au moment où le maître des poires s'apprêtait à me
+traiter selon mes mérites:
+
+«Comment, s..... canaille! lui dis-je d'un air furieux, il y a une
+demi-heure que nous vous appelons pour vous acheter des fruits, et vous
+ne répondez pas?... Croyez-vous donc que nous ayons le temps de vous
+attendre? Tenez, voilà six grains[20] pour vos poires qui ne valent pas
+le diable, et tachez une autre fois de ne pas vous moquer ainsi des
+voyageurs, ou pardieu il vous arrivera malheur.»
+
+Là-dessus un de mes compagnons de maraude étouffant de rire me tend la
+main pour m'aider à sortir du champ, et nous laissons notre homme
+immobile d'étonnement, la bouche ouverte, regardant d'un air stupide la
+monnaie de cuivre que je lui laissais, et se consultant pour savoir s'il
+nous ferait des excuses.... Le soir, à Capoue, nous trouvâmes _bon
+souper, bon gîte et_.... un improvisateur.
+
+Ce brave homme, après quelques préludes brillants sur sa grande
+mandoline, s'informa de quelle nation nous étions.
+
+--«Français répondit M. Kl.....rn.»
+
+J'avais entendu un mois auparavant les _improvisations_ du Tyrtée
+campanien; il avait fait la même question à mes compagnons de voyage,
+qui répondirent:
+
+--«Polonais.»
+
+A quoi, plein d'enthousiasme, il avait répliqué:
+
+--«J'ai parcouru le monde entier, l'Italie, l'Espagne, la France,
+l'Allemagne, l'Angleterre, la Pologne, la Russie; mais les plus braves,
+sont les Polonais, sont les Polonais.»
+
+Voici la cantate qu'il adressa, en musique également _improvisée_, et
+_sans la moindre hésitation_, aux trois prétendus Français:
+
+[Illustration: notation musicale
+
+Ho gi-ra-to per tutto il mun-do, Ho gira-to
+per tutto il mun-do, Per l'I-ta-lia, per l'His-
+pa-nia, Per la Francia, per la Ger-ma-nia, Per l'Inghil-
+ter-ra; Ma gli più bra-vi, Ma gli più
+bel-li, Sono i _Fran-ce-si_, Sono i _Fran-ce-si_.
+]
+
+On conçoit combien je dus être flatté, et quelle fut la mortification
+des deux Suédois.
+
+Avant de nous engager tout-à-fait dans les Abbruzzes, nous nous
+arrêtâmes une journée à San-Germano pour visiter le fameux couvent du
+_Monte-Cassino_.
+
+Ce monastère de bénédictins, situé comme celui de Subiaco, sur une
+montagne, est loin de lui ressembler sous aucun rapport. Au lieu de
+cette simplicité naïve et originale qui charme à San-Benedetto, vous
+trouvez ici le luxe et les proportions d'un palais. L'imagination recule
+devant l'énormité des sommes qu'ont coûtées tous les objets précieux
+rassemblés dans la seule église. Il y a un orgue avec de petits anges
+fort ridicules, jouant de la trompette et des cymbales quand
+l'instrument est mis en action. Le parvis est des marbres les plus
+rares, et les amateurs peuvent admirer dans le chœur des stalles en
+bois, sculptées avec un art infini, représentant différentes scènes de
+la vie monacale.
+
+Une marche forcée nous fit parvenir en un jour de San-Germano à Isola di
+Sora, village situé sur la frontière du royaume de Naples et remarquable
+par une petite rivière qui forme une assez belle cascade après avoir mis
+en jeu plusieurs établissements industriels. Une mystification d'un
+singulier genre nous y attendait. M. Kl...rn et moi avions les pieds en
+sang, et tous les trois furieux de soif, harassés, couverts d'une
+poussière brûlante, notre premier mot, en entrant dans la ville fut pour
+demander la locanda (auberge).
+
+«_E locanda... non ce n'è._», nous répondaient les paysans avec un air
+de pitié railleuse. «_Ma peró per la notte dove si va?_
+
+--_E..... chi lo sa?...._»
+
+Nous demandons à passer la nuit dans une mauvaise remise; il n'y avait
+pas un brin de paille, et d'ailleurs le propriétaire s'y refusait. On
+n'a pas d'idée de notre impatience, augmentée encore par le sang-froid
+et les ricanements de ces manants. Se trouver dans un petit bourg
+commerçant comme celui-là, obligés de coucher dans la rue, faute d'une
+auberge ou d'une maison hospitalière..... c'eût été fort, mais c'est
+pourtant ce qui nous serait arrivé indubitablement, sans un souvenir
+qui me frappa très à propos.
+
+J'avais déjà passé, de jour, une fois à Isola di Sora; je me rappelai
+heureusement le nom de M. Courrier, Français, propriétaire d'une
+papeterie. On nous montre son frère dans un groupe; je lui expose notre
+embarras, et après un instant de réflexion, il me répond tranquillement
+en français, je pourrais même dire en dauphinois, car l'accent en fait
+presque un idiome:
+
+«Pardi! on vous couchera ben.
+
+Ah! nous sommes sauvés!
+
+M. Courrier est Dauphinois, je suis Dauphinois, et entre Dauphinois,
+comme dit Charlet, l'_affaire peut s'arranger_. En effet, le papetier
+qui me reconnut, exerça à notre égard la plus franche hospitalité. Après
+un souper très confortable, un lit _monstre_, comme je n'en ai vu qu'en
+Italie, nous reçut tous les trois; nous y reposâmes fort à l'aise, en
+réfléchissant qu'il serait bon pour le reste de notre voyage de
+connaître les villages qui ne sont pas sans _locanda_, pour ne pas
+courir une seconde fois le danger auquel nous venions d'échapper. Notre
+hôte nous tranquillisa un peu le lendemain, par l'assurance qu'en deux
+jours de marche nous pourrions arriver à Subiaco; il n'y avait donc plus
+qu'une nuit chanceuse à passer. Un petit garçon nous guida à travers les
+vignes et les bois pendant une heure, après quoi, sur quelques
+indications assez vagues qu'il nous donna, nous poursuivîmes seuls
+notre route.
+
+_Veroli_ est un grand village qui de loin a l'air d'une ville et couvre
+le sommet d'une montagne. Nous y trouvâmes un mauvais dîner de pain et
+de jambon cru, à l'aide duquel nous parvînmes avant la nuit à un autre
+rocher habité, plus âpre et plus sauvage: c'était Alatri. A peine
+parvenus à l'entrée de la rue principale, un groupe de femmes et
+d'enfants se forma derrière nous et nous suivit jusqu'à la place avec
+toutes les marques de la plus vive curiosité. On nous indiqua une
+maison, ou plutôt un chenil, qu'un vieil écriteau désignait comme la
+locanda; malgré tout notre dégoût ce fut là qu'il fallut passer la nuit.
+Dieu! quelle nuit! elle ne fut pas employée à dormir, je puis l'assurer;
+les insectes de _toute espèce_, qui foisonnaient dans nos draps
+rendirent tout repos impossible. Pour mon compte ces myriades me
+tourmentèrent si cruellement que je fus pris au matin d'un violent accès
+de fièvre.
+
+Que faire?... Ces messieurs ne voulaient pas me laisser à Alatri..... Il
+fallait arriver au plus tôt à Subiaco... Séjourner dans cette bicoque
+était une triste perspective... Cependant, je tremblais tellement qu'on
+ne savait comment me réchauffer et que je ne me croyais guère capable de
+faire un pas. Mes compagnons d'infortune, pendant que je grelottais, se
+consultaient en langue suédoise, mais leur physionomie exprimait trop
+bien l'embarras extrême que je leur causais pour qu'il fût possible de
+s'y méprendre. Un effort de ma part était indispensable; je le fis, et
+après deux heures de marche au pas de course, la fièvre avait disparu.
+
+Avant de quitter Alatri, un conseil des géographes du pays fut tenu sur
+la place pour nous indiquer notre route. Bien des opinions émises et
+débattues, celle qui nous dirigeait sur Subiaco par Arcino et Anticoli
+ayant prévalu nous l'adoptâmes. Cette journée fut la plus pénible que
+nous eussions encore faite depuis le commencement du voyage. Il n'y
+avait plus de chemins frayés; nous suivions des lits de torrens,
+enjambant à grand'peine les quartiers de rochers dont ils sont à chaque
+instant encombrés.
+
+Plusieurs fois nous nous sommes égarés dans ce labyrinthe, il fallait
+alors gravir de nouveau la colline que nous venions de descendre, ou, du
+fond d'un ravin, crier à quelque paysan:
+
+«_Ohé!!! la strada d'Anticoli?..._»
+
+A quoi il répondait pour l'ordinaire par un éclat de rire ou par:
+
+«_Via! Via!_» ce qui nous rassurait beaucoup, comme on peut le penser.
+Nous y parvînmes cependant; je me rappelle même avoir trouvé à Anticoli,
+grande abondance d'œufs, de jambon et d'épis de maïs, que nous fîmes
+rôtir à l'exemple des pauvres habitans de ces terres stériles et dont
+la saveur sauvage n'est pas désagréable. Le chirurgien d'Anticoli, gros
+homme rouge qui avait l'air d'un boucher, vint nous honorer de ses
+questions sur la _garde nationale de Paris_ et nous offrir de lui
+acheter un _livre imprimé_...
+
+D'immenses pâturages restaient à traverser avant la nuit: un guide fut
+indispensable. Celui que nous prîmes ne paraissait pas très sûr de la
+route, il hésitait souvent; un vieux berger, assis au bord d'un étang,
+et qui n'avait peut-être pas entendu de voix humaine depuis un mois,
+n'étant point prévenu de notre approche par le bruit de nos pas, que le
+gazon touffu rendait imperceptible, faillit tomber à l'eau quand nous
+lui demandâmes brusquement la direction d'Arcinasso, joli village (au
+dire de notre guide) où nous devions trouver _toutes sortes de
+rafraîchissements_.
+
+Il se remit pourtant un peu de sa terreur, grâce à quelques baïochi qui
+lui prouvèrent nos dispositions amicales; mais il fut presque impossible
+de comprendre sa réponse, qu'une voix gutturale plus semblable à un
+gloussement qu'à un langage humain, rendait inintelligible.
+
+Le _joli village d'Arcinasso_ n'est qu'une osteria (cabaret) au milieu
+de ces vastes et silencieuses _steppes_; une vieille femme y vendait du
+vin et de l'eau fraîche dont nous avions grand besoin. L'album de M.
+B....t ayant excité son attention, nous lui dîmes que c'était une
+bible; là-dessus, se levant pleine de joie, elle examina chaque dessin
+l'un après l'autre, et, après avoir embrassé cordialement M. B....t,
+nous donna à tous les trois sa bénédiction.
+
+Rien ne peut donner une idée du silence qui règne dans ces interminables
+prairies. Nous n'y trouvâmes d'autres habitants que le vieux berger avec
+son troupeau et un corbeau qui se promenait plein d'une gravité
+triste..... A notre approche il prit son vol vers le Nord......... Je le
+suivis longtemps des yeux...... puis.... des rêves sans fin.... Mais il
+s'agissait bien de _rêver et de bailler aux corbeaux_, il fallait
+absolument arriver cette nuit même à Subiaco. Le guide d'Anticoli était
+reparti, l'obscurité approchait rapidement; nous marchions depuis trois
+heures, silencieux comme des spectres, quand un buisson, sur lequel
+j'avais tué une grive sept mois auparavant, me fit reconnaître notre
+position.
+
+«Allons, Messieurs, dis-je aux deux Suédois, encore un effort! je me
+retrouve en pays de connaissance, dans deux heures nous serons arrivés.»
+
+Effectivement, quarante minutes étaient à peine écoulées quand nous
+aperçumes, à une grande profondeur sous nos pieds, briller des lumières:
+c'était Subiaco. J'y trouvai Gibert... éveillé!! il me prêta du linge
+dont j'avais grand besoin. Je comptais aller me reposer, mais bientôt
+les cris: _Oh! Signor Sidoro![21] ecco questo signore Francese che suona
+la chitarra[22]!_» Et Flacheron d'accourir, avec la belle Mariucia[23]
+le tambour de basque à la main, et bon gré mal gré, il fallut danser le
+saltarello jusqu'à minuit.
+
+C'est en quittant Subiaco, deux jours après que j'eus la spirituelle
+idée de l'expérience qu'on va lire.
+
+MM. Bennet et Klinksporn, mes deux compagnons suédois, marchaient très
+vite, et leur allure me fatiguait beaucoup. Ne pouvant obtenir d'eux de
+s'arrêter de temps en temps ni de ralentir le pas, je pris le parti de
+les laisser prendre les devants et de m'étendre tranquillement à
+l'ombre, quitte à faire ensuite comme le lièvre de la fable, pour les
+rattraper. Ils étaient déjà fort loin quand je me demandai en me
+relevant: serais-je capable de courir, sans m'arrêter, d'ici à Tivoli?
+(c'était bien un trajet de huit lieues) Essayons! Et me voilà courant
+comme s'il se fût agi d'atteindre une maîtresse enlevée. Je revois les
+Suédois, je les dépasse; je traverse un village, deux villages,
+poursuivi par les aboiements de tous les chiens, faisant fuir en
+grognant les porcs pleins d'épouvante, mais suivi du regard
+bienveillant des habitants persuadés que je venais de _faire un
+malheur_[24].
+
+Bientôt une douleur vive dans l'articulation du genou vint me rendre
+impossible la flexion de la jambe droite. Il fallut la laisser pendre et
+la traîner en sautant sur la gauche. C'était diabolique, mais je tins
+bon, et je parvins à Tivoli sans avoir interrompu un instant cette
+course absurde. J'aurais mérité de mourir en arrivant d'une rupture du
+cœur. Il n'en résulta rien. Il faut croire que j'ai le cœur dur.
+
+Quand les deux officiers suédois parvinrent à Tivoli, une heure après
+moi, ils me trouvèrent endormi; me voyant ensuite, au réveil,
+parfaitement sain de corps et d'esprit (et je leur pardonne bien
+sincèrement d'avoir eu des doutes à cet égard), ils me prièrent d'être
+leur cicerone dans l'examen qu'ils avaient à faire des curiosités
+locales. En conséquence nous allâmes visiter le joli petit temple de
+Vesta, qui a plutôt l'air d'un temple de l'Amour; la grande cascade, les
+Cascatelles, la grotte de Neptune; il fallut admirer l'immense
+stalactite de cent pieds de haut, sous laquelle gît enfouie la maison
+d'Horace, sa célèbre villa de Tibur; je laissai ces messieurs se reposer
+une heure sous les oliviers qui croissent au-dessus de la demeure du
+poète, pour gravir seul la montagne voisine et couper à son sommet un
+jeune myrthe. A cet égard, je suis comme les chèvres; impossible de
+résister à mon humeur grimpante, auprès d'un monticule verdoyant. Puis,
+comme nous descendions dans la plaine, on voulut bien nous ouvrir la
+villa Mecena; nous parcourûmes son grand salon voûté, que traverse
+maintenant un bras de l'Anio, donnant la vie à un atelier de forgerons,
+où retentit, sur d'énormes enclumes, le bruit cadencé de marteaux
+monstrueux. Cette même salle résonna jadis des strophes épicuriennes
+d'Horace, entendit s'élever dans sa douce gravité, la voix mélancolique
+de Virgile, récitant, après les festins présidés par le ministre
+d'Auguste, quelque fragment magnifique de ses poèmes des champs:
+
+ Hactenus arvorum cultus et sidera cæli:
+ Nunc te, Bacche, canam, nec non silvestria tecum
+ Virgulta, et prolem tarde crescentis olivæ.
+
+Plus bas, nous examinâmes en passant la villa d'Este, dont le nom
+rappelle celui de la princesse Eleonora, célèbre par Tasso et l'amour
+douloureux qu'elle lui inspira.
+
+Au-dessous, à l'entrée de la plaine, je guidai ces messieurs dans le
+labyrinthe de la villa Adriana; nous visitâmes ce qui reste de ses
+vastes jardins; le vallon dont une fantaisie toute puissante voulut
+créer une copie en miniature de la fameuse vallée de Tempé; la salle des
+gardes, où veillent à cette heure des essaims d'oiseaux de proie; et
+enfin l'emplacement où s'éleva le théâtre privé de l'empereur, et qu'une
+plantation de choux, le plus ignoble des légumes, occupe maintenant.
+
+Comme le temps et la mort doivent rire de ces bizarres transformations!
+
+Me voilà rentré à la caserne académique! Recrudescence d'ennui. Une
+sorte d'influenza plus ou moins contagieuse désole la ville; on meurt
+très bien, par centaine, par milliers. Couvert, au grand divertissement
+des polissons romains, d'une sorte de manteau à capuchon dans le genre
+de celui que les peintres donnent à Pétrarque, j'accompagne les
+charretées de morts à l'église Transteverine dont le large caveau les
+reçoit béant. On lève une pierre de la cour intérieure, et les cadavres
+suspendus à un crochet de fer sont mollement déposés sur les dalles de
+ce palais de la putréfaction. Quelques crânes seulement ayant été
+ouverts par les médecins curieux de savoir pourquoi les malades
+n'avaient pas voulu guérir, et les cerveaux s'étant répandus dans le
+char funèbre, l'homme qui remplace à Rome le fossoyeur des autres
+nations, prend alors _avec une truelle_ ces débris de l'organe pensant
+et les lance fort dextrement au fond du gouffre. Le Gravedigger de
+Shakespeare, ce maçon de l'éternité qui prétendait _bâtir si
+solidement_, n'avait pourtant pas songé à se servir de la truelle ni à
+mettre en œuvre ce mortier humain.
+
+Un architecte de l'académie, Garrez, fait un dessin représentant cette
+gracieuse scène où je figure encapuchonné. Le spleen redouble.
+
+Bezard le peintre, Gibert le paysagiste, Delanoie l'architecte, et moi,
+nous formons une société appelée _les quatre_, dans le but d'élaborer et
+de compléter le grand système philosophique dont j'avais, six mois
+auparavant, jeté les premières bases, et qui avait pour titre: _Système
+de l'Indifférence absolue en matière universelle_; doctrine
+transcendante qui tend à donner à l'homme la perfection et la
+sensibilité d'un bloc de pierre. Notre système ne prend pas. On nous
+objecte: la _douleur_ et le _plaisir_, les _sentiments_ et les
+_sensations_! On nous traite de fous. Nous avons beau répondre avec une
+admirable indifférence: Ces messieurs disent que nous sommes fous!
+Qu'est ce que cela te fait, Bezard? qu'en penses-tu, Gibert? qu'en
+dis-tu Delanoie?
+
+--Cela ne fait rien à personne.
+
+--Je pense que ces messieurs nous traitent de fous.
+
+--Je dis que ces messieurs nous traitent de fous.
+
+--Il paraît que ces messieurs nous traitent de fous.» On nous rit au
+nez. Les grands philosophes ont ainsi toujours été méconnus.
+
+Une nuit, je pars pour la chasse avec Debay le statuaire. Nous appelons
+le gardien de la porte du peuple, qui, grâce aux ordonnances du pape en
+faveur des chasseurs, est contraint de se lever et de nous ouvrir, après
+l'exhibition de notre port-d'armes. Nous marchons jusqu'à deux heures du
+matin. Un certain mouvement dans les herbes voisines de la route nous
+fait croire à la présence d'un lièvre; deux coups de fusil partent à la
+fois... il est mort... c'est un confrère, un émule, un chasseur qui rend
+à Dieu son ame et son sang à la terre... c'est un superbe chat qui
+guettait une couvée de cailles. Le sommeil vient, irrésistible. Nous
+dormons quelques heures dans un champ. Nous nous séparons. Arrive une
+pluie battante; je trouve dans une gorge de la plaine, un petit bois de
+chêne, où je vais inutilement chercher un abri. J'y tue un hérisson,
+dont j'emporte en trophée quelques beaux piquants. Mais voici un village
+solitaire; à l'exception d'une vieille femme lavant son linge dans un
+mince ruisseau, je n'aperçois pas un être humain. Elle m'apprend que ce
+silencieux réduit s'appelle Isola Farnese. C'est, dit-on, le nom moderne
+de l'ancienne Veïes. C'est donc là que fut la capitale des Volsques, ces
+fiers ennemis de Rome! C'est là que commanda Aufidius et que le
+fougueux Marcus Coriolanus vint lui offrir l'appui de son bras sacrilége
+pour détruire sa propre patrie! Cette vieille femme accroupie au bord du
+ruisseau, occupe peut-être la place où la sublime Volumnia, à la tête
+des matronnes romaines, s'agenouilla devant son fils! J'ai marché tout
+le matin sur cette terre où furent livrés tant de beaux combats,
+illustrés par Plutarque, immortalisés par Shakespeare, mais assez
+semblables, en réalité, par leur dimension et leur importance, à ceux
+qui résulteraient d'une guerre entre Versailles et Saint-Cloud! La
+rêverie m'immobilise. La pluie continue plus intense. Mes deux chiens
+aveuglés par l'eau du ciel, se cachent le museau dans les broussailles.
+Je tue un grand imbécille de serpent qui aurait du rester dans son trou
+par un pareil temps. Debay m'appelle, en tirant coup sur coup. Nous nous
+rejoignons pour déjeûner. Je prends dans ma gibecière un crâne que
+j'avais cueilli sur le haut cimetière de Radicoffani, en revenant de
+Nice l'année précédente, celui-là même qui me sert de sablier
+aujourd'hui; nous le remplissons de tranches de jambon, et nous le
+plaçons ensuite au milieu d'un ruisselet pour dessaller un peu cette
+atroce victuaille. Repas frugal arrosé d'une froide pluie; point de vin,
+point de cigarres! Debay n'a rien tué. Quant à moi, je n'ai pu envoyer
+chez les morts qu'un innocent ronge-gorge pour tenir compagnie au chat,
+au hérisson et au serpent. Nous nous dirigeons vers l'auberge de la
+Storta, le seul bouge des environs. Je m'y couche, et je dors trois
+heures pendant qu'on fait sécher mes habits. Le soleil se montre enfin,
+la pluie a cessé; je me rhabille à grand'peine et je repars. Debay,
+plein d'ardeur, n'a pas voulu m'attendre. Je tombe sur une troupe de
+fort beaux oiseaux, qu'on prétend venir des côtes d'Afrique, et dont je
+n'ai jamais pu savoir le nom. Ils planent continuellement comme des
+hirondelles, avec un petit cri semblable à celui des perdrix; ils sont
+bigarrés de jaune et de vert. J'en abats une demi-douzaine. L'honneur du
+chasseur est sauf. Je vois de loin Debay manquer un lièvre. Nous
+rentrons à Rome aussi embourbés que dut l'être Marius quand il sortit
+des marais de Minturnes.
+
+Semaine stagnante.
+
+Enfin, l'académie s'anime un peu, grâce à la terreur comique de autre
+camarade L****, qui, amant aimé de la femme d'un Italien, valet de pied
+de M. Vernet, et surpris avec elle par le mari, se voit toujours au
+moment d'être sérieusement assassiné. Il n'ose plus sortir de sa
+chambre; quand vient l'heure des repas, nous sommes obligés d'aller le
+prendre chez lui et de l'escorter, en le soutenant, jusqu'au
+réfectoire. Il croit voir des couteaux briller dans tous les coins du
+palais. Il maigrit, il est pâle, jaune, bleu; il vient à rien. Ce qui
+lui attire un jour à table cette charmante apostrophe de Delanoie: «Eh
+bien! mon pauvre L****, tu as donc toujours des chagrins _de
+domestiques_?»[25]
+
+Le mot circule avec grand succès.
+
+Mais l'ennui est le plus fort; je ne rêve plus que Paris. J'ai fini mon
+mélologue et retouché ma symphonie fantastique: il faut les faire
+exécuter. J'obtiens de M. Vernet la permission de quitter l'Italie avant
+l'expiration de mon temps d'exil. Je pose pour mon portrait qui, selon
+l'usage, est fait par le plus ancien de nos peintres, et prend place
+dans la galerie du réfectoire, dont j'ai déjà parlé; je fais une
+dernière tournée de quelques jours à Tivoli, à Albano, à Palestrina; je
+vends mon fusil, je brise ma guitare; j'écris sur quelques albums; je
+donne un grand punch aux camarades; je caresse longtemps les deux chiens
+de M. Vernet, compagnons ordinaires de mes chasses; j'ai un instant de
+profonde tristesse, en songeant que je quitte cette poétique contrée,
+peut-être pour ne plus la revoir; les amis m'accompagnent jusqu'à
+Ponte-Molle; je monte dans une affreuse carriole; me voilà parti.
+
+
+
+
+XIV
+
+RETOUR EN FRANCE.
+
+
+J'étais fort morose, bien que mon ardent désir de revoir la France fut
+sur le point d'être rempli. Un tel adieu à l'Italie avait quelque chose
+de solennel, et, sans pouvoir me rendre bien compte de mes sentiments,
+j'en avais l'ame oppressée. L'aspect de Florence, où je rentrais pour la
+quatrième fois, me causa surtout une impression accablante. Pendant les
+deux jours que je passai dans la cité reine des arts, quelqu'un
+m'avertit que le peintre Chenavard, cette grosse tête crevant
+d'intelligence, me cherchait avec empressement et ne pouvait parvenir à
+me rencontrer. Il m'avait manqué deux fois dans les galeries du palais
+Pitti, il était venu me demander à l'hôtel, il voulait me voir
+absolument. Je fus très sensible à cette preuve de sympathie d'un
+artiste aussi distingué; je le cherchai sans succès à mon tour, et je
+partis sans faire sa connaissance. Ce fut cinq ans plus tard seulement,
+que nous nous vîmes enfin à Paris et que je pus admirer la pénétration,
+la sagacité et la lucidité merveilleuses de son esprit, dès qu'il veut
+l'appliquer à l'étude des questions vitales des arts mêmes, tels que la
+musique et la poésie, les plus différents de l'art qu'il cultive.
+
+Je venais de parcourir le Dôme, un soir en le poursuivant, et je m'étais
+assis près d'une colonne, pour voir s'agiter les atômes dans un
+splendide rayon du soleil couchant qui traversait la naissante obscurité
+de l'église, quand une troupe de prêtres et de porte-flambleaux entra
+dans la nef pour une cérémonie funèbre. Je m'approchai; je demandai à un
+Florentin quel était le personnage qui en était l'objet: _E una Sposina,
+morta al mezzo giorno!_ me répondit-il d'un air gai, en souriant de son
+grand sourire d'Italien. Les prières furent d'un laconisme
+extraordinaire, les prêtres semblaient, en commençant, avoir hâte de
+finir. Puis le corps fut mis sur une sorte de brancard couvert, et le
+cortége s'achemina vers le lieu où il devait reposer jusqu'au lendemain,
+avant d'être définitivement inhumé. Je le suivis. Pendant le trajet; les
+chantres porte-flambeaux gromelaient bien, pour la forme, quelques
+vagues oraisons entre leurs dents; mais leur occupation principale
+était de faire fondre et couler autant de cire que possible, des cierges
+dont la famille de la morte les avait armés. Et voici pourquoi: Le
+restant des cierges devait, après la cérémonie, revenir à l'église, et
+comme on n'osait pas en voler des morceaux entiers, ces braves Lucioli,
+d'accord avec une troupe de petits drôles qui ne les quittaient pas de
+l'œil, écarquillaient à chaque instant la mèche du cierge qu'ils
+inclinaient ensuite pour répandre la cire fondante sur le pavé. Aussitôt
+les polissons, se précipitant avec une avidité furieuse, détachaient la
+goutte de cire de la pierre, à l'aide d'un couteau, et la roulaient en
+boule qui allait toujours grossissant. De sorte, qu'à la fin de ce
+trajet, assez long, (la morgue étant située à l'une des plus lointaines
+extrémités de Florence), ils se trouvaient avoir fait, indignes frêlons,
+une assez bonne provision de cire mortuaire. Telle était la pieuse
+préoccupation des misérables par qui la pauvre Sposina était portée à sa
+couche dernière.
+
+Parvenu à la porte de la morgue, le même Florentin gai qui m'avait
+répondu dans le dôme, et qui faisait parti du cortége, voyant que
+j'observais avec anxiété le mouvement de cette scène, s'approcha de moi
+et me dit, en espèce de français:
+
+--Vole vous intrer?
+
+--Oui, comment faire?
+
+--Donnez-moi tre paoli.
+
+Je lui glisse dans la main les trois pièces d'argent qu'il me demandait,
+il va s'entretenir un instant avec le concierge de la salle funèbre, et
+je suis introduit. La morte était déjà déposée sur une table. Une longue
+robe de percale blanche, nouée autour de son cou et au-dessous de ses
+pieds, la couvrait presque entièrement. Ses noirs cheveux à demi tressés
+coulaient à flots sur ses épaules; grands yeux bleus demi clos, petite
+bouche, triste sourire, cou d'albâtre, air noble et candide... jeune...
+jeune!... morte!... L'Italien toujours souriant, s'exclama: «_E bella._»
+Et, pour me faire mieux admirer ses traits, soulevant la tête de la
+pauvre jeune belle morte, il écarta de sa sale main les cheveux qui
+semblaient s'obstiner, par pudeur, à couvrir ce front et ces joues où
+régnait encore une grâce ineffable, et la laissa rudement retomber sur
+le bois. La salle retentit du choc... Je crus que ma poitrine se
+brisait, à cette impie et brutale résonnance... N'y tenant plus, je me
+jette à genoux, je saisis la main de cette beauté profanée, je la couvre
+de baisers expiatoires, en versant les larmes les plus amères peut-être
+que j'aie répandues de ma vie... Le Florentin riait toujours...
+
+Mais je vins tout-à-coup à penser ceci: que dirait le mari, s'il pouvait
+voir la chaste main qui lui fut si chère, froide tout-à-l'heure,
+attiédie maintenant par les pleurs et les baisers d'un jeune homme
+inconnu? Dans son épouvante indignée, n'aurait-il pas lieu de croire que
+je suis l'amant clandestin de sa femme qui vient, plus aimant et plus
+fidèle que lui, exhaler sur ce corps adoré un désespoir shakespearien?
+Désabusez donc ce malheureux!... Mais n'a-t-il pas mérité de subir
+l'incommensurable torture d'une erreur pareille?... Lymphatique époux!
+laisse-t-on arracher de ses bras vivants la morte qu'on aime!...
+
+_Addio! addio! bella Sposina abbandonata! umbra dolente! adesso, forse,
+consolata! perdonna ad un straniero le sue pie lagrime sulla tua pallida
+mono. Almen, colui, non ignora l'amore ostinato e la religione della
+beltà!_
+
+Et je sortis tout bouleversé.
+
+Ah ça mais, si je compte bien, voici la quatrième histoire cadavéreuse
+que je me permets d'introduire dans ces deux volumes! Les belles dames
+qui me liront, s'il en est qui me lisent, ont le droit de demander si
+c'est pour les tourmenter que je m'entête à leur mettre ainsi de
+hideuses images sous les yeux. Mon Dieu non! Je n'ai pas la moindre
+envie de les troubler de cette façon, ni de reproduire l'ironique
+apostrophe d'Hamlet. Je n'ai pas même de goût très prononcé pour la
+mort; j'aime mille fois mieux la vie. Je raconte une partie des choses
+qui m'ont frappé, il se trouve dans le nombre quelques épisodes de
+couleur sombre, voilà tout. Cependant je préviens les lectrices, qui ne
+rient pas quand on leur rappelle qu'elles finiront aussi par _faire
+cette figure là_, que je n'ai plus rien de vilain à leur narrer, et
+qu'elles peuvent continuer tranquillement à parcourir ces pages, à
+moins, ce qui est très probable, qu'elles n'aiment mieux aller faire
+leur toilette, entendre de mauvaise musique, danser la Polka, dire une
+foule de sottises et tourmenter leur amant.
+
+En passant à Lodi, je n'eus garde de manquer de visiter le fameux pont.
+Il me sembla entendre encore le bruit foudroyant de la mitraille de
+Bonaparte et les cris de déroute des Autrichiens.
+
+Il faisait un temps superbe, le pont était désert, un vieillard
+seulement, assis sur le bord du tablier, y pêchait à la
+ligne.--Sainte-Hélène!...
+
+En arrivant à Milan, il fallut, pour l'acquit de ma conscience, aller
+voir le nouvel opéra. On jouait alors à la Cannobiana l'_Elisire
+d'amore_ de Donizetti. Je trouvai la salle pleine de gens qui parlaient
+tout haut et tournaient le dos au théâtre; les chanteurs gesticulaient,
+toutefois, et s'époumonnaient à qui mieux mieux, du moins je dus le
+croire en les voyant ouvrir une bouche énorme, car il était impossible,
+à cause du bruit des spectateurs, d'entendre un autre son que celui de
+la grosse caisse. On jouait, on soupait dans les loges, etc., etc. En
+conséquence, voyant qu'il était inutile d'espérer entendre la moindre
+chose de cette partition, alors nouvelle pour moi, je me retirai. Il
+paraît cependant, plusieurs personnes me l'ont assuré, que les Italiens
+écoutent quelquefois. En tout cas la musique, pour les Milanais comme
+pour les Napolitains, les Romains, les Florentins et les Génois, c'est
+un air, un duo, un trio, tels quels, bien chantés; hors de là ils n'ont
+plus que de l'aversion ou de l'indifférence. Peut-être ces antipathies
+ne sont-elles que des préjugés et tiennent-elles surtout à ce que la
+faiblesse des masses d'exécution, chœurs ou orchestres, ne leur permet
+pas de connaître les chefs-d'œuvre placés en dehors de l'ornière
+circulaire qu'ils creusent depuis si longtemps. Peut-être aussi
+peuvent-ils suivre encore jusqu'à une certaine hauteur l'essor des
+hommes de génie, si ces derniers ont soin de ne pas choquer trop
+brusquement leurs habitudes enracinées. Le grand succès de _Guillaume
+Tell_ à Florence viendrait à l'appui de cette opinion. La _Vestale_
+même, la sublime création de Spontini, obtint il y a vingt-cinq ans, à
+Naples, une suite de représentations brillantes. En outre, si l'on
+observe le peuple dans les villes soumises à la domination autrichienne,
+on le verra se ruer sur les pas des musiques militaires pour écouter
+avidement ces belles harmonies allemandes, si différentes des fades
+cavatines dont on le gorge habituellement. Mais en général, cependant,
+il est impossible de se dissimuler que le peuple italien n'apprécie de
+la musique que son effet matériel, ne distingue que ses formes
+extérieures.
+
+De tous les peuples de l'Europe, je penche fort à le regarder comme le
+plus inaccessible à la partie poétique de l'art ainsi qu'à toute
+conception excentrique un peu élevée. La musique n'est pour les Italiens
+qu'un plaisir des sens, rien autre. Il n'ont guère pour cette belle
+manifestation de la pensée plus de respect que pour l'art culinaire. Ils
+veulent des partitions dont ils puissent du premier coup, sans
+réflexions, sans attention même, s'assimiler la substance, comme ils
+feraient d'un plat de macaroni.
+
+Nous autres Français, si petits, si mesquins, si étroits en musique,
+nous pourrons bien comme les Italiens, faire retentir le théâtre
+d'applaudissements furieux pour une cadence, une gamme chromatique de la
+cantatrice à la mode, pendant qu'un _chœur_ d'action, un _récitatif
+obligé_ du plus grand style passeront inaperçus, mais au moins nous
+écoutons, et si nous ne comprenons pas les idées du compositeur, ce
+n'est jamais notre faute. Au-delà des Alpes, au contraire, on se
+comporte pendant les représentations d'une manière si humiliante pour
+l'art et les artistes, que j'aimerais autant, je l'avoue, être obligé de
+vendre du poivre et de la canelle chez un épicier de la rue Saint-Denis,
+que d'écrire un opéra pour des Italiens. Ajoutez à cela qu'ils sont
+routiniers et fanatiques comme on ne l'est plus, même à l'Académie; que
+la moindre innovation imprévue dans le style mélodique, dans l'harmonie,
+le rhythme ou l'instrumentation, les met en fureur; au point que les
+dilettanti de Rome à l'apparition du _Barbiere di Siviglia_ de Rossini,
+si complètement italien cependant, voulurent assommer le jeune maëstro
+pour avoir eu l'insolence de faire autrement que Paësiello.
+
+Mais ce qui rend tout espoir d'amélioration chimérique, ce qui peut
+faire considérer le sentiment musical particulier aux Italiens comme un
+résultat nécessaire de leur organisation, ainsi que l'ont pensé Gall et
+Spurzeim, c'est leur amour exclusif pour tout ce qui est dansant,
+chatoyant, brillanté, gai, en dépit de la situation dramatique, en dépit
+des passions diverses qui animent les personnages, en dépit des temps et
+des lieux, en un mot, en dépit du bon sens. Leur musique rit
+toujours[26], et quand par hasard, dominé par le drame, le compositeur
+se permet un instant de n'être pas absurde, vite il s'empresse de
+revenir au style obligé, aux roulades, aux gruppetti, aux trilles qui,
+succédant immédiatement à quelques accents vrais, ont l'air d'une
+raillerie et donnent à _l'opera seria_ toutes les allures de la parodie
+et de la charge.
+
+Si je voulais citer, _les exemples fameux ne me manqueraient pas_; mais
+pour ne raisonner qu'en thèse générale et abstraction faite des hautes
+questions d'art, n'est-ce pas d'Italie que sont venues les _formes
+conventionnelles et invariables_ adoptées depuis par quelques
+compositeurs français, que Chérubini et Spontini, seuls entre tous leurs
+compatriotes, ont repoussées, et dont l'école allemande est restée pure?
+Pouvait-il entrer dans les habitudes d'êtres bien organisés, et
+_sensibles à l'expression musicale_ de voir dans un morceau d'ensemble
+quatre personnages, animés de _passions entièrement opposées_, chanter
+successivement tous les quatre la _même phrase mélodique_ avec des
+paroles différentes et employer le même chant pour dire: «O toi que
+j'adore...--Quelle terreur me glace...--Mon cœur bat de plaisir...--La
+fureur me transporte.» Supposer, comme le font certaine gens, que la
+musique est une langue assez vague pour que les inflexions de la
+_fureur_ puissent convenir également à la _crainte_, à la _joie_ et à
+_l'amour_, c'est prouver seulement qu'on est dépourvu du sens qui rend
+perceptibles à d'autres différents caractères de musique expressive,
+dont la réalité est pour ces derniers aussi incontestable que
+l'existence du soleil. Mais cette discussion, quoique déjà mille fois
+soulevée, m'entraînerait trop loin. Pour en finir, je dirai seulement
+qu'après avoir étudié longuement, sans la moindre prévention, le
+caractère musical de la nation italienne, je regarde la route suivie par
+ses compositeurs comme une conséquence de la disposition naturelle du
+public. Disposition qui existait à l'époque de Pergolèse, et qui dans le
+fameux _Stabat_ lui avait fait écrire une sorte d'air de bravoure sur le
+verset:
+
+ _Et mœrebat,_
+ _Et tremebat;_
+ _Quum videbat;_
+ _Nati poenas inclyti,_
+
+disposition dont se plaignaient le savant Martini, Beccaria, Calzabigi
+et beaucoup d'autres esprits élevés; disposition dont Gluck, avec son
+génie herculéen et malgré le succès colossal _d'Orfeo_ n'a pu triompher;
+disposition qu'entretiennent les chanteurs et que certains compositeurs,
+qui la partagent eux-mêmes, ont développée à leur tour dans le public
+jusqu'au point incroyable où nous la voyons aujourd'hui; disposition,
+enfin, qu'on ne détruira pas plus chez les Italiens que chez les
+Français, la passion innée du vaudeville. Quant à l'instinct harmonique
+des ultramontains dont on parle beaucoup, je puis assurer que les récits
+qu'on en a faits sont au moins exagérés. J'ai entendu, il est vrai, à
+Tivoli et à Subiaco, des gens du peuple chantant assez purement à deux
+voix; dans le midi de la France, qui n'a aucune réputation en ce genre,
+la chose est fort commune. A Rome, au contraire, il ne m'est pas arrivé
+de surprendre une intonation harmonieuse dans la bouche du peuple; les
+pecorari (gardiens de troupeaux) de la plaine, ont une espèce de
+grognement étrange qui n'appartient à aucune échelle musicale et dont la
+notation est absolument impossible. On prétend que ce chant barbare
+offre beaucoup d'analogie avec celui des Turcs. C'est à Turin que, pour
+la première fois, j'ai entendu chanter en chœur dans les rues. Mais ces
+choristes en plein vent sont pour l'ordinaire des amateurs pourvus d'une
+certaine éducation développée par la fréquentation des théâtres. Sous ce
+rapport, Paris est aussi riche que la capitale du Piémont, car il m'est
+arrivé maintes fois d'entendre, au milieu de la nuit, la rue de
+Richelieu retentir d'accords assez supportables. Je dois dire d'ailleurs
+que les choristes piémontais entremêlaient leurs harmonies de quintes
+successives qui, _présentées de la sorte_, sont odieuses à toute
+oreille exercée.
+
+Pour les villages d'Italie, dont l'église est dépourvue d'orgue et dont
+les habitants n'ont pas de relations avec les grandes villes, c'est
+folie d'y chercher ces harmonies tant vantées, il n'y en a pas la
+moindre trace. A Tivoli même, si deux jeunes gens me parurent avoir le
+sentiment des tierces et des sixtes en chantant de jolis couplets, le
+peuple réuni, quelques mois après, m'étonna par la manière burlesque
+dont il criait _à l'unisson_ les litanies de la Vierge.
+
+Sans vouloir faire en ce genre une réputation aux Dauphinois, que je
+tiens au contraire pour les plus innocents hommes du monde en tout ce
+qui se rattache à l'art musical, cependant je dois dire que chez eux la
+mélodie de ces mêmes litanies est douce, suppliante et triste, comme il
+convient à une prière adressée à la mère de Dieu; tandis qu'à Tivoli
+elle a l'air d'une chanson de corps-de-garde. Voici l'une et l'autre; on
+en jugera.
+
+[Illustration: notation musicale
+
+Chant de Tivoli
+
+_Allegro._
+
+Stel-la ma-tu - ti- na! O - ra pro no - bis.
+]
+
+[Illustration: notation musicale
+
+Chant de la Côte-Saint-André (Dauphiné), avec la mauvaise prosodie
+latine adoptée en France.
+
+_Poco adagio._
+
+Stel-la ma - tu - - ti - - - na! O -
+ra pro no - - - - - - - bis.
+]
+
+Ce qui est incontestablement plus commun en Italie que partout ailleurs,
+ce sont les belles voix; les voix non-seulement sonores et mordantes,
+mais souples et agiles, qui, en facilitant la vocalisation, ont dû,
+aidées de cet amour naturel du public pour le clinquant dont j'ai déjà
+parlé, faire naître, et cette fureur de _fioriture_ qui dénature les
+plus belles mélodies; et les formules de chant commodes qui font que
+toutes les phrases italiennes se ressemblent; et ces cadences finales
+sur lesquelles le chanteur peut broder à son aise, mais qui torturent
+bien des gens par leur insipide et opiniâtre uniformité; et cette
+tendance incessante au genre bouffe, qui se fait sentir dans les scènes
+même les plus pathétiques; et tous ces abus enfin qui ont rendu la
+mélodie, l'harmonie, le mouvement, le rhythme, l'instrumentation, les
+modulations, le drame, la mise en scène, la poésie, le poète et le
+compositeur, esclaves humiliés des chanteurs.
+
+ * * * * *
+
+Et ce fut le 12 mai que du haut du mont Cenis, je revis, parée de ses
+plus beaux atours de printemps, cette délicieuse vallée de Grésivaudan
+où serpente l'Isère, où j'ai passé les plus belles heures de mon
+enfance, où les premiers rêves poétiques sont venus m'agiter. Voilà mon
+vieux rocher de St-Eynar... là-bas dans cette vapeur bleue, me sourit la
+maison de mon grand-père. Toutes ces villas... cette riche verdure....
+C'est beau, c'est beau.... Il n'y a rien de pareil en Italie!...
+
+Mais mon élan de joie naïve fut brisé soudain par une douleur aigue, que
+je sentis au cœur... Il m'avait semblé entendre gronder Paris dans le
+lointain.
+
+
+
+
+LE PREMIER OPÉRA.
+
+NOUVELLE.
+
+ Florence, 27 juillet 1555[27].
+
+ALFONSO DELLA VIOLA A BENVENUTO CELLINI.
+
+
+Je suis triste, Benvenuto; je suis fatigué, dégoûté; ou plutôt, à dire
+vrai, je suis malade, je me sens maigrir, comme tu maigrissais avant
+d'avoir vengé la mort de Francesco. Mais tu fus bientôt guéri toi, et le
+jour de ma guérison arrivera-t-il jamais!... Dieu le sait. Pourtant
+quelle souffrance fut plus que la mienne digne de pitié? A quel
+malheureux le Christ et sa sainte Mère feraient-ils plus de justice en
+lui accordant ce remède souverain, ce baume précieux, le plus puissant
+de tous pour calmer les douleurs amères de l'artiste outragé dans son
+art et dans sa personne, la vengeance. Oh! non, Benvenuto, non, sans
+vouloir te contester le droit de poignarder le misérable officier qui
+avait tué ton frère, je ne puis m'empêcher de mettre entre ton offense
+et la mienne une distance infinie. Qu'avait fait, après tout, ce pauvre
+diable? Versé le sang du fils de ta mère, il est vrai. Mais l'officier
+commandait une ronde de nuit; Francesco était ivre; après avoir insulté
+sans raison, assailli à coups de pierres le détachement, il en était
+venu, dans son extravagance, à vouloir enlever leurs armes à ces
+soldats; ils en firent usage, et ton frère périt. Rien n'était plus
+facile à prévoir, et, conviens-en, rien n'était plus juste.
+
+Je n'en suis pas là, moi. Bien qu'on ait fait pis que de me tuer, je
+n'ai en rien mérité mon sort; et c'est quand j'avais droit à des
+récompenses, que j'ai reçu l'outrage et l'avanie.
+
+Tu sais avec quelle persévérance je travaille depuis longues années à
+accroître les forces, à multiplier les ressources de la musique. Ni le
+mauvais vouloir des anciens maîtres, ni les stupides railleries de leurs
+élèves, ni la méfiance des dilettanti qui me regardent comme un homme
+bizarre, plus près de la folie que du génie, ni les obstacles matériels
+de toute espèce qu'engendre la pauvreté, n'ont pu m'arrêter, tu le sais.
+Je puis le dire, puisqu'à mes yeux le mérite d'une telle conduite est
+parfaitement nul.
+
+Ce jeune Montecco, nommé Roméo, dont les aventures et la mort tragique
+firent tant de bruit à Vérone, il y a quelques années, n'était
+certainement pas le maître de résister au charme qui l'entraînait sur
+les pas de la belle Giuletta, fille de son mortel ennemi. La passion
+était plus forte que les insultes des valets Capuletti, plus forte que
+le fer et le poison dont il était sans cesse menacé; Giuletta l'aimait,
+et pour une heure passée auprès d'elle, il eût mille fois bravé la mort.
+Eh bien! Ma Giuletta à moi, c'est la musique, et, par le ciel! j'en suis
+aimé.
+
+Il y a deux ans, je formai le plan d'un ouvrage de théâtre sans pareil
+jusqu'à ce jour, où le chant, accompagné de divers instruments, devait
+remplacer le langage parlé et faire naître, de son union avec le drame,
+des impressions telles, que la plus haute poésie n'en produisit jamais.
+Par malheur ce projet était fort dispendieux; un souverain ou un juif
+pouvaient seuls entreprendre de le réaliser.
+
+Tous nos princes d'Italie ont entendu parler du mauvais effet de la
+prétendue tragédie en musique exécutée à Rome à la fin du siècle
+dernier; le peu de succès de l'_Orfeo_ d'Angelo Politiano, autre essai
+du même genre, ne leur est pas inconnu, et rien n'eût été plus inutile
+que de réclamer leur appui pour une entreprise où de vieux maîtres
+avaient échoué si complètement. On m'eût de nouveau taxé d'orgueil et de
+folie.
+
+Pour les juifs, je n'y pensai pas un instant; tout ce que je pouvais
+raisonnablement espérer d'eux, c'était, au simple énoncé de ma
+proposition, d'être éconduit sans injures, et sans huées de la
+valetaille; encore n'en connais-je pas un assez intelligent, pour qu'il
+me fût permis de compter avec quelque certitude sur une telle
+générosité. J'y renonçai donc, non sans chagrin, tu peux m'en croire; et
+ce fut le cœur serré que je repris le cours des travaux obscurs qui me
+font vivre, mais qui ne s'accomplissent qu'aux dépens de ceux dont la
+gloire et la fortune seraient peut-être le prix.
+
+Une autre idée nouvelle, bientôt après, vint me troubler encore. Ne ris
+pas de mes découvertes, Cellini, et garde-toi surtout de comparer mon
+art naissant à ton art depuis longtemps formé. Tu sais assez de musique
+pour me comprendre. De bonne foi, crois-tu que nos traînants madrigaux à
+quatre parties soient le dernier degré de perfection où la composition
+et l'exécution puissent atteindre? Le bon sens n'indique-t-il pas que,
+sous le rapport de l'expression, comme sous celui de la forme musicale,
+ces œuvres tant vantées ne sont qu'enfantillages et niaiseries.
+
+Les paroles expriment l'amour, la colère, la jalousie, la vaillance; et
+le chant, toujours le même, ressemble à la triste psalmodie des moines
+mendiants. Est-ce là tout ce que peuvent faire la mélodie, l'harmonie,
+le rhythme? N'y a-t-il pas de ces diverses parties de l'art mille
+applications qui nous sont inconnues? Un examen attentif de ce qui est
+ne fait-il pas pressentir avec certitude ce qui sera et ce qui devrait
+être? Et les instruments, en a-t-on tiré parti? Qu'est-ce que notre
+misérable accompagnement qui n'ose quitter la voix et la suit
+continuellement à l'unisson ou à l'octave? La musique instrumentale,
+prise individuellement, existe-t-elle? Et dans la manière d'employer la
+vocale, que de préjugés, que de routine! Pourquoi toujours chanter à
+quatre parties, lors même qu'il s'agit d'un personnage qui se plaint de
+son isolement?
+
+Est-il possible de rien entendre de plus déraisonnable que ces
+_canzonnette_ introduites depuis peu dans les tragédies, où un acteur,
+qui parle en son nom et paraît seul en scène, n'en est pas moins
+accompagné par trois autres voix placées dans la coulisse, d'où elles
+suivent son chant tant bien que mal?
+
+Sois-en sûr, Benvenuto, ce que nos maîtres, enivrés de leurs œuvres,
+appellent aujourd'hui le comble de l'art est aussi loin ce qu'on
+nommera musique dans deux ou trois siècles, que les petits monstres
+bipèdes, pétris avec de la boue par les enfants, sont loin de ton
+sublime Persée ou du Moïse de Buonarotti.
+
+Il y a donc d'innombrables modifications à apporter dans un art aussi
+peu avancé... des progrès immenses lui restent donc à faire... Et
+pourquoi ne contribuerais-je pas à donner l'impulsion qui les
+amènera?...
+
+Mais, sans te dire en quoi consiste ma dernière invention, qu'il te
+suffise de savoir qu'elle était de nature à pouvoir être mise en lumière
+à l'aide des moyens ordinaires et sans avoir recours au patronage des
+riches ni des grands. C'était du temps seulement qu'il me fallait; et
+l'œuvre, une fois terminée, l'occasion de la produire au grand jour eût
+été facile à trouver pendant les fêtes qui allaient attirer à Florence
+l'élite des seigneurs et des amis des arts de toutes les nations.
+
+Or, voilà le sujet de l'âcre et noire colère qui me ronge le cœur.
+
+Un matin que je travaillais à cette composition singulière dont le
+succès m'eût rendu célèbre dans toute l'Europe, monseigneur Galeazzo,
+l'homme de confiance du grand-duc, qui, l'an passé, avait fort goûté ma
+scène d'Ugolino, vient me trouver et me dit: «Alfonso, ton jour est
+venu. Il ne s'agit plus de madrigaux, de cantates, ni de chansonnettes.
+Ecoute-moi; les fêtes du mariage seront splendides, on n'épargne rien
+pour leur donner un éclat digne des deux familles illustres qui vont
+s'allier; tes derniers succès ont fait naître la confiance; à la cour
+maintenant on croit en toi.
+
+«J'avais connaissance de ton projet de tragédie en musique, j'en ai
+parlé à monseigneur; ton idée lui plaît. A l'œuvre donc, que ton rêve
+devienne une réalité. Écris ton drame lyrique et ne crains rien pour
+l'exécution; les plus habiles chanteurs de Rome et de Milan seront
+mandés à Florence; les premiers virtuoses en tout genre seront mis à ta
+disposition; le prince est magnifique, il ne te refusera rien; réponds à
+ce que j'attends de toi, ton triomphe est certain et ta fortune est
+faite.»
+
+Je ne sais ce qui se passa en moi à ce discours inattendu; mais je
+demeurai muet et immobile. L'étonnement, la joie me coupèrent la parole,
+et je pris l'aspect et l'attitude d'un idiot. Galeazzo ne se méprit pas
+sur la cause de mon trouble, et me serrant la main: «Adieu, Alfonso; tu
+consens, n'est ce pas? Tu me promets de laisser toute autre composition
+pour te livrer exclusivement à celle que son altesse te demande?...
+Songe que le mariage aura lieu dans trois mois!» Et comme je répondais
+toujours affirmativement par un signe de tête, sans pouvoir parler:
+«Allons, calme-toi, Vésuve; adieu. Tu recevras demain ton engagement, il
+sera signé ce soir. C'est une affaire faite. Bon courage; nous comptons
+sur toi.»
+
+Demeuré seul, il me sembla que toutes les cascades de Terni et de Tivoli
+bouillonnaient dans ma tête.
+
+Ce fut bien pis quand j'eus compris mon bonheur, quand je me fus
+représenté de nouveau la grandeur et la beauté de ma tâche. Je m'élance
+sur mon libretto, qui jaunissait abandonné dans un coin depuis si
+longtemps; je revois Paulo, Francesca, Dante, Virgile, et les ombres et
+les damnés; j'entends cet amour ravissant soupirer et se plaindre; de
+tendres et gracieuses mélodies pleines d'abandon, de mélancolie, de
+chaste passion, se déroulent au-dedans de moi; l'horrible cri de haine
+de l'époux outragé retentit; je vois deux cadavres enlacés rouler à ses
+pieds; puis je retrouve les ames toujours unies des deux amants,
+errantes et battues des vents aux profondeurs de l'abîme; leurs voix
+plaintives se mêlent au bruit sourd et lointain des fleuves infernaux,
+aux sifflements de la flamme, aux cris forcenés des malheureux qu'elle
+poursuit, à tout l'affreux concert des douleurs éternelles...
+
+Pendant trois jours, Cellini, j'ai marché sans but, au hasard, dans un
+vertige continuel; pendant trois nuits j'ai été privé de sommeil. Ce
+n'est qu'après ce long accès de fièvre, que la pensée lucide et le
+sentiment de la réalité me sont revenus. Il m'a fallu tout ce temps de
+lutte ardente et désespérée pour dompter mon imagination et dominer mon
+sujet. Enfin je suis resté le maître.
+
+Dans ce cadre immense, chaque partie du tableau, disposée dans un ordre
+simple et logique, s'est montrée peu à peu revêtue de couleurs sombres
+ou brillantes, de demi-teintes ou de tons tranchés; les formes humaines
+ont apparu, ici pleines de vie, là sous le pâle et froid aspect de la
+mort. L'idée poétique, toujours soumise au sens musical, n'a jamais été
+pour lui un obstacle; j'ai fortifié, embelli et agrandi l'une par
+l'autre.
+
+Enfin j'ai fait ce que je voulais, comme je le voulais, et avec tant de
+facilité, qu'à la fin du deuxième mois l'ouvrage entier était déjà
+terminé.
+
+Le besoin de repos se faisait sentir, je l'avoue; mais en songeant à
+toutes les minutieuses précautions qui me restaient à prendre pour
+assurer l'exécution, la vigueur et la vigilance me sont revenues. J'ai
+surveillé les chanteurs, les musiciens, les copistes, les machinistes,
+les décorateurs.
+
+Tout s'est fait en ordre, avec la plus étonnante précision; et cette
+gigantesque machine musicale allait se mouvoir majestueusement, quand
+un coup inattendu est venu en briser les ressorts et anéantir à la fois,
+et la belle tentative, et les légitimes espérances de ton malheureux
+ami.
+
+Le grand-duc, qui de son propre mouvement m'avait demandé ce drame en
+musique; lui qui m'avait fait abandonner l'autre composition sur
+laquelle je comptais pour populariser mon nom; lui dont les paroles
+dorées avaient gonflé un cœur, enflammé une imagination d'artiste, il se
+joue de tout cela maintenant; il dit à cette imagination de se
+refroidir, à ce cœur de se calmer ou de se briser; que lui importe! Il
+s'oppose, enfin, à l'exhibition de mon œuvre; l'ordre est donné aux
+artistes romains et milanais de retourner chez eux; mon drame ne sera
+pas mis en scène; le grand-duc n'en veut plus; IL A CHANGÉ D'IDÉE... La
+foule qui se pressait déjà à Florence, attirée moins encore par
+l'appareil des noces que par l'intérêt de curiosité que la fête musicale
+annoncée excitait dans toute l'Italie, cette foule avide de sensations
+nouvelles, trompée dans son attente, s'enquiert bientôt du motif qui la
+privait ainsi brutalement du spectacle qu'elle était venue chercher, et
+ne pouvant le découvrir, n'hésite pas à l'attribuer à l'incapacité du
+compositeur. Chacun dit: «Ce fameux drame était absurde, sans doute; le
+grand-duc, informé à temps de la vérité, n'aura pas voulu que
+l'impuissante tentative d'un artiste ambitieux vînt jeter du ridicule
+sur la solennité qui se prépare. Ce ne peut être autre chose. Un prince
+ne manque pas ainsi à sa parole. Della Viola est toujours le même
+vaniteux extravagant que nous connaissons; son ouvrage n'était pas
+présentable, et par égard pour lui, on s'abstient de l'avouer.» O
+Cellini! ô mon noble, et fier, et digne ami! réfléchis un instant, et
+juge d'après toi-même ce que j'ai dû éprouver à cet incroyable abus de
+pouvoir, à cette violation inouïe des promesses les plus formelles, à
+cet horrible affront qu'il était impossible de redouter, à cette
+calomnie insolente d'une production que personne au monde, excepté moi,
+ne connaît encore.
+
+Que faire? que dire à cette tourbe de lâches imbéciles qui rient en me
+voyant? que répondre aux questions de mes partisans? à qui m'en prendre?
+quel est l'auteur de cette machination diabolique? et comment en avoir
+raison? Cellini! Cellini! pourquoi es-tu en France? que ne puis-je te
+voir, te demander conseil, aide et assistance? Par Bacchus, ils me
+rendront réellement fou.... Lâcheté! honte! je viens de sentir des
+larmes dans mes yeux. Arrière toute faiblesse; c'est la force,
+l'attention et le sang-froid qui me sont indispensables, au contraire;
+car je veux me venger, Benvenuto, je le veux. Quand et comment, il
+n'importe; mais je me vengerai, je te le jure, et tu seras content.
+Adieu. L'éclat de tes nouveaux triomphes est venu jusqu'à nous; je t'en
+félicite et m'en réjouis de toute mon ame. Dieu veuille seulement que le
+roi François te laisse le temps de répondre à ton ami _souffrant et non
+vengé_.
+
+ ALFONSO DELLA VIOLA.
+
+ * * * * *
+
+ Paris, 20 août 1555.
+
+BENVENUTO A ALFONSO.
+
+
+J'admire, cher Alfonso, la candeur de ton indignation. La mienne est
+grande, sois-en bien convaincu; mais elle est plus calme. J'ai trop
+souvent rencontré de semblables déceptions pour m'étonner de celle que
+tu viens de subir. L'épreuve était rude, j'en conviens, pour ton jeune
+courage, et les révoltes de ton ame contre une insulte si grave et si
+peu méritée sont justes autant que naturelles. Mais, pauvre enfant, tu
+entres à peine dans la carrière. Ta vie retirée, tes méditations, tes
+travaux solitaires, ne pouvaient rien t'apprendre des intrigues qui
+s'agitent dans les hautes régions de l'art, ni du caractère réel des
+hommes puissants, trop souvent arbitres du sort des artistes.
+
+Quelques évènements de mon histoire, que je t'ai laissé ignorer
+jusqu'ici, suffiront à t'éclairer sur notre position à tous et sur la
+tienne propre.
+
+Je ne redoute rien pour ta constance de l'effet de mon récit; ton
+caractère me rassure; je le connais, je l'ai bien étudié. Tu
+persévèreras, tu arriveras au but malgré tout; tu es un homme de fer; et
+le caillou lancé contre ta tête par les basses passions embusquées sur
+ta route, loin de briser ton noble front, en fera jaillir le feu.
+Apprends donc tout ce que j'ai souffert, et que ces tristes exemples de
+l'injustice des grands te servent de leçon.
+
+L'évêque de Salamanque, ambassadeur à Rome, m'avait demandé une grande
+aiguière, dont le travail, extrêmement minutieux et délicat, me prit
+plus de deux mois, et qui, en raison de l'énorme quantité de métaux
+précieux nécessaires à sa composition m'avait presque ruiné. Son
+excellence se répandit en éloges sur le rare mérite de mon ouvrage, le
+fit emporter, et me laissa deux grands mois sans plus parler de paiement
+que si elle n'eût reçu de moi qu'une vieille casserole ou une médaille
+de Fioretti. Le bonheur voulut que le vase revînt entre mes mains pour
+une petite réparation; je refusai de le rendre.
+
+Le maudit prélat, après m'avoir accablé d'injures dignes d'un prêtre et
+d'un Espagnol, s'avisa de vouloir me soutirer un reçu de la somme qu'il
+me devait encore; mais comme je ne suis pas homme à me laisser prendre à
+un piége grossier, son excellence en vint à faire assaillir ma boutique
+par ses valets. Je me doutai du tour; aussi quand cette canaille
+s'avança pour enfoncer ma porte, Ascanio, Paulino et moi, armés
+jusqu'aux dents, nous lui fîmes un tel accueil que le lendemain, grâce à
+mon escopette et à mon long poignard, je fus enfin payé[28].
+
+Plus tard il m'arriva bien pis, quand j'eus fait le célèbre bouton de la
+chappe du pape, travail merveilleux que je ne puis m'empêcher de te
+décrire. J'avais situé le gros diamant précisément au milieu de
+l'ouvrage, et j'avais placé Dieu assis dessus, dans une attitude si
+dégagée, qu'il n'embarrassait pas du tout le joyau, et qu'il en
+résultait une très belle harmonie; il donnait la bénédiction en élevant
+la main droite. J'avais disposé, au-dessous, trois petits anges qui le
+soutenaient en élevant les bras en l'air. Un de ces anges, celui du
+milieu, était en ronde bosse, les deux autres en bas-relief. Il y avait
+à l'entour une quantité d'autres petits anges disposés avec d'autres
+pierres fines. Dieu portait un manteau qui voltigeait, et d'où sortait
+un grand nombre de chérubins, et mille ornements d'un admirable effet.
+
+Clément VII, plein d'enthousiasme quand il vit le bouton, me promit de
+me donner tout ce que je demanderais. La chose cependant en resta là; et
+comme je refusais de faire un calice qu'il me demandait en outre,
+toujours sans donner d'argent, ce bon pape, devenu furieux comme une
+bête féroce, me fit loger en prison pendant six semaines. C'est tout ce
+que j'en ai jamais obtenu[29]. Il n'y avait pas un mois que j'étais en
+liberté quand je rencontrai Pompéo, ce misérable orfèvre qui avait
+l'insolence d'être jaloux de moi, et contre lequel, pendant longtemps,
+j'ai eu assez de peine à défendre ma pauvre vie. Je le méprisais trop
+pour le haïr; mais il prit, en me voyant, un air railleur qui ne lui
+était pas ordinaire, et que, cette fois, aigri comme je l'étais, il me
+fut impossible de supporter. A mon premier mouvement pour le frapper au
+visage, la frayeur lui fit détourner la tête, et le coup de poignard
+porta précisément au-dessous de l'oreille. Je ne lui en donnai que deux;
+car au premier il tomba mort dans ma main. Jamais mon intention n'avait
+été de le tuer, mais dans l'état d'esprit où je me trouvais, est-on
+jamais sûr de ses coups? Ainsi donc, après avoir subi un odieux
+emprisonnement, me voilà de plus obligé de prendre la fuite pour avoir,
+sous l'impulsion de la juste colère causée par la mauvaise foi et
+l'avarice d'un pape, écrasé un scorpion.[30]
+
+Paul III, qui m'accablait de commandes de toute espèce, ne me les payait
+pas mieux que son prédécesseur; seulement, pour mettre en apparence les
+torts de mon côté, il imagina un expédient digne de lui et vraiment
+atroce. Les ennemis que j'avais en grand nombre autour de sa sainteté,
+m'accusent un jour auprès d'elle d'avoir volé des bijoux à Clément. Paul
+III, sachant bien le contraire, feint cependant de me croire coupable,
+et me fait enfermer au château Saint-Ange; dans ce fort que j'avais si
+bien défendu quelques années auparavant pendant le siége de Rome, sous
+ces remparts d'où j'avais tiré plus de coups de canon que tous les
+canonniers ensemble, et d'où j'avais, à la grande joie du pape, tué
+moi-même le connétable de Bourbon. Je viens à bout de m'échapper;
+j'arrive aux murailles extérieures; suspendu à une corde au-dessus des
+fossés, j'invoque Dieu qui connaît la justice de ma cause; je lui crie,
+en me laissant tomber: «Aidez-moi donc, Seigneur, puisque je m'aide!»
+Dieu ne m'entend pas, et dans ma chute, je me brise une jambe. Exténué,
+mourant, couvert de sang, je parviens, en me traînant sur les mains et
+les genoux, jusqu'au palais de mon ami intime, le cardinal Cornaro. Cet
+infâme me livre traîtreusement au pape pour un évêché.
+
+Paul me condamne à mort; puis, comme s'il se repentait de terminer trop
+promptement mon supplice, il me fait plonger dans un cachot fétide tout
+rempli de tarentules et d'insectes venimeux, et ce n'est qu'au bout de
+six mois de ces tortures que, tout gorgé de vin, dans une nuit d'orgie,
+il accorda ma grâce à l'ambassadeur français[31].
+
+Ce sont là, cher Alfonso, des souffrances terribles et des persécutions
+bien difficiles à supporter; ne t'imagine pas que la blessure faite
+récemment à ton amour-propre puisse t'en donner une juste idée.
+D'ailleurs, l'injure adressée à l'œuvre et au génie de l'artiste te
+semblât-elle plus pénible encore que l'outrage fait à sa personne,
+celle-là m'a-t-elle manqué, dis, à la cour de notre admirable grand-duc,
+quand j'ai fondu Persée? Tu n'as oublié, je pense, ni les surnoms
+grotesques dont on m'appelait, ni les insolents sonnets qu'on placardait
+chaque nuit à ma porte, ni les cabales au moyen desquelles on sut
+persuader à Côme que mon nouveau procédé de fonte ne réussirait pas, et
+que c'était folie de me confier le métal. Ici même, à cette brillante
+cour de France où j'ai fait fortune, où je suis puissant et admiré,
+n'ai-je pas une lutte de tous les instants à soutenir, sinon avec mes
+rivaux (ils sont hors de combat aujourd'hui), au moins avec la favorite
+du roi, madame d'Étampes, qui m'a pris en haine, je ne sais pourquoi!
+Cette méchante chienne dit tout le mal possible de mes ouvrages[32];
+cherche, par mille moyens, à me nuire dans l'esprit de Sa Majesté; et,
+en vérité, je commence à être si las de l'entendre aboyer sur ma trace,
+que, sans un grand ouvrage récemment entrepris, dont j'espère plus
+d'honneur que de tous mes précédents travaux, je serais déjà sur la
+route d'Italie.
+
+Va, va, j'ai connu tous les genres de maux que le sort puisse infliger à
+l'artiste. Et je vis encore, cependant. Et ma vie glorieuse fait le
+tourment de mes ennemis. Et je l'avais prévu. Et maintenant je puis les
+abîmer dans mon mépris. Cette vengeance marche à pas lents, il est vrai;
+mais pour l'homme inspiré, sûr de lui-même, patient et fort, elle est
+certaine. Songe, Alfonso, que j'ai été insulté plus de mille fois, et
+que je n'ai tué que sept ou huit hommes; et quels hommes! je rougis d'y
+penser. La vengeance directe et personnelle est un fruit rare, qu'il
+n'est pas donné à tous de cueillir. Je n'ai eu raison ni de Clément VII,
+ni de Paul III, ni de Cornaro, ni de Côme, ni de madame d'Étampes, ni de
+cent autres lâches puissants; comment donc te vengerais-tu, toi, de ce
+même Côme, de ce grand-duc, de ce Mécène ridicule qui ne comprend pas
+plus ta musique que ma sculpture, et qui nous a si platement offensés
+tous les deux? Ne pense pas à le tuer, au moins; ce serait une insigne
+folie, dont les conséquences ne sont pas douteuses. Deviens un grand
+musicien; que ton nom soit illustre; et si quelque jour sa sotte vanité
+le portait à t'offrir ses faveurs, repousse-les; n'accepte jamais rien
+de lui et ne fais jamais rien pour lui. C'est le conseil que je te
+donne; c'est la promesse que j'exige de toi; et, crois-en mon
+expérience, c'est aussi, cette fois, l'unique vengeance qui soit à ta
+portée.
+
+Je t'ai dit tout à l'heure que le roi de France, plus généreux et plus
+noble que nos souverains italiens, m'avait enrichi; c'est donc à moi,
+artiste, qui t'aime, te comprends et t'admire, à tenir la parole du
+prince sans esprit et sans cœur qui te méconnaît. Je t'envoie dix mille
+écus. Avec cette somme tu pourras, je pense, parvenir à monter dignement
+ton drame en musique; ne perds pas un instant. Que ce soit à Rome, à
+Naples, à Milan, à Ferrare, partout, excepté à Florence; il ne faut pas
+qu'un seul rayon de ta gloire puisse se refléter sur le grand-duc.
+Adieu, cher enfant; la vengeance est bien belle, et pour elle on peut
+être tenté de mourir;--mais l'art est encore plus beau, et n'oublie
+jamais que, _malgré tout, il faut vivre pour lui_.
+
+ Ton ami,
+
+ BENVENUTO CELLINI.
+
+ * * * * *
+
+ Paris, 10 juin 1557.
+
+BENVENUTO CELLINI A ALFONSO DELLA VIOLA.
+
+
+Misérable! baladin! saltimbanque! cuistre! castrat! joueur de flûte[33]!
+C'était bien la peine de jeter tant de cris, de souffler tant de
+flammes, de tant parler d'offense et de vengeance, de rage et d'outrage,
+d'invoquer l'enfer et le ciel, pour arriver enfin à une aussi vulgaire
+conclusion! Ame basse et sans ressort! fallait-il proférer de telles
+menaces puisque ton ressentiment était de si frêle nature, que, deux ans
+à peine après avoir reçu l'insulte à la face, tu devais t'agenouiller
+lâchement pour baiser la main qui te l'infligea!
+
+Quoi! ni la parole que tu m'avais donnée, ni les regards de l'Europe
+aujourd'hui fixés sur toi, ni ta dignité d'homme et d'artiste, n'ont pu
+te garantir des séductions de cette cour, où règnent l'intrigue,
+l'avarice et la mauvaise foi; de cette cour où tu fus honni, méprisé, et
+qui te chassa comme un valet infidèle! Il est donc vrai! tu composes
+pour le grand-duc! Il s'agit même, dit-on, d'une œuvre plus vaste et
+plus hardie encore que celles que tu as produites jusqu'ici. L'Italie
+musicale tout entière doit prendre part à la fête. On dispose les
+jardins du palais Pitti; cinq cents virtuoses habiles, réunis sous ta
+direction dans un vaste et beau pavillon décoré par Michel-Ange,
+verseront à flots ta splendide harmonie sur un peuple haletant, éperdu,
+enthousiasmé. C'est admirable! Et tout cela pour le grand-duc, pour
+Florence, pour cet homme et cette ville qui t'ont si indignement traité.
+Oh! quelle ridicule bonhomie était la mienne quand je cherchais à calmer
+ta puérile colère d'un jour; oh! la miraculeuse simplicité qui me
+faisait prêcher la continence à l'eunuque, la lenteur au colimaçon! Sot
+que j'étais!
+
+Mais quelle puissante passion a donc pu t'amener à ce degré
+d'abaissement? La soif de l'or? Tu es plus riche que moi aujourd'hui.
+L'amour de la renommée? Quel nom fut jamais plus populaire que celui
+d'Alfonso, depuis le prodigieux succès de ta tragédie de _Francesca_, et
+celui, non moins grand, des trois autres drames lyriques qui l'ont
+suivie. D'ailleurs, qui t'empêchait de choisir une autre capitale pour
+le théâtre de ton nouveau triomphe? Aucun souverain ne t'eût refusé ce
+que le _grand_ Côme vient de t'offrir. Partout, à présent, tes chants
+sont aimés et admirés; ils retentissent d'un bout de l'Europe à l'autre;
+on les entend à la ville, à la cour, à l'armée, à l'église; le roi
+François ne cesse de les répéter; madame d'Étampes, elle-même, trouve
+que _tu n'es pas sans talent pour un Italien_, justice égale t'est
+rendue en Espagne; les femmes, les prêtres surtout, professent
+généralement pour ta musique un culte véritable; et si ta fantaisie eût
+été de porter aux Romains l'ouvrage que tu prépares pour les Toscans, la
+joie du pape, des cardinaux et de toute la fourmilière _enrabattée_ des
+monsignori n'eût été surpassée, sans doute, que par l'ivresse et les
+transports de leurs innombrables catins.
+
+L'orgueil, peut-être, t'aura séduit..... quelque dignité bouffie...
+quelque titre bien vain... Je m'y perds.
+
+Quoi qu'il en soit, retiens bien ceci: tu as manqué de noblesse, tu as
+manqué de fierté, tu as manqué de foi. L'homme, l'artiste et l'ami sont
+également déchus à mes yeux. Je ne saurais accorder mes affections qu'à
+des gens de cœur, incapables d'une action honteuse; tu n'es pas de
+ceux-là, mon amitié n'est plus à toi. Je t'ai donné de l'argent, tu as
+voulu me le rendre; nous sommes quittes. Je vais partir de Paris; dans
+un mois je passerai à Florence; oublie que tu m'as connu et ne cherche
+pas à me voir. Car, fût-ce le jour même de ton succès, devant le peuple,
+devant les princes, et devant l'assemblée bien autrement imposante pour
+moi de tes cinq cents artistes, si tu m'abordais, je te tournerais le
+dos.
+
+ BENVENUTO CELLINI.
+
+ * * * * *
+
+ Florence, 23 Juin 1557.
+
+ALFONSO A BENVENUTO.
+
+
+Oui, Cellini, c'est vrai. Au grand-duc je dois une impardonnable
+humiliation, à toi je dois ma célébrité, ma fortune et peut-être ma vie.
+J'avais juré que je me vengerais de lui, je ne l'ai pas fait. Je t'avais
+promis solennellement de ne jamais accepter de sa main ni travaux, ni
+honneurs; je n'ai pas tenu parole. C'est à Ferrare que _Francesca_ a été
+entendue (grâce à toi) et applaudie pour la première fois; c'est à
+Florence qu'elle a été traitée d'ouvrage dénué de sens et de raison. Et
+cependant Ferrare, qui m'a demandé ma nouvelle composition, ne l'a
+point obtenue, et c'est au grand-duc que j'en fais hommage. Oui, les
+Toscans, jadis si dédaigneux à mon égard, se réjouissent de la
+préférence que je leur accorde; ils en sont fiers; leur fanatisme pour
+moi, dépasse de bien loin tout ce que tu me racontes de celui des
+Français.
+
+Une véritable émigration se prépare dans la plupart des villes toscanes.
+Les Pisans et les Siennois eux-mêmes, oubliant leurs vieilles haines,
+implorent d'avance, pour le grand jour, l'hospitalité florentine. Côme,
+ravi du succès de celui qu'il appelle _son artiste_, fonde en outre de
+brillantes espérances sur les résultats que ce rapprochement de trois
+populations rivales peut avoir pour sa politique et son gouvernement. Il
+m'accable de prévenances et de flatteries. Il a donné hier, en mon
+honneur, une magnifique collation au palais Pitti, où toutes les
+familles nobles de la ville se trouvaient réunies. La belle comtesse de
+Vallombrosa m'a prodigué ses plus doux sourires. La grande-duchesse m'a
+fait l'honneur de chanter un madrigal avec moi. Della Viola est l'homme
+du jour, l'homme de Florence, l'homme du grand-duc; il n'y a que lui...
+
+Je suis bien coupable, n'est-ce pas, bien méprisable, bien vil? Eh bien!
+Cellini, si tu passes à Florence le 28 juillet prochain, attends-moi de
+huit à neuf heures du soir devant la porte du Baptistaire, j'irai t'y
+chercher. Et si, dès les premiers mots, je ne me justifie pas
+complètement de tous les griefs que tu me reproches, si je ne te donne
+pas de ma conduite, une explication dont tu puisses de tout point
+t'avouer satisfait, alors redouble de mépris, traite-moi comme le
+dernier des hommes, foule-moi aux pieds, frappe-moi de ton fouet,
+crache-moi au visage, je reconnais d'avance que je l'aurai mérité.
+Jusque-là, garde-moi ton amitié; tu verras bientôt que je n'en fus
+jamais plus digne.
+
+ »A toi, ALFONSO DELLA VIOLA.»
+
+Le 28 juillet au soir, un homme de haute taille, à l'air sombre et
+mécontent, se dirigeait à travers les rues de Florence, vers la place du
+grand duc. Arrivé devant la statue en bronze de Persée, il s'arrêta et
+la considéra quelque temps dans le plus profond recueillement: c'était
+Benvenuto. Bien que la réponse et les protestations d'Alfonso eussent
+fait peu d'impression sur son esprit, il avait été longtemps uni au
+jeune compositeur, par une amitié trop sincère et trop vive, pour
+qu'elle pût ainsi en quelques jours s'effacer de son ame à tout jamais.
+Aussi ne s'était-il pas senti le courage de refuser d'entendre ce que
+Della Viola pouvait alléguer pour sa justification; et c'est en se
+rendant au Baptistaire, où Alfonso devait venir le rejoindre, que
+Cellini avait voulu revoir, après sa longue absence, le chef-d'œuvre qui
+lui coûta naguère tant de fatigues et de chagrins. La place et les rues
+adjacentes étaient désertes, le silence le plus profond régnait dans ce
+quartier, d'ordinaire si bruyant et si populeux. L'artiste contemplait
+son immortel ouvrage, en se demandant, si l'obscurité et une
+intelligence commune n'eussent pas été préférables pour lui, à la gloire
+et au génie.
+
+--Que ne suis-je un bouvier de Nettuno ou de Porto d'Anzio! pensait-il;
+semblable aux animaux confiés à ma garde, je mènerais une existence
+grossière, monotone, mais inaccessible au moins, aux agitations qui,
+depuis mon enfance, ont tourmenté ma vie. Des rivaux perfides et
+jaloux..... des princes injustes ou ingrats..... des critiques
+acharnés.... des flatteurs imbéciles..... des alternatives incessantes
+de succès et de revers, de splendeur et de misère..... des travaux
+excessifs et toujours renaissants..... jamais de repos, de bien-être, de
+loisirs.... user son corps comme un mercenaire et sentir constamment son
+ame transir ou brûler..... est-ce là vivre?....
+
+Les exclamations bruyantes de trois jeunes artisans, qui débouchaient
+rapidement sur la place, vinrent interrompre sa méditation.
+
+--Six florins! disait l'un, c'est cher.
+
+--En vérité, en eût-il demandé dix, répliqua l'autre, il eût bien fallu
+en passer par là. Ces maudits Pisans ont pris toutes les places.
+D'ailleurs, pense donc, Antonio, que la maison du jardinier n'est qu'à
+vingt pas du pavillon; assis sur le toit, nous pourrons entendre et voir
+à merveille; la porte du petit canal souterrain sera ouverte et nous
+arriverons sans difficulté.
+
+--Bah! ajouta le troisième, pour entendre ça, nous pouvons bien jeûner
+un peu pendant quelques semaines. Vous savez l'effet qu'a produit hier
+la répétition. La cour seule y avait été admise, le grand duc et sa
+suite n'ont cessé d'applaudir; les exécutants ont porté Della Viola en
+triomphe, et enfin, dans son extase, la comtesse de Vallombrosa l'a
+embrassé: ce sera miraculeux.
+
+--Mais voyez donc comme les rues sont dépeuplées; toute la ville est
+déjà réunie au palais Pitti. C'est le moment. Courons! courons!
+
+Cellini apprit seulement alors qu'il s'agissait de la grande fête
+musicale, dont le jour et l'heure étaient arrivés. Cette circonstance ne
+s'accordait guère avec le choix, qu'avait fait Alfonso de cette soirée
+pour son rendez-vous. Comment, en un pareil moment, le maestro
+pourrait-il abandonner son orchestre et quitter le poste important où
+l'attachait un si grand intérêt? c'était difficile à concevoir.
+
+Le ciseleur, néanmoins se rendit au Baptistaire, où il trouva ses deux
+élèves Paolo et Ascanio, et des chevaux; il devait partir le soir même
+pour Livourne, et de là s'embarquer pour Naples le lendemain.
+
+Il attendait à peine depuis quelques minutes, quand Alfonso, le visage
+pâle et les yeux ardents, se présenta devant lui avec une sorte de calme
+affecté, qui ne lui était pas ordinaire.
+
+--Cellini! tu es venu, merci.
+
+--Eh bien!
+
+--C'est ce soir!
+
+--Je le sais; mais parle, j'attends l'explication que tu m'as promise.
+
+--Le palais Pitti, les jardins, les cours, sont encombrés. La foule se
+presse sur les murs, dans les bassins à demi pleins d'eau, sur les
+toits, sur les arbres, partout.
+
+--Je le sais.
+
+--Les Pisans sont venus, les Siennois sont venus.
+
+--Je le sais.
+
+--Le grand duc, la cour et la noblesse sont réunis, l'immense orchestre
+est rassemblé.
+
+--Je le sais.
+
+--Mais la musique n'y est pas, cria Alfonso en bondissant, le maestro
+n'y est pas non plus, le sais-tu aussi?
+
+--Comment? que veux-tu dire?
+
+--Non, il n'y a pas de musique, je l'ai enlevée; non, il n'y a pas de
+maestro, puisque me voilà; non, il n'y aura pas de fête musicale,
+puisque l'œuvre et l'auteur ont disparu. Un billet vient d'avertir le
+grand duc que mon ouvrage ne serait pas exécuté. _Cela ne me convient
+plus_, lui ai-je écrit, en me servant de ses propres paroles, _moi
+aussi, à mon tour_, J'AI CHANGÉ D'IDÉE. Conçois-tu à présent la rage de
+ce peuple désappointé pour la seconde fois! de ces gens qui ont quitté
+leur ville, laissé leurs travaux, dépensé leur argent pour entendre ma
+musique, et qui ne l'entendront pas? Avant de venir te joindre, je les
+épiais, l'impatience commençait à les gagner, on s'en prenait au grand
+duc. Vois-tu mon plan, Cellini?
+
+--Je commence à comprendre.
+
+--Viens, viens, approchons un peu du palais, allons voir éclater ma
+mine. Entends-tu déjà ces cris, ce tumulte, ces imprécations? ô mes
+braves Pisans, je vous reconnais à vos injures! Vois-tu voler ces
+pierres, ces branches d'arbres, ces débris de vases? il n'y a que des
+Siennois pour les lancer ainsi! Prends garde, ou nous allons être
+renversés; comme ils courent! ce sont des Florentins; ils montent à
+l'assaut du pavillon. Bon! voilà un bloc de boue dans la loge ducale,
+bien a pris au _grand_ Côme de l'avoir quittée. A bas les gradins! à bas
+les pupitres, les banquettes, les fenêtres! à bas la loge! à bas le
+pavillon! le voilà qui s'écroule. Ils abîment tout, Cellini! c'est une
+magnifique émeute! honneur au grand duc!!! Ah damnation! tu me prenais
+pour un lâche! Es-tu satisfait, dis donc, est-ce là de la vengeance?
+
+Cellini, les dents serrées, les narines ouvertes, regardait, sans
+répondre, le terrible spectacle de cette fureur populaire; ses yeux où
+brillait un feu sinistre, son front carré que sillonnaient de larges
+gouttes de sueur, le tremblement presque imperceptible de ses membres,
+témoignaient assez de la sauvage intensité de sa joie. Saisissant enfin
+le bras d'Alfonso:
+
+--Je pars à l'instant pour Naples, veux-tu me suivre?
+
+--Au bout du monde à présent.
+
+--Embrasse-moi donc, et à cheval! tu es un héros.
+
+
+
+
+DU SYSTÈME DE GLUCK
+
+EN MUSIQUE DRAMATIQUE.
+
+
+Voici en quels termes, Gluck expose lui-même, son système de musique
+dramatique, dans la préface, devenue fort rare, de _l'Alceste_ italienne
+qu'il publia à Vienne en 1749.
+
+«Lorsque j'entrepris de mettre en musique l'opéra d'_Alceste_, je me
+proposai d'éviter tous les abus que la vanité mal entendue des
+chanteurs, et l'excessive complaisance des compositeurs avaient
+introduits dans l'opéra italien, et qui, du plus pompeux et du plus beau
+de tous les spectacles, en avaient fait le plus ennuyeux et le plus
+ridicule; je cherchai à réduire la musique à sa véritable fonction,
+celle de seconder la poésie pour fortifier l'expression des sentiments
+et l'intérêt des situations, sans interrompre l'action et la refroidir
+par des ornements superflus; je crus que _la musique devait ajouter à la
+poésie, ce qu'ajoute à un dessin correct et bien composé, la vivacité
+des couleurs et l'accord heureux des lumières et des ombres, qui servent
+à animer les figures sans en altérer les contours_.
+
+«Je me suis donc bien gardé d'interrompre un acteur, dans la chaleur du
+dialogue, pour lui faire attendre la fin d'une ritournelle, ou de
+l'arrêter au milieu de son discours sur une voyelle favorable, soit pour
+déployer, dans un long passage, l'agilité de sa belle voix, soit pour
+attendre que l'orchestre lui donnât le temps de reprendre haleine, pour
+faire un point d'orgue.
+
+«J'ai imaginé que l'ouverture devait prévenir les spectateurs, sur le
+caractère de l'action qu'on allait mettre sous leurs yeux, et _leur en
+indiquer le sujet_, que les instruments ne devaient être mis en action
+qu'en proportion du degré d'intérêt et passions, et qu'il fallait
+_éviter surtout de laisser dans le dialogue, une disparate trop
+tranchante entre l'air et le récitatif_, afin de ne pas tronquer à
+contre-sens la période, et de ne pas interrompre mal à propos le
+mouvement et la chaleur de la scène. J'ai cru encore que la plus belle
+partie de mon travail devait se réduire à chercher une belle simplicité,
+et j'ai évité de faire parade de difficultés aux dépens de la clarté;
+_je n'ai attaché aucun prix à la découverte d'une nouveauté_, à moins
+qu'elle ne fût naturellement donnée par la situation, et liée à
+l'expression; enfin il n'y a aucune règle que je n'aie cru devoir
+sacrifier de bonne grâce en faveur de l'effet.»
+
+ * * * * *
+
+Cette profession de foi nous paraît admirable de franchise et de bon
+sens; les points de doctrine qui en forment le fond sont basés sur le
+raisonnement le plus rigoureux, et sur un profond sentiment de la vraie
+musique dramatique. A part quelques conséquences outrées que nous
+signalerons tout à l'heure, ces principes sont d'une telle excellence,
+qu'ils ont été adoptés par la plupart des grands compositeurs de toutes
+les nations. Piccini lui-même, qu'on opposa si longtemps à Gluck, était
+tout entier dans le système gluckiste. Son Iphigénie en Tauride et sa
+Didon, le prouvent bien; il en fut de même de Sacchini, de Salieri, de
+Cherubini, parmi les Italiens; de Méhul, de Berton, de Kreutzer, parmi
+les Français. (Je ne cite pas M. Lesueur, il a suivi une route
+parallèle, il est vrai, à celle de l'illustre auteur d'Alceste, mais qui
+en diffère cependant assez pour ne pouvoir être confondue avec elle.)
+Chez les Allemands, je ne connais pas de compositeur dramatique qui se
+soit écarté d'une manière sensible de la doctrine de Gluck; parmi ceux
+qui l'ont adoptée et développée, il faut citer: Mozart qui, dans _Don
+Juan_, _le Mariage de Figaro_, _la Flûte Enchantée_ et _l'Enlèvement du
+Sérail_, n'a laissé échapper quelques rares vocalisations de mauvais
+goût et d'une expression fausse, que lorsqu'il y a été contraint de vive
+force par le caprice souvent irrésistible des chanteurs. On a dit que
+Mozart avait beaucoup emprunté à l'ancienne école italienne, le fait
+peut être vrai pour la coupe de quelques-uns de ses airs, encore la
+beauté raphaëlesque de son dessin mélodique, la variété de son harmonie
+et son instrumentation si riche et si savante, ne permettent-elles guère
+d'apercevoir ces prétendus emprunts; mais quant à l'ordonnance générale
+du drame musical, à la profondeur d'expression avec laquelle chaque
+caractère est tracé et soutenu, il faut bien reconnaître qu'il a suivi
+et accéléré le mouvement imprimé à l'art, de ce côté, par la puissance
+du génie de Gluck.
+
+Il en fut ainsi de Beethoven et de Weber. Tous les deux ont également
+appliqué au développement des facultés spéciales que la nature leur
+avait départies, le code simple et lumineux de l'Eschyle de la musique.
+A présent, Gluck, en promulguant ces lois, dont le moindre sentiment de
+l'art ou même le simple bon sens démontre la justesse et l'évidence,
+n'en a-t-il pas un peu exagéré l'application? C'est ce qu'il est
+impossible de méconnaître après un examen impartial. Ainsi, quand il
+dit que la musique d'un drame lyrique n'a d'autre but que d'ajouter à la
+poésie ce qu'ajoute le coloris au dessin, je crois qu'il se trompe
+essentiellement. La tâche du compositeur dans un opéra est, ce me
+semble, d'une bien autre importance. Son œuvre contient à la fois le
+dessin et le coloris, et, pour continuer la comparaison de Gluck, les
+paroles sont le _sujet du tableau_, à peine quelque chose de plus. Il
+importe beaucoup, il est vrai, de les entendre, ou tout au moins de les
+connaître, par la même raison qu'on doit absolument avoir présent à la
+pensée le trait d'histoire reproduit sur la toile par le peintre, pour
+pouvoir juger du mérite de vérité et d'expression avec lequel il a fait
+revivre ses personnages. Mais Gluck, en plaçant le dessin dans les
+paroles, et seulement le coloris dans la musique, met bien haut les
+auteurs de _libretti_; il eût donc consenti à voir son égal dans le
+bailli Du Rollet. Certes, on ne saurait pousser plus loin la modestie,
+et je doute fort qu'il se fût accommodé d'une pareille confraternité.
+D'ailleurs, l'expression n'est pas le seul but de la musique dramatique;
+il serait aussi maladroit que pédantesque de dédaigner le plaisir
+purement sensuel que nous trouvons à certains effets de mélodie,
+d'harmonie, de rhythme ou d'instrumentation, indépendamment de tous
+leurs rapports avec la peinture des sentiments et des passions du
+drame. Et de plus, voulût-on même priver l'auditeur de cette source de
+jouissances, et ne pas lui permettre de raviver son attention en la
+détournant un instant du sujet principal, il y aurait encore à citer bon
+nombre de cas, où le compositeur est appelé à soutenir seul le poids de
+l'intérêt scénique. Dans les danses de caractère, par exemple, dans les
+pantomimes, dans les marches, dans tous les morceaux enfin dont la
+musique instrumentale fait seule les frais, et qui, par conséquent,
+n'ont pas de paroles, que devient alors l'importance du poète?... La
+musique doit bien là contenir forcément à la fois le dessin et le
+coloris. Non, on ne saurait méconnaître l'erreur de Gluck sur ce point,
+erreur qu'on concevrait à peine, si l'on ne savait qu'à l'époque où il
+écrivit, beaucoup de gens encore, comme au siècle de Louis XIV,
+
+ «Allaient voir l'Opéra seulement pour les vers.»
+
+Cette opinion ne pouvait manquer d'exercer une fâcheuse influence sur le
+génie puissant qui l'adopta sans en calculer les conséquences. Elle
+cache un piége dangereux dont il ne sut pas toujours se garantir. Aucun
+musicien n'a été plus que lui doué d'un charme pénétrant, d'une
+simplicité noble et gracieuse dans la mélodie; on n'a pas surpassé
+l'élégance de plusieurs de ses chants, la fraîcheur de ses chœurs et la
+charmante _desinvoltura_ de ses airs de danse; il serait fastidieux de
+le prouver par des citations. La joie de ses femmes est d'une pudeur
+ravissante, et leur douleur, dans ses plus violents paroxismes, conserve
+encore la beauté des formes antiques; quoi qu'en ait dit le marquis de
+Caracioli, ce mauvais diseur de bons mots, ce dilettante poudré du
+siècle dernier, qui jugeait la musique absolument comme le font
+aujourd'hui les adorateurs parfumés des Dive à la mode, l'Alceste et les
+deux Iphigénie sont toujours, même dans les larmes, belles comme la
+Niobé.
+
+Eh bien! il est arrivé fréquemment à Gluck de se laisser préoccuper
+tellement de la recherche de l'expression, qu'il oubliait la mélodie.
+Dans quelques-uns de ses airs, après l'exposition du thème, le chant
+tourne au récitatif mesuré; c'est un bon récitatif, je suis loin d'en
+disconvenir; mais enfin, par le peu d'intérêt mélodique comme par le
+style de la partie vocale, il semble alors que l'air soit interrompu
+jusqu'à la rentrée du motif. Gluck ne voyait probablement pas là un
+défaut; il déclare au contraire formellement, dans la préface que nous
+commentons, qu'il a cherché à éviter une disparate trop tranchante entre
+les récitatifs et les airs. Aucun de ses disciples, Salieri excepté, n'a
+cru devoir adopter cette règle; il est certain que son application a
+répandu sur plusieurs parties des œuvres du grand tragique une teinte
+uniforme et monotone qui accable l'attention la plus robuste, fatigue
+inutilement le système nerveux de l'auditeur, émousse à la longue sa
+sensibilité, et a plus fait contre Gluck que les pointes et les
+pamphlets des Caracioli, Marmontel et autres bouffons. La musique ne vit
+que de contrastes, rien n'est plus évident; tous les efforts de l'art
+moderne tendent à en produire de nouveaux: non que je veuille proposer
+pour modèles certains effets d'orchestre d'une école célèbre dont la
+brusque violence vient surprendre l'auditeur, à peu près comme pourrait
+le faire un coup de pistolet tiré à l'improviste à son oreille; de
+pareils contrastes, qui arrachent des cris d'effroi aux personnes
+nerveuses, pourraient être regardés comme des farces d'écoliers, s'ils
+n'étaient de véritables actes d'une brutalité absurde. Mais il est bien
+reconnu, aujourd'hui, qu'une variété sagement ordonnée est l'ame de la
+musique; c'est à donner au compositeur tous les moyens d'obtenir cette
+variété précieuse que consiste le principal talent des habiles faiseurs
+de libretti. Il n'ont garde de placer près l'un de l'autre deux morceaux
+du même caractère; ils évitent autant que possible de faire succéder un
+air à un autre air, un duo à un duo, un chœur à un chœur. Ainsi dans
+l'ancienne coupe symphonique, un allegro moderato était suivi d'un
+andante à deux-quatre ou à six-huit; à l'andante succédait le menuet,
+allegretto à trois temps; à celui-ci le final à deux temps très animé;
+et c'était très bien vu.
+
+Chercher à effacer la différence qui sépare, dans un opéra, le récitatif
+du chant, c'est donc vouloir, en dépit de la raison et de l'expérience,
+se priver, sans compensation réelle, d'une source de variété qui découle
+de la nature même de ce genre de composition. Mozart fut si loin de
+partager à cet égard l'opinion de Gluck, que, pour rendre la ligne de
+démarcation encore plus tranchée, il voulut que le récitatif de _don
+Juan_ fût accompagné au piano, en exceptant toutefois le récitatif
+obligé, où la force des situations rend indispensable la présence de
+l'orchestre. Dans une vaste salle comme celle du grand Opéra de Paris,
+l'effet du piano est si mesquin et si maigre, que ce mode
+d'accompagnement a été complètement abandonné. Il peut paraître
+préférable, cependant, à celui que Gluck a constamment mis en usage dans
+le même cas, et qui consiste en accords à quatre parties, tenus sans
+interruption par la masse entière des instruments à cordes, pendant
+toute la durée du dialogue musical. Cette harmonie stagnante produit sur
+les organes, un effet de torpeur et d'engourdissement irrésistible, et
+finit par plonger l'auditeur dans une lourde somnolence qui le rend
+complètement indifférent aux plus rares efforts du compositeur pour
+l'émouvoir. Il était vraiment impossible de trouver quelque chose de
+plus antipathique à des Français, que ce long et obstiné bourdonnement;
+il ne faut donc pas s'étonner qu'il soit arrivé au plus grand nombre
+d'entre eux d'éprouver aux représentations de Gluck autant d'ennui que
+d'admiration. Ce qui doit surprendre, c'est que le génie puisse s'abuser
+ainsi sur l'importance des accessoires, au point de se servir de moyens
+qu'un instant de réflexion lui ferait rejeter comme insuffisants ou
+dangereux, et dans lesquels réside la cause obscure des mécomptes
+cruels, que ses productions les plus magnifiques lui font trop souvent
+essuyer.
+
+Si l'on excepte quelques-unes de ces brillantes sonates d'orchestre, où
+le génie de Rossini se joue avec tant de grâce, il est certain que la
+plupart des compilations instrumentales, honorées par les Italiens du
+nom d'ouvertures, sont de grotesques non sens. Mais combien ne
+devaient-elles pas être plus plaisantes, il y a soixante ans, quand
+Gluck lui-même, entraîné par l'exemple, ne craignait pas de laisser
+tomber de sa plume l'incroyable niaiserie intitulée _ouverture
+d'Orphée_! Ce ne fut qu'après bien des réflexions et bien des entretiens
+avec son poète Calsabigi, l'homme du monde le mieux fait pour le
+comprendre, qu'il reconnut enfin que l'ouverture devait être un morceau
+important dans un opéra, se rattacher à l'action et en désigner le
+caractère. De là le changement radical qu'on remarque dans sa manière, à
+dater de l'ouverture d'_Alceste_; de là les belles compositions
+instrumentales dont il fit précéder ses deux _Iphigénie_; de là
+l'impulsion qui produisit plus tard tant de chefs-d'œuvre symphoniques,
+qui, malgré la chute ou l'oubli profond des opéras pour lesquels ils
+furent écrits, sont restés debout, péristyles superbes de temples
+écroulés. Mais, ici encore, en outrant une idée juste, Gluck est sorti
+du vrai; non pas cette fois pour restreindre le pouvoir de la musique,
+mais pour lui en attribuer un, au contraire, qu'elle ne possédera
+jamais: c'est quand il dit que l'ouverture doit indiquer le sujet de la
+pièce. L'expression musicale ne saurait aller jusque là; elle reproduira
+bien la joie, la douleur, la gravité, l'enjouement et des nuances même
+fort délicates de chacun des nombreux caractères qui constituent son
+riche domaine; elle établira une différence saillante entre la joie d'un
+peuple pasteur et celle d'une nation guerrière, entre la douleur d'une
+reine et le chagrin d'une simple villageoise, entre une méditation
+sérieuse et calme et les ardentes rêveries qui précèdent l'éclat des
+passions. Empruntant ensuite aux différents peuples, et même aux
+individualités sociales, le style musical qui leur est propre, il est
+bien évident, quoi qu'en aient dit certains critiques, dont je reconnais
+d'ailleurs le mérite, qu'elle pourra distinguer le chant d'un montagnard
+de celui d'un habitant des plaines, la sérénade d'un brigand des
+Abbruzzes de celle d'un chasseur écossais ou tyrolien, la marche
+nocturne de pèlerins aux habitudes mystiques, de celle d'une troupe de
+marchands de bœufs revenant de la foire; elle pourra aller jusqu'à
+représenter l'extrême brutalité, la trivialité, le grotesque, par
+opposition avec la pureté angélique, la noblesse et la candeur. Mais si
+elle veut sortir de ce cercle immense, la musique devra, de toute
+nécessité, avoir recours à la parole chantée, récitée ou lue, pour
+combler les lacunes qu'elle laisse dans une œuvre dont le plan s'adresse
+en même temps à l'esprit et à l'imagination. Ainsi, l'ouverture
+d'_Alceste_ annoncera des scènes de désolation et de tendresse, mais
+elle ne saurait dire ni l'objet de cette tendresse, ni les causes de
+cette désolation; elle n'apprendra jamais au spectateur, que l'époux
+d'Alceste est un roi de Thessalie, condamné par les dieux à perdre la
+vie, si quelqu'autre au trépas ne se dévoue pour lui; c'est là cependant
+_le sujet de la pièce_. Peut-être s'étonnera-t-on de trouver l'auteur de
+cet écrit imbu de tels principes, grâce à certaines gens qui ont feint
+de le croire, dans ses opinions sur la puissance expressive de la
+musique, aussi loin au-delà du vrai qu'ils le sont en deçà, et lui ont,
+en conséquence, prêté généreusement leur part entière de ridicule. Ceci
+soit dit, sans rancune, en passant.
+
+La troisième proposition que je me suis permis de souligner dans la
+préface de Gluck, et dans laquelle il déclare n'attacher aucun prix à la
+découverte d'une nouveauté, me paraît également d'une justification
+difficile. On avait déjà barbouillé furieusement de papier réglé en
+1749, et une découverte musicale quelconque, ne fût-elle
+qu'indirectement liée à l'expression scénique, ne devait pas paraître à
+dédaigner.
+
+Pour toutes les autres, je crois qu'on ne saurait les combattre avec
+chance de succès, voire même la dernière qui annonce une indifférence
+pour les règles, que bien des professeurs trouveraient blasphématoire et
+impie. Heureusement, ces messieurs n'ont jamais lu la préface
+d'_Alceste_; ils ne savent peut-être pas même qu'elle existe, sans quoi
+la gloire de Gluck courrait un terrible danger.
+
+
+
+
+LES DEUX ALCESTE DE GLUCK.
+
+
+_Alceste_ fut d'abord écrite en langue italienne; je crois l'avoir déjà
+dit. Plusieurs années après sa publication, elle fut traduite et
+modifiée pour la scène française. Le bailli Du Rollet, le grand
+arrangeur de l'époque, chargé de déranger l'ordonnance du drame de
+Calsabigi, ne manqua pas d'accommoder la musique de Gluck suivant les
+exigences de _sa poésie_. Bien que ce travail ait été fait sous les yeux
+du compositeur, il en est résulté cependant, en certains endroits, de
+notables dommages pour la partition; en d'autres, il a nécessité des
+morceaux qui n'existaient pas dans l'opéra italien, et qui remplacent,
+sans toujours les faire oublier, ceux dont le nouveau plan dramatique
+amenait la suppression. L'idée de la pièce de Calsabigi, aussi simple
+que raisonnable, n'exigeait en aucune façon les bouleversements que
+l'arrangeur français a cru devoir lui faire subir, et qui n'ont pu
+parvenir cependant à en pallier le défaut capital, la monotonie.--Admète,
+roi de Phères, en Thessalie, et époux d'Alceste, étant sur le point de
+mourir, Apollon qui, pendant son exil du ciel avait reçu de lui
+l'hospitalité, obtient des Parques qu'il vivra, si quelqu'un se présente
+pour mourir à sa place. Alceste se dévoue et meurt. Mais Apollon, ému à
+la fois de reconnaissance et de pitié, arrache Alceste à la mort.
+
+Dans la tragédie d'_Euripide_, d'où l'opéra italien est tiré, c'est
+Hercule qui, en passant à Phères, et témoin de la douleur du roi, lui
+ramène des portes des enfers sa magnanime épouse. Le bailli Du Rollet a
+cru faire un coup de maître en rétablissant l'idée première du poète
+grec que Calsabigi avait repoussée comme inutile et n'étant plus dans
+nos mœurs. Ce dénouement, en effet, a le défaut de nécessiter une double
+intervention des Dieux, puisque, dans le premier acte, Apollon déjà
+obtient des Parques que le roi puisse être sauvé par la mort volontaire
+d'un autre. Il était donc naturel et conséquent d'attribuer à la
+reconnaissance de ce Dieu le prodige qui rend Alceste à la vie. En
+outre, Hercule chassant à grands coups de massue les ombres et les
+divinités infernales dont Alceste est entourée, pouvait se tolérer sur
+les théâtres antiques, grâce à l'éloignement des acteurs et aux
+croyances religieuses des spectateurs; pour nous une pareille scène est
+parfaitement ridicule. Il est probable que Gluck était de cet avis;
+jamais il ne voulut consentir à donner une importance musicale à ce
+nouveau rôle qu'on lui imposait. Le fait est constaté, mais ne le fût-il
+pas, la trivialité d'une partie de l'air intercallé pour le vaillant
+Alcide au troisième acte suffirait pour le prouver[34]. Du Rollet, en
+même temps qu'il introduisait un nouveau personnage, en supprimait trois
+autres, assez inutiles, à la vérité. Ce sont les deux enfants d'Alceste
+(ils figurent bien encore aujourd'hui dans l'opéra, mais ils n'y
+chantent pas), et sa confidente Ismène.
+
+La comparaison des deux partitions et l'examen des altérations que le
+texte musical primitif a subies, en passant dans la langue française,
+nous ont semblé pouvoir être le sujet d'études intéressantes pour les
+artistes, comme pour les amateurs auxquels, malgré les progrès
+incontestables de plusieurs branches de l'art, les œuvres du père de la
+tragédie lyrique sont restées chères et vénérables.
+
+L'ouverture ne produirait probablement aucun effet aujourd'hui. Elle
+contient une foule d'accents pathétiques et touchants, mais, en général,
+la couleur sombre y domine trop, et l'instrumentation ne peut que nous
+paraître sourde et flasque, bien qu'elle soit plus chargée que les
+autres compositions instrumentales de Gluck. Les trombones y figurent
+dès le commencement; les trompettes, les clarinettes et les timbales
+seules, en sont exclues. Il est bon de dire, à ce sujet, que par une
+singularité dont nous ne connaissons aucun autre exemple, il n'y a pas
+une note de timbales durant tout le cours de l'opéra. Dans la partition
+française, l'auteur a ajouté des clarinettes _à l'unisson des hautbois_,
+ne faisant ainsi que renforcer le son de cet instrument, de manière à
+détruire toute proportion entre cette partie ainsi doublée et celle des
+flûtes, et sans tirer aucun parti spécial, pour les chants, l'harmonie,
+ou l'expression, de la plus pure de toutes les voix de l'orchestre.
+Cette disposition défectueuse indique une négligence que nous aurons
+plus d'une fois occasion de reprocher à l'auteur.
+
+La principale cause du peu d'éclat de l'orchestre de Gluck en général,
+tient à l'emploi constant des instruments aigus dans le médium; défaut
+rendu plus sensible par l'excessive rudesse des basses écrites
+fréquemment dans le haut et dominant, par conséquent, outre mesure le
+reste de la masse harmonique. Je crois qu'on pourrait trouver aisément
+la raison de ce système, qui ne fut pas, du reste, exclusivement le
+partage de Gluck, dans la faiblesse des exécutants de ce temps-là;
+faiblesse telle, que l'_ut_ au dessus des portées faisait trembler les
+violons, le sol aigu les flûtes et le _ré_ les hautbois. D'un autre côté
+les violoncelles paraissant (comme aujourd'hui encore en Italie) un
+instrument de luxe dont on tâchait de se passer, les contre-basses
+demeuraient chargées presque exclusivement de la partie grave; de sorte
+que si le compositeur avait besoin de serrer son harmonie, il devait
+nécessairement, vu l'impossibilité de faire assez entendre les
+violoncelles, et l'extrême gravité du son des contre-basses, écrire
+cette partie très haut afin de la rapprocher davantage des violons.
+Depuis lors, on a senti en France et en Allemagne l'absurdité de cet
+usage, les violoncelles ont été introduits dans l'orchestre, en nombre
+supérieur à celui des contre-basses; d'où il suit que les basses de
+Gluck se trouvent aujourd'hui placées dans des circonstances
+essentiellement différentes de celles qui existaient de son temps et
+qu'il ne faut pas lui reprocher l'exubérance qu'elles ont acquises
+malgré lui aux dépens du reste de l'orchestre.
+
+A cette époque, la clarinette était peu cultivée en Italie; ce bel
+instrument, si fécond en ressources, paraît nous être venu, avec
+beaucoup d'autres, de l'Allemagne. Les trompettes devaient également
+être fort mauvaises si l'on en juge par celles qu'on entend encore
+aujourd'hui dans les premiers théâtres italiens. La plupart des
+exécutants ne sauraient même faire sortir tous les sons qui composent
+leur échelle déjà si bornée; ils soutiennent, par exemple, que le _si
+bémol_ du milieu n'existe pas; en conséquence, quand on a le malheur
+d'écrire pour eux, il est inutile d'employer cette note, ces messieurs
+ne chercheront pas même à l'exécuter, et se moqueront de vous si vous
+leur dites qu'il n'y a pas de trompette en France, en Allemagne ou en
+Angleterre, qui ne donne le _si bémol_ avec la plus grande facilité. Il
+est donc extrêmement probable que si Gluck avait eu à sa disposition les
+magnifiques orchestres qu'on possède actuellement en cinq ou six
+endroits de l'Europe, tels que le Conservatoire et le grand Opéra de
+Paris, la société Philharmonique de Londres, l'Opéra de Vienne, de
+Berlin, de Dresde et de Munich, son instrumentation serait fort
+différente. Aussi ne la jugerons-nous jamais sans tenir compte de l'état
+d'enfance où languissait alors cette partie de l'art.
+
+L'ouverture d'_Alceste_, ainsi que celles d'_Iphigénie_ et de _Don
+Giovianni_, ne finit pas complètement avant le lever de toile; elle se
+lie au premier morceau de l'Opéra par un enchaînement harmonique au
+moyen duquel la cadence se trouve suspendue indéfiniment. Je ne vois
+pas trop, malgré l'emploi qu'en ont fait Gluck et Mozart, quel peut être
+l'avantage de cette forme inachevée pour les ouvertures. L'auditeur,
+désappointé de se voir privé de la conclusion du drame instrumental, en
+éprouve un moment de malaise aussi fatal à ce qui précède qu'à ce qui
+suit; l'opéra n'y gagne rien et l'ouverture y perd beaucoup. Aussi,
+cette coupe systématique ne s'est-elle plus reproduite nulle part, si ce
+n'est dans quelques fragments qu'on ne saurait considérer comme de
+véritables ouvertures et dont la sublime introduction de
+_Robert-le-Diable_ sera éternellement le modèle.
+
+Au lever de la toile, le chœur entrant sur l'accord de septième
+diminuée, _sol dièze_, _si_, _ré_, _fa_, qui rompt la cadence harmonique
+de l'orchestre, s'écrie: «Dieux, rendez-nous notre roi, notre père!»
+Cette exclamation nous fournit dès la première mesure le sujet d'une
+observation applicable au tissu vocal de tous les autres chœurs de
+Gluck.
+
+On sait que la classification naturelle de la voix humaine est celle-ci:
+_soprano_ et _contralto_ pour les femmes; _ténor_ et _basse_ pour les
+hommes; les voix féminines se trouvant à l'octave supérieure des voix
+masculines, et dans le même rapport, le _contralto_ dont le timbre est
+d'une quinte plus bas que le _soprano_, est donc à celui-ci exactement
+comme la _basse_ est au _ténor_. Les anciens compositeurs français, soit
+à cause de la rareté des _contralti_, soit pour tout autre motif, ayant
+au contraire divisé les voix d'hommes en trois classes, et réduit les
+voix de femmes aux _soprani_ seulement, remplaçaient le _contralto_ par
+cette voix criarde, forcée et toute française qu'ils appelaient
+haute-contre, et qui n'est à tout prendre qu'un premier _ténor_. Gluck,
+en arrivant à Paris, se vit forcé d'abandonner l'excellente disposition
+chorale adoptée en Italie et en Allemagne, pour se conformer à l'usage
+déraisonnable et ridicule de l'opéra français. Il eut soin de n'employer
+la haute-contre que comme une voix bâtarde, n'ayant au plus qu'une
+octave d'étendue, incapable de monter comme le _contralto_ ou de
+descendre comme le _ténor_, et destinée à compléter l'harmonie en se
+tenant constamment dans les six notes hautes _ré_, _mi_, _fa_, _sol_,
+_la_, _si_. Mais pour son Alceste italienne, écrite dans un tout autre
+système, il fallut mutiler en maint endroit les parties de _contralto_,
+et les renverser souvent à l'octave inférieure pour pouvoir conserver
+les chœurs et les faire exécuter en France. Toutefois, ces renversements
+au grave ne pouvant manquer d'occasionner plus ou moins de désordre dans
+l'harmonie, on conçoit qu'il ne les ait employés que lorsque la trop
+grande élévation de la partie de _contralto_ l'y forçait absolument. Il
+a dû laisser, au contraire, tous les _la_, _si bémols_ et _si
+naturels_, qui ne pouvaient manquer d'abonder comme notes mitoyennes du
+contralto et constituaient alors une partie de haute-contre presque
+toujours écrite dans les trois sons les plus élevés de son échelle.
+
+Le premier récitatif du héraut: _Popoli che dolenti_ (Peuple,
+écoutez)[35], ne me semble pas d'une bien grande originalité; le mode
+d'accompagnement en accords soutenus à quatre parties par tous les
+instruments à cordes, dont nous avons signalé les inconvénients dans un
+précédent article, est mis en usage ici, d'autant plus mal à propos que
+les desseins d'orchestre de l'ouverture sont peu saillants, et que les
+deux chœurs suivants sont également accompagnés en harmonie plaquée note
+contre note, ce qui, en raison de la lenteur de mouvement de ces deux
+morceaux, leur donne une fâcheuse ressemblance avec le récitatif, et
+répand sur toute la première scène une grande monotonie.
+
+Le premier chœur _Ah! di questo afflitto regno!_ (O dieux!
+qu'allons-nous devenir?) a gagné à sa seconde édition; l'_andante_ est
+beaucoup trop développé en italien, et doit paraître d'autant plus
+traînant qu'il se répète plusieurs fois; au contraire, l'_allegro_ qui
+le termine, est incomparablement mieux écrit pour les voix dans
+l'original que dans la traduction. Au lieu de l'entrée nasillarde des
+hautes-contre sur le vers: «Non, jamais le courroux céleste,» ce sont
+les _soprani_ qui attaquent le thême (à l'octave supérieure par
+conséquent) avec les mots: _Ah! per noi del ciel lo sdegno_. Cette
+_coda_ agitée est d'un bel effet, mais assez difficile, à cause de la
+rapidité du débit des paroles, et d'une foule de _grupetti_, dont les
+notes vocalisées de deux en deux, d'après une habitude favorite de
+Gluck, présenteraient l'ensemble le plus disgracieux, si une exécution
+nette et agile n'en faisait disparaître la défectuosité. Le chœur
+dialogué de droite à gauche: _Misera Admeto!_ (O malheureux Admète!) a
+l'inconvénient d'être absolument de la même couleur, du même style
+rhythmique, et aussi dépourvu de dessins intéressants, que l'_andante_
+qui forme la première partie du précédent. A la réunion des deux masses
+vocales sur les paroles: _Di duol, di lagrime et di pietà_, les trois
+voix inférieures étaient doublées par des trombones qui ont été
+supprimés dans l'opéra français.
+
+Mais nous voici à l'entrée d'Alceste. Son récitatif _Popoli di
+Tessaglia_ est un des exemples clair-semés que présentent les partitions
+italiennes de Gluck, du dialogue accompagné d'une simple basse, à
+laquelle probablement se joignaient les accords du _cembalo_
+(clavecin); système dont on ne trouve pas de trace dans ses opéras
+français. Ce récitatif me semble peu remarquable. Le monologue français
+qui le remplace, _Sujets du roi le plus aimé_, est au contraire d'une
+profonde expression, l'ame tout entière de la jeune reine s'y dévoile en
+quelques mesures. L'air sublime _Io non chiedo eterni dei_, (Grands
+dieux! du destin qui m'accable), présente pour la diction des paroles,
+l'enchaînement des phrases mélodiques et l'art de ménager la force des
+accents jusqu'à l'explosion finale, des difficultés énormes, dont les
+jeunes cantatrices ne se doutent pas, mais qu'elles devront méditer et
+travailler avec soin si jamais elles abordent ce rôle si éloigné de
+leurs habitudes musicales. La troisième scène s'ouvre dans le temple
+d'Apollon. Entrent le grand-prêtre, les sacrificateurs avec les
+encensoirs et les instruments du sacrifice, ensuite Alceste conduisant
+ses enfants, les courtisans, le peuple. Ici Gluck a fait de la couleur
+locale s'il en fut jamais, c'est la Grèce antique qu'il nous révèle dans
+toute sa majestueuse et belle simplicité. Ecoutez ce morceau
+instrumental (_Aria di pantomimo_) sur lequel entre le cortége; entendez
+(si les parleurs impitoyables de l'Opéra vous le permettent) cette
+mélodie douce, voilée, calme, résignée, cette pure harmonie, ce rhythme
+à peine sensible des basses, dont les mouvements onduleux se dérobent
+sous l'orchestre, comme les pieds des prêtresses sous leurs blanches
+tuniques; prêtez l'oreille à la voix insolite de ces flûtes dans le
+grave[36], à ces enlacements des deux parties de violons dialoguant le
+chant, et dites s'il y a en musique quelque chose de plus beau, dans le
+sens antique du mot, que cette marche religieuse. La cérémonie commence
+par une prière dont le grand-prêtre seul a prononcé d'un ton solennel
+les premiers mots: _Dilegua il nero turbine_ (Dieu puissant écarte du
+trône), entrecoupés de trois larges accords d'ut pris à demi voix, puis
+enflé jusqu'au _fortissimo_, par les instruments de cuivre. Rien de plus
+imposant que ce dialogue entre la voix du pontife et cette harmonie
+pompeuse des _trompettes sacrées_. Le chœur, après un court silence,
+reprend les mêmes paroles dans un morceau assez animé à six-huit dont la
+forme et la mélodie frappent d'étonnement par leur étrangeté. On
+s'attend, en effet, à ce qu'une prière soit d'un mouvement lent et dans
+une mesure tout autre que la mesure à six-huit. Pourquoi celle-ci, sans
+perdre de sa gravité, joint-elle à une espèce d'agitation tragique un
+rhythme fortement marqué et une instrumentation éclatante? Je penche
+fort à croire que, les cérémonies religieuses de l'antiquité étant
+toujours accompagnées de certaines saltations ou danses symboliques,
+Gluck, préoccupé de cette idée, a voulu donner à sa musique un caractère
+en rapport avec cet usage. L'harmonieux ensemble qui résulte, à la
+représentation, des voix du chœur chantant et des mouvements du chœur
+agissant processionnellement autour de l'autel, prouve que, malgré
+l'ignorance probable où sont les plus habiles chorégraphes sur le
+véritable rituel des anciens sacrifices, son instinct poétique n'a pas
+abusé le compositeur en le guidant dans cette voie.
+
+Le récitatif obligé du grand-prêtre: _I tuoi prieghi ô regina_ (Apollon
+est sensible à nos gémissements), me semble la plus magnifique
+application de cette partie du système de l'auteur, qui consiste à
+n'employer les masses instrumentales qu'en proportion du _degré
+d'intérêt ou de passion_. Ici les instruments à cordes débutent seuls,
+par un unisson dont le dessin se reproduit jusqu'à la fin de la scène
+avec une énergie croissante. Au moment où l'exaltation prophétique du
+prêtre commence à se manifester (_Tout m'annonce du Dieu la présence
+suprême_,) les seconds violons et altos entament un _tremulando_ arpégé,
+sur lequel tombe, de temps en temps, un coup violent des basses et
+premiers violons.
+
+Les flûtes, les hautbois et les clarinettes n'entrent que successivement
+dans les intervalles des interjections du pontife inspiré; les cors et
+les trombones se taisent toujours; mais à ces mots: «Le saint trépied
+s'agite, tout se remplit d'un juste effroi,» la masse de cuivre vomit sa
+bordée si longtemps contenue, les flûtes et les hautbois font entendre
+leurs cris féminins, le frémissement des violons redouble, la marche
+terrible des basses ébranle tout l'orchestre. _Ribomba il Tempio_ (il va
+parler....), puis un silence subit:
+
+ Saisi de crainte... et de respect,...
+ Peuple, observe un profond silence.
+ Reine, dépose à son aspect
+ Le vain orgueil de la puissance,
+ Tremble!
+
+Ce dernier mot, prononcé dans le français sur une seule note soutenue,
+pendant que le prêtre promenant sur Alceste un regard égaré, lui indique
+du doigt le degré inférieur de l'autel où elle doit incliner son front
+royal, couronne d'une manière sublime cette scène extraordinaire. C'est
+prodigieux, c'est de la musique de géant, dont jamais avant Gluck on
+n'avait soupçonné l'existence!
+
+Nous voici parvenus à le scène de l'oracle qui succède au récitatif du
+grand-prêtre, après un silence général: _Il re morra, s'altri per lui
+non more_ (Le roi doit mourir aujourd'hui, si quelque autre au trépas
+ne se livre pour lui). Cette phrase, dite presque en entier sur une
+seule note, et les sombres accords de trombones qui l'accompagnent ont
+été imités ou plutôt copiés par Mozart, dans _Don Giovanni_, pour les
+quelques mots que prononce la statue du commandeur dans le cimetière. Le
+chœur qui suit est d'un beau caractère, c'est bien la stupeur et la
+consternation d'un peuple dont l'amour pour son roi ne va pas jusqu'à se
+dévouer pour lui. L'auteur a supprimé dans l'opéra français un second
+chœur de basses placé derrière la scène, murmurant à demi-voix:
+_Fuggiamo! fuggiamo!_ pendant que le premier chœur, tout entier à son
+étonnement, répète sans songer à fuir: _Che annunzio funesto!_ (quel
+oracle funeste!) A la place de ce deuxième chœur, il a fait parler le
+grand-prêtre d'une manière tout-à-fait naturelle et dramatique. Nous
+indiquerons à ce sujet une tradition importante dont l'oubli
+affaiblirait énormément l'effet de la péroraison de cette imposante
+scène. Voici en quoi elle consiste. A la fin du _largo_ à trois temps
+qui précède la _coda_ agitée: _Fuggiamo di questo soggiorno_ (Fuyons,
+nul espoir ne nous reste), la partie du grand-prêtre indique dans la
+partition ces mots: (Votre roi va mourir), sur les six notes _ut ut ré
+ré ré fa_, dans le _medium_ et commencées sur l'avant-dernier accord du
+chœur. A l'exécution, au contraire, le grand-prêtre attend que le chœur
+ne se fasse plus entendre, et au milieu de ce silence de mort, il lance
+_à l'octave supérieure_ son: «Votre roi va mourir», comme le cri
+d'alarme qui donne à cette foule épouvantée le signal de la fuite. Tous
+alors de se disperser en tumulte, abandonnant Alceste évanouie au pied
+de l'autel. Rousseau a reproché à cet _allegro agitato_, d'exprimer
+aussi bien le désordre de la joie que celui de la terreur; on peut
+répondre à cette critique que Gluck se trouvait là, placé sur la limite
+ou sur le point de contact des deux passions, et qu'il lui était en
+conséquence à peu près impossible de ne pas encourir un pareil reproche.
+Et la preuve, c'est que dans les vociférations d'une multitude qui se
+précipite d'un lieu à un autre, l'auditeur placé à distance ne saurait,
+sans en être prévenu, découvrir si le sentiment qui l'agite est celui de
+la frayeur ou d'une folle gaîté. Pour rendre plus complètement ma
+pensée, je dirai: Un compositeur peut bien écrire un chœur dont
+l'intention joyeuse ne saurait en aucun cas être méconnue, mais
+l'inverse n'a pas lieu, et les agitations d'un grand nombre d'hommes,
+traduites musicalement, quand elles n'ont pas pour objet la haine ou la
+vengeance, se rapprocheront toujours beaucoup, au moins pour le
+mouvement et le rhythme, du mouvement et des formes rhythmiques de la
+joie tumultueuse. On pourrait trouver à ce chœur un défaut plus réel,
+celui de manquer de développements. Il est trop court, et son laconisme
+nuit, non-seulement à l'effet musical, mais à l'action scénique, puisque
+sur les dix-huit mesures qui le composent, il est fort difficile aux
+choristes de trouver le temps de quitter le théâtre sans sacrifier
+entièrement la dernière moitié du morceau.
+
+La reine, demeurée seule dans le temple, exprime son anxiété par un de
+ces récitatifs comme Gluck seul en a jamais su faire; ce monologue est
+déjà beau en italien, en français il est sublime. Je ne crois pas qu'on
+puisse rien trouver de comparable pour la vérité et la forme de
+l'expression, à la musique (car un tel récitatif en est une aussi
+admirable que les plus beaux airs) des paroles suivantes:
+
+ Il n'est plus pour moi d'espérance!
+ Tout fuit.... tout m'abandonne à mon funeste sort;
+ De l'amitié, de la reconnaissance
+ J'espèrerais en vain un si pénible effort.
+ Ah! l'amour seul en est capable!
+ Cher époux, tu vivras, tu me devras le jour;
+ Ce jour dont te privait la Parque impitoyable
+ Te sera rendu par l'amour.
+
+Au quatrième vers, l'orchestre commence un crescendo, image musicale de
+la grande idée de dévouement qui vient de poindre dans l'ame d'Alceste,
+l'exalte, l'embrase, et aboutit à cet éclat d'orgueil et
+d'enthousiasme: «Ah! l'amour seul en est capable»; après quoi le débit
+devient précipité, la phrase court avec tant d'ardeur que l'orchestre,
+renonçant à la suivre, s'arrête haletant, et ne reparaît qu'à la fin
+pour s'épanouir en accords pleins de tendresse sous le dernier vers.
+Tout cela appartient en propre à l'opéra français, aussi bien que l'air
+célèbre, _Non, ce n'est point un sacrifice_. Dans ce morceau qui est à
+la fois un air et un récitatif, la connaissance la plus complète des
+traditions et du style de l'auteur peut seule guider le chef d'orchestre
+et la cantatrice; les changements de mouvements y sont fréquents, et
+quelques-uns ne sont pas marqués dans la partition. Ainsi, après le
+dernier point d'orgue, Alceste en disant: «Mes chers fils, je ne vous
+verrai plus», doit ralentir la mesure de plus du double, de manière à
+donner aux _noires_ une valeur égale à celle des _blanches pointées_ du
+mouvement précédent. Un autre passage, le plus saisissant sans
+contredit, deviendrait tout-à-fait un non sens, si le mouvement n'était
+ménagé avec une extrême délicatesse. C'est à la seconde apparition du
+motif: _Non, ce n'est point un sacrifice! Eh! pourrai-je vivre sans toi,
+sans toi, cher Admète?_
+
+Cette fois, au moment d'achever sa phrase, Alceste, frappée d'une idée
+désolante, s'arrête tout-à-coup à «sans toi...» Un souvenir est venu
+étreindre son cœur de mère et briser l'élan héroïque qui l'entraînait à
+la mort.... Deux hautbois élèvent leurs voix gémissantes dans le court
+intervalle de silence que laisse l'interruption soudaine du chant et de
+l'orchestre; aussitôt Alceste: _O mes enfants! ô regrets superflus!_
+elle pense à ses fils, elle croit les entendre; égarée et tremblante
+elle les cherche autour d'elle, répondant aux plaintes entrecoupées de
+l'orchestre, par une plainte folle, convulsive, qui tient autant du
+délire que de la douleur, et rend incomparablement plus frappant
+l'effort de la malheureuse pour résister à ces voix chéries, et répéter
+une dernière fois, avec l'accent d'une résolution inébranlable: «Non, ce
+n'est point un sacrifice.» En vérité, quand la musique est parvenue à ce
+degré d'élévation poétique, il faut plaindre les exécutants chargés de
+rendre la pensée du compositeur; le talent ne suffit plus pour cette
+tâche écrasante; il faut à toute force du génie.
+
+Beaucoup de _prime donne_ italiennes, françaises ou allemandes, se sont
+fait, à juste titre, une réputation de virtuoses habiles en chantant les
+plus célèbres compositions de l'art moderne, et ne pourraient, sans se
+couvrir de ridicule, toucher au répertoire du vieux Gluck, comme à
+certaines parties de celui de Mozart. On compte plusieurs Ninettes,
+Rosines et Sémiramis supportables; de combien de Donne Anne et
+d'Alcestes pourrait-on en dire autant.
+
+Le récitatif _Arbitres du sort des humains_, dans lequel Alceste,
+agenouillée au pied de la statue d'Apollon, prononce son terrible vœu,
+manque également dans la partition italienne; il offre cela de
+particulier dans son instrumentation, que la voix est presque
+constamment suivie à l'unisson et à l'octave par six instruments à vent,
+deux hautbois, deux clarinettes et deux cors, sur le _tremolo_ de tous
+les instruments à cordes. Ce mode d'orchestration est fort rare, je ne
+crois pas qu'on l'ait tenté avant Gluck; il est ici d'un effet solennel
+qui convient merveilleusement à la situation. Remarquons en même temps
+le singulier enchaînement de modulations suivi par l'auteur pour lier
+ensemble les deux grands airs que chante Alceste à la fin de cet acte.
+Le premier est en _ré majeur_ le récitatif qui lui succède et dont je
+viens de parler commençant aussi en _ré_, finit en _ut dièze_ mineur; le
+solo du grand-prêtre rentrant pour dire que le vœu d'Alceste est
+accepté, commence en _ut dièze mineur_ et finit en _mi bémol_, et le
+dernier air de la reine est en _si bémol_. Mais n'anticipons pas: le
+morceau du grand-prêtre, _Déjà la mort s'apprête_, n'est autre que l'air
+d'Ismène au second acte de la partition italienne, _Parto ma senti_,
+avantageusement modifié. En français, l'andante est plus court,
+l'allegro plus long, et une partie de basson assez intéressante, est
+ajoutée à l'orchestre. Du reste, le fond de la pensée première est
+presque partout conservé. Je dois encore ici indiquer une nuance très
+importante dont l'indication manque à l'édition française. Dans le
+dessin continu de seconds violons qui accompagne tout l'allegro, la
+première moitié de chaque mesure est marquée _forte_ dans l'original, et
+la seconde _piano_. Malgré l'oubli du graveur français, il est évident
+que cette double nuance est d'un effet trop saillant pour qu'on puisse
+la négliger, et exécuter _mezzo forte_ d'un bout à l'autre le passage en
+question, ainsi que je l'ai vu faire à l'Opéra, lors de la dernière
+reprise d'_Alceste_.
+
+J'arrive à l'air: _Ombre! larve! Compagne di morte_ (Divinités du Styx!)
+Alceste est seule de nouveau; le grand-prêtre l'a quittée en lui
+annonçant que les ministres du dieu des morts l'attendront au coucher du
+soleil. C'en est fait; quelques heures à peine lui restent. Mais la
+faible femme, la tremblante mère, ont disparu pour faire place à un être
+qui, jeté hors de sa nature par le fanatisme de l'amour, est désormais
+inaccessible à la crainte et va frapper sans pâlir aux portes de
+l'enfer.
+
+Dans ce paroxisme d'enthousiasme héroïque, Alceste interpelle les dieux
+du Styx pour les braver; une voix rauque et terrible lui répond; le cri
+de joie des cohortes infernales, l'affreuse fanfare de la trombe
+tartaréenne retentit pour la première fois aux oreilles de la jeune et
+belle reine qui va mourir. Son courage n'en est point ébranlé; elle
+apostrophe au contraire avec un redoublement d'énergie ces dieux avides,
+dont elle méprise les menaces et dédaigne la pitié; elle a bien un
+instant d'attendrissement, mais son audace renaît, ses paroles se
+précipitent: _Forza ignota che in petto mi sento_ (Je sens une force
+nouvelle). Sa voix s'élève graduellement, les inflexions en deviennent
+de plus en plus passionnées: _Mon cœur est animé du plus noble
+transport!_ et après un court silence, reprenant sa frémissante
+évocation, sourde aux aboiements de Cerbère, comme à l'appel menaçant
+des ombres, elle répète encore: _je n'invoquerai point votre pitié
+cruelle_, avec de tels accents, que les bruits étranges de l'abîme
+disparaissent vaincus par le dernier cri de cet enthousiasme mêlé
+d'angoisse et d'horreur.
+
+Je crois que ce prodigieux morceau est la manifestation la plus complète
+des facultés de Gluck, facultés qui ne se représenteront peut-être
+jamais réunies au même degré chez le même individu; inspiration
+entraînante, haute raison, grandeur de style, abondance de pensées,
+connaissance profonde de l'art de dramatiser l'orchestre, expression
+toujours juste, naturelle et pittoresque, désordre apparent qui n'est
+qu'un ordre plus savant, simplicité d'harmonie et de dessins, mélodies
+touchantes et, par-dessus tout, force immense qui épouvante
+l'imagination capable de l'apprécier.
+
+Conçoit-on qu'un pareil homme se soit vu forcé de subir les ridicules
+exigences du prétendu poète avec lequel il s'était malheureusement
+associé? Dans l'original italien, le mot _ombre_, par lequel l'air
+commence, étant placé sur deux larges notes, donne à la voix le temps de
+se développer et rend la réponse des dieux infernaux, représentés par
+les instruments de cuivre, beaucoup plus saillante, le chant cessant au
+moment où s'élève le cri instrumental. Il en est de même du second mot
+_larve_, qui, placé une tierce plus haut que le premier, appelle cet
+effroyable rugissement d'orchestre, auquel je ne connais rien d'analogue
+en musique dramatique. Dans la traduction française, à la place de
+chacun de ces deux mots, qui étaient tout traduits en y ajoutant un _s_,
+nous avons, _Divinités du Styx_, par conséquent, au lieu d'un membre de
+phrase excellent pour la voix, d'un sens complet enfermé dans une
+mesure, le changement produit cinq répercussions insipides de la même
+note, pour les cinq syllabes _Di-vi-ni-tés du_, le mot _Styx_ étant
+placé à la mesure suivante, en même temps que l'entrée des instruments à
+vent qui l'écrase et empêche de l'entendre. Par là, le sens demeurant
+incomplet dans la mesure où le chant est à découvert, l'orchestre a
+l'air de partir trop tôt et de répondre à une interpellation inachevée.
+De plus, la phrase italienne, _Compagne di morte_, sur laquelle la voix
+se déploie si bien, étant supprimée en français, laisse dans la partie
+vocale une lacune que rien ne saurait justifier. La belle pensée du
+compositeur serait reproduite sans altération, si, au lieu des mots que
+je viens de désigner, on adaptait ceux-ci:
+
+ Ombres! larves! pâles compagnes de la mort!
+
+Sans doute le rimailleur n'était pas content de la structure de ce vers,
+et plutôt que de manquer aux règles de l'hémistiche il a profané, gâté,
+mutilé, défiguré la plus étonnante inspiration de l'art tragique.
+C'était quelque chose de si important, en effet, que les vers de M. Du
+Rollet!!--Le premier acte finit là, qui oserait aujourd'hui remplir une
+dernière scène avec un seul personnage, et faire baisser la toile sur un
+air? Celui-là seul, probablement, qui serait capable d'en écrire un
+pareil, et certes il n'aurait pas à se repentir de sa témérité. Le
+public est plus las qu'on ne pense du retour constant et par conséquent
+toujours prévu, des mêmes effets produits aux mêmes endroits, par les
+mêmes moyens; un changement ne lui déplairait pas, et peut-être bien
+qu'il ne serait pas fort difficile de le faire divorcer avec la grosse
+caisse, même dans un final.
+
+Les actes suivants de la partition d'Alceste passent pour inférieurs au
+premier; ils sont d'un effet moins saisissant à la vérité, à cause de la
+marche de l'action qui ne suit pas une progression croissante, et force
+le compositeur d'avoir trop constamment recours aux accents de deuil et
+d'effroi, ceux de tous dont se fatigue le plus aisément un auditoire
+français. Mais en réalité, nous ne croyons pas que le musicien ait fait
+preuve de moins de génie dans les deux derniers actes. S'il était
+possible, sans tomber dans des redites fastidieuses pour le lecteur, de
+faire une analyse détaillée de toutes les beautés que Gluck a répandues
+à pleines mains sur le reste de son chef-d'œuvre, nous ne serions pas
+embarrassé de le prouver. Bornons-nous à indiquer les deux airs:
+_Alceste, au nom des Dieux_ et _Caron t'appelle_, comme deux modèles,
+l'un de sensibilité et l'autre d'imagination. Le premier n'a subi aucune
+altération en passant sur la scène française; il n'en est pas de même du
+second, dont l'instrumentation a beaucoup gagné à cette épreuve. Gluck a
+donné aux cors seuls à l'unisson l'appel lointain de la _conque_ de
+Caron, qu'il avait, dans la pièce italienne, représentée avec
+infiniment moins de bonheur par des trombones et des bassons. Le son du
+cor _piano_, mystérieux et sourd, convient parfaitement à ce genre
+d'effet. Gluck le rendit en même temps caverneux et étrange, en faisant
+aboucher l'un contre l'autre, les pavillons des cors, de manière à ce
+que les sons dussent se heurter au passage, et les deux instruments se
+servir de sourdine mutuellement. L'opposition qu'on trouve toujours chez
+les exécutants dès qu'il s'agit de déranger quelque chose à leurs
+habitudes, a fait abandonner depuis longtemps ce moyen employé du vivant
+de l'auteur; et comme la partition ne porte aucune indication à ce
+sujet, il est probable que ce sera dans peu une tradition perdue.
+
+Parmi les fragments des derniers actes de l'_Alceste_ italienne qui ont
+été supprimés dans la traduction, citons le grand récitatif mesuré:
+_Ovve fuggo?.... ovve m'ascondo?....._ Bizarre, pathétique et effrayant
+au plus haut degré; et l'air fort développé, mais très insignifiant
+d'Evandre, dont les premières paroles m'échappent. L'Alceste française
+compte plusieurs morceaux fort beaux, que Gluck a écrits à Paris
+spécialement pour elle; tels que l'air sublime: _Ah! divinités
+implacables!_ le chœur: _Vivez, régnez_; et le monologue d'Alceste
+pendant le ballet: _Ces chants me déchirent le cœur_.
+
+Pour le délicieux chœur de danse: _Parez vos fronts de fleurs
+nouvelles_, Gluck l'avait emprunté à sa partition d'_Helena e Paride_,
+aujourd'hui tout-à-fait inconnue.
+
+
+
+
+LE SUICIDE PAR ENTHOUSIASME.
