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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-14 20:08:16 -0700 |
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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Voyage musical en Allemagne et en Italie, II + +Author: Hector Berlioz + +Release Date: September 29, 2011 [EBook #37567] + +Language: French + +Character set encoding: UTF-8 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK VOYAGE MUSICAL II *** + + + + +Produced by Chuck Greif and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was +produced from images available at the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + + + + + + + + +VOYAGE MUSICAL + +EN ALLEMAGNE + +ET + +EN ITALIE. + + + + +SÈVRES--M. CERF. IMPRIMEUR. 444, RUE ROYALE. + + + + +VOYAGE MUSICAL + +EN + +ALLEMAGNE + +ET + +EN ITALIE. + +ÉTUDES SUR BEETHOVEN, GLUCK ET WEBER. + +MÉLANGES ET NOUVELLES. + +PAR HECTOR BERLIOZ. + +2 + +PARIS + +JULES LABITTE, LIBRAIRE-ÉDITEUR, +Nº 3. QUAI VOLTAIRE. + +1844 + + + + +VOYAGE MUSICAL + +EN ITALIE. + + + + +I + +CONCOURS DE COMPOSITION MUSICALE A L'INSTITUT. + + +_Je dirai: J'étais là , telle chose m'advint._ + +Il faut dire aussi pourquoi j'étais là , car on ne s'en douterait guère. + +En effet, que peut aller chercher aujourd'hui un musicien en Italie? +Irait-il y entendre les chefs-d'Å“uvre de l'ancienne école? on ne les +exécute nulle part. Ceux de l'école moderne? on les représente +habituellement à Paris. Se proposerait-il d'y étudier l'art du chant? +C'est bien, il est vrai, la terre classique des chanteurs; mais ceux-ci +n'ont pas plutôt acquis un talent un peu remarquable, que nous les +voyons accourir en France. Les Rubini, Tamburini, Grisi, Persiani, +Ronconi, Salvi, ont fondé ou consolidé leur réputation à Paris, et ils y +passent, en général, une bonne partie de leur vie d'artiste. Se +livre-t-il à l'étude de la musique instrumentale? c'est le Rhin qu'il +faut passer et non les Alpes. Toutes ces raisons sont excellentes, sans +doute; je me bornerai à répondre que, si je suis allé en Italie sous +prétexte de musique, c'est par arrêt de l'Académie. J'ai obtenu, comme +tant d'autres, le grand prix de composition musicale au concours annuel +de l'Institut; et si le lecteur est curieux de savoir comment se faisait +ce concours, à l'époque où je m'y présentai, je puis le lui apprendre. + +Faire connaître quels sont chaque année ceux des jeunes compositeurs +français qui offrent le plus de garanties pour l'avenir de l'art, et les +encourager en les mettant, au moyen d'une pension, dans le cas de +s'occuper librement et exclusivement pendant cinq ans de leurs études, +tel est le double but de l'institution du prix de Rome, telle a été +l'intention du gouvernement qui l'a fondée. Toutefois, voici les moyens +qu'on employait encore il y a quelques années, pour remplir l'une et +parvenir à l'autre. Les choses ont un peu changé depuis lors, mais bien +peu. + +Les _faits_ que je vais citer paraîtront sans doute fort extraordinaires +et improbables à la plupart des lecteurs, mais comme j'ai eu l'honneur +d'obtenir successivement le second et le premier grand prix au concours +de l'Institut, je ne dirai rien que je n'aie vu moi-même, et dont je ne +sois parfaitement sûr. Cette circonstance d'ailleurs me permet de dire +librement toute ma pensée sans crainte de voir attribuer à l'aigreur +d'une vanité blessée ce qui n'est que l'expression de mon amour de l'art +et de ma conviction intime. + +Tous les Français, ou naturalisés Français, âgés de moins de trente ans, +pouvaient, et peuvent encore, aux termes du réglement, être admis au +concours. + +Quand l'époque en avait été fixée, les candidats venaient s'inscrire au +secrétariat de l'Institut. Ils subissaient ensuite un examen +préparatoire, nommé _concours préliminaire_, qui avait pour but de +désigner parmi les aspirants les cinq ou six élèves les plus avancés. + +Le sujet du grand concours devait être une _scène lyrique sérieuse pour +une ou deux voix et orchestre_; et les candidats, afin de prouver qu'ils +possédaient le sentiment de la mélodie et de l'expression dramatique, +l'art de l'instrumentation et les autres qualités indispensables pour un +tel ouvrage, étaient tenus d'écrire une _fugue vocale_. On leur +accordait une journée entière pour ce travail. _Chaque fugue devait être +signée._ + +Le lendemain, les membres de la section de musique de l'Institut se +rassemblaient, lisaient les fugues, et faisaient un choix trop souvent +entaché de partialité, car un certain nombre des manuscrits _signés_ +appartenait toujours à des élèves de messieurs les académiciens. + +Les votes recueillis et les concurrents désignés, ceux-ci devaient se +représenter bientôt après pour recevoir les paroles de la scène ou +cantate qu'ils allaient avoir à mettre en musique, et _entrer en loge_. +M. le secrétaire perpétuel de l'Académie des Beaux-Arts leur dictait +collectivement le classique poème, qui commençait presque toujours +ainsi: + + Déjà l'Aurore aux doigts de rose. + +Ou: + + Déjà le jour naissant ranime la nature. + +Ou: + + Déjà d'un doux éclat l'horizon se colore. + +Ou: + + Déjà du blond Phébus le char brillant s'avance. + +Ou: + + Déjà de pourpre et d'or les monts lointains se parent. + +Ou: + + Déjà .... + +Ah! ma foi, j'allais faire une fausse citation. La cantate avec laquelle +j'ai obtenu le grand prix commençait précisément de la façon contraire. +C'était, si je ne me trompe: «_Déjà la nuit a voilé la nature._» C'est +fort différent, comme on voit. + +Les candidats, munis du lumineux poème, étaient alors enfermés isolément +avec un piano, jusqu'à ce qu'ils eussent terminé leur partition. Le +matin à onze heures, et le soir à six, le concierge, dépositaire des +clefs de chaque loge, venait ouvrir aux détenus, qui se réunissaient +pour prendre ensemble leurs repas; mais défense à eux de sortir du +palais de l'Institut. Tout ce qui venait du dehors, papiers, lettres, +livres, linge, était soigneusement visité, afin que les élèves ne +pussent obtenir ni aide ni conseils de personne. Ce qui n'empêchait pas +qu'on ne les autorisât à recevoir des visites dans la cour de +l'Institut, tous les jours, de six à huit heures du soir, à inviter même +leurs amis à de joyeux dîners, où Dieu sait tout ce qui pouvait se +communiquer, de vive voix ou par écrit, entre le bordeaux et le +champagne. Le délai fixé pour la composition était de 22 jours; ceux des +auteurs qui avaient fini avant ce temps étaient libres de sortir, après +avoir déposé leur manuscrit, toujours _numéroté et signé_. Toutes les +partitions étant livrées, le lyrique aréopage s'assemblait de nouveau, +et s'adjoignait à cette occasion deux membres pris dans les autres +sections de l'Institut. Un sculpteur et un peintre, par exemple, ou un +graveur et un architecte, ou un sculpteur et un graveur, ou un +architecte et un peintre, ou même deux graveurs, ou deux peintres, ou +deux architectes, ou deux sculpteurs. L'important était qu'ils ne +fussent pas musiciens. Ils avaient voix délibérative et se trouvaient là +pour juger d'un art qui leur est étranger. On entendait successivement +toutes les scènes écrites pour l'orchestre, comme je l'ai dit plus haut, +et on les entendait réduites par _un seul_ accompagnateur, _sur le +piano_!..... (Et il en est encore ainsi à cette heure!) + +Vainement prétendrait-on qu'il est possible d'apprécier à sa juste +valeur une composition d'orchestre ainsi mutilée; rien n'est plus +éloigné de la vérité. Le piano peut donner une idée de l'orchestre, pour +un ouvrage qu'on aurait déjà entendu complètement exécuté; la mémoire +alors se réveille, supplée à ce qui manque, et on est ému par souvenir. +Mais pour une Å“uvre nouvelle, dans l'état actuel de la musique, c'est +impossible. Une partition telle que l'_Å’dipe_, de Sacchini, ou toute +autre de cette école, dans laquelle l'instrumentation n'existe pas, ne +perdrait presque rien à une pareille épreuve. Aucune composition +moderne, en supposant que l'auteur ait profité des ressources que l'art +actuel lui donne, n'est dans le même cas. Exécutez donc sur le piano la +marche de _la Communion_, de la messe du sacre, de Chérubini? Que +deviendront ces délicieuses tenues d'instruments à vent qui vous +plongent dans une extase mystique? ces ravissants enlacements de flûtes +et de clarinettes, d'où résulte presque tout l'effet? Ils disparaîtront +complètement, puisque le piano ne peut tenir ni enfler un son. + +Accompagnez au piano l'admirable air d'Agamemnon dans l'_Iphigénie en +Aulide_ de Gluck! Il y a sous ces vers: + + J'entends retentir dans mon sein + Le cri plaintif de la nature. + +un solo de hautbois d'un effet poignant et vraiment sublime. Au piano, +au lieu d'une plainte déchirante, cette note vous donnera un son de +clochette, et rien de plus. Voilà l'idée, la pensée, l'inspiration +anéanties. Je ne parle pas des grands effets d'orchestre, des +oppositions si piquantes établies entre les instruments à cordes et +l'_harmonie_ des couleurs tranchées qui séparent les instruments de +cuivre des instruments de bois, des effets magiques de timbales qu'on +trouve à chaque pas dans Beethoven et Weber, des moyens dramatiques qui +résultent de l'_éloignement_ des masses harmoniques placées à distance +les unes des autres, ni de cent autres détails dans lesquels il serait +superflu d'entrer. Je dirai seulement qu'ici l'injustice et l'absurdité +du réglement se montrent dans toute leur laideur. N'est-il pas évident +que le piano anéantissant tous les effets d'instrumentation, nivelle, +par cela seul, tous les compositeurs? Celui qui sera habile, profond, +ingénieux instrumentaliste, est rabaissé à la taille de l'ignorant qui +n'a pas les premières notions de cette branche de l'art. Ce dernier peut +avoir écrit des trombones au lieu de clarinettes, des ophicléides au +lieu de bassons, avoir commis les plus énormes bévues, pendant que +l'autre aura composé un magnifique orchestre, sans qu'il soit possible, +avec une pareille exécution, d'apercevoir la différence qu'il y a entre +eux. Le piano, pour les instrumentalistes, est donc une vraie guillotine +destinée à abattre toutes les nobles têtes, et dont la plèbe seule n'a +rien à redouter. + +Quoi qu'il en soit, les scènes ainsi _exécutées_, on va au scrutin (je +parle au présent, puisque rien n'est changé à cet égard). Le prix est +donné. Vous croyez que c'est fini? Erreur. Huit jours après, toutes les +sections de l'Académie des beaux-arts se réunissent pour le grand +jugement définitif. Les peintres, statuaires, architectes, graveurs en +médailles et graveurs en taille-douce forment cette fois un imposant +jury, dont _les musiciens cependant ne sont pas exclus_: les hommes de +lettres et poètes seuls n'y figurent point. Pourquoi cela?... je +l'ignore. Il me semble, en tout cas, que le chantre d'_Atala_ et des +_Martyrs_, que l'auteur des _Voix intérieures_ et des _Chants du +Crépuscule_, celui des _Harmonies religieuses_ et des _Méditations_, +pourraient apprécier l'expression ou la noblesse d'une mélodie au moins +aussi bien que le plus grand sculpteur, fût-il un Phidias, ou le plus +habile architecte, fût-il un Michel-Ange. + +Quand les _exécuteurs_, chanteur et pianiste, ont fait entendre une +seconde fois, et de la même manière chaque partition, l'urne fatale +circule, on lit les bulletins, et le jugement préliminaire que la +section de musique avait porté huit jours auparavant, se trouve, en +dernière analyse, confirmé, modifié, ou _cassé_ par la majorité. + +Ainsi, le prix de musique est donné par des gens qui ne sont pas +musiciens et qui n'ont pas même été mis dans le cas d'entendre, telles +qu'elles ont été conçues, les partitions entre lesquelles un absurde +réglement les oblige de faire un choix. + +Au jour solennel de la distribution des prix, la cantate préférée par +les peintres, sculpteurs et graveurs, est ensuite exécutée +_complètement_. C'est un peu tard; il aurait mieux valu sans doute +convoquer l'orchestre avant de se prononcer; et les dépenses +occasionnées par cette exécution tardive sont assez inutiles, puisqu'il +n'y a plus à revenir sur la décision prise; mais l'Académie est +curieuse, elle veut _connaître_ l'ouvrage qu'elle a couronné........ +C'est un désir bien naturel!...... + + + + +II + +LE CONCIERGE DE L'INSTITUT. + + +Il y avait dans mon temps, à l'Institut, un vieux concierge nommé +Pingard, à qui tout ceci causait une indignation des plus plaisantes. La +tâche de ce brave homme, à l'époque des concours, était de nous enfermer +dans nos loges, de nous ouvrir soir et matin, et de surveiller nos +rapports avec les visiteurs, aux heures de loisir. Il remplissait, en +outre, les fonctions d'huissier auprès de Messieurs les académiciens, et +assistait, en conséquence, à toutes les séances secrètes et publiques, +où il avait fait bon nombre de curieuses observations. Embarqué à seize +ans comme mousse à bord d'une frégate de la compagnie des Indes, il +avait parcouru presque toutes les îles de la Sonde, et, obligé de +séjourner à Java, il échappa, par la force de sa constitution, et lui +neuvième, disait-il, aux fièvres pestilentielles qui avaient enlevé tout +l'équipage. + +J'ai toujours beaucoup aimé les vieux voyageurs, pourvu qu'ils eussent +quelque histoire lointaine à me raconter. En pareil cas, je les écoute +avec une attention calme et une inexplicable patience. Je les suis dans +toutes leurs digressions, dans les dernières ramifications des épisodes +de leurs épisodes; et, quand le narrateur, voulant trop tard revenir au +sujet principal et ne sachant quel chemin prendre, se frappe le front +pour ressaisir le fil rompu de son histoire en disant: «Mon Dieu, où en +étais-je donc?...,» je suis heureux de le remettre sur la piste de son +idée, de lui jeter le nom qu'il cherchait, la date qu'il avait oubliée, +et c'est avec une véritable satisfaction que je l'entends s'écrier, tout +joyeux: «Ah! oui, oui, j'y suis, m'y voilà .» Aussi étions-nous fort bons +amis, le père Pingard et moi; il m'avait estimé tout d'abord, à cause du +plaisir que je trouvais à lui parler de Batavia, de Célèbes, d'Amboyne, +de la côte de Coromandel, de Bornéo, de Sumatra; parce que je l'avais +questionné plusieurs fois avec curiosité sur les femmes Javanaises, dont +l'amour est fatal aux Européens, et avec lesquelles le gaillard avait +fait de si terribles fredaines, que la consomption avait un instant paru +vouloir réparer à son égard la négligence du choléra-morbus. Lui ayant +un jour, à propos de la Syrie, parlé de Volney, de _ce bon monsieur le +comte de Volney, si simple, qui avait toujours des bas de laine bleue_, +son estime pour moi s'accrut d'une manière remarquable; mais son +enthousiasme n'eut plus de bornes, quand j'en vins à lui demander s'il +avait connu le célèbre voyageur Levaillant. + +«--M. Levaillant!... M. Levaillant, s'écria-t-il vivement, pardieu si je +le connais. Tenez! Un jour que je me promenais au cap de +Bonne-Espérance, en sifflant, j'attendais une petite négresse qui +m'avait donné rendez-vous sur la Grève, parce que, entre nous, il y +avait des raisons pour qu'elle ne vînt pas chez moi. Je vais vous dire. + +--Bon, bon, nous parlions de Levaillant. + +--Ah! oui. Eh bien! un jour que je sifflais en me promenant au cap de +Bonne-Espérance, un grand homme basané, qui avait une barbe de sapeur, +se retourne vers moi; il m'avait entendu siffler en français, c'est +apparemment à ça qu'il me reconnut: + +--Dis donc, gamin, qu'il me dit, tu es Français? + +--Pardi, si je suis Français, que je lui dis, je suis de Givet, +département des Ardennes, pays de M. Méhul[1]. + +--Ah! tu es Français? + +--Oui. + +--Ah!--Et il me tourna le dos. + +C'était M. Levaillant; vous voyez si je l'ai connu.» + +Le père Pingard était donc véritablement mon ami; aussi me traitait-il +comme tel, et me confiait-il des choses qu'il eût tremblé de dévoiler à +tout autre. Je me rappelle une conversation très-animée que nous eûmes +ensemble en 1828, époque de mon second prix. On nous avait donné pour +sujet de concours un épisode du Tasse: Herminie se couvrant des armes de +Clorinde, et à la faveur de ce déguisement, sortant des murs de +Jérusalem pour aller porter à Tancrède blessé les soins de son fidèle et +malheureux amour. Au milieu du troisième air (car il y avait toujours +trois airs dans les scènes de l'Institut; d'abord le lever de l'aurore +obligé, puis le premier récitatif suivi d'un premier air suivi d'un +deuxième récitatif suivi d'un deuxième air suivi d'un troisième +récitatif suivi d'un troisième air, le tout pour le même personnage), +dans le milieu du troisième air donc, se trouvaient ces quatre vers: + + Dieu des chrétiens, toi que j'ignore, + Toi que j'outrageais autrefois, + Aujourd'hui, mon respect t'implore, + Daigne écouter ma faible voix. + +J'eus l'insolence de penser que, malgré le titre d'_air agité_ que +portait le dernier morceau, ce quatrain devait être le sujet d'une +prière, et il me parut impossible de faire implorer le Dieu des +chrétiens par la tremblante reine d'Antioche avec des cris de mélodrame +et un orchestre désespéré. J'en fis donc une prière; et, à coup sûr, +s'il y eût quelque chose de passable dans ma partition, ce ne fut que +cette andante. Comme j'arrivais à l'Institut le soir du jugement dernier +pour connaître mon sort, et savoir si les peintres, sculpteurs, graveurs +en médaille et graveurs en taille-douce m'avaient déclaré bon ou mauvais +musicien, je rencontre Pingard dans l'escalier: + +«--Eh bien! lui dis-je, qu'ont-ils décidé? + +»--Ah!... c'est vous, Berlioz... pardieu, je suis bien aise!... je vous +cherchais. + +»--Qu'ai-je obtenu, voyons, dites vite; une mention, un premier, un +second prix, ou rien? + +»--Oh! tenez, je suis encore tout remué. Quand je vous dis qu'il ne vous +a manqué que deux voix pour le premier. + +»--Parbleu, je n'en savais rien; vous m'en donnez la première nouvelle. + +»--Mais quand je vous le dis. Vous avez le second prix; c'est bon, mais +il n'a manqué que deux voix pour que vous eussiez le premier. Oh! tenez, +ça m'a vexé, parce que, voyez-vous, je ne suis ni peintre, ni +architecte, ni graveur en médaille, et par conséquent je ne connais +rien du tout en musique; mais ça n'empêche pas que votre Dieu des +chrétiens m'a fait un certain gargouillement dans le cÅ“ur qui m'a +bouleversé. Et sacredieu, tenez, si je vous avais rencontré sur le +moment, je vous aurais... je vous aurais payé une demi-tasse. + +»--Merci, merci, mon cher Pingard, vous êtes bien bon. Vous vous y +connaissez; vous avez du goût. D'ailleurs, n'avez-vous pas visité la +côte de Coromandel? + +»--Pardi, certainement; mais pourquoi? + +»--Les îles de Java? + +»--Oui, mais... + +»--De Sumatra? + +»--Oui. + +»--De Bornéo? + +»--Oui. + +»--Vous avez été _lié_ avec Levaillant? + +»--Pardi, comme deux doigts de la main. + +»--Vous avez parlé souvent à Volney? + +»--A M. le comte de Volney, qui avait des bas bleus? + +»--Oui. + +»--Certainement. + +»--Eh bien! vous êtes bon juge en musique. + +»--Comment ça? + +»--Il n'y a pas besoin de savoir comment; seulement, si on vous dit par +hasard: Quel titre avez-vous pour juger les compositeurs? êtes-vous +peintre, graveur en taille-douce, architecte, sculpteur? vous répondrez: +Non, je suis... voyageur, marin, mousse de la compagnie des Indes. C'est +plus qu'il n'en faut. Ah ça, voyons, comment s'est passée la séance? + +»--Oh! tenez, ne m'en parlez pas; c'est toujours la même chose: J'aurais +trente enfants, que le diable m'emporte si j'en mettrais un seul dans +les arts. Parce que je vois tout ça, moi. Vous ne savez pas quelle +sacrée boutique... Par exemple, ils se donnent, ils se vendent même des +voix entre eux. Tenez, une fois, au concours de peinture, j'entendis M. +Lethière qui demandait sa voix à un musicien[2] pour un de ses élèves. +Nous sommes d'anciens camarades, qu'il lui dit, tu ne me refuseras pas +ça. D'ailleurs, mon élève a du talent, son tableau est très-bien. + +»--Non, non, non, je ne veux pas, je ne veux pas, que l'autre lui +répond. Ton élève m'avait promis un album que désirait ma femme, et il +n'a pas seulement dessiné un arbre pour elle. Je ne lui donne pas ma +voix. + +»--Ah! tu as bien tort, que lui dit M. Lethière; je vote pour les tiens, +tu le sais, et tu ne veux pas voter pour les miens. + +»--Non, je ne veux pas. + +»--Alors je ferai moi-même ton album, là , je ne peux pas mieux dire. + +»--Ah! c'est différent. Comment l'appelles-tu ton élève? Pour que je ne +confonde pas, donne-moi ses noms et prénoms. Pingard! + +»--Monsieur. + +»--Un papier et un crayon. + +»--Voilà , Monsieur. Ils vont dans l'embrasure de la fenêtre, ils +écrivent trois mots, et puis j'entends le musicien qui dit à l'autre, en +repassant: C'est bon! il a ma voix. + +»--Eh bien! n'est-ce pas abominable? et si j'avais un de mes fils au +concours, et qu'on lui fit des tours pareils n'y aurait-il pas de quoi +me jeter par la fenêtre? + +»--Bon, bon, calmez-vous, Pingard, et dites-moi comment tout s'est passé +aujourd'hui. + +»--Je vous l'ai déjà dit, vous avez le second prix, et il ne vous a +manqué que deux voix pour le premier. Quand M. Dupont a eu chanté votre +cantate, et qu'il l'a fièrement bien chantée, par parenthèse, ils ont +commencé à écrire les bulletins. Il y avait un musicien, de mon côté, +qui parlait bas à un architecte, et qui lui disait: Voyez-vous, celui-là +ne fera jamais rien; ne lui donnez pas votre voix, c'est un jeune homme +perdu. Il n'admire que le dévergondage de Beethoven; on ne le fera +jamais rentrer dans la bonne route. + +»--Vous croyez, dit l'architecte? Cependant..... + +»--Oh! c'est très-sûr; d'ailleurs, demandez à notre illustre Cherubini. +Vous ne doutez pas de son expérience, j'espère; il vous dira, comme moi, +que ce jeune homme est fou, que Beethoven lui a troublé la cervelle. + +»--Pardon, me dit Pingard en s'interrompant, mais qu'est-ce que ce M. +Beethoven? il n'est pas de l'Institut, je crois? + +»--Non, il n'est pas de l'Institut; continuez. + +»--Ah! mon Dieu, ça n'a pas été long; l'autre a donné sa voix au nº 4, +au lieu de vous la donner, et voilà . Tout d'un coup, il y a un des +musiciens qui se lève et qui dit: Messieurs, avant d'aller plus avant, +je dois vous prévenir que dans le second morceau de la partition que +nous venons d'entendre, il y a un travail d'orchestre très-ingénieux, +que le piano ne peut pas rendre, et qui doit, à l'exécution, produire le +plus grand effet. Il est bon d'en être instruit. + +»--Que diable viens-tu nous chanter, lui répond un autre musicien, ton +élève ne s'est pas conformé au programme; au lieu d'_un_ air agité, il +en a écrit _deux_, et dans le milieu il a ajouté une prière qu'il ne +devait pas faire. Le réglement ne peut ainsi être méprisé. Il faut un +exemple. + +»--Oh! c'est trop fort! qu'en dit M. le Secrétaire-Perpétuel? + +»--Je crois que c'est un peu sévère, et qu'on peut pardonner la licence +que s'est permise votre élève; mais il est important que le jury soit +éclairé sur le genre de mérite que vous avez signalé, et que l'exécution +au piano ne nous a pas laissé apercevoir. + +»--Non, non, ce n'est pas vrai, dit M. Chérubini, ce prétendu mérite +d'instrumentation n'existe pas, ce n'est qu'un fouillis auquel on ne +comprend rien et qui serait détestable à l'orchestre. + +»--Ma foi, Messieurs, entendez-vous, disent de tous côtés les peintres, +sculpteurs, architectes et graveurs, nous ne pouvons juger que ce que +nous entendons, et pour le reste, si vous n'êtes pas d'accord... + +»--Ah! oui.--Ah! non.--Mais mon Dieu!...--Eh! que +Diable!...--Cependant... + +»Enfin, ils criaient tous à la fois, et comme ça les ennuyait, voilà M. +Renaud et deux autres qui s'en vont, en disant qu'ils se récusaient et +qu'ils ne voulaient pas voter. Puis on a compté les bulletins, et il +vous a manqué deux voix, comme je vous ai dit. + +»--Je vous remercie, mon bon Pingard; mais, dites-moi, cela se +passait-il de la même manière à l'Académie du cap de Bonne-Espérance? + +»--Oh! par exemple! quelle farce! Une académie au Cap! un institut +hottentot! Vous savez bien qu'il n'y en a pas. + +»--Vraiment! et chez les Indiens de Coromandel? + +»--Point. + +»--Et chez les Malais? + +»--Pas davantage. + +»--Ah ça! mais il n'y a donc point d'académie dans l'Orient? + +»--Certainement non. + +»--Les Orientaux sont bien à plaindre! + +»--Ah! oui, ils s'en moquent pas mal! + +»--Les barbares!» + +Là -dessus, je quittai le vieux concierge, gardien, huissier de +l'Institut, en songeant à l'immense avantage qu'il y aurait d'envoyer +l'Académie civiliser l'île de Java. Je ruminais déjà le plan d'un projet +que je voulais adresser aux académiciens eux-mêmes, à l'effet de les +prier _de vouloir bien se donner la peine_ d'aller se promener un peu au +cap de Bonne-Espérance, comme Pingard. Mais nous sommes si égoïstes, +nous autres Occidentaux, notre amour de l'humanité est si faible, que +ces pauvres Hottentots, ces malheureux Malais, qui n'ont pas d'académie, +ne m'ont occupé sérieusement que deux ou trois heures; le lendemain je +n'y songeais plus. Deux ans après, j'obtins enfin le premier grand prix; +_mon tour était venu_. Dans l'intervalle, le pauvre Pingard était mort, +et ce fut grand dommage, car s'il eût entendu mon _Incendie de +Sardanapale_, je suis sûr qu'il m'aurait cette fois payé une tasse tout +entière. + +Ce fut en 1830 que ce bonheur m'arriva. Je terminais précisément ma +cantate le 28 juillet: + + «...Lorsqu'un lourd soleil chauffait les grandes dalles + »Des ponts et de nos quais déserts; + »Que les cloches hurlaient, que la grêle des balles + »Sifflait et pleuvait par les airs; + »Que dans Paris entier, comme la mer qui monte, + »Le peuple soulevé grondait; + »Et qu'au lugubre accent des vieux canons de fonte + »_La Marseillaise_ répondait[3].» + +L'aspect du palais de l'Institut, habité par de nombreuses familles, +était alors curieux; les biscayens traversaient nos portes barricadées, +les boulets ébranlaient la façade, les femmes poussaient des cris, et +dans les moments de silence, entre les décharges, les hirondelles +reprenaient en chÅ“ur leur chant joyeux cent fois interrompu. Et +j'écrivais, j'écrivais précipitamment les dernières pages de mon +orchestre, au bruit sec et mat des balles perdues qui, décrivant une +parabole au-dessus des toits, venaient s'applatir près de mes fenêtres, +contre la muraille de ma chambre. Enfin, le 29, je fus libre, et je pus +sortir et polissonner dans Paris, le pistolet au poing, avec la _sainte +canaille_[4], jusqu'au lendemain. + + + + +III + +DISTRIBUTION DES PRIX DE L'INSTITUT. + + +Deux mois après eurent lieu, comme à l'ordinaire, la distribution des +prix et l'exécution à grand orchestre de la cantate couronnée. Cette +cérémonie se passe encore de la même façon. Tous les ans, les mêmes +musiciens exécutent des partitions qui sont à peu près aussi toujours +les mêmes, et les prix donnés avec le même discernement sont distribués +avec la même solennité. Tous les ans, le même jour, à la même heure, +debout sur la même marche du même escalier de l'Institut, le même +académicien répète la même phrase au lauréat qui vient d'être couronné. +Le jour est le premier samedi d'octobre; l'heure, la quatrième de +l'après-midi; la marche d'escalier, la troisième; l'académicien, tout +le monde s'en doute; la phrase, la voici: + +«Allons, jeune homme, _macte animo_; vous allez faire un beau voyage... +la terre classique des beaux-arts... la patrie des Pergolèse, des +Piccini.... un ciel inspirateur.... Vous nous reviendrez avec quelque +magnifique partition. Vous êtes en beau chemin.» + +Pour cette glorieuse journée, les académiciens endossent leur bel habit +brodé de vert; ils rayonnent, ils éblouissent. Ils vont couronner en +pompe, un peintre, un sculpteur, un architecte, un graveur et un +musicien. Grande est la joie au gynécée des muses. + +Que viens-je d'écrire là ?... cela ressemble à un vers! C'est que j'étais +déjà loin de l'Académie, et que je songeais (je ne sais trop à quel +propos, en vérité), à cette strophe de Victor Hugo: + + «Aigle qu'ils devaient suivre, aigle de notre armée, + »Dont la plume sanglante en cent lieux est semée, + »Dont le tonnerre, un soir, s'éteignit dans les flots; + »Toi qui les as couvés dans l'aire maternelle, + »Regarde et sois contente, et crie, et bats de l'aîle, + «Mère, tes aiglons sont éclos.» + +Revenons à nos lauréats, dont quelques-un ressemblent bien un peu à des +hiboux, à ces _petits monstres rechignés_ dont parle La Fontaine, plutôt +qu'à des aigles, mais qui se partagent tous également néanmoins les +affections de l'Académie. + +C'est donc le premier samedi d'octobre que leur mère radieuse _bat de +l'aile_, et que la cantate couronnée est enfin exécutée sérieusement. On +rassemble alors un orchestre _tout entier_; il n'y manque rien. Les +instruments à cordes y sont; on y voit les deux flûtes, les deux +hautbois, les deux clarinettes (je dois cependant à la vérité de dire +que cette précieuse partie de l'orchestre est complète depuis peu +seulement. Quand l'_aurore_ du grand prix se leva pour moi, il n'y avait +qu'_une clarinette et demie_; le vieillard chargé depuis un temps +immémorial de la partie de première clarinette, n'ayant plus qu'une +dent, ne pouvait faire sortir de son instrument asthmatique que la +moitié des notes, tout au plus). On y trouve les quatre cors, les trois +trombones, et jusqu'à des _cornets à pistons_, instruments modernes! +Voilà qui est fort. Eh bien! rien n'est plus vrai. L'Académie, ce +jour-là , ne se connaît plus, elle fait des folies, de véritables +extravagances: _elle est contente, et crie et bat de l'aile, ses hiboux_ +(ses aiglons voulais-je dire) _sont éclos_. Chacun est à son poste. +Habeneck, armé de l'archet conducteur, donne le signal. + +Le soleil se lève; solo de violoncelle... léger crescendo. + +Les petits oiseaux se réveillent; solo de flûte, trilles de violons. + +Les petits ruisseaux murmurent, solo d'altos. + +Les petits agneaux bêlent, solo de hautbois. + +Et le crescendo continuant, il se trouve que quand les petits oiseaux, +les petits ruisseaux et les petits agneaux ont été entendus +successivement, le soleil est au zénith, et qu'il est midi tout au +moins. Le récitatif commence: + + «Déjà le jour naissant, etc.» + +Suivent, le premier air, le deuxième récitatif, le deuxième air, le +troisième récitatif et le troisième air où le personnage expire +ordinairement, mais où le chanteur et les auditeurs respirent. M. le +Secrétaire-Perpétuel prononce à haute et intelligible voix les noms et +prénoms de l'auteur, tenant d'une main la couronne de laurier +artificiel, qui doit ceindre les tempes du triomphateur, et de l'autre +une médaille d'or véritable qui lui servira à payer son terme avant le +départ pour Rome. Elle vaut 160 francs: j'en suis certain. Le lauréat se +lève: + + Son front nouveau tondu, symbole de candeur + Rougit, en approchant, d'une honnête pudeur. + +Il embrasse M. le Secrétaire-Perpétuel. On applaudit un peu. A quelques +pas de la tribune de M. le Secrétaire-Perpétuel, se trouve le maître +illustre de l'élève couronné; l'élève embrasse son illustre maître: +c'est juste. On applaudit encore un peu. Sur une banquette du fond, +derrière les Académiciens, les parents du lauréat versent +silencieusement des larmes de joie; celui-ci, enjambant les bancs de +l'amphithéâtre, écrasant le pied de l'un, marchant sur l'habit de +l'autre, se précipite dans les bras de son père et de sa mère, qui, +cette fois, sanglotent tout haut: rien de plus naturel: mais on +n'applaudit plus, le public commence à rire. A droite du lieu de la +scène larmoyante, une jeune personne fait des signes au héros de la +fête: celui-ci ne se fait pas prier, et déchirant au passage la robe de +gaze d'une dame, déformant le chapeau d'un dandy, il finit par arriver +jusqu'à sa cousine. Il embrasse sa cousine. Il embrasse quelquefois même +le voisin de sa cousine. On rit beaucoup. Une autre femme placée dans un +coin obscur et d'un difficile accès, donne quelques marques de sympathie +que l'heureux vainqueur se garde bien de ne pas apercevoir. Il vole +embrasser aussi sa maîtresse, sa future, sa fiancée, celle qui doit +partager sa gloire; mais dans sa précipitation et son indifférence pour +les autres femmes, il en renverse une d'un coup de pied, s'accroche +lui-même à une banquette, tombe lourdement, et sans aller plus loin, +renonçant à donner la moindre accolade à la pauvre jeune fille, regagne +sa place suant et confus. Cette fois on applaudit à outrance, on rit aux +éclats; c'est un bonheur, un délire: c'est le beau moment de la séance +académique, et je sais bon nombre d'amis de la joie qui n'y vont que +pour celui-là . Je ne parle pas ainsi par rancune contre les rieurs, car +je n'eus pour ma part, quand mon tour arriva, ni père, ni mère, ni +cousine, ni maître, ni maîtresse à embrasser. Mon maître était malade, +mes parents absents et mécontents; pour ma maîtresse..... Je n'embrassai +donc que M. le Secrétaire-Perpétuel et je doute qu'en l'approchant on +ait pu remarquer la rougeur de mon front, car, au lieu d'être _nouveau +tondu_, il était enfoui sous une forêt de longs cheveux roux, qui, avec +d'autres traits caractéristiques, ne devait pas peu contribuer à me +faire ranger dans la classe des hiboux. + +J'étais d'ailleurs, ce jour-là , d'humeur très-peu embrassante; je crois +même n'avoir pas éprouvé de plus horrible colère dans toute ma vie. +Voici pourquoi: la cantate qu'on nous avait donnée à mettre en musique +finissait au moment où Sardanapale vaincu appelle ses plus belles +esclaves, et monte avec elles sur le bûcher. L'idée me vint d'écrire une +sorte de symphonie descriptive de l'incendie, des cris de ces femmes mal +résignées, des fiers accents de ce brave voluptueux, défiant la mort au +milieu des progrès de la flamme et du fracas de l'écroulement du palais. +Mais en songeant aux moyens que j'allais avoir à employer pour rendre +sensibles, par l'orchestre seul les principaux traits d'un tableau de +cette nature, je m'arrêtai. La section de musique de l'Académie eût +condamné, sans aucun doute, toute ma partition, à la seule inspection de +ce final instrumental; d'ailleurs, rien ne pouvant être plus +inintelligible, réduit à l'exécution du piano, il devenait au moins +inutile de l'écrire. J'attendis donc. Quand ensuite le prix m'eut été +accordé, sûr alors de ne pouvoir plus le perdre, et d'être en outre +exécuté à grand orchestre, j'écrivis mon incendie. Ce morceau, à la +répétition générale, produisit un tel effet, que plusieurs de MM. les +Académiciens, pris au dépourvu, vinrent eux-mêmes m'en faire compliment, +sans arrière pensée et sans rancune pour le piège où je venais de +prendre leur religion musicale. + +La salle des séances publiques de l'Institut était pleine d'artistes et +d'amateurs, curieux d'entendre cette cantate dont l'auteur avait alors +déjà une fière réputation d'extravagance. La plupart en sortant, se +récriaient sur l'étonnement que leur avait causé l'_Incendie_, et par le +récit qu'ils firent de l'étrangeté de cet effet symphonique, la +curiosité et l'attention des auditeurs du lendemain, qui n'avaient point +assisté à la répétition, furent naturellement excitées à un degré peu +ordinaire. + +A l'ouverture de la séance, me méfiant un peu de l'habileté de Grasset, +l'ex-chef d'orchestre du théâtre Italien, qui dirigeait alors, j'allai +me placer à côté de lui, mon manuscrit