+
+
+L'enthousiasme est une passion comme l'amour. Le _fait_ que nous allons
+rapporter en fournit une preuve nouvelle. En 1808, un jeune musicien
+remplissait depuis trois ans, avec un dégoût évident, l'emploi de
+premier violon dans un théâtre du midi de la France. L'ennui qu'il
+apportait chaque soir à l'orchestre, où il s'agissait presque toujours
+d'accompagner _le Tonnelier_, _le Roi et le Fermier_, _les Prétendus_ ou
+quelque autre partition de la même école, l'avait fait passer dans
+l'esprit de la plupart de ses camarades pour un insolent fanfaron de
+goût et de science, qu'il s'imaginait, disaient-ils, avoir seul en
+partage, ne faisant aucun cas de l'opinion du public dont les
+applaudissements lui faisaient hausser les épaules, ni de celles des
+artistes qu'il avait l'air de regarder comme des enfants. Ses rires
+dédaigneux et ses mouvements d'impatience, chaque fois qu'un pont-neuf
+se présentait sous son archet, lui avaient fréquemment attiré de sévères
+réprimandes de la part de son chef d'orchestre, auquel il eût depuis
+longtemps envoyé sa démission, si la misère, qui semble presque toujours
+choisir pour ses victimes des êtres de cette nature, ne l'avait
+irrévocablement cloué devant son pupitre huileux et enfumé.
+
+Adolphe D*** était, comme on voit, un de ces artistes prédestinés à la
+souffrance qui, portant en eux-mêmes un idéal du beau, le poursuivent
+sans relâche, haïssant avec fureur tout ce qui n'y ressemble pas. Gluck,
+dont il avait copié les partitions pour mieux les connaître, et qu'il
+savait par cœur, était son idole. Il le lisait, jouait et chantait à
+toute heure. Un malheureux amateur auquel il donnait des leçons de
+solfége, eut l'imprudence de lui dire un jour que ces opéras de Gluck
+n'étaient que des cris et du plain-chant; D***, rougissant
+d'indignation, ouvre précipitamment le tiroir de son bureau, en tire une
+dizaine de cachets de leçons, dont l'amateur lui devait le prix, et les
+lui jetant à la tête: «Sortez de chez moi, dit-il, je ne veux ni de
+vous, ni de votre argent, et si vous osez repasser le seuil de ma porte,
+je vous jette par la fenêtre.»
+
+On conçoit qu'avec une pareille tolérance pour le goût des élèves, D***
+ne dût pas faire fortune en donnant des leçons. _Spontini_ était alors
+dans toute sa gloire. L'éclatant succès de la _Vestale_, annoncé par les
+mille voix de la presse, rendait les dilettanti de chaque province
+jaloux de connaître cette partition tant vantée par les Parisiens, et
+les malheureux directeurs de théâtre s'évertuaient à tourner, sinon à
+vaincre, les difficultés d'exécution et de mise en scène du nouvel
+ouvrage.
+
+Le directeur de D***, ne voulant pas rester en arrière du mouvement
+musical, annonça bientôt à son tour que la _Vestale_ était à l'étude.
+D***, exclusif comme tous les esprits ardents auxquels une éducation
+solide n'a pas appris à motiver leurs jugements, montra d'abord une
+prévention défavorable à l'opéra de Spontini dont il ne connaissait pas
+une note. «On prétend que c'est un style nouveau, plus mélodique que
+celui de Gluck: tant pis pour l'auteur, la mélodie de Gluck me suffit;
+le mieux est ennemi du bien. Je parie que c'est détestable.»
+
+Ce fut en pareilles dispositions qu'il arriva à l'orchestre le jour de
+la première répétition générale. Comme chef de pupitre, il n'avait pas
+été tenu d'assister aux répétitions partielles qui avaient précédé
+celle-là, et les autres musiciens, qui, tout en admirant _Lemoine_,
+trouvaient néanmoins _Spontini_ fort beau, se dirent à son arrivée:
+«Voyons ce que va décider le grand Adolphe.» Celui-ci répéta sans
+laisser échapper un mot, un signe d'admiration ou de blâme. Un étrange
+bouleversement s'opérait en lui. Comprenant bien, dès la première scène,
+qu'il s'agissait là d'une œuvre haute et puissante, que _Spontini_ était
+un génie dont il ne pouvait méconnaître la supériorité, mais ne se
+rendant pas compte cependant de ses procédés, tout nouveaux pour lui, et
+qu'une mauvaise exécution de province rendait encore plus difficile à
+saisir, D*** emprunta la partition, en apprit les paroles, étudia un à
+un l'esprit, le caractère de chaque personnage, et se jetant ensuite
+dans l'analyse de la partie musicale, suivit ainsi la route qui devait
+l'amener à une connaissance véritable et complète de l'opéra entier.
+Depuis lors, on observa qu'il devenait de plus en plus morose et
+taciturne, éludant les questions qui lui étaient adressées, ou riant
+d'un air sardonique quand il entendait ses camarades se récrier
+d'admiration: «Imbéciles! pensait-il sans doute, vous êtes bien capables
+de concevoir un tel ouvrage, vous qui admirez les _Prétendus_.»
+
+Ceux-ci ne doutaient pas, à cette expression d'ironie empreinte sur les
+traits de D*** qu'il ne fût aussi sévère pour _Spontini_ qu'il l'avait
+été pour _Lemoine_, et qu'il ne confondît les trois compositeurs dans la
+même condamnation. Le final du second acte l'ayant ému cependant
+jusqu'aux larmes, un jour que l'exécution était un peu moins exécrable
+que de coutume, on ne sut plus que penser de lui. Il est fou, disaient
+les uns; c'est une comédie qu'il joue, disaient les autres; et tous,
+c'est un pauvre musicien. D***, immobile sur sa chaise, plongé dans une
+rêverie profonde, essuyant furtivement ses yeux, ne répondait mot à
+toutes ces impertinences; mais un trésor de mépris et de rage s'amassait
+dans son cœur. L'impuissance de l'orchestre, celle plus évidente encore
+des chœurs, le défaut d'intelligence et de sensibilité des acteurs, les
+broderies de la première chanteuse, les mutilations de toutes les
+phrases, de toutes les mesures, les coupures insolentes, en un mot les
+tortures de toute espèce qu'il voyait infliger à l'œuvre devenue l'objet
+de sa profonde adoration et qu'il possédait comme l'auteur lui-même, lui
+faisaient éprouver un supplice que je connais fort bien, mais que je ne
+saurais décrire. Après le second acte, la salle entière s'étant levée un
+soir en poussant des cris d'admiration, D*** sentit sa fureur le
+submerger, et comme un habitué du parquet lui adressait, plein de joie,
+cette question banale:
+
+--«Eh bien! monsieur Adolphe, que dites-vous de cela?
+
+--»Je dis, lui cria D*** pâle de colère, que vous et tous ceux qui se
+démènent dans cette salle, êtes des sots, des ânes, des brutes, dignes
+tout au plus de la musique de _Lemoine_, puisque au lieu d'assommer le
+directeur, les chanteurs et les musiciens, vous prenez part, en
+applaudissant, à la plus indigne profanation dont on puisse flétrir le
+génie.»
+
+Pour cette fois, l'incartade était trop forte, et malgré le talent
+d'exécution du fougueux artiste, qui en faisait un sujet précieux,
+malgré la misère affreuse où l'allait réduire une destitution, le
+directeur, pour venger l'injure du public, se vit forcé de la lui
+envoyer.
+
+D***, contre l'ordinaire des caractères de sa trempe, avait des goûts
+fort peu dispendieux. Quelques épargnes faites sur les appointements de
+sa place et les leçons qu'il avait données jusqu'à cette époque, lui
+assurant pour trois mois au moins son existence, amortirent le coup de
+la destitution et la lui firent même envisager comme un événement
+heureux qui pouvait exercer une influence favorable sur sa carrière
+d'artiste, en le rendant à la liberté. Mais le charme principal de
+cette délivrance inattendue venait d'un projet de voyage que D***
+roulait dans sa tête, depuis que le génie de Spontini lui était apparu.
+Entendre la _Vestale_ à Paris, tel était le but constant de son
+ambition. Le moment d'y atteindre paraissait arrivé, quand un incident,
+que notre enthousiaste ne pouvait prévoir, vint y mettre obstacle. Né
+avec un tempérament de feu, des passions indomptables, Adolphe cependant
+était timide auprès des femmes, et à part quelques intrigues, fort peu
+poétiques avec les princesses de son théâtre, l'amour furieux, dévorant,
+l'amour frénésie, le seul qui pût être le véritable pour lui, n'avait
+point encore ouvert de cratère dans son cœur. En rentrant un soir chez
+lui, il trouva le billet suivant:
+
+ «Monsieur, s'il vous était possible de consacrer quelques heures à
+ l'éducation musicale d'une élève, assez forte déjà pour ne pas
+ mettre votre patience à de trop rudes épreuves, je serais heureuse
+ que vous voulussiez bien en disposer en ma faveur. Vos talents sont
+ connus et appréciés, beaucoup plus peut-être que vous ne le
+ soupçonnez vous-même; ne soyez donc pas surpris si, à peine arrivée
+ dans votre ville, une parisienne s'empresse de vous confier la
+ direction de ses études dans le bel art que vous honorez et
+ comprenez si bien.
+
+ «HORTENSE N***.»
+
+Le mélange de flatterie et de fatuité, le ton à la fois dégagé et
+engageant de cette lettre, excitèrent la curiosité de D***, et au lieu
+d'y répondre par écrit, il résolut d'aller en personne remercier la
+Parisienne de sa confiance, l'assurer qu'elle ne le _surprenait_
+nullement, et lui apprendre que, sur le point de partir lui-même pour
+Paris, il ne pouvait entreprendre la tâche fort agréable sans doute
+qu'elle lui proposait. Ce petit discours, répété d'avance avec le ton
+d'ironie qui lui convenait, expira sur les lèvres de l'artiste en
+entrant dans le salon de l'étrangère. Sa grâce originale et mordante, sa
+mise élégante et recherchée, ce je ne sais quoi enfin qui fascine dans
+la démarche, dans tous les mouvements d'une beauté de la
+Chaussée-d'Antin, produisirent tout leur effet sur Adolphe. Au lieu de
+railler, il commençait à exprimer sur son prochain départ des regrets,
+dont le son de sa voix et le trouble de toute sa personne décelaient la
+sincérité, quand madame N***, en femme habile, l'interrompit:
+
+--«Vous partez, monsieur? oh! mon Dieu! j'ai été bien inspirée de ne pas
+perdre de temps. Puisque c'est à Paris que vous allez, commençons nos
+leçons pendant le peu de jours qui vous restent; immédiatement après la
+saison des eaux, je retourne dans la capitale où je serai charmée de
+vous revoir et de profiter alors plus librement de vos conseils.»
+Adolphe, heureux intérieurement de voir les raisons dont il avait
+motivé son refus si facilement détruites, promit de commencer le
+lendemain, et sortit tout rêveur. Ce jour-là il ne pensa pas à la
+_Vestale_.
+
+Madame M*** était une de ces femmes _adorables_ (comme on dit au café
+Anglais, chez Tortoni et dans trois ou quatre autres foyers de dandysme)
+qui, trouvant _délicieusement originales_ leurs moindres fantaisies,
+pensent que ce serait _un meurtre_ de ne pas les satisfaire, et
+professent en conséquence une sorte de respect pour leurs propres
+caprices, quelque absurdes qu'ils soient.
+
+--«Mon cher Fr***, disait, il y a quelques mois, une de ces charmantes
+créatures à un dilettante célèbre, vous connaissez Rossini, dites-lui
+donc de ma part que son _Guillaume Tell_ est une chose mortelle; que
+c'est à périr d'ennui, et qu'il ne _s'avise_ pas d'écrire un second
+opéra dans ce style, autrement madame M***** et moi, qui l'avons si bien
+soutenu, nous l'abandonnerions sans retour.»
+
+Une autre fois:
+
+--«Qu'est-ce donc que ce nouveau pianiste polonais, dont tous les
+artistes raffolent et dont la musique est _si bizarre_? Je veux le voir,
+amenez-le moi demain.»
+
+--«Madame, je ferai mon possible pour cela, mais je dois vous avouer
+que je connais peu l'auteur des mazourkas et qu'il n'est point à mes
+ordres.»
+
+--«Non, sans doute, il n'est pas à vos ordres, mais il _doit être aux
+miens_. Ainsi je compte sur lui.»
+
+Cette singulière invitation n'ayant pas été acceptée, la souveraine
+annonça à ses sujets que M. _Chopin_ était un _petit original_ jouant
+_passablement_ du piano, mais dont la musique n'était qu'un _logogriphe_
+perpétuel _fort ridicule_.
+
+Une fantaisie de cette nature fut le seul motif de la lettre
+passablement impertinente qu'Adolphe reçut de madame N***, au moment où
+il s'occupait de son départ pour Paris. La belle Hortense était de la
+plus grande force sur le piano et possédait une voix superbe, dont elle
+se servait aussi avantageusement qu'il est possible de le faire, quand
+l'ame n'y est pas. Elle n'avait donc nul besoin des leçons de l'artiste
+provençal; mais l'apostrophe lancé par celui-ci, en plein théâtre, à la
+face du public, avait, comme on le pense bien, retenti dans la ville.
+Notre Parisienne en entendant parler de toutes parts, demanda et obtint
+sur le héros de l'aventure des renseignements qui lui parurent piquants.
+Elle _voulut le voir_ aussi; comptant bien, après avoir à loisir examiné
+l'_original_, fait craquer tous ses ressorts, joué de lui comme d'un
+nouvel instrument, lui donner un congé illimité. Il en arriva tout
+autrement cependant, au grand dépit de la jolie _simia parisiensis_.
+Adolphe était fort bien; de grands yeux noirs pleins de feu, des traits
+réguliers qu'une pâleur habituelle couvrait d'une teinte légère de
+mélancolie, mais où brillait par intervalles l'incarnat le plus vif,
+selon que l'enthousiasme ou l'indignation faisaient battre son cœur; une
+tournure distinguée et des manières fort différentes de celles qu'on
+aurait pu lui supposer, à lui qui n'avait guère vu le monde que par le
+trou de la toile de son théâtre; son caractère emporté et timide à la
+fois, où se rencontrait le plus singulier assemblage de raideur et de
+grâce, de patience et de brusquerie, de jovialité subite et de rêverie
+profonde, en faisaient, par tout ce qu'il y avait en lui d'imprévu,
+l'homme le plus capable d'enlacer une coquette dans ses propres filets.
+C'est ce qui arriva, sans préméditation aucune de la part d'Adolphe
+pourtant; car il fut pris le premier. Dès la première leçon, la
+supériorité musicale de madame N*** se montra dans tout son éclat; au
+lieu de recevoir des conseils, elle en donna presque à son maître. Les
+sonates de Steibelt, le Hummel du temps, les airs de Paësiello et de
+Cimarosa qu'elle couvrait de broderies parfois d'une audacieuse
+originalité, lui fournirent l'occasion de faire scintiller
+successivement chacune des facettes de son talent. Adolphe, pour qui
+une telle femme et une pareille exécution étaient choses nouvelles, fut
+bientôt complètement sous le charme. Après la grande fantaisie de
+Steibelt (l'_Orage_), où Hortense lui sembla disposer de toutes les
+puissances de l'art musical:
+
+--«Madame, lui dit-il tremblant d'émotion, vous vous êtes moquée de moi
+en me demandant des leçons; mais comment pourrais-je vous en vouloir
+d'une mystification qui m'a ouvert à l'improviste le monde poétique, le
+ciel de mes songes d'artiste, en faisant de chacun de mes rêves autant
+de sublimes réalités? Continuez à me mystifier ainsi, madame, je vous en
+conjure, demain, après-demain, tous les jours, et je vous devrai les
+plus enivrantes jouissances qu'il m'ait été donné de connaître de ma
+vie.»
+
+L'accent avec lequel ces paroles furent dites par D***, les larmes qui
+roulaient dans ses yeux, le spasme nerveux qui agitait ses membres,
+étonnèrent Hortense bien plus encore que son talent à elle n'avait
+surpris le jeune artiste. Si les cadences, les traits, les harmonies
+pompeuses, les mélodies découpées en dentelle, en naissant sous les
+blanches mains de la gracieuse fée, causaient à Adolphe une sorte
+d'asphixie d'admiration, la nature impressionnable de celui-ci, sa vive
+sensibilité, les expressions pittoresques dont il se servait pour
+exprimer son enthousiasme, ne frappèrent pas moins vivement Hortense.
+
+Il y avait si loin des suffrages passionnés, de ces joies si vraies de
+l'artiste, aux bravos tièdes et étudiés des merveilleux de Paris, que
+l'amour-propre tout seul aurait suffi pour faire regarder, sans trop de
+rigueur, un homme d'un extérieur moins avantageux que notre héros. L'art
+et l'enthousiasme se trouvaient en présence pour la première fois; le
+résultat d'une pareille rencontre était facile à prévoir..... Adolphe,
+ivre, fou d'amour, ne cherchant ni à cacher, ni même à modérer les élans
+de sa passion toute méridionale, désorienta Hortense et déjoua ainsi,
+sans s'en douter, le plan de défense médité par la coquette. Tout cela
+était si neuf pour elle! Sans ressentir réellement rien qui approchât de
+la dévorante ardeur de son amant, elle comprenait cependant qu'il y
+avait là tout un monde de sensations (si non de sentiments), que de
+fades liaisons contractées antérieurement ne lui avaient jamais dévoilé.
+Ils furent heureux ainsi, chacun à sa manière, pendant quelques
+semaines; le départ pour Paris fut, on le pense bien, indéfiniment
+ajourné. La musique était pour Adolphe un écho de son bonheur profond,
+le miroir où allaient se réfléchir les rayons de sa délirante passion,
+et d'où ils revenaient plus brûlants à son cœur. Pour Hortense, au
+contraire, l'art musical n'était qu'un délassement sur lequel elle
+était blasée dès longtemps; il ne lui procurait que d'agréables
+distractions, et le plaisir de briller aux yeux de son amant, était bien
+souvent le mobile unique qui pût l'attirer au piano.
+
+Tout entier à sa rage de bonheur, Adolphe dans les premiers jours, avait
+un peu oublié le fanatisme qui jusqu'alors avait rempli sa vie.
+Quoiqu'il fût loin de partager les opinions parfois étranges de madame
+N**, sur le mérite des différentes compositions qui formaient son
+répertoire, il lui faisait néanmoins d'étonnantes concessions, évitant,
+sans trop savoir pourquoi, les points de doctrine artistique où un vague
+instinct l'avertissait qu'il y aurait eu entre eux une divergence trop
+marquée. Il ne fallait rien moins qu'un blasphême affreux, comme celui
+qui lui avait fait mettre à la porte un de ses élèves, pour détruire
+l'équilibre, que l'amour violent de D*** établissait dans son cœur avec
+ses convictions despotiques et passionnées sur la musique. Et ce
+blasphême, les jolies lèvres d'Hortense le laissèrent échapper.
+
+C'était par une belle matinée de printemps; Adolphe, aux pieds de sa
+maîtresse, savourait ce bonheur mélancolique, cet accablement délicieux
+qui succède aux grandes crises de volupté. L'athée lui-même, en de
+pareils instants, entend au dedans de lui s'élever un hymne de
+reconnaissance vers la cause inconnue qui lui donna la vie; la mort, la
+mort _rêveuse et calme comme la nuit_, suivant la belle expression de
+Moore, est alors le bien auquel on aspire, le seul que nos yeux voilés
+de pleurs célestes nous laissent entrevoir, pour couronner cette ivresse
+surhumaine. La vie commune, la vie sans poésie, sans amour, la vie en
+prose, où l'on marche au lieu de voler, où l'on parle au lieu de
+chanter, où tant de fleurs aux couleurs brillantes sont sans parfum et
+sans grâce, où le génie n'obtient que le culte d'un jour et des hommages
+glacés, où l'art trop souvent contracte d'indignes alliances; la vie
+enfin, se présente alors sous un aspect si morne, si désert et si
+triste, que la mort, fût-elle dépourvue du charme réel que l'homme noyé
+dans le bonheur lui trouve, serait encore pour lui désirable, en lui
+offrant un refuge assuré contre l'existence insipide qu'il redoute
+par-dessus tout.
+
+Perdu en de telles pensées, Adolphe tenait une des mains délicates de
+son amie, imprimant sur chaque doigt de petites morsures qu'il effaçait
+aussitôt par des baisers sans nombre; pendant que de son autre main,
+Hortense bouclait en fredonnant les noirs cheveux de son amant.
+
+En écoutant cette voix si pure, si pleine de séductions, une tentation
+irrésistible le saisit à l'improviste.
+
+«--Oh! dis-moi l'élégie de la _Vestale_, mon amour, tu sais:
+
+ Toi que je laisse sur la terre,
+ Mortel que je n'ose nommer[37].
+
+«Chantée par toi, cette prodigieuse inspiration doit être d'un sublime
+inouï. Je ne sais comment je ne te l'ai pas encore demandée. Chante,
+chante-moi Spontini; que j'obtienne tous les bonheurs ensemble!
+
+«--Quoi! c'est cela que vous voulez? répliqua madame N***, en faisant
+une petite moue qu'elle croyait charmante, cette grande lamentation
+monotone _vous plaît_?... Oh Dieu! que c'est ennuyeux! quelle psalmodie!
+Pourtant, si vous y tenez....»
+
+La froide lame d'un poignard en entrant dans son cœur ne l'eût pas
+déchiré plus cruellement que ces paroles. Se levant en sursaut comme un
+homme qui découvre un animal immonde dans l'herbe sur laquelle il
+s'était assis, Adolphe, fixa d'abord sur Hortense des yeux pleins d'un
+feu sombre et menaçant; puis, se promenant avec agitation dans
+l'appartement, les poings fermés, les dents serrées convulsivement, il
+sembla se consulter sur la manière dont il allait répondre et entamer la
+rupture; car pardonner un pareil mot, était chose impossible.
+L'admiration et l'amour avaient fui; l'ange devenait une femme vulgaire;
+l'artiste supérieure retombait au niveau des amateurs ignorants et
+superficiels, qui veulent que l'art _les amuse_, et n'ont jamais
+soupçonné qu'il eût une plus noble mission; Hortense n'était plus qu'une
+forme gracieuse sans intelligence et sans ame; la musicienne avait des
+doigts agiles et un larynx sonore... rien de plus.
+
+Toutefois, malgré la torture affreuse qu'Adolphe ressentait d'une
+pareille découverte, malgré l'horreur d'un aussi brusque
+désenchantement, il n'est pas probable qu'il eût manqué d'égards et de
+ménagements, en rompant avec une femme dont le seul crime, après tout,
+était de n'avoir qu'une organisation inférieure à la sienne, d'aimer le
+_joli_ sans comprendre le _beau_. Mais, incapable comme était Hortense
+de croire à la violence de l'orage qu'elle venait de soulever, la
+contraction subite de tous les traits d'Adolphe, sa promenade agitée
+dans le salon, son indignation à peine contenue, lui parurent choses si
+comiques, qu'elle ne put résister à un accès de folle gaîté, et laissa
+échapper un bruyant éclat de rire. Avez-vous jamais remarqué tout ce que
+le rire éclatant a d'odieux dans certaines femmes?... Pour moi il est
+l'indice le plus sûr de la sécheresse de cœur, de l'égoïsme et de la
+coquetterie. Autant l'expression d'une joie vive a de charme et de
+pudeur chez quelques femmes, autant elle est chez d'autres pleine d'une
+indécente ironie. Leur voix prend alors un timbre incisif, effronté,
+impudique, d'autant plus haïssable que la femme est plus jeune et plus
+jolie; en pareille occasion, je comprends les délices du meurtre, et je
+cherche machinalement sous ma main l'oreiller d'Othello. Adolphe avait
+sans doute la même manière de sentir à cet égard. Il n'aimait déjà plus
+madame N*** l'instant d'auparavant; mais il la plaignait d'avoir des
+facultés aussi bornées; il l'eût quittée avec froideur, mais sans
+outrage. Ce rire sot et bruyant auquel elle s'abandonna sans réserve, au
+moment où le malheureux artiste sentait sa poitrine se déchirer,
+l'exaspéra. Un éclair de haine et d'un indicible mépris brilla soudain
+dans ses yeux; essuyant d'un geste rapide, et son front couvert d'une
+froide sueur et l'écume sanglante qui s'échappait de ses lèvres:
+
+--«Madame, lui dit-il, d'une voix qu'elle ne lui avait jamais vu
+prendre, vous êtes une sotte!»
+
+Le soir même il était sur la route de Paris.
+
+Ce que pensa la moderne Ariane en se voyant ainsi délaissée, nul ne le
+sait. En tout cas, il est probable que le Bacchus qui devait la consoler
+et guérir la cruelle blessure faite à son amour-propre, ne se fit pas
+attendre. Hortense n'était pas femme à demeurer ainsi dans l'inaction.
+_Il fallait un aliment à l'activité de son esprit et de son cœur._ C'est
+la phrase consacrée au moyen de laquelle ces dames poétisent et veulent
+justifier leurs écarts les plus prosaïques.
+
+Quoi qu'il en soit, dès la seconde journée de son voyage, Adolphe,
+complètement désenchanté, était tout entier au bonheur de voir son
+projet favori, son idée fixe, sur le point de devenir une réalité. Il
+allait se trouver enfin à Paris, au centre du monde musical, il allait
+entendre ce magnifique orchestre de l'Opéra, ces chœurs si nombreux, si
+puissants, entendre madame Branchu dans la _Vestale_..... Un feuilleton
+de Geoffroy, qu'Adolphe lut en arrivant à Lyon, vint exaspérer encore
+son impatience. Contre l'ordinaire du célèbre critique, il n'avait eu
+que des éloges à donner.
+
+«Jamais, disait-il, la belle partition de Spontini n'a été rendue avec
+un pareil ensemble par les masses, ni avec une inspiration aussi
+véhémente par les acteurs principaux. Madame Branchu, entre autres,
+s'est élevée au plus haut degré de pathétique; cantatrice habile, douée
+d'une voix puissante, tragédienne consommée, elle est peut-être le sujet
+le plus précieux dont ait pu s'enorgueillir l'Opéra depuis sa fondation;
+n'en déplaise aux partisans exclusifs de la Saint-Huberti. Madame
+Branchu est petite malheureusement; mais le naturel de ses poses,
+l'énergique vérité de ses gestes et le feu de ses yeux font disparaître
+ce défaut de stature; et dans ses débats avec les prêtres de Vesta,
+l'expression de son jeu est si grandiose qu'elle semble dominer le
+colosse Dérivis de toute la tête. Hier, un entre-acte fort long a
+précédé le troisième acte. La raison de cette interruption insolite dans
+la représentation était due à l'état violent où le rôle de Julia et la
+musique de Spontini avaient jeté la cantatrice. Dans la prière (_O des
+infortunés_), sa voix tremblante indiquait déjà une émotion qu'elle
+avait peine à maîtriser; mais au final (_De ces lieux prêtresse
+adultère_), son rôle tout de pantomime ne l'obligeant pas aussi
+impérieusement à contenir les transports qui l'agitaient, des larmes ont
+inondé ses joues, ses gestes sont devenus désordonnés, incohérents,
+fous, et au moment où le pontife lui jette sur la tête l'immense voile
+noir, qui la couvre comme un linceul, au lieu de s'enfuir éperdue,
+ainsi, qu'elle avait fait jusqu'alors, madame Branchu est tombée
+évanouie aux pieds de la grande Vestale. Le public, qui prenait tout
+cela pour de nouvelles combinaisons de l'actrice, a couvert de ses
+acclamations la péroraison de ce magnifique final; chœurs, orchestre,
+tamtam, Dérivis, tout a disparu sous les cris du parterre. La salle
+entière était bouleversée.»
+
+Un cheval! un cheval! mon royaume pour un cheval! s'écriait Richard III.
+Adolphe eût donné la terre entière pour pouvoir à l'instant même quitter
+Lyon au galop. Il respirait à peine en lisant ces lignes; ses artères
+battaient dans son cerveau à lui donner des vertiges, il avait la
+fièvre. Force lui fut cependant d'attendre le départ de la lourde
+voiture, si improprement nommée diligence, où sa place était retenue
+pour le lendemain. Pendant les quelques heures qu'il dut demeurer dans
+les murs de Lyon, Adolphe n'eut garde d'entrer dans un théâtre. En toute
+autre occasion, il s'en fût empressé; mais certain aujourd'hui
+d'entendre bientôt le chef-d'œuvre de Spontini dignement exécuté, il
+voulait jusque-là rester vierge et pur de tout contact avec les muses
+provinciales. On partit enfin. D***, enfoncé dans un coin de la voiture,
+tout entier à ses pensées, gardait un farouche silence, ne prenant
+aucune part au caquetage de trois dames fort attentives à entretenir
+avec deux militaires une conversation suivie. On parla de tout comme à
+l'ordinaire; et quand vint le tour de la musique, les mille et une
+absurdités débitées, à ce sujet, purent à peine arracher à Adolphe ce
+laconique à parte:»Bécasses!!» Il fut obligé pourtant, le second jour
+du voyage, de répondre aux questions que la plus âgée des femmes s'avisa
+de lui adresser. Impatientées toutes les trois du mutisme obstiné du
+jeune voyageur et des sourires sardoniques qui se dessinaient de temps
+en temps sur ses traits, elles décidèrent qu'il parlerait et qu'on
+saurait le but de son voyage.
+
+--Monsieur va à Paris sans doute?
+
+--Oui, madame.
+
+--Pour étudier le droit?
+
+--Non, madame.
+
+--Ah! monsieur est étudiant en médecine?
+
+--Vous vous trompez, madame.
+
+L'interrogatoire finit là pour cette fois, mais il recommença le
+lendemain avec une insistance bien propre à faire perdre patience à
+l'homme le plus endurant.
+
+--Il paraît que monsieur va entrer à l'école polytechnique.
+
+--Non, madame.
+
+--Alors, monsieur est dans le commerce?
+
+--Oh! mon Dieu, non, madame.
+
+--A la vérité, rien n'est plus agréable que de voyager pour son plaisir,
+comme fait monsieur, selon toute apparence.
+
+--Si tel a été mon but en partant, je crois, madame, qu'il me sera
+difficile de l'atteindre pour peu que l'avenir ressemble au présent.
+
+Cette répartie faite d'un ton sec, imposa enfin silence à l'impertinente
+questionneuse, et Adolphe put reprendre le cours de ses méditations.
+Qu'allait-il faire en arrivant à Paris... n'emportant pour toute fortune
+que son violon et une bourse de deux cents francs, quels moyens employer
+pour utiliser l'un et épargner l'autre... Pourrait-il tirer parti de son
+talent... Qu'importaient après tout de pareilles réflexions, de telles
+craintes pour l'avenir... N'allait-il pas entendre la _Vestale_?
+N'allait-il pas connaître dans toute son étendue le bonheur si longtemps
+rêvé? Dût-il mourir après cette immense jouissance! avait-il le droit de
+se plaindre?.. n'était-il pas juste au contraire, que la vie eût un
+terme quand la somme des joies, qui suffit d'ordinaire à toute la durée
+de l'existence humaine, est dépensée d'un seul coup.
+
+C'est dans cet état d'exaltation que l'artiste provençal arriva à Paris.
+A peine débarqué, il court aux affiches; que voit-il sur celle de
+l'Opéra? les _Prétendus_.--«Insolente mystification, s'écria-il; c'était
+bien la peine de me faire chasser de mon théâtre; de m'enfuir devant la
+musique de Lemoine, comme devant la lèpre et la peste, pour la retrouver
+encore au grand Opéra de Paris.» Le fait est que cet ouvrage bâtard, ce
+modèle du style rococo, poudré, brodé, galonné, qui semble avoir été
+écrit exclusivement pour les vicomtes de Jodelet et les marquis de
+Mascarille, était alors en grande faveur. Lemoine alternait sur
+l'affiche de l'Opéra avec Gluck et Spontini. Aux yeux d'Adolphe, ce
+rapprochement était une profanation; il lui semblait que la scène
+illustrée par les plus beaux génies de l'Europe, ne devait pas être
+ouverte à d'aussi pâles médiocrités; que le noble orchestre, tout
+frémissant encore des mâles accents d'Iphigénie en Tauride ou d'Alceste,
+n'aurait pas dû être ravalé jusqu'à accompagner les fredons de Mondor et
+de la Dandinière. Quant au parallèle de la _Vestale_ avec ces misérables
+tissus de ponts-neufs, il s'efforçait d'en repousser l'idée; cette
+abomination lui figeait le sang dans les veines. Il y a encore
+aujourd'hui quelques esprits ardents ou _extravagants_ (comme on
+voudra), qui ont exactement la même manière de voir à ce sujet.
+
+Dévorant son désapointement, Adolphe retournait tristement chez lui,
+quand le hasard lui fit rencontrer un de ses compatriotes, auquel il
+avait autrefois donné des leçons de violon. Celui-ci, riche amateur,
+fort répandu dans le monde musical, s'empressa de mettre son maître au
+courant de tout ce qui s'y passait et lui apprit que les représentations
+de la _Vestale_, suspendues par l'indisposition de madame Branchu, ne
+seraient vraisemblablement reprises que dans quelques semaines. Les
+ouvrages de Gluck eux-mêmes, quoique formant habituellement le fond du
+répertoire de l'Opéra, n'y figurèrent pas pendant les premiers temps du
+séjour d'Adolphe à Paris. Ce hasard lui rendit ainsi plus facile
+l'accomplissement du vœu qu'il avait fait, de conserver pour Spontini sa
+virginité musicale. En conséquence, il ne mit les pieds dans aucun
+théâtre, s'abstint de toute espèce de musique, n'assistant ni aux revues
+de la garde, ni aux messes solennelles de Notre-Dame, se bornant à
+chercher une place qui pût le faire vivre, sans le condamner cependant à
+recommencer la vie de galérien qui lui avait été si odieuse en province.
+Il s'agissait pour cela de trouver un emploi dans un des trois théâtres
+lyriques. Il se fit entendre successivement aux différents chefs
+d'orchestre. M. Persuis, qui conduisait l'Opéra et celui sur lequel il
+comptait le moins, fut le seul qui l'encouragea et lui donna des
+espérances. Adolphe lui plut, son talent d'exécution, sans être très
+remarquable, le rendait cependant fort propre à tenir avantageusement
+son rang parmi les violons de l'Opéra. Persuis l'engagea à revenir le
+voir, lui offrant ses conseils, avec l'assurance que la première place
+vacante à l'orchestre serait pour lui. Tranquille de ce côté, et deux
+élèves que son protecteur lui avait procurés, facilitant ses moyens
+d'existence, l'adorateur de Spontini sentait redoubler son impatience
+d'entendre la magique partition. Chaque jour, il courait aux affiches,
+chaque jour son attente était trompée. Le 22 mars, arrivé le matin au
+coin de la rue Richelieu, au moment où l'afficheur montait sur son
+échelle, Adolphe après avoir vu placarder successivement le Vaudeville,
+l'Opéra-Comique, le Théâtre Italien, la Porte-Saint-Martin, vit déployer
+lentement une grande feuille brune qui portait en tête: _Académie
+Impériale de Musique_ et faillit tomber sur le pavé en lisant enfin ce
+nom tant désiré: _La Vestale_.
+
+A peine Adolphe eut-il jeté les yeux sur l'affiche qui lui annonçait la
+_Vestale_ pour le lendemain, qu'une sorte de délire s'empara de lui. Il
+commença une folle course dans les rues de Paris, se heurtant contre les
+angles des maisons, coudoyant les passants, riant de leurs injures,
+parlant, chantant, gesticulant comme un échappé de Charenton.
+
+Abîmé de fatigue, couvert de boue, il s'arrêta enfin dans un café,
+demanda à dîner, dévora, sans presque s'en apercevoir, ce que le garçon
+avait mis devant lui et tomba dans une tristesse étrange. Saisi d'un
+effroi dont il ne pouvait pas bien démêler la cause, en présence de
+l'évènement immense qui allait s'accomplir pour lui, il écouta quelque
+temps les rudes battements de son cœur, pleura, et laissant tomber sa
+tête amaigrie sur la table, s'endormit profondément. La journée du
+lendemain fut plus calme; une visite à Persuis en abrégea la durée.
+Celui-ci en voyant Adolphe, lui remit une lettre avec le timbre de
+l'administration de l'Opéra; c'était sa nomination à la place de second
+violon. Adolphe remercia son protecteur, mais sans empressement; cette
+faveur qui, dans un autre moment, l'eût comblé de joie, n'était plus à
+ses yeux qu'un accessoire de peu d'intérêt; quelques minutes après il
+n'y songeait plus. Il évita de parler à Persuis de la représentation qui
+devait avoir lieu le soir même; un pareil sujet de conversation eût
+ébranlé jusqu'aux fibres les plus intimes de son cœur; il l'épouvantait.
+Persuis ne sachant trop que penser de l'air singulier et des phrases
+incohérentes du jeune homme, s'apprêtait de lui demander le motif de son
+trouble, Adolphe qui s'en aperçut se leva aussitôt et sortit. Quelques
+tours devant l'Opéra, une revue des affiches qu'il fit pour se bien
+assurer qu'il n'y avait point de changement dans le spectacle, ni dans
+le nom des acteurs, l'aidèrent à atteindre le soir de cette interminable
+journée. Six heures sonnèrent enfin; vingt minutes après, Adolphe était
+dans sa loge; car pour être moins troublé dans son admiration extatique
+et pour mettre encore plus de solennité dans son bonheur, il avait,
+malgré la folie d'une telle dépense, pris une loge pour lui seul. Nous
+allons laisser notre enthousiaste rendre compte lui-même de cette
+mémorable soirée. Quelques lignes qu'il écrivit en rentrant, à la suite
+de l'espèce de journal d'où nous avons extrait ces détails, montrent
+trop bien l'état de son ame et l'inconcevable exaltation qui faisait le
+fond de son caractère; nous les donnerons ici sans y rien changer.
+
+
+ 23 mars, minuit,
+
+ «Voilà donc la vie! je la contemple du haut de mon bonheur...
+ impossible d'aller plus loin... je suis au faîte... redescendre?...
+ rétrograder?... non certes, j'aime mieux partir avant que de
+ nauséabondes saveurs puissent empoisonner le goût du fruit
+ délicieux que je viens de cueillir. Quelle serait mon existence, si
+ je la prolongeais?... celle de ces milliers de hannetons que
+ j'entends bourdonner autour de moi. Enchaîné de nouveau derrière un
+ pupitre, obligé d'exécuter alternativement des chefs-d'œuvre et
+ d'ignobles platitudes, je finirais comme tant d'autres par me
+ blaser; cette exquise sensibilité qui me fait percevoir tant de
+ sensations, me rend accessible à tant de sentiments inconnus du
+ vulgaire, s'émousserait peu à peu; mon enthousiasme se
+ refroidirait, s'il ne s'éteignait pas tout entier sous la cendre de
+ l'habitude. J'en viendrais peut-être à parler des hommes de génie,
+ comme de créatures ordinaires; je prononcerais les noms de Gluck et
+ de Spontini sans lever mon chapeau. Je sens bien que je haïrais
+ toujours de toutes les forces de mon ame ce que je déteste
+ aujourd'hui; mais n'est-il pas cruel de ne conserver d'énergie que
+ pour la haine? La musique occupe trop de place dans mon existence.
+ Cette passion a tué, absorbé toutes les autres. La dernière
+ expérience que j'ai faite de l'amour m'a trop douloureusement
+ désenchanté. Trouverais-je jamais une femme dont l'organisation
+ fût montée au diapason de la mienne?... non, je le crains, elles
+ ressemblent toutes plus ou moins à Hortense. J'avais oublié ce
+ nom.... Hortense.... comme un seul mot de sa bouche m'a
+ désillusionné!... Oh humiliation! avoir aimé de l'amour le plus
+ ardent, le plus poétique, de toute la puissance du cœur et de
+ l'ame, une femme sans ame et sans cœur, radicalement incapable de
+ comprendre le sens des mots _amour_, _poésie_!... sotte, triple
+ sotte! je n'y puis penser encore sans sentir mon front se colorer. . .
+ . . . . . . . . . . . . . . J'ai eu hier la tentation d'écrire à
+ Spontini pour lui demander la permission de l'aller voir; mais cette
+ démarche eût-elle été bien accueillie, le grand homme ne m'aurait
+ jamais cru capable de comprendre son ouvrage comme je le comprends.
+ Je ne serais vraisemblablement à ses yeux qu'un jeune homme passionné
+ qui s'est pris d'un engouement puéril, pour un ouvrage mille fois
+ au-dessus de sa portée. Il penserait de moi ce qu'il doit
+ nécessairement penser du public. Peut-être même attribuerait-il mes
+ élans d'admiration à de honteux motifs d'intérêt, confondant ainsi
+ l'enthousiasme le plus sincère avec la plus basse flatterie.
+ Horreur!... Non, il vaut mieux en finir. Je suis seul dans le
+ monde, orphelin dès l'enfance, ma mort ne sera un malheur pour
+ personne. Quelques-uns diront: Il était fou. Ce sera mon oraison
+ funèbre... Je mourrai après-demain... On doit donner encore la
+ _Vestale_... que je l'entende une seconde fois!... Quelle œuvre!...
+ comme l'amour y est peint!.., et le fanatisme! Tous ces
+ prêtres-dogues, aboyant sur leur malheureuse victime... Quels
+ accords dans ce final de géant... Quelle mélodie jusque dans les
+ récitatifs... Quel orchestre... il se meut si majestueusement...
+ les basses ondulent comme les flots de l'Océan. Les instruments
+ sont des acteurs, dont la langue est aussi expressive, que celle
+ qui se parle sur la scène. Dérivis a été superbe dans son récitatif
+ du second acte; c'était le Jupiter tonnant. Madame Branchu, dans
+ l'air: «_Impitoyables dieux_», m'a brisé la poitrine; j'ai failli
+ me trouver mal. Cette femme est le génie incarné de la tragédie
+ lyrique; elle me réconcilierait avec son sexe. Oh oui! je la verrai
+ encore une fois, une fois... cette _Vestale_... production
+ surhumaine, qui ne pouvait naître que dans un siècle de miracles
+ comme celui de Napoléon. Je concentrerai en trois heures toute la
+ vitalité de vingt ans d'existence... après quoi... j'irai...
+ ruminer mon bonheur dans l'éternité.»
+
+Deux jours après, à dix heures du soir, une détonnation se fit entendre
+au coin de la rue de Rameau, en face de l'entrée de l'Opéra. Des
+domestiques en riche livrée accoururent au bruit et relevèrent un jeune
+homme baigné dans son sang qui ne donnait plus signe de vie. Au même
+instant une dame qui sortait du théâtre, s'approchant pour demander sa
+voiture, reconnut le visage sanglant d'Adolphe, et s'écria: «Oh! mon
+Dieu, c'est le malheureux jeune homme qui me poursuit depuis Marseille!»
+Hortense (car c'était elle) avait instantanément conçu la pensée de
+faire ainsi tourner au profit de son amour-propre, la mort de celui qui
+l'avait froissée par un si outrageant abandon. Le lendemain on disait
+chez Tortoni: «Cette madame N*** est vraiment une femme délicieuse! à
+son dernier voyage dans le Midi, un Provençal en est devenu tellement
+fou, qu'il l'a suivie jusqu'à Paris, et s'est brûlé la cervelle à ses
+pieds, hier au soir, à la porte de l'Opéra. Voilà un succès qui la
+rendra encore cent fois plus séduisante.»
+
+Pauvre Adolphe!
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+ASTRONOMIE MUSICALE.
+
+
+
+
+Révolution du Ténor autour du Public.
+
+AVANT L'AURORE.
+
+
+Le Ténor obscur est entre les mains d'un professeur habile, plein de
+science, de patience, de sentiment et de goût, qui fait de lui d'abord
+un lecteur consommé, un bon harmoniste, qui lui donne une méthode large
+et pure, l'initie aux beautés des chefs-d'œuvre de l'art, et le façonne
+enfin au grand style du chant. A peine a-t-il entrevu la puissance
+d'émotion dont il est doué, le Ténor aspire au trône, il veut, malgré
+son maître, débuter et régner. Sa voix, cependant, n'est pas encore
+formée. Un théâtre de second ordre lui ouvre ses portes; il débute: il
+est sifflé. Indigné de cet outrage, le Ténor rompt à l'amiable son
+engagement, et, le cœur plein de mépris pour ses compatriotes, part au
+plus vite pour l'Italie.
+
+Il y trouve de terribles obstacles, qu'il renverse à la fin; on
+l'accueille assez bien. Sa voix se transforme, devient pleine, forte,
+mordante, propre à l'expression des passions vives autant qu'à celles
+des sentiments les plus doux; le timbre de cette voix gagne peu à peu en
+pureté, en fraîcheur, en candeur délicieuse; et ces qualités constituent
+enfin un talent de premier ordre, dont l'influence est irrésistible. Le
+succès vient. Les directeurs italiens qui entendent les affaires,
+vendent, rachètent, revendent le pauvre Ténor, dont les modestes
+appointements restent toujours les mêmes, bien qu'il enrichisse deux ou
+trois théâtres par an. On l'exploite, on le pressure de mille façons, et
+tant et tant, qu'à la fin sa pensée se reporte vers la patrie. Il lui
+pardonne, il avoue même qu'elle a eu raison d'être sévère pour ses
+premiers débuts. Il sait que le directeur de l'Opéra de Paris a l'œil
+sur lui. On lui fait des propositions brillantes qui sont acceptées; il
+repasse les Alpes.
+
+
+
+
+LEVER HÉLIAQUE.
+
+
+Le Ténor débute de nouveau, mais à l'Opéra cette fois, et devant un
+public prévenu en sa faveur par ses triomphes d'Italie.
+
+Des exclamations de surprise et de plaisir accueillent sa première
+mélodie; dès ce moment son succès est décidé. Ce n'est pourtant que le
+prélude des émotions qu'il doit exciter avant la fin de la soirée. On a
+admiré dans ce passage la sensibilité et la méthode unies à un organe
+d'une douceur enchanteresse; restent à connaître les accents
+dramatiques, les cris de la passion. Un morceau se présente, où
+l'audacieux artiste lance _à voix de poitrine, en accentuant chaque
+syllabe_, plusieurs notes aiguës, avec une force de vibrations, une
+expression de douleur déchirante et une beauté de sons, dont rien
+jusqu'alors n'avait donné une idée. Un silence de stupeur règne dans la
+salle, toutes les respirations sont suspendues, l'étonnement et
+l'admiration se confondent dans un sentiment presque semblable à la
+crainte; et dans le fait, on peut en avoir pour la fin de cette période
+inouïe; mais quand elle s'est terminée triomphante, on juge des
+transports de l'auditoire....
+
+Nous voici au troisième acte. C'est un orphelin qui vient revoir la
+chaumière de son père; son cœur d'ailleurs rempli d'un amour sans
+espoir, tous ses sens, agités par les scènes de sang et de carnage que
+la guerre vient de mettre sous ses yeux, succombent accablés sous le
+poids du plus désolant contraste. Son père est mort; la chaumière est
+déserte; tout est calme et silencieux: c'est la paix, c'est la tombe. Et
+le sein sur lequel il lui serait si doux, en un pareil moment, de
+répandre les larmes de la piété filiale, ce cœur auprès duquel seul, le
+sien pourrait battre avec moins de douleur, l'infini l'en sépare...
+_Elle_ ne sera jamais à lui... La situation est poignante et dignement
+rendue par le compositeur. Ici, le chanteur s'élève à une hauteur à
+laquelle on ne l'eût jamais cru capable d'atteindre; il est sublime.
+Alors, de deux mille poitrines haletantes, s'élance une de ces
+acclamations que l'artiste entend deux ou trois fois dans sa vie, et
+qui suffisent à payer de longs et rudes travaux.
+
+Puis les bouquets, les couronnes, les rappels; et le surlendemain, la
+presse débordant d'enthousiasme et lançant le nom du radieux Ténor aux
+échos de tous les points du globe où la civilisation a pénétré.
+
+C'est alors, si j'étais moraliste, qu'il me prendrait fantaisie
+d'adresser au triomphateur une homélie, dans le genre du discours que
+fit Don Quichotte à Sancho, au moment où le digne écuyer allait prendre
+possession de son gouvernement de Barataria:
+
+«Vous voilà parvenu, lui dirais-je. Dans quelques semaines vous serez
+célèbre; vous aurez de forts applaudissements et d'interminables
+appointements. Les auteurs vous courtiseront, les directeurs ne vous
+feront plus attendre dans leur antichambre, et si vous leur écrivez, ils
+vous répondront. Des femmes, que vous ne connaissez pas, parleront de
+vous comme d'un protégé ou d'un _ami intime_. On vous dédiera des livres
+en prose et en vers. Au lieu de cent sous, vous serez obligé de donner
+cent francs à votre portier le jour de l'an. On vous dispensera du
+service de la garde nationale. Vous aurez des congés de temps en temps,
+pendant lesquels les villes de province s'arracheront vos
+représentations. On couvrira vos pieds de fleurs et de sonnets. Vous
+chanterez aux soirées du préfet, et la femme du maire vous enverra des
+abricots. Vous êtes sur le seuil de l'Olympe, enfin. Car si les Italiens
+appellent les cantatrices _dive_ (déesses), il est bien évident que les
+grands chanteurs sont des dieux. Eh bien! puisque vous voilà passé dieu,
+soyez bon diable malgré tout; ne méprisez pas trop les gens qui vous
+donneront de sages avis.
+
+«Rappelez-vous que la voix est un instrument fragile, qui s'altère ou se
+brise en un instant, souvent sans cause connue; qu'un accident pareil
+suffit pour précipiter de son trône élevé le plus grand des dieux, et le
+réduire à l'état d'homme, et à moins encore quelquefois.
+
+«Ne soyez pas trop dur pour les pauvres compositeurs.
+
+«Quand, du haut de votre élégant cabriolet, vous apercevrez dans la rue,
+à pied, Meyerbeer, Spontini, Halévy ou Auber, ne les saluez pas d'un
+petit signe d'amitié protectrice, dont ils riraient de pitié et dont les
+passants s'indigneraient comme d'une suprême impertinence. N'oubliez pas
+que plusieurs de leurs ouvrages seront admirés et pleins de vie, quand
+le souvenir même de votre _ut_ de poitrine aura disparu à tout jamais.
+
+«Si vous faites de nouveau le voyage d'Italie, n'allez pas vous y
+engouer de quelque médiocre tisseur de cavatines, le donner, à votre
+retour, pour un auteur classique, et nous dire d'un air impartial que
+Beethoven avait _aussi du talent_; car il n'y a pas de dieu qui échappe
+au ridicule.
+
+«Quand vous accepterez de nouveaux rôles, ne vous permettez pas d'y rien
+changer à la représentation, sans l'assentiment de l'auteur. Vous savez
+qu'une seule note ajoutée, retranchée ou transposée, peut aplatir une
+mélodie et en dénaturer l'expression. D'ailleurs c'est un droit qui ne
+saurait, en aucun cas, être le vôtre. Modifier la musique qu'on chante,
+ou le livre qu'on traduit, sans en rien dire à celui qui ne l'écrivit
+qu'avec beaucoup de réflexion, c'est commettre un indigne abus de
+confiance. Les gens qui empruntent _sans prévenir_ sont appelés voleurs,
+les interprètes infidèles sont des calomniateurs et des assassins.
+
+«Si d'aventure, il vous arrive un émule dont la voix ait plus de mordant
+et de force que la vôtre, n'allez pas, dans un duo, jouer aux poumons
+avec lui, et soyez sûr qu'il ne faut pas lutter contre le pot de fer,
+même quand on est un vase de porcelaine de la Chine. Dans vos tournées
+départementales, gardez-vous aussi de dire aux provinciaux, en parlant
+de l'Opéra et de sa troupe chorale et instrumentale: _Mon théâtre_, _mes
+chœurs_, _mon orchestre_. Les provinciaux n'aiment, pas plus que les
+Parisiens, qu'on les prenne pour des niais; ils savent fort bien que
+vous appartenez au théâtre, mais que le théâtre n'est pas à vous, et
+ils trouveraient la fatuité de votre langage d'un grotesque parfait.
+
+«Maintenant, ami Sancho, reçois ma bénédiction; va gouverner Barataria;
+c'est une île assez basse, mais la plus fertile peut-être qu'il y ait en
+terre-ferme. Ton peuple est fort médiocrement civilisé; encourage
+l'instruction publique; que dans deux ans on ne se méfie plus, comme de
+sorciers maudits, des gens qui savent lire; ne t'abuse pas sur les
+louanges de ceux à qui tu permettras de s'asseoir à ta table; oublie tes
+damnés proverbes; ne te trouble point quand tu auras un discours
+important à prononcer; ne manque jamais à ta parole; que ceux qui te
+confieront leurs intérêts, puissent être assurés que tu ne les trahiras
+pas; et que ta voix soit juste pour tout le monde!»
+
+
+
+
+LE TÉNOR AU ZÉNITH.
+
+
+Il a cent mille francs d'appointements et un mois de congé. Après son
+premier rôle, qui lui valut un éclatant succès, le Ténor en essaie
+quelques autres avec des fortunes diverses. Il en accepte même de
+nouveaux, qu'il abandonne après trois ou quatre représentations s'il n'y
+excelle pas autant que dans les rôles anciens. Il peut briser ainsi la
+carrière d'un compositeur, anéantir un chef-d'œuvre, ruiner un éditeur
+et faire un tort énorme au théâtre. Ces considérations n'existent pas
+pour lui. Il ne voit dans l'art que de l'or et des couronnes; et le
+moyen le plus propre à les obtenir promptement, est pour lui le seul
+qu'il faille employer.
+
+Il a remarqué que certaines formules mélodiques, certaines
+vocalisations, certains ornements, certains éclats de voix, certaines
+terminaisons banales, certains rhythmes ignobles, avaient la propriété
+d'exciter instantanément des applaudissements tels quels, cette raison
+lui semble plus que suffisante pour en désirer l'emploi, pour l'exiger
+même dans ses rôles, en dépit de tout respect pour l'expression, la
+pensée et la dignité du style, et pour se montrer hostile, aux
+productions d'une nature plus indépendante et plus élevée. Il connait
+l'effet des vieux moyens qu'il emploie habituellement, il ignore celui
+des moyens nouveaux qu'on lui propose, et ne se considérant point comme
+un interprète désintéressé dans la question, dans le doute, il
+s'abstient autant qu'il est en lui. Déjà la faiblesse de quelques
+compositeurs en donnant satisfaction à ses exigences, lui fait rêver
+l'introduction dans nos théâtres, des mœurs musicales de l'Italie.
+Vainement on lui dit:
+
+«Le maître, c'est le _Maître_; ce nom n'a pas injustement été donné au
+compositeur; c'est sa pensée qui doit agir entière et libre sur
+l'auditeur, par l'intermédiaire du chanteur; c'est lui qui dispense la
+lumière et projette les ombres; c'est lui qui est le roi et répond de
+ses actes; il propose et dispose; ses ministres ne doivent avoir d'autre
+but, ambitionner d'autres mérites que ceux de bien concevoir ses plans,
+et, en se plaçant exactement à son point de vue, d'en assurer la
+réalisation.»
+
+Il n'écoute rien; il lui faut des vociférations en style de
+tambour-major traînant depuis dix ans sur tous les théâtres
+Ultramontains; des thêmes communs, entrecoupés de repos, pendant
+lesquels il peut s'écouter applaudir, s'essuyer le front, rajuster ses
+cheveux, tousser, avaler une pastille de sucre d'orge. Ou bien, il exige
+de folles vocalises, mêlées d'accents de menace, de fureur, de gaîté, de
+tendresse, de notes basses, de sons aigus, de gazouillements de colibri,
+de cris de pintade, de fusées, d'arpéges, de trilles. Quels que soient
+le sens des paroles, le caractère du personnage, la situation, il se
+permet de presser ou de ralentir le mouvement, d'ajouter des gammes dans
+tous les sens, des broderies de toutes les espèces; rien ne le choque,
+tout va; une absurdité de plus ou de moins serait-elle remarquée en si
+belle compagnie! L'orchestre ne dit rien ou ne dit que ce qu'il veut; le
+Ténor domine, écrase tout; il parcourt le théâtre d'un air triomphant;
+son panache étincelle de joie sur sa tête superbe; c'est un roi, c'est
+un héros, c'est un demi-dieu, c'est un dieu! Seulement on ne sait quel
+est son sexe: on ne peut découvrir s'il pleure ou s'il rit, s'il est
+amoureux ou furieux; il n'y a plus de musique, plus de drame, plus de
+mélodie, plus d'expression, plus de sens commun: il y a émission de
+voix, et c'est là l'important; voilà la grande affaire; il va au théâtre
+courre le public, comme on va au bois courre le cerf. Allons donc!
+ferme! donnons de la voix! Tayaut! tayaut! faisons curée de l'art.
+
+Bientôt l'exemple de cette fortune vocale rend l'exploitation du théâtre
+impossible; il éveille et entretient chez toutes les médiocrités
+chantantes des espérances et des ambitions folles. «Le premier Ténor a
+cent mille francs, pourquoi, dit le second, n'en aurais-je pas
+quatre-vingt dix?--Et moi, cinquante, réplique le troisième?»
+
+Le directeur, pour alimenter ces orgueils béants, pour combler ces
+abîmes, a beau rogner sur les masses, déconsidérer et détruire
+l'orchestre et les chœurs, en donnant aux artistes qui les composent des
+appointement de portiers; peines perdues, sacrifices inutiles; et un
+jour que voulant se rendre un compte exact de sa situation, il essaie de
+comparer l'énormité du salaire, avec la tâche du chanteur, il arrive en
+frémissant à ce curieux résultat:
+
+Le premier Ténor, aux appointements de 100,000 fr., jouant à peu près
+sept fois par mois, figure en conséquence dans quatre-vingt-quatre
+représentations par an, et touche un peu plus de 1100 fr. par soirée.
+Maintenant, en supposant un rôle composé de onze cents notes ou
+syllabes, ce sera 1 fr. par syllabe.
+
+Ainsi, dans _Guillaume Tell_:
+
+Ma (1 f.) présence (3 f.) pour vous est peut-être un outrage (9 f.)
+ Mathilde (3 fr.) mes pas indiscrets (cent sous)
+Ont osé jusqu'à vous se frayer un passage! (13 fr.)
+
+Total, 34 fr.--Vous parlez d'or, monseigneur!
+
+Étant donnée une prima donna aux misérables appointements de 40,000 fr.,
+la réponse de Mathilde _revient_ nécessairement _à meilleur compte_
+(style du commerce), chacune de ses syllabes _n'allant que dans les
+prix_ de huit sous; mais c'est encore assez joli:
+
+«On pardonne aisément (2 fr. 40 c.) des torts (16 s.) que l'on partage (2 fr.)
+ Arnold (16 s.) je (8 s.) vous attendais. (32 s.)
+
+Total 8 fr.
+
+Puis il paie, il paie encore, il paie toujours, il paie tant, qu'un beau
+jour il ne paie plus, et se voit forcé de fermer son théâtre. Comme ses
+confrères ne sont pas dans une situation beaucoup plus florissante,
+quelques-uns des immortels doivent alors se résigner à donner des leçons
+de solfége (ceux qui le savent), ou à chanter sur les places publiques
+avec une guitare, quatre bouts de chandelles et un tapis vert.
+
+
+
+
+LE SOLEIL SE COUCHE.
+
+Ciel orageux.
+
+
+Le Ténor s'en va; sa voix ne peut plus ni monter ni descendre. Il doit
+décapiter toutes les phrases hautes et ne plus chanter que dans le
+médium. Il fait un ravage affreux dans les anciennes partitions, et
+impose une insupportable monotonie pour condition d'existence aux
+nouvelles. Il désole ses admirateurs.
+
+Les compositeurs, les poètes, les peintres, qui ont perdu le sentiment
+du beau et du vrai, que le vulgarisme ne choque plus, qui n'ont plus
+même la force de pourchasser les idées qui les fuient, qui se
+complaisent seulement à tendre des piéges sous les pas de leurs rivaux
+dont la vie est active et florissante, ceux-là sont morts et bien morts.
+Pourtant ils croient, toujours vivre, une heureuse illusion les
+soutient, ils prennent l'épuisement pour de la fatigue, l'impuissance
+pour de la modération; mais la perte d'un organe! qui pourrait s'abuser
+sur un tel malheur? quand cette perte surtout détruit une voix
+merveilleuse par son étendue, sa force, la beauté de ses accents, les
+nuances infinies de son timbre, son expression dramatique et sa parfaite
+pureté? Ah! je me suis senti quelquefois ému d'une profonde pitié pour
+ces pauvres chanteurs, et plein d'une grande indulgence pour les
+caprices, les vanités, les exigences, les ambitions démesurées, les
+prétentions exorbitantes et les ridicules infinis de quelques-uns
+d'entre eux. Ils ne vivent qu'un jour et meurent tout entiers. C'est à
+peine si le nom des plus célèbres surnage, et encore c'est à
+l'illustration des maîtres dont ils furent les interprètes, trop souvent
+infidèles, qu'ils doivent, ceux-là, d'être sauvés de l'oubli. Nous
+connaissons Caffariello, parce qu'il chanta à Naples dans l'_Antigono_
+de Gluck; le souvenir de Mmes Saint-Huberti et Branchu s'est conservé
+en France, parce qu'elles ont créé les rôles de Didon, de la Vestale,
+d'Iphigénie en Tauride, etc.; qui de nous aurait entendu parler de la
+_diva_ Faustina, sans Marcello qui fut son maître, et sans Hasse qui
+l'épousa? Pardonnons-leur donc, à ces dieux mortels, de faire leur
+Olympe aussi brillant que possible, d'imposer aux héros de l'art de
+longues et rudes épreuves, et de ne pouvoir être apaisés que par des
+sacrifices d'idées.
+
+C'est si cruel pour eux de voir l'astre de la gloire et de la fortune
+descendre incessamment à l'horizon. Quelle douloureuse fête que celle
+d'une dernière représentation! Comme le grand artiste doit avoir le cœur
+navré en parcourant et la scène et les secrets réduits de ce théâtre,
+dont il fut longtemps le génie tutélaire, le roi, le souverain absolu!
+En s'habillant dans sa loge, il se dit: «Je n'y rentrerai plus; ce
+casque, ombragé d'un brillant panache, n'ornera plus ma tête; cette
+mystérieuse cassette ne s'ouvrira plus pour recevoir les billets
+parfumés des belles enthousiastes.» On frappe, c'est l'avertisseur qui
+vient lui annoncer le commencement de la pièce. «Eh bien! mon pauvre
+garçon, te voilà donc pour toujours à l'abri de ma mauvaise humeur! Plus
+d'injures, plus de bourrades à craindre. Tu ne viendras plus me dire:
+«Monsieur, l'ouverture commence! Monsieur, la toile est levée! Monsieur,
+la première scène est finie! Monsieur, voilà votre entrée! Monsieur, on
+vous attend!» Hélas! non; c'est moi qui te dirai maintenant: «Santiquet,
+efface mon nom qui est encore sur cette porte; Santiquet, vas porter ces
+fleurs à Fanny; va-s-y tout de suite, elle n'en voudrait plus demain;
+Santiquet, bois ce verre de Madère et emporte la bouteille, tu n'auras
+plus besoin de faire la chasse aux enfants de chœur pour la défendre;
+Santiquet, fais-moi un paquet de ces vieilles couronnes, enlève mon
+petit piano, éteins ma lampe et ferme ma loge, tout est fini.»
+
+Le virtuose entre dans les coulisses sous le poids de ces tristes
+pensées; il rencontre le second Ténor, son ennemi intime, sa doublure,
+qui pleure aux éclats en dehors et rit aux larmes en dedans.
+
+--«Eh bien! _mon vieux_, lui dit le demi-dieu d'une voix dolente, tu vas
+donc nous quitter? Mais quel triomphe t'attend ce soir! C'est une belle
+soirée!»
+
+--«Oui, pour toi,» répond le chef d'emploi d'un air sombre. Et lui
+tournant le dos:
+
+--«Delphine, dit-il à une jolie petite danseuse, à qui il permettait de
+l'adorer, donne-moi donc _ma_ bonbonnière?
+
+--Oh! _ma_ bonbonnière est vide, répond la folâtre en pirouettant; j'ai
+donné tout à Victor.
+
+Et cependant il faut étouffer son chagrin, son désespoir, sa rage: il
+faut sourire, il faut chanter. Le virtuose paraît en scène; il joue pour
+la dernière fois ce drame dont il fit le succès, ce rôle qu'il a créé;
+il jette un dernier coup-d'œil sur ces décors qui réfléchirent sa
+gloire, qui retentirent tant de fois de ses accents de tendresse, de
+ses élans de passion, sur ce lac aux bords duquel il attendit Mathilde,
+sur ce Grutly, d'où il cria: _Liberté!_ sur ce pâle soleil, que depuis
+tant d'années, il voyait se lever à neuf heures du soir. Et il voudrait
+pleurer, pleurer à sanglots; mais la réplique est donnée, il ne faut pas
+que la voix tremble, ni que les muscles du visage expriment d'autre
+émotion que celle du rôle; le public est là; des milliers de mains sont
+disposées à t'applaudir, mon pauvre dieu, et si elles restaient
+immobiles, oh! alors, tu reconnaîtrais que les douleurs intimes que tu
+viens de sentir et d'étouffer ne sont rien auprès de l'affreux
+déchirement causé par la froideur du public en pareille circonstance; le
+public, autrefois ton esclave, aujourd'hui ton maître, ton empereur!
+Allons, incline-toi, il t'applaudit. _Te moriturum salutat!_
+
+Et il chante, et par un effort surhumain, retrouvant sa voix et sa verve
+juvéniles, il excite des transports jusqu'alors inconnus. On couvre la
+scène de fleurs comme une tombe à demi fermée. Palpitant de mille
+sensations contraires, il se retire à pas lents. On veut le voir encore,
+on l'appelle à grands cris. Quelle angoisse douce et cruelle pour lui,
+dans cette dernière clameur de l'enthousiasme! et qu'on doit bien lui
+pardonner s'il en prolonge un peu la durée! C'est sa dernière joie,
+c'est sa gloire, son amour, son génie, sa vie, qui frémissent en
+s'éteignant à la fois. Viens donc, pauvre grand artiste, météore
+brillant, au terme de ta course, viens entendre l'expression suprême de
+nos affections admiratives et de notre reconnaissance, pour les
+jouissances que nous t'avons dues si longtemps; viens et savoure-les, et
+sois heureux et fier; tu te souviendras de cette heure toujours, et nous
+l'aurons oubliée demain. Il s'avance haletant, le cœur gonflé de larmes;
+une vaste acclamation éclate à son aspect; le peuple bat des mains,
+l'appelle des noms les plus beaux et les plus chers; César le couronne.
+Mais la toile s'abaisse enfin, comme le froid et le lourd couteau des
+supplices; un abîme sépare le triomphateur de son char de triomphe,
+abîme infranchissable et creusé par le temps. Tout est consommé! Le Dieu
+n'est plus!
+
+ Nuit profonde.
+
+ . . . . . . . . . . . . . . .
+ . . . . . . . . . . . . . . .
+ . . . . . . . . . . . . . . .
+
+ Nuit éternelle.
+
+ . . . . . . . . . . . . . . .
+ . . . . . . . . . . . . . . .
+ . . . . . . . . . . . . . . .
+
+
+FIN.
+
+
+
+
+TABLE DES MATIÈRES
+
+DU SECOND VOLUME.
+
+
+Voyage musical en Italie.
+
+I. Concours de composition musicale à l'Institut 3
+
+II. Le concierge de l'Institut 15
+
+III. Distribution des prix de l'Institut 31
+
+IV. Le départ 45
+
+V. L'arrivée 59
+
+VI. Episode bouffon 67
+
+VII. Retour à Rome 85
+
+VIII. La vie de l'Académie 99
+
+IX. Vincenza 117
+
+X. Vagabondages 127
+
+XI. Subiaco 137
+
+XII. Encore Rome 151
+
+XIII. Naples 177
+
+XIV. Retour en France 209
+
+Le Premier opéra (nouvelle). Alfonso Della Viola à
+Benvenuto Cellini 229
+
+Benvenuto à Alfonso 239
+
+Benvenuto à Alfonso 251
+
+Alfonso à Benvenuto 255
+
+Conclusion 257
+
+Du Système de Gluck en musique dramatique 262
+
+Les deux Alceste de Gluck 279
+
+Le Suicide par enthousiasme 309
+
+
+Astronomie musicale.
+
+Révolution d'un ténor autour du public. Avant l'Aurore 341
+
+Lever héliaque 345
+
+Le ténor au zénith 353
+
+Le soleil se couche 361
+
+
+FIN DE LA TABLE DE TOME DEUXIEME.
+
+
+NOTES:
+
+[1] Méhul est en effet de Givet, mais il n'était pas né à l'époque où
+Pingard prétend avoir parlé de lui à Levaillant.
+
+[2] Il faut dire, pour être juste, que si les peintres jugent les
+musiciens, ceux-ci leur rendent la pareille au concours de peinture, où
+le prix est donné également à la pluralité des voix par toutes les
+sections réunies de l'Académie des Beaux-Arts. Il en est de même pour
+les prix d'architecture, de gravure et de sculpture. Je sens pourtant,
+en mon âme et conscience, que si j'avais l'honneur d'appartenir à ce
+docte corps, il me serait bien difficile de motiver mon choix, en
+donnant le prix à un graveur ou à un architecte, et que je ne pourrais
+guère faire preuve d'impartialité qu'en tirant le plus méritant à la
+courte-paille.
+
+[3] 1er Iambe d'Auguste Barbier.
+
+[4] Expression du même poète.
+
+[5] Monfort avait obtenu en 1830 le prix de composition musicale qui
+n'avait pas été décerné l'année précédente, il se trouvait conséquemment
+aussi à Rome quand j'y arrivai.
+
+[6] Ce manuscrit est entre les mains de mon ami J. d'Ortigue, avec
+l'inscription raturée.
+
+[7]
+
+ Si quelqu'un t'offense je te vengerai.
+
+Cette statue célèbre est sur la place du Grand-Duc, où se trouve aussi
+la poste.
+
+[8] Nous étions loin de nous douter alors que nous ferions tous les deux
+en 1840 l'inauguration de la belle colonne de la Bastille, dont il est
+l'auteur; et qu'il serait chargé de construire un orchestre pour
+recevoir les exécutants de ma symphonie funèbre.
+
+[9] Les théâtres lyriques, à Rome, ne sont ouverts que quatre mois de
+l'année.
+
+[10] Il est fort difficile de se procurer les chefs-d'œuvre de la
+littérature moderne; la police du S.P. les ayant presque tous mis à
+l'index.
+
+[11] Je l'ai vue un soir chez M. Vernet, avec ses longs cheveux blonds
+tombant autour de sa figure mélancolique, comme les branches d'un saule
+pleureur: trois jours après je vis sa charge en terre dans l'atelier de
+Dantan.
+
+[12] Le séjour des pensionnaires musiciens en Italie n'est que de deux
+ans, ils doivent ensuite voyager un an en Allemagne et revenir à Paris.
+Les autres artistes, au contraire, sont tenus de passer cinq ans au-delà
+des monts.
+
+[13] J'ai hâte maintenant de dire au lecteur, pour dissiper l'impression
+trop violente, trop désolante, trop déchirante que mon récit aura sans
+aucun doute produite sur son imagination et sur son cœur, qu'il n'y a de
+réel dans l'anecdote que l'amour de Vincenza pour mon ami Gibert, et
+l'indifférence de celui-ci pour elle. Je serais au désespoir d'affliger
+quiconque trop profondément. D'ailleurs, tout ce que je raconte dans ces
+deux volumes est vrai, et j'ai peur de l'ombre mensongère que ce conte
+pourrait jeter sur le reste de mon récit. Vincenza a bien pleuré souvent
+au pied des tilleuls du Pincio, elle m'a demandé bien des fois de la
+raccommoder avec son amant qu'elle ennuyait et qui n'était point jaloux,
+mais elle ne s'est pas noyée le moins du monde. Elle est morte à Albano,
+de maladie tout bonnement, deux ans après mon départ. Quant à Gibert,
+l'indolent créole, qui se soucie de moi comme de Vincenza, il est
+toujours à Rome, où il passe un tiers de sa vie à sommeiller, l'autre à
+dormir et le troisième à ne rien faire.
+
+[14] _Inglese_, Anglais.
+
+[15] _Baïocco_, monnaie romaine.
+
+[16] Je fumais alors, je n'avais pas encore découvert que l'excitation
+causée par le tabac est une chose pour moi prodigieusement désagréable.
+
+[17] Ceci est encore un mensonge et résulte de la tendance qu'ont
+toujours les artistes à écrire des phrases qu'ils croient à effet. Je
+n'ai jamais donné de coups de pied à Crispino; Flacheron est même le
+seul d'entre nous qui se soit permis avec lui une telle liberté.
+
+[18] Cet instrument ne serait-il pas celui dont parle Virgile:
+
+ ..... Ite per alta
+ Dindyma, ubi assuetis biforem dat tibia cantum.
+
+
+[19] J'avais écrit les paroles parlées et chantées de cet ouvrage qui
+sert de conclusion à la Symphonie Fantastique, en revenant de Nice, et
+pendant le trajet que je fis, à pied, de Sienne à Montefiascone.
+
+[20] _Grani_, monnaie napolitaine.
+
+[21] Isidore Flacheron.
+
+[22] Faute de pouvoir prononcer mon nom, les Subiacois me désignaient
+toujours de la sorte.
+
+[23] Aujourd'hui madame Flacheron.
+
+[24] Assassiner quelqu'un.
+
+[25] L**** était un grand séducteur de femmes de chambre; et il
+prétendait qu'un moyen sûr de s'en faire aimer, c'était _d'avoir
+toujours l'air un peu triste et un pantalon blanc_.
+
+[26] Il faut en excepter une partie de celle de Bellini et de ses
+imitateurs.
+
+[27] Cette correspondance fictive est basée sur des faits historiques:
+Benvenuto Cellini, l'un des plus grands sculpteurs et ciseleurs de son
+temps, fut en effet contemporain d'Alfonso della Viola, auteur d'un
+opéra qui passe pour le second ou le troisième essai de musique
+dramatique fait au seizième siècle.
+
+[28] Historique.
+
+[29] Historique.
+
+[30] Historique.
+
+[31] Historique.
+
+[32] Historique.
+
+[33] On sait que Cellini professait une singulière aversion pour cet
+instrument.
+
+[34] Cet air n'est pas de Gluck.
+
+[35] Nous désignerons ainsi par les premières paroles dans les deux
+langues, les morceaux qui existent dans les deux partitions.
+
+[36] L'intention de Gluck est là trop évidente et trop belle pour ne la
+rendre à l'exécution qu'avec les moyens ordinaires; c'est trente flûtes
+au lieu de deux qu'il faudrait pour ce morceau. Oh! si j'étais directeur
+de l'Opéra!
+
+[37] Cet air est toujours supprimé à la représentation.
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Voyage musical en Allemagne et en
+Italie, II, by Hector Berlioz
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK VOYAGE MUSICAL II ***
+
+***** This file should be named 37567-0.txt or 37567-0.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ http://www.gutenberg.org/3/7/5/6/37567/
+
+Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
+Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
+produced from images available at the Bibliothèque nationale
+de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
+
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
+
+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
+copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
+
+
+
+*** START: FULL LICENSE ***
+
+THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
+PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
+
+To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
+distribution of electronic works, by using or distributing this work
+(or any other work associated in any way with the phrase "Project
+Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
+Gutenberg-tm License (available with this file or online at
+http://gutenberg.org/license).
+
+
+Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
+electronic works
+
+1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
+electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
+and accept all the terms of this license and intellectual property
+(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
+the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
+all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
+If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
+Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
+terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
+entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
+
+1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
+used on or associated in any way with an electronic work by people who
+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
+Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
+freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
+this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
+the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
+keeping this work in the same format with its attached full Project
+Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
+
+1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
+what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
+a constant state of change. If you are outside the United States, check
+the laws of your country in addition to the terms of this agreement
+before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
+creating derivative works based on this work or any other Project
+Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
+the copyright status of any work in any country outside the United
+States.
+
+1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
+
+1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate
+access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
+whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
+phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
+Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
+copied or distributed:
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
+from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
+posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
+and distributed to anyone in the United States without paying any fees
+or charges. If you are redistributing or providing access to a work
+with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
+work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
+through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
+Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
+1.E.9.
+
+1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
+with the permission of the copyright holder, your use and distribution
+must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
+terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
+to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
+permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
+
+1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
+License terms from this work, or any files containing a part of this
+work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
+
+1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
+electronic work, or any part of this electronic work, without
+prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
+active links or immediate access to the full terms of the Project
+Gutenberg-tm License.
+
+1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
+compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
+word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
+distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
+"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
+posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
+you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
+copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
+request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
+form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
+License as specified in paragraph 1.E.1.
+
+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
+performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
+unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
+
+1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
+access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
+that
+
+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
+ the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
+ owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
+- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
+ does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
+ Project Gutenberg-tm works.
+
+- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
+1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
+works, and the medium on which they may be stored, may contain
+"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
+corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
+property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
+computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
+your equipment.
+
+1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
+of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
+Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
+Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
+liability to you for damages, costs and expenses, including legal
+fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
+LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
+PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
+TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
+LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
+INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
+DAMAGE.
+
+1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
+defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
+receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
+written explanation to the person you received the work from. If you
+received the work on a physical medium, you must return the medium with
+your written explanation. The person or entity that provided you with
+the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
+refund. If you received the work electronically, the person or entity
+providing it to you may choose to give you a second opportunity to
+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
+providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
diff --git a/37567-0.zip b/37567-0.zip
new file mode 100644
index 0000000..e4ff262
--- /dev/null
+++ b/37567-0.zip
Binary files differ
diff --git a/37567-8.txt b/37567-8.txt
new file mode 100644
index 0000000..8e8092c
--- /dev/null
+++ b/37567-8.txt
@@ -0,0 +1,7339 @@
+The Project Gutenberg EBook of Voyage musical en Allemagne et en Italie, II, by
+Hector Berlioz
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Voyage musical en Allemagne et en Italie, II
+
+Author: Hector Berlioz
+
+Release Date: September 29, 2011 [EBook #37567]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK VOYAGE MUSICAL II ***
+
+
+
+
+Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
+Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
+produced from images available at the Bibliothèque nationale
+de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+VOYAGE MUSICAL
+
+EN ALLEMAGNE
+
+ET
+
+EN ITALIE.
+
+
+
+
+SÈVRES--M. CERF. IMPRIMEUR. 444, RUE ROYALE.
+
+
+
+
+VOYAGE MUSICAL
+
+EN
+
+ALLEMAGNE
+
+ET
+
+EN ITALIE.
+
+ÉTUDES SUR BEETHOVEN, GLUCK ET WEBER.
+
+MÉLANGES ET NOUVELLES.
+
+PAR HECTOR BERLIOZ.
+
+2
+
+PARIS
+
+JULES LABITTE, LIBRAIRE-ÉDITEUR,
+Nº 3. QUAI VOLTAIRE.
+
+1844
+
+
+
+
+VOYAGE MUSICAL
+
+EN ITALIE.
+
+
+
+
+I
+
+CONCOURS DE COMPOSITION MUSICALE A L'INSTITUT.
+
+
+_Je dirai: J'étais là, telle chose m'advint._
+
+Il faut dire aussi pourquoi j'étais là, car on ne s'en douterait guère.
+
+En effet, que peut aller chercher aujourd'hui un musicien en Italie?
+Irait-il y entendre les chefs-d'oeuvre de l'ancienne école? on ne les
+exécute nulle part. Ceux de l'école moderne? on les représente
+habituellement à Paris. Se proposerait-il d'y étudier l'art du chant?
+C'est bien, il est vrai, la terre classique des chanteurs; mais ceux-ci
+n'ont pas plutôt acquis un talent un peu remarquable, que nous les
+voyons accourir en France. Les Rubini, Tamburini, Grisi, Persiani,
+Ronconi, Salvi, ont fondé ou consolidé leur réputation à Paris, et ils y
+passent, en général, une bonne partie de leur vie d'artiste. Se
+livre-t-il à l'étude de la musique instrumentale? c'est le Rhin qu'il
+faut passer et non les Alpes. Toutes ces raisons sont excellentes, sans
+doute; je me bornerai à répondre que, si je suis allé en Italie sous
+prétexte de musique, c'est par arrêt de l'Académie. J'ai obtenu, comme
+tant d'autres, le grand prix de composition musicale au concours annuel
+de l'Institut; et si le lecteur est curieux de savoir comment se faisait
+ce concours, à l'époque où je m'y présentai, je puis le lui apprendre.
+
+Faire connaître quels sont chaque année ceux des jeunes compositeurs
+français qui offrent le plus de garanties pour l'avenir de l'art, et les
+encourager en les mettant, au moyen d'une pension, dans le cas de
+s'occuper librement et exclusivement pendant cinq ans de leurs études,
+tel est le double but de l'institution du prix de Rome, telle a été
+l'intention du gouvernement qui l'a fondée. Toutefois, voici les moyens
+qu'on employait encore il y a quelques années, pour remplir l'une et
+parvenir à l'autre. Les choses ont un peu changé depuis lors, mais bien
+peu.
+
+Les _faits_ que je vais citer paraîtront sans doute fort extraordinaires
+et improbables à la plupart des lecteurs, mais comme j'ai eu l'honneur
+d'obtenir successivement le second et le premier grand prix au concours
+de l'Institut, je ne dirai rien que je n'aie vu moi-même, et dont je ne
+sois parfaitement sûr. Cette circonstance d'ailleurs me permet de dire
+librement toute ma pensée sans crainte de voir attribuer à l'aigreur
+d'une vanité blessée ce qui n'est que l'expression de mon amour de l'art
+et de ma conviction intime.
+
+Tous les Français, ou naturalisés Français, âgés de moins de trente ans,
+pouvaient, et peuvent encore, aux termes du réglement, être admis au
+concours.
+
+Quand l'époque en avait été fixée, les candidats venaient s'inscrire au
+secrétariat de l'Institut. Ils subissaient ensuite un examen
+préparatoire, nommé _concours préliminaire_, qui avait pour but de
+désigner parmi les aspirants les cinq ou six élèves les plus avancés.
+
+Le sujet du grand concours devait être une _scène lyrique sérieuse pour
+une ou deux voix et orchestre_; et les candidats, afin de prouver qu'ils
+possédaient le sentiment de la mélodie et de l'expression dramatique,
+l'art de l'instrumentation et les autres qualités indispensables pour un
+tel ouvrage, étaient tenus d'écrire une _fugue vocale_. On leur
+accordait une journée entière pour ce travail. _Chaque fugue devait être
+signée._
+
+Le lendemain, les membres de la section de musique de l'Institut se
+rassemblaient, lisaient les fugues, et faisaient un choix trop souvent
+entaché de partialité, car un certain nombre des manuscrits _signés_
+appartenait toujours à des élèves de messieurs les académiciens.
+
+Les votes recueillis et les concurrents désignés, ceux-ci devaient se
+représenter bientôt après pour recevoir les paroles de la scène ou
+cantate qu'ils allaient avoir à mettre en musique, et _entrer en loge_.
+M. le secrétaire perpétuel de l'Académie des Beaux-Arts leur dictait
+collectivement le classique poème, qui commençait presque toujours
+ainsi:
+
+ Déjà l'Aurore aux doigts de rose.
+
+Ou:
+
+ Déjà le jour naissant ranime la nature.
+
+Ou:
+
+ Déjà d'un doux éclat l'horizon se colore.
+
+Ou:
+
+ Déjà du blond Phébus le char brillant s'avance.
+
+Ou:
+
+ Déjà de pourpre et d'or les monts lointains se parent.
+
+Ou:
+
+ Déjà....
+
+Ah! ma foi, j'allais faire une fausse citation. La cantate avec laquelle
+j'ai obtenu le grand prix commençait précisément de la façon contraire.
+C'était, si je ne me trompe: «_Déjà la nuit a voilé la nature._» C'est
+fort différent, comme on voit.
+
+Les candidats, munis du lumineux poème, étaient alors enfermés isolément
+avec un piano, jusqu'à ce qu'ils eussent terminé leur partition. Le
+matin à onze heures, et le soir à six, le concierge, dépositaire des
+clefs de chaque loge, venait ouvrir aux détenus, qui se réunissaient
+pour prendre ensemble leurs repas; mais défense à eux de sortir du
+palais de l'Institut. Tout ce qui venait du dehors, papiers, lettres,
+livres, linge, était soigneusement visité, afin que les élèves ne
+pussent obtenir ni aide ni conseils de personne. Ce qui n'empêchait pas
+qu'on ne les autorisât à recevoir des visites dans la cour de
+l'Institut, tous les jours, de six à huit heures du soir, à inviter même
+leurs amis à de joyeux dîners, où Dieu sait tout ce qui pouvait se
+communiquer, de vive voix ou par écrit, entre le bordeaux et le
+champagne. Le délai fixé pour la composition était de 22 jours; ceux des
+auteurs qui avaient fini avant ce temps étaient libres de sortir, après
+avoir déposé leur manuscrit, toujours _numéroté et signé_. Toutes les
+partitions étant livrées, le lyrique aréopage s'assemblait de nouveau,
+et s'adjoignait à cette occasion deux membres pris dans les autres
+sections de l'Institut. Un sculpteur et un peintre, par exemple, ou un
+graveur et un architecte, ou un sculpteur et un graveur, ou un
+architecte et un peintre, ou même deux graveurs, ou deux peintres, ou
+deux architectes, ou deux sculpteurs. L'important était qu'ils ne
+fussent pas musiciens. Ils avaient voix délibérative et se trouvaient là
+pour juger d'un art qui leur est étranger. On entendait successivement
+toutes les scènes écrites pour l'orchestre, comme je l'ai dit plus haut,
+et on les entendait réduites par _un seul_ accompagnateur, _sur le
+piano_!..... (Et il en est encore ainsi à cette heure!)
+
+Vainement prétendrait-on qu'il est possible d'apprécier à sa juste
+valeur une composition d'orchestre ainsi mutilée; rien n'est plus
+éloigné de la vérité. Le piano peut donner une idée de l'orchestre, pour
+un ouvrage qu'on aurait déjà entendu complètement exécuté; la mémoire
+alors se réveille, supplée à ce qui manque, et on est ému par souvenir.
+Mais pour une oeuvre nouvelle, dans l'état actuel de la musique, c'est
+impossible. Une partition telle que l'_OEdipe_, de Sacchini, ou toute
+autre de cette école, dans laquelle l'instrumentation n'existe pas, ne
+perdrait presque rien à une pareille épreuve. Aucune composition
+moderne, en supposant que l'auteur ait profité des ressources que l'art
+actuel lui donne, n'est dans le même cas. Exécutez donc sur le piano la
+marche de _la Communion_, de la messe du sacre, de Chérubini? Que
+deviendront ces délicieuses tenues d'instruments à vent qui vous
+plongent dans une extase mystique? ces ravissants enlacements de flûtes
+et de clarinettes, d'où résulte presque tout l'effet? Ils disparaîtront
+complètement, puisque le piano ne peut tenir ni enfler un son.
+
+Accompagnez au piano l'admirable air d'Agamemnon dans l'_Iphigénie en
+Aulide_ de Gluck! Il y a sous ces vers:
+
+ J'entends retentir dans mon sein
+ Le cri plaintif de la nature.
+
+un solo de hautbois d'un effet poignant et vraiment sublime. Au piano,
+au lieu d'une plainte déchirante, cette note vous donnera un son de
+clochette, et rien de plus. Voilà l'idée, la pensée, l'inspiration
+anéanties. Je ne parle pas des grands effets d'orchestre, des
+oppositions si piquantes établies entre les instruments à cordes et
+l'_harmonie_ des couleurs tranchées qui séparent les instruments de
+cuivre des instruments de bois, des effets magiques de timbales qu'on
+trouve à chaque pas dans Beethoven et Weber, des moyens dramatiques qui
+résultent de l'_éloignement_ des masses harmoniques placées à distance
+les unes des autres, ni de cent autres détails dans lesquels il serait
+superflu d'entrer. Je dirai seulement qu'ici l'injustice et l'absurdité
+du réglement se montrent dans toute leur laideur. N'est-il pas évident
+que le piano anéantissant tous les effets d'instrumentation, nivelle,
+par cela seul, tous les compositeurs? Celui qui sera habile, profond,
+ingénieux instrumentaliste, est rabaissé à la taille de l'ignorant qui
+n'a pas les premières notions de cette branche de l'art. Ce dernier peut
+avoir écrit des trombones au lieu de clarinettes, des ophicléides au
+lieu de bassons, avoir commis les plus énormes bévues, pendant que
+l'autre aura composé un magnifique orchestre, sans qu'il soit possible,
+avec une pareille exécution, d'apercevoir la différence qu'il y a entre
+eux. Le piano, pour les instrumentalistes, est donc une vraie guillotine
+destinée à abattre toutes les nobles têtes, et dont la plèbe seule n'a
+rien à redouter.
+
+Quoi qu'il en soit, les scènes ainsi _exécutées_, on va au scrutin (je
+parle au présent, puisque rien n'est changé à cet égard). Le prix est
+donné. Vous croyez que c'est fini? Erreur. Huit jours après, toutes les
+sections de l'Académie des beaux-arts se réunissent pour le grand
+jugement définitif. Les peintres, statuaires, architectes, graveurs en
+médailles et graveurs en taille-douce forment cette fois un imposant
+jury, dont _les musiciens cependant ne sont pas exclus_: les hommes de
+lettres et poètes seuls n'y figurent point. Pourquoi cela?... je
+l'ignore. Il me semble, en tout cas, que le chantre d'_Atala_ et des
+_Martyrs_, que l'auteur des _Voix intérieures_ et des _Chants du
+Crépuscule_, celui des _Harmonies religieuses_ et des _Méditations_,
+pourraient apprécier l'expression ou la noblesse d'une mélodie au moins
+aussi bien que le plus grand sculpteur, fût-il un Phidias, ou le plus
+habile architecte, fût-il un Michel-Ange.
+
+Quand les _exécuteurs_, chanteur et pianiste, ont fait entendre une
+seconde fois, et de la même manière chaque partition, l'urne fatale
+circule, on lit les bulletins, et le jugement préliminaire que la
+section de musique avait porté huit jours auparavant, se trouve, en
+dernière analyse, confirmé, modifié, ou _cassé_ par la majorité.
+
+Ainsi, le prix de musique est donné par des gens qui ne sont pas
+musiciens et qui n'ont pas même été mis dans le cas d'entendre, telles
+qu'elles ont été conçues, les partitions entre lesquelles un absurde
+réglement les oblige de faire un choix.
+
+Au jour solennel de la distribution des prix, la cantate préférée par
+les peintres, sculpteurs et graveurs, est ensuite exécutée
+_complètement_. C'est un peu tard; il aurait mieux valu sans doute
+convoquer l'orchestre avant de se prononcer; et les dépenses
+occasionnées par cette exécution tardive sont assez inutiles, puisqu'il
+n'y a plus à revenir sur la décision prise; mais l'Académie est
+curieuse, elle veut _connaître_ l'ouvrage qu'elle a couronné........
+C'est un désir bien naturel!......
+
+
+
+
+II
+
+LE CONCIERGE DE L'INSTITUT.
+
+
+Il y avait dans mon temps, à l'Institut, un vieux concierge nommé
+Pingard, à qui tout ceci causait une indignation des plus plaisantes. La
+tâche de ce brave homme, à l'époque des concours, était de nous enfermer
+dans nos loges, de nous ouvrir soir et matin, et de surveiller nos
+rapports avec les visiteurs, aux heures de loisir. Il remplissait, en
+outre, les fonctions d'huissier auprès de Messieurs les académiciens, et
+assistait, en conséquence, à toutes les séances secrètes et publiques,
+où il avait fait bon nombre de curieuses observations. Embarqué à seize
+ans comme mousse à bord d'une frégate de la compagnie des Indes, il
+avait parcouru presque toutes les îles de la Sonde, et, obligé de
+séjourner à Java, il échappa, par la force de sa constitution, et lui
+neuvième, disait-il, aux fièvres pestilentielles qui avaient enlevé tout
+l'équipage.
+
+J'ai toujours beaucoup aimé les vieux voyageurs, pourvu qu'ils eussent
+quelque histoire lointaine à me raconter. En pareil cas, je les écoute
+avec une attention calme et une inexplicable patience. Je les suis dans
+toutes leurs digressions, dans les dernières ramifications des épisodes
+de leurs épisodes; et, quand le narrateur, voulant trop tard revenir au
+sujet principal et ne sachant quel chemin prendre, se frappe le front
+pour ressaisir le fil rompu de son histoire en disant: «Mon Dieu, où en
+étais-je donc?...,» je suis heureux de le remettre sur la piste de son
+idée, de lui jeter le nom qu'il cherchait, la date qu'il avait oubliée,
+et c'est avec une véritable satisfaction que je l'entends s'écrier, tout
+joyeux: «Ah! oui, oui, j'y suis, m'y voilà.» Aussi étions-nous fort bons
+amis, le père Pingard et moi; il m'avait estimé tout d'abord, à cause du
+plaisir que je trouvais à lui parler de Batavia, de Célèbes, d'Amboyne,
+de la côte de Coromandel, de Bornéo, de Sumatra; parce que je l'avais
+questionné plusieurs fois avec curiosité sur les femmes Javanaises, dont
+l'amour est fatal aux Européens, et avec lesquelles le gaillard avait
+fait de si terribles fredaines, que la consomption avait un instant paru
+vouloir réparer à son égard la négligence du choléra-morbus. Lui ayant
+un jour, à propos de la Syrie, parlé de Volney, de _ce bon monsieur le
+comte de Volney, si simple, qui avait toujours des bas de laine bleue_,
+son estime pour moi s'accrut d'une manière remarquable; mais son
+enthousiasme n'eut plus de bornes, quand j'en vins à lui demander s'il
+avait connu le célèbre voyageur Levaillant.
+
+«--M. Levaillant!... M. Levaillant, s'écria-t-il vivement, pardieu si je
+le connais. Tenez! Un jour que je me promenais au cap de
+Bonne-Espérance, en sifflant, j'attendais une petite négresse qui
+m'avait donné rendez-vous sur la Grève, parce que, entre nous, il y
+avait des raisons pour qu'elle ne vînt pas chez moi. Je vais vous dire.
+
+--Bon, bon, nous parlions de Levaillant.
+
+--Ah! oui. Eh bien! un jour que je sifflais en me promenant au cap de
+Bonne-Espérance, un grand homme basané, qui avait une barbe de sapeur,
+se retourne vers moi; il m'avait entendu siffler en français, c'est
+apparemment à ça qu'il me reconnut:
+
+--Dis donc, gamin, qu'il me dit, tu es Français?
+
+--Pardi, si je suis Français, que je lui dis, je suis de Givet,
+département des Ardennes, pays de M. Méhul[1].
+
+--Ah! tu es Français?
+
+--Oui.
+
+--Ah!--Et il me tourna le dos.
+
+C'était M. Levaillant; vous voyez si je l'ai connu.»
+
+Le père Pingard était donc véritablement mon ami; aussi me traitait-il
+comme tel, et me confiait-il des choses qu'il eût tremblé de dévoiler à
+tout autre. Je me rappelle une conversation très-animée que nous eûmes
+ensemble en 1828, époque de mon second prix. On nous avait donné pour
+sujet de concours un épisode du Tasse: Herminie se couvrant des armes de
+Clorinde, et à la faveur de ce déguisement, sortant des murs de
+Jérusalem pour aller porter à Tancrède blessé les soins de son fidèle et
+malheureux amour. Au milieu du troisième air (car il y avait toujours
+trois airs dans les scènes de l'Institut; d'abord le lever de l'aurore
+obligé, puis le premier récitatif suivi d'un premier air suivi d'un
+deuxième récitatif suivi d'un deuxième air suivi d'un troisième
+récitatif suivi d'un troisième air, le tout pour le même personnage),
+dans le milieu du troisième air donc, se trouvaient ces quatre vers:
+
+ Dieu des chrétiens, toi que j'ignore,
+ Toi que j'outrageais autrefois,
+ Aujourd'hui, mon respect t'implore,
+ Daigne écouter ma faible voix.
+
+J'eus l'insolence de penser que, malgré le titre d'_air agité_ que
+portait le dernier morceau, ce quatrain devait être le sujet d'une
+prière, et il me parut impossible de faire implorer le Dieu des
+chrétiens par la tremblante reine d'Antioche avec des cris de mélodrame
+et un orchestre désespéré. J'en fis donc une prière; et, à coup sûr,
+s'il y eût quelque chose de passable dans ma partition, ce ne fut que
+cette andante. Comme j'arrivais à l'Institut le soir du jugement dernier
+pour connaître mon sort, et savoir si les peintres, sculpteurs, graveurs
+en médaille et graveurs en taille-douce m'avaient déclaré bon ou mauvais
+musicien, je rencontre Pingard dans l'escalier:
+
+«--Eh bien! lui dis-je, qu'ont-ils décidé?
+
+»--Ah!... c'est vous, Berlioz... pardieu, je suis bien aise!... je vous
+cherchais.
+
+»--Qu'ai-je obtenu, voyons, dites vite; une mention, un premier, un
+second prix, ou rien?
+
+»--Oh! tenez, je suis encore tout remué. Quand je vous dis qu'il ne vous
+a manqué que deux voix pour le premier.
+
+»--Parbleu, je n'en savais rien; vous m'en donnez la première nouvelle.
+
+»--Mais quand je vous le dis. Vous avez le second prix; c'est bon, mais
+il n'a manqué que deux voix pour que vous eussiez le premier. Oh! tenez,
+ça m'a vexé, parce que, voyez-vous, je ne suis ni peintre, ni
+architecte, ni graveur en médaille, et par conséquent je ne connais
+rien du tout en musique; mais ça n'empêche pas que votre Dieu des
+chrétiens m'a fait un certain gargouillement dans le coeur qui m'a
+bouleversé. Et sacredieu, tenez, si je vous avais rencontré sur le
+moment, je vous aurais... je vous aurais payé une demi-tasse.
+
+»--Merci, merci, mon cher Pingard, vous êtes bien bon. Vous vous y
+connaissez; vous avez du goût. D'ailleurs, n'avez-vous pas visité la
+côte de Coromandel?
+
+»--Pardi, certainement; mais pourquoi?
+
+»--Les îles de Java?
+
+»--Oui, mais...
+
+»--De Sumatra?
+
+»--Oui.
+
+»--De Bornéo?
+
+»--Oui.
+
+»--Vous avez été _lié_ avec Levaillant?
+
+»--Pardi, comme deux doigts de la main.
+
+»--Vous avez parlé souvent à Volney?
+
+»--A M. le comte de Volney, qui avait des bas bleus?
+
+»--Oui.
+
+»--Certainement.
+
+»--Eh bien! vous êtes bon juge en musique.
+
+»--Comment ça?
+
+»--Il n'y a pas besoin de savoir comment; seulement, si on vous dit par
+hasard: Quel titre avez-vous pour juger les compositeurs? êtes-vous
+peintre, graveur en taille-douce, architecte, sculpteur? vous répondrez:
+Non, je suis... voyageur, marin, mousse de la compagnie des Indes. C'est
+plus qu'il n'en faut. Ah ça, voyons, comment s'est passée la séance?
+
+»--Oh! tenez, ne m'en parlez pas; c'est toujours la même chose: J'aurais
+trente enfants, que le diable m'emporte si j'en mettrais un seul dans
+les arts. Parce que je vois tout ça, moi. Vous ne savez pas quelle
+sacrée boutique... Par exemple, ils se donnent, ils se vendent même des
+voix entre eux. Tenez, une fois, au concours de peinture, j'entendis M.
+Lethière qui demandait sa voix à un musicien[2] pour un de ses élèves.
+Nous sommes d'anciens camarades, qu'il lui dit, tu ne me refuseras pas
+ça. D'ailleurs, mon élève a du talent, son tableau est très-bien.
+
+»--Non, non, non, je ne veux pas, je ne veux pas, que l'autre lui
+répond. Ton élève m'avait promis un album que désirait ma femme, et il
+n'a pas seulement dessiné un arbre pour elle. Je ne lui donne pas ma
+voix.
+
+»--Ah! tu as bien tort, que lui dit M. Lethière; je vote pour les tiens,
+tu le sais, et tu ne veux pas voter pour les miens.
+
+»--Non, je ne veux pas.
+
+»--Alors je ferai moi-même ton album, là, je ne peux pas mieux dire.
+
+»--Ah! c'est différent. Comment l'appelles-tu ton élève? Pour que je ne
+confonde pas, donne-moi ses noms et prénoms. Pingard!
+
+»--Monsieur.
+
+»--Un papier et un crayon.
+
+»--Voilà, Monsieur. Ils vont dans l'embrasure de la fenêtre, ils
+écrivent trois mots, et puis j'entends le musicien qui dit à l'autre, en
+repassant: C'est bon! il a ma voix.
+
+»--Eh bien! n'est-ce pas abominable? et si j'avais un de mes fils au
+concours, et qu'on lui fit des tours pareils n'y aurait-il pas de quoi
+me jeter par la fenêtre?
+
+»--Bon, bon, calmez-vous, Pingard, et dites-moi comment tout s'est passé
+aujourd'hui.
+
+»--Je vous l'ai déjà dit, vous avez le second prix, et il ne vous a
+manqué que deux voix pour le premier. Quand M. Dupont a eu chanté votre
+cantate, et qu'il l'a fièrement bien chantée, par parenthèse, ils ont
+commencé à écrire les bulletins. Il y avait un musicien, de mon côté,
+qui parlait bas à un architecte, et qui lui disait: Voyez-vous, celui-là
+ne fera jamais rien; ne lui donnez pas votre voix, c'est un jeune homme
+perdu. Il n'admire que le dévergondage de Beethoven; on ne le fera
+jamais rentrer dans la bonne route.
+
+»--Vous croyez, dit l'architecte? Cependant.....
+
+»--Oh! c'est très-sûr; d'ailleurs, demandez à notre illustre Cherubini.
+Vous ne doutez pas de son expérience, j'espère; il vous dira, comme moi,
+que ce jeune homme est fou, que Beethoven lui a troublé la cervelle.
+
+»--Pardon, me dit Pingard en s'interrompant, mais qu'est-ce que ce M.
+Beethoven? il n'est pas de l'Institut, je crois?
+
+»--Non, il n'est pas de l'Institut; continuez.
+
+»--Ah! mon Dieu, ça n'a pas été long; l'autre a donné sa voix au nº 4,
+au lieu de vous la donner, et voilà. Tout d'un coup, il y a un des
+musiciens qui se lève et qui dit: Messieurs, avant d'aller plus avant,
+je dois vous prévenir que dans le second morceau de la partition que
+nous venons d'entendre, il y a un travail d'orchestre très-ingénieux,
+que le piano ne peut pas rendre, et qui doit, à l'exécution, produire le
+plus grand effet. Il est bon d'en être instruit.
+
+»--Que diable viens-tu nous chanter, lui répond un autre musicien, ton
+élève ne s'est pas conformé au programme; au lieu d'_un_ air agité, il
+en a écrit _deux_, et dans le milieu il a ajouté une prière qu'il ne
+devait pas faire. Le réglement ne peut ainsi être méprisé. Il faut un
+exemple.
+
+»--Oh! c'est trop fort! qu'en dit M. le Secrétaire-Perpétuel?
+
+»--Je crois que c'est un peu sévère, et qu'on peut pardonner la licence
+que s'est permise votre élève; mais il est important que le jury soit
+éclairé sur le genre de mérite que vous avez signalé, et que l'exécution
+au piano ne nous a pas laissé apercevoir.
+
+»--Non, non, ce n'est pas vrai, dit M. Chérubini, ce prétendu mérite
+d'instrumentation n'existe pas, ce n'est qu'un fouillis auquel on ne
+comprend rien et qui serait détestable à l'orchestre.
+
+»--Ma foi, Messieurs, entendez-vous, disent de tous côtés les peintres,
+sculpteurs, architectes et graveurs, nous ne pouvons juger que ce que
+nous entendons, et pour le reste, si vous n'êtes pas d'accord...
+
+»--Ah! oui.--Ah! non.--Mais mon Dieu!...--Eh! que
+Diable!...--Cependant...
+
+»Enfin, ils criaient tous à la fois, et comme ça les ennuyait, voilà M.
+Renaud et deux autres qui s'en vont, en disant qu'ils se récusaient et
+qu'ils ne voulaient pas voter. Puis on a compté les bulletins, et il
+vous a manqué deux voix, comme je vous ai dit.
+
+»--Je vous remercie, mon bon Pingard; mais, dites-moi, cela se
+passait-il de la même manière à l'Académie du cap de Bonne-Espérance?
+
+»--Oh! par exemple! quelle farce! Une académie au Cap! un institut
+hottentot! Vous savez bien qu'il n'y en a pas.
+
+»--Vraiment! et chez les Indiens de Coromandel?
+
+»--Point.
+
+»--Et chez les Malais?
+
+»--Pas davantage.
+
+»--Ah ça! mais il n'y a donc point d'académie dans l'Orient?
+
+»--Certainement non.
+
+»--Les Orientaux sont bien à plaindre!
+
+»--Ah! oui, ils s'en moquent pas mal!
+
+»--Les barbares!»
+
+Là-dessus, je quittai le vieux concierge, gardien, huissier de
+l'Institut, en songeant à l'immense avantage qu'il y aurait d'envoyer
+l'Académie civiliser l'île de Java. Je ruminais déjà le plan d'un projet
+que je voulais adresser aux académiciens eux-mêmes, à l'effet de les
+prier _de vouloir bien se donner la peine_ d'aller se promener un peu au
+cap de Bonne-Espérance, comme Pingard. Mais nous sommes si égoïstes,
+nous autres Occidentaux, notre amour de l'humanité est si faible, que
+ces pauvres Hottentots, ces malheureux Malais, qui n'ont pas d'académie,
+ne m'ont occupé sérieusement que deux ou trois heures; le lendemain je
+n'y songeais plus. Deux ans après, j'obtins enfin le premier grand prix;
+_mon tour était venu_. Dans l'intervalle, le pauvre Pingard était mort,
+et ce fut grand dommage, car s'il eût entendu mon _Incendie de
+Sardanapale_, je suis sûr qu'il m'aurait cette fois payé une tasse tout
+entière.
+
+Ce fut en 1830 que ce bonheur m'arriva. Je terminais précisément ma
+cantate le 28 juillet:
+
+ «...Lorsqu'un lourd soleil chauffait les grandes dalles
+ »Des ponts et de nos quais déserts;
+ »Que les cloches hurlaient, que la grêle des balles
+ »Sifflait et pleuvait par les airs;
+ »Que dans Paris entier, comme la mer qui monte,
+ »Le peuple soulevé grondait;
+ »Et qu'au lugubre accent des vieux canons de fonte
+ »_La Marseillaise_ répondait[3].»
+
+L'aspect du palais de l'Institut, habité par de nombreuses familles,
+était alors curieux; les biscayens traversaient nos portes barricadées,
+les boulets ébranlaient la façade, les femmes poussaient des cris, et
+dans les moments de silence, entre les décharges, les hirondelles
+reprenaient en choeur leur chant joyeux cent fois interrompu. Et
+j'écrivais, j'écrivais précipitamment les dernières pages de mon
+orchestre, au bruit sec et mat des balles perdues qui, décrivant une
+parabole au-dessus des toits, venaient s'applatir près de mes fenêtres,
+contre la muraille de ma chambre. Enfin, le 29, je fus libre, et je pus
+sortir et polissonner dans Paris, le pistolet au poing, avec la _sainte
+canaille_[4], jusqu'au lendemain.
+
+
+
+
+III
+
+DISTRIBUTION DES PRIX DE L'INSTITUT.
+
+
+Deux mois après eurent lieu, comme à l'ordinaire, la distribution des
+prix et l'exécution à grand orchestre de la cantate couronnée. Cette
+cérémonie se passe encore de la même façon. Tous les ans, les mêmes
+musiciens exécutent des partitions qui sont à peu près aussi toujours
+les mêmes, et les prix donnés avec le même discernement sont distribués
+avec la même solennité. Tous les ans, le même jour, à la même heure,
+debout sur la même marche du même escalier de l'Institut, le même
+académicien répète la même phrase au lauréat qui vient d'être couronné.
+Le jour est le premier samedi d'octobre; l'heure, la quatrième de
+l'après-midi; la marche d'escalier, la troisième; l'académicien, tout
+le monde s'en doute; la phrase, la voici:
+
+«Allons, jeune homme, _macte animo_; vous allez faire un beau voyage...
+la terre classique des beaux-arts... la patrie des Pergolèse, des
+Piccini.... un ciel inspirateur.... Vous nous reviendrez avec quelque
+magnifique partition. Vous êtes en beau chemin.»
+
+Pour cette glorieuse journée, les académiciens endossent leur bel habit
+brodé de vert; ils rayonnent, ils éblouissent. Ils vont couronner en
+pompe, un peintre, un sculpteur, un architecte, un graveur et un
+musicien. Grande est la joie au gynécée des muses.
+
+Que viens-je d'écrire là?... cela ressemble à un vers! C'est que j'étais
+déjà loin de l'Académie, et que je songeais (je ne sais trop à quel
+propos, en vérité), à cette strophe de Victor Hugo:
+
+ «Aigle qu'ils devaient suivre, aigle de notre armée,
+ »Dont la plume sanglante en cent lieux est semée,
+ »Dont le tonnerre, un soir, s'éteignit dans les flots;
+ »Toi qui les as couvés dans l'aire maternelle,
+ »Regarde et sois contente, et crie, et bats de l'aîle,
+ «Mère, tes aiglons sont éclos.»
+
+Revenons à nos lauréats, dont quelques-un ressemblent bien un peu à des
+hiboux, à ces _petits monstres rechignés_ dont parle La Fontaine, plutôt
+qu'à des aigles, mais qui se partagent tous également néanmoins les
+affections de l'Académie.
+
+C'est donc le premier samedi d'octobre que leur mère radieuse _bat de
+l'aile_, et que la cantate couronnée est enfin exécutée sérieusement. On
+rassemble alors un orchestre _tout entier_; il n'y manque rien. Les
+instruments à cordes y sont; on y voit les deux flûtes, les deux
+hautbois, les deux clarinettes (je dois cependant à la vérité de dire
+que cette précieuse partie de l'orchestre est complète depuis peu
+seulement. Quand l'_aurore_ du grand prix se leva pour moi, il n'y avait
+qu'_une clarinette et demie_; le vieillard chargé depuis un temps
+immémorial de la partie de première clarinette, n'ayant plus qu'une
+dent, ne pouvait faire sortir de son instrument asthmatique que la
+moitié des notes, tout au plus). On y trouve les quatre cors, les trois
+trombones, et jusqu'à des _cornets à pistons_, instruments modernes!
+Voilà qui est fort. Eh bien! rien n'est plus vrai. L'Académie, ce
+jour-là, ne se connaît plus, elle fait des folies, de véritables
+extravagances: _elle est contente, et crie et bat de l'aile, ses hiboux_
+(ses aiglons voulais-je dire) _sont éclos_. Chacun est à son poste.
+Habeneck, armé de l'archet conducteur, donne le signal.
+
+Le soleil se lève; solo de violoncelle... léger crescendo.
+
+Les petits oiseaux se réveillent; solo de flûte, trilles de violons.
+
+Les petits ruisseaux murmurent, solo d'altos.
+
+Les petits agneaux bêlent, solo de hautbois.
+
+Et le crescendo continuant, il se trouve que quand les petits oiseaux,
+les petits ruisseaux et les petits agneaux ont été entendus
+successivement, le soleil est au zénith, et qu'il est midi tout au
+moins. Le récitatif commence:
+
+ «Déjà le jour naissant, etc.»
+
+Suivent, le premier air, le deuxième récitatif, le deuxième air, le
+troisième récitatif et le troisième air où le personnage expire
+ordinairement, mais où le chanteur et les auditeurs respirent. M. le
+Secrétaire-Perpétuel prononce à haute et intelligible voix les noms et
+prénoms de l'auteur, tenant d'une main la couronne de laurier
+artificiel, qui doit ceindre les tempes du triomphateur, et de l'autre
+une médaille d'or véritable qui lui servira à payer son terme avant le
+départ pour Rome. Elle vaut 160 francs: j'en suis certain. Le lauréat se
+lève:
+
+ Son front nouveau tondu, symbole de candeur
+ Rougit, en approchant, d'une honnête pudeur.
+
+Il embrasse M. le Secrétaire-Perpétuel. On applaudit un peu. A quelques
+pas de la tribune de M. le Secrétaire-Perpétuel, se trouve le maître
+illustre de l'élève couronné; l'élève embrasse son illustre maître:
+c'est juste. On applaudit encore un peu. Sur une banquette du fond,
+derrière les Académiciens, les parents du lauréat versent
+silencieusement des larmes de joie; celui-ci, enjambant les bancs de
+l'amphithéâtre, écrasant le pied de l'un, marchant sur l'habit de
+l'autre, se précipite dans les bras de son père et de sa mère, qui,
+cette fois, sanglotent tout haut: rien de plus naturel: mais on
+n'applaudit plus, le public commence à rire. A droite du lieu de la
+scène larmoyante, une jeune personne fait des signes au héros de la
+fête: celui-ci ne se fait pas prier, et déchirant au passage la robe de
+gaze d'une dame, déformant le chapeau d'un dandy, il finit par arriver
+jusqu'à sa cousine. Il embrasse sa cousine. Il embrasse quelquefois même
+le voisin de sa cousine. On rit beaucoup. Une autre femme placée dans un
+coin obscur et d'un difficile accès, donne quelques marques de sympathie
+que l'heureux vainqueur se garde bien de ne pas apercevoir. Il vole
+embrasser aussi sa maîtresse, sa future, sa fiancée, celle qui doit
+partager sa gloire; mais dans sa précipitation et son indifférence pour
+les autres femmes, il en renverse une d'un coup de pied, s'accroche
+lui-même à une banquette, tombe lourdement, et sans aller plus loin,
+renonçant à donner la moindre accolade à la pauvre jeune fille, regagne
+sa place suant et confus. Cette fois on applaudit à outrance, on rit aux
+éclats; c'est un bonheur, un délire: c'est le beau moment de la séance
+académique, et je sais bon nombre d'amis de la joie qui n'y vont que
+pour celui-là. Je ne parle pas ainsi par rancune contre les rieurs, car
+je n'eus pour ma part, quand mon tour arriva, ni père, ni mère, ni
+cousine, ni maître, ni maîtresse à embrasser. Mon maître était malade,
+mes parents absents et mécontents; pour ma maîtresse..... Je n'embrassai
+donc que M. le Secrétaire-Perpétuel et je doute qu'en l'approchant on
+ait pu remarquer la rougeur de mon front, car, au lieu d'être _nouveau
+tondu_, il était enfoui sous une forêt de longs cheveux roux, qui, avec
+d'autres traits caractéristiques, ne devait pas peu contribuer à me
+faire ranger dans la classe des hiboux.
+
+J'étais d'ailleurs, ce jour-là, d'humeur très-peu embrassante; je crois
+même n'avoir pas éprouvé de plus horrible colère dans toute ma vie.
+Voici pourquoi: la cantate qu'on nous avait donnée à mettre en musique
+finissait au moment où Sardanapale vaincu appelle ses plus belles
+esclaves, et monte avec elles sur le bûcher. L'idée me vint d'écrire une
+sorte de symphonie descriptive de l'incendie, des cris de ces femmes mal
+résignées, des fiers accents de ce brave voluptueux, défiant la mort au
+milieu des progrès de la flamme et du fracas de l'écroulement du palais.
+Mais en songeant aux moyens que j'allais avoir à employer pour rendre
+sensibles, par l'orchestre seul les principaux traits d'un tableau de
+cette nature, je m'arrêtai. La section de musique de l'Académie eût
+condamné, sans aucun doute, toute ma partition, à la seule inspection de
+ce final instrumental; d'ailleurs, rien ne pouvant être plus
+inintelligible, réduit à l'exécution du piano, il devenait au moins
+inutile de l'écrire. J'attendis donc. Quand ensuite le prix m'eut été
+accordé, sûr alors de ne pouvoir plus le perdre, et d'être en outre
+exécuté à grand orchestre, j'écrivis mon incendie. Ce morceau, à la
+répétition générale, produisit un tel effet, que plusieurs de MM. les
+Académiciens, pris au dépourvu, vinrent eux-mêmes m'en faire compliment,
+sans arrière pensée et sans rancune pour le piège où je venais de
+prendre leur religion musicale.
+
+La salle des séances publiques de l'Institut était pleine d'artistes et
+d'amateurs, curieux d'entendre cette cantate dont l'auteur avait alors
+déjà une fière réputation d'extravagance. La plupart en sortant, se
+récriaient sur l'étonnement que leur avait causé l'_Incendie_, et par le
+récit qu'ils firent de l'étrangeté de cet effet symphonique, la
+curiosité et l'attention des auditeurs du lendemain, qui n'avaient point
+assisté à la répétition, furent naturellement excitées à un degré peu
+ordinaire.
+
+A l'ouverture de la séance, me méfiant un peu de l'habileté de Grasset,
+l'ex-chef d'orchestre du théâtre Italien, qui dirigeait alors, j'allai
+me placer à côté de lui, mon manuscrit à la main. La pauvre Malibran,
+attirée aussi par la rumeur de la veille, et qui n'avait pas pu trouver
+place dans la salle, était assise sur un tabouret, auprès de moi, entre
+deux contre-basses. Je la vis ce jour-là pour la dernière fois.
+
+Mon _decrescendo_ commence:
+
+(La cantate débutant par ce vers: _Déjà la nuit a voilé la nature_,
+j'avais dû faire un _Coucher du soleil_, au lieu du _Lever de l'Aurore_
+consacré. Il semble que je sois condamné à ne jamais agir comme tout le
+monde, à prendre la vie et l'Académie à contre-poil!)
+
+La cantate se déroule sans accident; Sardanapale apprend sa défaite, se
+résout à mourir, appelle ses femmes; l'incendie s'allume, on écoute, les
+initiés de la répétition disent à leurs voisins:
+
+«Vous allez entendre cet écroulement, c'est étrange, c'est prodigieux!
+
+Cinq cent mille malédictions sur les musiciens qui ne comptent pas leurs
+pauses!!! une partie de cor donnait dans ma partition la réplique aux
+timbales, les timbales la donnaient aux cymbales, celles-ci à la grosse
+caisse, et le premier coup de la grosse caisse amenait l'explosion
+finale! Mon damné cor ne fait pas sa note, les timbales ne l'entendant
+pas n'ont garde de partir, par suite, les cymbales et la grosse caisse
+se taisent aussi; rien ne part! rien!!... les violons et les basses
+continuent seuls leur impuissant tremolo; point d'écroulement! un
+incendie qui s'éteint sans avoir éclaté; un effet ridicule au lieu de
+l'éruption tant annoncée! _Ridiculus mus!..._ Il n'y a qu'un
+compositeur, déjà soumis à une pareille épreuve, qui puisse concevoir la
+fureur dont je fus alors bouleversé. Un cri d'horreur s'échappa de ma
+poitrine haletante, je lançai ma partition à travers l'orchestre, je
+renversai deux pupitres; madame Malibran fit un bond en arrière, comme
+si une mine venait soudain d'éclater à ses pieds; tout fut en rumeur, et
+l'orchestre, et les Académiciens scandalisés, et les auditeurs
+mystifiés, et les amis de l'auteur indignés. Ce fut une vraie
+catastrophe musicale. Sérieusement, je tremble encore en y songeant.
+
+Il fallut pourtant bien en prendre mon parti, et quelques semaines
+après, maudissant l'Académie de Paris, qui, cette fois, n'en pouvait
+mais, m'acheminer vers l'Académie de Rome, où je devais avoir tout
+loisir d'oublier la musique et les musiciens.
+
+Cette institution, fondée en 1666, eut sans doute, dans le principe, un
+but d'utilité pour l'art et les artistes. Il ne m'appartient pas de
+juger jusqu'à quel point les intentions du fondateur ont été remplies à
+l'égard des peintres, sculpteurs, graveurs et architectes; quant aux
+musiciens, je le répète, le voyage d'Italie, favorable au développement
+de leur imagination par le trésor de poésie que la nature, l'art et les
+souvenirs, étalent à l'envi sous leurs pas, est au moins inutile sous le
+rapport des études spéciales qu'ils y peuvent faire. Mais le fait
+ressortira plus évident du tableau fidèle de la vie que mènent à Rome
+les artistes français. Avant de s'y rendre, les cinq ou six nouveaux
+lauréats se réunissent pour combiner ensemble les arrangements du grand
+voyage qui se fait d'ordinaire en commun. Un _voiturin_ se charge,
+moyennant une somme assez modique, de faire parvenir en Italie sa
+cargaison de grands hommes, en les entassant dans une lourde cariole, ni
+plus ni moins que des bourgeois du Marais. Comme il ne change jamais de
+chevaux, il lui faut beaucoup de temps pour traverser la France, passer
+les Alpes, et parvenir dans les États-Romains; mais ce voyage à petites
+journées doit être fécond en incidents pour une demi-douzaine de jeunes
+voyageurs dont l'esprit, à cette époque, est fort loin d'être tourné à
+la mélancolie. Si j'en parle sous la forme dubitative, c'est que je ne
+l'ai pas fait ainsi moi-même; diverses circonstances me retinrent à
+Paris, après la _cérémonie auguste de mon couronnement_, jusqu'au milieu
+de janvier, et je fis la traversée tout seul et assez triste.
+
+
+
+
+IV
+
+LE DÉPART.
+
+
+La saison était trop mauvaise pour que le passage des Alpes pût offrir
+quelque agrément; je me déterminai donc à les tourner, et me rendis à
+Marseille. C'était ma première entrevue avec la mer. Je cherchai assez
+longtemps un vaisseau un peu propre qui fît voile pour Livourne, mais je
+ne trouvai toujours que d'ignobles petits navires, chargés de laines ou
+de barriques d'huile ou de monceaux d'ossements à faire du noir, qui
+exhalaient une odeur insupportable. Du reste, pas un endroit où un
+honnête homme pût se nicher; on ne m'offrait ni le vivre ni le couvert;
+je devais apporter des provisions et me faire un chenil pour la nuit
+dans le coin du vaisseau qu'on voulait bien m'octroyer. Pour toute
+compagnie, quatre matelots à face de bouledogue, dont la probité ne
+m'était rien moins que garantie. Je reculai. Pendant plusieurs jours il
+me fallut tuer le temps à parcourir les rochers voisins de Notre-Dame de
+la Garde, genre d'occupation pour lequel j'ai toujours eu un goût
+particulier.
+
+Enfin j'entendis annoncer le prochain départ d'un brick Sarde qui se
+rendait à Livourne. Quelques jeunes gens de bonne mine, que je
+rencontrai à la Cannebière, m'apprirent qu'ils étaient passagers sur le
+bâtiment, et que nous y serions assez bien en nous concertant ensemble
+pour l'approvisionnement. Le capitaine ne voulait en aucune façon se
+charger du soin de notre table. En conséquence, il fallut y pourvoir.
+Nous prîmes des vivres pour une semaine, comptant en avoir de reste, la
+traversée de Marseille à Livourne, par un temps favorable, ne prenant
+guère plus de trois ou quatre jours. C'est une délicieuse chose qu'un
+premier voyage sur la Méditerranée, quand on est favorisé d'un beau
+temps, d'un navire passable, et qu'on n'a pas le mal de mer. Les deux
+premiers jours, je ne pouvais assez admirer la bonne étoile qui m'avait
+fait si bien tomber et m'exemptait complètement du malaise dont les
+autres voyageurs étaient cruellement tourmentés. Nos dîners sur le pont,
+par un soleil superbe, en vue des côtes de Sardaigne, étaient de fort
+agréables réunions. Tous ces messieurs étaient Italiens, et avaient la
+mémoire garnie d'anecdotes plus ou moins vraisemblables, mais
+très-intéressantes. L'un avait servi la cause de la liberté en Grèce, où
+il s'était lié avec Canaris; et nous ne nous lassions pas de lui
+demander des détails sur l'héroïque incendiaire, dont la gloire semblait
+prête à s'éteindre, après avoir brillé d'un éclat subit et terrible
+comme l'explosion de ses brûlots. Un Vénitien, homme d'assez mauvais
+ton, et parlant fort mal le français, prétendait avoir commandé la
+corvette de Byron pendant les excursions aventureuses du poète dans
+l'Adriatique et l'Archipel grec. Il nous décrivait minutieusement le
+brillant uniforme dont Byron avait exigé qu'il fût revêtu, les orgies
+qu'ils faisaient ensemble; il n'oubliait pas non plus les éloges que le
+noble voyageur avait accordés à son courage. Au milieu d'une tempête,
+Byron ayant engagé le capitaine à venir dans sa chambre, faire avec lui
+une partie d'écarté, celui-ci accepta l'invitation au lieu de rester sur
+le pont à surveiller la manoeuvre; la partie commencée, les mouvements du
+vaisseau devinrent si violents que la table et les joueurs furent
+rudement renversés.
+
+--Ramassez les cartes, et continuons, s'écria Byron.
+
+--Volontiers, milord!
+
+--Commandant, vous êtes un brave!» Il se peut qu'il n'y ait pas un mot
+de vrai dans tout cela, mais il faut convenir que l'uniforme galonné et
+la partie d'écarté sont bien dans le caractère de l'auteur de _Lara_; en
+outre le narrateur n'avait pas assez d'esprit pour donner à des contes
+ce parfum de couleur locale, et le plaisir que j'éprouvais à me trouver
+ainsi côte à côte avec un compagnon du pèlerinage de Childe-Harold,
+achevait de me persuader. Mais notre traversée ne paraissait pas
+approcher sensiblement de son terme; un calme plat nous avait arrêtés en
+vue de Nice; il nous y retint trois jours entiers. La brise légère qui
+s'élevait chaque soir nous faisait avancer de quelques lieues, mais elle
+tombait au bout de deux heures, et la direction contraire d'un courant
+qui règne le long de ces côtes, nous ramenait tout doucement pendant la
+nuit au point d'où nous étions partis. Tous les matins, en montant sur
+le pont, ma première question aux matelots était pour connaître le nom
+de la ville qu'on distinguait sur le rivage, et tous les matins je
+recevais pour réponse: «E Nizza, signore. Ancora Nizza. E sempre Nizza.»
+Je commençais à croire la gracieuse ville de Nice douée d'une puissance
+magnétique, qui, si elle n'arrachait pièce à pièce tous les ferrements
+de notre brick, ainsi qu'il arrive, au dire des matelots, quand on
+approche trop des pôles, exerçait au moins sur le bâtiment une
+irrésistible attraction. Un vent furieux du nord, qui nous tomba des
+Alpes comme une avalanche, vint me tirer d'erreur. Le capitaine n'eut
+garde de manquer une si belle occasion pour réparer le temps perdu, et
+se _couvrit de toile_. Le vaisseau pris en flanc inclinait horriblement.
+Toutefois je fus bien vite accoutumé à cet aspect qui m'avait alarmé
+dans les premiers moments; mais vers minuit, comme nous entrions dans le
+golfe de la Spezzia, la frénésie de cette _tramontana_ devint telle, que
+les matelots eux-mêmes commencèrent à trembler en voyant l'obstination
+du capitaine à laisser toutes les voiles dehors. C'était une tempête
+véritable, dont je ferai la description en beau style académique... une
+autre fois. Cramponné à une barre de fer du tillac, j'admirais avec un
+sourd battement de coeur cet étrange spectacle, pendant que le commandant
+vénitien, dont j'ai parlé plus haut, examinait d'un oeil sévère le
+capitaine occupé à tenir la barre, et laissait échapper de temps en
+temps de sinistres exclamations: «C'est de la folie! disait-il... Quel
+entêtement!... Cet imbécile va nous faire sombrer!... Un temps pareil,
+et quinze voiles étendues!» L'autre ne disait mot, et se contentait de
+rester au gouvernail, quand un effroyable coup de vent vint le
+renverser, et coucher presque entièrement le navire sur le flanc. Ce fut
+un instant terrible... Pendant que notre malencontreux capitaine
+roulait au milieu des tonneaux que la secousse avait jetés sur le pont
+dans toutes les directions, le Vénitien, s'élançant à la barre, prit le
+commandement de la manoeuvre avec une autorité illégale, il est vrai,
+mais bien justifiée par l'événement, et que l'instinct des matelots,
+joint à l'imminence du danger, les empêcha de méconnaître. Plusieurs
+d'entre eux, se croyant perdus, appelaient déjà la madone à leur aide.
+«Il ne s'agit pas de la madone, sacredieu! s'écrie le commandant, au
+perroquet! au perroquet! tous au perroquet!» En un instant, à la voix de
+ce chef improvisé, les mâts furent couverts de monde, les principales
+voiles carguées; le vaisseau, se relevant à demi, permit alors
+d'exécuter les manoeuvres de détail, et nous fûmes sauvés.
+
+Le lendemain nous arrivâmes à Livourne à l'aide d'une seule voile, tant
+était grande la violence du vent. Quelques heures après notre
+installation à l'hôtel de l'Aquila Nera, nos matelots vinrent en corps
+nous faire une visite, intéressée en apparence, mais qui n'avait pour
+but cependant que de se réjouir avec nous du danger auquel nous venions
+d'échapper. Ces pauvres diables, qui gagnent à peine le morceau de morue
+sèche et le biscuit dont se compose leur nourriture habituelle, ne
+voulurent jamais accepter notre argent, et ce fut à grand peine que
+nous parvînmes à les faire rester pour prendre leur part d'un déjeuner
+improvisé. Une pareille délicatesse est chose rare, surtout en Italie;
+elle mérite d'être consignée.
+
+Mes compagnons de voyage m'avaient confié, pendant la traversée, qu'ils
+accouraient pour prendre part au mouvement qui venait d'éclater contre
+le duc de Modène. Ils étaient animés du plus vif enthousiasme; ils
+croyaient toucher déjà au jour de l'affranchissement de leur patrie.
+Modène prise, la Toscane entière se soulèverait; sans perdre de temps,
+on marcherait sur Rome; la France d'ailleurs ne manquerait pas de les
+aider dans leur noble entreprise, etc., etc. Hélas! avant d'arriver à
+Florence, deux d'entre eux furent arrêtés par la police du Grand-Duc et
+jetés dans un cachot, où ils croupissent peut-être encore; pour les
+autres, j'ai appris plus tard qu'ils s'étaient distingués dans les rangs
+des patriotes de Modène et de Bologne, mais qu'attachés au brave et
+malheureux Menotti, ils avaient suivi toutes ses vicissitudes et partagé
+son sort. Telle fut la fin tragique de ces beaux rêves de liberté.
+
+Resté seul à Florence, après des adieux que je ne croyais pas devoir
+être éternels, je m'occupai de mon départ pour Rome. Le moment était
+fort inopportun, et ma qualité de Français, arrivant de Paris, me
+rendait encore plus difficile l'entrée des États pontificaux. On refusa
+de viser mon passeport pour cette destination; les pensionnaires de
+l'Académie étaient véhémentement soupçonnés d'avoir fomenté le mouvement
+insurrectionnel de la place Colonne, et l'on conçoit que le pape ne vit
+pas avec empressement s'accroître cette petite colonie de
+révolutionnaires. J'écrivis à notre directeur, M. Horace Vernet, qui,
+après d'énergiques réclamations, obtint enfin du cardinal Bernetti
+l'autorisation dont j'avais besoin.
+
+Par une singularité remarquable, j'étais parti seul de Paris; je m'étais
+trouvé seul Français dans la traversée de Marseille à Livourne; je fus
+l'unique voyageur que le voiturin de Florence trouva disposé à
+s'acheminer vers Rome, et c'est dans cet isolement complet que j'y
+arrivai. Deux volumes de Mémoires sur l'impératrice Joséphine, que le
+hasard m'avait fait rencontrer chez un bouquiniste de Sienne, m'aidèrent
+à tuer le temps pendant que ma vieille berline cheminait paisiblement.
+Mon Phaéton ne savait pas un mot de français; pour moi, je ne possédais
+de la langue italienne que des phrases comme celle-ci: «Fa molto caldo.
+Piove. Quando lo pranzo?» Il était difficile que notre conversation fût
+d'un grand intérêt. L'aspect du pays était assez peu pittoresque, et le
+manque absolu de confortable dans les bourgs ou villages où nous nous
+arrêtions, achevait de me faire pester contre l'Italie, et la nécessité
+absurde qui m'y amenait. Mais un jour, sur les dix heures du matin,
+comme nous venions d'atteindre un petit groupe de maisons, appelé la
+Storta, le vetturino me dit tout-à-coup d'un air nonchalant, en se
+versant un verre de vin: «Ecco Roma, signore!» Et, sans se retourner, il
+me montrait du doigt la croix de Saint-Pierre. Ce peu de mots opéra en
+moi une révolution complète; je ne saurais exprimer le trouble, le
+saisissement que me causa l'aspect lointain de la ville immortelle, au
+milieu de cette immense plaine nue et désolée... Tout à mes yeux devint
+grand, poétique, sublime; l'imposante majesté de la _piazza del Popolo_,
+par laquelle on entre dans Rome en venant de France, vint encore quelque
+temps après augmenter ma religieuse émotion; et j'étais tout rêveur
+quand les chevaux, dont j'avais cessé de maudire la lenteur,
+s'arrêtèrent devant un palais de noble et sévère apparence; c'était
+l'Académie.
+
+La _villa Medici_, qu'habitent les pensionnaires et le directeur de
+l'Académie de France, fut bâtie en 1557 par Annibal Lippi; Michel-Ange
+ensuite y ajouta une aile et quelques embellissements: elle est située
+sur cette portion du _monte Pincio_ qui domine la ville, et de laquelle
+on jouit d'une des plus belles vues qu'il y ait au monde. A droite,
+s'étend la promenade du Pincio; c'est l'avenue des Champs-Élysées de
+Rome. Chaque soir, au moment où la chaleur commence à baisser, elle est
+inondée de promeneurs à pied, à cheval, et surtout en calèche
+découverte, qui, après avoir animé pendant quelque temps la solitude de
+ce magnifique plateau, en descendent précipitamment au coup de sept
+heures, et se dispersent comme un essaim de moucherons emporté par le
+vent. Telle est la crainte presque superstitieuse qu'inspire aux Romains
+le _mauvais air_, que si un petit nombre de promeneurs attardés,
+narguant l'influence pernicieuse de l'_aria cattiva_, s'arrête encore
+après la disparition de la foule, pour admirer la pompe du majestueux
+paysage déployé par le soleil couchant, derrière le _monte Mario_, qui
+borne l'horizon de ce côté, vous pouvez en être sûrs, ces imprudents
+rêveurs sont étrangers.
+
+A gauche de la Villa, l'avenue du Pincio aboutit sur la petite place de
+la Trinita del Monte, ornée d'un obélisque, d'où un large escalier de
+marbre descend dans Rome, et sert de communication directe entre le haut
+de la colline et la place d'Espagne.
+
+Du côté opposé, le palais s'ouvre sur de beaux jardins, dessinés dans le
+goût de Lenôtre, comme doivent l'être les jardins de toute honnête
+Académie. Un bois de lauriers et de chênes verts, élevé sur une
+terrasse, en fait partie, borné d'un côté par les remparts de Rome et
+de l'autre par le couvent des Ursulines-Françaises, attenant aux
+terrains de la villa Medici.
+
+En face on aperçoit, au milieu des champs incultes de la villa Borghèse,
+la triste et désolée maison de campagne qu'habita Raphaël; et, comme
+pour assombrir encore ce mélancolique tableau, une ceinture de
+_pins-parasols_ en tout temps couverte d'une noire armée de corbeaux,
+l'encadre à l'horizon.
+
+Telle est à peu près la topographie de l'habitation vraiment royale,
+dont la munificence du gouvernement français a doté ses artistes pendant
+le temps de leur séjour à Rome. Les appartements du directeur y sont
+d'une somptuosité remarquable; bien des ambassadeurs seraient heureux
+d'en posséder de pareils. Les chambres des pensionnaires, à l'exception
+de deux ou trois, sont au contraire petites, incommodes, et surtout
+excessivement mal meublées. Je parie qu'un maréchal-des-logis de la
+caserne Popincourt, à Paris, est mieux partagé, sous ce rapport, que je
+ne l'étais au palais de l'Accademia di Francia. Dans le jardin sont la
+plupart des ateliers des peintres et sculpteurs; les autres sont
+disséminés dans l'intérieur de la maison et sur un petit balcon élevé
+donnant sur le jardin des Ursulines, d'où l'on aperçoit la chaîne de la
+Sabine, le monte Cavo et le camp d'Annibal. De plus, une bibliothèque
+totalement dépourvue d'ouvrages nouveaux, mais assez bien fournie en
+livres classiques, est ouverte jusqu'à trois heures aux investigations
+des élèves laborieux, et présente au désoeuvrement de ceux qui ne le sont
+pas une ressource contre l'ennui. Car il faut dire que la liberté dont
+ils jouissent est à peu près illimitée. Les pensionnaires sont bien
+tenus d'envoyer tous les ans à l'Académie de Paris, un tableau, un
+dessin, une statue, une médaille ou une partition; mais ce travail une
+fois fait, ils peuvent employer leur temps comme bon leur semble, où
+même ne pas l'employer du tout, sans que personne ait rien à y voir. La
+tâche du directeur se borne à administrer l'établissement, et à
+surveiller l'exécution du réglement qui le régit. Quant à la direction
+des études, il n'exerce sur elle aucune influence. Cela se conçoit; les
+vingt-deux élèves pensionnés, s'occupant de cinq arts, frères si l'on
+veut, mais différents, il n'est pas possible à un seul homme de les
+posséder tous, et il serait mal venu de donner son avis sur ceux qui lui
+sont étrangers.
+
+A présent que le lecteur a un aperçu du lieu de la scène, je crois que
+le meilleur moyen de lui faire connaître les acteurs est de reprendre
+mon auto-biographie au point où je l'avais interrompue.
+
+
+
+
+V
+
+L'ARRIVÉE.
+
+
+L'Ave Maria venait de sonner, quand je descendis de voiture à la porte
+de l'Académie; cette heure étant celle du dîner, je m'empressai de me
+faire conduire au réfectoire, où l'on venait de m'apprendre que tous mes
+nouveaux camarades étaient réunis. Mon arrivée à Rome ayant été retardée
+par diverses circonstances, comme je l'ai dit plus haut, on n'attendait
+plus que moi; et, à peine eus-je mis le pied dans la vaste salle où
+siégeaient bruyamment autour d'une table bien garnie une vingtaine de
+convives, qu'un hourra à faire tomber les vitres, s'il y en avait eu,
+s'éleva à mon aspect.
+
+--Oh! Berlioz! Berlioz! Oh! cette tête! Oh! ces cheveux! Oh! ce nez!
+Dis-donc, Jalay, il t'enfonce joliment pour le nez!
+
+--Et toi, il te _recale_ fièrement pour les cheveux!
+
+--Mille dieux! quel toupet!
+
+--Eh! Berlioz! tu ne me reconnais pas? Te rappelles-tu la séance de
+l'Institut? Tes sacrées timbales qui ne sont pas parties pour l'incendie
+de Sardanapale? Était-il furieux! Mais, ma foi, il y avait de quoi!
+Voyons donc, tu ne me reconnais pas?
+
+--Je vous reconnais bien; mais votre nom...
+
+--Ah! tiens, il me dit _vous_, tu te _manières_, mon vieux: on se tutoie
+tout de suite ici.
+
+--Eh bien! comment t'appelles-tu?
+
+--Il s'appelle Signol.
+
+--Mieux que ça, Rossignol.
+
+--Mauvais! mauvais le calembourg!
+
+--Absurde!
+
+--Laissez-le donc s'asseoir!
+
+--Qui? le calembourg?
+
+--Non, Berlioz.
+
+--Ohé! Fleury, apportez-nous du punch, et du fameux; cela vaudra mieux
+que les bêtises de cet autre qui veut faire le malin.
+
+--Enfin, voilà notre section de musique au complet!
+
+--Eh! Monfort[5], voilà ton collègue.
+
+--Eh! Berlioz, voilà _ton-fort_.
+
+--C'est _mon-fort_.
+
+--C'est _son-fort_.
+
+--C'est _notre-fort_.
+
+--Embrassez-vous.
+
+--Embrassons-nous.
+
+--Ils ne s'embrasseront pas!
+
+--Ils s'embrasseront!
+
+--Ils ne s'embrasseront pas!
+
+--Si!
+
+--Non!
+
+--Ah ça! mais, pendant qu'ils crient, tu manges tout le macaroni, toi;
+aurais-tu la bonté de m'en laisser un peu?
+
+--Eh bien! embrassons-le tous, et que ça finisse!
+
+--Non, que ça commence! voilà le punch! Ne bois pas ton vin.
+
+--Non, plus de vin!
+
+--A bas le vin!
+
+--Cassons les bouteilles! Gare, Fleury!
+
+--Pinck! panck!
+
+--Messieurs, ne cassez pas les verres, au moins; il en faut pour le
+punch; je ne pense pas que vous veuillez le boire dans de petits verres.
+
+--Ah! les petits verres! Fi donc!
+
+--Pas mal, Fleury! ce n'est pas maladroit; sans ça, tout y passait.
+
+Fleury est le nom du factotum de la maison; ce brave homme, si digne, à
+tous égards, de la confiance que lui accordent les directeurs de
+l'Académie, est en possession, depuis longues années, de servir à table
+les pensionnaires; il a vu tant de scènes semblables à celle que je
+viens de décrire, qu'il n'y fait plus attention, et garde en pareil cas
+un sérieux de glace, dont le contraste est vraiment plaisant. Quand je
+fus un peu revenu de l'étourdissement que devait me causer un tel
+accueil, je m'aperçus que le salon où je me trouvais offrait l'aspect le
+plus bizarre. Sur l'un des murs, sont encadrés les portraits des anciens
+pensionnaires, au nombre de cinquante environ; sur l'autre, qu'on ne
+peut regarder sans rire, d'effroyables fresques de grandeur naturelle,
+étalent une suite de caricatures, dont la monstruosité grotesque ne peut
+se décrire, et dont les originaux ont tous habité l'Académie.
+Malheureusement l'espace manque aujourd'hui pour continuer cette
+curieuse galerie, et les nouveaux venus, dont l'extérieur prête à la
+charge, ne peuvent plus être admis aux honneurs du grand _salon_.
+
+Le soir même, après avoir salué M. Vernet, je suivis mes camarades au
+lieu habituel de leurs réunions, le fameux café Greco. C'est bien la
+plus détestable taverne qu'on puisse trouver, sale, obscure et humide;
+rien ne peut justifier la préférence que lui accordent les artistes de
+toutes les nations fixés à Rome. Mais son voisinage de la place
+d'Espagne et du restaurant Lepri qui est en face, lui amène un nombre
+considérable de chalands. On y tue le temps à fumer d'exécrables
+cigares, en buvant du café qui n'est guère meilleur, qu'on vous sert,
+non point sur des tables de marbre comme partout ailleurs, mais sur de
+petits guéridons de bois, larges comme la calotte d'un chapeau, et noirs
+et gluants comme les murs de cet aimable lieu. Le _café Greco_
+cependant, est tellement fréquenté par les artistes étrangers que la
+plupart s'y font adresser leurs lettres, et que les nouveaux débarqués
+n'ont rien de mieux à faire que de s'y rendre pour trouver des
+compatriotes.
+
+
+
+
+VI
+
+ÉPISODE BOUFFON.
+
+ On a vu des fusils partir, qui n'étaient pas chargés, dit-on. On a
+ vu plus souvent encore, je crois, des fusils chargés qui ne
+ partaient pas.
+
+ (PASCAL.)
+
+
+Je passai quelque temps à me façonner tant bien que mal à cette
+existence si nouvelle pour moi. Mais une vive inquiétude qui, dès le
+lendemain de mon arrivée, s'était emparée de mon esprit, ne me laissait
+d'attention ni pour les objets environnants, ni pour le cercle social où
+je venais d'être si brusquement introduit. Je n'avais pas trouvé à Rome
+des lettres de Paris qui auraient dû m'y précéder de plusieurs jours. Je
+les attendis pendant trois semaines avec une anxiété croissante; après
+ce temps, incapable de résister davantage au désir de connaître la
+cause de ce silence mystérieux, et malgré les remontrances amicales de
+M. Horace Vernet, qui essaya d'empêcher un coup de tête, en m'assurant
+qu'il serait obligé de me rayer de la liste des pensionnaires de
+l'Académie si je quittais l'Italie, je m'obstinai à rentrer en France.
+
+En repassant à Florence, une esquinancie assez violente vint me clouer
+au lit pendant huit jours. Ce fut alors que je fis la connaissance de
+l'architecte danois Schlick, aimable garçon et artiste d'un talent
+classé très-haut par les connaisseurs. Pendant cette semaine de
+souffrances, je m'occupai à réinstrumenter la scène du bal de ma
+Symphonie fantastique, et j'ajoutai à ce morceau la _coda_ qui existe
+maintenant. Je n'avais pas fini ce travail quand, le jour de ma première
+sortie, j'allai à la poste demander mes lettres. Le paquet qu'on me
+présenta contenait une épître d'une impudence si extraordinaire et si
+blessante pour un homme de l'âge et du caractère que j'avais alors,
+qu'il se passa soudain en moi quelque chose d'affreux. Deux larmes de
+rage jaillirent de mes yeux, et mon parti fut pris instantanément. Il
+s'agissait de voler à Paris, où j'avais à tuer sans rémission deux
+femmes coupables et un innocent. Quant à me tuer, moi, après ce beau
+coup, c'était de rigueur, on le pense bien. Le plan de l'expédition fut
+conçu en quelques minutes. On devait à Paris redouter mon retour, on me
+connaissait... Je résolus de ne m'y présenter qu'avec de grandes
+précautions et sous un déguisement. Je courus chez Schlick, qui
+n'ignorait pas le sujet du drame dont j'étais le principal acteur. En me
+voyant si pâle:
+
+--Ah! mon Dieu! qu'y a-t-il?
+
+--Voyez, lui dis-je en lui tendant la lettre, lisez!
+
+--Oh! c'est monstrueux, répondit-il après avoir lu. Qu'allez-vous faire?
+
+L'idée me vint aussitôt de le tromper, pour pouvoir agir plus librement.
+
+--Ce que je vais faire? Je persiste à rentrer en France; mais je vais
+chez mon père au lieu de retourner à Paris.
+
+--Oui, mon ami, vous avez raison; allez dans votre famille; c'est là
+seulement que vous pourrez, avec le temps, oublier vos chagrins et
+calmer l'effrayante agitation où je vous vois. Allons, du courage!
+
+--J'en ai; mais il faut que je parte tout de suite, je ne répondrais pas
+de moi demain.
+
+--Rien n'est plus aisé que de vous faire partir ce soir; je connais
+beaucoup de monde ici, à la police et à la poste; dans deux heures
+j'aurai votre passeport, et dans cinq votre place dans la voiture du
+courrier. Je vais m'occuper de tout cela; rentrez à l'hôtel faire vos
+préparatifs, je vous y rejoindrai.
+
+Au lieu de rentrer, je m'acheminai vers le quai de l'Arno, où demeurait
+une marchande de modes française. J'entre dans son magasin, et tirant ma
+montre:
+
+--Madame, lui dis-je, il est midi; je pars ce soir avec le courrier,
+pouvez-vous, avant cinq heures, préparer pour moi une toilette complète
+de femme de chambre, robe, chapeau, voile vert, etc.? Je vous donnerai
+ce que vous voudrez, je ne regarde pas à l'argent.
+
+La marchande se consulte un instant, et m'assure que tout sera prêt
+avant l'heure indiquée. Je donne des arrhes et rentre, sur l'autre rive
+de l'Arno, à l'hôtel des Quatre-Nations où je logeais. J'appelle le
+premier sommelier.
+
+--Antoine, je pars à six heures pour la France; il m'est impossible
+d'emporter ma malle, je vous la confie. Envoyez-la par la première
+occasion sûre à mon père, dont voici l'adresse.
+
+Et prenant la partition de la scène du Bal[6], dont la _coda_ n'était
+pas entièrement instrumentée, j'écris en tête: _Je n'ai pas le temps de
+finir; s'il prend fantaisie à la Société des Concerts de Paris
+d'exécuter ce morceau en_ L'ABSENCE _de l'auteur, je prie Habeneck de
+doubler à l'octave basse, avec les clarinettes et les cors, le trait
+des flûtes placé sur la dernière rentrée du thème, et d'écrire à plein
+orchestre les accords qui suivent. Cela suffira pour la conclusion._
+
+Puis je mets la partition de ma Symphonie fantastique, adressée sous
+enveloppe à Habeneck, dans une valise, avec quelques hardes; j'avais une
+paire de pistolets à deux coups, je les charge convenablement; j'examine
+et je place dans mes poches deux petites bouteilles de rafraîchissements,
+tels que laudanum, stricnine; et, la conscience en repos au sujet de mon
+arsenal, je m'en vais attendre l'heure du départ, en parcourant sans but
+les rues de Florence avec cet air malade, inquiet et inquiétant des
+chiens enragés.
+
+A cinq heures, je retourne chez ma modiste; on m'essaie ma parure qui va
+fort bien. En payant le prix convenu, je donne vingt francs de trop; une
+jeune ouvrière, assise devant le comptoir s'en aperçoit et veut me le
+faire observer; mais la maîtresse du magasin, jetant d'un geste rapide
+mes pièces d'or dans son tiroir, la repousse et l'interrompt par un:
+
+«Allons, petite bête, laissez monsieur tranquille! croyez-vous qu'il ait
+le temps d'écouter vos sottises!» Et répondant à mon sourire ironique
+par un salut curieux mais plein de grâce: «Mille remercîments, monsieur,
+j'augure bien du succès, vous serez _charmante_, sans aucun doute, dans
+votre petite comédie.»
+
+Six heures sonnent enfin; mes adieux faits à ce vertueux Schlick, qui
+voyait en moi une brebis égarée et blessée rentrant au bercail, ma
+parure féminine soigneusement serrée dans une des poches de la voiture,
+je salue du regard le Persée de Benvenuto et sa fameuse inscription:
+«_Si quis te læserit_, ego _tuus ultor ero_[7]» et nous partons.
+
+Les lieues se succèdent, et toujours entre le courrier et moi règne un
+profond silence. J'avais la gorge et les dents serrées; je ne mangeais
+pas, je ne buvais pas, je ne parlais pas. Quelques mots furent échangés
+seulement vers minuit, au sujet des pistolets, dont le prudent
+conducteur ôta les capsules et qu'il cacha ensuite sous les coussins de
+la voiture. Il craignait que nous ne vinssions à être attaqués, et en
+pareil cas, disait-il, on ne doit jamais montrer la moindre intention de
+se défendre quand on ne veut pas être assassiné.
+
+--A votre aise, lui répondis-je, je serais bien fâché de nous
+compromettre, et je n'en veux pas aux brigands!
+
+Arrivé à Gênes, sans avoir avalé autre chose que le jus d'une orange, au
+grand étonnement de mon compagnon de voyage qui ne savait trop si
+j'étais de ce monde ou de l'autre, je m'aperçois d'un nouveau malheur:
+Mon costume de femme était perdu. Nous avions changé de voiture à un
+village nommé Pietra-Santa et en quittant celle qui nous amenait de
+Florence, j'y avais oublié tous mes atours. «Feux et tonnerres!
+m'écriai-je, ne semble-t-il pas qu'un bon ange maudit veuille m'empêcher
+d'exécuter mon projet! c'est ce que nous verrons!»
+
+Aussitôt je fais venir un domestique de place parlant le français et le
+génois. Il me conduit chez une modiste. Il était près de midi, le
+courrier repartait à six heures. Je demande un nouveau costume: on
+refuse de l'entreprendre, ne pouvant l'achever en si peu de temps. Nous
+allons chez une autre, chez deux autres, chez trois autres modistes,
+même refus. Une enfin annonce qu'elle va rassembler plusieurs ouvrières
+et qu'elle essaiera de me parer avant l'heure du départ.
+
+Elle tient parole; je suis réparé. Mais pendant que je courais ainsi les
+grisettes, ne voilà-t-il pas la police sarde qui s'avise, sur
+l'inspection de mon passeport, de me prendre pour un émissaire de la
+révolution de juillet, pour un co-carbonaro, pour un conspirateur, pour
+un libérateur, de refuser de viser le dit passeport pour Turin, et de
+m'enjoindre de passer par Nice!
+
+«Eh! mon Dieu, visez pour Nice, qu'est-ce que cela me fait? je passerai
+par l'enfer si vous voulez, pourvu que je passe!»
+
+Lequel des deux était le plus splendidement niais, de la police, qui ne
+voyait, dans tous les Français, que des missionnaires de la Révolution,
+ou de moi, qui me croyais obligé de ne pas mettre le pied dans Paris
+sans être déguisé en femme, comme si tout le monde, en me reconnaissant,
+eût dû lire sur mon front le projet qui m'y ramenait; ou comme si, en me
+cachant vingt-quatre heures dans un hôtel, je n'eusse pas dû trouver
+cinquante marchandes de mode pour une, capables de me fagoter à
+merveille.
+
+Les gens passionnés sont charmants, ils s'imaginent tous, que le monde
+entier est préoccupé de leur passion quelle qu'elle soit, et ils mettent
+une bonne foi vraiment édifiante à se conformer à cette opinion.
+
+Je pris donc la route de Nice, sans décolérer. Je repassais même avec
+beaucoup de soin dans ma tête, la _petite comédie_ que j'allais jouer en
+arrivant à Paris. Je me présentais chez mes _amis_ sur les neuf heures
+du soir, au moment où la famille était réunie et prête à prendre le thé;
+je me faisais annoncer comme la femme de chambre de madame la comtesse
+M..., chargée d'un message important et pressé; on m'introduisait au
+salon, je remettais une lettre, et pendant qu'on s'occupait à la lire,
+tirant de mon sein mes deux pistolets doubles, je cassais la tête au
+numéro un, au numéro deux, je saisissais par les cheveux le numéro
+trois, je me faisais reconnaître, malgré ses cris je lui adressais mon
+troisième compliment; après quoi, avant que ce concert de voix et
+d'instruments n'eût attiré des curieux, je me lâchais sur la tempe
+droite le quatrième argument irrésistible, et si le pistolet venait à
+rater (cela s'est vu), je me hâtais d'avoir recours à mes petits
+flacons. Oh! la jolie scène! c'est vraiment dommage qu'elle ait été
+supprimée!
+
+Cependant, malgré ma rage condensée, je me disais parfois en cheminant:
+«Oui, cela sera délicieux, j'aurai là un moment bien agréable! mais la
+nécessité de me tuer ensuite, est assez... fâcheuse. Dire adieu ainsi au
+monde, à l'art; ne laisser d'autre réputation que celle d'un brutal qui
+ne savait pas vivre; n'avoir pas même terminé les corrections de ma
+première symphonie; avoir en tête d'autres partitions.... plus
+grandes..... ah!..... c'est.....» Et revenant à mon idée sanglante:
+«Non, non, non, non, il faut qu'ils meurent tous, il faut que je les
+extermine, il faut que je leur brise le crâne, il le faut, et cela sera!
+cela sera!....» Et les chevaux trottaient, m'emportant vers la France.
+La nuit vint; nous suivions la route de la Corniche, taillée dans le
+rocher à deux où trois cents toises au-dessus de la mer, qui baigne en
+cet endroit le pied des Alpes. L'amour de la vie et l'amour de l'art,
+depuis une heure, me répétaient secrètement mille douces promesses, et
+je les laissais dire; je trouvais même un certain charme à les écouter,
+quand, tout d'un coup, le postillon ayant arrêté ses chevaux pour mettre
+le sabot à la voiture, cet instant de silence me permit d'entendre les
+sourds râlements de la mer, qui brisait furieuse au fond du précipice.
+Ce bruit éveilla un écho terrible et fit éclater dans ma poitrine une
+nouvelle tempête, plus effrayante que toutes celles qui l'avaient
+précédée. Je râlai comme la mer, et m'appuyant de mes deux mains sur la
+banquette où j'étais assis, je fis un mouvement convulsif comme pour
+m'élancer en avant, en poussant un _Ha!_ si rauque, si sauvage, que le
+malheureux conducteur, bondissant de côté, crut décidément avoir pour
+compagnon de voyage quelque diable contraint de porter un morceau de la
+vraie croix.
+
+Cependant, l'intermittence existait, il fallait le reconnaître; il y
+avait lutte entre la vie et la mort. Dès que je m'en fus aperçu, je fis
+ce raisonnement qui ne me semble point trop saugrenu, vu le temps et le
+lieu: «Si je profitais du bon moment (le bon moment était celui où la
+vie venait coqueter avec moi. J'allais me rendre, on le voit), si je
+profitais, dis-je, du bon moment, pour me cramponner de quelque façon
+et m'appuyer sur quelque chose, afin de mieux résister au retour du
+mauvais; peut-être viendrais-je à bout de prendre une résolution....
+vitale. Voyons donc.» Nous traversions à cette heure, un village sarde,
+sur une plage, au niveau de la mer qui ne rugissait pas trop. On
+s'arrête pour changer de chevaux, je demande au conducteur le temps
+d'écrire une lettre; j'entre dans un petit café, je prends un chiffon de
+papier, et j'écris au directeur de l'Académie de Rome, M. Horace Vernet,
+_de vouloir bien me conserver sur la liste des pensionnaires, s'il ne
+m'en avait pas rayé; que j'en avais point encore enfreint le réglement,
+et que je_ M'ENGAGEAIS SUR L'HONNEUR _à ne pas passer la frontière
+d'Italie jusqu'à ce que sa réponse me fût parvenue à Nice, où j'allais
+l'attendre_.
+
+Ainsi lié par ma parole, et sûr de pouvoir toujours en revenir à mon
+projet de Huron, si, exclu de l'Académie, privé de ma pension, je me
+trouvais sans feu, ni lieu, ni sou, ni maille, je remontai plus
+tranquillement en voiture. Je m'aperçus même tout-à-coup que... _j'avais
+faim_, n'ayant rien mangé depuis Florence. O bonne grosse nature!
+décidément j'étais repris.
+
+J'arrivai à cette heureuse ville de Nice, grondant encore un peu.
+J'attendis quelques jours; vint la réponse de M. Vernet; réponse
+amicale, bienveillante, paternelle, dont je fus profondément touché. Ce
+grand artiste, sans connaître le sujet de mon trouble, me donnait des
+conseils qui s'y appliquaient on ne peut mieux; il m'indiquait le
+travail et l'amour de l'art comme les deux remèdes souverains contre les
+tourmentes morales; il m'annonçait que mon nom était resté sur la liste
+des pensionnaires, que le ministre ne serait pas instruit de mon équipée
+et que je pouvais revenir à Rome où l'on me recevrait à bras ouverts.
+
+--Allons, ils sont sauvés, fis-je en soupirant profondément. Et si je
+vivais maintenant! Si je vivais tranquillement, heureusement,
+musicalement! Oh! la plaisante affaire!... Essayons.
+
+Voilà que j'aspire l'air tiède et embaumé de Nice à pleins poumons;
+voilà la vie et la joie qui accourent à tire-d'ailes, et la musique qui
+m'embrasse, et l'avenir qui me sourit, et je reste à Nice un mois entier
+à errer dans les bois d'orangers, à me plonger dans la mer, à dormir nu
+sur les bruyères des montagnes de Villefranche, à voir du haut de ce
+radieux observatoire les navires venir, passer et disparaître
+silencieusement. Je vis entièrement seul, j'écris l'ouverture du _Roi
+Lear_, je chante, je crois en Dieu! Convalescence.
+
+C'est ainsi que j'ai passé à Nice les vingt plus beaux jours de ma vie.
+Nizza! Nizza! ô rimenbranza!
+
+Mais la police du roi de Sardaigne vint encore troubler mon paisible
+bonheur et m'obliger à y mettre un terme.
+
+J'avais fini par échanger quelques paroles au café avec deux officiers
+de la garnison piémontaise; il m'arriva même un jour de faire avec eux
+une partie de billard; cela suffit pour inspirer au chef de la police
+des soupçons graves sur mon compte.
+
+--Évidemment ce jeune musicien français n'est pas venu à Nice pour
+assister aux représentations de _Mathilde de Sabran_ (le seul ouvrage
+qu'on y entendît alors), il ne va jamais au théâtre. Il passe des
+journées entières dans les rochers de Villefranche..... il y attend un
+signal de quelque vaisseau révolutionnaire..... Il ne dîne pas à table
+d'hôte..... pour éviter les insidieuses conversations des agents
+secrets. Le voilà qui se lie tout doucement avec les chefs de nos
+régiments..... Il va entamer avec eux les négociations dont il est
+chargé au nom de _la Jeune Italie_, cela est clair, la conspiration est
+flagrante!
+
+O grand homme! politique profond, tu es délirant, va!
+
+Je suis mandé au bureau de police et interrogé en formes.
+
+--Que faites-vous ici, Monsieur?
+
+--Je me rétablis d'une maladie cruelle; je compose, je rêve, je remercie
+Dieu d'avoir fait un si beau soleil, une mer si belle, des montagnes si
+verdoyantes.
+
+--Vous n'êtes pas peintre?
+
+--Non, Monsieur.
+
+--Cependant, on vous voit partout, un album à la main et dessinant
+beaucoup; seriez-vous occupé à lever quelque plan?
+
+--Oui, je _lève le plan_ d'une ouverture du _Roi Lear_, c'est-à-dire,
+j'ai levé ce plan, car le dessin et l'instrumentation en sont
+tout-à-fait terminés; je crois même que l'entrée en sera formidable!
+
+--Comment l'entrée? qu'est-ce que ce roi Lear?
+
+--Hélas! monsieur, c'est un vieux bonhomme de roi d'Angleterre.
+
+--D'Angleterre!
+
+--Oui, qui vécut, au dire de Shakespeare, il y a quelque dix-huit cents
+ans, et qui eut la faiblesse de partager son royaume à deux filles
+scélérates qu'il avait, et qui le mirent à la porte quand il n'eut plus
+rien à leur donner. Vous voyez qu'il y a peu de rois.....
+
+--Ne parlons pas du Roi!..... Vous entendez par ce mot
+instrumentation?.....
+
+--C'est un terme de musique.
+
+--Toujours ce prétexte! Je sais très-bien, monsieur, qu'on ne compose
+pas ainsi de la musique sans piano, seulement avec un album et un
+crayon, en marchant silencieusement sur les grèves! Ainsi donc, veuillez
+nous dire où vous comptez aller, on va vous rendre votre passeport; vous
+ne pouvez rester à Nice plus longtemps.
+
+--Alors je retournerai à Rome, en composant encore sans piano, avec
+votre permission.
+
+Ainsi fut fait. Je quittai Nice le lendemain fort contre mon gré, il est
+vrai, mais le coeur léger et plein d'_allegria_, et bien vivant et bien
+guéri. Et c'est ainsi qu'une fois encore on a vu _des pistolets chargés
+qui ne sont pas partis_.
+
+C'est égal, je crois que ma petite comédie avait un certain intérêt, et
+c'est vraiment dommage qu'elle n'ait pas été représentée!....
+
+
+
+
+VII
+
+RETOUR A ROME.
+
+
+En repassant à Gênes, j'allai entendre l'_Agnese_ de Paër. Cet opéra fut
+célèbre à l'époque de transition crépusculaire qui précéda _le lever_ de
+Rossini.
+
+L'impression de froid ennui dont il m'accabla tenait sans doute à la
+détestable exécution qui en paralysait les beautés. Je remarquai d'abord
+que, suivant la louable habitude de certaines gens qui, bien
+qu'incapables de rien _faire_, se croient appelés à tout _refaire_ ou
+retoucher, et qui, de leur coup-d'oeil d'aigle aperçoivent tout de suite
+ce qui manque dans un ouvrage, on avait renforcé d'une grosse caisse
+l'instrumentation sage et modérée de Paër; de sorte qu'écrasé sous le
+tampon du maudit instrument, cet orchestre, qui n'avait pas été écrit
+de manière à lui résister, disparaissait entièrement. Madame Ferlotti
+chantait (elle se gardait bien de le jouer) le rôle d'Agnèse. En
+cantatrice qui sait, à un franc près, ce que son gosier lui rapporte par
+an, elle répondait à la douloureuse folie de son père par le plus
+imperturbable sang-froid, la plus complète insensibilité; on eût dit
+qu'elle ne faisait qu'une répétition de son rôle, indiquant à peine les
+gestes et chantant sans expression pour ne pas se fatiguer.
+
+L'orchestre m'a paru passable. C'est une petite troupe fort inoffensive;
+mais les violons jouent juste et les instruments à vent suivent assez
+bien la mesure. A propos de violon..... pendant que je m'ennuyais dans
+sa ville natale, Paganini enthousiasmait tout Paris. Maudissant le
+mauvais destin qui me privait du bonheur de l'entendre, je cherchais au
+moins à obtenir de ses compatriotes quelques renseignements sur lui;
+mais les Gênois sont, comme les habitants de toutes les villes de
+commerce, fort indifférents pour les beaux-arts. Ils me parlèrent très
+froidement de l'homme extraordinaire que l'Allemagne, la France et
+l'Angleterre ont accueilli avec acclamations. Je demandai la maison de
+son père, on ne put me l'indiquer. A la vérité, je cherchai aussi dans
+Gênes le temple, la pyramide, enfin le monument que je pensais avoir été
+élevé à la mémoire de Colomb, et le buste du grand homme qui découvrit
+le Nouveau-Monde n'a pas même frappé une fois mes regards pendant que
+j'errais dans les rues de l'ingrate cité qui lui donna naissance et dont
+il fit la gloire.
+
+De toutes les capitales d'Italie aucune ne m'a laissé d'aussi gracieux
+souvenirs que Florence. Loin de m'y sentir dévoré de spleen, comme je le
+fus plus tard à Rome et à Naples, complètement inconnu, ne connaissant
+personne, avec quelques poignées de piastres à ma disposition, malgré la
+brèche énorme que la course à Nice avait faite à ma fortune, jouissant
+en conséquence de la plus entière liberté, j'y ai passé de bien douces
+journées, soit à parcourir ses nombreux monuments en rêvant de Dante et
+de Michel-Ange, soit à lire Shakespeare dans les bois délicieux qui
+bordent la rive gauche de l'Arno et dont la solitude profonde me
+permettait de crier à mon aise d'admiration. Sachant bien que je ne
+trouverais pas dans la capitale de la Toscane ce que Naples et Milan me
+faisaient tout au plus espérer, je ne songeais guère à la musique, quand
+les conversations de table d'hôte m'apprirent que le nouvel opéra de
+Bellini (_I Montecchi ed i Capuletti_) allait être représenté. On disait
+beaucoup de bien de la musique, mais aussi beaucoup du libretto, ce qui,
+eu égard au peu de cas que les Italiens font pour l'ordinaire des
+paroles d'un opéra, me surprenait étrangement. Ah! ah! c'est une
+innovation!!! Je vais donc, après tant de misérables essais lyriques sur
+ce beau drame, entendre un véritable opéra de Roméo, digne du génie de
+Shakespeare! Dieu! quel sujet! comme tout y est dessiné pour la
+musique!... D'abord, le bal éblouissant dans la maison de Capulet, où,
+au milieu d'un essaim tourbillonnant de beautés, le jeune Montaigu
+aperçoit pour la première fois la _sweet Juliet_, dont la fidélité doit
+lui coûter la vie; puis ces combats furieux dans les rues de Vérone,
+auxquels le bouillant _Tybald_ semble présider comme le génie de la
+colère et de la vengeance; cette inexprimable scène de nuit au balcon de
+Juliette, où les deux amants murmurent un concert d'amour tendre, doux
+et pur comme les rayons de l'astre des nuits qui les garde en souriant
+amicalement; les piquantes bouffonneries de l'insouciant Mercutio, le
+naïf caquet de la vieille nourrice, le grave caractère de l'ermite,
+cherchant inutilement à ramener un peu de calme sur ces flots d'amour et
+de haine dont le choc tumultueux retentit jusque dans sa modeste
+cellule... puis l'affreuse catastrophe, l'ivresse du bonheur aux prises
+avec celle du désespoir, de voluptueux soupirs changés en râle de mort,
+et enfin le serment solennel des deux familles ennemies jurant, trop
+tard, sur le cadavre de leurs malheureux enfants, d'éteindre la haine
+qui fit verser tant de sang et de larmes.--Les miennes coulaient en y
+songeant. Je courus donc au théâtre de la Pergola. Les choristes
+nombreux qui couvraient la scène me parurent assez bons, leurs voix
+sonores et mordantes; il y avait surtout une douzaine de petits garçons
+de quatorze à quinze ans dont les _contralti_ étaient d'un excellent
+effet. Les personnages se présentèrent successivement et chantèrent
+presque tous faux, à l'exception de deux femmes, dont l'une _grande et
+forte_ remplissait le rôle de _Juliette_, et l'autre _petite et grêle_
+celui de _Roméo_.--Pour la troisième ou quatrième fois, après Zingarelli
+et Vaccaï, écrire encore Roméo pour une femme!... Mais au nom de Dieu,
+est-il donc décidé que l'amant de Juliette doit paraître dépourvu des
+attributs de la virilité? Est-il un enfant, celui qui, en trois passes,
+perce le coeur du _furieux Tybald, le héros de l'escrime_, et qui, plus
+tard, après avoir brisé les portes du tombeau de sa maîtresse, d'un bras
+dédaigneux étend mort sur les degrés du monument le comte Pâris qui l'a
+provoqué?... Et son désespoir au moment de l'exil, sa sombre et terrible
+résignation en apprenant la mort de Juliette, son délire convulsif après
+avoir bu le poison, toutes ces passions volcaniques germent-elles
+d'ordinaire dans l'ame d'un eunuque?...
+
+Trouverait-on que l'effet musical de deux voix féminines est le
+meilleur?... Alors, à quoi bon des ténors, des basses, des barytons?
+Faites donc jouer tous les rôles par des soprani ou des contralti, Moïse
+et Otello ne seront pas beaucoup plus étranges avec une voix flûtée que
+ne l'est Roméo. Mais il faut en prendre son parti; la composition de
+l'ouvrage va me dédommager...
+
+Quel désappointement!!! Dans le libretto il n'y a point de bal chez
+Capulet, point de Mercutio, point de nourrice babillarde, point d'ermite
+grave et calme, point de scène au balcon, point de sublime monologue
+pour Juliette recevant la fiole de l'ermite, point de duo dans la
+cellule entre Roméo banni et l'ermite désolé; point de Shakespeare,
+rien; un ouvrage manqué, mutilé, défiguré, _arrangé_. Et c'est un grand
+poète pourtant, c'est Félix Romani, que les habitudes mesquines des
+théâtres lyriques d'Italie ont contraint à découper un si pauvre
+libretto dans le chef-d'oeuvre shakespearien!
+
+Le musicien toutefois a su rendre fort belle une des principales
+situations: A la fin d'un acte, les deux amants séparés de force par
+leurs parents furieux, s'échappent un instant des bras qui les
+retenaient et s'écrient en s'embrassant: «Nous nous reverrons aux
+cieux.» Bellini a mis, sur les paroles qui expriment cette idée, une
+phrase d'un mouvement vif, passionné, pleine d'élan, et _chantée à
+l'unisson_ par les deux personnages. Ces deux voix, vibrant ensemble
+comme une seule, symbole d'une union parfaite, donnent à la mélodie une
+force d'impulsion extraordinaire; et, soit par l'encadrement de la
+phrase mélodique et la manière dont elle est ramenée, soit par
+l'étrangeté bien motivée de cet unisson, auquel on est loin de
+s'attendre, soit enfin par la mélodie elle-même, j'avoue que j'ai été
+remué à l'improviste et que j'ai applaudi avec transport. On a
+singulièrement abusé depuis lors des duos à l'unisson.--Décidé à boire
+le calice jusqu'à la lie, je voulus, quelques jours après, entendre la
+_Vestale_ de Paccini. Quoique ce que j'en connaissais déjà m'eût bien
+prouvé qu'elle n'avait de commune avec l'héroïque et sublime conception
+de Spontini que le titre, je ne m'attendais à rien de pareil.....
+Licinius était encore joué par une femme..... Après quelques instants
+d'une pénible attention, j'ai dû m'écrier comme Hamlet: «Ceci est de
+l'absynthe!» et ne me sentant pas capable d'en avaler davantage, je suis
+parti au milieu du second acte, donnant un terrible coup de pied dans le
+parquet, qui m'a si fort endommagé le gros orteil que je m'en suis
+ressenti pendant plusieurs jours.--Pauvre Italie!... Au moins, va-t-on
+me dire, dans les églises la pompe musicale doit être digne des
+cérémonies auxquelles elle se rattache. Pauvre Italie!... on verra plus
+tard quelle musique on fait à Rome, dans la capitale du monde chrétien;
+en attendant, voilà ce que j'ai entendu de mes propres oreilles pendant
+mon séjour à Florence.
+
+C'était peu après l'explosion de Modène et de Bologne; les deux fils de
+Louis Bonaparte y avaient pris part; leur mère, la reine Hortense,
+fuyait avec l'un d'eux; l'autre venait d'expirer dans les bras de son
+père. On célébrait le service funèbre; toute l'église tendue de noir, un
+immense appareil funéraire de prêtres, de catafalques, de flambeaux,
+invitaient moins aux tristes et grandes pensées que les souvenirs
+éveillés dans l'ame par le nom de celui pour qui l'on priait....
+Napoléon Bonaparte!.... Il s'appelait ainsi!.... c'était _son_
+neveu!.... presque _son_ petit-fils!.... mort à vingt ans.... Et sa
+mère, arrachant le dernier de ses fils à la hache des réactions, fuit en
+Angleterre.... La France lui est interdite.... la France, où luirent
+pour elle tant de glorieux jours.... Mon esprit, remontant le cours du
+temps, me la représentait, joyeuse enfant créole, dansant sur le pont du
+vaisseau qui l'amenait sur le vieux continent, simple fille de madame
+Beauharnais, plus tard fille adoptive du maître de l'Europe, reine de
+Hollande, et enfin exilée, oubliée, orpheline, mère éperdue, reine
+fugitive et sans Etats.... Oh! Beethoven!.... où était la grande ame,
+l'esprit profond et homérique qui conçut la _Symphonie héroïque_, la
+_Marche funèbre pour la mort d'un héros_, et tant d'autres miraculeuses
+poésies musicales qui arrachent des larmes et oppressent le coeur?....
+L'organiste avait tiré les registres de _petites flûtes_ et folâtrait
+dans le haut du clavier, en sifflottant de _petits airs gais_, comme
+font les roitelets quand, perchés sur le mur d'un jardin, ils s'ébattent
+aux pâles rayons d'un soleil d'hiver.... La fête _del Corpus Domini_ (la
+Fête-Dieu) devait être célébrée prochainement à Rome; j'en entendais
+constamment parler autour de moi depuis quelques jours comme d'une chose
+extraordinaire. Je m'empressai donc de m'acheminer vers la capitale des
+Etats pontificaux avec plusieurs Florentins que le même motif y
+attirait. Il ne fut question, pendant tout le voyage, que des merveilles
+qui allaient être offertes à notre admiration. Ces messieurs me
+déroulaient un tableau tout resplendissant de tiares, mitres, chasubles,
+croix brillantes, vêtements d'or, nuages d'encens, etc.
+
+--_Ma la musica?...._
+
+--_Oh! signore, lei sentira un coro immenso._
+
+Puis ils retombaient sur les nuages d'encens, les vêtements dorés, les
+brillantes croix, le tumulte des cloches et des canons. Mais Robin en
+revient toujours à....
+
+--_La musica?_ demandais-je encore, _la musica di questa ceremonia?_
+
+--_Oh! signore, lei sentira un coro immenso._
+
+--Allons, il paraît que ce sera.... un choeur immense, après tout. Je
+pensais déjà à la pompe musicale des cérémonies religieuses dans le
+temple de Salomon; mon imagination, s'enflammant de plus en plus,
+j'allais jusqu'à espérer quelque chose de comparable au luxe gigantesque
+de l'ancienne Egypte.... Faculté maudite, qui ne fait de notre vie qu'un
+mirage continuel!... Sans elle, j'eusse peut-être été ravi de l'aigre et
+discordant fausset des _castrati_ qui me firent entendre un sot et
+insipide contrepoint; sans elle, je n'aurais point été surpris, sans
+doute, de ne pas trouver à la procession _del Corpus Domini_ un essaim
+de jeunes vierges, aux vêtements blancs, à la voix pure et fraîche, aux
+traits empreints de sentiments religieux, exhalant vers le ciel de pieux
+cantiques, harmonieux parfums de ces roses vivantes; sans cette fatale
+imagination, ces deux groupes de clarinettes canardes, de trombones
+rugissants, de grosses caisses furibondes, de trompettes saltimbanques,
+ne m'eussent pas révolté par leur impie et brutale cacophonie. Il est
+vrai que, dans ce cas, il eût aussi fallu supprimer l'organe de l'ouïe.
+On appelle cela à Rome _musique militaire_. Que le vieux Silène, monté
+sur un âne, suivi d'une troupe de grossiers satyres et d'impures
+Bacchantes soit escorté d'un pareil concert, rien de mieux; mais le
+Saint-Sacrement, le pape, les images de la Vierge!!! Ce n'était pourtant
+que le prélude des mystifications qui m'attendaient. Mais n'anticipons
+pas.
+
+Me voilà réinstallé à la Villa Medici, bien accueilli du Directeur, fêté
+de tous mes camarades, dont la curiosité était excitée, sans doute, sur
+le but du pèlerinage que je venais d'accomplir, mais qui pourtant furent
+tous à mon égard d'une réserve exemplaire.
+
+J'étais parti, j'avais eu mes raisons pour partir; je revenais, c'était
+à merveille; pas de commentaires, pas de questions.
+
+
+
+
+VIII
+
+LA VIE DE L'ACADÉMIE.
+
+
+J'étais déjà au fait des habitudes du dedans et du dehors de l'Académie.
+Une cloche, parcourant les divers corridors et les allées du jardin,
+annonce l'heure des repas. Chacun d'accourir alors dans le costume où il
+se trouve; en chapeau de paille, en blouse déchirée ou couverte de terre
+glaise, les pieds en pantouffles, sans cravate, enfin dans le
+délabrement complet d'une parure d'atelier. Après le déjeûner, nous
+perdions ordinairement une ou deux heures dans le jardin, à jouer au
+disque, à la paume, à tirer le pistolet, à fusiller les malheureux
+merles qui habitent le bois de lauriers, ou à dresser de jeunes chiens.
+Tous exercices auxquels M. Horace Vernet, dont les rapports avec nous
+étaient plutôt d'un excellent camarade que d'un sévère directeur,
+prenait part fort souvent. Le soir, c'était la visite obligée au café
+Greco, où les artistes français, non attachés à l'Académie, que nous
+appelions _les hommes d'en bas_, fumaient avec nous le _cigare de
+l'amitié_, en buvant le _punch du patriotisme_. Après quoi, chacun se
+dispersait..... Ceux qui rentraient vertueusement à la caserne
+académique, se réunissaient quelquefois sous le grand vestibule qui
+donne sur le jardin. Quand je m'y trouvais, ma mauvaise voix et ma
+misérable guitare étaient mises à contribution, et assis tous ensemble
+autour d'un petit jet d'eau qui, en retombant dans une coupe de marbre,
+rafraîchit ce portique retentissant, nous chantions au clair de lune les
+rêveuses mélodies du Freyschütz, d'Oberon, les choeurs énergiques
+d'Euryanthe, ou des actes entiers d'Iphigénie en Tauride, de la Vestale
+ou de don Juan; car je dois dire à la louange de mes commensaux de
+l'Académie, que leur goût musical était des moins vulgaires.
+
+Nous avions, en revanche, un genre de concerts que nous appelions
+_concerts anglais_, et qui ne manquait pas d'agrément, après les dîners
+un peu échevelés. Les buveurs, plus ou moins chanteurs, mais possédant
+tant bien que mal quelque air favori, s'arrangeaient de manière à en
+avoir tous un différent; pour obtenir la plus grande variété possible,
+chacun d'ailleurs chantait dans un autre ton que son voisin. Duc, le
+spirituel et savant architecte[8], chantait sa chanson de _la Colonne_,
+Dantan celle du _Sultan Saladin_, Montfort triomphait dans la marché de
+_la Vestale_, Signol était plein de charmes dans la romance _Fleuve du
+Tage_, et j'avais quelque succès dans l'air si tendre et si naïf _Il
+pleut, bergère_. A un signal donné, les concertants partaient les uns
+après les autres, et ce vaste morceau d'ensemble à vingt-quatre parties
+s'exécutait en crescendo, accompagné, sur la promenade du Pincio, par
+les hurlements douloureux des chiens épouvantés, pendant que les
+barbiers de la place d'Espagne, souriant d'un air narquois sur le seuil
+de leur boutique, se renvoyaient l'un à l'autre cette naïve exclamation:
+_musica francese!_
+
+Le jeudi était le jour de grande réception chez le directeur. La plus
+brillante société de Rome se réunissait alors aux soirées fashionables
+que madame et mademoiselle Vernet présidaient avec tant de goût. On
+pense bien que les pensionnaires n'avaient garde d'y manquer. La journée
+du dimanche, au contraire, était presque toujours consacrée à des
+courses plus ou moins longues dans les environs de Rome. C'étaient
+_Ponte Molle_, où l'on va boire une sorte de drogue douceâtre et
+huileuse, liqueur favorite des Romains, qu'on appelle vin d'Orvieto; la
+villa Pamphili, Saint-Laurent hors les murs, et surtout le magnifique
+tombeau de Cecilia Metella, dont il est de rigueur d'interroger
+longuement le curieux écho, pour s'enrouer et avoir ainsi le prétexte
+d'aller se rafraîchir dans une osteria qu'on trouve à quelques pas de
+là, avec un gros vin noir, rempli de moucherons.
+
+Avec la permission du directeur, les pensionnaires peuvent entreprendre
+de plus longs voyages, d'une durée indéterminée, à la condition
+seulement de ne pas sortir des États-Romains, jusqu'au moment où le
+réglement les autorise à visiter toutes les parties de l'Italie. Voilà
+pourquoi le nombre des habitants de l'Académie n'est que fort rarement
+au complet. Il y en a presque toujours au moins deux en tournée à
+Naples, à Venise, à Florence, à Palerme ou à Milan. Les peintres et les
+sculpteurs, trouvant Michel-Ange et Raphaël à Rome, sont ordinairement
+les moins pressés d'en sortir; les temples de Pestum, Pompéi, la Sicile,
+excitent vivement au contraire la curiosité des architectes; les
+paysagistes passent la plus grande partie de leur temps dans les
+montagnes; pour les musiciens, comme les différentes capitales d'Italie
+leur offrent toutes à peu près le même degré d'intérêt, ils n'ont pour
+quitter Rome d'autres motifs que _le désir de voir et l'humeur
+inquiète_, et rien que leurs sympathies personnelles ne peut influer sur
+la direction ou la durée de leurs voyages. Usant de là liberté qui nous
+était accordée, je cédais à mon penchant pour les explorations
+aventureuses, et me sauvais aux Abruzzes quand l'ennui de Rome me
+desséchait le sang. Sans cela je ne sais trop comment j'aurais pu
+résister à la monotonie d'une pareille existence. On conçoit, en effet,
+que la gaîté de nos réunions d'artistes, les bals élégants de l'Académie
+et de l'ambassade, le laisser-aller de l'estaminet, n'aient guère pu me
+faire oublier que j'arrivais de Paris, du centre de la civilisation, et
+que je me trouvais tout d'un coup sevré de musique, de théâtre[9], de
+littérature[10], d'agitations, de tout enfin ce qui composait ma vie.
+
+Il ne faut pas s'étonner que la grande ombre de la Rome antique, qui
+seule poétise la nouvelle, n'ait pas suffi pour me dédommager de ce qui
+me manquait. On se familiarise bien vite avec les objets qu'on a sans
+cesse sous les yeux, et ils finissent par ne plus éveiller dans l'âme
+que des impressions et des idées ordinaires. Je dois pourtant en
+excepter le Colysée; le jour ou la nuit je ne le voyais jamais de
+sang-froid. Saint-Pierre me faisait aussi toujours éprouver un frisson
+d'admiration. C'est si grand! si noble! si beau! si majestueusement
+calme!!! J'aimais à y passer la journée pendant les intolérables
+chaleurs de l'été. Je portais avec moi un volume de Byron, et
+m'établissant commodément dans un confessionnal, jouissant d'une fraîche
+atmosphère, d'un silence religieux, interrompu seulement à longs
+intervalles par l'harmonieux murmure des deux fontaines de la grande
+place de Saint-Pierre, que des bouffées de vent apportaient jusqu'à mon
+oreille, je dévorais à loisir cette ardente poésie; je suivais sur les
+ondes les courses audacieuses du Corsaire; j'adorais profondément ce
+caractère à la fois inexorable et tendre, impitoyable et généreux,
+composé bizarre de deux sentiments, opposés en apparence, la haine de
+l'espèce et l'amour d'une femme.
+
+Parfois quittant mon livre pour réfléchir, je promenais mes regards
+autour de moi; mes yeux, attirés par la lumière, se levaient vers la
+sublime coupole de Michel-Ange. Quelle brusque transition d'idées!!! Des
+cris de rage des pirates, de leurs orgies sanglantes, je passais
+tout-à-coup au concert des séraphins, à la paix de la vertu, à la
+quiétude infinie du ciel.... Puis ma pensée, abaissant son vol, se
+plaisait à chercher sur le parvis du temple la trace des pas du noble
+poète....
+
+--Il a du venir contempler ce groupe de Canova, me disais-je; ses pieds
+ont foulé ce marbre, ses mains se sont promenées sur les contours de ce
+bronze; il a respiré cet air, ces échos ont répété ses paroles....
+Paroles de tendresse et d'amour peut-être.... Eh oui! ne peut-il pas
+être venu visiter le monument avec son amie, madame Guiccioli[11]?...
+Femme admirable et rare, dont il a été si complètement compris, si
+profondément aimé!!! Aimé!!!... poète!... libre!... riche!.... Il a été
+tout cela, lui!.... Et le confessionnal retentissait d'un grincement de
+dents à faire frémir les damnés.
+
+Un jour, en de telles dispositions, je me levai spontanément, comme pour
+prendre ma course, et, après quelques pas précipités, m'arrêtant
+tout-à-coup au milieu de l'église, je demeurai silencieux et immobile.
+Un paysan entra, et vint tranquillement baiser l'orteil de saint
+Pierre.
+
+--Heureux bipède! murmurai-je avec amertume, que te manque-t-il? Tu
+crois et espères; ce bronze que tu adores, et dont la main droite tient
+aujourd'hui, au lieu de foudres, les clés du paradis, était jadis un
+Jupiter tonnant. Tu l'ignores; point de désenchantement. En sortant, que
+vas-tu chercher? De l'ombre et du sommeil; les madones des champs te
+sont ouvertes, tu y trouveras l'un et l'autre. Quelles richesses
+rêves-tu?.... la poignée de piastres nécessaires pour acheter un âne ou
+te marier; tes économies de trois ans y suffiront. Qu'est une femme pour
+toi?... une autre sexe. Que cherches-tu dans l'art?... un moyen de
+matérialiser les objets de ton culte ou de t'exciter au rire ou à la
+danse. A toi, la Vierge enluminée de rouge et de vert, c'est la
+peinture; à toi, les marionnettes et polichinelle, c'est le drame; à
+toi, la musette et le tambour de basque, c'est la musique; à moi le
+désespoir et la haine, car je manque de tout ce que je cherche, et
+n'espère plus l'obtenir.
+
+Après avoir quelque temps écouté rugir ma tempête intérieure, je
+m'aperçus que le jour baissait. Le paysan était parti; j'étais seul dans
+Saint-Pierre..... Je sortis. Je rencontrai des peintres allemands qui
+m'entraînèrent dans une osteria, hors des portes de la ville, où nous
+bûmes je ne sais combien de bouteilles d'orvieto, en disant des
+absurdités, fumant, et mangeant crus de petits oiseaux que nous avions
+achetés d'un chasseur. Ces messieurs trouvaient ce mets sauvage
+très-bon, et je fus bientôt de leur avis, malgré le dégoût que j'en
+avais ressenti d'abord. Nous rentrâmes à Rome, en chantant des choeurs de
+Weber, qui nous rappelèrent des jouissances musicales, auxquelles il ne
+fallait plus songer de longtemps..... A minuit, j'allai au bal de
+l'ambassadeur. J'y vis une Anglaise, belle comme Diane, qu'on me dit
+avoir cinquante mille livres sterling de rentes, une voix superbe et un
+admirable talent sur le piano; ce qui me fit grand plaisir. La
+Providence est juste; elle a soin de répartir également ses faveurs! Je
+rencontrai d'horribles visages de vieille, les yeux fixés sur une table
+d'écarté, flamboyants de cupidité. Sorcières de Macbeth!! Je vis
+minauder des coquettes; on me montra deux gracieuses jeunes filles,
+faisant ce que les mères appellent _leur entrée dans le monde_;
+délicates et précieuses fleurs que son souffle desséchant aura bientôt
+flétries! J'en fus ravi. Trois amateurs discoururent devant moi sur
+l'enthousiasme, la poésie, la musique; ils comparèrent ensemble
+Beethoven et M. Vaccaï, Shakespeare et M. Ducis; me demandèrent _si
+j'avais lu Goëthe_, si Faust m'avait _amusé_; que sais-je encore? mille
+autres belles choses. Tout cela m'enchanta tellement, que je quittai le
+salon en souhaitant qu'une aérolithe, grande comme une montagne, pût
+tomber sur le palais de l'ambassadeur et l'écraser avec tout ce qu'il
+contenait.
+
+En remontant l'escalier de la Trinita del Monte, pour rentrer à
+l'Académie, il fallut dégaîner le grand couteau romain. Des malheureux
+étaient en embuscade sur la plate-forme pour demander aux passants la
+bourse ou la vie. Mais nous étions deux, et ils n'étaient que trois; le
+craquement de nos couteaux, que nous ouvrîmes avec bruit, suffit pour
+les rendre momentanément à la vertu.
+
+Souvent, au retour de ces insipides réunions, où de plates cavatines,
+platement chantées au piano, n'avaient fait qu'exciter ma soif de
+musique et aigrir ma mauvaise humeur, le sommeil m'était impossible.
+Alors je descendais au jardin, et, couvert d'un grand manteau à
+capuchon, assis sur un bloc de marbre, écoutant dans de noires et
+misanthropiques rêveries les cris des hiboux de la villa Borghèse,
+j'attendais le retour du soleil. Si mes camarades avaient connu ces
+veilles oisives à la belle étoile, ils n'auraient pas manqué de
+m'accuser de _manière_ (c'est le terme consacré), et les charges de
+toute espèce ne se seraient pas fait attendre; mais je ne m'en vantais
+pas.
+
+Voilà, avec la chasse et les promenades à cheval, le gracieux cercle
+d'actions et d'idées dans lequel je tournais incessamment pendant mon
+séjour à Rome. Qu'on y joigne l'influence accablante du sirocco, le
+besoin impérieux et toujours renaissant des jouissances de mon art, de
+pénibles souvenirs, le chagrin de me voir pendant deux ans[12] exilé du
+monde musical, une impossibilité inexplicable, mais réelle, de
+travailler à l'Académie, et l'on comprendra ce que pouvait avoir
+d'intensité le spleen qui me dévorait.
+
+J'étais méchant comme un dogue à la chaîne. Les efforts de mes camarades
+pour me faire partager leurs amusements ne servaient même qu'à m'irriter
+davantage. Le charme qu'ils trouvaient aux _joies_ du carnaval, surtout
+m'exaspérait. Je ne pouvais concevoir (je ne le puis encore) quel
+plaisir on peut prendre aux divertissements de ce qu'on appelle à Rome,
+comme à Paris, _les jours gras_! Fort gras, en effet; gras de boue, gras
+de fard, de blanc, de lie de vin, de sales quolibets, de grossières
+injures, de filles de joie, de mouchards ivres, de masques ignobles, de
+chevaux éreintés, d'imbécilles qui rient, de niais qui admirent et
+d'oisifs qui s'ennuient. A Rome, où les bonnes traditions de l'antiquité
+se sont conservées, on immolait naguère aux _jours gras_ une victime
+humaine. Je ne sais si cet admirable usage, où l'on retrouve un vague
+parfum de la poésie du Cirque, existe toujours; c'est probable: les
+grandes idées ne s'évanouissent pas si promptement. On conservait alors
+pour _les jours gras_ (quelle ignoble épithète) un pauvre diable
+condamné à la peine capitale; on l'engraissait, lui aussi, pour le
+rendre digne du dieu auquel il allait être offert, le peuple romain; et
+quand l'heure était venue, quand cette tourbe d'imbécilles de toutes
+nations (car, pour être juste, il faut dire que les étrangers ne se
+montrent pas moins que les _indigènes_, avides de si nobles plaisirs),
+quand cette cohue de sauvages en frac et en veste était bien lasse de
+voir courir des chevaux et de se jeter à la figure de petites boules de
+plâtre, en riant aux éclats d'une malice si spirituelle, on allait voir
+mourir l'homme; oui, l'_homme_! C'est souvent avec raison que de tels
+insectes l'appellent ainsi. Pour l'ordinaire, c'est quelque malheureux
+brigand, qui, affaibli par ses blessures, aura été pris à demi-mort par
+les _braves_ soldats du pape, et qu'on aura pansé, qu'on aura soigné,
+qu'on aura guéri, engraissé et _confessé_ pour les jours gras. Et,
+certes il y a, à mon avis, dans ce vaincu mille fois plus de l'homme que
+dans toute cette racaille de vainqueurs, à laquelle le chef temporel et
+spirituel de l'Église (_abhorrens a sanguine_), le représentant de Dieu
+sur la terre, est obligé de donner de temps en temps le spectacle d'une
+tête coupée.
+
+Il est vrai que, bientôt après, ce peuple sensible et intelligent va,
+pour ainsi dire, faire ses ablutions à la place Navone et y laver les
+taches que le sang a pu laisser sur ses habits. Cette place est alors
+mondée complètement; au lieu d'un marché aux légumes, c'est un véritable
+étang d'eau sale et puante, à la surface duquel surnagent, au lieu de
+fleurs, des tronçons de choux, des feuilles de laitues, des écorces de
+pastèques, des brins de paille et des coquilles d'amandes. Sur une
+estrade élevée au bord de ce lac enchanté, quinze musiciens, dont deux
+grosses caisses, une caisse roulante, un tambour, un triangle, un
+pavillon chinois et deux paires de cymbales, flanqués pour la forme de
+quelques cors et clarinettes, exécutent des mélodies d'un style aussi
+pur que le flot qui baigne les pieds de leurs tréteaux, pendant que les
+plus brillants équipages circulent lentement dans cette mare, aux
+acclamations ironiques du _peuple-roi_, dont la _grandeur_ n'est pas
+l'unique cause _qui l'attache au rivage_.
+
+--_Mirate! Mirate!_ voilà l'ambassadeur d'Autriche!
+
+--Non, c'est l'envoyé d'Angleterre!
+
+--Voyez ses armes: une espèce d'aigle.
+
+--Du tout, je distingue un autre animal, et d'ailleurs la fameuse
+inscription: _Dieu et mon droit_.
+
+--Ah! ah! c'est le consul d'Espagne avec son fidèle Sancho. Rossinante
+n'a pas l'air fort enchanté de cette promenade aquatique.
+
+--Quoi! lui aussi? le représentant de la France?
+
+--Pourquoi pas? ce vieillard qui le suit, couvert de la pourpre
+cardinale, est bien l'oncle maternel de Napoléon.
+
+--Et ce petit homme, au ventre arrondi, au sourire malicieux, qui veut
+avoir l'air grave?
+
+--C'est un homme d'esprit qui écrit sur les arts d'imagination, c'est le
+consul de Civita-Vecchia, qui s'est cru obligé par la _fashion_ de
+quitter son poste sur la Méditerranée pour venir se balancer en calèche
+autour de l'égout de la place Navone; il médite en ce moment quelque
+nouveau chapitre pour son roman de _Rouge et Noir_.
+
+_Mirate! Mirate!_ voilà notre fameuse Vittoria, cette Fornarina au petit
+pied (pas tant petit), qui vient poser aujourd'hui en costume
+d'Éminente, pour se délasser de ses travaux de la semaine dans les
+ateliers de l'Académie. La voilà sur son char, comme Vénus sortant de
+l'onde. Gare! les tritons de la place Navone, qui la connaissent tous,
+vont emboucher leurs conques et souffler à son passage une marche
+triomphale. Sauve qui peut!
+
+--Quelles clameurs! Qu'arrive-t-il donc? une voiture bourgeoise a été
+renversée! Oui, je reconnais notre grosse marchande de tabac de la rue
+Condotti. Bravo! elle aborde à la nage, comme Agrippine dans la baie de
+Putzolles, et pendant qu'elle donne le fouet à son petit garçon, pour le
+consoler du bain qu'il vient de prendre, les chevaux, qui ne sont pas
+des chevaux marins, se débattent contre l'eau bourbeuse. Eh! vive la
+joie! en voilà un de noyé! Agrippine s'arrache les cheveux! L'hilarité
+de l'assistance redouble! Les polissons lui jettent des écorces
+d'orange, etc., etc. Bon peuple, que tes ébats sont touchants! que tes
+délassements sont aimables! que de poésie dans tes jeux! que de dignité,
+que de grâce dans ta joie! Oh oui! les grands critiques ont raison,
+l'art est fait pour tout le monde. Si Raphaël a peint ses divines
+Madones, c'est qu'il connaissait bien l'amour exalté de la masse pour le
+beau, chaste et pur idéal; si Michel-Ange a tiré des entrailles du
+marbre son immortel Moïse, si ses puissantes mains ont élevé un temple
+sublime, c'était pour répondre sans doute à ce besoin de grandes
+émotions qui tourmente les âmes de la multitude. C'est pour donner un
+aliment à la flamme poétique qui les dévore, que Tasso et Dante ont
+chanté. Oui, anathème sur toutes les oeuvres que la foule n'admire pas!
+car si elle les dédaigne, c'est qu'elles n'ont aucune valeur; si elle
+les méprise, c'est qu'elles sont méprisables, et si elle les condamne
+formellement par ses sifflets, condamnez aussi l'auteur, car il a manqué
+de respect au public, il a outragé sa grande intelligence, froissé sa
+profonde sensibilité; _qu'on le mène aux carrières_.........
+
+ * * * * *
+
+L'événement funeste que je vais raconter et qui eut lieu, pour ainsi
+dire, sous mes yeux, vint encore ajouter une couche de noir à la teinte
+déjà fort sombre de mon caractère à cette époque.
+
+
+
+
+IX
+
+VINCENZA.
+
+
+Un de mes amis, G***, peintre de talent, avait inspiré un sentiment
+profond à une jeune paysanne d'Albano, nommée Vincenza, qui venait
+quelquefois à Rome offrir pour modèle sa tête virginale aux pinceaux de
+nos plus habiles dessinateurs. La grâce naïve de cette enfant des
+montagnes, et l'expression candide de ses traits, l'avaient rendue
+l'objet d'une espèce de culte que lui rendaient les peintres, et que sa
+conduite décente et réservée justifiait d'ailleurs complètement.
+
+Depuis le jour où G*** parut prendre plaisir à la voir, Vincenza ne
+quitta plus Rome. Albano, son beau lac, ses sites ravissants, furent
+échangés contre une petite chambre sale et obscure qu'elle occupait
+dans le Transtevere, chez la femme d'un artisan dont elle soignait les
+enfants. Les prétextes ne lui manquaient jamais pour faire de fréquentes
+visites à l'atelier de son _bello Francese_. Un jour je l'y trouvai.
+G*** était gravement assis devant son chevalet, le pinceau et la palette
+à la main; Vincenza, accroupie à ses pieds comme un chien à ceux de son
+maître, épiait son regard, aspirait sa moindre parole, par intervalles
+se levait d'un bond, se plaçait en face de G***, le contemplait avec
+ivresse, et se jetait à son cou en faisant des éclats de rire de
+convulsionnaire, sans songer le moins du monde à déguiser à mes yeux sa
+délirante passion.
+
+Pendant plusieurs mois le bonheur de la jeune Albanaise fut sans nuages,
+mais la jalousie vint y mettre fin. On fit concevoir à G... des doutes
+sur la fidélité de Vincenza; dès ce moment, il lui ferma sa porte et
+refusa obstinément de la voir. Vincenza, frappée d'un coup mortel par
+cette rupture, tomba dans un désespoir effrayant; elle attendait
+quelquefois G... des journées entières sur la promenade du Pincio, où
+elle espérait le rencontrer, refusait toute consolation, et devenait de
+plus en plus sinistre dans ses paroles et brusque dans ses manières.
+J'avais déjà essayé inutilement de lui ramener son inflexible; quand je
+la trouvais sur mes pas, noyée de pleurs, le regard morne, je ne
+pouvais que détourner les yeux et m'éloigner en soupirant. Un jour
+pourtant je la rencontrai, marchant avec une agitation extraordinaire au
+bord du Tibre, sur un escarpement élevé qu'on nomme la promenade du
+Poussin.
+
+--Eh bien! où allez-vous donc, Vincenza?
+
+Rien.
+
+--Vous ne voulez pas me répondre?
+
+Rien.
+
+--Vous n'irez pas plus loin; je prévois quelque folie...
+
+--Laissez-moi, Monsieur, ne m'arrêtez pas.
+
+--Mais que venez-vous faire ici, seule?
+
+--Eh! ne savez-vous donc pas qu'il ne veut plus me voir, qu'il ne m'aime
+plus, qu'il croit que je le trompe? Puis-je vivre, après cela? Je venais
+me noyer.
+
+Là-dessus, elle commença à pousser des cris désespérés. Je la vis
+quelque temps se rouler à terre, s'arracher les cheveux, s'exhaler en
+imprécations furieuses contre les auteurs de ses maux; puis, quand elle
+fut un peu fatiguée, je lui demandai si elle voulait me promettre de
+rester tranquille jusqu'au lendemain, m'engageant à faire auprès de G...
+une dernière tentative.
+
+--Ecoutez bien, ma pauvre Vincenza, je le verrai ce soir, je lui dirai
+tout ce que votre malheureuse passion et la pitié qu'elle m'inspire me
+suggèreront pour qu'il vous pardonne. Venez demain matin chez moi, je
+vous apprendrai le résultat de ma démarche, et ce que vous devez faire
+pour achever de le fléchir. Si je ne réussis pas, comme il n'y aura
+effectivement rien de mieux pour vous... le Tibre est toujours là.
+
+--Oh! Monsieur, vous êtes bon, je ferai ce que vous me dites.
+
+Le soir, en effet, je pris G... en particulier, je lui racontai la scène
+dont j'avais été témoin, en le suppliant d'accorder à cette malheureuse
+une entrevue qui, seule, pouvait la sauver.
+
+--Prends de nouvelles et sévères informations, lui dis-je en finissant;
+je parierais mon bras droit que tu la rends victime d'une erreur.
+D'ailleurs, si toutes mes raisons sont sans force, je puis t'assurer que
+son désespoir est admirable, et que c'est une des plus dramatiques
+choses que l'on puisse voir; prends-là comme objet d'art.
+
+--Allons, mon cher Mercure, tu plaides bien; je me rends. Je verrai dans
+deux heures quelqu'un qui peut me donner de nouvelles clartés sur cette
+ridicule affaire. Si je me suis trompé, qu'elle vienne, je laisserai ma
+clé à la porte. Si, au contraire, la clé n'y est pas, c'est que j'aurai
+acquis la certitude que mes soupçons étaient fondés: alors, je te prie,
+qu'il n'en soit plus question. Parlons d'autre chose. Comment
+trouves-tu mon nouvel atelier?
+
+--Incomparablement mieux que l'ancien; mais la vue en est moins belle. A
+ta place, j'aurais gardé la mansarde, ne fût-ce que pour pouvoir
+distinguer Saint-Pierre et le tombeau d'Adrien.
+
+--Oh! te voilà bien avec tes idées nuageuses! A propos de nuages,
+laisse-moi allumer mon cigarre... Bon!... A présent, adieu, je vais à
+l'enquête; dis à ta protégée ma dernière résolution. Je suis _curieux_
+de voir lequel de nous deux est joué.
+
+Le lendemain, Vincenza entra chez moi de fort bonne heure; je dormais
+encore. Elle n'osa pas d'abord interrompre mon sommeil; mais son anxiété
+l'emportant enfin, elle saisit ma guitare et me jeta trois accords qui
+me réveillèrent. En me retournant dans mon lit, je l'aperçus à mon
+chevet mourante d'émotion. Dieu! qu'elle était jolie!!! L'espoir
+éclatait sur sa ravissante figure. Malgré la teinte cuivrée de sa peau,
+je la voyais rougir de passion; tous ses membres frémissaient.
+
+--Eh bien! Vincenza, je crois qu'il vous recevra. Si la clé est à sa
+porte, c'est qu'il vous pardonne, et...
+
+La pauvre fille m'interrompt par un cri de joie, se jette sur ma main,
+la baise avec transport en la couvrant de larmes, gémit, sanglote, et
+se précipite hors de ma chambre, en m'adressant pour remercîment un
+divin sourire qui m'illumina comme un rayon des cieux. Quelques heures
+après, je venais de m'habiller, G... entre, et me dit d'un air grave:
+
+«Tu avais raison, j'ai tout découvert; mais pourquoi n'est-elle pas
+venue? je l'attendais.
+
+--Comment, pas venue? Elle est sortie d'ici ce matin à demi-folle de
+l'espoir que je lui donnais; elle a dû être chez toi en cinq minutes.
+
+--Je ne l'ai pas vue;..... et pourtant la clé était bien à ma porte.
+
+--Malheur! malheur!! j'ai oublié de lui dire que tu avais changé
+d'atelier. Elle sera montée au quatrième, ignorant que tu étais au
+premier.
+
+--Courons.
+
+Nous nous précipitons à l'étage supérieur, la porte de l'atelier était
+fermée; dans le bois était fichée avec force la _spada_ d'argent que
+Vincenza portait dans ses cheveux, et que G... reconnut avec effroi:
+elle venait de lui. Nous courons au Transtevere, chez elle, au Tibre, à
+la promenade du Poussin; nous demandons à tous les passants: personne ne
+l'avait vue. Enfin nous entendons des voix et des interpellations
+violentes..... Nous arrivons au lieu de la scène..... Deux bouviers se
+battaient pour le fazzoletto blanc de Vincenza, que la malheureuse
+Albanaise avait arraché de sa tête et jeté sur le rivage avant de se
+précipiter[13].
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+X
+
+VAGABONDAGES.
+
+
+Le séjour de la ville m'était devenu vraiment insupportable. Aussi ne
+manquais-je aucune occasion de la quitter et de fuir aux montagnes, en
+attendant le moment où il me serait permis de revenir en France.
+
+Comme pour préluder à de plus longues courses dans cette partie de
+l'Italie, visitée seulement par les paysagistes, je faisais fréquemment
+alors le voyage de _Subiaco_, grand village des États du pape, à
+dix-huit lieues de Tivoli.
+
+Cette excursion était mon remède habituel contre le spleen; remède
+souverain qui semblait me rendre à la vie. Une mauvaise veste de toile
+grise et un chapeau de paille formaient tout mon équipement, six
+piastres toute ma bourse. Puis, prenant un fusil ou une guitare, je
+m'acheminais ainsi chassant ou chantant, insoucieux de mon gîte du soir,
+certain d'en trouver un, si besoin était, dans les grottes innombrables
+ou les _madones_ qui bordent toutes les routes, tantôt marchant au pas
+de course, tantôt m'arrêtant pour examiner quelque vieux tombeau, ou, du
+haut d'un de ces tristes monticules dont l'aride plaine de Rome est
+couverte, écouter avec recueillement le grave chant des cloches de
+Saint-Pierre, dont la croix d'or étincelait à l'horizon; tantôt
+interrompant la poursuite d'un vol de vanneaux pour écrire dans mon
+album une idée symphonique qui venait de poindre dans ma tête; et
+toujours savourant à longs traits le bonheur suprême de la vraie
+liberté.
+
+Quelquefois, quand au lieu de fusil j'avais apporté ma guitare, me
+postant au centre d'un paysage en harmonie avec mes pensées, un chant de
+l'Énéide, enfoui dans ma mémoire depuis mon enfance, se réveillait à
+l'aspect des lieux où je m'étais égaré; improvisant alors un étrange
+récitatif sur une harmonie plus étrange encore, je me chantais la mort
+de Pallas, le désespoir du bon Evandre, le convoi du jeune guerrier
+qu'accompagnait son cheval Ethon sans harnais, la crinière pendante, et
+versant de grosses larmes; l'effroi du bon roi Latinus, le siége du
+Latium dont je foulais la terre, la triste fin d'Amata et la mort
+cruelle du noble fiancé de Lavinie.
+
+Ainsi, sous les influences combinées des souvenirs, de la poésie et de
+la musique, j'atteignais le plus incroyable degré d'exaltation. Cette
+triple ivresse se résolvait toujours en torrents de larmes versés avec
+des sanglots convulsifs. Et, ce qu'il y a de plus singulier, c'est que
+je commentais mes larmes. Je pleurais ce pauvre Turnus, à qui le cagot
+Enée était venu enlever ses États, sa maîtresse et la vie; je pleurais
+la belle et touchante Lavinie obligée d'épouser le brigand étranger
+couvert du sang de son amant; je regrettais ces temps poétiques où les
+héros, fils des dieux, portaient de si belles armures et lançaient de
+gracieux javelots à la pointe étincelante, ornée d'un cercle d'or;
+quittant ensuite le passé pour le présent, je pleurais sur mes chagrins
+personnels, mon avenir douteux, ma carrière interrompue; et, tombant
+affaissé au milieu de ce chaos de poésie, murmurant des vers de
+Shakespeare, de Virgile et de Dante: _Nessun maggior dolore.... che
+ricordarsi........ O poor Ophelia!... Good night, sweet Ladies....
+Vitaque cum gemitu... fugit indignata.... sub umbras...._ Je
+m'endormais.
+
+ * * * * *
+
+Quelle folie! diront bien des gens. Oui, mais quel bonheur! Les gens
+raisonnables ne savent pas à quel degré d'intensité peut atteindre ainsi
+le sentiment de l'existence; le coeur se dilate, l'imagination prend une
+envergure immense, on vit avec fureur: le corps même, participant de
+l'exhaliration de l'esprit, semble devenir de fer. Je faisais alors
+mille imprudences qui peut-être aujourd'hui me coûteraient la vie.
+
+Je partis un jour de Tivoli par une pluie battante, mon fusil _à
+pistons_ me permettant de chasser malgré l'humidité. J'arrivai le soir à
+Subiaco, mouillé jusqu'aux os dès le matin, ayant fait mes dix-huit
+lieues et tué quinze pièces de gibier.
+
+Replongé maintenant dans la tourmente parisienne, avec quelle force et
+quelle fidélité mon esprit se rappelle ce beau sauvage pays des
+Abbruzzes où j'ai tant erré! Villages étranges, mal peuplés d'habitants
+mal vêtus, au regard soupçonneux, armés de vieux fusils délabrés qui
+portent loin et atteignent trop souvent leur but! Sites bizarres, dont
+la mystérieuse solitude me frappa si vivement! Je retrouve en foule des
+impressions perdues et oubliées. Ce sont Subiaco, Alatri, Civitella,
+Genesano, Isola di Sora, San Germano, Arce, les pauvres vieux couvents
+déserts dont l'église est toute grande ouverte..... les moines sont
+absents..... le silence seul y habite..... Plus tard, moines et bandits
+y reviendront de compagnie. Ce sont les somptueux monastères peuplés
+d'hommes pieux et bienveillants, qui accueillent cordialement les
+voyageurs et les étonnent par leur spirituelle et savante conversation;
+le palais bénédictin du Monte-Cassino, avec son luxe éblouissant de
+mosaïques, de boiseries sculptées, de reliquaires, etc., l'autre couvent
+de san Benedetto, à Subiaco, où l'Ordre fut fondé, où se trouve la
+grotte qui reçut saint Benoît, où les rosiers qu'il planta fleurissent
+encore. Plus haut, dans la même montagne, au bord d'un précipice au fond
+duquel murmure le vieil Anio, ce ruisseau chéri d'Horace et de Virgile,
+la cellule del Beato Lorenzo, adossée à un mur de rochers que dore le
+soleil, et où j'ai vu s'abriter des hirondelles au mois de janvier.
+Grands bois de châtaigniers au noir feuillage, où surgissent des ruines
+surmontées par intervalles, au soir, de formes humaines qui se montrent
+un instant et disparaissent sans bruit..... pâtres ou brigands..... En
+face, sur l'autre rive de l'Anio, grande montagne à dos de baleine, où
+l'on voit encore à cette heure une petite pyramide de pierres que j'eus
+la constance de bâtir un jour de spleen, et que les peintres français,
+amants fidèles de ces solitudes, ont eu la courtoisie de baptiser de mon
+nom. Au-dessous, une caverne où l'on entre en rampant, et dont on ne
+peut atteindre l'entrée qu'en se laissant tomber du rocher supérieur,
+au risque d'arriver brisé à cinq cents pieds plus bas.
+
+A droite, un champ où je fus arrêté par des moissonneurs étonnés de ma
+présence en pareil lieu, qui m'accablèrent de questions, et ne me
+laissèrent continuer mon ascension que sur l'assurance plusieurs fois
+donnée qu'elle avait pour but l'accomplissement d'un voeu fait à la
+Madone. Loin de là, dans une étroite plaine, la maison isolée de la
+Piagia, bâtie sur le bord de l'inévitable Anio, où j'allais demander
+l'hospitalité et faire sécher mes habits, après les longues chasses, aux
+jours pluvieux d'automne. La maîtresse du logis, excellente femme, avait
+une fille admirablement belle, qui depuis a épousé le peintre lyonnais,
+notre ami Flacheron. Je vois encore ce jeune drôle, demi-bandit,
+demi-conscrit, Crispino, qui nous apportait de la poudre et des
+cigarres. Lignes de Madones couronnant les hautes collines, et que
+suivent le soir, en chantant des litanies, les moissonneurs attardés qui
+reviennent des plaines, au tintement mélancolique de la campanella d'un
+couvent caché; forêts de sapins, que les Pifferari font retentir de
+leurs refrains agrestes; grandes filles aux noirs cheveux, à la peau
+brune, au rire éclatant, qui, tant de fois, pour danser, ont abusé de la
+patience et des doigts endoloris _di questo signore chi suona la
+chitarra francese_; et le classique tambour de basque accompagnant mes
+_saltarelli_ improvisés; les carabiniers voulant à toute force
+s'introduire dans nos bals d'_osteria_; l'indignation des danseurs
+français et abbruzzais; les prodigieux coups de poing de Flacheron;
+l'expulsion honteuse de ces _soldats du pape_; menaces d'embuscades, de
+grands couteaux!..... Flacheron, sans nous rien dire, allant seul à
+minuit au rendez-vous, armé d'un simple bâton; absence des carabiniers;
+Crispino enthousiasmé!
+
+ * * * * *
+
+Enfin Albano, Caslelgandolpho, Tusculum, le petit théâtre de Cicéron,
+les fresques de sa villa ruinée; le lac de Gabia, le marais où j'ai
+dormi à midi, sans songer à la fièvre; vestiges des jardins qu'habita
+Zénobie, la noble et belle reine détrônée de Palmyre. Longues lignes
+d'aquéducs antiques fuyant au loin à perte de vue!....
+
+Cruelle mémoire des jours de liberté qui ne sont plus! Liberté de coeur,
+d'esprit, d'âme, de tout; liberté de ne pas agir, de ne pas penser même;
+liberté d'oublier le temps, de mépriser l'ambition, de rire de la
+gloire, de ne plus croire à l'amour; liberté d'aller au nord, au sud, à
+l'est ou à l'ouest, de coucher en plein champ, de vivre de peu, de
+vaguer sans but, de rêver, de rester gisant, assoupi des journées
+entières, au souffle murmurant du tiède sirocco! Liberté vraie,
+absolue, immense! O grande et forte Italie! Italie sauvage! insoucieuse
+de ta soeur l'Italie artiste,
+
+ «La belle Juliette au cercueil étendue!»
+
+que je..... Mais, par respect pour le lecteur, continuons avec un peu
+moins de désordre, s'il est possible, le récit des excursions et des
+observations que j'y ai faites.
+
+
+
+
+XI
+
+SUBIACO.
+
+
+Subiaco est un petit bourg de quatre mille habitants, bizarrement bâti
+autour d'une montagne en pain de sucre. L'Anio, qui, plus bas, va former
+les cascades de Tivoli, en fait toute la richesse, en alimentant
+quelques usines assez mal entretenues.
+
+Cette rivière coule en certains endroits dans une vallée resserrée;
+Néron la fit barrer par une énorme muraille dont on voit encore quelques
+débris, et qui, en retenant les eaux, formait au-dessus du village un
+lac d'une grande profondeur. De là le nom de _Sub-Lacu_. Le couvent de
+_San-Benedetto_, situé une lieue plus haut, sur le bord d'un immense
+précipice, est à peu près le seul monument curieux des environs. Aussi
+les visites y abondent. L'autel de la chapelle est élevé devant
+l'entrée d'une petite caverne qui servit jadis de retraite au saint
+fondateur de l'ordre des Bénédictins. La forme intérieure de l'église
+est d'une bizarrerie extrême; un escalier d'une trentaine de marches
+unit les deux étages dont elle est composée. Après vous avoir fait
+admirer la _santa spelunca_ de saint Benoît et les grotesques peintures
+dont les murailles sont couvertes, les moines vous conduisent à l'étage
+inférieur. Des monceaux de feuilles de roses, provenant d'un bosquet de
+rosiers planté dans le jardin du couvent, y sont entassés. Ces fleurs
+ont la propriété miraculeuse de _guérir les convulsions_, et les moines
+en font un débit considérable. Trois vieilles carabines, brisées,
+tordues et rongées de rouille, sont appendues auprès de l'odorant
+spécifique, comme preuves irréfragables de miracles non moins éclatants.
+Des chasseurs, ayant imprudemment chargé leur arme, _s'aperçurent, en
+faisant feu_, du danger qu'ils couraient. Saint Benoît, _invoqué_ (fort
+laconiquement sans doute) _pendant que le fusil éclatait_, les préserva
+non-seulement de la mort, mais même de la plus légère égratignure. En
+gravissant la montagne l'espace de deux milles au-dessus de
+San-Benedetto, on arrive à l'ermitage _del Beato Lorenzo_, aujourd'hui
+inhabité. C'est une solitude horrible, environnée de roches rouges et
+nues, que l'abandon à peu près complet où elle est restée depuis la
+mort de l'ermite rend plus effrayante encore. Un énorme chien en était
+le gardien unique lorsque je la visitai; couché au soleil dans une
+attitude d'observation soupçonneuse et sans faire le moindre mouvement,
+il suivit tous mes pas d'un oeil sévère. Sans armes, au bord d'un
+précipice, la présence de cet argus silencieux, qui pouvait au moindre
+geste douteux étrangler ou précipiter l'inconnu qui excitait sa
+méfiance, contribua un peu, je l'avoue, à abréger le cours de mes
+méditations. Subiaco n'est pas tellement reculé dans les montagnes que
+la civilisation n'y ait déjà pénétré. Il y a un café pour les politiques
+du pays, voire même une _société_ philharmonique. Le maître de musique
+qui la dirige remplit en même temps les fonctions d'organiste de la
+paroisse. A la messe du dimanche des Rameaux, l'ouverture de _la
+Cenerentola_ dont il nous régala me découragea tellement, que je n'osai
+pas me faire présenter à l'académie chantante, dans la crainte de
+laisser trop voir mes antipathies et de blesser par là ces bons
+dilettanti. Je m'en tins à la musique des paysans; au moins a-t-elle,
+celle-là, de la naïveté et du caractère. Une nuit, la plus singulière
+sérénade que j'eusse encore entendue vint me réveiller. Un _ragazzo_ aux
+vigoureux poumons criait de toute sa force une chanson d'amour sous les
+fenêtres de sa _ragazza_, avec accompagnement d'une énorme mandoline,
+d'une musette et d'un petit instrument de fer de la nature du triangle,
+qu'ils appellent dans le pays _stimbalo_. Son chant, ou plutôt son cri,
+consistait en quatre ou cinq notes d'une progession descendante, et se
+terminait en remontant par un long gémissement de la note sensible à la
+tonique, sans reprendre haleine. La musette, la mandoline et le
+stimbalo, sur un mouvement de valse continu, frappaient deux accords en
+succession régulière et presque uniforme, dont l'harmonie remplissait
+les instants de silence placés par le chanteur entre chacun de ses
+couplets; suivant son caprice, celui-ci repartait ensuite à plein
+gosier, sans s'inquiéter si le son qu'il attaquait si bravement
+discordait ou non avec l'harmonie des accompagnateurs, et sans que
+ceux-ci s'en inquiétassent davantage. On eût dit qu'il chantait au bruit
+de la mer ou d'une cascade. Malgré la rusticité de ce concert, je ne
+puis dire combien j'en fus agréablement affecté. L'éloignement et les
+cloisons que le son devait traverser pour tenir jusqu'à moi, en
+affaiblissant les discordances, adoucissaient les rudes éclats de cette
+voix montagnarde. Peu à peu, la monotone succession de ces petits
+couplets, terminés si douloureusement et suivis de silences, me plongea
+dans une espèce de demi-sommeil plein d'agréables rêveries; et quand le
+galant ragazzo n'ayant plus rien à dire à sa belle, eût mis fin
+brusquement à sa chanson, il me sembla qu'il me manquait tout à coup
+quelque chose d'essentiel... J'écoutais toujours... mes pensées
+flottaient si douces sur ce bruit auquel elles s'étaient amoureusement
+unies!... L'un cessant, le fil des autres fut rompu... et je demeurai
+jusqu'au matin sans sommeil, sans rêves, sans idées...
+
+Cette phrase mélodique est répandue dans toutes les Abbruzzes; je l'ai
+entendue depuis Subiaco jusqu'à Arce, dans le royaume de Naples, plus ou
+moins modifiée par le sentiment des chanteurs et le mouvement qu'ils lui
+imprimaient. Je puis assurer qu'elle me parut délicieuse une nuit, à
+Alatri, chantée lentement, avec douceur, et sans accompagnement; elle
+prenait alors une couleur religieuse fort différente de celle que je lui
+connaissais.
+
+Le nombre des mesures de cette espèce de cri mélodique n'est pas
+toujours exactement le même à chaque couplet; il varie suivant les
+paroles improvisées par le chanteur, et les accompagnateurs suivent
+alors celui-ci comme ils peuvent. Cette improvisation n'exige pas des
+Orphées montagnards de grands fraie de poésie: c'est toit simplement de
+la prose, dans laquelle ils font entrer tout ce qu'ils diraient dans une
+conversation ordinaire.
+
+Le jeune gars dont j'ai déjà parlé, nommé Crispino, et qui avait
+l'insolence de prétendre avoir été brigand, parce qu'il avait fait deux
+ans de galères, ne manquait jamais à mon arrivée à Subiaco, de me saluer
+de cette phrase de bienvenue qu'il criait comme un voleur:
+
+[Illustration: notation musicale
+
+Bon giorno, bon giorno, bon giorno, si - gno - - - re!
+Co - - - - - me sta - te e - - - - - - ?
+]
+
+Le redoublement de la dernière voyelle, en arrivant à la mesure marquée
+du signe [**symbol >], est de rigueur. Il résulte d'un coup de gosier,
+assez semblable à un sanglot, dont l'effet est fort singulier.
+
+Dans les autres villages environnants, dont Subiaco semble être la
+capitale, je n'ai pas recueilli la moindre bribe musicale. Civitella, le
+plus intéressant de tous, est un véritable nid d'aigle, perché sur la
+pointe d'un rocher d'un accès fort difficile, misérable, sale et puant.
+On y jouit d'une vue magnifique, seul dédommagement à la fatigue d'une
+telle escalade, et les rochers y ont une physionomie étrange dans leurs
+fantastiques amoncellements, qui charme assez les yeux des artistes pour
+qu'un peintre de mes amis y ait séjourné six mois entiers.
+
+L'un des flancs du village repose sur des dalles superposées, tellement
+énormes, qu'il est absolument impossible de concevoir comment des hommes
+ont pu jamais exercer la moindre action locomotive sur de pareilles
+masses. Ce mur de Titans, par sa grossièreté et ses dimensions, est aux
+constructions cyclopéennes, comme celles-ci sont aux murailles
+ordinaires des monuments contemporains. Il ne jouit cependant d'aucune
+renommée, et, quoique vivant habituellement avec des architectes, je
+n'en avais jamais entendu parler.
+
+Civitella offre, en outre, aux vagabonds, un précieux avantage dont les
+autres villages semblables sont totalement dépourvus: c'est une auberge
+ou quelque chose d'approchant. On peut y loger et y vivre passablement.
+L'homme riche du pays, _il signor Vincenzo_, reçoit et héberge de son
+mieux les étrangers, les Français surtout, pour lesquels il professe la
+plus honorable sympathie, mais qu'il assassine de questions sur la
+politique. Assez modéré dans ses autres prétentions, ce brave homme est
+insatiable sur ce point. Enveloppé dans une redingote qu'il n'a pas
+quittée depuis dix ans, accroupi sous sa cheminée enfumée, il commence,
+en vous voyant entrer, son interrogatoire; et, fussiez-vous exténué,
+mourant de soif, de faim et de fatigue, vous n'obtiendrez pas un verre
+de vin avant de lui avoir répondu sur Lafayette, Louis-Philippe et la
+garde nationale. Vico-Var, Olevano, Arsoli, Genesano, et vingt autres
+villages dont le nom m'échappe, se présentent presque uniformément sous
+le même aspect. Ce sont toujours des agglomérations de maisons grisâtres
+appliquées, comme des nids d'hirondelles, contre des pics stériles,
+presque inabordables; toujours de pauvres enfants demi-nus poursuivent
+les étrangers en criant: _Pittore! pittore! Inglese!_[14] _mezzo
+baïocco!_[15] (Pour eux tout étranger qui vient les visiter est
+_peintre_ ou _Anglais_). Les chemins, quand il y en a, ne sont que des
+gradins informes à peine indiqués dans le rocher. On rencontre des
+hommes oisifs, qui vous regardent d'un air singulier; des femmes
+conduisant des cochons qui, avec le maïs, forment toute la richesse du
+pays; de jeunes filles, la tête chargée d'une lourde cruche de cuivre ou
+d'un fagot de bois mort; et tout cela si misérable, si triste, si
+délabré, si dégoûtant de saleté, que, malgré la beauté naturelle de la
+race et la coupe pittoresque des vêtements, il est difficile d'éprouver
+à leur aspect autre chose qu'un sentiment de pitié; et pourtant je
+trouvais un plaisir extrême à parcourir ces repaires, à pied, le fusil à
+la main, et même sans fusil.
+
+Lorsqu'il s'agissait, en effet, de gravir quelque pic inconnu, j'avais
+soin de laisser en bas ce bel instrument, dont les qualités excitaient
+assez la convoitise des Abbruzzais, pour leur donner l'idée d'en
+détacher le propriétaire, au moyen de quelques balles envoyées à sa
+rencontre par d'affreuses carabines embusquées traîtreusement derrière
+un vieux mur.
+
+A force de fréquenter les villages de ces braves gens, j'avais même fini
+par être très bien avec eux. Crispino surtout m'avait pris en affection;
+il me rendait toutes sortes de services; il me procurait non-seulement
+des tuyaux de pipe parfumés, exquis[16], non-seulement du plomb et de la
+poudre, mais des capsules fulminantes même; des capsules! dans ce pays
+perdu, dépourvu de toute idée d'art et d'industrie. De plus, Crispino
+connaissait toutes les _ragazze_ bien peignées à dix lieues à la ronde,
+leurs inclinations, leurs relations, leurs ambitions, leurs passions,
+celles de leurs parents et de leurs amants; il avait une note exacte des
+degrés de vertu et de température de chacune, et ce thermomètre était
+quelquefois fort amusant à consulter.
+
+Cette affection, du reste, était motivée; j'avais, une nuit, dirigé la
+sérénade qu'il donnait à sa maîtresse; j'avais chanté avec lui pour la
+jeune louve, en nous accompagnant de la _chitarra francese_, une chanson
+alors en vogue parmi les élégants de Tivoli; je lui avais fait présent
+de deux chemises, d'un pantalon et de trois superbes coups de pied au
+derrière, un jour qu'il me manquait de respect[17].
+
+Crispino n'avait pas eu le temps d'apprendre à lire, et il ne m'écrivait
+jamais. Quand il avait quelque nouvelle intéressante à me donner hors
+des montagnes, il venait à Rome. Qu'était-ce, en effet, qu'une trentaine
+de lieues _per un bravo_ comme lui. Nous avions l'habitude, à
+l'Académie, de laisser ouvertes les portes de nos chambres. Un matin de
+janvier (j'avais quitté les montagnes en octobre; je m'ennuyais donc
+depuis trois mois), en me retournant dans mon lit, j'aperçois debout
+devant moi, un grand scélérat basané, chapeau pointu, jambes cordées,
+qui paraissait attendre très honnêtement mon réveil; c'était mon gredin,
+mon bandit, mon ami!
+
+--Tiens! Crispino! qu'es-tu venu faire à Rome?
+
+--_Sono venuto... per veder lo!_
+
+--Oui, pour me voir, et puis?...
+
+--_Crederei mancare al più preciso mio debito, se in questa
+occasione..._
+
+--Quelle occasion?
+
+--_Per dire la verità... mi manca... il danaro._
+
+--A la bonne heure! voilà ce qui s'appelle dire vraiment _la verità_.
+Ah! tu n'as pas d'argent! et que veux-tu que j'y fasse, Birbonacio?
+
+--_Per bacco, non sono birbone!_
+
+Je finis sa réponse en français:
+
+--«Si vous m'appelez _gueux_, parce que je n'ai pas le sou, vous avez
+raison; mais si c'est parce que j'ai été deux ans à Civita-Vecchia, vous
+avez bien tort. On ne m'a pas envoyé aux galères pour avoir volé, dit-il
+en levant la tête fièrement, mais bien pour de bons coups de carabine,
+pour de fameux coups de couteau donnés dans la montagne à des étrangers
+(_forestieri_).»
+
+Mon ami se flattait assurément; il n'avait peut-être pas tué seulement
+un moine. Mais enfin, on voit qu'il avait le sentiment de l'honneur.
+Aussi, dans son indignation, n'accepta-t-il que trois piastres, une
+chemise et un foulard, sans vouloir attendre que j'eusse mis mes bottes
+pour lui donner... le reste. Le pauvre garçon est mort, il y a deux ans,
+d'un coup de pierre reçu à la tête dans une rixe.
+
+Nous reverrons-nous dans un monde meilleur?.....
+
+
+
+
+XII
+
+ENCORE ROME.
+
+
+Il fallait bien toujours revenir dans cette éternelle ville de Rome, et
+s'y convaincre de plus en plus que, de toutes les existences d'artiste,
+il n'en est pas de plus triste que celle d'un musicien étranger,
+condamné à l'habiter, si l'amour de l'art est dans son coeur. Il y
+éprouve un supplice de tous les instants dans les premiers temps, en
+voyant ses illusions poétiques tomber une à une, et le bel édifice
+musical élevé par son imagination, s'écrouler devant la plus
+désespérante des réalités; ce sont chaque jour de nouvelles expériences
+qui amènent constamment de nouvelles déceptions. Au milieu de tous les
+autres arts, pleins de vie, de grandeur, de majesté, éblouissants de
+l'éclat du génie, étalant fièrement leurs merveilles diverses, il voit
+la musique réduite au rôle d'une esclave dégradée, hébétée par la misère
+et chantant d'une voix usée de stupides poèmes pour lesquels le peuple
+lui jette à peine un morceau de pain. C'est ce que je reconnus
+facilement au bout de quelques semaines. A peine arrivé, je cours à
+Saint-Pierre... Immense! sublime! écrasant!... Voilà Michel-Ange, voilà
+Raphaël, voilà Canova; je marche sur les marbres les plus précieux, les
+mosaïques les plus rares... Ce silence solennel.. cette fraîche
+atmosphère... ces tons lumineux si riches et si harmonieusement
+fondus... ce vieux pèlerin, agenouillé seul dans la vaste enceinte... Un
+léger bruit, parti du coin le plus obscur du temple, et roulant sous ces
+voûtes colossales comme un tonnerre lointain... j'eus peur... Il me
+sembla que c'était là réellement la maison de Dieu et que je n'avais pas
+le droit d'y entrer. Réfléchissant que de faibles créatures comme moi
+étaient parvenues cependant à élever un pareil monument de grandeur et
+d'audace, je sentis un mouvement de fierté; puis songeant au rôle
+magnifique que devait y jouer l'art que je chéris, mon coeur commença à
+battre à coups redoublés. Oh! oui, sans doute, me dis-je aussitôt, ces
+tableaux, ces statues, ces colonnes, cette architecture de géants tout
+cela n'est que le corps du monument; la musique en est l'ame; c'est par
+elle qu'il manifeste son existence, c'est elle qui résume l'hymne
+incessant des autres arts, et de sa vois puissante le porte brûlant aux
+pieds de l'Éternel. Où donc est l'orgue?... L'orgue, un peu plus grand
+que celui de l'Opéra de Paris, était _sur des roulettes_; un pilastre le
+dérobait à ma vue. N'importe, ce chétif instrument ne sert peut-être
+qu'à donner le ton aux voix, et tout effet instrumental étant proscrit,
+il doit suffire. Quel est le nombre des chanteurs?... Me rappelant alors
+la petite salle du Conservatoire, que l'église de St-Pierre contiendrait
+cinquante ou soixante fois au moins, je pensai que si un choeur de
+_quatre-vingt-dix_ voix y était employé journellement, les choristes de
+Saint-Pierre, ne devaient se compter que par milliers.
+
+Ils sont au nombre de _dix-huit_ pour les jours ordinaires; et de
+_trente-deux_ pour les fêtes solennelles. J'ai même entendu un
+_Miserere_ à la chapelle Sixtine, chanté par _cinq voix_. Un critique
+allemand de beaucoup de mérite, s'est constitué tout récemment le
+défenseur de la chapelle Sixtine.
+
+«La plupart des voyageurs, dit-il, s'attendent en y entrant, à une
+musique bien entraînante, je dirai même, bien plus amusante que celle
+des opéras qui les avaient charmés dans leur patrie; au lieu de cela les
+chanteurs du pape leur font entendre un plain-chant séculaire, simple,
+pieux et sans le moindre accompagnement. Ces dilettanti désappointés ne
+manquent pas alors de jurer à leur retour, que la chapelle Sixtine
+n'offre aucun intérêt musical, et que tous les beaux récits qu'on en
+fait sont autant de contes.»
+
+Nous ne dirons pas à ce sujet, absolument comme les observateurs
+superficiels dont parle cet écrivain. Bien au contraire, cette harmonie
+des siècles passés, venue jusqu'à nous sans la moindre altération de
+style ni de forme, offre aux musiciens le même intérêt que présentent
+aux peintres les fresques de Pompéia. Loin de regretter, sous ces
+accords, l'accompagnement de trompettes et de grosse caisse, aujourd'hui
+tellement mis à la mode par les compositeurs italiens, que chanteurs et
+danseurs ne croiraient pas, sans lui, pouvoir obtenir les
+applaudissements qu'ils méritent, nous avouerons que la chapelle Sixtine
+étant le seul lieu musical de l'Italie où cet abus déplorable n'ait
+point pénétré, on est heureux de pouvoir y trouver un refuge contre
+l'artillerie des fabricants de cavatines. Nous accorderons au critique
+allemand que les _trente-deux_ chanteurs du pape, incapables de produire
+le moindre effet, et même de se faire entendre dans la plus vaste église
+du monde, suffisent à l'exécution des oeuvres de Palestrina dans
+l'enceinte bornée de la chapelle pontificale; nous dirons avec lui que
+cette harmonie pure et calme, jette dans une rêverie qui n'est pas sans
+charme. Mais ce charme est le propre de l'harmonie elle-même, et le
+prétendu génie des compositeurs n'en est point la cause, si toutefois on
+peut donner le nom de compositeurs à des musiciens qui passaient leur
+vie à compiler des successions d'accords comme celle-ci:
+
+[Illustration: notation musicale.
+
+Po-pu-le me-us, quid fe-ci ti - - bi?
+aut, in quo contristavi te res - pon - - - de mi - hi.
+]
+
+Dans ces psalmodies à quatre parties, où la _mélodie_ et le _rhythme_ ne
+sont point employés, et dont l'_harmonie_ se borne à l'emploi des
+_accords parfaits_ entremêlés de quelques _suspensions_, on peut bien
+admettre que le goût et une certaine science aient guidé le musicien qui
+les écrivit; mais le génie! allons donc, c'est une plaisanterie.
+
+En outre, les gens qui croient encore sincèrement que Palestrina composa
+ainsi à dessein sur les textes sacrés, et mu seulement par l'intention
+d'approcher le plus possible d'une pieuse idéalité, s'abusent
+étrangement. Ils ne connaissent pas, sans doute, ses madrigaux, dont les
+paroles frivoles ou galantes sont accolées par lui cependant à une sorte
+de musique absolument semblable à celle dont il revêtit les paroles
+saintes. Il fait chanter par exemple: _Au bord du Tibre, je vis un beau
+pasteur dont la plainte amoureuse_, etc., par un choeur lent dont l'effet
+général et le style harmonique ne diffèrent en aucune façon de ses
+compositions dites religieuses. Il ne savait pas faire d'autre musique,
+voilà la vérité; et il était si loin de poursuivre un céleste idéal,
+qu'on retrouve dans ses écrits une foule de ces sortes de logogriphes
+que les contre-pointistes qui le précédèrent avaient mis à la mode et
+dont il passe pour avoir été l'antagoniste inspiré. La messe de
+Palestrina, dédiée au pape Marcello, est écrite à deux choeurs, dont l'un
+imite canoniquement l'autre du commencement à la fin. C'est là une
+grande difficulté de contrepoint habilement vaincue; mais qu'en
+résulte-t-il de beau, ou de convenable au style vraiment religieux? En
+quoi cette sorte de jeu harmonique, perceptible seulement pour les yeux,
+puisque l'oreille ne saurait suivre des imitations canoniques de notes
+aussi longues et sans dessin mélodique, en quoi, dis-je, cette preuve de
+la patience du tisseur d'accords annonce-t-elle en lui une simple
+préoccupation du véritable objet de son travail? en rien à coup sûr. Il
+importe aussi peu à l'expression du sentiment religieux de dessiner deux
+choeurs en canon perpétuel que de les écrire en se servant d'un morceau
+de bois au lieu de plume, ou gêné d'une façon quelconque par une douleur
+physique ou un obstacle matériel. Si Palestrina, ayant perdu les deux
+mains, s'était vu forcé d'écrire avec le pied et y était parvenu, ses
+ouvrages n'en eussent pas acquis plus de valeur pour cela et n'en
+seraient ni plus ni moins religieux.
+
+Le critique allemand dont je parlais tout-à-l'heure, n'hésite pas
+cependant à appeler _sublimes_ les _Improperia_ de Palestrina.
+
+«Toute cette cérémonie, dit-il encore, le sujet en lui-même, la présence
+du pape au milieu du corps des cardinaux, le mérite d'exécution des
+chanteurs qui déclament avec une précision et une intelligence
+admirables, tout cela forme de ce spectacle un des plus imposants et
+des plus touchants de la Semaine-Sainte.»--Oui, certes; mais tout cela
+ne fait pas de cette musique une oeuvre de génie et d'inspiration.
+
+Par une de ces journées sombres qui attristent la fin de l'année, et que
+rend encore plus mélancoliques le souffle glacé du vent du Nord, écoutez
+en lisant Ossian, la fantastique harmonie d'une harpe éolienne balancée
+au sommet d'un arbre dépouillé de verdure, et je vous défie de ne pas
+éprouver un sentiment profond de tristesse, d'abandon, un désir vague et
+infini d'une autre existence, un dégoût immense de celle-ci, en un mot,
+une forte atteinte de spleen jointe à une tentation de suicide. Cet
+effet est encore plus prononcé que celui des harmonies vocales de la
+chapelle Sixtine; on n'a jamais songé cependant à mettre les facteurs de
+harpes éoliennes au nombre des grands compositeurs.
+
+Mais au moins, le service musical de la chapelle Sixtine a-t-il conservé
+sa dignité et le caractère religieux qui lui convient, tandis
+qu'infidèles aux anciennes traditions, les autres églises de Rome sont
+tombées, sous ce rapport, dans un état de dégradation, je dirai même de
+démoralisation, qui passe toute croyance. Plusieurs prêtres français,
+témoins de ce scandaleux abaissement de l'art religieux, en ont été
+indignés.
+
+J'assistai, le jour de la fête du roi, à une messe solennelle à grands
+choeurs et à grand orchestre, pour laquelle notre ambassadeur, M. de
+Saint-Aulaire, avait demandé les meilleurs artistes de Rome. Un
+amphithéâtre assez vaste, élevé devant l'orgue, était occupé par une
+soixantaine d'exécutants. Ils commencèrent par s'accorder à grand bruit,
+comme ils l'eussent fait dans un foyer de théâtre; le diapason de
+l'orgue, beaucoup trop bas, rendait, à cause des instruments à vent, son
+adjonction à l'orchestre impossible. Un seul parti restait à prendre, se
+passer de l'orgue. L'organiste ne l'entendait pas ainsi; il voulait
+faire sa partie, dussent les oreilles des auditeurs en être torturées
+jusqu'au sang; il voulait gagner son argent, le brave homme, et il le
+gagna bien, je le jure, car de ma vie je n'ai ri d'aussi bon coeur.
+Suivant la louable coutume des organistes italiens, il n'employa,
+pendant toute la durée de la cérémonie, que les jeux aigus. L'orchestre,
+plus fort que cette harmonie de petites flûtes, la couvrait assez bien
+dans les _tutti_, mais quand la masse instrumentale venait à frapper un
+accord sec, suivi d'un silence, l'orgue, dont le son traîne un peu,
+comme on sait, et ne peut se couper aussi bref que celui des autres
+instruments, demeurait alors à découvert et laissait entendre un accord
+plus bas d'un quart de ton que celui de l'orchestre, produisant ainsi le
+gémissement le plus atrocement comique qu'on puisse imaginer. Pendant
+les intervalles remplis par le plain-chant des prêtres, les concertants,
+incapables de contenir leur démon musical, préludaient hautement tous à
+la fois, avec un incroyable sang-froid; la flûte lançait des gammes en
+_ré_; le cor sonnait une fanfare en _mi b_; les violons faisaient
+d'aimables cadences, des gruppetti charmants; le basson, tout bouffi
+d'importance, soufflait ses notes graves en faisant claquer ses grandes
+clefs, pendant que les gazouillements de l'orgue achevaient de
+brillanter l'harmonie de ce concert inouï, digne de Callot. Et tout cela
+se passait en présence d'une assemblée d'hommes civilisés, de
+l'ambassadeur de France, du directeur de l'Académie, d'un corps nombreux
+de prêtres et de cardinaux, devant une réunion d'artistes de toutes les
+nations. Pour la musique, elle était digne de tels exécutants. Cavatines
+avec crescendo, cabalettes, points-d'orgue et roulades; oeuvre sans nom,
+monstre de l'ordre composite dont une phrase de Vaccaï formait la tête,
+des bribes de Paccini les membres, et un ballet de Gallemberg le corps
+et la queue. Qu'on se figure, pour couronner l'oeuvre, les _soli_ de
+cette étrange musique sacrée, chantés _en voix de soprano_ par un gros
+gaillard dont la face rubiconde était ornée d'une énorme paire de
+favoris noirs. «Mais mon Dieu, dis-je à mon voisin qui étouffait, tout
+est donc miracle dans ce bienheureux pays! Avez-vous jamais vu un
+_castrat_ barbu comme celui-ci?»
+
+--«Castrato!... répliqua vivement en se retournant une dame italienne,
+indignée de nos rires et de nos observations, davvero non è castrato.»
+
+--«Vous le connaissez, madame?
+
+--«Per Bacco! non burlate. Imparate, pezzi d'asino, che quello virtuoso
+maraviglioso è il marito mio.»
+
+J'ai entendu fréquemment dans d'autres églises les ouvertures du
+_Barbier de Séville_, de la _Cenerentola_ et d'_Otello_. Ces morceaux
+paraissaient former le répertoire favori des organistes, ils en
+assaisonnaient fort agréablement le service divin.
+
+La musique des théâtres, aussi _dramatique_ que celle des églises est
+_religieuse_, est dans le même état de splendeur. Même invention, même
+pureté des formes, même élévation, même charme dans le style, même
+profondeur de pensée. Les chanteurs que j'ai entendus pendant la saison
+théâtrale avaient en général de bonnes voix et cette facilité de
+vocalisation qui caractérise spécialement les Italiens; mais, à
+l'exception de Mme Ungher, prima dona allemande que nous avons
+applaudie souvent à Paris, et de Salvator, assez bon Baryton, ils ne
+sortaient pas de la ligne des médiocrités. Les choeurs sont d'un degré
+au-dessous de ceux de notre Opéra-Comique, pour l'ensemble, la justesse
+et la chaleur. L'orchestre, imposant et formidable à peu près comme
+l'armée du prince de Monaco, possède, sans exception, toutes les
+qualités qu'on appelle ordinairement des défauts. Au théâtre _Valle_,
+ainsi qu'à celui d'Apollon, dont les dimensions égalent celles du
+Grand-Opéra de Paris, les violoncelles sont au nombre de.... _un_,
+lequel _un_ exerce l'état d'orfèvre, plus heureux qu'un de ses
+confrères, obligé, pour vivre, de _rempailler des chaises_. A Rome, le
+mot symphonie, comme celui d'ouverture, n'est employé que pour désigner
+un _certain bruit_ que font les orchestres de théâtre avant le lever de
+la toile, et auquel personne ne fait attention. Weber et Beethoven sont
+là des noms à peu près inconnus. Un savant abbé de la chapelle Sixtine
+disait un jour à M. Mendelssohn _qu'on lui avait parlé d'un jeune homme
+de grande espérance, nommé Mozart_. Il est vrai que ce digne
+ecclésiastique communique fort rarement avec les gens du monde et ne
+s'est occupé toute sa vie que des oeuvres de Palestrina. C'est donc un
+être que sa conduite privée et ses opinions mettent à part. Quoiqu'on
+n'y exécute jamais la musique de Mozart, il est pourtant juste de dire
+que, dans Rome, bon nombre de personnes ont entendu parler de lui
+autrement que comme _d'un jeune homme de grande espérance_. Les
+dilettanti érudits savent même qu'il est mort, et que, sans approcher
+toutefois de Donizetti, il a écrit quelques partitions remarquables.
+J'en ai connu un qui s'était procuré le Don Juan. Après l'avoir
+longuement étudié au piano, il fut assez franc pour m'avouer en
+confidence que cette _vieille musique_ lui paraissait supérieure au
+Zadig et Astartea de M. Vaccaï, récemment mis en scène au théâtre
+d'Apollon. L'art instrumental est lettre close pour les Romains. Ils
+n'ont pas même l'idée de ce que nous appelons une symphonie.
+
+J'ai remarqué seulement à Rome une musique instrumentale populaire que
+je penche fort à regarder comme un reste de l'antiquité; je veux parler
+des _pifferari_. On appelle ainsi des musiciens ambulants qui, aux
+approches de Noël, descendent des montagnes par groupes de quatre ou
+cinq, et viennent, armés de musettes et de _pifferi_ (espèce de
+hautbois), donner de pieux concerts devant les images de la madone. Ils
+sont, pour l'ordinaire, couverts d'amples manteaux de drap brun, portent
+le chapeau pointu dont se coiffent les brigands, et tout leur extérieur
+est empreint d'une certaine sauvagerie mystique pleine d'originalité.
+J'ai passé des heures entières à les contempler dans les rues de Rome,
+la tête légèrement penchée sur l'épaule, les yeux brillants de la foi la
+plus vive, fixant un regard de pieux amour sur la sainte madone, presque
+aussi immobiles que l'image qu'ils adoraient. La musette, secondée d'un
+grand _piffero_ soufflant la basse, fait entendre une harmonie de deux
+ou trois notes, sur laquelle un double _piffero_[18] de moyenne longueur
+exécute la mélodie; puis au-dessus de tout cela deux petits _pifferi_
+très courts, joués par des enfants de douze à quinze ans, tremblottent
+trilles et cadences, et inondent la rustique chanson d'une pluie de
+bizarres ornements. Après de gais et réjouissants refrains, fort
+longtemps répétés, une prière lente, grave, d'une onction toute
+patriarchale, vient dignement terminer la naïve symphonie. Cet air a été
+gravé dans plusieurs recueils napolitains, nous nous abstenons en
+conséquence de le reproduire ici. De près, le son est si fort qu'on peut
+à peine le supporter; mais à un certain éloignement ce singulier
+orchestre produit un effet délicieux, touchant, poétique, auquel les
+personnes même les moins susceptibles de pareilles impressions, ne
+peuvent rester insensibles. J'ai entendu depuis les _pifferari_ chez
+eux, et si je les avais trouvés si remarquables à Rome, combien
+l'émotion que j'en reçus fut plus vive dans les montagnes sauvages des
+Abbruzzes, où mon humeur vagabonde m'avait conduit! Des roches
+volcaniques, de noires forêts de sapins, formaient la décoration
+naturelle et le complément de cette musique primitive. Quand à cela
+venait se joindre encore l'aspect d'un de ces monuments mystérieux d'un
+autre âge, connus sous le nom de murs cyclopéens, et quelques bergers
+revêtus d'une peau de mouton brute, avec la toison entière en dehors
+(costume des pâtres de la Sabine), je pouvais me croire contemporain des
+anciens peuples au milieu desquels vint s'installer jadis Evandre
+l'Arcadien, l'hôte généreux d'Énée:
+
+ Pater infelix Pallantis pueri.
+
+ * * * * *
+
+ * * * * *
+
+Il faut, on le voit, renoncer à peu près à entendre de la musique quand
+on habite Rome; j'en étais venu même, au milieu de cette atmosphère
+antiharmonique, à n'en plus pouvoir composer. Tout ce que j'ai produit à
+l'Académie se borne à trois ou quatre morceaux: 1º Une _Ouverture de
+Rob-Roy_, longue et diffuse, qui fut exécutée à Paris, un an après, par
+la société du Conservatoire, fort mal reçue du public, et que je brûlai
+le même jour en sortant du concert; 2º _la Scène aux champs_, de la
+Symphonie Fantastique, que je refis presque entièrement en vaguant dans
+la Villa-Borghèse; 3º _le Chant de bonheur_, du mélologue[19] que je
+rêvai, perfidement bercé par mon ennemi intime le vent du sud, sur les
+buis touffus et taillés en muraille de notre classique jardin; 4º cette
+petite mélodie qui a nom _la Captive_, et dont j'étais fort loin, en
+l'écrivant, de prévoir la fortune. Encore me trompai-je, en disant
+qu'elle fut composée à Rome; car c'est de Subiaco qu'elle est datée. Il
+me souvient, en effet, qu'un jour, en regardant travailler mon ami
+Lefebvre l'architecte, dans l'auberge de Subiaco où nous logions, un
+mouvement de son coude ayant fait tomber un livre placé sur sa table, je
+le relevai: c'était le volume des _Orientales_ de V. Hugo; il se trouva
+ouvert à la page de _la Captive_. Je lus cette délicieuse poésie, et me
+retournant vers Lefebvre: «Si j'avais là du papier réglé, lui dis-je,
+j'écrirais la musique de ce morceau; car _je l'entends_.
+
+--Qu'à cela ne tienne, je vais vous en donner.
+
+Et Lefebvre, prenant une règle et un tireligne, eut bientôt tracé
+quelques portées, sur lesquelles je jetai la mélodie et la basse de ce
+petit air; puis, je mis le manuscrit dans mon portefeuille et n'y
+songeai plus. Quinze jours après, de retour à Rome, on chantait chez
+notre directeur, quand _la Captive_ me revint en tête. «Il faut, dis-je
+à mademoiselle Vernet, que je vous montre un air improvisé à Subiaco,
+pour voir un peu ce qu'il signifie: je n'en ai plus la moindre idée.»
+L'accompagnement de piano, griffonné à la hâte, nous permit de
+l'exécuter convenablement; et cela prit si bien, qu'au bout d'un mois M.
+Vernet, poursuivi, obsédé par cette mélodie, m'interpella ainsi: «Ah!
+ça, quand vous retournerez dans les montagnes, j'espère bien que vous
+n'en rapporterez pas d'autres chansons; car votre _Captive_ commence à
+me rendre le séjour de la Villa fort désagréable; on ne peut faire un
+pas dans le palais, dans le jardin, dans le bois, sur la terrasse, dans
+les corridors, sans entendre chanter, ou ronfler, ou grogner: «_Le long
+du mur sombre... le sabre du spahis... je ne suis pas Tartare...
+l'eunuque noir..., etc._» C'est à en devenir fou! Je renvoie demain un
+de mes domestiques, je n'en prendrai un nouveau qu'à la condition
+expresse pour lui de ne pas chanter _la Captive_.»
+
+Il reste enfin à citer, pour clore cette liste fort courte de mes
+productions romaines, une psalmodie à cinq voix, avec accompagnement
+d'instruments à vent, sur la traduction en prose d'une poésie de Moore
+(_Ce monde entier n'est qu'une ombre fugitive_), dédiée à ceux _dont
+l'ame est triste jusqu'à la mort_. Ce morceau n'a pas encore été publié
+et je n'ai jamais osé le faire entendre. Quant au _Resurrexit_, à grand
+orchestre, avec choeurs, que j'envoyai aux académiciens de Paris, pour
+obéir au réglement, et dans lequel ces messieurs trouvèrent un _progrès_
+très-remarquable, une _preuve_ sensible de l'influence du séjour de Rome
+sur mes idées, et l'_abandon_ complet de mes fâcheuses _tendances
+musicales_; c'est un fragment d'une messe que j'avais écrite et fait
+exécuter à Paris deux ans avant de me présenter au concours de
+l'Institut. Fiez-vous donc aux jugements des immortels!
+
+Ce fut vers ce temps de ma vie académique que je ressentis de nouveau
+les atteintes d'une cruelle maladie (morale, nerveuse, imaginaire, tout
+ce qu'on voudra), que j'appelerai le _mal de l'isolement_, et qui me
+tuera quelque jour. J'en avais éprouvé un premier accès à l'âge de seize
+ans, et voici dans quelles circonstances. Par une belle matinée de mai,
+à la côte Saint-André, chez mon père, j'étais assis dans une prairie à
+l'ombre d'un groupe de grands chênes, lisant un roman de Montjoie,
+intitulé: _Manuscrit trouvé au mont Pausilippe_. Tout entier à ma
+lecture, j'en fus distrait cependant par des chants doux et tristes,
+s'épandant par la plaine à intervalles réguliers. La procession des
+Rogations passait dans le voisinage, et j'entendais la voix des paysans
+qui psalmodiaient les _Litanies des saints_. Cet usage de parcourir, au
+printemps, les côteaux et les plaines, pour appeler sur les fruits de
+la terre la bénédiction du ciel, a quelque chose de poétique et de
+touchant qui m'émeut d'une manière indicible. Le cortége s'arrêta au
+pied d'une croix de bois, ornée de feuillages; je le vis s'agenouiller
+pendant que le prêtre bénissait la campagne, et il reprit sa marche
+lente en continuant sa mélancolique psalmodie. La voix affaiblie de
+notre vieux curé se distinguait seule parfois, avec des fragments de
+phrases:
+
+ ............
+ ...._Conservare âigneris!_
+
+ LES PAYSANS.
+
+ _Te rogamus audi nos!_
+
+Et la foule pieuse, s'éloignait, s'éloignait toujours.
+
+ ..............
+
+ (Decrescendo.)
+
+ _Sancte Barnabe._
+ _Ora pro nobis!_
+
+ (Perdendo.)
+
+ _Sancta Magdalena_
+ _Ora pro_...........
+ _Sancta Maria_
+ _Ora_...........
+ _Sancta_..........
+ ..........._nobis._
+ .................
+
+Silence.. léger frémissement des blés en fleur, ondoyant sous la molle
+pression de l'air du matin.... cri des cailles amoureuses appelant leur
+compagne.... l'ortolan plein de joie chantant sur la pointe d'un
+peuplier.... calme profond.... une feuille morte tombant lentement d'un
+chêne.... coups sourds de mon coeur.... Evidemment la vie était hors de
+moi, loin, très loin.... A l'horizon les glaciers des Alpes, frappés du
+soleil levant, réfléchissaient d'immenses faisceaux de lumière....
+derrière ces Alpes, l'Italie, Naples, le Pausilippe.... les personnages
+de mon roman.... des passions ardentes.... des larmes essuyées...
+quelque insondable bonheur.... secret.... allons, allons, des ailes!
+dévorons l'espace! il faut voir! il faut admirer! il faut de l'amour, de
+l'enthousiasme, des étreintes enflammées, _il faut la grande vie!_...
+mais je ne suis qu'un corps lourd, cloué à terre! ces personnages sont
+imaginaires, ou n'existent plus.... Quel amour?... quelle gloire?...
+quel coeur?... quand verrai-je l'Italie?...
+
+Et l'accès se déclara dans toute sa force, et je souffris affreusement
+et je me couchai à terre, gémissant, étendant mes bras douloureux,
+arrachant convulsivement des poignées d'herbes et d'innocentes
+paquerettes qui ouvraient en vain leurs grands yeux étonnés, appelant
+_l'inconnu_, luttant contre _l'absence_, contre l'horrible isolement.
+
+Et pourtant, qu'était-ce qu'un pareil accès comparé aux tortures que
+j'ai éprouvées depuis, et dont l'intensité augmente chaque jour?
+
+Je ne sais comment donner une idée de ce mal inexprimable. Une
+expérience de physique pourrait seule offrir je crois des similitudes
+avec lui. C'est celle-ci: quand on place sous une cloche de verre
+adaptée à une machine pneumatique, une coupe remplie d'eau à côté d'une
+autre coupe contenant de l'acide sulfurique, au moment où la pompe
+aspirante fait le vide sous la cloche, on voit l'eau s'agiter, entrer en
+ébullition, s'évaporer. L'acide sulfurique absorbe cette vapeur d'eau au
+fur et à mesure qu'elle se dégage, et, par suite de la propriété qu'ont
+les molécules de vapeur d'emporter en s'exhalant une grande quantité de
+calorique, la portion d'eau qui reste au fond du vase ne tarde pas à se
+refroidir au point de produire un petit bloc de glace.
+
+Eh bien! il en est à peu près ainsi quand cette idée d'isolement, quand
+ce sentiment de l'absence viennent me saisir. Le vide se fait autour de
+ma poitrine palpitante, et il semble alors que mon coeur, sous
+l'aspiration d'une force irrésistible, s'évapore et tend à se dissoudre
+par expansion. Puis, la peau de tout mon corps devient douloureuse et
+brûlante; je rougis de la tête aux pieds. Je suis tenté de crier,
+d'appeler à mon aide mes amis, les indifférents mêmes, pour me
+consoler, pour me garder, me défendre, m'empêcher d'être détruit, pour
+retenir ma vie qui s'en va aux quatre points cardinaux.
+
+On n'a pas d'idées de mort pendant ces crises; non, la pensée du suicide
+n'est pas même supportable; on ne veut pas mourir: loin de là, on veut
+vivre, on le veut absolument; on voudrait même donner à sa vie mille
+fois plus d'énergie; c'est une aptitude prodigieuse au bonheur, qui
+s'exaspère de rester sans application, et qui ne se peut satisfaire
+qu'au moyen de jouissances immenses, dévorantes, furieuses, en rapport
+avec l'incalculable surabondance de sensibilité dont on est pourvu.
+
+Cet état n'est pas le spleen, mais il l'amène plus tard: c'est
+l'ébullition, l'évaporation du coeur, des sens, du cerveau, du fluide
+nerveux. Le spleen, c'est la congélation de tout cela, c'est le bloc de
+glace.
+
+Même à l'état calme, je sens toujours un peu d'_isolement_ les dimanches
+d'été, parce que nos villes sont inactives ces jours-là, parce que
+chacun sort, va à la campagne; parce qu'on est _joyeux au loin_, parce
+qu'on est _absent_. Les adagio des symphonies de Beethoven, certaines
+scènes d'_Alceste_ et d'_Armide_ de Gluck, un air de son opéra italien
+de _Telemaco_, les Champs-Élysées de son _Orphée_, font naître aussi
+d'assez violents accès de la même souffrance; mais ces chefs-d'oeuvre
+portent avec eux leur contre-poison: ils font déborder les larmes, et on
+est soulagé. Les adagio de quelques-unes des sonates de Beethoven, et
+l'_Iphigénie en Tauride_ de Gluck, au contraire, appartiennent
+entièrement au spleen, et le provoquent; il fait froid là-dedans, l'air
+y est sombre, le ciel gris de nuages, le vent du nord y gémit
+sourdement.
+
+Il y a d'ailleurs deux espèces de spleen; l'un est ironique, railleur,
+emporté, violent, haineux; l'autre, taciturne et sombre, ne demande rien
+que l'inaction, le silence, la solitude et le sommeil. A l'être qui en
+est possédé tout devient indifférent; la ruine d'un monde saurait à
+peine l'émouvoir. Je voudrais alors que la terre fût une bombe remplie
+de poudre, et j'y mettrais le feu, pour m'amuser.
+
+En proie à ce genre de spleen, je dormais un jour dans le bois de
+lauriers de l'Académie, roulé dans un tas de feuilles mortes, comme un
+hérisson, quand je me sentis poussé du pied par deux de nos camarades:
+c'étaient Constant Dufeu, l'architecte, et Dantan aîné, le statuaire,
+qui venaient me réveiller: «Ohé! père la joie! veux-tu venir à Naples,
+nous y allons?
+
+--Allez au diable! vous savez bien que je n'ai plus d'argent.
+
+--Mais jobard que tu es, nous en avons, et nous t'en prêterons! Allons,
+aide-moi donc, Dantan, et levons-le de là, sans quoi nous n'en tirerons
+rien. Bon! te voilà sur pieds! Secoue-toi un peu maintenant; va demander
+à M. Horace la permission de Naples, et, dès que ta valise sera faite,
+nous partirons; c'est convenu.»
+
+Nous partîmes en effet.
+
+Y compris un scandale assez joli, par nous causé dans la petite ville de
+Cyprano... après dîner, je ne me souviens d'aucun incident narrable
+pendant ce trajet bourgeoisement fait en voiturin. Mais Naples!...
+
+
+
+
+XIII
+
+NAPLES.
+
+
+Naples!!! Ciel limpide et pur! soleil de fêtes! riche terre!
+
+Tout le monde a décrit, et beaucoup mieux que je ne pourrais le faire,
+ce merveilleux jardin. Quel voyageur, en effet, n'a été frappé de la
+splendeur de son aspect général! Qui n'a admiré à midi la mer faisant la
+sieste, et les plis moëlleux de sa robe azurée et le bruit flatteur avec
+lequel elle l'agite doucement! Perdu à minuit dans le cratère du Vésuve,
+qui n'a senti un vague sentiment d'effroi aux sourds roulements de son
+tonnerre intérieur, aux cris de fureur qui s'échappent de sa bouche, à
+ces explosions, à ces myriades de roches fondantes, dirigées contre le
+ciel comme de brûlants blasphêmes, qui retombent ensuite, roulent sur
+le col de la montagne, et s'arrêtent pour former un ardent collier sur
+la vaste poitrine du volcan! Qui n'a parcouru tristement le squelette de
+cette désolée Pompéïa, et, spectateur unique, n'a attendu sur les
+gradins de l'amphithéâtre, la tragédie d'Euripide ou de Sophocle pour
+laquelle la scène semble encore préparée! Qui n'a accordé un peu
+d'indulgence aux moeurs des lazzaroni, ce charmant peuple d'enfants, si
+gai, si voleur, si spirituellement facétieux et si naïvement bon
+quelquefois!
+
+Je me garderai donc d'aller sur les brisées de tant de descripteurs;
+mais je ne puis résister au plaisir de raconter ici une anecdote qui
+peint on ne peut mieux le caractère des pécheurs napolitains. Il s'agit
+d'un festin que des lazzaroni me donnèrent trois jours après mon
+arrivée, et d'un présent qu'ils me firent au dessert. C'était par un
+beau jour d'automne, avec une fraîche brise, une atmosphère claire,
+transparente, à faire croire qu'on pourrait de Naples, sans trop étendre
+le bras, cueillir des oranges à Caprée; je me promenais à la villa
+Reale; j'avais prié mes compagnons de voyage, nos camarades de
+l'Académie romaine, de me laisser errer seul ce jour-là. En passant près
+d'un petit pavillon que je ne remarquais point, un soldat en faction
+devant l'entrée me dit brusquement en français:
+
+--Monsieur, levez votre chapeau!
+
+--Pourquoi donc?
+
+--Voyez!
+
+Et me désignant du doigt une noble statue de marbre placée au centre du
+pavillon, je lus sur le socle ces deux mots qui me firent à l'instant
+faire le signe de respect que l'enthousiaste militaire me demandait:
+TORQUATO TASSO. Cela est bien! Cela est touchant!... Mais j'en suis
+encore à me demander comment la sentinelle du poète avait deviné que
+j'étais Français et artiste, et que j'obéirais avec empressement à son
+injonction. Savant physionomiste! Je reviens à mes lazzaroni.
+
+Je marchais donc nonchalamment au bord de la mer, en songeant, tout ému,
+au pauvre Tasso, dont j'avais, avec Mendelssohn, visité la modeste tombe
+à Rome, au couvent de Sant-Onofrio, quelques mois auparavant,
+philosophant à part moi sur le malheur des poètes qui sont poètes par le
+coeur, etc., etc. Tout d'un coup Tasso me fit penser à Cervantes,
+Cervantes à sa charmante pastorale _Galathée_, Galathée à une délicieuse
+figure qui brille à côté d'elle dans le roman et qui se nomme Nisida,
+Nisida à l'île de la baie de Pouzzoles qui porte ce joli nom; et je fus
+pris à l'improviste d'un désir irrésistible de visiter l'île de Nisida.
+
+J'y cours; me voilà dans la grotte du Pausilippe; j'en sors toujours
+courant; j'arrive au rivage; je vois une barque, je veux la louer; je
+demande quatre rameurs, il en vient six; je leur offre un prix
+raisonnable, en leur faisant observer que je n'avais pas besoin de six
+hommes pour nager dans une coquille de noix jusqu'à Nisida. Ils
+insistent en souriant, et demandent à peu près trente francs pour une
+course qui en valait cinq tout au plus; j'étais de bonne humeur, deux
+jeunes garçons se tenaient à l'écart, sans rien dire, avec un air
+d'envie; j'éclatai de rire à l'insolente prétention de mes rameurs, et
+désignant les deux lazzaronetti:
+
+--Eh bien! oui, allons, trente francs; mais venez tous les huit, et
+ramons vigoureusement.
+
+Cris de joie, gambades des petits et des grands! Nous sautons dans la
+barque, et en quelques minutes nous arrivons à Nisida. Laissant _mon
+navire_ à la garde de l'_équipage_, je monte dans l'île, je la parcours
+dans tous les sens, je veux tout voir, jardins, villas, prison, bois
+d'oliviers; assis sur un tertre, je regarde le soleil descendre derrière
+le cap Misène, poétisé par l'auteur de _l'Énéide_, pendant que la mer,
+qui ne se souvient ni de Virgile, ni d'Énée, ni d'Ascagne, ni de Misène,
+ni de Palinure, chante gaîment dans le mode majeur mille accords
+scintillants... Je serais resté là jusqu'au lendemain, je crois, si un
+de mes _matelots_, délégué par le _capitaine_, ne fût venu me _héler_
+et m'avertir que le vent fraîchissait, et que nous aurions de la peine
+à regagner la terre ferme si nous tardions encore à _lever l'ancre_, à
+_déraper_. Je me rends à ce prudent avis. Je descends; chacun reprend sa
+place sur le _navire_; le capitaine, digne émule du héros troyen:
+
+ .... _Eripit ensem
+ Fulmineum_ (ouvre son grand couteau) _strictoque ferit retinacula
+ ferro_ (et coupe vivement la ficelle);
+ _Idem omnes simul ardor habet; rapiuntque, ruuntque;
+ Littora deseruêre; latet sub classibus æquor;
+ Adnixi torquent spumas, et coerula verrunt._
+
+(Tous pleins d'ardeur et d'un peu de crainte, nous nous précipitons,
+nous fuyons le rivage; nos rames font voler des flocons d'écume, la mer
+disparaît sous notre.... canot.)
+
+Cependant il y avait vraiment du danger, la coquille de noix frétillait
+d'une singulière façon à travers les crêtes blanches de vagues
+disproportionnées; mes gaillards ne riaient plus et commençaient à
+chercher leurs chapelets. Tout cela me paraissait d'un ridicule atroce,
+et je me disais: «A propos de quoi vais-je me noyer? A propos d'un
+soldat lettré qui admire Tasso; pour moins encore, pour un chapeau; car,
+si j'eusse marché tête nue, le soldat ne m'eût pas interpellé; je
+n'aurais pas songé au chantre d'Armide, ni à l'auteur de _Galathée_, ni
+à Nisida: Je n'aurais pas fait cette sotte excursion insulaire, et je
+serais tranquillement assis à Saint-Charles en ce moment, à écouter la
+Brambilla et Tamburini!» Ces réflexions et les mouvements de la nef en
+perdition me faisaient grand mal au coeur, je l'avoue. Pourtant le dieu
+des mers, trouvant la plaisanterie suffisante comme cela, nous permit de
+gagner la terre, et les _matelots_, jusque-là muets comme des poissons,
+recommencèrent à crier comme des geais. Leur joie même fut si grande,
+qu'en recevant les trente francs que j'avais consenti à me laisser
+escroquer, ils eurent un remords et me prièrent avec une véritable
+bonhomie, de venir dîner avec eux. J'acceptai; ils me conduisirent assez
+loin de là, au milieu d'un bois de peupliers, sur la route de Pouzzoles,
+en un lieu fort solitaire, et je commençais à calomnier leur candide
+intention (pauvres lazzaroni!), quand nous arrivâmes vers une chaumière
+à eux bien connue, où mes amphitryons se hâtèrent de donner des ordres
+pour le festin.
+
+Bientôt apparut un petit monticule de fumants macaroni; ils m'invitèrent
+à y plonger la main droite à leur exemple; un grand pot de vin de
+Pausilippe fut placé sur la table, et chacun de nous y buvait à son
+tour, après, toutefois, un vieillard édenté, le seul de la bande, qui
+devait boire le premier avant moi; le respect pour l'âge l'emportant
+chez ces braves enfants, même sur la courtoisie qu'ils reconnaissaient
+devoir à leur hôte. Le vieux, après avoir bu déraisonnablement, commença
+à parler politique et à s'attendrir beaucoup au souvenir du roi Joachim,
+qu'il portait dans son coeur; les jeunes lazzaroni, pour le distraire et
+me procurer un divertissement, lui demandèrent avec instances le récit
+d'un long et pénible voyage de mer qu'il avait fait autrefois et dont
+l'histoire était célèbre.
+
+Là-dessus le vieux lazzarone raconta, au grand ébahissement de son
+auditoire, comment embarqué à vingt ans sur un _speronare_, il avait
+demeuré en mer _trois jours et deux nuits_, et comme quoi, _toujours
+poussé vers de nouveaux rivages_, il avait enfin été jeté dans _une île
+lointaine_, où l'_on prétend_ que Napoléon depuis lors a été exilé, et
+que les indigènes appellent Isola d'Elba. Je manifestai une grande
+émotion à cet incroyable récit, en félicitant de tout mon coeur le brave
+marin d'avoir échappé à des dangers aussi formidables. De là profonde
+sympathie des lazzaroni pour _Mon Excellence_; la reconnaissance les
+exalte, on se parle à l'oreille, on va, on vient dans la chaumière avec
+un air de mystère; je vois qu'il s'agit des préparatifs de quelque
+surprise flatteuse qui m'est destinée. En effet, au moment où je me
+levais pour prendre congé de la société, le plus grand des jeunes
+lazzaroni m'aborde d'un air embarrassé, et me prie, au nom de ses
+camarades et pour l'amour d'eux, d'accepter un souvenir, un présent, le
+plus magnifique qu'ils pouvaient m'offrir, et capable de faire pleurer
+l'homme le moins sensible. C'était un oignon monstrueux, une énorme
+ciboule, que je reçus avec une modestie et un sérieux dignes de la
+circonstance, et que j'emportai jusqu'au sommet du Pausilippe, après
+mille adieux, serremens de mains et protestations d'une amitié
+inaltérable.
+
+ * * * * *
+
+Je venais de quitter ces bonnes gens et cheminais péniblement, à cause
+d'un coup que je m'étais donné au pied droit en descendant de Nisida; il
+faisait presque nuit. Une belle calèche passe sur la route de Naples.
+L'idée peu fashionable me vient de sauter sur la banquette de derrière,
+libre par l'absence du valet de pied, et de parvenir ainsi sans fatigue
+jusqu'à la ville. Mais j'avais compté sans la jolie petite parisienne
+emmousselinée qui trônait à l'intérieur et qui, de sa voix aigre-douce
+appelant vivement le cocher: «Louis, il y a quelqu'un derrière!» me fit
+administrer à travers la figure un ample coup de fouet. Ce fut le
+présent de ma gracieuse compatriote. J'aime mieux la ciboule. O poupée
+française! si Crispino seulement s'était trouvé là, nous t'aurions fait
+passer un singulier quart-d'heure!
+
+Je revins donc clopin-clopant, en songeant aux charmes de la vie de
+brigand, qui malgré ses fatigues, serait vraiment aujourd'hui la seule
+digne d'un honnête homme, si dans la moindre bande ne se trouvaient
+toujours tant de misérables stupides et puants!
+
+J'allai oublier mon chagrin et me reposer à Saint-Charles. Et là, pour
+la première fois depuis mon arrivée en Italie, j'entendis de la musique.
+L'orchestre comparé à ceux que j'avais observés jusqu'alors, me parut
+excellent. Les instruments à vent peuvent être écoutés en sécurité, on
+n'a rien à craindre de leur part; les violons sont assez habiles, et les
+violoncelles chantent bien, mais ils sont en trop petit nombre. Le
+système généralement adopté en Italie, de mettre toujours moins de
+violoncelles que de contre-basses, ne peut être justifié que par le
+genre de musique, sans basses dessinées, que les orchestres italiens
+exécutent habituellement. Je reprocherais bien aussi au maestro di
+capella le bruit souverainement désagréable de son archet dont il frappe
+un peu rudement son pupitre; mais on m'a assuré que sans cela, les
+_musiciens_ qu'il dirige, seraient quelquefois embarrassés pour _suivre
+la mesure_... A cela il n'y a rien à répondre; car enfin, dans un pays
+où la musique instrumentale est à peu près inconnue, on ne doit pas
+exiger des orchestres comme ceux de Berlin, de Brunswick ou de Paris.
+Les choristes sont d'une faiblesse extrême; je tiens d'un compositeur
+qui a écrit pour le théâtre Saint-Charles, qu'il est fort difficile,
+pour ne pas dire impossible, d'obtenir une bonne exécution des choeurs
+écrits à _quatre parties_. Les soprani ont beaucoup de peine à marcher
+isolés des ténors, et on est pour ainsi dire obligé de les leur faire
+continuellement doubler à l'octave.
+
+Au _Fondo_ on joue l'opéra buffa avec une verve, un feu, un _brio_, qui
+lui assurent une supériorité incontestable sur la plupart des théâtres
+d'opéra-comique. On y représentait pendant mon séjour une farce
+très-amusante de Donizetti, _les Convenances et les Inconvenances du
+théâtre_.
+
+On pense bien néanmoins que l'attrait musical des théâtres de Naples ne
+pouvait lutter avec avantage contre celui que m'offrait l'exploration
+des environs de la ville, et que je me trouvais plus souvent dehors que
+dedans.
+
+Déjeunant un matin à Castellamare avec Munier, le peintre de marine que
+nous avions surnommé Neptune: «Que faisons-nous? me dit-il en jetant sa
+serviette, Naples m'ennuie, n'y retournons pas.
+
+--«Allons en Sicile.
+
+--«C'est cela, allons en Sicile; laissez-moi seulement finir une _étude_
+que j'ai commencée, et à cinq heures nous irons retenir notre place sur
+le bateau à vapeur.
+
+--«Volontiers, quelle est notre fortune?»
+
+Notre bourse visitée, il se trouva que nous avions bien assez pour aller
+jusqu'à Palerme, mais que, pour en revenir, il eût fallu, comme disent
+les moines, _compter sur la Providence_; et, en Français totalement
+dépourvus de la vertu qui _transporte des montagnes_, jugeant qu'il ne
+fallait pas tenter Dieu, nous nous séparâmes, lui pour aller portraire
+la mer, moi pour retourner pédestrement à Rome.
+
+Ce projet était arrêté dans ma tête depuis quelques jours. Rentré à
+Naples le même soir, après avoir dit adieu à Dufeu et à Dantan, le
+hasard me fit rencontrer deux officiers suédois de ma connaissance, qui
+me firent part de leur intention de se rendre à Rome à pied.
+
+--«Parbleu, leur dis-je, je pars demain pour Subiaco; je veux y aller en
+droite ligne, à travers les montagnes, _franchissant rocs et torrents_
+comme le chasseur de chamois; nous devrions faire le trajet ensemble.»
+
+Malgré l'extravagance d'une pareille idée, ces messieurs l'adoptèrent.
+Nos effets furent aussitôt expédiés par un _vetturino_; nous convînmes
+de nous diriger sur Subiaco à vol d'oiseau, et, après nous y être
+reposés un jour, de retourner à Rome par la grande route. Ainsi fut
+fait. Nous avions endossé tous les trois le costume obligé de toile
+grise; M. B*** portait son album et ses crayons; deux cannes étaient
+toutes nos armes.
+
+On vendangeait alors. D'excellens raisins (qui n'approchent pourtant pas
+de ceux du Vésuve) firent à peu près toute notre nourriture pendant la
+première journée; les paysans n'acceptaient pas toujours notre argent,
+et nous nous abstenions quelquefois de nous enquérir des propriétaires.
+L'un d'eux cependant nous entendit abattant des poires à coups de
+pierres dans son champ. J'avais franchi la haie pour les ramasser, et
+j'étais fort tranquillement occupé à en remplir mon chapeau, quand je
+vis accourir mon homme criant au voleur. Impossible de refranchir la
+clôture, chargé de butin comme je l'étais; un excès d'effronterie me
+tira d'affaire. Au moment où le maître des poires s'apprêtait à me
+traiter selon mes mérites:
+
+«Comment, s..... canaille! lui dis-je d'un air furieux, il y a une
+demi-heure que nous vous appelons pour vous acheter des fruits, et vous
+ne répondez pas?... Croyez-vous donc que nous ayons le temps de vous
+attendre? Tenez, voilà six grains[20] pour vos poires qui ne valent pas
+le diable, et tachez une autre fois de ne pas vous moquer ainsi des
+voyageurs, ou pardieu il vous arrivera malheur.»
+
+Là-dessus un de mes compagnons de maraude étouffant de rire me tend la
+main pour m'aider à sortir du champ, et nous laissons notre homme
+immobile d'étonnement, la bouche ouverte, regardant d'un air stupide la
+monnaie de cuivre que je lui laissais, et se consultant pour savoir s'il
+nous ferait des excuses.... Le soir, à Capoue, nous trouvâmes _bon
+souper, bon gîte et_.... un improvisateur.
+
+Ce brave homme, après quelques préludes brillants sur sa grande
+mandoline, s'informa de quelle nation nous étions.