à la main. La pauvre Malibran, +attirée aussi par la rumeur de la veille, et qui n'avait pas pu trouver +place dans la salle, était assise sur un tabouret, auprès de moi, entre +deux contre-basses. Je la vis ce jour-là pour la dernière fois. + +Mon _decrescendo_ commence: + +(La cantate débutant par ce vers: _Déjà la nuit a voilé la nature_, +j'avais dû faire un _Coucher du soleil_, au lieu du _Lever de l'Aurore_ +consacré. Il semble que je sois condamné à ne jamais agir comme tout le +monde, à prendre la vie et l'Académie à contre-poil!) + +La cantate se déroule sans accident; Sardanapale apprend sa défaite, se +résout à mourir, appelle ses femmes; l'incendie s'allume, on écoute, les +initiés de la répétition disent à leurs voisins: + +«Vous allez entendre cet écroulement, c'est étrange, c'est prodigieux! + +Cinq cent mille malédictions sur les musiciens qui ne comptent pas leurs +pauses!!! une partie de cor donnait dans ma partition la réplique aux +timbales, les timbales la donnaient aux cymbales, celles-ci à la grosse +caisse, et le premier coup de la grosse caisse amenait l'explosion +finale! Mon damné cor ne fait pas sa note, les timbales ne l'entendant +pas n'ont garde de partir, par suite, les cymbales et la grosse caisse +se taisent aussi; rien ne part! rien!!... les violons et les basses +continuent seuls leur impuissant tremolo; point d'écroulement! un +incendie qui s'éteint sans avoir éclaté; un effet ridicule au lieu de +l'éruption tant annoncée! _Ridiculus mus!..._ Il n'y a qu'un +compositeur, déjà soumis à une pareille épreuve, qui puisse concevoir la +fureur dont je fus alors bouleversé. Un cri d'horreur s'échappa de ma +poitrine haletante, je lançai ma partition à travers l'orchestre, je +renversai deux pupitres; madame Malibran fit un bond en arrière, comme +si une mine venait soudain d'éclater à ses pieds; tout fut en rumeur, et +l'orchestre, et les Académiciens scandalisés, et les auditeurs +mystifiés, et les amis de l'auteur indignés. Ce fut une vraie +catastrophe musicale. Sérieusement, je tremble encore en y songeant. + +Il fallut pourtant bien en prendre mon parti, et quelques semaines +après, maudissant l'Académie de Paris, qui, cette fois, n'en pouvait +mais, m'acheminer vers l'Académie de Rome, où je devais avoir tout +loisir d'oublier la musique et les musiciens. + +Cette institution, fondée en 1666, eut sans doute, dans le principe, un +but d'utilité pour l'art et les artistes. Il ne m'appartient pas de +juger jusqu'à quel point les intentions du fondateur ont été remplies à +l'égard des peintres, sculpteurs, graveurs et architectes; quant aux +musiciens, je le répète, le voyage d'Italie, favorable au développement +de leur imagination par le trésor de poésie que la nature, l'art et les +souvenirs, étalent à l'envi sous leurs pas, est au moins inutile sous le +rapport des études spéciales qu'ils y peuvent faire. Mais le fait +ressortira plus évident du tableau fidèle de la vie que mènent à Rome +les artistes français. Avant de s'y rendre, les cinq ou six nouveaux +lauréats se réunissent pour combiner ensemble les arrangements du grand +voyage qui se fait d'ordinaire en commun. Un _voiturin_ se charge, +moyennant une somme assez modique, de faire parvenir en Italie sa +cargaison de grands hommes, en les entassant dans une lourde cariole, ni +plus ni moins que des bourgeois du Marais. Comme il ne change jamais de +chevaux, il lui faut beaucoup de temps pour traverser la France, passer +les Alpes, et parvenir dans les États-Romains; mais ce voyage à petites +journées doit être fécond en incidents pour une demi-douzaine de jeunes +voyageurs dont l'esprit, à cette époque, est fort loin d'être tourné à +la mélancolie. Si j'en parle sous la forme dubitative, c'est que je ne +l'ai pas fait ainsi moi-même; diverses circonstances me retinrent à +Paris, après la _cérémonie auguste de mon couronnement_, jusqu'au milieu +de janvier, et je fis la traversée tout seul et assez triste. + + + + +IV + +LE DÉPART. + + +La saison était trop mauvaise pour que le passage des Alpes pût offrir +quelque agrément; je me déterminai donc à les tourner, et me rendis à +Marseille. C'était ma première entrevue avec la mer. Je cherchai assez +longtemps un vaisseau un peu propre qui fît voile pour Livourne, mais je +ne trouvai toujours que d'ignobles petits navires, chargés de laines ou +de barriques d'huile ou de monceaux d'ossements à faire du noir, qui +exhalaient une odeur insupportable. Du reste, pas un endroit où un +honnête homme pût se nicher; on ne m'offrait ni le vivre ni le couvert; +je devais apporter des provisions et me faire un chenil pour la nuit +dans le coin du vaisseau qu'on voulait bien m'octroyer. Pour toute +compagnie, quatre matelots à face de bouledogue, dont la probité ne +m'était rien moins que garantie. Je reculai. Pendant plusieurs jours il +me fallut tuer le temps à parcourir les rochers voisins de Notre-Dame de +la Garde, genre d'occupation pour lequel j'ai toujours eu un goût +particulier. + +Enfin j'entendis annoncer le prochain départ d'un brick Sarde qui se +rendait à Livourne. Quelques jeunes gens de bonne mine, que je +rencontrai à la Cannebière, m'apprirent qu'ils étaient passagers sur le +bâtiment, et que nous y serions assez bien en nous concertant ensemble +pour l'approvisionnement. Le capitaine ne voulait en aucune façon se +charger du soin de notre table. En conséquence, il fallut y pourvoir. +Nous prîmes des vivres pour une semaine, comptant en avoir de reste, la +traversée de Marseille à Livourne, par un temps favorable, ne prenant +guère plus de trois ou quatre jours. C'est une délicieuse chose qu'un +premier voyage sur la Méditerranée, quand on est favorisé d'un beau +temps, d'un navire passable, et qu'on n'a pas le mal de mer. Les deux +premiers jours, je ne pouvais assez admirer la bonne étoile qui m'avait +fait si bien tomber et m'exemptait complètement du malaise dont les +autres voyageurs étaient cruellement tourmentés. Nos dîners sur le pont, +par un soleil superbe, en vue des côtes de Sardaigne, étaient de fort +agréables réunions. Tous ces messieurs étaient Italiens, et avaient la +mémoire garnie d'anecdotes plus ou moins vraisemblables, mais +très-intéressantes. L'un avait servi la cause de la liberté en Grèce, où +il s'était lié avec Canaris; et nous ne nous lassions pas de lui +demander des détails sur l'héroïque incendiaire, dont la gloire semblait +prête à s'éteindre, après avoir brillé d'un éclat subit et terrible +comme l'explosion de ses brûlots. Un Vénitien, homme d'assez mauvais +ton, et parlant fort mal le français, prétendait avoir commandé la +corvette de Byron pendant les excursions aventureuses du poète dans +l'Adriatique et l'Archipel grec. Il nous décrivait minutieusement le +brillant uniforme dont Byron avait exigé qu'il fût revêtu, les orgies +qu'ils faisaient ensemble; il n'oubliait pas non plus les éloges que le +noble voyageur avait accordés à son courage. Au milieu d'une tempête, +Byron ayant engagé le capitaine à venir dans sa chambre, faire avec lui +une partie d'écarté, celui-ci accepta l'invitation au lieu de rester sur +le pont à surveiller la manÅ“uvre; la partie commencée, les mouvements du +vaisseau devinrent si violents que la table et les joueurs furent +rudement renversés. + +--Ramassez les cartes, et continuons, s'écria Byron. + +--Volontiers, milord! + +--Commandant, vous êtes un brave!» Il se peut qu'il n'y ait pas un mot +de vrai dans tout cela, mais il faut convenir que l'uniforme galonné et +la partie d'écarté sont bien dans le caractère de l'auteur de _Lara_; en +outre le narrateur n'avait pas assez d'esprit pour donner à des contes +ce parfum de couleur locale, et le plaisir que j'éprouvais à me trouver +ainsi côte à côte avec un compagnon du pèlerinage de Childe-Harold, +achevait de me persuader. Mais notre traversée ne paraissait pas +approcher sensiblement de son terme; un calme plat nous avait arrêtés en +vue de Nice; il nous y retint trois jours entiers. La brise légère qui +s'élevait chaque soir nous faisait avancer de quelques lieues, mais elle +tombait au bout de deux heures, et la direction contraire d'un courant +qui règne le long de ces côtes, nous ramenait tout doucement pendant la +nuit au point d'où nous étions partis. Tous les matins, en montant sur +le pont, ma première question aux matelots était pour connaître le nom +de la ville qu'on distinguait sur le rivage, et tous les matins je +recevais pour réponse: «E Nizza, signore. Ancora Nizza. E sempre Nizza.» +Je commençais à croire la gracieuse ville de Nice douée d'une puissance +magnétique, qui, si elle n'arrachait pièce à pièce tous les ferrements +de notre brick, ainsi qu'il arrive, au dire des matelots, quand on +approche trop des pôles, exerçait au moins sur le bâtiment une +irrésistible attraction. Un vent furieux du nord, qui nous tomba des +Alpes comme une avalanche, vint me tirer d'erreur. Le capitaine n'eut +garde de manquer une si belle occasion pour réparer le temps perdu, et +se _couvrit de toile_. Le vaisseau pris en flanc inclinait horriblement. +Toutefois je fus bien vite accoutumé à cet aspect qui m'avait alarmé +dans les premiers moments; mais vers minuit, comme nous entrions dans le +golfe de la Spezzia, la frénésie de cette _tramontana_ devint telle, que +les matelots eux-mêmes commencèrent à trembler en voyant l'obstination +du capitaine à laisser toutes les voiles dehors. C'était une tempête +véritable, dont je ferai la description en beau style académique... une +autre fois. Cramponné à une barre de fer du tillac, j'admirais avec un +sourd battement de cÅ“ur cet étrange spectacle, pendant que le commandant +vénitien, dont j'ai parlé plus haut, examinait d'un Å“il sévère le +capitaine occupé à tenir la barre, et laissait échapper de temps en +temps de sinistres exclamations: «C'est de la folie! disait-il... Quel +entêtement!... Cet imbécile va nous faire sombrer!... Un temps pareil, +et quinze voiles étendues!» L'autre ne disait mot, et se contentait de +rester au gouvernail, quand un effroyable coup de vent vint le +renverser, et coucher presque entièrement le navire sur le flanc. Ce fut +un instant terrible... Pendant que notre malencontreux capitaine +roulait au milieu des tonneaux que la secousse avait jetés sur le pont +dans toutes les directions, le Vénitien, s'élançant à la barre, prit le +commandement de la manÅ“uvre avec une autorité illégale, il est vrai, +mais bien justifiée par l'événement, et que l'instinct des matelots, +joint à l'imminence du danger, les empêcha de méconnaître. Plusieurs +d'entre eux, se croyant perdus, appelaient déjà la madone à leur aide. +«Il ne s'agit pas de la madone, sacredieu! s'écrie le commandant, au +perroquet! au perroquet! tous au perroquet!» En un instant, à la voix de +ce chef improvisé, les mâts furent couverts de monde, les principales +voiles carguées; le vaisseau, se relevant à demi, permit alors +d'exécuter les manÅ“uvres de détail, et nous fûmes sauvés. + +Le lendemain nous arrivâmes à Livourne à l'aide d'une seule voile, tant +était grande la violence du vent. Quelques heures après notre +installation à l'hôtel de l'Aquila Nera, nos matelots vinrent en corps +nous faire une visite, intéressée en apparence, mais qui n'avait pour +but cependant que de se réjouir avec nous du danger auquel nous venions +d'échapper. Ces pauvres diables, qui gagnent à peine le morceau de morue +sèche et le biscuit dont se compose leur nourriture habituelle, ne +voulurent jamais accepter notre argent, et ce fut à grand peine que +nous parvînmes à les faire rester pour prendre leur part d'un déjeuner +improvisé. Une pareille délicatesse est chose rare, surtout en Italie; +elle mérite d'être consignée. + +Mes compagnons de voyage m'avaient confié, pendant la traversée, qu'ils +accouraient pour prendre part au mouvement qui venait d'éclater contre +le duc de Modène. Ils étaient animés du plus vif enthousiasme; ils +croyaient toucher déjà au jour de l'affranchissement de leur patrie. +Modène prise, la Toscane entière se soulèverait; sans perdre de temps, +on marcherait sur Rome; la France d'ailleurs ne manquerait pas de les +aider dans leur noble entreprise, etc., etc. Hélas! avant d'arriver à +Florence, deux d'entre eux furent arrêtés par la police du Grand-Duc et +jetés dans un cachot, où ils croupissent peut-être encore; pour les +autres, j'ai appris plus tard qu'ils s'étaient distingués dans les rangs +des patriotes de Modène et de Bologne, mais qu'attachés au brave et +malheureux Menotti, ils avaient suivi toutes ses vicissitudes et partagé +son sort. Telle fut la fin tragique de ces beaux rêves de liberté. + +Resté seul à Florence, après des adieux que je ne croyais pas devoir +être éternels, je m'occupai de mon départ pour Rome. Le moment était +fort inopportun, et ma qualité de Français, arrivant de Paris, me +rendait encore plus difficile l'entrée des États pontificaux. On refusa +de viser mon passeport pour cette destination; les pensionnaires de +l'Académie étaient véhémentement soupçonnés d'avoir fomenté le mouvement +insurrectionnel de la place Colonne, et l'on conçoit que le pape ne vit +pas avec empressement s'accroître cette petite colonie de +révolutionnaires. J'écrivis à notre directeur, M. Horace Vernet, qui, +après d'énergiques réclamations, obtint enfin du cardinal Bernetti +l'autorisation dont j'avais besoin. + +Par une singularité remarquable, j'étais parti seul de Paris; je m'étais +trouvé seul Français dans la traversée de Marseille à Livourne; je fus +l'unique voyageur que le voiturin de Florence trouva disposé à +s'acheminer vers Rome, et c'est dans cet isolement complet que j'y +arrivai. Deux volumes de Mémoires sur l'impératrice Joséphine, que le +hasard m'avait fait rencontrer chez un bouquiniste de Sienne, m'aidèrent +à tuer le temps pendant que ma vieille berline cheminait paisiblement. +Mon Phaéton ne savait pas un mot de français; pour moi, je ne possédais +de la langue italienne que des phrases comme celle-ci: «Fa molto caldo. +Piove. Quando lo pranzo?» Il était difficile que notre conversation fût +d'un grand intérêt. L'aspect du pays était assez peu pittoresque, et le +manque absolu de confortable dans les bourgs ou villages où nous nous +arrêtions, achevait de me faire pester contre l'Italie, et la nécessité +absurde qui m'y amenait. Mais un jour, sur les dix heures du matin, +comme nous venions d'atteindre un petit groupe de maisons, appelé la +Storta, le vetturino me dit tout-à -coup d'un air nonchalant, en se +versant un verre de vin: «Ecco Roma, signore!» Et, sans se retourner, il +me montrait du doigt la croix de Saint-Pierre. Ce peu de mots opéra en +moi une révolution complète; je ne saurais exprimer le trouble, le +saisissement que me causa l'aspect lointain de la ville immortelle, au +milieu de cette immense plaine nue et désolée... Tout à mes yeux devint +grand, poétique, sublime; l'imposante majesté de la _piazza del Popolo_, +par laquelle on entre dans Rome en venant de France, vint encore quelque +temps après augmenter ma religieuse émotion; et j'étais tout rêveur +quand les chevaux, dont j'avais cessé de maudire la lenteur, +s'arrêtèrent devant un palais de noble et sévère apparence; c'était +l'Académie. + +La _villa Medici_, qu'habitent les pensionnaires et le directeur de +l'Académie de France, fut bâtie en 1557 par Annibal Lippi; Michel-Ange +ensuite y ajouta une aile et quelques embellissements: elle est située +sur cette portion du _monte Pincio_ qui domine la ville, et de laquelle +on jouit d'une des plus belles vues qu'il y ait au monde. A droite, +s'étend la promenade du Pincio; c'est l'avenue des Champs-Élysées de +Rome. Chaque soir, au moment où la chaleur commence à baisser, elle est +inondée de promeneurs à pied, à cheval, et surtout en calèche +découverte, qui, après avoir animé pendant quelque temps la solitude de +ce magnifique plateau, en descendent précipitamment au coup de sept +heures, et se dispersent comme un essaim de moucherons emporté par le +vent. Telle est la crainte presque superstitieuse qu'inspire aux Romains +le _mauvais air_, que si un petit nombre de promeneurs attardés, +narguant l'influence pernicieuse de l'_aria cattiva_, s'arrête encore +après la disparition de la foule, pour admirer la pompe du majestueux +paysage déployé par le soleil couchant, derrière le _monte Mario_, qui +borne l'horizon de ce côté, vous pouvez en être sûrs, ces imprudents +rêveurs sont étrangers. + +A gauche de la Villa, l'avenue du Pincio aboutit sur la petite place de +la Trinita del Monte, ornée d'un obélisque, d'où un large escalier de +marbre descend dans Rome, et sert de communication directe entre le haut +de la colline et la place d'Espagne. + +Du côté opposé, le palais s'ouvre sur de beaux jardins, dessinés dans le +goût de Lenôtre, comme doivent l'être les jardins de toute honnête +Académie. Un bois de lauriers et de chênes verts, élevé sur une +terrasse, en fait partie, borné d'un côté par les remparts de Rome et +de l'autre par le couvent des Ursulines-Françaises, attenant aux +terrains de la villa Medici. + +En face on aperçoit, au milieu des champs incultes de la villa Borghèse, +la triste et désolée maison de campagne qu'habita Raphaël; et, comme +pour assombrir encore ce mélancolique tableau, une ceinture de +_pins-parasols_ en tout temps couverte d'une noire armée de corbeaux, +l'encadre à l'horizon. + +Telle est à peu près la topographie de l'habitation vraiment royale, +dont la munificence du gouvernement français a doté ses artistes pendant +le temps de leur séjour à Rome. Les appartements du directeur y sont +d'une somptuosité remarquable; bien des ambassadeurs seraient heureux +d'en posséder de pareils. Les chambres des pensionnaires, à l'exception +de deux ou trois, sont au contraire petites, incommodes, et surtout +excessivement mal meublées. Je parie qu'un maréchal-des-logis de la +caserne Popincourt, à Paris, est mieux partagé, sous ce rapport, que je +ne l'étais au palais de l'Accademia di Francia. Dans le jardin sont la +plupart des ateliers des peintres et sculpteurs; les autres sont +disséminés dans l'intérieur de la maison et sur un petit balcon élevé +donnant sur le jardin des Ursulines, d'où l'on aperçoit la chaîne de la +Sabine, le monte Cavo et le camp d'Annibal. De plus, une bibliothèque +totalement dépourvue d'ouvrages nouveaux, mais assez bien fournie en +livres classiques, est ouverte jusqu'à trois heures aux investigations +des élèves laborieux, et présente au désÅ“uvrement de ceux qui ne le sont +pas une ressource contre l'ennui. Car il faut dire que la liberté dont +ils jouissent est à peu près illimitée. Les pensionnaires sont bien +tenus d'envoyer tous les ans à l'Académie de Paris, un tableau, un +dessin, une statue, une médaille ou une partition; mais ce travail une +fois fait, ils peuvent employer leur temps comme bon leur semble, où +même ne pas l'employer du tout, sans que personne ait rien à y voir. La +tâche du directeur se borne à administrer l'établissement, et à +surveiller l'exécution du réglement qui le régit. Quant à la direction +des études, il n'exerce sur elle aucune influence. Cela se conçoit; les +vingt-deux élèves pensionnés, s'occupant de cinq arts, frères si l'on +veut, mais différents, il n'est pas possible à un seul homme de les +posséder tous, et il serait mal venu de donner son avis sur ceux qui lui +sont étrangers. + +A présent que le lecteur a un aperçu du lieu de la scène, je crois que +le meilleur moyen de lui faire connaître les acteurs est de reprendre +mon auto-biographie au point où je l'avais interrompue. + + + + +V + +L'ARRIVÉE. + + +L'Ave Maria venait de sonner, quand je descendis de voiture à la porte +de l'Académie; cette heure étant celle du dîner, je m'empressai de me +faire conduire au réfectoire, où l'on venait de m'apprendre que tous mes +nouveaux camarades étaient réunis. Mon arrivée à Rome ayant été retardée +par diverses circonstances, comme je l'ai dit plus haut, on n'attendait +plus que moi; et, à peine eus-je mis le pied dans la vaste salle où +siégeaient bruyamment autour d'une table bien garnie une vingtaine de +convives, qu'un hourra à faire tomber les vitres, s'il y en avait eu, +s'éleva à mon aspect. + +--Oh! Berlioz! Berlioz! Oh! cette tête! Oh! ces cheveux! Oh! ce nez! +Dis-donc, Jalay, il t'enfonce joliment pour le nez! + +--Et toi, il te _recale_ fièrement pour les cheveux! + +--Mille dieux! quel toupet! + +--Eh! Berlioz! tu ne me reconnais pas? Te rappelles-tu la séance de +l'Institut? Tes sacrées timbales qui ne sont pas parties pour l'incendie +de Sardanapale? Était-il furieux! Mais, ma foi, il y avait de quoi! +Voyons donc, tu ne me reconnais pas? + +--Je vous reconnais bien; mais votre nom... + +--Ah! tiens, il me dit _vous_, tu te _manières_, mon vieux: on se tutoie +tout de suite ici. + +--Eh bien! comment t'appelles-tu? + +--Il s'appelle Signol. + +--Mieux que ça, Rossignol. + +--Mauvais! mauvais le calembourg! + +--Absurde! + +--Laissez-le donc s'asseoir! + +--Qui? le calembourg? + +--Non, Berlioz. + +--Ohé! Fleury, apportez-nous du punch, et du fameux; cela vaudra mieux +que les bêtises de cet autre qui veut faire le malin. + +--Enfin, voilà notre section de musique au complet! + +--Eh! Monfort[5], voilà ton collègue. + +--Eh! Berlioz, voilà _ton-fort_. + +--C'est _mon-fort_. + +--C'est _son-fort_. + +--C'est _notre-fort_. + +--Embrassez-vous. + +--Embrassons-nous. + +--Ils ne s'embrasseront pas! + +--Ils s'embrasseront! + +--Ils ne s'embrasseront pas! + +--Si! + +--Non! + +--Ah ça! mais, pendant qu'ils crient, tu manges tout le macaroni, toi; +aurais-tu la bonté de m'en laisser un peu? + +--Eh bien! embrassons-le tous, et que ça finisse! + +--Non, que ça commence! voilà le punch! Ne bois pas ton vin. + +--Non, plus de vin! + +--A bas le vin! + +--Cassons les bouteilles! Gare, Fleury! + +--Pinck! panck! + +--Messieurs, ne cassez pas les verres, au moins; il en faut pour le +punch; je ne pense pas que vous veuillez le boire dans de petits verres. + +--Ah! les petits verres! Fi donc! + +--Pas mal, Fleury! ce n'est pas maladroit; sans ça, tout y passait. + +Fleury est le nom du factotum de la maison; ce brave homme, si digne, à +tous égards, de la confiance que lui accordent les directeurs de +l'Académie, est en possession, depuis longues années, de servir à table +les pensionnaires; il a vu tant de scènes semblables à celle que je +viens de décrire, qu'il n'y fait plus attention, et garde en pareil cas +un sérieux de glace, dont le contraste est vraiment plaisant. Quand je +fus un peu revenu de l'étourdissement que devait me causer un tel +accueil, je m'aperçus que le salon où je me trouvais offrait l'aspect le +plus bizarre. Sur l'un des murs, sont encadrés les portraits des anciens +pensionnaires, au nombre de cinquante environ; sur l'autre, qu'on ne +peut regarder sans rire, d'effroyables fresques de grandeur naturelle, +étalent une suite de caricatures, dont la monstruosité grotesque ne peut +se décrire, et dont les originaux ont tous habité l'Académie. +Malheureusement l'espace manque aujourd'hui pour continuer cette +curieuse galerie, et les nouveaux venus, dont l'extérieur prête à la +charge, ne peuvent plus être admis aux honneurs du grand _salon_. + +Le soir même, après avoir salué M. Vernet, je suivis mes camarades au +lieu habituel de leurs réunions, le fameux café Greco. C'est bien la +plus détestable taverne qu'on puisse trouver, sale, obscure et humide; +rien ne peut justifier la préférence que lui accordent les artistes de +toutes les nations fixés à Rome. Mais son voisinage de la place +d'Espagne et du restaurant Lepri qui est en face, lui amène un nombre +considérable de chalands. On y tue le temps à fumer d'exécrables +cigares, en buvant du café qui n'est guère meilleur, qu'on vous sert, +non point sur des tables de marbre comme partout ailleurs, mais sur de +petits guéridons de bois, larges comme la calotte d'un chapeau, et noirs +et gluants comme les murs de cet aimable lieu. Le _café Greco_ +cependant, est tellement fréquenté par les artistes étrangers que la +plupart s'y font adresser leurs lettres, et que les nouveaux débarqués +n'ont rien de mieux à faire que de s'y rendre pour trouver des +compatriotes. + + + + +VI + +ÉPISODE BOUFFON. + + On a vu des fusils partir, qui n'étaient pas chargés, dit-on. On a + vu plus souvent encore, je crois, des fusils chargés qui ne + partaient pas. + + (PASCAL.) + + +Je passai quelque temps à me façonner tant bien que mal à cette +existence si nouvelle pour moi. Mais une vive inquiétude qui, dès le +lendemain de mon arrivée, s'était emparée de mon esprit, ne me laissait +d'attention ni pour les objets environnants, ni pour le cercle social où +je venais d'être si brusquement introduit. Je n'avais pas trouvé à Rome +des lettres de Paris qui auraient dû m'y précéder de plusieurs jours. Je +les attendis pendant trois semaines avec une anxiété croissante; après +ce temps, incapable de résister davantage au désir de connaître la +cause de ce silence mystérieux, et malgré les remontrances amicales de +M. Horace Vernet, qui essaya d'empêcher un coup de tête, en m'assurant +qu'il serait obligé de me rayer de la liste des pensionnaires de +l'Académie si je quittais l'Italie, je m'obstinai à rentrer en France. + +En repassant à Florence, une esquinancie assez violente vint me clouer +au lit pendant huit jours. Ce fut alors que je fis la connaissance de +l'architecte danois Schlick, aimable garçon et artiste d'un talent +classé très-haut par les connaisseurs. Pendant cette semaine de +souffrances, je m'occupai à réinstrumenter la scène du bal de ma +Symphonie fantastique, et j'ajoutai à ce morceau la _coda_ qui existe +maintenant. Je n'avais pas fini ce travail quand, le jour de ma première +sortie, j'allai à la poste demander mes lettres. Le paquet qu'on me +présenta contenait une épître d'une impudence si extraordinaire et si +blessante pour un homme de l'âge et du caractère que j'avais alors, +qu'il se passa soudain en moi quelque chose d'affreux. Deux larmes de +rage jaillirent de mes yeux, et mon parti fut pris instantanément. Il +s'agissait de voler à Paris, où j'avais à tuer sans rémission deux +femmes coupables et un innocent. Quant à me tuer, moi, après ce beau +coup, c'était de rigueur, on le pense bien. Le plan de l'expédition fut +conçu en quelques minutes. On devait à Paris redouter mon retour, on me +connaissait... Je résolus de ne m'y présenter qu'avec de grandes +précautions et sous un déguisement. Je courus chez Schlick, qui +n'ignorait pas le sujet du drame dont j'étais le principal acteur. En me +voyant si pâle: + +--Ah! mon Dieu! qu'y a-t-il? + +--Voyez, lui dis-je en lui tendant la lettre, lisez! + +--Oh! c'est monstrueux, répondit-il après avoir lu. Qu'allez-vous faire? + +L'idée me vint aussitôt de le tromper, pour pouvoir agir plus librement. + +--Ce que je vais faire? Je persiste à rentrer en France; mais je vais +chez mon père au lieu de retourner à Paris. + +--Oui, mon ami, vous avez raison; allez dans votre famille; c'est là +seulement que vous pourrez, avec le temps, oublier vos chagrins et +calmer l'effrayante agitation où je vous vois. Allons, du courage! + +--J'en ai; mais il faut que je parte tout de suite, je ne répondrais pas +de moi demain. + +--Rien n'est plus aisé que de vous faire partir ce soir; je connais +beaucoup de monde ici, à la police et à la poste; dans deux heures +j'aurai votre passeport, et dans cinq votre place dans la voiture du +courrier. Je vais m'occuper de tout cela; rentrez à l'hôtel faire vos +préparatifs, je vous y rejoindrai. + +Au lieu de rentrer, je m'acheminai vers le quai de l'Arno, où demeurait +une marchande de modes française. J'entre dans son magasin, et tirant ma +montre: + +--Madame, lui dis-je, il est midi; je pars ce soir avec le courrier, +pouvez-vous, avant cinq heures, préparer pour moi une toilette complète +de femme de chambre, robe, chapeau, voile vert, etc.? Je vous donnerai +ce que vous voudrez, je ne regarde pas à l'argent. + +La marchande se consulte un instant, et m'assure que tout sera prêt +avant l'heure indiquée. Je donne des arrhes et rentre, sur l'autre rive +de l'Arno, à l'hôtel des Quatre-Nations où je logeais. J'appelle le +premier sommelier. + +--Antoine, je pars à six heures pour la France; il m'est impossible +d'emporter ma malle, je vous la confie. Envoyez-la par la première +occasion sûre à mon père, dont voici l'adresse. + +Et prenant la partition de la scène du Bal[6], dont la _coda_ n'était +pas entièrement instrumentée, j'écris en tête: _Je n'ai pas le temps de +finir; s'il prend fantaisie à la Société des Concerts de Paris +d'exécuter ce morceau en_ L'ABSENCE _de l'auteur, je prie Habeneck de +doubler à l'octave basse, avec les clarinettes et les cors, le trait +des flûtes placé sur la dernière rentrée du thème, et d'écrire à plein +orchestre les accords qui suivent. Cela suffira pour la conclusion._ + +Puis je mets la partition de ma Symphonie fantastique, adressée sous +enveloppe à Habeneck, dans une valise, avec quelques hardes; j'avais une +paire de pistolets à deux coups, je les charge convenablement; j'examine +et je place dans mes poches deux petites bouteilles de rafraîchissements, +tels que laudanum, stricnine; et, la conscience en repos au sujet de mon +arsenal, je m'en vais attendre l'heure du départ, en parcourant sans but +les rues de Florence avec cet air malade, inquiet et inquiétant des +chiens enragés. + +A cinq heures, je retourne chez ma modiste; on m'essaie ma parure qui va +fort bien. En payant le prix convenu, je donne vingt francs de trop; une +jeune ouvrière, assise devant le comptoir s'en aperçoit et veut me le +faire observer; mais la maîtresse du magasin, jetant d'un geste rapide +mes pièces d'or dans son tiroir, la repousse et l'interrompt par un: + +«Allons, petite bête, laissez monsieur tranquille! croyez-vous qu'il ait +le temps d'écouter vos sottises!» Et répondant à mon sourire ironique +par un salut curieux mais plein de grâce: «Mille remercîments, monsieur, +j'augure bien du succès, vous serez _charmante_, sans aucun doute, dans +votre petite comédie.» + +Six heures sonnent enfin; mes adieux faits à ce vertueux Schlick, qui +voyait en moi une brebis égarée et blessée rentrant au bercail, ma +parure féminine soigneusement serrée dans une des poches de la voiture, +je salue du regard le Persée de Benvenuto et sa fameuse inscription: +«_Si quis te læserit_, ego _tuus ultor ero_[7]» et nous partons. + +Les lieues se succèdent, et toujours entre le courrier et moi règne un +profond silence. J'avais la gorge et les dents serrées; je ne mangeais +pas, je ne buvais pas, je ne parlais pas. Quelques mots furent échangés +seulement vers minuit, au sujet des pistolets, dont le prudent +conducteur ôta les capsules et qu'il cacha ensuite sous les coussins de +la voiture. Il craignait que nous ne vinssions à être attaqués, et en +pareil cas, disait-il, on ne doit jamais montrer la moindre intention de +se défendre quand on ne veut pas être assassiné. + +--A votre aise, lui répondis-je, je serais bien fâché de nous +compromettre, et je n'en veux pas aux brigands! + +Arrivé à Gênes, sans avoir avalé autre chose que le jus d'une orange, au +grand étonnement de mon compagnon de voyage qui ne savait trop si +j'étais de ce monde ou de l'autre, je m'aperçois d'un nouveau malheur: +Mon costume de femme était perdu. Nous avions changé de voiture à un +village nommé Pietra-Santa et en quittant celle qui nous amenait de +Florence, j'y avais oublié tous mes atours. «Feux et tonnerres! +m'écriai-je, ne semble-t-il pas qu'un bon ange maudit veuille m'empêcher +d'exécuter mon projet! c'est ce que nous verrons!» + +Aussitôt je fais venir un domestique de place parlant le français et le +génois. Il me conduit chez une modiste. Il était près de midi, le +courrier repartait à six heures. Je demande un nouveau costume: on +refuse de l'entreprendre, ne pouvant l'achever en si peu de temps. Nous +allons chez une autre, chez deux autres, chez trois autres modistes, +même refus. Une enfin annonce qu'elle va rassembler plusieurs ouvrières +et qu'elle essaiera de me parer avant l'heure du départ. + +Elle tient parole; je suis réparé. Mais pendant que je courais ainsi les +grisettes, ne voilà -t-il pas la police sarde qui s'avise, sur +l'inspection de mon passeport, de me prendre pour un émissaire de la +révolution de juillet, pour un co-carbonaro, pour un conspirateur, pour +un libérateur, de refuser de viser le dit passeport pour Turin, et de +m'enjoindre de passer par Nice! + +«Eh! mon Dieu, visez pour Nice, qu'est-ce que cela me fait? je passerai +par l'enfer si vous voulez, pourvu que je passe!» + +Lequel des deux était le plus splendidement niais, de la police, qui ne +voyait, dans tous les Français, que des missionnaires de la Révolution, +ou de moi, qui me croyais obligé de ne pas mettre le pied dans Paris +sans être déguisé en femme, comme si tout le monde, en me reconnaissant, +eût dû lire sur mon front le projet qui m'y ramenait; ou comme si, en me +cachant vingt-quatre heures dans un hôtel, je n'eusse pas dû trouver +cinquante marchandes de mode pour une, capables de me fagoter à +merveille. + +Les gens passionnés sont charmants, ils s'imaginent tous, que le monde +entier est préoccupé de leur passion quelle qu'elle soit, et ils mettent +une bonne foi vraiment édifiante à se conformer à cette opinion. + +Je pris donc la route de Nice, sans décolérer. Je repassais même avec +beaucoup de soin dans ma tête, la _petite comédie_ que j'allais jouer en +arrivant à Paris. Je me présentais chez mes _amis_ sur les neuf heures +du soir, au moment où la famille était réunie et prête à prendre le thé; +je me faisais annoncer comme la femme de chambre de madame la comtesse +M..., chargée d'un message important et pressé; on m'introduisait au +salon, je remettais une lettre, et pendant qu'on s'occupait à la lire, +tirant de mon sein mes deux pistolets doubles, je cassais la tête au +numéro un, au numéro deux, je saisissais par les cheveux le numéro +trois, je me faisais reconnaître, malgré ses cris je lui adressais mon +troisième compliment; après quoi, avant que ce concert de voix et +d'instruments n'eût attiré des curieux, je me lâchais sur la tempe +droite le quatrième argument irrésistible, et si le pistolet venait à +rater (cela s'est vu), je me hâtais d'avoir recours à mes petits +flacons. Oh! la jolie scène! c'est vraiment dommage qu'elle ait été +supprimée! + +Cependant, malgré ma rage condensée, je me disais parfois en cheminant: +«Oui, cela sera délicieux, j'aurai là un moment bien agréable! mais la +nécessité de me tuer ensuite, est assez... fâcheuse. Dire adieu ainsi au +monde, à l'art; ne laisser d'autre réputation que celle d'un brutal qui +ne savait pas vivre; n'avoir pas même terminé les corrections de ma +première symphonie; avoir en tête d'autres partitions.... plus +grandes..... ah!..... c'est.....» Et revenant à mon idée sanglante: +«Non, non, non, non, il faut qu'ils meurent tous, il faut que je les +extermine, il faut que je leur brise le crâne, il le faut, et cela sera! +cela sera!....» Et les chevaux trottaient, m'emportant vers la France. +La nuit vint; nous suivions la route de la Corniche, taillée dans le +rocher à deux où trois cents toises au-dessus de la mer, qui baigne en +cet endroit le pied des Alpes. L'amour de la vie et l'amour de l'art, +depuis une heure, me répétaient secrètement mille douces promesses, et +je les laissais dire; je trouvais même un certain charme à les écouter, +quand, tout d'un coup, le postillon ayant arrêté ses chevaux pour mettre +le sabot à la voiture, cet instant de silence me permit d'entendre les +sourds râlements de la mer, qui brisait furieuse au fond du précipice. +Ce bruit éveilla un écho terrible et fit éclater dans ma poitrine une +nouvelle tempête, plus effrayante que toutes celles qui l'avaient +précédée. Je râlai comme la mer, et m'appuyant de mes deux mains sur la +banquette où j'étais assis, je fis un mouvement convulsif comme pour +m'élancer en avant, en poussant un _Ha!