+
+--«Français répondit M. Kl.....rn.»
+
+J'avais entendu un mois auparavant les _improvisations_ du Tyrtée
+campanien; il avait fait la même question à mes compagnons de voyage,
+qui répondirent:
+
+--«Polonais.»
+
+A quoi, plein d'enthousiasme, il avait répliqué:
+
+--«J'ai parcouru le monde entier, l'Italie, l'Espagne, la France,
+l'Allemagne, l'Angleterre, la Pologne, la Russie; mais les plus braves,
+sont les Polonais, sont les Polonais.»
+
+Voici la cantate qu'il adressa, en musique également _improvisée_, et
+_sans la moindre hésitation_, aux trois prétendus Français:
+
+[Illustration: notation musicale
+
+Ho gi-ra-to per tutto il mun-do, Ho gira-to
+per tutto il mun-do, Per l'I-ta-lia, per l'His-
+pa-nia, Per la Francia, per la Ger-ma-nia, Per l'Inghil-
+ter-ra; Ma gli più bra-vi, Ma gli più
+bel-li, Sono i _Fran-ce-si_, Sono i _Fran-ce-si_.
+]
+
+On conçoit combien je dus être flatté, et quelle fut la mortification
+des deux Suédois.
+
+Avant de nous engager tout-à-fait dans les Abbruzzes, nous nous
+arrêtâmes une journée à San-Germano pour visiter le fameux couvent du
+_Monte-Cassino_.
+
+Ce monastère de bénédictins, situé comme celui de Subiaco, sur une
+montagne, est loin de lui ressembler sous aucun rapport. Au lieu de
+cette simplicité naïve et originale qui charme à San-Benedetto, vous
+trouvez ici le luxe et les proportions d'un palais. L'imagination recule
+devant l'énormité des sommes qu'ont coûtées tous les objets précieux
+rassemblés dans la seule église. Il y a un orgue avec de petits anges
+fort ridicules, jouant de la trompette et des cymbales quand
+l'instrument est mis en action. Le parvis est des marbres les plus
+rares, et les amateurs peuvent admirer dans le choeur des stalles en
+bois, sculptées avec un art infini, représentant différentes scènes de
+la vie monacale.
+
+Une marche forcée nous fit parvenir en un jour de San-Germano à Isola di
+Sora, village situé sur la frontière du royaume de Naples et remarquable
+par une petite rivière qui forme une assez belle cascade après avoir mis
+en jeu plusieurs établissements industriels. Une mystification d'un
+singulier genre nous y attendait. M. Kl...rn et moi avions les pieds en
+sang, et tous les trois furieux de soif, harassés, couverts d'une
+poussière brûlante, notre premier mot, en entrant dans la ville fut pour
+demander la locanda (auberge).
+
+«_E locanda... non ce n'è._», nous répondaient les paysans avec un air
+de pitié railleuse. «_Ma peró per la notte dove si va?_
+
+--_E..... chi lo sa?...._»
+
+Nous demandons à passer la nuit dans une mauvaise remise; il n'y avait
+pas un brin de paille, et d'ailleurs le propriétaire s'y refusait. On
+n'a pas d'idée de notre impatience, augmentée encore par le sang-froid
+et les ricanements de ces manants. Se trouver dans un petit bourg
+commerçant comme celui-là, obligés de coucher dans la rue, faute d'une
+auberge ou d'une maison hospitalière..... c'eût été fort, mais c'est
+pourtant ce qui nous serait arrivé indubitablement, sans un souvenir
+qui me frappa très à propos.
+
+J'avais déjà passé, de jour, une fois à Isola di Sora; je me rappelai
+heureusement le nom de M. Courrier, Français, propriétaire d'une
+papeterie. On nous montre son frère dans un groupe; je lui expose notre
+embarras, et après un instant de réflexion, il me répond tranquillement
+en français, je pourrais même dire en dauphinois, car l'accent en fait
+presque un idiome:
+
+«Pardi! on vous couchera ben.
+
+Ah! nous sommes sauvés!
+
+M. Courrier est Dauphinois, je suis Dauphinois, et entre Dauphinois,
+comme dit Charlet, l'_affaire peut s'arranger_. En effet, le papetier
+qui me reconnut, exerça à notre égard la plus franche hospitalité. Après
+un souper très confortable, un lit _monstre_, comme je n'en ai vu qu'en
+Italie, nous reçut tous les trois; nous y reposâmes fort à l'aise, en
+réfléchissant qu'il serait bon pour le reste de notre voyage de
+connaître les villages qui ne sont pas sans _locanda_, pour ne pas
+courir une seconde fois le danger auquel nous venions d'échapper. Notre
+hôte nous tranquillisa un peu le lendemain, par l'assurance qu'en deux
+jours de marche nous pourrions arriver à Subiaco; il n'y avait donc plus
+qu'une nuit chanceuse à passer. Un petit garçon nous guida à travers les
+vignes et les bois pendant une heure, après quoi, sur quelques
+indications assez vagues qu'il nous donna, nous poursuivîmes seuls
+notre route.
+
+_Veroli_ est un grand village qui de loin a l'air d'une ville et couvre
+le sommet d'une montagne. Nous y trouvâmes un mauvais dîner de pain et
+de jambon cru, à l'aide duquel nous parvînmes avant la nuit à un autre
+rocher habité, plus âpre et plus sauvage: c'était Alatri. A peine
+parvenus à l'entrée de la rue principale, un groupe de femmes et
+d'enfants se forma derrière nous et nous suivit jusqu'à la place avec
+toutes les marques de la plus vive curiosité. On nous indiqua une
+maison, ou plutôt un chenil, qu'un vieil écriteau désignait comme la
+locanda; malgré tout notre dégoût ce fut là qu'il fallut passer la nuit.
+Dieu! quelle nuit! elle ne fut pas employée à dormir, je puis l'assurer;
+les insectes de _toute espèce_, qui foisonnaient dans nos draps
+rendirent tout repos impossible. Pour mon compte ces myriades me
+tourmentèrent si cruellement que je fus pris au matin d'un violent accès
+de fièvre.
+
+Que faire?... Ces messieurs ne voulaient pas me laisser à Alatri..... Il
+fallait arriver au plus tôt à Subiaco... Séjourner dans cette bicoque
+était une triste perspective... Cependant, je tremblais tellement qu'on
+ne savait comment me réchauffer et que je ne me croyais guère capable de
+faire un pas. Mes compagnons d'infortune, pendant que je grelottais, se
+consultaient en langue suédoise, mais leur physionomie exprimait trop
+bien l'embarras extrême que je leur causais pour qu'il fût possible de
+s'y méprendre. Un effort de ma part était indispensable; je le fis, et
+après deux heures de marche au pas de course, la fièvre avait disparu.
+
+Avant de quitter Alatri, un conseil des géographes du pays fut tenu sur
+la place pour nous indiquer notre route. Bien des opinions émises et
+débattues, celle qui nous dirigeait sur Subiaco par Arcino et Anticoli
+ayant prévalu nous l'adoptâmes. Cette journée fut la plus pénible que
+nous eussions encore faite depuis le commencement du voyage. Il n'y
+avait plus de chemins frayés; nous suivions des lits de torrens,
+enjambant à grand'peine les quartiers de rochers dont ils sont à chaque
+instant encombrés.
+
+Plusieurs fois nous nous sommes égarés dans ce labyrinthe, il fallait
+alors gravir de nouveau la colline que nous venions de descendre, ou, du
+fond d'un ravin, crier à quelque paysan:
+
+«_Ohé!!! la strada d'Anticoli?..._»
+
+A quoi il répondait pour l'ordinaire par un éclat de rire ou par:
+
+«_Via! Via!_» ce qui nous rassurait beaucoup, comme on peut le penser.
+Nous y parvînmes cependant; je me rappelle même avoir trouvé à Anticoli,
+grande abondance d'oeufs, de jambon et d'épis de maïs, que nous fîmes
+rôtir à l'exemple des pauvres habitans de ces terres stériles et dont
+la saveur sauvage n'est pas désagréable. Le chirurgien d'Anticoli, gros
+homme rouge qui avait l'air d'un boucher, vint nous honorer de ses
+questions sur la _garde nationale de Paris_ et nous offrir de lui
+acheter un _livre imprimé_...
+
+D'immenses pâturages restaient à traverser avant la nuit: un guide fut
+indispensable. Celui que nous prîmes ne paraissait pas très sûr de la
+route, il hésitait souvent; un vieux berger, assis au bord d'un étang,
+et qui n'avait peut-être pas entendu de voix humaine depuis un mois,
+n'étant point prévenu de notre approche par le bruit de nos pas, que le
+gazon touffu rendait imperceptible, faillit tomber à l'eau quand nous
+lui demandâmes brusquement la direction d'Arcinasso, joli village (au
+dire de notre guide) où nous devions trouver _toutes sortes de
+rafraîchissements_.
+
+Il se remit pourtant un peu de sa terreur, grâce à quelques baïochi qui
+lui prouvèrent nos dispositions amicales; mais il fut presque impossible
+de comprendre sa réponse, qu'une voix gutturale plus semblable à un
+gloussement qu'à un langage humain, rendait inintelligible.
+
+Le _joli village d'Arcinasso_ n'est qu'une osteria (cabaret) au milieu
+de ces vastes et silencieuses _steppes_; une vieille femme y vendait du
+vin et de l'eau fraîche dont nous avions grand besoin. L'album de M.
+B....t ayant excité son attention, nous lui dîmes que c'était une
+bible; là-dessus, se levant pleine de joie, elle examina chaque dessin
+l'un après l'autre, et, après avoir embrassé cordialement M. B....t,
+nous donna à tous les trois sa bénédiction.
+
+Rien ne peut donner une idée du silence qui règne dans ces interminables
+prairies. Nous n'y trouvâmes d'autres habitants que le vieux berger avec
+son troupeau et un corbeau qui se promenait plein d'une gravité
+triste..... A notre approche il prit son vol vers le Nord......... Je le
+suivis longtemps des yeux...... puis.... des rêves sans fin.... Mais il
+s'agissait bien de _rêver et de bailler aux corbeaux_, il fallait
+absolument arriver cette nuit même à Subiaco. Le guide d'Anticoli était
+reparti, l'obscurité approchait rapidement; nous marchions depuis trois
+heures, silencieux comme des spectres, quand un buisson, sur lequel
+j'avais tué une grive sept mois auparavant, me fit reconnaître notre
+position.
+
+«Allons, Messieurs, dis-je aux deux Suédois, encore un effort! je me
+retrouve en pays de connaissance, dans deux heures nous serons arrivés.»
+
+Effectivement, quarante minutes étaient à peine écoulées quand nous
+aperçumes, à une grande profondeur sous nos pieds, briller des lumières:
+c'était Subiaco. J'y trouvai Gibert... éveillé!! il me prêta du linge
+dont j'avais grand besoin. Je comptais aller me reposer, mais bientôt
+les cris: _Oh! Signor Sidoro![21] ecco questo signore Francese che suona
+la chitarra[22]!_» Et Flacheron d'accourir, avec la belle Mariucia[23]
+le tambour de basque à la main, et bon gré mal gré, il fallut danser le
+saltarello jusqu'à minuit.
+
+C'est en quittant Subiaco, deux jours après que j'eus la spirituelle
+idée de l'expérience qu'on va lire.
+
+MM. Bennet et Klinksporn, mes deux compagnons suédois, marchaient très
+vite, et leur allure me fatiguait beaucoup. Ne pouvant obtenir d'eux de
+s'arrêter de temps en temps ni de ralentir le pas, je pris le parti de
+les laisser prendre les devants et de m'étendre tranquillement à
+l'ombre, quitte à faire ensuite comme le lièvre de la fable, pour les
+rattraper. Ils étaient déjà fort loin quand je me demandai en me
+relevant: serais-je capable de courir, sans m'arrêter, d'ici à Tivoli?
+(c'était bien un trajet de huit lieues) Essayons! Et me voilà courant
+comme s'il se fût agi d'atteindre une maîtresse enlevée. Je revois les
+Suédois, je les dépasse; je traverse un village, deux villages,
+poursuivi par les aboiements de tous les chiens, faisant fuir en
+grognant les porcs pleins d'épouvante, mais suivi du regard
+bienveillant des habitants persuadés que je venais de _faire un
+malheur_[24].
+
+Bientôt une douleur vive dans l'articulation du genou vint me rendre
+impossible la flexion de la jambe droite. Il fallut la laisser pendre et
+la traîner en sautant sur la gauche. C'était diabolique, mais je tins
+bon, et je parvins à Tivoli sans avoir interrompu un instant cette
+course absurde. J'aurais mérité de mourir en arrivant d'une rupture du
+coeur. Il n'en résulta rien. Il faut croire que j'ai le coeur dur.
+
+Quand les deux officiers suédois parvinrent à Tivoli, une heure après
+moi, ils me trouvèrent endormi; me voyant ensuite, au réveil,
+parfaitement sain de corps et d'esprit (et je leur pardonne bien
+sincèrement d'avoir eu des doutes à cet égard), ils me prièrent d'être
+leur cicerone dans l'examen qu'ils avaient à faire des curiosités
+locales. En conséquence nous allâmes visiter le joli petit temple de
+Vesta, qui a plutôt l'air d'un temple de l'Amour; la grande cascade, les
+Cascatelles, la grotte de Neptune; il fallut admirer l'immense
+stalactite de cent pieds de haut, sous laquelle gît enfouie la maison
+d'Horace, sa célèbre villa de Tibur; je laissai ces messieurs se reposer
+une heure sous les oliviers qui croissent au-dessus de la demeure du
+poète, pour gravir seul la montagne voisine et couper à son sommet un
+jeune myrthe. A cet égard, je suis comme les chèvres; impossible de
+résister à mon humeur grimpante, auprès d'un monticule verdoyant. Puis,
+comme nous descendions dans la plaine, on voulut bien nous ouvrir la
+villa Mecena; nous parcourûmes son grand salon voûté, que traverse
+maintenant un bras de l'Anio, donnant la vie à un atelier de forgerons,
+où retentit, sur d'énormes enclumes, le bruit cadencé de marteaux
+monstrueux. Cette même salle résonna jadis des strophes épicuriennes
+d'Horace, entendit s'élever dans sa douce gravité, la voix mélancolique
+de Virgile, récitant, après les festins présidés par le ministre
+d'Auguste, quelque fragment magnifique de ses poèmes des champs:
+
+ Hactenus arvorum cultus et sidera cæli:
+ Nunc te, Bacche, canam, nec non silvestria tecum
+ Virgulta, et prolem tarde crescentis olivæ.
+
+Plus bas, nous examinâmes en passant la villa d'Este, dont le nom
+rappelle celui de la princesse Eleonora, célèbre par Tasso et l'amour
+douloureux qu'elle lui inspira.
+
+Au-dessous, à l'entrée de la plaine, je guidai ces messieurs dans le
+labyrinthe de la villa Adriana; nous visitâmes ce qui reste de ses
+vastes jardins; le vallon dont une fantaisie toute puissante voulut
+créer une copie en miniature de la fameuse vallée de Tempé; la salle des
+gardes, où veillent à cette heure des essaims d'oiseaux de proie; et
+enfin l'emplacement où s'éleva le théâtre privé de l'empereur, et qu'une
+plantation de choux, le plus ignoble des légumes, occupe maintenant.
+
+Comme le temps et la mort doivent rire de ces bizarres transformations!
+
+Me voilà rentré à la caserne académique! Recrudescence d'ennui. Une
+sorte d'influenza plus ou moins contagieuse désole la ville; on meurt
+très bien, par centaine, par milliers. Couvert, au grand divertissement
+des polissons romains, d'une sorte de manteau à capuchon dans le genre
+de celui que les peintres donnent à Pétrarque, j'accompagne les
+charretées de morts à l'église Transteverine dont le large caveau les
+reçoit béant. On lève une pierre de la cour intérieure, et les cadavres
+suspendus à un crochet de fer sont mollement déposés sur les dalles de
+ce palais de la putréfaction. Quelques crânes seulement ayant été
+ouverts par les médecins curieux de savoir pourquoi les malades
+n'avaient pas voulu guérir, et les cerveaux s'étant répandus dans le
+char funèbre, l'homme qui remplace à Rome le fossoyeur des autres
+nations, prend alors _avec une truelle_ ces débris de l'organe pensant
+et les lance fort dextrement au fond du gouffre. Le Gravedigger de
+Shakespeare, ce maçon de l'éternité qui prétendait _bâtir si
+solidement_, n'avait pourtant pas songé à se servir de la truelle ni à
+mettre en oeuvre ce mortier humain.
+
+Un architecte de l'académie, Garrez, fait un dessin représentant cette
+gracieuse scène où je figure encapuchonné. Le spleen redouble.
+
+Bezard le peintre, Gibert le paysagiste, Delanoie l'architecte, et moi,
+nous formons une société appelée _les quatre_, dans le but d'élaborer et
+de compléter le grand système philosophique dont j'avais, six mois
+auparavant, jeté les premières bases, et qui avait pour titre: _Système
+de l'Indifférence absolue en matière universelle_; doctrine
+transcendante qui tend à donner à l'homme la perfection et la
+sensibilité d'un bloc de pierre. Notre système ne prend pas. On nous
+objecte: la _douleur_ et le _plaisir_, les _sentiments_ et les
+_sensations_! On nous traite de fous. Nous avons beau répondre avec une
+admirable indifférence: Ces messieurs disent que nous sommes fous!
+Qu'est ce que cela te fait, Bezard? qu'en penses-tu, Gibert? qu'en
+dis-tu Delanoie?
+
+--Cela ne fait rien à personne.
+
+--Je pense que ces messieurs nous traitent de fous.
+
+--Je dis que ces messieurs nous traitent de fous.
+
+--Il paraît que ces messieurs nous traitent de fous.» On nous rit au
+nez. Les grands philosophes ont ainsi toujours été méconnus.
+
+Une nuit, je pars pour la chasse avec Debay le statuaire. Nous appelons
+le gardien de la porte du peuple, qui, grâce aux ordonnances du pape en
+faveur des chasseurs, est contraint de se lever et de nous ouvrir, après
+l'exhibition de notre port-d'armes. Nous marchons jusqu'à deux heures du
+matin. Un certain mouvement dans les herbes voisines de la route nous
+fait croire à la présence d'un lièvre; deux coups de fusil partent à la
+fois... il est mort... c'est un confrère, un émule, un chasseur qui rend
+à Dieu son ame et son sang à la terre... c'est un superbe chat qui
+guettait une couvée de cailles. Le sommeil vient, irrésistible. Nous
+dormons quelques heures dans un champ. Nous nous séparons. Arrive une
+pluie battante; je trouve dans une gorge de la plaine, un petit bois de
+chêne, où je vais inutilement chercher un abri. J'y tue un hérisson,
+dont j'emporte en trophée quelques beaux piquants. Mais voici un village
+solitaire; à l'exception d'une vieille femme lavant son linge dans un
+mince ruisseau, je n'aperçois pas un être humain. Elle m'apprend que ce
+silencieux réduit s'appelle Isola Farnese. C'est, dit-on, le nom moderne
+de l'ancienne Veïes. C'est donc là que fut la capitale des Volsques, ces
+fiers ennemis de Rome! C'est là que commanda Aufidius et que le
+fougueux Marcus Coriolanus vint lui offrir l'appui de son bras sacrilége
+pour détruire sa propre patrie! Cette vieille femme accroupie au bord du
+ruisseau, occupe peut-être la place où la sublime Volumnia, à la tête
+des matronnes romaines, s'agenouilla devant son fils! J'ai marché tout
+le matin sur cette terre où furent livrés tant de beaux combats,
+illustrés par Plutarque, immortalisés par Shakespeare, mais assez
+semblables, en réalité, par leur dimension et leur importance, à ceux
+qui résulteraient d'une guerre entre Versailles et Saint-Cloud! La
+rêverie m'immobilise. La pluie continue plus intense. Mes deux chiens
+aveuglés par l'eau du ciel, se cachent le museau dans les broussailles.
+Je tue un grand imbécille de serpent qui aurait du rester dans son trou
+par un pareil temps. Debay m'appelle, en tirant coup sur coup. Nous nous
+rejoignons pour déjeûner. Je prends dans ma gibecière un crâne que
+j'avais cueilli sur le haut cimetière de Radicoffani, en revenant de
+Nice l'année précédente, celui-là même qui me sert de sablier
+aujourd'hui; nous le remplissons de tranches de jambon, et nous le
+plaçons ensuite au milieu d'un ruisselet pour dessaller un peu cette
+atroce victuaille. Repas frugal arrosé d'une froide pluie; point de vin,
+point de cigarres! Debay n'a rien tué. Quant à moi, je n'ai pu envoyer
+chez les morts qu'un innocent ronge-gorge pour tenir compagnie au chat,
+au hérisson et au serpent. Nous nous dirigeons vers l'auberge de la
+Storta, le seul bouge des environs. Je m'y couche, et je dors trois
+heures pendant qu'on fait sécher mes habits. Le soleil se montre enfin,
+la pluie a cessé; je me rhabille à grand'peine et je repars. Debay,
+plein d'ardeur, n'a pas voulu m'attendre. Je tombe sur une troupe de
+fort beaux oiseaux, qu'on prétend venir des côtes d'Afrique, et dont je
+n'ai jamais pu savoir le nom. Ils planent continuellement comme des
+hirondelles, avec un petit cri semblable à celui des perdrix; ils sont
+bigarrés de jaune et de vert. J'en abats une demi-douzaine. L'honneur du
+chasseur est sauf. Je vois de loin Debay manquer un lièvre. Nous
+rentrons à Rome aussi embourbés que dut l'être Marius quand il sortit
+des marais de Minturnes.
+
+Semaine stagnante.
+
+Enfin, l'académie s'anime un peu, grâce à la terreur comique de autre
+camarade L****, qui, amant aimé de la femme d'un Italien, valet de pied
+de M. Vernet, et surpris avec elle par le mari, se voit toujours au
+moment d'être sérieusement assassiné. Il n'ose plus sortir de sa
+chambre; quand vient l'heure des repas, nous sommes obligés d'aller le
+prendre chez lui et de l'escorter, en le soutenant, jusqu'au
+réfectoire. Il croit voir des couteaux briller dans tous les coins du
+palais. Il maigrit, il est pâle, jaune, bleu; il vient à rien. Ce qui
+lui attire un jour à table cette charmante apostrophe de Delanoie: «Eh
+bien! mon pauvre L****, tu as donc toujours des chagrins _de
+domestiques_?»[25]
+
+Le mot circule avec grand succès.
+
+Mais l'ennui est le plus fort; je ne rêve plus que Paris. J'ai fini mon
+mélologue et retouché ma symphonie fantastique: il faut les faire
+exécuter. J'obtiens de M. Vernet la permission de quitter l'Italie avant
+l'expiration de mon temps d'exil. Je pose pour mon portrait qui, selon
+l'usage, est fait par le plus ancien de nos peintres, et prend place
+dans la galerie du réfectoire, dont j'ai déjà parlé; je fais une
+dernière tournée de quelques jours à Tivoli, à Albano, à Palestrina; je
+vends mon fusil, je brise ma guitare; j'écris sur quelques albums; je
+donne un grand punch aux camarades; je caresse longtemps les deux chiens
+de M. Vernet, compagnons ordinaires de mes chasses; j'ai un instant de
+profonde tristesse, en songeant que je quitte cette poétique contrée,
+peut-être pour ne plus la revoir; les amis m'accompagnent jusqu'à
+Ponte-Molle; je monte dans une affreuse carriole; me voilà parti.
+
+
+
+
+XIV
+
+RETOUR EN FRANCE.
+
+
+J'étais fort morose, bien que mon ardent désir de revoir la France fut
+sur le point d'être rempli. Un tel adieu à l'Italie avait quelque chose
+de solennel, et, sans pouvoir me rendre bien compte de mes sentiments,
+j'en avais l'ame oppressée. L'aspect de Florence, où je rentrais pour la
+quatrième fois, me causa surtout une impression accablante. Pendant les
+deux jours que je passai dans la cité reine des arts, quelqu'un
+m'avertit que le peintre Chenavard, cette grosse tête crevant
+d'intelligence, me cherchait avec empressement et ne pouvait parvenir à
+me rencontrer. Il m'avait manqué deux fois dans les galeries du palais
+Pitti, il était venu me demander à l'hôtel, il voulait me voir
+absolument. Je fus très sensible à cette preuve de sympathie d'un
+artiste aussi distingué; je le cherchai sans succès à mon tour, et je
+partis sans faire sa connaissance. Ce fut cinq ans plus tard seulement,
+que nous nous vîmes enfin à Paris et que je pus admirer la pénétration,
+la sagacité et la lucidité merveilleuses de son esprit, dès qu'il veut
+l'appliquer à l'étude des questions vitales des arts mêmes, tels que la
+musique et la poésie, les plus différents de l'art qu'il cultive.
+
+Je venais de parcourir le Dôme, un soir en le poursuivant, et je m'étais
+assis près d'une colonne, pour voir s'agiter les atômes dans un
+splendide rayon du soleil couchant qui traversait la naissante obscurité
+de l'église, quand une troupe de prêtres et de porte-flambleaux entra
+dans la nef pour une cérémonie funèbre. Je m'approchai; je demandai à un
+Florentin quel était le personnage qui en était l'objet: _E una Sposina,
+morta al mezzo giorno!_ me répondit-il d'un air gai, en souriant de son
+grand sourire d'Italien. Les prières furent d'un laconisme
+extraordinaire, les prêtres semblaient, en commençant, avoir hâte de
+finir. Puis le corps fut mis sur une sorte de brancard couvert, et le
+cortége s'achemina vers le lieu où il devait reposer jusqu'au lendemain,
+avant d'être définitivement inhumé. Je le suivis. Pendant le trajet; les
+chantres porte-flambeaux gromelaient bien, pour la forme, quelques
+vagues oraisons entre leurs dents; mais leur occupation principale
+était de faire fondre et couler autant de cire que possible, des cierges
+dont la famille de la morte les avait armés. Et voici pourquoi: Le
+restant des cierges devait, après la cérémonie, revenir à l'église, et
+comme on n'osait pas en voler des morceaux entiers, ces braves Lucioli,
+d'accord avec une troupe de petits drôles qui ne les quittaient pas de
+l'oeil, écarquillaient à chaque instant la mèche du cierge qu'ils
+inclinaient ensuite pour répandre la cire fondante sur le pavé. Aussitôt
+les polissons, se précipitant avec une avidité furieuse, détachaient la
+goutte de cire de la pierre, à l'aide d'un couteau, et la roulaient en
+boule qui allait toujours grossissant. De sorte, qu'à la fin de ce
+trajet, assez long, (la morgue étant située à l'une des plus lointaines
+extrémités de Florence), ils se trouvaient avoir fait, indignes frêlons,
+une assez bonne provision de cire mortuaire. Telle était la pieuse
+préoccupation des misérables par qui la pauvre Sposina était portée à sa
+couche dernière.
+
+Parvenu à la porte de la morgue, le même Florentin gai qui m'avait
+répondu dans le dôme, et qui faisait parti du cortége, voyant que
+j'observais avec anxiété le mouvement de cette scène, s'approcha de moi
+et me dit, en espèce de français:
+
+--Vole vous intrer?
+
+--Oui, comment faire?
+
+--Donnez-moi tre paoli.
+
+Je lui glisse dans la main les trois pièces d'argent qu'il me demandait,
+il va s'entretenir un instant avec le concierge de la salle funèbre, et
+je suis introduit. La morte était déjà déposée sur une table. Une longue
+robe de percale blanche, nouée autour de son cou et au-dessous de ses
+pieds, la couvrait presque entièrement. Ses noirs cheveux à demi tressés
+coulaient à flots sur ses épaules; grands yeux bleus demi clos, petite
+bouche, triste sourire, cou d'albâtre, air noble et candide... jeune...
+jeune!... morte!... L'Italien toujours souriant, s'exclama: «_E bella._»
+Et, pour me faire mieux admirer ses traits, soulevant la tête de la
+pauvre jeune belle morte, il écarta de sa sale main les cheveux qui
+semblaient s'obstiner, par pudeur, à couvrir ce front et ces joues où
+régnait encore une grâce ineffable, et la laissa rudement retomber sur
+le bois. La salle retentit du choc... Je crus que ma poitrine se
+brisait, à cette impie et brutale résonnance... N'y tenant plus, je me
+jette à genoux, je saisis la main de cette beauté profanée, je la couvre
+de baisers expiatoires, en versant les larmes les plus amères peut-être
+que j'aie répandues de ma vie... Le Florentin riait toujours...
+
+Mais je vins tout-à-coup à penser ceci: que dirait le mari, s'il pouvait
+voir la chaste main qui lui fut si chère, froide tout-à-l'heure,
+attiédie maintenant par les pleurs et les baisers d'un jeune homme
+inconnu? Dans son épouvante indignée, n'aurait-il pas lieu de croire que
+je suis l'amant clandestin de sa femme qui vient, plus aimant et plus
+fidèle que lui, exhaler sur ce corps adoré un désespoir shakespearien?
+Désabusez donc ce malheureux!... Mais n'a-t-il pas mérité de subir
+l'incommensurable torture d'une erreur pareille?... Lymphatique époux!
+laisse-t-on arracher de ses bras vivants la morte qu'on aime!...
+
+_Addio! addio! bella Sposina abbandonata! umbra dolente! adesso, forse,
+consolata! perdonna ad un straniero le sue pie lagrime sulla tua pallida
+mono. Almen, colui, non ignora l'amore ostinato e la religione della
+beltà!_
+
+Et je sortis tout bouleversé.
+
+Ah ça mais, si je compte bien, voici la quatrième histoire cadavéreuse
+que je me permets d'introduire dans ces deux volumes! Les belles dames
+qui me liront, s'il en est qui me lisent, ont le droit de demander si
+c'est pour les tourmenter que je m'entête à leur mettre ainsi de
+hideuses images sous les yeux. Mon Dieu non! Je n'ai pas la moindre
+envie de les troubler de cette façon, ni de reproduire l'ironique
+apostrophe d'Hamlet. Je n'ai pas même de goût très prononcé pour la
+mort; j'aime mille fois mieux la vie. Je raconte une partie des choses
+qui m'ont frappé, il se trouve dans le nombre quelques épisodes de
+couleur sombre, voilà tout. Cependant je préviens les lectrices, qui ne
+rient pas quand on leur rappelle qu'elles finiront aussi par _faire
+cette figure là_, que je n'ai plus rien de vilain à leur narrer, et
+qu'elles peuvent continuer tranquillement à parcourir ces pages, à
+moins, ce qui est très probable, qu'elles n'aiment mieux aller faire
+leur toilette, entendre de mauvaise musique, danser la Polka, dire une
+foule de sottises et tourmenter leur amant.
+
+En passant à Lodi, je n'eus garde de manquer de visiter le fameux pont.
+Il me sembla entendre encore le bruit foudroyant de la mitraille de
+Bonaparte et les cris de déroute des Autrichiens.
+
+Il faisait un temps superbe, le pont était désert, un vieillard
+seulement, assis sur le bord du tablier, y pêchait à la
+ligne.--Sainte-Hélène!...
+
+En arrivant à Milan, il fallut, pour l'acquit de ma conscience, aller
+voir le nouvel opéra. On jouait alors à la Cannobiana l'_Elisire
+d'amore_ de Donizetti. Je trouvai la salle pleine de gens qui parlaient
+tout haut et tournaient le dos au théâtre; les chanteurs gesticulaient,
+toutefois, et s'époumonnaient à qui mieux mieux, du moins je dus le
+croire en les voyant ouvrir une bouche énorme, car il était impossible,
+à cause du bruit des spectateurs, d'entendre un autre son que celui de
+la grosse caisse. On jouait, on soupait dans les loges, etc., etc. En
+conséquence, voyant qu'il était inutile d'espérer entendre la moindre
+chose de cette partition, alors nouvelle pour moi, je me retirai. Il
+paraît cependant, plusieurs personnes me l'ont assuré, que les Italiens
+écoutent quelquefois. En tout cas la musique, pour les Milanais comme
+pour les Napolitains, les Romains, les Florentins et les Génois, c'est
+un air, un duo, un trio, tels quels, bien chantés; hors de là ils n'ont
+plus que de l'aversion ou de l'indifférence. Peut-être ces antipathies
+ne sont-elles que des préjugés et tiennent-elles surtout à ce que la
+faiblesse des masses d'exécution, choeurs ou orchestres, ne leur permet
+pas de connaître les chefs-d'oeuvre placés en dehors de l'ornière
+circulaire qu'ils creusent depuis si longtemps. Peut-être aussi
+peuvent-ils suivre encore jusqu'à une certaine hauteur l'essor des
+hommes de génie, si ces derniers ont soin de ne pas choquer trop
+brusquement leurs habitudes enracinées. Le grand succès de _Guillaume
+Tell_ à Florence viendrait à l'appui de cette opinion. La _Vestale_
+même, la sublime création de Spontini, obtint il y a vingt-cinq ans, à
+Naples, une suite de représentations brillantes. En outre, si l'on
+observe le peuple dans les villes soumises à la domination autrichienne,
+on le verra se ruer sur les pas des musiques militaires pour écouter
+avidement ces belles harmonies allemandes, si différentes des fades
+cavatines dont on le gorge habituellement. Mais en général, cependant,
+il est impossible de se dissimuler que le peuple italien n'apprécie de
+la musique que son effet matériel, ne distingue que ses formes
+extérieures.
+
+De tous les peuples de l'Europe, je penche fort à le regarder comme le
+plus inaccessible à la partie poétique de l'art ainsi qu'à toute
+conception excentrique un peu élevée. La musique n'est pour les Italiens
+qu'un plaisir des sens, rien autre. Il n'ont guère pour cette belle
+manifestation de la pensée plus de respect que pour l'art culinaire. Ils
+veulent des partitions dont ils puissent du premier coup, sans
+réflexions, sans attention même, s'assimiler la substance, comme ils
+feraient d'un plat de macaroni.
+
+Nous autres Français, si petits, si mesquins, si étroits en musique,
+nous pourrons bien comme les Italiens, faire retentir le théâtre
+d'applaudissements furieux pour une cadence, une gamme chromatique de la
+cantatrice à la mode, pendant qu'un _choeur_ d'action, un _récitatif
+obligé_ du plus grand style passeront inaperçus, mais au moins nous
+écoutons, et si nous ne comprenons pas les idées du compositeur, ce
+n'est jamais notre faute. Au-delà des Alpes, au contraire, on se
+comporte pendant les représentations d'une manière si humiliante pour
+l'art et les artistes, que j'aimerais autant, je l'avoue, être obligé de
+vendre du poivre et de la canelle chez un épicier de la rue Saint-Denis,
+que d'écrire un opéra pour des Italiens. Ajoutez à cela qu'ils sont
+routiniers et fanatiques comme on ne l'est plus, même à l'Académie; que
+la moindre innovation imprévue dans le style mélodique, dans l'harmonie,
+le rhythme ou l'instrumentation, les met en fureur; au point que les
+dilettanti de Rome à l'apparition du _Barbiere di Siviglia_ de Rossini,
+si complètement italien cependant, voulurent assommer le jeune maëstro
+pour avoir eu l'insolence de faire autrement que Paësiello.
+
+Mais ce qui rend tout espoir d'amélioration chimérique, ce qui peut
+faire considérer le sentiment musical particulier aux Italiens comme un
+résultat nécessaire de leur organisation, ainsi que l'ont pensé Gall et
+Spurzeim, c'est leur amour exclusif pour tout ce qui est dansant,
+chatoyant, brillanté, gai, en dépit de la situation dramatique, en dépit
+des passions diverses qui animent les personnages, en dépit des temps et
+des lieux, en un mot, en dépit du bon sens. Leur musique rit
+toujours[26], et quand par hasard, dominé par le drame, le compositeur
+se permet un instant de n'être pas absurde, vite il s'empresse de
+revenir au style obligé, aux roulades, aux gruppetti, aux trilles qui,
+succédant immédiatement à quelques accents vrais, ont l'air d'une
+raillerie et donnent à _l'opera seria_ toutes les allures de la parodie
+et de la charge.
+
+Si je voulais citer, _les exemples fameux ne me manqueraient pas_; mais
+pour ne raisonner qu'en thèse générale et abstraction faite des hautes
+questions d'art, n'est-ce pas d'Italie que sont venues les _formes
+conventionnelles et invariables_ adoptées depuis par quelques
+compositeurs français, que Chérubini et Spontini, seuls entre tous leurs
+compatriotes, ont repoussées, et dont l'école allemande est restée pure?
+Pouvait-il entrer dans les habitudes d'êtres bien organisés, et
+_sensibles à l'expression musicale_ de voir dans un morceau d'ensemble
+quatre personnages, animés de _passions entièrement opposées_, chanter
+successivement tous les quatre la _même phrase mélodique_ avec des
+paroles différentes et employer le même chant pour dire: «O toi que
+j'adore...--Quelle terreur me glace...--Mon coeur bat de plaisir...--La
+fureur me transporte.» Supposer, comme le font certaine gens, que la
+musique est une langue assez vague pour que les inflexions de la
+_fureur_ puissent convenir également à la _crainte_, à la _joie_ et à
+_l'amour_, c'est prouver seulement qu'on est dépourvu du sens qui rend
+perceptibles à d'autres différents caractères de musique expressive,
+dont la réalité est pour ces derniers aussi incontestable que
+l'existence du soleil. Mais cette discussion, quoique déjà mille fois
+soulevée, m'entraînerait trop loin. Pour en finir, je dirai seulement
+qu'après avoir étudié longuement, sans la moindre prévention, le
+caractère musical de la nation italienne, je regarde la route suivie par
+ses compositeurs comme une conséquence de la disposition naturelle du
+public. Disposition qui existait à l'époque de Pergolèse, et qui dans le
+fameux _Stabat_ lui avait fait écrire une sorte d'air de bravoure sur le
+verset:
+
+ _Et moerebat,_
+ _Et tremebat;_
+ _Quum videbat;_
+ _Nati poenas inclyti,_
+
+disposition dont se plaignaient le savant Martini, Beccaria, Calzabigi
+et beaucoup d'autres esprits élevés; disposition dont Gluck, avec son
+génie herculéen et malgré le succès colossal _d'Orfeo_ n'a pu triompher;
+disposition qu'entretiennent les chanteurs et que certains compositeurs,
+qui la partagent eux-mêmes, ont développée à leur tour dans le public
+jusqu'au point incroyable où nous la voyons aujourd'hui; disposition,
+enfin, qu'on ne détruira pas plus chez les Italiens que chez les
+Français, la passion innée du vaudeville. Quant à l'instinct harmonique
+des ultramontains dont on parle beaucoup, je puis assurer que les récits
+qu'on en a faits sont au moins exagérés. J'ai entendu, il est vrai, à
+Tivoli et à Subiaco, des gens du peuple chantant assez purement à deux
+voix; dans le midi de la France, qui n'a aucune réputation en ce genre,
+la chose est fort commune. A Rome, au contraire, il ne m'est pas arrivé
+de surprendre une intonation harmonieuse dans la bouche du peuple; les
+pecorari (gardiens de troupeaux) de la plaine, ont une espèce de
+grognement étrange qui n'appartient à aucune échelle musicale et dont la
+notation est absolument impossible. On prétend que ce chant barbare
+offre beaucoup d'analogie avec celui des Turcs. C'est à Turin que, pour
+la première fois, j'ai entendu chanter en choeur dans les rues. Mais ces
+choristes en plein vent sont pour l'ordinaire des amateurs pourvus d'une
+certaine éducation développée par la fréquentation des théâtres. Sous ce
+rapport, Paris est aussi riche que la capitale du Piémont, car il m'est
+arrivé maintes fois d'entendre, au milieu de la nuit, la rue de
+Richelieu retentir d'accords assez supportables. Je dois dire d'ailleurs
+que les choristes piémontais entremêlaient leurs harmonies de quintes
+successives qui, _présentées de la sorte_, sont odieuses à toute
+oreille exercée.
+
+Pour les villages d'Italie, dont l'église est dépourvue d'orgue et dont
+les habitants n'ont pas de relations avec les grandes villes, c'est
+folie d'y chercher ces harmonies tant vantées, il n'y en a pas la
+moindre trace. A Tivoli même, si deux jeunes gens me parurent avoir le
+sentiment des tierces et des sixtes en chantant de jolis couplets, le
+peuple réuni, quelques mois après, m'étonna par la manière burlesque
+dont il criait _à l'unisson_ les litanies de la Vierge.
+
+Sans vouloir faire en ce genre une réputation aux Dauphinois, que je
+tiens au contraire pour les plus innocents hommes du monde en tout ce
+qui se rattache à l'art musical, cependant je dois dire que chez eux la
+mélodie de ces mêmes litanies est douce, suppliante et triste, comme il
+convient à une prière adressée à la mère de Dieu; tandis qu'à Tivoli
+elle a l'air d'une chanson de corps-de-garde. Voici l'une et l'autre; on
+en jugera.
+
+[Illustration: notation musicale
+
+Chant de Tivoli
+
+_Allegro._
+
+Stel-la ma-tu - ti- na! O - ra pro no - bis.
+]
+
+[Illustration: notation musicale
+
+Chant de la Côte-Saint-André (Dauphiné), avec la mauvaise prosodie
+latine adoptée en France.
+
+_Poco adagio._
+
+Stel-la ma - tu - - ti - - - na! O -
+ra pro no - - - - - - - bis.
+]
+
+Ce qui est incontestablement plus commun en Italie que partout ailleurs,
+ce sont les belles voix; les voix non-seulement sonores et mordantes,
+mais souples et agiles, qui, en facilitant la vocalisation, ont dû,
+aidées de cet amour naturel du public pour le clinquant dont j'ai déjà
+parlé, faire naître, et cette fureur de _fioriture_ qui dénature les
+plus belles mélodies; et les formules de chant commodes qui font que
+toutes les phrases italiennes se ressemblent; et ces cadences finales
+sur lesquelles le chanteur peut broder à son aise, mais qui torturent
+bien des gens par leur insipide et opiniâtre uniformité; et cette
+tendance incessante au genre bouffe, qui se fait sentir dans les scènes
+même les plus pathétiques; et tous ces abus enfin qui ont rendu la
+mélodie, l'harmonie, le mouvement, le rhythme, l'instrumentation, les
+modulations, le drame, la mise en scène, la poésie, le poète et le
+compositeur, esclaves humiliés des chanteurs.
+
+ * * * * *
+
+Et ce fut le 12 mai que du haut du mont Cenis, je revis, parée de ses
+plus beaux atours de printemps, cette délicieuse vallée de Grésivaudan
+où serpente l'Isère, où j'ai passé les plus belles heures de mon
+enfance, où les premiers rêves poétiques sont venus m'agiter. Voilà mon
+vieux rocher de St-Eynar... là-bas dans cette vapeur bleue, me sourit la
+maison de mon grand-père. Toutes ces villas... cette riche verdure....
+C'est beau, c'est beau.... Il n'y a rien de pareil en Italie!...
+
+Mais mon élan de joie naïve fut brisé soudain par une douleur aigue, que
+je sentis au coeur... Il m'avait semblé entendre gronder Paris dans le
+lointain.
+
+
+
+
+LE PREMIER OPÉRA.
+
+NOUVELLE.
+
+ Florence, 27 juillet 1555[27].
+
+ALFONSO DELLA VIOLA A BENVENUTO CELLINI.
+
+
+Je suis triste, Benvenuto; je suis fatigué, dégoûté; ou plutôt, à dire
+vrai, je suis malade, je me sens maigrir, comme tu maigrissais avant
+d'avoir vengé la mort de Francesco. Mais tu fus bientôt guéri toi, et le
+jour de ma guérison arrivera-t-il jamais!... Dieu le sait. Pourtant
+quelle souffrance fut plus que la mienne digne de pitié? A quel
+malheureux le Christ et sa sainte Mère feraient-ils plus de justice en
+lui accordant ce remède souverain, ce baume précieux, le plus puissant
+de tous pour calmer les douleurs amères de l'artiste outragé dans son
+art et dans sa personne, la vengeance. Oh! non, Benvenuto, non, sans
+vouloir te contester le droit de poignarder le misérable officier qui
+avait tué ton frère, je ne puis m'empêcher de mettre entre ton offense
+et la mienne une distance infinie. Qu'avait fait, après tout, ce pauvre
+diable? Versé le sang du fils de ta mère, il est vrai. Mais l'officier
+commandait une ronde de nuit; Francesco était ivre; après avoir insulté
+sans raison, assailli à coups de pierres le détachement, il en était
+venu, dans son extravagance, à vouloir enlever leurs armes à ces
+soldats; ils en firent usage, et ton frère périt. Rien n'était plus
+facile à prévoir, et, conviens-en, rien n'était plus juste.
+
+Je n'en suis pas là, moi. Bien qu'on ait fait pis que de me tuer, je
+n'ai en rien mérité mon sort; et c'est quand j'avais droit à des
+récompenses, que j'ai reçu l'outrage et l'avanie.
+
+Tu sais avec quelle persévérance je travaille depuis longues années à
+accroître les forces, à multiplier les ressources de la musique. Ni le
+mauvais vouloir des anciens maîtres, ni les stupides railleries de leurs
+élèves, ni la méfiance des dilettanti qui me regardent comme un homme
+bizarre, plus près de la folie que du génie, ni les obstacles matériels
+de toute espèce qu'engendre la pauvreté, n'ont pu m'arrêter, tu le sais.
+Je puis le dire, puisqu'à mes yeux le mérite d'une telle conduite est
+parfaitement nul.
+
+Ce jeune Montecco, nommé Roméo, dont les aventures et la mort tragique
+firent tant de bruit à Vérone, il y a quelques années, n'était
+certainement pas le maître de résister au charme qui l'entraînait sur
+les pas de la belle Giuletta, fille de son mortel ennemi. La passion
+était plus forte que les insultes des valets Capuletti, plus forte que
+le fer et le poison dont il était sans cesse menacé; Giuletta l'aimait,
+et pour une heure passée auprès d'elle, il eût mille fois bravé la mort.
+Eh bien! Ma Giuletta à moi, c'est la musique, et, par le ciel! j'en suis
+aimé.
+
+Il y a deux ans, je formai le plan d'un ouvrage de théâtre sans pareil
+jusqu'à ce jour, où le chant, accompagné de divers instruments, devait
+remplacer le langage parlé et faire naître, de son union avec le drame,
+des impressions telles, que la plus haute poésie n'en produisit jamais.
+Par malheur ce projet était fort dispendieux; un souverain ou un juif
+pouvaient seuls entreprendre de le réaliser.
+
+Tous nos princes d'Italie ont entendu parler du mauvais effet de la
+prétendue tragédie en musique exécutée à Rome à la fin du siècle
+dernier; le peu de succès de l'_Orfeo_ d'Angelo Politiano, autre essai
+du même genre, ne leur est pas inconnu, et rien n'eût été plus inutile
+que de réclamer leur appui pour une entreprise où de vieux maîtres
+avaient échoué si complètement. On m'eût de nouveau taxé d'orgueil et de
+folie.
+
+Pour les juifs, je n'y pensai pas un instant; tout ce que je pouvais
+raisonnablement espérer d'eux, c'était, au simple énoncé de ma
+proposition, d'être éconduit sans injures, et sans huées de la
+valetaille; encore n'en connais-je pas un assez intelligent, pour qu'il
+me fût permis de compter avec quelque certitude sur une telle
+générosité. J'y renonçai donc, non sans chagrin, tu peux m'en croire; et
+ce fut le coeur serré que je repris le cours des travaux obscurs qui me
+font vivre, mais qui ne s'accomplissent qu'aux dépens de ceux dont la
+gloire et la fortune seraient peut-être le prix.
+
+Une autre idée nouvelle, bientôt après, vint me troubler encore. Ne ris
+pas de mes découvertes, Cellini, et garde-toi surtout de comparer mon
+art naissant à ton art depuis longtemps formé. Tu sais assez de musique
+pour me comprendre. De bonne foi, crois-tu que nos traînants madrigaux à
+quatre parties soient le dernier degré de perfection où la composition
+et l'exécution puissent atteindre? Le bon sens n'indique-t-il pas que,
+sous le rapport de l'expression, comme sous celui de la forme musicale,
+ces oeuvres tant vantées ne sont qu'enfantillages et niaiseries.
+
+Les paroles expriment l'amour, la colère, la jalousie, la vaillance; et
+le chant, toujours le même, ressemble à la triste psalmodie des moines
+mendiants. Est-ce là tout ce que peuvent faire la mélodie, l'harmonie,
+le rhythme? N'y a-t-il pas de ces diverses parties de l'art mille
+applications qui nous sont inconnues? Un examen attentif de ce qui est
+ne fait-il pas pressentir avec certitude ce qui sera et ce qui devrait
+être? Et les instruments, en a-t-on tiré parti? Qu'est-ce que notre
+misérable accompagnement qui n'ose quitter la voix et la suit
+continuellement à l'unisson ou à l'octave? La musique instrumentale,
+prise individuellement, existe-t-elle? Et dans la manière d'employer la
+vocale, que de préjugés, que de routine! Pourquoi toujours chanter à
+quatre parties, lors même qu'il s'agit d'un personnage qui se plaint de
+son isolement?
+
+Est-il possible de rien entendre de plus déraisonnable que ces
+_canzonnette_ introduites depuis peu dans les tragédies, où un acteur,
+qui parle en son nom et paraît seul en scène, n'en est pas moins
+accompagné par trois autres voix placées dans la coulisse, d'où elles
+suivent son chant tant bien que mal?
+
+Sois-en sûr, Benvenuto, ce que nos maîtres, enivrés de leurs oeuvres,
+appellent aujourd'hui le comble de l'art est aussi loin ce qu'on
+nommera musique dans deux ou trois siècles, que les petits monstres
+bipèdes, pétris avec de la boue par les enfants, sont loin de ton
+sublime Persée ou du Moïse de Buonarotti.
+
+Il y a donc d'innombrables modifications à apporter dans un art aussi
+peu avancé... des progrès immenses lui restent donc à faire... Et
+pourquoi ne contribuerais-je pas à donner l'impulsion qui les
+amènera?...
+
+Mais, sans te dire en quoi consiste ma dernière invention, qu'il te
+suffise de savoir qu'elle était de nature à pouvoir être mise en lumière
+à l'aide des moyens ordinaires et sans avoir recours au patronage des
+riches ni des grands. C'était du temps seulement qu'il me fallait; et
+l'oeuvre, une fois terminée, l'occasion de la produire au grand jour eût
+été facile à trouver pendant les fêtes qui allaient attirer à Florence
+l'élite des seigneurs et des amis des arts de toutes les nations.
+
+Or, voilà le sujet de l'âcre et noire colère qui me ronge le coeur.
+
+Un matin que je travaillais à cette composition singulière dont le
+succès m'eût rendu célèbre dans toute l'Europe, monseigneur Galeazzo,
+l'homme de confiance du grand-duc, qui, l'an passé, avait fort goûté ma
+scène d'Ugolino, vient me trouver et me dit: «Alfonso, ton jour est
+venu. Il ne s'agit plus de madrigaux, de cantates, ni de chansonnettes.
+Ecoute-moi; les fêtes du mariage seront splendides, on n'épargne rien
+pour leur donner un éclat digne des deux familles illustres qui vont
+s'allier; tes derniers succès ont fait naître la confiance; à la cour
+maintenant on croit en toi.
+
+«J'avais connaissance de ton projet de tragédie en musique, j'en ai
+parlé à monseigneur; ton idée lui plaît. A l'oeuvre donc, que ton rêve
+devienne une réalité. Écris ton drame lyrique et ne crains rien pour
+l'exécution; les plus habiles chanteurs de Rome et de Milan seront
+mandés à Florence; les premiers virtuoses en tout genre seront mis à ta
+disposition; le prince est magnifique, il ne te refusera rien; réponds à
+ce que j'attends de toi, ton triomphe est certain et ta fortune est
+faite.»
+
+Je ne sais ce qui se passa en moi à ce discours inattendu; mais je
+demeurai muet et immobile. L'étonnement, la joie me coupèrent la parole,
+et je pris l'aspect et l'attitude d'un idiot. Galeazzo ne se méprit pas
+sur la cause de mon trouble, et me serrant la main: «Adieu, Alfonso; tu
+consens, n'est ce pas? Tu me promets de laisser toute autre composition
+pour te livrer exclusivement à celle que son altesse te demande?...
+Songe que le mariage aura lieu dans trois mois!» Et comme je répondais
+toujours affirmativement par un signe de tête, sans pouvoir parler:
+«Allons, calme-toi, Vésuve; adieu. Tu recevras demain ton engagement, il
+sera signé ce soir. C'est une affaire faite. Bon courage; nous comptons
+sur toi.»
+
+Demeuré seul, il me sembla que toutes les cascades de Terni et de Tivoli
+bouillonnaient dans ma tête.
+
+Ce fut bien pis quand j'eus compris mon bonheur, quand je me fus
+représenté de nouveau la grandeur et la beauté de ma tâche. Je m'élance
+sur mon libretto, qui jaunissait abandonné dans un coin depuis si
+longtemps; je revois Paulo, Francesca, Dante, Virgile, et les ombres et
+les damnés; j'entends cet amour ravissant soupirer et se plaindre; de
+tendres et gracieuses mélodies pleines d'abandon, de mélancolie, de
+chaste passion, se déroulent au-dedans de moi; l'horrible cri de haine
+de l'époux outragé retentit; je vois deux cadavres enlacés rouler à ses
+pieds; puis je retrouve les ames toujours unies des deux amants,
+errantes et battues des vents aux profondeurs de l'abîme; leurs voix
+plaintives se mêlent au bruit sourd et lointain des fleuves infernaux,
+aux sifflements de la flamme, aux cris forcenés des malheureux qu'elle
+poursuit, à tout l'affreux concert des douleurs éternelles...
+
+Pendant trois jours, Cellini, j'ai marché sans but, au hasard, dans un
+vertige continuel; pendant trois nuits j'ai été privé de sommeil. Ce
+n'est qu'après ce long accès de fièvre, que la pensée lucide et le
+sentiment de la réalité me sont revenus. Il m'a fallu tout ce temps de
+lutte ardente et désespérée pour dompter mon imagination et dominer mon
+sujet. Enfin je suis resté le maître.
+
+Dans ce cadre immense, chaque partie du tableau, disposée dans un ordre
+simple et logique, s'est montrée peu à peu revêtue de couleurs sombres
+ou brillantes, de demi-teintes ou de tons tranchés; les formes humaines
+ont apparu, ici pleines de vie, là sous le pâle et froid aspect de la
+mort. L'idée poétique, toujours soumise au sens musical, n'a jamais été
+pour lui un obstacle; j'ai fortifié, embelli et agrandi l'une par
+l'autre.
+
+Enfin j'ai fait ce que je voulais, comme je le voulais, et avec tant de
+facilité, qu'à la fin du deuxième mois l'ouvrage entier était déjà
+terminé.
+
+Le besoin de repos se faisait sentir, je l'avoue; mais en songeant à
+toutes les minutieuses précautions qui me restaient à prendre pour
+assurer l'exécution, la vigueur et la vigilance me sont revenues. J'ai
+surveillé les chanteurs, les musiciens, les copistes, les machinistes,
+les décorateurs.
+
+Tout s'est fait en ordre, avec la plus étonnante précision; et cette
+gigantesque machine musicale allait se mouvoir majestueusement, quand
+un coup inattendu est venu en briser les ressorts et anéantir à la fois,
+et la belle tentative, et les légitimes espérances de ton malheureux
+ami.
+
+Le grand-duc, qui de son propre mouvement m'avait demandé ce drame en
+musique; lui qui m'avait fait abandonner l'autre composition sur
+laquelle je comptais pour populariser mon nom; lui dont les paroles
+dorées avaient gonflé un coeur, enflammé une imagination d'artiste, il se
+joue de tout cela maintenant; il dit à cette imagination de se
+refroidir, à ce coeur de se calmer ou de se briser; que lui importe! Il
+s'oppose, enfin, à l'exhibition de mon oeuvre; l'ordre est donné aux
+artistes romains et milanais de retourner chez eux; mon drame ne sera
+pas mis en scène; le grand-duc n'en veut plus; IL A CHANGÉ D'IDÉE... La
+foule qui se pressait déjà à Florence, attirée moins encore par
+l'appareil des noces que par l'intérêt de curiosité que la fête musicale
+annoncée excitait dans toute l'Italie, cette foule avide de sensations
+nouvelles, trompée dans son attente, s'enquiert bientôt du motif qui la
+privait ainsi brutalement du spectacle qu'elle était venue chercher, et
+ne pouvant le découvrir, n'hésite pas à l'attribuer à l'incapacité du
+compositeur. Chacun dit: «Ce fameux drame était absurde, sans doute; le
+grand-duc, informé à temps de la vérité, n'aura pas voulu que
+l'impuissante tentative d'un artiste ambitieux vînt jeter du ridicule
+sur la solennité qui se prépare. Ce ne peut être autre chose. Un prince
+ne manque pas ainsi à sa parole. Della Viola est toujours le même
+vaniteux extravagant que nous connaissons; son ouvrage n'était pas
+présentable, et par égard pour lui, on s'abstient de l'avouer.» O
+Cellini! ô mon noble, et fier, et digne ami! réfléchis un instant, et
+juge d'après toi-même ce que j'ai dû éprouver à cet incroyable abus de
+pouvoir, à cette violation inouïe des promesses les plus formelles, à
+cet horrible affront qu'il était impossible de redouter, à cette
+calomnie insolente d'une production que personne au monde, excepté moi,
+ne connaît encore.
+
+Que faire? que dire à cette tourbe de lâches imbéciles qui rient en me
+voyant? que répondre aux questions de mes partisans? à qui m'en prendre?
+quel est l'auteur de cette machination diabolique? et comment en avoir
+raison? Cellini! Cellini! pourquoi es-tu en France? que ne puis-je te
+voir, te demander conseil, aide et assistance? Par Bacchus, ils me
+rendront réellement fou.... Lâcheté! honte! je viens de sentir des
+larmes dans mes yeux. Arrière toute faiblesse; c'est la force,
+l'attention et le sang-froid qui me sont indispensables, au contraire;
+car je veux me venger, Benvenuto, je le veux. Quand et comment, il
+n'importe; mais je me vengerai, je te le jure, et tu seras content.
+Adieu. L'éclat de tes nouveaux triomphes est venu jusqu'à nous; je t'en
+félicite et m'en réjouis de toute mon ame. Dieu veuille seulement que le
+roi François te laisse le temps de répondre à ton ami _souffrant et non
+vengé_.
+
+ ALFONSO DELLA VIOLA.
+
+ * * * * *
+
+ Paris, 20 août 1555.
+
+BENVENUTO A ALFONSO.
+
+
+J'admire, cher Alfonso, la candeur de ton indignation. La mienne est
+grande, sois-en bien convaincu; mais elle est plus calme. J'ai trop
+souvent rencontré de semblables déceptions pour m'étonner de celle que
+tu viens de subir. L'épreuve était rude, j'en conviens, pour ton jeune
+courage, et les révoltes de ton ame contre une insulte si grave et si
+peu méritée sont justes autant que naturelles. Mais, pauvre enfant, tu
+entres à peine dans la carrière. Ta vie retirée, tes méditations, tes
+travaux solitaires, ne pouvaient rien t'apprendre des intrigues qui
+s'agitent dans les hautes régions de l'art, ni du caractère réel des
+hommes puissants, trop souvent arbitres du sort des artistes.
+
+Quelques évènements de mon histoire, que je t'ai laissé ignorer
+jusqu'ici, suffiront à t'éclairer sur notre position à tous et sur la
+tienne propre.
+
+Je ne redoute rien pour ta constance de l'effet de mon récit; ton
+caractère me rassure; je le connais, je l'ai bien étudié. Tu
+persévèreras, tu arriveras au but malgré tout; tu es un homme de fer; et
+le caillou lancé contre ta tête par les basses passions embusquées sur
+ta route, loin de briser ton noble front, en fera jaillir le feu.
+Apprends donc tout ce que j'ai souffert, et que ces tristes exemples de
+l'injustice des grands te servent de leçon.
+
+L'évêque de Salamanque, ambassadeur à Rome, m'avait demandé une grande
+aiguière, dont le travail, extrêmement minutieux et délicat, me prit
+plus de deux mois, et qui, en raison de l'énorme quantité de métaux
+précieux nécessaires à sa composition m'avait presque ruiné. Son
+excellence se répandit en éloges sur le rare mérite de mon ouvrage, le
+fit emporter, et me laissa deux grands mois sans plus parler de paiement
+que si elle n'eût reçu de moi qu'une vieille casserole ou une médaille
+de Fioretti. Le bonheur voulut que le vase revînt entre mes mains pour
+une petite réparation; je refusai de le rendre.
+
+Le maudit prélat, après m'avoir accablé d'injures dignes d'un prêtre et
+d'un Espagnol, s'avisa de vouloir me soutirer un reçu de la somme qu'il
+me devait encore; mais comme je ne suis pas homme à me laisser prendre à
+un piége grossier, son excellence en vint à faire assaillir ma boutique
+par ses valets. Je me doutai du tour; aussi quand cette canaille
+s'avança pour enfoncer ma porte, Ascanio, Paulino et moi, armés
+jusqu'aux dents, nous lui fîmes un tel accueil que le lendemain, grâce à
+mon escopette et à mon long poignard, je fus enfin payé[28].
+
+Plus tard il m'arriva bien pis, quand j'eus fait le célèbre bouton de la
+chappe du pape, travail merveilleux que je ne puis m'empêcher de te
+décrire. J'avais situé le gros diamant précisément au milieu de
+l'ouvrage, et j'avais placé Dieu assis dessus, dans une attitude si
+dégagée, qu'il n'embarrassait pas du tout le joyau, et qu'il en
+résultait une très belle harmonie; il donnait la bénédiction en élevant
+la main droite. J'avais disposé, au-dessous, trois petits anges qui le
+soutenaient en élevant les bras en l'air. Un de ces anges, celui du
+milieu, était en ronde bosse, les deux autres en bas-relief. Il y avait
+à l'entour une quantité d'autres petits anges disposés avec d'autres
+pierres fines. Dieu portait un manteau qui voltigeait, et d'où sortait
+un grand nombre de chérubins, et mille ornements d'un admirable effet.
+
+Clément VII, plein d'enthousiasme quand il vit le bouton, me promit de
+me donner tout ce que je demanderais. La chose cependant en resta là; et
+comme je refusais de faire un calice qu'il me demandait en outre,
+toujours sans donner d'argent, ce bon pape, devenu furieux comme une
+bête féroce, me fit loger en prison pendant six semaines. C'est tout ce
+que j'en ai jamais obtenu[29]. Il n'y avait pas un mois que j'étais en
+liberté quand je rencontrai Pompéo, ce misérable orfèvre qui avait
+l'insolence d'être jaloux de moi, et contre lequel, pendant longtemps,
+j'ai eu assez de peine à défendre ma pauvre vie. Je le méprisais trop
+pour le haïr; mais il prit, en me voyant, un air railleur qui ne lui
+était pas ordinaire, et que, cette fois, aigri comme je l'étais, il me
+fut impossible de supporter. A mon premier mouvement pour le frapper au
+visage, la frayeur lui fit détourner la tête, et le coup de poignard
+porta précisément au-dessous de l'oreille. Je ne lui en donnai que deux;
+car au premier il tomba mort dans ma main. Jamais mon intention n'avait
+été de le tuer, mais dans l'état d'esprit où je me trouvais, est-on
+jamais sûr de ses coups? Ainsi donc, après avoir subi un odieux
+emprisonnement, me voilà de plus obligé de prendre la fuite pour avoir,
+sous l'impulsion de la juste colère causée par la mauvaise foi et
+l'avarice d'un pape, écrasé un scorpion.[30]
+
+Paul III, qui m'accablait de commandes de toute espèce, ne me les payait
+pas mieux que son prédécesseur; seulement, pour mettre en apparence les
+torts de mon côté, il imagina un expédient digne de lui et vraiment
+atroce. Les ennemis que j'avais en grand nombre autour de sa sainteté,
+m'accusent un jour auprès d'elle d'avoir volé des bijoux à Clément. Paul
+III, sachant bien le contraire, feint cependant de me croire coupable,
+et me fait enfermer au château Saint-Ange; dans ce fort que j'avais si
+bien défendu quelques années auparavant pendant le siége de Rome, sous
+ces remparts d'où j'avais tiré plus de coups de canon que tous les
+canonniers ensemble, et d'où j'avais, à la grande joie du pape, tué
+moi-même le connétable de Bourbon. Je viens à bout de m'échapper;
+j'arrive aux murailles extérieures; suspendu à une corde au-dessus des
+fossés, j'invoque Dieu qui connaît la justice de ma cause; je lui crie,
+en me laissant tomber: «Aidez-moi donc, Seigneur, puisque je m'aide!»
+Dieu ne m'entend pas, et dans ma chute, je me brise une jambe. Exténué,
+mourant, couvert de sang, je parviens, en me traînant sur les mains et
+les genoux, jusqu'au palais de mon ami intime, le cardinal Cornaro. Cet
+infâme me livre traîtreusement au pape pour un évêché.
+
+Paul me condamne à mort; puis, comme s'il se repentait de terminer trop
+promptement mon supplice, il me fait plonger dans un cachot fétide tout
+rempli de tarentules et d'insectes venimeux, et ce n'est qu'au bout de
+six mois de ces tortures que, tout gorgé de vin, dans une nuit d'orgie,
+il accorda ma grâce à l'ambassadeur français[31].
+
+Ce sont là, cher Alfonso, des souffrances terribles et des persécutions
+bien difficiles à supporter; ne t'imagine pas que la blessure faite
+récemment à ton amour-propre puisse t'en donner une juste idée.
+D'ailleurs, l'injure adressée à l'oeuvre et au génie de l'artiste te
+semblât-elle plus pénible encore que l'outrage fait à sa personne,
+celle-là m'a-t-elle manqué, dis, à la cour de notre admirable grand-duc,
+quand j'ai fondu Persée? Tu n'as oublié, je pense, ni les surnoms
+grotesques dont on m'appelait, ni les insolents sonnets qu'on placardait
+chaque nuit à ma porte, ni les cabales au moyen desquelles on sut
+persuader à Côme que mon nouveau procédé de fonte ne réussirait pas, et
+que c'était folie de me confier le métal. Ici même, à cette brillante
+cour de France où j'ai fait fortune, où je suis puissant et admiré,
+n'ai-je pas une lutte de tous les instants à soutenir, sinon avec mes
+rivaux (ils sont hors de combat aujourd'hui), au moins avec la favorite
+du roi, madame d'Étampes, qui m'a pris en haine, je ne sais pourquoi!
+Cette méchante chienne dit tout le mal possible de mes ouvrages[32];
+cherche, par mille moyens, à me nuire dans l'esprit de Sa Majesté; et,
+en vérité, je commence à être si las de l'entendre aboyer sur ma trace,
+que, sans un grand ouvrage récemment entrepris, dont j'espère plus
+d'honneur que de tous mes précédents travaux, je serais déjà sur la
+route d'Italie.
+
+Va, va, j'ai connu tous les genres de maux que le sort puisse infliger à
+l'artiste. Et je vis encore, cependant. Et ma vie glorieuse fait le
+tourment de mes ennemis. Et je l'avais prévu. Et maintenant je puis les
+abîmer dans mon mépris. Cette vengeance marche à pas lents, il est vrai;
+mais pour l'homme inspiré, sûr de lui-même, patient et fort, elle est
+certaine. Songe, Alfonso, que j'ai été insulté plus de mille fois, et
+que je n'ai tué que sept ou huit hommes; et quels hommes! je rougis d'y
+penser. La vengeance directe et personnelle est un fruit rare, qu'il
+n'est pas donné à tous de cueillir. Je n'ai eu raison ni de Clément VII,
+ni de Paul III, ni de Cornaro, ni de Côme, ni de madame d'Étampes, ni de
+cent autres lâches puissants; comment donc te vengerais-tu, toi, de ce
+même Côme, de ce grand-duc, de ce Mécène ridicule qui ne comprend pas
+plus ta musique que ma sculpture, et qui nous a si platement offensés
+tous les deux? Ne pense pas à le tuer, au moins; ce serait une insigne
+folie, dont les conséquences ne sont pas douteuses. Deviens un grand
+musicien; que ton nom soit illustre; et si quelque jour sa sotte vanité
+le portait à t'offrir ses faveurs, repousse-les; n'accepte jamais rien
+de lui et ne fais jamais rien pour lui. C'est le conseil que je te
+donne; c'est la promesse que j'exige de toi; et, crois-en mon
+expérience, c'est aussi, cette fois, l'unique vengeance qui soit à ta
+portée.
+
+Je t'ai dit tout à l'heure que le roi de France, plus généreux et plus
+noble que nos souverains italiens, m'avait enrichi; c'est donc à moi,
+artiste, qui t'aime, te comprends et t'admire, à tenir la parole du
+prince sans esprit et sans coeur qui te méconnaît. Je t'envoie dix mille
+écus. Avec cette somme tu pourras, je pense, parvenir à monter dignement
+ton drame en musique; ne perds pas un instant. Que ce soit à Rome, à
+Naples, à Milan, à Ferrare, partout, excepté à Florence; il ne faut pas
+qu'un seul rayon de ta gloire puisse se refléter sur le grand-duc.
+Adieu, cher enfant; la vengeance est bien belle, et pour elle on peut
+être tenté de mourir;--mais l'art est encore plus beau, et n'oublie
+jamais que, _malgré tout, il faut vivre pour lui_.
+
+ Ton ami,
+
+ BENVENUTO CELLINI.
+
+ * * * * *
+
+ Paris, 10 juin 1557.
+
+BENVENUTO CELLINI A ALFONSO DELLA VIOLA.
+
+
+Misérable! baladin! saltimbanque! cuistre! castrat! joueur de flûte[33]!
+C'était bien la peine de jeter tant de cris, de souffler tant de
+flammes, de tant parler d'offense et de vengeance, de rage et d'outrage,
+d'invoquer l'enfer et le ciel, pour arriver enfin à une aussi vulgaire
+conclusion! Ame basse et sans ressort! fallait-il proférer de telles
+menaces puisque ton ressentiment était de si frêle nature, que, deux ans
+à peine après avoir reçu l'insulte à la face, tu devais t'agenouiller
+lâchement pour baiser la main qui te l'infligea!
+
+Quoi! ni la parole que tu m'avais donnée, ni les regards de l'Europe
+aujourd'hui fixés sur toi, ni ta dignité d'homme et d'artiste, n'ont pu
+te garantir des séductions de cette cour, où règnent l'intrigue,
+l'avarice et la mauvaise foi; de cette cour où tu fus honni, méprisé, et
+qui te chassa comme un valet infidèle! Il est donc vrai! tu composes
+pour le grand-duc! Il s'agit même, dit-on, d'une oeuvre plus vaste et
+plus hardie encore que celles que tu as produites jusqu'ici. L'Italie
+musicale tout entière doit prendre part à la fête. On dispose les
+jardins du palais Pitti; cinq cents virtuoses habiles, réunis sous ta
+direction dans un vaste et beau pavillon décoré par Michel-Ange,
+verseront à flots ta splendide harmonie sur un peuple haletant, éperdu,
+enthousiasmé. C'est admirable! Et tout cela pour le grand-duc, pour
+Florence, pour cet homme et cette ville qui t'ont si indignement traité.
+Oh! quelle ridicule bonhomie était la mienne quand je cherchais à calmer
+ta puérile colère d'un jour; oh! la miraculeuse simplicité qui me
+faisait prêcher la continence à l'eunuque, la lenteur au colimaçon! Sot
+que j'étais!
+
+Mais quelle puissante passion a donc pu t'amener à ce degré
+d'abaissement? La soif de l'or? Tu es plus riche que moi aujourd'hui.
+L'amour de la renommée? Quel nom fut jamais plus populaire que celui
+d'Alfonso, depuis le prodigieux succès de ta tragédie de _Francesca_, et
+celui, non moins grand, des trois autres drames lyriques qui l'ont
+suivie. D'ailleurs, qui t'empêchait de choisir une autre capitale pour
+le théâtre de ton nouveau triomphe? Aucun souverain ne t'eût refusé ce
+que le _grand_ Côme vient de t'offrir. Partout, à présent, tes chants
+sont aimés et admirés; ils retentissent d'un bout de l'Europe à l'autre;
+on les entend à la ville, à la cour, à l'armée, à l'église; le roi
+François ne cesse de les répéter; madame d'Étampes, elle-même, trouve
+que _tu n'es pas sans talent pour un Italien_, justice égale t'est
+rendue en Espagne; les femmes, les prêtres surtout, professent
+généralement pour ta musique un culte véritable; et si ta fantaisie eût
+été de porter aux Romains l'ouvrage que tu prépares pour les Toscans, la
+joie du pape, des cardinaux et de toute la fourmilière _enrabattée_ des
+monsignori n'eût été surpassée, sans doute, que par l'ivresse et les
+transports de leurs innombrables catins.
+
+L'orgueil, peut-être, t'aura séduit..... quelque dignité bouffie...
+quelque titre bien vain... Je m'y perds.
+
+Quoi qu'il en soit, retiens bien ceci: tu as manqué de noblesse, tu as
+manqué de fierté, tu as manqué de foi. L'homme, l'artiste et l'ami sont
+également déchus à mes yeux. Je ne saurais accorder mes affections qu'à
+des gens de coeur, incapables d'une action honteuse; tu n'es pas de
+ceux-là, mon amitié n'est plus à toi. Je t'ai donné de l'argent, tu as
+voulu me le rendre; nous sommes quittes. Je vais partir de Paris; dans
+un mois je passerai à Florence; oublie que tu m'as connu et ne cherche
+pas à me voir. Car, fût-ce le jour même de ton succès, devant le peuple,
+devant les princes, et devant l'assemblée bien autrement imposante pour
+moi de tes cinq cents artistes, si tu m'abordais, je te tournerais le
+dos.
+
+ BENVENUTO CELLINI.
+
+ * * * * *
+
+ Florence, 23 Juin 1557.
+
+ALFONSO A BENVENUTO.
+
+
+Oui, Cellini, c'est vrai. Au grand-duc je dois une impardonnable
+humiliation, à toi je dois ma célébrité, ma fortune et peut-être ma vie.
+J'avais juré que je me vengerais de lui, je ne l'ai pas fait. Je t'avais
+promis solennellement de ne jamais accepter de sa main ni travaux, ni
+honneurs; je n'ai pas tenu parole. C'est à Ferrare que _Francesca_ a été
+entendue (grâce à toi) et applaudie pour la première fois; c'est à
+Florence qu'elle a été traitée d'ouvrage dénué de sens et de raison. Et
+cependant Ferrare, qui m'a demandé ma nouvelle composition, ne l'a
+point obtenue, et c'est au grand-duc que j'en fais hommage. Oui, les
+Toscans, jadis si dédaigneux à mon égard, se réjouissent de la
+préférence que je leur accorde; ils en sont fiers; leur fanatisme pour
+moi, dépasse de bien loin tout ce que tu me racontes de celui des
+Français.
+
+Une véritable émigration se prépare dans la plupart des villes toscanes.
+Les Pisans et les Siennois eux-mêmes, oubliant leurs vieilles haines,
+implorent d'avance, pour le grand jour, l'hospitalité florentine. Côme,
+ravi du succès de celui qu'il appelle _son artiste_, fonde en outre de
+brillantes espérances sur les résultats que ce rapprochement de trois
+populations rivales peut avoir pour sa politique et son gouvernement. Il
+m'accable de prévenances et de flatteries. Il a donné hier, en mon
+honneur, une magnifique collation au palais Pitti, où toutes les
+familles nobles de la ville se trouvaient réunies. La belle comtesse de
+Vallombrosa m'a prodigué ses plus doux sourires. La grande-duchesse m'a
+fait l'honneur de chanter un madrigal avec moi. Della Viola est l'homme
+du jour, l'homme de Florence, l'homme du grand-duc; il n'y a que lui...
+
+Je suis bien coupable, n'est-ce pas, bien méprisable, bien vil? Eh bien!
+Cellini, si tu passes à Florence le 28 juillet prochain, attends-moi de
+huit à neuf heures du soir devant la porte du Baptistaire, j'irai t'y
+chercher. Et si, dès les premiers mots, je ne me justifie pas
+complètement de tous les griefs que tu me reproches, si je ne te donne
+pas de ma conduite, une explication dont tu puisses de tout point
+t'avouer satisfait, alors redouble de mépris, traite-moi comme le
+dernier des hommes, foule-moi aux pieds, frappe-moi de ton fouet,
+crache-moi au visage, je reconnais d'avance que je l'aurai mérité.
+Jusque-là, garde-moi ton amitié; tu verras bientôt que je n'en fus
+jamais plus digne.
+
+ »A toi, ALFONSO DELLA VIOLA.»
+
+Le 28 juillet au soir, un homme de haute taille, à l'air sombre et
+mécontent, se dirigeait à travers les rues de Florence, vers la place du
+grand duc. Arrivé devant la statue en bronze de Persée, il s'arrêta et
+la considéra quelque temps dans le plus profond recueillement: c'était
+Benvenuto. Bien que la réponse et les protestations d'Alfonso eussent
+fait peu d'impression sur son esprit, il avait été longtemps uni au
+jeune compositeur, par une amitié trop sincère et trop vive, pour
+qu'elle pût ainsi en quelques jours s'effacer de son ame à tout jamais.
+Aussi ne s'était-il pas senti le courage de refuser d'entendre ce que
+Della Viola pouvait alléguer pour sa justification; et c'est en se
+rendant au Baptistaire, où Alfonso devait venir le rejoindre, que
+Cellini avait voulu revoir, après sa longue absence, le chef-d'oeuvre qui
+lui coûta naguère tant de fatigues et de chagrins. La place et les rues
+adjacentes étaient désertes, le silence le plus profond régnait dans ce
+quartier, d'ordinaire si bruyant et si populeux. L'artiste contemplait
+son immortel ouvrage, en se demandant, si l'obscurité et une
+intelligence commune n'eussent pas été préférables pour lui, à la gloire
+et au génie.
+
+--Que ne suis-je un bouvier de Nettuno ou de Porto d'Anzio! pensait-il;
+semblable aux animaux confiés à ma garde, je mènerais une existence
+grossière, monotone, mais inaccessible au moins, aux agitations qui,
+depuis mon enfance, ont tourmenté ma vie. Des rivaux perfides et
+jaloux..... des princes injustes ou ingrats..... des critiques
+acharnés.... des flatteurs imbéciles..... des alternatives incessantes
+de succès et de revers, de splendeur et de misère..... des travaux
+excessifs et toujours renaissants..... jamais de repos, de bien-être, de
+loisirs.... user son corps comme un mercenaire et sentir constamment son
+ame transir ou brûler..... est-ce là vivre?....
+
+Les exclamations bruyantes de trois jeunes artisans, qui débouchaient
+rapidement sur la place, vinrent interrompre sa méditation.
+
+--Six florins! disait l'un, c'est cher.
+
+--En vérité, en eût-il demandé dix, répliqua l'autre, il eût bien fallu
+en passer par là. Ces maudits Pisans ont pris toutes les places.
+D'ailleurs, pense donc, Antonio, que la maison du jardinier n'est qu'à
+vingt pas du pavillon; assis sur le toit, nous pourrons entendre et voir
+à merveille; la porte du petit canal souterrain sera ouverte et nous
+arriverons sans difficulté.
+
+--Bah! ajouta le troisième, pour entendre ça, nous pouvons bien jeûner
+un peu pendant quelques semaines. Vous savez l'effet qu'a produit hier
+la répétition. La cour seule y avait été admise, le grand duc et sa
+suite n'ont cessé d'applaudir; les exécutants ont porté Della Viola en
+triomphe, et enfin, dans son extase, la comtesse de Vallombrosa l'a
+embrassé: ce sera miraculeux.
+
+--Mais voyez donc comme les rues sont dépeuplées; toute la ville est
+déjà réunie au palais Pitti. C'est le moment. Courons! courons!
+
+Cellini apprit seulement alors qu'il s'agissait de la grande fête
+musicale, dont le jour et l'heure étaient arrivés. Cette circonstance ne
+s'accordait guère avec le choix, qu'avait fait Alfonso de cette soirée
+pour son rendez-vous. Comment, en un pareil moment, le maestro
+pourrait-il abandonner son orchestre et quitter le poste important où
+l'attachait un si grand intérêt? c'était difficile à concevoir.
+
+Le ciseleur, néanmoins se rendit au Baptistaire, où il trouva ses deux
+élèves Paolo et Ascanio, et des chevaux; il devait partir le soir même
+pour Livourne, et de là s'embarquer pour Naples le lendemain.
+
+Il attendait à peine depuis quelques minutes, quand Alfonso, le visage
+pâle et les yeux ardents, se présenta devant lui avec une sorte de calme
+affecté, qui ne lui était pas ordinaire.
+
+--Cellini! tu es venu, merci.
+
+--Eh bien!
+
+--C'est ce soir!
+
+--Je le sais; mais parle, j'attends l'explication que tu m'as promise.
+
+--Le palais Pitti, les jardins, les cours, sont encombrés. La foule se
+presse sur les murs, dans les bassins à demi pleins d'eau, sur les
+toits, sur les arbres, partout.
+
+--Je le sais.
+
+--Les Pisans sont venus, les Siennois sont venus.
+
+--Je le sais.
+
+--Le grand duc, la cour et la noblesse sont réunis, l'immense orchestre
+est rassemblé.
+
+--Je le sais.
+
+--Mais la musique n'y est pas, cria Alfonso en bondissant, le maestro
+n'y est pas non plus, le sais-tu aussi?
+
+--Comment? que veux-tu dire?
+
+--Non, il n'y a pas de musique, je l'ai enlevée; non, il n'y a pas de
+maestro, puisque me voilà; non, il n'y aura pas de fête musicale,
+puisque l'oeuvre et l'auteur ont disparu. Un billet vient d'avertir le
+grand duc que mon ouvrage ne serait pas exécuté. _Cela ne me convient
+plus_, lui ai-je écrit, en me servant de ses propres paroles, _moi
+aussi, à mon tour_, J'AI CHANGÉ D'IDÉE. Conçois-tu à présent la rage de
+ce peuple désappointé pour la seconde fois! de ces gens qui ont quitté
+leur ville, laissé leurs travaux, dépensé leur argent pour entendre ma
+musique, et qui ne l'entendront pas? Avant de venir te joindre, je les
+épiais, l'impatience commençait à les gagner, on s'en prenait au grand
+duc. Vois-tu mon plan, Cellini?
+
+--Je commence à comprendre.
+
+--Viens, viens, approchons un peu du palais, allons voir éclater ma
+mine. Entends-tu déjà ces cris, ce tumulte, ces imprécations? ô mes
+braves Pisans, je vous reconnais à vos injures! Vois-tu voler ces
+pierres, ces branches d'arbres, ces débris de vases? il n'y a que des
+Siennois pour les lancer ainsi! Prends garde, ou nous allons être
+renversés; comme ils courent! ce sont des Florentins; ils montent à
+l'assaut du pavillon. Bon! voilà un bloc de boue dans la loge ducale,
+bien a pris au _grand_ Côme de l'avoir quittée. A bas les gradins! à bas
+les pupitres, les banquettes, les fenêtres! à bas la loge! à bas le
+pavillon! le voilà qui s'écroule. Ils abîment tout, Cellini! c'est une
+magnifique émeute! honneur au grand duc!!! Ah damnation! tu me prenais
+pour un lâche! Es-tu satisfait, dis donc, est-ce là de la vengeance?
+
+Cellini, les dents serrées, les narines ouvertes, regardait, sans
+répondre, le terrible spectacle de cette fureur populaire; ses yeux où
+brillait un feu sinistre, son front carré que sillonnaient de larges
+gouttes de sueur, le tremblement presque imperceptible de ses membres,
+témoignaient assez de la sauvage intensité de sa joie. Saisissant enfin
+le bras d'Alfonso:
+
+--Je pars à l'instant pour Naples, veux-tu me suivre?
+
+--Au bout du monde à présent.
+
+--Embrasse-moi donc, et à cheval! tu es un héros.
+
+
+
+
+DU SYSTÈME DE GLUCK
+
+EN MUSIQUE DRAMATIQUE.
+
+
+Voici en quels termes, Gluck expose lui-même, son système de musique
+dramatique, dans la préface, devenue fort rare, de _l'Alceste_ italienne
+qu'il publia à Vienne en 1749.
+
+«Lorsque j'entrepris de mettre en musique l'opéra d'_Alceste_, je me
+proposai d'éviter tous les abus que la vanité mal entendue des
+chanteurs, et l'excessive complaisance des compositeurs avaient
+introduits dans l'opéra italien, et qui, du plus pompeux et du plus beau
+de tous les spectacles, en avaient fait le plus ennuyeux et le plus
+ridicule; je cherchai à réduire la musique à sa véritable fonction,
+celle de seconder la poésie pour fortifier l'expression des sentiments
+et l'intérêt des situations, sans interrompre l'action et la refroidir
+par des ornements superflus; je crus que _la musique devait ajouter à la
+poésie, ce qu'ajoute à un dessin correct et bien composé, la vivacité
+des couleurs et l'accord heureux des lumières et des ombres, qui servent
+à animer les figures sans en altérer les contours_.
+
+«Je me suis donc bien gardé d'interrompre un acteur, dans la chaleur du
+dialogue, pour lui faire attendre la fin d'une ritournelle, ou de
+l'arrêter au milieu de son discours sur une voyelle favorable, soit pour
+déployer, dans un long passage, l'agilité de sa belle voix, soit pour
+attendre que l'orchestre lui donnât le temps de reprendre haleine, pour
+faire un point d'orgue.
+
+«J'ai imaginé que l'ouverture devait prévenir les spectateurs, sur le
+caractère de l'action qu'on allait mettre sous leurs yeux, et _leur en
+indiquer le sujet_, que les instruments ne devaient être mis en action
+qu'en proportion du degré d'intérêt et passions, et qu'il fallait
+_éviter surtout de laisser dans le dialogue, une disparate trop
+tranchante entre l'air et le récitatif_, afin de ne pas tronquer à
+contre-sens la période, et de ne pas interrompre mal à propos le
+mouvement et la chaleur de la scène. J'ai cru encore que la plus belle
+partie de mon travail devait se réduire à chercher une belle simplicité,
+et j'ai évité de faire parade de difficultés aux dépens de la clarté;
+_je n'ai attaché aucun prix à la découverte d'une nouveauté_, à moins
+qu'elle ne fût naturellement donnée par la situation, et liée à
+l'expression; enfin il n'y a aucune règle que je n'aie cru devoir
+sacrifier de bonne grâce en faveur de l'effet.»
+
+ * * * * *
+
+Cette profession de foi nous paraît admirable de franchise et de bon
+sens; les points de doctrine qui en forment le fond sont basés sur le
+raisonnement le plus rigoureux, et sur un profond sentiment de la vraie
+musique dramatique. A part quelques conséquences outrées que nous
+signalerons tout à l'heure, ces principes sont d'une telle excellence,
+qu'ils ont été adoptés par la plupart des grands compositeurs de toutes
+les nations. Piccini lui-même, qu'on opposa si longtemps à Gluck, était
+tout entier dans le système gluckiste. Son Iphigénie en Tauride et sa
+Didon, le prouvent bien; il en fut de même de Sacchini, de Salieri, de
+Cherubini, parmi les Italiens; de Méhul, de Berton, de Kreutzer, parmi
+les Français. (Je ne cite pas M. Lesueur, il a suivi une route
+parallèle, il est vrai, à celle de l'illustre auteur d'Alceste, mais qui
+en diffère cependant assez pour ne pouvoir être confondue avec elle.)
+Chez les Allemands, je ne connais pas de compositeur dramatique qui se
+soit écarté d'une manière sensible de la doctrine de Gluck; parmi ceux
+qui l'ont adoptée et développée, il faut citer: Mozart qui, dans _Don
+Juan_, _le Mariage de Figaro_, _la Flûte Enchantée_ et _l'Enlèvement du
+Sérail_, n'a laissé échapper quelques rares vocalisations de mauvais
+goût et d'une expression fausse, que lorsqu'il y a été contraint de vive
+force par le caprice souvent irrésistible des chanteurs. On a dit que
+Mozart avait beaucoup emprunté à l'ancienne école italienne, le fait
+peut être vrai pour la coupe de quelques-uns de ses airs, encore la
+beauté raphaëlesque de son dessin mélodique, la variété de son harmonie
+et son instrumentation si riche et si savante, ne permettent-elles guère
+d'apercevoir ces prétendus emprunts; mais quant à l'ordonnance générale
+du drame musical, à la profondeur d'expression avec laquelle chaque
+caractère est tracé et soutenu, il faut bien reconnaître qu'il a suivi
+et accéléré le mouvement imprimé à l'art, de ce côté, par la puissance
+du génie de Gluck.
+
+Il en fut ainsi de Beethoven et de Weber. Tous les deux ont également
+appliqué au développement des facultés spéciales que la nature leur
+avait départies, le code simple et lumineux de l'Eschyle de la musique.
+A présent, Gluck, en promulguant ces lois, dont le moindre sentiment de
+l'art ou même le simple bon sens démontre la justesse et l'évidence,
+n'en a-t-il pas un peu exagéré l'application? C'est ce qu'il est
+impossible de méconnaître après un examen impartial. Ainsi, quand il
+dit que la musique d'un drame lyrique n'a d'autre but que d'ajouter à la
+poésie ce qu'ajoute le coloris au dessin, je crois qu'il se trompe
+essentiellement. La tâche du compositeur dans un opéra est, ce me
+semble, d'une bien autre importance. Son oeuvre contient à la fois le
+dessin et le coloris, et, pour continuer la comparaison de Gluck, les
+paroles sont le _sujet du tableau_, à peine quelque chose de plus. Il
+importe beaucoup, il est vrai, de les entendre, ou tout au moins de les
+connaître, par la même raison qu'on doit absolument avoir présent à la
+pensée le trait d'histoire reproduit sur la toile par le peintre, pour
+pouvoir juger du mérite de vérité et d'expression avec lequel il a fait
+revivre ses personnages. Mais Gluck, en plaçant le dessin dans les
+paroles, et seulement le coloris dans la musique, met bien haut les
+auteurs de _libretti_; il eût donc consenti à voir son égal dans le
+bailli Du Rollet. Certes, on ne saurait pousser plus loin la modestie,
+et je doute fort qu'il se fût accommodé d'une pareille confraternité.
+D'ailleurs, l'expression n'est pas le seul but de la musique dramatique;
+il serait aussi maladroit que pédantesque de dédaigner le plaisir
+purement sensuel que nous trouvons à certains effets de mélodie,
+d'harmonie, de rhythme ou d'instrumentation, indépendamment de tous
+leurs rapports avec la peinture des sentiments et des passions du
+drame. Et de plus, voulût-on même priver l'auditeur de cette source de
+jouissances, et ne pas lui permettre de raviver son attention en la
+détournant un instant du sujet principal, il y aurait encore à citer bon
+nombre de cas, où le compositeur est appelé à soutenir seul le poids de
+l'intérêt scénique. Dans les danses de caractère, par exemple, dans les
+pantomimes, dans les marches, dans tous les morceaux enfin dont la
+musique instrumentale fait seule les frais, et qui, par conséquent,
+n'ont pas de paroles, que devient alors l'importance du poète?... La
+musique doit bien là contenir forcément à la fois le dessin et le
+coloris. Non, on ne saurait méconnaître l'erreur de Gluck sur ce point,
+erreur qu'on concevrait à peine, si l'on ne savait qu'à l'époque où il
+écrivit, beaucoup de gens encore, comme au siècle de Louis XIV,
+
+ «Allaient voir l'Opéra seulement pour les vers.»
+
+Cette opinion ne pouvait manquer d'exercer une fâcheuse influence sur le
+génie puissant qui l'adopta sans en calculer les conséquences. Elle
+cache un piége dangereux dont il ne sut pas toujours se garantir. Aucun
+musicien n'a été plus que lui doué d'un charme pénétrant, d'une
+simplicité noble et gracieuse dans la mélodie; on n'a pas surpassé
+l'élégance de plusieurs de ses chants, la fraîcheur de ses choeurs et la
+charmante _desinvoltura_ de ses airs de danse; il serait fastidieux de
+le prouver par des citations. La joie de ses femmes est d'une pudeur
+ravissante, et leur douleur, dans ses plus violents paroxismes, conserve
+encore la beauté des formes antiques; quoi qu'en ait dit le marquis de
+Caracioli, ce mauvais diseur de bons mots, ce dilettante poudré du
+siècle dernier, qui jugeait la musique absolument comme le font
+aujourd'hui les adorateurs parfumés des Dive à la mode, l'Alceste et les
+deux Iphigénie sont toujours, même dans les larmes, belles comme la
+Niobé.
+
+Eh bien! il est arrivé fréquemment à Gluck de se laisser préoccuper
+tellement de la recherche de l'expression, qu'il oubliait la mélodie.
+Dans quelques-uns de ses airs, après l'exposition du thème, le chant
+tourne au récitatif mesuré; c'est un bon récitatif, je suis loin d'en
+disconvenir; mais enfin, par le peu d'intérêt mélodique comme par le
+style de la partie vocale, il semble alors que l'air soit interrompu
+jusqu'à la rentrée du motif. Gluck ne voyait probablement pas là un
+défaut; il déclare au contraire formellement, dans la préface que nous
+commentons, qu'il a cherché à éviter une disparate trop tranchante entre
+les récitatifs et les airs. Aucun de ses disciples, Salieri excepté, n'a
+cru devoir adopter cette règle; il est certain que son application a
+répandu sur plusieurs parties des oeuvres du grand tragique une teinte
+uniforme et monotone qui accable l'attention la plus robuste, fatigue
+inutilement le système nerveux de l'auditeur, émousse à la longue sa
+sensibilité, et a plus fait contre Gluck que les pointes et les
+pamphlets des Caracioli, Marmontel et autres bouffons. La musique ne vit
+que de contrastes, rien n'est plus évident; tous les efforts de l'art
+moderne tendent à en produire de nouveaux: non que je veuille proposer
+pour modèles certains effets d'orchestre d'une école célèbre dont la
+brusque violence vient surprendre l'auditeur, à peu près comme pourrait
+le faire un coup de pistolet tiré à l'improviste à son oreille; de
+pareils contrastes, qui arrachent des cris d'effroi aux personnes
+nerveuses, pourraient être regardés comme des farces d'écoliers, s'ils
+n'étaient de véritables actes d'une brutalité absurde. Mais il est bien
+reconnu, aujourd'hui, qu'une variété sagement ordonnée est l'ame de la
+musique; c'est à donner au compositeur tous les moyens d'obtenir cette
+variété précieuse que consiste le principal talent des habiles faiseurs
+de libretti. Il n'ont garde de placer près l'un de l'autre deux morceaux
+du même caractère; ils évitent autant que possible de faire succéder un
+air à un autre air, un duo à un duo, un choeur à un choeur. Ainsi dans
+l'ancienne coupe symphonique, un allegro moderato était suivi d'un
+andante à deux-quatre ou à six-huit; à l'andante succédait le menuet,
+allegretto à trois temps; à celui-ci le final à deux temps très animé;
+et c'était très bien vu.
+
+Chercher à effacer la différence qui sépare, dans un opéra, le récitatif
+du chant, c'est donc vouloir, en dépit de la raison et de l'expérience,
+se priver, sans compensation réelle, d'une source de variété qui découle
+de la nature même de ce genre de composition. Mozart fut si loin de
+partager à cet égard l'opinion de Gluck, que, pour rendre la ligne de
+démarcation encore plus tranchée, il voulut que le récitatif de _don
+Juan_ fût accompagné au piano, en exceptant toutefois le récitatif
+obligé, où la force des situations rend indispensable la présence de
+l'orchestre. Dans une vaste salle comme celle du grand Opéra de Paris,
+l'effet du piano est si mesquin et si maigre, que ce mode
+d'accompagnement a été complètement abandonné. Il peut paraître
+préférable, cependant, à celui que Gluck a constamment mis en usage dans
+le même cas, et qui consiste en accords à quatre parties, tenus sans
+interruption par la masse entière des instruments à cordes, pendant
+toute la durée du dialogue musical. Cette harmonie stagnante produit sur
+les organes, un effet de torpeur et d'engourdissement irrésistible, et
+finit par plonger l'auditeur dans une lourde somnolence qui le rend
+complètement indifférent aux plus rares efforts du compositeur pour
+l'émouvoir. Il était vraiment impossible de trouver quelque chose de
+plus antipathique à des Français, que ce long et obstiné bourdonnement;
+il ne faut donc pas s'étonner qu'il soit arrivé au plus grand nombre
+d'entre eux d'éprouver aux représentations de Gluck autant d'ennui que
+d'admiration. Ce qui doit surprendre, c'est que le génie puisse s'abuser
+ainsi sur l'importance des accessoires, au point de se servir de moyens
+qu'un instant de réflexion lui ferait rejeter comme insuffisants ou
+dangereux, et dans lesquels réside la cause obscure des mécomptes
+cruels, que ses productions les plus magnifiques lui font trop souvent
+essuyer.
+
+Si l'on excepte quelques-unes de ces brillantes sonates d'orchestre, où
+le génie de Rossini se joue avec tant de grâce, il est certain que la
+plupart des compilations instrumentales, honorées par les Italiens du
+nom d'ouvertures, sont de grotesques non sens. Mais combien ne
+devaient-elles pas être plus plaisantes, il y a soixante ans, quand
+Gluck lui-même, entraîné par l'exemple, ne craignait pas de laisser
+tomber de sa plume l'incroyable niaiserie intitulée _ouverture
+d'Orphée_! Ce ne fut qu'après bien des réflexions et bien des entretiens
+avec son poète Calsabigi, l'homme du monde le mieux fait pour le
+comprendre, qu'il reconnut enfin que l'ouverture devait être un morceau
+important dans un opéra, se rattacher à l'action et en désigner le
+caractère. De là le changement radical qu'on remarque dans sa manière, à
+dater de l'ouverture d'_Alceste_; de là les belles compositions
+instrumentales dont il fit précéder ses deux _Iphigénie_; de là
+l'impulsion qui produisit plus tard tant de chefs-d'oeuvre symphoniques,
+qui, malgré la chute ou l'oubli profond des opéras pour lesquels ils
+furent écrits, sont restés debout, péristyles superbes de temples
+écroulés. Mais, ici encore, en outrant une idée juste, Gluck est sorti
+du vrai; non pas cette fois pour restreindre le pouvoir de la musique,
+mais pour lui en attribuer un, au contraire, qu'elle ne possédera
+jamais: c'est quand il dit que l'ouverture doit indiquer le sujet de la
+pièce. L'expression musicale ne saurait aller jusque là; elle reproduira
+bien la joie, la douleur, la gravité, l'enjouement et des nuances même
+fort délicates de chacun des nombreux caractères qui constituent son
+riche domaine; elle établira une différence saillante entre la joie d'un
+peuple pasteur et celle d'une nation guerrière, entre la douleur d'une
+reine et le chagrin d'une simple villageoise, entre une méditation
+sérieuse et calme et les ardentes rêveries qui précèdent l'éclat des
+passions. Empruntant ensuite aux différents peuples, et même aux
+individualités sociales, le style musical qui leur est propre, il est
+bien évident, quoi qu'en aient dit certains critiques, dont je reconnais
+d'ailleurs le mérite, qu'elle pourra distinguer le chant d'un montagnard
+de celui d'un habitant des plaines, la sérénade d'un brigand des
+Abbruzzes de celle d'un chasseur écossais ou tyrolien, la marche
+nocturne de pèlerins aux habitudes mystiques, de celle d'une troupe de
+marchands de boeufs revenant de la foire; elle pourra aller jusqu'à
+représenter l'extrême brutalité, la trivialité, le grotesque, par
+opposition avec la pureté angélique, la noblesse et la candeur. Mais si
+elle veut sortir de ce cercle immense, la musique devra, de toute
+nécessité, avoir recours à la parole chantée, récitée ou lue, pour
+combler les lacunes qu'elle laisse dans une oeuvre dont le plan s'adresse
+en même temps à l'esprit et à l'imagination. Ainsi, l'ouverture
+d'_Alceste_ annoncera des scènes de désolation et de tendresse, mais
+elle ne saurait dire ni l'objet de cette tendresse, ni les causes de
+cette désolation; elle n'apprendra jamais au spectateur, que l'époux
+d'Alceste est un roi de Thessalie, condamné par les dieux à perdre la
+vie, si quelqu'autre au trépas ne se dévoue pour lui; c'est là cependant
+_le sujet de la pièce_. Peut-être s'étonnera-t-on de trouver l'auteur de
+cet écrit imbu de tels principes, grâce à certaines gens qui ont feint
+de le croire, dans ses opinions sur la puissance expressive de la
+musique, aussi loin au-delà du vrai qu'ils le sont en deçà, et lui ont,
+en conséquence, prêté généreusement leur part entière de ridicule. Ceci
+soit dit, sans rancune, en passant.
+
+La troisième proposition que je me suis permis de souligner dans la
+préface de Gluck, et dans laquelle il déclare n'attacher aucun prix à la
+découverte d'une nouveauté, me paraît également d'une justification
+difficile. On avait déjà barbouillé furieusement de papier réglé en
+1749, et une découverte musicale quelconque, ne fût-elle
+qu'indirectement liée à l'expression scénique, ne devait pas paraître à
+dédaigner.
+
+Pour toutes les autres, je crois qu'on ne saurait les combattre avec
+chance de succès, voire même la dernière qui annonce une indifférence
+pour les règles, que bien des professeurs trouveraient blasphématoire et
+impie. Heureusement, ces messieurs n'ont jamais lu la préface
+d'_Alceste_; ils ne savent peut-être pas même qu'elle existe, sans quoi
+la gloire de Gluck courrait un terrible danger.
+
+
+
+
+LES DEUX ALCESTE DE GLUCK.
+
+
+_Alceste_ fut d'abord écrite en langue italienne; je crois l'avoir déjà
+dit. Plusieurs années après sa publication, elle fut traduite et
+modifiée pour la scène française. Le bailli Du Rollet, le grand
+arrangeur de l'époque, chargé de déranger l'ordonnance du drame de
+Calsabigi, ne manqua pas d'accommoder la musique de Gluck suivant les
+exigences de _sa poésie_. Bien que ce travail ait été fait sous les yeux
+du compositeur, il en est résulté cependant, en certains endroits, de
+notables dommages pour la partition; en d'autres, il a nécessité des
+morceaux qui n'existaient pas dans l'opéra italien, et qui remplacent,
+sans toujours les faire oublier, ceux dont le nouveau plan dramatique
+amenait la suppression. L'idée de la pièce de Calsabigi, aussi simple
+que raisonnable, n'exigeait en aucune façon les bouleversements que
+l'arrangeur français a cru devoir lui faire subir, et qui n'ont pu
+parvenir cependant à en pallier le défaut capital, la monotonie.--Admète,
+roi de Phères, en Thessalie, et époux d'Alceste, étant sur le point de
+mourir, Apollon qui, pendant son exil du ciel avait reçu de lui
+l'hospitalité, obtient des Parques qu'il vivra, si quelqu'un se présente
+pour mourir à sa place. Alceste se dévoue et meurt. Mais Apollon, ému à
+la fois de reconnaissance et de pitié, arrache Alceste à la mort.
+
+Dans la tragédie d'_Euripide_, d'où l'opéra italien est tiré, c'est
+Hercule qui, en passant à Phères, et témoin de la douleur du roi, lui
+ramène des portes des enfers sa magnanime épouse. Le bailli Du Rollet a
+cru faire un coup de maître en rétablissant l'idée première du poète
+grec que Calsabigi avait repoussée comme inutile et n'étant plus dans
+nos moeurs. Ce dénouement, en effet, a le défaut de nécessiter une double
+intervention des Dieux, puisque, dans le premier acte, Apollon déjà
+obtient des Parques que le roi puisse être sauvé par la mort volontaire
+d'un autre. Il était donc naturel et conséquent d'attribuer à la
+reconnaissance de ce Dieu le prodige qui rend Alceste à la vie. En
+outre, Hercule chassant à grands coups de massue les ombres et les
+divinités infernales dont Alceste est entourée, pouvait se tolérer sur
+les théâtres antiques, grâce à l'éloignement des acteurs et aux
+croyances religieuses des spectateurs; pour nous une pareille scène est
+parfaitement ridicule. Il est probable que Gluck était de cet avis;
+jamais il ne voulut consentir à donner une importance musicale à ce
+nouveau rôle qu'on lui imposait. Le fait est constaté, mais ne le fût-il
+pas, la trivialité d'une partie de l'air intercallé pour le vaillant
+Alcide au troisième acte suffirait pour le prouver[34]. Du Rollet, en
+même temps qu'il introduisait un nouveau personnage, en supprimait trois
+autres, assez inutiles, à la vérité. Ce sont les deux enfants d'Alceste
+(ils figurent bien encore aujourd'hui dans l'opéra, mais ils n'y
+chantent pas), et sa confidente Ismène.
+
+La comparaison des deux partitions et l'examen des altérations que le
+texte musical primitif a subies, en passant dans la langue française,
+nous ont semblé pouvoir être le sujet d'études intéressantes pour les
+artistes, comme pour les amateurs auxquels, malgré les progrès
+incontestables de plusieurs branches de l'art, les oeuvres du père de la
+tragédie lyrique sont restées chères et vénérables.
+
+L'ouverture ne produirait probablement aucun effet aujourd'hui. Elle
+contient une foule d'accents pathétiques et touchants, mais, en général,
+la couleur sombre y domine trop, et l'instrumentation ne peut que nous
+paraître sourde et flasque, bien qu'elle soit plus chargée que les
+autres compositions instrumentales de Gluck. Les trombones y figurent
+dès le commencement; les trompettes, les clarinettes et les timbales
+seules, en sont exclues. Il est bon de dire, à ce sujet, que par une
+singularité dont nous ne connaissons aucun autre exemple, il n'y a pas
+une note de timbales durant tout le cours de l'opéra. Dans la partition
+française, l'auteur a ajouté des clarinettes _à l'unisson des hautbois_,
+ne faisant ainsi que renforcer le son de cet instrument, de manière à
+détruire toute proportion entre cette partie ainsi doublée et celle des
+flûtes, et sans tirer aucun parti spécial, pour les chants, l'harmonie,
+ou l'expression, de la plus pure de toutes les voix de l'orchestre.
+Cette disposition défectueuse indique une négligence que nous aurons
+plus d'une fois occasion de reprocher à l'auteur.
+
+La principale cause du peu d'éclat de l'orchestre de Gluck en général,
+tient à l'emploi constant des instruments aigus dans le médium; défaut
+rendu plus sensible par l'excessive rudesse des basses écrites
+fréquemment dans le haut et dominant, par conséquent, outre mesure le
+reste de la masse harmonique. Je crois qu'on pourrait trouver aisément
+la raison de ce système, qui ne fut pas, du reste, exclusivement le
+partage de Gluck, dans la faiblesse des exécutants de ce temps-là;
+faiblesse telle, que l'_ut_ au dessus des portées faisait trembler les
+violons, le sol aigu les flûtes et le _ré_ les hautbois. D'un autre côté
+les violoncelles paraissant (comme aujourd'hui encore en Italie) un
+instrument de luxe dont on tâchait de se passer, les contre-basses
+demeuraient chargées presque exclusivement de la partie grave; de sorte
+que si le compositeur avait besoin de serrer son harmonie, il devait
+nécessairement, vu l'impossibilité de faire assez entendre les
+violoncelles, et l'extrême gravité du son des contre-basses, écrire
+cette partie très haut afin de la rapprocher davantage des violons.
+Depuis lors, on a senti en France et en Allemagne l'absurdité de cet
+usage, les violoncelles ont été introduits dans l'orchestre, en nombre
+supérieur à celui des contre-basses; d'où il suit que les basses de
+Gluck se trouvent aujourd'hui placées dans des circonstances
+essentiellement différentes de celles qui existaient de son temps et
+qu'il ne faut pas lui reprocher l'exubérance qu'elles ont acquises
+malgré lui aux dépens du reste de l'orchestre.
+
+A cette époque, la clarinette était peu cultivée en Italie; ce bel
+instrument, si fécond en ressources, paraît nous être venu, avec
+beaucoup d'autres, de l'Allemagne. Les trompettes devaient également
+être fort mauvaises si l'on en juge par celles qu'on entend encore
+aujourd'hui dans les premiers théâtres italiens. La plupart des
+exécutants ne sauraient même faire sortir tous les sons qui composent
+leur échelle déjà si bornée; ils soutiennent, par exemple, que le _si
+bémol_ du milieu n'existe pas; en conséquence, quand on a le malheur
+d'écrire pour eux, il est inutile d'employer cette note, ces messieurs
+ne chercheront pas même à l'exécuter, et se moqueront de vous si vous
+leur dites qu'il n'y a pas de trompette en France, en Allemagne ou en
+Angleterre, qui ne donne le _si bémol_ avec la plus grande facilité. Il
+est donc extrêmement probable que si Gluck avait eu à sa disposition les
+magnifiques orchestres qu'on possède actuellement en cinq ou six
+endroits de l'Europe, tels que le Conservatoire et le grand Opéra de
+Paris, la société Philharmonique de Londres, l'Opéra de Vienne, de
+Berlin, de Dresde et de Munich, son instrumentation serait fort
+différente. Aussi ne la jugerons-nous jamais sans tenir compte de l'état
+d'enfance où languissait alors cette partie de l'art.
+
+L'ouverture d'_Alceste_, ainsi que celles d'_Iphigénie_ et de _Don
+Giovianni_, ne finit pas complètement avant le lever de toile; elle se
+lie au premier morceau de l'Opéra par un enchaînement harmonique au
+moyen duquel la cadence se trouve suspendue indéfiniment. Je ne vois
+pas trop, malgré l'emploi qu'en ont fait Gluck et Mozart, quel peut être
+l'avantage de cette forme inachevée pour les ouvertures. L'auditeur,
+désappointé de se voir privé de la conclusion du drame instrumental, en
+éprouve un moment de malaise aussi fatal à ce qui précède qu'à ce qui
+suit; l'opéra n'y gagne rien et l'ouverture y perd beaucoup. Aussi,
+cette coupe systématique ne s'est-elle plus reproduite nulle part, si ce
+n'est dans quelques fragments qu'on ne saurait considérer comme de
+véritables ouvertures et dont la sublime introduction de
+_Robert-le-Diable_ sera éternellement le modèle.
+
+Au lever de la toile, le choeur entrant sur l'accord de septième
+diminuée, _sol dièze_, _si_, _ré_, _fa_, qui rompt la cadence harmonique
+de l'orchestre, s'écrie: «Dieux, rendez-nous notre roi, notre père!»
+Cette exclamation nous fournit dès la première mesure le sujet d'une
+observation applicable au tissu vocal de tous les autres choeurs de
+Gluck.
+
+On sait que la classification naturelle de la voix humaine est celle-ci:
+_soprano_ et _contralto_ pour les femmes; _ténor_ et _basse_ pour les
+hommes; les voix féminines se trouvant à l'octave supérieure des voix
+masculines, et dans le même rapport, le _contralto_ dont le timbre est
+d'une quinte plus bas que le _soprano_, est donc à celui-ci exactement
+comme la _basse_ est au _ténor_. Les anciens compositeurs français, soit
+à cause de la rareté des _contralti_, soit pour tout autre motif, ayant
+au contraire divisé les voix d'hommes en trois classes, et réduit les
+voix de femmes aux _soprani_ seulement, remplaçaient le _contralto_ par
+cette voix criarde, forcée et toute française qu'ils appelaient
+haute-contre, et qui n'est à tout prendre qu'un premier _ténor_. Gluck,
+en arrivant à Paris, se vit forcé d'abandonner l'excellente disposition
+chorale adoptée en Italie et en Allemagne, pour se conformer à l'usage
+déraisonnable et ridicule de l'opéra français. Il eut soin de n'employer
+la haute-contre que comme une voix bâtarde, n'ayant au plus qu'une
+octave d'étendue, incapable de monter comme le _contralto_ ou de
+descendre comme le _ténor_, et destinée à compléter l'harmonie en se
+tenant constamment dans les six notes hautes _ré_, _mi_, _fa_, _sol_,
+_la_, _si_. Mais pour son Alceste italienne, écrite dans un tout autre
+système, il fallut mutiler en maint endroit les parties de _contralto_,
+et les renverser souvent à l'octave inférieure pour pouvoir conserver
+les choeurs et les faire exécuter en France. Toutefois, ces renversements
+au grave ne pouvant manquer d'occasionner plus ou moins de désordre dans
+l'harmonie, on conçoit qu'il ne les ait employés que lorsque la trop
+grande élévation de la partie de _contralto_ l'y forçait absolument. Il
+a dû laisser, au contraire, tous les _la_, _si bémols_ et _si
+naturels_, qui ne pouvaient manquer d'abonder comme notes mitoyennes du
+contralto et constituaient alors une partie de haute-contre presque
+toujours écrite dans les trois sons les plus élevés de son échelle.
+
+Le premier récitatif du héraut: _Popoli che dolenti_ (Peuple,
+écoutez)[35], ne me semble pas d'une bien grande originalité; le mode
+d'accompagnement en accords soutenus à quatre parties par tous les
+instruments à cordes, dont nous avons signalé les inconvénients dans un
+précédent article, est mis en usage ici, d'autant plus mal à propos que
+les desseins d'orchestre de l'ouverture sont peu saillants, et que les
+deux choeurs suivants sont également accompagnés en harmonie plaquée note
+contre note, ce qui, en raison de la lenteur de mouvement de ces deux
+morceaux, leur donne une fâcheuse ressemblance avec le récitatif, et
+répand sur toute la première scène une grande monotonie.
+
+Le premier choeur _Ah! di questo afflitto regno!_ (O dieux!
+qu'allons-nous devenir?) a gagné à sa seconde édition; l'_andante_ est
+beaucoup trop développé en italien, et doit paraître d'autant plus
+traînant qu'il se répète plusieurs fois; au contraire, l'_allegro_ qui
+le termine, est incomparablement mieux écrit pour les voix dans
+l'original que dans la traduction. Au lieu de l'entrée nasillarde des
+hautes-contre sur le vers: «Non, jamais le courroux céleste,» ce sont
+les _soprani_ qui attaquent le thême (à l'octave supérieure par
+conséquent) avec les mots: _Ah! per noi del ciel lo sdegno_. Cette
+_coda_ agitée est d'un bel effet, mais assez difficile, à cause de la
+rapidité du débit des paroles, et d'une foule de _grupetti_, dont les
+notes vocalisées de deux en deux, d'après une habitude favorite de
+Gluck, présenteraient l'ensemble le plus disgracieux, si une exécution
+nette et agile n'en faisait disparaître la défectuosité. Le choeur
+dialogué de droite à gauche: _Misera Admeto!_ (O malheureux Admète!) a
+l'inconvénient d'être absolument de la même couleur, du même style
+rhythmique, et aussi dépourvu de dessins intéressants, que l'_andante_
+qui forme la première partie du précédent. A la réunion des deux masses
+vocales sur les paroles: _Di duol, di lagrime et di pietà_, les trois
+voix inférieures étaient doublées par des trombones qui ont été
+supprimés dans l'opéra français.
+
+Mais nous voici à l'entrée d'Alceste. Son récitatif _Popoli di
+Tessaglia_ est un des exemples clair-semés que présentent les partitions
+italiennes de Gluck, du dialogue accompagné d'une simple basse, à
+laquelle probablement se joignaient les accords du _cembalo_
+(clavecin); système dont on ne trouve pas de trace dans ses opéras
+français. Ce récitatif me semble peu remarquable. Le monologue français
+qui le remplace, _Sujets du roi le plus aimé_, est au contraire d'une
+profonde expression, l'ame tout entière de la jeune reine s'y dévoile en
+quelques mesures. L'air sublime _Io non chiedo eterni dei_, (Grands
+dieux! du destin qui m'accable), présente pour la diction des paroles,
+l'enchaînement des phrases mélodiques et l'art de ménager la force des
+accents jusqu'à l'explosion finale, des difficultés énormes, dont les
+jeunes cantatrices ne se doutent pas, mais qu'elles devront méditer et
+travailler avec soin si jamais elles abordent ce rôle si éloigné de
+leurs habitudes musicales. La troisième scène s'ouvre dans le temple
+d'Apollon. Entrent le grand-prêtre, les sacrificateurs avec les
+encensoirs et les instruments du sacrifice, ensuite Alceste conduisant
+ses enfants, les courtisans, le peuple. Ici Gluck a fait de la couleur
+locale s'il en fut jamais, c'est la Grèce antique qu'il nous révèle dans
+toute sa majestueuse et belle simplicité. Ecoutez ce morceau
+instrumental (_Aria di pantomimo_) sur lequel entre le cortége; entendez
+(si les parleurs impitoyables de l'Opéra vous le permettent) cette
+mélodie douce, voilée, calme, résignée, cette pure harmonie, ce rhythme
+à peine sensible des basses, dont les mouvements onduleux se dérobent
+sous l'orchestre, comme les pieds des prêtresses sous leurs blanches
+tuniques; prêtez l'oreille à la voix insolite de ces flûtes dans le
+grave[36], à ces enlacements des deux parties de violons dialoguant le
+chant, et dites s'il y a en musique quelque chose de plus beau, dans le
+sens antique du mot, que cette marche religieuse. La cérémonie commence
+par une prière dont le grand-prêtre seul a prononcé d'un ton solennel
+les premiers mots: _Dilegua il nero turbine_ (Dieu puissant écarte du
+trône), entrecoupés de trois larges accords d'ut pris à demi voix, puis
+enflé jusqu'au _fortissimo_, par les instruments de cuivre. Rien de plus
+imposant que ce dialogue entre la voix du pontife et cette harmonie
+pompeuse des _trompettes sacrées_. Le choeur, après un court silence,
+reprend les mêmes paroles dans un morceau assez animé à six-huit dont la
+forme et la mélodie frappent d'étonnement par leur étrangeté. On
+s'attend, en effet, à ce qu'une prière soit d'un mouvement lent et dans
+une mesure tout autre que la mesure à six-huit. Pourquoi celle-ci, sans
+perdre de sa gravité, joint-elle à une espèce d'agitation tragique un
+rhythme fortement marqué et une instrumentation éclatante? Je penche
+fort à croire que, les cérémonies religieuses de l'antiquité étant
+toujours accompagnées de certaines saltations ou danses symboliques,
+Gluck, préoccupé de cette idée, a voulu donner à sa musique un caractère
+en rapport avec cet usage. L'harmonieux ensemble qui résulte, à la
+représentation, des voix du choeur chantant et des mouvements du choeur
+agissant processionnellement autour de l'autel, prouve que, malgré
+l'ignorance probable où sont les plus habiles chorégraphes sur le
+véritable rituel des anciens sacrifices, son instinct poétique n'a pas
+abusé le compositeur en le guidant dans cette voie.
+
+Le récitatif obligé du grand-prêtre: _I tuoi prieghi ô regina_ (Apollon
+est sensible à nos gémissements), me semble la plus magnifique
+application de cette partie du système de l'auteur, qui consiste à
+n'employer les masses instrumentales qu'en proportion du _degré
+d'intérêt ou de passion_. Ici les instruments à cordes débutent seuls,
+par un unisson dont le dessin se reproduit jusqu'à la fin de la scène
+avec une énergie croissante. Au moment où l'exaltation prophétique du
+prêtre commence à se manifester (_Tout m'annonce du Dieu la présence
+suprême_,) les seconds violons et altos entament un _tremulando_ arpégé,
+sur lequel tombe, de temps en temps, un coup violent des basses et
+premiers violons.
+
+Les flûtes, les hautbois et les clarinettes n'entrent que successivement
+dans les intervalles des interjections du pontife inspiré; les cors et
+les trombones se taisent toujours; mais à ces mots: «Le saint trépied
+s'agite, tout se remplit d'un juste effroi,» la masse de cuivre vomit sa
+bordée si longtemps contenue, les flûtes et les hautbois font entendre
+leurs cris féminins, le frémissement des violons redouble, la marche
+terrible des basses ébranle tout l'orchestre. _Ribomba il Tempio_ (il va
+parler....), puis un silence subit:
+
+ Saisi de crainte... et de respect,...
+ Peuple, observe un profond silence.
+ Reine, dépose à son aspect
+ Le vain orgueil de la puissance,
+ Tremble!
+
+Ce dernier mot, prononcé dans le français sur une seule note soutenue,
+pendant que le prêtre promenant sur Alceste un regard égaré, lui indique
+du doigt le degré inférieur de l'autel où elle doit incliner son front
+royal, couronne d'une manière sublime cette scène extraordinaire. C'est
+prodigieux, c'est de la musique de géant, dont jamais avant Gluck on
+n'avait soupçonné l'existence!
+
+Nous voici parvenus à le scène de l'oracle qui succède au récitatif du
+grand-prêtre, après un silence général: _Il re morra, s'altri per lui
+non more_ (Le roi doit mourir aujourd'hui, si quelque autre au trépas
+ne se livre pour lui). Cette phrase, dite presque en entier sur une
+seule note, et les sombres accords de trombones qui l'accompagnent ont
+été imités ou plutôt copiés par Mozart, dans _Don Giovanni_, pour les
+quelques mots que prononce la statue du commandeur dans le cimetière. Le
+choeur qui suit est d'un beau caractère, c'est bien la stupeur et la
+consternation d'un peuple dont l'amour pour son roi ne va pas jusqu'à se
+dévouer pour lui. L'auteur a supprimé dans l'opéra français un second
+choeur de basses placé derrière la scène, murmurant à demi-voix:
+_Fuggiamo! fuggiamo!_ pendant que le premier choeur, tout entier à son
+étonnement, répète sans songer à fuir: _Che annunzio funesto!_ (quel
+oracle funeste!) A la place de ce deuxième choeur, il a fait parler le
+grand-prêtre d'une manière tout-à-fait naturelle et dramatique. Nous
+indiquerons à ce sujet une tradition importante dont l'oubli
+affaiblirait énormément l'effet de la péroraison de cette imposante
+scène. Voici en quoi elle consiste. A la fin du _largo_ à trois temps
+qui précède la _coda_ agitée: _Fuggiamo di questo soggiorno_ (Fuyons,
+nul espoir ne nous reste), la partie du grand-prêtre indique dans la
+partition ces mots: (Votre roi va mourir), sur les six notes _ut ut ré
+ré ré fa_, dans le _medium_ et commencées sur l'avant-dernier accord du
+choeur. A l'exécution, au contraire, le grand-prêtre attend que le choeur
+ne se fasse plus entendre, et au milieu de ce silence de mort, il lance
+_à l'octave supérieure_ son: «Votre roi va mourir», comme le cri
+d'alarme qui donne à cette foule épouvantée le signal de la fuite. Tous
+alors de se disperser en tumulte, abandonnant Alceste évanouie au pied
+de l'autel. Rousseau a reproché à cet _allegro agitato_, d'exprimer
+aussi bien le désordre de la joie que celui de la terreur; on peut
+répondre à cette critique que Gluck se trouvait là, placé sur la limite
+ou sur le point de contact des deux passions, et qu'il lui était en
+conséquence à peu près impossible de ne pas encourir un pareil reproche.
+Et la preuve, c'est que dans les vociférations d'une multitude qui se
+précipite d'un lieu à un autre, l'auditeur placé à distance ne saurait,
+sans en être prévenu, découvrir si le sentiment qui l'agite est celui de
+la frayeur ou d'une folle gaîté. Pour rendre plus complètement ma
+pensée, je dirai: Un compositeur peut bien écrire un choeur dont
+l'intention joyeuse ne saurait en aucun cas être méconnue, mais
+l'inverse n'a pas lieu, et les agitations d'un grand nombre d'hommes,
+traduites musicalement, quand elles n'ont pas pour objet la haine ou la
+vengeance, se rapprocheront toujours beaucoup, au moins pour le
+mouvement et le rhythme, du mouvement et des formes rhythmiques de la
+joie tumultueuse. On pourrait trouver à ce choeur un défaut plus réel,
+celui de manquer de développements. Il est trop court, et son laconisme
+nuit, non-seulement à l'effet musical, mais à l'action scénique, puisque
+sur les dix-huit mesures qui le composent, il est fort difficile aux
+choristes de trouver le temps de quitter le théâtre sans sacrifier
+entièrement la dernière moitié du morceau.
+
+La reine, demeurée seule dans le temple, exprime son anxiété par un de
+ces récitatifs comme Gluck seul en a jamais su faire; ce monologue est
+déjà beau en italien, en français il est sublime. Je ne crois pas qu'on
+puisse rien trouver de comparable pour la vérité et la forme de
+l'expression, à la musique (car un tel récitatif en est une aussi
+admirable que les plus beaux airs) des paroles suivantes:
+
+ Il n'est plus pour moi d'espérance!
+ Tout fuit.... tout m'abandonne à mon funeste sort;
+ De l'amitié, de la reconnaissance
+ J'espèrerais en vain un si pénible effort.
+ Ah! l'amour seul en est capable!
+ Cher époux, tu vivras, tu me devras le jour;
+ Ce jour dont te privait la Parque impitoyable
+ Te sera rendu par l'amour.
+
+Au quatrième vers, l'orchestre commence un crescendo, image musicale de
+la grande idée de dévouement qui vient de poindre dans l'ame d'Alceste,
+l'exalte, l'embrase, et aboutit à cet éclat d'orgueil et
+d'enthousiasme: «Ah! l'amour seul en est capable»; après quoi le débit
+devient précipité, la phrase court avec tant d'ardeur que l'orchestre,
+renonçant à la suivre, s'arrête haletant, et ne reparaît qu'à la fin
+pour s'épanouir en accords pleins de tendresse sous le dernier vers.
+Tout cela appartient en propre à l'opéra français, aussi bien que l'air
+célèbre, _Non, ce n'est point un sacrifice_. Dans ce morceau qui est à
+la fois un air et un récitatif, la connaissance la plus complète des
+traditions et du style de l'auteur peut seule guider le chef d'orchestre
+et la cantatrice; les changements de mouvements y sont fréquents, et
+quelques-uns ne sont pas marqués dans la partition. Ainsi, après le
+dernier point d'orgue, Alceste en disant: «Mes chers fils, je ne vous
+verrai plus», doit ralentir la mesure de plus du double, de manière à
+donner aux _noires_ une valeur égale à celle des _blanches pointées_ du
+mouvement précédent. Un autre passage, le plus saisissant sans
+contredit, deviendrait tout-à-fait un non sens, si le mouvement n'était
+ménagé avec une extrême délicatesse. C'est à la seconde apparition du
+motif: _Non, ce n'est point un sacrifice! Eh! pourrai-je vivre sans toi,
+sans toi, cher Admète?_
+
+Cette fois, au moment d'achever sa phrase, Alceste, frappée d'une idée
+désolante, s'arrête tout-à-coup à «sans toi...» Un souvenir est venu
+étreindre son coeur de mère et briser l'élan héroïque qui l'entraînait à
+la mort.... Deux hautbois élèvent leurs voix gémissantes dans le court
+intervalle de silence que laisse l'interruption soudaine du chant et de
+l'orchestre; aussitôt Alceste: _O mes enfants! ô regrets superflus!_
+elle pense à ses fils, elle croit les entendre; égarée et tremblante
+elle les cherche autour d'elle, répondant aux plaintes entrecoupées de
+l'orchestre, par une plainte folle, convulsive, qui tient autant du
+délire que de la douleur, et rend incomparablement plus frappant
+l'effort de la malheureuse pour résister à ces voix chéries, et répéter
+une dernière fois, avec l'accent d'une résolution inébranlable: «Non, ce
+n'est point un sacrifice.» En vérité, quand la musique est parvenue à ce
+degré d'élévation poétique, il faut plaindre les exécutants chargés de
+rendre la pensée du compositeur; le talent ne suffit plus pour cette
+tâche écrasante; il faut à toute force du génie.
+
+Beaucoup de _prime donne_ italiennes, françaises ou allemandes, se sont
+fait, à juste titre, une réputation de virtuoses habiles en chantant les
+plus célèbres compositions de l'art moderne, et ne pourraient, sans se
+couvrir de ridicule, toucher au répertoire du vieux Gluck, comme à
+certaines parties de celui de Mozart. On compte plusieurs Ninettes,
+Rosines et Sémiramis supportables; de combien de Donne Anne et
+d'Alcestes pourrait-on en dire autant.
+
+Le récitatif _Arbitres du sort des humains_, dans lequel Alceste,
+agenouillée au pied de la statue d'Apollon, prononce son terrible voeu,
+manque également dans la partition italienne; il offre cela de
+particulier dans son instrumentation, que la voix est presque
+constamment suivie à l'unisson et à l'octave par six instruments à vent,
+deux hautbois, deux clarinettes et deux cors, sur le _tremolo_ de tous
+les instruments à cordes. Ce mode d'orchestration est fort rare, je ne
+crois pas qu'on l'ait tenté avant Gluck; il est ici d'un effet solennel
+qui convient merveilleusement à la situation. Remarquons en même temps
+le singulier enchaînement de modulations suivi par l'auteur pour lier
+ensemble les deux grands airs que chante Alceste à la fin de cet acte.
+Le premier est en _ré majeur_ le récitatif qui lui succède et dont je
+viens de parler commençant aussi en _ré_, finit en _ut dièze_ mineur; le
+solo du grand-prêtre rentrant pour dire que le voeu d'Alceste est
+accepté, commence en _ut dièze mineur_ et finit en _mi bémol_, et le
+dernier air de la reine est en _si bémol_. Mais n'anticipons pas: le
+morceau du grand-prêtre, _Déjà la mort s'apprête_, n'est autre que l'air
+d'Ismène au second acte de la partition italienne, _Parto ma senti_,
+avantageusement modifié. En français, l'andante est plus court,
+l'allegro plus long, et une partie de basson assez intéressante, est
+ajoutée à l'orchestre. Du reste, le fond de la pensée première est
+presque partout conservé. Je dois encore ici indiquer une nuance très
+importante dont l'indication manque à l'édition française. Dans le
+dessin continu de seconds violons qui accompagne tout l'allegro, la
+première moitié de chaque mesure est marquée _forte_ dans l'original, et
+la seconde _piano_. Malgré l'oubli du graveur français, il est évident
+que cette double nuance est d'un effet trop saillant pour qu'on puisse
+la négliger, et exécuter _mezzo forte_ d'un bout à l'autre le passage en
+question, ainsi que je l'ai vu faire à l'Opéra, lors de la dernière
+reprise d'_Alceste_.
+
+J'arrive à l'air: _Ombre! larve! Compagne di morte_ (Divinités du Styx!)
+Alceste est seule de nouveau; le grand-prêtre l'a quittée en lui
+annonçant que les ministres du dieu des morts l'attendront au coucher du
+soleil. C'en est fait; quelques heures à peine lui restent. Mais la
+faible femme, la tremblante mère, ont disparu pour faire place à un être
+qui, jeté hors de sa nature par le fanatisme de l'amour, est désormais
+inaccessible à la crainte et va frapper sans pâlir aux portes de
+l'enfer.
+
+Dans ce paroxisme d'enthousiasme héroïque, Alceste interpelle les dieux
+du Styx pour les braver; une voix rauque et terrible lui répond; le cri
+de joie des cohortes infernales, l'affreuse fanfare de la trombe
+tartaréenne retentit pour la première fois aux oreilles de la jeune et
+belle reine qui va mourir. Son courage n'en est point ébranlé; elle
+apostrophe au contraire avec un redoublement d'énergie ces dieux avides,
+dont elle méprise les menaces et dédaigne la pitié; elle a bien un
+instant d'attendrissement, mais son audace renaît, ses paroles se
+précipitent: _Forza ignota che in petto mi sento_ (Je sens une force
+nouvelle). Sa voix s'élève graduellement, les inflexions en deviennent
+de plus en plus passionnées: _Mon coeur est animé du plus noble
+transport!_ et après un court silence, reprenant sa frémissante
+évocation, sourde aux aboiements de Cerbère, comme à l'appel menaçant
+des ombres, elle répète encore: _je n'invoquerai point votre pitié
+cruelle_, avec de tels accents, que les bruits étranges de l'abîme
+disparaissent vaincus par le dernier cri de cet enthousiasme mêlé
+d'angoisse et d'horreur.
+
+Je crois que ce prodigieux morceau est la manifestation la plus complète
+des facultés de Gluck, facultés qui ne se représenteront peut-être
+jamais réunies au même degré chez le même individu; inspiration
+entraînante, haute raison, grandeur de style, abondance de pensées,
+connaissance profonde de l'art de dramatiser l'orchestre, expression
+toujours juste, naturelle et pittoresque, désordre apparent qui n'est
+qu'un ordre plus savant, simplicité d'harmonie et de dessins, mélodies
+touchantes et, par-dessus tout, force immense qui épouvante
+l'imagination capable de l'apprécier.
+
+Conçoit-on qu'un pareil homme se soit vu forcé de subir les ridicules
+exigences du prétendu poète avec lequel il s'était malheureusement
+associé? Dans l'original italien, le mot _ombre_, par lequel l'air
+commence, étant placé sur deux larges notes, donne à la voix le temps de
+se développer et rend la réponse des dieux infernaux, représentés par
+les instruments de cuivre, beaucoup plus saillante, le chant cessant au
+moment où s'élève le cri instrumental. Il en est de même du second mot
+_larve_, qui, placé une tierce plus haut que le premier, appelle cet
+effroyable rugissement d'orchestre, auquel je ne connais rien d'analogue
+en musique dramatique. Dans la traduction française, à la place de
+chacun de ces deux mots, qui étaient tout traduits en y ajoutant un _s_,
+nous avons, _Divinités du Styx_, par conséquent, au lieu d'un membre de
+phrase excellent pour la voix, d'un sens complet enfermé dans une
+mesure, le changement produit cinq répercussions insipides de la même
+note, pour les cinq syllabes _Di-vi-ni-tés du_, le mot _Styx_ étant
+placé à la mesure suivante, en même temps que l'entrée des instruments à
+vent qui l'écrase et empêche de l'entendre. Par là, le sens demeurant
+incomplet dans la mesure où le chant est à découvert, l'orchestre a
+l'air de partir trop tôt et de répondre à une interpellation inachevée.
+De plus, la phrase italienne, _Compagne di morte_, sur laquelle la voix
+se déploie si bien, étant supprimée en français, laisse dans la partie
+vocale une lacune que rien ne saurait justifier. La belle pensée du
+compositeur serait reproduite sans altération, si, au lieu des mots que
+je viens de désigner, on adaptait ceux-ci:
+
+ Ombres! larves! pâles compagnes de la mort!
+
+Sans doute le rimailleur n'était pas content de la structure de ce vers,
+et plutôt que de manquer aux règles de l'hémistiche il a profané, gâté,
+mutilé, défiguré la plus étonnante inspiration de l'art tragique.
+C'était quelque chose de si important, en effet, que les vers de M. Du
+Rollet!!--Le premier acte finit là, qui oserait aujourd'hui remplir une
+dernière scène avec un seul personnage, et faire baisser la toile sur un
+air? Celui-là seul, probablement, qui serait capable d'en écrire un
+pareil, et certes il n'aurait pas à se repentir de sa témérité. Le
+public est plus las qu'on ne pense du retour constant et par conséquent
+toujours prévu, des mêmes effets produits aux mêmes endroits, par les
+mêmes moyens; un changement ne lui déplairait pas, et peut-être bien
+qu'il ne serait pas fort difficile de le faire divorcer avec la grosse
+caisse, même dans un final.
+
+Les actes suivants de la partition d'Alceste passent pour inférieurs au
+premier; ils sont d'un effet moins saisissant à la vérité, à cause de la
+marche de l'action qui ne suit pas une progression croissante, et force
+le compositeur d'avoir trop constamment recours aux accents de deuil et
+d'effroi, ceux de tous dont se fatigue le plus aisément un auditoire
+français. Mais en réalité, nous ne croyons pas que le musicien ait fait
+preuve de moins de génie dans les deux derniers actes. S'il était
+possible, sans tomber dans des redites fastidieuses pour le lecteur, de
+faire une analyse détaillée de toutes les beautés que Gluck a répandues
+à pleines mains sur le reste de son chef-d'oeuvre, nous ne serions pas
+embarrassé de le prouver. Bornons-nous à indiquer les deux airs:
+_Alceste, au nom des Dieux_ et _Caron t'appelle_, comme deux modèles,
+l'un de sensibilité et l'autre d'imagination. Le premier n'a subi aucune
+altération en passant sur la scène française; il n'en est pas de même du
+second, dont l'instrumentation a beaucoup gagné à cette épreuve. Gluck a
+donné aux cors seuls à l'unisson l'appel lointain de la _conque_ de
+Caron, qu'il avait, dans la pièce italienne, représentée avec
+infiniment moins de bonheur par des trombones et des bassons. Le son du
+cor _piano_, mystérieux et sourd, convient parfaitement à ce genre
+d'effet. Gluck le rendit en même temps caverneux et étrange, en faisant
+aboucher l'un contre l'autre, les pavillons des cors, de manière à ce
+que les sons dussent se heurter au passage, et les deux instruments se
+servir de sourdine mutuellement. L'opposition qu'on trouve toujours chez
+les exécutants dès qu'il s'agit de déranger quelque chose à leurs
+habitudes, a fait abandonner depuis longtemps ce moyen employé du vivant
+de l'auteur; et comme la partition ne porte aucune indication à ce
+sujet, il est probable que ce sera dans peu une tradition perdue.
+
+Parmi les fragments des derniers actes de l'_Alceste_ italienne qui ont
+été supprimés dans la traduction, citons le grand récitatif mesuré:
+_Ovve fuggo?.... ovve m'ascondo?....._ Bizarre, pathétique et effrayant
+au plus haut degré; et l'air fort développé, mais très insignifiant
+d'Evandre, dont les premières paroles m'échappent. L'Alceste française
+compte plusieurs morceaux fort beaux, que Gluck a écrits à Paris
+spécialement pour elle; tels que l'air sublime: _Ah! divinités
+implacables!_ le choeur: _Vivez, régnez_; et le monologue d'Alceste
+pendant le ballet: _Ces chants me déchirent le coeur_.
+
+Pour le délicieux choeur de danse: _Parez vos fronts de fleurs
+nouvelles_, Gluck l'avait emprunté à sa partition d'_Helena e Paride_,
+aujourd'hui tout-à-fait inconnue.
+
+
+
+
+LE SUICIDE PAR ENTHOUSIASME.
+
+
+L'enthousiasme est une passion comme l'amour. Le _fait_ que nous allons
+rapporter en fournit une preuve nouvelle. En 1808, un jeune musicien
+remplissait depuis trois ans, avec un dégoût évident, l'emploi de
+premier violon dans un théâtre du midi de la France. L'ennui qu'il
+apportait chaque soir à l'orchestre, où il s'agissait presque toujours
+d'accompagner _le Tonnelier_, _le Roi et le Fermier_, _les Prétendus_ ou
+quelque autre partition de la même école, l'avait fait passer dans
+l'esprit de la plupart de ses camarades pour un insolent fanfaron de
+goût et de science, qu'il s'imaginait, disaient-ils, avoir seul en
+partage, ne faisant aucun cas de l'opinion du public dont les
+applaudissements lui faisaient hausser les épaules, ni de celles des
+artistes qu'il avait l'air de regarder comme des enfants. Ses rires
+dédaigneux et ses mouvements d'impatience, chaque fois qu'un pont-neuf
+se présentait sous son archet, lui avaient fréquemment attiré de sévères
+réprimandes de la part de son chef d'orchestre, auquel il eût depuis
+longtemps envoyé sa démission, si la misère, qui semble presque toujours
+choisir pour ses victimes des êtres de cette nature, ne l'avait
+irrévocablement cloué devant son pupitre huileux et enfumé.
+
+Adolphe D*** était, comme on voit, un de ces artistes prédestinés à la
+souffrance qui, portant en eux-mêmes un idéal du beau, le poursuivent
+sans relâche, haïssant avec fureur tout ce qui n'y ressemble pas. Gluck,
+dont il avait copié les partitions pour mieux les connaître, et qu'il
+savait par coeur, était son idole. Il le lisait, jouait et chantait à
+toute heure. Un malheureux amateur auquel il donnait des leçons de
+solfége, eut l'imprudence de lui dire un jour que ces opéras de Gluck
+n'étaient que des cris et du plain-chant; D***, rougissant
+d'indignation, ouvre précipitamment le tiroir de son bureau, en tire une
+dizaine de cachets de leçons, dont l'amateur lui devait le prix, et les
+lui jetant à la tête: «Sortez de chez moi, dit-il, je ne veux ni de
+vous, ni de votre argent, et si vous osez repasser le seuil de ma porte,
+je vous jette par la fenêtre.»
+
+On conçoit qu'avec une pareille tolérance pour le goût des élèves, D***
+ne dût pas faire fortune en donnant des leçons. _Spontini_ était alors
+dans toute sa gloire. L'éclatant succès de la _Vestale_, annoncé par les
+mille voix de la presse, rendait les dilettanti de chaque province
+jaloux de connaître cette partition tant vantée par les Parisiens, et
+les malheureux directeurs de théâtre s'évertuaient à tourner, sinon à
+vaincre, les difficultés d'exécution et de mise en scène du nouvel
+ouvrage.
+
+Le directeur de D***, ne voulant pas rester en arrière du mouvement
+musical, annonça bientôt à son tour que la _Vestale_ était à l'étude.
+D***, exclusif comme tous les esprits ardents auxquels une éducation
+solide n'a pas appris à motiver leurs jugements, montra d'abord une
+prévention défavorable à l'opéra de Spontini dont il ne connaissait pas
+une note. «On prétend que c'est un style nouveau, plus mélodique que
+celui de Gluck: tant pis pour l'auteur, la mélodie de Gluck me suffit;
+le mieux est ennemi du bien. Je parie que c'est détestable.»
+
+Ce fut en pareilles dispositions qu'il arriva à l'orchestre le jour de
+la première répétition générale. Comme chef de pupitre, il n'avait pas
+été tenu d'assister aux répétitions partielles qui avaient précédé
+celle-là, et les autres musiciens, qui, tout en admirant _Lemoine_,
+trouvaient néanmoins _Spontini_ fort beau, se dirent à son arrivée:
+«Voyons ce que va décider le grand Adolphe.» Celui-ci répéta sans
+laisser échapper un mot, un signe d'admiration ou de blâme. Un étrange
+bouleversement s'opérait en lui. Comprenant bien, dès la première scène,
+qu'il s'agissait là d'une oeuvre haute et puissante, que _Spontini_ était
+un génie dont il ne pouvait méconnaître la supériorité, mais ne se
+rendant pas compte cependant de ses procédés, tout nouveaux pour lui, et
+qu'une mauvaise exécution de province rendait encore plus difficile à
+saisir, D*** emprunta la partition, en apprit les paroles, étudia un à
+un l'esprit, le caractère de chaque personnage, et se jetant ensuite
+dans l'analyse de la partie musicale, suivit ainsi la route qui devait
+l'amener à une connaissance véritable et complète de l'opéra entier.
+Depuis lors, on observa qu'il devenait de plus en plus morose et
+taciturne, éludant les questions qui lui étaient adressées, ou riant
+d'un air sardonique quand il entendait ses camarades se récrier
+d'admiration: «Imbéciles! pensait-il sans doute, vous êtes bien capables
+de concevoir un tel ouvrage, vous qui admirez les _Prétendus_.»
+
+Ceux-ci ne doutaient pas, à cette expression d'ironie empreinte sur les
+traits de D*** qu'il ne fût aussi sévère pour _Spontini_ qu'il l'avait
+été pour _Lemoine_, et qu'il ne confondît les trois compositeurs dans la
+même condamnation. Le final du second acte l'ayant ému cependant
+jusqu'aux larmes, un jour que l'exécution était un peu moins exécrable
+que de coutume, on ne sut plus que penser de lui. Il est fou, disaient
+les uns; c'est une comédie qu'il joue, disaient les autres; et tous,
+c'est un pauvre musicien. D***, immobile sur sa chaise, plongé dans une
+rêverie profonde, essuyant furtivement ses yeux, ne répondait mot à
+toutes ces impertinences; mais un trésor de mépris et de rage s'amassait
+dans son coeur. L'impuissance de l'orchestre, celle plus évidente encore
+des choeurs, le défaut d'intelligence et de sensibilité des acteurs, les
+broderies de la première chanteuse, les mutilations de toutes les
+phrases, de toutes les mesures, les coupures insolentes, en un mot les
+tortures de toute espèce qu'il voyait infliger à l'oeuvre devenue l'objet
+de sa profonde adoration et qu'il possédait comme l'auteur lui-même, lui
+faisaient éprouver un supplice que je connais fort bien, mais que je ne
+saurais décrire. Après le second acte, la salle entière s'étant levée un
+soir en poussant des cris d'admiration, D*** sentit sa fureur le
+submerger, et comme un habitué du parquet lui adressait, plein de joie,
+cette question banale:
+
+--«Eh bien! monsieur Adolphe, que dites-vous de cela?
+
+--»Je dis, lui cria D*** pâle de colère, que vous et tous ceux qui se
+démènent dans cette salle, êtes des sots, des ânes, des brutes, dignes
+tout au plus de la musique de _Lemoine_, puisque au lieu d'assommer le
+directeur, les chanteurs et les musiciens, vous prenez part, en
+applaudissant, à la plus indigne profanation dont on puisse flétrir le
+génie.»
+
+Pour cette fois, l'incartade était trop forte, et malgré le talent
+d'exécution du fougueux artiste, qui en faisait un sujet précieux,
+malgré la misère affreuse où l'allait réduire une destitution, le
+directeur, pour venger l'injure du public, se vit forcé de la lui
+envoyer.
+
+D***, contre l'ordinaire des caractères de sa trempe, avait des goûts
+fort peu dispendieux. Quelques épargnes faites sur les appointements de
+sa place et les leçons qu'il avait données jusqu'à cette époque, lui
+assurant pour trois mois au moins son existence, amortirent le coup de
+la destitution et la lui firent même envisager comme un événement
+heureux qui pouvait exercer une influence favorable sur sa carrière
+d'artiste, en le rendant à la liberté. Mais le charme principal de
+cette délivrance inattendue venait d'un projet de voyage que D***
+roulait dans sa tête, depuis que le génie de Spontini lui était apparu.
+Entendre la _Vestale_ à Paris, tel était le but constant de son
+ambition. Le moment d'y atteindre paraissait arrivé, quand un incident,
+que notre enthousiaste ne pouvait prévoir, vint y mettre obstacle. Né
+avec un tempérament de feu, des passions indomptables, Adolphe cependant
+était timide auprès des femmes, et à part quelques intrigues, fort peu
+poétiques avec les princesses de son théâtre, l'amour furieux, dévorant,
+l'amour frénésie, le seul qui pût être le véritable pour lui, n'avait
+point encore ouvert de cratère dans son coeur. En rentrant un soir chez
+lui, il trouva le billet suivant:
+
+ «Monsieur, s'il vous était possible de consacrer quelques heures à
+ l'éducation musicale d'une élève, assez forte déjà pour ne pas
+ mettre votre patience à de trop rudes épreuves, je serais heureuse
+ que vous voulussiez bien en disposer en ma faveur. Vos talents sont
+ connus et appréciés, beaucoup plus peut-être que vous ne le
+ soupçonnez vous-même; ne soyez donc pas surpris si, à peine arrivée
+ dans votre ville, une parisienne s'empresse de vous confier la
+ direction de ses études dans le bel art que vous honorez et
+ comprenez si bien.
+
+ «HORTENSE N***.»
+
+Le mélange de flatterie et de fatuité, le ton à la fois dégagé et
+engageant de cette lettre, excitèrent la curiosité de D***, et au lieu
+d'y répondre par écrit, il résolut d'aller en personne remercier la
+Parisienne de sa confiance, l'assurer qu'elle ne le _surprenait_
+nullement, et lui apprendre que, sur le point de partir lui-même pour
+Paris, il ne pouvait entreprendre la tâche fort agréable sans doute
+qu'elle lui proposait. Ce petit discours, répété d'avance avec le ton
+d'ironie qui lui convenait, expira sur les lèvres de l'artiste en
+entrant dans le salon de l'étrangère. Sa grâce originale et mordante, sa
+mise élégante et recherchée, ce je ne sais quoi enfin qui fascine dans
+la démarche, dans tous les mouvements d'une beauté de la
+Chaussée-d'Antin, produisirent tout leur effet sur Adolphe. Au lieu de
+railler, il commençait à exprimer sur son prochain départ des regrets,
+dont le son de sa voix et le trouble de toute sa personne décelaient la
+sincérité, quand madame N***, en femme habile, l'interrompit:
+
+--«Vous partez, monsieur? oh! mon Dieu! j'ai été bien inspirée de ne pas
+perdre de temps. Puisque c'est à Paris que vous allez, commençons nos
+leçons pendant le peu de jours qui vous restent; immédiatement après la
+saison des eaux, je retourne dans la capitale où je serai charmée de
+vous revoir et de profiter alors plus librement de vos conseils.»
+Adolphe, heureux intérieurement de voir les raisons dont il avait
+motivé son refus si facilement détruites, promit de commencer le
+lendemain, et sortit tout rêveur. Ce jour-là il ne pensa pas à la
+_Vestale_.
+
+Madame M*** était une de ces femmes _adorables_ (comme on dit au café
+Anglais, chez Tortoni et dans trois ou quatre autres foyers de dandysme)
+qui, trouvant _délicieusement originales_ leurs moindres fantaisies,
+pensent que ce serait _un meurtre_ de ne pas les satisfaire, et
+professent en conséquence une sorte de respect pour leurs propres
+caprices, quelque absurdes qu'ils soient.
+
+--«Mon cher Fr***, disait, il y a quelques mois, une de ces charmantes
+créatures à un dilettante célèbre, vous connaissez Rossini, dites-lui
+donc de ma part que son _Guillaume Tell_ est une chose mortelle; que
+c'est à périr d'ennui, et qu'il ne _s'avise_ pas d'écrire un second
+opéra dans ce style, autrement madame M***** et moi, qui l'avons si bien
+soutenu, nous l'abandonnerions sans retour.»
+
+Une autre fois:
+
+--«Qu'est-ce donc que ce nouveau pianiste polonais, dont tous les
+artistes raffolent et dont la musique est _si bizarre_? Je veux le voir,
+amenez-le moi demain.»
+
+--«Madame, je ferai mon possible pour cela, mais je dois vous avouer
+que je connais peu l'auteur des mazourkas et qu'il n'est point à mes
+ordres.»
+
+--«Non, sans doute, il n'est pas à vos ordres, mais il _doit être aux
+miens_. Ainsi je compte sur lui.»
+
+Cette singulière invitation n'ayant pas été acceptée, la souveraine
+annonça à ses sujets que M. _Chopin_ était un _petit original_ jouant
+_passablement_ du piano, mais dont la musique n'était qu'un _logogriphe_
+perpétuel _fort ridicule_.
+
+Une fantaisie de cette nature fut le seul motif de la lettre
+passablement impertinente qu'Adolphe reçut de madame N***, au moment où
+il s'occupait de son départ pour Paris. La belle Hortense était de la
+plus grande force sur le piano et possédait une voix superbe, dont elle
+se servait aussi avantageusement qu'il est possible de le faire, quand
+l'ame n'y est pas. Elle n'avait donc nul besoin des leçons de l'artiste
+provençal; mais l'apostrophe lancé par celui-ci, en plein théâtre, à la
+face du public, avait, comme on le pense bien, retenti dans la ville.
+Notre Parisienne en entendant parler de toutes parts, demanda et obtint
+sur le héros de l'aventure des renseignements qui lui parurent piquants.
+Elle _voulut le voir_ aussi; comptant bien, après avoir à loisir examiné
+l'_original_, fait craquer tous ses ressorts, joué de lui comme d'un
+nouvel instrument, lui donner un congé illimité. Il en arriva tout
+autrement cependant, au grand dépit de la jolie _simia parisiensis_.
+Adolphe était fort bien; de grands yeux noirs pleins de feu, des traits
+réguliers qu'une pâleur habituelle couvrait d'une teinte légère de
+mélancolie, mais où brillait par intervalles l'incarnat le plus vif,
+selon que l'enthousiasme ou l'indignation faisaient battre son coeur; une
+tournure distinguée et des manières fort différentes de celles qu'on
+aurait pu lui supposer, à lui qui n'avait guère vu le monde que par le
+trou de la toile de son théâtre; son caractère emporté et timide à la
+fois, où se rencontrait le plus singulier assemblage de raideur et de
+grâce, de patience et de brusquerie, de jovialité subite et de rêverie
+profonde, en faisaient, par tout ce qu'il y avait en lui d'imprévu,
+l'homme le plus capable d'enlacer une coquette dans ses propres filets.
+C'est ce qui arriva, sans préméditation aucune de la part d'Adolphe
+pourtant; car il fut pris le premier. Dès la première leçon, la
+supériorité musicale de madame N*** se montra dans tout son éclat; au
+lieu de recevoir des conseils, elle en donna presque à son maître. Les
+sonates de Steibelt, le Hummel du temps, les airs de Paësiello et de
+Cimarosa qu'elle couvrait de broderies parfois d'une audacieuse
+originalité, lui fournirent l'occasion de faire scintiller
+successivement chacune des facettes de son talent. Adolphe, pour qui
+une telle femme et une pareille exécution étaient choses nouvelles, fut
+bientôt complètement sous le charme. Après la grande fantaisie de
+Steibelt (l'_Orage_), où Hortense lui sembla disposer de toutes les
+puissances de l'art musical:
+
+--«Madame, lui dit-il tremblant d'émotion, vous vous êtes moquée de moi
+en me demandant des leçons; mais comment pourrais-je vous en vouloir
+d'une mystification qui m'a ouvert à l'improviste le monde poétique, le
+ciel de mes songes d'artiste, en faisant de chacun de mes rêves autant
+de sublimes réalités? Continuez à me mystifier ainsi, madame, je vous en
+conjure, demain, après-demain, tous les jours, et je vous devrai les
+plus enivrantes jouissances qu'il m'ait été donné de connaître de ma
+vie.»
+
+L'accent avec lequel ces paroles furent dites par D***, les larmes qui
+roulaient dans ses yeux, le spasme nerveux qui agitait ses membres,
+étonnèrent Hortense bien plus encore que son talent à elle n'avait
+surpris le jeune artiste. Si les cadences, les traits, les harmonies
+pompeuses, les mélodies découpées en dentelle, en naissant sous les
+blanches mains de la gracieuse fée, causaient à Adolphe une sorte
+d'asphixie d'admiration, la nature impressionnable de celui-ci, sa vive
+sensibilité, les expressions pittoresques dont il se servait pour
+exprimer son enthousiasme, ne frappèrent pas moins vivement Hortense.
+
+Il y avait si loin des suffrages passionnés, de ces joies si vraies de
+l'artiste, aux bravos tièdes et étudiés des merveilleux de Paris, que
+l'amour-propre tout seul aurait suffi pour faire regarder, sans trop de
+rigueur, un homme d'un extérieur moins avantageux que notre héros. L'art
+et l'enthousiasme se trouvaient en présence pour la première fois; le
+résultat d'une pareille rencontre était facile à prévoir..... Adolphe,
+ivre, fou d'amour, ne cherchant ni à cacher, ni même à modérer les élans
+de sa passion toute méridionale, désorienta Hortense et déjoua ainsi,
+sans s'en douter, le plan de défense médité par la coquette. Tout cela
+était si neuf pour elle! Sans ressentir réellement rien qui approchât de
+la dévorante ardeur de son amant, elle comprenait cependant qu'il y
+avait là tout un monde de sensations (si non de sentiments), que de
+fades liaisons contractées antérieurement ne lui avaient jamais dévoilé.
+Ils furent heureux ainsi, chacun à sa manière, pendant quelques
+semaines; le départ pour Paris fut, on le pense bien, indéfiniment
+ajourné. La musique était pour Adolphe un écho de son bonheur profond,
+le miroir où allaient se réfléchir les rayons de sa délirante passion,
+et d'où ils revenaient plus brûlants à son coeur. Pour Hortense, au
+contraire, l'art musical n'était qu'un délassement sur lequel elle
+était blasée dès longtemps; il ne lui procurait que d'agréables
+distractions, et le plaisir de briller aux yeux de son amant, était bien
+souvent le mobile unique qui pût l'attirer au piano.
+
+Tout entier à sa rage de bonheur, Adolphe dans les premiers jours, avait
+un peu oublié le fanatisme qui jusqu'alors avait rempli sa vie.
+Quoiqu'il fût loin de partager les opinions parfois étranges de madame
+N**, sur le mérite des différentes compositions qui formaient son
+répertoire, il lui faisait néanmoins d'étonnantes concessions, évitant,
+sans trop savoir pourquoi, les points de doctrine artistique où un vague
+instinct l'avertissait qu'il y aurait eu entre eux une divergence trop
+marquée. Il ne fallait rien moins qu'un blasphême affreux, comme celui
+qui lui avait fait mettre à la porte un de ses élèves, pour détruire
+l'équilibre, que l'amour violent de D*** établissait dans son coeur avec
+ses convictions despotiques et passionnées sur la musique. Et ce
+blasphême, les jolies lèvres d'Hortense le laissèrent échapper.
+
+C'était par une belle matinée de printemps; Adolphe, aux pieds de sa
+maîtresse, savourait ce bonheur mélancolique, cet accablement délicieux
+qui succède aux grandes crises de volupté. L'athée lui-même, en de
+pareils instants, entend au dedans de lui s'élever un hymne de
+reconnaissance vers la cause inconnue qui lui donna la vie; la mort, la
+mort _rêveuse et calme comme la nuit_, suivant la belle expression de
+Moore, est alors le bien auquel on aspire, le seul que nos yeux voilés
+de pleurs célestes nous laissent entrevoir, pour couronner cette ivresse
+surhumaine. La vie commune, la vie sans poésie, sans amour, la vie en
+prose, où l'on marche au lieu de voler, où l'on parle au lieu de
+chanter, où tant de fleurs aux couleurs brillantes sont sans parfum et
+sans grâce, où le génie n'obtient que le culte d'un jour et des hommages
+glacés, où l'art trop souvent contracte d'indignes alliances; la vie
+enfin, se présente alors sous un aspect si morne, si désert et si
+triste, que la mort, fût-elle dépourvue du charme réel que l'homme noyé
+dans le bonheur lui trouve, serait encore pour lui désirable, en lui
+offrant un refuge assuré contre l'existence insipide qu'il redoute
+par-dessus tout.
+
+Perdu en de telles pensées, Adolphe tenait une des mains délicates de
+son amie, imprimant sur chaque doigt de petites morsures qu'il effaçait
+aussitôt par des baisers sans nombre; pendant que de son autre main,
+Hortense bouclait en fredonnant les noirs cheveux de son amant.
+
+En écoutant cette voix si pure, si pleine de séductions, une tentation
+irrésistible le saisit à l'improviste.
+
+«--Oh! dis-moi l'élégie de la _Vestale_, mon amour, tu sais:
+
+ Toi que je laisse sur la terre,
+ Mortel que je n'ose nommer[37].
+
+«Chantée par toi, cette prodigieuse inspiration doit être d'un sublime
+inouï. Je ne sais comment je ne te l'ai pas encore demandée. Chante,
+chante-moi Spontini; que j'obtienne tous les bonheurs ensemble!
+
+«--Quoi! c'est cela que vous voulez? répliqua madame N***, en faisant
+une petite moue qu'elle croyait charmante, cette grande lamentation
+monotone _vous plaît_?... Oh Dieu! que c'est ennuyeux! quelle psalmodie!
+Pourtant, si vous y tenez....»
+
+La froide lame d'un poignard en entrant dans son coeur ne l'eût pas
+déchiré plus cruellement que ces paroles. Se levant en sursaut comme un
+homme qui découvre un animal immonde dans l'herbe sur laquelle il
+s'était assis, Adolphe, fixa d'abord sur Hortense des yeux pleins d'un
+feu sombre et menaçant; puis, se promenant avec agitation dans
+l'appartement, les poings fermés, les dents serrées convulsivement, il
+sembla se consulter sur la manière dont il allait répondre et entamer la
+rupture; car pardonner un pareil mot, était chose impossible.
+L'admiration et l'amour avaient fui; l'ange devenait une femme vulgaire;
+l'artiste supérieure retombait au niveau des amateurs ignorants et
+superficiels, qui veulent que l'art _les amuse_, et n'ont jamais
+soupçonné qu'il eût une plus noble mission; Hortense n'était plus qu'une
+forme gracieuse sans intelligence et sans ame; la musicienne avait des
+doigts agiles et un larynx sonore... rien de plus.
+
+Toutefois, malgré la torture affreuse qu'Adolphe ressentait d'une
+pareille découverte, malgré l'horreur d'un aussi brusque
+désenchantement, il n'est pas probable qu'il eût manqué d'égards et de
+ménagements, en rompant avec une femme dont le seul crime, après tout,
+était de n'avoir qu'une organisation inférieure à la sienne, d'aimer le
+_joli_ sans comprendre le _beau_. Mais, incapable comme était Hortense
+de croire à la violence de l'orage qu'elle venait de soulever, la
+contraction subite de tous les traits d'Adolphe, sa promenade agitée
+dans le salon, son indignation à peine contenue, lui parurent choses si
+comiques, qu'elle ne put résister à un accès de folle gaîté, et laissa
+échapper un bruyant éclat de rire. Avez-vous jamais remarqué tout ce que
+le rire éclatant a d'odieux dans certaines femmes?... Pour moi il est
+l'indice le plus sûr de la sécheresse de coeur, de l'égoïsme et de la
+coquetterie. Autant l'expression d'une joie vive a de charme et de
+pudeur chez quelques femmes, autant elle est chez d'autres pleine d'une
+indécente ironie. Leur voix prend alors un timbre incisif, effronté,
+impudique, d'autant plus haïssable que la femme est plus jeune et plus
+jolie; en pareille occasion, je comprends les délices du meurtre, et je
+cherche machinalement sous ma main l'oreiller d'Othello. Adolphe avait
+sans doute la même manière de sentir à cet égard. Il n'aimait déjà plus
+madame N*** l'instant d'auparavant; mais il la plaignait d'avoir des
+facultés aussi bornées; il l'eût quittée avec froideur, mais sans
+outrage. Ce rire sot et bruyant auquel elle s'abandonna sans réserve, au
+moment où le malheureux artiste sentait sa poitrine se déchirer,
+l'exaspéra. Un éclair de haine et d'un indicible mépris brilla soudain
+dans ses yeux; essuyant d'un geste rapide, et son front couvert d'une
+froide sueur et l'écume sanglante qui s'échappait de ses lèvres:
+
+--«Madame, lui dit-il, d'une voix qu'elle ne lui avait jamais vu
+prendre, vous êtes une sotte!»
+
+Le soir même il était sur la route de Paris.
+
+Ce que pensa la moderne Ariane en se voyant ainsi délaissée, nul ne le
+sait. En tout cas, il est probable que le Bacchus qui devait la consoler
+et guérir la cruelle blessure faite à son amour-propre, ne se fit pas
+attendre. Hortense n'était pas femme à demeurer ainsi dans l'inaction.
+_Il fallait un aliment à l'activité de son esprit et de son coeur._ C'est
+la phrase consacrée au moyen de laquelle ces dames poétisent et veulent
+justifier leurs écarts les plus prosaïques.
+
+Quoi qu'il en soit, dès la seconde journée de son voyage, Adolphe,
+complètement désenchanté, était tout entier au bonheur de voir son
+projet favori, son idée fixe, sur le point de devenir une réalité. Il
+allait se trouver enfin à Paris, au centre du monde musical, il allait
+entendre ce magnifique orchestre de l'Opéra, ces choeurs si nombreux, si
+puissants, entendre madame Branchu dans la _Vestale_..... Un feuilleton
+de Geoffroy, qu'Adolphe lut en arrivant à Lyon, vint exaspérer encore
+son impatience. Contre l'ordinaire du célèbre critique, il n'avait eu
+que des éloges à donner.
+
+«Jamais, disait-il, la belle partition de Spontini n'a été rendue avec
+un pareil ensemble par les masses, ni avec une inspiration aussi
+véhémente par les acteurs principaux. Madame Branchu, entre autres,
+s'est élevée au plus haut degré de pathétique; cantatrice habile, douée
+d'une voix puissante, tragédienne consommée, elle est peut-être le sujet
+le plus précieux dont ait pu s'enorgueillir l'Opéra depuis sa fondation;
+n'en déplaise aux partisans exclusifs de la Saint-Huberti. Madame
+Branchu est petite malheureusement; mais le naturel de ses poses,
+l'énergique vérité de ses gestes et le feu de ses yeux font disparaître
+ce défaut de stature; et dans ses débats avec les prêtres de Vesta,
+l'expression de son jeu est si grandiose qu'elle semble dominer le
+colosse Dérivis de toute la tête. Hier, un entre-acte fort long a
+précédé le troisième acte. La raison de cette interruption insolite dans
+la représentation était due à l'état violent où le rôle de Julia et la
+musique de Spontini avaient jeté la cantatrice. Dans la prière (_O des
+infortunés_), sa voix tremblante indiquait déjà une émotion qu'elle
+avait peine à maîtriser; mais au final (_De ces lieux prêtresse
+adultère_), son rôle tout de pantomime ne l'obligeant pas aussi
+impérieusement à contenir les transports qui l'agitaient, des larmes ont
+inondé ses joues, ses gestes sont devenus désordonnés, incohérents,
+fous, et au moment où le pontife lui jette sur la tête l'immense voile
+noir, qui la couvre comme un linceul, au lieu de s'enfuir éperdue,
+ainsi, qu'elle avait fait jusqu'alors, madame Branchu est tombée
+évanouie aux pieds de la grande Vestale. Le public, qui prenait tout
+cela pour de nouvelles combinaisons de l'actrice, a couvert de ses
+acclamations la péroraison de ce magnifique final; choeurs, orchestre,
+tamtam, Dérivis, tout a disparu sous les cris du parterre. La salle
+entière était bouleversée.»
+
+Un cheval! un cheval! mon royaume pour un cheval! s'écriait Richard III.
+Adolphe eût donné la terre entière pour pouvoir à l'instant même quitter
+Lyon au galop. Il respirait à peine en lisant ces lignes; ses artères
+battaient dans son cerveau à lui donner des vertiges, il avait la
+fièvre. Force lui fut cependant d'attendre le départ de la lourde
+voiture, si improprement nommée diligence, où sa place était retenue
+pour le lendemain. Pendant les quelques heures qu'il dut demeurer dans
+les murs de Lyon, Adolphe n'eut garde d'entrer dans un théâtre. En toute
+autre occasion, il s'en fût empressé; mais certain aujourd'hui
+d'entendre bientôt le chef-d'oeuvre de Spontini dignement exécuté, il
+voulait jusque-là rester vierge et pur de tout contact avec les muses
+provinciales. On partit enfin. D***, enfoncé dans un coin de la voiture,
+tout entier à ses pensées, gardait un farouche silence, ne prenant
+aucune part au caquetage de trois dames fort attentives à entretenir
+avec deux militaires une conversation suivie. On parla de tout comme à
+l'ordinaire; et quand vint le tour de la musique, les mille et une
+absurdités débitées, à ce sujet, purent à peine arracher à Adolphe ce
+laconique à parte:»Bécasses!!» Il fut obligé pourtant, le second jour
+du voyage, de répondre aux questions que la plus âgée des femmes s'avisa
+de lui adresser. Impatientées toutes les trois du mutisme obstiné du
+jeune voyageur et des sourires sardoniques qui se dessinaient de temps
+en temps sur ses traits, elles décidèrent qu'il parlerait et qu'on
+saurait le but de son voyage.
+
+--Monsieur va à Paris sans doute?
+
+--Oui, madame.
+
+--Pour étudier le droit?
+
+--Non, madame.
+
+--Ah! monsieur est étudiant en médecine?
+
+--Vous vous trompez, madame.
+
+L'interrogatoire finit là pour cette fois, mais il recommença le
+lendemain avec une insistance bien propre à faire perdre patience à
+l'homme le plus endurant.
+
+--Il paraît que monsieur va entrer à l'école polytechnique.
+
+--Non, madame.
+
+--Alors, monsieur est dans le commerce?
+
+--Oh! mon Dieu, non, madame.
+
+--A la vérité, rien n'est plus agréable que de voyager pour son plaisir,
+comme fait monsieur, selon toute apparence.
+
+--Si tel a été mon but en partant, je crois, madame, qu'il me sera
+difficile de l'atteindre pour peu que l'avenir ressemble au présent.
+
+Cette répartie faite d'un ton sec, imposa enfin silence à l'impertinente
+questionneuse, et Adolphe put reprendre le cours de ses méditations.
+Qu'allait-il faire en arrivant à Paris... n'emportant pour toute fortune
+que son violon et une bourse de deux cents francs, quels moyens employer
+pour utiliser l'un et épargner l'autre... Pourrait-il tirer parti de son
+talent... Qu'importaient après tout de pareilles réflexions, de telles
+craintes pour l'avenir... N'allait-il pas entendre la _Vestale_?
+N'allait-il pas connaître dans toute son étendue le bonheur si longtemps
+rêvé? Dût-il mourir après cette immense jouissance! avait-il le droit de
+se plaindre?.. n'était-il pas juste au contraire, que la vie eût un
+terme quand la somme des joies, qui suffit d'ordinaire à toute la durée
+de l'existence humaine, est dépensée d'un seul coup.
+
+C'est dans cet état d'exaltation que l'artiste provençal arriva à Paris.
+A peine débarqué, il court aux affiches; que voit-il sur celle de
+l'Opéra? les _Prétendus_.--«Insolente mystification, s'écria-il; c'était
+bien la peine de me faire chasser de mon théâtre; de m'enfuir devant la
+musique de Lemoine, comme devant la lèpre et la peste, pour la retrouver
+encore au grand Opéra de Paris.» Le fait est que cet ouvrage bâtard, ce
+modèle du style rococo, poudré, brodé, galonné, qui semble avoir été
+écrit exclusivement pour les vicomtes de Jodelet et les marquis de
+Mascarille, était alors en grande faveur. Lemoine alternait sur
+l'affiche de l'Opéra avec Gluck et Spontini. Aux yeux d'Adolphe, ce
+rapprochement était une profanation; il lui semblait que la scène
+illustrée par les plus beaux génies de l'Europe, ne devait pas être
+ouverte à d'aussi pâles médiocrités; que le noble orchestre, tout
+frémissant encore des mâles accents d'Iphigénie en Tauride ou d'Alceste,
+n'aurait pas dû être ravalé jusqu'à accompagner les fredons de Mondor et
+de la Dandinière. Quant au parallèle de la _Vestale_ avec ces misérables
+tissus de ponts-neufs, il s'efforçait d'en repousser l'idée; cette
+abomination lui figeait le sang dans les veines. Il y a encore
+aujourd'hui quelques esprits ardents ou _extravagants_ (comme on
+voudra), qui ont exactement la même manière de voir à ce sujet.
+
+Dévorant son désapointement, Adolphe retournait tristement chez lui,
+quand le hasard lui fit rencontrer un de ses compatriotes, auquel il
+avait autrefois donné des leçons de violon. Celui-ci, riche amateur,
+fort répandu dans le monde musical, s'empressa de mettre son maître au
+courant de tout ce qui s'y passait et lui apprit que les représentations
+de la _Vestale_, suspendues par l'indisposition de madame Branchu, ne
+seraient vraisemblablement reprises que dans quelques semaines. Les
+ouvrages de Gluck eux-mêmes, quoique formant habituellement le fond du
+répertoire de l'Opéra, n'y figurèrent pas pendant les premiers temps du
+séjour d'Adolphe à Paris. Ce hasard lui rendit ainsi plus facile
+l'accomplissement du voeu qu'il avait fait, de conserver pour Spontini sa
+virginité musicale. En conséquence, il ne mit les pieds dans aucun
+théâtre, s'abstint de toute espèce de musique, n'assistant ni aux revues
+de la garde, ni aux messes solennelles de Notre-Dame, se bornant à
+chercher une place qui pût le faire vivre, sans le condamner cependant à
+recommencer la vie de galérien qui lui avait été si odieuse en province.
+Il s'agissait pour cela de trouver un emploi dans un des trois théâtres
+lyriques. Il se fit entendre successivement aux différents chefs
+d'orchestre. M. Persuis, qui conduisait l'Opéra et celui sur lequel il
+comptait le moins, fut le seul qui l'encouragea et lui donna des
+espérances. Adolphe lui plut, son talent d'exécution, sans être très
+remarquable, le rendait cependant fort propre à tenir avantageusement
+son rang parmi les violons de l'Opéra. Persuis l'engagea à revenir le
+voir, lui offrant ses conseils, avec l'assurance que la première place
+vacante à l'orchestre serait pour lui. Tranquille de ce côté, et deux
+élèves que son protecteur lui avait procurés, facilitant ses moyens
+d'existence, l'adorateur de Spontini sentait redoubler son impatience
+d'entendre la magique partition. Chaque jour, il courait aux affiches,
+chaque jour son attente était trompée. Le 22 mars, arrivé le matin au
+coin de la rue Richelieu, au moment où l'afficheur montait sur son
+échelle, Adolphe après avoir vu placarder successivement le Vaudeville,
+l'Opéra-Comique, le Théâtre Italien, la Porte-Saint-Martin, vit déployer
+lentement une grande feuille brune qui portait en tête: _Académie
+Impériale de Musique_ et faillit tomber sur le pavé en lisant enfin ce
+nom tant désiré: _La Vestale_.
+
+A peine Adolphe eut-il jeté les yeux sur l'affiche qui lui annonçait la
+_Vestale_ pour le lendemain, qu'une sorte de délire s'empara de lui. Il
+commença une folle course dans les rues de Paris, se heurtant contre les
+angles des maisons, coudoyant les passants, riant de leurs injures,
+parlant, chantant, gesticulant comme un échappé de Charenton.
+
+Abîmé de fatigue, couvert de boue, il s'arrêta enfin dans un café,
+demanda à dîner, dévora, sans presque s'en apercevoir, ce que le garçon
+avait mis devant lui et tomba dans une tristesse étrange. Saisi d'un
+effroi dont il ne pouvait pas bien démêler la cause, en présence de
+l'évènement immense qui allait s'accomplir pour lui, il écouta quelque
+temps les rudes battements de son coeur, pleura, et laissant tomber sa
+tête amaigrie sur la table, s'endormit profondément. La journée du
+lendemain fut plus calme; une visite à Persuis en abrégea la durée.
+Celui-ci en voyant Adolphe, lui remit une lettre avec le timbre de
+l'administration de l'Opéra; c'était sa nomination à la place de second
+violon. Adolphe remercia son protecteur, mais sans empressement; cette
+faveur qui, dans un autre moment, l'eût comblé de joie, n'était plus à
+ses yeux qu'un accessoire de peu d'intérêt; quelques minutes après il
+n'y songeait plus. Il évita de parler à Persuis de la représentation qui
+devait avoir lieu le soir même; un pareil sujet de conversation eût
+ébranlé jusqu'aux fibres les plus intimes de son coeur; il l'épouvantait.
+Persuis ne sachant trop que penser de l'air singulier et des phrases
+incohérentes du jeune homme, s'apprêtait de lui demander le motif de son
+trouble, Adolphe qui s'en aperçut se leva aussitôt et sortit. Quelques
+tours devant l'Opéra, une revue des affiches qu'il fit pour se bien
+assurer qu'il n'y avait point de changement dans le spectacle, ni dans
+le nom des acteurs, l'aidèrent à atteindre le soir de cette interminable
+journée. Six heures sonnèrent enfin; vingt minutes après, Adolphe était
+dans sa loge; car pour être moins troublé dans son admiration extatique
+et pour mettre encore plus de solennité dans son bonheur, il avait,
+malgré la folie d'une telle dépense, pris une loge pour lui seul. Nous
+allons laisser notre enthousiaste rendre compte lui-même de cette
+mémorable soirée. Quelques lignes qu'il écrivit en rentrant, à la suite
+de l'espèce de journal d'où nous avons extrait ces détails, montrent
+trop bien l'état de son ame et l'inconcevable exaltation qui faisait le
+fond de son caractère; nous les donnerons ici sans y rien changer.
+
+
+ 23 mars, minuit,
+
+ «Voilà donc la vie! je la contemple du haut de mon bonheur...
+ impossible d'aller plus loin... je suis au faîte... redescendre?...
+ rétrograder?... non certes, j'aime mieux partir avant que de
+ nauséabondes saveurs puissent empoisonner le goût du fruit
+ délicieux que je viens de cueillir. Quelle serait mon existence, si
+ je la prolongeais?... celle de ces milliers de hannetons que
+ j'entends bourdonner autour de moi. Enchaîné de nouveau derrière un
+ pupitre, obligé d'exécuter alternativement des chefs-d'oeuvre et
+ d'ignobles platitudes, je finirais comme tant d'autres par me
+ blaser; cette exquise sensibilité qui me fait percevoir tant de
+ sensations, me rend accessible à tant de sentiments inconnus du
+ vulgaire, s'émousserait peu à peu; mon enthousiasme se
+ refroidirait, s'il ne s'éteignait pas tout entier sous la cendre de
+ l'habitude. J'en viendrais peut-être à parler des hommes de génie,
+ comme de créatures ordinaires; je prononcerais les noms de Gluck et
+ de Spontini sans lever mon chapeau. Je sens bien que je haïrais
+ toujours de toutes les forces de mon ame ce que je déteste
+ aujourd'hui; mais n'est-il pas cruel de ne conserver d'énergie que
+ pour la haine? La musique occupe trop de place dans mon existence.
+ Cette passion a tué, absorbé toutes les autres. La dernière
+ expérience que j'ai faite de l'amour m'a trop douloureusement
+ désenchanté. Trouverais-je jamais une femme dont l'organisation
+ fût montée au diapason de la mienne?... non, je le crains, elles
+ ressemblent toutes plus ou moins à Hortense. J'avais oublié ce
+ nom.... Hortense.... comme un seul mot de sa bouche m'a
+ désillusionné!... Oh humiliation! avoir aimé de l'amour le plus
+ ardent, le plus poétique, de toute la puissance du coeur et de
+ l'ame, une femme sans ame et sans coeur, radicalement incapable de
+ comprendre le sens des mots _amour_, _poésie_!... sotte, triple
+ sotte! je n'y puis penser encore sans sentir mon front se colorer. . .
+ . . . . . . . . . . . . . . J'ai eu hier la tentation d'écrire à
+ Spontini pour lui demander la permission de l'aller voir; mais cette
+ démarche eût-elle été bien accueillie, le grand homme ne m'aurait
+ jamais cru capable de comprendre son ouvrage comme je le comprends.
+ Je ne serais vraisemblablement à ses yeux qu'un jeune homme passionné
+ qui s'est pris d'un engouement puéril, pour un ouvrage mille fois
+ au-dessus de sa portée. Il penserait de moi ce qu'il doit
+ nécessairement penser du public. Peut-être même attribuerait-il mes
+ élans d'admiration à de honteux motifs d'intérêt, confondant ainsi
+ l'enthousiasme le plus sincère avec la plus basse flatterie.
+ Horreur!... Non, il vaut mieux en finir. Je suis seul dans le
+ monde, orphelin dès l'enfance, ma mort ne sera un malheur pour
+ personne. Quelques-uns diront: Il était fou. Ce sera mon oraison
+ funèbre... Je mourrai après-demain... On doit donner encore la
+ _Vestale_... que je l'entende une seconde fois!... Quelle oeuvre!...
+ comme l'amour y est peint!.., et le fanatisme! Tous ces
+ prêtres-dogues, aboyant sur leur malheureuse victime... Quels
+ accords dans ce final de géant... Quelle mélodie jusque dans les
+ récitatifs... Quel orchestre... il se meut si majestueusement...
+ les basses ondulent comme les flots de l'Océan. Les instruments
+ sont des acteurs, dont la langue est aussi expressive, que celle
+ qui se parle sur la scène. Dérivis a été superbe dans son récitatif
+ du second acte; c'était le Jupiter tonnant. Madame Branchu, dans
+ l'air: «_Impitoyables dieux_», m'a brisé la poitrine; j'ai failli
+ me trouver mal. Cette femme est le génie incarné de la tragédie
+ lyrique; elle me réconcilierait avec son sexe. Oh oui! je la verrai
+ encore une fois, une fois... cette _Vestale_... production
+ surhumaine, qui ne pouvait naître que dans un siècle de miracles
+ comme celui de Napoléon. Je concentrerai en trois heures toute la
+ vitalité de vingt ans d'existence... après quoi... j'irai...
+ ruminer mon bonheur dans l'éternité.»
+
+Deux jours après, à dix heures du soir, une détonnation se fit entendre
+au coin de la rue de Rameau, en face de l'entrée de l'Opéra. Des
+domestiques en riche livrée accoururent au bruit et relevèrent un jeune
+homme baigné dans son sang qui ne donnait plus signe de vie. Au même
+instant une dame qui sortait du théâtre, s'approchant pour demander sa
+voiture, reconnut le visage sanglant d'Adolphe, et s'écria: «Oh! mon
+Dieu, c'est le malheureux jeune homme qui me poursuit depuis Marseille!»
+Hortense (car c'était elle) avait instantanément conçu la pensée de
+faire ainsi tourner au profit de son amour-propre, la mort de celui qui
+l'avait froissée par un si outrageant abandon. Le lendemain on disait
+chez Tortoni: «Cette madame N*** est vraiment une femme délicieuse! à
+son dernier voyage dans le Midi, un Provençal en est devenu tellement
+fou, qu'il l'a suivie jusqu'à Paris, et s'est brûlé la cervelle à ses
+pieds, hier au soir, à la porte de l'Opéra. Voilà un succès qui la
+rendra encore cent fois plus séduisante.»
+
+Pauvre Adolphe!
+
+ * * * * *
+
+
+
+
+ASTRONOMIE MUSICALE.
+
+
+
+
+Révolution du Ténor autour du Public.
+
+AVANT L'AURORE.
+
+
+Le Ténor obscur est entre les mains d'un professeur habile, plein de
+science, de patience, de sentiment et de goût, qui fait de lui d'abord
+un lecteur consommé, un bon harmoniste, qui lui donne une méthode large
+et pure, l'initie aux beautés des chefs-d'oeuvre de l'art, et le façonne
+enfin au grand style du chant. A peine a-t-il entrevu la puissance
+d'émotion dont il est doué, le Ténor aspire au trône, il veut, malgré
+son maître, débuter et régner. Sa voix, cependant, n'est pas encore
+formée. Un théâtre de second ordre lui ouvre ses portes; il débute: il
+est sifflé. Indigné de cet outrage, le Ténor rompt à l'amiable son
+engagement, et, le coeur plein de mépris pour ses compatriotes, part au
+plus vite pour l'Italie.
+
+Il y trouve de terribles obstacles, qu'il renverse à la fin; on
+l'accueille assez bien. Sa voix se transforme, devient pleine, forte,
+mordante, propre à l'expression des passions vives autant qu'à celles
+des sentiments les plus doux; le timbre de cette voix gagne peu à peu en
+pureté, en fraîcheur, en candeur délicieuse; et ces qualités constituent
+enfin un talent de premier ordre, dont l'influence est irrésistible. Le
+succès vient. Les directeurs italiens qui entendent les affaires,
+vendent, rachètent, revendent le pauvre Ténor, dont les modestes
+appointements restent toujours les mêmes, bien qu'il enrichisse deux ou
+trois théâtres par an. On l'exploite, on le pressure de mille façons, et
+tant et tant, qu'à la fin sa pensée se reporte vers la patrie. Il lui
+pardonne, il avoue même qu'elle a eu raison d'être sévère pour ses
+premiers débuts. Il sait que le directeur de l'Opéra de Paris a l'oeil
+sur lui. On lui fait des propositions brillantes qui sont acceptées; il
+repasse les Alpes.
+
+
+
+
+LEVER HÉLIAQUE.
+
+
+Le Ténor débute de nouveau, mais à l'Opéra cette fois, et devant un
+public prévenu en sa faveur par ses triomphes d'Italie.
+
+Des exclamations de surprise et de plaisir accueillent sa première
+mélodie; dès ce moment son succès est décidé. Ce n'est pourtant que le
+prélude des émotions qu'il doit exciter avant la fin de la soirée. On a
+admiré dans ce passage la sensibilité et la méthode unies à un organe
+d'une douceur enchanteresse; restent à connaître les accents
+dramatiques, les cris de la passion. Un morceau se présente, où
+l'audacieux artiste lance _à voix de poitrine, en accentuant chaque
+syllabe_, plusieurs notes aiguës, avec une force de vibrations, une
+expression de douleur déchirante et une beauté de sons, dont rien
+jusqu'alors n'avait donné une idée. Un silence de stupeur règne dans la
+salle, toutes les respirations sont suspendues, l'étonnement et
+l'admiration se confondent dans un sentiment presque semblable à la
+crainte; et dans le fait, on peut en avoir pour la fin de cette période
+inouïe; mais quand elle s'est terminée triomphante, on juge des
+transports de l'auditoire....
+
+Nous voici au troisième acte. C'est un orphelin qui vient revoir la
+chaumière de son père; son coeur d'ailleurs rempli d'un amour sans
+espoir, tous ses sens, agités par les scènes de sang et de carnage que
+la guerre vient de mettre sous ses yeux, succombent accablés sous le
+poids du plus désolant contraste. Son père est mort; la chaumière est
+déserte; tout est calme et silencieux: c'est la paix, c'est la tombe. Et
+le sein sur lequel il lui serait si doux, en un pareil moment, de
+répandre les larmes de la piété filiale, ce coeur auprès duquel seul, le
+sien pourrait battre avec moins de douleur, l'infini l'en sépare...
+_Elle_ ne sera jamais à lui... La situation est poignante et dignement
+rendue par le compositeur. Ici, le chanteur s'élève à une hauteur à
+laquelle on ne l'eût jamais cru capable d'atteindre; il est sublime.
+Alors, de deux mille poitrines haletantes, s'élance une de ces
+acclamations que l'artiste entend deux ou trois fois dans sa vie, et
+qui suffisent à payer de longs et rudes travaux.
+
+Puis les bouquets, les couronnes, les rappels; et le surlendemain, la
+presse débordant d'enthousiasme et lançant le nom du radieux Ténor aux
+échos de tous les points du globe où la civilisation a pénétré.
+
+C'est alors, si j'étais moraliste, qu'il me prendrait fantaisie
+d'adresser au triomphateur une homélie, dans le genre du discours que
+fit Don Quichotte à Sancho, au moment où le digne écuyer allait prendre
+possession de son gouvernement de Barataria:
+
+«Vous voilà parvenu, lui dirais-je. Dans quelques semaines vous serez
+célèbre; vous aurez de forts applaudissements et d'interminables
+appointements. Les auteurs vous courtiseront, les directeurs ne vous
+feront plus attendre dans leur antichambre, et si vous leur écrivez, ils
+vous répondront. Des femmes, que vous ne connaissez pas, parleront de
+vous comme d'un protégé ou d'un _ami intime_. On vous dédiera des livres
+en prose et en vers. Au lieu de cent sous, vous serez obligé de donner
+cent francs à votre portier le jour de l'an. On vous dispensera du
+service de la garde nationale. Vous aurez des congés de temps en temps,
+pendant lesquels les villes de province s'arracheront vos
+représentations. On couvrira vos pieds de fleurs et de sonnets. Vous
+chanterez aux soirées du préfet, et la femme du maire vous enverra des
+abricots. Vous êtes sur le seuil de l'Olympe, enfin. Car si les Italiens
+appellent les cantatrices _dive_ (déesses), il est bien évident que les
+grands chanteurs sont des dieux. Eh bien! puisque vous voilà passé dieu,
+soyez bon diable malgré tout; ne méprisez pas trop les gens qui vous
+donneront de sages avis.
+
+«Rappelez-vous que la voix est un instrument fragile, qui s'altère ou se
+brise en un instant, souvent sans cause connue; qu'un accident pareil
+suffit pour précipiter de son trône élevé le plus grand des dieux, et le
+réduire à l'état d'homme, et à moins encore quelquefois.
+
+«Ne soyez pas trop dur pour les pauvres compositeurs.
+
+«Quand, du haut de votre élégant cabriolet, vous apercevrez dans la rue,
+à pied, Meyerbeer, Spontini, Halévy ou Auber, ne les saluez pas d'un
+petit signe d'amitié protectrice, dont ils riraient de pitié et dont les
+passants s'indigneraient comme d'une suprême impertinence. N'oubliez pas
+que plusieurs de leurs ouvrages seront admirés et pleins de vie, quand
+le souvenir même de votre _ut_ de poitrine aura disparu à tout jamais.
+
+«Si vous faites de nouveau le voyage d'Italie, n'allez pas vous y
+engouer de quelque médiocre tisseur de cavatines, le donner, à votre
+retour, pour un auteur classique, et nous dire d'un air impartial que
+Beethoven avait _aussi du talent_; car il n'y a pas de dieu qui échappe
+au ridicule.
+
+«Quand vous accepterez de nouveaux rôles, ne vous permettez pas d'y rien
+changer à la représentation, sans l'assentiment de l'auteur. Vous savez
+qu'une seule note ajoutée, retranchée ou transposée, peut aplatir une
+mélodie et en dénaturer l'expression. D'ailleurs c'est un droit qui ne
+saurait, en aucun cas, être le vôtre. Modifier la musique qu'on chante,
+ou le livre qu'on traduit, sans en rien dire à celui qui ne l'écrivit
+qu'avec beaucoup de réflexion, c'est commettre un indigne abus de
+confiance. Les gens qui empruntent _sans prévenir_ sont appelés voleurs,
+les interprètes infidèles sont des calomniateurs et des assassins.
+
+«Si d'aventure, il vous arrive un émule dont la voix ait plus de mordant
+et de force que la vôtre, n'allez pas, dans un duo, jouer aux poumons
+avec lui, et soyez sûr qu'il ne faut pas lutter contre le pot de fer,
+même quand on est un vase de porcelaine de la Chine. Dans vos tournées
+départementales, gardez-vous aussi de dire aux provinciaux, en parlant
+de l'Opéra et de sa troupe chorale et instrumentale: _Mon théâtre_, _mes
+choeurs_, _mon orchestre_. Les provinciaux n'aiment, pas plus que les
+Parisiens, qu'on les prenne pour des niais; ils savent fort bien que
+vous appartenez au théâtre, mais que le théâtre n'est pas à vous, et
+ils trouveraient la fatuité de votre langage d'un grotesque parfait.
+
+«Maintenant, ami Sancho, reçois ma bénédiction; va gouverner Barataria;
+c'est une île assez basse, mais la plus fertile peut-être qu'il y ait en
+terre-ferme. Ton peuple est fort médiocrement civilisé; encourage
+l'instruction publique; que dans deux ans on ne se méfie plus, comme de
+sorciers maudits, des gens qui savent lire; ne t'abuse pas sur les
+louanges de ceux à qui tu permettras de s'asseoir à ta table; oublie tes
+damnés proverbes; ne te trouble point quand tu auras un discours
+important à prononcer; ne manque jamais à ta parole; que ceux qui te
+confieront leurs intérêts, puissent être assurés que tu ne les trahiras
+pas; et que ta voix soit juste pour tout le monde!»
+
+
+
+
+LE TÉNOR AU ZÉNITH.
+
+
+Il a cent mille francs d'appointements et un mois de congé. Après son
+premier rôle, qui lui valut un éclatant succès, le Ténor en essaie
+quelques autres avec des fortunes diverses. Il en accepte même de
+nouveaux, qu'il abandonne après trois ou quatre représentations s'il n'y
+excelle pas autant que dans les rôles anciens. Il peut briser ainsi la
+carrière d'un compositeur, anéantir un chef-d'oeuvre, ruiner un éditeur
+et faire un tort énorme au théâtre. Ces considérations n'existent pas
+pour lui. Il ne voit dans l'art que de l'or et des couronnes; et le
+moyen le plus propre à les obtenir promptement, est pour lui le seul
+qu'il faille employer.
+
+Il a remarqué que certaines formules mélodiques, certaines
+vocalisations, certains ornements, certains éclats de voix, certaines
+terminaisons banales, certains rhythmes ignobles, avaient la propriété
+d'exciter instantanément des applaudissements tels quels, cette raison
+lui semble plus que suffisante pour en désirer l'emploi, pour l'exiger
+même dans ses rôles, en dépit de tout respect pour l'expression, la
+pensée et la dignité du style, et pour se montrer hostile, aux
+productions d'une nature plus indépendante et plus élevée. Il connait
+l'effet des vieux moyens qu'il emploie habituellement, il ignore celui
+des moyens nouveaux qu'on lui propose, et ne se considérant point comme
+un interprète désintéressé dans la question, dans le doute, il
+s'abstient autant qu'il est en lui. Déjà la faiblesse de quelques
+compositeurs en donnant satisfaction à ses exigences, lui fait rêver
+l'introduction dans nos théâtres, des moeurs musicales de l'Italie.
+Vainement on lui dit:
+
+«Le maître, c'est le _Maître_; ce nom n'a pas injustement été donné au
+compositeur; c'est sa pensée qui doit agir entière et libre sur
+l'auditeur, par l'intermédiaire du chanteur; c'est lui qui dispense la
+lumière et projette les ombres; c'est lui qui est le roi et répond de
+ses actes; il propose et dispose; ses ministres ne doivent avoir d'autre
+but, ambitionner d'autres mérites que ceux de bien concevoir ses plans,
+et, en se plaçant exactement à son point de vue, d'en assurer la
+réalisation.»
+
+Il n'écoute rien; il lui faut des vociférations en style de
+tambour-major traînant depuis dix ans sur tous les théâtres
+Ultramontains; des thêmes communs, entrecoupés de repos, pendant
+lesquels il peut s'écouter applaudir, s'essuyer le front, rajuster ses
+cheveux, tousser, avaler une pastille de sucre d'orge. Ou bien, il exige
+de folles vocalises, mêlées d'accents de menace, de fureur, de gaîté, de
+tendresse, de notes basses, de sons aigus, de gazouillements de colibri,
+de cris de pintade, de fusées, d'arpéges, de trilles. Quels que soient
+le sens des paroles, le caractère du personnage, la situation, il se
+permet de presser ou de ralentir le mouvement, d'ajouter des gammes dans
+tous les sens, des broderies de toutes les espèces; rien ne le choque,
+tout va; une absurdité de plus ou de moins serait-elle remarquée en si
+belle compagnie! L'orchestre ne dit rien ou ne dit que ce qu'il veut; le
+Ténor domine, écrase tout; il parcourt le théâtre d'un air triomphant;
+son panache étincelle de joie sur sa tête superbe; c'est un roi, c'est
+un héros, c'est un demi-dieu, c'est un dieu! Seulement on ne sait quel
+est son sexe: on ne peut découvrir s'il pleure ou s'il rit, s'il est
+amoureux ou furieux; il n'y a plus de musique, plus de drame, plus de
+mélodie, plus d'expression, plus de sens commun: il y a émission de
+voix, et c'est là l'important; voilà la grande affaire; il va au théâtre
+courre le public, comme on va au bois courre le cerf. Allons donc!
+ferme! donnons de la voix! Tayaut! tayaut! faisons curée de l'art.
+
+Bientôt l'exemple de cette fortune vocale rend l'exploitation du théâtre
+impossible; il éveille et entretient chez toutes les médiocrités
+chantantes des espérances et des ambitions folles. «Le premier Ténor a
+cent mille francs, pourquoi, dit le second, n'en aurais-je pas
+quatre-vingt dix?--Et moi, cinquante, réplique le troisième?»
+
+Le directeur, pour alimenter ces orgueils béants, pour combler ces
+abîmes, a beau rogner sur les masses, déconsidérer et détruire
+l'orchestre et les choeurs, en donnant aux artistes qui les composent des
+appointement de portiers; peines perdues, sacrifices inutiles; et un
+jour que voulant se rendre un compte exact de sa situation, il essaie de
+comparer l'énormité du salaire, avec la tâche du chanteur, il arrive en
+frémissant à ce curieux résultat:
+
+Le premier Ténor, aux appointements de 100,000 fr., jouant à peu près
+sept fois par mois, figure en conséquence dans quatre-vingt-quatre
+représentations par an, et touche un peu plus de 1100 fr. par soirée.
+Maintenant, en supposant un rôle composé de onze cents notes ou
+syllabes, ce sera 1 fr. par syllabe.
+
+Ainsi, dans _Guillaume Tell_:
+
+Ma (1 f.) présence (3 f.) pour vous est peut-être un outrage (9 f.)
+ Mathilde (3 fr.) mes pas indiscrets (cent sous)
+Ont osé jusqu'à vous se frayer un passage! (13 fr.)
+
+Total, 34 fr.--Vous parlez d'or, monseigneur!
+
+Étant donnée une prima donna aux misérables appointements de 40,000 fr.,
+la réponse de Mathilde _revient_ nécessairement _à meilleur compte_
+(style du commerce), chacune de ses syllabes _n'allant que dans les
+prix_ de huit sous; mais c'est encore assez joli:
+
+«On pardonne aisément (2 fr. 40 c.) des torts (16 s.) que l'on partage (2 fr.)
+ Arnold (16 s.) je (8 s.) vous attendais. (32 s.)
+
+Total 8 fr.
+
+Puis il paie, il paie encore, il paie toujours, il paie tant, qu'un beau
+jour il ne paie plus, et se voit forcé de fermer son théâtre. Comme ses
+confrères ne sont pas dans une situation beaucoup plus florissante,
+quelques-uns des immortels doivent alors se résigner à donner des leçons
+de solfége (ceux qui le savent), ou à chanter sur les places publiques
+avec une guitare, quatre bouts de chandelles et un tapis vert.
+
+
+
+
+LE SOLEIL SE COUCHE.
+
+Ciel orageux.
+
+
+Le Ténor s'en va; sa voix ne peut plus ni monter ni descendre. Il doit
+décapiter toutes les phrases hautes et ne plus chanter que dans le
+médium. Il fait un ravage affreux dans les anciennes partitions, et
+impose une insupportable monotonie pour condition d'existence aux
+nouvelles. Il désole ses admirateurs.
+
+Les compositeurs, les poètes, les peintres, qui ont perdu le sentiment
+du beau et du vrai, que le vulgarisme ne choque plus, qui n'ont plus
+même la force de pourchasser les idées qui les fuient, qui se
+complaisent seulement à tendre des piéges sous les pas de leurs rivaux
+dont la vie est active et florissante, ceux-là sont morts et bien morts.
+Pourtant ils croient, toujours vivre, une heureuse illusion les
+soutient, ils prennent l'épuisement pour de la fatigue, l'impuissance
+pour de la modération; mais la perte d'un organe! qui pourrait s'abuser
+sur un tel malheur? quand cette perte surtout détruit une voix
+merveilleuse par son étendue, sa force, la beauté de ses accents, les
+nuances infinies de son timbre, son expression dramatique et sa parfaite
+pureté? Ah! je me suis senti quelquefois ému d'une profonde pitié pour
+ces pauvres chanteurs, et plein d'une grande indulgence pour les
+caprices, les vanités, les exigences, les ambitions démesurées, les
+prétentions exorbitantes et les ridicules infinis de quelques-uns
+d'entre eux. Ils ne vivent qu'un jour et meurent tout entiers. C'est à
+peine si le nom des plus célèbres surnage, et encore c'est à
+l'illustration des maîtres dont ils furent les interprètes, trop souvent
+infidèles, qu'ils doivent, ceux-là, d'être sauvés de l'oubli. Nous
+connaissons Caffariello, parce qu'il chanta à Naples dans l'_Antigono_
+de Gluck; le souvenir de Mmes Saint-Huberti et Branchu s'est conservé
+en France, parce qu'elles ont créé les rôles de Didon, de la Vestale,
+d'Iphigénie en Tauride, etc.; qui de nous aurait entendu parler de la
+_diva_ Faustina, sans Marcello qui fut son maître, et sans Hasse qui
+l'épousa? Pardonnons-leur donc, à ces dieux mortels, de faire leur
+Olympe aussi brillant que possible, d'imposer aux héros de l'art de
+longues et rudes épreuves, et de ne pouvoir être apaisés que par des
+sacrifices d'idées.
+
+C'est si cruel pour eux de voir l'astre de la gloire et de la fortune
+descendre incessamment à l'horizon. Quelle douloureuse fête que celle
+d'une dernière représentation! Comme le grand artiste doit avoir le coeur
+navré en parcourant et la scène et les secrets réduits de ce théâtre,
+dont il fut longtemps le génie tutélaire, le roi, le souverain absolu!
+En s'habillant dans sa loge, il se dit: «Je n'y rentrerai plus; ce
+casque, ombragé d'un brillant panache, n'ornera plus ma tête; cette
+mystérieuse cassette ne s'ouvrira plus pour recevoir les billets
+parfumés des belles enthousiastes.» On frappe, c'est l'avertisseur qui
+vient lui annoncer le commencement de la pièce. «Eh bien! mon pauvre
+garçon, te voilà donc pour toujours à l'abri de ma mauvaise humeur! Plus
+d'injures, plus de bourrades à craindre. Tu ne viendras plus me dire:
+«Monsieur, l'ouverture commence! Monsieur, la toile est levée! Monsieur,
+la première scène est finie! Monsieur, voilà votre entrée! Monsieur, on
+vous attend!» Hélas! non; c'est moi qui te dirai maintenant: «Santiquet,
+efface mon nom qui est encore sur cette porte; Santiquet, vas porter ces
+fleurs à Fanny; va-s-y tout de suite, elle n'en voudrait plus demain;
+Santiquet, bois ce verre de Madère et emporte la bouteille, tu n'auras
+plus besoin de faire la chasse aux enfants de choeur pour la défendre;
+Santiquet, fais-moi un paquet de ces vieilles couronnes, enlève mon
+petit piano, éteins ma lampe et ferme ma loge, tout est fini.»
+
+Le virtuose entre dans les coulisses sous le poids de ces tristes
+pensées; il rencontre le second Ténor, son ennemi intime, sa doublure,
+qui pleure aux éclats en dehors et rit aux larmes en dedans.
+
+--«Eh bien! _mon vieux_, lui dit le demi-dieu d'une voix dolente, tu vas
+donc nous quitter? Mais quel triomphe t'attend ce soir! C'est une belle
+soirée!»
+
+--«Oui, pour toi,» répond le chef d'emploi d'un air sombre. Et lui
+tournant le dos:
+
+--«Delphine, dit-il à une jolie petite danseuse, à qui il permettait de
+l'adorer, donne-moi donc _ma_ bonbonnière?
+
+--Oh! _ma_ bonbonnière est vide, répond la folâtre en pirouettant; j'ai
+donné tout à Victor.
+
+Et cependant il faut étouffer son chagrin, son désespoir, sa rage: il
+faut sourire, il faut chanter. Le virtuose paraît en scène; il joue pour
+la dernière fois ce drame dont il fit le succès, ce rôle qu'il a créé;
+il jette un dernier coup-d'oeil sur ces décors qui réfléchirent sa
+gloire, qui retentirent tant de fois de ses accents de tendresse, de
+ses élans de passion, sur ce lac aux bords duquel il attendit Mathilde,
+sur ce Grutly, d'où il cria: _Liberté!_ sur ce pâle soleil, que depuis
+tant d'années, il voyait se lever à neuf heures du soir. Et il voudrait
+pleurer, pleurer à sanglots; mais la réplique est donnée, il ne faut pas
+que la voix tremble, ni que les muscles du visage expriment d'autre
+émotion que celle du rôle; le public est là; des milliers de mains sont
+disposées à t'applaudir, mon pauvre dieu, et si elles restaient
+immobiles, oh! alors, tu reconnaîtrais que les douleurs intimes que tu
+viens de sentir et d'étouffer ne sont rien auprès de l'affreux
+déchirement causé par la froideur du public en pareille circonstance; le
+public, autrefois ton esclave, aujourd'hui ton maître, ton empereur!
+Allons, incline-toi, il t'applaudit. _Te moriturum salutat!_
+
+Et il chante, et par un effort surhumain, retrouvant sa voix et sa verve
+juvéniles, il excite des transports jusqu'alors inconnus. On couvre la
+scène de fleurs comme une tombe à demi fermée. Palpitant de mille
+sensations contraires, il se retire à pas lents. On veut le voir encore,
+on l'appelle à grands cris. Quelle angoisse douce et cruelle pour lui,
+dans cette dernière clameur de l'enthousiasme! et qu'on doit bien lui
+pardonner s'il en prolonge un peu la durée! C'est sa dernière joie,
+c'est sa gloire, son amour, son génie, sa vie, qui frémissent en
+s'éteignant à la fois. Viens donc, pauvre grand artiste, météore
+brillant, au terme de ta course, viens entendre l'expression suprême de
+nos affections admiratives et de notre reconnaissance, pour les
+jouissances que nous t'avons dues si longtemps; viens et savoure-les, et
+sois heureux et fier; tu te souviendras de cette heure toujours, et nous
+l'aurons oubliée demain. Il s'avance haletant, le coeur gonflé de larmes;
+une vaste acclamation éclate à son aspect; le peuple bat des mains,
+l'appelle des noms les plus beaux et les plus chers; César le couronne.
+Mais la toile s'abaisse enfin, comme le froid et le lourd couteau des
+supplices; un abîme sépare le triomphateur de son char de triomphe,
+abîme infranchissable et creusé par le temps. Tout est consommé! Le Dieu
+n'est plus!
+
+ Nuit profonde.
+
+ . . . . . . . . . . . . . . .
+ . . . . . . . . . . . . . . .
+ . . . . . . . . . . . . . . .
+
+ Nuit éternelle.
+
+ . . . . . . . . . . . . . . .
+ . . . . . . . . . . . . . . .
+ . . . . . . . . . . . . . . .
+
+
+FIN.
+
+
+
+
+TABLE DES MATIÈRES
+
+DU SECOND VOLUME.
+
+
+Voyage musical en Italie.
+
+I. Concours de composition musicale à l'Institut 3
+
+II. Le concierge de l'Institut 15
+
+III. Distribution des prix de l'Institut 31
+
+IV. Le départ 45
+
+V. L'arrivée 59
+
+VI. Episode bouffon 67
+
+VII. Retour à Rome 85
+
+VIII. La vie de l'Académie 99
+
+IX. Vincenza 117
+
+X. Vagabondages 127
+
+XI. Subiaco 137
+
+XII. Encore Rome 151
+
+XIII. Naples 177
+
+XIV. Retour en France 209
+
+Le Premier opéra (nouvelle). Alfonso Della Viola à
+Benvenuto Cellini 229
+
+Benvenuto à Alfonso 239
+
+Benvenuto à Alfonso 251
+
+Alfonso à Benvenuto 255
+
+Conclusion 257
+
+Du Système de Gluck en musique dramatique 262
+
+Les deux Alceste de Gluck 279
+
+Le Suicide par enthousiasme 309
+
+
+Astronomie musicale.
+
+Révolution d'un ténor autour du public. Avant l'Aurore 341
+
+Lever héliaque 345
+
+Le ténor au zénith 353
+
+Le soleil se couche 361
+
+
+FIN DE LA TABLE DE TOME DEUXIEME.
+
+
+NOTES:
+
+[1] Méhul est en effet de Givet, mais il n'était pas né à l'époque où
+Pingard prétend avoir parlé de lui à Levaillant.
+
+[2] Il faut dire, pour être juste, que si les peintres jugent les
+musiciens, ceux-ci leur rendent la pareille au concours de peinture, où
+le prix est donné également à la pluralité des voix par toutes les
+sections réunies de l'Académie des Beaux-Arts. Il en est de même pour
+les prix d'architecture, de gravure et de sculpture. Je sens pourtant,
+en mon âme et conscience, que si j'avais l'honneur d'appartenir à ce
+docte corps, il me serait bien difficile de motiver mon choix, en
+donnant le prix à un graveur ou à un architecte, et que je ne pourrais
+guère faire preuve d'impartialité qu'en tirant le plus méritant à la
+courte-paille.
+
+[3] 1er Iambe d'Auguste Barbier.
+
+[4] Expression du même poète.
+
+[5] Monfort avait obtenu en 1830 le prix de composition musicale qui
+n'avait pas été décerné l'année précédente, il se trouvait conséquemment
+aussi à Rome quand j'y arrivai.
+
+[6] Ce manuscrit est entre les mains de mon ami J. d'Ortigue, avec
+l'inscription raturée.
+
+[7]
+
+ Si quelqu'un t'offense je te vengerai.
+
+Cette statue célèbre est sur la place du Grand-Duc, où se trouve aussi
+la poste.
+
+[8] Nous étions loin de nous douter alors que nous ferions tous les deux
+en 1840 l'inauguration de la belle colonne de la Bastille, dont il est
+l'auteur; et qu'il serait chargé de construire un orchestre pour
+recevoir les exécutants de ma symphonie funèbre.
+
+[9] Les théâtres lyriques, à Rome, ne sont ouverts que quatre mois de
+l'année.
+
+[10] Il est fort difficile de se procurer les chefs-d'oeuvre de la
+littérature moderne; la police du S.P. les ayant presque tous mis à
+l'index.
+
+[11] Je l'ai vue un soir chez M. Vernet, avec ses longs cheveux blonds
+tombant autour de sa figure mélancolique, comme les branches d'un saule
+pleureur: trois jours après je vis sa charge en terre dans l'atelier de
+Dantan.
+
+[12] Le séjour des pensionnaires musiciens en Italie n'est que de deux
+ans, ils doivent ensuite voyager un an en Allemagne et revenir à Paris.
+Les autres artistes, au contraire, sont tenus de passer cinq ans au-delà
+des monts.
+
+[13] J'ai hâte maintenant de dire au lecteur, pour dissiper l'impression
+trop violente, trop désolante, trop déchirante que mon récit aura sans
+aucun doute produite sur son imagination et sur son coeur, qu'il n'y a de
+réel dans l'anecdote que l'amour de Vincenza pour mon ami Gibert, et
+l'indifférence de celui-ci pour elle. Je serais au désespoir d'affliger
+quiconque trop profondément. D'ailleurs, tout ce que je raconte dans ces
+deux volumes est vrai, et j'ai peur de l'ombre mensongère que ce conte
+pourrait jeter sur le reste de mon récit. Vincenza a bien pleuré souvent
+au pied des tilleuls du Pincio, elle m'a demandé bien des fois de la
+raccommoder avec son amant qu'elle ennuyait et qui n'était point jaloux,
+mais elle ne s'est pas noyée le moins du monde. Elle est morte à Albano,
+de maladie tout bonnement, deux ans après mon départ. Quant à Gibert,
+l'indolent créole, qui se soucie de moi comme de Vincenza, il est
+toujours à Rome, où il passe un tiers de sa vie à sommeiller, l'autre à
+dormir et le troisième à ne rien faire.
+
+[14] _Inglese_, Anglais.
+
+[15] _Baïocco_, monnaie romaine.
+
+[16] Je fumais alors, je n'avais pas encore découvert que l'excitation
+causée par le tabac est une chose pour moi prodigieusement désagréable.
+
+[17] Ceci est encore un mensonge et résulte de la tendance qu'ont
+toujours les artistes à écrire des phrases qu'ils croient à effet. Je
+n'ai jamais donné de coups de pied à Crispino; Flacheron est même le
+seul d'entre nous qui se soit permis avec lui une telle liberté.
+
+[18] Cet instrument ne serait-il pas celui dont parle Virgile:
+
+ ..... Ite per alta
+ Dindyma, ubi assuetis biforem dat tibia cantum.
+
+
+[19] J'avais écrit les paroles parlées et chantées de cet ouvrage qui
+sert de conclusion à la Symphonie Fantastique, en revenant de Nice, et
+pendant le trajet que je fis, à pied, de Sienne à Montefiascone.
+
+[20] _Grani_, monnaie napolitaine.
+
+[21] Isidore Flacheron.
+
+[22] Faute de pouvoir prononcer mon nom, les Subiacois me désignaient
+toujours de la sorte.
+
+[23] Aujourd'hui madame Flacheron.
+
+[24] Assassiner quelqu'un.
+
+[25] L**** était un grand séducteur de femmes de chambre; et il
+prétendait qu'un moyen sûr de s'en faire aimer, c'était _d'avoir
+toujours l'air un peu triste et un pantalon blanc_.
+
+[26] Il faut en excepter une partie de celle de Bellini et de ses
+imitateurs.
+
+[27] Cette correspondance fictive est basée sur des faits historiques:
+Benvenuto Cellini, l'un des plus grands sculpteurs et ciseleurs de son
+temps, fut en effet contemporain d'Alfonso della Viola, auteur d'un
+opéra qui passe pour le second ou le troisième essai de musique
+dramatique fait au seizième siècle.
+
+[28] Historique.
+
+[29] Historique.
+
+[30] Historique.
+
+[31] Historique.
+
+[32] Historique.
+
+[33] On sait que Cellini professait une singulière aversion pour cet
+instrument.
+
+[34] Cet air n'est pas de Gluck.
+
+[35] Nous désignerons ainsi par les premières paroles dans les deux
+langues, les morceaux qui existent dans les deux partitions.
+
+[36] L'intention de Gluck est là trop évidente et trop belle pour ne la
+rendre à l'exécution qu'avec les moyens ordinaires; c'est trente flûtes
+au lieu de deux qu'il faudrait pour ce morceau. Oh! si j'étais directeur
+de l'Opéra!
+
+[37] Cet air est toujours supprimé à la représentation.
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Voyage musical en Allemagne et en
+Italie, II, by Hector Berlioz
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK VOYAGE MUSICAL II ***
+
+***** This file should be named 37567-8.txt or 37567-8.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ http://www.gutenberg.org/3/7/5/6/37567/
+
+Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
+Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
+produced from images available at the Bibliothèque nationale
+de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
+
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
+
+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
+copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
+
+
+
+*** START: FULL LICENSE ***
+
+THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
+PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
+
+To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
+distribution of electronic works, by using or distributing this work
+(or any other work associated in any way with the phrase "Project
+Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
+Gutenberg-tm License (available with this file or online at
+http://gutenberg.org/license).
+
+
+Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
+electronic works
+
+1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
+electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
+and accept all the terms of this license and intellectual property
+(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
+the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
+all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
+If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
+Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
+terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
+entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
+
+1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
+used on or associated in any way with an electronic work by people who
+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
+Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
+freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
+this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
+the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
+keeping this work in the same format with its attached full Project
+Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
+
+1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
+what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
+a constant state of change. If you are outside the United States, check
+the laws of your country in addition to the terms of this agreement
+before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
+creating derivative works based on this work or any other Project
+Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
+the copyright status of any work in any country outside the United
+States.
+
+1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
+
+1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate
+access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
+whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
+phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
+Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
+copied or distributed:
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
+from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
+posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
+and distributed to anyone in the United States without paying any fees
+or charges. If you are redistributing or providing access to a work
+with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
+work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
+through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
+Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
+1.E.9.
+
+1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
+with the permission of the copyright holder, your use and distribution
+must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
+terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
+to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
+permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
+
+1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
+License terms from this work, or any files containing a part of this
+work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
+
+1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
+electronic work, or any part of this electronic work, without
+prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
+active links or immediate access to the full terms of the Project
+Gutenberg-tm License.
+
+1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
+compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
+word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
+distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
+"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
+posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
+you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
+copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
+request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
+form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
+License as specified in paragraph 1.E.1.
+
+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
+performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
+unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
+
+1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
+access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
+that
+
+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
+ the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
+ owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
+- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
+ does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
+ Project Gutenberg-tm works.
+
+- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
+1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
+works, and the medium on which they may be stored, may contain
+"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
+corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
+property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
+computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
+your equipment.
+
+1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
+of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
+Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
+Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
+liability to you for damages, costs and expenses, including legal
+fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
+LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
+PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
+TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
+LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
+INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
+DAMAGE.
+
+1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
+defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
+receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
+written explanation to the person you received the work from. If you
+received the work on a physical medium, you must return the medium with
+your written explanation. The person or entity that provided you with
+the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
+refund. If you received the work electronically, the person or entity
+providing it to you may choose to give you a second opportunity to
+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
+providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
diff --git a/37567-8.zip b/37567-8.zip
new file mode 100644
index 0000000..ee960f1
--- /dev/null
+++ b/37567-8.zip
Binary files differ
diff --git a/37567-h.zip b/37567-h.zip
new file mode 100644
index 0000000..16569da
--- /dev/null
+++ b/37567-h.zip
Binary files differ
diff --git a/37567-h/37567-h.htm b/37567-h/37567-h.htm
new file mode 100644
index 0000000..d58a3cf
--- /dev/null
+++ b/37567-h/37567-h.htm
@@ -0,0 +1,7700 @@
+<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN"
+"http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd">
+
+<html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" lang="fr" xml:lang="fr">
+ <head>
+<meta http-equiv="Content-Type" content="text/html;charset=iso-8859-1" />
+<title>
+ The Project Gutenberg eBook of Voyage musical en Allemagne et en Italie, II, par Hector Berlioz.
+</title>
+<style type="text/css">
+ p {margin-top:.2em;text-align:justify;margin-bottom:.2em;text-indent:2%;}
+
+.c {text-align:center;text-indent:0%;}
+
+.cb {text-align:center;text-indent:0%;font-weight:bold;}
+
+.hang {text-indent:-.75%;}
+
+.nind {text-indent:0%;}
+
+.r {text-align:right;margin-right: 5%;}
+
+small {font-size: 70%;}
+
+ h1,h2 {margin-top:10%;text-align:center;clear:both;}
+
+ h3 {margin: 10% auto 3% auto;text-align:center;clear:both; font-family:sans-serif;font-size:95%;}
+
+ hr {width:90%;margin:2em auto 2em auto;clear:both;color:black;}
+
+ hr.full {width: 50%;margin:5% auto 5% auto;border:4px double gray;}
+
+ table {margin:2% auto 2% auto;border:none;text-align:left;}
+
+ body{margin-left:2%;margin-right:2%;background:#fdfdfd;color:black;font-family:"Times New Roman", serif;font-size:medium;}
+
+a:link {background-color:#ffffff;color:blue;text-decoration:none;}
+
+ link {background-color:#ffffff;color:blue;text-decoration:none;}
+
+a:visited {background-color:#ffffff;color:purple;text-decoration:none;}
+
+a:hover {background-color:#ffffff;color:#FF0000;text-decoration:underline;}
+
+ img {border:none;}
+
+.blockquot {margin:3% auto 3% auto;}
+
+.blockquott {margin:3% auto 3% auto;font-size:90%;}
+
+.blockquotr {margin-left:50%;}
+
+ sup {font-size:75%;}
+
+.figcenter {margin:2% auto 2% auto;text-align:center;text-indent:0%;}
+
+.footnotes {border:dotted 3px gray;margin-top:5%;clear:both;}
+
+.footnote {width:95%;margin:auto 3% 1% auto;font-size:0.9em;position:relative;}
+
+.label {position:relative;left:-.5em;top:0;text-align:left;font-size:.8em;}
+
+.fnanchor {vertical-align:30%;font-size:.8em;}
+
+.poem {margin-left:25%;text-indent:0%;}
+</style>
+ </head>
+<body>
+
+
+<pre>
+
+The Project Gutenberg EBook of Voyage musical en Allemagne et en Italie, II, by
+Hector Berlioz
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Voyage musical en Allemagne et en Italie, II
+
+Author: Hector Berlioz
+
+Release Date: September 29, 2011 [EBook #37567]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK VOYAGE MUSICAL II ***
+
+
+
+
+Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
+Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
+produced from images available at the Bibliothèque nationale
+de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
+
+
+
+
+
+
+</pre>
+
+<hr class="full" />
+
+<table summary="note" style="background-color: rgb(222, 230, 201);" border="1" cellpadding="5" cellspacing="0">
+
+<tbody><tr><td>Note sur la transcription: L'orthographe d'origine a été conservée et
+n'a pas été harmonisée.<br />Quelques erreurs clairement introduites par le
+typographe ont cependant été corrigées.</td></tr>
+</tbody></table>
+
+<p class="cb">VOYAGE MUSICAL<br /><br />
+<big>EN ALLEMAGNE</big><br /><br />
+ET<br /><br />
+EN ITALIE.</p>
+
+<p>
+<br />
+<br />
+<br />
+<br />
+</p>
+
+<p class="c">&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;</p>
+
+<p class="c">SÈVRES&mdash;M. CERF. IMPRIMEUR. 444, RUE ROYALE.</p>
+
+<p class="c">&mdash;&mdash;&mdash;&mdash;</p>
+
+<p>
+<br />
+<br />
+<br />
+<br />
+</p>
+
+<p><a name="page_001" id="page_001"></a></p>
+
+<h1>VOYAGE MUSICAL<br />
+<br />
+<small><small>EN</small></small><br />
+<br />
+<big>ALLEMAGNE</big><br />
+<br />
+<small><small>ET</small></small><br />
+<br />
+EN ITALIE.</h1>
+
+<p class="cb">ÉTUDES SUR BEETHOVEN, GLUCK ET WEBER.<br />
+MÉLANGES ET NOUVELLES.<br />
+<br /><br />
+<span style="font-family:sans-serif;">P<small>AR</small> HECTOR BERLIOZ.</span><br />
+<br />
+2<br />
+<br />
+PARIS<br />
+<small>JULES LABITTE, LIBRAIRE-ÉDITEUR,<br />
+Nº 3. QUAI VOLTAIRE.</small><br />
+&mdash;&mdash;<br />
+1844</p>
+
+<p><a name="page_002" id="page_002"></a></p>
+
+<p>
+<br />
+<br />
+<br />
+<br />
+</p>
+
+<p class="cb">
+<big>VOYAGE MUSICAL</big><br />
+<br />
+EN ITALIE.</p>
+
+<p>
+<br />
+<br />
+</p>
+
+<table border="2" cellpadding="5" cellspacing="0" summary="TABLE">
+<tr><td align="center"><a href="#TABLE_DES_MATIERES"><b>TABLE DES MATIÈRES</b></a></td></tr>
+</table>
+
+<p>
+<br />
+<br />
+<br />
+<br />
+</p>
+
+<p><a name="page_003" id="page_003"></a></p>
+
+<h3><a name="I" id="I"></a>I<br /><br />
+CONCOURS DE COMPOSITION MUSICALE A L'INSTITUT.</h3>
+
+<p><a name="page_004" id="page_004"></a></p>
+
+<p><a name="page_005" id="page_005"></a></p>
+
+<p><i>Je dirai: J'étais là, telle chose m'advint.</i></p>
+
+<p>Il faut dire aussi pourquoi j'étais là, car on ne s'en douterait guère.</p>
+
+<p>En effet, que peut aller chercher aujourd'hui un musicien en Italie?
+Irait-il y entendre les chefs-d'&oelig;uvre de l'ancienne école? on ne les
+exécute nulle part. Ceux de l'école moderne? on les représente
+habituellement à Paris. Se proposerait-il d'y étudier l'art du chant?
+C'est bien, il est vrai, la terre classique des chanteurs; mais ceux-ci
+n'ont pas plutôt acquis un talent un peu remarquable, que nous les
+voyons accourir en France. Les Rubini, Tamburini, Grisi, Persiani,
+Ronconi, Salvi, ont fondé ou consolidé leur réputation à Paris, et ils y
+passent, en général,<a name="page_006" id="page_006"></a> une bonne partie de leur vie d'artiste. Se
+livre-t-il à l'étude de la musique instrumentale? c'est le Rhin qu'il
+faut passer et non les Alpes. Toutes ces raisons sont excellentes, sans
+doute; je me bornerai à répondre que, si je suis allé en Italie sous
+prétexte de musique, c'est par arrêt de l'Académie. J'ai obtenu, comme
+tant d'autres, le grand prix de composition musicale au concours annuel
+de l'Institut; et si le lecteur est curieux de savoir comment se faisait
+ce concours, à l'époque où je m'y présentai, je puis le lui apprendre.</p>
+
+<p>Faire connaître quels sont chaque année ceux des jeunes compositeurs
+français qui offrent le plus de garanties pour l'avenir de l'art, et les
+encourager en les mettant, au moyen d'une pension, dans le cas de
+s'occuper librement et exclusivement pendant cinq ans de leurs études,
+tel est le double but de l'institution du prix de Rome, telle a été
+l'intention du gouvernement qui l'a fondée. Toutefois, voici les moyens
+qu'on employait encore il y a quelques années, pour remplir l'une et
+parvenir à l'autre. Les choses ont un peu changé depuis lors, mais bien
+peu.</p>
+
+<p>Les <i>faits</i> que je vais citer paraîtront sans doute fort extraordinaires
+et improbables à la plupart des lecteurs, mais comme j'ai eu l'honneur
+d'obtenir successivement le second et le premier grand prix au concours
+de l'Institut, je<a name="page_007" id="page_007"></a> ne dirai rien que je n'aie vu moi-même, et dont je ne
+sois parfaitement sûr. Cette circonstance d'ailleurs me permet de dire
+librement toute ma pensée sans crainte de voir attribuer à l'aigreur
+d'une vanité blessée ce qui n'est que l'expression de mon amour de l'art
+et de ma conviction intime.</p>
+
+<p>Tous les Français, ou naturalisés Français, âgés de moins de trente ans,
+pouvaient, et peuvent encore, aux termes du réglement, être admis au
+concours.</p>
+
+<p>Quand l'époque en avait été fixée, les candidats venaient s'inscrire au
+secrétariat de l'Institut. Ils subissaient ensuite un examen
+préparatoire, nommé <i>concours préliminaire</i>, qui avait pour but de
+désigner parmi les aspirants les cinq ou six élèves les plus avancés.</p>
+
+<p>Le sujet du grand concours devait être une <i>scène lyrique sérieuse pour
+une ou deux voix et orchestre</i>; et les candidats, afin de prouver qu'ils
+possédaient le sentiment de la mélodie et de l'expression dramatique,
+l'art de l'instrumentation et les autres qualités indispensables pour un
+tel ouvrage, étaient tenus d'écrire une <i>fugue vocale</i>. On leur
+accordait une journée entière pour ce travail. <i>Chaque fugue devait être
+signée.</i></p>
+
+<p>Le lendemain, les membres de la section de musique de l'Institut se
+rassemblaient, lisaient les fugues, et faisaient un choix trop souvent
+entaché de partialité, car un certain nombre des<a name="page_008" id="page_008"></a> manuscrits <i>signés</i>
+appartenait toujours à des élèves de messieurs les académiciens.</p>
+
+<p>Les votes recueillis et les concurrents désignés, ceux-ci devaient se
+représenter bientôt après pour recevoir les paroles de la scène ou
+cantate qu'ils allaient avoir à mettre en musique, et <i>entrer en loge</i>.
+M. le secrétaire perpétuel de l'Académie des Beaux-Arts leur dictait
+collectivement le classique poème, qui commençait presque toujours
+ainsi:</p>
+
+<p class="poem">Déjà l'Aurore aux doigts de rose.</p>
+
+<p>Ou:</p>
+
+<p class="poem">Déjà le jour naissant ranime la nature.</p>
+
+<p>Ou:</p>
+
+<p class="poem">Déjà d'un doux éclat l'horizon se colore.</p>
+
+<p>Ou:</p>
+
+<p class="poem">Déjà du blond Phébus le char brillant s'avance.</p>
+
+<p>Ou:</p>
+
+<p class="poem">Déjà de pourpre et d'or les monts lointains se parent.</p>
+
+<p>Ou:</p>
+
+<p class="poem">Déjà....</p>
+
+<p>Ah! ma foi, j'allais faire une fausse citation. La cantate avec laquelle
+j'ai obtenu le grand prix commençait précisément de la façon contraire.
+C'était, si je ne me trompe: «<i>Déjà la nuit a voilé la nature.</i>» C'est
+fort différent, comme on voit.<a name="page_009" id="page_009"></a></p>
+
+<p>Les candidats, munis du lumineux poème, étaient alors enfermés isolément
+avec un piano, jusqu'à ce qu'ils eussent terminé leur partition. Le
+matin à onze heures, et le soir à six, le concierge, dépositaire des
+clefs de chaque loge, venait ouvrir aux détenus, qui se réunissaient
+pour prendre ensemble leurs repas; mais défense à eux de sortir du
+palais de l'Institut. Tout ce qui venait du dehors, papiers, lettres,
+livres, linge, était soigneusement visité, afin que les élèves ne
+pussent obtenir ni aide ni conseils de personne. Ce qui n'empêchait pas
+qu'on ne les autorisât à recevoir des visites dans la cour de
+l'Institut, tous les jours, de six à huit heures du soir, à inviter même
+leurs amis à de joyeux dîners, où Dieu sait tout ce qui pouvait se
+communiquer, de vive voix ou par écrit, entre le bordeaux et le
+champagne. Le délai fixé pour la composition était de 22 jours; ceux des
+auteurs qui avaient fini avant ce temps étaient libres de sortir, après
+avoir déposé leur manuscrit, toujours <i>numéroté et signé</i>. Toutes les
+partitions étant livrées, le lyrique aréopage s'assemblait de nouveau,
+et s'adjoignait à cette occasion deux membres pris dans les autres
+sections de l'Institut. Un sculpteur et un peintre, par exemple, ou un
+graveur et un architecte, ou un sculpteur et un graveur, ou un
+architecte et un peintre, ou même deux graveurs, ou deux peintres, ou
+deux architectes, ou deux<a name="page_010" id="page_010"></a> sculpteurs. L'important était qu'ils ne
+fussent pas musiciens. Ils avaient voix délibérative et se trouvaient là
+pour juger d'un art qui leur est étranger. On entendait successivement
+toutes les scènes écrites pour l'orchestre, comme je l'ai dit plus haut,
+et on les entendait réduites par <i>un seul</i> accompagnateur, <i>sur le
+piano</i>!..... (Et il en est encore ainsi à cette heure!)</p>
+
+<p>Vainement prétendrait-on qu'il est possible d'apprécier à sa juste
+valeur une composition d'orchestre ainsi mutilée; rien n'est plus
+éloigné de la vérité. Le piano peut donner une idée de l'orchestre, pour
+un ouvrage qu'on aurait déjà entendu complètement exécuté; la mémoire
+alors se réveille, supplée à ce qui manque, et on est ému par souvenir.
+Mais pour une &oelig;uvre nouvelle, dans l'état actuel de la musique, c'est
+impossible. Une partition telle que l'<i>OEdipe</i>, de Sacchini, ou toute
+autre de cette école, dans laquelle l'instrumentation n'existe pas, ne
+perdrait presque rien à une pareille épreuve. Aucune composition
+moderne, en supposant que l'auteur ait profité des ressources que l'art
+actuel lui donne, n'est dans le même cas. Exécutez donc sur le piano la
+marche de <i>la Communion</i>, de la messe du sacre, de Chérubini? Que
+deviendront ces délicieuses tenues d'instruments à vent qui vous
+plongent dans une extase mystique? ces ravissants enlacements de flûtes
+et de clarinettes, d'où<a name="page_011" id="page_011"></a> résulte presque tout l'effet? Ils disparaîtront
+complètement, puisque le piano ne peut tenir ni enfler un son.</p>
+
+<p>Accompagnez au piano l'admirable air d'Agamemnon dans l'<i>Iphigénie en
+Aulide</i> de Gluck! Il y a sous ces vers:</p>
+
+<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary="">
+<tr><td align="left">J'entends retentir dans mon sein</td></tr>
+<tr><td align="left">Le cri plaintif de la nature.</td></tr>
+</table>
+
+<p class="nind">un solo de hautbois d'un effet poignant et vraiment sublime. Au piano,
+au lieu d'une plainte déchirante, cette note vous donnera un son de
+clochette, et rien de plus. Voilà l'idée, la pensée, l'inspiration
+anéanties. Je ne parle pas des grands effets d'orchestre, des
+oppositions si piquantes établies entre les instruments à cordes et
+l'<i>harmonie</i> des couleurs tranchées qui séparent les instruments de
+cuivre des instruments de bois, des effets magiques de timbales qu'on
+trouve à chaque pas dans Beethoven et Weber, des moyens dramatiques qui
+résultent de l'<i>éloignement</i> des masses harmoniques placées à distance
+les unes des autres, ni de cent autres détails dans lesquels il serait
+superflu d'entrer. Je dirai seulement qu'ici l'injustice et l'absurdité
+du réglement se montrent dans toute leur laideur. N'est-il pas évident
+que le piano anéantissant tous les effets d'instrumentation, nivelle,
+par cela seul,<a name="page_012" id="page_012"></a> tous les compositeurs? Celui qui sera habile, profond,
+ingénieux instrumentaliste, est rabaissé à la taille de l'ignorant qui
+n'a pas les premières notions de cette branche de l'art. Ce dernier peut
+avoir écrit des trombones au lieu de clarinettes, des ophicléides au
+lieu de bassons, avoir commis les plus énormes bévues, pendant que
+l'autre aura composé un magnifique orchestre, sans qu'il soit possible,
+avec une pareille exécution, d'apercevoir la différence qu'il y a entre
+eux. Le piano, pour les instrumentalistes, est donc une vraie guillotine
+destinée à abattre toutes les nobles têtes, et dont la plèbe seule n'a
+rien à redouter.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, les scènes ainsi <i>exécutées</i>, on va au scrutin (je
+parle au présent, puisque rien n'est changé à cet égard). Le prix est
+donné. Vous croyez que c'est fini? Erreur. Huit jours après, toutes les
+sections de l'Académie des beaux-arts se réunissent pour le grand
+jugement définitif. Les peintres, statuaires, architectes, graveurs en
+médailles et graveurs en taille-douce forment cette fois un imposant
+jury, dont <i>les musiciens cependant ne sont pas exclus</i>: les hommes de
+lettres et poètes seuls n'y figurent point. Pourquoi cela?... je
+l'ignore. Il me semble, en tout cas, que le chantre d'<i>Atala</i> et des
+<i>Martyrs</i>, que l'auteur des <i>Voix intérieures</i> et des <i>Chants du
+Crépuscule</i>, celui des <i>Harmonies religieuses</i><a name="page_013" id="page_013"></a> et des <i>Méditations</i>,
+pourraient apprécier l'expression ou la noblesse d'une mélodie au moins
+aussi bien que le plus grand sculpteur, fût-il un Phidias, ou le plus
+habile architecte, fût-il un Michel-Ange.</p>
+
+<p>Quand les <i>exécuteurs</i>, chanteur et pianiste, ont fait entendre une
+seconde fois, et de la même manière chaque partition, l'urne fatale
+circule, on lit les bulletins, et le jugement préliminaire que la
+section de musique avait porté huit jours auparavant, se trouve, en
+dernière analyse, confirmé, modifié, ou <i>cassé</i> par la majorité.</p>
+
+<p>Ainsi, le prix de musique est donné par des gens qui ne sont pas
+musiciens et qui n'ont pas même été mis dans le cas d'entendre, telles
+qu'elles ont été conçues, les partitions entre lesquelles un absurde
+réglement les oblige de faire un choix.</p>
+
+<p>Au jour solennel de la distribution des prix, la cantate préférée par
+les peintres, sculpteurs et graveurs, est ensuite exécutée
+<i>complètement</i>. C'est un peu tard; il aurait mieux valu sans doute
+convoquer l'orchestre avant de se prononcer; et les dépenses
+occasionnées par cette exécution tardive sont assez inutiles, puisqu'il
+n'y a plus à revenir sur la décision prise; mais l'Académie est
+curieuse, elle veut <i>connaître</i> l'ouvrage qu'elle a couronné........
+C'est un désir bien naturel!......</p>
+
+<p><a name="page_014" id="page_014"></a></p>
+
+<p><a name="page_015" id="page_015"></a></p>
+
+<h3><a name="II" id="II"></a>II<br /><br />
+LE CONCIERGE DE L'INSTITUT.</h3>
+
+<p><a name="page_016" id="page_016"></a></p>
+
+<p><a name="page_017" id="page_017"></a></p>
+
+<p>Il y avait dans mon temps, à l'Institut, un vieux concierge nommé
+Pingard, à qui tout ceci causait une indignation des plus plaisantes. La
+tâche de ce brave homme, à l'époque des concours, était de nous enfermer
+dans nos loges, de nous ouvrir soir et matin, et de surveiller nos
+rapports avec les visiteurs, aux heures de loisir. Il remplissait, en
+outre, les fonctions d'huissier auprès de Messieurs les académiciens, et
+assistait, en conséquence, à toutes les séances secrètes et publiques,
+où il avait fait bon nombre de curieuses observations. Embarqué à seize
+ans comme mousse à bord d'une frégate de la compagnie des Indes, il
+avait parcouru presque toutes les îles de la Sonde, et, obligé de
+séjourner<a name="page_018" id="page_018"></a> à Java, il échappa, par la force de sa constitution, et lui
+neuvième, disait-il, aux fièvres pestilentielles qui avaient enlevé tout
+l'équipage.</p>
+
+<p>J'ai toujours beaucoup aimé les vieux voyageurs, pourvu qu'ils eussent
+quelque histoire lointaine à me raconter. En pareil cas, je les écoute
+avec une attention calme et une inexplicable patience. Je les suis dans
+toutes leurs digressions, dans les dernières ramifications des épisodes
+de leurs épisodes; et, quand le narrateur, voulant trop tard revenir au
+sujet principal et ne sachant quel chemin prendre, se frappe le front
+pour ressaisir le fil rompu de son histoire en disant: «Mon Dieu, où en
+étais-je donc?...,» je suis heureux de le remettre sur la piste de son
+idée, de lui jeter le nom qu'il cherchait, la date qu'il avait oubliée,
+et c'est avec une véritable satisfaction que je l'entends s'écrier, tout
+joyeux: «Ah! oui, oui, j'y suis, m'y voilà.» Aussi étions-nous fort bons
+amis, le père Pingard et moi; il m'avait estimé tout d'abord, à cause du
+plaisir que je trouvais à lui parler de Batavia, de Célèbes, d'Amboyne,
+de la côte de Coromandel, de Bornéo, de Sumatra; parce que je l'avais
+questionné plusieurs fois avec curiosité sur les femmes Javanaises, dont
+l'amour est fatal aux Européens, et avec lesquelles le gaillard avait
+fait de si terribles fredaines, que la consomption avait un instant paru
+vouloir réparer à son égard la négligence<a name="page_019" id="page_019"></a> du choléra-morbus. Lui ayant
+un jour, à propos de la Syrie, parlé de Volney, de <i>ce bon monsieur le
+comte de Volney, si simple, qui avait toujours des bas de laine bleue</i>,
+son estime pour moi s'accrut d'une manière remarquable; mais son
+enthousiasme n'eut plus de bornes, quand j'en vins à lui demander s'il
+avait connu le célèbre voyageur Levaillant.</p>
+
+<p>«&mdash;M. Levaillant!... M. Levaillant, s'écria-t-il vivement, pardieu si je
+le connais. Tenez! Un jour que je me promenais au cap de
+Bonne-Espérance, en sifflant, j'attendais une petite négresse qui
+m'avait donné rendez-vous sur la Grève, parce que, entre nous, il y
+avait des raisons pour qu'elle ne vînt pas chez moi. Je vais vous dire.</p>
+
+<p>&mdash;Bon, bon, nous parlions de Levaillant.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! oui. Eh bien! un jour que je sifflais en me promenant au cap de
+Bonne-Espérance, un grand homme basané, qui avait une barbe de sapeur,
+se retourne vers moi; il m'avait entendu siffler en français, c'est
+apparemment à ça qu'il me reconnut:</p>
+
+<p>&mdash;Dis donc, gamin, qu'il me dit, tu es Français?</p>
+
+<p>&mdash;Pardi, si je suis Français, que je lui dis, je suis de Givet,
+département des Ardennes, pays de M. Méhul<a name="FNanchor_1_1" id="FNanchor_1_1"></a><a href="#Footnote_1_1" class="fnanchor">[1]</a>.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! tu es Français?<a name="page_020" id="page_020"></a></p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Ah!&mdash;Et il me tourna le dos.</p>
+
+<p>C'était M. Levaillant; vous voyez si je l'ai connu.»</p>
+
+<p>Le père Pingard était donc véritablement mon ami; aussi me traitait-il
+comme tel, et me confiait-il des choses qu'il eût tremblé de dévoiler à
+tout autre. Je me rappelle une conversation très-animée que nous eûmes
+ensemble en 1828, époque de mon second prix. On nous avait donné pour
+sujet de concours un épisode du Tasse: Herminie se couvrant des armes de
+Clorinde, et à la faveur de ce déguisement, sortant des murs de
+Jérusalem pour aller porter à Tancrède blessé les soins de son fidèle et
+malheureux amour. Au milieu du troisième air (car il y avait toujours
+trois airs dans les scènes de l'Institut; d'abord le lever de l'aurore
+obligé, puis le premier récitatif suivi d'un premier air suivi d'un
+deuxième récitatif suivi d'un deuxième air suivi d'un troisième
+récitatif suivi d'un troisième air, le tout pour le même personnage),
+dans le milieu du troisième air donc, se trouvaient ces quatre vers:</p>
+
+<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary="">
+<tr><td align="left">Dieu des chrétiens, toi que j'ignore,</td></tr>
+<tr><td align="left">Toi que j'outrageais autrefois,</td></tr>
+<tr><td align="left">Aujourd'hui, mon respect t'implore,</td></tr>
+<tr><td align="left">Daigne écouter ma faible voix.</td></tr>
+</table>
+
+<p>J'eus l'insolence de penser que, malgré le titre<a name="page_021" id="page_021"></a> d'<i>air agité</i> que
+portait le dernier morceau, ce quatrain devait être le sujet d'une
+prière, et il me parut impossible de faire implorer le Dieu des
+chrétiens par la tremblante reine d'Antioche avec des cris de mélodrame
+et un orchestre désespéré. J'en fis donc une prière; et, à coup sûr,
+s'il y eût quelque chose de passable dans ma partition, ce ne fut que
+cette andante. Comme j'arrivais à l'Institut le soir du jugement dernier
+pour connaître mon sort, et savoir si les peintres, sculpteurs, graveurs
+en médaille et graveurs en taille-douce m'avaient déclaré bon ou mauvais
+musicien, je rencontre Pingard dans l'escalier:</p>
+
+<p>«&mdash;Eh bien! lui dis-je, qu'ont-ils décidé?</p>
+
+<p>»&mdash;Ah!... c'est vous, Berlioz... pardieu, je suis bien aise!... je vous
+cherchais.</p>
+
+<p>»&mdash;Qu'ai-je obtenu, voyons, dites vite; une mention, un premier, un
+second prix, ou rien?</p>
+
+<p>»&mdash;Oh! tenez, je suis encore tout remué. Quand je vous dis qu'il ne vous
+a manqué que deux voix pour le premier.</p>
+
+<p>»&mdash;Parbleu, je n'en savais rien; vous m'en donnez la première nouvelle.</p>
+
+<p>»&mdash;Mais quand je vous le dis. Vous avez le second prix; c'est bon, mais
+il n'a manqué que deux voix pour que vous eussiez le premier. Oh! tenez,
+ça m'a vexé, parce que, voyez-vous, je ne suis ni peintre, ni
+architecte,<a name="page_022" id="page_022"></a> ni graveur en médaille, et par conséquent je ne connais
+rien du tout en musique; mais ça n'empêche pas que votre Dieu des
+chrétiens m'a fait un certain gargouillement dans le c&oelig;ur qui m'a
+bouleversé. Et sacredieu, tenez, si je vous avais rencontré sur le
+moment, je vous aurais... je vous aurais payé une demi-tasse.</p>
+
+<p>»&mdash;Merci, merci, mon cher Pingard, vous êtes bien bon. Vous vous y
+connaissez; vous avez du goût. D'ailleurs, n'avez-vous pas visité la
+côte de Coromandel?</p>
+
+<p>»&mdash;Pardi, certainement; mais pourquoi?</p>
+
+<p>»&mdash;Les îles de Java?</p>
+
+<p>»&mdash;Oui, mais...</p>
+
+<p>»&mdash;De Sumatra?</p>
+
+<p>»&mdash;Oui.</p>
+
+<p>»&mdash;De Bornéo?</p>
+
+<p>»&mdash;Oui.</p>
+
+<p>»&mdash;Vous avez été <i>lié</i> avec Levaillant?</p>
+
+<p>»&mdash;Pardi, comme deux doigts de la main.</p>
+
+<p>»&mdash;Vous avez parlé souvent à Volney?</p>
+
+<p>»&mdash;A M. le comte de Volney, qui avait des bas bleus?</p>
+
+<p>»&mdash;Oui.</p>
+
+<p>»&mdash;Certainement.</p>
+
+<p>»&mdash;Eh bien! vous êtes bon juge en musique.</p>
+
+<p>»&mdash;Comment ça?<a name="page_023" id="page_023"></a></p>
+
+<p>»&mdash;Il n'y a pas besoin de savoir comment; seulement, si on vous dit par
+hasard: Quel titre avez-vous pour juger les compositeurs? êtes-vous
+peintre, graveur en taille-douce, architecte, sculpteur? vous répondrez:
+Non, je suis... voyageur, marin, mousse de la compagnie des Indes. C'est
+plus qu'il n'en faut. Ah ça, voyons, comment s'est passée la séance?</p>
+
+<p>»&mdash;Oh! tenez, ne m'en parlez pas; c'est toujours la même chose: J'aurais
+trente enfants, que le diable m'emporte si j'en mettrais un seul dans
+les arts. Parce que je vois tout ça, moi. Vous ne savez pas quelle
+sacrée boutique... Par exemple, ils se donnent, ils se vendent même des
+voix entre eux. Tenez, une fois, au concours de peinture, j'entendis M.
+Lethière qui demandait sa voix à un musicien<a name="FNanchor_2_2" id="FNanchor_2_2"></a><a href="#Footnote_2_2" class="fnanchor">[2]</a> pour un de ses élèves.
+Nous sommes d'anciens camarades, qu'il lui dit, tu ne me refuseras<a
+name="page_024" id="page_024"></a> pas ça. D'ailleurs, mon élève a du
+talent, son tableau est très-bien.</p>
+
+<p>»&mdash;Non, non, non, je ne veux pas, je ne veux pas, que l'autre lui
+répond. Ton élève m'avait promis un album que désirait ma femme, et il
+n'a pas seulement dessiné un arbre pour elle. Je ne lui donne pas ma
+voix.</p>
+
+<p>»&mdash;Ah! tu as bien tort, que lui dit M. Lethière; je vote pour les tiens,
+tu le sais, et tu ne veux pas voter pour les miens.</p>
+
+<p>»&mdash;Non, je ne veux pas.</p>
+
+<p>»&mdash;Alors je ferai moi-même ton album, là, je ne peux pas mieux dire.</p>
+
+<p>»&mdash;Ah! c'est différent. Comment l'appelles-tu ton élève? Pour que je ne
+confonde pas, donne-moi ses noms et prénoms. Pingard!</p>
+
+<p>»&mdash;Monsieur.</p>
+
+<p>»&mdash;Un papier et un crayon.</p>
+
+<p>»&mdash;Voilà, Monsieur. Ils vont dans l'embrasure de la fenêtre, ils
+écrivent trois mots, et puis j'entends le musicien qui dit à l'autre, en
+repassant: C'est bon! il a ma voix.</p>
+
+<p>»&mdash;Eh bien! n'est-ce pas abominable? et si j'avais un de mes fils au
+concours, et qu'on lui fit des tours pareils n'y aurait-il pas de quoi
+me jeter par la fenêtre?</p>
+
+<p>»&mdash;Bon, bon, calmez-vous, Pingard, et dites-moi comment tout s'est passé
+aujourd'hui.</p>
+
+<p>»&mdash;Je vous l'ai déjà dit, vous avez le<a name="page_025" id="page_025"></a> second prix, et il ne vous a
+manqué que deux voix pour le premier. Quand M. Dupont a eu chanté votre
+cantate, et qu'il l'a fièrement bien chantée, par parenthèse, ils ont
+commencé à écrire les bulletins. Il y avait un musicien, de mon côté,
+qui parlait bas à un architecte, et qui lui disait: Voyez-vous, celui-là
+ne fera jamais rien; ne lui donnez pas votre voix, c'est un jeune homme
+perdu. Il n'admire que le dévergondage de Beethoven; on ne le fera
+jamais rentrer dans la bonne route.</p>
+
+<p>»&mdash;Vous croyez, dit l'architecte? Cependant.....</p>
+
+<p>»&mdash;Oh! c'est très-sûr; d'ailleurs, demandez à notre illustre Chérubini.
+Vous ne doutez pas de son expérience, j'espère; il vous dira, comme moi,
+que ce jeune homme est fou, que Beethoven lui a troublé la cervelle.</p>
+
+<p>»&mdash;Pardon, me dit Pingard en s'interrompant, mais qu'est-ce que ce M.
+Beethoven? il n'est pas de l'Institut, je crois?</p>
+
+<p>»&mdash;Non, il n'est pas de l'Institut; continuez.</p>
+
+<p>»&mdash;Ah! mon Dieu, ça n'a pas été long; l'autre a donné sa voix au nº 4,
+au lieu de vous la donner, et voilà. Tout d'un coup, il y a un des
+musiciens qui se lève et qui dit: Messieurs, avant d'aller plus avant,
+je dois vous<a name="page_026" id="page_026"></a> prévenir que dans le second morceau de la partition que
+nous venons d'entendre, il y a un travail d'orchestre très-ingénieux,
+que le piano ne peut pas rendre, et qui doit, à l'exécution, produire le
+plus grand effet. Il est bon d'en être instruit.</p>
+
+<p>»&mdash;Que diable viens-tu nous chanter, lui répond un autre musicien, ton
+élève ne s'est pas conformé au programme; au lieu d'<i>un</i> air agité, il
+en a écrit <i>deux</i>, et dans le milieu il a ajouté une prière qu'il ne
+devait pas faire. Le réglement ne peut ainsi être méprisé. Il faut un
+exemple.</p>
+
+<p>»&mdash;Oh! c'est trop fort! qu'en dit M. le Secrétaire-Perpétuel?</p>
+
+<p>»&mdash;Je crois que c'est un peu sévère, et qu'on peut pardonner la licence
+que s'est permise votre élève; mais il est important que le jury soit
+éclairé sur le genre de mérite que vous avez signalé, et que l'exécution
+au piano ne nous a pas laissé apercevoir.</p>
+
+<p>»&mdash;Non, non, ce n'est pas vrai, dit M. Chérubini, ce prétendu mérite
+d'instrumentation n'existe pas, ce n'est qu'un fouillis auquel on ne
+comprend rien et qui serait détestable à l'orchestre.</p>
+
+<p>»&mdash;Ma foi, Messieurs, entendez-vous, disent de tous côtés les peintres,
+sculpteurs, architectes et graveurs, nous ne pouvons juger que ce<a
+name="page_027" id="page_027"></a> que nous entendons, et pour le reste, si
+vous n'êtes pas d'accord...</p>
+
+<p>»&mdash;Ah! oui.&mdash;Ah! non.&mdash;Mais mon Dieu!...&mdash;Eh! que
+Diable!...&mdash;Cependant...</p>
+
+<p>»Enfin, ils criaient tous à la fois, et comme ça les ennuyait, voilà M.
+Renaud et deux autres qui s'en vont, en disant qu'ils se récusaient et
+qu'ils ne voulaient pas voter. Puis on a compté les bulletins, et il
+vous a manqué deux voix, comme je vous ai dit.</p>
+
+<p>»&mdash;Je vous remercie, mon bon Pingard; mais, dites-moi, cela se
+passait-il de la même manière à l'Académie du cap de Bonne-Espérance?</p>
+
+<p>»&mdash;Oh! par exemple! quelle farce! Une académie au Cap! un institut
+hottentot! Vous savez bien qu'il n'y en a pas.</p>
+
+<p>»&mdash;Vraiment! et chez les Indiens de Coromandel?</p>
+
+<p>»&mdash;Point.</p>
+
+<p>»&mdash;Et chez les Malais?</p>
+
+<p>»&mdash;Pas davantage.</p>
+
+<p>»&mdash;Ah ça! mais il n'y a donc point d'académie dans l'Orient?</p>
+
+<p>»&mdash;Certainement non.</p>
+
+<p>»&mdash;Les Orientaux sont bien à plaindre!</p>
+
+<p>»&mdash;Ah! oui, ils s'en moquent pas mal!</p>
+
+<p>»&mdash;Les barbares!»</p>
+
+<p>Là-dessus, je quittai le vieux concierge, gardien,<a name="page_028" id="page_028"></a> huissier de
+l'Institut, en songeant à l'immense avantage qu'il y aurait d'envoyer
+l'Académie civiliser l'île de Java. Je ruminais déjà le plan d'un projet
+que je voulais adresser aux académiciens eux-mêmes, à l'effet de les
+prier <i>de vouloir bien se donner la peine</i> d'aller se promener un peu au
+cap de Bonne-Espérance, comme Pingard. Mais nous sommes si égoïstes,
+nous autres Occidentaux, notre amour de l'humanité est si faible, que
+ces pauvres Hottentots, ces malheureux Malais, qui n'ont pas d'académie,
+ne m'ont occupé sérieusement que deux ou trois heures; le lendemain je
+n'y songeais plus. Deux ans après, j'obtins enfin le premier grand prix;
+<i>mon tour était venu</i>. Dans l'intervalle, le pauvre Pingard était mort,
+et ce fut grand dommage, car s'il eût entendu mon <i>Incendie de
+Sardanapale</i>, je suis sûr qu'il m'aurait cette fois payé une tasse tout
+entière.</p>
+
+<p>Ce fut en 1830 que ce bonheur m'arriva. Je terminais précisément ma
+cantate le 28 juillet:</p>
+
+<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary="">
+<tr><td align="left">«...Lorsqu'un lourd soleil chauffait les grandes dalles</td></tr>
+<tr><td align="left">&nbsp; &nbsp; &nbsp; »Des ponts et de nos quais déserts;</td></tr>
+<tr><td align="left">»Que les cloches hurlaient, que la grêle des balles</td></tr>
+<tr><td align="left">&nbsp; &nbsp; &nbsp; »Sifflait et pleuvait par les airs;</td></tr>
+<tr><td align="left">»Que dans Paris entier, comme la mer qui monte,</td></tr>
+<tr><td align="left">&nbsp; &nbsp; &nbsp; »Le peuple soulevé grondait;</td></tr>
+<tr><td align="left">»Et qu'au lugubre accent des vieux canons de fonte</td></tr>
+<tr><td align="left">&nbsp; &nbsp; &nbsp; »<i>La Marseillaise</i> répondait<a name="FNanchor_3_3" id="FNanchor_3_3"></a><a href="#Footnote_3_3" class="fnanchor">[3]</a>.»</td></tr>
+</table>
+
+<p><a name="page_029" id="page_029"></a></p>
+
+<p>L'aspect du palais de l'Institut, habité par de nombreuses familles,
+était alors curieux; les biscayens traversaient nos portes barricadées,
+les boulets ébranlaient la façade, les femmes poussaient des cris, et
+dans les moments de silence, entre les décharges, les hirondelles
+reprenaient en ch&oelig;ur leur chant joyeux cent fois interrompu. Et
+j'écrivais, j'écrivais précipitamment les dernières pages de mon
+orchestre, au bruit sec et mat des balles perdues qui, décrivant une
+parabole au-dessus des toits, venaient s'applatir près de mes fenêtres,
+contre la muraille de ma chambre. Enfin, le 29, je fus libre, et je pus
+sortir et polissonner dans Paris, le pistolet au poing, avec la <i>sainte
+canaille</i><a name="FNanchor_4_4" id="FNanchor_4_4"></a><a href="#Footnote_4_4" class="fnanchor">[4]</a>, jusqu'au lendemain.</p>
+
+<p><a name="page_030" id="page_030"></a></p>
+
+<p><a name="page_031" id="page_031"></a></p>
+
+<h3><a name="III" id="III"></a>III<br /><br />
+DISTRIBUTION DES PRIX DE L'INSTITUT.</h3>
+
+<p><a name="page_032" id="page_032"></a></p>
+
+<p><a name="page_033" id="page_033"></a></p>
+
+<p>Deux mois après eurent lieu, comme à l'ordinaire, la distribution des
+prix et l'exécution à grand orchestre de la cantate couronnée. Cette
+cérémonie se passe encore de la même façon. Tous les ans, les mêmes
+musiciens exécutent des partitions qui sont à peu près aussi toujours
+les mêmes, et les prix donnés avec le même discernement sont distribués
+avec la même solennité. Tous les ans, le même jour, à la même heure,
+debout sur la même marche du même escalier de l'Institut, le même
+académicien répète la même phrase au lauréat qui vient d'être couronné.
+Le jour est le premier samedi d'octobre; l'heure, la quatrième de
+l'après-midi; la marche<a name="page_034" id="page_034"></a> d'escalier, la troisième; l'académicien, tout
+le monde s'en doute; la phrase, la voici:</p>
+
+<p>«Allons, jeune homme, <i>macte animo</i>; vous allez faire un beau voyage...
+la terre classique des beaux-arts... la patrie des Pergolèse, des
+Piccini.... un ciel inspirateur.... Vous nous reviendrez avec quelque
+magnifique partition. Vous êtes en beau chemin.»</p>
+
+<p>Pour cette glorieuse journée, les académiciens endossent leur bel habit
+brodé de vert; ils rayonnent, ils éblouissent. Ils vont couronner en
+pompe, un peintre, un sculpteur, un architecte, un graveur et un
+musicien. Grande est la joie au gynécée des muses.</p>
+
+<p>Que viens-je d'écrire là?... cela ressemble à un vers! C'est que j'étais
+déjà loin de l'Académie, et que je songeais (je ne sais trop à quel
+propos, en vérité), à cette strophe de Victor Hugo:</p>
+
+<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary="">
+<tr><td align="left">«Aigle qu'ils devaient suivre, aigle de notre armée,</td></tr>
+<tr><td align="left">»Dont la plume sanglante en cent lieux est semée,</td></tr>
+<tr><td align="left">»Dont le tonnerre, un soir, s'éteignit dans les flots;</td></tr>
+<tr><td align="left">»Toi qui les as couvés dans l'aire maternelle,</td></tr>
+<tr><td align="left">»Regarde et sois contente, et crie, et bats de l'aîle,</td></tr>
+<tr><td align="left"><span style="margin-left: 4em;">«Mère, tes aiglons sont éclos.»</span></td></tr>
+</table>
+
+<p>Revenons à nos lauréats, dont quelques-un ressemblent bien un peu à des
+hiboux, à ces <i>petits monstres rechignés</i> dont parle La Fontaine, plutôt
+qu'à des aigles, mais qui se partagent tous<a name="page_035" id="page_035"></a> également néanmoins les
+affections de l'Académie.</p>
+
+<p>C'est donc le premier samedi d'octobre que leur mère radieuse <i>bat de
+l'aile</i>, et que la cantate couronnée est enfin exécutée sérieusement. On
+rassemble alors un orchestre <i>tout entier</i>; il n'y manque rien. Les
+instruments à cordes y sont; on y voit les deux flûtes, les deux
+hautbois, les deux clarinettes (je dois cependant à la vérité de dire
+que cette précieuse partie de l'orchestre est complète depuis peu
+seulement. Quand l'<i>aurore</i> du grand prix se leva pour moi, il n'y avait
+qu'<i>une clarinette et demie</i>; le vieillard chargé depuis un temps
+immémorial de la partie de première clarinette, n'ayant plus qu'une
+dent, ne pouvait faire sortir de son instrument asthmatique que la
+moitié des notes, tout au plus). On y trouve les quatre cors, les trois
+trombones, et jusqu'à des <i>cornets à pistons</i>, instruments modernes!
+Voilà qui est fort. Eh bien! rien n'est plus vrai. L'Académie, ce
+jour-là, ne se connaît plus, elle fait des folies, de véritables
+extravagances: <i>elle est contente, et crie et bat de l'aile, ses hiboux</i>
+(ses aiglons voulais-je dire) <i>sont éclos</i>. Chacun est à son poste.
+Habeneck, armé de l'archet conducteur, donne le signal.</p>
+
+<p>Le soleil se lève; solo de violoncelle... léger crescendo.<a
+name="page_036" id="page_036"></a></p>
+
+<p>Les petits oiseaux se réveillent; solo de flûte, trilles de violons.</p>
+
+<p>Les petits ruisseaux murmurent, solo d'altos.</p>
+
+<p>Les petits agneaux bêlent, solo de hautbois.</p>
+
+<p>Et le crescendo continuant, il se trouve que quand les petits oiseaux,
+les petits ruisseaux et les petits agneaux ont été entendus
+successivement, le soleil est au zénith, et qu'il est midi tout au
+moins. Le récitatif commence:</p>
+
+<p class="c">«Déjà le jour naissant, etc.»</p>
+
+<p>Suivent, le premier air, le deuxième récitatif, le deuxième air, le
+troisième récitatif et le troisième air où le personnage expire
+ordinairement, mais où le chanteur et les auditeurs respirent. M. le
+Secrétaire-Perpétuel prononce à haute et intelligible voix les noms et
+prénoms de l'auteur, tenant d'une main la couronne de laurier
+artificiel, qui doit ceindre les tempes du triomphateur, et de l'autre
+une médaille d'or véritable qui lui servira à payer son terme avant le
+départ pour Rome. Elle vaut 160 francs: j'en suis certain. Le lauréat se
+lève:</p>
+
+<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary="">
+<tr><td align="left">Son front nouveau tondu, symbole de candeur</td></tr>
+<tr><td align="left">Rougit, en approchant, d'une honnête pudeur.</td></tr>
+</table>
+
+<p>Il embrasse M. le Secrétaire-Perpétuel. On applaudit un peu. A quelques
+pas de la tribune de<a name="page_037" id="page_037"></a> M. le Secrétaire-Perpétuel, se trouve le maître
+illustre de l'élève couronné; l'élève embrasse son illustre maître:
+c'est juste. On applaudit encore un peu. Sur une banquette du fond,
+derrière les Académiciens, les parents du lauréat versent
+silencieusement des larmes de joie; celui-ci, enjambant les bancs de
+l'amphithéâtre, écrasant le pied de l'un, marchant sur l'habit de
+l'autre, se précipite dans les bras de son père et de sa mère, qui,
+cette fois, sanglotent tout haut: rien de plus naturel: mais on
+n'applaudit plus, le public commence à rire. A droite du lieu de la
+scène larmoyante, une jeune personne fait des signes au héros de la
+fête: celui-ci ne se fait pas prier, et déchirant au passage la robe de
+gaze d'une dame, déformant le chapeau d'un dandy, il finit par arriver
+jusqu'à sa cousine. Il embrasse sa cousine. Il embrasse quelquefois même
+le voisin de sa cousine. On rit beaucoup. Une autre femme placée dans un
+coin obscur et d'un difficile accès, donne quelques marques de sympathie
+que l'heureux vainqueur se garde bien de ne pas apercevoir. Il vole
+embrasser aussi sa maîtresse, sa future, sa fiancée, celle qui doit
+partager sa gloire; mais dans sa précipitation et son indifférence pour
+les autres femmes, il en renverse une d'un coup de pied, s'accroche
+lui-même à une banquette, tombe lourdement, et sans aller plus loin,
+renonçant à<a name="page_038" id="page_038"></a> donner la moindre accolade à la pauvre jeune fille, regagne
+sa place suant et confus. Cette fois on applaudit à outrance, on rit aux
+éclats; c'est un bonheur, un délire: c'est le beau moment de la séance
+académique, et je sais bon nombre d'amis de la joie qui n'y vont que
+pour celui-là. Je ne parle pas ainsi par rancune contre les rieurs, car
+je n'eus pour ma part, quand mon tour arriva, ni père, ni mère, ni
+cousine, ni maître, ni maîtresse à embrasser. Mon maître était malade,
+mes parents absents et mécontents; pour ma maîtresse..... Je n'embrassai
+donc que M. le Secrétaire-Perpétuel et je doute qu'en l'approchant on
+ait pu remarquer la rougeur de mon front, car, au lieu d'être <i>nouveau
+tondu</i>, il était enfoui sous une forêt de longs cheveux roux, qui, avec
+d'autres traits caractéristiques, ne devait pas peu contribuer à me
+faire ranger dans la classe des hiboux.</p>
+
+<p>J'étais d'ailleurs, ce jour-là, d'humeur très-peu embrassante; je crois
+même n'avoir pas éprouvé de plus horrible colère dans toute ma vie.
+Voici pourquoi: la cantate qu'on nous avait donnée à mettre en musique
+finissait au moment où Sardanapale vaincu appelle ses plus belles
+esclaves, et monte avec elles sur le bûcher. L'idée me vint d'écrire une
+sorte de symphonie descriptive de l'incendie, des cris de ces femmes mal
+résignées, des fiers accents de ce brave voluptueux,<a name="page_039" id="page_039"></a> défiant la mort au
+milieu des progrès de la flamme et du fracas de l'écroulement du palais.
+Mais en songeant aux moyens que j'allais avoir à employer pour rendre
+sensibles, par l'orchestre seul les principaux traits d'un tableau de
+cette nature, je m'arrêtai. La section de musique de l'Académie eût
+condamné, sans aucun doute, toute ma partition, à la seule inspection de
+ce final instrumental; d'ailleurs, rien ne pouvant être plus
+inintelligible, réduit à l'exécution du piano, il devenait au moins
+inutile de l'écrire. J'attendis donc. Quand ensuite le prix m'eut été
+accordé, sûr alors de ne pouvoir plus le perdre, et d'être en outre
+exécuté à grand orchestre, j'écrivis mon incendie. Ce morceau, à la
+répétition générale, produisit un tel effet, que plusieurs de MM. les
+Académiciens, pris au dépourvu, vinrent eux-mêmes m'en faire compliment,
+sans arrière pensée et sans rancune pour le piège où je venais de
+prendre leur religion musicale.</p>
+
+<p>La salle des séances publiques de l'Institut était pleine d'artistes et
+d'amateurs, curieux d'entendre cette cantate dont l'auteur avait alors
+déjà une fière réputation d'extravagance. La plupart en sortant, se
+récriaient sur l'étonnement que leur avait causé l'<i>Incendie</i>, et par le
+récit qu'ils firent de l'étrangeté de cet effet symphonique, la
+curiosité et l'attention des auditeurs du lendemain, qui n'avaient point
+assisté<a name="page_040" id="page_040"></a> à la répétition, furent naturellement excitées à un degré peu
+ordinaire.</p>
+
+<p>A l'ouverture de la séance, me méfiant un peu de l'habileté de Grasset,
+l'ex-chef d'orchestre du théâtre Italien, qui dirigeait alors, j'allai
+me placer à côté de lui, mon manuscrit à la main. La pauvre Malibran,
+attirée aussi par la rumeur de la veille, et qui n'avait pas pu trouver
+place dans la salle, était assise sur un tabouret, auprès de moi, entre
+deux contre-basses. Je la vis ce jour-là pour la dernière fois.</p>
+
+<p>Mon <i>decrescendo</i> commence:</p>
+
+<p>(La cantate débutant par ce vers: <i>Déjà la nuit a voilé la nature</i>,
+j'avais dû faire un <i>Coucher du soleil</i>, au lieu du <i>Lever de l'Aurore</i>
+consacré. Il semble que je sois condamné à ne jamais agir comme tout le
+monde, à prendre la vie et l'Académie à contre-poil!)</p>
+
+<p>La cantate se déroule sans accident; Sardanapale apprend sa défaite, se
+résout à mourir, appelle ses femmes; l'incendie s'allume, on écoute, les
+initiés de la répétition disent à leurs voisins:</p>
+
+<p>«Vous allez entendre cet écroulement, c'est étrange, c'est prodigieux!</p>
+
+<p>Cinq cent mille malédictions sur les musiciens qui ne comptent pas leurs
+pauses!!! une partie de cor donnait dans ma partition la réplique aux
+timbales, les timbales la donnaient aux cymbales,<a name="page_041" id="page_041"></a> celles-ci à la grosse
+caisse, et le premier coup de la grosse caisse amenait l'explosion
+finale! Mon damné cor ne fait pas sa note, les timbales ne l'entendant
+pas n'ont garde de partir, par suite, les cymbales et la grosse caisse
+se taisent aussi; rien ne part! rien!!... les violons et les basses
+continuent seuls leur impuissant tremolo; point d'écroulement! un
+incendie qui s'éteint sans avoir éclaté; un effet ridicule au lieu de
+l'éruption tant annoncée! <i>Ridiculus mus!...</i> Il n'y a qu'un
+compositeur, déjà soumis à une pareille épreuve, qui puisse concevoir la
+fureur dont je fus alors bouleversé. Un cri d'horreur s'échappa de ma
+poitrine haletante, je lançai ma partition à travers l'orchestre, je
+renversai deux pupitres; madame Malibran fit un bond en arrière, comme
+si une mine venait soudain d'éclater à ses pieds; tout fut en rumeur, et
+l'orchestre, et les Académiciens scandalisés, et les auditeurs
+mystifiés, et les amis de l'auteur indignés. Ce fut une vraie
+catastrophe musicale. Sérieusement, je tremble encore en y songeant.</p>
+
+<p>Il fallut pourtant bien en prendre mon parti, et quelques semaines
+après, maudissant l'Académie de Paris, qui, cette fois, n'en pouvait
+mais, m'acheminer vers l'Académie de Rome, où je devais avoir tout
+loisir d'oublier la musique et les musiciens.</p>
+
+<p>Cette institution, fondée en 1666, eut sans<a name="page_042" id="page_042"></a> doute, dans le principe, un
+but d'utilité pour l'art et les artistes. Il ne m'appartient pas de
+juger jusqu'à quel point les intentions du fondateur ont été remplies à
+l'égard des peintres, sculpteurs, graveurs et architectes; quant aux
+musiciens, je le répète, le voyage d'Italie, favorable au développement
+de leur imagination par le trésor de poésie que la nature, l'art et les
+souvenirs, étalent à l'envi sous leurs pas, est au moins inutile sous le
+rapport des études spéciales qu'ils y peuvent faire. Mais le fait
+ressortira plus évident du tableau fidèle de la vie que mènent à Rome
+les artistes français. Avant de s'y rendre, les cinq ou six nouveaux
+lauréats se réunissent pour combiner ensemble les arrangements du grand
+voyage qui se fait d'ordinaire en commun. Un <i>voiturin</i> se charge,
+moyennant une somme assez modique, de faire parvenir en Italie sa
+cargaison de grands hommes, en les entassant dans une lourde cariole, ni
+plus ni moins que des bourgeois du Marais. Comme il ne change jamais de
+chevaux, il lui faut beaucoup de temps pour traverser la France, passer
+les Alpes, et parvenir dans les États-Romains; mais ce voyage à petites
+journées doit être fécond en incidents pour une demi-douzaine de jeunes
+voyageurs dont l'esprit, à cette époque, est fort loin d'être tourné à
+la mélancolie. Si j'en parle sous la forme dubitative, c'est que je ne
+l'ai pas fait<a name="page_043" id="page_043"></a> ainsi moi-même; diverses circonstances me retinrent à
+Paris, après la <i>cérémonie auguste de mon couronnement</i>, jusqu'au milieu
+de janvier, et je fis la traversée tout seul et assez triste.</p>
+
+<p><a name="page_044" id="page_044"></a></p>
+
+<p><a name="page_045" id="page_045"></a></p>
+
+<h3><a name="IV" id="IV"></a>IV<br /><br />
+LE DÉPART.</h3>
+
+<p><a name="page_046" id="page_046"></a></p>
+
+<p><a name="page_047" id="page_047"></a></p>
+
+<p>La saison était trop mauvaise pour que le passage des Alpes pût offrir
+quelque agrément; je me déterminai donc à les tourner, et me rendis à
+Marseille. C'était ma première entrevue avec la mer. Je cherchai assez
+longtemps un vaisseau un peu propre qui fît voile pour Livourne, mais je
+ne trouvai toujours que d'ignobles petits navires, chargés de laines ou
+de barriques d'huile ou de monceaux d'ossements à faire du noir, qui
+exhalaient une odeur insupportable. Du reste, pas un endroit où un
+honnête homme pût se nicher; on ne m'offrait ni le vivre ni le couvert;
+je devais apporter des provisions et me faire un chenil pour la nuit
+dans le coin du vaisseau qu'on voulait bien m'octroyer. Pour toute<a
+name="page_048" id="page_048"></a> compagnie, quatre matelots à face de
+bouledogue, dont la probité ne m'était rien moins que garantie. Je
+reculai. Pendant plusieurs jours il me fallut tuer le temps à parcourir
+les rochers voisins de Notre-Dame de la Garde, genre d'occupation pour
+lequel j'ai toujours eu un goût particulier.</p>
+
+<p>Enfin j'entendis annoncer le prochain départ d'un brick Sarde qui se
+rendait à Livourne. Quelques jeunes gens de bonne mine, que je
+rencontrai à la Cannebière, m'apprirent qu'ils étaient passagers sur le
+bâtiment, et que nous y serions assez bien en nous concertant ensemble
+pour l'approvisionnement. Le capitaine ne voulait en aucune façon se
+charger du soin de notre table. En conséquence, il fallut y pourvoir.
+Nous prîmes des vivres pour une semaine, comptant en avoir de reste, la
+traversée de Marseille à Livourne, par un temps favorable, ne prenant
+guère plus de trois ou quatre jours. C'est une délicieuse chose qu'un
+premier voyage sur la Méditerranée, quand on est favorisé d'un beau
+temps, d'un navire passable, et qu'on n'a pas le mal de mer. Les deux
+premiers jours, je ne pouvais assez admirer la bonne étoile qui m'avait
+fait si bien tomber et m'exemptait complètement du malaise dont les
+autres voyageurs étaient cruellement tourmentés. Nos dîners sur le pont,
+par un soleil superbe, en vue des côtes<a name="page_049" id="page_049"></a> de Sardaigne, étaient de fort
+agréables réunions. Tous ces messieurs étaient Italiens, et avaient la
+mémoire garnie d'anecdotes plus ou moins vraisemblables, mais
+très-intéressantes. L'un avait servi la cause de la liberté en Grèce, où
+il s'était lié avec Canaris; et nous ne nous lassions pas de lui
+demander des détails sur l'héroïque incendiaire, dont la gloire semblait
+prête à s'éteindre, après avoir brillé d'un éclat subit et terrible
+comme l'explosion de ses brûlots. Un Vénitien, homme d'assez mauvais
+ton, et parlant fort mal le français, prétendait avoir commandé la
+corvette de Byron pendant les excursions aventureuses du poète dans
+l'Adriatique et l'Archipel grec. Il nous décrivait minutieusement le
+brillant uniforme dont Byron avait exigé qu'il fût revêtu, les orgies
+qu'ils faisaient ensemble; il n'oubliait pas non plus les éloges que le
+noble voyageur avait accordés à son courage. Au milieu d'une tempête,
+Byron ayant engagé le capitaine à venir dans sa chambre, faire avec lui
+une partie d'écarté, celui-ci accepta l'invitation au lieu de rester sur
+le pont à surveiller la man&oelig;uvre; la partie commencée, les mouvements
+du vaisseau devinrent si violents que la table et les joueurs furent
+rudement renversés.</p>
+
+<p>&mdash;Ramassez les cartes, et continuons, s'écria Byron.</p>
+
+<p>&mdash;Volontiers, milord!<a name="page_050" id="page_050"></a></p>
+
+<p>&mdash;Commandant, vous êtes un brave!» Il se peut qu'il n'y ait pas un mot
+de vrai dans tout cela, mais il faut convenir que l'uniforme galonné et
+la partie d'écarté sont bien dans le caractère de l'auteur de <i>Lara</i>; en
+outre le narrateur n'avait pas assez d'esprit pour donner à des contes
+ce parfum de couleur locale, et le plaisir que j'éprouvais à me trouver
+ainsi côte à côte avec un compagnon du pèlerinage de Childe-Harold,
+achevait de me persuader. Mais notre traversée ne paraissait pas
+approcher sensiblement de son terme; un calme plat nous avait arrêtés en
+vue de Nice; il nous y retint trois jours entiers. La brise légère qui
+s'élevait chaque soir nous faisait avancer de quelques lieues, mais elle
+tombait au bout de deux heures, et la direction contraire d'un courant
+qui règne le long de ces côtes, nous ramenait tout doucement pendant la
+nuit au point d'où nous étions partis. Tous les matins, en montant sur
+le pont, ma première question aux matelots était pour connaître le nom
+de la ville qu'on distinguait sur le rivage, et tous les matins je
+recevais pour réponse: «E Nizza, signore. Ancora Nizza. E sempre Nizza.»
+Je commençais à croire la gracieuse ville de Nice douée d'une puissance
+magnétique, qui, si elle n'arrachait pièce à pièce tous les ferrements
+de notre brick, ainsi qu'il arrive, au dire des matelots, quand on
+approche trop des pôles, exerçait au<a name="page_051" id="page_051"></a> moins sur le bâtiment une
+irrésistible attraction. Un vent furieux du nord, qui nous tomba des
+Alpes comme une avalanche, vint me tirer d'erreur. Le capitaine n'eut
+garde de manquer une si belle occasion pour réparer le temps perdu, et
+se <i>couvrit de toile</i>. Le vaisseau pris en flanc inclinait horriblement.
+Toutefois je fus bien vite accoutumé à cet aspect qui m'avait alarmé
+dans les premiers moments; mais vers minuit, comme nous entrions dans le
+golfe de la Spezzia, la frénésie de cette <i>tramontana</i> devint telle, que
+les matelots eux-mêmes commencèrent à trembler en voyant l'obstination
+du capitaine à laisser toutes les voiles dehors. C'était une tempête
+véritable, dont je ferai la description en beau style académique... une
+autre fois. Cramponné à une barre de fer du tillac, j'admirais avec un
+sourd battement de c&oelig;ur cet étrange spectacle, pendant que le
+commandant vénitien, dont j'ai parlé plus haut, examinait d'un &oelig;il
+sévère le capitaine occupé à tenir la barre, et laissait échapper de
+temps en temps de sinistres exclamations: «C'est de la folie!
+disait-il... Quel entêtement!... Cet imbécile va nous faire sombrer!...
+Un temps pareil, et quinze voiles étendues!» L'autre ne disait mot, et
+se contentait de rester au gouvernail, quand un effroyable coup de vent
+vint le renverser, et coucher presque entièrement le navire sur le
+flanc. Ce fut un instant terrible...<a name="page_052" id="page_052"></a> Pendant que notre malencontreux
+capitaine roulait au milieu des tonneaux que la secousse avait jetés sur
+le pont dans toutes les directions, le Vénitien, s'élançant à la barre,
+prit le commandement de la man&oelig;uvre avec une autorité illégale, il est
+vrai, mais bien justifiée par l'événement, et que l'instinct des
+matelots, joint à l'imminence du danger, les empêcha de méconnaître.
+Plusieurs d'entre eux, se croyant perdus, appelaient déjà la madone à
+leur aide. «Il ne s'agit pas de la madone, sacredieu! s'écrie le
+commandant, au perroquet! au perroquet! tous au perroquet!» En un
+instant, à la voix de ce chef improvisé, les mâts furent couverts de
+monde, les principales voiles carguées; le vaisseau, se relevant à demi,
+permit alors d'exécuter les man&oelig;uvres de détail, et nous fûmes sauvés.</p>
+
+<p>Le lendemain nous arrivâmes à Livourne à l'aide d'une seule voile, tant
+était grande la violence du vent. Quelques heures après notre
+installation à l'hôtel de l'Aquila Nera, nos matelots vinrent en corps
+nous faire une visite, intéressée en apparence, mais qui n'avait pour
+but cependant que de se réjouir avec nous du danger auquel nous venions
+d'échapper. Ces pauvres diables, qui gagnent à peine le morceau de morue
+sèche et le biscuit dont se compose leur nourriture habituelle, ne
+voulurent jamais accepter<a name="page_053" id="page_053"></a> notre argent, et ce fut à grand peine que
+nous parvînmes à les faire rester pour prendre leur part d'un déjeuner
+improvisé. Une pareille délicatesse est chose rare, surtout en Italie;
+elle mérite d'être consignée.</p>
+
+<p>Mes compagnons de voyage m'avaient confié, pendant la traversée, qu'ils
+accouraient pour prendre part au mouvement qui venait d'éclater contre
+le duc de Modène. Ils étaient animés du plus vif enthousiasme; ils
+croyaient toucher déjà au jour de l'affranchissement de leur patrie.