_ si rauque, si sauvage, que le +malheureux conducteur, bondissant de côté, crut décidément avoir pour +compagnon de voyage quelque diable contraint de porter un morceau de la +vraie croix. + +Cependant, l'intermittence existait, il fallait le reconnaître; il y +avait lutte entre la vie et la mort. Dès que je m'en fus aperçu, je fis +ce raisonnement qui ne me semble point trop saugrenu, vu le temps et le +lieu: «Si je profitais du bon moment (le bon moment était celui où la +vie venait coqueter avec moi. J'allais me rendre, on le voit), si je +profitais, dis-je, du bon moment, pour me cramponner de quelque façon +et m'appuyer sur quelque chose, afin de mieux résister au retour du +mauvais; peut-être viendrais-je à bout de prendre une résolution.... +vitale. Voyons donc.» Nous traversions à cette heure, un village sarde, +sur une plage, au niveau de la mer qui ne rugissait pas trop. On +s'arrête pour changer de chevaux, je demande au conducteur le temps +d'écrire une lettre; j'entre dans un petit café, je prends un chiffon de +papier, et j'écris au directeur de l'Académie de Rome, M. Horace Vernet, +_de vouloir bien me conserver sur la liste des pensionnaires, s'il ne +m'en avait pas rayé; que j'en avais point encore enfreint le réglement, +et que je_ M'ENGAGEAIS SUR L'HONNEUR _à ne pas passer la frontière +d'Italie jusqu'à ce que sa réponse me fût parvenue à Nice, où j'allais +l'attendre_. + +Ainsi lié par ma parole, et sûr de pouvoir toujours en revenir à mon +projet de Huron, si, exclu de l'Académie, privé de ma pension, je me +trouvais sans feu, ni lieu, ni sou, ni maille, je remontai plus +tranquillement en voiture. Je m'aperçus même tout-à -coup que... _j'avais +faim_, n'ayant rien mangé depuis Florence. O bonne grosse nature! +décidément j'étais repris. + +J'arrivai à cette heureuse ville de Nice, grondant encore un peu. +J'attendis quelques jours; vint la réponse de M. Vernet; réponse +amicale, bienveillante, paternelle, dont je fus profondément touché. Ce +grand artiste, sans connaître le sujet de mon trouble, me donnait des +conseils qui s'y appliquaient on ne peut mieux; il m'indiquait le +travail et l'amour de l'art comme les deux remèdes souverains contre les +tourmentes morales; il m'annonçait que mon nom était resté sur la liste +des pensionnaires, que le ministre ne serait pas instruit de mon équipée +et que je pouvais revenir à Rome où l'on me recevrait à bras ouverts. + +--Allons, ils sont sauvés, fis-je en soupirant profondément. Et si je +vivais maintenant! Si je vivais tranquillement, heureusement, +musicalement! Oh! la plaisante affaire!... Essayons. + +Voilà que j'aspire l'air tiède et embaumé de Nice à pleins poumons; +voilà la vie et la joie qui accourent à tire-d'ailes, et la musique qui +m'embrasse, et l'avenir qui me sourit, et je reste à Nice un mois entier +à errer dans les bois d'orangers, à me plonger dans la mer, à dormir nu +sur les bruyères des montagnes de Villefranche, à voir du haut de ce +radieux observatoire les navires venir, passer et disparaître +silencieusement. Je vis entièrement seul, j'écris l'ouverture du _Roi +Lear_, je chante, je crois en Dieu! Convalescence. + +C'est ainsi que j'ai passé à Nice les vingt plus beaux jours de ma vie. +Nizza! Nizza! ô rimenbranza! + +Mais la police du roi de Sardaigne vint encore troubler mon paisible +bonheur et m'obliger à y mettre un terme. + +J'avais fini par échanger quelques paroles au café avec deux officiers +de la garnison piémontaise; il m'arriva même un jour de faire avec eux +une partie de billard; cela suffit pour inspirer au chef de la police +des soupçons graves sur mon compte. + +--Évidemment ce jeune musicien français n'est pas venu à Nice pour +assister aux représentations de _Mathilde de Sabran_ (le seul ouvrage +qu'on y entendît alors), il ne va jamais au théâtre. Il passe des +journées entières dans les rochers de Villefranche..... il y attend un +signal de quelque vaisseau révolutionnaire..... Il ne dîne pas à table +d'hôte..... pour éviter les insidieuses conversations des agents +secrets. Le voilà qui se lie tout doucement avec les chefs de nos +régiments..... Il va entamer avec eux les négociations dont il est +chargé au nom de _la Jeune Italie_, cela est clair, la conspiration est +flagrante! + +O grand homme! politique profond, tu es délirant, va! + +Je suis mandé au bureau de police et interrogé en formes. + +--Que faites-vous ici, Monsieur? + +--Je me rétablis d'une maladie cruelle; je compose, je rêve, je remercie +Dieu d'avoir fait un si beau soleil, une mer si belle, des montagnes si +verdoyantes. + +--Vous n'êtes pas peintre? + +--Non, Monsieur. + +--Cependant, on vous voit partout, un album à la main et dessinant +beaucoup; seriez-vous occupé à lever quelque plan? + +--Oui, je _lève le plan_ d'une ouverture du _Roi Lear_, c'est-à -dire, +j'ai levé ce plan, car le dessin et l'instrumentation en sont +tout-à -fait terminés; je crois même que l'entrée en sera formidable! + +--Comment l'entrée? qu'est-ce que ce roi Lear? + +--Hélas! monsieur, c'est un vieux bonhomme de roi d'Angleterre. + +--D'Angleterre! + +--Oui, qui vécut, au dire de Shakespeare, il y a quelque dix-huit cents +ans, et qui eut la faiblesse de partager son royaume à deux filles +scélérates qu'il avait, et qui le mirent à la porte quand il n'eut plus +rien à leur donner. Vous voyez qu'il y a peu de rois..... + +--Ne parlons pas du Roi!..... Vous entendez par ce mot +instrumentation?..... + +--C'est un terme de musique. + +--Toujours ce prétexte! Je sais très-bien, monsieur, qu'on ne compose +pas ainsi de la musique sans piano, seulement avec un album et un +crayon, en marchant silencieusement sur les grèves! Ainsi donc, veuillez +nous dire où vous comptez aller, on va vous rendre votre passeport; vous +ne pouvez rester à Nice plus longtemps. + +--Alors je retournerai à Rome, en composant encore sans piano, avec +votre permission. + +Ainsi fut fait. Je quittai Nice le lendemain fort contre mon gré, il est +vrai, mais le cÅ“ur léger et plein d'_allegria_, et bien vivant et bien +guéri. Et c'est ainsi qu'une fois encore on a vu _des pistolets chargés +qui ne sont pas partis_. + +C'est égal, je crois que ma petite comédie avait un certain intérêt, et +c'est vraiment dommage qu'elle n'ait pas été représentée!.... + + + + +VII + +RETOUR A ROME. + + +En repassant à Gênes, j'allai entendre l'_Agnese_ de Paër. Cet opéra fut +célèbre à l'époque de transition crépusculaire qui précéda _le lever_ de +Rossini. + +L'impression de froid ennui dont il m'accabla tenait sans doute à la +détestable exécution qui en paralysait les beautés. Je remarquai d'abord +que, suivant la louable habitude de certaines gens qui, bien +qu'incapables de rien _faire_, se croient appelés à tout _refaire_ ou +retoucher, et qui, de leur coup-d'Å“il d'aigle aperçoivent tout de suite +ce qui manque dans un ouvrage, on avait renforcé d'une grosse caisse +l'instrumentation sage et modérée de Paër; de sorte qu'écrasé sous le +tampon du maudit instrument, cet orchestre, qui n'avait pas été écrit +de manière à lui résister, disparaissait entièrement. Madame Ferlotti +chantait (elle se gardait bien de le jouer) le rôle d'Agnèse. En +cantatrice qui sait, à un franc près, ce que son gosier lui rapporte par +an, elle répondait à la douloureuse folie de son père par le plus +imperturbable sang-froid, la plus complète insensibilité; on eût dit +qu'elle ne faisait qu'une répétition de son rôle, indiquant à peine les +gestes et chantant sans expression pour ne pas se fatiguer. + +L'orchestre m'a paru passable. C'est une petite troupe fort inoffensive; +mais les violons jouent juste et les instruments à vent suivent assez +bien la mesure. A propos de violon..... pendant que je m'ennuyais dans +sa ville natale, Paganini enthousiasmait tout Paris. Maudissant le +mauvais destin qui me privait du bonheur de l'entendre, je cherchais au +moins à obtenir de ses compatriotes quelques renseignements sur lui; +mais les Gênois sont, comme les habitants de toutes les villes de +commerce, fort indifférents pour les beaux-arts. Ils me parlèrent très +froidement de l'homme extraordinaire que l'Allemagne, la France et +l'Angleterre ont accueilli avec acclamations. Je demandai la maison de +son père, on ne put me l'indiquer. A la vérité, je cherchai aussi dans +Gênes le temple, la pyramide, enfin le monument que je pensais avoir été +élevé à la mémoire de Colomb, et le buste du grand homme qui découvrit +le Nouveau-Monde n'a pas même frappé une fois mes regards pendant que +j'errais dans les rues de l'ingrate cité qui lui donna naissance et dont +il fit la gloire. + +De toutes les capitales d'Italie aucune ne m'a laissé d'aussi gracieux +souvenirs que Florence. Loin de m'y sentir dévoré de spleen, comme je le +fus plus tard à Rome et à Naples, complètement inconnu, ne connaissant +personne, avec quelques poignées de piastres à ma disposition, malgré la +brèche énorme que la course à Nice avait faite à ma fortune, jouissant +en conséquence de la plus entière liberté, j'y ai passé de bien douces +journées, soit à parcourir ses nombreux monuments en rêvant de Dante et +de Michel-Ange, soit à lire Shakespeare dans les bois délicieux qui +bordent la rive gauche de l'Arno et dont la solitude profonde me +permettait de crier à mon aise d'admiration. Sachant bien que je ne +trouverais pas dans la capitale de la Toscane ce que Naples et Milan me +faisaient tout au plus espérer, je ne songeais guère à la musique, quand +les conversations de table d'hôte m'apprirent que le nouvel opéra de +Bellini (_I Montecchi ed i Capuletti_) allait être représenté. On disait +beaucoup de bien de la musique, mais aussi beaucoup du libretto, ce qui, +eu égard au peu de cas que les Italiens font pour l'ordinaire des +paroles d'un opéra, me surprenait étrangement. Ah! ah! c'est une +innovation!!! Je vais donc, après tant de misérables essais lyriques sur +ce beau drame, entendre un véritable opéra de Roméo, digne du génie de +Shakespeare! Dieu! quel sujet! comme tout y est dessiné pour la +musique!... D'abord, le bal éblouissant dans la maison de Capulet, où, +au milieu d'un essaim tourbillonnant de beautés, le jeune Montaigu +aperçoit pour la première fois la _sweet Juliet_, dont la fidélité doit +lui coûter la vie; puis ces combats furieux dans les rues de Vérone, +auxquels le bouillant _Tybald_ semble présider comme le génie de la +colère et de la vengeance; cette inexprimable scène de nuit au balcon de +Juliette, où les deux amants murmurent un concert d'amour tendre, doux +et pur comme les rayons de l'astre des nuits qui les garde en souriant +amicalement; les piquantes bouffonneries de l'insouciant Mercutio, le +naïf caquet de la vieille nourrice, le grave caractère de l'ermite, +cherchant inutilement à ramener un peu de calme sur ces flots d'amour et +de haine dont le choc tumultueux retentit jusque dans sa modeste +cellule... puis l'affreuse catastrophe, l'ivresse du bonheur aux prises +avec celle du désespoir, de voluptueux soupirs changés en râle de mort, +et enfin le serment solennel des deux familles ennemies jurant, trop +tard, sur le cadavre de leurs malheureux enfants, d'éteindre la haine +qui fit verser tant de sang et de larmes.--Les miennes coulaient en y +songeant. Je courus donc au théâtre de la Pergola. Les choristes +nombreux qui couvraient la scène me parurent assez bons, leurs voix +sonores et mordantes; il y avait surtout une douzaine de petits garçons +de quatorze à quinze ans dont les _contralti_ étaient d'un excellent +effet. Les personnages se présentèrent successivement et chantèrent +presque tous faux, à l'exception de deux femmes, dont l'une _grande et +forte_ remplissait le rôle de _Juliette_, et l'autre _petite et grêle_ +celui de _Roméo_.--Pour la troisième ou quatrième fois, après Zingarelli +et Vaccaï, écrire encore Roméo pour une femme!... Mais au nom de Dieu, +est-il donc décidé que l'amant de Juliette doit paraître dépourvu des +attributs de la virilité? Est-il un enfant, celui qui, en trois passes, +perce le cÅ“ur du _furieux Tybald, le héros de l'escrime_, et qui, plus +tard, après avoir brisé les portes du tombeau de sa maîtresse, d'un bras +dédaigneux étend mort sur les degrés du monument le comte Pâris qui l'a +provoqué?... Et son désespoir au moment de l'exil, sa sombre et terrible +résignation en apprenant la mort de Juliette, son délire convulsif après +avoir bu le poison, toutes ces passions volcaniques germent-elles +d'ordinaire dans l'ame d'un eunuque?... + +Trouverait-on que l'effet musical de deux voix féminines est le +meilleur?... Alors, à quoi bon des ténors, des basses, des barytons? +Faites donc jouer tous les rôles par des soprani ou des contralti, Moïse +et Otello ne seront pas beaucoup plus étranges avec une voix flûtée que +ne l'est Roméo. Mais il faut en prendre son parti; la composition de +l'ouvrage va me dédommager... + +Quel désappointement!!! Dans le libretto il n'y a point de bal chez +Capulet, point de Mercutio, point de nourrice babillarde, point d'ermite +grave et calme, point de scène au balcon, point de sublime monologue +pour Juliette recevant la fiole de l'ermite, point de duo dans la +cellule entre Roméo banni et l'ermite désolé; point de Shakespeare, +rien; un ouvrage manqué, mutilé, défiguré, _arrangé_. Et c'est un grand +poète pourtant, c'est Félix Romani, que les habitudes mesquines des +théâtres lyriques d'Italie ont contraint à découper un si pauvre +libretto dans le chef-d'Å“uvre shakespearien! + +Le musicien toutefois a su rendre fort belle une des principales +situations: A la fin d'un acte, les deux amants séparés de force par +leurs parents furieux, s'échappent un instant des bras qui les +retenaient et s'écrient en s'embrassant: «Nous nous reverrons aux +cieux.» Bellini a mis, sur les paroles qui expriment cette idée, une +phrase d'un mouvement vif, passionné, pleine d'élan, et _chantée à +l'unisson_ par les deux personnages. Ces deux voix, vibrant ensemble +comme une seule, symbole d'une union parfaite, donnent à la mélodie une +force d'impulsion extraordinaire; et, soit par l'encadrement de la +phrase mélodique et la manière dont elle est ramenée, soit par +l'étrangeté bien motivée de cet unisson, auquel on est loin de +s'attendre, soit enfin par la mélodie elle-même, j'avoue que j'ai été +remué à l'improviste et que j'ai applaudi avec transport. On a +singulièrement abusé depuis lors des duos à l'unisson.--Décidé à boire +le calice jusqu'à la lie, je voulus, quelques jours après, entendre la +_Vestale_ de Paccini. Quoique ce que j'en connaissais déjà m'eût bien +prouvé qu'elle n'avait de commune avec l'héroïque et sublime conception +de Spontini que le titre, je ne m'attendais à rien de pareil..... +Licinius était encore joué par une femme..... Après quelques instants +d'une pénible attention, j'ai dû m'écrier comme Hamlet: «Ceci est de +l'absynthe!» et ne me sentant pas capable d'en avaler davantage, je suis +parti au milieu du second acte, donnant un terrible coup de pied dans le +parquet, qui m'a si fort endommagé le gros orteil que je m'en suis +ressenti pendant plusieurs jours.--Pauvre Italie!... Au moins, va-t-on +me dire, dans les églises la pompe musicale doit être digne des +cérémonies auxquelles elle se rattache. Pauvre Italie!... on verra plus +tard quelle musique on fait à Rome, dans la capitale du monde chrétien; +en attendant, voilà ce que j'ai entendu de mes propres oreilles pendant +mon séjour à Florence. + +C'était peu après l'explosion de Modène et de Bologne; les deux fils de +Louis Bonaparte y avaient pris part; leur mère, la reine Hortense, +fuyait avec l'un d'eux; l'autre venait d'expirer dans les bras de son +père. On célébrait le service funèbre; toute l'église tendue de noir, un +immense appareil funéraire de prêtres, de catafalques, de flambeaux, +invitaient moins aux tristes et grandes pensées que les souvenirs +éveillés dans l'ame par le nom de celui pour qui l'on priait.... +Napoléon Bonaparte!.... Il s'appelait ainsi!.... c'était _son_ +neveu!.... presque _son_ petit-fils!.... mort à vingt ans.... Et sa +mère, arrachant le dernier de ses fils à la hache des réactions, fuit en +Angleterre.... La France lui est interdite.... la France, où luirent +pour elle tant de glorieux jours.... Mon esprit, remontant le cours du +temps, me la représentait, joyeuse enfant créole, dansant sur le pont du +vaisseau qui l'amenait sur le vieux continent, simple fille de madame +Beauharnais, plus tard fille adoptive du maître de l'Europe, reine de +Hollande, et enfin exilée, oubliée, orpheline, mère éperdue, reine +fugitive et sans Etats.... Oh! Beethoven!.... où était la grande ame, +l'esprit profond et homérique qui conçut la _Symphonie héroïque_, la +_Marche funèbre pour la mort d'un héros_, et tant d'autres miraculeuses +poésies musicales qui arrachent des larmes et oppressent le cÅ“ur?.... +L'organiste avait tiré les registres de _petites flûtes_ et folâtrait +dans le haut du clavier, en sifflottant de _petits airs gais_, comme +font les roitelets quand, perchés sur le mur d'un jardin, ils s'ébattent +aux pâles rayons d'un soleil d'hiver.... La fête _del Corpus Domini_ (la +Fête-Dieu) devait être célébrée prochainement à Rome; j'en entendais +constamment parler autour de moi depuis quelques jours comme d'une chose +extraordinaire. Je m'empressai donc de m'acheminer vers la capitale des +Etats pontificaux avec plusieurs Florentins que le même motif y +attirait. Il ne fut question, pendant tout le voyage, que des merveilles +qui allaient être offertes à notre admiration. Ces messieurs me +déroulaient un tableau tout resplendissant de tiares, mitres, chasubles, +croix brillantes, vêtements d'or, nuages d'encens, etc. + +--_Ma la musica?...._ + +--_Oh! signore, lei sentira un coro immenso._ + +Puis ils retombaient sur les nuages d'encens, les vêtements dorés, les +brillantes croix, le tumulte des cloches et des canons. Mais Robin en +revient toujours à .... + +--_La musica?_ demandais-je encore, _la musica di questa ceremonia?_ + +--_Oh! signore, lei sentira un coro immenso._ + +--Allons, il paraît que ce sera.... un chÅ“ur immense, après tout. Je +pensais déjà à la pompe musicale des cérémonies religieuses dans le +temple de Salomon; mon imagination, s'enflammant de plus en plus, +j'allais jusqu'à espérer quelque chose de comparable au luxe gigantesque +de l'ancienne Egypte.... Faculté maudite, qui ne fait de notre vie qu'un +mirage continuel!... Sans elle, j'eusse peut-être été ravi de l'aigre et +discordant fausset des _castrati_ qui me firent entendre un sot et +insipide contrepoint; sans elle, je n'aurais point été surpris, sans +doute, de ne pas trouver à la procession _del Corpus Domini_ un essaim +de jeunes vierges, aux vêtements blancs, à la voix pure et fraîche, aux +traits empreints de sentiments religieux, exhalant vers le ciel de pieux +cantiques, harmonieux parfums de ces roses vivantes; sans cette fatale +imagination, ces deux groupes de clarinettes canardes, de trombones +rugissants, de grosses caisses furibondes, de trompettes saltimbanques, +ne m'eussent pas révolté par leur impie et brutale cacophonie. Il est +vrai que, dans ce cas, il eût aussi fallu supprimer l'organe de l'ouïe. +On appelle cela à Rome _musique militaire_. Que le vieux Silène, monté +sur un âne, suivi d'une troupe de grossiers satyres et d'impures +Bacchantes soit escorté d'un pareil concert, rien de mieux; mais le +Saint-Sacrement, le pape, les images de la Vierge!!! Ce n'était pourtant +que le prélude des mystifications qui m'attendaient. Mais n'anticipons +pas. + +Me voilà réinstallé à la Villa Medici, bien accueilli du Directeur, fêté +de tous mes camarades, dont la curiosité était excitée, sans doute, sur +le but du pèlerinage que je venais d'accomplir, mais qui pourtant furent +tous à mon égard d'une réserve exemplaire. + +J'étais parti, j'avais eu mes raisons pour partir; je revenais, c'était +à merveille; pas de commentaires, pas de questions. + + + + +VIII + +LA VIE DE L'ACADÉMIE. + + +J'étais déjà au fait des habitudes du dedans et du dehors de l'Académie. +Une cloche, parcourant les divers corridors et les allées du jardin, +annonce l'heure des repas. Chacun d'accourir alors dans le costume où il +se trouve; en chapeau de paille, en blouse déchirée ou couverte de terre +glaise, les pieds en pantouffles, sans cravate, enfin dans le +délabrement complet d'une parure d'atelier. Après le déjeûner, nous +perdions ordinairement une ou deux heures dans le jardin, à jouer au +disque, à la paume, à tirer le pistolet, à fusiller les malheureux +merles qui habitent le bois de lauriers, ou à dresser de jeunes chiens. +Tous exercices auxquels M. Horace Vernet, dont les rapports avec nous +étaient plutôt d'un excellent camarade que d'un sévère directeur, +prenait part fort souvent. Le soir, c'était la visite obligée au café +Greco, où les artistes français, non attachés à l'Académie, que nous +appelions _les hommes d'en bas_, fumaient avec nous le _cigare de +l'amitié_, en buvant le _punch du patriotisme_. Après quoi, chacun se +dispersait..... Ceux qui rentraient vertueusement à la caserne +académique, se réunissaient quelquefois sous le grand vestibule qui +donne sur le jardin. Quand je m'y trouvais, ma mauvaise voix et ma +misérable guitare étaient mises à contribution, et assis tous ensemble +autour d'un petit jet d'eau qui, en retombant dans une coupe de marbre, +rafraîchit ce portique retentissant, nous chantions au clair de lune les +rêveuses mélodies du Freyschütz, d'Oberon, les chÅ“urs énergiques +d'Euryanthe, ou des actes entiers d'Iphigénie en Tauride, de la Vestale +ou de don Juan; car je dois dire à la louange de mes commensaux de +l'Académie, que leur goût musical était des moins vulgaires. + +Nous avions, en revanche, un genre de concerts que nous appelions +_concerts anglais_, et qui ne manquait pas d'agrément, après les dîners +un peu échevelés. Les buveurs, plus ou moins chanteurs, mais possédant +tant bien que mal quelque air favori, s'arrangeaient de manière à en +avoir tous un différent; pour obtenir la plus grande variété possible, +chacun d'ailleurs chantait dans un autre ton que son voisin. Duc, le +spirituel et savant architecte[8], chantait sa chanson de _la Colonne_, +Dantan celle du _Sultan Saladin_, Montfort triomphait dans la marché de +_la Vestale_, Signol était plein de charmes dans la romance _Fleuve du +Tage_, et j'avais quelque succès dans l'air si tendre et si naïf _Il +pleut, bergère_. A un signal donné, les concertants partaient les uns +après les autres, et ce vaste morceau d'ensemble à vingt-quatre parties +s'exécutait en crescendo, accompagné, sur la promenade du Pincio, par +les hurlements douloureux des chiens épouvantés, pendant que les +barbiers de la place d'Espagne, souriant d'un air narquois sur le seuil +de leur boutique, se renvoyaient l'un à l'autre cette naïve exclamation: +_musica francese!_ + +Le jeudi était le jour de grande réception chez le directeur. La plus +brillante société de Rome se réunissait alors aux soirées fashionables +que madame et mademoiselle Vernet présidaient avec tant de goût. On +pense bien que les pensionnaires n'avaient garde d'y manquer. La journée +du dimanche, au contraire, était presque toujours consacrée à des +courses plus ou moins longues dans les environs de Rome. C'étaient +_Ponte Molle_, où l'on va boire une sorte de drogue douceâtre et +huileuse, liqueur favorite des Romains, qu'on appelle vin d'Orvieto; la +villa Pamphili, Saint-Laurent hors les murs, et surtout le magnifique +tombeau de Cecilia Metella, dont il est de rigueur d'interroger +longuement le curieux écho, pour s'enrouer et avoir ainsi le prétexte +d'aller se rafraîchir dans une osteria qu'on trouve à quelques pas de +là , avec un gros vin noir, rempli de moucherons. + +Avec la permission du directeur, les pensionnaires peuvent entreprendre +de plus longs voyages, d'une durée indéterminée, à la condition +seulement de ne pas sortir des États-Romains, jusqu'au moment où le +réglement les autorise à visiter toutes les parties de l'Italie. Voilà +pourquoi le nombre des habitants de l'Académie n'est que fort rarement +au complet. Il y en a presque toujours au moins deux en tournée à +Naples, à Venise, à Florence, à Palerme ou à Milan. Les peintres et les +sculpteurs, trouvant Michel-Ange et Raphaël à Rome, sont ordinairement +les moins pressés d'en sortir; les temples de Pestum, Pompéi, la Sicile, +excitent vivement au contraire la curiosité des architectes; les +paysagistes passent la plus grande partie de leur temps dans les +montagnes; pour les musiciens, comme les différentes capitales d'Italie +leur offrent toutes à peu près le même degré d'intérêt, ils n'ont pour +quitter Rome d'autres motifs que _le désir de voir et l'humeur +inquiète_, et rien que leurs sympathies personnelles ne peut influer sur +la direction ou la durée de leurs voyages. Usant de là liberté qui nous +était accordée, je cédais à mon penchant pour les explorations +aventureuses, et me sauvais aux Abruzzes quand l'ennui de Rome me +desséchait le sang. Sans cela je ne sais trop comment j'aurais pu +résister à la monotonie d'une pareille existence. On conçoit, en effet, +que la gaîté de nos réunions d'artistes, les bals élégants de l'Académie +et de l'ambassade, le laisser-aller de l'estaminet, n'aient guère pu me +faire oublier que j'arrivais de Paris, du centre de la civilisation, et +que je me trouvais tout d'un coup sevré de musique, de théâtre[9], de +littérature[10], d'agitations, de tout enfin ce qui composait ma vie. + +Il ne faut pas s'étonner que la grande ombre de la Rome antique, qui +seule poétise la nouvelle, n'ait pas suffi pour me dédommager de ce qui +me manquait. On se familiarise bien vite avec les objets qu'on a sans +cesse sous les yeux, et ils finissent par ne plus éveiller dans l'âme +que des impressions et des idées ordinaires. Je dois pourtant en +excepter le Colysée; le jour ou la nuit je ne le voyais jamais de +sang-froid. Saint-Pierre me faisait aussi toujours éprouver un frisson +d'admiration. C'est si grand! si noble! si beau! si majestueusement +calme!!! J'aimais à y passer la journée pendant les intolérables +chaleurs de l'été. Je portais avec moi un volume de Byron, et +m'établissant commodément dans un confessionnal, jouissant d'une fraîche +atmosphère, d'un silence religieux, interrompu seulement à longs +intervalles par l'harmonieux murmure des deux fontaines de la grande +place de Saint-Pierre, que des bouffées de vent apportaient jusqu'à mon +oreille, je dévorais à loisir cette ardente poésie; je suivais sur les +ondes les courses audacieuses du Corsaire; j'adorais profondément ce +caractère à la fois inexorable et tendre, impitoyable et généreux, +composé bizarre de deux sentiments, opposés en apparence, la haine de +l'espèce et l'amour d'une femme. + +Parfois quittant mon livre pour réfléchir, je promenais mes regards +autour de moi; mes yeux, attirés par la lumière, se levaient vers la +sublime coupole de Michel-Ange. Quelle brusque transition d'idées!!! Des +cris de rage des pirates, de leurs orgies sanglantes, je passais +tout-à -coup au concert des séraphins, à la paix de la vertu, à la +quiétude infinie du ciel.... Puis ma pensée, abaissant son vol, se +plaisait à chercher sur le parvis du temple la trace des pas du noble +poète.... + +--Il a du venir contempler ce groupe de Canova, me disais-je; ses pieds +ont foulé ce marbre, ses mains se sont promenées sur les contours de ce +bronze; il a respiré cet air, ces échos ont répété ses paroles.... +Paroles de tendresse et d'amour peut-être.... Eh oui! ne peut-il pas +être venu visiter le monument avec son amie, madame Guiccioli[11]?... +Femme admirable et rare, dont il a été si complètement compris, si +profondément aimé!!! Aimé!!!... poète!... libre!... riche!.... Il a été +tout cela, lui!.... Et le confessionnal retentissait d'un grincement de +dents à faire frémir les damnés. + +Un jour, en de telles dispositions, je me levai spontanément, comme pour +prendre ma course, et, après quelques pas précipités, m'arrêtant +tout-à -coup au milieu de l'église, je demeurai silencieux et immobile. +Un paysan entra, et vint tranquillement baiser l'orteil de saint +Pierre. + +--Heureux bipède! murmurai-je avec amertume, que te manque-t-il? Tu +crois et espères; ce bronze que tu adores, et dont la main droite tient +aujourd'hui, au lieu de foudres, les clés du paradis, était jadis un +Jupiter tonnant. Tu l'ignores; point de désenchantement. En sortant, que +vas-tu chercher? De l'ombre et du sommeil; les madones des champs te +sont ouvertes, tu y trouveras l'un et l'autre. Quelles richesses +rêves-tu?.... la poignée de piastres nécessaires pour acheter un âne ou +te marier; tes économies de trois ans y suffiront. Qu'est une femme pour +toi?... une autre sexe. Que cherches-tu dans l'art?... un moyen de +matérialiser les objets de ton culte ou de t'exciter au rire ou à la +danse. A toi, la Vierge enluminée de rouge et de vert, c'est la +peinture; à toi, les marionnettes et polichinelle, c'est le drame; à +toi, la musette et le tambour de basque, c'est la musique; à moi le +désespoir et la haine, car je manque de tout ce que je cherche, et +n'espère plus l'obtenir. + +Après avoir quelque temps écouté rugir ma tempête intérieure, je +m'aperçus que le jour baissait. Le paysan était parti; j'étais seul dans +Saint-Pierre..... Je sortis. Je rencontrai des peintres allemands qui +m'entraînèrent dans une osteria, hors des portes de la ville, où nous +bûmes je ne sais combien de bouteilles d'orvieto, en disant des +absurdités, fumant, et mangeant crus de petits oiseaux que nous avions +achetés d'un chasseur. Ces messieurs trouvaient ce mets sauvage +très-bon, et je fus bientôt de leur avis, malgré le dégoût que j'en +avais ressenti d'abord. Nous rentrâmes à Rome, en chantant des chÅ“urs de +Weber, qui nous rappelèrent des jouissances musicales, auxquelles il ne +fallait plus songer de longtemps..... A minuit, j'allai au bal de +l'ambassadeur. J'y vis une Anglaise, belle comme Diane, qu'on me dit +avoir cinquante mille livres sterling de rentes, une voix superbe et un +admirable talent sur le piano; ce qui me fit grand plaisir. La +Providence est juste; elle a soin de répartir également ses faveurs! Je +rencontrai d'horribles visages de vieille, les yeux fixés sur une table +d'écarté, flamboyants de cupidité. Sorcières de Macbeth!! Je vis +minauder des coquettes; on me montra deux gracieuses jeunes filles, +faisant ce que les mères appellent _leur entrée dans le monde_; +délicates et précieuses fleurs que son souffle desséchant aura bientôt +flétries! J'en fus ravi. Trois amateurs discoururent devant moi sur +l'enthousiasme, la poésie, la musique; ils comparèrent ensemble +Beethoven et M. Vaccaï, Shakespeare et M. Ducis; me demandèrent _si +j'avais lu Goëthe_, si Faust m'avait _amusé_; que sais-je encore? mille +autres belles choses. Tout cela m'enchanta tellement, que je quittai le +salon en souhaitant qu'une aérolithe, grande comme une montagne, pût +tomber sur le palais de l'ambassadeur et l'écraser avec tout ce qu'il +contenait. + +En remontant l'escalier de la Trinita del Monte, pour rentrer à +l'Académie, il fallut dégaîner le grand couteau romain. Des malheureux +étaient en embuscade sur la plate-forme pour demander aux passants la +bourse ou la vie. Mais nous étions deux, et ils n'étaient que trois; le +craquement de nos couteaux, que nous ouvrîmes avec bruit, suffit pour +les rendre momentanément à la vertu. + +Souvent, au retour de ces insipides réunions, où de plates cavatines, +platement chantées au piano, n'avaient fait qu'exciter ma soif de +musique et aigrir ma mauvaise humeur, le sommeil m'était impossible. +Alors je descendais au jardin, et, couvert d'un grand manteau à +capuchon, assis sur un bloc de marbre, écoutant dans de noires et +misanthropiques rêveries les cris des hiboux de la villa Borghèse, +j'attendais le retour du soleil. Si mes camarades avaient connu ces +veilles oisives à la belle étoile, ils n'auraient pas manqué de +m'accuser de _manière_ (c'est le terme consacré), et les charges de +toute espèce ne se seraient pas fait attendre; mais je ne m'en vantais +pas. + +Voilà , avec la chasse et les promenades à cheval, le gracieux cercle +d'actions et d'idées dans lequel je tournais incessamment pendant mon +séjour à Rome. Qu'on y joigne l'influence accablante du sirocco, le +besoin impérieux et toujours renaissant des jouissances de mon art, de +pénibles souvenirs, le chagrin de me voir pendant deux ans[12] exilé du +monde musical, une impossibilité inexplicable, mais réelle, de +travailler à l'Académie, et l'on comprendra ce que pouvait avoir +d'intensité le spleen qui me dévorait. + +J'étais méchant comme un dogue à la chaîne. Les efforts de mes camarades +pour me faire partager leurs amusements ne servaient même qu'à m'irriter +davantage. Le charme qu'ils trouvaient aux _joies_ du carnaval, surtout +m'exaspérait. Je ne pouvais concevoir (je ne le puis encore) quel +plaisir on peut prendre aux divertissements de ce qu'on appelle à Rome, +comme à Paris, _les jours gras_! Fort gras, en effet; gras de boue, gras +de fard, de blanc, de lie de vin, de sales quolibets, de grossières +injures, de filles de joie, de mouchards ivres, de masques ignobles, de +chevaux éreintés, d'imbécilles qui rient, de niais qui admirent et +d'oisifs qui s'ennuient. A Rome, où les bonnes traditions de l'antiquité +se sont conservées, on immolait naguère aux _jours gras_ une victime +humaine. Je ne sais si cet admirable usage, où l'on retrouve un vague +parfum de la poésie du Cirque, existe toujours; c'est probable: les +grandes idées ne s'évanouissent pas si promptement. On conservait alors +pour _les jours gras_ (quelle ignoble épithète) un pauvre diable +condamné à la peine capitale; on l'engraissait, lui aussi, pour le +rendre digne du dieu auquel il allait être offert, le peuple romain; et +quand l'heure était venue, quand cette tourbe d'imbécilles de toutes +nations (car, pour être juste, il faut dire que les étrangers ne se +montrent pas moins que les _indigènes_, avides de si nobles plaisirs), +quand cette cohue de sauvages en frac et en veste était bien lasse de +voir courir des chevaux et de se jeter à la figure de petites boules de +plâtre, en riant aux éclats d'une malice si spirituelle, on allait voir +mourir l'homme; oui, l'_homme_! C'est souvent avec raison que de tels +insectes l'appellent ainsi. Pour l'ordinaire, c'est quelque malheureux +brigand, qui, affaibli par ses blessures, aura été pris à demi-mort par +les _braves_ soldats du pape, et qu'on aura pansé, qu'on aura soigné, +qu'on aura guéri, engraissé et _confessé_ pour les jours gras. Et, +certes il y a, à mon avis, dans ce vaincu mille fois plus de l'homme que +dans toute cette racaille de vainqueurs, à laquelle le chef temporel et +spirituel de l'Église (_abhorrens a sanguine_), le représentant de Dieu +sur la terre, est obligé de donner de temps en temps le spectacle d'une +tête coupée. + +Il est vrai que, bientôt après, ce peuple sensible et intelligent va, +pour ainsi dire, faire ses ablutions à la place Navone et y laver les +taches que le sang a pu laisser sur ses habits. Cette place est alors +mondée complètement; au lieu d'un marché aux légumes, c'est un véritable +étang d'eau sale et puante, à la surface duquel surnagent, au lieu de +fleurs, des tronçons de choux, des feuilles de laitues, des écorces de +pastèques, des brins de paille et des coquilles d'amandes. Sur une +estrade élevée au bord de ce lac enchanté, quinze musiciens, dont deux +grosses caisses, une caisse roulante, un tambour, un triangle, un +pavillon chinois et deux paires de cymbales, flanqués pour la forme de +quelques cors et clarinettes, exécutent des mélodies d'un style aussi +pur que le flot qui baigne les pieds de leurs tréteaux, pendant que les +plus brillants équipages circulent lentement dans cette mare, aux +acclamations ironiques du _peuple-roi_, dont la _grandeur_ n'est pas +l'unique cause _qui l'attache au rivage_. + +--_Mirate! Mirate!