+Modène prise, la Toscane entière se soulèverait; sans perdre de temps,
+on marcherait sur Rome; la France d'ailleurs ne manquerait pas de les
+aider dans leur noble entreprise, etc., etc. Hélas! avant d'arriver à
+Florence, deux d'entre eux furent arrêtés par la police du Grand-Duc et
+jetés dans un cachot, où ils croupissent peut-être encore; pour les
+autres, j'ai appris plus tard qu'ils s'étaient distingués dans les rangs
+des patriotes de Modène et de Bologne, mais qu'attachés au brave et
+malheureux Menotti, ils avaient suivi toutes ses vicissitudes et partagé
+son sort. Telle fut la fin tragique de ces beaux rêves de liberté.</p>
+
+<p>Resté seul à Florence, après des adieux que je ne croyais pas devoir
+être éternels, je m'occupai de mon départ pour Rome. Le moment était
+fort inopportun, et ma qualité de Français, arrivant de Paris, me
+rendait encore plus difficile<a name="page_054" id="page_054"></a> l'entrée des États pontificaux. On refusa
+de viser mon passeport pour cette destination; les pensionnaires de
+l'Académie étaient véhémentement soupçonnés d'avoir fomenté le mouvement
+insurrectionnel de la place Colonne, et l'on conçoit que le pape ne vit
+pas avec empressement s'accroître cette petite colonie de
+révolutionnaires. J'écrivis à notre directeur, M. Horace Vernet, qui,
+après d'énergiques réclamations, obtint enfin du cardinal Bernetti
+l'autorisation dont j'avais besoin.</p>
+
+<p>Par une singularité remarquable, j'étais parti seul de Paris; je m'étais
+trouvé seul Français dans la traversée de Marseille à Livourne; je fus
+l'unique voyageur que le voiturin de Florence trouva disposé à
+s'acheminer vers Rome, et c'est dans cet isolement complet que j'y
+arrivai. Deux volumes de Mémoires sur l'impératrice Joséphine, que le
+hasard m'avait fait rencontrer chez un bouquiniste de Sienne, m'aidèrent
+à tuer le temps pendant que ma vieille berline cheminait paisiblement.
+Mon Phaéton ne savait pas un mot de français; pour moi, je ne possédais
+de la langue italienne que des phrases comme celle-ci: «Fa molto caldo.
+Piove. Quando lo pranzo?» Il était difficile que notre conversation fût
+d'un grand intérêt. L'aspect du pays était assez peu pittoresque, et le
+manque absolu de confortable dans les bourgs ou villages où nous nous
+arrêtions,<a name="page_055" id="page_055"></a> achevait de me faire pester contre l'Italie, et la nécessité
+absurde qui m'y amenait. Mais un jour, sur les dix heures du matin,
+comme nous venions d'atteindre un petit groupe de maisons, appelé la
+Storta, le vetturino me dit tout-à-coup d'un air nonchalant, en se
+versant un verre de vin: «Ecco Roma, signore!» Et, sans se retourner, il
+me montrait du doigt la croix de Saint-Pierre. Ce peu de mots opéra en
+moi une révolution complète; je ne saurais exprimer le trouble, le
+saisissement que me causa l'aspect lointain de la ville immortelle, au
+milieu de cette immense plaine nue et désolée... Tout à mes yeux devint
+grand, poétique, sublime; l'imposante majesté de la <i>piazza del Popolo</i>,
+par laquelle on entre dans Rome en venant de France, vint encore quelque
+temps après augmenter ma religieuse émotion; et j'étais tout rêveur
+quand les chevaux, dont j'avais cessé de maudire la lenteur,
+s'arrêtèrent devant un palais de noble et sévère apparence; c'était
+l'Académie.</p>
+
+<p>La <i>villa Medici</i>, qu'habitent les pensionnaires et le directeur de
+l'Académie de France, fut bâtie en 1557 par Annibal Lippi; Michel-Ange
+ensuite y ajouta une aile et quelques embellissements: elle est située
+sur cette portion du <i>monte Pincio</i> qui domine la ville, et de laquelle
+on jouit d'une des plus belles vues qu'il y ait au monde. A droite,
+s'étend la promenade du Pincio; c'est<a name="page_056" id="page_056"></a> l'avenue des Champs-Élysées de
+Rome. Chaque soir, au moment où la chaleur commence à baisser, elle est
+inondée de promeneurs à pied, à cheval, et surtout en calèche
+découverte, qui, après avoir animé pendant quelque temps la solitude de
+ce magnifique plateau, en descendent précipitamment au coup de sept
+heures, et se dispersent comme un essaim de moucherons emporté par le
+vent. Telle est la crainte presque superstitieuse qu'inspire aux Romains
+le <i>mauvais air</i>, que si un petit nombre de promeneurs attardés,
+narguant l'influence pernicieuse de l'<i>aria cattiva</i>, s'arrête encore
+après la disparition de la foule, pour admirer la pompe du majestueux
+paysage déployé par le soleil couchant, derrière le <i>monte Mario</i>, qui
+borne l'horizon de ce côté, vous pouvez en être sûrs, ces imprudents
+rêveurs sont étrangers.</p>
+
+<p>A gauche de la Villa, l'avenue du Pincio aboutit sur la petite place de
+la Trinita del Monte, ornée d'un obélisque, d'où un large escalier de
+marbre descend dans Rome, et sert de communication directe entre le haut
+de la colline et la place d'Espagne.</p>
+
+<p>Du côté opposé, le palais s'ouvre sur de beaux jardins, dessinés dans le
+goût de Lenôtre, comme doivent l'être les jardins de toute honnête
+Académie. Un bois de lauriers et de chênes verts, élevé sur une
+terrasse, en fait partie, borné d'un côté<a name="page_057" id="page_057"></a> par les remparts de Rome et
+de l'autre par le couvent des Ursulines-Françaises, attenant aux
+terrains de la villa Medici.</p>
+
+<p>En face on aperçoit, au milieu des champs incultes de la villa Borghèse,
+la triste et désolée maison de campagne qu'habita Raphaël; et, comme
+pour assombrir encore ce mélancolique tableau, une ceinture de
+<i>pins-parasols</i> en tout temps couverte d'une noire armée de corbeaux,
+l'encadre à l'horizon.</p>
+
+<p>Telle est à peu près la topographie de l'habitation vraiment royale,
+dont la munificence du gouvernement français a doté ses artistes pendant
+le temps de leur séjour à Rome. Les appartements du directeur y sont
+d'une somptuosité remarquable; bien des ambassadeurs seraient heureux
+d'en posséder de pareils. Les chambres des pensionnaires, à l'exception
+de deux ou trois, sont au contraire petites, incommodes, et surtout
+excessivement mal meublées. Je parie qu'un maréchal-des-logis de la
+caserne Popincourt, à Paris, est mieux partagé, sous ce rapport, que je
+ne l'étais au palais de l'Accademia di Francia. Dans le jardin sont la
+plupart des ateliers des peintres et sculpteurs; les autres sont
+disséminés dans l'intérieur de la maison et sur un petit balcon élevé
+donnant sur le jardin des Ursulines, d'où l'on aperçoit la chaîne de la
+Sabine, le monte Cavo et le camp d'Annibal. De plus, une<a
+name="page_058" id="page_058"></a> bibliothèque totalement dépourvue
+d'ouvrages nouveaux, mais assez bien fournie en livres classiques, est
+ouverte jusqu'à trois heures aux investigations des élèves laborieux, et
+présente au dés&oelig;uvrement de ceux qui ne le sont pas une ressource
+contre l'ennui. Car il faut dire que la liberté dont ils jouissent est à
+peu près illimitée. Les pensionnaires sont bien tenus d'envoyer tous les
+ans à l'Académie de Paris, un tableau, un dessin, une statue, une
+médaille ou une partition; mais ce travail une fois fait, ils peuvent
+employer leur temps comme bon leur semble, où même ne pas l'employer du
+tout, sans que personne ait rien à y voir. La tâche du directeur se
+borne à administrer l'établissement, et à surveiller l'exécution du
+réglement qui le régit. Quant à la direction des études, il n'exerce sur
+elle aucune influence. Cela se conçoit; les vingt-deux élèves
+pensionnés, s'occupant de cinq arts, frères si l'on veut, mais
+différents, il n'est pas possible à un seul homme de les posséder tous,
+et il serait mal venu de donner son avis sur ceux qui lui sont
+étrangers.</p>
+
+<p>A présent que le lecteur a un aperçu du lieu de la scène, je crois que
+le meilleur moyen de lui faire connaître les acteurs est de reprendre
+mon auto-biographie au point où je l'avais interrompue.<a
+name="page_059" id="page_059"></a></p>
+
+<h3><a name="V" id="V"></a>V<br /><br />
+L'ARRIVÉE.</h3>
+
+<p><a name="page_060" id="page_060"></a></p>
+
+<p><a name="page_061" id="page_061"></a></p>
+
+<p>L'Ave Maria venait de sonner, quand je descendis de voiture à la porte
+de l'Académie; cette heure étant celle du dîner, je m'empressai de me
+faire conduire au réfectoire, où l'on venait de m'apprendre que tous mes
+nouveaux camarades étaient réunis. Mon arrivée à Rome ayant été retardée
+par diverses circonstances, comme je l'ai dit plus haut, on n'attendait
+plus que moi; et, à peine eus-je mis le pied dans la vaste salle où
+siégeaient bruyamment autour d'une table bien garnie une vingtaine de
+convives, qu'un hourra à faire tomber les vitres, s'il y en avait eu,
+s'éleva à mon aspect.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! Berlioz! Berlioz! Oh! cette tête! Oh! ces cheveux! Oh! ce nez!
+Dis-donc, Jalay, il t'enfonce joliment pour le nez!<a name="page_062" id="page_062"></a></p>
+
+<p>&mdash;Et toi, il te <i>recale</i> fièrement pour les cheveux!</p>
+
+<p>&mdash;Mille dieux! quel toupet!</p>
+
+<p>&mdash;Eh! Berlioz! tu ne me reconnais pas? Te rappelles-tu la séance de
+l'Institut? Tes sacrées timbales qui ne sont pas parties pour l'incendie
+de Sardanapale? Était-il furieux! Mais, ma foi, il y avait de quoi!
+Voyons donc, tu ne me reconnais pas?</p>
+
+<p>&mdash;Je vous reconnais bien; mais votre nom...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! tiens, il me dit <i>vous</i>, tu te <i>manières</i>, mon vieux: on se tutoie
+tout de suite ici.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! comment t'appelles-tu?</p>
+
+<p>&mdash;Il s'appelle Signol.</p>
+
+<p>&mdash;Mieux que ça, Rossignol.</p>
+
+<p>&mdash;Mauvais! mauvais le calembourg!</p>
+
+<p>&mdash;Absurde!</p>
+
+<p>&mdash;Laissez-le donc s'asseoir!</p>
+
+<p>&mdash;Qui? le calembourg?</p>
+
+<p>&mdash;Non, Berlioz.</p>
+
+<p>&mdash;Ohé! Fleury, apportez-nous du punch, et du fameux; cela vaudra mieux
+que les bêtises de cet autre qui veut faire le malin.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, voilà notre section de musique au complet!</p>
+
+<p>&mdash;Eh! Monfort<a name="FNanchor_5_5" id="FNanchor_5_5"></a><a href="#Footnote_5_5" class="fnanchor">[5]</a>, voilà ton collègue.<a name="page_063" id="page_063"></a></p>
+
+<p>&mdash;Eh! Berlioz, voilà <i>ton-fort</i>.</p>
+
+<p>&mdash;C'est <i>mon-fort</i>.</p>
+
+<p>&mdash;C'est <i>son-fort</i>.</p>
+
+<p>&mdash;C'est <i>notre-fort</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Embrassez-vous.</p>
+
+<p>&mdash;Embrassons-nous.</p>
+
+<p>&mdash;Ils ne s'embrasseront pas!</p>
+
+<p>&mdash;Ils s'embrasseront!</p>
+
+<p>&mdash;Ils ne s'embrasseront pas!</p>
+
+<p>&mdash;Si!</p>
+
+<p>&mdash;Non!</p>
+
+<p>&mdash;Ah ça! mais, pendant qu'ils crient, tu manges tout le macaroni, toi;
+aurais-tu la bonté de m'en laisser un peu?</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! embrassons-le tous, et que ça finisse!</p>
+
+<p>&mdash;Non, que ça commence! voilà le punch! Ne bois pas ton vin.</p>
+
+<p>&mdash;Non, plus de vin!</p>
+
+<p>&mdash;A bas le vin!</p>
+
+<p>&mdash;Cassons les bouteilles! Gare, Fleury!</p>
+
+<p>&mdash;Pinck! panck!</p>
+
+<p>&mdash;Messieurs, ne cassez pas les verres, au moins; il en faut pour le
+punch; je ne pense pas que vous veuillez le boire dans de petits verres.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! les petits verres! Fi donc!</p>
+
+<p>&mdash;Pas mal, Fleury! ce n'est pas maladroit; sans ça, tout y passait.</p>
+
+<p>Fleury est le nom du factotum de la maison;<a name="page_064" id="page_064"></a> ce brave homme, si digne, à
+tous égards, de la confiance que lui accordent les directeurs de
+l'Académie, est en possession, depuis longues années, de servir à table
+les pensionnaires; il a vu tant de scènes semblables à celle que je
+viens de décrire, qu'il n'y fait plus attention, et garde en pareil cas
+un sérieux de glace, dont le contraste est vraiment plaisant. Quand je
+fus un peu revenu de l'étourdissement que devait me causer un tel
+accueil, je m'aperçus que le salon où je me trouvais offrait l'aspect le
+plus bizarre. Sur l'un des murs, sont encadrés les portraits des anciens
+pensionnaires, au nombre de cinquante environ; sur l'autre, qu'on ne
+peut regarder sans rire, d'effroyables fresques de grandeur naturelle,
+étalent une suite de caricatures, dont la monstruosité grotesque ne peut
+se décrire, et dont les originaux ont tous habité l'Académie.
+Malheureusement l'espace manque aujourd'hui pour continuer cette
+curieuse galerie, et les nouveaux venus, dont l'extérieur prête à la
+charge, ne peuvent plus être admis aux honneurs du grand <i>salon</i>.</p>
+
+<p>Le soir même, après avoir salué M. Vernet, je suivis mes camarades au
+lieu habituel de leurs réunions, le fameux café Greco. C'est bien la
+plus détestable taverne qu'on puisse trouver, sale, obscure et humide;
+rien ne peut justifier la préférence que lui accordent les artistes de
+toutes<a name="page_065" id="page_065"></a> les nations fixés à Rome. Mais son voisinage de la place
+d'Espagne et du restaurant Lepri qui est en face, lui amène un nombre
+considérable de chalands. On y tue le temps à fumer d'exécrables
+cigares, en buvant du café qui n'est guère meilleur, qu'on vous sert,
+non point sur des tables de marbre comme partout ailleurs, mais sur de
+petits guéridons de bois, larges comme la calotte d'un chapeau, et noirs
+et gluants comme les murs de cet aimable lieu. Le <i>café Greco</i>
+cependant, est tellement fréquenté par les artistes étrangers que la
+plupart s'y font adresser leurs lettres, et que les nouveaux débarqués
+n'ont rien de mieux à faire que de s'y rendre pour trouver des
+compatriotes.</p>
+
+<p><a name="page_066" id="page_066"></a></p>
+
+<p><a name="page_067" id="page_067"></a></p>
+
+<h3><a name="VI" id="VI"></a>VI<br /><br />
+ÉPISODE BOUFFON.</h3>
+
+<p><a name="page_068" id="page_068"></a></p>
+
+<p><a name="page_069" id="page_069"></a></p>
+
+<div class="blockquotr"><p>On a vu des fusils partir, qui n'étaient pas chargés, dit-on. On a
+vu plus souvent encore, je crois, des fusils chargés qui ne
+partaient pas.</p>
+
+<p class="r">(P<small>ASCAL.</small>)</p></div>
+
+<p>Je passai quelque temps à me façonner tant bien que mal à cette
+existence si nouvelle pour moi. Mais une vive inquiétude qui, dès le
+lendemain de mon arrivée, s'était emparée de mon esprit, ne me laissait
+d'attention ni pour les objets environnants, ni pour le cercle social où
+je venais d'être si brusquement introduit. Je n'avais pas trouvé à Rome
+des lettres de Paris qui auraient dû m'y précéder de plusieurs jours. Je
+les attendis pendant trois semaines avec une anxiété croissante; après
+ce temps, incapable de résister davantage au désir de connaître la<a
+name="page_070" id="page_070"></a> cause de ce silence mystérieux, et malgré
+les remontrances amicales de M. Horace Vernet, qui essaya d'empêcher un
+coup de tête, en m'assurant qu'il serait obligé de me rayer de la liste
+des pensionnaires de l'Académie si je quittais l'Italie, je m'obstinai à
+rentrer en France.</p>
+
+<p>En repassant à Florence, une esquinancie assez violente vint me clouer
+au lit pendant huit jours. Ce fut alors que je fis la connaissance de
+l'architecte danois Schlick, aimable garçon et artiste d'un talent
+classé très-haut par les connaisseurs. Pendant cette semaine de
+souffrances, je m'occupai à réinstrumenter la scène du bal de ma
+Symphonie fantastique, et j'ajoutai à ce morceau la <i>coda</i> qui existe
+maintenant. Je n'avais pas fini ce travail quand, le jour de ma première
+sortie, j'allai à la poste demander mes lettres. Le paquet qu'on me
+présenta contenait une épître d'une impudence si extraordinaire et si
+blessante pour un homme de l'âge et du caractère que j'avais alors,
+qu'il se passa soudain en moi quelque chose d'affreux. Deux larmes de
+rage jaillirent de mes yeux, et mon parti fut pris instantanément. Il
+s'agissait de voler à Paris, où j'avais à tuer sans rémission deux
+femmes coupables et un innocent. Quant à me tuer, moi, après ce beau
+coup, c'était de rigueur, on le pense bien. Le plan de l'expédition fut
+conçu en quelques minutes. On devait à Paris redouter<a name="page_071" id="page_071"></a> mon retour, on me
+connaissait... Je résolus de ne m'y présenter qu'avec de grandes
+précautions et sous un déguisement. Je courus chez Schlick, qui
+n'ignorait pas le sujet du drame dont j'étais le principal acteur. En me
+voyant si pâle:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mon Dieu! qu'y a-t-il?</p>
+
+<p>&mdash;Voyez, lui dis-je en lui tendant la lettre, lisez!</p>
+
+<p>&mdash;Oh! c'est monstrueux, répondit-il après avoir lu. Qu'allez-vous faire?</p>
+
+<p>L'idée me vint aussitôt de le tromper, pour pouvoir agir plus librement.</p>
+
+<p>&mdash;Ce que je vais faire? Je persiste à rentrer en France; mais je vais
+chez mon père au lieu de retourner à Paris.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mon ami, vous avez raison; allez dans votre famille; c'est là
+seulement que vous pourrez, avec le temps, oublier vos chagrins et
+calmer l'effrayante agitation où je vous vois. Allons, du courage!</p>
+
+<p>&mdash;J'en ai; mais il faut que je parte tout de suite, je ne répondrais pas
+de moi demain.</p>
+
+<p>&mdash;Rien n'est plus aisé que de vous faire partir ce soir; je connais
+beaucoup de monde ici, à la police et à la poste; dans deux heures
+j'aurai votre passeport, et dans cinq votre place dans la voiture du
+courrier. Je vais m'occuper de tout cela; rentrez à l'hôtel faire vos
+préparatifs, je vous y rejoindrai.<a name="page_072" id="page_072"></a></p>
+
+<p>Au lieu de rentrer, je m'acheminai vers le quai de l'Arno, où demeurait
+une marchande de modes française. J'entre dans son magasin, et tirant ma
+montre:</p>
+
+<p>&mdash;Madame, lui dis-je, il est midi; je pars ce soir avec le courrier,
+pouvez-vous, avant cinq heures, préparer pour moi une toilette complète
+de femme de chambre, robe, chapeau, voile vert, etc.? Je vous donnerai
+ce que vous voudrez, je ne regarde pas à l'argent.</p>
+
+<p>La marchande se consulte un instant, et m'assure que tout sera prêt
+avant l'heure indiquée. Je donne des arrhes et rentre, sur l'autre rive
+de l'Arno, à l'hôtel des Quatre-Nations où je logeais. J'appelle le
+premier sommelier.</p>
+
+<p>&mdash;Antoine, je pars à six heures pour la France; il m'est impossible
+d'emporter ma malle, je vous la confie. Envoyez-la par la première
+occasion sûre à mon père, dont voici l'adresse.</p>
+
+<p>Et prenant la partition de la scène du Bal<a name="FNanchor_6_6" id="FNanchor_6_6"></a><a href="#Footnote_6_6" class="fnanchor">[6]</a>, dont la <i>coda</i> n'était
+pas entièrement instrumentée, j'écris en tête: <i>Je n'ai pas le temps de
+finir; s'il prend fantaisie à la Société des Concerts de Paris
+d'exécuter ce morceau en</i> <small>L'ABSENCE</small> <i>de l'auteur, je prie Habeneck de
+doubler à l'octave basse, avec les clarinettes et les cors, le trait<a
+name="page_073" id="page_073"></a> des flûtes placé sur la dernière rentrée
+du thême, et d'écrire à plein orchestre les accords qui suivent. Cela
+suffira pour la conclusion.</i></p>
+
+<p>Puis je mets la partition de ma Symphonie fantastique, adressée sous
+enveloppe à Habeneck, dans une valise, avec quelques hardes; j'avais une
+paire de pistolets à deux coups, je les charge convenablement; j'examine
+et je place dans mes poches deux petites bouteilles de
+rafraîchissements, tels que laudanum, stricnine; et, la conscience en
+repos au sujet de mon arsenal, je m'en vais attendre l'heure du départ,
+en parcourant sans but les rues de Florence avec cet air malade, inquiet
+et inquiétant des chiens enragés.</p>
+
+<p>A cinq heures, je retourne chez ma modiste; on m'essaie ma parure qui va
+fort bien. En payant le prix convenu, je donne vingt francs de trop; une
+jeune ouvrière, assise devant le comptoir s'en aperçoit et veut me le
+faire observer; mais la maîtresse du magasin, jetant d'un geste rapide
+mes pièces d'or dans son tiroir, la repousse et l'interrompt par un:</p>
+
+<p>«Allons, petite bête, laissez monsieur tranquille! croyez-vous qu'il ait
+le temps d'écouter vos sottises!» Et répondant à mon sourire ironique
+par un salut curieux mais plein de grâce: «Mille remerciments, monsieur,
+j'augure bien du succès, vous serez <i>charmante</i>, sans aucun doute, dans
+votre petite comédie.»<a name="page_074" id="page_074"></a></p>
+
+<p>Six heures sonnent enfin; mes adieux faits à ce vertueux Schlick, qui
+voyait en moi une brebis égarée et blessée rentrant au bercail, ma
+parure féminine soigneusement serrée dans une des poches de la voiture,
+je salue du regard le Persée de Benvenuto et sa fameuse inscription:
+«<i>Si quis te læserit</i>, ego <i>tuus ultor ero</i><a name="FNanchor_7_7" id="FNanchor_7_7"></a><a href="#Footnote_7_7" class="fnanchor">[7]</a>» et nous partons.</p>
+
+<p>Les lieues se succèdent, et toujours entre le courrier et moi règne un
+profond silence. J'avais la gorge et les dents serrées; je ne mangeais
+pas, je ne buvais pas, je ne parlais pas. Quelques mots furent échangés
+seulement vers minuit, au sujet des pistolets, dont le prudent
+conducteur ôta les capsules et qu'il cacha ensuite sous les coussins de
+la voiture. Il craignait que nous ne vinssions à être attaqués, et en
+pareil cas, disait-il, on ne doit jamais montrer la moindre intention de
+se défendre quand on ne veut pas être assassiné.</p>
+
+<p>&mdash;A votre aise, lui répondis-je, je serais bien fâché de nous
+compromettre, et je n'en veux pas aux brigands!</p>
+
+<p>Arrivé à Gênes, sans avoir avalé autre chose que le jus d'une orange, au
+grand étonnement de mon compagnon de voyage qui ne savait trop<a
+name="page_075" id="page_075"></a> si j'étais de ce monde ou de l'autre, je
+m'aperçois d'un nouveau malheur: Mon costume de femme était perdu. Nous
+avions changé de voiture à un village nommé Pietra-Santa et en quittant
+celle qui nous amenait de Florence, j'y avais oublié tous mes atours.
+«Feux et tonnerres! m'écriai-je, ne semble-t-il pas qu'un bon ange
+maudit veuille m'empêcher d'exécuter mon projet! c'est ce que nous
+verrons!»</p>
+
+<p>Aussitôt je fais venir un domestique de place parlant le français et le
+génois. Il me conduit chez une modiste. Il était près de midi, le
+courrier repartait à six heures. Je demande un nouveau costume: on
+refuse de l'entreprendre, ne pouvant l'achever en si peu de temps. Nous
+allons chez une autre, chez deux autres, chez trois autres modistes,
+même refus. Une enfin annonce qu'elle va rassembler plusieurs ouvrières
+et qu'elle essaiera de me parer avant l'heure du départ.</p>
+
+<p>Elle tient parole; je suis réparé. Mais pendant que je courais ainsi les
+grisettes, ne voilà-t-il pas la police sarde qui s'avise, sur
+l'inspection de mon passeport, de me prendre pour un émissaire de la
+révolution de juillet, pour un co-carbonaro, pour un conspirateur, pour
+un libérateur, de refuser de viser le dit passeport pour Turin, et de
+m'enjoindre de passer par Nice!<a name="page_076" id="page_076"></a></p>
+
+<p>«Eh! mon Dieu, visez pour Nice, qu'est-ce que cela me fait? je passerai
+par l'enfer si vous voulez, pourvu que je passe!»</p>
+
+<p>Lequel des deux était le plus splendidement niais, de la police, qui ne
+voyait, dans tous les Français, que des missionnaires de la Révolution,
+ou de moi, qui me croyais obligé de ne pas mettre le pied dans Paris
+sans être déguisé en femme, comme si tout le monde, en me reconnaissant,
+eût dû lire sur mon front le projet qui m'y ramenait; ou comme si, en me
+cachant vingt-quatre heures dans un hôtel, je n'eusse pas dû trouver
+cinquante marchandes de mode pour une, capables de me fagoter à
+merveille.</p>
+
+<p>Les gens passionnés sont charmants, ils s'imaginent tous, que le monde
+entier est préoccupé de leur passion quelle qu'elle soit, et ils mettent
+une bonne foi vraiment édifiante à se conformer à cette opinion.</p>
+
+<p>Je pris donc la route de Nice, sans décolérer. Je repassais même avec
+beaucoup de soin dans ma tête, la <i>petite comédie</i> que j'allais jouer en
+arrivant à Paris. Je me présentais chez mes <i>amis</i> sur les neuf heures
+du soir, au moment où la famille était réunie et prête à prendre le thé;
+je me faisais annoncer comme la femme de chambre de madame la comtesse
+M..., chargée d'un message important et pressé; on m'introduisait au
+salon, je remettais une lettre, et pendant qu'on<a name="page_077" id="page_077"></a> s'occupait à la lire,
+tirant de mon sein mes deux pistolets doubles, je cassais la tête au
+numéro un, au numéro deux, je saisissais par les cheveux le numéro
+trois, je me faisais reconnaître, malgré ses cris je lui adressais mon
+troisième compliment; après quoi, avant que ce concert de voix et
+d'instruments n'eût attiré des curieux, je me lâchais sur la tempe
+droite le quatrième argument irrésistible, et si le pistolet venait à
+rater (cela s'est vu), je me hâtais d'avoir recours à mes petits
+flacons. Oh! la jolie scène! c'est vraiment dommage qu'elle ait été
+supprimée!</p>
+
+<p>Cependant, malgré ma rage condensée, je me disais parfois en cheminant:
+«Oui, cela sera délicieux, j'aurai là un moment bien agréable! mais la
+nécessité de me tuer ensuite, est assez... fâcheuse. Dire adieu ainsi au
+monde, à l'art; ne laisser d'autre réputation que celle d'un brutal qui
+ne savait pas vivre; n'avoir pas même terminé les corrections de ma
+première symphonie; avoir en tête d'autres partitions.... plus
+grandes..... ah!..... c'est.....» Et revenant à mon idée sanglante:
+«Non, non, non, non, il faut qu'ils meurent tous, il faut que je les
+extermine, il faut que je leur brise le crâne, il le faut, et cela sera!
+cela sera!....» Et les chevaux trottaient, m'emportant vers la France.
+La nuit vint; nous suivions la route de la Corniche, taillée dans le
+rocher à deux où trois cents toises au-dessus<a name="page_078" id="page_078"></a> de la mer, qui baigne en
+cet endroit le pied des Alpes. L'amour de la vie et l'amour de l'art,
+depuis une heure, me répétaient secrètement mille douces promesses, et
+je les laissais dire; je trouvais même un certain charme à les écouter,
+quand, tout d'un coup, le postillon ayant arrêté ses chevaux pour mettre
+le sabot à la voiture, cet instant de silence me permit d'entendre les
+sourds râlements de la mer, qui brisait furieuse au fond du précipice.
+Ce bruit éveilla un écho terrible et fit éclater dans ma poitrine une
+nouvelle tempête, plus effrayante que toutes celles qui l'avaient
+précédée. Je râlai comme la mer, et m'appuyant de mes deux mains sur la
+banquette où j'étais assis, je fis un mouvement convulsif comme pour
+m'élancer en avant, en poussant un <i>Ha!</i> si rauque, si sauvage, que le
+malheureux conducteur, bondissant de côté, crut décidément avoir pour
+compagnon de voyage quelque diable contraint de porter un morceau de la
+vraie croix.</p>
+
+<p>Cependant, l'intermittence existait, il fallait le reconnaître; il y
+avait lutte entre la vie et la mort. Dès que je m'en fus aperçu, je fis
+ce raisonnement qui ne me semble point trop saugrenu, vu le temps et le
+lieu: «Si je profitais du bon moment (le bon moment était celui où la
+vie venait coqueter avec moi. J'allais me rendre, on le voit), si je
+profitais, dis-je,<a name="page_079" id="page_079"></a> du bon moment, pour me cramponner de quelque façon
+et m'appuyer sur quelque chose, afin de mieux résister au retour du
+mauvais; peut-être viendrais-je à bout de prendre une résolution....
+vitale. Voyons donc.» Nous traversions à cette heure, un village sarde,
+sur une plage, au niveau de la mer qui ne rugissait pas trop. On
+s'arrête pour changer de chevaux, je demande au conducteur le temps
+d'écrire une lettre; j'entre dans un petit café, je prends un chiffon de
+papier, et j'écris au directeur de l'Académie de Rome, M. Horace Vernet,
+<i>de vouloir bien me conserver sur la liste des pensionnaires, s'il ne
+m'en avait pas rayé; que j'en avais point encore enfreint le réglement,
+et que je</i> <small>M'ENGAGEAIS SUR L'HONNEUR</small> <i>à ne pas passer la frontière
+d'Italie jusqu'à ce que sa réponse me fût parvenue à Nice, où j'allais
+l'attendre</i>.</p>
+
+<p>Ainsi lié par ma parole, et sûr de pouvoir toujours en revenir à mon
+projet de Huron, si, exclu de l'Académie, privé de ma pension, je me
+trouvais sans feu, ni lieu, ni sou, ni maille, je remontai plus
+tranquillement en voiture. Je m'aperçus même tout-à-coup que... <i>j'avais
+faim</i>, n'ayant rien mangé depuis Florence. O bonne grosse nature!
+décidément j'étais repris.</p>
+
+<p>J'arrivai à cette heureuse ville de Nice, grondant encore un peu.
+J'attendis quelques jours; vint la réponse de M. Vernet; réponse
+amicale,<a name="page_080" id="page_080"></a> bienveillante, paternelle, dont je fus profondément touché. Ce
+grand artiste, sans connaître le sujet de mon trouble, me donnait des
+conseils qui s'y appliquaient on ne peut mieux; il m'indiquait le
+travail et l'amour de l'art comme les deux remèdes souverains contre les
+tourmentes morales; il m'annonçait que mon nom était resté sur la liste
+des pensionnaires, que le ministre ne serait pas instruit de mon équipée
+et que je pouvais revenir à Rome où l'on me recevrait à bras ouverts.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, ils sont sauvés, fis-je en soupirant profondément. Et si je
+vivais maintenant! Si je vivais tranquillement, heureusement,
+musicalement! Oh! la plaisante affaire!... Essayons.</p>
+
+<p>Voilà que j'aspire l'air tiède et embaumé de Nice à pleins poumons;
+voilà la vie et la joie qui accourent à tire-d'ailes, et la musique qui
+m'embrasse, et l'avenir qui me sourit, et je reste à Nice un mois entier
+à errer dans les bois d'orangers, à me plonger dans la mer, à dormir nu
+sur les bruyères des montagnes de Villefranche, à voir du haut de ce
+radieux observatoire les navires venir, passer et disparaître
+silencieusement. Je vis entièrement seul, j'écris l'ouverture du <i>Roi
+Lear</i>, je chante, je crois en Dieu! Convalescence.</p>
+
+<p>C'est ainsi que j'ai passé à Nice les vingt plus<a name="page_081" id="page_081"></a> beaux jours de ma vie.
+Nizza! Nizza! ô rimenbranza!</p>
+
+<p>Mais la police du roi de Sardaigne vint encore troubler mon paisible
+bonheur et m'obliger à y mettre un terme.</p>
+
+<p>J'avais fini par échanger quelques paroles au café avec deux officiers
+de la garnison piémontaise; il m'arriva même un jour de faire avec eux
+une partie de billard; cela suffit pour inspirer au chef de la police
+des soupçons graves sur mon compte.</p>
+
+<p>&mdash;Évidemment ce jeune musicien français n'est pas venu à Nice pour
+assister aux représentations de <i>Mathilde de Sabran</i> (le seul ouvrage
+qu'on y entendît alors), il ne va jamais au théâtre. Il passe des
+journées entières dans les rochers de Villefranche..... il y attend un
+signal de quelque vaisseau révolutionnaire..... Il ne dîne pas à table
+d'hôte..... pour éviter les insidieuses conversations des agents
+secrets. Le voilà qui se lie tout doucement avec les chefs de nos
+régiments..... Il va entamer avec eux les négociations dont il est
+chargé au nom de <i>la Jeune Italie</i>, cela est clair, la conspiration est
+flagrante!</p>
+
+<p>O grand homme! politique profond, tu es délirant, va!</p>
+
+<p>Je suis mandé au bureau de police et interrogé en formes.<a
+name="page_082" id="page_082"></a></p>
+
+<p>&mdash;Que faites-vous ici, Monsieur?</p>
+
+<p>&mdash;Je me rétablis d'une maladie cruelle; je compose, je rêve, je remercie
+Dieu d'avoir fait un si beau soleil, une mer si belle, des montagnes si
+verdoyantes.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'êtes pas peintre?</p>
+
+<p>&mdash;Non, Monsieur.</p>
+
+<p>&mdash;Cependant, on vous voit partout, un album à la main et dessinant
+beaucoup; seriez-vous occupé à lever quelque plan?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je <i>lève le plan</i> d'une ouverture du <i>Roi Lear</i>, c'est-à-dire,
+j'ai levé ce plan, car le dessin et l'instrumentation en sont
+tout-à-fait terminés; je crois même que l'entrée en sera formidable!</p>
+
+<p>&mdash;Comment l'entrée? qu'est-ce que ce roi Lear?</p>
+
+<p>&mdash;Hélas! monsieur, c'est un vieux bonhomme de roi d'Angleterre.</p>
+
+<p>&mdash;D'Angleterre!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, qui vécut, au dire de Shakespeare, il y a quelque dix-huit cents
+ans, et qui eut la faiblesse de partager son royaume à deux filles
+scélérates qu'il avait, et qui le mirent à la porte quand il n'eut plus
+rien à leur donner. Vous voyez qu'il y a peu de rois.....</p>
+
+<p>&mdash;Ne parlons pas du Roi!..... Vous entendez par ce mot
+instrumentation?.....</p>
+
+<p>&mdash;C'est un terme de musique.<a name="page_083" id="page_083"></a></p>
+
+<p>&mdash;Toujours ce prétexte! Je sais très-bien, monsieur, qu'on ne compose
+pas ainsi de la musique sans piano, seulement avec un album et un
+crayon, en marchant silencieusement sur les grèves! Ainsi donc, veuillez
+nous dire où vous comptez aller, on va vous rendre votre passeport; vous
+ne pouvez rester à Nice plus longtemps.</p>
+
+<p>&mdash;Alors je retournerai à Rome, en composant encore sans piano, avec
+votre permission.</p>
+
+<p>Ainsi fut fait. Je quittai Nice le lendemain fort contre mon gré, il est
+vrai, mais le c&oelig;ur léger et plein d'<i>allegria</i>, et bien vivant et bien
+guéri. Et c'est ainsi qu'une fois encore on a vu <i>des pistolets chargés
+qui ne sont pas partis</i>.</p>
+
+<p>C'est égal, je crois que ma petite comédie avait un certain intérêt, et
+c'est vraiment dommage qu'elle n'ait pas été représentée!....</p>
+
+<p><a name="page_084" id="page_084"></a></p>
+
+<p><a name="page_085" id="page_085"></a></p>
+
+<h3><a name="VII" id="VII"></a>VII<br /><br />
+RETOUR A ROME.</h3>
+
+<p><a name="page_086" id="page_086"></a></p>
+
+<p><a name="page_087" id="page_087"></a></p>
+
+<p>En repassant à Gênes, j'allai entendre l'<i>Agnese</i> de Paër. Cet opéra fut
+célèbre à l'époque de transition crépusculaire qui précéda <i>le lever</i> de
+Rossini.</p>
+
+<p>L'impression de froid ennui dont il m'accabla tenait sans doute à la
+détestable exécution qui en paralysait les beautés. Je remarquai d'abord
+que, suivant la louable habitude de certaines gens qui, bien
+qu'incapables de rien <i>faire</i>, se croient appelés à tout <i>refaire</i> ou
+retoucher, et qui, de leur coup-d'&oelig;il d'aigle aperçoivent tout de suite
+ce qui manque dans un ouvrage, on avait renforcé d'une grosse caisse
+l'instrumentation sage et modérée de Paër; de sorte qu'écrasé sous le
+tampon du maudit instrument, cet orchestre, qui<a name="page_088" id="page_088"></a> n'avait pas été écrit
+de manière à lui résister, disparaissait entièrement. Madame Ferlotti
+chantait (elle se gardait bien de le jouer) le rôle d'Agnèse. En
+cantatrice qui sait, à un franc près, ce que son gosier lui rapporte par
+an, elle répondait à la douloureuse folie de son père par le plus
+imperturbable sang-froid, la plus complète insensibilité; on eût dit
+qu'elle ne faisait qu'une répétition de son rôle, indiquant à peine les
+gestes et chantant sans expression pour ne pas se fatiguer.</p>
+
+<p>L'orchestre m'a paru passable. C'est une petite troupe fort inoffensive;
+mais les violons jouent juste et les instruments à vent suivent assez
+bien la mesure. A propos de violon..... pendant que je m'ennuyais dans
+sa ville natale, Paganini enthousiasmait tout Paris. Maudissant le
+mauvais destin qui me privait du bonheur de l'entendre, je cherchais au
+moins à obtenir de ses compatriotes quelques renseignements sur lui;
+mais les Gênois sont, comme les habitants de toutes les villes de
+commerce, fort indifférents pour les beaux-arts. Ils me parlèrent très
+froidement de l'homme extraordinaire que l'Allemagne, la France et
+l'Angleterre ont accueilli avec acclamations. Je demandai la maison de
+son père, on ne put me l'indiquer. A la vérité, je cherchai aussi dans
+Gênes le temple, la pyramide, enfin le monument que je pensais avoir été
+élevé à la<a name="page_089" id="page_089"></a> mémoire de Colomb, et le buste du grand homme qui découvrit
+le Nouveau-Monde n'a pas même frappé une fois mes regards pendant que
+j'errais dans les rues de l'ingrate cité qui lui donna naissance et dont
+il fit la gloire.</p>
+
+<p>De toutes les capitales d'Italie aucune ne m'a laissé d'aussi gracieux
+souvenirs que Florence. Loin de m'y sentir dévoré de spleen, comme je le
+fus plus tard à Rome et à Naples, complètement inconnu, ne connaissant
+personne, avec quelques poignées de piastres à ma disposition, malgré la
+brèche énorme que la course à Nice avait faite à ma fortune, jouissant
+en conséquence de la plus entière liberté, j'y ai passé de bien douces
+journées, soit à parcourir ses nombreux monuments en rêvant de Dante et
+de Michel-Ange, soit à lire Shakespeare dans les bois délicieux qui
+bordent la rive gauche de l'Arno et dont la solitude profonde me
+permettait de crier à mon aise d'admiration. Sachant bien que je ne
+trouverais pas dans la capitale de la Toscane ce que Naples et Milan me
+faisaient tout au plus espérer, je ne songeais guère à la musique, quand
+les conversations de table d'hôte m'apprirent que le nouvel opéra de
+Bellini (<i>I Montecchi ed i Capuletti</i>) allait être représenté. On disait
+beaucoup de bien de la musique, mais aussi beaucoup du libretto, ce qui,
+eu égard au peu de cas que les Italiens font pour l'ordinaire des
+paroles d'un<a name="page_090" id="page_090"></a> opéra, me surprenait étrangement. Ah! ah! c'est une
+innovation!!! Je vais donc, après tant de misérables essais lyriques sur
+ce beau drame, entendre un véritable opéra de Roméo, digne du génie de
+Shakespeare! Dieu! quel sujet! comme tout y est dessiné pour la
+musique!... D'abord, le bal éblouissant dans la maison de Capulet, où,
+au milieu d'un essaim tourbillonnant de beautés, le jeune Montaigu
+aperçoit pour la première fois la <i>sweet Juliet</i>, dont la fidélité doit
+lui coûter la vie; puis ces combats furieux dans les rues de Vérone,
+auxquels le bouillant <i>Tybald</i> semble présider comme le génie de la
+colère et de la vengeance; cette inexprimable scène de nuit au balcon de
+Juliette, où les deux amants murmurent un concert d'amour tendre, doux
+et pur comme les rayons de l'astre des nuits qui les garde en souriant
+amicalement; les piquantes bouffonneries de l'insouciant Mercutio, le
+naïf caquet de la vieille nourrice, le grave caractère de l'ermite,
+cherchant inutilement à ramener un peu de calme sur ces flots d'amour et
+de haine dont le choc tumultueux retentit jusque dans sa modeste
+cellule... puis l'affreuse catastrophe, l'ivresse du bonheur aux prises
+avec celle du désespoir, de voluptueux soupirs changés en râle de mort,
+et enfin le serment solennel des deux familles ennemies jurant, trop
+tard, sur le cadavre de leurs malheureux enfants, d'éteindre<a
+name="page_091" id="page_091"></a> la haine qui fit verser tant de sang et
+de larmes.&mdash;Les miennes coulaient en y songeant. Je courus donc au
+théâtre de la Pergola. Les choristes nombreux qui couvraient la scène me
+parurent assez bons, leurs voix sonores et mordantes; il y avait surtout
+une douzaine de petits garçons de quatorze à quinze ans dont les
+<i>contralti</i> étaient d'un excellent effet. Les personnages se
+présentèrent successivement et chantèrent presque tous faux, à
+l'exception de deux femmes, dont l'une <i>grande et forte</i> remplissait le
+rôle de <i>Juliette</i>, et l'autre <i>petite et grêle</i> celui de <i>Roméo</i>.&mdash;Pour
+la troisième ou quatrième fois, après Zingarelli et Vaccaï, écrire
+encore Roméo pour une femme!... Mais au nom de Dieu, est-il donc décidé
+que l'amant de Juliette doit paraître dépourvu des attributs de la
+virilité? Est-il un enfant, celui qui, en trois passes, perce le c&oelig;ur
+du <i>furieux Tybald, le héros de l'escrime</i>, et qui, plus tard, après
+avoir brisé les portes du tombeau de sa maîtresse, d'un bras dédaigneux
+étend mort sur les degrés du monument le comte Pâris qui l'a
+provoqué?... Et son désespoir au moment de l'exil, sa sombre et terrible
+résignation en apprenant la mort de Juliette, son délire convulsif après
+avoir bu le poison, toutes ces passions volcaniques germent-elles
+d'ordinaire dans l'ame d'un eunuque?...</p>
+
+<p>Trouverait-on que l'effet musical de deux voix<a name="page_092" id="page_092"></a> féminines est le
+meilleur?... Alors, à quoi bon des ténors, des basses, des barytons?
+Faites donc jouer tous les rôles par des soprani ou des contralti, Moïse
+et Otello ne seront pas beaucoup plus étranges avec une voix flûtée que
+ne l'est Roméo. Mais il faut en prendre son parti; la composition de
+l'ouvrage va me dédommager...</p>
+
+<p>Quel désappointement!!! Dans le libretto il n'y a point de bal chez
+Capulet, point de Mercutio, point de nourrice babillarde, point d'ermite
+grave et calme, point de scène au balcon, point de sublime monologue
+pour Juliette recevant la fiole de l'ermite, point de duo dans la
+cellule entre Roméo banni et l'ermite désolé; point de Shakespeare,
+rien; un ouvrage manqué, mutilé, défiguré, <i>arrangé</i>. Et c'est un grand
+poète pourtant, c'est Félix Romani, que les habitudes mesquines des
+théâtres lyriques d'Italie ont contraint à découper un si pauvre
+libretto dans le chef-d'&oelig;uvre shakespearien!</p>
+
+<p>Le musicien toutefois a su rendre fort belle une des principales
+situations: A la fin d'un acte, les deux amants séparés de force par
+leurs parents furieux, s'échappent un instant des bras qui les
+retenaient et s'écrient en s'embrassant: «Nous nous reverrons aux
+cieux.» Bellini a mis, sur les paroles qui expriment cette idée, une
+phrase d'un mouvement vif, passionné, pleine d'élan, et <i>chantée à
+l'unisson</i> par les deux personnages.<a name="page_093" id="page_093"></a> Ces deux voix, vibrant ensemble
+comme une seule, symbole d'une union parfaite, donnent à la mélodie une
+force d'impulsion extraordinaire; et, soit par l'encadrement de la
+phrase mélodique et la manière dont elle est ramenée, soit par
+l'étrangeté bien motivée de cet unisson, auquel on est loin de
+s'attendre, soit enfin par la mélodie elle-même, j'avoue que j'ai été
+remué à l'improviste et que j'ai applaudi avec transport. On a
+singulièrement abusé depuis lors des duos à l'unisson.&mdash;Décidé à boire
+le calice jusqu'à la lie, je voulus, quelques jours après, entendre la
+<i>Vestale</i> de Paccini. Quoique ce que j'en connaissais déjà m'eût bien
+prouvé qu'elle n'avait de commune avec l'héroïque et sublime conception
+de Spontini que le titre, je ne m'attendais à rien de pareil.....
+Licinius était encore joué par une femme..... Après quelques instants
+d'une pénible attention, j'ai dû m'écrier comme Hamlet: «Ceci est de
+l'absynthe!» et ne me sentant pas capable d'en avaler davantage, je suis
+parti au milieu du second acte, donnant un terrible coup de pied dans le
+parquet, qui m'a si fort endommagé le gros orteil que je m'en suis
+ressenti pendant plusieurs jours.&mdash;Pauvre Italie!... Au moins, va-t-on
+me dire, dans les églises la pompe musicale doit être digne des
+cérémonies auxquelles elle se rattache. Pauvre Italie!... on verra plus
+tard quelle musique<a name="page_094" id="page_094"></a> on fait à Rome, dans la capitale du monde chrétien;
+en attendant, voilà ce que j'ai entendu de mes propres oreilles pendant
+mon séjour à Florence.</p>
+
+<p>C'était peu après l'explosion de Modène et de Bologne; les deux fils de
+Louis Bonaparte y avaient pris part; leur mère, la reine Hortense,
+fuyait avec l'un d'eux; l'autre venait d'expirer dans les bras de son
+père. On célébrait le service funèbre; toute l'église tendue de noir, un
+immense appareil funéraire de prêtres, de catafalques, de flambeaux,
+invitaient moins aux tristes et grandes pensées que les souvenirs
+éveillés dans l'ame par le nom de celui pour qui l'on priait....
+Napoléon Bonaparte!.... Il s'appelait ainsi!.... c'était <i>son</i>
+neveu!.... presque <i>son</i> petit-fils!.... mort à vingt ans.... Et sa
+mère, arrachant le dernier de ses fils à la hache des réactions, fuit en
+Angleterre.... La France lui est interdite.... la France, où luirent
+pour elle tant de glorieux jours.... Mon esprit, remontant le cours du
+temps, me la représentait, joyeuse enfant créole, dansant sur le pont du
+vaisseau qui l'amenait sur le vieux continent, simple fille de madame
+Beauharnais, plus tard fille adoptive du maître de l'Europe, reine de
+Hollande, et enfin exilée, oubliée, orpheline, mère éperdue, reine
+fugitive et sans États.... Oh! Beethoven!.... où était la grande ame,
+l'esprit profond et homérique<a name="page_095" id="page_095"></a> qui conçut la <i>Symphonie héroïque</i>, la
+<i>Marche funèbre pour la mort d'un héros</i>, et tant d'autres miraculeuses
+poésies musicales qui arrachent des larmes et oppressent le c&oelig;ur?....
+L'organiste avait tiré les registres de <i>petites flûtes</i> et folâtrait
+dans le haut du clavier, en sifflottant de <i>petits airs gais</i>, comme
+font les roitelets quand, perchés sur le mur d'un jardin, ils s'ébattent
+aux pâles rayons d'un soleil d'hiver.... La fête <i>del Corpus Domini</i> (la
+Fête-Dieu) devait être célébrée prochainement à Rome; j'en entendais
+constamment parler autour de moi depuis quelques jours comme d'une chose
+extraordinaire. Je m'empressai donc de m'acheminer vers la capitale des
+États pontificaux avec plusieurs Florentins que le même motif y
+attirait. Il ne fut question, pendant tout le voyage, que des merveilles
+qui allaient être offertes à notre admiration. Ces messieurs me
+déroulaient un tableau tout resplendissant de tiares, mitres, chasubles,
+croix brillantes, vêtements d'or, nuages d'encens, etc.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Ma la musica?....</i></p>
+
+<p>&mdash;<i>Oh! signore, lei sentira un coro immenso.</i></p>
+
+<p>Puis ils retombaient sur les nuages d'encens, les vêtements dorés, les
+brillantes croix, le tumulte des cloches et des canons. Mais Robin en
+revient toujours à....<a name="page_096" id="page_096"></a></p>
+
+<p>&mdash;<i>La musica?</i> demandais-je encore, <i>la musica di questa ceremonia?</i></p>
+
+<p>&mdash;<i>Oh! signore, lei sentira un coro immenso.</i></p>
+
+<p>&mdash;Allons, il paraît que ce sera.... un ch&oelig;ur immense, après tout. Je
+pensais déjà à la pompe musicale des cérémonies religieuses dans le
+temple de Salomon; mon imagination, s'enflammant de plus en plus,
+j'allais jusqu'à espérer quelque chose de comparable au luxe gigantesque
+de l'ancienne Egypte.... Faculté maudite, qui ne fait de notre vie qu'un
+mirage continuel!... Sans elle, j'eusse peut-être été ravi de l'aigre et
+discordant fausset des <i>castrati</i> qui me firent entendre un sot et
+insipide contrepoint; sans elle, je n'aurais point été surpris, sans
+doute, de ne pas trouver à la procession <i>del Corpus Domini</i> un essaim
+de jeunes vierges, aux vêtements blancs, à la voix pure et fraîche, aux
+traits empreints de sentiments religieux, exhalant vers le ciel de pieux
+cantiques, harmonieux parfums de ces roses vivantes; sans cette fatale
+imagination, ces deux groupes de clarinettes canardes, de trombones
+rugissants, de grosses caisses furibondes, de trompettes saltimbanques,
+ne m'eussent pas révolté par leur impie et brutale cacophonie. Il est
+vrai que, dans ce cas, il eût aussi fallu supprimer l'organe de l'ouïe.
+On appelle cela à Rome <i>musique militaire</i>. Que le vieux Silène,
+monté<a name="page_097" id="page_097"></a> sur un âne, suivi d'une troupe de grossiers satyres et d'impures
+Bacchantes soit escorté d'un pareil concert, rien de mieux; mais le
+Saint-Sacrement, le pape, les images de la Vierge!!! Ce n'était pourtant
+que le prélude des mystifications qui m'attendaient. Mais n'anticipons
+pas.</p>
+
+<p>Me voilà réinstallé à la Villa Medici, bien accueilli du Directeur, fêté
+de tous mes camarades, dont la curiosité était excitée, sans doute, sur
+le but du pèlerinage que je venais d'accomplir, mais qui pourtant furent
+tous à mon égard d'une réserve exemplaire.</p>
+
+<p>J'étais parti, j'avais eu mes raisons pour partir; je revenais, c'était
+à merveille; pas de commentaires, pas de questions.</p>
+
+<p><a name="page_098" id="page_098"></a></p>
+
+<p><a name="page_099" id="page_099"></a></p>
+
+<h3><a name="VIII" id="VIII"></a>VIII<br /><br />
+LA VIE DE L'ACADÉMIE.</h3>
+
+<p><a name="page_100" id="page_100"></a></p>
+
+<p><a name="page_101" id="page_101"></a></p>
+
+<p>J'étais déjà au fait des habitudes du dedans et du dehors de l'Académie.
+Une cloche, parcourant les divers corridors et les allées du jardin,
+annonce l'heure des repas. Chacun d'accourir alors dans le costume où il
+se trouve; en chapeau de paille, en blouse déchirée ou couverte de terre
+glaise, les pieds en pantouffles, sans cravate, enfin dans le
+délabrement complet d'une parure d'atelier. Après le déjeûner, nous
+perdions ordinairement une ou deux heures dans le jardin, à jouer au
+disque, à la paume, à tirer le pistolet, à fusiller les malheureux
+merles qui habitent le bois de lauriers, ou à dresser de jeunes chiens.
+Tous exercices auxquels M. Horace Vernet, dont les rapports avec nous
+étaient plutôt<a name="page_102" id="page_102"></a> d'un excellent camarade que d'un sévère directeur,
+prenait part fort souvent. Le soir, c'était la visite obligée au café
+Greco, où les artistes français, non attachés à l'Académie, que nous
+appelions <i>les hommes d'en bas</i>, fumaient avec nous le <i>cigare de
+l'amitié</i>, en buvant le <i>punch du patriotisme</i>. Après quoi, chacun se
+dispersait..... Ceux qui rentraient vertueusement à la caserne
+académique, se réunissaient quelquefois sous le grand vestibule qui
+donne sur le jardin. Quand je m'y trouvais, ma mauvaise voix et ma
+misérable guitare étaient mises à contribution, et assis tous ensemble
+autour d'un petit jet d'eau qui, en retombant dans une coupe de marbre,
+rafraîchit ce portique retentissant, nous chantions au clair de lune les
+rêveuses mélodies du Freyschütz, d'Oberon, les ch&oelig;urs énergiques
+d'Euryanthe, ou des actes entiers d'Iphigénie en Tauride, de la Vestale
+ou de don Juan; car je dois dire à la louange de mes commensaux de
+l'Académie, que leur goût musical était des moins vulgaires.</p>
+
+<p>Nous avions, en revanche, un genre de concerts que nous appelions
+<i>concerts anglais</i>, et qui ne manquait pas d'agrément, après les dîners
+un peu échevelés. Les buveurs, plus ou moins chanteurs, mais possédant
+tant bien que mal quelque air favori, s'arrangeaient de manière à en
+avoir tous un différent; pour obtenir la plus<a name="page_103" id="page_103"></a> grande variété possible,
+chacun d'ailleurs chantait dans un autre ton que son voisin. Duc, le
+spirituel et savant architecte<a name="FNanchor_8_8" id="FNanchor_8_8"></a><a href="#Footnote_8_8" class="fnanchor">[8]</a>, chantait sa chanson de <i>la Colonne</i>,
+Dantan celle du <i>Sultan Saladin</i>, Montfort triomphait dans la marché de
+<i>la Vestale</i>, Signol était plein de charmes dans la romance <i>Fleuve du
+Tage</i>, et j'avais quelque succès dans l'air si tendre et si naïf <i>Il
+pleut, bergère</i>. A un signal donné, les concertants partaient les uns
+après les autres, et ce vaste morceau d'ensemble à vingt-quatre parties
+s'exécutait en crescendo, accompagné, sur la promenade du Pincio, par
+les hurlements douloureux des chiens épouvantés, pendant que les
+barbiers de la place d'Espagne, souriant d'un air narquois sur le seuil
+de leur boutique, se renvoyaient l'un à l'autre cette naïve exclamation:
+<i>musica francese!</i></p>
+
+<p>Le jeudi était le jour de grande réception chez le directeur. La plus
+brillante société de Rome se réunissait alors aux soirées fashionables
+que madame et mademoiselle Vernet présidaient avec tant de goût. On
+pense bien que les pensionnaires n'avaient garde d'y manquer. La journée
+du dimanche, au contraire, était presque toujours<a name="page_104" id="page_104"></a> consacrée à des
+courses plus ou moins longues dans les environs de Rome. C'étaient
+<i>Ponte Molle</i>, où l'on va boire une sorte de drogue douceâtre et
+huileuse, liqueur favorite des Romains, qu'on appelle vin d'Orvieto; la
+villa Pamphili, Saint-Laurent hors les murs, et surtout le magnifique
+tombeau de Cecilia Metella, dont il est de rigueur d'interroger
+longuement le curieux écho, pour s'enrouer et avoir ainsi le prétexte
+d'aller se rafraîchir dans une osteria qu'on trouve à quelques pas de
+là, avec un gros vin noir, rempli de moucherons.</p>
+
+<p>Avec la permission du directeur, les pensionnaires peuvent entreprendre
+de plus longs voyages, d'une durée indéterminée, à la condition
+seulement de ne pas sortir des États-Romains, jusqu'au moment où le
+réglement les autorise à visiter toutes les parties de l'Italie. Voilà
+pourquoi le nombre des habitants de l'Académie n'est que fort rarement
+au complet. Il y en a presque toujours au moins deux en tournée à
+Naples, à Venise, à Florence, à Palerme ou à Milan. Les peintres et les
+sculpteurs, trouvant Michel-Ange et Raphaël à Rome, sont ordinairement
+les moins pressés d'en sortir; les temples de Pestum, Pompéi, la Sicile,
+excitent vivement au contraire la curiosité des architectes; les
+paysagistes passent la plus grande partie de leur temps dans les
+montagnes; pour les musiciens, comme les différentes<a name="page_105" id="page_105"></a> capitales d'Italie
+leur offrent toutes à peu près le même degré d'intérêt, ils n'ont pour
+quitter Rome d'autres motifs que <i>le désir de voir et l'humeur
+inquiète</i>, et rien que leurs sympathies personnelles ne peut influer sur
+la direction ou la durée de leurs voyages. Usant de là liberté qui nous
+était accordée, je cédais à mon penchant pour les explorations
+aventureuses, et me sauvais aux Abruzzes quand l'ennui de Rome me
+desséchait le sang. Sans cela je ne sais trop comment j'aurais pu
+résister à la monotonie d'une pareille existence. On conçoit, en effet,
+que la gaîté de nos réunions d'artistes, les bals élégants de l'Académie
+et de l'ambassade, le laisser-aller de l'estaminet, n'aient guère pu me
+faire oublier que j'arrivais de Paris, du centre de la civilisation, et
+que je me trouvais tout d'un coup sevré de musique, de théâtre<a name="FNanchor_9_9" id="FNanchor_9_9"></a><a href="#Footnote_9_9" class="fnanchor">[9]</a>, de
+littérature<a name="FNanchor_10_10" id="FNanchor_10_10"></a><a href="#Footnote_10_10" class="fnanchor">[10]</a>, d'agitations, de tout enfin ce qui composait ma vie.</p>
+
+<p>Il ne faut pas s'étonner que la grande ombre de la Rome antique, qui
+seule poétise la nouvelle, n'ait pas suffi pour me dédommager de ce qui
+me manquait. On se familiarise bien vite<a name="page_106" id="page_106"></a> avec les objets qu'on a sans
+cesse sous les yeux, et ils finissent par ne plus éveiller dans l'âme
+que des impressions et des idées ordinaires. Je dois pourtant en
+excepter le Colysée; le jour ou la nuit je ne le voyais jamais de
+sang-froid. Saint-Pierre me faisait aussi toujours éprouver un frisson
+d'admiration. C'est si grand! si noble! si beau! si majestueusement
+calme!!! J'aimais à y passer la journée pendant les intolérables
+chaleurs de l'été. Je portais avec moi un volume de Byron, et
+m'établissant commodément dans un confessionnal, jouissant d'une fraîche
+atmosphère, d'un silence religieux, interrompu seulement à longs
+intervalles par l'harmonieux murmure des deux fontaines de la grande
+place de Saint-Pierre, que des bouffées de vent apportaient jusqu'à mon
+oreille, je dévorais à loisir cette ardente poésie; je suivais sur les
+ondes les courses audacieuses du Corsaire; j'adorais profondément ce
+caractère à la fois inexorable et tendre, impitoyable et généreux,
+composé bizarre de deux sentiments, opposés en apparence, la haine de
+l'espèce et l'amour d'une femme.</p>
+
+<p>Parfois quittant mon livre pour réfléchir, je promenais mes regards
+autour de moi; mes yeux, attirés par la lumière, se levaient vers la
+sublime coupole de Michel-Ange. Quelle brusque transition d'idées!!! Des
+cris de rage des pirates,<a name="page_107" id="page_107"></a> de leurs orgies sanglantes, je passais
+tout-à-coup au concert des séraphins, à la paix de la vertu, à la
+quiétude infinie du ciel.... Puis ma pensée, abaissant son vol, se
+plaisait à chercher sur le parvis du temple la trace des pas du noble
+poète....</p>
+
+<p>&mdash;Il a du venir contempler ce groupe de Canova, me disais-je; ses pieds
+ont foulé ce marbre, ses mains se sont promenées sur les contours de ce
+bronze; il a respiré cet air, ces échos ont répété ses paroles....
+Paroles de tendresse et d'amour peut-être.... Eh oui! ne peut-il pas
+être venu visiter le monument avec son amie, madame Guiccioli<a name="FNanchor_11_11" id="FNanchor_11_11"></a><a href="#Footnote_11_11" class="fnanchor">[11]</a>?...
+Femme admirable et rare, dont il a été si complètement compris, si
+profondément aimé!!! Aimé!!!... poète!... libre!... riche!.... Il a été
+tout cela, lui!.... Et le confessionnal retentissait d'un grincement de
+dents à faire frémir les damnés.</p>
+
+<p>Un jour, en de telles dispositions, je me levai spontanément, comme pour
+prendre ma course, et, après quelques pas précipités, m'arrêtant
+tout-à-coup au milieu de l'église, je demeurai silencieux et immobile.
+Un paysan entra, et vint tranquillement baiser l'orteil de saint
+Pierre.<a name="page_108" id="page_108"></a></p>
+
+<p>&mdash;Heureux bipède! murmurai-je avec amertume, que te manque-t-il? Tu
+crois et espères; ce bronze que tu adores, et dont la main droite tient
+aujourd'hui, au lieu de foudres, les clés du paradis, était jadis un
+Jupiter tonnant. Tu l'ignores; point de désenchantement. En sortant, que
+vas-tu chercher? De l'ombre et du sommeil; les madones des champs te
+sont ouvertes, tu y trouveras l'un et l'autre. Quelles richesses
+rêves-tu?.... la poignée de piastres nécessaires pour acheter un âne ou
+te marier; tes économies de trois ans y suffiront. Qu'est une femme pour
+toi?... une autre sexe. Que cherches-tu dans l'art?... un moyen de
+matérialiser les objets de ton culte ou de t'exciter au rire ou à la
+danse. A toi, la Vierge enluminée de rouge et de vert, c'est la
+peinture; à toi, les marionnettes et polichinelle, c'est le drame; à
+toi, la musette et le tambour de basque, c'est la musique; à moi le
+désespoir et la haine, car je manque de tout ce que je cherche, et
+n'espère plus l'obtenir.</p>
+
+<p>Après avoir quelque temps écouté rugir ma tempête intérieure, je
+m'aperçus que le jour baissait. Le paysan était parti; j'étais seul dans
+Saint-Pierre..... Je sortis. Je rencontrai des peintres allemands qui
+m'entraînèrent dans une osteria, hors des portes de la ville, où nous
+bûmes je ne sais combien de bouteilles d'orvieto, en disant des
+absurdités, fumant, et mangeant<a name="page_109" id="page_109"></a> crus de petits oiseaux que nous avions
+achetés d'un chasseur. Ces messieurs trouvaient ce mets sauvage
+très-bon, et je fus bientôt de leur avis, malgré le dégoût que j'en
+avais ressenti d'abord. Nous rentrâmes à Rome, en chantant des ch&oelig;urs
+de Weber, qui nous rappelèrent des jouissances musicales, auxquelles il
+ne fallait plus songer de longtemps..... A minuit, j'allai au bal de
+l'ambassadeur. J'y vis une Anglaise, belle comme Diane, qu'on me dit
+avoir cinquante mille livres sterling de rentes, une voix superbe et un
+admirable talent sur le piano; ce qui me fit grand plaisir. La
+Providence est juste; elle a soin de répartir également ses faveurs! Je
+rencontrai d'horribles visages de vieille, les yeux fixés sur une table
+d'écarté, flamboyants de cupidité. Sorcières de Macbeth!! Je vis
+minauder des coquettes; on me montra deux gracieuses jeunes filles,
+faisant ce que les mères appellent <i>leur entrée dans le monde</i>;
+délicates et précieuses fleurs que son souffle desséchant aura bientôt
+flétries! J'en fus ravi. Trois amateurs discoururent devant moi sur
+l'enthousiasme, la poésie, la musique; ils comparèrent ensemble
+Beethoven et M. Vaccaï, Shakespeare et M. Ducis; me demandèrent <i>si
+j'avais lu Goëthe</i>, si Faust m'avait <i>amusé</i>; que sais-je encore? mille
+autres belles choses. Tout cela m'enchanta tellement, que je quittai le
+salon en souhaitant qu'une aérolithe, grande comme<a name="page_110" id="page_110"></a> une montagne, pût
+tomber sur le palais de l'ambassadeur et l'écraser avec tout ce qu'il
+contenait.</p>
+
+<p>En remontant l'escalier de la Trinita del Monte, pour rentrer à
+l'Académie, il fallut dégaîner le grand couteau romain. Des malheureux
+étaient en embuscade sur la plate-forme pour demander aux passants la
+bourse ou la vie. Mais nous étions deux, et ils n'étaient que trois; le
+craquement de nos couteaux, que nous ouvrîmes avec bruit, suffit pour
+les rendre momentanément à la vertu.</p>
+
+<p>Souvent, au retour de ces insipides réunions, où de plates cavatines,
+platement chantées au piano, n'avaient fait qu'exciter ma soif de
+musique et aigrir ma mauvaise humeur, le sommeil m'était impossible.
+Alors je descendais au jardin, et, couvert d'un grand manteau à
+capuchon, assis sur un bloc de marbre, écoutant dans de noires et
+misanthropiques rêveries les cris des hiboux de la villa Borghèse,
+j'attendais le retour du soleil. Si mes camarades avaient connu ces
+veilles oisives à la belle étoile, ils n'auraient pas manqué de
+m'accuser de <i>manière</i> (c'est le terme consacré), et les charges de
+toute espèce ne se seraient pas fait attendre; mais je ne m'en vantais
+pas.</p>
+
+<p>Voilà, avec la chasse et les promenades à cheval, le gracieux cercle
+d'actions et d'idées dans lequel je tournais incessamment pendant mon
+séjour à Rome. Qu'on y joigne l'influence accablante du sirocco, le
+besoin impérieux et toujours<a name="page_111" id="page_111"></a> renaissant des jouissances de mon art, de
+pénibles souvenirs, le chagrin de me voir pendant deux ans<a name="FNanchor_12_12" id="FNanchor_12_12"></a><a href="#Footnote_12_12" class="fnanchor">[12]</a> exilé du
+monde musical, une impossibilité inexplicable, mais réelle, de
+travailler à l'Académie, et l'on comprendra ce que pouvait avoir
+d'intensité le spleen qui me dévorait.</p>
+
+<p>J'étais méchant comme un dogue à la chaîne. Les efforts de mes camarades
+pour me faire partager leurs amusements ne servaient même qu'à m'irriter
+davantage. Le charme qu'ils trouvaient aux <i>joies</i> du carnaval, surtout
+m'exaspérait. Je ne pouvais concevoir (je ne le puis encore) quel
+plaisir on peut prendre aux divertissements de ce qu'on appelle à Rome,
+comme à Paris, <i>les jours gras</i>! Fort gras, en effet; gras de boue, gras
+de fard, de blanc, de lie de vin, de sales quolibets, de grossières
+injures, de filles de joie, de mouchards ivres, de masques ignobles, de
+chevaux éreintés, d'imbécilles qui rient, de niais qui admirent et
+d'oisifs qui s'ennuient. A Rome, où les bonnes traditions de l'antiquité
+se sont conservées, on immolait naguère aux <i>jours gras</i> une victime
+humaine. Je ne sais si cet admirable usage, où l'on retrouve un vague
+parfum de la poésie du Cirque,<a name="page_112" id="page_112"></a> existe toujours; c'est probable: les
+grandes idées ne s'évanouissent pas si promptement. On conservait alors
+pour <i>les jours gras</i> (quelle ignoble épithète) un pauvre diable
+condamné à la peine capitale; on l'engraissait, lui aussi, pour le
+rendre digne du dieu auquel il allait être offert, le peuple romain; et
+quand l'heure était venue, quand cette tourbe d'imbécilles de toutes
+nations (car, pour être juste, il faut dire que les étrangers ne se
+montrent pas moins que les <i>indigènes</i>, avides de si nobles plaisirs),
+quand cette cohue de sauvages en frac et en veste était bien lasse de
+voir courir des chevaux et de se jeter à la figure de petites boules de
+plâtre, en riant aux éclats d'une malice si spirituelle, on allait voir
+mourir l'homme; oui, l'<i>homme</i>! C'est souvent avec raison que de tels
+insectes l'appellent ainsi. Pour l'ordinaire, c'est quelque malheureux
+brigand, qui, affaibli par ses blessures, aura été pris à demi-mort par
+les <i>braves</i> soldats du pape, et qu'on aura pansé, qu'on aura soigné,
+qu'on aura guéri, engraissé et <i>confessé</i> pour les jours gras. Et,
+certes il y a, à mon avis, dans ce vaincu mille fois plus de l'homme que
+dans toute cette racaille de vainqueurs, à laquelle le chef temporel et
+spirituel de l'Église (<i>abhorrens a sanguine</i>), le représentant de Dieu
+sur la terre, est obligé de donner de temps en temps le spectacle d'une
+tête coupée.<a name="page_113" id="page_113"></a></p>
+
+<p>Il est vrai que, bientôt après, ce peuple sensible et intelligent va,
+pour ainsi dire, faire ses ablutions à la place Navone et y laver les
+taches que le sang a pu laisser sur ses habits. Cette place est alors
+mondée complètement; au lieu d'un marché aux légumes, c'est un véritable
+étang d'eau sale et puante, à la surface duquel surnagent, au lieu de
+fleurs, des tronçons de choux, des feuilles de laitues, des écorces de
+pastèques, des brins de paille et des coquilles d'amandes. Sur une
+estrade élevée au bord de ce lac enchanté, quinze musiciens, dont deux
+grosses caisses, une caisse roulante, un tambour, un triangle, un
+pavillon chinois et deux paires de cymbales, flanqués pour la forme de
+quelques cors et clarinettes, exécutent des mélodies d'un style aussi
+pur que le flot qui baigne les pieds de leurs tréteaux, pendant que les
+plus brillants équipages circulent lentement dans cette mare, aux
+acclamations ironiques du <i>peuple-roi</i>, dont la <i>grandeur</i> n'est pas
+l'unique cause <i>qui l'attache au rivage</i>.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Mirate! Mirate!</i> voilà l'ambassadeur d'Autriche!</p>
+
+<p>&mdash;Non, c'est l'envoyé d'Angleterre!</p>
+
+<p>&mdash;Voyez ses armes: une espèce d'aigle.</p>
+
+<p>&mdash;Du tout, je distingue un autre animal, et d'ailleurs la fameuse
+inscription: <i>Dieu et mon droit</i>.<a name="page_114" id="page_114"></a></p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! c'est le consul d'Espagne avec son fidèle Sancho. Rossinante
+n'a pas l'air fort enchanté de cette promenade aquatique.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! lui aussi? le représentant de la France?</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi pas? ce vieillard qui le suit, couvert de la pourpre
+cardinale, est bien l'oncle maternel de Napoléon.</p>
+
+<p>&mdash;Et ce petit homme, au ventre arrondi, au sourire malicieux, qui veut
+avoir l'air grave?</p>
+
+<p>&mdash;C'est un homme d'esprit qui écrit sur les arts d'imagination, c'est le
+consul de Civita-Vecchia, qui s'est cru obligé par la <i>fashion</i> de
+quitter son poste sur la Méditerranée pour venir se balancer en calèche
+autour de l'égout de la place Navone; il médite en ce moment quelque
+nouveau chapitre pour son roman de <i>Rouge et Noir</i>.</p>
+
+<p><i>Mirate! Mirate!</i> voilà notre fameuse Vittoria, cette Fornarina au petit
+pied (pas tant petit), qui vient poser aujourd'hui en costume
+d'Éminente, pour se délasser de ses travaux de la semaine dans les
+ateliers de l'Académie. La voilà sur son char, comme Vénus sortant de
+l'onde. Gare! les tritons de la place Navone, qui la connaissent tous,
+vont emboucher leurs conques et souffler à son passage une marche
+triomphale. Sauve qui peut!</p>
+
+<p>&mdash;Quelles clameurs! Qu'arrive-t-il donc? une voiture bourgeoise a été
+renversée! Oui, je<a name="page_115" id="page_115"></a> reconnais notre grosse marchande de tabac de la rue
+Condotti. Bravo! elle aborde à la nage, comme Agrippine dans la baie de
+Putzolles, et pendant qu'elle donne le fouet à son petit garçon, pour le
+consoler du bain qu'il vient de prendre, les chevaux, qui ne sont pas
+des chevaux marins, se débattent contre l'eau bourbeuse. Eh! vive la
+joie! en voilà un de noyé! Agrippine s'arrache les cheveux! L'hilarité
+de l'assistance redouble! Les polissons lui jettent des écorces
+d'orange, etc., etc. Bon peuple, que tes ébats sont touchants! que tes
+délassements sont aimables! que de poésie dans tes jeux! que de dignité,
+que de grâce dans ta joie! Oh oui! les grands critiques ont raison,
+l'art est fait pour tout le monde. Si Raphaël a peint ses divines
+Madones, c'est qu'il connaissait bien l'amour exalté de la masse pour le
+beau, chaste et pur idéal; si Michel-Ange a tiré des entrailles du
+marbre son immortel Moïse, si ses puissantes mains ont élevé un temple
+sublime, c'était pour répondre sans doute à ce besoin de grandes
+émotions qui tourmente les âmes de la multitude. C'est pour donner un
+aliment à la flamme poétique qui les dévore, que Tasso et Dante ont
+chanté. Oui, anathème sur toutes les &oelig;uvres que la foule n'admire pas!
+car si elle les dédaigne, c'est qu'elles n'ont aucune valeur; si elle
+les méprise, c'est qu'elles sont méprisables,<a name="page_116" id="page_116"></a> et si elle les condamne
+formellement par ses sifflets, condamnez aussi l'auteur, car il a manqué
+de respect au public, il a outragé sa grande intelligence, froissé sa
+profonde sensibilité; <i>qu'on le mène aux carrières</i>. . . . . . . . .</p>
+
+<p class="cb">. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .</p>
+
+<p>L'événement funeste que je vais raconter et qui eut lieu, pour ainsi
+dire, sous mes yeux, vint encore ajouter une couche de noir à la teinte
+déjà fort sombre de mon caractère à cette époque.<a name="page_117" id="page_117"></a></p>
+
+<h3><a name="IX" id="IX"></a>IX<br /><br />
+VINCENZA.</h3>
+
+<p><a name="page_118" id="page_118"></a></p>
+
+<p><a name="page_119" id="page_119"></a></p>
+
+<p>Un de mes amis, G***, peintre de talent, avait inspiré un sentiment
+profond à une jeune paysanne d'Albano, nommée Vincenza, qui venait
+quelquefois à Rome offrir pour modèle sa tête virginale aux pinceaux de
+nos plus habiles dessinateurs. La grâce naïve de cette enfant des
+montagnes, et l'expression candide de ses traits, l'avaient rendue
+l'objet d'une espèce de culte que lui rendaient les peintres, et que sa
+conduite décente et réservée justifiait d'ailleurs complètement.</p>
+
+<p>Depuis le jour où G*** parut prendre plaisir à la voir, Vincenza ne
+quitta plus Rome. Albano, son beau lac, ses sites ravissants, furent
+échangés<a name="page_120" id="page_120"></a> contre une petite chambre sale et obscure qu'elle occupait
+dans le Transtevere, chez la femme d'un artisan dont elle soignait les
+enfants. Les prétextes ne lui manquaient jamais pour faire de fréquentes
+visites à l'atelier de son <i>bello Francese</i>. Un jour je l'y trouvai.
+G*** était gravement assis devant son chevalet, le pinceau et la palette
+à la main; Vincenza, accroupie à ses pieds comme un chien à ceux de son
+maître, épiait son regard, aspirait sa moindre parole, par intervalles
+se levait d'un bond, se plaçait en face de G***, le contemplait avec
+ivresse, et se jetait à son cou en faisant des éclats de rire de
+convulsionnaire, sans songer le moins du monde à déguiser à mes yeux sa
+délirante passion.</p>
+
+<p>Pendant plusieurs mois le bonheur de la jeune Albanaise fut sans nuages,
+mais la jalousie vint y mettre fin. On fit concevoir à G... des doutes
+sur la fidélité de Vincenza; dès ce moment, il lui ferma sa porte et
+refusa obstinément de la voir. Vincenza, frappée d'un coup mortel par
+cette rupture, tomba dans un désespoir effrayant; elle attendait
+quelquefois G... des journées entières sur la promenade du Pincio, où
+elle espérait le rencontrer, refusait toute consolation, et devenait de
+plus en plus sinistre dans ses paroles et brusque dans ses manières.
+J'avais déjà essayé inutilement de lui ramener son inflexible; quand je
+la trouvais sur mes pas, noyée de pleurs,<a name="page_121" id="page_121"></a> le regard morne, je ne
+pouvais que détourner les yeux et m'éloigner en soupirant. Un jour
+pourtant je la rencontrai, marchant avec une agitation extraordinaire au
+bord du Tibre, sur un escarpement élevé qu'on nomme la promenade du
+Poussin.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! où allez-vous donc, Vincenza?</p>
+
+<p>Rien.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne voulez pas me répondre?</p>
+
+<p>Rien.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'irez pas plus loin; je prévois quelque folie...</p>
+
+<p>&mdash;Laissez-moi, Monsieur, ne m'arrêtez pas.</p>
+
+<p>&mdash;Mais que venez-vous faire ici, seule?</p>
+
+<p>&mdash;Eh! ne savez-vous donc pas qu'il ne veut plus me voir, qu'il ne m'aime
+plus, qu'il croit que je le trompe? Puis-je vivre, après cela? Je venais
+me noyer.</p>
+
+<p>Là-dessus, elle commença à pousser des cris désespérés. Je la vis
+quelque temps se rouler à terre, s'arracher les cheveux, s'exhaler en
+imprécations furieuses contre les auteurs de ses maux; puis, quand elle
+fut un peu fatiguée, je lui demandai si elle voulait me promettre de
+rester tranquille jusqu'au lendemain, m'engageant à faire auprès de G...
+une dernière tentative.</p>
+
+<p>&mdash;Ecoutez bien, ma pauvre Vincenza, je le verrai ce soir, je lui dirai
+tout ce que votre malheureuse passion et la pitié qu'elle m'inspire
+me<a name="page_122" id="page_122"></a> suggèreront pour qu'il vous pardonne. Venez demain matin chez moi,
+je vous apprendrai le résultat de ma démarche, et ce que vous devez
+faire pour achever de le fléchir. Si je ne réussis pas, comme il n'y
+aura effectivement rien de mieux pour vous... le Tibre est toujours là.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! Monsieur, vous êtes bon, je ferai ce que vous me dites.</p>
+
+<p>Le soir, en effet, je pris G... en particulier, je lui racontai la scène
+dont j'avais été témoin, en le suppliant d'accorder à cette malheureuse
+une entrevue qui, seule, pouvait la sauver.</p>
+
+<p>&mdash;Prends de nouvelles et sévères informations, lui dis-je en finissant;
+je parierais mon bras droit que tu la rends victime d'une erreur.
+D'ailleurs, si toutes mes raisons sont sans force, je puis t'assurer que
+son désespoir est admirable, et que c'est une des plus dramatiques
+choses que l'on puisse voir; prends-là comme objet d'art.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, mon cher Mercure, tu plaides bien; je me rends. Je verrai dans
+deux heures quelqu'un qui peut me donner de nouvelles clartés sur cette
+ridicule affaire. Si je me suis trompé, qu'elle vienne, je laisserai ma
+clé à la porte. Si, au contraire, la clé n'y est pas, c'est que j'aurai
+acquis la certitude que mes soupçons étaient fondés: alors, je te prie,
+qu'il n'en soit plus<a name="page_123" id="page_123"></a> question. Parlons d'autre chose. Comment
+trouves-tu mon nouvel atelier?</p>
+
+<p>&mdash;Incomparablement mieux que l'ancien; mais la vue en est moins belle. A
+ta place, j'aurais gardé la mansarde, ne fût-ce que pour pouvoir
+distinguer Saint-Pierre et le tombeau d'Adrien.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! te voilà bien avec tes idées nuageuses! A propos de nuages,
+laisse-moi allumer mon cigarre... Bon!... A présent, adieu, je vais à
+l'enquête; dis à ta protégée ma dernière résolution. Je suis <i>curieux</i>
+de voir lequel de nous deux est joué.</p>
+
+<p>Le lendemain, Vincenza entra chez moi de fort bonne heure; je dormais
+encore. Elle n'osa pas d'abord interrompre mon sommeil; mais son anxiété
+l'emportant enfin, elle saisit ma guitare et me jeta trois accords qui
+me réveillèrent. En me retournant dans mon lit, je l'aperçus à mon
+chevet mourante d'émotion. Dieu! qu'elle était jolie!!! L'espoir
+éclatait sur sa ravissante figure. Malgré la teinte cuivrée de sa peau,
+je la voyais rougir de passion; tous ses membres frémissaient.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! Vincenza, je crois qu'il vous recevra. Si la clé est à sa
+porte, c'est qu'il vous pardonne, et...</p>
+
+<p>La pauvre fille m'interrompt par un cri de joie, se jette sur ma main,
+la baise avec transport en<a name="page_124" id="page_124"></a> la couvrant de larmes, gémit, sanglote, et
+se précipite hors de ma chambre, en m'adressant pour remerciment un
+divin sourire qui m'illumina comme un rayon des cieux. Quelques heures
+après, je venais de m'habiller, G... entre, et me dit d'un air grave:</p>
+
+<p>«Tu avais raison, j'ai tout découvert; mais pourquoi n'est-elle pas
+venue? je l'attendais.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, pas venue? Elle est sortie d'ici ce matin à demi-folle de
+l'espoir que je lui donnais; elle a dû être chez toi en cinq minutes.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne l'ai pas vue;..... et pourtant la clé était bien à ma porte.</p>
+
+<p>&mdash;Malheur! malheur!! j'ai oublié de lui dire que tu avais changé
+d'atelier. Elle sera montée au quatrième, ignorant que tu étais au
+premier.</p>
+
+<p>&mdash;Courons.</p>
+
+<p>Nous nous précipitons à l'étage supérieur, la porte de l'atelier était
+fermée; dans le bois était fichée avec force la <i>spada</i> d'argent que
+Vincenza portait dans ses cheveux, et que G... reconnut avec effroi:
+elle venait de lui. Nous courons au Transtevere, chez elle, au Tibre, à
+la promenade du Poussin; nous demandons à tous les passants: personne ne
+l'avait vue. Enfin nous entendons des voix et des interpellations
+violentes..... Nous arrivons au lieu de la scène..... Deux bouviers se
+battaient pour le fazzoletto blanc de Vincenza, que la malheureuse
+Albanaise<a name="page_125" id="page_125"></a> avait arraché de sa tête et jeté sur le rivage avant de se
+précipiter<a name="FNanchor_13_13" id="FNanchor_13_13"></a><a href="#Footnote_13_13" class="fnanchor">[13]</a>.</p>
+
+<p class="cb">. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .</p>
+
+<p><a name="page_126" id="page_126"></a></p>
+
+<p><a name="page_127" id="page_127"></a></p>
+
+<h3><a name="X" id="X"></a>X<br /><br />
+VAGABONDAGES.</h3>
+
+<p><a name="page_128" id="page_128"></a></p>
+
+<p><a name="page_129" id="page_129"></a></p>
+
+<p>Le séjour de la ville m'était devenu vraiment insupportable. Aussi ne
+manquais-je aucune occasion de la quitter et de fuir aux montagnes, en
+attendant le moment où il me serait permis de revenir en France.</p>
+
+<p>Comme pour préluder à de plus longues courses dans cette partie de
+l'Italie, visitée seulement par les paysagistes, je faisais fréquemment
+alors le voyage de <i>Subiaco</i>, grand village des États du pape, à
+dix-huit lieues de Tivoli.</p>
+
+<p>Cette excursion était mon remède habituel contre le spleen; remède
+souverain qui semblait me rendre à la vie. Une mauvaise veste de toile
+grise et un chapeau de paille formaient tout mon<a name="page_130" id="page_130"></a> équipement, six
+piastres toute ma bourse. Puis, prenant un fusil ou une guitare, je
+m'acheminais ainsi chassant ou chantant, insoucieux de mon gîte du soir,
+certain d'en trouver un, si besoin était, dans les grottes innombrables
+ou les <i>madones</i> qui bordent toutes les routes, tantôt marchant au pas
+de course, tantôt m'arrêtant pour examiner quelque vieux tombeau, ou, du
+haut d'un de ces tristes monticules dont l'aride plaine de Rome est
+couverte, écouter avec recueillement le grave chant des cloches de
+Saint-Pierre, dont la croix d'or étincelait à l'horizon; tantôt
+interrompant la poursuite d'un vol de vanneaux pour écrire dans mon
+album une idée symphonique qui venait de poindre dans ma tête; et
+toujours savourant à longs traits le bonheur suprême de la vraie
+liberté.</p>
+
+<p>Quelquefois, quand au lieu de fusil j'avais apporté ma guitare, me
+postant au centre d'un paysage en harmonie avec mes pensées, un chant de
+l'Énéide, enfoui dans ma mémoire depuis mon enfance, se réveillait à
+l'aspect des lieux où je m'étais égaré; improvisant alors un étrange
+récitatif sur une harmonie plus étrange encore, je me chantais la mort
+de Pallas, le désespoir du bon Evandre, le convoi du jeune guerrier
+qu'accompagnait son cheval Ethon sans harnais, la crinière pendante, et
+versant de grosses larmes; l'effroi du bon roi Latinus, le<a
+name="page_131" id="page_131"></a> siége du Latium dont je foulais la terre,
+la triste fin d'Amata et la mort cruelle du noble fiancé de Lavinie.</p>
+
+<p>Ainsi, sous les influences combinées des souvenirs, de la poésie et de
+la musique, j'atteignais le plus incroyable degré d'exaltation. Cette
+triple ivresse se résolvait toujours en torrents de larmes versés avec
+des sanglots convulsifs. Et, ce qu'il y a de plus singulier, c'est que
+je commentais mes larmes. Je pleurais ce pauvre Turnus, à qui le cagot
+Enée était venu enlever ses États, sa maîtresse et la vie; je pleurais
+la belle et touchante Lavinie obligée d'épouser le brigand étranger
+couvert du sang de son amant; je regrettais ces temps poétiques où les
+héros, fils des dieux, portaient de si belles armures et lançaient de
+gracieux javelots à la pointe étincelante, ornée d'un cercle d'or;
+quittant ensuite le passé pour le présent, je pleurais sur mes chagrins
+personnels, mon avenir douteux, ma carrière interrompue; et, tombant
+affaissé au milieu de ce chaos de poésie, murmurant des vers de
+Shakespeare, de Virgile et de Dante: <i>Nessun maggior dolore.... che
+ricordarsi........ O poor Ophelia!... Good night, sweet Ladies....
+Vitaque cum gemitu... fugit indignata.... sub umbras....</i> Je
+m'endormais.</p>
+
+<p class="cb">. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .</p>
+
+<p>Quelle folie! diront bien des gens. Oui, mais<a name="page_132" id="page_132"></a> quel bonheur! Les gens
+raisonnables ne savent pas à quel degré d'intensité peut atteindre ainsi
+le sentiment de l'existence; le c&oelig;ur se dilate, l'imagination prend une
+envergure immense, on vit avec fureur: le corps même, participant de
+l'exhaliration de l'esprit, semble devenir de fer. Je faisais alors
+mille imprudences qui peut-être aujourd'hui me coûteraient la vie.</p>
+
+<p>Je partis un jour de Tivoli par une pluie battante, mon fusil <i>à
+pistons</i> me permettant de chasser malgré l'humidité. J'arrivai le soir à
+Subiaco, mouillé jusqu'aux os dès le matin, ayant fait mes dix-huit
+lieues et tué quinze pièces de gibier.</p>
+
+<p>Replongé maintenant dans la tourmente parisienne, avec quelle force et
+quelle fidélité mon esprit se rappelle ce beau sauvage pays des
+Abbruzzes où j'ai tant erré! Villages étranges, mal peuplés d'habitants
+mal vêtus, au regard soupçonneux, armés de vieux fusils délabrés qui
+portent loin et atteignent trop souvent leur but! Sites bizarres, dont
+la mystérieuse solitude me frappa si vivement! Je retrouve en foule des
+impressions perdues et oubliées. Ce sont Subiaco, Alatri, Civitella,
+Genesano, Isola di Sora, San Germano, Arce, les pauvres vieux couvents
+déserts dont l'église est toute grande ouverte..... les moines sont
+absents..... le silence seul y habite..... Plus tard, moines et bandits
+y reviendront<a name="page_133" id="page_133"></a> de compagnie. Ce sont les somptueux monastères peuplés
+d'hommes pieux et bienveillants, qui accueillent cordialement les
+voyageurs et les étonnent par leur spirituelle et savante conversation;
+le palais bénédictin du Monte-Cassino, avec son luxe éblouissant de
+mosaïques, de boiseries sculptées, de reliquaires, etc., l'autre couvent
+de san Benedetto, à Subiaco, où l'Ordre fut fondé, où se trouve la
+grotte qui reçut saint Benoît, où les rosiers qu'il planta fleurissent
+encore. Plus haut, dans la même montagne, au bord d'un précipice au fond
+duquel murmure le vieil Anio, ce ruisseau chéri d'Horace et de Virgile,
+la cellule del Beato Lorenzo, adossée à un mur de rochers que dore le
+soleil, et où j'ai vu s'abriter des hirondelles au mois de janvier.
+Grands bois de châtaigniers au noir feuillage, où surgissent des ruines
+surmontées par intervalles, au soir, de formes humaines qui se montrent
+un instant et disparaissent sans bruit..... pâtres ou brigands..... En
+face, sur l'autre rive de l'Anio, grande montagne à dos de baleine, où
+l'on voit encore à cette heure une petite pyramide de pierres que j'eus
+la constance de bâtir un jour de spleen, et que les peintres français,
+amants fidèles de ces solitudes, ont eu la courtoisie de baptiser de mon
+nom. Au-dessous, une caverne où l'on entre en rampant, et dont on ne
+peut atteindre l'entrée qu'en se laissant tomber du<a name="page_134" id="page_134"></a> rocher supérieur,
+au risque d'arriver brisé à cinq cents pieds plus bas.</p>
+
+<p>A droite, un champ où je fus arrêté par des moissonneurs étonnés de ma
+présence en pareil lieu, qui m'accablèrent de questions, et ne me
+laissèrent continuer mon ascension que sur l'assurance plusieurs fois
+donnée qu'elle avait pour but l'accomplissement d'un v&oelig;u fait à la
+Madone. Loin de là, dans une étroite plaine, la maison isolée de la
+Piagia, bâtie sur le bord de l'inévitable Anio, où j'allais demander
+l'hospitalité et faire sécher mes habits, après les longues chasses, aux
+jours pluvieux d'automne. La maîtresse du logis, excellente femme, avait
+une fille admirablement belle, qui depuis a épousé le peintre lyonnais,
+notre ami Flacheron. Je vois encore ce jeune drôle, demi-bandit,
+demi-conscrit, Crispino, qui nous apportait de la poudre et des
+cigarres. Lignes de Madones couronnant les hautes collines, et que
+suivent le soir, en chantant des litanies, les moissonneurs attardés qui
+reviennent des plaines, au tintement mélancolique de la campanella d'un
+couvent caché; forêts de sapins, que les Pifferari font retentir de
+leurs refrains agrestes; grandes filles aux noirs cheveux, à la peau
+brune, au rire éclatant, qui, tant de fois, pour danser, ont abusé de la
+patience et des doigts endoloris <i>di questo signore chi suona la
+chitarra francese</i>; et le classique<a name="page_135" id="page_135"></a> tambour de basque accompagnant mes
+<i>saltarelli</i> improvisés; les carabiniers voulant à toute force
+s'introduire dans nos bals d'<i>osteria</i>; l'indignation des danseurs
+français et abbruzzais; les prodigieux coups de poing de Flacheron;
+l'expulsion honteuse de ces <i>soldats du pape</i>; menaces d'embuscades, de
+grands couteaux!..... Flacheron, sans nous rien dire, allant seul à
+minuit au rendez-vous, armé d'un simple bâton; absence des carabiniers;
+Crispino enthousiasmé!</p>
+
+<p class="cb">. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .</p>
+
+<p>Enfin Albano, Caslelgandolpho, Tusculum, le petit théâtre de Cicéron,
+les fresques de sa villa ruinée; le lac de Gabia, le marais où j'ai
+dormi à midi, sans songer à la fièvre; vestiges des jardins qu'habita
+Zénobie, la noble et belle reine détrônée de Palmyre. Longues lignes
+d'aquéducs antiques fuyant au loin à perte de vue!....</p>
+
+<p>Cruelle mémoire des jours de liberté qui ne sont plus! Liberté de c&oelig;ur,
+d'esprit, d'âme, de tout; liberté de ne pas agir, de ne pas penser même;
+liberté d'oublier le temps, de mépriser l'ambition, de rire de la
+gloire, de ne plus croire à l'amour; liberté d'aller au nord, au sud, à
+l'est ou à l'ouest, de coucher en plein champ, de vivre de peu, de
+vaguer sans but, de rêver, de rester gisant, assoupi des journées
+entières, au souffle murmurant du tiède sirocco! Liberté<a
+name="page_136" id="page_136"></a> vraie, absolue, immense! O grande et
+forte Italie! Italie sauvage! insoucieuse de ta s&oelig;ur l'Italie artiste,</p>
+
+<p class="c">«La belle Juliette au cercueil étendue!»</p>
+
+<p class="nind">que je..... Mais, par respect pour le lecteur, continuons avec un peu
+moins de désordre, s'il est possible, le récit des excursions et des
+observations que j'y ai faites.</p>
+
+<p><a name="page_137" id="page_137"></a></p>
+
+<p><a name="page_138" id="page_138"></a></p>
+
+<h3><a name="XI" id="XI"></a>XI<br /><br />
+SUBIACO.<a name="page_139" id="page_139"></a></h3>
+
+<p>Subiaco est un petit bourg de quatre mille habitants, bizarrement bâti
+autour d'une montagne en pain de sucre. L'Anio, qui, plus bas, va former
+les cascades de Tivoli, en fait toute la richesse, en alimentant
+quelques usines assez mal entretenues.</p>
+
+<p>Cette rivière coule en certains endroits dans une vallée resserrée;
+Néron la fit barrer par une énorme muraille dont on voit encore quelques
+débris, et qui, en retenant les eaux, formait au-dessus du village un
+lac d'une grande profondeur. De là le nom de <i>Sub-Lacu</i>. Le couvent de
+<i>San-Benedetto</i>, situé une lieue plus haut, sur le bord d'un immense
+précipice, est à peu près le seul monument curieux des environs. Aussi
+les visites<a name="page_140" id="page_140"></a> y abondent. L'autel de la chapelle est élevé devant
+l'entrée d'une petite caverne qui servit jadis de retraite au saint
+fondateur de l'ordre des Bénédictins. La forme intérieure de l'église
+est d'une bizarrerie extrême; un escalier d'une trentaine de marches
+unit les deux étages dont elle est composée. Après vous avoir fait
+admirer la <i>santa spelunca</i> de saint Benoît et les grotesques peintures
+dont les murailles sont couvertes, les moines vous conduisent à l'étage
+inférieur. Des monceaux de feuilles de roses, provenant d'un bosquet de
+rosiers planté dans le jardin du couvent, y sont entassés. Ces fleurs
+ont la propriété miraculeuse de <i>guérir les convulsions</i>, et les moines
+en font un débit considérable. Trois vieilles carabines, brisées,
+tordues et rongées de rouille, sont appendues auprès de l'odorant
+spécifique, comme preuves irréfragables de miracles non moins éclatants.
+Des chasseurs, ayant imprudemment chargé leur arme, <i>s'aperçurent, en
+faisant feu</i>, du danger qu'ils couraient. Saint Benoît, <i>invoqué</i> (fort
+laconiquement sans doute) <i>pendant que le fusil éclatait</i>, les préserva
+non-seulement de la mort, mais même de la plus légère égratignure. En
+gravissant la montagne l'espace de deux milles au-dessus de
+San-Benedetto, on arrive à l'ermitage <i>del Beato Lorenzo</i>, aujourd'hui
+inhabité. C'est une solitude horrible, environnée de roches rouges et
+nues, que l'abandon<a name="page_141" id="page_141"></a> à peu près complet où elle est restée depuis la
+mort de l'ermite rend plus effrayante encore. Un énorme chien en était
+le gardien unique lorsque je la visitai; couché au soleil dans une
+attitude d'observation soupçonneuse et sans faire le moindre mouvement,
+il suivit tous mes pas d'un &oelig;il sévère. Sans armes, au bord d'un
+précipice, la présence de cet argus silencieux, qui pouvait au moindre
+geste douteux étrangler ou précipiter l'inconnu qui excitait sa
+méfiance, contribua un peu, je l'avoue, à abréger le cours de mes
+méditations. Subiaco n'est pas tellement reculé dans les montagnes que
+la civilisation n'y ait déjà pénétré. Il y a un café pour les politiques
+du pays, voire même une <i>société</i> philharmonique. Le maître de musique
+qui la dirige remplit en même temps les fonctions d'organiste de la
+paroisse. A la messe du dimanche des Rameaux, l'ouverture de <i>la
+Cenerentola</i> dont il nous régala me découragea tellement, que je n'osai
+pas me faire présenter à l'académie chantante, dans la crainte de
+laisser trop voir mes antipathies et de blesser par là ces bons
+dilettanti. Je m'en tins à la musique des paysans; au moins a-t-elle,
+celle-là, de la naïveté et du caractère. Une nuit, la plus singulière
+sérénade que j'eusse encore entendue vint me réveiller. Un <i>ragazzo</i> aux
+vigoureux poumons criait de toute sa force une chanson d'amour sous les
+fenêtres de sa <i>ragazza</i>, avec<a name="page_142" id="page_142"></a> accompagnement d'une énorme mandoline,
+d'une musette et d'un petit instrument de fer de la nature du triangle,
+qu'ils appellent dans le pays <i>stimbalo</i>. Son chant, ou plutôt son cri,
+consistait en quatre ou cinq notes d'une progession descendante, et se
+terminait en remontant par un long gémissement de la note sensible à la
+tonique, sans reprendre haleine. La musette, la mandoline et le
+stimbalo, sur un mouvement de valse continu, frappaient deux accords en
+succession régulière et presque uniforme, dont l'harmonie remplissait
+les instants de silence placés par le chanteur entre chacun de ses
+couplets; suivant son caprice, celui-ci repartait ensuite à plein
+gosier, sans s'inquiéter si le son qu'il attaquait si bravement
+discordait ou non avec l'harmonie des accompagnateurs, et sans que
+ceux-ci s'en inquiétassent davantage. On eût dit qu'il chantait au bruit
+de la mer ou d'une cascade. Malgré la rusticité de ce concert, je ne
+puis dire combien j'en fus agréablement affecté. L'éloignement et les
+cloisons que le son devait traverser pour tenir jusqu'à moi, en
+affaiblissant les discordances, adoucissaient les rudes éclats de cette
+voix montagnarde. Peu à peu, la monotone succession de ces petits
+couplets, terminés si douloureusement et suivis de silences, me plongea
+dans une espèce de demi-sommeil plein d'agréables rêveries; et quand le
+galant ragazzo<a name="page_143" id="page_143"></a> n'ayant plus rien à dire à sa belle, eût mis fin
+brusquement à sa chanson, il me sembla qu'il me manquait tout à coup
+quelque chose d'essentiel... J'écoutais toujours... mes pensées
+flottaient si douces sur ce bruit auquel elles s'étaient amoureusement
+unies!... L'un cessant, le fil des autres fut rompu... et je demeurai
+jusqu'au matin sans sommeil, sans rêves, sans idées...</p>
+
+<p>Cette phrase mélodique est répandue dans toutes les Abbruzzes; je l'ai
+entendue depuis Subiaco jusqu'à Arce, dans le royaume de Naples, plus ou
+moins modifiée par le sentiment des chanteurs et le mouvement qu'ils lui
+imprimaient. Je puis assurer qu'elle me parut délicieuse une nuit, à
+Alatri, chantée lentement, avec douceur, et sans accompagnement; elle
+prenait alors une couleur religieuse fort différente de celle que je lui
+connaissais.</p>
+
+<p>Le nombre des mesures de cette espèce de cri mélodique n'est pas
+toujours exactement le même à chaque couplet; il varie suivant les
+paroles improvisées par le chanteur, et les accompagnateurs suivent
+alors celui-ci comme ils peuvent. Cette improvisation n'exige pas des
+Orphées montagnards de grands fraie de poésie: c'est toit simplement de
+la prose, dans laquelle ils font entrer tout ce qu'ils diraient dans une
+conversation ordinaire.</p>
+
+<p>Le jeune gars dont j'ai déjà parlé, nommé<a name="page_144" id="page_144"></a> Crispino, et qui avait
+l'insolence de prétendre avoir été brigand, parce qu'il avait fait deux
+ans de galères, ne manquait jamais à mon arrivée à Subiaco, de me saluer
+de cette phrase de bienvenue qu'il criait comme un voleur:</p>
+
+<p class="figcenter">
+<a href="images/ill_pg_144.png">
+<img src="images/ill_pg_144_sml.png" width="350" height="143" alt="notation musicale
+
+Bon giorno, bon giorno, bon giorno, si - gno - - - re!
+Co - - - - - me sta - te e - - - - - - ?" title="notation musicale" /></a>
+<br />
+<span class="caption">Bon giorno, bon giorno, bon giorno, si - gno - - - re!<br />
+Co - - - - - me sta - te e - - - - - - ?</span>
+</p>
+
+<p>Le redoublement de la dernière voyelle, en arrivant à la mesure marquée
+du signe <big><b>&gt;</b></big>, est de rigueur. Il résulte d'un coup de gosier,
+assez semblable à un sanglot, dont l'effet est fort singulier.</p>
+
+<p>Dans les autres villages environnants, dont Subiaco semble être la
+capitale, je n'ai pas recueilli la moindre bribe musicale. Civitella, le
+plus intéressant de tous, est un véritable nid d'aigle, perché sur la
+pointe d'un rocher d'un accès fort difficile, misérable, sale et puant.
+On y jouit d'une vue magnifique, seul dédommagement à la fatigue d'une
+telle escalade, et les rochers y ont une physionomie étrange dans leurs
+fantastiques amoncellements, qui charme assez les yeux des artistes pour
+qu'un peintre de mes amis y ait séjourné six mois entiers.<a
+name="page_145" id="page_145"></a></p>
+
+<p>L'un des flancs du village repose sur des dalles superposées, tellement
+énormes, qu'il est absolument impossible de concevoir comment des hommes
+ont pu jamais exercer la moindre action locomotive sur de pareilles
+masses. Ce mur de Titans, par sa grossièreté et ses dimensions, est aux
+constructions cyclopéennes, comme celles-ci sont aux murailles
+ordinaires des monuments contemporains. Il ne jouit cependant d'aucune
+renommée, et, quoique vivant habituellement avec des architectes, je
+n'en avais jamais entendu parler.</p>
+
+<p>Civitella offre, en outre, aux vagabonds, un précieux avantage dont les
+autres villages semblables sont totalement dépourvus: c'est une auberge
+ou quelque chose d'approchant. On peut y loger et y vivre passablement.
+L'homme riche du pays, <i>il signor Vincenzo</i>, reçoit et héberge de son
+mieux les étrangers, les Français surtout, pour lesquels il professe la
+plus honorable sympathie, mais qu'il assassine de questions sur la
+politique. Assez modéré dans ses autres prétentions, ce brave homme est
+insatiable sur ce point. Enveloppé dans une redingote qu'il n'a pas
+quittée depuis dix ans, accroupi sous sa cheminée enfumée, il commence,
+en vous voyant entrer, son interrogatoire; et, fussiez-vous exténué,
+mourant de soif, de faim et de fatigue, vous n'obtiendrez pas un verre
+de vin avant de lui avoir<a name="page_146" id="page_146"></a> répondu sur Lafayette, Louis-Philippe et la
+garde nationale. Vico-Var, Olevano, Arsoli, Genesano, et vingt autres
+villages dont le nom m'échappe, se présentent presque uniformément sous
+le même aspect. Ce sont toujours des agglomérations de maisons grisâtres
+appliquées, comme des nids d'hirondelles, contre des pics stériles,
+presque inabordables; toujours de pauvres enfants demi-nus poursuivent
+les étrangers en criant: <i>Pittore! pittore! Inglese!</i><a name="FNanchor_14_14" id="FNanchor_14_14"></a><a href="#Footnote_14_14" class="fnanchor">[14]</a> <i>mezzo
+baïocco!</i><a name="FNanchor_15_15" id="FNanchor_15_15"></a><a href="#Footnote_15_15" class="fnanchor">[15]</a> (Pour eux tout étranger qui vient les visiter est
+<i>peintre</i> ou <i>Anglais</i>). Les chemins, quand il y en a, ne sont que des
+gradins informes à peine indiqués dans le rocher. On rencontre des
+hommes oisifs, qui vous regardent d'un air singulier; des femmes
+conduisant des cochons qui, avec le maïs, forment toute la richesse du
+pays; de jeunes filles, la tête chargée d'une lourde cruche de cuivre ou
+d'un fagot de bois mort; et tout cela si misérable, si triste, si
+délabré, si dégoûtant de saleté, que, malgré la beauté naturelle de la
+race et la coupe pittoresque des vêtements, il est difficile d'éprouver
+à leur aspect autre chose qu'un sentiment de pitié; et pourtant je
+trouvais un plaisir extrême à parcourir ces repaires, à pied, le fusil à
+la main, et même sans fusil.</p>
+
+<p>Lorsqu'il s'agissait, en effet, de gravir quelque<a name="page_147" id="page_147"></a> pic inconnu, j'avais
+soin de laisser en bas ce bel instrument, dont les qualités excitaient
+assez la convoitise des Abbruzzais, pour leur donner l'idée d'en
+détacher le propriétaire, au moyen de quelques balles envoyées à sa
+rencontre par d'affreuses carabines embusquées traîtreusement derrière
+un vieux mur.</p>
+
+<p>A force de fréquenter les villages de ces braves gens, j'avais même fini
+par être très bien avec eux. Crispino surtout m'avait pris en affection;
+il me rendait toutes sortes de services; il me procurait non-seulement
+des tuyaux de pipe parfumés, exquis<a name="FNanchor_16_16" id="FNanchor_16_16"></a><a href="#Footnote_16_16" class="fnanchor">[16]</a>, non-seulement du plomb et de la
+poudre, mais des capsules fulminantes même; des capsules! dans ce pays
+perdu, dépourvu de toute idée d'art et d'industrie. De plus, Crispino
+connaissait toutes les <i>ragazze</i> bien peignées à dix lieues à la ronde,
+leurs inclinations, leurs relations, leurs ambitions, leurs passions,
+celles de leurs parents et de leurs amants; il avait une note exacte des
+degrés de vertu et de température de chacune, et ce thermomètre était
+quelquefois fort amusant à consulter.</p>
+
+<p>Cette affection, du reste, était motivée; j'avais, une nuit, dirigé la
+sérénade qu'il donnait à sa maîtresse; j'avais chanté avec lui pour
+la<a name="page_148" id="page_148"></a> jeune louve, en nous accompagnant de la <i>chitarra francese</i>, une
+chanson alors en vogue parmi les élégants de Tivoli; je lui avais fait
+présent de deux chemises, d'un pantalon et de trois superbes coups de
+pied au derrière, un jour qu'il me manquait de respect<a name="FNanchor_17_17" id="FNanchor_17_17"></a><a href="#Footnote_17_17" class="fnanchor">[17]</a>.</p>
+
+<p>Crispino n'avait pas eu le temps d'apprendre à lire, et il ne m'écrivait
+jamais. Quand il avait quelque nouvelle intéressante à me donner hors
+des montagnes, il venait à Rome. Qu'était-ce, en effet, qu'une trentaine
+de lieues <i>per un bravo</i> comme lui. Nous avions l'habitude, à
+l'Académie, de laisser ouvertes les portes de nos chambres. Un matin de
+janvier (j'avais quitté les montagnes en octobre; je m'ennuyais donc
+depuis trois mois), en me retournant dans mon lit, j'aperçois debout
+devant moi, un grand scélérat basané, chapeau pointu, jambes cordées,
+qui paraissait attendre très honnêtement mon réveil; c'était mon gredin,
+mon bandit, mon ami!</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! Crispino! qu'es-tu venu faire à Rome?</p>
+
+<p>&mdash;<i>Sono venuto... per veder lo!</i></p>
+
+<p>&mdash;Oui, pour me voir, et puis?...<a name="page_149" id="page_149"></a></p>
+
+<p>&mdash;<i>Crederei mancare al più preciso mio debito, se in questa
+occasione...</i></p>
+
+<p>&mdash;Quelle occasion?</p>
+
+<p>&mdash;<i>Per dire la verità... mi manca... il danaro.</i></p>
+
+<p>&mdash;A la bonne heure! voilà ce qui s'appelle dire vraiment <i>la verità</i>.
+Ah! tu n'as pas d'argent! et que veux-tu que j'y fasse, Birbonacio?</p>
+
+<p>&mdash;<i>Per bacco, non sono birbone!</i></p>
+
+<p>Je finis sa réponse en français:</p>
+
+<p>&mdash;«Si vous m'appelez <i>gueux</i>, parce que je n'ai pas le sou, vous avez
+raison; mais si c'est parce que j'ai été deux ans à Civita-Vecchia, vous
+avez bien tort. On ne m'a pas envoyé aux galères pour avoir volé, dit-il
+en levant la tête fièrement, mais bien pour de bons coups de carabine,
+pour de fameux coups de couteau donnés dans la montagne à des étrangers
+(<i>forestieri</i>).»</p>
+
+<p>Mon ami se flattait assurément; il n'avait peut-être pas tué seulement
+un moine. Mais enfin, on voit qu'il avait le sentiment de l'honneur.
+Aussi, dans son indignation, n'accepta-t-il que trois piastres, une
+chemise et un foulard, sans vouloir attendre que j'eusse mis mes bottes
+pour lui donner... le reste. Le pauvre garçon est mort, il y a deux ans,
+d'un coup de pierre reçu à la tête dans une rixe.</p>
+
+<p>Nous reverrons-nous dans un monde meilleur?.....</p>
+
+<p><a name="page_150" id="page_150"></a></p>
+
+<p><a name="page_151" id="page_151"></a></p>
+
+<h3><a name="XII" id="XII"></a>XII<br /><br />
+ENCORE ROME.</h3>
+
+<p><a name="page_152" id="page_152"></a></p>
+
+<p><a name="page_153" id="page_153"></a></p>
+
+<p>Il fallait bien toujours revenir dans cette éternelle ville de Rome, et
+s'y convaincre de plus en plus que, de toutes les existences d'artiste,
+il n'en est pas de plus triste que celle d'un musicien étranger,
+condamné à l'habiter, si l'amour de l'art est dans son c&oelig;ur. Il y
+éprouve un supplice de tous les instants dans les premiers temps, en
+voyant ses illusions poétiques tomber une à une, et le bel édifice
+musical élevé par son imagination, s'écrouler devant la plus
+désespérante des réalités; ce sont chaque jour de nouvelles expériences
+qui amènent constamment de nouvelles déceptions. Au milieu de tous les
+autres arts, pleins de vie, de grandeur, de majesté, éblouissants de
+l'éclat du génie, étalant fièrement<a name="page_154" id="page_154"></a> leurs merveilles diverses, il voit
+la musique réduite au rôle d'une esclave dégradée, hébétée par la misère
+et chantant d'une voix usée de stupides poèmes pour lesquels le peuple
+lui jette à peine un morceau de pain. C'est ce que je reconnus
+facilement au bout de quelques semaines. A peine arrivé, je cours à
+Saint-Pierre... Immense! sublime! écrasant!... Voilà Michel-Ange, voilà
+Raphaël, voilà Canova; je marche sur les marbres les plus précieux, les
+mosaïques les plus rares... Ce silence solennel.. cette fraîche
+atmosphère... ces tons lumineux si riches et si harmonieusement
+fondus... ce vieux pèlerin, agenouillé seul dans la vaste enceinte... Un
+léger bruit, parti du coin le plus obscur du temple, et roulant sous ces
+voûtes colossales comme un tonnerre lointain... j'eus peur... Il me
+sembla que c'était là réellement la maison de Dieu et que je n'avais pas
+le droit d'y entrer. Réfléchissant que de faibles créatures comme moi
+étaient parvenues cependant à élever un pareil monument de grandeur et
+d'audace, je sentis un mouvement de fierté; puis songeant au rôle
+magnifique que devait y jouer l'art que je chéris, mon c&oelig;ur commença à
+battre à coups redoublés. Oh! oui, sans doute, me dis-je aussitôt, ces
+tableaux, ces statues, ces colonnes, cette architecture de géants tout
+cela n'est que le corps du monument; la musique en est l'ame; c'est par
+elle qu'il manifeste<a name="page_155" id="page_155"></a> son existence, c'est elle qui résume l'hymne
+incessant des autres arts, et de sa vois puissante le porte brûlant aux
+pieds de l'Éternel. Où donc est l'orgue?... L'orgue, un peu plus grand
+que celui de l'Opéra de Paris, était <i>sur des roulettes</i>; un pilastre le
+dérobait à ma vue. N'importe, ce chétif instrument ne sert peut-être
+qu'à donner le ton aux voix, et tout effet instrumental étant proscrit,
+il doit suffire. Quel est le nombre des chanteurs?... Me rappelant alors
+la petite salle du Conservatoire, que l'église de St-Pierre contiendrait
+cinquante ou soixante fois au moins, je pensai que si un ch&oelig;ur de
+<i>quatre-vingt-dix</i> voix y était employé journellement, les choristes de
+Saint-Pierre, ne devaient se compter que par milliers.</p>
+
+<p>Ils sont au nombre de <i>dix-huit</i> pour les jours ordinaires; et de
+<i>trente-deux</i> pour les fêtes solennelles. J'ai même entendu un
+<i>Miserere</i> à la chapelle Sixtine, chanté par <i>cinq voix</i>. Un critique
+allemand de beaucoup de mérite, s'est constitué tout récemment le
+défenseur de la chapelle Sixtine.</p>
+
+<p>«La plupart des voyageurs, dit-il, s'attendent en y entrant, à une
+musique bien entraînante, je dirai même, bien plus amusante que celle
+des opéras qui les avaient charmés dans leur patrie; au lieu de cela les
+chanteurs du pape leur font entendre un plain-chant<a name="page_156" id="page_156"></a> séculaire, simple,
+pieux et sans le moindre accompagnement. Ces dilettanti désappointés ne
+manquent pas alors de jurer à leur retour, que la chapelle Sixtine
+n'offre aucun intérêt musical, et que tous les beaux récits qu'on en
+fait sont autant de contes.»</p>
+
+<p>Nous ne dirons pas à ce sujet, absolument comme les observateurs
+superficiels dont parle cet écrivain. Bien au contraire, cette harmonie
+des siècles passés, venue jusqu'à nous sans la moindre altération de
+style ni de forme, offre aux musiciens le même intérêt que présentent
+aux peintres les fresques de Pompéia. Loin de regretter, sous ces
+accords, l'accompagnement de trompettes et de grosse caisse, aujourd'hui
+tellement mis à la mode par les compositeurs italiens, que chanteurs et
+danseurs ne croiraient pas, sans lui, pouvoir obtenir les
+applaudissements qu'ils méritent, nous avouerons que la chapelle Sixtine
+étant le seul lieu musical de l'Italie où cet abus déplorable n'ait
+point pénétré, on est heureux de pouvoir y trouver un refuge contre
+l'artillerie des fabricants de cavatines. Nous accorderons au critique
+allemand que les <i>trente-deux</i> chanteurs du pape, incapables de produire
+le moindre effet, et même de se faire entendre dans la plus vaste église
+du monde, suffisent à l'exécution des &oelig;uvres de Palestrina dans
+l'enceinte bornée de la chapelle<a name="page_157" id="page_157"></a> pontificale; nous dirons avec lui que
+cette harmonie pure et calme, jette dans une rêverie qui n'est pas sans
+charme. Mais ce charme est le propre de l'harmonie elle-même, et le
+prétendu génie des compositeurs n'en est point la cause, si toutefois on
+peut donner le nom de compositeurs à des musiciens qui passaient leur
+vie à compiler des successions d'accords comme celle-ci:</p>
+
+<p class="figcenter">
+<a href="images/ill_pg_157.png">
+<img src="images/ill_pg_157_sml.png" width="350" height="506" alt="notation musicale
+Po-pu-le me-us, quid fe-ci ti - - bi?
+aut, in quo contristavi te res - pon - - - de mi - hi." title="notation musicale" /></a>
+<br />
+<span class="caption">[Po-pu-le me-us, quid fe-ci ti - - bi?<br />
+aut, in quo contristavi te res - pon - - - de mi - hi.]</span>
+</p>
+
+<p><a name="page_158" id="page_158"></a></p>
+
+<p>Dans ces psalmodies à quatre parties, où la <i>mélodie</i> et le <i>rhythme</i> ne
+sont point employés, et dont l'<i>harmonie</i> se borne à l'emploi des
+<i>accords parfaits</i> entremêlés de quelques <i>suspensions</i>, on peut bien
+admettre que le goût et une certaine science aient guidé le musicien qui
+les écrivit; mais le génie! allons donc, c'est une plaisanterie.</p>
+
+<p>En outre, les gens qui croient encore sincèrement que Palestrina composa
+ainsi à dessein sur les textes sacrés, et mu seulement par l'intention
+d'approcher le plus possible d'une pieuse idéalité, s'abusent
+étrangement. Ils ne connaissent pas, sans doute, ses madrigaux, dont les
+paroles frivoles ou galantes sont accolées par lui cependant à une sorte
+de musique absolument semblable à celle dont il revêtit les paroles
+saintes. Il fait chanter par exemple: <i>Au bord du Tibre, je vis un beau
+pasteur dont la plainte amoureuse</i>, etc., par un ch&oelig;ur lent dont
+l'effet général et le style harmonique ne diffèrent en aucune façon de
+ses compositions dites religieuses. Il ne savait pas faire d'autre
+musique, voilà la vérité; et il était si loin de poursuivre un céleste
+idéal, qu'on retrouve dans ses écrits une foule de ces sortes de
+logogriphes que les contre-pointistes qui le précédèrent avaient mis à
+la mode et dont il passe pour avoir été l'antagoniste inspiré. La messe
+de Palestrina, dédiée au pape Marcello, est écrite à deux ch&oelig;urs, dont
+l'un imite canoniquement<a name="page_159" id="page_159"></a> l'autre du commencement à la fin. C'est là une
+grande difficulté de contrepoint habilement vaincue; mais qu'en
+résulte-t-il de beau, ou de convenable au style vraiment religieux? En
+quoi cette sorte de jeu harmonique, perceptible seulement pour les yeux,
+puisque l'oreille ne saurait suivre des imitations canoniques de notes
+aussi longues et sans dessin mélodique, en quoi, dis-je, cette preuve de
+la patience du tisseur d'accords annonce-t-elle en lui une simple
+préoccupation du véritable objet de son travail? en rien à coup sûr. Il
+importe aussi peu à l'expression du sentiment religieux de dessiner deux
+ch&oelig;urs en canon perpétuel que de les écrire en se servant d'un morceau
+de bois au lieu de plume, ou gêné d'une façon quelconque par une douleur
+physique ou un obstacle matériel. Si Palestrina, ayant perdu les deux
+mains, s'était vu forcé d'écrire avec le pied et y était parvenu, ses
+ouvrages n'en eussent pas acquis plus de valeur pour cela et n'en
+seraient ni plus ni moins religieux.</p>
+
+<p>Le critique allemand dont je parlais tout-à-l'heure, n'hésite pas
+cependant à appeler <i>sublimes</i> les <i>Improperia</i> de Palestrina.</p>
+
+<p>«Toute cette cérémonie, dit-il encore, le sujet en lui-même, la présence
+du pape au milieu du corps des cardinaux, le mérite d'exécution des
+chanteurs qui déclament avec une précision et une intelligence
+admirables, tout cela forme de<a name="page_160" id="page_160"></a> ce spectacle un des plus imposants et
+des plus touchants de la Semaine-Sainte.»&mdash;Oui, certes; mais tout cela
+ne fait pas de cette musique une &oelig;uvre de génie et d'inspiration.</p>
+
+<p>Par une de ces journées sombres qui attristent la fin de l'année, et que
+rend encore plus mélancoliques le souffle glacé du vent du Nord, écoutez
+en lisant Ossian, la fantastique harmonie d'une harpe éolienne balancée
+au sommet d'un arbre dépouillé de verdure, et je vous défie de ne pas
+éprouver un sentiment profond de tristesse, d'abandon, un désir vague et
+infini d'une autre existence, un dégoût immense de celle-ci, en un mot,
+une forte atteinte de spleen jointe à une tentation de suicide. Cet
+effet est encore plus prononcé que celui des harmonies vocales de la
+chapelle Sixtine; on n'a jamais songé cependant à mettre les facteurs de
+harpes éoliennes au nombre des grands compositeurs.</p>
+
+<p>Mais au moins, le service musical de la chapelle Sixtine a-t-il conservé
+sa dignité et le caractère religieux qui lui convient, tandis
+qu'infidèles aux anciennes traditions, les autres églises de Rome sont
+tombées, sous ce rapport, dans un état de dégradation, je dirai même de
+démoralisation, qui passe toute croyance. Plusieurs prêtres français,
+témoins de ce scandaleux abaissement de l'art religieux, en ont été
+indignés.</p>
+
+<p>J'assistai, le jour de la fête du roi, à une messe<a name="page_161" id="page_161"></a> solennelle à grands
+ch&oelig;urs et à grand orchestre, pour laquelle notre ambassadeur, M. de
+Saint-Aulaire, avait demandé les meilleurs artistes de Rome. Un
+amphithéâtre assez vaste, élevé devant l'orgue, était occupé par une
+soixantaine d'exécutants. Ils commencèrent par s'accorder à grand bruit,
+comme ils l'eussent fait dans un foyer de théâtre; le diapason de
+l'orgue, beaucoup trop bas, rendait, à cause des instruments à vent, son
+adjonction à l'orchestre impossible. Un seul parti restait à prendre, se
+passer de l'orgue. L'organiste ne l'entendait pas ainsi; il voulait
+faire sa partie, dussent les oreilles des auditeurs en être torturées
+jusqu'au sang; il voulait gagner son argent, le brave homme, et il le
+gagna bien, je le jure, car de ma vie je n'ai ri d'aussi bon c&oelig;ur.
+Suivant la louable coutume des organistes italiens, il n'employa,
+pendant toute la durée de la cérémonie, que les jeux aigus. L'orchestre,
+plus fort que cette harmonie de petites flûtes, la couvrait assez bien
+dans les <i>tutti</i>, mais quand la masse instrumentale venait à frapper un
+accord sec, suivi d'un silence, l'orgue, dont le son traîne un peu,
+comme on sait, et ne peut se couper aussi bref que celui des autres
+instruments, demeurait alors à découvert et laissait entendre un accord
+plus bas d'un quart de ton que celui de l'orchestre, produisant ainsi le
+gémissement le plus atrocement comique qu'on puisse imaginer.<a
+name="page_162" id="page_162"></a> Pendant les intervalles remplis par le
+plain-chant des prêtres, les concertants, incapables de contenir leur
+démon musical, préludaient hautement tous à la fois, avec un incroyable
+sang-froid; la flûte lançait des gammes en <i>ré</i>; le cor sonnait une
+fanfare en <i>mi b</i>; les violons faisaient d'aimables cadences, des
+gruppetti charmants; le basson, tout bouffi d'importance, soufflait ses
+notes graves en faisant claquer ses grandes clefs, pendant que les
+gazouillements de l'orgue achevaient de brillanter l'harmonie de ce
+concert inouï, digne de Callot. Et tout cela se passait en présence
+d'une assemblée d'hommes civilisés, de l'ambassadeur de France, du
+directeur de l'Académie, d'un corps nombreux de prêtres et de cardinaux,
+devant une réunion d'artistes de toutes les nations. Pour la musique,
+elle était digne de tels exécutants. Cavatines avec crescendo,
+cabalettes, points-d'orgue et roulades; &oelig;uvre sans nom, monstre de
+l'ordre composite dont une phrase de Vaccaï formait la tête, des bribes
+de Paccini les membres, et un ballet de Gallemberg le corps et la queue.
+Qu'on se figure, pour couronner l'&oelig;uvre, les <i>soli</i> de cette étrange
+musique sacrée, chantés <i>en voix de soprano</i> par un gros gaillard dont
+la face rubiconde était ornée d'une énorme paire de favoris noirs. «Mais
+mon Dieu, dis-je à mon voisin qui étouffait, tout est donc miracle dans
+ce bienheureux pays! Avez-vous jamais vu<a name="page_163" id="page_163"></a> un <i>castrat</i> barbu comme
+celui-ci?»</p>
+
+<p>&mdash;«Castrato!... répliqua vivement en se retournant une dame italienne,
+indignée de nos rires et de nos observations, davvero non è castrato.»</p>
+
+<p>&mdash;«Vous le connaissez, madame?</p>
+
+<p>&mdash;«Per Bacco! non burlate. Imparate, pezzi d'asino, che quello virtuoso
+maraviglioso è il marito mio.»</p>
+
+<p>J'ai entendu fréquemment dans d'autres églises les ouvertures du
+<i>Barbier de Séville</i>, de la <i>Cenerentola</i> et d'<i>Otello</i>. Ces morceaux
+paraissaient former le répertoire favori des organistes, ils en
+assaisonnaient fort agréablement le service divin.</p>
+
+<p>La musique des théâtres, aussi <i>dramatique</i> que celle des églises est
+<i>religieuse</i>, est dans le même état de splendeur. Même invention, même
+pureté des formes, même élévation, même charme dans le style, même
+profondeur de pensée. Les chanteurs que j'ai entendus pendant la saison
+théâtrale avaient en général de bonnes voix et cette facilité de
+vocalisation qui caractérise spécialement les Italiens; mais, à
+l'exception de M<sup>me</sup> Ungher, prima dona allemande que nous avons
+applaudie souvent à Paris, et de Salvator, assez bon Baryton, ils ne
+sortaient pas de la ligne des médiocrités. Les ch&oelig;urs sont d'un degré
+au-dessous de ceux de notre Opéra-Comique, pour l'ensemble, la justesse
+et la chaleur. L'orchestre,<a name="page_164" id="page_164"></a> imposant et formidable à peu près comme
+l'armée du prince de Monaco, possède, sans exception, toutes les
+qualités qu'on appelle ordinairement des défauts. Au théâtre <i>Valle</i>,
+ainsi qu'à celui d'Apollon, dont les dimensions égalent celles du
+Grand-Opéra de Paris, les violoncelles sont au nombre de.... <i>un</i>,
+lequel <i>un</i> exerce l'état d'orfèvre, plus heureux qu'un de ses
+confrères, obligé, pour vivre, de <i>rempailler des chaises</i>. A Rome, le
+mot symphonie, comme celui d'ouverture, n'est employé que pour désigner
+un <i>certain bruit</i> que font les orchestres de théâtre avant le lever de
+la toile, et auquel personne ne fait attention. Weber et Beethoven sont
+là des noms à peu près inconnus. Un savant abbé de la chapelle Sixtine
+disait un jour à M. Mendelssohn <i>qu'on lui avait parlé d'un jeune homme
+de grande espérance, nommé Mozart</i>. Il est vrai que ce digne
+ecclésiastique communique fort rarement avec les gens du monde et ne
+s'est occupé toute sa vie que des &oelig;uvres de Palestrina. C'est donc un
+être que sa conduite privée et ses opinions mettent à part. Quoiqu'on
+n'y exécute jamais la musique de Mozart, il est pourtant juste de dire
+que, dans Rome, bon nombre de personnes ont entendu parler de lui
+autrement que comme <i>d'un jeune homme de grande espérance</i>. Les
+dilettanti érudits savent même qu'il est mort, et que, sans approcher
+toutefois de Donizetti, il a écrit quelques<a name="page_165" id="page_165"></a> partitions remarquables.
+J'en ai connu un qui s'était procuré le Don Juan. Après l'avoir
+longuement étudié au piano, il fut assez franc pour m'avouer en
+confidence que cette <i>vieille musique</i> lui paraissait supérieure au
+Zadig et Astartea de M. Vaccaï, récemment mis en scène au théâtre
+d'Apollon. L'art instrumental est lettre close pour les Romains. Ils
+n'ont pas même l'idée de ce que nous appelons une symphonie.</p>
+
+<p>J'ai remarqué seulement à Rome une musique instrumentale populaire que
+je penche fort à regarder comme un reste de l'antiquité; je veux parler
+des <i>pifferari</i>. On appelle ainsi des musiciens ambulants qui, aux
+approches de Noël, descendent des montagnes par groupes de quatre ou
+cinq, et viennent, armés de musettes et de <i>pifferi</i> (espèce de
+hautbois), donner de pieux concerts devant les images de la madone. Ils
+sont, pour l'ordinaire, couverts d'amples manteaux de drap brun, portent
+le chapeau pointu dont se coiffent les brigands, et tout leur extérieur
+est empreint d'une certaine sauvagerie mystique pleine d'originalité.
+J'ai passé des heures entières à les contempler dans les rues de Rome,
+la tête légèrement penchée sur l'épaule, les yeux brillants de la foi la
+plus vive, fixant un regard de pieux amour sur la sainte madone, presque
+aussi immobiles que l'image qu'ils adoraient. La musette, secondée d'un
+grand <i>piffero</i> soufflant la basse,<a name="page_166" id="page_166"></a> fait entendre une harmonie de deux
+ou trois notes, sur laquelle un double <i>piffero</i><a name="FNanchor_18_18" id="FNanchor_18_18"></a><a href="#Footnote_18_18" class="fnanchor">[18]</a> de moyenne longueur
+exécute la mélodie; puis au-dessus de tout cela deux petits <i>pifferi</i>
+très courts, joués par des enfants de douze à quinze ans, tremblottent
+trilles et cadences, et inondent la rustique chanson d'une pluie de
+bizarres ornements. Après de gais et réjouissants refrains, fort
+longtemps répétés, une prière lente, grave, d'une onction toute
+patriarchale, vient dignement terminer la naïve symphonie. Cet air a été
+gravé dans plusieurs recueils napolitains, nous nous abstenons en
+conséquence de le reproduire ici. De près, le son est si fort qu'on peut
+à peine le supporter; mais à un certain éloignement ce singulier
+orchestre produit un effet délicieux, touchant, poétique, auquel les
+personnes même les moins susceptibles de pareilles impressions, ne
+peuvent rester insensibles. J'ai entendu depuis les <i>pifferari</i> chez
+eux, et si je les avais trouvés si remarquables à Rome, combien
+l'émotion que j'en reçus fut plus vive dans les montagnes sauvages des
+Abbruzzes, où mon humeur vagabonde m'avait conduit! Des roches
+volcaniques, de noires forêts de sapins, formaient la décoration
+naturelle et le complément de cette musique primitive.<a
+name="page_167" id="page_167"></a> Quand à cela venait se joindre encore
+l'aspect d'un de ces monuments mystérieux d'un autre âge, connus sous le
+nom de murs cyclopéens, et quelques bergers revêtus d'une peau de mouton
+brute, avec la toison entière en dehors (costume des pâtres de la
+Sabine), je pouvais me croire contemporain des anciens peuples au milieu
+desquels vint s'installer jadis Evandre l'Arcadien, l'hôte généreux
+d'Énée:</p>
+
+<p class="c">Pater infelix Pallantis pueri.</p>
+
+<p class="cb">. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .</p>
+
+<p class="cb">. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .</p>
+
+<p>Il faut, on le voit, renoncer à peu près à entendre de la musique quand
+on habite Rome; j'en étais venu même, au milieu de cette atmosphère
+antiharmonique, à n'en plus pouvoir composer. Tout ce que j'ai produit à
+l'Académie se borne à trois ou quatre morceaux: 1º Une <i>Ouverture de
+Rob-Roy</i>, longue et diffuse, qui fut exécutée à Paris, un an après, par
+la société du Conservatoire, fort mal reçue du public, et que je brûlai
+le même jour en sortant du concert; 2º <i>la Scène aux champs</i>, de la
+Symphonie Fantastique, que je refis presque entièrement en vaguant dans
+la Villa-Borghèse; 3º <i>le Chant de bonheur</i>, du mélologue<a name="FNanchor_19_19" id="FNanchor_19_19"></a><a href="#Footnote_19_19" class="fnanchor">[19]</a> que je
+rêvai, perfidement<a name="page_168" id="page_168"></a> bercé par mon ennemi intime le vent du sud, sur les
+buis touffus et taillés en muraille de notre classique jardin; 4º cette
+petite mélodie qui a nom <i>la Captive</i>, et dont j'étais fort loin, en
+l'écrivant, de prévoir la fortune. Encore me trompai-je, en disant
+qu'elle fut composée à Rome; car c'est de Subiaco qu'elle est datée. Il
+me souvient, en effet, qu'un jour, en regardant travailler mon ami
+Lefebvre l'architecte, dans l'auberge de Subiaco où nous logions, un
+mouvement de son coude ayant fait tomber un livre placé sur sa table, je
+le relevai: c'était le volume des <i>Orientales</i> de V. Hugo; il se trouva
+ouvert à la page de <i>la Captive</i>. Je lus cette délicieuse poésie, et me
+retournant vers Lefebvre: «Si j'avais là du papier réglé, lui dis-je,
+j'écrirais la musique de ce morceau; car <i>je l'entends</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'à cela ne tienne, je vais vous en donner.</p>
+
+<p>Et Lefebvre, prenant une règle et un tireligne, eut bientôt tracé
+quelques portées, sur lesquelles je jetai la mélodie et la basse de ce
+petit air; puis, je mis le manuscrit dans mon portefeuille et n'y
+songeai plus. Quinze jours après, de retour à Rome, on chantait chez
+notre directeur, quand <i>la Captive</i> me revint en tête. «Il faut, dis-je
+à mademoiselle Vernet, que je vous montre un air<a name="page_169" id="page_169"></a> improvisé à Subiaco,
+pour voir un peu ce qu'il signifie: je n'en ai plus la moindre idée.»
+L'accompagnement de piano, griffonné à la hâte, nous permit de
+l'exécuter convenablement; et cela prit si bien, qu'au bout d'un mois M.
+Vernet, poursuivi, obsédé par cette mélodie, m'interpella ainsi: «Ah!
+ça, quand vous retournerez dans les montagnes, j'espère bien que vous
+n'en rapporterez pas d'autres chansons; car votre <i>Captive</i> commence à
+me rendre le séjour de la Villa fort désagréable; on ne peut faire un
+pas dans le palais, dans le jardin, dans le bois, sur la terrasse, dans
+les corridors, sans entendre chanter, ou ronfler, ou grogner: «<i>Le long
+du mur sombre... le sabre du spahis... je ne suis pas Tartare...