_ voilà l'ambassadeur d'Autriche! + +--Non, c'est l'envoyé d'Angleterre! + +--Voyez ses armes: une espèce d'aigle. + +--Du tout, je distingue un autre animal, et d'ailleurs la fameuse +inscription: _Dieu et mon droit_. + +--Ah! ah! c'est le consul d'Espagne avec son fidèle Sancho. Rossinante +n'a pas l'air fort enchanté de cette promenade aquatique. + +--Quoi! lui aussi? le représentant de la France? + +--Pourquoi pas? ce vieillard qui le suit, couvert de la pourpre +cardinale, est bien l'oncle maternel de Napoléon. + +--Et ce petit homme, au ventre arrondi, au sourire malicieux, qui veut +avoir l'air grave? + +--C'est un homme d'esprit qui écrit sur les arts d'imagination, c'est le +consul de Civita-Vecchia, qui s'est cru obligé par la _fashion_ de +quitter son poste sur la Méditerranée pour venir se balancer en calèche +autour de l'égout de la place Navone; il médite en ce moment quelque +nouveau chapitre pour son roman de _Rouge et Noir_. + +_Mirate! Mirate!_ voilà notre fameuse Vittoria, cette Fornarina au petit +pied (pas tant petit), qui vient poser aujourd'hui en costume +d'Éminente, pour se délasser de ses travaux de la semaine dans les +ateliers de l'Académie. La voilà sur son char, comme Vénus sortant de +l'onde. Gare! les tritons de la place Navone, qui la connaissent tous, +vont emboucher leurs conques et souffler à son passage une marche +triomphale. Sauve qui peut! + +--Quelles clameurs! Qu'arrive-t-il donc? une voiture bourgeoise a été +renversée! Oui, je reconnais notre grosse marchande de tabac de la rue +Condotti. Bravo! elle aborde à la nage, comme Agrippine dans la baie de +Putzolles, et pendant qu'elle donne le fouet à son petit garçon, pour le +consoler du bain qu'il vient de prendre, les chevaux, qui ne sont pas +des chevaux marins, se débattent contre l'eau bourbeuse. Eh! vive la +joie! en voilà un de noyé! Agrippine s'arrache les cheveux! L'hilarité +de l'assistance redouble! Les polissons lui jettent des écorces +d'orange, etc., etc. Bon peuple, que tes ébats sont touchants! que tes +délassements sont aimables! que de poésie dans tes jeux! que de dignité, +que de grâce dans ta joie! Oh oui! les grands critiques ont raison, +l'art est fait pour tout le monde. Si Raphaël a peint ses divines +Madones, c'est qu'il connaissait bien l'amour exalté de la masse pour le +beau, chaste et pur idéal; si Michel-Ange a tiré des entrailles du +marbre son immortel Moïse, si ses puissantes mains ont élevé un temple +sublime, c'était pour répondre sans doute à ce besoin de grandes +émotions qui tourmente les âmes de la multitude. C'est pour donner un +aliment à la flamme poétique qui les dévore, que Tasso et Dante ont +chanté. Oui, anathème sur toutes les Å“uvres que la foule n'admire pas! +car si elle les dédaigne, c'est qu'elles n'ont aucune valeur; si elle +les méprise, c'est qu'elles sont méprisables, et si elle les condamne +formellement par ses sifflets, condamnez aussi l'auteur, car il a manqué +de respect au public, il a outragé sa grande intelligence, froissé sa +profonde sensibilité; _qu'on le mène aux carrières_......... + + * * * * * + +L'événement funeste que je vais raconter et qui eut lieu, pour ainsi +dire, sous mes yeux, vint encore ajouter une couche de noir à la teinte +déjà fort sombre de mon caractère à cette époque. + + + + +IX + +VINCENZA. + + +Un de mes amis, G***, peintre de talent, avait inspiré un sentiment +profond à une jeune paysanne d'Albano, nommée Vincenza, qui venait +quelquefois à Rome offrir pour modèle sa tête virginale aux pinceaux de +nos plus habiles dessinateurs. La grâce naïve de cette enfant des +montagnes, et l'expression candide de ses traits, l'avaient rendue +l'objet d'une espèce de culte que lui rendaient les peintres, et que sa +conduite décente et réservée justifiait d'ailleurs complètement. + +Depuis le jour où G*** parut prendre plaisir à la voir, Vincenza ne +quitta plus Rome. Albano, son beau lac, ses sites ravissants, furent +échangés contre une petite chambre sale et obscure qu'elle occupait +dans le Transtevere, chez la femme d'un artisan dont elle soignait les +enfants. Les prétextes ne lui manquaient jamais pour faire de fréquentes +visites à l'atelier de son _bello Francese_. Un jour je l'y trouvai. +G*** était gravement assis devant son chevalet, le pinceau et la palette +à la main; Vincenza, accroupie à ses pieds comme un chien à ceux de son +maître, épiait son regard, aspirait sa moindre parole, par intervalles +se levait d'un bond, se plaçait en face de G***, le contemplait avec +ivresse, et se jetait à son cou en faisant des éclats de rire de +convulsionnaire, sans songer le moins du monde à déguiser à mes yeux sa +délirante passion. + +Pendant plusieurs mois le bonheur de la jeune Albanaise fut sans nuages, +mais la jalousie vint y mettre fin. On fit concevoir à G... des doutes +sur la fidélité de Vincenza; dès ce moment, il lui ferma sa porte et +refusa obstinément de la voir. Vincenza, frappée d'un coup mortel par +cette rupture, tomba dans un désespoir effrayant; elle attendait +quelquefois G... des journées entières sur la promenade du Pincio, où +elle espérait le rencontrer, refusait toute consolation, et devenait de +plus en plus sinistre dans ses paroles et brusque dans ses manières. +J'avais déjà essayé inutilement de lui ramener son inflexible; quand je +la trouvais sur mes pas, noyée de pleurs, le regard morne, je ne +pouvais que détourner les yeux et m'éloigner en soupirant. Un jour +pourtant je la rencontrai, marchant avec une agitation extraordinaire au +bord du Tibre, sur un escarpement élevé qu'on nomme la promenade du +Poussin. + +--Eh bien! où allez-vous donc, Vincenza? + +Rien. + +--Vous ne voulez pas me répondre? + +Rien. + +--Vous n'irez pas plus loin; je prévois quelque folie... + +--Laissez-moi, Monsieur, ne m'arrêtez pas. + +--Mais que venez-vous faire ici, seule? + +--Eh! ne savez-vous donc pas qu'il ne veut plus me voir, qu'il ne m'aime +plus, qu'il croit que je le trompe? Puis-je vivre, après cela? Je venais +me noyer. + +Là -dessus, elle commença à pousser des cris désespérés. Je la vis +quelque temps se rouler à terre, s'arracher les cheveux, s'exhaler en +imprécations furieuses contre les auteurs de ses maux; puis, quand elle +fut un peu fatiguée, je lui demandai si elle voulait me promettre de +rester tranquille jusqu'au lendemain, m'engageant à faire auprès de G... +une dernière tentative. + +--Ecoutez bien, ma pauvre Vincenza, je le verrai ce soir, je lui dirai +tout ce que votre malheureuse passion et la pitié qu'elle m'inspire me +suggèreront pour qu'il vous pardonne. Venez demain matin chez moi, je +vous apprendrai le résultat de ma démarche, et ce que vous devez faire +pour achever de le fléchir. Si je ne réussis pas, comme il n'y aura +effectivement rien de mieux pour vous... le Tibre est toujours là . + +--Oh! Monsieur, vous êtes bon, je ferai ce que vous me dites. + +Le soir, en effet, je pris G... en particulier, je lui racontai la scène +dont j'avais été témoin, en le suppliant d'accorder à cette malheureuse +une entrevue qui, seule, pouvait la sauver. + +--Prends de nouvelles et sévères informations, lui dis-je en finissant; +je parierais mon bras droit que tu la rends victime d'une erreur. +D'ailleurs, si toutes mes raisons sont sans force, je puis t'assurer que +son désespoir est admirable, et que c'est une des plus dramatiques +choses que l'on puisse voir; prends-là comme objet d'art. + +--Allons, mon cher Mercure, tu plaides bien; je me rends. Je verrai dans +deux heures quelqu'un qui peut me donner de nouvelles clartés sur cette +ridicule affaire. Si je me suis trompé, qu'elle vienne, je laisserai ma +clé à la porte. Si, au contraire, la clé n'y est pas, c'est que j'aurai +acquis la certitude que mes soupçons étaient fondés: alors, je te prie, +qu'il n'en soit plus question. Parlons d'autre chose. Comment +trouves-tu mon nouvel atelier? + +--Incomparablement mieux que l'ancien; mais la vue en est moins belle. A +ta place, j'aurais gardé la mansarde, ne fût-ce que pour pouvoir +distinguer Saint-Pierre et le tombeau d'Adrien. + +--Oh! te voilà bien avec tes idées nuageuses! A propos de nuages, +laisse-moi allumer mon cigarre... Bon!... A présent, adieu, je vais à +l'enquête; dis à ta protégée ma dernière résolution. Je suis _curieux_ +de voir lequel de nous deux est joué. + +Le lendemain, Vincenza entra chez moi de fort bonne heure; je dormais +encore. Elle n'osa pas d'abord interrompre mon sommeil; mais son anxiété +l'emportant enfin, elle saisit ma guitare et me jeta trois accords qui +me réveillèrent. En me retournant dans mon lit, je l'aperçus à mon +chevet mourante d'émotion. Dieu! qu'elle était jolie!!! L'espoir +éclatait sur sa ravissante figure. Malgré la teinte cuivrée de sa peau, +je la voyais rougir de passion; tous ses membres frémissaient. + +--Eh bien! Vincenza, je crois qu'il vous recevra. Si la clé est à sa +porte, c'est qu'il vous pardonne, et... + +La pauvre fille m'interrompt par un cri de joie, se jette sur ma main, +la baise avec transport en la couvrant de larmes, gémit, sanglote, et +se précipite hors de ma chambre, en m'adressant pour remercîment un +divin sourire qui m'illumina comme un rayon des cieux. Quelques heures +après, je venais de m'habiller, G... entre, et me dit d'un air grave: + +«Tu avais raison, j'ai tout découvert; mais pourquoi n'est-elle pas +venue? je l'attendais. + +--Comment, pas venue? Elle est sortie d'ici ce matin à demi-folle de +l'espoir que je lui donnais; elle a dû être chez toi en cinq minutes. + +--Je ne l'ai pas vue;..... et pourtant la clé était bien à ma porte. + +--Malheur! malheur!! j'ai oublié de lui dire que tu avais changé +d'atelier. Elle sera montée au quatrième, ignorant que tu étais au +premier. + +--Courons. + +Nous nous précipitons à l'étage supérieur, la porte de l'atelier était +fermée; dans le bois était fichée avec force la _spada_ d'argent que +Vincenza portait dans ses cheveux, et que G... reconnut avec effroi: +elle venait de lui. Nous courons au Transtevere, chez elle, au Tibre, à +la promenade du Poussin; nous demandons à tous les passants: personne ne +l'avait vue. Enfin nous entendons des voix et des interpellations +violentes..... Nous arrivons au lieu de la scène..... Deux bouviers se +battaient pour le fazzoletto blanc de Vincenza, que la malheureuse +Albanaise avait arraché de sa tête et jeté sur le rivage avant de se +précipiter[13]. + + * * * * * + + + + +X + +VAGABONDAGES. + + +Le séjour de la ville m'était devenu vraiment insupportable. Aussi ne +manquais-je aucune occasion de la quitter et de fuir aux montagnes, en +attendant le moment où il me serait permis de revenir en France. + +Comme pour préluder à de plus longues courses dans cette partie de +l'Italie, visitée seulement par les paysagistes, je faisais fréquemment +alors le voyage de _Subiaco_, grand village des États du pape, à +dix-huit lieues de Tivoli. + +Cette excursion était mon remède habituel contre le spleen; remède +souverain qui semblait me rendre à la vie. Une mauvaise veste de toile +grise et un chapeau de paille formaient tout mon équipement, six +piastres toute ma bourse. Puis, prenant un fusil ou une guitare, je +m'acheminais ainsi chassant ou chantant, insoucieux de mon gîte du soir, +certain d'en trouver un, si besoin était, dans les grottes innombrables +ou les _madones_ qui bordent toutes les routes, tantôt marchant au pas +de course, tantôt m'arrêtant pour examiner quelque vieux tombeau, ou, du +haut d'un de ces tristes monticules dont l'aride plaine de Rome est +couverte, écouter avec recueillement le grave chant des cloches de +Saint-Pierre, dont la croix d'or étincelait à l'horizon; tantôt +interrompant la poursuite d'un vol de vanneaux pour écrire dans mon +album une idée symphonique qui venait de poindre dans ma tête; et +toujours savourant à longs traits le bonheur suprême de la vraie +liberté. + +Quelquefois, quand au lieu de fusil j'avais apporté ma guitare, me +postant au centre d'un paysage en harmonie avec mes pensées, un chant de +l'Énéide, enfoui dans ma mémoire depuis mon enfance, se réveillait à +l'aspect des lieux où je m'étais égaré; improvisant alors un étrange +récitatif sur une harmonie plus étrange encore, je me chantais la mort +de Pallas, le désespoir du bon Evandre, le convoi du jeune guerrier +qu'accompagnait son cheval Ethon sans harnais, la crinière pendante, et +versant de grosses larmes; l'effroi du bon roi Latinus, le siége du +Latium dont je foulais la terre, la triste fin d'Amata et la mort +cruelle du noble fiancé de Lavinie. + +Ainsi, sous les influences combinées des souvenirs, de la poésie et de +la musique, j'atteignais le plus incroyable degré d'exaltation. Cette +triple ivresse se résolvait toujours en torrents de larmes versés avec +des sanglots convulsifs. Et, ce qu'il y a de plus singulier, c'est que +je commentais mes larmes. Je pleurais ce pauvre Turnus, à qui le cagot +Enée était venu enlever ses États, sa maîtresse et la vie; je pleurais +la belle et touchante Lavinie obligée d'épouser le brigand étranger +couvert du sang de son amant; je regrettais ces temps poétiques où les +héros, fils des dieux, portaient de si belles armures et lançaient de +gracieux javelots à la pointe étincelante, ornée d'un cercle d'or; +quittant ensuite le passé pour le présent, je pleurais sur mes chagrins +personnels, mon avenir douteux, ma carrière interrompue; et, tombant +affaissé au milieu de ce chaos de poésie, murmurant des vers de +Shakespeare, de Virgile et de Dante: _Nessun maggior dolore.... che +ricordarsi........ O poor Ophelia!... Good night, sweet Ladies.... +Vitaque cum gemitu... fugit indignata.... sub umbras...._ Je +m'endormais. + + * * * * * + +Quelle folie! diront bien des gens. Oui, mais quel bonheur! Les gens +raisonnables ne savent pas à quel degré d'intensité peut atteindre ainsi +le sentiment de l'existence; le cÅ“ur se dilate, l'imagination prend une +envergure immense, on vit avec fureur: le corps même, participant de +l'exhaliration de l'esprit, semble devenir de fer. Je faisais alors +mille imprudences qui peut-être aujourd'hui me coûteraient la vie. + +Je partis un jour de Tivoli par une pluie battante, mon fusil _à +pistons_ me permettant de chasser malgré l'humidité. J'arrivai le soir à +Subiaco, mouillé jusqu'aux os dès le matin, ayant fait mes dix-huit +lieues et tué quinze pièces de gibier. + +Replongé maintenant dans la tourmente parisienne, avec quelle force et +quelle fidélité mon esprit se rappelle ce beau sauvage pays des +Abbruzzes où j'ai tant erré! Villages étranges, mal peuplés d'habitants +mal vêtus, au regard soupçonneux, armés de vieux fusils délabrés qui +portent loin et atteignent trop souvent leur but! Sites bizarres, dont +la mystérieuse solitude me frappa si vivement! Je retrouve en foule des +impressions perdues et oubliées. Ce sont Subiaco, Alatri, Civitella, +Genesano, Isola di Sora, San Germano, Arce, les pauvres vieux couvents +déserts dont l'église est toute grande ouverte..... les moines sont +absents..... le silence seul y habite..... Plus tard, moines et bandits +y reviendront de compagnie. Ce sont les somptueux monastères peuplés +d'hommes pieux et bienveillants, qui accueillent cordialement les +voyageurs et les étonnent par leur spirituelle et savante conversation; +le palais bénédictin du Monte-Cassino, avec son luxe éblouissant de +mosaïques, de boiseries sculptées, de reliquaires, etc., l'autre couvent +de san Benedetto, à Subiaco, où l'Ordre fut fondé, où se trouve la +grotte qui reçut saint Benoît, où les rosiers qu'il planta fleurissent +encore. Plus haut, dans la même montagne, au bord d'un précipice au fond +duquel murmure le vieil Anio, ce ruisseau chéri d'Horace et de Virgile, +la cellule del Beato Lorenzo, adossée à un mur de rochers que dore le +soleil, et où j'ai vu s'abriter des hirondelles au mois de janvier. +Grands bois de châtaigniers au noir feuillage, où surgissent des ruines +surmontées par intervalles, au soir, de formes humaines qui se montrent +un instant et disparaissent sans bruit..... pâtres ou brigands..... En +face, sur l'autre rive de l'Anio, grande montagne à dos de baleine, où +l'on voit encore à cette heure une petite pyramide de pierres que j'eus +la constance de bâtir un jour de spleen, et que les peintres français, +amants fidèles de ces solitudes, ont eu la courtoisie de baptiser de mon +nom. Au-dessous, une caverne où l'on entre en rampant, et dont on ne +peut atteindre l'entrée qu'en se laissant tomber du rocher supérieur, +au risque d'arriver brisé à cinq cents pieds plus bas. + +A droite, un champ où je fus arrêté par des moissonneurs étonnés de ma +présence en pareil lieu, qui m'accablèrent de questions, et ne me +laissèrent continuer mon ascension que sur l'assurance plusieurs fois +donnée qu'elle avait pour but l'accomplissement d'un vÅ“u fait à la +Madone. Loin de là , dans une étroite plaine, la maison isolée de la +Piagia, bâtie sur le bord de l'inévitable Anio, où j'allais demander +l'hospitalité et faire sécher mes habits, après les longues chasses, aux +jours pluvieux d'automne. La maîtresse du logis, excellente femme, avait +une fille admirablement belle, qui depuis a épousé le peintre lyonnais, +notre ami Flacheron. Je vois encore ce jeune drôle, demi-bandit, +demi-conscrit, Crispino, qui nous apportait de la poudre et des +cigarres. Lignes de Madones couronnant les hautes collines, et que +suivent le soir, en chantant des litanies, les moissonneurs attardés qui +reviennent des plaines, au tintement mélancolique de la campanella d'un +couvent caché; forêts de sapins, que les Pifferari font retentir de +leurs refrains agrestes; grandes filles aux noirs cheveux, à la peau +brune, au rire éclatant, qui, tant de fois, pour danser, ont abusé de la +patience et des doigts endoloris _di questo signore chi suona la +chitarra francese_; et le classique tambour de basque accompagnant mes +_saltarelli_ improvisés; les carabiniers voulant à toute force +s'introduire dans nos bals d'_osteria_; l'indignation des danseurs +français et abbruzzais; les prodigieux coups de poing de Flacheron; +l'expulsion honteuse de ces _soldats du pape_; menaces d'embuscades, de +grands couteaux!..... Flacheron, sans nous rien dire, allant seul à +minuit au rendez-vous, armé d'un simple bâton; absence des carabiniers; +Crispino enthousiasmé! + + * * * * * + +Enfin Albano, Caslelgandolpho, Tusculum, le petit théâtre de Cicéron, +les fresques de sa villa ruinée; le lac de Gabia, le marais où j'ai +dormi à midi, sans songer à la fièvre; vestiges des jardins qu'habita +Zénobie, la noble et belle reine détrônée de Palmyre. Longues lignes +d'aquéducs antiques fuyant au loin à perte de vue!.... + +Cruelle mémoire des jours de liberté qui ne sont plus! Liberté de cÅ“ur, +d'esprit, d'âme, de tout; liberté de ne pas agir, de ne pas penser même; +liberté d'oublier le temps, de mépriser l'ambition, de rire de la +gloire, de ne plus croire à l'amour; liberté d'aller au nord, au sud, à +l'est ou à l'ouest, de coucher en plein champ, de vivre de peu, de +vaguer sans but, de rêver, de rester gisant, assoupi des journées +entières, au souffle murmurant du tiède sirocco! Liberté vraie, +absolue, immense! O grande et forte Italie! Italie sauvage! insoucieuse +de ta sÅ“ur l'Italie artiste, + + «La belle Juliette au cercueil étendue!» + +que je..... Mais, par respect pour le lecteur, continuons avec un peu +moins de désordre, s'il est possible, le récit des excursions et des +observations que j'y ai faites. + + + + +XI + +SUBIACO. + + +Subiaco est un petit bourg de quatre mille habitants, bizarrement bâti +autour d'une montagne en pain de sucre. L'Anio, qui, plus bas, va former +les cascades de Tivoli, en fait toute la richesse, en alimentant +quelques usines assez mal entretenues. + +Cette rivière coule en certains endroits dans une vallée resserrée; +Néron la fit barrer par une énorme muraille dont on voit encore quelques +débris, et qui, en retenant les eaux, formait au-dessus du village un +lac d'une grande profondeur. De là le nom de _Sub-Lacu_. Le couvent de +_San-Benedetto_, situé une lieue plus haut, sur le bord d'un immense +précipice, est à peu près le seul monument curieux des environs. Aussi +les visites y abondent. L'autel de la chapelle est élevé devant +l'entrée d'une petite caverne qui servit jadis de retraite au saint +fondateur de l'ordre des Bénédictins. La forme intérieure de l'église +est d'une bizarrerie extrême; un escalier d'une trentaine de marches +unit les deux étages dont elle est composée. Après vous avoir fait +admirer la _santa spelunca_ de saint Benoît et les grotesques peintures +dont les murailles sont couvertes, les moines vous conduisent à l'étage +inférieur. Des monceaux de feuilles de roses, provenant d'un bosquet de +rosiers planté dans le jardin du couvent, y sont entassés. Ces fleurs +ont la propriété miraculeuse de _guérir les convulsions_, et les moines +en font un débit considérable. Trois vieilles carabines, brisées, +tordues et rongées de rouille, sont appendues auprès de l'odorant +spécifique, comme preuves irréfragables de miracles non moins éclatants. +Des chasseurs, ayant imprudemment chargé leur arme, _s'aperçurent, en +faisant feu_, du danger qu'ils couraient. Saint Benoît, _invoqué_ (fort +laconiquement sans doute) _pendant que le fusil éclatait_, les préserva +non-seulement de la mort, mais même de la plus légère égratignure. En +gravissant la montagne l'espace de deux milles au-dessus de +San-Benedetto, on arrive à l'ermitage _del Beato Lorenzo_, aujourd'hui +inhabité. C'est une solitude horrible, environnée de roches rouges et +nues, que l'abandon à peu près complet où elle est restée depuis la +mort de l'ermite rend plus effrayante encore. Un énorme chien en était +le gardien unique lorsque je la visitai; couché au soleil dans une +attitude d'observation soupçonneuse et sans faire le moindre mouvement, +il suivit tous mes pas d'un Å“il sévère. Sans armes, au bord d'un +précipice, la présence de cet argus silencieux, qui pouvait au moindre +geste douteux étrangler ou précipiter l'inconnu qui excitait sa +méfiance, contribua un peu, je l'avoue, à abréger le cours de mes +méditations. Subiaco n'est pas tellement reculé dans les montagnes que +la civilisation n'y ait déjà pénétré. Il y a un café pour les politiques +du pays, voire même une _société_ philharmonique. Le maître de musique +qui la dirige remplit en même temps les fonctions d'organiste de la +paroisse. A la messe du dimanche des Rameaux, l'ouverture de _la +Cenerentola_ dont il nous régala me découragea tellement, que je n'osai +pas me faire présenter à l'académie chantante, dans la crainte de +laisser trop voir mes antipathies et de blesser par là ces bons +dilettanti. Je m'en tins à la musique des paysans; au moins a-t-elle, +celle-là , de la naïveté et du caractère. Une nuit, la plus singulière +sérénade que j'eusse encore entendue vint me réveiller. Un _ragazzo_ aux +vigoureux poumons criait de toute sa force une chanson d'amour sous les +fenêtres de sa _ragazza_, avec accompagnement d'une énorme mandoline, +d'une musette et d'un petit instrument de fer de la nature du triangle, +qu'ils appellent dans le pays _stimbalo_. Son chant, ou plutôt son cri, +consistait en quatre ou cinq notes d'une progession descendante, et se +terminait en remontant par un long gémissement de la note sensible à la +tonique, sans reprendre haleine. La musette, la mandoline et le +stimbalo, sur un mouvement de valse continu, frappaient deux accords en +succession régulière et presque uniforme, dont l'harmonie remplissait +les instants de silence placés par le chanteur entre chacun de ses +couplets; suivant son caprice, celui-ci repartait ensuite à plein +gosier, sans s'inquiéter si le son qu'il attaquait si bravement +discordait ou non avec l'harmonie des accompagnateurs, et sans que +ceux-ci s'en inquiétassent davantage. On eût dit qu'il chantait au bruit +de la mer ou d'une cascade. Malgré la rusticité de ce concert, je ne +puis dire combien j'en fus agréablement affecté. L'éloignement et les +cloisons que le son devait traverser pour tenir jusqu'à moi, en +affaiblissant les discordances, adoucissaient les rudes éclats de cette +voix montagnarde. Peu à peu, la monotone succession de ces petits +couplets, terminés si douloureusement et suivis de silences, me plongea +dans une espèce de demi-sommeil plein d'agréables rêveries; et quand le +galant ragazzo n'ayant plus rien à dire à sa belle, eût mis fin +brusquement à sa chanson, il me sembla qu'il me manquait tout à coup +quelque chose d'essentiel... J'écoutais toujours... mes pensées +flottaient si douces sur ce bruit auquel elles s'étaient amoureusement +unies!... L'un cessant, le fil des autres fut rompu... et je demeurai +jusqu'au matin sans sommeil, sans rêves, sans idées... + +Cette phrase mélodique est répandue dans toutes les Abbruzzes; je l'ai +entendue depuis Subiaco jusqu'à Arce, dans le royaume de Naples, plus ou +moins modifiée par le sentiment des chanteurs et le mouvement qu'ils lui +imprimaient. Je puis assurer qu'elle me parut délicieuse une nuit, à +Alatri, chantée lentement, avec douceur, et sans accompagnement; elle +prenait alors une couleur religieuse fort différente de celle que je lui +connaissais. + +Le nombre des mesures de cette espèce de cri mélodique n'est pas +toujours exactement le même à chaque couplet; il varie suivant les +paroles improvisées par le chanteur, et les accompagnateurs suivent +alors celui-ci comme ils peuvent. Cette improvisation n'exige pas des +Orphées montagnards de grands fraie de poésie: c'est toit simplement de +la prose, dans laquelle ils font entrer tout ce qu'ils diraient dans une +conversation ordinaire. + +Le jeune gars dont j'ai déjà parlé, nommé Crispino, et qui avait +l'insolence de prétendre avoir été brigand, parce qu'il avait fait deux +ans de galères, ne manquait jamais à mon arrivée à Subiaco, de me saluer +de cette phrase de bienvenue qu'il criait comme un voleur: + +[Illustration: notation musicale + +Bon giorno, bon giorno, bon giorno, si - gno - - - re! +Co - - - - - me sta - te e - - - - - - ? +] + +Le redoublement de la dernière voyelle, en arrivant à la mesure marquée +du signe [**symbol >], est de rigueur. Il résulte d'un coup de gosier, +assez semblable à un sanglot, dont l'effet est fort singulier. + +Dans les autres villages environnants, dont Subiaco semble être la +capitale, je n'ai pas recueilli la moindre bribe musicale. Civitella, le +plus intéressant de tous, est un véritable nid d'aigle, perché sur la +pointe d'un rocher d'un accès fort difficile, misérable, sale et puant. +On y jouit d'une vue magnifique, seul dédommagement à la fatigue d'une +telle escalade, et les rochers y ont une physionomie étrange dans leurs +fantastiques amoncellements, qui charme assez les yeux des artistes pour +qu'un peintre de mes amis y ait séjourné six mois entiers. + +L'un des flancs du village repose sur des dalles superposées, tellement +énormes, qu'il est absolument impossible de concevoir comment des hommes +ont pu jamais exercer la moindre action locomotive sur de pareilles +masses. Ce mur de Titans, par sa grossièreté et ses dimensions, est aux +constructions cyclopéennes, comme celles-ci sont aux murailles +ordinaires des monuments contemporains. Il ne jouit cependant d'aucune +renommée, et, quoique vivant habituellement avec des architectes, je +n'en avais jamais entendu parler. + +Civitella offre, en outre, aux vagabonds, un précieux avantage dont les +autres villages semblables sont totalement dépourvus: c'est une auberge +ou quelque chose d'approchant. On peut y loger et y vivre passablement. +L'homme riche du pays, _il signor Vincenzo_, reçoit et héberge de son +mieux les étrangers, les Français surtout, pour lesquels il professe la +plus honorable sympathie, mais qu'il assassine de questions sur la +politique. Assez modéré dans ses autres prétentions, ce brave homme est +insatiable sur ce point. Enveloppé dans une redingote qu'il n'a pas +quittée depuis dix ans, accroupi sous sa cheminée enfumée, il commence, +en vous voyant entrer, son interrogatoire; et, fussiez-vous exténué, +mourant de soif, de faim et de fatigue, vous n'obtiendrez pas un verre +de vin avant de lui avoir répondu sur Lafayette, Louis-Philippe et la +garde nationale. Vico-Var, Olevano, Arsoli, Genesano, et vingt autres +villages dont le nom m'échappe, se présentent presque uniformément sous +le même aspect. Ce sont toujours des agglomérations de maisons grisâtres +appliquées, comme des nids d'hirondelles, contre des pics stériles, +presque inabordables; toujours de pauvres enfants demi-nus poursuivent +les étrangers en criant: _Pittore! pittore! Inglese!_[14] _mezzo +baïocco!_[15] (Pour eux tout étranger qui vient les visiter est +_peintre_ ou _Anglais_). Les chemins, quand il y en a, ne sont que des +gradins informes à peine indiqués dans le rocher. On rencontre des +hommes oisifs, qui vous regardent d'un air singulier; des femmes +conduisant des cochons qui, avec le maïs, forment toute la richesse du +pays; de jeunes filles, la tête chargée d'une lourde cruche de cuivre ou +d'un fagot de bois mort; et tout cela si misérable, si triste, si +délabré, si dégoûtant de saleté, que, malgré la beauté naturelle de la +race et la coupe pittoresque des vêtements, il est difficile d'éprouver +à leur aspect autre chose qu'un sentiment de pitié; et pourtant je +trouvais un plaisir extrême à parcourir ces repaires, à pied, le fusil à +la main, et même sans fusil. + +Lorsqu'il s'agissait, en effet, de gravir quelque pic inconnu, j'avais +soin de laisser en bas ce bel instrument, dont les qualités excitaient +assez la convoitise des Abbruzzais, pour leur donner l'idée d'en +détacher le propriétaire, au moyen de quelques balles envoyées à sa +rencontre par d'affreuses carabines embusquées traîtreusement derrière +un vieux mur. + +A force de fréquenter les villages de ces braves gens, j'avais même fini +par être très bien avec eux. Crispino surtout m'avait pris en affection; +il me rendait toutes sortes de services; il me procurait non-seulement +des tuyaux de pipe parfumés, exquis[16], non-seulement du plomb et de la +poudre, mais des capsules fulminantes même; des capsules! dans ce pays +perdu, dépourvu de toute idée d'art et d'industrie. De plus, Crispino +connaissait toutes les _ragazze_ bien peignées à dix lieues à la ronde, +leurs inclinations, leurs relations, leurs ambitions, leurs passions, +celles de leurs parents et de leurs amants; il avait une note exacte des +degrés de vertu et de température de chacune, et ce thermomètre était +quelquefois fort amusant à consulter. + +Cette affection, du reste, était motivée; j'avais, une nuit, dirigé la +sérénade qu'il donnait à sa maîtresse; j'avais chanté avec lui pour la +jeune louve, en nous accompagnant de la _chitarra francese_, une chanson +alors en vogue parmi les élégants de Tivoli; je lui avais fait présent +de deux chemises, d'un pantalon et de trois superbes coups de pied au +derrière, un jour qu'il me manquait de respect[17]. + +Crispino n'avait pas eu le temps d'apprendre à lire, et il ne m'écrivait +jamais. Quand il avait quelque nouvelle intéressante à me donner hors +des montagnes, il venait à Rome. Qu'était-ce, en effet, qu'une trentaine +de lieues _per un bravo_ comme lui. Nous avions l'habitude, à +l'Académie, de laisser ouvertes les portes de nos chambres. Un matin de +janvier (j'avais quitté les montagnes en octobre; je m'ennuyais donc +depuis trois mois), en me retournant dans mon lit, j'aperçois debout +devant moi, un grand scélérat basané, chapeau pointu, jambes cordées, +qui paraissait attendre très honnêtement mon réveil; c'était mon gredin, +mon bandit, mon ami! + +--Tiens! Crispino! qu'es-tu venu faire à Rome? + +--_Sono venuto... per veder lo!_ + +--Oui, pour me voir, et puis?... + +--_Crederei mancare al più preciso mio debito, se in questa +occasione..._ + +--Quelle occasion? + +--_Per dire la verità ... mi manca... il danaro._ + +--A la bonne heure! voilà ce qui s'appelle dire vraiment _la verità _. +Ah! tu n'as pas d'argent! et que veux-tu que j'y fasse, Birbonacio? + +--_Per bacco, non sono birbone!_ + +Je finis sa réponse en français: + +--«Si vous m'appelez _gueux_, parce que je n'ai pas le sou, vous avez +raison; mais si c'est parce que j'ai été deux ans à Civita-Vecchia, vous +avez bien tort. On ne m'a pas envoyé aux galères pour avoir volé, dit-il +en levant la tête fièrement, mais bien pour de bons coups de carabine, +pour de fameux coups de couteau donnés dans la montagne à des étrangers +(_forestieri_).» + +Mon ami se flattait assurément; il n'avait peut-être pas tué seulement +un moine. Mais enfin, on voit qu'il avait le sentiment de l'honneur. +Aussi, dans son indignation, n'accepta-t-il que trois piastres, une +chemise et un foulard, sans vouloir attendre que j'eusse mis mes bottes +pour lui donner... le reste. Le pauvre garçon est mort, il y a deux ans, +d'un coup de pierre reçu à la tête dans une rixe. + +Nous reverrons-nous dans un monde meilleur?..... + + + + +XII + +ENCORE ROME. + + +Il fallait bien toujours revenir dans cette éternelle ville de Rome, et +s'y convaincre de plus en plus que, de toutes les existences d'artiste, +il n'en est pas de plus triste que celle d'un musicien étranger, +condamné à l'habiter, si l'amour de l'art est dans son cÅ“ur. Il y +éprouve un supplice de tous les instants dans les premiers temps, en +voyant ses illusions poétiques tomber une à une, et le bel édifice +musical élevé par son imagination, s'écrouler devant la plus +désespérante des réalités; ce sont chaque jour de nouvelles expériences +qui amènent constamment de nouvelles déceptions. Au milieu de tous les +autres arts, pleins de vie, de grandeur, de majesté, éblouissants de +l'éclat du génie, étalant fièrement leurs merveilles diverses, il voit +la musique réduite au rôle d'une esclave dégradée, hébétée par la misère +et chantant d'une voix usée de stupides poèmes pour lesquels le peuple +lui jette à peine un morceau de pain. C'est ce que je reconnus +facilement au bout de quelques semaines. A peine arrivé, je cours à +Saint-Pierre... Immense! sublime! écrasant!... Voilà Michel-Ange, voilà +Raphaël, voilà Canova; je marche sur les marbres les plus précieux, les +mosaïques les plus rares... Ce silence solennel.. cette fraîche +atmosphère... ces tons lumineux si riches et si harmonieusement +fondus... ce vieux pèlerin, agenouillé seul dans la vaste enceinte... Un +léger bruit, parti du coin le plus obscur du temple, et roulant sous ces +voûtes colossales comme un tonnerre lointain... j'eus peur... Il me +sembla que c'était là réellement la maison de Dieu et que je n'avais pas +le droit d'y entrer. Réfléchissant que de faibles créatures comme moi +étaient parvenues cependant à élever un pareil monument de grandeur et +d'audace, je sentis un mouvement de fierté; puis songeant au rôle +magnifique que devait y jouer l'art que je chéris, mon cÅ“ur commença à +battre à coups redoublés. Oh! oui, sans doute, me dis-je aussitôt, ces +tableaux, ces statues, ces colonnes, cette architecture de géants tout +cela n'est que le corps du monument; la musique en est l'ame; c'est par +elle qu'il manifeste son existence, c'est elle qui résume l'hymne +incessant des autres arts, et de sa vois puissante le porte brûlant aux +pieds de l'Éternel. Où donc est l'orgue?... L'orgue, un peu plus grand +que celui de l'Opéra de Paris, était _sur des roulettes_; un pilastre le +dérobait à ma vue. N'importe, ce chétif instrument ne sert peut-être +qu'à donner le ton aux voix, et tout effet instrumental étant proscrit, +il doit suffire. Quel est le nombre des chanteurs?... Me rappelant alors +la petite salle du Conservatoire, que l'église de St-Pierre contiendrait +cinquante ou soixante fois au moins, je pensai que si un chÅ“ur de +_quatre-vingt-dix_ voix y était employé journellement, les choristes de +Saint-Pierre, ne devaient se compter que par milliers. + +Ils sont au nombre de _dix-huit_ pour les jours ordinaires; et de +_trente-deux_ pour les fêtes solennelles. J'ai même entendu un +_Miserere_ à la chapelle Sixtine, chanté par _cinq voix_. Un critique +allemand de beaucoup de mérite, s'est constitué tout récemment le +défenseur de la chapelle Sixtine. + +«La plupart des voyageurs, dit-il, s'attendent en y entrant, à une +musique bien entraînante, je dirai même, bien plus amusante que celle +des opéras qui les avaient charmés dans leur patrie; au lieu de cela les +chanteurs du pape leur font entendre un plain-chant séculaire, simple, +pieux et sans le moindre accompagnement. Ces dilettanti désappointés ne +manquent pas alors de jurer à leur retour, que la chapelle Sixtine +n'offre aucun intérêt musical, et que tous les beaux récits qu'on en +fait sont autant de contes.» + +Nous ne dirons pas à ce sujet, absolument comme les observateurs +superficiels dont parle cet écrivain. Bien au contraire, cette harmonie +des siècles passés, venue jusqu'à nous sans la moindre altération de +style ni de forme, offre aux musiciens le même intérêt que présentent +aux peintres les fresques de Pompéia. Loin de regretter, sous ces +accords, l'accompagnement de trompettes et de grosse caisse, aujourd'hui +tellement mis à la mode par les compositeurs italiens, que chanteurs et +danseurs ne croiraient pas, sans lui, pouvoir obtenir les +applaudissements qu'ils méritent, nous avouerons que la chapelle Sixtine +étant le seul lieu musical de l'Italie où cet abus déplorable n'ait +point pénétré, on est heureux de pouvoir y trouver un refuge contre +l'artillerie des fabricants de cavatines. Nous accorderons au critique +allemand que les _trente-deux_ chanteurs du pape, incapables de produire +le moindre effet, et même de se faire entendre dans la plus vaste église +du monde, suffisent à l'exécution des Å“uvres de Palestrina dans +l'enceinte bornée de la chapelle pontificale; nous dirons avec lui que +cette harmonie pure et calme, jette dans une rêverie qui n'est pas sans +charme. Mais ce charme est le propre de l'harmonie elle-même, et le +prétendu génie des compositeurs n'en est point la cause, si toutefois on +peut donner le nom de compositeurs à des musiciens qui passaient leur +vie à compiler des successions d'accords comme celle-ci: + +[Illustration: notation musicale. + +Po-pu-le me-us, quid fe-ci ti - - bi? +aut, in quo contristavi te res - pon - - - de mi - hi. +] + +Dans ces psalmodies à quatre parties, où la _mélodie_ et le _rhythme_ ne +sont point employés, et dont l'_harmonie_ se borne à l'emploi des +_accords parfaits_ entremêlés de quelques _suspensions_, on peut bien +admettre que le goût et une certaine science aient guidé le musicien qui +les écrivit; mais le génie! allons donc, c'est une plaisanterie. + +En outre, les gens qui croient encore sincèrement que Palestrina composa +ainsi à dessein sur les textes sacrés, et mu seulement par l'intention +d'approcher le plus possible d'une pieuse idéalité, s'abusent +étrangement. Ils ne connaissent pas, sans doute, ses madrigaux, dont les +paroles frivoles ou galantes sont accolées par lui cependant à une sorte +de musique absolument semblable à celle dont il revêtit les paroles +saintes. Il fait chanter par exemple: _Au bord du Tibre, je vis un beau +pasteur dont la plainte amoureuse_, etc., par un chÅ“ur lent dont l'effet +général et le style harmonique ne diffèrent en aucune façon de ses +compositions dites religieuses. Il ne savait pas faire d'autre musique, +voilà la vérité; et il était si loin de poursuivre un céleste idéal, +qu'on retrouve dans ses écrits une foule de ces sortes de logogriphes +que les contre-pointistes qui le précédèrent avaient mis à la mode et +dont il passe pour avoir été l'antagoniste inspiré. La messe de +Palestrina, dédiée au pape Marcello, est écrite à deux chÅ“urs, dont l'un +imite canoniquement l'autre du commencement à la fin. C'est là une +grande difficulté de contrepoint habilement vaincue; mais qu'en +résulte-t-il de beau, ou de convenable au style vraiment religieux? En +quoi cette sorte de jeu harmonique, perceptible seulement pour les yeux, +puisque l'oreille ne saurait suivre des imitations canoniques de notes +aussi longues et sans dessin mélodique, en quoi, dis-je, cette preuve de +la patience du tisseur d'accords annonce-t-elle en lui une simple +préoccupation du véritable objet de son travail? en rien à coup sûr. Il +importe aussi peu à l'expression du sentiment religieux de dessiner deux +chÅ“urs en canon perpétuel que de les écrire en se servant d'un morceau +de bois au lieu de plume, ou gêné d'une façon quelconque par une douleur +physique ou un obstacle matériel. Si Palestrina, ayant perdu les deux +mains, s'était vu forcé d'écrire avec le pied et y était parvenu, ses +ouvrages n'en eussent pas acquis plus de valeur pour cela et n'en +seraient ni plus ni moins religieux. + +Le critique allemand dont je parlais tout-à -l'heure, n'hésite pas +cependant à appeler _sublimes_ les _Improperia_ de Palestrina. + +«Toute cette cérémonie, dit-il encore, le sujet en lui-même, la présence +du pape au milieu du corps des cardinaux, le mérite d'exécution des +chanteurs qui déclament avec une précision et une intelligence +admirables, tout cela forme de ce spectacle un des plus imposants et +des plus touchants de la Semaine-Sainte.»--Oui, certes; mais tout cela +ne fait pas de cette musique une Å“uvre de génie et d'inspiration. + +Par une de ces journées sombres qui attristent la fin de l'année, et que +rend encore plus mélancoliques le souffle glacé du vent du Nord, écoutez +en lisant Ossian, la fantastique harmonie d'une harpe éolienne balancée +au sommet d'un arbre dépouillé de verdure, et je vous défie de ne pas +éprouver un sentiment profond de tristesse, d'abandon, un désir vague et +infini d'une autre existence, un dégoût immense de celle-ci, en un mot, +une forte atteinte de spleen jointe à une tentation de suicide. Cet +effet est encore plus prononcé que celui des harmonies vocales de la +chapelle Sixtine; on n'a jamais songé cependant à mettre les facteurs de +harpes éoliennes au nombre des grands compositeurs. + +Mais au moins, le service musical de la chapelle Sixtine a-t-il conservé +sa dignité et le caractère religieux qui lui convient, tandis +qu'infidèles aux anciennes traditions, les autres églises de Rome sont +tombées, sous ce rapport, dans un état de dégradation, je dirai même de +démoralisation, qui passe toute croyance. Plusieurs prêtres français, +témoins de ce scandaleux abaissement de l'art religieux, en ont été +indignés. + +J'assistai, le jour de la fête du roi, à une messe solennelle à grands +chÅ“urs et à grand orchestre, pour laquelle notre ambassadeur, M. de +Saint-Aulaire, avait demandé les meilleurs artistes de Rome. Un +amphithéâtre assez vaste, élevé devant l'orgue, était occupé par une +soixantaine d'exécutants. Ils commencèrent par s'accorder à grand bruit, +comme ils l'eussent fait dans un foyer de théâtre; le diapason de +l'orgue, beaucoup trop bas, rendait, à cause des instruments à vent, son +adjonction à l'orchestre impossible. Un seul parti restait à prendre, se +passer de l'orgue. L'organiste ne l'entendait pas ainsi; il voulait +faire sa partie, dussent les oreilles des auditeurs en être torturées +jusqu'au sang; il voulait gagner son argent, le brave homme, et il le +gagna bien, je le jure, car de ma vie je n'ai ri d'aussi bon cÅ“ur. +Suivant la louable coutume des organistes italiens, il n'employa, +pendant toute la durée de la cérémonie, que les jeux aigus. L'orchestre, +plus fort que cette harmonie de petites flûtes, la couvrait assez bien +dans les _tutti_, mais quand la masse instrumentale venait à frapper un +accord sec, suivi d'un silence, l'orgue, dont le son traîne un peu, +comme on sait, et ne peut se couper aussi bref que celui des autres +instruments, demeurait alors à découvert et laissait entendre un accord +plus bas d'un quart de ton que celui de l'orchestre, produisant ainsi le +gémissement le plus atrocement comique qu'on puisse imaginer. Pendant +les intervalles remplis par le plain-chant des prêtres, les concertants, +incapables de contenir leur démon musical, préludaient hautement tous à +la fois, avec un incroyable sang-froid; la flûte lançait des gammes en +_ré_; le cor sonnait une fanfare en _mi b_; les violons faisaient +d'aimables cadences, des gruppetti charmants; le basson, tout bouffi +d'importance, soufflait ses notes graves en faisant claquer ses grandes +clefs, pendant que les gazouillements de l'orgue achevaient de +brillanter l'harmonie de ce concert inouï, digne de Callot. Et tout cela +se passait en présence d'une assemblée d'hommes civilisés, de +l'ambassadeur de France, du directeur de l'Académie, d'un corps nombreux +de prêtres et de cardinaux, devant une réunion d'artistes de toutes les +nations. Pour la musique, elle était digne de tels exécutants. Cavatines +avec crescendo, cabalettes, points-d'orgue et roulades; Å“uvre sans nom, +monstre de l'ordre composite dont une phrase de Vaccaï formait la tête, +des bribes de Paccini les membres, et un ballet de Gallemberg le corps +et la queue. Qu'on se figure, pour couronner l'Å“uvre, les _soli_ de +cette étrange musique sacrée, chantés _en voix de soprano_ par un gros +gaillard dont la face rubiconde était ornée d'une énorme paire de +favoris noirs. «Mais mon Dieu, dis-je à mon voisin qui étouffait, tout +est donc miracle dans ce bienheureux pays! Avez-vous jamais vu un +_castrat_ barbu comme celui-ci?» + +--«Castrato!... répliqua vivement en se retournant une dame italienne, +indignée de nos rires et de nos observations, davvero non è castrato.» + +--«Vous le connaissez, madame? + +--«Per Bacco! non burlate. Imparate, pezzi d'asino, che quello virtuoso +maraviglioso è il marito mio.» + +J'ai entendu fréquemment dans d'autres églises les ouvertures du +_Barbier de Séville_, de la _Cenerentola_ et d'_Otello_. Ces morceaux +paraissaient former le répertoire favori des organistes, ils en +assaisonnaient fort agréablement le service divin. + +La musique des théâtres, aussi _dramatique_ que celle des églises est +_religieuse_, est dans le même état de splendeur. Même invention, même +pureté des formes, même élévation, même charme dans le style, même +profondeur de pensée. Les chanteurs que j'ai entendus pendant la saison +théâtrale avaient en général de bonnes voix et cette facilité de +vocalisation qui caractérise spécialement les Italiens; mais, à +l'exception de Mme Ungher, prima dona allemande que nous avons +applaudie souvent à Paris, et de Salvator, assez bon Baryton, ils ne +sortaient pas de la ligne des médiocrités. Les chÅ“urs sont d'un degré +au-dessous de ceux de notre Opéra-Comique, pour l'ensemble, la justesse +et la chaleur. L'orchestre, imposant et formidable à peu près comme +l'armée du prince de Monaco, possède, sans exception, toutes les +qualités qu'on appelle ordinairement des défauts. Au théâtre _Valle_, +ainsi qu'à celui d'Apollon, dont les dimensions égalent celles du +Grand-Opéra de Paris, les violoncelles sont au nombre de.... _un_, +lequel _un_ exerce l'état d'orfèvre, plus heureux qu'un de ses +confrères, obligé, pour vivre, de _rempailler des chaises_. A Rome, le +mot symphonie, comme celui d'ouverture, n'est employé que pour désigner +un _certain bruit_ que font les orchestres de théâtre avant le lever de +la toile, et auquel personne ne fait attention. Weber et Beethoven sont +là des noms à peu près inconnus. Un savant abbé de la chapelle Sixtine +disait un jour à M. Mendelssohn _qu'on lui avait parlé d'un jeune homme +de grande espérance, nommé Mozart_. Il est vrai que ce digne +ecclésiastique communique fort rarement avec les gens du monde et ne +s'est occupé toute sa vie que des Å“uvres de Palestrina. C'est donc un +être que sa conduite privée et ses opinions mettent à part. Quoiqu'on +n'y exécute jamais la musique de Mozart, il est pourtant juste de dire +que, dans Rome, bon nombre de personnes ont entendu parler de lui +autrement que comme _d'un jeune homme de grande espérance_. Les +dilettanti érudits savent même qu'il est mort, et que, sans approcher +toutefois de Donizetti, il a écrit quelques partitions remarquables. +J'en ai connu un qui s'était procuré le Don Juan. Après l'avoir +longuement étudié au piano, il fut assez franc pour m'avouer en +confidence que cette _vieille musique_ lui paraissait supérieure au +Zadig et Astartea de M. Vaccaï, récemment mis en scène au théâtre +d'Apollon. L'art instrumental est lettre close pour les Romains. Ils +n'ont pas même l'idée de ce que nous appelons une symphonie. + +J'ai remarqué seulement à Rome une musique instrumentale populaire que +je penche fort à regarder comme un reste de l'antiquité; je veux parler +des _pifferari_. On appelle ainsi des musiciens ambulants qui, aux +approches de Noël, descendent des montagnes par groupes de quatre ou +cinq, et viennent, armés de musettes et de _pifferi_ (espèce de +hautbois), donner de pieux concerts devant les images de la madone. Ils +sont, pour l'ordinaire, couverts d'amples manteaux de drap brun, portent +le chapeau pointu dont se coiffent les brigands, et tout leur extérieur +est empreint d'une certaine sauvagerie mystique pleine d'originalité. +J'ai passé des heures entières à les contempler dans les rues de Rome, +la tête légèrement penchée sur l'épaule, les yeux brillants de la foi la +plus vive, fixant un regard de pieux amour sur la sainte madone, presque +aussi immobiles que l'image qu'ils adoraient. La musette, secondée d'un +grand _piffero_ soufflant la basse, fait entendre une harmonie de deux +ou trois notes, sur laquelle un double _piffero_[18] de moyenne longueur +exécute la mélodie; puis au-dessus de tout cela deux petits _pifferi_ +très courts, joués par des enfants de douze à quinze ans, tremblottent +trilles et cadences, et inondent la rustique chanson d'une pluie de +bizarres ornements. Après de gais et réjouissants refrains, fort +longtemps répétés, une prière lente, grave, d'une onction toute +patriarchale, vient dignement terminer la naïve symphonie. Cet air a été +gravé dans plusieurs recueils napolitains, nous nous abstenons en +conséquence de le reproduire ici. De près, le son est si fort qu'on peut +à peine le supporter; mais à un certain éloignement ce singulier +orchestre produit un effet délicieux, touchant, poétique, auquel les +personnes même les moins susceptibles de pareilles impressions, ne +peuvent rester insensibles. J'ai entendu depuis les _pifferari_ chez +eux, et si je les avais trouvés si remarquables à Rome, combien +l'émotion que j'en reçus fut plus vive dans les montagnes sauvages des +Abbruzzes, où mon humeur vagabonde m'avait conduit! Des roches +volcaniques, de noires forêts de sapins, formaient la décoration +naturelle et le complément de cette musique primitive. Quand à cela +venait se joindre encore l'aspect d'un de ces monuments mystérieux d'un +autre âge, connus sous le nom de murs cyclopéens, et quelques bergers +revêtus d'une peau de mouton brute, avec la toison entière en dehors +(costume des pâtres de la Sabine), je pouvais me croire contemporain des +anciens peuples au milieu desquels vint s'installer jadis Evandre +l'Arcadien, l'hôte généreux d'Énée: + + Pater infelix Pallantis pueri. + + * * * * * + + * * * * * + +Il faut, on le voit, renoncer à peu près à entendre de la musique quand +on habite Rome; j'en étais venu même, au milieu de cette atmosphère +antiharmonique, à n'en plus pouvoir composer. Tout ce que j'ai produit à +l'Académie se borne à trois ou quatre morceaux: 1º Une _Ouverture de +Rob-Roy_, longue et diffuse, qui fut exécutée à Paris, un an après, par +la société du Conservatoire, fort mal reçue du public, et que je brûlai +le même jour en sortant du concert; 2º _la Scène aux champs_, de la +Symphonie Fantastique, que je refis presque entièrement en vaguant dans +la Villa-Borghèse; 3º _le Chant de bonheur_, du mélologue[19] que je +rêvai, perfidement bercé par mon ennemi intime le vent du sud, sur les +buis touffus et taillés en muraille de notre classique jardin; 4º cette +petite mélodie qui a nom _la Captive_, et dont j'étais fort loin, en +l'écrivant, de prévoir la fortune. Encore me trompai-je, en disant +qu'elle fut composée à Rome; car c'est de Subiaco qu'elle est datée. Il +me souvient, en effet, qu'un jour, en regardant travailler mon ami +Lefebvre l'architecte, dans l'auberge de Subiaco où nous logions, un +mouvement de son coude ayant fait tomber un livre placé sur sa table, je +le relevai: c'était le volume des _Orientales_ de V. Hugo; il se trouva +ouvert à la page de _la Captive_. Je lus cette délicieuse poésie, et me +retournant vers Lefebvre: «Si j'avais là du papier réglé, lui dis-je, +j'écrirais la musique de ce morceau; car _je l'entends_. + +--Qu'à cela ne tienne, je vais vous en donner. + +Et Lefebvre, prenant une règle et un tireligne, eut bientôt tracé +quelques portées, sur lesquelles je jetai la mélodie et la basse de ce +petit air; puis, je mis le manuscrit dans mon portefeuille et n'y +songeai plus. Quinze jours après, de retour à Rome, on chantait chez +notre directeur, quand _la Captive_ me revint en tête. «Il faut, dis-je +à mademoiselle Vernet, que je vous montre un air improvisé à Subiaco, +pour voir un peu ce qu'il signifie: je n'en ai plus la moindre idée.» +L'accompagnement de piano, griffonné à la hâte, nous permit de +l'exécuter convenablement; et cela prit si bien, qu'au bout d'un mois M. +Vernet, poursuivi, obsédé par cette mélodie, m'interpella ainsi: «Ah! +ça, quand vous retournerez dans les montagnes, j'espère bien que vous +n'en rapporterez pas d'autres chansons; car votre _Captive_ commence à +me rendre le séjour de la Villa fort désagréable; on ne peut faire un +pas dans le palais, dans le jardin, dans le bois, sur la terrasse, dans +les corridors, sans entendre chanter, ou ronfler, ou grogner: «_Le long +du mur sombre... le sabre du spahis... je ne suis pas Tartare... +l'eunuque noir..., etc._» C'est à en devenir fou! Je renvoie demain un +de mes domestiques, je n'en prendrai un nouveau qu'à la condition +expresse pour lui de ne pas chanter _la Captive_.» + +Il reste enfin à citer, pour clore cette liste fort courte de mes +productions romaines, une psalmodie à cinq voix, avec accompagnement +d'instruments à vent, sur la traduction en prose d'une poésie de Moore +(_Ce monde entier n'est qu'une ombre fugitive_), dédiée à ceux _dont +l'ame est triste jusqu'à la mort_. Ce morceau n'a pas encore été publié +et je n'ai jamais osé le faire entendre. Quant au _Resurrexit_, à grand +orchestre, avec chÅ“urs, que j'envoyai aux académiciens de Paris, pour +obéir au réglement, et dans lequel ces messieurs trouvèrent un _progrès_ +très-remarquable, une _preuve_ sensible de l'influence du séjour de Rome +sur mes idées, et l'_abandon_ complet de mes fâcheuses _tendances +musicales_; c'est un fragment d'une messe que j'avais écrite et fait +exécuter à Paris deux ans avant de me présenter au concours de +l'Institut. Fiez-vous donc aux jugements des immortels! + +Ce fut vers ce temps de ma vie académique que je ressentis de nouveau +les atteintes d'une cruelle maladie (morale, nerveuse, imaginaire, tout +ce qu'on voudra), que j'appelerai le _mal de l'isolement_, et qui me +tuera quelque jour. J'en avais éprouvé un premier accès à l'âge de seize +ans, et voici dans quelles circonstances. Par une belle matinée de mai, +à la côte Saint-André, chez mon père, j'étais assis dans une prairie à +l'ombre d'un groupe de grands chênes, lisant un roman de Montjoie, +intitulé: _Manuscrit trouvé au mont Pausilippe_. Tout entier à ma +lecture, j'en fus distrait cependant par des chants doux et tristes, +s'épandant par la plaine à intervalles réguliers. La procession des +Rogations passait dans le voisinage, et j'entendais la voix des paysans +qui psalmodiaient les _Litanies des saints_. Cet usage de parcourir, au +printemps, les côteaux et les plaines, pour appeler sur les fruits de +la terre la bénédiction du ciel, a quelque chose de poétique et de +touchant qui m'émeut d'une manière indicible. Le cortége s'arrêta au +pied d'une croix de bois, ornée de feuillages; je le vis s'agenouiller +pendant que le prêtre bénissait la campagne, et il reprit sa marche +lente en continuant sa mélancolique psalmodie. La voix affaiblie de +notre vieux curé se distinguait seule parfois, avec des fragments de +phrases: + + ............ + ...._Conservare âigneris!_ + + LES PAYSANS. + + _Te rogamus audi nos!_ + +Et la foule pieuse, s'éloignait, s'éloignait toujours. + + .............. + + (Decrescendo.) + + _Sancte Barnabe._ + _Ora pro nobis!_ + + (Perdendo.) + + _Sancta Magdalena_ + _Ora pro_........... + _Sancta Maria_ + _Ora_........... + _Sancta_.......... + ..........._nobis._ + ................. + +Silence.. léger frémissement des blés en fleur, ondoyant sous la molle +pression de l'air du matin.... cri des cailles amoureuses appelant leur +compagne.... l'ortolan plein de joie chantant sur la pointe d'un +peuplier.... calme profond.... une feuille morte tombant lentement d'un +chêne.... coups sourds de mon cÅ“ur.... Evidemment la vie était hors de +moi, loin, très loin.... A l'horizon les glaciers des Alpes, frappés du +soleil levant, réfléchissaient d'immenses faisceaux de lumière.... +derrière ces Alpes, l'Italie, Naples, le Pausilippe.... les personnages +de mon roman.... des passions ardentes.... des larmes essuyées... +quelque insondable bonheur.... secret.... allons, allons, des ailes! +dévorons l'espace! il faut voir! il faut admirer! il faut de l'amour, de +l'enthousiasme, des étreintes enflammées, _il faut la grande vie!_... +mais je ne suis qu'un corps lourd, cloué à terre! ces personnages sont +imaginaires, ou n'existent plus.... Quel amour?... quelle gloire?... +quel cÅ“ur?... quand verrai-je l'Italie?... + +Et l'accès se déclara dans toute sa force, et je souffris affreusement +et je me couchai à terre, gémissant, étendant mes bras douloureux, +arrachant convulsivement des poignées d'herbes et d'innocentes +paquerettes qui ouvraient en vain leurs grands yeux étonnés, appelant +_l'inconnu_, luttant contre _l'absence_, contre l'horrible isolement. + +Et pourtant, qu'était-ce qu'un pareil accès comparé aux tortures que +j'ai éprouvées depuis, et dont l'intensité augmente chaque jour? + +Je ne sais comment donner une idée de ce mal inexprimable. Une +expérience de physique pourrait seule offrir je crois des similitudes +avec lui. C'est celle-ci: quand on place sous une cloche de verre +adaptée à une machine pneumatique, une coupe remplie d'eau à côté d'une +autre coupe contenant de l'acide sulfurique, au moment où la pompe +aspirante fait le vide sous la cloche, on voit l'eau s'agiter, entrer en +ébullition, s'évaporer. L'acide sulfurique absorbe cette vapeur d'eau au +fur et à mesure qu'elle se dégage, et, par suite de la propriété qu'ont +les molécules de vapeur d'emporter en s'exhalant une grande quantité de +calorique, la portion d'eau qui reste au fond du vase ne tarde pas à se +refroidir au point de produire un petit bloc de glace. + +Eh bien! il en est à peu près ainsi quand cette idée d'isolement, quand +ce sentiment de l'absence viennent me saisir. Le vide se fait autour de +ma poitrine palpitante, et il semble alors que mon cÅ“ur, sous +l'aspiration d'une force irrésistible, s'évapore et tend à se dissoudre +par expansion. Puis, la peau de tout mon corps devient douloureuse et +brûlante; je rougis de la tête aux pieds. Je suis tenté de crier, +d'appeler à mon aide mes amis, les indifférents mêmes, pour me +consoler, pour me garder, me défendre, m'empêcher d'être détruit, pour +retenir ma vie qui s'en va aux quatre points cardinaux. + +On n'a pas d'idées de mort pendant ces crises; non, la pensée du suicide +n'est pas même supportable; on ne veut pas mourir: loin de là , on veut +vivre, on le veut absolument; on voudrait même donner à sa vie mille +fois plus d'énergie; c'est une aptitude prodigieuse au bonheur, qui +s'exaspère de rester sans application, et qui ne se peut satisfaire +qu'au moyen de jouissances immenses, dévorantes, furieuses, en rapport +avec l'incalculable surabondance de sensibilité dont on est pourvu. + +Cet état n'est pas le spleen, mais il l'amène plus tard: c'est +l'ébullition, l'évaporation du cÅ“ur, des sens, du cerveau, du fluide +nerveux. Le spleen, c'est la congélation de tout cela, c'est le bloc de +glace. + +Même à l'état calme, je sens toujours un peu d'_isolement_ les dimanches +d'été, parce que nos villes sont inactives ces jours-là , parce que +chacun sort, va à la campagne; parce qu'on est _joyeux au loin_, parce +qu'on est _absent_. Les adagio des symphonies de Beethoven, certaines +scènes d'_Alceste_ et d'_Armide_ de Gluck, un air de son opéra italien +de _Telemaco_, les Champs-Élysées de son _Orphée_, font naître aussi +d'assez violents accès de la même souffrance; mais ces chefs-d'Å“uvre +portent avec eux leur contre-poison: ils font déborder les larmes, et on +est soulagé. Les adagio de quelques-unes des sonates de Beethoven, et +l'_Iphigénie en Tauride_ de Gluck, au contraire, appartiennent +entièrement au spleen, et le provoquent; il fait froid là -dedans, l'air +y est sombre, le ciel gris de nuages, le vent du nord y gémit +sourdement. + +Il y a d'ailleurs deux espèces de spleen; l'un est ironique, railleur, +emporté, violent, haineux; l'autre, taciturne et sombre, ne demande rien +que l'inaction, le silence, la solitude et le sommeil. A l'être qui en +est possédé tout devient indifférent; la ruine d'un monde saurait à +peine l'émouvoir. Je voudrais alors que la terre fût une bombe remplie +de poudre, et j'y mettrais le feu, pour m'amuser. + +En proie à ce genre de spleen, je dormais un jour dans le bois de +lauriers de l'Académie, roulé dans un tas de feuilles mortes, comme un +hérisson, quand je me sentis poussé du pied par deux de nos camarades: +c'étaient Constant Dufeu, l'architecte, et Dantan aîné, le statuaire, +qui venaient me réveiller: «Ohé! père la joie! veux-tu venir à Naples, +nous y allons? + +--Allez au diable! vous savez bien que je n'ai plus d'argent. + +--Mais jobard que tu es, nous en avons, et nous t'en prêterons! Allons, +aide-moi donc, Dantan, et levons-le de là , sans quoi nous n'en tirerons +rien. Bon! te voilà sur pieds! Secoue-toi un peu maintenant; va demander +à M. Horace la permission de Naples, et, dès que ta valise sera faite, +nous partirons; c'est convenu.» + +Nous partîmes en effet. + +Y compris un scandale assez joli, par nous causé dans la petite ville de +Cyprano... après dîner, je ne me souviens d'aucun incident narrable +pendant ce trajet bourgeoisement fait en voiturin. Mais Naples!... + + + + +XIII + +NAPLES. + + +Naples!!! Ciel limpide et pur! soleil de fêtes! riche terre! + +Tout le monde a décrit, et beaucoup mieux que je ne pourrais le faire, +ce merveilleux jardin. Quel voyageur, en effet, n'a été frappé de la +splendeur de son aspect général! Qui n'a admiré à midi la mer faisant la +sieste, et les plis moëlleux de sa robe azurée et le bruit flatteur avec +lequel elle l'agite doucement! Perdu à minuit dans le cratère du Vésuve, +qui n'a senti un vague sentiment d'effroi aux sourds roulements de son +tonnerre intérieur, aux cris de fureur qui s'échappent de sa bouche, à +ces explosions, à ces myriades de roches fondantes, dirigées contre le +ciel comme de brûlants blasphêmes, qui retombent ensuite, roulent sur +le col de la montagne, et s'arrêtent pour former un ardent collier sur +la vaste poitrine du volcan! Qui n'a parcouru tristement le squelette de +cette désolée Pompéïa, et, spectateur unique, n'a attendu sur les +gradins de l'amphithéâtre, la tragédie d'Euripide ou de Sophocle pour +laquelle la scène semble encore préparée! Qui n'a accordé un peu +d'indulgence aux mÅ“urs des lazzaroni, ce charmant peuple d'enfants, si +gai, si voleur, si spirituellement facétieux et si naïvement bon +quelquefois! + +Je me garderai donc d'aller sur les brisées de tant de descripteurs; +mais je ne puis résister au plaisir de raconter ici une anecdote qui +peint on ne peut mieux le caractère des pécheurs napolitains. Il s'agit +d'un festin que des lazzaroni me donnèrent trois jours après mon +arrivée, et d'un présent qu'ils me firent au dessert. C'était par un +beau jour d'automne, avec une fraîche brise, une atmosphère claire, +transparente, à faire croire qu'on pourrait de Naples, sans trop étendre +le bras, cueillir des oranges à Caprée; je me promenais à la villa +Reale; j'avais prié mes compagnons de voyage, nos camarades de +l'Académie romaine, de me laisser errer seul ce jour-là . En passant près +d'un petit pavillon que je ne remarquais point, un soldat en faction +devant l'entrée me dit brusquement en français: + +--Monsieur, levez votre chapeau! + +--Pourquoi donc? + +--Voyez! + +Et me désignant du doigt une noble statue de marbre placée au centre du +pavillon, je lus sur le socle ces deux mots qui me firent à l'instant +faire le signe de respect que l'enthousiaste militaire me demandait: +TORQUATO TASSO. Cela est bien! Cela est touchant!... Mais j'en suis +encore à me demander comment la sentinelle du poète avait deviné que +j'étais Français et artiste, et que j'obéirais avec empressement à son +injonction. Savant physionomiste! Je reviens à mes lazzaroni. + +Je marchais donc nonchalamment au bord de la mer, en songeant, tout ému, +au pauvre Tasso, dont j'avais, avec Mendelssohn, visité la modeste tombe +à Rome, au couvent de Sant-Onofrio, quelques mois auparavant, +philosophant à part moi sur le malheur des poètes qui sont poètes par le +cÅ“ur, etc., etc. Tout d'un coup Tasso me fit penser à Cervantes, +Cervantes à sa charmante pastorale _Galathée_, Galathée à une délicieuse +figure qui brille à côté d'elle dans le roman et qui se nomme Nisida, +Nisida à l'île de la baie de Pouzzoles qui porte ce joli nom; et je fus +pris à l'improviste d'un désir irrésistible de visiter l'île de Nisida. + +J'y cours; me voilà dans la grotte du Pausilippe; j'en sors toujours +courant; j'arrive au rivage; je vois une barque, je veux la louer; je +demande quatre rameurs, il en vient six; je leur offre un prix +raisonnable, en leur faisant observer que je n'avais pas besoin de six +hommes pour nager dans une coquille de noix jusqu'à Nisida. Ils +insistent en souriant, et demandent à peu près trente francs pour une +course qui en valait cinq tout au plus; j'étais de bonne humeur, deux +jeunes garçons se tenaient à l'écart, sans rien dire, avec un air +d'envie; j'éclatai de rire à l'insolente prétention de mes rameurs, et +désignant les deux lazzaronetti: + +--Eh bien! oui, allons, trente francs; mais venez tous les huit, et +ramons vigoureusement. + +Cris de joie, gambades des petits et des grands! Nous sautons dans la +barque, et en quelques minutes nous arrivons à Nisida. Laissant _mon +navire_ à la garde de l'_équipage_, je monte dans l'île, je la parcours +dans tous les sens, je veux tout voir, jardins, villas, prison, bois +d'oliviers; assis sur un tertre, je regarde le soleil descendre derrière +le cap Misène, poétisé par l'auteur de _l'Énéide_, pendant que la mer, +qui ne se souvient ni de Virgile, ni d'Énée, ni d'Ascagne, ni de Misène, +ni de Palinure, chante gaîment dans le mode majeur mille accords +scintillants... Je serais resté là jusqu'au lendemain, je crois, si un +de mes _matelots_, délégué par le _capitaine_, ne fût venu me _héler_ +et m'avertir que le vent fraîchissait, et que nous aurions de la peine +à regagner la terre ferme si nous tardions encore à _lever l'ancre_, à +_déraper_. Je me rends à ce prudent avis. Je descends; chacun reprend sa +place sur le _navire_; le capitaine, digne émule du héros troyen: + + .... _Eripit ensem + Fulmineum_ (ouvre son grand couteau) _strictoque ferit retinacula + ferro_ (et coupe vivement la ficelle); + _Idem omnes simul ardor habet; rapiuntque, ruuntque; + Littora deseruêre; latet sub classibus æquor; + Adnixi torquent spumas, et coerula verrunt._ + +(Tous pleins d'ardeur et d'un peu de crainte, nous nous précipitons, +nous fuyons le rivage; nos rames font voler des flocons d'écume, la mer +disparaît sous notre.... canot.) + +Cependant il y avait vraiment du danger, la coquille de noix frétillait +d'une singulière façon à travers les crêtes blanches de vagues +disproportionnées; mes gaillards ne riaient plus et commençaient à +chercher leurs chapelets. Tout cela me paraissait d'un ridicule atroce, +et je me disais: «A propos de quoi vais-je me noyer? A propos d'un +soldat lettré qui admire Tasso; pour moins encore, pour un chapeau; car, +si j'eusse marché tête nue, le soldat ne m'eût pas interpellé; je +n'aurais pas songé au chantre d'Armide, ni à l'auteur de _Galathée_, ni +à Nisida: Je n'aurais pas fait cette sotte excursion insulaire, et je +serais tranquillement assis à Saint-Charles en ce moment, à écouter la +Brambilla et Tamburini!» Ces réflexions et les mouvements de la nef en +perdition me faisaient grand mal au cÅ“ur, je l'avoue. Pourtant le dieu +des mers, trouvant la plaisanterie suffisante comme cela, nous permit de +gagner la terre, et les _matelots_, jusque-là muets comme des poissons, +recommencèrent à crier comme des geais. Leur joie même fut si grande, +qu'en recevant les trente francs que j'avais consenti à me laisser +escroquer, ils eurent un remords et me prièrent avec une véritable +bonhomie, de venir dîner avec eux. J'acceptai; ils me conduisirent assez +loin de là , au milieu d'un bois de peupliers, sur la route de Pouzzoles, +en un lieu fort solitaire, et je commençais à calomnier leur candide +intention (pauvres lazzaroni!), quand nous arrivâmes vers une chaumière +à eux bien connue, où mes amphitryons se hâtèrent de donner des ordres +pour le festin. + +Bientôt apparut un petit monticule de