+l'eunuque noir..., etc.</i>» C'est à en devenir fou! Je renvoie demain un
+de mes domestiques, je n'en prendrai un nouveau qu'à la condition
+expresse pour lui de ne pas chanter <i>la Captive</i>.»</p>
+
+<p>Il reste enfin à citer, pour clore cette liste fort courte de mes
+productions romaines, une psalmodie à cinq voix, avec accompagnement
+d'instruments à vent, sur la traduction en prose d'une poésie de Moore
+(<i>Ce monde entier n'est qu'une ombre fugitive</i>), dédiée à ceux <i>dont
+l'ame est triste jusqu'à la mort</i>. Ce morceau n'a pas encore été publié
+et je n'ai jamais osé le faire entendre. Quant au <i>Resurrexit</i>, à grand
+orchestre,<a name="page_170" id="page_170"></a> avec ch&oelig;urs, que j'envoyai aux académiciens de Paris, pour
+obéir au réglement, et dans lequel ces messieurs trouvèrent un <i>progrès</i>
+très-remarquable, une <i>preuve</i> sensible de l'influence du séjour de Rome
+sur mes idées, et l'<i>abandon</i> complet de mes fâcheuses <i>tendances
+musicales</i>; c'est un fragment d'une messe que j'avais écrite et fait
+exécuter à Paris deux ans avant de me présenter au concours de
+l'Institut. Fiez-vous donc aux jugements des immortels!</p>
+
+<p>Ce fut vers ce temps de ma vie académique que je ressentis de nouveau
+les atteintes d'une cruelle maladie (morale, nerveuse, imaginaire, tout
+ce qu'on voudra), que j'appelerai le <i>mal de l'isolement</i>, et qui me
+tuera quelque jour. J'en avais éprouvé un premier accès à l'âge de seize
+ans, et voici dans quelles circonstances. Par une belle matinée de mai,
+à la côte Saint-André, chez mon père, j'étais assis dans une prairie à
+l'ombre d'un groupe de grands chênes, lisant un roman de Montjoie,
+intitulé: <i>Manuscrit trouvé au mont Pausilippe</i>. Tout entier à ma
+lecture, j'en fus distrait cependant par des chants doux et tristes,
+s'épandant par la plaine à intervalles réguliers. La procession des
+Rogations passait dans le voisinage, et j'entendais la voix des paysans
+qui psalmodiaient les <i>Litanies des saints</i>. Cet usage de parcourir, au
+printemps, les côteaux et les plaines, pour appeler<a name="page_171" id="page_171"></a> sur les fruits de
+la terre la bénédiction du ciel, a quelque chose de poétique et de
+touchant qui m'émeut d'une manière indicible. Le cortége s'arrêta au
+pied d'une croix de bois, ornée de feuillages; je le vis s'agenouiller
+pendant que le prêtre bénissait la campagne, et il reprit sa marche
+lente en continuant sa mélancolique psalmodie. La voix affaiblie de
+notre vieux curé se distinguait seule parfois, avec des fragments de
+phrases:</p>
+
+<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary="">
+<tr><td align="center">. . . . . . . . . . . .</td></tr>
+<tr><td align="center">. . . .<i>Conservare âigneris!</i></td></tr>
+<tr><td>&nbsp;</td></tr>
+<tr><td align="center"><small>LES PAYSANS.</small></td></tr>
+<tr><td>&nbsp;</td></tr>
+<tr><td align="center"><i>Te rogamus audi nos!</i></td></tr>
+</table>
+
+<p>Et la foule pieuse, s'éloignait, s'éloignait toujours.</p>
+
+<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary="">
+<tr><td align="center">. . . . . . . . . . . . . .</td></tr>
+<tr><td align="center"><small>(Decrescendo.)</small></td></tr>
+<tr><td align="center"><i>Sancte Barnabe.</i></td></tr>
+<tr><td align="center"><i>Ora pro nobis!</i></td></tr>
+<tr><td align="center">(<small>Perdendo.)</small></td></tr>
+<tr><td align="center"><i>Sancta Magdalena</i></td></tr>
+<tr><td align="center">&nbsp; &nbsp; <i>Ora pro</i>. . . . . . . . . . .</td></tr>
+<tr><td align="center"><i>Sancta Maria</i></td></tr>
+<tr><td align="center">&nbsp; &nbsp;<i>Ora</i>...........</td></tr>
+<tr><td align="center"><i>Sancta</i>. . . . . . . . . .</td></tr>
+<tr><td align="center">. . . . . . . . . . .<i>nobis.</i></td></tr>
+<tr><td align="center">. . . . . . . . . . . . . . . . .</td></tr>
+</table>
+
+<p><a name="page_172" id="page_172"></a></p>
+
+<p>Silence.. léger frémissement des blés en fleur, ondoyant sous la molle
+pression de l'air du matin.... cri des cailles amoureuses appelant leur
+compagne.... l'ortolan plein de joie chantant sur la pointe d'un
+peuplier.... calme profond.... une feuille morte tombant lentement d'un
+chêne.... coups sourds de mon c&oelig;ur.... Evidemment la vie était hors de
+moi, loin, très loin.... A l'horizon les glaciers des Alpes, frappés du
+soleil levant, réfléchissaient d'immenses faisceaux de lumière....
+derrière ces Alpes, l'Italie, Naples, le Pausilippe.... les personnages
+de mon roman.... des passions ardentes.... des larmes essuyées...
+quelque insondable bonheur.... secret.... allons, allons, des ailes!
+dévorons l'espace! il faut voir! il faut admirer! il faut de l'amour, de
+l'enthousiasme, des étreintes enflammées, <i>il faut la grande vie!</i>...
+mais je ne suis qu'un corps lourd, cloué à terre! ces personnages sont
+imaginaires, ou n'existent plus.... Quel amour?... quelle gloire?...
+quel c&oelig;ur?... quand verrai-je l'Italie?...</p>
+
+<p>Et l'accès se déclara dans toute sa force, et je souffris affreusement
+et je me couchai à terre, gémissant, étendant mes bras douloureux,
+arrachant convulsivement des poignées d'herbes et d'innocentes
+paquerettes qui ouvraient en vain leurs grands yeux étonnés, appelant
+<i>l'inconnu</i>, luttant contre <i>l'absence</i>, contre l'horrible isolement.<a
+name="page_173" id="page_173"></a></p>
+
+<p>Et pourtant, qu'était-ce qu'un pareil accès comparé aux tortures que
+j'ai éprouvées depuis, et dont l'intensité augmente chaque jour?</p>
+
+<p>Je ne sais comment donner une idée de ce mal inexprimable. Une
+expérience de physique pourrait seule offrir je crois des similitudes
+avec lui. C'est celle-ci: quand on place sous une cloche de verre
+adaptée à une machine pneumatique, une coupe remplie d'eau à côté d'une
+autre coupe contenant de l'acide sulfurique, au moment où la pompe
+aspirante fait le vide sous la cloche, on voit l'eau s'agiter, entrer en
+ébullition, s'évaporer. L'acide sulfurique absorbe cette vapeur d'eau au
+fur et à mesure qu'elle se dégage, et, par suite de la propriété qu'ont
+les molécules de vapeur d'emporter en s'exhalant une grande quantité de
+calorique, la portion d'eau qui reste au fond du vase ne tarde pas à se
+refroidir au point de produire un petit bloc de glace.</p>
+
+<p>Eh bien! il en est à peu près ainsi quand cette idée d'isolement, quand
+ce sentiment de l'absence viennent me saisir. Le vide se fait autour de
+ma poitrine palpitante, et il semble alors que mon c&oelig;ur, sous
+l'aspiration d'une force irrésistible, s'évapore et tend à se dissoudre
+par expansion. Puis, la peau de tout mon corps devient douloureuse et
+brûlante; je rougis de la tête aux pieds. Je suis tenté de crier,
+d'appeler à mon aide mes amis, les indifférents mêmes,<a
+name="page_174" id="page_174"></a> pour me consoler, pour me garder, me
+défendre, m'empêcher d'être détruit, pour retenir ma vie qui s'en va aux
+quatre points cardinaux.</p>
+
+<p>On n'a pas d'idées de mort pendant ces crises; non, la pensée du suicide
+n'est pas même supportable; on ne veut pas mourir: loin de là, on veut
+vivre, on le veut absolument; on voudrait même donner à sa vie mille
+fois plus d'énergie; c'est une aptitude prodigieuse au bonheur, qui
+s'exaspère de rester sans application, et qui ne se peut satisfaire
+qu'au moyen de jouissances immenses, dévorantes, furieuses, en rapport
+avec l'incalculable surabondance de sensibilité dont on est pourvu.</p>
+
+<p>Cet état n'est pas le spleen, mais il l'amène plus tard: c'est
+l'ébullition, l'évaporation du c&oelig;ur, des sens, du cerveau, du fluide
+nerveux. Le spleen, c'est la congélation de tout cela, c'est le bloc de
+glace.</p>
+
+<p>Même à l'état calme, je sens toujours un peu d'<i>isolement</i> les dimanches
+d'été, parce que nos villes sont inactives ces jours-là, parce que
+chacun sort, va à la campagne; parce qu'on est <i>joyeux au loin</i>, parce
+qu'on est <i>absent</i>. Les adagio des symphonies de Beethoven, certaines
+scènes d'<i>Alceste</i> et d'<i>Armide</i> de Gluck, un air de son opéra italien
+de <i>Telemaco</i>, les Champs-Élysées de son <i>Orphée</i>, font naître aussi
+d'assez violents accès de la même souffrance; mais ces<a
+name="page_175" id="page_175"></a> chefs-d'&oelig;uvre portent avec eux leur
+contre-poison: ils font déborder les larmes, et on est soulagé. Les
+adagio de quelques-unes des sonates de Beethoven, et l'<i>Iphigénie en
+Tauride</i> de Gluck, au contraire, appartiennent entièrement au spleen, et
+le provoquent; il fait froid là-dedans, l'air y est sombre, le ciel gris
+de nuages, le vent du nord y gémit sourdement.</p>
+
+<p>Il y a d'ailleurs deux espèces de spleen; l'un est ironique, railleur,
+emporté, violent, haineux; l'autre, taciturne et sombre, ne demande rien
+que l'inaction, le silence, la solitude et le sommeil. A l'être qui en
+est possédé tout devient indifférent; la ruine d'un monde saurait à
+peine l'émouvoir. Je voudrais alors que la terre fût une bombe remplie
+de poudre, et j'y mettrais le feu, pour m'amuser.</p>
+
+<p>En proie à ce genre de spleen, je dormais un jour dans le bois de
+lauriers de l'Académie, roulé dans un tas de feuilles mortes, comme un
+hérisson, quand je me sentis poussé du pied par deux de nos camarades:
+c'étaient Constant Dufeu, l'architecte, et Dantan aîné, le statuaire,
+qui venaient me réveiller: «Ohé! père la joie! veux-tu venir à Naples,
+nous y allons?</p>
+
+<p>&mdash;Allez au diable! vous savez bien que je n'ai plus d'argent.</p>
+
+<p>&mdash;Mais jobard que tu es, nous en avons, et nous t'en prêterons! Allons,
+aide-moi donc, Dantan,<a name="page_176" id="page_176"></a> et levons-le de là, sans quoi nous n'en tirerons
+rien. Bon! te voilà sur pieds! Secoue-toi un peu maintenant; va demander
+à M. Horace la permission de Naples, et, dès que ta valise sera faite,
+nous partirons; c'est convenu.»</p>
+
+<p>Nous partîmes en effet.</p>
+
+<p>Y compris un scandale assez joli, par nous causé dans la petite ville de
+Cyprano... après dîner, je ne me souviens d'aucun incident narrable
+pendant ce trajet bourgeoisement fait en voiturin. Mais Naples!...<a
+name="page_177" id="page_177"></a></p>
+
+<h3><a name="XIII" id="XIII"></a>XIII<br /><br />
+NAPLES.</h3>
+
+<p><a name="page_178" id="page_178"></a></p>
+
+<p><a name="page_179" id="page_179"></a></p>
+
+<p>Naples!!! Ciel limpide et pur! soleil de fêtes! riche terre!</p>
+
+<p>Tout le monde a décrit, et beaucoup mieux que je ne pourrais le faire,
+ce merveilleux jardin. Quel voyageur, en effet, n'a été frappé de la
+splendeur de son aspect général! Qui n'a admiré à midi la mer faisant la
+sieste, et les plis moëlleux de sa robe azurée et le bruit flatteur avec
+lequel elle l'agite doucement! Perdu à minuit dans le cratère du Vésuve,
+qui n'a senti un vague sentiment d'effroi aux sourds roulements de son
+tonnerre intérieur, aux cris de fureur qui s'échappent de sa bouche, à
+ces explosions, à ces myriades de roches fondantes, dirigées contre le
+ciel comme de brûlants blasphêmes,<a name="page_180" id="page_180"></a> qui retombent ensuite, roulent sur
+le col de la montagne, et s'arrêtent pour former un ardent collier sur
+la vaste poitrine du volcan! Qui n'a parcouru tristement le squelette de
+cette désolée Pompéïa, et, spectateur unique, n'a attendu sur les
+gradins de l'amphithéâtre, la tragédie d'Euripide ou de Sophocle pour
+laquelle la scène semble encore préparée! Qui n'a accordé un peu
+d'indulgence aux m&oelig;urs des lazzaroni, ce charmant peuple d'enfants, si
+gai, si voleur, si spirituellement facétieux et si naïvement bon
+quelquefois!</p>
+
+<p>Je me garderai donc d'aller sur les brisées de tant de descripteurs;
+mais je ne puis résister au plaisir de raconter ici une anecdote qui
+peint on ne peut mieux le caractère des pécheurs napolitains. Il s'agit
+d'un festin que des lazzaroni me donnèrent trois jours après mon
+arrivée, et d'un présent qu'ils me firent au dessert. C'était par un
+beau jour d'automne, avec une fraîche brise, une atmosphère claire,
+transparente, à faire croire qu'on pourrait de Naples, sans trop étendre
+le bras, cueillir des oranges à Caprée; je me promenais à la villa
+Reale; j'avais prié mes compagnons de voyage, nos camarades de
+l'Académie romaine, de me laisser errer seul ce jour-là. En passant près
+d'un petit pavillon que je ne remarquais point, un soldat en faction
+devant l'entrée me dit brusquement en français:<a name="page_181" id="page_181"></a></p>
+
+<p>&mdash;Monsieur, levez votre chapeau!</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi donc?</p>
+
+<p>&mdash;Voyez!</p>
+
+<p>Et me désignant du doigt une noble statue de marbre placée au centre du
+pavillon, je lus sur le socle ces deux mots qui me firent à l'instant
+faire le signe de respect que l'enthousiaste militaire me demandait:
+T<small>ORQUATO</small> T<small>ASSO</small>. Cela est bien! Cela est touchant!... Mais j'en suis
+encore à me demander comment la sentinelle du poète avait deviné que
+j'étais Français et artiste, et que j'obéirais avec empressement à son
+injonction. Savant physionomiste! Je reviens à mes lazzaroni.</p>
+
+<p>Je marchais donc nonchalamment au bord de la mer, en songeant, tout ému,
+au pauvre Tasso, dont j'avais, avec Mendelssohn, visité la modeste tombe
+à Rome, au couvent de Sant-Onofrio, quelques mois auparavant,
+philosophant à part moi sur le malheur des poètes qui sont poètes par le
+c&oelig;ur, etc., etc. Tout d'un coup Tasso me fit penser à Cervantes,
+Cervantes à sa charmante pastorale <i>Galathée</i>, Galathée à une délicieuse
+figure qui brille à côté d'elle dans le roman et qui se nomme Nisida,
+Nisida à l'île de la baie de Pouzzoles qui porte ce joli nom; et je fus
+pris à l'improviste d'un désir irrésistible de visiter l'île de Nisida.</p>
+
+<p>J'y cours; me voilà dans la grotte du Pausilippe;<a name="page_182" id="page_182"></a> j'en sors toujours
+courant; j'arrive au rivage; je vois une barque, je veux la louer; je
+demande quatre rameurs, il en vient six; je leur offre un prix
+raisonnable, en leur faisant observer que je n'avais pas besoin de six
+hommes pour nager dans une coquille de noix jusqu'à Nisida. Ils
+insistent en souriant, et demandent à peu près trente francs pour une
+course qui en valait cinq tout au plus; j'étais de bonne humeur, deux
+jeunes garçons se tenaient à l'écart, sans rien dire, avec un air
+d'envie; j'éclatai de rire à l'insolente prétention de mes rameurs, et
+désignant les deux lazzaronetti:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! oui, allons, trente francs; mais venez tous les huit, et
+ramons vigoureusement.</p>
+
+<p>Cris de joie, gambades des petits et des grands! Nous sautons dans la
+barque, et en quelques minutes nous arrivons à Nisida. Laissant <i>mon
+navire</i> à la garde de l'<i>équipage</i>, je monte dans l'île, je la parcours
+dans tous les sens, je veux tout voir, jardins, villas, prison, bois
+d'oliviers; assis sur un tertre, je regarde le soleil descendre derrière
+le cap Misène, poétisé par l'auteur de <i>l'Énéide</i>, pendant que la mer,
+qui ne se souvient ni de Virgile, ni d'Énée, ni d'Ascagne, ni de Misène,
+ni de Palinure, chante gaîment dans le mode majeur mille accords
+scintillants... Je serais resté là jusqu'au lendemain, je crois, si un
+de mes <i>matelots</i>, délégué par le <i>capitaine</i>, ne fût venu me <i>héler</i>
+et<a name="page_183" id="page_183"></a> m'avertir que le vent fraîchissait, et que nous aurions de la peine
+à regagner la terre ferme si nous tardions encore à <i>lever l'ancre</i>, à
+<i>déraper</i>. Je me rends à ce prudent avis. Je descends; chacun reprend sa
+place sur le <i>navire</i>; le capitaine, digne émule du héros troyen:</p>
+
+<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary="">
+<tr><td align="left">&nbsp; &nbsp; &nbsp; &nbsp; &nbsp; &nbsp; &nbsp; . . . . <i>Eripit ensem</i></td></tr>
+<tr><td align="left"><i>Fulmineum</i> (ouvre son grand couteau) <i>strictoque ferit retinacula
+ferro</i> (et coupe vivement la ficelle);</td></tr>
+<tr><td align="left"><i>Idem omnes simul ardor habet; rapiuntque, ruuntque;</i></td></tr>
+<tr><td align="left"><i>Littora deseruêre; latet sub classibus æquor;</i></td></tr>
+<tr><td align="left"><i>Adnixi torquent spumas, et coerula verrunt.</i></td></tr>
+</table>
+
+<p>(Tous pleins d'ardeur et d'un peu de crainte, nous nous précipitons,
+nous fuyons le rivage; nos rames font voler des flocons d'écume, la mer
+disparaît sous notre.... canot.)</p>
+
+<p>Cependant il y avait vraiment du danger, la coquille de noix frétillait
+d'une singulière façon à travers les crêtes blanches de vagues
+disproportionnées; mes gaillards ne riaient plus et commençaient à
+chercher leurs chapelets. Tout cela me paraissait d'un ridicule atroce,
+et je me disais: «A propos de quoi vais-je me noyer? A propos d'un
+soldat lettré qui admire Tasso; pour moins encore, pour un chapeau; car,
+si j'eusse marché tête nue, le soldat ne m'eût pas interpellé; je
+n'aurais pas songé au chantre d'Armide, ni à l'auteur de <i>Galathée</i>, ni
+à Nisida: Je n'aurais pas<a name="page_184" id="page_184"></a> fait cette sotte excursion insulaire, et je
+serais tranquillement assis à Saint-Charles en ce moment, à écouter la
+Brambilla et Tamburini!» Ces réflexions et les mouvements de la nef en
+perdition me faisaient grand mal au c&oelig;ur, je l'avoue. Pourtant le dieu
+des mers, trouvant la plaisanterie suffisante comme cela, nous permit de
+gagner la terre, et les <i>matelots</i>, jusque-là muets comme des poissons,
+recommencèrent à crier comme des geais. Leur joie même fut si grande,
+qu'en recevant les trente francs que j'avais consenti à me laisser
+escroquer, ils eurent un remords et me prièrent avec une véritable
+bonhomie, de venir dîner avec eux. J'acceptai; ils me conduisirent assez
+loin de là, au milieu d'un bois de peupliers, sur la route de Pouzzoles,
+en un lieu fort solitaire, et je commençais à calomnier leur candide
+intention (pauvres lazzaroni!), quand nous arrivâmes vers une chaumière
+à eux bien connue, où mes amphitryons se hâtèrent de donner des ordres
+pour le festin.</p>
+
+<p>Bientôt apparut un petit monticule de fumants macaroni; ils m'invitèrent
+à y plonger la main droite à leur exemple; un grand pot de vin de
+Pausilippe fut placé sur la table, et chacun de nous y buvait à son
+tour, après, toutefois, un vieillard édenté, le seul de la bande, qui
+devait boire le premier avant moi; le respect pour l'âge l'emportant
+chez ces braves enfants, même sur<a name="page_185" id="page_185"></a> la courtoisie qu'ils reconnaissaient
+devoir à leur hôte. Le vieux, après avoir bu déraisonnablement, commença
+à parler politique et à s'attendrir beaucoup au souvenir du roi Joachim,
+qu'il portait dans son c&oelig;ur; les jeunes lazzaroni, pour le distraire et
+me procurer un divertissement, lui demandèrent avec instances le récit
+d'un long et pénible voyage de mer qu'il avait fait autrefois et dont
+l'histoire était célèbre.</p>
+
+<p>Là-dessus le vieux lazzarone raconta, au grand ébahissement de son
+auditoire, comment embarqué à vingt ans sur un <i>speronare</i>, il avait
+demeuré en mer <i>trois jours et deux nuits</i>, et comme quoi, <i>toujours
+poussé vers de nouveaux rivages</i>, il avait enfin été jeté dans <i>une île
+lointaine</i>, où l'<i>on prétend</i> que Napoléon depuis lors a été exilé, et
+que les indigènes appellent Isola d'Elba. Je manifestai une grande
+émotion à cet incroyable récit, en félicitant de tout mon c&oelig;ur le brave
+marin d'avoir échappé à des dangers aussi formidables. De là profonde
+sympathie des lazzaroni pour <i>Mon Excellence</i>; la reconnaissance les
+exalte, on se parle à l'oreille, on va, on vient dans la chaumière avec
+un air de mystère; je vois qu'il s'agit des préparatifs de quelque
+surprise flatteuse qui m'est destinée. En effet, au moment où je me
+levais pour prendre congé de la société, le plus grand des jeunes
+lazzaroni m'aborde d'un air embarrassé, et me prie, au nom de ses
+camarades et<a name="page_186" id="page_186"></a> pour l'amour d'eux, d'accepter un souvenir, un présent, le
+plus magnifique qu'ils pouvaient m'offrir, et capable de faire pleurer
+l'homme le moins sensible. C'était un oignon monstrueux, une énorme
+ciboule, que je reçus avec une modestie et un sérieux dignes de la
+circonstance, et que j'emportai jusqu'au sommet du Pausilippe, après
+mille adieux, serremens de mains et protestations d'une amitié
+inaltérable.</p>
+
+<p class="cb">. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .</p>
+
+<p>Je venais de quitter ces bonnes gens et cheminais péniblement, à cause
+d'un coup que je m'étais donné au pied droit en descendant de Nisida; il
+faisait presque nuit. Une belle calèche passe sur la route de Naples.
+L'idée peu fashionable me vient de sauter sur la banquette de derrière,
+libre par l'absence du valet de pied, et de parvenir ainsi sans fatigue
+jusqu'à la ville. Mais j'avais compté sans la jolie petite parisienne
+emmousselinée qui trônait à l'intérieur et qui, de sa voix aigre-douce
+appelant vivement le cocher: «Louis, il y a quelqu'un derrière!» me fit
+administrer à travers la figure un ample coup de fouet. Ce fut le
+présent de ma gracieuse compatriote. J'aime mieux la ciboule. O poupée
+française! si Crispino seulement s'était trouvé là, nous t'aurions fait
+passer un singulier quart-d'heure!</p>
+
+<p>Je revins donc clopin-clopant, en songeant aux<a name="page_187" id="page_187"></a> charmes de la vie de
+brigand, qui malgré ses fatigues, serait vraiment aujourd'hui la seule
+digne d'un honnête homme, si dans la moindre bande ne se trouvaient
+toujours tant de misérables stupides et puants!</p>
+
+<p>J'allai oublier mon chagrin et me reposer à Saint-Charles. Et là, pour
+la première fois depuis mon arrivée en Italie, j'entendis de la musique.
+L'orchestre comparé à ceux que j'avais observés jusqu'alors, me parut
+excellent. Les instruments à vent peuvent être écoutés en sécurité, on
+n'a rien à craindre de leur part; les violons sont assez habiles, et les
+violoncelles chantent bien, mais ils sont en trop petit nombre. Le
+système généralement adopté en Italie, de mettre toujours moins de
+violoncelles que de contre-basses, ne peut être justifié que par le
+genre de musique, sans basses dessinées, que les orchestres italiens
+exécutent habituellement. Je reprocherais bien aussi au maestro di
+capella le bruit souverainement désagréable de son archet dont il frappe
+un peu rudement son pupitre; mais on m'a assuré que sans cela, les
+<i>musiciens</i> qu'il dirige, seraient quelquefois embarrassés pour <i>suivre
+la mesure</i>... A cela il n'y a rien à répondre; car enfin, dans un pays
+où la musique instrumentale est à peu près inconnue, on ne doit pas
+exiger des orchestres comme ceux de Berlin, de Brunswick ou de Paris.
+Les choristes sont d'une<a name="page_188" id="page_188"></a> faiblesse extrême; je tiens d'un compositeur
+qui a écrit pour le théâtre Saint-Charles, qu'il est fort difficile,
+pour ne pas dire impossible, d'obtenir une bonne exécution des ch&oelig;urs
+écrits à <i>quatre parties</i>. Les soprani ont beaucoup de peine à marcher
+isolés des ténors, et on est pour ainsi dire obligé de les leur faire
+continuellement doubler à l'octave.</p>
+
+<p>Au <i>Fondo</i> on joue l'opéra buffa avec une verve, un feu, un <i>brio</i>, qui
+lui assurent une supériorité incontestable sur la plupart des théâtres
+d'opéra-comique. On y représentait pendant mon séjour une farce
+très-amusante de Donizetti, <i>les Convenances et les Inconvenances du
+théâtre</i>.</p>
+
+<p>On pense bien néanmoins que l'attrait musical des théâtres de Naples ne
+pouvait lutter avec avantage contre celui que m'offrait l'exploration
+des environs de la ville, et que je me trouvais plus souvent dehors que
+dedans.</p>
+
+<p>Déjeunant un matin à Castellamare avec Munier, le peintre de marine que
+nous avions surnommé Neptune: «Que faisons-nous? me dit-il en jetant sa
+serviette, Naples m'ennuie, n'y retournons pas.</p>
+
+<p>&mdash;«Allons en Sicile.</p>
+
+<p>&mdash;«C'est cela, allons en Sicile; laissez-moi seulement finir une <i>étude</i>
+que j'ai commencée, et à cinq heures nous irons retenir notre place sur
+le bateau à vapeur.<a name="page_189" id="page_189"></a></p>
+
+<p>&mdash;«Volontiers, quelle est notre fortune?»</p>
+
+<p>Notre bourse visitée, il se trouva que nous avions bien assez pour aller
+jusqu'à Palerme, mais que, pour en revenir, il eût fallu, comme disent
+les moines, <i>compter sur la Providence</i>; et, en Français totalement
+dépourvus de la vertu qui <i>transporte des montagnes</i>, jugeant qu'il ne
+fallait pas tenter Dieu, nous nous séparâmes, lui pour aller portraire
+la mer, moi pour retourner pédestrement à Rome.</p>
+
+<p>Ce projet était arrêté dans ma tête depuis quelques jours. Rentré à
+Naples le même soir, après avoir dit adieu à Dufeu et à Dantan, le
+hasard me fit rencontrer deux officiers suédois de ma connaissance, qui
+me firent part de leur intention de se rendre à Rome à pied.</p>
+
+<p>&mdash;«Parbleu, leur dis-je, je pars demain pour Subiaco; je veux y aller en
+droite ligne, à travers les montagnes, <i>franchissant rocs et torrents</i>
+comme le chasseur de chamois; nous devrions faire le trajet ensemble.»</p>
+
+<p>Malgré l'extravagance d'une pareille idée, ces messieurs l'adoptèrent.
+Nos effets furent aussitôt expédiés par un <i>vetturino</i>; nous convînmes
+de nous diriger sur Subiaco à vol d'oiseau, et, après nous y être
+reposés un jour, de retourner à Rome par la grande route. Ainsi fut
+fait. Nous avions endossé tous les trois le costume obligé de toile
+grise; M. B*** portait son album et ses<a name="page_190" id="page_190"></a> crayons; deux cannes étaient
+toutes nos armes.</p>
+
+<p>On vendangeait alors. D'excellens raisins (qui n'approchent pourtant pas
+de ceux du Vésuve) firent à peu près toute notre nourriture pendant la
+première journée; les paysans n'acceptaient pas toujours notre argent,
+et nous nous abstenions quelquefois de nous enquérir des propriétaires.
+L'un d'eux cependant nous entendit abattant des poires à coups de
+pierres dans son champ. J'avais franchi la haie pour les ramasser, et
+j'étais fort tranquillement occupé à en remplir mon chapeau, quand je
+vis accourir mon homme criant au voleur. Impossible de refranchir la
+clôture, chargé de butin comme je l'étais; un excès d'effronterie me
+tira d'affaire. Au moment où le maître des poires s'apprêtait à me
+traiter selon mes mérites:</p>
+
+<p>«Comment, s..... canaille! lui dis-je d'un air furieux, il y a une
+demi-heure que nous vous appelons pour vous acheter des fruits, et vous
+ne répondez pas?... Croyez-vous donc que nous ayons le temps de vous
+attendre? Tenez, voilà six grains<a name="FNanchor_20_20" id="FNanchor_20_20"></a><a href="#Footnote_20_20" class="fnanchor">[20]</a> pour vos poires qui ne valent pas
+le diable, et tachez une autre fois de ne pas vous moquer ainsi des
+voyageurs, ou pardieu il vous arrivera malheur.»</p>
+
+<p>Là-dessus un de mes compagnons de maraude<a name="page_191" id="page_191"></a> étouffant de rire me tend la
+main pour m'aider à sortir du champ, et nous laissons notre homme
+immobile d'étonnement, la bouche ouverte, regardant d'un air stupide la
+monnaie de cuivre que je lui laissais, et se consultant pour savoir s'il
+nous ferait des excuses.... Le soir, à Capoue, nous trouvâmes <i>bon
+souper, bon gîte et</i>.... un improvisateur.</p>
+
+<p>Ce brave homme, après quelques préludes brillants sur sa grande
+mandoline, s'informa de quelle nation nous étions.</p>
+
+<p>&mdash;«Français répondit M. Kl.....rn.»</p>
+
+<p>J'avais entendu un mois auparavant les <i>improvisations</i> du Tyrtée
+campanien; il avait fait la même question à mes compagnons de voyage,
+qui répondirent:</p>
+
+<p>&mdash;«Polonais.»</p>
+
+<p>A quoi, plein d'enthousiasme, il avait répliqué:</p>
+
+<p>&mdash;«J'ai parcouru le monde entier, l'Italie, l'Espagne, la France,
+l'Allemagne, l'Angleterre, la Pologne, la Russie; mais les plus braves,
+sont les Polonais, sont les Polonais.»</p>
+
+<p>Voici la cantate qu'il adressa, en musique également <i>improvisée</i>, et
+<i>sans la moindre hésitation</i>, aux trois prétendus Français:</p>
+
+<p class="figcenter">
+<a href="images/ill_pg_191.png">
+<img src="images/ill_pg_191_sml.png" width="350" height="53" alt="notation musicale
+Ho gi-ra-to per tutto il mun-do, Ho gira-to
+per tutto il mun-do, Per l&#39;I-ta-lia, per l&#39;His-
+pa-nia, Per la Francia, per la Ger-ma-nia, Per l&#39;Inghil-
+ter-ra; Ma gli più bra-vi, Ma gli più
+bel-li, Sono i Fran-ce-si, Sono i Fran-ce-si." title="notation musicale" /></a>
+</p>
+
+<p class="figcenter">
+<a href="images/ill_pg_192.png">
+<img src="images/ill_pg_192_sml.png" width="350" height="267" alt="" title="" /></a>
+<br />
+<span class="caption">[Ho gi-ra-to per tutto il mun-do, Ho gi-<br />
+ra-to per tutto il mun-do, Per l&#39;I-ta-lia, per l&#39;His-<br />
+pa-nia, Per la Francia, per la Ger-ma-nia, Per l&#39;Inghil-<br />
+ter-ra; Ma gli più bra-vi, Ma gli più<br />
+bel-li, Sono i Fran-ce-si, Sono i Fran-ce-si.]</span>
+</p>
+
+<p>On conçoit combien je dus être flatté, et quelle fut la mortification
+des deux Suédois.</p>
+
+<p>Avant de nous engager tout-à-fait dans les Abbruzzes, nous nous
+arrêtâmes une journée à San-Germano pour visiter le fameux couvent du
+<i>Monte-Cassino</i>.</p>
+
+<p>Ce monastère de bénédictins, situé comme celui de Subiaco, sur une
+montagne, est loin de lui ressembler sous aucun rapport. Au lieu de
+cette simplicité naïve et originale qui charme à San-Benedetto, vous
+trouvez ici le luxe et les proportions d'un palais. L'imagination recule
+devant l'énormité des sommes qu'ont coûtées tous les objets précieux
+rassemblés dans la seule église. Il y a un orgue avec de petits anges
+fort ridicules, jouant de la trompette et des cymbales quand
+l'instrument est mis en action. Le parvis<a name="page_193" id="page_193"></a> est des marbres les plus
+rares, et les amateurs peuvent admirer dans le ch&oelig;ur des stalles en
+bois, sculptées avec un art infini, représentant différentes scènes de
+la vie monacale.</p>
+
+<p>Une marche forcée nous fit parvenir en un jour de San-Germano à Isola di
+Sora, village situé sur la frontière du royaume de Naples et remarquable
+par une petite rivière qui forme une assez belle cascade après avoir mis
+en jeu plusieurs établissements industriels. Une mystification d'un
+singulier genre nous y attendait. M. Kl...rn et moi avions les pieds en
+sang, et tous les trois furieux de soif, harassés, couverts d'une
+poussière brûlante, notre premier mot, en entrant dans la ville fut pour
+demander la locanda (auberge).</p>
+
+<p>«<i>E locanda... non ce n'è.</i>», nous répondaient les paysans avec un air
+de pitié railleuse. «<i>Ma peró per la notte dove si va?</i></p>
+
+<p>&mdash;<i>E..... chi lo sa?....</i>»</p>
+
+<p>Nous demandons à passer la nuit dans une mauvaise remise; il n'y avait
+pas un brin de paille, et d'ailleurs le propriétaire s'y refusait. On
+n'a pas d'idée de notre impatience, augmentée encore par le sang-froid
+et les ricanements de ces manants. Se trouver dans un petit bourg
+commerçant comme celui-là, obligés de coucher dans la rue, faute d'une
+auberge ou d'une maison hospitalière..... c'eût été fort, mais c'est
+pourtant ce qui nous serait arrivé indubitablement,<a name="page_194" id="page_194"></a> sans un souvenir
+qui me frappa très à propos.</p>
+
+<p>J'avais déjà passé, de jour, une fois à Isola di Sora; je me rappelai
+heureusement le nom de M. Courrier, Français, propriétaire d'une
+papeterie. On nous montre son frère dans un groupe; je lui expose notre
+embarras, et après un instant de réflexion, il me répond tranquillement
+en français, je pourrais même dire en dauphinois, car l'accent en fait
+presque un idiome:</p>
+
+<p>«Pardi! on vous couchera ben.</p>
+
+<p>Ah! nous sommes sauvés!</p>
+
+<p>M. Courrier est Dauphinois, je suis Dauphinois, et entre Dauphinois,
+comme dit Charlet, l'<i>affaire peut s'arranger</i>. En effet, le papetier
+qui me reconnut, exerça à notre égard la plus franche hospitalité. Après
+un souper très confortable, un lit <i>monstre</i>, comme je n'en ai vu qu'en
+Italie, nous reçut tous les trois; nous y reposâmes fort à l'aise, en
+réfléchissant qu'il serait bon pour le reste de notre voyage de
+connaître les villages qui ne sont pas sans <i>locanda</i>, pour ne pas
+courir une seconde fois le danger auquel nous venions d'échapper. Notre
+hôte nous tranquillisa un peu le lendemain, par l'assurance qu'en deux
+jours de marche nous pourrions arriver à Subiaco; il n'y avait donc plus
+qu'une nuit chanceuse à passer. Un petit garçon nous guida à travers les
+vignes et les bois pendant une heure, après quoi, sur quelques
+indications assez vagues qu'il nous<a name="page_195" id="page_195"></a> donna, nous poursuivîmes seuls
+notre route.</p>
+
+<p><i>Veroli</i> est un grand village qui de loin a l'air d'une ville et couvre
+le sommet d'une montagne. Nous y trouvâmes un mauvais dîner de pain et
+de jambon cru, à l'aide duquel nous parvînmes avant la nuit à un autre
+rocher habité, plus âpre et plus sauvage: c'était Alatri. A peine
+parvenus à l'entrée de la rue principale, un groupe de femmes et
+d'enfants se forma derrière nous et nous suivit jusqu'à la place avec
+toutes les marques de la plus vive curiosité. On nous indiqua une
+maison, ou plutôt un chenil, qu'un vieil écriteau désignait comme la
+locanda; malgré tout notre dégoût ce fut là qu'il fallut passer la nuit.
+Dieu! quelle nuit! elle ne fut pas employée à dormir, je puis l'assurer;
+les insectes de <i>toute espèce</i>, qui foisonnaient dans nos draps
+rendirent tout repos impossible. Pour mon compte ces myriades me
+tourmentèrent si cruellement que je fus pris au matin d'un violent accès
+de fièvre.</p>
+
+<p>Que faire?... Ces messieurs ne voulaient pas me laisser à Alatri..... Il
+fallait arriver au plus tôt à Subiaco... Séjourner dans cette bicoque
+était une triste perspective... Cependant, je tremblais tellement qu'on
+ne savait comment me réchauffer et que je ne me croyais guère capable de
+faire un pas. Mes compagnons d'infortune, pendant que je grelottais, se
+consultaient en langue suédoise, mais leur physionomie exprimait trop
+bien l'embarras<a name="page_196" id="page_196"></a> extrême que je leur causais pour qu'il fût possible de
+s'y méprendre. Un effort de ma part était indispensable; je le fis, et
+après deux heures de marche au pas de course, la fièvre avait disparu.</p>
+
+<p>Avant de quitter Alatri, un conseil des géographes du pays fut tenu sur
+la place pour nous indiquer notre route. Bien des opinions émises et
+débattues, celle qui nous dirigeait sur Subiaco par Arcino et Anticoli
+ayant prévalu nous l'adoptâmes. Cette journée fut la plus pénible que
+nous eussions encore faite depuis le commencement du voyage. Il n'y
+avait plus de chemins frayés; nous suivions des lits de torrens,
+enjambant à grand'peine les quartiers de rochers dont ils sont à chaque
+instant encombrés.</p>
+
+<p>Plusieurs fois nous nous sommes égarés dans ce labyrinthe, il fallait
+alors gravir de nouveau la colline que nous venions de descendre, ou, du
+fond d'un ravin, crier à quelque paysan:</p>
+
+<p>«<i>Ohé!!! la strada d'Anticoli?...</i>»</p>
+
+<p>A quoi il répondait pour l'ordinaire par un éclat de rire ou par:</p>
+
+<p>«<i>Via! Via!</i>» ce qui nous rassurait beaucoup, comme on peut le penser.
+Nous y parvînmes cependant; je me rappelle même avoir trouvé à Anticoli,
+grande abondance d'&oelig;ufs, de jambon et d'épis de maïs, que nous fîmes
+rôtir à l'exemple des pauvres habitans de ces terres stériles et<a
+name="page_197" id="page_197"></a> dont la saveur sauvage n'est pas
+désagréable. Le chirurgien d'Anticoli, gros homme rouge qui avait l'air
+d'un boucher, vint nous honorer de ses questions sur la <i>garde nationale
+de Paris</i> et nous offrir de lui acheter un <i>livre imprimé</i>...</p>
+
+<p>D'immenses pâturages restaient à traverser avant la nuit: un guide fut
+indispensable. Celui que nous prîmes ne paraissait pas très sûr de la
+route, il hésitait souvent; un vieux berger, assis au bord d'un étang,
+et qui n'avait peut-être pas entendu de voix humaine depuis un mois,
+n'étant point prévenu de notre approche par le bruit de nos pas, que le
+gazon touffu rendait imperceptible, faillit tomber à l'eau quand nous
+lui demandâmes brusquement la direction d'Arcinasso, joli village (au
+dire de notre guide) où nous devions trouver <i>toutes sortes de
+rafraîchissements</i>.</p>
+
+<p>Il se remit pourtant un peu de sa terreur, grâce à quelques baïochi qui
+lui prouvèrent nos dispositions amicales; mais il fut presque impossible
+de comprendre sa réponse, qu'une voix gutturale plus semblable à un
+gloussement qu'à un langage humain, rendait inintelligible.</p>
+
+<p>Le <i>joli village d'Arcinasso</i> n'est qu'une osteria (cabaret) au milieu
+de ces vastes et silencieuses <i>steppes</i>; une vieille femme y vendait du
+vin et de l'eau fraîche dont nous avions grand besoin. L'album de M.
+B....t ayant excité son attention,<a name="page_198" id="page_198"></a> nous lui dîmes que c'était une
+bible; là-dessus, se levant pleine de joie, elle examina chaque dessin
+l'un après l'autre, et, après avoir embrassé cordialement M. B....t,
+nous donna à tous les trois sa bénédiction.</p>
+
+<p>Rien ne peut donner une idée du silence qui règne dans ces interminables
+prairies. Nous n'y trouvâmes d'autres habitants que le vieux berger avec
+son troupeau et un corbeau qui se promenait plein d'une gravité
+triste..... A notre approche il prit son vol vers le Nord......... Je le
+suivis longtemps des yeux...... puis.... des rêves sans fin.... Mais il
+s'agissait bien de <i>rêver et de bailler aux corbeaux</i>, il fallait
+absolument arriver cette nuit même à Subiaco. Le guide d'Anticoli était
+reparti, l'obscurité approchait rapidement; nous marchions depuis trois
+heures, silencieux comme des spectres, quand un buisson, sur lequel
+j'avais tué une grive sept mois auparavant, me fit reconnaître notre
+position.</p>
+
+<p>«Allons, Messieurs, dis-je aux deux Suédois, encore un effort! je me
+retrouve en pays de connaissance, dans deux heures nous serons arrivés.»</p>
+
+<p>Effectivement, quarante minutes étaient à peine écoulées quand nous
+aperçumes, à une grande profondeur sous nos pieds, briller des lumières:
+c'était Subiaco. J'y trouvai Gibert... éveillé!! il me prêta du linge
+dont j'avais grand besoin. Je<a name="page_199" id="page_199"></a> comptais aller me reposer, mais bientôt
+les cris: <i>Oh! Signor Sidoro!<a name="FNanchor_21_21" id="FNanchor_21_21"></a><a href="#Footnote_21_21" class="fnanchor">[21]</a> ecco questo signore Francese che suona
+la chitarra<a name="FNanchor_22_22" id="FNanchor_22_22"></a><a href="#Footnote_22_22" class="fnanchor">[22]</a>!</i>» Et Flacheron d'accourir, avec la belle Mariucia<a name="FNanchor_23_23" id="FNanchor_23_23"></a><a href="#Footnote_23_23" class="fnanchor">[23]</a>
+le tambour de basque à la main, et bon gré mal gré, il fallut danser le
+saltarello jusqu'à minuit.</p>
+
+<p>C'est en quittant Subiaco, deux jours après que j'eus la spirituelle
+idée de l'expérience qu'on va lire.</p>
+
+<p>MM. Bennet et Klinksporn, mes deux compagnons suédois, marchaient très
+vite, et leur allure me fatiguait beaucoup. Ne pouvant obtenir d'eux de
+s'arrêter de temps en temps ni de ralentir le pas, je pris le parti de
+les laisser prendre les devants et de m'étendre tranquillement à
+l'ombre, quitte à faire ensuite comme le lièvre de la fable, pour les
+rattraper. Ils étaient déjà fort loin quand je me demandai en me
+relevant: serais-je capable de courir, sans m'arrêter, d'ici à Tivoli?
+(c'était bien un trajet de huit lieues) Essayons! Et me voilà courant
+comme s'il se fût agi d'atteindre une maîtresse enlevée. Je revois les
+Suédois, je les dépasse; je traverse un village, deux villages,
+poursuivi par les aboiements de tous les chiens, faisant fuir en
+grognant les porcs<a name="page_200" id="page_200"></a> pleins d'épouvante, mais suivi du regard
+bienveillant des habitants persuadés que je venais de <i>faire un
+malheur</i><a name="FNanchor_24_24" id="FNanchor_24_24"></a><a href="#Footnote_24_24" class="fnanchor">[24]</a>.</p>
+
+<p>Bientôt une douleur vive dans l'articulation du genou vint me rendre
+impossible la flexion de la jambe droite. Il fallut la laisser pendre et
+la traîner en sautant sur la gauche. C'était diabolique, mais je tins
+bon, et je parvins à Tivoli sans avoir interrompu un instant cette
+course absurde. J'aurais mérité de mourir en arrivant d'une rupture du
+c&oelig;ur. Il n'en résulta rien. Il faut croire que j'ai le c&oelig;ur dur.</p>
+
+<p>Quand les deux officiers suédois parvinrent à Tivoli, une heure après
+moi, ils me trouvèrent endormi; me voyant ensuite, au réveil,
+parfaitement sain de corps et d'esprit (et je leur pardonne bien
+sincèrement d'avoir eu des doutes à cet égard), ils me prièrent d'être
+leur cicerone dans l'examen qu'ils avaient à faire des curiosités
+locales. En conséquence nous allâmes visiter le joli petit temple de
+Vesta, qui a plutôt l'air d'un temple de l'Amour; la grande cascade, les
+Cascatelles, la grotte de Neptune; il fallut admirer l'immense
+stalactite de cent pieds de haut, sous laquelle gît enfouie la maison
+d'Horace, sa célèbre villa de Tibur; je laissai ces messieurs se reposer
+une heure sous les oliviers qui croissent au-dessus de la demeure du
+poète, pour<a name="page_201" id="page_201"></a> gravir seul la montagne voisine et couper à son sommet un
+jeune myrthe. A cet égard, je suis comme les chèvres; impossible de
+résister à mon humeur grimpante, auprès d'un monticule verdoyant. Puis,
+comme nous descendions dans la plaine, on voulut bien nous ouvrir la
+villa Mecena; nous parcourûmes son grand salon voûté, que traverse
+maintenant un bras de l'Anio, donnant la vie à un atelier de forgerons,
+où retentit, sur d'énormes enclumes, le bruit cadencé de marteaux
+monstrueux. Cette même salle résonna jadis des strophes épicuriennes
+d'Horace, entendit s'élever dans sa douce gravité, la voix mélancolique
+de Virgile, récitant, après les festins présidés par le ministre
+d'Auguste, quelque fragment magnifique de ses poèmes des champs:</p>
+
+<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary="">
+<tr><td align="left">Hactenus arvorum cultus et sidera cæli:</td></tr>
+<tr><td align="left">Nunc te, Bacche, canam, nec non silvestria tecum</td></tr>
+<tr><td align="left">Virgulta, et prolem tarde crescentis olivæ.</td></tr>
+</table>
+
+<p>Plus bas, nous examinâmes en passant la villa d'Este, dont le nom
+rappelle celui de la princesse Eleonora, célèbre par Tasso et l'amour
+douloureux qu'elle lui inspira.</p>
+
+<p>Au-dessous, à l'entrée de la plaine, je guidai ces messieurs dans le
+labyrinthe de la villa Adriana; nous visitâmes ce qui reste de ses
+vastes jardins; le vallon dont une fantaisie toute puissante<a
+name="page_202" id="page_202"></a> voulut créer une copie en miniature de la
+fameuse vallée de Tempé; la salle des gardes, où veillent à cette heure
+des essaims d'oiseaux de proie; et enfin l'emplacement où s'éleva le
+théâtre privé de l'empereur, et qu'une plantation de choux, le plus
+ignoble des légumes, occupe maintenant.</p>
+
+<p>Comme le temps et la mort doivent rire de ces bizarres transformations!</p>
+
+<p>Me voilà rentré à la caserne académique! Recrudescence d'ennui. Une
+sorte d'influenza plus ou moins contagieuse désole la ville; on meurt
+très bien, par centaine, par milliers. Couvert, au grand divertissement
+des polissons romains, d'une sorte de manteau à capuchon dans le genre
+de celui que les peintres donnent à Pétrarque, j'accompagne les
+charretées de morts à l'église Transteverine dont le large caveau les
+reçoit béant. On lève une pierre de la cour intérieure, et les cadavres
+suspendus à un crochet de fer sont mollement déposés sur les dalles de
+ce palais de la putréfaction. Quelques crânes seulement ayant été
+ouverts par les médecins curieux de savoir pourquoi les malades
+n'avaient pas voulu guérir, et les cerveaux s'étant répandus dans le
+char funèbre, l'homme qui remplace à Rome le fossoyeur des autres
+nations, prend alors <i>avec une truelle</i> ces débris de l'organe pensant
+et les lance fort dextrement<a name="page_203" id="page_203"></a> au fond du gouffre. Le Gravedigger de
+Shakespeare, ce maçon de l'éternité qui prétendait <i>bâtir si
+solidement</i>, n'avait pourtant pas songé à se servir de la truelle ni à
+mettre en &oelig;uvre ce mortier humain.</p>
+
+<p>Un architecte de l'académie, Garrez, fait un dessin représentant cette
+gracieuse scène où je figure encapuchonné. Le spleen redouble.</p>
+
+<p>Bezard le peintre, Gibert le paysagiste, Delanoie l'architecte, et moi,
+nous formons une société appelée <i>les quatre</i>, dans le but d'élaborer et
+de compléter le grand système philosophique dont j'avais, six mois
+auparavant, jeté les premières bases, et qui avait pour titre: <i>Système
+de l'Indifférence absolue en matière universelle</i>; doctrine
+transcendante qui tend à donner à l'homme la perfection et la
+sensibilité d'un bloc de pierre. Notre système ne prend pas. On nous
+objecte: la <i>douleur</i> et le <i>plaisir</i>, les <i>sentiments</i> et les
+<i>sensations</i>! On nous traite de fous. Nous avons beau répondre avec une
+admirable indifférence: Ces messieurs disent que nous sommes fous!
+Qu'est ce que cela te fait, Bezard? qu'en penses-tu, Gibert? qu'en
+dis-tu Delanoie?</p>
+
+<p>&mdash;Cela ne fait rien à personne.</p>
+
+<p>&mdash;Je pense que ces messieurs nous traitent de fous.</p>
+
+<p>&mdash;Je dis que ces messieurs nous traitent de fous.<a name="page_204" id="page_204"></a></p>
+
+<p>&mdash;Il paraît que ces messieurs nous traitent de fous.» On nous rit au
+nez. Les grands philosophes ont ainsi toujours été méconnus.</p>
+
+<p>Une nuit, je pars pour la chasse avec Debay le statuaire. Nous appelons
+le gardien de la porte du peuple, qui, grâce aux ordonnances du pape en
+faveur des chasseurs, est contraint de se lever et de nous ouvrir, après
+l'exhibition de notre port-d'armes. Nous marchons jusqu'à deux heures du
+matin. Un certain mouvement dans les herbes voisines de la route nous
+fait croire à la présence d'un lièvre; deux coups de fusil partent à la
+fois... il est mort... c'est un confrère, un émule, un chasseur qui rend
+à Dieu son ame et son sang à la terre... c'est un superbe chat qui
+guettait une couvée de cailles. Le sommeil vient, irrésistible. Nous
+dormons quelques heures dans un champ. Nous nous séparons. Arrive une
+pluie battante; je trouve dans une gorge de la plaine, un petit bois de
+chêne, où je vais inutilement chercher un abri. J'y tue un hérisson,
+dont j'emporte en trophée quelques beaux piquants. Mais voici un village
+solitaire; à l'exception d'une vieille femme lavant son linge dans un
+mince ruisseau, je n'aperçois pas un être humain. Elle m'apprend que ce
+silencieux réduit s'appelle Isola Farnese. C'est, dit-on, le nom moderne
+de l'ancienne Veïes. C'est donc là que fut la capitale des Volsques, ces
+fiers ennemis de Rome! C'est<a name="page_205" id="page_205"></a> là que commanda Aufidius et que le
+fougueux Marcus Coriolanus vint lui offrir l'appui de son bras sacrilége
+pour détruire sa propre patrie! Cette vieille femme accroupie au bord du
+ruisseau, occupe peut-être la place où la sublime Volumnia, à la tête
+des matronnes romaines, s'agenouilla devant son fils! J'ai marché tout
+le matin sur cette terre où furent livrés tant de beaux combats,
+illustrés par Plutarque, immortalisés par Shakespeare, mais assez
+semblables, en réalité, par leur dimension et leur importance, à ceux
+qui résulteraient d'une guerre entre Versailles et Saint-Cloud! La
+rêverie m'immobilise. La pluie continue plus intense. Mes deux chiens
+aveuglés par l'eau du ciel, se cachent le museau dans les broussailles.
+Je tue un grand imbécille de serpent qui aurait du rester dans son trou
+par un pareil temps. Debay m'appelle, en tirant coup sur coup. Nous nous
+rejoignons pour déjeûner. Je prends dans ma gibecière un crâne que
+j'avais cueilli sur le haut cimetière de Radicoffani, en revenant de
+Nice l'année précédente, celui-là même qui me sert de sablier
+aujourd'hui; nous le remplissons de tranches de jambon, et nous le
+plaçons ensuite au milieu d'un ruisselet pour dessaller un peu cette
+atroce victuaille. Repas frugal arrosé d'une froide pluie; point de vin,
+point de cigarres! Debay n'a rien tué. Quant à moi, je n'ai<a
+name="page_206" id="page_206"></a> pu envoyer chez les morts qu'un innocent
+ronge-gorge pour tenir compagnie au chat, au hérisson et au serpent.
+Nous nous dirigeons vers l'auberge de la Storta, le seul bouge des
+environs. Je m'y couche, et je dors trois heures pendant qu'on fait
+sécher mes habits. Le soleil se montre enfin, la pluie a cessé; je me
+rhabille à grand'peine et je repars. Debay, plein d'ardeur, n'a pas
+voulu m'attendre. Je tombe sur une troupe de fort beaux oiseaux, qu'on
+prétend venir des côtes d'Afrique, et dont je n'ai jamais pu savoir le
+nom. Ils planent continuellement comme des hirondelles, avec un petit
+cri semblable à celui des perdrix; ils sont bigarrés de jaune et de
+vert. J'en abats une demi-douzaine. L'honneur du chasseur est sauf. Je
+vois de loin Debay manquer un lièvre. Nous rentrons à Rome aussi
+embourbés que dut l'être Marius quand il sortit des marais de Minturnes.</p>
+
+<p>Semaine stagnante.</p>
+
+<p>Enfin, l'académie s'anime un peu, grâce à la terreur comique de autre
+camarade L****, qui, amant aimé de la femme d'un Italien, valet de pied
+de M. Vernet, et surpris avec elle par le mari, se voit toujours au
+moment d'être sérieusement assassiné. Il n'ose plus sortir de sa
+chambre; quand vient l'heure des repas, nous sommes obligés d'aller le
+prendre chez lui et de l'escorter, en le soutenant, jusqu'au
+réfectoire.<a name="page_207" id="page_207"></a> Il croit voir des couteaux briller dans tous les coins du
+palais. Il maigrit, il est pâle, jaune, bleu; il vient à rien. Ce qui
+lui attire un jour à table cette charmante apostrophe de Delanoie: «Eh
+bien! mon pauvre L****, tu as donc toujours des chagrins <i>de
+domestiques</i>?»<a name="FNanchor_25_25" id="FNanchor_25_25"></a><a href="#Footnote_25_25" class="fnanchor">[25]</a></p>
+
+<p>Le mot circule avec grand succès.</p>
+
+<p>Mais l'ennui est le plus fort; je ne rêve plus que Paris. J'ai fini mon
+mélologue et retouché ma symphonie fantastique: il faut les faire
+exécuter. J'obtiens de M. Vernet la permission de quitter l'Italie avant
+l'expiration de mon temps d'exil. Je pose pour mon portrait qui, selon
+l'usage, est fait par le plus ancien de nos peintres, et prend place
+dans la galerie du réfectoire, dont j'ai déjà parlé; je fais une
+dernière tournée de quelques jours à Tivoli, à Albano, à Palestrina; je
+vends mon fusil, je brise ma guitare; j'écris sur quelques albums; je
+donne un grand punch aux camarades; je caresse longtemps les deux chiens
+de M. Vernet, compagnons ordinaires de mes chasses; j'ai un instant de
+profonde tristesse, en songeant que je quitte cette poétique contrée,
+peut-être pour ne plus la revoir; les amis m'accompagnent jusqu'à
+Ponte-Molle; je monte dans une affreuse carriole; me voilà parti.</p>
+
+<p><a name="page_208" id="page_208"></a></p>
+
+<p><a name="page_209" id="page_209"></a></p>
+
+<h3><a name="XIV" id="XIV"></a>XIV<br /><br />
+RETOUR EN FRANCE.</h3>
+
+<p><a name="page_210" id="page_210"></a></p>
+
+<p><a name="page_211" id="page_211"></a></p>
+
+<p>J'étais fort morose, bien que mon ardent désir de revoir la France fut
+sur le point d'être rempli. Un tel adieu à l'Italie avait quelque chose
+de solennel, et, sans pouvoir me rendre bien compte de mes sentiments,
+j'en avais l'ame oppressée. L'aspect de Florence, où je rentrais pour la
+quatrième fois, me causa surtout une impression accablante. Pendant les
+deux jours que je passai dans la cité reine des arts, quelqu'un
+m'avertit que le peintre Chenavard, cette grosse tête crevant
+d'intelligence, me cherchait avec empressement et ne pouvait parvenir à
+me rencontrer. Il m'avait manqué deux fois dans les galeries du palais
+Pitti, il était venu me demander à l'hôtel, il voulait me voir
+absolument. Je fus très sensible à cette preuve<a name="page_212" id="page_212"></a> de sympathie d'un
+artiste aussi distingué; je le cherchai sans succès à mon tour, et je
+partis sans faire sa connaissance. Ce fut cinq ans plus tard seulement,
+que nous nous vîmes enfin à Paris et que je pus admirer la pénétration,
+la sagacité et la lucidité merveilleuses de son esprit, dès qu'il veut
+l'appliquer à l'étude des questions vitales des arts mêmes, tels que la
+musique et la poésie, les plus différents de l'art qu'il cultive.</p>
+
+<p>Je venais de parcourir le Dôme, un soir en le poursuivant, et je m'étais
+assis près d'une colonne, pour voir s'agiter les atômes dans un
+splendide rayon du soleil couchant qui traversait la naissante obscurité
+de l'église, quand une troupe de prêtres et de porte-flambleaux entra
+dans la nef pour une cérémonie funèbre. Je m'approchai; je demandai à un
+Florentin quel était le personnage qui en était l'objet: <i>E una Sposina,
+morta al mezzo giorno!</i> me répondit-il d'un air gai, en souriant de son
+grand sourire d'Italien. Les prières furent d'un laconisme
+extraordinaire, les prêtres semblaient, en commençant, avoir hâte de
+finir. Puis le corps fut mis sur une sorte de brancard couvert, et le
+cortége s'achemina vers le lieu où il devait reposer jusqu'au lendemain,
+avant d'être définitivement inhumé. Je le suivis. Pendant le trajet; les
+chantres porte-flambeaux gromelaient bien, pour la forme, quelques
+vagues oraisons entre<a name="page_213" id="page_213"></a> leurs dents; mais leur occupation principale
+était de faire fondre et couler autant de cire que possible, des cierges
+dont la famille de la morte les avait armés. Et voici pourquoi: Le
+restant des cierges devait, après la cérémonie, revenir à l'église, et
+comme on n'osait pas en voler des morceaux entiers, ces braves Lucioli,
+d'accord avec une troupe de petits drôles qui ne les quittaient pas de
+l'&oelig;il, écarquillaient à chaque instant la mèche du cierge qu'ils
+inclinaient ensuite pour répandre la cire fondante sur le pavé. Aussitôt
+les polissons, se précipitant avec une avidité furieuse, détachaient la
+goutte de cire de la pierre, à l'aide d'un couteau, et la roulaient en
+boule qui allait toujours grossissant. De sorte, qu'à la fin de ce
+trajet, assez long, (la morgue étant située à l'une des plus lointaines
+extrémités de Florence), ils se trouvaient avoir fait, indignes frêlons,
+une assez bonne provision de cire mortuaire. Telle était la pieuse
+préoccupation des misérables par qui la pauvre Sposina était portée à sa
+couche dernière.</p>
+
+<p>Parvenu à la porte de la morgue, le même Florentin gai qui m'avait
+répondu dans le dôme, et qui faisait parti du cortége, voyant que
+j'observais avec anxiété le mouvement de cette scène, s'approcha de moi
+et me dit, en espèce de français:</p>
+
+<p>&mdash;Vole vous intrer?<a name="page_214" id="page_214"></a></p>
+
+<p>&mdash;Oui, comment faire?</p>
+
+<p>&mdash;Donnez-moi tre paoli.</p>
+
+<p>Je lui glisse dans la main les trois pièces d'argent qu'il me demandait,
+il va s'entretenir un instant avec le concierge de la salle funèbre, et
+je suis introduit. La morte était déjà déposée sur une table. Une longue
+robe de percale blanche, nouée autour de son cou et au-dessous de ses
+pieds, la couvrait presque entièrement. Ses noirs cheveux à demi tressés
+coulaient à flots sur ses épaules; grands yeux bleus demi clos, petite
+bouche, triste sourire, cou d'albâtre, air noble et candide... jeune...
+jeune!... morte!... L'Italien toujours souriant, s'exclama: «<i>E bella.</i>»
+Et, pour me faire mieux admirer ses traits, soulevant la tête de la
+pauvre jeune belle morte, il écarta de sa sale main les cheveux qui
+semblaient s'obstiner, par pudeur, à couvrir ce front et ces joues où
+régnait encore une grâce ineffable, et la laissa rudement retomber sur
+le bois. La salle retentit du choc... Je crus que ma poitrine se
+brisait, à cette impie et brutale résonnance... N'y tenant plus, je me
+jette à genoux, je saisis la main de cette beauté profanée, je la couvre
+de baisers expiatoires, en versant les larmes les plus amères peut-être
+que j'aie répandues de ma vie... Le Florentin riait toujours...</p>
+
+<p>Mais je vins tout-à-coup à penser ceci: que dirait le mari, s'il pouvait
+voir la chaste main qui<a name="page_215" id="page_215"></a> lui fut si chère, froide tout-à-l'heure,
+attiédie maintenant par les pleurs et les baisers d'un jeune homme
+inconnu? Dans son épouvante indignée, n'aurait-il pas lieu de croire que
+je suis l'amant clandestin de sa femme qui vient, plus aimant et plus
+fidèle que lui, exhaler sur ce corps adoré un désespoir shakespearien?
+Désabusez donc ce malheureux!... Mais n'a-t-il pas mérité de subir
+l'incommensurable torture d'une erreur pareille?... Lymphatique époux!
+laisse-t-on arracher de ses bras vivants la morte qu'on aime!...</p>
+
+<p><i>Addio! addio! bella Sposina abbandonata! umbra dolente! adesso, forse,
+consolata! perdonna ad un straniero le sue pie lagrime sulla tua pallida
+mono. Almen, colui, non ignora l'amore ostinato e la religione della
+beltà!</i></p>
+
+<p>Et je sortis tout bouleversé.</p>
+
+<p>Ah ça mais, si je compte bien, voici la quatrième histoire cadavéreuse
+que je me permets d'introduire dans ces deux volumes! Les belles dames
+qui me liront, s'il en est qui me lisent, ont le droit de demander si
+c'est pour les tourmenter que je m'entête à leur mettre ainsi de
+hideuses images sous les yeux. Mon Dieu non! Je n'ai pas la moindre
+envie de les troubler de cette façon, ni de reproduire l'ironique
+apostrophe d'Hamlet. Je n'ai pas même de goût très prononcé pour la
+mort; j'aime mille fois mieux la<a name="page_216" id="page_216"></a> vie. Je raconte une partie des choses
+qui m'ont frappé, il se trouve dans le nombre quelques épisodes de
+couleur sombre, voilà tout. Cependant je préviens les lectrices, qui ne
+rient pas quand on leur rappelle qu'elles finiront aussi par <i>faire
+cette figure là</i>, que je n'ai plus rien de vilain à leur narrer, et
+qu'elles peuvent continuer tranquillement à parcourir ces pages, à
+moins, ce qui est très probable, qu'elles n'aiment mieux aller faire
+leur toilette, entendre de mauvaise musique, danser la Polka, dire une
+foule de sottises et tourmenter leur amant.</p>
+
+<p>En passant à Lodi, je n'eus garde de manquer de visiter le fameux pont.
+Il me sembla entendre encore le bruit foudroyant de la mitraille de
+Bonaparte et les cris de déroute des Autrichiens.</p>
+
+<p>Il faisait un temps superbe, le pont était désert, un vieillard
+seulement, assis sur le bord du tablier, y pêchait à la
+ligne.&mdash;Sainte-Hélène!...</p>
+
+<p>En arrivant à Milan, il fallut, pour l'acquit de ma conscience, aller
+voir le nouvel opéra. On jouait alors à la Cannobiana l'<i>Elisire
+d'amore</i> de Donizetti. Je trouvai la salle pleine de gens qui parlaient
+tout haut et tournaient le dos au théâtre; les chanteurs gesticulaient,
+toutefois, et s'époumonnaient à qui mieux mieux, du moins je dus le
+croire en les voyant ouvrir une bouche énorme, car il était impossible,
+à cause du bruit des spectateurs, d'entendre un<a name="page_217" id="page_217"></a> autre son que celui de
+la grosse caisse. On jouait, on soupait dans les loges, etc., etc. En
+conséquence, voyant qu'il était inutile d'espérer entendre la moindre
+chose de cette partition, alors nouvelle pour moi, je me retirai. Il
+paraît cependant, plusieurs personnes me l'ont assuré, que les Italiens
+écoutent quelquefois. En tout cas la musique, pour les Milanais comme
+pour les Napolitains, les Romains, les Florentins et les Génois, c'est
+un air, un duo, un trio, tels quels, bien chantés; hors de là ils n'ont
+plus que de l'aversion ou de l'indifférence. Peut-être ces antipathies
+ne sont-elles que des préjugés et tiennent-elles surtout à ce que la
+faiblesse des masses d'exécution, ch&oelig;urs ou orchestres, ne leur permet
+pas de connaître les chefs-d'&oelig;uvre placés en dehors de l'ornière
+circulaire qu'ils creusent depuis si longtemps. Peut-être aussi
+peuvent-ils suivre encore jusqu'à une certaine hauteur l'essor des
+hommes de génie, si ces derniers ont soin de ne pas choquer trop
+brusquement leurs habitudes enracinées. Le grand succès de <i>Guillaume
+Tell</i> à Florence viendrait à l'appui de cette opinion. La <i>Vestale</i>
+même, la sublime création de Spontini, obtint il y a vingt-cinq ans, à
+Naples, une suite de représentations brillantes. En outre, si l'on
+observe le peuple dans les villes soumises à la domination autrichienne,
+on le verra se ruer sur les pas des musiques militaires<a
+name="page_218" id="page_218"></a> pour écouter avidement ces belles
+harmonies allemandes, si différentes des fades cavatines dont on le
+gorge habituellement. Mais en général, cependant, il est impossible de
+se dissimuler que le peuple italien n'apprécie de la musique que son
+effet matériel, ne distingue que ses formes extérieures.</p>
+
+<p>De tous les peuples de l'Europe, je penche fort à le regarder comme le
+plus inaccessible à la partie poétique de l'art ainsi qu'à toute
+conception excentrique un peu élevée. La musique n'est pour les Italiens
+qu'un plaisir des sens, rien autre. Il n'ont guère pour cette belle
+manifestation de la pensée plus de respect que pour l'art culinaire. Ils
+veulent des partitions dont ils puissent du premier coup, sans
+réflexions, sans attention même, s'assimiler la substance, comme ils
+feraient d'un plat de macaroni.</p>
+
+<p>Nous autres Français, si petits, si mesquins, si étroits en musique,
+nous pourrons bien comme les Italiens, faire retentir le théâtre
+d'applaudissements furieux pour une cadence, une gamme chromatique de la
+cantatrice à la mode, pendant qu'un <i>ch&oelig;ur</i> d'action, un <i>récitatif
+obligé</i> du plus grand style passeront inaperçus, mais au moins nous
+écoutons, et si nous ne comprenons pas les idées du compositeur, ce
+n'est jamais notre faute. Au-delà des Alpes, au contraire, on se
+comporte pendant les représentations d'une manière si humiliante<a
+name="page_219" id="page_219"></a> pour l'art et les artistes, que
+j'aimerais autant, je l'avoue, être obligé de vendre du poivre et de la
+canelle chez un épicier de la rue Saint-Denis, que d'écrire un opéra
+pour des Italiens. Ajoutez à cela qu'ils sont routiniers et fanatiques
+comme on ne l'est plus, même à l'Académie; que la moindre innovation
+imprévue dans le style mélodique, dans l'harmonie, le rhythme ou
+l'instrumentation, les met en fureur; au point que les dilettanti de
+Rome à l'apparition du <i>Barbiere di Siviglia</i> de Rossini, si
+complètement italien cependant, voulurent assommer le jeune maëstro pour
+avoir eu l'insolence de faire autrement que Paësiello.</p>
+
+<p>Mais ce qui rend tout espoir d'amélioration chimérique, ce qui peut
+faire considérer le sentiment musical particulier aux Italiens comme un
+résultat nécessaire de leur organisation, ainsi que l'ont pensé Gall et
+Spurzeim, c'est leur amour exclusif pour tout ce qui est dansant,
+chatoyant, brillanté, gai, en dépit de la situation dramatique, en dépit
+des passions diverses qui animent les personnages, en dépit des temps et
+des lieux, en un mot, en dépit du bon sens. Leur musique rit
+toujours<a name="FNanchor_26_26" id="FNanchor_26_26"></a><a href="#Footnote_26_26" class="fnanchor">[26]</a>, et quand par hasard, dominé par le drame, le compositeur
+se permet un<a name="page_220" id="page_220"></a> instant de n'être pas absurde, vite il s'empresse de
+revenir au style obligé, aux roulades, aux gruppetti, aux trilles qui,
+succédant immédiatement à quelques accents vrais, ont l'air d'une
+raillerie et donnent à <i>l'opera seria</i> toutes les allures de la parodie
+et de la charge.</p>
+
+<p>Si je voulais citer, <i>les exemples fameux ne me manqueraient pas</i>; mais
+pour ne raisonner qu'en thèse générale et abstraction faite des hautes
+questions d'art, n'est-ce pas d'Italie que sont venues les <i>formes
+conventionnelles et invariables</i> adoptées depuis par quelques
+compositeurs français, que Chérubini et Spontini, seuls entre tous leurs
+compatriotes, ont repoussées, et dont l'école allemande est restée pure?
+Pouvait-il entrer dans les habitudes d'êtres bien organisés, et
+<i>sensibles à l'expression musicale</i> de voir dans un morceau d'ensemble
+quatre personnages, animés de <i>passions entièrement opposées</i>, chanter
+successivement tous les quatre la <i>même phrase mélodique</i> avec des
+paroles différentes et employer le même chant pour dire: «O toi que
+j'adore...&mdash;Quelle terreur me glace...&mdash;Mon c&oelig;ur bat de plaisir...&mdash;La
+fureur me transporte.» Supposer, comme le font certaine gens, que la
+musique est une langue assez vague pour que les inflexions de la
+<i>fureur</i> puissent convenir également à la <i>crainte</i>, à la <i>joie</i> et à
+<i>l'amour</i>, c'est prouver seulement qu'on est dépourvu du<a
+name="page_221" id="page_221"></a> sens qui rend perceptibles à d'autres
+différents caractères de musique expressive, dont la réalité est pour
+ces derniers aussi incontestable que l'existence du soleil. Mais cette
+discussion, quoique déjà mille fois soulevée, m'entraînerait trop loin.
+Pour en finir, je dirai seulement qu'après avoir étudié longuement, sans
+la moindre prévention, le caractère musical de la nation italienne, je
+regarde la route suivie par ses compositeurs comme une conséquence de la
+disposition naturelle du public. Disposition qui existait à l'époque de
+Pergolèse, et qui dans le fameux <i>Stabat</i> lui avait fait écrire une
+sorte d'air de bravoure sur le verset:</p>
+
+<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary="">
+<tr><td align="left"><i>Et m&oelig;rebat,</i></td></tr>
+<tr><td align="left"><i>Et tremebat;</i></td></tr>
+<tr><td align="left"><i>Quum videbat;</i></td></tr>
+<tr><td align="left"><i>Nati poenas inclyti,</i></td></tr>
+</table>
+
+<p class="nind">disposition dont se plaignaient le savant Martini, Beccaria, Calzabigi
+et beaucoup d'autres esprits élevés; disposition dont Gluck, avec son
+génie herculéen et malgré le succès colossal <i>d'Orfeo</i> n'a pu triompher;
+disposition qu'entretiennent les chanteurs et que certains compositeurs,
+qui la partagent eux-mêmes, ont développée à leur tour dans le public
+jusqu'au point incroyable où nous la voyons aujourd'hui; disposition,<a
+name="page_222" id="page_222"></a> enfin, qu'on ne détruira pas plus chez
+les Italiens que chez les Français, la passion innée du vaudeville.
+Quant à l'instinct harmonique des ultramontains dont on parle beaucoup,
+je puis assurer que les récits qu'on en a faits sont au moins exagérés.
+J'ai entendu, il est vrai, à Tivoli et à Subiaco, des gens du peuple
+chantant assez purement à deux voix; dans le midi de la France, qui n'a
+aucune réputation en ce genre, la chose est fort commune. A Rome, au
+contraire, il ne m'est pas arrivé de surprendre une intonation
+harmonieuse dans la bouche du peuple; les pecorari (gardiens de
+troupeaux) de la plaine, ont une espèce de grognement étrange qui
+n'appartient à aucune échelle musicale et dont la notation est
+absolument impossible. On prétend que ce chant barbare offre beaucoup
+d'analogie avec celui des Turcs. C'est à Turin que, pour la première
+fois, j'ai entendu chanter en ch&oelig;ur dans les rues. Mais ces choristes
+en plein vent sont pour l'ordinaire des amateurs pourvus d'une certaine
+éducation développée par la fréquentation des théâtres. Sous ce rapport,
+Paris est aussi riche que la capitale du Piémont, car il m'est arrivé
+maintes fois d'entendre, au milieu de la nuit, la rue de Richelieu
+retentir d'accords assez supportables. Je dois dire d'ailleurs que les
+choristes piémontais entremêlaient leurs harmonies de quintes
+successives<a name="page_223" id="page_223"></a> qui, <i>présentées de la sorte</i>, sont odieuses à toute
+oreille exercée.</p>
+
+<p>Pour les villages d'Italie, dont l'église est dépourvue d'orgue et dont
+les habitants n'ont pas de relations avec les grandes villes, c'est
+folie d'y chercher ces harmonies tant vantées, il n'y en a pas la
+moindre trace. A Tivoli même, si deux jeunes gens me parurent avoir le
+sentiment des tierces et des sixtes en chantant de jolis couplets, le
+peuple réuni, quelques mois après, m'étonna par la manière burlesque
+dont il criait <i>à l'unisson</i> les litanies de la Vierge.</p>
+
+<p>Sans vouloir faire en ce genre une réputation aux Dauphinois, que je
+tiens au contraire pour les plus innocents hommes du monde en tout ce
+qui se rattache à l'art musical, cependant je dois dire que chez eux la
+mélodie de ces mêmes litanies est douce, suppliante et triste, comme il
+convient à une prière adressée à la mère de Dieu; tandis qu'à Tivoli
+elle a l'air d'une chanson de corps-de-garde. Voici l'une et l'autre; on
+en jugera.</p>
+
+<p class="figcenter">
+<span class="caption">Chant de Tivoli</span><br />
+<a href="images/ill_pg_223.png">
+<img src="images/ill_pg_223_sml.png" width="350" height="61" alt="notation musicale
+Allegro.
+Stel-la ma-tu - ti- na! O - ra pro no - bis." title="notation musicale" /></a>
+<br />
+<span class="caption">Stel-la ma-tu - ti- na! O - ra pro no - bis.</span>
+</p>
+
+<p><a name="page_224" id="page_224"></a></p>
+
+<p>
+<br />
+<br />
+</p>
+
+<p class="figcenter">
+<span class="caption">
+Chant de la Côte-Saint-André (Dauphiné), avec la mauvaise prosodie<br />
+latine adoptée en France.</span>
+<br />
+<a href="images/ill_pg_224.png">
+<img src="images/ill_pg_224_sml.png" width="350" height="146" alt="notation musicale
+Chant de la Côte-Saint-André (Dauphiné), avec la mauvaise prosodie
+latine adoptée en France.
+Poco adagio.
+Stel-la ma - tu - - ti - - - na! O -
+ra pro no - - - - - - - bis." title="notation musicale" /></a>
+<br />
+<span class="caption">
+Stel-la ma - tu - - ti - - - na! O -<br />
+ra pro no - - - - - - - bis.</span>
+</p>
+
+<p>Ce qui est incontestablement plus commun en Italie que partout ailleurs,
+ce sont les belles voix; les voix non-seulement sonores et mordantes,
+mais souples et agiles, qui, en facilitant la vocalisation, ont dû,
+aidées de cet amour naturel du public pour le clinquant dont j'ai déjà
+parlé, faire naître, et cette fureur de <i>fioriture</i> qui dénature les
+plus belles mélodies; et les formules de chant commodes qui font que
+toutes les phrases italiennes se ressemblent; et ces cadences finales
+sur lesquelles le chanteur peut broder à son aise, mais qui torturent
+bien des gens par leur insipide et opiniâtre uniformité; et cette
+tendance incessante au genre bouffe, qui se fait sentir dans les scènes
+même les plus pathétiques; et tous ces abus enfin qui ont rendu la
+mélodie, l'harmonie, le mouvement, le rhythme, l'instrumentation, les
+modulations, le drame, la mise en scène, la poésie, le poète et le
+compositeur, esclaves humiliés des chanteurs.<a name="page_225" id="page_225"></a></p>
+
+<p class="cb">. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .</p>
+
+<p>Et ce fut le 12 mai que du haut du mont Cenis, je revis, parée de ses
+plus beaux atours de printemps, cette délicieuse vallée de Grésivaudan
+où serpente l'Isère, où j'ai passé les plus belles heures de mon
+enfance, où les premiers rêves poétiques sont venus m'agiter. Voilà mon
+vieux rocher de St-Eynar... là-bas dans cette vapeur bleue, me sourit la
+maison de mon grand-père. Toutes ces villas... cette riche verdure....
+C'est beau, c'est beau.... Il n'y a rien de pareil en Italie!...</p>
+
+<p>Mais mon élan de joie naïve fut brisé soudain par une douleur aigue, que
+je sentis au c&oelig;ur... Il m'avait semblé entendre gronder Paris dans le
+lointain.</p>
+
+<p><a name="page_226" id="page_226"></a></p>
+
+<p><a name="page_227" id="page_227"></a></p>
+
+<h3><a name="LE_PREMIER_OPERA" id="LE_PREMIER_OPERA"></a>LE PREMIER OPÉRA.<br /><br />
+<small>NOUVELLE.</small></h3>
+
+<p><a name="page_228" id="page_228"></a></p>
+
+<p><a name="page_229" id="page_229"></a></p>
+
+<p class="r">Florence, 27 juillet 1555<a name="FNanchor_27_27" id="FNanchor_27_27"></a><a href="#Footnote_27_27" class="fnanchor">[27]</a>.<br />
+</p>
+
+<p class="cb">ALFONSO DELLA VIOLA A BENVENUTO CELLINI.</p>
+
+<p>
+<br />
+</p>
+
+<p>Je suis triste, Benvenuto; je suis fatigué, dégoûté; ou plutôt, à dire
+vrai, je suis malade, je me sens maigrir, comme tu maigrissais avant
+d'avoir vengé la mort de Francesco. Mais tu fus bientôt guéri toi, et le
+jour de ma guérison arrivera-t-il jamais!... Dieu le sait. Pourtant
+quelle souffrance fut plus que la mienne digne de pitié? A quel
+malheureux le Christ et sa sainte Mère<a name="page_230" id="page_230"></a> feraient-ils plus de justice en
+lui accordant ce remède souverain, ce baume précieux, le plus puissant
+de tous pour calmer les douleurs amères de l'artiste outragé dans son
+art et dans sa personne, la vengeance. Oh! non, Benvenuto, non, sans
+vouloir te contester le droit de poignarder le misérable officier qui
+avait tué ton frère, je ne puis m'empêcher de mettre entre ton offense
+et la mienne une distance infinie. Qu'avait fait, après tout, ce pauvre
+diable? Versé le sang du fils de ta mère, il est vrai. Mais l'officier
+commandait une ronde de nuit; Francesco était ivre; après avoir insulté
+sans raison, assailli à coups de pierres le détachement, il en était
+venu, dans son extravagance, à vouloir enlever leurs armes à ces
+soldats; ils en firent usage, et ton frère périt. Rien n'était plus
+facile à prévoir, et, conviens-en, rien n'était plus juste.</p>
+
+<p>Je n'en suis pas là, moi. Bien qu'on ait fait pis que de me tuer, je
+n'ai en rien mérité mon sort; et c'est quand j'avais droit à des
+récompenses, que j'ai reçu l'outrage et l'avanie.</p>
+
+<p>Tu sais avec quelle persévérance je travaille depuis longues années à
+accroître les forces, à multiplier les ressources de la musique. Ni le
+mauvais vouloir des anciens maîtres, ni les stupides railleries de leurs
+élèves, ni la méfiance des dilettanti qui me regardent comme un homme
+bizarre, plus près de la folie que du génie, ni les<a name="page_231" id="page_231"></a> obstacles matériels
+de toute espèce qu'engendre la pauvreté, n'ont pu m'arrêter, tu le sais.
+Je puis le dire, puisqu'à mes yeux le mérite d'une telle conduite est
+parfaitement nul.</p>
+
+<p>Ce jeune Montecco, nommé Roméo, dont les aventures et la mort tragique
+firent tant de bruit à Vérone, il y a quelques années, n'était
+certainement pas le maître de résister au charme qui l'entraînait sur
+les pas de la belle Giuletta, fille de son mortel ennemi. La passion
+était plus forte que les insultes des valets Capuletti, plus forte que
+le fer et le poison dont il était sans cesse menacé; Giuletta l'aimait,
+et pour une heure passée auprès d'elle, il eût mille fois bravé la mort.
+Eh bien! Ma Giuletta à moi, c'est la musique, et, par le ciel! j'en suis
+aimé.</p>
+
+<p>Il y a deux ans, je formai le plan d'un ouvrage de théâtre sans pareil
+jusqu'à ce jour, où le chant, accompagné de divers instruments, devait
+remplacer le langage parlé et faire naître, de son union avec le drame,
+des impressions telles, que la plus haute poésie n'en produisit jamais.
+Par malheur ce projet était fort dispendieux; un souverain ou un juif
+pouvaient seuls entreprendre de le réaliser.</p>
+
+<p>Tous nos princes d'Italie ont entendu parler du mauvais effet de la
+prétendue tragédie en musique exécutée à Rome à la fin du siècle
+dernier; le peu de succès de l'<i>Orfeo</i> d'Angelo Politiano,<a
+name="page_232" id="page_232"></a> autre essai du même genre, ne leur est
+pas inconnu, et rien n'eût été plus inutile que de réclamer leur appui
+pour une entreprise où de vieux maîtres avaient échoué si complètement.
+On m'eût de nouveau taxé d'orgueil et de folie.</p>
+
+<p>Pour les juifs, je n'y pensai pas un instant; tout ce que je pouvais
+raisonnablement espérer d'eux, c'était, au simple énoncé de ma
+proposition, d'être éconduit sans injures, et sans huées de la
+valetaille; encore n'en connais-je pas un assez intelligent, pour qu'il
+me fût permis de compter avec quelque certitude sur une telle
+générosité. J'y renonçai donc, non sans chagrin, tu peux m'en croire; et
+ce fut le c&oelig;ur serré que je repris le cours des travaux obscurs qui me
+font vivre, mais qui ne s'accomplissent qu'aux dépens de ceux dont la
+gloire et la fortune seraient peut-être le prix.</p>
+
+<p>Une autre idée nouvelle, bientôt après, vint me troubler encore. Ne ris
+pas de mes découvertes, Cellini, et garde-toi surtout de comparer mon
+art naissant à ton art depuis longtemps formé. Tu sais assez de musique
+pour me comprendre. De bonne foi, crois-tu que nos traînants madrigaux à
+quatre parties soient le dernier degré de perfection où la composition
+et l'exécution puissent atteindre? Le bon sens n'indique-t-il pas que,
+sous le rapport de l'expression, comme sous celui de la forme musicale,
+ces &oelig;uvres tant<a name="page_233" id="page_233"></a> vantées ne sont qu'enfantillages et niaiseries.</p>
+
+<p>Les paroles expriment l'amour, la colère, la jalousie, la vaillance; et
+le chant, toujours le même, ressemble à la triste psalmodie des moines
+mendiants. Est-ce là tout ce que peuvent faire la mélodie, l'harmonie,
+le rhythme? N'y a-t-il pas de ces diverses parties de l'art mille
+applications qui nous sont inconnues? Un examen attentif de ce qui est
+ne fait-il pas pressentir avec certitude ce qui sera et ce qui devrait
+être? Et les instruments, en a-t-on tiré parti? Qu'est-ce que notre
+misérable accompagnement qui n'ose quitter la voix et la suit
+continuellement à l'unisson ou à l'octave? La musique instrumentale,
+prise individuellement, existe-t-elle? Et dans la manière d'employer la
+vocale, que de préjugés, que de routine! Pourquoi toujours chanter à
+quatre parties, lors même qu'il s'agit d'un personnage qui se plaint de
+son isolement?</p>
+
+<p>Est-il possible de rien entendre de plus déraisonnable que ces
+<i>canzonnette</i> introduites depuis peu dans les tragédies, où un acteur,
+qui parle en son nom et paraît seul en scène, n'en est pas moins
+accompagné par trois autres voix placées dans la coulisse, d'où elles
+suivent son chant tant bien que mal?</p>
+
+<p>Sois-en sûr, Benvenuto, ce que nos maîtres, enivrés de leurs &oelig;uvres,
+appellent aujourd'hui le comble de l'art est aussi loin ce qu'on
+nommera<a name="page_234" id="page_234"></a> musique dans deux ou trois siècles, que les petits monstres
+bipèdes, pétris avec de la boue par les enfants, sont loin de ton
+sublime Persée ou du Moïse de Buonarotti.</p>
+
+<p>Il y a donc d'innombrables modifications à apporter dans un art aussi
+peu avancé... des progrès immenses lui restent donc à faire... Et
+pourquoi ne contribuerais-je pas à donner l'impulsion qui les
+amènera?...</p>
+
+<p>Mais, sans te dire en quoi consiste ma dernière invention, qu'il te
+suffise de savoir qu'elle était de nature à pouvoir être mise en lumière
+à l'aide des moyens ordinaires et sans avoir recours au patronage des
+riches ni des grands. C'était du temps seulement qu'il me fallait; et
+l'&oelig;uvre, une fois terminée, l'occasion de la produire au grand jour eût
+été facile à trouver pendant les fêtes qui allaient attirer à Florence
+l'élite des seigneurs et des amis des arts de toutes les nations.</p>
+
+<p>Or, voilà le sujet de l'âcre et noire colère qui me ronge le c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Un matin que je travaillais à cette composition singulière dont le
+succès m'eût rendu célèbre dans toute l'Europe, monseigneur Galeazzo,
+l'homme de confiance du grand-duc, qui, l'an passé, avait fort goûté ma
+scène d'Ugolino, vient me trouver et me dit: «Alfonso, ton jour est
+venu. Il ne s'agit plus de madrigaux, de cantates, ni de chansonnettes.
+Ecoute-moi; les<a name="page_235" id="page_235"></a> fêtes du mariage seront splendides, on n'épargne rien
+pour leur donner un éclat digne des deux familles illustres qui vont
+s'allier; tes derniers succès ont fait naître la confiance; à la cour
+maintenant on croit en toi.</p>
+
+<p>«J'avais connaissance de ton projet de tragédie en musique, j'en ai
+parlé à monseigneur; ton idée lui plaît. A l'&oelig;uvre donc, que ton rêve
+devienne une réalité. Écris ton drame lyrique et ne crains rien pour
+l'exécution; les plus habiles chanteurs de Rome et de Milan seront
+mandés à Florence; les premiers virtuoses en tout genre seront mis à ta
+disposition; le prince est magnifique, il ne te refusera rien; réponds à
+ce que j'attends de toi, ton triomphe est certain et ta fortune est
+faite.»</p>
+
+<p>Je ne sais ce qui se passa en moi à ce discours inattendu; mais je
+demeurai muet et immobile. L'étonnement, la joie me coupèrent la parole,
+et je pris l'aspect et l'attitude d'un idiot. Galeazzo ne se méprit pas
+sur la cause de mon trouble, et me serrant la main: «Adieu, Alfonso; tu
+consens, n'est ce pas? Tu me promets de laisser toute autre composition
+pour te livrer exclusivement à celle que son altesse te demande?...
+Songe que le mariage aura lieu dans trois mois!» Et comme je répondais
+toujours affirmativement par un signe de tête, sans<a name="page_236" id="page_236"></a> pouvoir parler:
+«Allons, calme-toi, Vésuve; adieu. Tu recevras demain ton engagement, il
+sera signé ce soir. C'est une affaire faite. Bon courage; nous comptons
+sur toi.»</p>
+
+<p>Demeuré seul, il me sembla que toutes les cascades de Terni et de Tivoli
+bouillonnaient dans ma tête.</p>
+
+<p>Ce fut bien pis quand j'eus compris mon bonheur, quand je me fus
+représenté de nouveau la grandeur et la beauté de ma tâche. Je m'élance
+sur mon libretto, qui jaunissait abandonné dans un coin depuis si
+longtemps; je revois Paulo, Francesca, Dante, Virgile, et les ombres et
+les damnés; j'entends cet amour ravissant soupirer et se plaindre; de
+tendres et gracieuses mélodies pleines d'abandon, de mélancolie, de
+chaste passion, se déroulent au-dedans de moi; l'horrible cri de haine
+de l'époux outragé retentit; je vois deux cadavres enlacés rouler à ses
+pieds; puis je retrouve les ames toujours unies des deux amants,
+errantes et battues des vents aux profondeurs de l'abîme; leurs voix
+plaintives se mêlent au bruit sourd et lointain des fleuves infernaux,
+aux sifflements de la flamme, aux cris forcenés des malheureux qu'elle
+poursuit, à tout l'affreux concert des douleurs éternelles...</p>
+
+<p>Pendant trois jours, Cellini, j'ai marché sans but, au hasard, dans un
+vertige continuel; pendant trois nuits j'ai été privé de sommeil. Ce<a
+name="page_237" id="page_237"></a> n'est qu'après ce long accès de fièvre,
+que la pensée lucide et le sentiment de la réalité me sont revenus. Il
+m'a fallu tout ce temps de lutte ardente et désespérée pour dompter mon
+imagination et dominer mon sujet. Enfin je suis resté le maître.</p>
+
+<p>Dans ce cadre immense, chaque partie du tableau, disposée dans un ordre
+simple et logique, s'est montrée peu à peu revêtue de couleurs sombres
+ou brillantes, de demi-teintes ou de tons tranchés; les formes humaines
+ont apparu, ici pleines de vie, là sous le pâle et froid aspect de la
+mort. L'idée poétique, toujours soumise au sens musical, n'a jamais été
+pour lui un obstacle; j'ai fortifié, embelli et agrandi l'une par
+l'autre.</p>
+
+<p>Enfin j'ai fait ce que je voulais, comme je le voulais, et avec tant de
+facilité, qu'à la fin du deuxième mois l'ouvrage entier était déjà
+terminé.</p>
+
+<p>Le besoin de repos se faisait sentir, je l'avoue; mais en songeant à
+toutes les minutieuses précautions qui me restaient à prendre pour
+assurer l'exécution, la vigueur et la vigilance me sont revenues. J'ai
+surveillé les chanteurs, les musiciens, les copistes, les machinistes,
+les décorateurs.</p>
+
+<p>Tout s'est fait en ordre, avec la plus étonnante précision; et cette
+gigantesque machine musicale allait se mouvoir majestueusement,<a
+name="page_238" id="page_238"></a> quand un coup inattendu est venu en
+briser les ressorts et anéantir à la fois, et la belle tentative, et les
+légitimes espérances de ton malheureux ami.</p>
+
+<p>Le grand-duc, qui de son propre mouvement m'avait demandé ce drame en
+musique; lui qui m'avait fait abandonner l'autre composition sur
+laquelle je comptais pour populariser mon nom; lui dont les paroles
+dorées avaient gonflé un c&oelig;ur, enflammé une imagination d'artiste, il
+se joue de tout cela maintenant; il dit à cette imagination de se
+refroidir, à ce c&oelig;ur de se calmer ou de se briser; que lui importe! Il
+s'oppose, enfin, à l'exhibition de mon &oelig;uvre; l'ordre est donné aux
+artistes romains et milanais de retourner chez eux; mon drame ne sera
+pas mis en scène; le grand-duc n'en veut plus; <small>IL A CHANGÉ D'IDÉE</small>... La
+foule qui se pressait déjà à Florence, attirée moins encore par
+l'appareil des noces que par l'intérêt de curiosité que la fête musicale
+annoncée excitait dans toute l'Italie, cette foule avide de sensations
+nouvelles, trompée dans son attente, s'enquiert bientôt du motif qui la
+privait ainsi brutalement du spectacle qu'elle était venue chercher, et
+ne pouvant le découvrir, n'hésite pas à l'attribuer à l'incapacité du
+compositeur. Chacun dit: «Ce fameux drame était absurde, sans doute; le
+grand-duc, informé à temps de la vérité, n'aura pas<a name="page_239" id="page_239"></a> voulu que
+l'impuissante tentative d'un artiste ambitieux vînt jeter du ridicule
+sur la solennité qui se prépare. Ce ne peut être autre chose. Un prince
+ne manque pas ainsi à sa parole. Della Viola est toujours le même
+vaniteux extravagant que nous connaissons; son ouvrage n'était pas
+présentable, et par égard pour lui, on s'abstient de l'avouer.» O
+Cellini! ô mon noble, et fier, et digne ami! réfléchis un instant, et
+juge d'après toi-même ce que j'ai dû éprouver à cet incroyable abus de
+pouvoir, à cette violation inouïe des promesses les plus formelles, à
+cet horrible affront qu'il était impossible de redouter, à cette
+calomnie insolente d'une production que personne au monde, excepté moi,
+ne connaît encore.</p>
+
+<p>Que faire? que dire à cette tourbe de lâches imbéciles qui rient en me
+voyant? que répondre aux questions de mes partisans? à qui m'en prendre?
+quel est l'auteur de cette machination diabolique? et comment en avoir
+raison? Cellini! Cellini! pourquoi es-tu en France? que ne puis-je te
+voir, te demander conseil, aide et assistance? Par Bacchus, ils me
+rendront réellement fou.... Lâcheté! honte! je viens de sentir des
+larmes dans mes yeux. Arrière toute faiblesse; c'est la force,
+l'attention et le sang-froid qui me sont indispensables, au contraire;
+car je veux me venger, Benvenuto, je le veux. Quand et comment,<a
+name="page_240" id="page_240"></a> il n'importe; mais je me vengerai, je te
+le jure, et tu seras content. Adieu. L'éclat de tes nouveaux triomphes
+est venu jusqu'à nous; je t'en félicite et m'en réjouis de toute mon
+ame. Dieu veuille seulement que le roi François te laisse le temps de
+répondre à ton ami <i>souffrant et non vengé</i>.</p>
+
+<p class="r">A<small>LFONSO DELLA</small> V<small>IOLA.</small></p>
+
+<p><a name="page_241" id="page_241"></a></p>
+
+<p>
+<br />
+<br />
+</p>
+
+<p class="r">Paris, 20 août 1555.<br />
+</p>
+
+<p class="cb">BENVENUTO A ALFONSO.</p>
+
+<p>J'admire, cher Alfonso, la candeur de ton indignation. La mienne est
+grande, sois-en bien convaincu; mais elle est plus calme. J'ai trop
+souvent rencontré de semblables déceptions pour m'étonner de celle que
+tu viens de subir. L'épreuve était rude, j'en conviens, pour ton jeune
+courage, et les révoltes de ton ame contre une insulte si grave et si
+peu méritée sont justes autant que naturelles. Mais, pauvre enfant, tu
+entres à peine dans la carrière. Ta vie retirée, tes méditations, tes
+travaux solitaires, ne pouvaient rien t'apprendre des intrigues qui<a
+name="page_242" id="page_242"></a> s'agitent dans les hautes régions de
+l'art, ni du caractère réel des hommes puissants, trop souvent arbitres
+du sort des artistes.</p>
+
+<p>Quelques évènements de mon histoire, que je t'ai laissé ignorer
+jusqu'ici, suffiront à t'éclairer sur notre position à tous et sur la
+tienne propre.</p>
+
+<p>Je ne redoute rien pour ta constance de l'effet de mon récit; ton
+caractère me rassure; je le connais, je l'ai bien étudié. Tu
+persévèreras, tu arriveras au but malgré tout; tu es un homme de fer; et
+le caillou lancé contre ta tête par les basses passions embusquées sur
+ta route, loin de briser ton noble front, en fera jaillir le feu.
+Apprends donc tout ce que j'ai souffert, et que ces tristes exemples de
+l'injustice des grands te servent de leçon.</p>
+
+<p>L'évêque de Salamanque, ambassadeur à Rome, m'avait demandé une grande
+aiguière, dont le travail, extrêmement minutieux et délicat, me prit
+plus de deux mois, et qui, en raison de l'énorme quantité de métaux
+précieux nécessaires à sa composition m'avait presque ruiné. Son
+excellence se répandit en éloges sur le rare mérite de mon ouvrage, le
+fit emporter, et me laissa deux grands mois sans plus parler de paiement
+que si elle n'eût reçu de moi qu'une vieille casserole ou une médaille
+de Fioretti. Le bonheur voulut que le vase revînt entre mes mains
+pour<a name="page_243" id="page_243"></a> une petite réparation; je refusai de le rendre.</p>
+
+<p>Le maudit prélat, après m'avoir accablé d'injures dignes d'un prêtre et
+d'un Espagnol, s'avisa de vouloir me soutirer un reçu de la somme qu'il
+me devait encore; mais comme je ne suis pas homme à me laisser prendre à
+un piége grossier, son excellence en vint à faire assaillir ma boutique
+par ses valets. Je me doutai du tour; aussi quand cette canaille
+s'avança pour enfoncer ma porte, Ascanio, Paulino et moi, armés
+jusqu'aux dents, nous lui fîmes un tel accueil que le lendemain, grâce à
+mon escopette et à mon long poignard, je fus enfin payé<a name="FNanchor_28_28" id="FNanchor_28_28"></a><a href="#Footnote_28_28" class="fnanchor">[28]</a>.</p>
+
+<p>Plus tard il m'arriva bien pis, quand j'eus fait le célèbre bouton de la
+chappe du pape, travail merveilleux que je ne puis m'empêcher de te
+décrire. J'avais situé le gros diamant précisément au milieu de
+l'ouvrage, et j'avais placé Dieu assis dessus, dans une attitude si
+dégagée, qu'il n'embarrassait pas du tout le joyau, et qu'il en
+résultait une très belle harmonie; il donnait la bénédiction en élevant
+la main droite. J'avais disposé, au-dessous, trois petits anges qui le
+soutenaient en élevant les bras en l'air. Un de ces anges, celui du
+milieu, était en ronde bosse, les deux autres en bas-relief. Il y avait
+à l'entour une quantité d'autres petits anges disposés avec<a
+name="page_244" id="page_244"></a> d'autres pierres fines. Dieu portait un
+manteau qui voltigeait, et d'où sortait un grand nombre de chérubins, et
+mille ornements d'un admirable effet.</p>
+
+<p>Clément VII, plein d'enthousiasme quand il vit le bouton, me promit de
+me donner tout ce que je demanderais. La chose cependant en resta là; et
+comme je refusais de faire un calice qu'il me demandait en outre,
+toujours sans donner d'argent, ce bon pape, devenu furieux comme une
+bête féroce, me fit loger en prison pendant six semaines. C'est tout ce
+que j'en ai jamais obtenu<a name="FNanchor_29_29" id="FNanchor_29_29"></a><a href="#Footnote_29_29" class="fnanchor">[29]</a>. Il n'y avait pas un mois que j'étais en
+liberté quand je rencontrai Pompéo, ce misérable orfèvre qui avait
+l'insolence d'être jaloux de moi, et contre lequel, pendant longtemps,
+j'ai eu assez de peine à défendre ma pauvre vie. Je le méprisais trop
+pour le haïr; mais il prit, en me voyant, un air railleur qui ne lui
+était pas ordinaire, et que, cette fois, aigri comme je l'étais, il me
+fut impossible de supporter. A mon premier mouvement pour le frapper au
+visage, la frayeur lui fit détourner la tête, et le coup de poignard
+porta précisément au-dessous de l'oreille. Je ne lui en donnai que deux;
+car au premier il tomba mort dans ma main. Jamais mon intention n'avait
+été de le tuer, mais dans l'état<a name="page_245" id="page_245"></a> d'esprit où je me trouvais, est-on
+jamais sûr de ses coups? Ainsi donc, après avoir subi un odieux
+emprisonnement, me voilà de plus obligé de prendre la fuite pour avoir,
+sous l'impulsion de la juste colère causée par la mauvaise foi et
+l'avarice d'un pape, écrasé un scorpion.<a name="FNanchor_30_30" id="FNanchor_30_30"></a><a href="#Footnote_30_30" class="fnanchor">[30]</a></p>
+
+<p>Paul III, qui m'accablait de commandes de toute espèce, ne me les payait
+pas mieux que son prédécesseur; seulement, pour mettre en apparence les
+torts de mon côté, il imagina un expédient digne de lui et vraiment
+atroce. Les ennemis que j'avais en grand nombre autour de sa sainteté,
+m'accusent un jour auprès d'elle d'avoir volé des bijoux à Clément. Paul
+III, sachant bien le contraire, feint cependant de me croire coupable,
+et me fait enfermer au château Saint-Ange; dans ce fort que j'avais si
+bien défendu quelques années auparavant pendant le siége de Rome, sous
+ces remparts d'où j'avais tiré plus de coups de canon que tous les
+canonniers ensemble, et d'où j'avais, à la grande joie du pape, tué
+moi-même le connétable de Bourbon. Je viens à bout de m'échapper;
+j'arrive aux murailles extérieures; suspendu à une corde au-dessus des
+fossés, j'invoque Dieu qui connaît la justice de ma cause; je lui crie,
+en me laissant tomber: «Aidez-moi donc, Seigneur, puisque<a
+name="page_246" id="page_246"></a> je m'aide!» Dieu ne m'entend pas, et dans
+ma chute, je me brise une jambe. Exténué, mourant, couvert de sang, je
+parviens, en me traînant sur les mains et les genoux, jusqu'au palais de
+mon ami intime, le cardinal Cornaro. Cet infâme me livre traîtreusement
+au pape pour un évêché.</p>
+
+<p>Paul me condamne à mort; puis, comme s'il se repentait de terminer trop
+promptement mon supplice, il me fait plonger dans un cachot fétide tout
+rempli de tarentules et d'insectes venimeux, et ce n'est qu'au bout de
+six mois de ces tortures que, tout gorgé de vin, dans une nuit d'orgie,
+il accorda ma grâce à l'ambassadeur français<a name="FNanchor_31_31" id="FNanchor_31_31"></a><a href="#Footnote_31_31" class="fnanchor">[31]</a>.</p>
+
+<p>Ce sont là, cher Alfonso, des souffrances terribles et des persécutions
+bien difficiles à supporter; ne t'imagine pas que la blessure faite
+récemment à ton amour-propre puisse t'en donner une juste idée.
+D'ailleurs, l'injure adressée à l'&oelig;uvre et au génie de l'artiste te
+semblât-elle plus pénible encore que l'outrage fait à sa personne,
+celle-là m'a-t-elle manqué, dis, à la cour de notre admirable grand-duc,
+quand j'ai fondu Persée? Tu n'as oublié, je pense, ni les surnoms
+grotesques dont on m'appelait, ni les insolents sonnets qu'on placardait
+chaque nuit à ma porte, ni les cabales au moyen desquelles on<a
+name="page_247" id="page_247"></a> sut persuader à Côme que mon nouveau
+procédé de fonte ne réussirait pas, et que c'était folie de me confier
+le métal. Ici même, à cette brillante cour de France où j'ai fait
+fortune, où je suis puissant et admiré, n'ai-je pas une lutte de tous
+les instants à soutenir, sinon avec mes rivaux (ils sont hors de combat
+aujourd'hui), au moins avec la favorite du roi, madame d'Étampes, qui
+m'a pris en haine, je ne sais pourquoi! Cette méchante chienne dit tout
+le mal possible de mes ouvrages<a name="FNanchor_32_32" id="FNanchor_32_32"></a><a href="#Footnote_32_32" class="fnanchor">[32]</a>; cherche, par mille moyens, à me
+nuire dans l'esprit de Sa Majesté; et, en vérité, je commence à être si
+las de l'entendre aboyer sur ma trace, que, sans un grand ouvrage
+récemment entrepris, dont j'espère plus d'honneur que de tous mes
+précédents travaux, je serais déjà sur la route d'Italie.</p>
+
+<p>Va, va, j'ai connu tous les genres de maux que le sort puisse infliger à
+l'artiste. Et je vis encore, cependant. Et ma vie glorieuse fait le
+tourment de mes ennemis. Et je l'avais prévu. Et maintenant je puis les
+abîmer dans mon mépris. Cette vengeance marche à pas lents, il est vrai;
+mais pour l'homme inspiré, sûr de lui-même, patient et fort, elle est
+certaine. Songe, Alfonso, que j'ai été insulté plus de mille fois, et
+que je n'ai tué que sept ou huit hommes; et quels<a name="page_248" id="page_248"></a> hommes! je rougis d'y
+penser. La vengeance directe et personnelle est un fruit rare, qu'il
+n'est pas donné à tous de cueillir. Je n'ai eu raison ni de Clément VII,
+ni de Paul III, ni de Cornaro, ni de Côme, ni de madame d'Étampes, ni de
+cent autres lâches puissants; comment donc te vengerais-tu, toi, de ce
+même Côme, de ce grand-duc, de ce Mécène ridicule qui ne comprend pas
+plus ta musique que ma sculpture, et qui nous a si platement offensés
+tous les deux? Ne pense pas à le tuer, au moins; ce serait une insigne
+folie, dont les conséquences ne sont pas douteuses. Deviens un grand
+musicien; que ton nom soit illustre; et si quelque jour sa sotte vanité
+le portait à t'offrir ses faveurs, repousse-les; n'accepte jamais rien
+de lui et ne fais jamais rien pour lui. C'est le conseil que je te
+donne; c'est la promesse que j'exige de toi; et, crois-en mon
+expérience, c'est aussi, cette fois, l'unique vengeance qui soit à ta
+portée.</p>
+
+<p>Je t'ai dit tout à l'heure que le roi de France, plus généreux et plus
+noble que nos souverains italiens, m'avait enrichi; c'est donc à moi,
+artiste, qui t'aime, te comprends et t'admire, à tenir la parole du
+prince sans esprit et sans c&oelig;ur qui te méconnaît. Je t'envoie dix mille
+écus. Avec cette somme tu pourras, je pense, parvenir à monter dignement
+ton drame en musique; ne perds pas un instant. Que ce soit à Rome, à<a
+name="page_249" id="page_249"></a> Naples, à Milan, à Ferrare, partout,
+excepté à Florence; il ne faut pas qu'un seul rayon de ta gloire puisse
+se refléter sur le grand-duc. Adieu, cher enfant; la vengeance est bien
+belle, et pour elle on peut être tenté de mourir;&mdash;mais l'art est encore
+plus beau, et n'oublie jamais que, <i>malgré tout, il faut vivre pour
+lui</i>.</p>
+
+<p>Ton ami,</p>
+
+<p class="r">B<small>ENVENUTO</small> C<small>ELLINI.</small></p>
+
+<p><a name="page_250" id="page_250"></a></p>
+
+<p><a name="page_251" id="page_251"></a></p>
+
+<p>
+<br />
+<br />
+</p>
+
+<p class="r">Paris, 10 juin 1557.<br />
+</p>
+
+<p class="cb">BENVENUTO CELLINI A ALFONSO DELLA VIOLA.</p>
+
+<p>Misérable! baladin! saltimbanque! cuistre! castrat! joueur de flûte<a name="FNanchor_33_33" id="FNanchor_33_33"></a><a href="#Footnote_33_33" class="fnanchor">[33]</a>!
+C'était bien la peine de jeter tant de cris, de souffler tant de
+flammes, de tant parler d'offense et de vengeance, de rage et d'outrage,
+d'invoquer l'enfer et le ciel, pour arriver enfin à une aussi vulgaire
+conclusion! Ame basse et sans ressort! fallait-il proférer de telles
+menaces puisque ton ressentiment était de si frêle nature, que, deux ans
+à peine après<a name="page_252" id="page_252"></a> avoir reçu l'insulte à la face, tu devais t'agenouiller
+lâchement pour baiser la main qui te l'infligea!</p>
+
+<p>Quoi! ni la parole que tu m'avais donnée, ni les regards de l'Europe
+aujourd'hui fixés sur toi, ni ta dignité d'homme et d'artiste, n'ont pu
+te garantir des séductions de cette cour, où règnent l'intrigue,
+l'avarice et la mauvaise foi; de cette cour où tu fus honni, méprisé, et
+qui te chassa comme un valet infidèle! Il est donc vrai! tu composes
+pour le grand-duc! Il s'agit même, dit-on, d'une &oelig;uvre plus vaste et
+plus hardie encore que celles que tu as produites jusqu'ici. L'Italie
+musicale tout entière doit prendre part à la fête. On dispose les
+jardins du palais Pitti; cinq cents virtuoses habiles, réunis sous ta
+direction dans un vaste et beau pavillon décoré par Michel-Ange,
+verseront à flots ta splendide harmonie sur un peuple haletant, éperdu,
+enthousiasmé. C'est admirable! Et tout cela pour le grand-duc, pour
+Florence, pour cet homme et cette ville qui t'ont si indignement traité.
+Oh! quelle ridicule bonhomie était la mienne quand je cherchais à calmer
+ta puérile colère d'un jour; oh! la miraculeuse simplicité qui me
+faisait prêcher la continence à l'eunuque, la lenteur au colimaçon! Sot
+que j'étais!</p>
+
+<p>Mais quelle puissante passion a donc pu t'amener à ce degré
+d'abaissement? La soif de l'or?<a name="page_253" id="page_253"></a> Tu es plus riche que moi aujourd'hui.
+L'amour de la renommée? Quel nom fut jamais plus populaire que celui
+d'Alfonso, depuis le prodigieux succès de ta tragédie de <i>Francesca</i>, et
+celui, non moins grand, des trois autres drames lyriques qui l'ont
+suivie. D'ailleurs, qui t'empêchait de choisir une autre capitale pour
+le théâtre de ton nouveau triomphe? Aucun souverain ne t'eût refusé ce
+que le <i>grand</i> Côme vient de t'offrir. Partout, à présent, tes chants
+sont aimés et admirés; ils retentissent d'un bout de l'Europe à l'autre;
+on les entend à la ville, à la cour, à l'armée, à l'église; le roi
+François ne cesse de les répéter; madame d'Étampes, elle-même, trouve
+que <i>tu n'es pas sans talent pour un Italien</i>, justice égale t'est
+rendue en Espagne; les femmes, les prêtres surtout, professent
+généralement pour ta musique un culte véritable; et si ta fantaisie eût
+été de porter aux Romains l'ouvrage que tu prépares pour les Toscans, la
+joie du pape, des cardinaux et de toute la fourmilière <i>enrabattée</i> des
+monsignori n'eût été surpassée, sans doute, que par l'ivresse et les
+transports de leurs innombrables catins.</p>
+
+<p>L'orgueil, peut-être, t'aura séduit..... quelque dignité bouffie...
+quelque titre bien vain... Je m'y perds.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, retiens bien ceci: tu as manqué de noblesse, tu as
+manqué de fierté, tu<a name="page_254" id="page_254"></a> as manqué de foi. L'homme, l'artiste et l'ami sont
+également déchus à mes yeux. Je ne saurais accorder mes affections qu'à
+des gens de c&oelig;ur, incapables d'une action honteuse; tu n'es pas de
+ceux-là, mon amitié n'est plus à toi. Je t'ai donné de l'argent, tu as
+voulu me le rendre; nous sommes quittes. Je vais partir de Paris; dans
+un mois je passerai à Florence; oublie que tu m'as connu et ne cherche
+pas à me voir. Car, fût-ce le jour même de ton succès, devant le peuple,
+devant les princes, et devant l'assemblée bien autrement imposante pour
+moi de tes cinq cents artistes, si tu m'abordais, je te tournerais le
+dos.</p>
+
+<p class="r">B<small>ENVENUTO</small> C<small>ELLINI</small>.</p>
+
+<p><a name="page_255" id="page_255"></a></p>
+
+<p>
+<br />
+<br />
+</p>
+
+<p class="r">Florence, 23 Juin 1557.<br />
+</p>
+
+<p class="cb">ALFONSO A BENVENUTO.</p>
+
+<p>Oui, Cellini, c'est vrai. Au grand-duc je dois une impardonnable
+humiliation, à toi je dois ma célébrité, ma fortune et peut-être ma vie.
+J'avais juré que je me vengerais de lui, je ne l'ai pas fait. Je t'avais
+promis solennellement de ne jamais accepter de sa main ni travaux, ni
+honneurs; je n'ai pas tenu parole. C'est à Ferrare que <i>Francesca</i> a été
+entendue (grâce à toi) et applaudie pour la première fois; c'est à
+Florence qu'elle a été traitée d'ouvrage dénué de sens et de raison. Et
+cependant Ferrare, qui m'a demandé ma nouvelle composition, ne l'a
+point<a name="page_256" id="page_256"></a> obtenue, et c'est au grand-duc que j'en fais hommage. Oui, les
+Toscans, jadis si dédaigneux à mon égard, se réjouissent de la
+préférence que je leur accorde; ils en sont fiers; leur fanatisme pour
+moi, dépasse de bien loin tout ce que tu me racontes de celui des
+Français.</p>
+
+<p>Une véritable émigration se prépare dans la plupart des villes toscanes.
+Les Pisans et les Siennois eux-mêmes, oubliant leurs vieilles haines,
+implorent d'avance, pour le grand jour, l'hospitalité florentine. Côme,
+ravi du succès de celui qu'il appelle <i>son artiste</i>, fonde en outre de
+brillantes espérances sur les résultats que ce rapprochement de trois
+populations rivales peut avoir pour sa politique et son gouvernement. Il
+m'accable de prévenances et de flatteries. Il a donné hier, en mon
+honneur, une magnifique collation au palais Pitti, où toutes les
+familles nobles de la ville se trouvaient réunies. La belle comtesse de
+Vallombrosa m'a prodigué ses plus doux sourires. La grande-duchesse m'a
+fait l'honneur de chanter un madrigal avec moi. Della Viola est l'homme
+du jour, l'homme de Florence, l'homme du grand-duc; il n'y a que lui...</p>
+
+<p>Je suis bien coupable, n'est-ce pas, bien méprisable, bien vil? Eh bien!
+Cellini, si tu passes à Florence le 28 juillet prochain, attends-moi de
+huit à neuf heures du soir devant la porte du<a name="page_257" id="page_257"></a> Baptistaire, j'irai t'y
+chercher. Et si, dès les premiers mots, je ne me justifie pas
+complètement de tous les griefs que tu me reproches, si je ne te donne
+pas de ma conduite, une explication dont tu puisses de tout point
+t'avouer satisfait, alors redouble de mépris, traite-moi comme le
+dernier des hommes, foule-moi aux pieds, frappe-moi de ton fouet,
+crache-moi au visage, je reconnais d'avance que je l'aurai mérité.
+Jusque-là, garde-moi ton amitié; tu verras bientôt que je n'en fus
+jamais plus digne.</p>
+
+<p>
+<br />
+</p>
+
+<p class="c">»A toi,
+<span style="margin-left: 5%;">A<small>LFONSO</small> D<small>ELLA</small> V<small>IOLA.</small>»</span></p>
+
+<p>
+<br />
+<br />
+</p>
+
+<p>Le 28 juillet au soir, un homme de haute taille, à l'air sombre et
+mécontent, se dirigeait à travers les rues de Florence, vers la place du
+grand duc. Arrivé devant la statue en bronze de Persée, il s'arrêta et
+la considéra quelque temps dans le plus profond recueillement: c'était
+Benvenuto. Bien que la réponse et les protestations d'Alfonso eussent
+fait peu d'impression sur son esprit, il avait été longtemps uni au
+jeune compositeur, par une amitié trop sincère et trop vive, pour
+qu'elle pût ainsi en quelques jours s'effacer de son ame à tout jamais.
+Aussi ne s'était-il pas senti le courage de refuser d'entendre ce que
+Della Viola pouvait alléguer pour sa justification;<a name="page_258" id="page_258"></a> et c'est en se
+rendant au Baptistaire, où Alfonso devait venir le rejoindre, que
+Cellini avait voulu revoir, après sa longue absence, le chef-d'&oelig;uvre
+qui lui coûta naguère tant de fatigues et de chagrins. La place et les
+rues adjacentes étaient désertes, le silence le plus profond régnait
+dans ce quartier, d'ordinaire si bruyant et si populeux. L'artiste
+contemplait son immortel ouvrage, en se demandant, si l'obscurité et une
+intelligence commune n'eussent pas été préférables pour lui, à la gloire
+et au génie.</p>
+
+<p>&mdash;Que ne suis-je un bouvier de Nettuno ou de Porto d'Anzio! pensait-il;
+semblable aux animaux confiés à ma garde, je mènerais une existence
+grossière, monotone, mais inaccessible au moins, aux agitations qui,
+depuis mon enfance, ont tourmenté ma vie. Des rivaux perfides et
+jaloux..... des princes injustes ou ingrats..... des critiques
+acharnés.... des flatteurs imbéciles..... des alternatives incessantes
+de succès et de revers, de splendeur et de misère..... des travaux
+excessifs et toujours renaissants..... jamais de repos, de bien-être, de
+loisirs.... user son corps comme un mercenaire et sentir constamment son
+ame transir ou brûler..... est-ce là vivre?....</p>
+
+<p>Les exclamations bruyantes de trois jeunes artisans, qui débouchaient
+rapidement sur la place, vinrent interrompre sa méditation.</p>
+
+<p>&mdash;Six florins! disait l'un, c'est cher.<a name="page_259" id="page_259"></a></p>
+
+<p>&mdash;En vérité, en eût-il demandé dix, répliqua l'autre, il eût bien fallu
+en passer par là. Ces maudits Pisans ont pris toutes les places.
+D'ailleurs, pense donc, Antonio, que la maison du jardinier n'est qu'à
+vingt pas du pavillon; assis sur le toit, nous pourrons entendre et voir
+à merveille; la porte du petit canal souterrain sera ouverte et nous
+arriverons sans difficulté.</p>
+
+<p>&mdash;Bah! ajouta le troisième, pour entendre ça, nous pouvons bien jeûner
+un peu pendant quelques semaines. Vous savez l'effet qu'a produit hier
+la répétition. La cour seule y avait été admise, le grand duc et sa
+suite n'ont cessé d'applaudir; les exécutants ont porté Della Viola en
+triomphe, et enfin, dans son extase, la comtesse de Vallombrosa l'a
+embrassé: ce sera miraculeux.</p>
+
+<p>&mdash;Mais voyez donc comme les rues sont dépeuplées; toute la ville est
+déjà réunie au palais Pitti. C'est le moment. Courons! courons!</p>
+
+<p>Cellini apprit seulement alors qu'il s'agissait de la grande fête
+musicale, dont le jour et l'heure étaient arrivés. Cette circonstance ne
+s'accordait guère avec le choix, qu'avait fait Alfonso de cette soirée
+pour son rendez-vous. Comment, en un pareil moment, le maestro
+pourrait-il abandonner son orchestre et quitter le poste important où
+l'attachait un si grand intérêt? c'était difficile à concevoir.<a
+name="page_260" id="page_260"></a></p>
+
+<p>Le ciseleur, néanmoins se rendit au Baptistaire, où il trouva ses deux
+élèves Paolo et Ascanio, et des chevaux; il devait partir le soir même
+pour Livourne, et de là s'embarquer pour Naples le lendemain.</p>
+
+<p>Il attendait à peine depuis quelques minutes, quand Alfonso, le visage
+pâle et les yeux ardents, se présenta devant lui avec une sorte de calme
+affecté, qui ne lui était pas ordinaire.</p>
+
+<p>&mdash;Cellini! tu es venu, merci.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien!</p>
+
+<p>&mdash;C'est ce soir!</p>
+
+<p>&mdash;Je le sais; mais parle, j'attends l'explication que tu m'as promise.</p>
+
+<p>&mdash;Le palais Pitti, les jardins, les cours, sont encombrés. La foule se
+presse sur les murs, dans les bassins à demi pleins d'eau, sur les
+toits, sur les arbres, partout.</p>
+
+<p>&mdash;Je le sais.</p>
+
+<p>&mdash;Les Pisans sont venus, les Siennois sont venus.</p>
+
+<p>&mdash;Je le sais.</p>
+
+<p>&mdash;Le grand duc, la cour et la noblesse sont réunis, l'immense orchestre
+est rassemblé.</p>
+
+<p>&mdash;Je le sais.</p>
+
+<p>&mdash;Mais la musique n'y est pas, cria Alfonso en bondissant, le maestro
+n'y est pas non plus, le sais-tu aussi?</p>
+
+<p>&mdash;Comment? que veux-tu dire?<a name="page_261" id="page_261"></a></p>
+
+<p>&mdash;Non, il n'y a pas de musique, je l'ai enlevée; non, il n'y a pas de
+maestro, puisque me voilà; non, il n'y aura pas de fête musicale,
+puisque l'&oelig;uvre et l'auteur ont disparu. Un billet vient d'avertir le
+grand duc que mon ouvrage ne serait pas exécuté. <i>Cela ne me convient
+plus</i>, lui ai-je écrit, en me servant de ses propres paroles, <i>moi
+aussi, à mon tour</i>, <small>J'AI CHANGÉ D'IDÉE</small>. Conçois-tu à présent la rage de
+ce peuple désappointé pour la seconde fois! de ces gens qui ont quitté
+leur ville, laissé leurs travaux, dépensé leur argent pour entendre ma
+musique, et qui ne l'entendront pas? Avant de venir te joindre, je les
+épiais, l'impatience commençait à les gagner, on s'en prenait au grand
+duc. Vois-tu mon plan, Cellini?</p>
+
+<p>&mdash;Je commence à comprendre.</p>
+
+<p>&mdash;Viens, viens, approchons un peu du palais, allons voir éclater ma
+mine. Entends-tu déjà ces cris, ce tumulte, ces imprécations? ô mes
+braves Pisans, je vous reconnais à vos injures! Vois-tu voler ces
+pierres, ces branches d'arbres, ces débris de vases? il n'y a que des
+Siennois pour les lancer ainsi! Prends garde, ou nous allons être
+renversés; comme ils courent! ce sont des Florentins; ils montent à
+l'assaut du pavillon. Bon! voilà un bloc de boue dans la loge ducale,
+bien a pris au <i>grand</i> Côme de l'avoir quittée. A bas les gradins! à bas
+les pupitres,<a name="page_262" id="page_262"></a> les banquettes, les fenêtres! à bas la loge! à bas le
+pavillon! le voilà qui s'écroule. Ils abîment tout, Cellini! c'est une
+magnifique émeute! honneur au grand duc!!! Ah damnation! tu me prenais
+pour un lâche! Es-tu satisfait, dis donc, est-ce là de la vengeance?</p>
+
+<p>Cellini, les dents serrées, les narines ouvertes, regardait, sans
+répondre, le terrible spectacle de cette fureur populaire; ses yeux où
+brillait un feu sinistre, son front carré que sillonnaient de larges
+gouttes de sueur, le tremblement presque imperceptible de ses membres,
+témoignaient assez de la sauvage intensité de sa joie. Saisissant enfin
+le bras d'Alfonso:</p>
+
+<p>&mdash;Je pars à l'instant pour Naples, veux-tu me suivre?</p>
+
+<p>&mdash;Au bout du monde à présent.</p>
+
+<p>&mdash;Embrasse-moi donc, et à cheval! tu es un héros.<a name="page_263" id="page_263"></a></p>
+
+<h3><a name="DU_SYSTEME_DE_GLUCK" id="DU_SYSTEME_DE_GLUCK"></a>DU SYSTÈME DE GLUCK<br /><br />
+EN MUSIQUE DRAMATIQUE.</h3>
+
+<p><a name="page_264" id="page_264"></a></p>
+
+<p><a name="page_265" id="page_265"></a></p>
+
+<p>Voici en quels termes, Gluck expose lui-même, son système de musique
+dramatique, dans la préface, devenue fort rare, de <i>l'Alceste</i> italienne
+qu'il publia à Vienne en 1749.</p>
+
+<div class="blockquot">
+<p>«Lorsque j'entrepris de mettre en musique l'opéra d'<i>Alceste</i>, je me
+proposai d'éviter tous les abus que la vanité mal entendue des
+chanteurs, et l'excessive complaisance des compositeurs avaient
+introduits dans l'opéra italien, et qui, du plus pompeux et du plus beau
+de tous les spectacles, en avaient fait le plus ennuyeux et le plus
+ridicule; je cherchai à réduire la musique à sa véritable fonction,
+celle de seconder la poésie pour fortifier l'expression des sentiments
+et l'intérêt des situations, sans interrompre<a name="page_266" id="page_266"></a> l'action et la refroidir
+par des ornements superflus; je crus que <i>la musique devait ajouter à la
+poésie, ce qu'ajoute à un dessin correct et bien composé, la vivacité
+des couleurs et l'accord heureux des lumières et des ombres, qui servent
+à animer les figures sans en altérer les contours</i>.</p>
+
+<p>«Je me suis donc bien gardé d'interrompre un acteur, dans la chaleur du
+dialogue, pour lui faire attendre la fin d'une ritournelle, ou de
+l'arrêter au milieu de son discours sur une voyelle favorable, soit pour
+déployer, dans un long passage, l'agilité de sa belle voix, soit pour
+attendre que l'orchestre lui donnât le temps de reprendre haleine, pour
+faire un point d'orgue.</p>
+
+<p>«J'ai imaginé que l'ouverture devait prévenir les spectateurs, sur le
+caractère de l'action qu'on allait mettre sous leurs yeux, et <i>leur en
+indiquer le sujet</i>, que les instruments ne devaient être mis en action
+qu'en proportion du degré d'intérêt et passions, et qu'il fallait
+<i>éviter surtout de laisser dans le dialogue, une disparate trop
+tranchante entre l'air et le récitatif</i>, afin de ne pas tronquer à
+contre-sens la période, et de ne pas interrompre mal à propos le
+mouvement et la chaleur de la scène. J'ai cru encore que la plus belle
+partie de mon travail devait se réduire à chercher une belle simplicité,
+et j'ai évité de faire parade de difficultés aux dépens de la clarté;
+<i>je n'ai attaché aucun prix à la découverte d'une<a name="page_267" id="page_267"></a> nouveauté</i>, à moins
+qu'elle ne fût naturellement donnée par la situation, et liée à
+l'expression; enfin il n'y a aucune règle que je n'aie cru devoir
+sacrifier de bonne grâce en faveur de l'effet.»</p>
+
+</div>
+
+<p>Cette profession de foi nous paraît admirable de franchise et de bon
+sens; les points de doctrine qui en forment le fond sont basés sur le
+raisonnement le plus rigoureux, et sur un profond sentiment de la vraie
+musique dramatique. A part quelques conséquences outrées que nous
+signalerons tout à l'heure, ces principes sont d'une telle excellence,
+qu'ils ont été adoptés par la plupart des grands compositeurs de toutes
+les nations. Piccini lui-même, qu'on opposa si longtemps à Gluck, était
+tout entier dans le système gluckiste. Son Iphigénie en Tauride et sa
+Didon, le prouvent bien; il en fut de même de Sacchini, de Salieri, de
+Chérubini, parmi les Italiens; de Méhul, de Berton, de Kreutzer, parmi
+les Français. (Je ne cite pas M. Lesueur, il a suivi une route
+parallèle, il est vrai, à celle de l'illustre auteur d'Alceste, mais qui
+en diffère cependant assez pour ne pouvoir être confondue avec elle.)
+Chez les Allemands, je ne connais pas de compositeur dramatique qui se
+soit écarté d'une manière sensible de la doctrine de Gluck; parmi ceux
+qui l'ont adoptée et développée, il faut citer:<a name="page_268" id="page_268"></a> Mozart qui, dans <i>Don
+Juan</i>, <i>le Mariage de Figaro</i>, <i>la Flûte Enchantée</i> et <i>l'Enlèvement du
+Sérail</i>, n'a laissé échapper quelques rares vocalisations de mauvais
+goût et d'une expression fausse, que lorsqu'il y a été contraint de vive
+force par le caprice souvent irrésistible des chanteurs. On a dit que
+Mozart avait beaucoup emprunté à l'ancienne école italienne, le fait
+peut être vrai pour la coupe de quelques-uns de ses airs, encore la
+beauté raphaëlesque de son dessin mélodique, la variété de son harmonie
+et son instrumentation si riche et si savante, ne permettent-elles guère
+d'apercevoir ces prétendus emprunts; mais quant à l'ordonnance générale
+du drame musical, à la profondeur d'expression avec laquelle chaque
+caractère est tracé et soutenu, il faut bien reconnaître qu'il a suivi
+et accéléré le mouvement imprimé à l'art, de ce côté, par la puissance
+du génie de Gluck.</p>
+
+<p>Il en fut ainsi de Beethoven et de Weber. Tous les deux ont également
+appliqué au développement des facultés spéciales que la nature leur
+avait départies, le code simple et lumineux de l'Eschyle de la musique.
+A présent, Gluck, en promulguant ces lois, dont le moindre sentiment de
+l'art ou même le simple bon sens démontre la justesse et l'évidence,
+n'en a-t-il pas un peu exagéré l'application? C'est ce qu'il est
+impossible de méconnaître après un examen impartial.<a name="page_269" id="page_269"></a> Ainsi, quand il
+dit que la musique d'un drame lyrique n'a d'autre but que d'ajouter à la
+poésie ce qu'ajoute le coloris au dessin, je crois qu'il se trompe
+essentiellement. La tâche du compositeur dans un opéra est, ce me
+semble, d'une bien autre importance. Son &oelig;uvre contient à la fois le
+dessin et le coloris, et, pour continuer la comparaison de Gluck, les
+paroles sont le <i>sujet du tableau</i>, à peine quelque chose de plus. Il
+importe beaucoup, il est vrai, de les entendre, ou tout au moins de les
+connaître, par la même raison qu'on doit absolument avoir présent à la
+pensée le trait d'histoire reproduit sur la toile par le peintre, pour
+pouvoir juger du mérite de vérité et d'expression avec lequel il a fait
+revivre ses personnages. Mais Gluck, en plaçant le dessin dans les
+paroles, et seulement le coloris dans la musique, met bien haut les
+auteurs de <i>libretti</i>; il eût donc consenti à voir son égal dans le
+bailli Du Rollet. Certes, on ne saurait pousser plus loin la modestie,
+et je doute fort qu'il se fût accommodé d'une pareille confraternité.
+D'ailleurs, l'expression n'est pas le seul but de la musique dramatique;
+il serait aussi maladroit que pédantesque de dédaigner le plaisir
+purement sensuel que nous trouvons à certains effets de mélodie,
+d'harmonie, de rhythme ou d'instrumentation, indépendamment de tous
+leurs rapports avec la peinture des sentiments et des passions du
+drame.<a name="page_270" id="page_270"></a> Et de plus, voulût-on même priver l'auditeur de cette source de
+jouissances, et ne pas lui permettre de raviver son attention en la
+détournant un instant du sujet principal, il y aurait encore à citer bon
+nombre de cas, où le compositeur est appelé à soutenir seul le poids de
+l'intérêt scénique. Dans les danses de caractère, par exemple, dans les
+pantomimes, dans les marches, dans tous les morceaux enfin dont la
+musique instrumentale fait seule les frais, et qui, par conséquent,
+n'ont pas de paroles, que devient alors l'importance du poète?... La
+musique doit bien là contenir forcément à la fois le dessin et le
+coloris. Non, on ne saurait méconnaître l'erreur de Gluck sur ce point,
+erreur qu'on concevrait à peine, si l'on ne savait qu'à l'époque où il
+écrivit, beaucoup de gens encore, comme au siècle de Louis XIV,</p>
+
+<p class="c">«Allaient voir l'Opéra seulement pour les vers.»</p>
+
+<p>Cette opinion ne pouvait manquer d'exercer une fâcheuse influence sur le
+génie puissant qui l'adopta sans en calculer les conséquences. Elle
+cache un piége dangereux dont il ne sut pas toujours se garantir. Aucun
+musicien n'a été plus que lui doué d'un charme pénétrant, d'une
+simplicité noble et gracieuse dans la mélodie; on n'a pas surpassé
+l'élégance de plusieurs de ses<a name="page_271" id="page_271"></a> chants, la fraîcheur de ses ch&oelig;urs et
+la charmante <i>desinvoltura</i> de ses airs de danse; il serait fastidieux
+de le prouver par des citations. La joie de ses femmes est d'une pudeur
+ravissante, et leur douleur, dans ses plus violents paroxismes, conserve
+encore la beauté des formes antiques; quoi qu'en ait dit le marquis de
+Caracioli, ce mauvais diseur de bons mots, ce dilettante poudré du
+siècle dernier, qui jugeait la musique absolument comme le font
+aujourd'hui les adorateurs parfumés des Dive à la mode, l'Alceste et les
+deux Iphigénie sont toujours, même dans les larmes, belles comme la
+Niobé.</p>
+
+<p>Eh bien! il est arrivé fréquemment à Gluck de se laisser préoccuper
+tellement de la recherche de l'expression, qu'il oubliait la mélodie.
+Dans quelques-uns de ses airs, après l'exposition du thême, le chant
+tourne au récitatif mesuré; c'est un bon récitatif, je suis loin d'en
+disconvenir; mais enfin, par le peu d'intérêt mélodique comme par le
+style de la partie vocale, il semble alors que l'air soit interrompu
+jusqu'à la rentrée du motif. Gluck ne voyait probablement pas là un
+défaut; il déclare au contraire formellement, dans la préface que nous
+commentons, qu'il a cherché à éviter une disparate trop tranchante entre
+les récitatifs et les airs. Aucun de ses disciples, Salieri excepté, n'a
+cru devoir adopter cette règle; il est certain que son application a
+répandu sur<a name="page_272" id="page_272"></a> plusieurs parties des &oelig;uvres du grand tragique une teinte
+uniforme et monotone qui accable l'attention la plus robuste, fatigue
+inutilement le système nerveux de l'auditeur, émousse à la longue sa
+sensibilité, et a plus fait contre Gluck que les pointes et les
+pamphlets des Caracioli, Marmontel et autres bouffons. La musique ne vit
+que de contrastes, rien n'est plus évident; tous les efforts de l'art
+moderne tendent à en produire de nouveaux: non que je veuille proposer
+pour modèles certains effets d'orchestre d'une école célèbre dont la
+brusque violence vient surprendre l'auditeur, à peu près comme pourrait
+le faire un coup de pistolet tiré à l'improviste à son oreille; de
+pareils contrastes, qui arrachent des cris d'effroi aux personnes
+nerveuses, pourraient être regardés comme des farces d'écoliers, s'ils
+n'étaient de véritables actes d'une brutalité absurde. Mais il est bien
+reconnu, aujourd'hui, qu'une variété sagement ordonnée est l'ame de la
+musique; c'est à donner au compositeur tous les moyens d'obtenir cette
+variété précieuse que consiste le principal talent des habiles faiseurs
+de libretti. Il n'ont garde de placer près l'un de l'autre deux morceaux
+du même caractère; ils évitent autant que possible de faire succéder un
+air à un autre air, un duo à un duo, un ch&oelig;ur à un ch&oelig;ur. Ainsi dans
+l'ancienne coupe symphonique, un allegro moderato était suivi d'un
+andante<a name="page_273" id="page_273"></a> à deux-quatre ou à six-huit; à l'andante succédait le menuet,
+allegretto à trois temps; à celui-ci le final à deux temps très animé;
+et c'était très bien vu.</p>
+
+<p>Chercher à effacer la différence qui sépare, dans un opéra, le récitatif
+du chant, c'est donc vouloir, en dépit de la raison et de l'expérience,
+se priver, sans compensation réelle, d'une source de variété qui découle
+de la nature même de ce genre de composition. Mozart fut si loin de
+partager à cet égard l'opinion de Gluck, que, pour rendre la ligne de
+démarcation encore plus tranchée, il voulut que le récitatif de <i>don
+Juan</i> fût accompagné au piano, en exceptant toutefois le récitatif
+obligé, où la force des situations rend indispensable la présence de
+l'orchestre. Dans une vaste salle comme celle du grand Opéra de Paris,
+l'effet du piano est si mesquin et si maigre, que ce mode
+d'accompagnement a été complètement abandonné. Il peut paraître
+préférable, cependant, à celui que Gluck a constamment mis en usage dans
+le même cas, et qui consiste en accords à quatre parties, tenus sans
+interruption par la masse entière des instruments à cordes, pendant
+toute la durée du dialogue musical. Cette harmonie stagnante produit sur
+les organes, un effet de torpeur et d'engourdissement irrésistible, et
+finit par plonger l'auditeur dans une lourde somnolence qui le rend
+complètement<a name="page_274" id="page_274"></a> indifférent aux plus rares efforts du compositeur pour
+l'émouvoir. Il était vraiment impossible de trouver quelque chose de
+plus antipathique à des Français, que ce long et obstiné bourdonnement;
+il ne faut donc pas s'étonner qu'il soit arrivé au plus grand nombre
+d'entre eux d'éprouver aux représentations de Gluck autant d'ennui que
+d'admiration. Ce qui doit surprendre, c'est que le génie puisse s'abuser
+ainsi sur l'importance des accessoires, au point de se servir de moyens
+qu'un instant de réflexion lui ferait rejeter comme insuffisants ou
+dangereux, et dans lesquels réside la cause obscure des mécomptes
+cruels, que ses productions les plus magnifiques lui font trop souvent
+essuyer.</p>
+
+<p>Si l'on excepte quelques-unes de ces brillantes sonates d'orchestre, où
+le génie de Rossini se joue avec tant de grâce, il est certain que la
+plupart des compilations instrumentales, honorées par les Italiens du
+nom d'ouvertures, sont de grotesques non sens. Mais combien ne
+devaient-elles pas être plus plaisantes, il y a soixante ans, quand
+Gluck lui-même, entraîné par l'exemple, ne craignait pas de laisser
+tomber de sa plume l'incroyable niaiserie intitulée <i>ouverture
+d'Orphée</i>! Ce ne fut qu'après bien des réflexions et bien des entretiens
+avec son poète Calsabigi, l'homme du monde le mieux fait pour le
+comprendre,<a name="page_275" id="page_275"></a> qu'il reconnut enfin que l'ouverture devait être un morceau
+important dans un opéra, se rattacher à l'action et en désigner le
+caractère. De là le changement radical qu'on remarque dans sa manière, à
+dater de l'ouverture d'<i>Alceste</i>; de là les belles compositions
+instrumentales dont il fit précéder ses deux <i>Iphigénie</i>; de là
+l'impulsion qui produisit plus tard tant de chefs-d'&oelig;uvre symphoniques,
+qui, malgré la chute ou l'oubli profond des opéras pour lesquels ils
+furent écrits, sont restés debout, péristyles superbes de temples
+écroulés. Mais, ici encore, en outrant une idée juste, Gluck est sorti
+du vrai; non pas cette fois pour restreindre le pouvoir de la musique,
+mais pour lui en attribuer un, au contraire, qu'elle ne possédera
+jamais: c'est quand il dit que l'ouverture doit indiquer le sujet de la
+pièce. L'expression musicale ne saurait aller jusque là; elle reproduira
+bien la joie, la douleur, la gravité, l'enjouement et des nuances même
+fort délicates de chacun des nombreux caractères qui constituent son
+riche domaine; elle établira une différence saillante entre la joie d'un
+peuple pasteur et celle d'une nation guerrière, entre la douleur d'une
+reine et le chagrin d'une simple villageoise, entre une méditation
+sérieuse et calme et les ardentes rêveries qui précèdent l'éclat des
+passions. Empruntant ensuite aux différents peuples, et même aux
+individualités<a name="page_276" id="page_276"></a> sociales, le style musical qui leur est propre, il est
+bien évident, quoi qu'en aient dit certains critiques, dont je reconnais
+d'ailleurs le mérite, qu'elle pourra distinguer le chant d'un montagnard
+de celui d'un habitant des plaines, la sérénade d'un brigand des
+Abbruzzes de celle d'un chasseur écossais ou tyrolien, la marche
+nocturne de pèlerins aux habitudes mystiques, de celle d'une troupe de
+marchands de b&oelig;ufs revenant de la foire; elle pourra aller jusqu'à
+représenter l'extrême brutalité, la trivialité, le grotesque, par
+opposition avec la pureté angélique, la noblesse et la candeur. Mais si
+elle veut sortir de ce cercle immense, la musique devra, de toute
+nécessité, avoir recours à la parole chantée, récitée ou lue, pour
+combler les lacunes qu'elle laisse dans une &oelig;uvre dont le plan
+s'adresse en même temps à l'esprit et à l'imagination. Ainsi,
+l'ouverture d'<i>Alceste</i> annoncera des scènes de désolation et de
+tendresse, mais elle ne saurait dire ni l'objet de cette tendresse, ni
+les causes de cette désolation; elle n'apprendra jamais au spectateur,
+que l'époux d'Alceste est un roi de Thessalie, condamné par les dieux à
+perdre la vie, si quelqu'autre au trépas ne se dévoue pour lui; c'est là
+cependant <i>le sujet de la pièce</i>. Peut-être s'étonnera-t-on de trouver
+l'auteur de cet écrit imbu de tels principes, grâce à certaines gens qui
+ont feint de le croire, dans ses opinions sur<a name="page_277" id="page_277"></a> la puissance expressive
+de la musique, aussi loin au-delà du vrai qu'ils le sont en deçà, et lui
+ont, en conséquence, prêté généreusement leur part entière de ridicule.