fumants macaroni; ils m'invitèrent +à y plonger la main droite à leur exemple; un grand pot de vin de +Pausilippe fut placé sur la table, et chacun de nous y buvait à son +tour, après, toutefois, un vieillard édenté, le seul de la bande, qui +devait boire le premier avant moi; le respect pour l'âge l'emportant +chez ces braves enfants, même sur la courtoisie qu'ils reconnaissaient +devoir à leur hôte. Le vieux, après avoir bu déraisonnablement, commença +à parler politique et à s'attendrir beaucoup au souvenir du roi Joachim, +qu'il portait dans son cÅ“ur; les jeunes lazzaroni, pour le distraire et +me procurer un divertissement, lui demandèrent avec instances le récit +d'un long et pénible voyage de mer qu'il avait fait autrefois et dont +l'histoire était célèbre. + +Là -dessus le vieux lazzarone raconta, au grand ébahissement de son +auditoire, comment embarqué à vingt ans sur un _speronare_, il avait +demeuré en mer _trois jours et deux nuits_, et comme quoi, _toujours +poussé vers de nouveaux rivages_, il avait enfin été jeté dans _une île +lointaine_, où l'_on prétend_ que Napoléon depuis lors a été exilé, et +que les indigènes appellent Isola d'Elba. Je manifestai une grande +émotion à cet incroyable récit, en félicitant de tout mon cÅ“ur le brave +marin d'avoir échappé à des dangers aussi formidables. De là profonde +sympathie des lazzaroni pour _Mon Excellence_; la reconnaissance les +exalte, on se parle à l'oreille, on va, on vient dans la chaumière avec +un air de mystère; je vois qu'il s'agit des préparatifs de quelque +surprise flatteuse qui m'est destinée. En effet, au moment où je me +levais pour prendre congé de la société, le plus grand des jeunes +lazzaroni m'aborde d'un air embarrassé, et me prie, au nom de ses +camarades et pour l'amour d'eux, d'accepter un souvenir, un présent, le +plus magnifique qu'ils pouvaient m'offrir, et capable de faire pleurer +l'homme le moins sensible. C'était un oignon monstrueux, une énorme +ciboule, que je reçus avec une modestie et un sérieux dignes de la +circonstance, et que j'emportai jusqu'au sommet du Pausilippe, après +mille adieux, serremens de mains et protestations d'une amitié +inaltérable. + + * * * * * + +Je venais de quitter ces bonnes gens et cheminais péniblement, à cause +d'un coup que je m'étais donné au pied droit en descendant de Nisida; il +faisait presque nuit. Une belle calèche passe sur la route de Naples. +L'idée peu fashionable me vient de sauter sur la banquette de derrière, +libre par l'absence du valet de pied, et de parvenir ainsi sans fatigue +jusqu'à la ville. Mais j'avais compté sans la jolie petite parisienne +emmousselinée qui trônait à l'intérieur et qui, de sa voix aigre-douce +appelant vivement le cocher: «Louis, il y a quelqu'un derrière!» me fit +administrer à travers la figure un ample coup de fouet. Ce fut le +présent de ma gracieuse compatriote. J'aime mieux la ciboule. O poupée +française! si Crispino seulement s'était trouvé là , nous t'aurions fait +passer un singulier quart-d'heure! + +Je revins donc clopin-clopant, en songeant aux charmes de la vie de +brigand, qui malgré ses fatigues, serait vraiment aujourd'hui la seule +digne d'un honnête homme, si dans la moindre bande ne se trouvaient +toujours tant de misérables stupides et puants! + +J'allai oublier mon chagrin et me reposer à Saint-Charles. Et là , pour +la première fois depuis mon arrivée en Italie, j'entendis de la musique. +L'orchestre comparé à ceux que j'avais observés jusqu'alors, me parut +excellent. Les instruments à vent peuvent être écoutés en sécurité, on +n'a rien à craindre de leur part; les violons sont assez habiles, et les +violoncelles chantent bien, mais ils sont en trop petit nombre. Le +système généralement adopté en Italie, de mettre toujours moins de +violoncelles que de contre-basses, ne peut être justifié que par le +genre de musique, sans basses dessinées, que les orchestres italiens +exécutent habituellement. Je reprocherais bien aussi au maestro di +capella le bruit souverainement désagréable de son archet dont il frappe +un peu rudement son pupitre; mais on m'a assuré que sans cela, les +_musiciens_ qu'il dirige, seraient quelquefois embarrassés pour _suivre +la mesure_... A cela il n'y a rien à répondre; car enfin, dans un pays +où la musique instrumentale est à peu près inconnue, on ne doit pas +exiger des orchestres comme ceux de Berlin, de Brunswick ou de Paris. +Les choristes sont d'une faiblesse extrême; je tiens d'un compositeur +qui a écrit pour le théâtre Saint-Charles, qu'il est fort difficile, +pour ne pas dire impossible, d'obtenir une bonne exécution des chÅ“urs +écrits à _quatre parties_. Les soprani ont beaucoup de peine à marcher +isolés des ténors, et on est pour ainsi dire obligé de les leur faire +continuellement doubler à l'octave. + +Au _Fondo_ on joue l'opéra buffa avec une verve, un feu, un _brio_, qui +lui assurent une supériorité incontestable sur la plupart des théâtres +d'opéra-comique. On y représentait pendant mon séjour une farce +très-amusante de Donizetti, _les Convenances et les Inconvenances du +théâtre_. + +On pense bien néanmoins que l'attrait musical des théâtres de Naples ne +pouvait lutter avec avantage contre celui que m'offrait l'exploration +des environs de la ville, et que je me trouvais plus souvent dehors que +dedans. + +Déjeunant un matin à Castellamare avec Munier, le peintre de marine que +nous avions surnommé Neptune: «Que faisons-nous? me dit-il en jetant sa +serviette, Naples m'ennuie, n'y retournons pas. + +--«Allons en Sicile. + +--«C'est cela, allons en Sicile; laissez-moi seulement finir une _étude_ +que j'ai commencée, et à cinq heures nous irons retenir notre place sur +le bateau à vapeur. + +--«Volontiers, quelle est notre fortune?» + +Notre bourse visitée, il se trouva que nous avions bien assez pour aller +jusqu'à Palerme, mais que, pour en revenir, il eût fallu, comme disent +les moines, _compter sur la Providence_; et, en Français totalement +dépourvus de la vertu qui _transporte des montagnes_, jugeant qu'il ne +fallait pas tenter Dieu, nous nous séparâmes, lui pour aller portraire +la mer, moi pour retourner pédestrement à Rome. + +Ce projet était arrêté dans ma tête depuis quelques jours. Rentré à +Naples le même soir, après avoir dit adieu à Dufeu et à Dantan, le +hasard me fit rencontrer deux officiers suédois de ma connaissance, qui +me firent part de leur intention de se rendre à Rome à pied. + +--«Parbleu, leur dis-je, je pars demain pour Subiaco; je veux y aller en +droite ligne, à travers les montagnes, _franchissant rocs et torrents_ +comme le chasseur de chamois; nous devrions faire le trajet ensemble.» + +Malgré l'extravagance d'une pareille idée, ces messieurs l'adoptèrent. +Nos effets furent aussitôt expédiés par un _vetturino_; nous convînmes +de nous diriger sur Subiaco à vol d'oiseau, et, après nous y être +reposés un jour, de retourner à Rome par la grande route. Ainsi fut +fait. Nous avions endossé tous les trois le costume obligé de toile +grise; M. B*** portait son album et ses crayons; deux cannes étaient +toutes nos armes. + +On vendangeait alors. D'excellens raisins (qui n'approchent pourtant pas +de ceux du Vésuve) firent à peu près toute notre nourriture pendant la +première journée; les paysans n'acceptaient pas toujours notre argent, +et nous nous abstenions quelquefois de nous enquérir des propriétaires. +L'un d'eux cependant nous entendit abattant des poires à coups de +pierres dans son champ. J'avais franchi la haie pour les ramasser, et +j'étais fort tranquillement occupé à en remplir mon chapeau, quand je +vis accourir mon homme criant au voleur. Impossible de refranchir la +clôture, chargé de butin comme je l'étais; un excès d'effronterie me +tira d'affaire. Au moment où le maître des poires s'apprêtait à me +traiter selon mes mérites: + +«Comment, s..... canaille! lui dis-je d'un air furieux, il y a une +demi-heure que nous vous appelons pour vous acheter des fruits, et vous +ne répondez pas?... Croyez-vous donc que nous ayons le temps de vous +attendre? Tenez, voilà six grains[20] pour vos poires qui ne valent pas +le diable, et tachez une autre fois de ne pas vous moquer ainsi des +voyageurs, ou pardieu il vous arrivera malheur.» + +Là -dessus un de mes compagnons de maraude étouffant de rire me tend la +main pour m'aider à sortir du champ, et nous laissons notre homme +immobile d'étonnement, la bouche ouverte, regardant d'un air stupide la +monnaie de cuivre que je lui laissais, et se consultant pour savoir s'il +nous ferait des excuses.... Le soir, à Capoue, nous trouvâmes _bon +souper, bon gîte et_.... un improvisateur. + +Ce brave homme, après quelques préludes brillants sur sa grande +mandoline, s'informa de quelle nation nous étions. + +--«Français répondit M. Kl.....rn.» + +J'avais entendu un mois auparavant les _improvisations_ du Tyrtée +campanien; il avait fait la même question à mes compagnons de voyage, +qui répondirent: + +--«Polonais.» + +A quoi, plein d'enthousiasme, il avait répliqué: + +--«J'ai parcouru le monde entier, l'Italie, l'Espagne, la France, +l'Allemagne, l'Angleterre, la Pologne, la Russie; mais les plus braves, +sont les Polonais, sont les Polonais.» + +Voici la cantate qu'il adressa, en musique également _improvisée_, et +_sans la moindre hésitation_, aux trois prétendus Français: + +[Illustration: notation musicale + +Ho gi-ra-to per tutto il mun-do, Ho gira-to +per tutto il mun-do, Per l'I-ta-lia, per l'His- +pa-nia, Per la Francia, per la Ger-ma-nia, Per l'Inghil- +ter-ra; Ma gli più bra-vi, Ma gli più +bel-li, Sono i _Fran-ce-si_, Sono i _Fran-ce-si_. +] + +On conçoit combien je dus être flatté, et quelle fut la mortification +des deux Suédois. + +Avant de nous engager tout-à -fait dans les Abbruzzes, nous nous +arrêtâmes une journée à San-Germano pour visiter le fameux couvent du +_Monte-Cassino_. + +Ce monastère de bénédictins, situé comme celui de Subiaco, sur une +montagne, est loin de lui ressembler sous aucun rapport. Au lieu de +cette simplicité naïve et originale qui charme à San-Benedetto, vous +trouvez ici le luxe et les proportions d'un palais. L'imagination recule +devant l'énormité des sommes qu'ont coûtées tous les objets précieux +rassemblés dans la seule église. Il y a un orgue avec de petits anges +fort ridicules, jouant de la trompette et des cymbales quand +l'instrument est mis en action. Le parvis est des marbres les plus +rares, et les amateurs peuvent admirer dans le chÅ“ur des stalles en +bois, sculptées avec un art infini, représentant différentes scènes de +la vie monacale. + +Une marche forcée nous fit parvenir en un jour de San-Germano à Isola di +Sora, village situé sur la frontière du royaume de Naples et remarquable +par une petite rivière qui forme une assez belle cascade après avoir mis +en jeu plusieurs établissements industriels. Une mystification d'un +singulier genre nous y attendait. M. Kl...rn et moi avions les pieds en +sang, et tous les trois furieux de soif, harassés, couverts d'une +poussière brûlante, notre premier mot, en entrant dans la ville fut pour +demander la locanda (auberge). + +«_E locanda... non ce n'è._», nous répondaient les paysans avec un air +de pitié railleuse. «_Ma peró per la notte dove si va?_ + +--_E..... chi lo sa?...._» + +Nous demandons à passer la nuit dans une mauvaise remise; il n'y avait +pas un brin de paille, et d'ailleurs le propriétaire s'y refusait. On +n'a pas d'idée de notre impatience, augmentée encore par le sang-froid +et les ricanements de ces manants. Se trouver dans un petit bourg +commerçant comme celui-là , obligés de coucher dans la rue, faute d'une +auberge ou d'une maison hospitalière..... c'eût été fort, mais c'est +pourtant ce qui nous serait arrivé indubitablement, sans un souvenir +qui me frappa très à propos. + +J'avais déjà passé, de jour, une fois à Isola di Sora; je me rappelai +heureusement le nom de M. Courrier, Français, propriétaire d'une +papeterie. On nous montre son frère dans un groupe; je lui expose notre +embarras, et après un instant de réflexion, il me répond tranquillement +en français, je pourrais même dire en dauphinois, car l'accent en fait +presque un idiome: + +«Pardi! on vous couchera ben. + +Ah! nous sommes sauvés! + +M. Courrier est Dauphinois, je suis Dauphinois, et entre Dauphinois, +comme dit Charlet, l'_affaire peut s'arranger_. En effet, le papetier +qui me reconnut, exerça à notre égard la plus franche hospitalité. Après +un souper très confortable, un lit _monstre_, comme je n'en ai vu qu'en +Italie, nous reçut tous les trois; nous y reposâmes fort à l'aise, en +réfléchissant qu'il serait bon pour le reste de notre voyage de +connaître les villages qui ne sont pas sans _locanda_, pour ne pas +courir une seconde fois le danger auquel nous venions d'échapper. Notre +hôte nous tranquillisa un peu le lendemain, par l'assurance qu'en deux +jours de marche nous pourrions arriver à Subiaco; il n'y avait donc plus +qu'une nuit chanceuse à passer. Un petit garçon nous guida à travers les +vignes et les bois pendant une heure, après quoi, sur quelques +indications assez vagues qu'il nous donna, nous poursuivîmes seuls +notre route. + +_Veroli_ est un grand village qui de loin a l'air d'une ville et couvre +le sommet d'une montagne. Nous y trouvâmes un mauvais dîner de pain et +de jambon cru, à l'aide duquel nous parvînmes avant la nuit à un autre +rocher habité, plus âpre et plus sauvage: c'était Alatri. A peine +parvenus à l'entrée de la rue principale, un groupe de femmes et +d'enfants se forma derrière nous et nous suivit jusqu'à la place avec +toutes les marques de la plus vive curiosité. On nous indiqua une +maison, ou plutôt un chenil, qu'un vieil écriteau désignait comme la +locanda; malgré tout notre dégoût ce fut là qu'il fallut passer la nuit. +Dieu! quelle nuit! elle ne fut pas employée à dormir, je puis l'assurer; +les insectes de _toute espèce_, qui foisonnaient dans nos draps +rendirent tout repos impossible. Pour mon compte ces myriades me +tourmentèrent si cruellement que je fus pris au matin d'un violent accès +de fièvre. + +Que faire?... Ces messieurs ne voulaient pas me laisser à Alatri..... Il +fallait arriver au plus tôt à Subiaco... Séjourner dans cette bicoque +était une triste perspective... Cependant, je tremblais tellement qu'on +ne savait comment me réchauffer et que je ne me croyais guère capable de +faire un pas. Mes compagnons d'infortune, pendant que je grelottais, se +consultaient en langue suédoise, mais leur physionomie exprimait trop +bien l'embarras extrême que je leur causais pour qu'il fût possible de +s'y méprendre. Un effort de ma part était indispensable; je le fis, et +après deux heures de marche au pas de course, la fièvre avait disparu. + +Avant de quitter Alatri, un conseil des géographes du pays fut tenu sur +la place pour nous indiquer notre route. Bien des opinions émises et +débattues, celle qui nous dirigeait sur Subiaco par Arcino et Anticoli +ayant prévalu nous l'adoptâmes. Cette journée fut la plus pénible que +nous eussions encore faite depuis le commencement du voyage. Il n'y +avait plus de chemins frayés; nous suivions des lits de torrens, +enjambant à grand'peine les quartiers de rochers dont ils sont à chaque +instant encombrés. + +Plusieurs fois nous nous sommes égarés dans ce labyrinthe, il fallait +alors gravir de nouveau la colline que nous venions de descendre, ou, du +fond d'un ravin, crier à quelque paysan: + +«_Ohé!!! la strada d'Anticoli?..._» + +A quoi il répondait pour l'ordinaire par un éclat de rire ou par: + +«_Via! Via!_» ce qui nous rassurait beaucoup, comme on peut le penser. +Nous y parvînmes cependant; je me rappelle même avoir trouvé à Anticoli, +grande abondance d'Å“ufs, de jambon et d'épis de maïs, que nous fîmes +rôtir à l'exemple des pauvres habitans de ces terres stériles et dont +la saveur sauvage n'est pas désagréable. Le chirurgien d'Anticoli, gros +homme rouge qui avait l'air d'un boucher, vint nous honorer de ses +questions sur la _garde nationale de Paris_ et nous offrir de lui +acheter un _livre imprimé_... + +D'immenses pâturages restaient à traverser avant la nuit: un guide fut +indispensable. Celui que nous prîmes ne paraissait pas très sûr de la +route, il hésitait souvent; un vieux berger, assis au bord d'un étang, +et qui n'avait peut-être pas entendu de voix humaine depuis un mois, +n'étant point prévenu de notre approche par le bruit de nos pas, que le +gazon touffu rendait imperceptible, faillit tomber à l'eau quand nous +lui demandâmes brusquement la direction d'Arcinasso, joli village (au +dire de notre guide) où nous devions trouver _toutes sortes de +rafraîchissements_. + +Il se remit pourtant un peu de sa terreur, grâce à quelques baïochi qui +lui prouvèrent nos dispositions amicales; mais il fut presque impossible +de comprendre sa réponse, qu'une voix gutturale plus semblable à un +gloussement qu'à un langage humain, rendait inintelligible. + +Le _joli village d'Arcinasso_ n'est qu'une osteria (cabaret) au milieu +de ces vastes et silencieuses _steppes_; une vieille femme y vendait du +vin et de l'eau fraîche dont nous avions grand besoin. L'album de M. +B....t ayant excité son attention, nous lui dîmes que c'était une +bible; là -dessus, se levant pleine de joie, elle examina chaque dessin +l'un après l'autre, et, après avoir embrassé cordialement M. B....t, +nous donna à tous les trois sa bénédiction. + +Rien ne peut donner une idée du silence qui règne dans ces interminables +prairies. Nous n'y trouvâmes d'autres habitants que le vieux berger avec +son troupeau et un corbeau qui se promenait plein d'une gravité +triste..... A notre approche il prit son vol vers le Nord......... Je le +suivis longtemps des yeux...... puis.... des rêves sans fin.... Mais il +s'agissait bien de _rêver et de bailler aux corbeaux_, il fallait +absolument arriver cette nuit même à Subiaco. Le guide d'Anticoli était +reparti, l'obscurité approchait rapidement; nous marchions depuis trois +heures, silencieux comme des spectres, quand un buisson, sur lequel +j'avais tué une grive sept mois auparavant, me fit reconnaître notre +position. + +«Allons, Messieurs, dis-je aux deux Suédois, encore un effort! je me +retrouve en pays de connaissance, dans deux heures nous serons arrivés.» + +Effectivement, quarante minutes étaient à peine écoulées quand nous +aperçumes, à une grande profondeur sous nos pieds, briller des lumières: +c'était Subiaco. J'y trouvai Gibert... éveillé!! il me prêta du linge +dont j'avais grand besoin. Je comptais aller me reposer, mais bientôt +les cris: _Oh! Signor Sidoro![21] ecco questo signore Francese che suona +la chitarra[22]!_» Et Flacheron d'accourir, avec la belle Mariucia[23] +le tambour de basque à la main, et bon gré mal gré, il fallut danser le +saltarello jusqu'à minuit. + +C'est en quittant Subiaco, deux jours après que j'eus la spirituelle +idée de l'expérience qu'on va lire. + +MM. Bennet et Klinksporn, mes deux compagnons suédois, marchaient très +vite, et leur allure me fatiguait beaucoup. Ne pouvant obtenir d'eux de +s'arrêter de temps en temps ni de ralentir le pas, je pris le parti de +les laisser prendre les devants et de m'étendre tranquillement à +l'ombre, quitte à faire ensuite comme le lièvre de la fable, pour les +rattraper. Ils étaient déjà fort loin quand je me demandai en me +relevant: serais-je capable de courir, sans m'arrêter, d'ici à Tivoli? +(c'était bien un trajet de huit lieues) Essayons! Et me voilà courant +comme s'il se fût agi d'atteindre une maîtresse enlevée. Je revois les +Suédois, je les dépasse; je traverse un village, deux villages, +poursuivi par les aboiements de tous les chiens, faisant fuir en +grognant les porcs pleins d'épouvante, mais suivi du regard +bienveillant des habitants persuadés que je venais de _faire un +malheur_[24]. + +Bientôt une douleur vive dans l'articulation du genou vint me rendre +impossible la flexion de la jambe droite. Il fallut la laisser pendre et +la traîner en sautant sur la gauche. C'était diabolique, mais je tins +bon, et je parvins à Tivoli sans avoir interrompu un instant cette +course absurde. J'aurais mérité de mourir en arrivant d'une rupture du +cÅ“ur. Il n'en résulta rien. Il faut croire que j'ai le cÅ“ur dur. + +Quand les deux officiers suédois parvinrent à Tivoli, une heure après +moi, ils me trouvèrent endormi; me voyant ensuite, au réveil, +parfaitement sain de corps et d'esprit (et je leur pardonne bien +sincèrement d'avoir eu des doutes à cet égard), ils me prièrent d'être +leur cicerone dans l'examen qu'ils avaient à faire des curiosités +locales. En conséquence nous allâmes visiter le joli petit temple de +Vesta, qui a plutôt l'air d'un temple de l'Amour; la grande cascade, les +Cascatelles, la grotte de Neptune; il fallut admirer l'immense +stalactite de cent pieds de haut, sous laquelle gît enfouie la maison +d'Horace, sa célèbre villa de Tibur; je laissai ces messieurs se reposer +une heure sous les oliviers qui croissent au-dessus de la demeure du +poète, pour gravir seul la montagne voisine et couper à son sommet un +jeune myrthe. A cet égard, je suis comme les chèvres; impossible de +résister à mon humeur grimpante, auprès d'un monticule verdoyant. Puis, +comme nous descendions dans la plaine, on voulut bien nous ouvrir la +villa Mecena; nous parcourûmes son grand salon voûté, que traverse +maintenant un bras de l'Anio, donnant la vie à un atelier de forgerons, +où retentit, sur d'énormes enclumes, le bruit cadencé de marteaux +monstrueux. Cette même salle résonna jadis des strophes épicuriennes +d'Horace, entendit s'élever dans sa douce gravité, la voix mélancolique +de Virgile, récitant, après les festins présidés par le ministre +d'Auguste, quelque fragment magnifique de ses poèmes des champs: + + Hactenus arvorum cultus et sidera cæli: + Nunc te, Bacche, canam, nec non silvestria tecum + Virgulta, et prolem tarde crescentis olivæ. + +Plus bas, nous examinâmes en passant la villa d'Este, dont le nom +rappelle celui de la princesse Eleonora, célèbre par Tasso et l'amour +douloureux qu'elle lui inspira. + +Au-dessous, à l'entrée de la plaine, je guidai ces messieurs dans le +labyrinthe de la villa Adriana; nous visitâmes ce qui reste de ses +vastes jardins; le vallon dont une fantaisie toute puissante voulut +créer une copie en miniature de la fameuse vallée de Tempé; la salle des +gardes, où veillent à cette heure des essaims d'oiseaux de proie; et +enfin l'emplacement où s'éleva le théâtre privé de l'empereur, et qu'une +plantation de choux, le plus ignoble des légumes, occupe maintenant. + +Comme le temps et la mort doivent rire de ces bizarres transformations! + +Me voilà rentré à la caserne académique! Recrudescence d'ennui. Une +sorte d'influenza plus ou moins contagieuse désole la ville; on meurt +très bien, par centaine, par milliers. Couvert, au grand divertissement +des polissons romains, d'une sorte de manteau à capuchon dans le genre +de celui que les peintres donnent à Pétrarque, j'accompagne les +charretées de morts à l'église Transteverine dont le large caveau les +reçoit béant. On lève une pierre de la cour intérieure, et les cadavres +suspendus à un crochet de fer sont mollement déposés sur les dalles de +ce palais de la putréfaction. Quelques crânes seulement ayant été +ouverts par les médecins curieux de savoir pourquoi les malades +n'avaient pas voulu guérir, et les cerveaux s'étant répandus dans le +char funèbre, l'homme qui remplace à Rome le fossoyeur des autres +nations, prend alors _avec une truelle_ ces débris de l'organe pensant +et les lance fort dextrement au fond du gouffre. Le Gravedigger de +Shakespeare, ce maçon de l'éternité qui prétendait _bâtir si +solidement_, n'avait pourtant pas songé à se servir de la truelle ni à +mettre en Å“uvre ce mortier humain. + +Un architecte de l'académie, Garrez, fait un dessin représentant cette +gracieuse scène où je figure encapuchonné. Le spleen redouble. + +Bezard le peintre, Gibert le paysagiste, Delanoie l'architecte, et moi, +nous formons une société appelée _les quatre_, dans le but d'élaborer et +de compléter le grand système philosophique dont j'avais, six mois +auparavant, jeté les premières bases, et qui avait pour titre: _Système +de l'Indifférence absolue en matière universelle_; doctrine +transcendante qui tend à donner à l'homme la perfection et la +sensibilité d'un bloc de pierre. Notre système ne prend pas. On nous +objecte: la _douleur_ et le _plaisir_, les _sentiments_ et les +_sensations_! On nous traite de fous. Nous avons beau répondre avec une +admirable indifférence: Ces messieurs disent que nous sommes fous! +Qu'est ce que cela te fait, Bezard? qu'en penses-tu, Gibert? qu'en +dis-tu Delanoie? + +--Cela ne fait rien à personne. + +--Je pense que ces messieurs nous traitent de fous. + +--Je dis que ces messieurs nous traitent de fous. + +--Il paraît que ces messieurs nous traitent de fous.» On nous rit au +nez. Les grands philosophes ont ainsi toujours été méconnus. + +Une nuit, je pars pour la chasse avec Debay le statuaire. Nous appelons +le gardien de la porte du peuple, qui, grâce aux ordonnances du pape en +faveur des chasseurs, est contraint de se lever et de nous ouvrir, après +l'exhibition de notre port-d'armes. Nous marchons jusqu'à deux heures du +matin. Un certain mouvement dans les herbes voisines de la route nous +fait croire à la présence d'un lièvre; deux coups de fusil partent à la +fois... il est mort... c'est un confrère, un émule, un chasseur qui rend +à Dieu son ame et son sang à la terre... c'est un superbe chat qui +guettait une couvée de cailles. Le sommeil vient, irrésistible. Nous +dormons quelques heures dans un champ. Nous nous séparons. Arrive une +pluie battante; je trouve dans une gorge de la plaine, un petit bois de +chêne, où je vais inutilement chercher un abri. J'y tue un hérisson, +dont j'emporte en trophée quelques beaux piquants. Mais voici un village +solitaire; à l'exception d'une vieille femme lavant son linge dans un +mince ruisseau, je n'aperçois pas un être humain. Elle m'apprend que ce +silencieux réduit s'appelle Isola Farnese. C'est, dit-on, le nom moderne +de l'ancienne Veïes. C'est donc là que fut la capitale des Volsques, ces +fiers ennemis de Rome! C'est là que commanda Aufidius et que le +fougueux Marcus Coriolanus vint lui offrir l'appui de son bras sacrilége +pour détruire sa propre patrie! Cette vieille femme accroupie au bord du +ruisseau, occupe peut-être la place où la sublime Volumnia, à la tête +des matronnes romaines, s'agenouilla devant son fils! J'ai marché tout +le matin sur cette terre où furent livrés tant de beaux combats, +illustrés par Plutarque, immortalisés par Shakespeare, mais assez +semblables, en réalité, par leur dimension et leur importance, à ceux +qui résulteraient d'une guerre entre Versailles et Saint-Cloud! La +rêverie m'immobilise. La pluie continue plus intense. Mes deux chiens +aveuglés par l'eau du ciel, se cachent le museau dans les broussailles. +Je tue un grand imbécille de serpent qui aurait du rester dans son trou +par un pareil temps. Debay m'appelle, en tirant coup sur coup. Nous nous +rejoignons pour déjeûner. Je prends dans ma gibecière un crâne que +j'avais cueilli sur le haut cimetière de Radicoffani, en revenant de +Nice l'année précédente, celui-là même qui me sert de sablier +aujourd'hui; nous le remplissons de tranches de jambon, et nous le +plaçons ensuite au milieu d'un ruisselet pour dessaller un peu cette +atroce victuaille. Repas frugal arrosé d'une froide pluie; point de vin, +point de cigarres! Debay n'a rien tué. Quant à moi, je n'ai pu envoyer +chez les morts qu'un innocent ronge-gorge pour tenir compagnie au chat, +au hérisson et au serpent. Nous nous dirigeons vers l'auberge de la +Storta, le seul bouge des environs. Je m'y couche, et je dors trois +heures pendant qu'on fait sécher mes habits. Le soleil se montre enfin, +la pluie a cessé; je me rhabille à grand'peine et je repars. Debay, +plein d'ardeur, n'a pas voulu m'attendre. Je tombe sur une troupe de +fort beaux oiseaux, qu'on prétend venir des côtes d'Afrique, et dont je +n'ai jamais pu savoir le nom. Ils planent continuellement comme des +hirondelles, avec un petit cri semblable à celui des perdrix; ils sont +bigarrés de jaune et de vert. J'en abats une demi-douzaine. L'honneur du +chasseur est sauf. Je vois de loin Debay manquer un lièvre. Nous +rentrons à Rome aussi embourbés que dut l'être Marius quand il sortit +des marais de Minturnes. + +Semaine stagnante. + +Enfin, l'académie s'anime un peu, grâce à la terreur comique de autre +camarade L****, qui, amant aimé de la femme d'un Italien, valet de pied +de M. Vernet, et surpris avec elle par le mari, se voit toujours au +moment d'être sérieusement assassiné. Il n'ose plus sortir de sa +chambre; quand vient l'heure des repas, nous sommes obligés d'aller le +prendre chez lui et de l'escorter, en le soutenant, jusqu'au +réfectoire. Il croit voir des couteaux briller dans tous les coins du +palais. Il maigrit, il est pâle, jaune, bleu; il vient à rien. Ce qui +lui attire un jour à table cette charmante apostrophe de Delanoie: «Eh +bien! mon pauvre L****, tu as donc toujours des chagrins _de +domestiques_?»[25] + +Le mot circule avec grand succès. + +Mais l'ennui est le plus fort; je ne rêve plus que Paris. J'ai fini mon +mélologue et retouché ma symphonie fantastique: il faut les faire +exécuter. J'obtiens de M. Vernet la permission de quitter l'Italie avant +l'expiration de mon temps d'exil. Je pose pour mon portrait qui, selon +l'usage, est fait par le plus ancien de nos peintres, et prend place +dans la galerie du réfectoire, dont j'ai déjà parlé; je fais une +dernière tournée de quelques jours à Tivoli, à Albano, à Palestrina; je +vends mon fusil, je brise ma guitare; j'écris sur quelques albums; je +donne un grand punch aux camarades; je caresse longtemps les deux chiens +de M. Vernet, compagnons ordinaires de mes chasses; j'ai un instant de +profonde tristesse, en songeant que je quitte cette poétique contrée, +peut-être pour ne plus la revoir; les amis m'accompagnent jusqu'à +Ponte-Molle; je monte dans une affreuse carriole; me voilà parti. + + + + +XIV + +RETOUR EN FRANCE. + + +J'étais fort morose, bien que mon ardent désir de revoir la France fut +sur le point d'être rempli. Un tel adieu à l'Italie avait quelque chose +de solennel, et, sans pouvoir me rendre bien compte de mes sentiments, +j'en avais l'ame oppressée. L'aspect de Florence, où je rentrais pour la +quatrième fois, me causa surtout une impression accablante. Pendant les +deux jours que je passai dans la cité reine des arts, quelqu'un +m'avertit que le peintre Chenavard, cette grosse tête crevant +d'intelligence, me cherchait avec empressement et ne pouvait parvenir à +me rencontrer. Il m'avait manqué deux fois dans les galeries du palais +Pitti, il était venu me demander à l'hôtel, il voulait me voir +absolument. Je fus très sensible à cette preuve de sympathie d'un +artiste aussi distingué; je le cherchai sans succès à mon tour, et je +partis sans faire sa connaissance. Ce fut cinq ans plus tard seulement, +que nous nous vîmes enfin à Paris et que je pus admirer la pénétration, +la sagacité et la lucidité merveilleuses de son esprit, dès qu'il veut +l'appliquer à l'étude des questions vitales des arts mêmes, tels que la +musique et la poésie, les plus différents de l'art qu'il cultive. + +Je venais de parcourir le Dôme, un soir en le poursuivant, et je m'étais +assis près d'une colonne, pour voir s'agiter les atômes dans un +splendide rayon du soleil couchant qui traversait la naissante obscurité +de l'église, quand une troupe de prêtres et de porte-flambleaux entra +dans la nef pour une cérémonie funèbre. Je m'approchai; je demandai à un +Florentin quel était le personnage qui en était l'objet: _E una Sposina, +morta al mezzo giorno!_ me répondit-il d'un air gai, en souriant de son +grand sourire d'Italien. Les prières furent d'un laconisme +extraordinaire, les prêtres semblaient, en commençant, avoir hâte de +finir. Puis le corps fut mis sur une sorte de brancard couvert, et le +cortége s'achemina vers le lieu où il devait reposer jusqu'au lendemain, +avant d'être définitivement inhumé. Je le suivis. Pendant le trajet; les +chantres porte-flambeaux gromelaient bien, pour la forme, quelques +vagues oraisons entre leurs dents; mais leur occupation principale +était de faire fondre et couler autant de cire que possible, des cierges +dont la famille de la morte les avait armés. Et voici pourquoi: Le +restant des cierges devait, après la cérémonie, revenir à l'église, et +comme on n'osait pas en voler des morceaux entiers, ces braves Lucioli, +d'accord avec une troupe de petits drôles qui ne les quittaient pas de +l'Å“il, écarquillaient à chaque instant la mèche du cierge qu'ils +inclinaient ensuite pour répandre la cire fondante sur le pavé. Aussitôt +les polissons, se précipitant avec une avidité furieuse, détachaient la +goutte de cire de la pierre, à l'aide d'un couteau, et la roulaient en +boule qui allait toujours grossissant. De sorte, qu'à la fin de ce +trajet, assez long, (la morgue étant située à l'une des plus lointaines +extrémités de Florence), ils se trouvaient avoir fait, indignes frêlons, +une assez bonne provision de cire mortuaire. Telle était la pieuse +préoccupation des misérables par qui la pauvre Sposina était portée à sa +couche dernière. + +Parvenu à la porte de la morgue, le même Florentin gai qui m'avait +répondu dans le dôme, et qui faisait parti du cortége, voyant que +j'observais avec anxiété le mouvement de cette scène, s'approcha de moi +et me dit, en espèce de français: + +--Vole vous intrer? + +--Oui, comment faire? + +--Donnez-moi tre paoli. + +Je lui glisse dans la main les trois pièces d'argent qu'il me demandait, +il va s'entretenir un instant avec le concierge de la salle funèbre, et +je suis introduit. La morte était déjà déposée sur une table. Une longue +robe de percale blanche, nouée autour de son cou et au-dessous de ses +pieds, la couvrait presque entièrement. Ses noirs cheveux à demi tressés +coulaient à flots sur ses épaules; grands yeux bleus demi clos, petite +bouche, triste sourire, cou d'albâtre, air noble et candide... jeune... +jeune!... morte!... L'Italien toujours souriant, s'exclama: «_E bella._» +Et, pour me faire mieux admirer ses traits, soulevant la tête de la +pauvre jeune belle morte, il écarta de sa sale main les cheveux qui +semblaient s'obstiner, par pudeur, à couvrir ce front et ces joues où +régnait encore une grâce ineffable, et la laissa rudement retomber sur +le bois. La salle retentit du choc... Je crus que ma poitrine se +brisait, à cette impie et brutale résonnance... N'y tenant plus, je me +jette à genoux, je saisis la main de cette beauté profanée, je la couvre +de baisers expiatoires, en versant les larmes les plus amères peut-être +que j'aie répandues de ma vie... Le Florentin riait toujours... + +Mais je vins tout-à -coup à penser ceci: que dirait le mari, s'il pouvait +voir la chaste main qui lui fut si chère, froide tout-à -l'heure, +attiédie maintenant par les pleurs et les baisers d'un jeune homme +inconnu? Dans son épouvante indignée, n'aurait-il pas lieu de croire que +je suis l'amant clandestin de sa femme qui vient, plus aimant et plus +fidèle que lui, exhaler sur ce corps adoré un désespoir shakespearien? +Désabusez donc ce malheureux!... Mais n'a-t-il pas mérité de subir +l'incommensurable torture d'une erreur pareille?... Lymphatique époux! +laisse-t-on arracher de ses bras vivants la morte qu'on aime!... + +_Addio! addio! bella Sposina abbandonata! umbra dolente! adesso, forse, +consolata! perdonna ad un straniero le sue pie lagrime sulla tua pallida +mono. Almen, colui, non ignora l'amore ostinato e la religione della +beltà !