+Ceci soit dit, sans rancune, en passant.</p>
+
+<p>La troisième proposition que je me suis permis de souligner dans la
+préface de Gluck, et dans laquelle il déclare n'attacher aucun prix à la
+découverte d'une nouveauté, me paraît également d'une justification
+difficile. On avait déjà barbouillé furieusement de papier réglé en
+1749, et une découverte musicale quelconque, ne fût-elle
+qu'indirectement liée à l'expression scénique, ne devait pas paraître à
+dédaigner.</p>
+
+<p>Pour toutes les autres, je crois qu'on ne saurait les combattre avec
+chance de succès, voire même la dernière qui annonce une indifférence
+pour les règles, que bien des professeurs trouveraient blasphématoire et
+impie. Heureusement, ces messieurs n'ont jamais lu la préface
+d'<i>Alceste</i>; ils ne savent peut-être pas même qu'elle existe, sans quoi
+la gloire de Gluck courrait un terrible danger.</p>
+
+<p><a name="page_278" id="page_278"></a></p>
+
+<p><a name="page_279" id="page_279"></a></p>
+
+<h3><a name="LES_DEUX_ALCESTE_DE_GLUCK" id="LES_DEUX_ALCESTE_DE_GLUCK"></a>LES DEUX ALCESTE DE GLUCK.</h3>
+
+<p><a name="page_280" id="page_280"></a></p>
+
+<p><a name="page_281" id="page_281"></a></p>
+
+<p><i>Alceste</i> fut d'abord écrite en langue italienne; je crois l'avoir déjà
+dit. Plusieurs années après sa publication, elle fut traduite et
+modifiée pour la scène française. Le bailli Du Rollet, le grand
+arrangeur de l'époque, chargé de déranger l'ordonnance du drame de
+Calsabigi, ne manqua pas d'accommoder la musique de Gluck suivant les
+exigences de <i>sa poésie</i>. Bien que ce travail ait été fait sous les yeux
+du compositeur, il en est résulté cependant, en certains endroits, de
+notables dommages pour la partition; en d'autres, il a nécessité des
+morceaux qui n'existaient pas dans l'opéra italien, et qui remplacent,
+sans toujours les faire oublier, ceux dont le nouveau plan dramatique
+amenait la suppression. L'idée<a name="page_282" id="page_282"></a> de la pièce de Calsabigi, aussi simple
+que raisonnable, n'exigeait en aucune façon les bouleversements que
+l'arrangeur français a cru devoir lui faire subir, et qui n'ont pu
+parvenir cependant à en pallier le défaut capital, la
+monotonie.&mdash;Admète, roi de Phères, en Thessalie, et époux d'Alceste,
+étant sur le point de mourir, Apollon qui, pendant son exil du ciel
+avait reçu de lui l'hospitalité, obtient des Parques qu'il vivra, si
+quelqu'un se présente pour mourir à sa place. Alceste se dévoue et
+meurt. Mais Apollon, ému à la fois de reconnaissance et de pitié,
+arrache Alceste à la mort.</p>
+
+<p>Dans la tragédie d'<i>Euripide</i>, d'où l'opéra italien est tiré, c'est
+Hercule qui, en passant à Phères, et témoin de la douleur du roi, lui
+ramène des portes des enfers sa magnanime épouse. Le bailli Du Rollet a
+cru faire un coup de maître en rétablissant l'idée première du poète
+grec que Calsabigi avait repoussée comme inutile et n'étant plus dans
+nos m&oelig;urs. Ce dénouement, en effet, a le défaut de nécessiter une
+double intervention des Dieux, puisque, dans le premier acte, Apollon
+déjà obtient des Parques que le roi puisse être sauvé par la mort
+volontaire d'un autre. Il était donc naturel et conséquent d'attribuer à
+la reconnaissance de ce Dieu le prodige qui rend Alceste à la vie. En
+outre, Hercule chassant à grands coups de massue les ombres<a
+name="page_283" id="page_283"></a> et les divinités infernales dont Alceste
+est entourée, pouvait se tolérer sur les théâtres antiques, grâce à
+l'éloignement des acteurs et aux croyances religieuses des spectateurs;
+pour nous une pareille scène est parfaitement ridicule. Il est probable
+que Gluck était de cet avis; jamais il ne voulut consentir à donner une
+importance musicale à ce nouveau rôle qu'on lui imposait. Le fait est
+constaté, mais ne le fût-il pas, la trivialité d'une partie de l'air
+intercallé pour le vaillant Alcide au troisième acte suffirait pour le
+prouver<a name="FNanchor_34_34" id="FNanchor_34_34"></a><a href="#Footnote_34_34" class="fnanchor">[34]</a>. Du Rollet, en même temps qu'il introduisait un nouveau
+personnage, en supprimait trois autres, assez inutiles, à la vérité. Ce
+sont les deux enfants d'Alceste (ils figurent bien encore aujourd'hui
+dans l'opéra, mais ils n'y chantent pas), et sa confidente Ismène.</p>
+
+<p>La comparaison des deux partitions et l'examen des altérations que le
+texte musical primitif a subies, en passant dans la langue française,
+nous ont semblé pouvoir être le sujet d'études intéressantes pour les
+artistes, comme pour les amateurs auxquels, malgré les progrès
+incontestables de plusieurs branches de l'art, les &oelig;uvres du père de la
+tragédie lyrique sont restées chères et vénérables.</p>
+
+<p>L'ouverture ne produirait probablement aucun<a name="page_284" id="page_284"></a> effet aujourd'hui. Elle
+contient une foule d'accents pathétiques et touchants, mais, en général,
+la couleur sombre y domine trop, et l'instrumentation ne peut que nous
+paraître sourde et flasque, bien qu'elle soit plus chargée que les
+autres compositions instrumentales de Gluck. Les trombones y figurent
+dès le commencement; les trompettes, les clarinettes et les timbales
+seules, en sont exclues. Il est bon de dire, à ce sujet, que par une
+singularité dont nous ne connaissons aucun autre exemple, il n'y a pas
+une note de timbales durant tout le cours de l'opéra. Dans la partition
+française, l'auteur a ajouté des clarinettes <i>à l'unisson des hautbois</i>,
+ne faisant ainsi que renforcer le son de cet instrument, de manière à
+détruire toute proportion entre cette partie ainsi doublée et celle des
+flûtes, et sans tirer aucun parti spécial, pour les chants, l'harmonie,
+ou l'expression, de la plus pure de toutes les voix de l'orchestre.
+Cette disposition défectueuse indique une négligence que nous aurons
+plus d'une fois occasion de reprocher à l'auteur.</p>
+
+<p>La principale cause du peu d'éclat de l'orchestre de Gluck en général,
+tient à l'emploi constant des instruments aigus dans le médium; défaut
+rendu plus sensible par l'excessive rudesse des basses écrites
+fréquemment dans le haut et dominant, par conséquent, outre mesure le
+reste de<a name="page_285" id="page_285"></a> la masse harmonique. Je crois qu'on pourrait trouver aisément
+la raison de ce système, qui ne fut pas, du reste, exclusivement le
+partage de Gluck, dans la faiblesse des exécutants de ce temps-là;
+faiblesse telle, que l'<i>ut</i> au dessus des portées faisait trembler les
+violons, le sol aigu les flûtes et le <i>ré</i> les hautbois. D'un autre côté
+les violoncelles paraissant (comme aujourd'hui encore en Italie) un
+instrument de luxe dont on tâchait de se passer, les contre-basses
+demeuraient chargées presque exclusivement de la partie grave; de sorte
+que si le compositeur avait besoin de serrer son harmonie, il devait
+nécessairement, vu l'impossibilité de faire assez entendre les
+violoncelles, et l'extrême gravité du son des contre-basses, écrire
+cette partie très haut afin de la rapprocher davantage des violons.
+Depuis lors, on a senti en France et en Allemagne l'absurdité de cet
+usage, les violoncelles ont été introduits dans l'orchestre, en nombre
+supérieur à celui des contre-basses; d'où il suit que les basses de
+Gluck se trouvent aujourd'hui placées dans des circonstances
+essentiellement différentes de celles qui existaient de son temps et
+qu'il ne faut pas lui reprocher l'exubérance qu'elles ont acquises
+malgré lui aux dépens du reste de l'orchestre.</p>
+
+<p>A cette époque, la clarinette était peu cultivée en Italie; ce bel
+instrument, si fécond en ressources, paraît nous être venu, avec
+beaucoup<a name="page_286" id="page_286"></a> d'autres, de l'Allemagne. Les trompettes devaient également
+être fort mauvaises si l'on en juge par celles qu'on entend encore
+aujourd'hui dans les premiers théâtres italiens. La plupart des
+exécutants ne sauraient même faire sortir tous les sons qui composent
+leur échelle déjà si bornée; ils soutiennent, par exemple, que le <i>si
+bémol</i> du milieu n'existe pas; en conséquence, quand on a le malheur
+d'écrire pour eux, il est inutile d'employer cette note, ces messieurs
+ne chercheront pas même à l'exécuter, et se moqueront de vous si vous
+leur dites qu'il n'y a pas de trompette en France, en Allemagne ou en
+Angleterre, qui ne donne le <i>si bémol</i> avec la plus grande facilité. Il
+est donc extrêmement probable que si Gluck avait eu à sa disposition les
+magnifiques orchestres qu'on possède actuellement en cinq ou six
+endroits de l'Europe, tels que le Conservatoire et le grand Opéra de
+Paris, la société Philharmonique de Londres, l'Opéra de Vienne, de
+Berlin, de Dresde et de Munich, son instrumentation serait fort
+différente. Aussi ne la jugerons-nous jamais sans tenir compte de l'état
+d'enfance où languissait alors cette partie de l'art.</p>
+
+<p>L'ouverture d'<i>Alceste</i>, ainsi que celles d'<i>Iphigénie</i> et de <i>Don
+Giovianni</i>, ne finit pas complètement avant le lever de toile; elle se
+lie au premier morceau de l'Opéra par un enchaînement harmonique au
+moyen duquel la cadence se trouve<a name="page_287" id="page_287"></a> suspendue indéfiniment. Je ne vois
+pas trop, malgré l'emploi qu'en ont fait Gluck et Mozart, quel peut être
+l'avantage de cette forme inachevée pour les ouvertures. L'auditeur,
+désappointé de se voir privé de la conclusion du drame instrumental, en
+éprouve un moment de malaise aussi fatal à ce qui précède qu'à ce qui
+suit; l'opéra n'y gagne rien et l'ouverture y perd beaucoup. Aussi,
+cette coupe systématique ne s'est-elle plus reproduite nulle part, si ce
+n'est dans quelques fragments qu'on ne saurait considérer comme de
+véritables ouvertures et dont la sublime introduction de
+<i>Robert-le-Diable</i> sera éternellement le modèle.</p>
+
+<p>Au lever de la toile, le ch&oelig;ur entrant sur l'accord de septième
+diminuée, <i>sol dièze</i>, <i>si</i>, <i>ré</i>, <i>fa</i>, qui rompt la cadence harmonique
+de l'orchestre, s'écrie: «Dieux, rendez-nous notre roi, notre père!»
+Cette exclamation nous fournit dès la première mesure le sujet d'une
+observation applicable au tissu vocal de tous les autres ch&oelig;urs de
+Gluck.</p>
+
+<p>On sait que la classification naturelle de la voix humaine est celle-ci:
+<i>soprano</i> et <i>contralto</i> pour les femmes; <i>ténor</i> et <i>basse</i> pour les
+hommes; les voix féminines se trouvant à l'octave supérieure des voix
+masculines, et dans le même rapport, le <i>contralto</i> dont le timbre est
+d'une quinte plus bas que le <i>soprano</i>, est donc à celui-ci
+exactement<a name="page_288" id="page_288"></a> comme la <i>basse</i> est au <i>ténor</i>. Les anciens compositeurs
+français, soit à cause de la rareté des <i>contralti</i>, soit pour tout
+autre motif, ayant au contraire divisé les voix d'hommes en trois
+classes, et réduit les voix de femmes aux <i>soprani</i> seulement,
+remplaçaient le <i>contralto</i> par cette voix criarde, forcée et toute
+française qu'ils appelaient haute-contre, et qui n'est à tout prendre
+qu'un premier <i>ténor</i>. Gluck, en arrivant à Paris, se vit forcé
+d'abandonner l'excellente disposition chorale adoptée en Italie et en
+Allemagne, pour se conformer à l'usage déraisonnable et ridicule de
+l'opéra français. Il eut soin de n'employer la haute-contre que comme
+une voix bâtarde, n'ayant au plus qu'une octave d'étendue, incapable de
+monter comme le <i>contralto</i> ou de descendre comme le <i>ténor</i>, et
+destinée à compléter l'harmonie en se tenant constamment dans les six
+notes hautes <i>ré</i>, <i>mi</i>, <i>fa</i>, <i>sol</i>, <i>la</i>, <i>si</i>. Mais pour son Alceste
+italienne, écrite dans un tout autre système, il fallut mutiler en maint
+endroit les parties de <i>contralto</i>, et les renverser souvent à l'octave
+inférieure pour pouvoir conserver les ch&oelig;urs et les faire exécuter en
+France. Toutefois, ces renversements au grave ne pouvant manquer
+d'occasionner plus ou moins de désordre dans l'harmonie, on conçoit
+qu'il ne les ait employés que lorsque la trop grande élévation de la
+partie de <i>contralto</i> l'y forçait absolument. Il a<a name="page_289" id="page_289"></a> dû laisser, au
+contraire, tous les <i>la</i>, <i>si bémols</i> et <i>si naturels</i>, qui ne pouvaient
+manquer d'abonder comme notes mitoyennes du contralto et constituaient
+alors une partie de haute-contre presque toujours écrite dans les trois
+sons les plus élevés de son échelle.</p>
+
+<p>Le premier récitatif du héraut: <i>Popoli che dolenti</i> (Peuple,
+écoutez)<a name="FNanchor_35_35" id="FNanchor_35_35"></a><a href="#Footnote_35_35" class="fnanchor">[35]</a>, ne me semble pas d'une bien grande originalité; le mode
+d'accompagnement en accords soutenus à quatre parties par tous les
+instruments à cordes, dont nous avons signalé les inconvénients dans un
+précédent article, est mis en usage ici, d'autant plus mal à propos que
+les desseins d'orchestre de l'ouverture sont peu saillants, et que les
+deux ch&oelig;urs suivants sont également accompagnés en harmonie plaquée
+note contre note, ce qui, en raison de la lenteur de mouvement de ces
+deux morceaux, leur donne une fâcheuse ressemblance avec le récitatif,
+et répand sur toute la première scène une grande monotonie.</p>
+
+<p>Le premier ch&oelig;ur <i>Ah! di questo afflitto regno!</i> (O dieux!
+qu'allons-nous devenir?) a gagné à sa seconde édition; l'<i>andante</i> est
+beaucoup trop développé en italien, et doit paraître d'autant plus
+traînant qu'il se répète plusieurs fois; au<a name="page_290" id="page_290"></a> contraire, l'<i>allegro</i> qui
+le termine, est incomparablement mieux écrit pour les voix dans
+l'original que dans la traduction. Au lieu de l'entrée nasillarde des
+hautes-contre sur le vers: «Non, jamais le courroux céleste,» ce sont
+les <i>soprani</i> qui attaquent le thême (à l'octave supérieure par
+conséquent) avec les mots: <i>Ah! per noi del ciel lo sdegno</i>. Cette
+<i>coda</i> agitée est d'un bel effet, mais assez difficile, à cause de la
+rapidité du débit des paroles, et d'une foule de <i>grupetti</i>, dont les
+notes vocalisées de deux en deux, d'après une habitude favorite de
+Gluck, présenteraient l'ensemble le plus disgracieux, si une exécution
+nette et agile n'en faisait disparaître la défectuosité. Le ch&oelig;ur
+dialogué de droite à gauche: <i>Misera Admeto!</i> (O malheureux Admète!) a
+l'inconvénient d'être absolument de la même couleur, du même style
+rhythmique, et aussi dépourvu de dessins intéressants, que l'<i>andante</i>
+qui forme la première partie du précédent. A la réunion des deux masses
+vocales sur les paroles: <i>Di duol, di lagrime et di pietà</i>, les trois
+voix inférieures étaient doublées par des trombones qui ont été
+supprimés dans l'opéra français.</p>
+
+<p>Mais nous voici à l'entrée d'Alceste. Son récitatif <i>Popoli di
+Tessaglia</i> est un des exemples clair-semés que présentent les partitions
+italiennes de Gluck, du dialogue accompagné d'une simple basse, à
+laquelle probablement se joignaient<a name="page_291" id="page_291"></a> les accords du <i>cembalo</i>
+(clavecin); système dont on ne trouve pas de trace dans ses opéras
+français. Ce récitatif me semble peu remarquable. Le monologue français
+qui le remplace, <i>Sujets du roi le plus aimé</i>, est au contraire d'une
+profonde expression, l'ame tout entière de la jeune reine s'y dévoile en
+quelques mesures. L'air sublime <i>Io non chiedo eterni dei</i>, (Grands
+dieux! du destin qui m'accable), présente pour la diction des paroles,
+l'enchaînement des phrases mélodiques et l'art de ménager la force des
+accents jusqu'à l'explosion finale, des difficultés énormes, dont les
+jeunes cantatrices ne se doutent pas, mais qu'elles devront méditer et
+travailler avec soin si jamais elles abordent ce rôle si éloigné de
+leurs habitudes musicales. La troisième scène s'ouvre dans le temple
+d'Apollon. Entrent le grand-prêtre, les sacrificateurs avec les
+encensoirs et les instruments du sacrifice, ensuite Alceste conduisant
+ses enfants, les courtisans, le peuple. Ici Gluck a fait de la couleur
+locale s'il en fut jamais, c'est la Grèce antique qu'il nous révèle dans
+toute sa majestueuse et belle simplicité. Ecoutez ce morceau
+instrumental (<i>Aria di pantomimo</i>) sur lequel entre le cortége; entendez
+(si les parleurs impitoyables de l'Opéra vous le permettent) cette
+mélodie douce, voilée, calme, résignée, cette pure harmonie, ce rhythme
+à peine sensible des basses,<a name="page_292" id="page_292"></a> dont les mouvements onduleux se dérobent
+sous l'orchestre, comme les pieds des prêtresses sous leurs blanches
+tuniques; prêtez l'oreille à la voix insolite de ces flûtes dans le
+grave<a name="FNanchor_36_36" id="FNanchor_36_36"></a><a href="#Footnote_36_36" class="fnanchor">[36]</a>, à ces enlacements des deux parties de violons dialoguant le
+chant, et dites s'il y a en musique quelque chose de plus beau, dans le
+sens antique du mot, que cette marche religieuse. La cérémonie commence
+par une prière dont le grand-prêtre seul a prononcé d'un ton solennel
+les premiers mots: <i>Dilegua il nero turbine</i> (Dieu puissant écarte du
+trône), entrecoupés de trois larges accords d'ut pris à demi voix, puis
+enflé jusqu'au <i>fortissimo</i>, par les instruments de cuivre. Rien de plus
+imposant que ce dialogue entre la voix du pontife et cette harmonie
+pompeuse des <i>trompettes sacrées</i>. Le ch&oelig;ur, après un court silence,
+reprend les mêmes paroles dans un morceau assez animé à six-huit dont la
+forme et la mélodie frappent d'étonnement par leur étrangeté. On
+s'attend, en effet, à ce qu'une prière soit d'un mouvement lent et dans
+une mesure tout autre que la mesure à six-huit. Pourquoi celle-ci, sans
+perdre de sa gravité, joint-elle à une espèce d'agitation tragique un
+rhythme fortement<a name="page_293" id="page_293"></a> marqué et une instrumentation éclatante? Je penche
+fort à croire que, les cérémonies religieuses de l'antiquité étant
+toujours accompagnées de certaines saltations ou danses symboliques,
+Gluck, préoccupé de cette idée, a voulu donner à sa musique un caractère
+en rapport avec cet usage. L'harmonieux ensemble qui résulte, à la
+représentation, des voix du ch&oelig;ur chantant et des mouvements du ch&oelig;ur
+agissant processionnellement autour de l'autel, prouve que, malgré
+l'ignorance probable où sont les plus habiles chorégraphes sur le
+véritable rituel des anciens sacrifices, son instinct poétique n'a pas
+abusé le compositeur en le guidant dans cette voie.</p>
+
+<p>Le récitatif obligé du grand-prêtre: <i>I tuoi prieghi ô regina</i> (Apollon
+est sensible à nos gémissements), me semble la plus magnifique
+application de cette partie du système de l'auteur, qui consiste à
+n'employer les masses instrumentales qu'en proportion du <i>degré
+d'intérêt ou de passion</i>. Ici les instruments à cordes débutent seuls,
+par un unisson dont le dessin se reproduit jusqu'à la fin de la scène
+avec une énergie croissante. Au moment où l'exaltation prophétique du
+prêtre commence à se manifester (<i>Tout m'annonce du Dieu la présence
+suprême</i>,) les seconds violons et altos entament un <i>tremulando</i> arpégé,
+sur lequel tombe, de temps en temps, un coup violent des basses et
+premiers violons.<a name="page_294" id="page_294"></a></p>
+
+<p>Les flûtes, les hautbois et les clarinettes n'entrent que successivement
+dans les intervalles des interjections du pontife inspiré; les cors et
+les trombones se taisent toujours; mais à ces mots: «Le saint trépied
+s'agite, tout se remplit d'un juste effroi,» la masse de cuivre vomit sa
+bordée si longtemps contenue, les flûtes et les hautbois font entendre
+leurs cris féminins, le frémissement des violons redouble, la marche
+terrible des basses ébranle tout l'orchestre. <i>Ribomba il Tempio</i> (il va
+parler....), puis un silence subit:</p>
+
+<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary="">
+<tr><td align="left">Saisi de crainte... et de respect,...</td></tr>
+<tr><td align="left">Peuple, observe un profond silence.</td></tr>
+<tr><td align="left">Reine, dépose à son aspect</td></tr>
+<tr><td align="left">Le vain orgueil de la puissance,</td></tr>
+<tr><td align="left">Tremble!</td></tr>
+</table>
+
+<p>Ce dernier mot, prononcé dans le français sur une seule note soutenue,
+pendant que le prêtre promenant sur Alceste un regard égaré, lui indique
+du doigt le degré inférieur de l'autel où elle doit incliner son front
+royal, couronne d'une manière sublime cette scène extraordinaire. C'est
+prodigieux, c'est de la musique de géant, dont jamais avant Gluck on
+n'avait soupçonné l'existence!</p>
+
+<p>Nous voici parvenus à le scène de l'oracle qui succède au récitatif du
+grand-prêtre, après un silence général: <i>Il re morra, s'altri per lui
+non<a name="page_295" id="page_295"></a> more</i> (Le roi doit mourir aujourd'hui, si quelque autre au trépas
+ne se livre pour lui). Cette phrase, dite presque en entier sur une
+seule note, et les sombres accords de trombones qui l'accompagnent ont
+été imités ou plutôt copiés par Mozart, dans <i>Don Giovanni</i>, pour les
+quelques mots que prononce la statue du commandeur dans le cimetière. Le
+ch&oelig;ur qui suit est d'un beau caractère, c'est bien la stupeur et la
+consternation d'un peuple dont l'amour pour son roi ne va pas jusqu'à se
+dévouer pour lui. L'auteur a supprimé dans l'opéra français un second
+ch&oelig;ur de basses placé derrière la scène, murmurant à demi-voix:
+<i>Fuggiamo! fuggiamo!</i> pendant que le premier ch&oelig;ur, tout entier à son
+étonnement, répète sans songer à fuir: <i>Che annunzio funesto!</i> (quel
+oracle funeste!) A la place de ce deuxième ch&oelig;ur, il a fait parler le
+grand-prêtre d'une manière tout-à-fait naturelle et dramatique. Nous
+indiquerons à ce sujet une tradition importante dont l'oubli
+affaiblirait énormément l'effet de la péroraison de cette imposante
+scène. Voici en quoi elle consiste. A la fin du <i>largo</i> à trois temps
+qui précède la <i>coda</i> agitée: <i>Fuggiamo di questo soggiorno</i> (Fuyons,
+nul espoir ne nous reste), la partie du grand-prêtre indique dans la
+partition ces mots: (Votre roi va mourir), sur les six notes <i>ut ut ré
+ré ré fa</i>, dans le <i>medium</i> et commencées sur l'avant-dernier accord du
+ch&oelig;ur. A l'exécution,<a name="page_296" id="page_296"></a> au contraire, le grand-prêtre attend que le
+ch&oelig;ur ne se fasse plus entendre, et au milieu de ce silence de mort, il
+lance <i>à l'octave supérieure</i> son: «Votre roi va mourir», comme le cri
+d'alarme qui donne à cette foule épouvantée le signal de la fuite. Tous
+alors de se disperser en tumulte, abandonnant Alceste évanouie au pied
+de l'autel. Rousseau a reproché à cet <i>allegro agitato</i>, d'exprimer
+aussi bien le désordre de la joie que celui de la terreur; on peut
+répondre à cette critique que Gluck se trouvait là, placé sur la limite
+ou sur le point de contact des deux passions, et qu'il lui était en
+conséquence à peu près impossible de ne pas encourir un pareil reproche.
+Et la preuve, c'est que dans les vociférations d'une multitude qui se
+précipite d'un lieu à un autre, l'auditeur placé à distance ne saurait,
+sans en être prévenu, découvrir si le sentiment qui l'agite est celui de
+la frayeur ou d'une folle gaîté. Pour rendre plus complètement ma
+pensée, je dirai: Un compositeur peut bien écrire un ch&oelig;ur dont
+l'intention joyeuse ne saurait en aucun cas être méconnue, mais
+l'inverse n'a pas lieu, et les agitations d'un grand nombre d'hommes,
+traduites musicalement, quand elles n'ont pas pour objet la haine ou la
+vengeance, se rapprocheront toujours beaucoup, au moins pour le
+mouvement et le rhythme, du mouvement et des formes rhythmiques de la
+joie tumultueuse. On<a name="page_297" id="page_297"></a> pourrait trouver à ce ch&oelig;ur un défaut plus réel,
+celui de manquer de développements. Il est trop court, et son laconisme
+nuit, non-seulement à l'effet musical, mais à l'action scénique, puisque
+sur les dix-huit mesures qui le composent, il est fort difficile aux
+choristes de trouver le temps de quitter le théâtre sans sacrifier
+entièrement la dernière moitié du morceau.</p>
+
+<p>La reine, demeurée seule dans le temple, exprime son anxiété par un de
+ces récitatifs comme Gluck seul en a jamais su faire; ce monologue est
+déjà beau en italien, en français il est sublime. Je ne crois pas qu'on
+puisse rien trouver de comparable pour la vérité et la forme de
+l'expression, à la musique (car un tel récitatif en est une aussi
+admirable que les plus beaux airs) des paroles suivantes:</p>
+
+<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary="">
+<tr><td align="left">&nbsp; &nbsp; &nbsp; Il n'est plus pour moi d'espérance!</td></tr>
+<tr><td align="left">Tout fuit.... tout m'abandonne à mon funeste sort;</td></tr>
+<tr><td align="left">&nbsp; &nbsp; &nbsp; De l'amitié, de la reconnaissance</td></tr>
+<tr><td align="left">J'espèrerais en vain un si pénible effort.</td></tr>
+<tr><td align="left">&nbsp; &nbsp; &nbsp; Ah! l'amour seul en est capable!</td></tr>
+<tr><td align="left">Cher époux, tu vivras, tu me devras le jour;</td></tr>
+<tr><td align="left">Ce jour dont te privait la Parque impitoyable</td></tr>
+<tr><td align="left">&nbsp; &nbsp; &nbsp; Te sera rendu par l'amour.</td></tr>
+</table>
+
+<p>Au quatrième vers, l'orchestre commence un crescendo, image musicale de
+la grande idée de dévouement qui vient de poindre dans l'ame d'Alceste,
+l'exalte, l'embrase, et aboutit à cet<a name="page_298" id="page_298"></a> éclat d'orgueil et
+d'enthousiasme: «Ah! l'amour seul en est capable»; après quoi le débit
+devient précipité, la phrase court avec tant d'ardeur que l'orchestre,
+renonçant à la suivre, s'arrête haletant, et ne reparaît qu'à la fin
+pour s'épanouir en accords pleins de tendresse sous le dernier vers.
+Tout cela appartient en propre à l'opéra français, aussi bien que l'air
+célèbre, <i>Non, ce n'est point un sacrifice</i>. Dans ce morceau qui est à
+la fois un air et un récitatif, la connaissance la plus complète des
+traditions et du style de l'auteur peut seule guider le chef d'orchestre
+et la cantatrice; les changements de mouvements y sont fréquents, et
+quelques-uns ne sont pas marqués dans la partition. Ainsi, après le
+dernier point d'orgue, Alceste en disant: «Mes chers fils, je ne vous
+verrai plus», doit ralentir la mesure de plus du double, de manière à
+donner aux <i>noires</i> une valeur égale à celle des <i>blanches pointées</i> du
+mouvement précédent. Un autre passage, le plus saisissant sans
+contredit, deviendrait tout-à-fait un non sens, si le mouvement n'était
+ménagé avec une extrême délicatesse. C'est à la seconde apparition du
+motif: <i>Non, ce n'est point un sacrifice! Eh! pourrai-je vivre sans toi,
+sans toi, cher Admète?</i></p>
+
+<p>Cette fois, au moment d'achever sa phrase, Alceste, frappée d'une idée
+désolante, s'arrête tout-à-coup à «sans toi...» Un souvenir est<a
+name="page_299" id="page_299"></a> venu étreindre son c&oelig;ur de mère et
+briser l'élan héroïque qui l'entraînait à la mort.... Deux hautbois
+élèvent leurs voix gémissantes dans le court intervalle de silence que
+laisse l'interruption soudaine du chant et de l'orchestre; aussitôt
+Alceste: <i>O mes enfants! ô regrets superflus!</i> elle pense à ses fils,
+elle croit les entendre; égarée et tremblante elle les cherche autour
+d'elle, répondant aux plaintes entrecoupées de l'orchestre, par une
+plainte folle, convulsive, qui tient autant du délire que de la douleur,
+et rend incomparablement plus frappant l'effort de la malheureuse pour
+résister à ces voix chéries, et répéter une dernière fois, avec l'accent
+d'une résolution inébranlable: «Non, ce n'est point un sacrifice.» En
+vérité, quand la musique est parvenue à ce degré d'élévation poétique,
+il faut plaindre les exécutants chargés de rendre la pensée du
+compositeur; le talent ne suffit plus pour cette tâche écrasante; il
+faut à toute force du génie.</p>
+
+<p>Beaucoup de <i>prime donne</i> italiennes, françaises ou allemandes, se sont
+fait, à juste titre, une réputation de virtuoses habiles en chantant les
+plus célèbres compositions de l'art moderne, et ne pourraient, sans se
+couvrir de ridicule, toucher au répertoire du vieux Gluck, comme à
+certaines parties de celui de Mozart. On compte plusieurs Ninettes,
+Rosines et Sémiramis supportables; de combien de Donne<a
+name="page_300" id="page_300"></a> Anne et d'Alcestes pourrait-on en dire
+autant.</p>
+
+<p>Le récitatif <i>Arbitres du sort des humains</i>, dans lequel Alceste,
+agenouillée au pied de la statue d'Apollon, prononce son terrible v&oelig;u,
+manque également dans la partition italienne; il offre cela de
+particulier dans son instrumentation, que la voix est presque
+constamment suivie à l'unisson et à l'octave par six instruments à vent,
+deux hautbois, deux clarinettes et deux cors, sur le <i>tremolo</i> de tous
+les instruments à cordes. Ce mode d'orchestration est fort rare, je ne
+crois pas qu'on l'ait tenté avant Gluck; il est ici d'un effet solennel
+qui convient merveilleusement à la situation. Remarquons en même temps
+le singulier enchaînement de modulations suivi par l'auteur pour lier
+ensemble les deux grands airs que chante Alceste à la fin de cet acte.
+Le premier est en <i>ré majeur</i> le récitatif qui lui succède et dont je
+viens de parler commençant aussi en <i>ré</i>, finit en <i>ut dièze</i> mineur; le
+solo du grand-prêtre rentrant pour dire que le v&oelig;u d'Alceste est
+accepté, commence en <i>ut dièze mineur</i> et finit en <i>mi bémol</i>, et le
+dernier air de la reine est en <i>si bémol</i>. Mais n'anticipons pas: le
+morceau du grand-prêtre, <i>Déjà la mort s'apprête</i>, n'est autre que l'air
+d'Ismène au second acte de la partition italienne, <i>Parto ma senti</i>,
+avantageusement modifié. En français, l'andante est plus court,
+l'allegro plus long, et une partie de basson assez<a name="page_301" id="page_301"></a> intéressante, est
+ajoutée à l'orchestre. Du reste, le fond de la pensée première est
+presque partout conservé. Je dois encore ici indiquer une nuance très
+importante dont l'indication manque à l'édition française. Dans le
+dessin continu de seconds violons qui accompagne tout l'allegro, la
+première moitié de chaque mesure est marquée <i>forte</i> dans l'original, et
+la seconde <i>piano</i>. Malgré l'oubli du graveur français, il est évident
+que cette double nuance est d'un effet trop saillant pour qu'on puisse
+la négliger, et exécuter <i>mezzo forte</i> d'un bout à l'autre le passage en
+question, ainsi que je l'ai vu faire à l'Opéra, lors de la dernière
+reprise d'<i>Alceste</i>.</p>
+
+<p>J'arrive à l'air: <i>Ombre! larve! Compagne di morte</i> (Divinités du Styx!)
+Alceste est seule de nouveau; le grand-prêtre l'a quittée en lui
+annonçant que les ministres du dieu des morts l'attendront au coucher du
+soleil. C'en est fait; quelques heures à peine lui restent. Mais la
+faible femme, la tremblante mère, ont disparu pour faire place à un être
+qui, jeté hors de sa nature par le fanatisme de l'amour, est désormais
+inaccessible à la crainte et va frapper sans pâlir aux portes de
+l'enfer.</p>
+
+<p>Dans ce paroxisme d'enthousiasme héroïque, Alceste interpelle les dieux
+du Styx pour les braver; une voix rauque et terrible lui répond; le cri
+de joie des cohortes infernales, l'affreuse<a name="page_302" id="page_302"></a> fanfare de la trombe
+tartaréenne retentit pour la première fois aux oreilles de la jeune et
+belle reine qui va mourir. Son courage n'en est point ébranlé; elle
+apostrophe au contraire avec un redoublement d'énergie ces dieux avides,
+dont elle méprise les menaces et dédaigne la pitié; elle a bien un
+instant d'attendrissement, mais son audace renaît, ses paroles se
+précipitent: <i>Forza ignota che in petto mi sento</i> (Je sens une force
+nouvelle). Sa voix s'élève graduellement, les inflexions en deviennent
+de plus en plus passionnées: <i>Mon c&oelig;ur est animé du plus noble
+transport!</i> et après un court silence, reprenant sa frémissante
+évocation, sourde aux aboiements de Cerbère, comme à l'appel menaçant
+des ombres, elle répète encore: <i>je n'invoquerai point votre pitié
+cruelle</i>, avec de tels accents, que les bruits étranges de l'abîme
+disparaissent vaincus par le dernier cri de cet enthousiasme mêlé
+d'angoisse et d'horreur.</p>
+
+<p>Je crois que ce prodigieux morceau est la manifestation la plus complète
+des facultés de Gluck, facultés qui ne se représenteront peut-être
+jamais réunies au même degré chez le même individu; inspiration
+entraînante, haute raison, grandeur de style, abondance de pensées,
+connaissance profonde de l'art de dramatiser l'orchestre, expression
+toujours juste, naturelle et pittoresque, désordre apparent qui n'est
+qu'un<a name="page_303" id="page_303"></a> ordre plus savant, simplicité d'harmonie et de dessins, mélodies
+touchantes et, par-dessus tout, force immense qui épouvante
+l'imagination capable de l'apprécier.</p>
+
+<p>Conçoit-on qu'un pareil homme se soit vu forcé de subir les ridicules
+exigences du prétendu poète avec lequel il s'était malheureusement
+associé? Dans l'original italien, le mot <i>ombre</i>, par lequel l'air
+commence, étant placé sur deux larges notes, donne à la voix le temps de
+se développer et rend la réponse des dieux infernaux, représentés par
+les instruments de cuivre, beaucoup plus saillante, le chant cessant au
+moment où s'élève le cri instrumental. Il en est de même du second mot
+<i>larve</i>, qui, placé une tierce plus haut que le premier, appelle cet
+effroyable rugissement d'orchestre, auquel je ne connais rien d'analogue
+en musique dramatique. Dans la traduction française, à la place de
+chacun de ces deux mots, qui étaient tout traduits en y ajoutant un <i>s</i>,
+nous avons, <i>Divinités du Styx</i>, par conséquent, au lieu d'un membre de
+phrase excellent pour la voix, d'un sens complet enfermé dans une
+mesure, le changement produit cinq répercussions insipides de la même
+note, pour les cinq syllabes <i>Di-vi-ni-tés du</i>, le mot <i>Styx</i> étant
+placé à la mesure suivante, en même temps que l'entrée des instruments à
+vent qui l'écrase et empêche de l'entendre. Par là,<a name="page_304" id="page_304"></a> le sens demeurant
+incomplet dans la mesure où le chant est à découvert, l'orchestre a
+l'air de partir trop tôt et de répondre à une interpellation inachevée.
+De plus, la phrase italienne, <i>Compagne di morte</i>, sur laquelle la voix
+se déploie si bien, étant supprimée en français, laisse dans la partie
+vocale une lacune que rien ne saurait justifier. La belle pensée du
+compositeur serait reproduite sans altération, si, au lieu des mots que
+je viens de désigner, on adaptait ceux-ci:</p>
+
+<p class="c">Ombres! larves! pâles compagnes de la mort!</p>
+
+<p>Sans doute le rimailleur n'était pas content de la structure de ce vers,
+et plutôt que de manquer aux règles de l'hémistiche il a profané, gâté,
+mutilé, défiguré la plus étonnante inspiration de l'art tragique.
+C'était quelque chose de si important, en effet, que les vers de M. Du
+Rollet!!&mdash;Le premier acte finit là, qui oserait aujourd'hui remplir une
+dernière scène avec un seul personnage, et faire baisser la toile sur un
+air? Celui-là seul, probablement, qui serait capable d'en écrire un
+pareil, et certes il n'aurait pas à se repentir de sa témérité. Le
+public est plus las qu'on ne pense du retour constant et par conséquent
+toujours prévu, des mêmes effets produits aux mêmes endroits, par les
+mêmes moyens;<a name="page_305" id="page_305"></a> un changement ne lui déplairait pas, et peut-être bien
+qu'il ne serait pas fort difficile de le faire divorcer avec la grosse
+caisse, même dans un final.</p>
+
+<p>Les actes suivants de la partition d'Alceste passent pour inférieurs au
+premier; ils sont d'un effet moins saisissant à la vérité, à cause de la
+marche de l'action qui ne suit pas une progression croissante, et force
+le compositeur d'avoir trop constamment recours aux accents de deuil et
+d'effroi, ceux de tous dont se fatigue le plus aisément un auditoire
+français. Mais en réalité, nous ne croyons pas que le musicien ait fait
+preuve de moins de génie dans les deux derniers actes. S'il était
+possible, sans tomber dans des redites fastidieuses pour le lecteur, de
+faire une analyse détaillée de toutes les beautés que Gluck a répandues
+à pleines mains sur le reste de son chef-d'&oelig;uvre, nous ne serions pas
+embarrassé de le prouver. Bornons-nous à indiquer les deux airs:
+<i>Alceste, au nom des Dieux</i> et <i>Caron t'appelle</i>, comme deux modèles,
+l'un de sensibilité et l'autre d'imagination. Le premier n'a subi aucune
+altération en passant sur la scène française; il n'en est pas de même du
+second, dont l'instrumentation a beaucoup gagné à cette épreuve. Gluck a
+donné aux cors seuls à l'unisson l'appel lointain de la <i>conque</i> de
+Caron, qu'il avait, dans la pièce italienne, représentée avec<a
+name="page_306" id="page_306"></a> infiniment moins de bonheur par des
+trombones et des bassons. Le son du cor <i>piano</i>, mystérieux et sourd,
+convient parfaitement à ce genre d'effet. Gluck le rendit en même temps
+caverneux et étrange, en faisant aboucher l'un contre l'autre, les
+pavillons des cors, de manière à ce que les sons dussent se heurter au
+passage, et les deux instruments se servir de sourdine mutuellement.
+L'opposition qu'on trouve toujours chez les exécutants dès qu'il s'agit
+de déranger quelque chose à leurs habitudes, a fait abandonner depuis
+longtemps ce moyen employé du vivant de l'auteur; et comme la partition
+ne porte aucune indication à ce sujet, il est probable que ce sera dans
+peu une tradition perdue.</p>
+
+<p>Parmi les fragments des derniers actes de l'<i>Alceste</i> italienne qui ont
+été supprimés dans la traduction, citons le grand récitatif mesuré:
+<i>Ovve fuggo?.... ovve m'ascondo?.....</i> Bizarre, pathétique et effrayant
+au plus haut degré; et l'air fort développé, mais très insignifiant
+d'Evandre, dont les premières paroles m'échappent. L'Alceste française
+compte plusieurs morceaux fort beaux, que Gluck a écrits à Paris
+spécialement pour elle; tels que l'air sublime: <i>Ah! divinités
+implacables!</i> le ch&oelig;ur: <i>Vivez, régnez</i>; et le monologue d'Alceste
+pendant le ballet: <i>Ces chants me déchirent le c&oelig;ur</i>.</p>
+
+<p>Pour le délicieux ch&oelig;ur de danse: <i>Parez vos<a name="page_307" id="page_307"></a> fronts de fleurs
+nouvelles</i>, Gluck l'avait emprunté à sa partition d'<i>Helena e Paride</i>,
+aujourd'hui tout-à-fait inconnue.</p>
+
+<p><a name="page_308" id="page_308"></a></p>
+
+<p><a name="page_309" id="page_309"></a></p>
+
+<h3><a name="LE_SUICIDE_PAR_ENTHOUSIASME" id="LE_SUICIDE_PAR_ENTHOUSIASME"></a>LE SUICIDE PAR ENTHOUSIASME.</h3>
+
+<p><a name="page_310" id="page_310"></a></p>
+
+<p><a name="page_311" id="page_311"></a></p>
+
+<p>L'enthousiasme est une passion comme l'amour. Le <i>fait</i> que nous allons
+rapporter en fournit une preuve nouvelle. En 1808, un jeune musicien
+remplissait depuis trois ans, avec un dégoût évident, l'emploi de
+premier violon dans un théâtre du midi de la France. L'ennui qu'il
+apportait chaque soir à l'orchestre, où il s'agissait presque toujours
+d'accompagner <i>le Tonnelier</i>, <i>le Roi et le Fermier</i>, <i>les Prétendus</i> ou
+quelque autre partition de la même école, l'avait fait passer dans
+l'esprit de la plupart de ses camarades pour un insolent fanfaron de
+goût et de science, qu'il s'imaginait, disaient-ils, avoir seul en
+partage, ne faisant<a name="page_312" id="page_312"></a> aucun cas de l'opinion du public dont les
+applaudissements lui faisaient hausser les épaules, ni de celles des
+artistes qu'il avait l'air de regarder comme des enfants. Ses rires
+dédaigneux et ses mouvements d'impatience, chaque fois qu'un pont-neuf
+se présentait sous son archet, lui avaient fréquemment attiré de sévères
+réprimandes de la part de son chef d'orchestre, auquel il eût depuis
+longtemps envoyé sa démission, si la misère, qui semble presque toujours
+choisir pour ses victimes des êtres de cette nature, ne l'avait
+irrévocablement cloué devant son pupitre huileux et enfumé.</p>
+
+<p>Adolphe D*** était, comme on voit, un de ces artistes prédestinés à la
+souffrance qui, portant en eux-mêmes un idéal du beau, le poursuivent
+sans relâche, haïssant avec fureur tout ce qui n'y ressemble pas. Gluck,
+dont il avait copié les partitions pour mieux les connaître, et qu'il
+savait par c&oelig;ur, était son idole. Il le lisait, jouait et chantait à
+toute heure. Un malheureux amateur auquel il donnait des leçons de
+solfége, eut l'imprudence de lui dire un jour que ces opéras de Gluck
+n'étaient que des cris et du plain-chant; D***, rougissant
+d'indignation, ouvre précipitamment le tiroir de son bureau, en tire une
+dizaine de cachets de leçons, dont l'amateur lui devait le prix, et les
+lui jetant à la tête: «Sortez de chez moi, dit-il,<a name="page_313" id="page_313"></a> je ne veux ni de
+vous, ni de votre argent, et si vous osez repasser le seuil de ma porte,
+je vous jette par la fenêtre.»</p>
+
+<p>On conçoit qu'avec une pareille tolérance pour le goût des élèves, D***
+ne dût pas faire fortune en donnant des leçons. <i>Spontini</i> était alors
+dans toute sa gloire. L'éclatant succès de la <i>Vestale</i>, annoncé par les
+mille voix de la presse, rendait les dilettanti de chaque province
+jaloux de connaître cette partition tant vantée par les Parisiens, et
+les malheureux directeurs de théâtre s'évertuaient à tourner, sinon à
+vaincre, les difficultés d'exécution et de mise en scène du nouvel
+ouvrage.</p>
+
+<p>Le directeur de D***, ne voulant pas rester en arrière du mouvement
+musical, annonça bientôt à son tour que la <i>Vestale</i> était à l'étude.
+D***, exclusif comme tous les esprits ardents auxquels une éducation
+solide n'a pas appris à motiver leurs jugements, montra d'abord une
+prévention défavorable à l'opéra de Spontini dont il ne connaissait pas
+une note. «On prétend que c'est un style nouveau, plus mélodique que
+celui de Gluck: tant pis pour l'auteur, la mélodie de Gluck me suffit;
+le mieux est ennemi du bien. Je parie que c'est détestable.»</p>
+
+<p>Ce fut en pareilles dispositions qu'il arriva à l'orchestre le jour de
+la première répétition générale. Comme chef de pupitre, il n'avait pas
+été<a name="page_314" id="page_314"></a> tenu d'assister aux répétitions partielles qui avaient précédé
+celle-là, et les autres musiciens, qui, tout en admirant <i>Lemoine</i>,
+trouvaient néanmoins <i>Spontini</i> fort beau, se dirent à son arrivée:
+«Voyons ce que va décider le grand Adolphe.» Celui-ci répéta sans
+laisser échapper un mot, un signe d'admiration ou de blâme. Un étrange
+bouleversement s'opérait en lui. Comprenant bien, dès la première scène,
+qu'il s'agissait là d'une &oelig;uvre haute et puissante, que <i>Spontini</i>
+était un génie dont il ne pouvait méconnaître la supériorité, mais ne se
+rendant pas compte cependant de ses procédés, tout nouveaux pour lui, et
+qu'une mauvaise exécution de province rendait encore plus difficile à
+saisir, D*** emprunta la partition, en apprit les paroles, étudia un à
+un l'esprit, le caractère de chaque personnage, et se jetant ensuite
+dans l'analyse de la partie musicale, suivit ainsi la route qui devait
+l'amener à une connaissance véritable et complète de l'opéra entier.
+Depuis lors, on observa qu'il devenait de plus en plus morose et
+taciturne, éludant les questions qui lui étaient adressées, ou riant
+d'un air sardonique quand il entendait ses camarades se récrier
+d'admiration: «Imbéciles! pensait-il sans doute, vous êtes bien capables
+de concevoir un tel ouvrage, vous qui admirez les <i>Prétendus</i>.»<a
+name="page_315" id="page_315"></a></p>
+
+<p>Ceux-ci ne doutaient pas, à cette expression d'ironie empreinte sur les
+traits de D*** qu'il ne fût aussi sévère pour <i>Spontini</i> qu'il l'avait
+été pour <i>Lemoine</i>, et qu'il ne confondît les trois compositeurs dans la
+même condamnation. Le final du second acte l'ayant ému cependant
+jusqu'aux larmes, un jour que l'exécution était un peu moins exécrable
+que de coutume, on ne sut plus que penser de lui. Il est fou, disaient
+les uns; c'est une comédie qu'il joue, disaient les autres; et tous,
+c'est un pauvre musicien. D***, immobile sur sa chaise, plongé dans une
+rêverie profonde, essuyant furtivement ses yeux, ne répondait mot à
+toutes ces impertinences; mais un trésor de mépris et de rage s'amassait
+dans son c&oelig;ur. L'impuissance de l'orchestre, celle plus évidente encore
+des ch&oelig;urs, le défaut d'intelligence et de sensibilité des acteurs, les
+broderies de la première chanteuse, les mutilations de toutes les
+phrases, de toutes les mesures, les coupures insolentes, en un mot les
+tortures de toute espèce qu'il voyait infliger à l'&oelig;uvre devenue
+l'objet de sa profonde adoration et qu'il possédait comme l'auteur
+lui-même, lui faisaient éprouver un supplice que je connais fort bien,
+mais que je ne saurais décrire. Après le second acte, la salle entière
+s'étant levée un soir en poussant des cris d'admiration, D*** sentit sa
+fureur le submerger, et<a name="page_316" id="page_316"></a> comme un habitué du parquet lui adressait,
+plein de joie, cette question banale:</p>
+
+<p>&mdash;«Eh bien! monsieur Adolphe, que dites-vous de cela?</p>
+
+<p>&mdash;»Je dis, lui cria D*** pâle de colère, que vous et tous ceux qui se
+démènent dans cette salle, êtes des sots, des ânes, des brutes, dignes
+tout au plus de la musique de <i>Lemoine</i>, puisque au lieu d'assommer le
+directeur, les chanteurs et les musiciens, vous prenez part, en
+applaudissant, à la plus indigne profanation dont on puisse flétrir le
+génie.»</p>
+
+<p>Pour cette fois, l'incartade était trop forte, et malgré le talent
+d'exécution du fougueux artiste, qui en faisait un sujet précieux,
+malgré la misère affreuse où l'allait réduire une destitution, le
+directeur, pour venger l'injure du public, se vit forcé de la lui
+envoyer.</p>
+
+<p>D***, contre l'ordinaire des caractères de sa trempe, avait des goûts
+fort peu dispendieux. Quelques épargnes faites sur les appointements de
+sa place et les leçons qu'il avait données jusqu'à cette époque, lui
+assurant pour trois mois au moins son existence, amortirent le coup de
+la destitution et la lui firent même envisager comme un événement
+heureux qui pouvait exercer une influence favorable sur sa carrière
+d'artiste, en le rendant à la liberté. Mais<a name="page_317" id="page_317"></a> le charme principal de
+cette délivrance inattendue venait d'un projet de voyage que D***
+roulait dans sa tête, depuis que le génie de Spontini lui était apparu.
+Entendre la <i>Vestale</i> à Paris, tel était le but constant de son
+ambition. Le moment d'y atteindre paraissait arrivé, quand un incident,
+que notre enthousiaste ne pouvait prévoir, vint y mettre obstacle. Né
+avec un tempérament de feu, des passions indomptables, Adolphe cependant
+était timide auprès des femmes, et à part quelques intrigues, fort peu
+poétiques avec les princesses de son théâtre, l'amour furieux, dévorant,
+l'amour frénésie, le seul qui pût être le véritable pour lui, n'avait
+point encore ouvert de cratère dans son c&oelig;ur. En rentrant un soir chez
+lui, il trouva le billet suivant:</p>
+
+<div class="blockquott"><p>«Monsieur, s'il vous était possible de consacrer quelques heures à
+l'éducation musicale d'une élève, assez forte déjà pour ne pas
+mettre votre patience à de trop rudes épreuves, je serais heureuse
+que vous voulussiez bien en disposer en ma faveur. Vos talents sont
+connus et appréciés, beaucoup plus peut-être que vous ne le
+soupçonnez vous-même; ne soyez donc pas surpris si, à peine arrivée
+dans votre ville, une parisienne s'empresse de vous confier la
+direction de ses études dans le bel art que vous honorez et
+comprenez si bien.</p>
+
+<p class="r">«H<small>ORTENSE</small> N***.»</p></div>
+
+<p>Le mélange de flatterie et de fatuité, le ton à la fois dégagé et
+engageant de cette lettre,<a name="page_318" id="page_318"></a> excitèrent la curiosité de D***, et au lieu
+d'y répondre par écrit, il résolut d'aller en personne remercier la
+Parisienne de sa confiance, l'assurer qu'elle ne le <i>surprenait</i>
+nullement, et lui apprendre que, sur le point de partir lui-même pour
+Paris, il ne pouvait entreprendre la tâche fort agréable sans doute
+qu'elle lui proposait. Ce petit discours, répété d'avance avec le ton
+d'ironie qui lui convenait, expira sur les lèvres de l'artiste en
+entrant dans le salon de l'étrangère. Sa grâce originale et mordante, sa
+mise élégante et recherchée, ce je ne sais quoi enfin qui fascine dans
+la démarche, dans tous les mouvements d'une beauté de la
+Chaussée-d'Antin, produisirent tout leur effet sur Adolphe. Au lieu de
+railler, il commençait à exprimer sur son prochain départ des regrets,
+dont le son de sa voix et le trouble de toute sa personne décelaient la
+sincérité, quand madame N***, en femme habile, l'interrompit:</p>
+
+<p>&mdash;«Vous partez, monsieur? oh! mon Dieu! j'ai été bien inspirée de ne pas
+perdre de temps. Puisque c'est à Paris que vous allez, commençons nos
+leçons pendant le peu de jours qui vous restent; immédiatement après la
+saison des eaux, je retourne dans la capitale où je serai charmée de
+vous revoir et de profiter alors plus librement de vos conseils.»
+Adolphe, heureux intérieurement de voir les<a name="page_319" id="page_319"></a> raisons dont il avait
+motivé son refus si facilement détruites, promit de commencer le
+lendemain, et sortit tout rêveur. Ce jour-là il ne pensa pas à la
+<i>Vestale</i>.</p>
+
+<p>Madame M*** était une de ces femmes <i>adorables</i> (comme on dit au café
+Anglais, chez Tortoni et dans trois ou quatre autres foyers de dandysme)
+qui, trouvant <i>délicieusement originales</i> leurs moindres fantaisies,
+pensent que ce serait <i>un meurtre</i> de ne pas les satisfaire, et
+professent en conséquence une sorte de respect pour leurs propres
+caprices, quelque absurdes qu'ils soient.</p>
+
+<p>&mdash;«Mon cher Fr***, disait, il y a quelques mois, une de ces charmantes
+créatures à un dilettante célèbre, vous connaissez Rossini, dites-lui
+donc de ma part que son <i>Guillaume Tell</i> est une chose mortelle; que
+c'est à périr d'ennui, et qu'il ne <i>s'avise</i> pas d'écrire un second
+opéra dans ce style, autrement madame M***** et moi, qui l'avons si bien
+soutenu, nous l'abandonnerions sans retour.»</p>
+
+<p>Une autre fois:</p>
+
+<p>&mdash;«Qu'est-ce donc que ce nouveau pianiste polonais, dont tous les
+artistes raffolent et dont la musique est <i>si bizarre</i>? Je veux le voir,
+amenez-le moi demain.»</p>
+
+<p>&mdash;«Madame, je ferai mon possible pour cela,<a name="page_320" id="page_320"></a> mais je dois vous avouer
+que je connais peu l'auteur des mazourkas et qu'il n'est point à mes
+ordres.»</p>
+
+<p>&mdash;«Non, sans doute, il n'est pas à vos ordres, mais il <i>doit être aux
+miens</i>. Ainsi je compte sur lui.»</p>
+
+<p>Cette singulière invitation n'ayant pas été acceptée, la souveraine
+annonça à ses sujets que M. <i>Chopin</i> était un <i>petit original</i> jouant
+<i>passablement</i> du piano, mais dont la musique n'était qu'un <i>logogriphe</i>
+perpétuel <i>fort ridicule</i>.</p>
+
+<p>Une fantaisie de cette nature fut le seul motif de la lettre
+passablement impertinente qu'Adolphe reçut de madame N***, au moment où
+il s'occupait de son départ pour Paris. La belle Hortense était de la
+plus grande force sur le piano et possédait une voix superbe, dont elle
+se servait aussi avantageusement qu'il est possible de le faire, quand
+l'ame n'y est pas. Elle n'avait donc nul besoin des leçons de l'artiste
+provençal; mais l'apostrophe lancé par celui-ci, en plein théâtre, à la
+face du public, avait, comme on le pense bien, retenti dans la ville.
+Notre Parisienne en entendant parler de toutes parts, demanda et obtint
+sur le héros de l'aventure des renseignements qui lui parurent piquants.
+Elle <i>voulut le voir</i> aussi; comptant bien, après avoir à loisir examiné
+l'<i>original</i>, fait craquer tous ses ressorts, joué de lui comme d'un<a
+name="page_321" id="page_321"></a> nouvel instrument, lui donner un congé
+illimité. Il en arriva tout autrement cependant, au grand dépit de la
+jolie <i>simia parisiensis</i>. Adolphe était fort bien; de grands yeux noirs
+pleins de feu, des traits réguliers qu'une pâleur habituelle couvrait
+d'une teinte légère de mélancolie, mais où brillait par intervalles
+l'incarnat le plus vif, selon que l'enthousiasme ou l'indignation
+faisaient battre son c&oelig;ur; une tournure distinguée et des manières fort
+différentes de celles qu'on aurait pu lui supposer, à lui qui n'avait
+guère vu le monde que par le trou de la toile de son théâtre; son
+caractère emporté et timide à la fois, où se rencontrait le plus
+singulier assemblage de raideur et de grâce, de patience et de
+brusquerie, de jovialité subite et de rêverie profonde, en faisaient,
+par tout ce qu'il y avait en lui d'imprévu, l'homme le plus capable
+d'enlacer une coquette dans ses propres filets. C'est ce qui arriva,
+sans préméditation aucune de la part d'Adolphe pourtant; car il fut pris
+le premier. Dès la première leçon, la supériorité musicale de madame
+N*** se montra dans tout son éclat; au lieu de recevoir des conseils,
+elle en donna presque à son maître. Les sonates de Steibelt, le Hummel
+du temps, les airs de Paësiello et de Cimarosa qu'elle couvrait de
+broderies parfois d'une audacieuse originalité, lui fournirent
+l'occasion de faire scintiller successivement chacune<a name="page_322" id="page_322"></a> des facettes de
+son talent. Adolphe, pour qui une telle femme et une pareille exécution
+étaient choses nouvelles, fut bientôt complètement sous le charme. Après
+la grande fantaisie de Steibelt (l'<i>Orage</i>), où Hortense lui sembla
+disposer de toutes les puissances de l'art musical:</p>
+
+<p>&mdash;«Madame, lui dit-il tremblant d'émotion, vous vous êtes moquée de moi
+en me demandant des leçons; mais comment pourrais-je vous en vouloir
+d'une mystification qui m'a ouvert à l'improviste le monde poétique, le
+ciel de mes songes d'artiste, en faisant de chacun de mes rêves autant
+de sublimes réalités? Continuez à me mystifier ainsi, madame, je vous en
+conjure, demain, après-demain, tous les jours, et je vous devrai les
+plus enivrantes jouissances qu'il m'ait été donné de connaître de ma
+vie.»</p>
+
+<p>L'accent avec lequel ces paroles furent dites par D***, les larmes qui
+roulaient dans ses yeux, le spasme nerveux qui agitait ses membres,
+étonnèrent Hortense bien plus encore que son talent à elle n'avait
+surpris le jeune artiste. Si les cadences, les traits, les harmonies
+pompeuses, les mélodies découpées en dentelle, en naissant sous les
+blanches mains de la gracieuse fée, causaient à Adolphe une sorte
+d'asphixie d'admiration, la nature impressionnable de celui-ci, sa vive
+sensibilité, les expressions pittoresques dont il se<a name="page_323" id="page_323"></a> servait pour
+exprimer son enthousiasme, ne frappèrent pas moins vivement Hortense.</p>
+
+<p>Il y avait si loin des suffrages passionnés, de ces joies si vraies de
+l'artiste, aux bravos tièdes et étudiés des merveilleux de Paris, que
+l'amour-propre tout seul aurait suffi pour faire regarder, sans trop de
+rigueur, un homme d'un extérieur moins avantageux que notre héros. L'art
+et l'enthousiasme se trouvaient en présence pour la première fois; le
+résultat d'une pareille rencontre était facile à prévoir..... Adolphe,
+ivre, fou d'amour, ne cherchant ni à cacher, ni même à modérer les élans
+de sa passion toute méridionale, désorienta Hortense et déjoua ainsi,
+sans s'en douter, le plan de défense médité par la coquette. Tout cela
+était si neuf pour elle! Sans ressentir réellement rien qui approchât de
+la dévorante ardeur de son amant, elle comprenait cependant qu'il y
+avait là tout un monde de sensations (si non de sentiments), que de
+fades liaisons contractées antérieurement ne lui avaient jamais dévoilé.
+Ils furent heureux ainsi, chacun à sa manière, pendant quelques
+semaines; le départ pour Paris fut, on le pense bien, indéfiniment
+ajourné. La musique était pour Adolphe un écho de son bonheur profond,
+le miroir où allaient se réfléchir les rayons de sa délirante passion,
+et d'où ils revenaient plus brûlants à son c&oelig;ur. Pour Hortense, au
+contraire, l'art musical<a name="page_324" id="page_324"></a> n'était qu'un délassement sur lequel elle
+était blasée dès longtemps; il ne lui procurait que d'agréables
+distractions, et le plaisir de briller aux yeux de son amant, était bien
+souvent le mobile unique qui pût l'attirer au piano.</p>
+
+<p>Tout entier à sa rage de bonheur, Adolphe dans les premiers jours, avait
+un peu oublié le fanatisme qui jusqu'alors avait rempli sa vie.
+Quoiqu'il fût loin de partager les opinions parfois étranges de madame
+N**, sur le mérite des différentes compositions qui formaient son
+répertoire, il lui faisait néanmoins d'étonnantes concessions, évitant,
+sans trop savoir pourquoi, les points de doctrine artistique où un vague
+instinct l'avertissait qu'il y aurait eu entre eux une divergence trop
+marquée. Il ne fallait rien moins qu'un blasphême affreux, comme celui
+qui lui avait fait mettre à la porte un de ses élèves, pour détruire
+l'équilibre, que l'amour violent de D*** établissait dans son c&oelig;ur avec
+ses convictions despotiques et passionnées sur la musique. Et ce
+blasphême, les jolies lèvres d'Hortense le laissèrent échapper.</p>
+
+<p>C'était par une belle matinée de printemps; Adolphe, aux pieds de sa
+maîtresse, savourait ce bonheur mélancolique, cet accablement délicieux
+qui succède aux grandes crises de volupté. L'athée lui-même, en de
+pareils instants, entend au dedans de lui s'élever un hymne de
+reconnaissance<a name="page_325" id="page_325"></a> vers la cause inconnue qui lui donna la vie; la mort, la
+mort <i>rêveuse et calme comme la nuit</i>, suivant la belle expression de
+Moore, est alors le bien auquel on aspire, le seul que nos yeux voilés
+de pleurs célestes nous laissent entrevoir, pour couronner cette ivresse
+surhumaine. La vie commune, la vie sans poésie, sans amour, la vie en
+prose, où l'on marche au lieu de voler, où l'on parle au lieu de
+chanter, où tant de fleurs aux couleurs brillantes sont sans parfum et
+sans grâce, où le génie n'obtient que le culte d'un jour et des hommages
+glacés, où l'art trop souvent contracte d'indignes alliances; la vie
+enfin, se présente alors sous un aspect si morne, si désert et si
+triste, que la mort, fût-elle dépourvue du charme réel que l'homme noyé
+dans le bonheur lui trouve, serait encore pour lui désirable, en lui
+offrant un refuge assuré contre l'existence insipide qu'il redoute
+par-dessus tout.</p>
+
+<p>Perdu en de telles pensées, Adolphe tenait une des mains délicates de
+son amie, imprimant sur chaque doigt de petites morsures qu'il effaçait
+aussitôt par des baisers sans nombre; pendant que de son autre main,
+Hortense bouclait en fredonnant les noirs cheveux de son amant.</p>
+
+<p>En écoutant cette voix si pure, si pleine de séductions, une tentation
+irrésistible le saisit à l'improviste.<a name="page_326" id="page_326"></a></p>
+
+<p>«&mdash;Oh! dis-moi l'élégie de la <i>Vestale</i>, mon amour, tu sais:</p>
+
+<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary="">
+<tr><td align="left">Toi que je laisse sur la terre,</td></tr>
+<tr><td align="left">Mortel que je n'ose nommer<a name="FNanchor_37_37" id="FNanchor_37_37"></a><a href="#Footnote_37_37" class="fnanchor">[37]</a>.</td></tr>
+</table>
+
+<p>«Chantée par toi, cette prodigieuse inspiration doit être d'un sublime
+inouï. Je ne sais comment je ne te l'ai pas encore demandée. Chante,
+chante-moi Spontini; que j'obtienne tous les bonheurs ensemble!</p>
+
+<p>«&mdash;Quoi! c'est cela que vous voulez? répliqua madame N***, en faisant
+une petite moue qu'elle croyait charmante, cette grande lamentation
+monotone <i>vous plaît</i>?... Oh Dieu! que c'est ennuyeux! quelle psalmodie!
+Pourtant, si vous y tenez....»</p>
+
+<p>La froide lame d'un poignard en entrant dans son c&oelig;ur ne l'eût pas
+déchiré plus cruellement que ces paroles. Se levant en sursaut comme un
+homme qui découvre un animal immonde dans l'herbe sur laquelle il
+s'était assis, Adolphe, fixa d'abord sur Hortense des yeux pleins d'un
+feu sombre et menaçant; puis, se promenant avec agitation dans
+l'appartement, les poings fermés, les dents serrées convulsivement, il
+sembla se consulter sur la manière dont il allait répondre et entamer la
+rupture; car pardonner un pareil<a name="page_327" id="page_327"></a> mot, était chose impossible.
+L'admiration et l'amour avaient fui; l'ange devenait une femme vulgaire;
+l'artiste supérieure retombait au niveau des amateurs ignorants et
+superficiels, qui veulent que l'art <i>les amuse</i>, et n'ont jamais
+soupçonné qu'il eût une plus noble mission; Hortense n'était plus qu'une
+forme gracieuse sans intelligence et sans ame; la musicienne avait des
+doigts agiles et un larynx sonore... rien de plus.</p>
+
+<p>Toutefois, malgré la torture affreuse qu'Adolphe ressentait d'une
+pareille découverte, malgré l'horreur d'un aussi brusque
+désenchantement, il n'est pas probable qu'il eût manqué d'égards et de
+ménagements, en rompant avec une femme dont le seul crime, après tout,
+était de n'avoir qu'une organisation inférieure à la sienne, d'aimer le
+<i>joli</i> sans comprendre le <i>beau</i>. Mais, incapable comme était Hortense
+de croire à la violence de l'orage qu'elle venait de soulever, la
+contraction subite de tous les traits d'Adolphe, sa promenade agitée
+dans le salon, son indignation à peine contenue, lui parurent choses si
+comiques, qu'elle ne put résister à un accès de folle gaîté, et laissa
+échapper un bruyant éclat de rire. Avez-vous jamais remarqué tout ce que
+le rire éclatant a d'odieux dans certaines femmes?... Pour moi il est
+l'indice le plus sûr de la sécheresse de c&oelig;ur, de l'égoïsme et de la
+coquetterie. Autant l'expression d'une joie vive a<a name="page_328" id="page_328"></a> de charme et de
+pudeur chez quelques femmes, autant elle est chez d'autres pleine d'une
+indécente ironie. Leur voix prend alors un timbre incisif, effronté,
+impudique, d'autant plus haïssable que la femme est plus jeune et plus
+jolie; en pareille occasion, je comprends les délices du meurtre, et je
+cherche machinalement sous ma main l'oreiller d'Othello. Adolphe avait
+sans doute la même manière de sentir à cet égard. Il n'aimait déjà plus
+madame N*** l'instant d'auparavant; mais il la plaignait d'avoir des
+facultés aussi bornées; il l'eût quittée avec froideur, mais sans
+outrage. Ce rire sot et bruyant auquel elle s'abandonna sans réserve, au
+moment où le malheureux artiste sentait sa poitrine se déchirer,
+l'exaspéra. Un éclair de haine et d'un indicible mépris brilla soudain
+dans ses yeux; essuyant d'un geste rapide, et son front couvert d'une
+froide sueur et l'écume sanglante qui s'échappait de ses lèvres:</p>
+
+<p>&mdash;«Madame, lui dit-il, d'une voix qu'elle ne lui avait jamais vu
+prendre, vous êtes une sotte!»</p>
+
+<p>Le soir même il était sur la route de Paris.</p>
+
+<p>Ce que pensa la moderne Ariane en se voyant ainsi délaissée, nul ne le
+sait. En tout cas, il est probable que le Bacchus qui devait la consoler
+et guérir la cruelle blessure faite à son amour-propre, ne se fit pas
+attendre. Hortense n'était pas femme à demeurer ainsi dans
+l'inaction.<a name="page_329" id="page_329"></a> <i>Il fallait un aliment à l'activité de son esprit et de son
+c&oelig;ur.</i> C'est la phrase consacrée au moyen de laquelle ces dames
+poétisent et veulent justifier leurs écarts les plus prosaïques.</p>
+
+<p>Quoi qu'il en soit, dès la seconde journée de son voyage, Adolphe,
+complètement désenchanté, était tout entier au bonheur de voir son
+projet favori, son idée fixe, sur le point de devenir une réalité. Il
+allait se trouver enfin à Paris, au centre du monde musical, il allait
+entendre ce magnifique orchestre de l'Opéra, ces ch&oelig;urs si nombreux, si
+puissants, entendre madame Branchu dans la <i>Vestale</i>..... Un feuilleton
+de Geoffroy, qu'Adolphe lut en arrivant à Lyon, vint exaspérer encore
+son impatience. Contre l'ordinaire du célèbre critique, il n'avait eu
+que des éloges à donner.</p>
+
+<p>«Jamais, disait-il, la belle partition de Spontini n'a été rendue avec
+un pareil ensemble par les masses, ni avec une inspiration aussi
+véhémente par les acteurs principaux. Madame Branchu, entre autres,
+s'est élevée au plus haut degré de pathétique; cantatrice habile, douée
+d'une voix puissante, tragédienne consommée, elle est peut-être le sujet
+le plus précieux dont ait pu s'enorgueillir l'Opéra depuis sa fondation;
+n'en déplaise aux partisans exclusifs de la Saint-Huberti.<a
+name="page_330" id="page_330"></a> Madame Branchu est petite
+malheureusement; mais le naturel de ses poses, l'énergique vérité de ses
+gestes et le feu de ses yeux font disparaître ce défaut de stature; et
+dans ses débats avec les prêtres de Vesta, l'expression de son jeu est
+si grandiose qu'elle semble dominer le colosse Dérivis de toute la tête.
+Hier, un entre-acte fort long a précédé le troisième acte. La raison de
+cette interruption insolite dans la représentation était due à l'état
+violent où le rôle de Julia et la musique de Spontini avaient jeté la
+cantatrice. Dans la prière (<i>O des infortunés</i>), sa voix tremblante
+indiquait déjà une émotion qu'elle avait peine à maîtriser; mais au
+final (<i>De ces lieux prêtresse adultère</i>), son rôle tout de pantomime ne
+l'obligeant pas aussi impérieusement à contenir les transports qui
+l'agitaient, des larmes ont inondé ses joues, ses gestes sont devenus
+désordonnés, incohérents, fous, et au moment où le pontife lui jette sur
+la tête l'immense voile noir, qui la couvre comme un linceul, au lieu de
+s'enfuir éperdue, ainsi, qu'elle avait fait jusqu'alors, madame Branchu
+est tombée évanouie aux pieds de la grande Vestale. Le public, qui
+prenait tout cela pour de nouvelles combinaisons de l'actrice, a couvert
+de ses acclamations la péroraison<a name="page_331" id="page_331"></a> de ce magnifique final; ch&oelig;urs,
+orchestre, tamtam, Dérivis, tout a disparu sous les cris du parterre. La
+salle entière était bouleversée.»</p>
+
+<p>Un cheval! un cheval! mon royaume pour un cheval! s'écriait Richard III.
+Adolphe eût donné la terre entière pour pouvoir à l'instant même quitter
+Lyon au galop. Il respirait à peine en lisant ces lignes; ses artères
+battaient dans son cerveau à lui donner des vertiges, il avait la
+fièvre. Force lui fut cependant d'attendre le départ de la lourde
+voiture, si improprement nommée diligence, où sa place était retenue
+pour le lendemain. Pendant les quelques heures qu'il dut demeurer dans
+les murs de Lyon, Adolphe n'eut garde d'entrer dans un théâtre. En toute
+autre occasion, il s'en fût empressé; mais certain aujourd'hui
+d'entendre bientôt le chef-d'&oelig;uvre de Spontini dignement exécuté, il
+voulait jusque-là rester vierge et pur de tout contact avec les muses
+provinciales. On partit enfin. D***, enfoncé dans un coin de la voiture,
+tout entier à ses pensées, gardait un farouche silence, ne prenant
+aucune part au caquetage de trois dames fort attentives à entretenir
+avec deux militaires une conversation suivie. On parla de tout comme à
+l'ordinaire; et quand vint le tour de la musique, les mille et une
+absurdités débitées, à ce sujet, purent à<a name="page_332" id="page_332"></a> peine arracher à Adolphe ce
+laconique à parte:»Bécasses!!» Il fut obligé pourtant, le second jour
+du voyage, de répondre aux questions que la plus âgée des femmes s'avisa
+de lui adresser. Impatientées toutes les trois du mutisme obstiné du
+jeune voyageur et des sourires sardoniques qui se dessinaient de temps
+en temps sur ses traits, elles décidèrent qu'il parlerait et qu'on
+saurait le but de son voyage.</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur va à Paris sans doute?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, madame.</p>
+
+<p>&mdash;Pour étudier le droit?</p>
+
+<p>&mdash;Non, madame.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! monsieur est étudiant en médecine?</p>
+
+<p>&mdash;Vous vous trompez, madame.</p>
+
+<p>L'interrogatoire finit là pour cette fois, mais il recommença le
+lendemain avec une insistance bien propre à faire perdre patience à
+l'homme le plus endurant.</p>
+
+<p>&mdash;Il paraît que monsieur va entrer à l'école polytechnique.</p>
+
+<p>&mdash;Non, madame.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, monsieur est dans le commerce?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! mon Dieu, non, madame.</p>
+
+<p>&mdash;A la vérité, rien n'est plus agréable que de voyager pour son plaisir,
+comme fait monsieur, selon toute apparence.</p>
+
+<p>&mdash;Si tel a été mon but en partant, je crois, madame, qu'il me sera
+difficile de l'atteindre<a name="page_333" id="page_333"></a> pour peu que l'avenir ressemble au présent.</p>
+
+<p>Cette répartie faite d'un ton sec, imposa enfin silence à l'impertinente
+questionneuse, et Adolphe put reprendre le cours de ses méditations.
+Qu'allait-il faire en arrivant à Paris... n'emportant pour toute fortune
+que son violon et une bourse de deux cents francs, quels moyens employer
+pour utiliser l'un et épargner l'autre... Pourrait-il tirer parti de son
+talent... Qu'importaient après tout de pareilles réflexions, de telles
+craintes pour l'avenir... N'allait-il pas entendre la <i>Vestale</i>?
+N'allait-il pas connaître dans toute son étendue le bonheur si longtemps
+rêvé? Dût-il mourir après cette immense jouissance! avait-il le droit de
+se plaindre?.. n'était-il pas juste au contraire, que la vie eût un
+terme quand la somme des joies, qui suffit d'ordinaire à toute la durée
+de l'existence humaine, est dépensée d'un seul coup.</p>
+
+<p>C'est dans cet état d'exaltation que l'artiste provençal arriva à Paris.
+A peine débarqué, il court aux affiches; que voit-il sur celle de
+l'Opéra? les <i>Prétendus</i>.&mdash;«Insolente mystification, s'écria-il; c'était
+bien la peine de me faire chasser de mon théâtre; de m'enfuir devant la
+musique de Lemoine, comme devant la lèpre et la peste, pour la retrouver
+encore au grand Opéra de Paris.» Le fait est que cet ouvrage bâtard, ce
+modèle du style rococo, poudré, brodé, galonné,<a name="page_334" id="page_334"></a> qui semble avoir été
+écrit exclusivement pour les vicomtes de Jodelet et les marquis de
+Mascarille, était alors en grande faveur. Lemoine alternait sur
+l'affiche de l'Opéra avec Gluck et Spontini. Aux yeux d'Adolphe, ce
+rapprochement était une profanation; il lui semblait que la scène
+illustrée par les plus beaux génies de l'Europe, ne devait pas être
+ouverte à d'aussi pâles médiocrités; que le noble orchestre, tout
+frémissant encore des mâles accents d'Iphigénie en Tauride ou d'Alceste,
+n'aurait pas dû être ravalé jusqu'à accompagner les fredons de Mondor et
+de la Dandinière. Quant au parallèle de la <i>Vestale</i> avec ces misérables
+tissus de ponts-neufs, il s'efforçait d'en repousser l'idée; cette
+abomination lui figeait le sang dans les veines. Il y a encore
+aujourd'hui quelques esprits ardents ou <i>extravagants</i> (comme on
+voudra), qui ont exactement la même manière de voir à ce sujet.</p>
+
+<p>Dévorant son désapointement, Adolphe retournait tristement chez lui,
+quand le hasard lui fit rencontrer un de ses compatriotes, auquel il
+avait autrefois donné des leçons de violon. Celui-ci, riche amateur,
+fort répandu dans le monde musical, s'empressa de mettre son maître au
+courant de tout ce qui s'y passait et lui apprit que les représentations
+de la <i>Vestale</i>, suspendues par l'indisposition de madame Branchu, ne
+seraient<a name="page_335" id="page_335"></a> vraisemblablement reprises que dans quelques semaines. Les
+ouvrages de Gluck eux-mêmes, quoique formant habituellement le fond du
+répertoire de l'Opéra, n'y figurèrent pas pendant les premiers temps du
+séjour d'Adolphe à Paris. Ce hasard lui rendit ainsi plus facile
+l'accomplissement du v&oelig;u qu'il avait fait, de conserver pour Spontini
+sa virginité musicale. En conséquence, il ne mit les pieds dans aucun
+théâtre, s'abstint de toute espèce de musique, n'assistant ni aux revues
+de la garde, ni aux messes solennelles de Notre-Dame, se bornant à
+chercher une place qui pût le faire vivre, sans le condamner cependant à
+recommencer la vie de galérien qui lui avait été si odieuse en province.
+Il s'agissait pour cela de trouver un emploi dans un des trois théâtres
+lyriques. Il se fit entendre successivement aux différents chefs
+d'orchestre. M. Persuis, qui conduisait l'Opéra et celui sur lequel il
+comptait le moins, fut le seul qui l'encouragea et lui donna des
+espérances. Adolphe lui plut, son talent d'exécution, sans être très
+remarquable, le rendait cependant fort propre à tenir avantageusement
+son rang parmi les violons de l'Opéra. Persuis l'engagea à revenir le
+voir, lui offrant ses conseils, avec l'assurance que la première place
+vacante à l'orchestre serait pour lui. Tranquille de ce côté, et deux
+élèves que son protecteur lui avait procurés, facilitant ses<a
+name="page_336" id="page_336"></a> moyens d'existence, l'adorateur de
+Spontini sentait redoubler son impatience d'entendre la magique
+partition. Chaque jour, il courait aux affiches, chaque jour son attente
+était trompée. Le 22 mars, arrivé le matin au coin de la rue Richelieu,
+au moment où l'afficheur montait sur son échelle, Adolphe après avoir vu
+placarder successivement le Vaudeville, l'Opéra-Comique, le Théâtre
+Italien, la Porte-Saint-Martin, vit déployer lentement une grande
+feuille brune qui portait en tête: <i>Académie Impériale de Musique</i> et
+faillit tomber sur le pavé en lisant enfin ce nom tant désiré: <i>La
+Vestale</i>.</p>
+
+<p>A peine Adolphe eut-il jeté les yeux sur l'affiche qui lui annonçait la
+<i>Vestale</i> pour le lendemain, qu'une sorte de délire s'empara de lui. Il
+commença une folle course dans les rues de Paris, se heurtant contre les
+angles des maisons, coudoyant les passants, riant de leurs injures,
+parlant, chantant, gesticulant comme un échappé de Charenton.</p>
+
+<p>Abîmé de fatigue, couvert de boue, il s'arrêta enfin dans un café,
+demanda à dîner, dévora, sans presque s'en apercevoir, ce que le garçon
+avait mis devant lui et tomba dans une tristesse étrange. Saisi d'un
+effroi dont il ne pouvait pas bien démêler la cause, en présence de
+l'évènement immense qui allait s'accomplir pour lui, il écouta quelque
+temps les rudes battements<a name="page_337" id="page_337"></a> de son c&oelig;ur, pleura, et laissant tomber sa
+tête amaigrie sur la table, s'endormit profondément. La journée du
+lendemain fut plus calme; une visite à Persuis en abrégea la durée.
+Celui-ci en voyant Adolphe, lui remit une lettre avec le timbre de
+l'administration de l'Opéra; c'était sa nomination à la place de second
+violon. Adolphe remercia son protecteur, mais sans empressement; cette
+faveur qui, dans un autre moment, l'eût comblé de joie, n'était plus à
+ses yeux qu'un accessoire de peu d'intérêt; quelques minutes après il
+n'y songeait plus. Il évita de parler à Persuis de la représentation qui
+devait avoir lieu le soir même; un pareil sujet de conversation eût
+ébranlé jusqu'aux fibres les plus intimes de son c&oelig;ur; il
+l'épouvantait. Persuis ne sachant trop que penser de l'air singulier et
+des phrases incohérentes du jeune homme, s'apprêtait de lui demander le
+motif de son trouble, Adolphe qui s'en aperçut se leva aussitôt et
+sortit. Quelques tours devant l'Opéra, une revue des affiches qu'il fit
+pour se bien assurer qu'il n'y avait point de changement dans le
+spectacle, ni dans le nom des acteurs, l'aidèrent à atteindre le soir de
+cette interminable journée. Six heures sonnèrent enfin; vingt minutes
+après, Adolphe était dans sa loge; car pour être moins troublé dans son
+admiration extatique et pour mettre encore plus de solennité dans son
+bonheur, il avait, malgré la folie<a name="page_338" id="page_338"></a> d'une telle dépense, pris une loge
+pour lui seul. Nous allons laisser notre enthousiaste rendre compte
+lui-même de cette mémorable soirée. Quelques lignes qu'il écrivit en
+rentrant, à la suite de l'espèce de journal d'où nous avons extrait ces
+détails, montrent trop bien l'état de son ame et l'inconcevable
+exaltation qui faisait le fond de son caractère; nous les donnerons ici
+sans y rien changer.</p>
+
+<div class="blockquott">
+<p class="r">23 mars, minuit,</p>
+
+<p>«Voilà donc la vie! je la contemple du haut de mon bonheur...
+impossible d'aller plus loin... je suis au faîte... redescendre?...
+rétrograder?... non certes, j'aime mieux partir avant que de
+nauséabondes saveurs puissent empoisonner le goût du fruit
+délicieux que je viens de cueillir. Quelle serait mon existence, si
+je la prolongeais?... celle de ces milliers de hannetons que
+j'entends bourdonner autour de moi. Enchaîné de nouveau derrière un
+pupitre, obligé d'exécuter alternativement des chefs-d'&oelig;uvre et
+d'ignobles platitudes, je finirais comme tant d'autres par me
+blaser; cette exquise sensibilité qui me fait percevoir tant de
+sensations, me rend accessible à tant de sentiments inconnus du
+vulgaire, s'émousserait peu à peu; mon enthousiasme se
+refroidirait, s'il ne s'éteignait pas tout entier sous la cendre de
+l'habitude. J'en viendrais peut-être à parler des hommes de génie,
+comme de créatures ordinaires; je prononcerais les noms de Gluck et
+de Spontini sans lever mon chapeau. Je sens bien que je haïrais
+toujours de toutes les forces de mon ame ce que je déteste
+aujourd'hui; mais n'est-il pas cruel de ne conserver d'énergie que
+pour la haine? La musique occupe trop de place dans mon existence.
+Cette passion a tué, absorbé toutes les autres. La dernière
+expérience que j'ai faite de l'amour m'a trop douloureusement
+désenchanté. Trouverais-je jamais une femme dont l'organisation<a
+name="page_339" id="page_339"></a> fût montée au diapason de la
+mienne?... non, je le crains, elles ressemblent toutes plus ou
+moins à Hortense. J'avais oublié ce nom.... Hortense.... comme un
+seul mot de sa bouche m'a désillusionné!... Oh humiliation! avoir
+aimé de l'amour le plus ardent, le plus poétique, de toute la
+puissance du c&oelig;ur et de l'ame, une femme sans ame et sans c&oelig;ur,
+radicalement incapable de comprendre le sens des mots <i>amour</i>,
+<i>poésie</i>!... sotte, triple sotte! je n'y puis penser encore sans
+sentir mon front se colorer.................. J'ai
+eu hier la tentation d'écrire à Spontini pour lui demander la
+permission de l'aller voir; mais cette démarche eût-elle été bien
+accueillie, le grand homme ne m'aurait jamais cru capable de
+comprendre son ouvrage comme je le comprends. Je ne serais
+vraisemblablement à ses yeux qu'un jeune homme passionné qui s'est
+pris d'un engouement puéril, pour un ouvrage mille fois au-dessus
+de sa portée. Il penserait de moi ce qu'il doit nécessairement
+penser du public. Peut-être même attribuerait-il mes élans
+d'admiration à de honteux motifs d'intérêt, confondant ainsi
+l'enthousiasme le plus sincère avec la plus basse flatterie.
+Horreur!... Non, il vaut mieux en finir. Je suis seul dans le
+monde, orphelin dès l'enfance, ma mort ne sera un malheur pour
+personne. Quelques-uns diront: Il était fou. Ce sera mon oraison
+funèbre... Je mourrai après-demain... On doit donner encore la
+<i>Vestale</i>... que je l'entende une seconde fois!... Quelle
+&oelig;uvre!... comme l'amour y est peint!.., et le fanatisme! Tous ces
+prêtres-dogues, aboyant sur leur malheureuse victime... Quels
+accords dans ce final de géant... Quelle mélodie jusque dans les
+récitatifs... Quel orchestre... il se meut si majestueusement...
+les basses ondulent comme les flots de l'Océan. Les instruments
+sont des acteurs, dont la langue est aussi expressive, que celle
+qui se parle sur la scène. Dérivis a été superbe dans son récitatif
+du second acte; c'était le Jupiter tonnant. Madame Branchu, dans
+l'air: «<i>Impitoyables dieux</i>», m'a brisé la poitrine; j'ai failli
+me trouver mal. Cette femme est le génie incarné de la tragédie
+lyrique; elle me réconcilierait avec son sexe. Oh oui! je la verrai
+encore une fois, une fois... cette <i>Vestale</i>... production<a
+name="page_340" id="page_340"></a> surhumaine, qui ne pouvait naître
+que dans un siècle de miracles comme celui de Napoléon. Je
+concentrerai en trois heures toute la vitalité de vingt ans
+d'existence... après quoi... j'irai... ruminer mon bonheur dans
+l'éternité.»</p></div>
+
+<p>Deux jours après, à dix heures du soir, une détonnation se fit entendre
+au coin de la rue de Rameau, en face de l'entrée de l'Opéra. Des
+domestiques en riche livrée accoururent au bruit et relevèrent un jeune
+homme baigné dans son sang qui ne donnait plus signe de vie. Au même
+instant une dame qui sortait du théâtre, s'approchant pour demander sa
+voiture, reconnut le visage sanglant d'Adolphe, et s'écria: «Oh! mon
+Dieu, c'est le malheureux jeune homme qui me poursuit depuis Marseille!»
+Hortense (car c'était elle) avait instantanément conçu la pensée de
+faire ainsi tourner au profit de son amour-propre, la mort de celui qui
+l'avait froissée par un si outrageant abandon. Le lendemain on disait
+chez Tortoni: «Cette madame N*** est vraiment une femme délicieuse! à
+son dernier voyage dans le Midi, un Provençal en est devenu tellement
+fou, qu'il l'a suivie jusqu'à Paris, et s'est brûlé la cervelle à ses
+pieds, hier au soir, à la porte de l'Opéra. Voilà un succès qui la
+rendra encore cent fois plus séduisante.»</p>
+
+<p>Pauvre Adolphe! . . . . . . . . .</p>
+
+<p class="cb">. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .</p>
+
+<p class="cb">. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .
+. . . . .</p>
+
+<p><a name="page_341" id="page_341"></a></p>
+
+<h3 style="font-family:serif;"><a name="ASTRONOMIE_MUSICALE" id="ASTRONOMIE_MUSICALE"></a><big>ASTRONOMIE MUSICALE.</big></h3>
+
+<p class="cb">&mdash;&mdash;</p>
+
+<h3 style="margin-top:2%;"><a name="Revolution_du_Tenor_autour_du_Public" id="Revolution_du_Tenor_autour_du_Public"></a>Révolution du Ténor autour du Public.</h3>
+
+<p class="cb">&mdash;&mdash;</p>
+
+<h3 style="margin-top:2%;">AVANT L'AURORE.</h3>
+
+<p><a name="page_342" id="page_342"></a></p>
+
+<p><a name="page_343" id="page_343"></a></p>
+
+<p>Le Ténor obscur est entre les mains d'un professeur habile, plein de
+science, de patience, de sentiment et de goût, qui fait de lui d'abord
+un lecteur consommé, un bon harmoniste, qui lui donne une méthode large
+et pure, l'initie aux beautés des chefs-d'&oelig;uvre de l'art, et le façonne
+enfin au grand style du chant. A peine a-t-il entrevu la puissance
+d'émotion dont il est doué, le Ténor aspire au trône, il veut, malgré
+son maître, débuter et régner. Sa voix, cependant, n'est pas encore
+formée. Un théâtre de second ordre lui ouvre ses portes; il débute: il
+est sifflé. Indigné de cet outrage, le Ténor rompt à l'amiable son
+engagement, et, le c&oelig;ur plein de mépris pour ses compatriotes, part au
+plus vite pour l'Italie.<a name="page_344" id="page_344"></a></p>
+
+<p>Il y trouve de terribles obstacles, qu'il renverse à la fin; on
+l'accueille assez bien. Sa voix se transforme, devient pleine, forte,
+mordante, propre à l'expression des passions vives autant qu'à celles
+des sentiments les plus doux; le timbre de cette voix gagne peu à peu en
+pureté, en fraîcheur, en candeur délicieuse; et ces qualités constituent
+enfin un talent de premier ordre, dont l'influence est irrésistible. Le
+succès vient. Les directeurs italiens qui entendent les affaires,
+vendent, rachètent, revendent le pauvre Ténor, dont les modestes
+appointements restent toujours les mêmes, bien qu'il enrichisse deux ou
+trois théâtres par an. On l'exploite, on le pressure de mille façons, et
+tant et tant, qu'à la fin sa pensée se reporte vers la patrie. Il lui
+pardonne, il avoue même qu'elle a eu raison d'être sévère pour ses
+premiers débuts. Il sait que le directeur de l'Opéra de Paris a l'&oelig;il
+sur lui. On lui fait des propositions brillantes qui sont acceptées; il
+repasse les Alpes.<a name="page_345" id="page_345"></a></p>
+
+<h3><a name="LEVER_HELIAQUE" id="LEVER_HELIAQUE"></a>LEVER HÉLIAQUE.</h3>
+
+<p><a name="page_346" id="page_346"></a></p>
+
+<p><a name="page_347" id="page_347"></a></p>
+
+<p>Le Ténor débute de nouveau, mais à l'Opéra cette fois, et devant un
+public prévenu en sa faveur par ses triomphes d'Italie.</p>
+
+<p>Des exclamations de surprise et de plaisir accueillent sa première
+mélodie; dès ce moment son succès est décidé. Ce n'est pourtant que le
+prélude des émotions qu'il doit exciter avant la fin de la soirée. On a
+admiré dans ce passage la sensibilité et la méthode unies à un organe
+d'une douceur enchanteresse; restent à connaître les accents
+dramatiques, les cris de la passion. Un morceau se présente, où
+l'audacieux artiste lance <i>à voix de poitrine, en accentuant chaque
+syllabe</i>, plusieurs notes aiguës, avec une force de vibrations, une
+expression<a name="page_348" id="page_348"></a> de douleur déchirante et une beauté de sons, dont rien
+jusqu'alors n'avait donné une idée. Un silence de stupeur règne dans la
+salle, toutes les respirations sont suspendues, l'étonnement et
+l'admiration se confondent dans un sentiment presque semblable à la
+crainte; et dans le fait, on peut en avoir pour la fin de cette période
+inouïe; mais quand elle s'est terminée triomphante, on juge des
+transports de l'auditoire....</p>
+
+<p>Nous voici au troisième acte. C'est un orphelin qui vient revoir la
+chaumière de son père; son c&oelig;ur d'ailleurs rempli d'un amour sans
+espoir, tous ses sens, agités par les scènes de sang et de carnage que
+la guerre vient de mettre sous ses yeux, succombent accablés sous le
+poids du plus désolant contraste. Son père est mort; la chaumière est
+déserte; tout est calme et silencieux: c'est la paix, c'est la tombe. Et
+le sein sur lequel il lui serait si doux, en un pareil moment, de
+répandre les larmes de la piété filiale, ce c&oelig;ur auprès duquel seul, le
+sien pourrait battre avec moins de douleur, l'infini l'en sépare...
+<i>Elle</i> ne sera jamais à lui... La situation est poignante et dignement
+rendue par le compositeur. Ici, le chanteur s'élève à une hauteur à
+laquelle on ne l'eût jamais cru capable d'atteindre; il est sublime.
+Alors, de deux mille poitrines haletantes, s'élance une de ces
+acclamations que l'artiste entend<a name="page_349" id="page_349"></a> deux ou trois fois dans sa vie, et
+qui suffisent à payer de longs et rudes travaux.</p>
+
+<p>Puis les bouquets, les couronnes, les rappels; et le surlendemain, la
+presse débordant d'enthousiasme et lançant le nom du radieux Ténor aux
+échos de tous les points du globe où la civilisation a pénétré.</p>
+
+<p>C'est alors, si j'étais moraliste, qu'il me prendrait fantaisie
+d'adresser au triomphateur une homélie, dans le genre du discours que
+fit Don Quichotte à Sancho, au moment où le digne écuyer allait prendre
+possession de son gouvernement de Barataria:</p>
+
+<p>«Vous voilà parvenu, lui dirais-je. Dans quelques semaines vous serez
+célèbre; vous aurez de forts applaudissements et d'interminables
+appointements. Les auteurs vous courtiseront, les directeurs ne vous
+feront plus attendre dans leur antichambre, et si vous leur écrivez, ils
+vous répondront. Des femmes, que vous ne connaissez pas, parleront de
+vous comme d'un protégé ou d'un <i>ami intime</i>. On vous dédiera des livres
+en prose et en vers. Au lieu de cent sous, vous serez obligé de donner
+cent francs à votre portier le jour de l'an. On vous dispensera du
+service de la garde nationale. Vous aurez des congés de temps en temps,
+pendant lesquels les villes de province s'arracheront vos
+représentations. On couvrira vos pieds de fleurs et de sonnets.<a
+name="page_350" id="page_350"></a> Vous chanterez aux soirées du préfet, et
+la femme du maire vous enverra des abricots. Vous êtes sur le seuil de
+l'Olympe, enfin. Car si les Italiens appellent les cantatrices <i>dive</i>
+(déesses), il est bien évident que les grands chanteurs sont des dieux.
+Eh bien! puisque vous voilà passé dieu, soyez bon diable malgré tout; ne
+méprisez pas trop les gens qui vous donneront de sages avis.</p>
+
+<p>«Rappelez-vous que la voix est un instrument fragile, qui s'altère ou se
+brise en un instant, souvent sans cause connue; qu'un accident pareil
+suffit pour précipiter de son trône élevé le plus grand des dieux, et le
+réduire à l'état d'homme, et à moins encore quelquefois.</p>
+
+<p>«Ne soyez pas trop dur pour les pauvres compositeurs.</p>
+
+<p>«Quand, du haut de votre élégant cabriolet, vous apercevrez dans la rue,
+à pied, Meyerbeer, Spontini, Halévy ou Auber, ne les saluez pas d'un
+petit signe d'amitié protectrice, dont ils riraient de pitié et dont les
+passants s'indigneraient comme d'une suprême impertinence. N'oubliez pas
+que plusieurs de leurs ouvrages seront admirés et pleins de vie, quand
+le souvenir même de votre <i>ut</i> de poitrine aura disparu à tout jamais.</p>
+
+<p>«Si vous faites de nouveau le voyage d'Italie, n'allez pas vous y
+engouer de quelque médiocre tisseur de cavatines, le donner, à votre
+retour,<a name="page_351" id="page_351"></a> pour un auteur classique, et nous dire d'un air impartial que
+Beethoven avait <i>aussi du talent</i>; car il n'y a pas de dieu qui échappe
+au ridicule.</p>
+
+<p>«Quand vous accepterez de nouveaux rôles, ne vous permettez pas d'y rien
+changer à la représentation, sans l'assentiment de l'auteur. Vous savez
+qu'une seule note ajoutée, retranchée ou transposée, peut aplatir une
+mélodie et en dénaturer l'expression. D'ailleurs c'est un droit qui ne
+saurait, en aucun cas, être le vôtre. Modifier la musique qu'on chante,
+ou le livre qu'on traduit, sans en rien dire à celui qui ne l'écrivit
+qu'avec beaucoup de réflexion, c'est commettre un indigne abus de
+confiance. Les gens qui empruntent <i>sans prévenir</i> sont appelés voleurs,
+les interprètes infidèles sont des calomniateurs et des assassins.</p>
+
+<p>«Si d'aventure, il vous arrive un émule dont la voix ait plus de mordant
+et de force que la vôtre, n'allez pas, dans un duo, jouer aux poumons
+avec lui, et soyez sûr qu'il ne faut pas lutter contre le pot de fer,
+même quand on est un vase de porcelaine de la Chine. Dans vos tournées
+départementales, gardez-vous aussi de dire aux provinciaux, en parlant
+de l'Opéra et de sa troupe chorale et instrumentale: <i>Mon théâtre</i>, <i>mes
+ch&oelig;urs</i>, <i>mon orchestre</i>. Les provinciaux n'aiment, pas plus que les
+Parisiens, qu'on les prenne pour des niais; ils savent fort bien que
+vous appartenez au théâtre, mais que le théâtre<a name="page_352" id="page_352"></a> n'est pas à vous, et
+ils trouveraient la fatuité de votre langage d'un grotesque parfait.</p>
+
+<p>«Maintenant, ami Sancho, reçois ma bénédiction; va gouverner Barataria;
+c'est une île assez basse, mais la plus fertile peut-être qu'il y ait en
+terre-ferme. Ton peuple est fort médiocrement civilisé; encourage
+l'instruction publique; que dans deux ans on ne se méfie plus, comme de
+sorciers maudits, des gens qui savent lire; ne t'abuse pas sur les
+louanges de ceux à qui tu permettras de s'asseoir à ta table; oublie tes
+damnés proverbes; ne te trouble point quand tu auras un discours
+important à prononcer; ne manque jamais à ta parole; que ceux qui te
+confieront leurs intérêts, puissent être assurés que tu ne les trahiras
+pas; et que ta voix soit juste pour tout le monde!»<a name="page_353" id="page_353"></a></p>
+
+<h3><a name="LE_TENOR_AU_ZENITH" id="LE_TENOR_AU_ZENITH"></a>LE TÉNOR AU ZÉNITH.</h3>
+
+<p><a name="page_354" id="page_354"></a></p>
+
+<p><a name="page_355" id="page_355"></a></p>
+
+<p>Il a cent mille francs d'appointements et un mois de congé. Après son
+premier rôle, qui lui valut un éclatant succès, le Ténor en essaie
+quelques autres avec des fortunes diverses. Il en accepte même de
+nouveaux, qu'il abandonne après trois ou quatre représentations s'il n'y
+excelle pas autant que dans les rôles anciens. Il peut briser ainsi la
+carrière d'un compositeur, anéantir un chef-d'&oelig;uvre, ruiner un éditeur
+et faire un tort énorme au théâtre. Ces considérations n'existent pas
+pour lui. Il ne voit dans l'art que de l'or et des couronnes; et le
+moyen le plus propre à les obtenir promptement, est pour lui le seul
+qu'il faille employer.</p>
+
+<p>Il a remarqué que certaines formules mélodiques,<a name="page_356" id="page_356"></a> certaines
+vocalisations, certains ornements, certains éclats de voix, certaines
+terminaisons banales, certains rhythmes ignobles, avaient la propriété
+d'exciter instantanément des applaudissements tels quels, cette raison
+lui semble plus que suffisante pour en désirer l'emploi, pour l'exiger
+même dans ses rôles, en dépit de tout respect pour l'expression, la
+pensée et la dignité du style, et pour se montrer hostile, aux
+productions d'une nature plus indépendante et plus élevée. Il connait
+l'effet des vieux moyens qu'il emploie habituellement, il ignore celui
+des moyens nouveaux qu'on lui propose, et ne se considérant point comme
+un interprète désintéressé dans la question, dans le doute, il
+s'abstient autant qu'il est en lui. Déjà la faiblesse de quelques
+compositeurs en donnant satisfaction à ses exigences, lui fait rêver
+l'introduction dans nos théâtres, des m&oelig;urs musicales de l'Italie.
+Vainement on lui dit:</p>
+
+<p>«Le maître, c'est le <i>Maître</i>; ce nom n'a pas injustement été donné au
+compositeur; c'est sa pensée qui doit agir entière et libre sur
+l'auditeur, par l'intermédiaire du chanteur; c'est lui qui dispense la
+lumière et projette les ombres; c'est lui qui est le roi et répond de
+ses actes; il propose et dispose; ses ministres ne doivent avoir d'autre
+but, ambitionner d'autres mérites que ceux de bien concevoir ses plans,
+et, en se plaçant<a name="page_357" id="page_357"></a> exactement à son point de vue, d'en assurer la
+réalisation.»</p>
+
+<p>Il n'écoute rien; il lui faut des vociférations en style de
+tambour-major traînant depuis dix ans sur tous les théâtres
+Ultramontains; des thêmes communs, entrecoupés de repos, pendant
+lesquels il peut s'écouter applaudir, s'essuyer le front, rajuster ses
+cheveux, tousser, avaler une pastille de sucre d'orge. Ou bien, il exige
+de folles vocalises, mêlées d'accents de menace, de fureur, de gaîté, de
+tendresse, de notes basses, de sons aigus, de gazouillements de colibri,
+de cris de pintade, de fusées, d'arpéges, de trilles. Quels que soient
+le sens des paroles, le caractère du personnage, la situation, il se
+permet de presser ou de ralentir le mouvement, d'ajouter des gammes dans
+tous les sens, des broderies de toutes les espèces; rien ne le choque,
+tout va; une absurdité de plus ou de moins serait-elle remarquée en si
+belle compagnie! L'orchestre ne dit rien ou ne dit que ce qu'il veut; le
+Ténor domine, écrase tout; il parcourt le théâtre d'un air triomphant;
+son panache étincelle de joie sur sa tête superbe; c'est un roi, c'est
+un héros, c'est un demi-dieu, c'est un dieu! Seulement on ne sait quel
+est son sexe: on ne peut découvrir s'il pleure ou s'il rit, s'il est
+amoureux ou furieux; il n'y a plus de musique, plus de drame, plus de
+mélodie, plus d'expression, plus de sens commun: il y a émission<a
+name="page_358" id="page_358"></a> de voix, et c'est là l'important; voilà
+la grande affaire; il va au théâtre courre le public, comme on va au
+bois courre le cerf. Allons donc! ferme! donnons de la voix! Tayaut!
+tayaut! faisons curée de l'art.</p>
+
+<p>Bientôt l'exemple de cette fortune vocale rend l'exploitation du théâtre
+impossible; il éveille et entretient chez toutes les médiocrités
+chantantes des espérances et des ambitions folles. «Le premier Ténor a
+cent mille francs, pourquoi, dit le second, n'en aurais-je pas
+quatre-vingt dix?&mdash;Et moi, cinquante, réplique le troisième?»</p>
+
+<p>Le directeur, pour alimenter ces orgueils béants, pour combler ces
+abîmes, a beau rogner sur les masses, déconsidérer et détruire
+l'orchestre et les ch&oelig;urs, en donnant aux artistes qui les composent
+des appointement de portiers; peines perdues, sacrifices inutiles; et un
+jour que voulant se rendre un compte exact de sa situation, il essaie de
+comparer l'énormité du salaire, avec la tâche du chanteur, il arrive en
+frémissant à ce curieux résultat:</p>
+
+<p>Le premier Ténor, aux appointements de 100,000 fr., jouant à peu près
+sept fois par mois, figure en conséquence dans quatre-vingt-quatre
+représentations par an, et touche un peu plus de 1100 fr. par soirée.
+Maintenant, en supposant un rôle composé de onze cents notes ou
+syllabes, ce sera 1 fr. par syllabe.<a name="page_359" id="page_359"></a></p>
+
+<p>Ainsi, dans <i>Guillaume Tell</i>:</p>
+
+<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary="">
+<tr><td align="center">Ma (1 f.) présence (3 f.) pour vous est peut-être un outrage (9 f.)</td></tr>
+<tr><td align="center">Mathilde (3 fr.) mes pas indiscrets (cent sous)</td></tr>
+<tr><td align="center">Ont osé jusqu'à vous se frayer un passage! (13 fr.)</td></tr>
+</table>
+
+<p class="nind">Total, 34 fr.&mdash;Vous parlez d'or, monseigneur!</p>
+
+<p>Étant donnée une prima donna aux misérables appointements de 40,000 fr.,
+la réponse de Mathilde <i>revient</i> nécessairement <i>à meilleur compte</i>
+(style du commerce), chacune de ses syllabes <i>n'allant que dans les
+prix</i> de huit sous; mais c'est encore assez joli:</p>
+
+<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary="">
+<tr><td align="center">«On pardonne aisément (2 fr. 40 c.) des torts (16 s.) que l'on partage (2 fr.)</td></tr>
+<tr><td align="center">Arnold (16 s.) je (8 s.) vous attendais. (32 s.)</td></tr>
+</table>
+
+<p class="nind">Total 8 fr.</p>
+
+<p>Puis il paie, il paie encore, il paie toujours, il paie tant, qu'un beau
+jour il ne paie plus, et se voit forcé de fermer son théâtre. Comme ses
+confrères ne sont pas dans une situation beaucoup plus florissante,
+quelques-uns des immortels doivent alors se résigner à donner des leçons
+de solfége (ceux qui le savent), ou à chanter sur les places publiques
+avec une guitare, quatre bouts de chandelles et un tapis vert.</p>
+
+<p><a name="page_360" id="page_360"></a></p>
+
+<p><a name="page_361" id="page_361"></a></p>
+
+<h3><a name="LE_SOLEIL_SE_COUCHE" id="LE_SOLEIL_SE_COUCHE"></a>LE SOLEIL SE COUCHE.</h3>
+
+<p><a name="page_362" id="page_362"></a></p>
+
+<p><a name="page_363" id="page_363"></a></p>
+
+<p class="c">Ciel orageux.</p>
+
+<p>Le Ténor s'en va; sa voix ne peut plus ni monter ni descendre. Il doit
+décapiter toutes les phrases hautes et ne plus chanter que dans le
+médium. Il fait un ravage affreux dans les anciennes partitions, et
+impose une insupportable monotonie pour condition d'existence aux
+nouvelles. Il désole ses admirateurs.</p>
+
+<p>Les compositeurs, les poètes, les peintres, qui ont perdu le sentiment
+du beau et du vrai, que le vulgarisme ne choque plus, qui n'ont plus
+même la force de pourchasser les idées qui les fuient, qui se
+complaisent seulement à tendre des piéges sous les pas de leurs rivaux
+dont la vie est active et florissante, ceux-là sont morts et bien morts.
+Pourtant ils croient, toujours vivre, une heureuse illusion les
+soutient,<a name="page_364" id="page_364"></a> ils prennent l'épuisement pour de la fatigue, l'impuissance
+pour de la modération; mais la perte d'un organe! qui pourrait s'abuser
+sur un tel malheur? quand cette perte surtout détruit une voix
+merveilleuse par son étendue, sa force, la beauté de ses accents, les
+nuances infinies de son timbre, son expression dramatique et sa parfaite
+pureté? Ah! je me suis senti quelquefois ému d'une profonde pitié pour
+ces pauvres chanteurs, et plein d'une grande indulgence pour les
+caprices, les vanités, les exigences, les ambitions démesurées, les
+prétentions exorbitantes et les ridicules infinis de quelques-uns
+d'entre eux. Ils ne vivent qu'un jour et meurent tout entiers. C'est à
+peine si le nom des plus célèbres surnage, et encore c'est à
+l'illustration des maîtres dont ils furent les interprètes, trop souvent
+infidèles, qu'ils doivent, ceux-là, d'être sauvés de l'oubli. Nous
+connaissons Caffariello, parce qu'il chanta à Naples dans l'<i>Antigono</i>
+de Gluck; le souvenir de M<sup>mes</sup> Saint-Huberti et Branchu s'est conservé
+en France, parce qu'elles ont créé les rôles de Didon, de la Vestale,
+d'Iphigénie en Tauride, etc.; qui de nous aurait entendu parler de la
+<i>diva</i> Faustina, sans Marcello qui fut son maître, et sans Hasse qui
+l'épousa? Pardonnons-leur donc, à ces dieux mortels, de faire leur
+Olympe aussi brillant que possible, d'imposer aux héros de<a
+name="page_365" id="page_365"></a> l'art de longues et rudes épreuves, et de
+ne pouvoir être apaisés que par des sacrifices d'idées.</p>
+
+<p>C'est si cruel pour eux de voir l'astre de la gloire et de la fortune
+descendre incessamment à l'horizon. Quelle douloureuse fête que celle
+d'une dernière représentation! Comme le grand artiste doit avoir le
+c&oelig;ur navré en parcourant et la scène et les secrets réduits de ce
+théâtre, dont il fut longtemps le génie tutélaire, le roi, le souverain
+absolu! En s'habillant dans sa loge, il se dit: «Je n'y rentrerai plus;
+ce casque, ombragé d'un brillant panache, n'ornera plus ma tête; cette
+mystérieuse cassette ne s'ouvrira plus pour recevoir les billets
+parfumés des belles enthousiastes.» On frappe, c'est l'avertisseur qui
+vient lui annoncer le commencement de la pièce. «Eh bien! mon pauvre
+garçon, te voilà donc pour toujours à l'abri de ma mauvaise humeur! Plus
+d'injures, plus de bourrades à craindre. Tu ne viendras plus me dire:
+«Monsieur, l'ouverture commence! Monsieur, la toile est levée! Monsieur,
+la première scène est finie! Monsieur, voilà votre entrée! Monsieur, on
+vous attend!» Hélas! non; c'est moi qui te dirai maintenant: «Santiquet,
+efface mon nom qui est encore sur cette porte; Santiquet, vas porter ces
+fleurs à Fanny; va-s-y tout de suite, elle n'en voudrait plus demain;
+Santiquet, bois ce verre de<a name="page_366" id="page_366"></a> Madère et emporte la bouteille, tu n'auras
+plus besoin de faire la chasse aux enfants de ch&oelig;ur pour la défendre;
+Santiquet, fais-moi un paquet de ces vieilles couronnes, enlève mon
+petit piano, éteins ma lampe et ferme ma loge, tout est fini.»</p>
+
+<p>Le virtuose entre dans les coulisses sous le poids de ces tristes
+pensées; il rencontre le second Ténor, son ennemi intime, sa doublure,
+qui pleure aux éclats en dehors et rit aux larmes en dedans.</p>
+
+<p>&mdash;«Eh bien! <i>mon vieux</i>, lui dit le demi-dieu d'une voix dolente, tu vas
+donc nous quitter? Mais quel triomphe t'attend ce soir! C'est une belle
+soirée!»</p>
+
+<p>&mdash;«Oui, pour toi,» répond le chef d'emploi d'un air sombre. Et lui
+tournant le dos:</p>
+
+<p>&mdash;«Delphine, dit-il à une jolie petite danseuse, à qui il permettait de
+l'adorer, donne-moi donc <i>ma</i> bonbonnière?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! <i>ma</i> bonbonnière est vide, répond la folâtre en pirouettant; j'ai
+donné tout à Victor.</p>
+
+<p>Et cependant il faut étouffer son chagrin, son désespoir, sa rage: il
+faut sourire, il faut chanter. Le virtuose paraît en scène; il joue pour
+la dernière fois ce drame dont il fit le succès, ce rôle qu'il a créé;
+il jette un dernier coup-d'&oelig;il sur ces décors qui réfléchirent sa
+gloire, qui retentirent tant de fois de ses accents de tendresse, de
+ses<a name="page_367" id="page_367"></a> élans de passion, sur ce lac aux bords duquel il attendit Mathilde,
+sur ce Grutly, d'où il cria: <i>Liberté!</i> sur ce pâle soleil, que depuis
+tant d'années, il voyait se lever à neuf heures du soir. Et il voudrait
+pleurer, pleurer à sanglots; mais la réplique est donnée, il ne faut pas
+que la voix tremble, ni que les muscles du visage expriment d'autre
+émotion que celle du rôle; le public est là; des milliers de mains sont
+disposées à t'applaudir, mon pauvre dieu, et si elles restaient
+immobiles, oh! alors, tu reconnaîtrais que les douleurs intimes que tu
+viens de sentir et d'étouffer ne sont rien auprès de l'affreux
+déchirement causé par la froideur du public en pareille circonstance; le
+public, autrefois ton esclave, aujourd'hui ton maître, ton empereur!
+Allons, incline-toi, il t'applaudit. <i>Te moriturum salutat!</i></p>
+
+<p>Et il chante, et par un effort surhumain, retrouvant sa voix et sa verve
+juvéniles, il excite des transports jusqu'alors inconnus. On couvre la
+scène de fleurs comme une tombe à demi fermée. Palpitant de mille
+sensations contraires, il se retire à pas lents. On veut le voir encore,
+on l'appelle à grands cris. Quelle angoisse douce et cruelle pour lui,
+dans cette dernière clameur de l'enthousiasme! et qu'on doit bien lui
+pardonner s'il en prolonge un peu la durée! C'est sa dernière joie,
+c'est sa gloire, son amour, son génie, sa vie, qui frémissent en
+s'éteignant à la fois.<a name="page_368" id="page_368"></a> Viens donc, pauvre grand artiste, météore
+brillant, au terme de ta course, viens entendre l'expression suprême de
+nos affections admiratives et de notre reconnaissance, pour les
+jouissances que nous t'avons dues si longtemps; viens et savoure-les, et
+sois heureux et fier; tu te souviendras de cette heure toujours, et nous
+l'aurons oubliée demain. Il s'avance haletant, le c&oelig;ur gonflé de
+larmes; une vaste acclamation éclate à son aspect; le peuple bat des
+mains, l'appelle des noms les plus beaux et les plus chers; César le
+couronne. Mais la toile s'abaisse enfin, comme le froid et le lourd
+couteau des supplices; un abîme sépare le triomphateur de son char de
+triomphe, abîme infranchissable et creusé par le temps. Tout est
+consommé! Le Dieu n'est plus!</p>
+
+<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary="">
+<tr><td align="center"><small>Nuit profonde.</small></td></tr>
+<tr><td align="center">&nbsp;</td></tr>
+<tr><td align="center">. . . . . . . . . . . . . . .</td></tr>
+<tr><td align="center">. . . . . . . . . . . . . . .</td></tr>
+<tr><td align="center">. . . . . . . . . . . . . . .</td></tr>
+<tr><td align="center">&nbsp;</td></tr>
+<tr><td align="center"><small>Nuit éternelle.</small></td></tr>
+<tr><td align="center">&nbsp;</td></tr>
+<tr><td align="center">. . . . . . . . . . . . . . .</td></tr>
+<tr><td align="center">. . . . . . . . . . . . . . .</td></tr>
+<tr><td align="center">. . . . . . . . . . . . . . .</td></tr>
+</table>
+
+<p class="c">FIN.</p>
+
+<p><a name="page_369" id="page_369"></a></p>
+
+<p>
+<br />
+<br />
+<br />
+<br />
+</p>
+
+<table border="0" cellpadding="3" cellspacing="0" summary="TABLE">
+
+<tr><th colspan="3" align="center"><a name="TABLE_DES_MATIERES" id="TABLE_DES_MATIERES"></a><big>TABLE DES MATIÈRES</big><br /><br />
+<small>DU SECOND VOLUME.</small></th></tr>
+<tr><td colspan="3">&nbsp;</td></tr>
+<tr><th colspan="3" align="center">Voyage musical en Italie.</th></tr>
+<tr><td colspan="3">&nbsp;</td></tr>
+<tr><td align="right"><a href="#I">I.</a></td><td class="hang">Concours de composition musicale à l'Institut</td><td align="right"><a href="#page_003">3</a></td></tr>
+
+<tr><td align="right"><a href="#II">II.</a></td><td class="hang">Le concierge de l'Institut</td><td align="right"><a href="#page_015">15</a></td></tr>
+
+<tr><td align="right"><a href="#III">III.</a></td><td class="hang">Distribution des prix de l'Institut</td><td align="right"><a href="#page_031">31</a></td></tr>
+
+<tr><td align="right"><a href="#IV">IV.</a></td><td class="hang">Le départ</td><td align="right"><a href="#page_045">45</a></td></tr>
+
+<tr><td align="right"><a href="#V">V.</a></td><td class="hang">L'arrivée</td><td align="right"><a href="#page_059">59</a></td></tr>
+
+<tr><td align="right"><a href="#VI">VI.</a></td><td class="hang">Episode bouffon</td><td align="right"><a href="#page_067">67</a></td></tr>
+
+<tr><td align="right"><a href="#VII">VII.</a></td><td class="hang">Retour à Rome</td><td align="right"><a href="#page_085">85</a></td></tr>
+
+<tr><td align="right"><a href="#VIII">VIII.</a></td><td class="hang">La vie de l'Académie</td><td align="right"><a href="#page_099">99</a></td></tr>
+
+<tr><td align="right"><a href="#IX">IX.</a></td><td class="hang">Vincenza</td><td align="right"><a href="#page_117">117</a></td></tr>
+
+<tr><td align="right"><a href="#X">X.</a></td><td class="hang">Vagabondages</td><td align="right"><a href="#page_127">127</a></td></tr>
+
+<tr><td align="right"><a href="#XI">XI.</a></td><td class="hang">Subiaco</td><td align="right"><a href="#page_137">137</a></td></tr>
+
+<tr><td align="right"><a href="#XII">XII.</a></td><td class="hang">Encore Rome</td><td align="right"><a href="#page_151">151</a></td></tr>
+
+<tr><td align="right"><a href="#XIII">XIII.</a></td><td class="hang">Naples</td><td align="right"><a href="#page_177">177</a></td></tr>
+
+<tr><td align="right"><a href="#XIV">XIV.</a></td><td class="hang">Retour en France</td><td align="right"><a href="#page_209">209</a></td></tr>
+
+<tr><td class="hang" colspan="2">Le Premier opéra (nouvelle). Alfonso Della Viola à<br />
+Benvenuto Cellini</td><td align="right"><a href="#page_229">229</a><a name="page_370" id="page_370"></a></td></tr>
+
+<tr><td class="hang" colspan="2">Benvenuto à Alfonso</td><td align="right"><a href="#page_239">239</a></td></tr>
+
+<tr><td class="hang" colspan="2">Benvenuto à Alfonso</td><td align="right"><a href="#page_251">251</a></td></tr>
+
+<tr><td class="hang" colspan="2">Alfonso à Benvenuto</td><td align="right"><a href="#page_255">255</a></td></tr>
+
+<tr><td class="hang" colspan="2">Conclusion</td><td align="right"><a href="#page_257">257</a></td></tr>
+
+<tr><td class="hang" colspan="2">Du Système de Gluck en musique dramatique</td><td align="right"><a href="#page_262">262</a></td></tr>
+
+<tr><td class="hang" colspan="2">Les deux Alceste de Gluck</td><td align="right"><a href="#page_279">279</a></td></tr>
+
+<tr><td class="hang" colspan="2">Le Suicide par enthousiasme</td><td align="right"><a href="#page_309">309</a></td></tr>
+<tr><td colspan="3">&nbsp;</td></tr>
+<tr><th colspan="3" align="center">Astronomie musicale.</th></tr>
+<tr><td colspan="3">&nbsp;</td></tr>
+<tr><td class="hang" colspan="2">Révolution d'un ténor autour du public. Avant l'Aurore</td><td align="right"><a href="#page_341">341</a></td></tr>
+
+<tr><td class="hang" colspan="2">Lever héliaque</td><td align="right"><a href="#page_345">345</a></td></tr>
+
+<tr><td class="hang" colspan="2">Le ténor au zénith</td><td align="right"><a href="#page_353">353</a></td></tr>
+
+<tr><td class="hang" colspan="2">Le soleil se couche</td><td align="right"><a href="#page_361">361</a></td></tr>
+<tr><td colspan="3">&nbsp;</td></tr>
+<tr><td colspan="3">&nbsp;</td></tr>
+<tr><td colspan="3" align="center"><small>FIN DE LA TABLE DE TOME DEUXIEME.</small></td></tr>
+</table>
+
+<div class="footnotes"><p class="cb">NOTES:</p>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_1_1" id="Footnote_1_1"></a><a href="#FNanchor_1_1"><span class="label">[1]</span></a> Méhul est en effet de Givet, mais il n'était pas né à
+l'époque où Pingard prétend avoir parlé de lui à Levaillant.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_2_2" id="Footnote_2_2"></a><a href="#FNanchor_2_2"><span class="label">[2]</span></a> Il faut dire, pour être juste, que si les peintres jugent
+les musiciens, ceux-ci leur rendent la pareille au concours de peinture,
+où le prix est donné également à la pluralité des voix par toutes les
+sections réunies de l'Académie des Beaux-Arts. Il en est de même pour
+les prix d'architecture, de gravure et de sculpture. Je sens pourtant,
+en mon âme et conscience, que si j'avais l'honneur d'appartenir à ce
+docte corps, il me serait bien difficile de motiver mon choix, en
+donnant le prix à un graveur ou à un architecte, et que je ne pourrais
+guère faire preuve d'impartialité qu'en tirant le plus méritant à la
+courte-paille.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_3_3" id="Footnote_3_3"></a><a href="#FNanchor_3_3"><span class="label">[3]</span></a> 1<sup>er</sup> Iambe d'Auguste Barbier.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_4_4" id="Footnote_4_4"></a><a href="#FNanchor_4_4"><span class="label">[4]</span></a> Expression du même poète.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_5_5" id="Footnote_5_5"></a><a href="#FNanchor_5_5"><span class="label">[5]</span></a> Monfort avait obtenu en 1830 le prix de composition
+musicale qui n'avait pas été décerné l'année précédente, il se trouvait
+conséquemment aussi à Rome quand j'y arrivai.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_6_6" id="Footnote_6_6"></a><a href="#FNanchor_6_6"><span class="label">[6]</span></a> Ce manuscrit est entre les mains de mon ami J. d'Ortigue,
+avec l'inscription raturée.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_7_7" id="Footnote_7_7"></a><a href="#FNanchor_7_7"><span class="label">[7]</span></a>
+</p>
+
+<p class="c">Si quelqu'un t'offense je te vengerai.</p>
+
+<p>Cette statue célèbre est sur la place du Grand-Duc, où se trouve aussi
+la poste.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_8_8" id="Footnote_8_8"></a><a href="#FNanchor_8_8"><span class="label">[8]</span></a> Nous étions loin de nous douter alors que nous ferions tous
+les deux en 1840 l'inauguration de la belle colonne de la Bastille, dont
+il est l'auteur; et qu'il serait chargé de construire un orchestre pour
+recevoir les exécutants de ma symphonie funèbre.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_9_9" id="Footnote_9_9"></a><a href="#FNanchor_9_9"><span class="label">[9]</span></a> Les théâtres lyriques, à Rome, ne sont ouverts que quatre
+mois de l'année.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_10_10" id="Footnote_10_10"></a><a href="#FNanchor_10_10"><span class="label">[10]</span></a> Il est fort difficile de se procurer les chefs-d'&oelig;uvre de
+la littérature moderne; la police du S.P. les ayant presque tous mis à
+l'index.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_11_11" id="Footnote_11_11"></a><a href="#FNanchor_11_11"><span class="label">[11]</span></a> Je l'ai vue un soir chez M. Vernet, avec ses longs cheveux
+blonds tombant autour de sa figure mélancolique, comme les branches d'un
+saule pleureur: trois jours après je vis sa charge en terre dans
+l'atelier de Dantan.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_12_12" id="Footnote_12_12"></a><a href="#FNanchor_12_12"><span class="label">[12]</span></a> Le séjour des pensionnaires musiciens en Italie n'est que
+de deux ans, ils doivent ensuite voyager un an en Allemagne et revenir à
+Paris. Les autres artistes, au contraire, sont tenus de passer cinq ans
+au-delà des monts.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_13_13" id="Footnote_13_13"></a><a href="#FNanchor_13_13"><span class="label">[13]</span></a> J'ai hâte maintenant de dire au lecteur, pour dissiper
+l'impression trop violente, trop désolante, trop déchirante que mon
+récit aura sans aucun doute produite sur son imagination et sur son
+c&oelig;ur, qu'il n'y a de réel dans l'anecdote que l'amour de Vincenza pour
+mon ami Gibert, et l'indifférence de celui-ci pour elle. Je serais au
+désespoir d'affliger quiconque trop profondément. D'ailleurs, tout ce
+que je raconte dans ces deux volumes est vrai, et j'ai peur de l'ombre
+mensongère que ce conte pourrait jeter sur le reste de mon récit.
+Vincenza a bien pleuré souvent au pied des tilleuls du Pincio, elle m'a
+demandé bien des fois de la raccommoder avec son amant qu'elle ennuyait
+et qui n'était point jaloux, mais elle ne s'est pas noyée le moins du
+monde. Elle est morte à Albano, de maladie tout bonnement, deux ans
+après mon départ. Quant à Gibert, l'indolent créole, qui se soucie de
+moi comme de Vincenza, il est toujours à Rome, où il passe un tiers de
+sa vie à sommeiller, l'autre à dormir et le troisième à ne rien faire.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_14_14" id="Footnote_14_14"></a><a href="#FNanchor_14_14"><span class="label">[14]</span></a> <i>Inglese</i>, Anglais.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_15_15" id="Footnote_15_15"></a><a href="#FNanchor_15_15"><span class="label">[15]</span></a> <i>Baïocco</i>, monnaie romaine.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_16_16" id="Footnote_16_16"></a><a href="#FNanchor_16_16"><span class="label">[16]</span></a> Je fumais alors, je n'avais pas encore découvert que
+l'excitation causée par le tabac est une chose pour moi prodigieusement
+désagréable.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_17_17" id="Footnote_17_17"></a><a href="#FNanchor_17_17"><span class="label">[17]</span></a> Ceci est encore un mensonge et résulte de la tendance
+qu'ont toujours les artistes à écrire des phrases qu'ils croient à
+effet. Je n'ai jamais donné de coups de pied à Crispino; Flacheron est
+même le seul d'entre nous qui se soit permis avec lui une telle
+liberté.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_18_18" id="Footnote_18_18"></a><a href="#FNanchor_18_18"><span class="label">[18]</span></a> Cet instrument ne serait-il pas celui dont parle Virgile:
+</p>
+
+<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary="">
+<tr><td align="right">..... Ite per alta</td></tr>
+<tr><td align="right">Dindyma, ubi assuetis biforem dat tibia cantum.</td></tr>
+</table>
+
+</div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_19_19" id="Footnote_19_19"></a><a href="#FNanchor_19_19"><span class="label">[19]</span></a> J'avais écrit les paroles parlées et chantées de cet
+ouvrage qui sert de conclusion à la Symphonie Fantastique, en revenant
+de Nice, et pendant le trajet que je fis, à pied, de Sienne à
+Montefiascone.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_20_20" id="Footnote_20_20"></a><a href="#FNanchor_20_20"><span class="label">[20]</span></a> <i>Grani</i>, monnaie napolitaine.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_21_21" id="Footnote_21_21"></a><a href="#FNanchor_21_21"><span class="label">[21]</span></a> Isidore Flacheron.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_22_22" id="Footnote_22_22"></a><a href="#FNanchor_22_22"><span class="label">[22]</span></a> Faute de pouvoir prononcer mon nom, les Subiacois me
+désignaient toujours de la sorte.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_23_23" id="Footnote_23_23"></a><a href="#FNanchor_23_23"><span class="label">[23]</span></a> Aujourd'hui madame Flacheron.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_24_24" id="Footnote_24_24"></a><a href="#FNanchor_24_24"><span class="label">[24]</span></a> Assassiner quelqu'un.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_25_25" id="Footnote_25_25"></a><a href="#FNanchor_25_25"><span class="label">[25]</span></a> L**** était un grand séducteur de femmes de chambre; et il
+prétendait qu'un moyen sûr de s'en faire aimer, c'était <i>d'avoir
+toujours l'air un peu triste et un pantalon blanc</i>.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_26_26" id="Footnote_26_26"></a><a href="#FNanchor_26_26"><span class="label">[26]</span></a> Il faut en excepter une partie de celle de Bellini et de
+ses imitateurs.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_27_27" id="Footnote_27_27"></a><a href="#FNanchor_27_27"><span class="label">[27]</span></a> Cette correspondance fictive est basée sur des faits
+historiques: Benvenuto Cellini, l'un des plus grands sculpteurs et
+ciseleurs de son temps, fut en effet contemporain d'Alfonso della Viola,
+auteur d'un opéra qui passe pour le second ou le troisième essai de
+musique dramatique fait au seizième siècle.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_28_28" id="Footnote_28_28"></a><a href="#FNanchor_28_28"><span class="label">[28]</span></a> Historique.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_29_29" id="Footnote_29_29"></a><a href="#FNanchor_29_29"><span class="label">[29]</span></a> Historique.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_30_30" id="Footnote_30_30"></a><a href="#FNanchor_30_30"><span class="label">[30]</span></a> Historique.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_31_31" id="Footnote_31_31"></a><a href="#FNanchor_31_31"><span class="label">[31]</span></a> Historique.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_32_32" id="Footnote_32_32"></a><a href="#FNanchor_32_32"><span class="label">[32]</span></a> Historique.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_33_33" id="Footnote_33_33"></a><a href="#FNanchor_33_33"><span class="label">[33]</span></a> On sait que Cellini professait une singulière aversion
+pour cet instrument.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_34_34" id="Footnote_34_34"></a><a href="#FNanchor_34_34"><span class="label">[34]</span></a> Cet air n'est pas de Gluck.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_35_35" id="Footnote_35_35"></a><a href="#FNanchor_35_35"><span class="label">[35]</span></a> Nous désignerons ainsi par les premières paroles dans les
+deux langues, les morceaux qui existent dans les deux partitions.</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_36_36" id="Footnote_36_36"></a><a href="#FNanchor_36_36"><span class="label">[36]</span></a> L'intention de Gluck est là trop évidente et trop belle
+pour ne la rendre à l'exécution qu'avec les moyens ordinaires; c'est
+trente flûtes au lieu de deux qu'il faudrait pour ce morceau. Oh! si
+j'étais directeur de l'Opéra!</p></div>
+
+<div class="footnote"><p><a name="Footnote_37_37" id="Footnote_37_37"></a><a href="#FNanchor_37_37"><span class="label">[37]</span></a> Cet air est toujours supprimé à la représentation.</p></div>
+
+</div>
+<hr class="full" />
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Voyage musical en Allemagne et en
+Italie, II, by Hector Berlioz
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK VOYAGE MUSICAL II ***
+
+***** This file should be named 37567-h.htm or 37567-h.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ http://www.gutenberg.org/3/7/5/6/37567/
+
+Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
+Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
+produced from images available at the Bibliothèque nationale
+de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
+
+
+Updated editions will replace the previous one--the old editions
+will be renamed.
+
+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
+copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
+
+
+
+*** START: FULL LICENSE ***
+
+THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
+PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
+
+To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
+distribution of electronic works, by using or distributing this work
+(or any other work associated in any way with the phrase "Project
+Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
+Gutenberg-tm License (available with this file or online at
+http://gutenberg.org/license).
+
+
+Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
+electronic works
+
+1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
+electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
+and accept all the terms of this license and intellectual property
+(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
+the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
+all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
+If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
+Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
+terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
+entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
+
+1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
+used on or associated in any way with an electronic work by people who
+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
+Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
+freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
+this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
+the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
+keeping this work in the same format with its attached full Project
+Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
+
+1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
+what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
+a constant state of change. If you are outside the United States, check
+the laws of your country in addition to the terms of this agreement
+before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
+creating derivative works based on this work or any other Project
+Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
+the copyright status of any work in any country outside the United
+States.
+
+1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
+
+1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate
+access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
+whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
+phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
+Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
+copied or distributed:
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
+from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
+posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
+and distributed to anyone in the United States without paying any fees
+or charges. If you are redistributing or providing access to a work
+with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
+work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
+through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
+Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
+1.E.9.
+
+1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
+with the permission of the copyright holder, your use and distribution
+must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
+terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
+to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
+permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
+
+1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
+License terms from this work, or any files containing a part of this
+work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
+
+1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
+electronic work, or any part of this electronic work, without
+prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
+active links or immediate access to the full terms of the Project
+Gutenberg-tm License.
+
+1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
+compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
+word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
+distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
+"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
+posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
+you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
+copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
+request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
+form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
+License as specified in paragraph 1.E.1.
+
+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
+performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
+unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
+
+1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
+access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
+that
+
+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
+ the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
+ owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
+- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
+ does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
+ Project Gutenberg-tm works.
+
+- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
+1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
+works, and the medium on which they may be stored, may contain
+"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
+corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
+property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
+computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
+your equipment.
+
+1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
+of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
+Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
+Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
+liability to you for damages, costs and expenses, including legal
+fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
+LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
+PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
+TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
+LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
+INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
+DAMAGE.
+
+1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
+defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
+receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
+written explanation to the person you received the work from. If you
+received the work on a physical medium, you must return the medium with
+your written explanation. The person or entity that provided you with
+the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
+refund. If you received the work electronically, the person or entity
+providing it to you may choose to give you a second opportunity to
+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
+
+1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
+providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
+
+</pre>
+
+</body>
+</html>
diff --git a/37567-h/images/ill_pg_144.png b/37567-h/images/ill_pg_144.png
new file mode 100644
index 0000000..d1c202b
--- /dev/null
+++ b/37567-h/images/ill_pg_144.png
Binary files differ
diff --git a/37567-h/images/ill_pg_144_sml.png b/37567-h/images/ill_pg_144_sml.png
new file mode 100644
index 0000000..1caa428
--- /dev/null
+++ b/37567-h/images/ill_pg_144_sml.png
Binary files differ
diff --git a/37567-h/images/ill_pg_157.png b/37567-h/images/ill_pg_157.png
new file mode 100644
index 0000000..c36bfcf
--- /dev/null
+++ b/37567-h/images/ill_pg_157.png
Binary files differ
diff --git a/37567-h/images/ill_pg_157_sml.png b/37567-h/images/ill_pg_157_sml.png
new file mode 100644
index 0000000..3b7881b
--- /dev/null
+++ b/37567-h/images/ill_pg_157_sml.png
Binary files differ
diff --git a/37567-h/images/ill_pg_191.png b/37567-h/images/ill_pg_191.png
new file mode 100644
index 0000000..d304de5
--- /dev/null
+++ b/37567-h/images/ill_pg_191.png
Binary files differ
diff --git a/37567-h/images/ill_pg_191_sml.png b/37567-h/images/ill_pg_191_sml.png
new file mode 100644
index 0000000..1108121
--- /dev/null
+++ b/37567-h/images/ill_pg_191_sml.png
Binary files differ
diff --git a/37567-h/images/ill_pg_192.png b/37567-h/images/ill_pg_192.png
new file mode 100644
index 0000000..0138ccb
--- /dev/null
+++ b/37567-h/images/ill_pg_192.png
Binary files differ
diff --git a/37567-h/images/ill_pg_192_sml.png b/37567-h/images/ill_pg_192_sml.png
new file mode 100644
index 0000000..9723a11
--- /dev/null
+++ b/37567-h/images/ill_pg_192_sml.png
Binary files differ
diff --git a/37567-h/images/ill_pg_223.png b/37567-h/images/ill_pg_223.png
new file mode 100644
index 0000000..5ae7950
--- /dev/null
+++ b/37567-h/images/ill_pg_223.png
Binary files differ
diff --git a/37567-h/images/ill_pg_223_sml.png b/37567-h/images/ill_pg_223_sml.png
new file mode 100644
index 0000000..9bc21a3
--- /dev/null
+++ b/37567-h/images/ill_pg_223_sml.png
Binary files differ
diff --git a/37567-h/images/ill_pg_224.png b/37567-h/images/ill_pg_224.png
new file mode 100644
index 0000000..a60037a
--- /dev/null
+++ b/37567-h/images/ill_pg_224.png
Binary files differ
diff --git a/37567-h/images/ill_pg_224_sml.png b/37567-h/images/ill_pg_224_sml.png
new file mode 100644
index 0000000..05605e3
--- /dev/null
+++ b/37567-h/images/ill_pg_224_sml.png
Binary files differ
diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt
new file mode 100644
index 0000000..6312041
--- /dev/null
+++ b/LICENSE.txt
@@ -0,0 +1,11 @@
+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
+metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be
+in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES.
+
+Procedures for determining public domain status are described in
+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
+
+No investigation has been made concerning possible copyrights in
+jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize
+this eBook outside of the United States should confirm copyright
+status under the laws that apply to them.
diff --git a/README.md b/README.md
new file mode 100644
index 0000000..42e3f65
--- /dev/null
+++ b/README.md
@@ -0,0 +1,2 @@
+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
+eBook #37567 (https://www.gutenberg.org/ebooks/37567)