_ + +Et je sortis tout bouleversé. + +Ah ça mais, si je compte bien, voici la quatrième histoire cadavéreuse +que je me permets d'introduire dans ces deux volumes! Les belles dames +qui me liront, s'il en est qui me lisent, ont le droit de demander si +c'est pour les tourmenter que je m'entête à leur mettre ainsi de +hideuses images sous les yeux. Mon Dieu non! Je n'ai pas la moindre +envie de les troubler de cette façon, ni de reproduire l'ironique +apostrophe d'Hamlet. Je n'ai pas même de goût très prononcé pour la +mort; j'aime mille fois mieux la vie. Je raconte une partie des choses +qui m'ont frappé, il se trouve dans le nombre quelques épisodes de +couleur sombre, voilà tout. Cependant je préviens les lectrices, qui ne +rient pas quand on leur rappelle qu'elles finiront aussi par _faire +cette figure là _, que je n'ai plus rien de vilain à leur narrer, et +qu'elles peuvent continuer tranquillement à parcourir ces pages, à +moins, ce qui est très probable, qu'elles n'aiment mieux aller faire +leur toilette, entendre de mauvaise musique, danser la Polka, dire une +foule de sottises et tourmenter leur amant. + +En passant à Lodi, je n'eus garde de manquer de visiter le fameux pont. +Il me sembla entendre encore le bruit foudroyant de la mitraille de +Bonaparte et les cris de déroute des Autrichiens. + +Il faisait un temps superbe, le pont était désert, un vieillard +seulement, assis sur le bord du tablier, y pêchait à la +ligne.--Sainte-Hélène!... + +En arrivant à Milan, il fallut, pour l'acquit de ma conscience, aller +voir le nouvel opéra. On jouait alors à la Cannobiana l'_Elisire +d'amore_ de Donizetti. Je trouvai la salle pleine de gens qui parlaient +tout haut et tournaient le dos au théâtre; les chanteurs gesticulaient, +toutefois, et s'époumonnaient à qui mieux mieux, du moins je dus le +croire en les voyant ouvrir une bouche énorme, car il était impossible, +à cause du bruit des spectateurs, d'entendre un autre son que celui de +la grosse caisse. On jouait, on soupait dans les loges, etc., etc. En +conséquence, voyant qu'il était inutile d'espérer entendre la moindre +chose de cette partition, alors nouvelle pour moi, je me retirai. Il +paraît cependant, plusieurs personnes me l'ont assuré, que les Italiens +écoutent quelquefois. En tout cas la musique, pour les Milanais comme +pour les Napolitains, les Romains, les Florentins et les Génois, c'est +un air, un duo, un trio, tels quels, bien chantés; hors de là ils n'ont +plus que de l'aversion ou de l'indifférence. Peut-être ces antipathies +ne sont-elles que des préjugés et tiennent-elles surtout à ce que la +faiblesse des masses d'exécution, chÅ“urs ou orchestres, ne leur permet +pas de connaître les chefs-d'Å“uvre placés en dehors de l'ornière +circulaire qu'ils creusent depuis si longtemps. Peut-être aussi +peuvent-ils suivre encore jusqu'à une certaine hauteur l'essor des +hommes de génie, si ces derniers ont soin de ne pas choquer trop +brusquement leurs habitudes enracinées. Le grand succès de _Guillaume +Tell_ à Florence viendrait à l'appui de cette opinion. La _Vestale_ +même, la sublime création de Spontini, obtint il y a vingt-cinq ans, à +Naples, une suite de représentations brillantes. En outre, si l'on +observe le peuple dans les villes soumises à la domination autrichienne, +on le verra se ruer sur les pas des musiques militaires pour écouter +avidement ces belles harmonies allemandes, si différentes des fades +cavatines dont on le gorge habituellement. Mais en général, cependant, +il est impossible de se dissimuler que le peuple italien n'apprécie de +la musique que son effet matériel, ne distingue que ses formes +extérieures. + +De tous les peuples de l'Europe, je penche fort à le regarder comme le +plus inaccessible à la partie poétique de l'art ainsi qu'à toute +conception excentrique un peu élevée. La musique n'est pour les Italiens +qu'un plaisir des sens, rien autre. Il n'ont guère pour cette belle +manifestation de la pensée plus de respect que pour l'art culinaire. Ils +veulent des partitions dont ils puissent du premier coup, sans +réflexions, sans attention même, s'assimiler la substance, comme ils +feraient d'un plat de macaroni. + +Nous autres Français, si petits, si mesquins, si étroits en musique, +nous pourrons bien comme les Italiens, faire retentir le théâtre +d'applaudissements furieux pour une cadence, une gamme chromatique de la +cantatrice à la mode, pendant qu'un _chÅ“ur_ d'action, un _récitatif +obligé_ du plus grand style passeront inaperçus, mais au moins nous +écoutons, et si nous ne comprenons pas les idées du compositeur, ce +n'est jamais notre faute. Au-delà des Alpes, au contraire, on se +comporte pendant les représentations d'une manière si humiliante pour +l'art et les artistes, que j'aimerais autant, je l'avoue, être obligé de +vendre du poivre et de la canelle chez un épicier de la rue Saint-Denis, +que d'écrire un opéra pour des Italiens. Ajoutez à cela qu'ils sont +routiniers et fanatiques comme on ne l'est plus, même à l'Académie; que +la moindre innovation imprévue dans le style mélodique, dans l'harmonie, +le rhythme ou l'instrumentation, les met en fureur; au point que les +dilettanti de Rome à l'apparition du _Barbiere di Siviglia_ de Rossini, +si complètement italien cependant, voulurent assommer le jeune maëstro +pour avoir eu l'insolence de faire autrement que Paësiello. + +Mais ce qui rend tout espoir d'amélioration chimérique, ce qui peut +faire considérer le sentiment musical particulier aux Italiens comme un +résultat nécessaire de leur organisation, ainsi que l'ont pensé Gall et +Spurzeim, c'est leur amour exclusif pour tout ce qui est dansant, +chatoyant, brillanté, gai, en dépit de la situation dramatique, en dépit +des passions diverses qui animent les personnages, en dépit des temps et +des lieux, en un mot, en dépit du bon sens. Leur musique rit +toujours[26], et quand par hasard, dominé par le drame, le compositeur +se permet un instant de n'être pas absurde, vite il s'empresse de +revenir au style obligé, aux roulades, aux gruppetti, aux trilles qui, +succédant immédiatement à quelques accents vrais, ont l'air d'une +raillerie et donnent à _l'opera seria_ toutes les allures de la parodie +et de la charge. + +Si je voulais citer, _les exemples fameux ne me manqueraient pas_; mais +pour ne raisonner qu'en thèse générale et abstraction faite des hautes +questions d'art, n'est-ce pas d'Italie que sont venues les _formes +conventionnelles et invariables_ adoptées depuis par quelques +compositeurs français, que Chérubini et Spontini, seuls entre tous leurs +compatriotes, ont repoussées, et dont l'école allemande est restée pure? +Pouvait-il entrer dans les habitudes d'êtres bien organisés, et +_sensibles à l'expression musicale_ de voir dans un morceau d'ensemble +quatre personnages, animés de _passions entièrement opposées_, chanter +successivement tous les quatre la _même phrase mélodique_ avec des +paroles différentes et employer le même chant pour dire: «O toi que +j'adore...--Quelle terreur me glace...--Mon cÅ“ur bat de plaisir...--La +fureur me transporte.» Supposer, comme le font certaine gens, que la +musique est une langue assez vague pour que les inflexions de la +_fureur_ puissent convenir également à la _crainte_, à la _joie_ et à +_l'amour_, c'est prouver seulement qu'on est dépourvu du sens qui rend +perceptibles à d'autres différents caractères de musique expressive, +dont la réalité est pour ces derniers aussi incontestable que +l'existence du soleil. Mais cette discussion, quoique déjà mille fois +soulevée, m'entraînerait trop loin. Pour en finir, je dirai seulement +qu'après avoir étudié longuement, sans la moindre prévention, le +caractère musical de la nation italienne, je regarde la route suivie par +ses compositeurs comme une conséquence de la disposition naturelle du +public. Disposition qui existait à l'époque de Pergolèse, et qui dans le +fameux _Stabat_ lui avait fait écrire une sorte d'air de bravoure sur le +verset: + + _Et mÅ“rebat,_ + _Et tremebat;_ + _Quum videbat;_ + _Nati poenas inclyti,_ + +disposition dont se plaignaient le savant Martini, Beccaria, Calzabigi +et beaucoup d'autres esprits élevés; disposition dont Gluck, avec son +génie herculéen et malgré le succès colossal _d'Orfeo_ n'a pu triompher; +disposition qu'entretiennent les chanteurs et que certains compositeurs, +qui la partagent eux-mêmes, ont développée à leur tour dans le public +jusqu'au point incroyable où nous la voyons aujourd'hui; disposition, +enfin, qu'on ne détruira pas plus chez les Italiens que chez les +Français, la passion innée du vaudeville. Quant à l'instinct harmonique +des ultramontains dont on parle beaucoup, je puis assurer que les récits +qu'on en a faits sont au moins exagérés. J'ai entendu, il est vrai, à +Tivoli et à Subiaco, des gens du peuple chantant assez purement à deux +voix; dans le midi de la France, qui n'a aucune réputation en ce genre, +la chose est fort commune. A Rome, au contraire, il ne m'est pas arrivé +de surprendre une intonation harmonieuse dans la bouche du peuple; les +pecorari (gardiens de troupeaux) de la plaine, ont une espèce de +grognement étrange qui n'appartient à aucune échelle musicale et dont la +notation est absolument impossible. On prétend que ce chant barbare +offre beaucoup d'analogie avec celui des Turcs. C'est à Turin que, pour +la première fois, j'ai entendu chanter en chÅ“ur dans les rues. Mais ces +choristes en plein vent sont pour l'ordinaire des amateurs pourvus d'une +certaine éducation développée par la fréquentation des théâtres. Sous ce +rapport, Paris est aussi riche que la capitale du Piémont, car il m'est +arrivé maintes fois d'entendre, au milieu de la nuit, la rue de +Richelieu retentir d'accords assez supportables. Je dois dire d'ailleurs +que les choristes piémontais entremêlaient leurs harmonies de quintes +successives qui, _présentées de la sorte_, sont odieuses à toute +oreille exercée. + +Pour les villages d'Italie, dont l'église est dépourvue d'orgue et dont +les habitants n'ont pas de relations avec les grandes villes, c'est +folie d'y chercher ces harmonies tant vantées, il n'y en a pas la +moindre trace. A Tivoli même, si deux jeunes gens me parurent avoir le +sentiment des tierces et des sixtes en chantant de jolis couplets, le +peuple réuni, quelques mois après, m'étonna par la manière burlesque +dont il criait _à l'unisson_ les litanies de la Vierge. + +Sans vouloir faire en ce genre une réputation aux Dauphinois, que je +tiens au contraire pour les plus innocents hommes du monde en tout ce +qui se rattache à l'art musical, cependant je dois dire que chez eux la +mélodie de ces mêmes litanies est douce, suppliante et triste, comme il +convient à une prière adressée à la mère de Dieu; tandis qu'à Tivoli +elle a l'air d'une chanson de corps-de-garde. Voici l'une et l'autre; on +en jugera. + +[Illustration: notation musicale + +Chant de Tivoli + +_Allegro._ + +Stel-la ma-tu - ti- na! O - ra pro no - bis. +] + +[Illustration: notation musicale + +Chant de la Côte-Saint-André (Dauphiné), avec la mauvaise prosodie +latine adoptée en France. + +_Poco adagio._ + +Stel-la ma - tu - - ti - - - na! O - +ra pro no - - - - - - - bis. +] + +Ce qui est incontestablement plus commun en Italie que partout ailleurs, +ce sont les belles voix; les voix non-seulement sonores et mordantes, +mais souples et agiles, qui, en facilitant la vocalisation, ont dû, +aidées de cet amour naturel du public pour le clinquant dont j'ai déjà +parlé, faire naître, et cette fureur de _fioriture_ qui dénature les +plus belles mélodies; et les formules de chant commodes qui font que +toutes les phrases italiennes se ressemblent; et ces cadences finales +sur lesquelles le chanteur peut broder à son aise, mais qui torturent +bien des gens par leur insipide et opiniâtre uniformité; et cette +tendance incessante au genre bouffe, qui se fait sentir dans les scènes +même les plus pathétiques; et tous ces abus enfin qui ont rendu la +mélodie, l'harmonie, le mouvement, le rhythme, l'instrumentation, les +modulations, le drame, la mise en scène, la poésie, le poète et le +compositeur, esclaves humiliés des chanteurs. + + * * * * * + +Et ce fut le 12 mai que du haut du mont Cenis, je revis, parée de ses +plus beaux atours de printemps, cette délicieuse vallée de Grésivaudan +où serpente l'Isère, où j'ai passé les plus belles heures de mon +enfance, où les premiers rêves poétiques sont venus m'agiter. Voilà mon +vieux rocher de St-Eynar... là -bas dans cette vapeur bleue, me sourit la +maison de mon grand-père. Toutes ces villas... cette riche verdure.... +C'est beau, c'est beau.... Il n'y a rien de pareil en Italie!... + +Mais mon élan de joie naïve fut brisé soudain par une douleur aigue, que +je sentis au cÅ“ur... Il m'avait semblé entendre gronder Paris dans le +lointain. + + + + +LE PREMIER OPÉRA. + +NOUVELLE. + + Florence, 27 juillet 1555[27]. + +ALFONSO DELLA VIOLA A BENVENUTO CELLINI. + + +Je suis triste, Benvenuto; je suis fatigué, dégoûté; ou plutôt, à dire +vrai, je suis malade, je me sens maigrir, comme tu maigrissais avant +d'avoir vengé la mort de Francesco. Mais tu fus bientôt guéri toi, et le +jour de ma guérison arrivera-t-il jamais!... Dieu le sait. Pourtant +quelle souffrance fut plus que la mienne digne de pitié? A quel +malheureux le Christ et sa sainte Mère feraient-ils plus de justice en +lui accordant ce remède souverain, ce baume précieux, le plus puissant +de tous pour calmer les douleurs amères de l'artiste outragé dans son +art et dans sa personne, la vengeance. Oh! non, Benvenuto, non, sans +vouloir te contester le droit de poignarder le misérable officier qui +avait tué ton frère, je ne puis m'empêcher de mettre entre ton offense +et la mienne une distance infinie. Qu'avait fait, après tout, ce pauvre +diable? Versé le sang du fils de ta mère, il est vrai. Mais l'officier +commandait une ronde de nuit; Francesco était ivre; après avoir insulté +sans raison, assailli à coups de pierres le détachement, il en était +venu, dans son extravagance, à vouloir enlever leurs armes à ces +soldats; ils en firent usage, et ton frère périt. Rien n'était plus +facile à prévoir, et, conviens-en, rien n'était plus juste. + +Je n'en suis pas là , moi. Bien qu'on ait fait pis que de me tuer, je +n'ai en rien mérité mon sort; et c'est quand j'avais droit à des +récompenses, que j'ai reçu l'outrage et l'avanie. + +Tu sais avec quelle persévérance je travaille depuis longues années à +accroître les forces, à multiplier les ressources de la musique. Ni le +mauvais vouloir des anciens maîtres, ni les stupides railleries de leurs +élèves, ni la méfiance des dilettanti qui me regardent comme un homme +bizarre, plus près de la folie que du génie, ni les obstacles matériels +de toute espèce qu'engendre la pauvreté, n'ont pu m'arrêter, tu le sais. +Je puis le dire, puisqu'à mes yeux le mérite d'une telle conduite est +parfaitement nul. + +Ce jeune Montecco, nommé Roméo, dont les aventures et la mort tragique +firent tant de bruit à Vérone, il y a quelques années, n'était +certainement pas le maître de résister au charme qui l'entraînait sur +les pas de la belle Giuletta, fille de son mortel ennemi. La passion +était plus forte que les insultes des valets Capuletti, plus forte que +le fer et le poison dont il était sans cesse menacé; Giuletta l'aimait, +et pour une heure passée auprès d'elle, il eût mille fois bravé la mort. +Eh bien! Ma Giuletta à moi, c'est la musique, et, par le ciel! j'en suis +aimé. + +Il y a deux ans, je formai le plan d'un ouvrage de théâtre sans pareil +jusqu'à ce jour, où le chant, accompagné de divers instruments, devait +remplacer le langage parlé et faire naître, de son union avec le drame, +des impressions telles, que la plus haute poésie n'en produisit jamais. +Par malheur ce projet était fort dispendieux; un souverain ou un juif +pouvaient seuls entreprendre de le réaliser. + +Tous nos princes d'Italie ont entendu parler du mauvais effet de la +prétendue tragédie en musique exécutée à Rome à la fin du siècle +dernier; le peu de succès de l'_Orfeo_ d'Angelo Politiano, autre essai +du même genre, ne leur est pas inconnu, et rien n'eût été plus inutile +que de réclamer leur appui pour une entreprise où de vieux maîtres +avaient échoué si complètement. On m'eût de nouveau taxé d'orgueil et de +folie. + +Pour les juifs, je n'y pensai pas un instant; tout ce que je pouvais +raisonnablement espérer d'eux, c'était, au simple énoncé de ma +proposition, d'être éconduit sans injures, et sans huées de la +valetaille; encore n'en connais-je pas un assez intelligent, pour qu'il +me fût permis de compter avec quelque certitude sur une telle +générosité. J'y renonçai donc, non sans chagrin, tu peux m'en croire; et +ce fut le cÅ“ur serré que je repris le cours des travaux obscurs qui me +font vivre, mais qui ne s'accomplissent qu'aux dépens de ceux dont la +gloire et la fortune seraient peut-être le prix. + +Une autre idée nouvelle, bientôt après, vint me troubler encore. Ne ris +pas de mes découvertes, Cellini, et garde-toi surtout de comparer mon +art naissant à ton art depuis longtemps formé. Tu sais assez de musique +pour me comprendre. De bonne foi, crois-tu que nos traînants madrigaux à +quatre parties soient le dernier degré de perfection où la composition +et l'exécution puissent atteindre? Le bon sens n'indique-t-il pas que, +sous le rapport de l'expression, comme sous celui de la forme musicale, +ces Å“uvres tant vantées ne sont qu'enfantillages et niaiseries. + +Les paroles expriment l'amour, la colère, la jalousie, la vaillance; et +le chant, toujours le même, ressemble à la triste psalmodie des moines +mendiants. Est-ce là tout ce que peuvent faire la mélodie, l'harmonie, +le rhythme? N'y a-t-il pas de ces diverses parties de l'art mille +applications qui nous sont inconnues? Un examen attentif de ce qui est +ne fait-il pas pressentir avec certitude ce qui sera et ce qui devrait +être? Et les instruments, en a-t-on tiré parti? Qu'est-ce que notre +misérable accompagnement qui n'ose quitter la voix et la suit +continuellement à l'unisson ou à l'octave? La musique instrumentale, +prise individuellement, existe-t-elle? Et dans la manière d'employer la +vocale, que de préjugés, que de routine! Pourquoi toujours chanter à +quatre parties, lors même qu'il s'agit d'un personnage qui se plaint de +son isolement? + +Est-il possible de rien entendre de plus déraisonnable que ces +_canzonnette_ introduites depuis peu dans les tragédies, où un acteur, +qui parle en son nom et paraît seul en scène, n'en est pas moins +accompagné par trois autres voix placées dans la coulisse, d'où elles +suivent son chant tant bien que mal? + +Sois-en sûr, Benvenuto, ce que nos maîtres, enivrés de leurs Å“uvres, +appellent aujourd'hui le comble de l'art est aussi loin ce qu'on +nommera musique dans deux ou trois siècles, que les petits monstres +bipèdes, pétris avec de la boue par les enfants, sont loin de ton +sublime Persée ou du Moïse de Buonarotti. + +Il y a donc d'innombrables modifications à apporter dans un art aussi +peu avancé... des progrès immenses lui restent donc à faire... Et +pourquoi ne contribuerais-je pas à donner l'impulsion qui les +amènera?... + +Mais, sans te dire en quoi consiste ma dernière invention, qu'il te +suffise de savoir qu'elle était de nature à pouvoir être mise en lumière +à l'aide des moyens ordinaires et sans avoir recours au patronage des +riches ni des grands. C'était du temps seulement qu'il me fallait; et +l'Å“uvre, une fois terminée, l'occasion de la produire au grand jour eût +été facile à trouver pendant les fêtes qui allaient attirer à Florence +l'élite des seigneurs et des amis des arts de toutes les nations. + +Or, voilà le sujet de l'âcre et noire colère qui me ronge le cÅ“ur. + +Un matin que je travaillais à cette composition singulière dont le +succès m'eût rendu célèbre dans toute l'Europe, monseigneur Galeazzo, +l'homme de confiance du grand-duc, qui, l'an passé, avait fort goûté ma +scène d'Ugolino, vient me trouver et me dit: «Alfonso, ton jour est +venu. Il ne s'agit plus de madrigaux, de cantates, ni de chansonnettes. +Ecoute-moi; les fêtes du mariage seront splendides, on n'épargne rien +pour leur donner un éclat digne des deux familles illustres qui vont +s'allier; tes derniers succès ont fait naître la confiance; à la cour +maintenant on croit en toi. + +«J'avais connaissance de ton projet de tragédie en musique, j'en ai +parlé à monseigneur; ton idée lui plaît. A l'Å“uvre donc, que ton rêve +devienne une réalité. Écris ton drame lyrique et ne crains rien pour +l'exécution; les plus habiles chanteurs de Rome et de Milan seront +mandés à Florence; les premiers virtuoses en tout genre seront mis à ta +disposition; le prince est magnifique, il ne te refusera rien; réponds à +ce que j'attends de toi, ton triomphe est certain et ta fortune est +faite.» + +Je ne sais ce qui se passa en moi à ce discours inattendu; mais je +demeurai muet et immobile. L'étonnement, la joie me coupèrent la parole, +et je pris l'aspect et l'attitude d'un idiot. Galeazzo ne se méprit pas +sur la cause de mon trouble, et me serrant la main: «Adieu, Alfonso; tu +consens, n'est ce pas? Tu me promets de laisser toute autre composition +pour te livrer exclusivement à celle que son altesse te demande?... +Songe que le mariage aura lieu dans trois mois!» Et comme je répondais +toujours affirmativement par un signe de tête, sans pouvoir parler: +«Allons, calme-toi, Vésuve; adieu. Tu recevras demain ton engagement, il +sera signé ce soir. C'est une affaire faite. Bon courage; nous comptons +sur toi.» + +Demeuré seul, il me sembla que toutes les cascades de Terni et de Tivoli +bouillonnaient dans ma tête. + +Ce fut bien pis quand j'eus compris mon bonheur, quand je me fus +représenté de nouveau la grandeur et la beauté de ma tâche. Je m'élance +sur mon libretto, qui jaunissait abandonné dans un coin depuis si +longtemps; je revois Paulo, Francesca, Dante, Virgile, et les ombres et +les damnés; j'entends cet amour ravissant soupirer et se plaindre; de +tendres et gracieuses mélodies pleines d'abandon, de mélancolie, de +chaste passion, se déroulent au-dedans de moi; l'horrible cri de haine +de l'époux outragé retentit; je vois deux cadavres enlacés rouler à ses +pieds; puis je retrouve les ames toujours unies des deux amants, +errantes et battues des vents aux profondeurs de l'abîme; leurs voix +plaintives se mêlent au bruit sourd et lointain des fleuves infernaux, +aux sifflements de la flamme, aux cris forcenés des malheureux qu'elle +poursuit, à tout l'affreux concert des douleurs éternelles... + +Pendant trois jours, Cellini, j'ai marché sans but, au hasard, dans un +vertige continuel; pendant trois nuits j'ai été privé de sommeil. Ce +n'est qu'après ce long accès de fièvre, que la pensée lucide et le +sentiment de la réalité me sont revenus. Il m'a fallu tout ce temps de +lutte ardente et désespérée pour dompter mon imagination et dominer mon +sujet. Enfin je suis resté le maître. + +Dans ce cadre immense, chaque partie du tableau, disposée dans un ordre +simple et logique, s'est montrée peu à peu revêtue de couleurs sombres +ou brillantes, de demi-teintes ou de tons tranchés; les formes humaines +ont apparu, ici pleines de vie, là sous le pâle et froid aspect de la +mort. L'idée poétique, toujours soumise au sens musical, n'a jamais été +pour lui un obstacle; j'ai fortifié, embelli et agrandi l'une par +l'autre. + +Enfin j'ai fait ce que je voulais, comme je le voulais, et avec tant de +facilité, qu'à la fin du deuxième mois l'ouvrage entier était déjà +terminé. + +Le besoin de repos se faisait sentir, je l'avoue; mais en songeant à +toutes les minutieuses précautions qui me restaient à prendre pour +assurer l'exécution, la vigueur et la vigilance me sont revenues. J'ai +surveillé les chanteurs, les musiciens, les copistes, les machinistes, +les décorateurs. + +Tout s'est fait en ordre, avec la plus étonnante précision; et cette +gigantesque machine musicale allait se mouvoir majestueusement, quand +un coup inattendu est venu en briser les ressorts et anéantir à la fois, +et la belle tentative, et les légitimes espérances de ton malheureux +ami. + +Le grand-duc, qui de son propre mouvement m'avait demandé ce drame en +musique; lui qui m'avait fait abandonner l'autre composition sur +laquelle je comptais pour populariser mon nom; lui dont les paroles +dorées avaient gonflé un cÅ“ur, enflammé une imagination d'artiste, il se +joue de tout cela maintenant; il dit à cette imagination de se +refroidir, à ce cÅ“ur de se calmer ou de se briser; que lui importe! Il +s'oppose, enfin, à l'exhibition de mon Å“uvre; l'ordre est donné aux +artistes romains et milanais de retourner chez eux; mon drame ne sera +pas mis en scène; le grand-duc n'en veut plus; IL A CHANGÉ D'IDÉE... La +foule qui se pressait déjà à Florence, attirée moins encore par +l'appareil des noces que par l'intérêt de curiosité que la fête musicale +annoncée excitait dans toute l'Italie, cette foule avide de sensations +nouvelles, trompée dans son attente, s'enquiert bientôt du motif qui la +privait ainsi brutalement du spectacle qu'elle était venue chercher, et +ne pouvant le découvrir, n'hésite pas à l'attribuer à l'incapacité du +compositeur. Chacun dit: «Ce fameux drame était absurde, sans doute; le +grand-duc, informé à temps de la vérité, n'aura pas voulu que +l'impuissante tentative d'un artiste ambitieux vînt jeter du ridicule +sur la solennité qui se prépare. Ce ne peut être autre chose. Un prince +ne manque pas ainsi à sa parole. Della Viola est toujours le même +vaniteux extravagant que nous connaissons; son ouvrage n'était pas +présentable, et par égard pour lui, on s'abstient de l'avouer.» O +Cellini! ô mon noble, et fier, et digne ami! réfléchis un instant, et +juge d'après toi-même ce que j'ai dû éprouver à cet incroyable abus de +pouvoir, à cette violation inouïe des promesses les plus formelles, à +cet horrible affront qu'il était impossible de redouter, à cette +calomnie insolente d'une production que personne au monde, excepté moi, +ne connaît encore. + +Que faire? que dire à cette tourbe de lâches imbéciles qui rient en me +voyant? que répondre aux questions de mes partisans? à qui m'en prendre? +quel est l'auteur de cette machination diabolique? et comment en avoir +raison? Cellini! Cellini! pourquoi es-tu en France? que ne puis-je te +voir, te demander conseil, aide et assistance? Par Bacchus, ils me +rendront réellement fou.... Lâcheté! honte! je viens de sentir des +larmes dans mes yeux. Arrière toute faiblesse; c'est la force, +l'attention et le sang-froid qui me sont indispensables, au contraire; +car je veux me venger, Benvenuto, je le veux. Quand et comment, il +n'importe; mais je me vengerai, je te le jure, et tu seras content. +Adieu. L'éclat de tes nouveaux triomphes est venu jusqu'à nous; je t'en +félicite et m'en réjouis de toute mon ame. Dieu veuille seulement que le +roi François te laisse le temps de répondre à ton ami _souffrant et non +vengé_. + + ALFONSO DELLA VIOLA. + + * * * * * + + Paris, 20 août 1555. + +BENVENUTO A ALFONSO. + + +J'admire, cher Alfonso, la candeur de ton indignation. La mienne est +grande, sois-en bien convaincu; mais elle est plus calme. J'ai trop +souvent rencontré de semblables déceptions pour m'étonner de celle que +tu viens de subir. L'épreuve était rude, j'en conviens, pour ton jeune +courage, et les révoltes de ton ame contre une insulte si grave et si +peu méritée sont justes autant que naturelles. Mais, pauvre enfant, tu +entres à peine dans la carrière. Ta vie retirée, tes méditations, tes +travaux solitaires, ne pouvaient rien t'apprendre des intrigues qui +s'agitent dans les hautes régions de l'art, ni du caractère réel des +hommes puissants, trop souvent arbitres du sort des artistes. + +Quelques évènements de mon histoire, que je t'ai laissé ignorer +jusqu'ici, suffiront à t'éclairer sur notre position à tous et sur la +tienne propre. + +Je ne redoute rien pour ta constance de l'effet de mon récit; ton +caractère me rassure; je le connais, je l'ai bien étudié. Tu +persévèreras, tu arriveras au but malgré tout; tu es un homme de fer; et +le caillou lancé contre ta tête par les basses passions embusquées sur +ta route, loin de briser ton noble front, en fera jaillir le feu. +Apprends donc tout ce que j'ai souffert, et que ces tristes exemples de +l'injustice des grands te servent de leçon. + +L'évêque de Salamanque, ambassadeur à Rome, m'avait demandé une grande +aiguière, dont le travail, extrêmement minutieux et délicat, me prit +plus de deux mois, et qui, en raison de l'énorme quantité de métaux +précieux nécessaires à sa composition m'avait presque ruiné. Son +excellence se répandit en éloges sur le rare mérite de mon ouvrage, le +fit emporter, et me laissa deux grands mois sans plus parler de paiement +que si elle n'eût reçu de moi qu'une vieille casserole ou une médaille +de Fioretti. Le bonheur voulut que le vase revînt entre mes mains pour +une petite réparation; je refusai de le rendre. + +Le maudit prélat, après m'avoir accablé d'injures dignes d'un prêtre et +d'un Espagnol, s'avisa de vouloir me soutirer un reçu de la somme qu'il +me devait encore; mais comme je ne suis pas homme à me laisser prendre à +un piége grossier, son excellence en vint à faire assaillir ma boutique +par ses valets. Je me doutai du tour; aussi quand cette canaille +s'avança pour enfoncer ma porte, Ascanio, Paulino et moi, armés +jusqu'aux dents, nous lui fîmes un tel accueil que le lendemain, grâce à +mon escopette et à mon long poignard, je fus enfin payé[28]. + +Plus tard il m'arriva bien pis, quand j'eus fait le célèbre bouton de la +chappe du pape, travail merveilleux que je ne puis m'empêcher de te +décrire. J'avais situé le gros diamant précisément au milieu de +l'ouvrage, et j'avais placé Dieu assis dessus, dans une attitude si +dégagée, qu'il n'embarrassait pas du tout le joyau, et qu'il en +résultait une très belle harmonie; il donnait la bénédiction en élevant +la main droite. J'avais disposé, au-dessous, trois petits anges qui le +soutenaient en élevant les bras en l'air. Un de ces anges, celui du +milieu, était en ronde bosse, les deux autres en bas-relief. Il y avait +à l'entour une quantité d'autres petits anges disposés avec d'autres +pierres fines. Dieu portait un manteau qui voltigeait, et d'où sortait +un grand nombre de chérubins, et mille ornements d'un admirable effet. + +Clément VII, plein d'enthousiasme quand il vit le bouton, me promit de +me donner tout ce que je demanderais. La chose cependant en resta là ; et +comme je refusais de faire un calice qu'il me demandait en outre, +toujours sans donner d'argent, ce bon pape, devenu furieux comme une +bête féroce, me fit loger en prison pendant six semaines. C'est tout ce +que j'en ai jamais obtenu[29]. Il n'y avait pas un mois que j'étais en +liberté quand je rencontrai Pompéo, ce misérable orfèvre qui avait +l'insolence d'être jaloux de moi, et contre lequel, pendant longtemps, +j'ai eu assez de peine à défendre ma pauvre vie. Je le méprisais trop +pour le haïr; mais il prit, en me voyant, un air railleur qui ne lui +était pas ordinaire, et que, cette fois, aigri comme je l'étais, il me +fut impossible de supporter. A mon premier mouvement pour le frapper au +visage, la frayeur lui fit détourner la tête, et le coup de poignard +porta précisément au-dessous de l'oreille. Je ne lui en donnai que deux; +car au premier il tomba mort dans ma main. Jamais mon intention n'avait +été de le tuer, mais dans l'état d'esprit où je me trouvais, est-on +jamais sûr de ses coups? Ainsi donc, après avoir subi un odieux +emprisonnement, me voilà de plus obligé de prendre la fuite pour avoir, +sous l'impulsion de la juste colère causée par la mauvaise foi et +l'avarice d'un pape, écrasé un scorpion.[30] + +Paul III, qui m'accablait de commandes de toute espèce, ne me les payait +pas mieux que son prédécesseur; seulement, pour mettre en apparence les +torts de mon côté, il imagina un expédient digne de lui et vraiment +atroce. Les ennemis que j'avais en grand nombre autour de sa sainteté, +m'accusent un jour auprès d'elle d'avoir volé des bijoux à Clément. Paul +III, sachant bien le contraire, feint cependant de me croire coupable, +et me fait enfermer au château Saint-Ange; dans ce fort que j'avais si +bien défendu quelques années auparavant pendant le siége de Rome, sous +ces remparts d'où j'avais tiré plus de coups de canon que tous les +canonniers ensemble, et d'où j'avais, à la grande joie du pape, tué +moi-même le connétable de Bourbon. Je viens à bout de m'échapper; +j'arrive aux murailles extérieures; suspendu à une corde au-dessus des +fossés, j'invoque Dieu qui connaît la justice de ma cause; je lui crie, +en me laissant tomber: «Aidez-moi donc, Seigneur, puisque je m'aide!» +Dieu ne m'entend pas, et dans ma chute, je me brise une jambe. Exténué, +mourant, couvert de sang, je parviens, en me traînant sur les mains et +les genoux, jusqu'au palais de mon ami intime, le cardinal Cornaro. Cet +infâme me livre traîtreusement au pape pour un évêché. + +Paul me condamne à mort; puis, comme s'il se repentait de terminer trop +promptement mon supplice, il me fait plonger dans un cachot fétide tout +rempli de tarentules et d'insectes venimeux, et ce n'est qu'au bout de +six mois de ces tortures que, tout gorgé de vin, dans une nuit d'orgie, +il accorda ma grâce à l'ambassadeur français[31]. + +Ce sont là , cher Alfonso, des souffrances terribles et des persécutions +bien difficiles à supporter; ne t'imagine pas que la blessure faite +récemment à ton amour-propre puisse t'en donner une juste idée. +D'ailleurs, l'injure adressée à l'Å“uvre et au génie de l'artiste te +semblât-elle plus pénible encore que l'outrage fait à sa personne, +celle-là m'a-t-elle manqué, dis, à la cour de notre admirable grand-duc, +quand j'ai fondu Persée? Tu n'as oublié, je pense, ni les surnoms +grotesques dont on m'appelait, ni les insolents sonnets qu'on placardait +chaque nuit à ma porte, ni les cabales au moyen desquelles on sut +persuader à Côme que mon nouveau procédé de fonte ne réussirait pas, et +que c'était folie de me confier le métal. Ici même, à cette brillante +cour de France où j'ai fait fortune, où je suis puissant et admiré, +n'ai-je pas une lutte de tous les instants à soutenir, sinon avec mes +rivaux (ils sont hors de combat aujourd'hui), au moins avec la favorite +du roi, madame d'Étampes, qui m'a pris en haine, je ne sais pourquoi! +Cette méchante chienne dit tout le mal possible de mes ouvrages[32]; +cherche, par mille moyens, à me nuire dans l'esprit de Sa Majesté; et, +en vérité, je commence à être si las de l'entendre aboyer sur ma trace, +que, sans un grand ouvrage récemment entrepris, dont j'espère plus +d'honneur que de tous mes précédents travaux, je serais déjà sur la +route d'Italie. + +Va, va, j'ai connu tous les genres de maux que le sort puisse infliger à +l'artiste. Et je vis encore, cependant. Et ma vie glorieuse fait le +tourment de mes ennemis. Et je l'avais prévu. Et maintenant je puis les +abîmer dans mon mépris. Cette vengeance marche à pas lents, il est vrai; +mais pour l'homme inspiré, sûr de lui-même, patient et fort, elle est +certaine. Songe, Alfonso, que j'ai été insulté plus de mille fois, et +que je n'ai tué que sept ou huit hommes; et quels hommes! je rougis d'y +penser. La vengeance directe et personnelle est un fruit rare, qu'il +n'est pas donné à tous de cueillir. Je n'ai eu raison ni de Clément VII, +ni de Paul III, ni de Cornaro, ni de Côme, ni de madame d'Étampes, ni de +cent autres lâches puissants; comment donc te vengerais-tu, toi, de ce +même Côme, de ce grand-duc, de ce Mécène ridicule qui ne comprend pas +plus ta musique que ma sculpture, et qui nous a si platement offensés +tous les deux? Ne pense pas à le tuer, au moins; ce serait une insigne +folie, dont les conséquences ne sont pas douteuses. Deviens un grand +musicien; que ton nom soit illustre; et si quelque jour sa sotte vanité +le portait à t'offrir ses faveurs, repousse-les; n'accepte jamais rien +de lui et ne fais jamais rien pour lui. C'est le conseil que je te +donne; c'est la promesse que j'exige de toi; et, crois-en mon +expérience, c'est aussi, cette fois, l'unique vengeance qui soit à ta +portée. + +Je t'ai dit tout à l'heure que le roi de France, plus généreux et plus +noble que nos souverains italiens, m'avait enrichi; c'est donc à moi, +artiste, qui t'aime, te comprends et t'admire, à tenir la parole du +prince sans esprit et sans cÅ“ur qui te méconnaît. Je t'envoie dix mille +écus. Avec cette somme tu pourras, je pense, parvenir à monter dignement +ton drame en musique; ne perds pas un instant. Que ce soit à Rome, à +Naples, à Milan, à Ferrare, partout, excepté à Florence; il ne faut pas +qu'un seul rayon de ta gloire puisse se refléter sur le grand-duc. +Adieu, cher enfant; la vengeance est bien belle, et pour elle on peut +être tenté de mourir;--mais l'art est encore plus beau, et n'oublie +jamais que, _malgré tout, il faut vivre pour lui_. + + Ton ami, + + BENVENUTO CELLINI. + + * * * * * + + Paris, 10 juin 1557. + +BENVENUTO CELLINI A ALFONSO DELLA VIOLA. + + +Misérable! baladin! saltimbanque! cuistre! castrat! joueur de flûte[33]! +C'était bien la peine de jeter tant de cris, de souffler tant de +flammes, de tant parler d'offense et de vengeance, de rage et d'outrage, +d'invoquer l'enfer et le ciel, pour arriver enfin à une aussi vulgaire +conclusion! Ame basse et sans ressort! fallait-il proférer de telles +menaces puisque ton ressentiment était de si frêle nature, que, deux ans +à peine après avoir reçu l'insulte à la face, tu devais t'agenouiller +lâchement pour baiser la main qui te l'infligea! + +Quoi! ni la parole que tu m'avais donnée, ni les regards de l'Europe +aujourd'hui fixés sur toi, ni ta dignité d'homme et d'artiste, n'ont pu +te garantir des séductions de cette cour, où règnent l'intrigue, +l'avarice et la mauvaise foi; de cette cour où tu fus honni, méprisé, et +qui te chassa comme un valet infidèle! Il est donc vrai! tu composes +pour le grand-duc! Il s'agit même, dit-on, d'une Å“uvre plus vaste et +plus hardie encore que celles que tu as produites jusqu'ici. L'Italie +musicale tout entière doit prendre part à la fête. On dispose les +jardins du palais Pitti; cinq cents virtuoses habiles, réunis sous ta +direction dans un vaste et beau pavillon décoré par Michel-Ange, +verseront à flots ta splendide harmonie sur un peuple haletant, éperdu, +enthousiasmé. C'est admirable! Et tout cela pour le grand-duc, pour +Florence, pour cet homme et cette ville qui t'ont si indignement traité. +Oh! quelle ridicule bonhomie était la mienne quand je cherchais à calmer +ta puérile colère d'un jour; oh! la miraculeuse simplicité qui me +faisait prêcher la continence à l'eunuque, la lenteur au colimaçon! Sot +que j'étais! + +Mais quelle puissante passion a donc pu t'amener à ce degré +d'abaissement? La soif de l'or? Tu es plus riche que moi aujourd'hui. +L'amour de la renommée? Quel nom fut jamais plus populaire que celui +d'Alfonso, depuis le prodigieux succès de ta tragédie de _Francesca_, et +celui, non moins grand, des trois autres drames lyriques qui l'ont +suivie. D'ailleurs, qui t'empêchait de choisir une autre capitale pour +le théâtre de ton nouveau triomphe? Aucun souverain ne t'eût refusé ce +que le _grand_ Côme vient de t'offrir. Partout, à présent, tes chants +sont aimés et admirés; ils retentissent d'un bout de l'Europe à l'autre; +on les entend à la ville, à la cour, à l'armée, à l'église; le roi +François ne cesse de les répéter; madame d'Étampes, elle-même, trouve +que _tu n'es pas sans talent pour un Italien_, justice égale t'est +rendue en Espagne; les femmes, les prêtres surtout, professent +généralement pour ta musique un culte véritable; et si ta fantaisie eût +été de porter aux Romains l'ouvrage que tu prépares pour les Toscans, la +joie du pape, des cardinaux et de toute la fourmilière _enrabattée_ des +monsignori n'eût été surpassée, sans doute, que par l'ivresse et les +transports de leurs innombrables catins. + +L'orgueil, peut-être, t'aura séduit..... quelque dignité bouffie... +quelque titre bien vain... Je m'y perds. + +Quoi qu'il en soit, retiens bien ceci: tu as manqué de noblesse, tu as +manqué de fierté, tu as manqué de foi. L'homme, l'artiste et l'ami sont +également déchus à mes yeux. Je ne saurais accorder mes affections qu'à +des gens de cÅ“ur, incapables d'une action honteuse; tu n'es pas de +ceux-là , mon amitié n'est plus à toi. Je t'ai donné de l'argent, tu as +voulu me le rendre; nous sommes quittes. Je vais partir de Paris; dans +un mois je passerai à Florence; oublie que tu m'as connu et ne cherche +pas à me voir. Car, fût-ce le jour même de ton succès, devant le peuple, +devant les princes, et devant l'assemblée bien autrement imposante pour +moi de tes cinq cents artistes, si tu m'abordais, je te tournerais le +dos. + + BENVENUTO CELLINI. + + * * * * * + + Florence, 23 Juin 1557. + +ALFONSO A BENVENUTO. + + +Oui, Cellini, c'est vrai. Au grand-duc je dois une impardonnable +humiliation, à toi je dois ma célébrité, ma fortune et peut-être ma vie. +J'avais juré que je me vengerais de lui, je ne l'ai pas fait. Je t'avais +promis solennellement de ne jamais accepter de sa main ni travaux, ni +honneurs; je n'ai pas tenu parole. C'est à Ferrare que _Francesca_ a été +entendue (grâce à toi) et applaudie pour la première fois; c'est à +Florence qu'elle a été traitée d'ouvrage dénué de sens et de raison. Et +cependant Ferrare, qui m'a demandé ma nouvelle composition, ne l'a +point obtenue, et c'est au grand-duc que j'en fais hommage. Oui, les +Toscans, jadis si dédaigneux à mon égard, se réjouissent de la +préférence que je leur accorde; ils en sont fiers; leur fanatisme pour +moi, dépasse de bien loin tout ce que tu me racontes de celui des +Français. + +Une véritable émigration se prépare dans la plupart des villes toscanes. +Les Pisans et les Siennois eux-mêmes, oubliant leurs vieilles haines, +implorent d'avance, pour le grand jour, l'hospitalité florentine. Côme, +ravi du succès de celui qu'il appelle _son artiste_, fonde en outre de +brillantes espérances sur les résultats que ce rapprochement de trois +populations rivales peut avoir pour sa politique et son gouvernement. Il +m'accable de prévenances et de flatteries. Il a donné hier, en mon +honneur, une magnifique collation au palais Pitti, où toutes les +familles nobles de la ville se trouvaient réunies. La belle comtesse de +Vallombrosa m'a prodigué ses plus doux sourires. La grande-duchesse m'a +fait l'honneur de chanter un madrigal avec moi. Della Viola est l'homme +du jour, l'homme de Florence, l'homme du grand-duc; il n'y a que lui... + +Je suis bien coupable, n'est-ce pas, bien méprisable, bien vil? Eh bien! +Cellini, si tu passes à Florence le 28 juillet prochain, attends-moi de +huit à neuf heures du soir devant la porte du Baptistaire, j'irai t'y +chercher. Et si, dès les premiers mots, je ne me justifie pas +complètement de tous les griefs que tu me reproches, si je ne te donne +pas de ma conduite, une explication dont tu puisses de tout point +t'avouer satisfait, alors redouble de mépris, traite-moi comme le +dernier des hommes, foule-moi aux pieds, frappe-moi de ton fouet, +crache-moi au visage, je reconnais d'avance que je l'aurai mérité. +Jusque-là , garde-moi ton amitié; tu verras bientôt que je n'en fus +jamais plus digne. + + »A toi, ALFONSO DELLA VIOLA.» + +Le 28 juillet au soir, un homme de haute taille, à l'air sombre et +mécontent, se dirigeait à travers les rues de Florence, vers la place du +grand duc. Arrivé devant la statue en bronze de Persée, il s'arrêta et +la considéra quelque temps dans le plus profond recueillement: c'était +Benvenuto. Bien que la réponse et les protestations d'Alfonso eussent +fait peu d'impression sur son esprit, il avait été longtemps uni au +jeune compositeur, par une amitié trop sincère et trop vive, pour +qu'elle pût ainsi en quelques jours s'effacer de son ame à tout jamais. +Aussi ne s'était-il pas senti le courage de refuser d'entendre ce que +Della Viola pouvait alléguer pour sa justification; et c'est en se +rendant au Baptistaire, où Alfonso devait venir le rejoindre, que +Cellini avait voulu revoir, après sa longue absence, le chef-d'Å“uvre qui +lui coûta naguère tant de fatigues et de chagrins. La place et les rues +adjacentes étaient désertes, le silence le plus profond régnait dans ce +quartier, d'ordinaire si bruyant et si populeux. L'artiste contemplait +son immortel ouvrage, en se demandant, si l'obscurité et une +intelligence commune n'eussent pas été préférables pour lui, à la gloire +et au génie. + +--Que ne suis-je un bouvier de Nettuno ou de Porto d'Anzio! pensait-il; +semblable aux animaux confiés à ma garde, je mènerais une existence +grossière, monotone, mais inaccessible au moins, aux agitations qui, +depuis mon enfance, ont tourmenté ma vie. Des rivaux perfides et +jaloux..... des princes injustes ou ingrats..... des critiques +acharnés.... des flatteurs imbéciles..... des alternatives incessantes +de succès et de revers, de splendeur et de misère..... des travaux +excessifs et toujours renaissants..... jamais de repos, de bien-être, de +loisirs.... user son corps comme un mercenaire et sentir constamment son +ame transir ou brûler..... est-ce là vivre?.... + +Les exclamations bruyantes de trois jeunes artisans, qui débouchaient +rapidement sur la place, vinrent interrompre sa méditation. + +--Six florins! disait l'un, c'est cher. + +--En vérité, en eût-il demandé dix, répliqua l'autre, il eût bien fallu +en passer par là . Ces maudits Pisans ont pris toutes les places. +D'ailleurs, pense donc, Antonio, que la maison du jardinier n'est qu'à +vingt pas du pavillon; assis sur le toit, nous pourrons entendre et voir +à merveille; la porte du petit canal souterrain sera ouverte et nous +arriverons sans difficulté. + +--Bah! ajouta le troisième, pour entendre ça, nous pouvons bien jeûner +un peu pendant quelques semaines. Vous savez l'effet qu'a produit hier +la répétition. La cour seule y avait été admise, le grand duc et sa +suite n'ont cessé d'applaudir; les exécutants ont porté Della Viola en +triomphe, et enfin, dans son extase, la comtesse de Vallombrosa l'a +embrassé: ce sera miraculeux. + +--Mais voyez donc comme les rues sont dépeuplées; toute la ville est +déjà réunie au palais Pitti. C'est le moment. Courons! courons! + +Cellini apprit seulement alors qu'il s'agissait de la grande fête +musicale, dont le jour et l'heure étaient arrivés. Cette circonstance ne +s'accordait guère avec le choix, qu'avait fait Alfonso de cette soirée +pour son rendez-vous. Comment, en un pareil moment, le maestro +pourrait-il abandonner son orchestre et quitter le poste important où +l'attachait un si grand intérêt? c'était difficile à concevoir. + +Le ciseleur, néanmoins se rendit au Baptistaire, où il trouva ses deux +élèves Paolo et Ascanio, et des chevaux; il devait partir le soir même +pour Livourne, et de là s'embarquer pour Naples le lendemain. + +Il attendait à peine depuis quelques minutes, quand Alfonso, le visage +pâle et les yeux ardents, se présenta devant lui avec une sorte de calme +affecté, qui ne lui était pas ordinaire. + +--Cellini! tu es venu, merci. + +--Eh bien! + +--C'est ce soir! + +--Je le sais; mais parle, j'attends l'explication que tu m'as promise. + +--Le palais Pitti, les jardins, les cours, sont encombrés. La foule se +presse sur les murs, dans les bassins à demi pleins d'eau, sur les +toits, sur les arbres, partout. + +--Je le sais. + +--Les Pisans sont venus, les Siennois sont venus. + +--Je le sais. + +--Le grand duc, la cour et la noblesse sont réunis, l'immense orchestre +est rassemblé. + +--Je le sais. + +--Mais la musique n'y est pas, cria Alfonso en bondissant, le maestro +n'y est pas non plus, le sais-tu aussi? + +--Comment? que veux-tu dire? + +--Non, il n'y a pas de musique, je l'ai enlevée; non, il n'y a pas de +maestro, puisque me voilà ; non, il n'y aura pas de fête musicale, +puisque l'Å“uvre et l'auteur ont disparu. Un billet vient d'avertir le +grand duc que mon ouvrage ne serait pas exécuté. _Cela ne me convient +plus_, lui ai-je écrit, en me servant de ses propres paroles, _moi +aussi, à mon tour_, J'AI CHANGÉ D'IDÉE. Conçois-tu à présent la rage de +ce peuple désappointé pour la seconde fois! de ces gens qui ont quitté +leur ville, laissé leurs travaux, dépensé leur argent pour entendre ma +musique, et qui ne l'entendront pas? Avant de venir te joindre, je les +épiais, l'impatience commençait à les gagner, on s'en prenait au grand +duc. Vois-tu mon plan, Cellini? + +--Je commence à comprendre. + +--Viens, viens, approchons un peu du palais, allons voir éclater ma +mine. Entends-tu déjà ces cris, ce tumulte, ces imprécations? ô mes +braves Pisans, je vous reconnais à vos injures! Vois-tu voler ces +pierres, ces branches d'arbres, ces débris de vases? il n'y a que des +Siennois pour les lancer ainsi! Prends garde, ou nous allons être +renversés; comme ils courent! ce sont des Florentins; ils montent à +l'assaut du pavillon. Bon! voilà un bloc de boue dans la loge ducale, +bien a pris au _grand_ Côme de l'avoir quittée. A bas les gradins! à bas +les pupitres, les banquettes, les fenêtres! à bas la loge! à bas le +pavillon! le voilà qui s'écroule. Ils abîment tout, Cellini! c'est une +magnifique émeute! honneur au grand duc!!! Ah damnation! tu me prenais +pour un lâche! Es-tu satisfait, dis donc, est-ce là de la vengeance? + +Cellini, les dents serrées, les narines ouvertes, regardait, sans +répondre, le terrible spectacle de cette fureur populaire; ses yeux où +brillait un feu sinistre, son front carré que sillonnaient de larges +gouttes de sueur, le tremblement presque imperceptible de ses membres, +témoignaient assez de la sauvage intensité de sa joie. Saisissant enfin +le bras d'Alfonso: + +--Je pars à l'instant pour Naples, veux-tu me suivre? + +--Au bout du monde à présent. + +--Embrasse-moi donc, et à cheval! tu es un héros. + + + + +DU SYSTÈME DE GLUCK + +EN MUSIQUE DRAMATIQUE. + + +Voici en quels termes, Gluck expose lui-même, son système de musique +dramatique, dans la préface, devenue fort rare, de _l'Alceste_ italienne +qu'il publia à Vienne en 1749. + +«Lorsque j'entrepris de mettre en musique l'opéra d'_Alceste_, je me +proposai d'éviter tous les abus que la vanité mal entendue des +chanteurs, et l'excessive complaisance des compositeurs avaient +introduits dans l'opéra italien, et qui, du plus pompeux et du plus beau +de tous les spectacles, en avaient fait le plus ennuyeux et le plus +ridicule; je cherchai à réduire la musique à sa véritable fonction, +celle de seconder la poésie pour fortifier l'expression des sentiments +et l'intérêt des situations, sans interrompre l'action et la refroidir +par des ornements superflus; je crus que _la musique devait ajouter à la +poésie, ce qu'ajoute à un dessin correct et bien composé, la vivacité +des couleurs et l'accord heureux des lumières et des ombres, qui servent +à animer les figures sans en altérer les contours_. + +«Je me suis donc bien gardé d'interrompre un acteur, dans la chaleur du +dialogue, pour lui faire attendre la fin d'une ritournelle, ou de +l'arrêter au milieu de son discours sur une voyelle favorable, soit pour +déployer, dans un long passage, l'agilité de sa belle voix, soit pour +attendre que l'orchestre lui donnât le temps de reprendre haleine, pour +faire un point d'orgue. + +«J'ai imaginé que l'ouverture devait prévenir les spectateurs, sur le +caractère de l'action qu'on allait mettre sous leurs yeux, et _leur en +indiquer le sujet_, que les instruments ne devaient être mis en action +qu'en proportion du degré d'intérêt et passions, et qu'il fallait +_éviter surtout de laisser dans le dialogue, une disparate trop +tranchante entre l'air et le récitatif_, afin de ne pas tronquer à +contre-sens la période, et de ne pas interrompre mal à propos le +mouvement et la chaleur de la scène. J'ai cru encore que la plus belle +partie de mon travail devait se réduire à chercher une belle simplicité, +et j'ai évité de faire parade de difficultés aux dépens de la clarté; +_je n'ai attaché aucun prix à la découverte d'une nouveauté_, à moins +qu'elle ne fût naturellement donnée par la situation, et liée à +l'expression; enfin il n'y a aucune règle que je n'aie cru devoir +sacrifier de bonne grâce en faveur de l'effet.» + + * * * * * + +Cette profession de foi nous paraît admirable de franchise et de bon +sens; les points de doctrine qui en forment le fond sont basés sur le +raisonnement le plus rigoureux, et sur un profond sentiment de la vraie +musique dramatique. A part quelques conséquences outrées que nous +signalerons tout à l'heure, ces principes sont d'une telle excellence, +qu'ils ont été adoptés par la plupart des grands compositeurs de toutes +les nations. Piccini lui-même, qu'on opposa si longtemps à Gluck, était +tout entier dans le système gluckiste. Son Iphigénie en Tauride et sa +Didon, le prouvent bien; il en fut de même de Sacchini, de Salieri, de +Cherubini, parmi les Italiens; de Méhul, de Berton, de Kreutzer, parmi +les Français. (Je ne cite pas M. Lesueur, il a suivi une route +parallèle, il est vrai, à celle de l'illustre auteur d'Alceste, mais qui +en diffère cependant assez pour ne pouvoir être confondue avec elle.) +Chez les Allemands, je ne connais pas de compositeur dramatique qui se +soit écarté d'une manière sensible de la doctrine de Gluck; parmi ceux +qui l'ont adoptée et développée, il faut citer: Mozart qui, dans _Don +Juan_, _le Mariage de Figaro_, _la Flûte Enchantée_ et _l'Enlèvement du +Sérail_, n'a laissé échapper quelques rares vocalisations de mauvais +goût et d'une expression fausse, que lorsqu'il y a été contraint de vive +force par le caprice souvent irrésistible des chanteurs. On a dit que +Mozart avait beaucoup emprunté à l'ancienne école italienne, le fait +peut être vrai pour la coupe de quelques-uns de ses airs, encore la +beauté raphaëlesque de son dessin mélodique, la variété de son harmonie +et son instrumentation si riche et si savante, ne permettent-elles guère +d'apercevoir ces prétendus emprunts; mais quant à l'ordonnance générale +du drame musical, à la profondeur d'expression avec laquelle chaque +caractère est tracé et soutenu, il faut bien reconnaître qu'il a suivi +et accéléré le mouvement imprimé à l'art, de ce côté, par la puissance +du génie de Gluck. + +Il en fut ainsi de Beethoven et de Weber. Tous les deux ont également +appliqué au développement des facultés spéciales que la nature leur +avait départies, le code simple et lumineux de l'Eschyle de la musique. +A présent, Gluck, en promulguant ces lois, dont le moindre sentiment de +l'art ou même le simple bon sens démontre la justesse et l'évidence, +n'en a-t-il pas un peu exagéré l'application? C'est ce qu'il est +impossible de méconnaître après un examen impartial. Ainsi, quand il +dit que la musique d'un drame lyrique n'a d'autre but que d'ajouter à la +poésie ce qu'ajoute le coloris au dessin, je crois qu'il se trompe +essentiellement. La tâche du compositeur dans un opéra est, ce me +semble, d'une bien autre importance. Son Å“uvre contient à la fois le +dessin et le coloris, et, pour continuer la comparaison de Gluck, les +paroles sont le _sujet du tableau_, à peine quelque chose de plus. Il +importe beaucoup, il est vrai, de les entendre, ou tout au moins de les +connaître, par la même raison qu'on doit absolument avoir présent à la +pensée le trait d'histoire reproduit sur la toile par le peintre, pour +pouvoir juger du mérite de vérité et d'expression avec lequel il a fait +revivre ses personnages. Mais Gluck, en plaçant le dessin dans les +paroles, et seulement le coloris dans la musique, met bien haut les +auteurs de _libretti_; il eût donc consenti à voir son égal dans le +bailli Du Rollet. Certes, on ne saurait pousser plus loin la modestie, +et je doute fort qu'il se fût accommodé d'une pareille confraternité. +D'ailleurs, l'expression n'est pas le seul but de la musique dramatique; +il serait aussi maladroit que pédantesque de dédaigner le plaisir +purement sensuel que nous trouvons à certains effets de mélodie, +d'harmonie, de rhythme ou d'instrumentation, indépendamment de tous +leurs rapports avec la peinture des sentiments et des passions du +drame. Et de plus, voulût-on même priver l'auditeur de cette source de +jouissances, et ne pas lui permettre de raviver son attention en la +détournant un instant du sujet principal, il y aurait encore à citer bon +nombre de cas, où le compositeur est appelé à soutenir seul le poids de +l'intérêt scénique. Dans les danses de caractère, par exemple, dans les +pantomimes, dans les marches, dans tous les morceaux enfin dont la +musique instrumentale fait seule les frais, et qui, par conséquent, +n'ont pas de paroles, que devient alors l'importance du poète?... La +musique doit bien là contenir forcément à la fois le dessin et le +coloris. Non, on ne saurait méconnaître l'erreur de Gluck sur ce point, +erreur qu'on concevrait à peine, si l'on ne savait qu'à l'époque où il +écrivit, beaucoup de gens encore, comme au siècle de Louis XIV, + + «Allaient voir l'Opéra seulement pour les vers.» + +Cette opinion ne pouvait manquer d'exercer une fâcheuse influence sur le +génie puissant qui l'adopta sans en calculer les conséquences. Elle +cache un piége dangereux dont il ne sut pas toujours se garantir. Aucun +musicien n'a été plus que lui doué d'un charme pénétrant, d'une +simplicité noble et gracieuse dans la mélodie; on n'a pas surpassé +l'élégance de plusieurs de ses chants, la fraîcheur de ses chÅ“urs et la +charmante _desinvoltura_ de ses airs de danse; il serait fastidieux de +le prouver par des citations. La joie de ses femmes est d'une pudeur +ravissante, et leur douleur, dans ses plus violents paroxismes, conserve +encore la beauté des formes antiques; quoi qu'en ait dit le marquis de +Caracioli, ce mauvais diseur de bons mots, ce dilettante poudré du +siècle dernier, qui jugeait la musique absolument comme le font +aujourd'hui les adorateurs parfumés des Dive à la mode, l'Alceste et les +deux Iphigénie sont toujours, même dans les larmes, belles comme la +Niobé. + +Eh bien! il est arrivé fréquemment à Gluck de se laisser préoccuper +tellement de la recherche de l'expression, qu'il oubliait la mélodie. +Dans quelques-uns de ses airs, après l'exposition du thème, le chant +tourne au récitatif mesuré; c'est un bon récitatif, je suis loin d'en +disconvenir; mais enfin, par le peu d'intérêt mélodique comme par le +style de la partie vocale, il semble alors que l'air soit interrompu +jusqu'à la rentrée du motif. Gluck ne voyait probablement pas là un +défaut; il déclare au contraire formellement, dans la préface que nous +commentons, qu'il a cherché à éviter une disparate trop tranchante entre +les récitatifs et les airs. Aucun de ses disciples, Salieri excepté, n'a +cru devoir adopter cette règle; il est certain que son application a +répandu sur plusieurs parties des Å“uvres du grand tragique une teinte +uniforme et monotone qui accable l'attention la plus robuste, fatigue +inutilement le système nerveux de l'auditeur, émousse à la longue sa +sensibilité, et a plus fait contre Gluck que les pointes et les +pamphlets des Caracioli, Marmontel et autres bouffons. La musique ne vit +que de contrastes, rien n'est plus évident; tous les efforts de l'art +moderne tendent à en produire de nouveaux: non que je veuille proposer +pour modèles certains effets d'orchestre d'une école célèbre dont la +brusque violence vient surprendre l'auditeur, à peu près comme pourrait +le faire un coup de pistolet tiré à l'improviste à son oreille; de +pareils contrastes, qui arrachent des cris d'effroi aux personnes +nerveuses, pourraient être regardés comme des farces d'écoliers, s'ils +n'étaient de véritables actes d'une brutalité absurde. Mais il est bien +reconnu, aujourd'hui, qu'une variété sagement ordonnée est l'ame de la +musique; c'est à donner au compositeur tous les moyens d'obtenir cette +variété précieuse que consiste le principal talent des habiles faiseurs +de libretti. Il n'ont garde de placer près l'un de l'autre deux morceaux +du même caractère; ils évitent autant que possible de faire succéder un +air à un autre air, un duo à un duo, un chÅ“ur à un chÅ“ur. Ainsi dans +l'ancienne coupe symphonique, un allegro moderato était suivi d'un +andante à deux-quatre ou à six-huit; à l'andante succédait le menuet, +allegretto à trois temps; à celui-ci le final à deux temps très animé; +et c'était très bien vu. + +Chercher à effacer la différence qui sépare, dans un opéra, le récitatif +du chant, c'est donc vouloir, en dépit de la raison et de l'expérience, +se priver, sans compensation réelle, d'une source de variété qui découle +de la nature même de ce genre de composition. Mozart fut si loin de +partager à cet égard l'opinion de Gluck, que, pour rendre la ligne de +démarcation encore plus tranchée, il voulut que le récitatif de _don +Juan_ fût accompagné au piano, en exceptant toutefois le récitatif +obligé, où la force des situations rend indispensable la présence de +l'orchestre. Dans une vaste salle comme celle du grand Opéra de Paris, +l'effet du piano est si mesquin et si maigre, que ce mode +d'accompagnement a été complètement abandonné. Il peut paraître +préférable, cependant, à celui que Gluck a constamment mis en usage dans +le même cas, et qui consiste en accords à quatre parties, tenus sans +interruption par la masse entière des instruments à cordes, pendant +toute la durée du dialogue musical. Cette harmonie stagnante produit sur +les organes, un effet de torpeur et d'engourdissement irrésistible, et +finit par plonger l'auditeur dans une lourde somnolence qui le rend +complètement indifférent aux plus rares efforts du compositeur pour +l'émouvoir. Il était vraiment impossible de trouver quelque chose de +plus antipathique à des Français, que ce long et obstiné bourdonnement; +il ne faut donc pas s'étonner qu'il soit arrivé au plus grand nombre +d'entre eux d'éprouver aux représentations de Gluck autant d'ennui que +d'admiration. Ce qui doit surprendre, c'est que le génie puisse s'abuser +ainsi sur l'importance des accessoires, au point de se servir de moyens +qu'un instant de réflexion lui ferait rejeter comme insuffisants ou +dangereux, et dans lesquels réside la cause obscure des mécomptes +cruels, que ses productions les plus magnifiques lui font trop souvent +essuyer. + +Si l'on excepte quelques-unes de ces brillantes sonates d'orchestre, où +le génie de Rossini se joue avec tant de grâce, il est certain que la +plupart des compilations instrumentales, honorées par les Italiens du +nom d'ouvertures, sont de grotesques non sens. Mais combien ne +devaient-elles pas être plus plaisantes, il y a soixante ans, quand +Gluck lui-même, entraîné par l'exemple, ne craignait pas de laisser +tomber de sa plume l'incroyable niaiserie intitulée _ouverture +d'Orphée_! Ce ne fut qu'après bien des réflexions et bien des entretiens +avec son poète Calsabigi, l'homme du monde le mieux fait pour le +comprendre, qu'il reconnut enfin que l'ouverture devait être un morceau +important dans un opéra, se rattacher à l'action et en désigner le +caractère. De là le changement radical qu'on remarque dans sa manière, à +dater de l'ouverture d'_Alceste_; de là les belles compositions +instrumentales dont il fit précéder ses deux _Iphigénie_; de là +l'impulsion qui produisit plus tard tant de chefs-d'Å“uvre symphoniques, +qui, malgré la chute ou l'oubli profond des opéras pour lesquels ils +furent écrits, sont restés debout, péristyles superbes de temples +écroulés. Mais, ici encore, en outrant une idée juste, Gluck est sorti +du vrai; non pas cette fois pour restreindre le pouvoir de la musique, +mais pour lui en attribuer un, au contraire, qu'elle ne possédera +jamais: c'est quand il dit que l'ouverture doit indiquer le sujet de la +pièce. L'expression musicale ne saurait aller jusque là ; elle reproduira +bien la joie, la douleur, la gravité, l'enjouement et des nuances même +fort délicates de chacun des nombreux caractères qui constituent son +riche domaine; elle établira une différence saillante entre la joie d'un +peuple pasteur et celle d'une nation guerrière, entre la douleur d'une +reine et le chagrin d'une simple villageoise, entre une méditation +sérieuse et calme et les ardentes rêveries qui précèdent l'éclat des +passions. Empruntant ensuite aux différents peuples, et même aux +individualités sociales, le style musical qui leur est propre, il est +bien évident, quoi qu'en aient dit certains critiques, dont je reconnais +d'ailleurs le mérite, qu'elle pourra distinguer le chant d'un montagnard +de celui d'un habitant des plaines, la sérénade d'un brigand des +Abbruzzes de celle d'un chasseur écossais ou tyrolien, la marche +nocturne de pèlerins aux habitudes mystiques, de celle d'une troupe de +marchands de bÅ“ufs revenant de la foire; elle pourra aller jusqu'à +représenter l'extrême brutalité, la trivialité, le grotesque, par +opposition avec la pureté angélique, la noblesse et la candeur. Mais si +elle veut sortir de ce cercle immense, la musique devra, de toute +nécessité, avoir recours à la parole chantée, récitée ou lue, pour +combler les lacunes qu'elle laisse dans une Å“uvre dont le plan s'adresse +en même temps à l'esprit et à l'imagination. Ainsi, l'ouverture +d'_Alceste_ annoncera des scènes de désolation et de tendresse, mais +elle ne saurait dire ni l'objet de cette tendresse, ni les causes de +cette désolation; elle n'apprendra jamais au spectateur, que l'époux +d'Alceste est un roi de Thessalie, condamné par les dieux à perdre la +vie, si quelqu'autre au trépas ne se dévoue pour lui; c'est là cependant +_le sujet de la pièce_. Peut-être s'étonnera-t-on de trouver l'auteur de +cet écrit imbu de tels principes, grâce à certaines gens qui ont feint +de le croire, dans ses opinions sur la puissance expressive de la +musique, aussi loin au-delà du vrai qu'ils le sont en deçà , et lui ont, +en conséquence, prêté généreusement leur part entière de ridicule. Ceci +soit dit, sans rancune, en passant. + +La troisième proposition que je me suis permis de souligner dans la +préface de Gluck, et dans laquelle il déclare n'attacher aucun prix à la +découverte d'une nouveauté, me paraît également d'une justification +difficile. On avait déjà barbouillé furieusement de papier réglé en +1749, et une découverte musicale quelconque, ne fût-elle +qu'indirectement liée à l'expression scénique, ne devait pas paraître à +dédaigner. + +Pour toutes les autres, je crois qu'on ne saurait les combattre avec +chance de succès, voire même la dernière qui annonce une indifférence +pour les règles, que bien des professeurs trouveraient blasphématoire et +impie. Heureusement, ces messieurs n'ont jamais lu la préface +d'_Alceste_; ils ne savent peut-être pas même qu'elle existe, sans quoi +la gloire de Gluck courrait un terrible danger. + + + + +LES DEUX ALCESTE DE GLUCK. + + +_Alceste_ fut d'abord écrite en langue italienne; je crois l'avoir déjà +dit. Plusieurs années après sa publication, elle fut traduite et +modifiée pour la scène française. Le bailli Du Rollet, le grand +arrangeur de l'époque, chargé de déranger l'ordonnance du drame de +Calsabigi, ne manqua pas d'accommoder la musique de Gluck suivant les +exigences de _sa poésie_. Bien que ce travail ait été fait sous les yeux +du compositeur, il en est résulté cependant, en certains endroits, de +notables dommages pour la partition; en d'autres, il a nécessité des +morceaux qui n'existaient pas dans l'opéra italien, et qui remplacent, +sans toujours les faire oublier, ceux dont le nouveau plan dramatique +amenait la suppression. L'idée de la pièce de Calsabigi, aussi simple +que raisonnable, n'exigeait en aucune façon les bouleversements que +l'arrangeur français a cru devoir lui faire subir, et qui n'ont pu +parvenir cependant à en pallier le défaut capital, la monotonie.--Admète, +roi de Phères, en Thessalie, et époux d'Alceste, étant sur le point de +mourir, Apollon qui, pendant son exil du ciel avait reçu de lui +l'hospitalité, obtient des Parques qu'il vivra, si quelqu'un se présente +pour mourir à sa place. Alceste se dévoue et meurt. Mais Apollon, ému à +la fois de reconnaissance et de pitié, arrache Alceste à la mort. + +Dans la tragédie d'_Euripide_, d'où l'opéra italien est tiré, c'est +Hercule qui, en passant à Phères, et témoin de la douleur du roi, lui +ramène des portes des enfers sa magnanime épouse. Le bailli Du Rollet a +cru faire un coup de maître en rétablissant l'idée première du poète +grec que Calsabigi avait repoussée comme inutile et n'étant plus dans +nos mÅ“urs. Ce dénouement, en effet, a le défaut de nécessiter une double +intervention des Dieux, puisque, dans le premier acte, Apollon déjà +obtient des Parques que le roi puisse être sauvé par la mort volontaire +d'un autre. Il était donc naturel et conséquent d'attribuer à la +reconnaissance de ce Dieu le prodige qui rend Alceste à la vie. En +outre, Hercule chassant à grands coups de massue les ombres et les +divinités infernales dont Alceste est entourée, pouvait se tolérer sur +les théâtres antiques, grâce à l'éloignement des acteurs et aux +croyances religieuses des spectateurs; pour nous une pareille scène est +parfaitement ridicule. Il est probable que Gluck était de cet avis; +jamais il ne voulut consentir à donner une importance musicale à ce +nouveau rôle qu'on lui imposait. Le fait est constaté, mais ne le fût-il +pas, la trivialité d'une partie de l'air intercallé pour le vaillant +Alcide au troisième acte suffirait pour le prouver[34]. Du Rollet, en +même temps qu'il introduisait un nouveau personnage, en supprimait trois +autres, assez inutiles, à la vérité. Ce sont les deux enfants d'Alceste +(ils figurent bien encore aujourd'hui dans l'opéra, mais ils n'y +chantent pas), et sa confidente Ismène. + +La comparaison des deux partitions et l'examen des altérations que le +texte musical primitif a subies, en passant dans la langue française, +nous ont semblé pouvoir être le sujet d'études intéressantes pour les +artistes, comme pour les amateurs auxquels, malgré les progrès +incontestables de plusieurs branches de l'art, les Å“uvres du père de la +tragédie lyrique sont restées chères et vénérables. + +L'ouverture ne produirait probablement aucun effet aujourd'hui. Elle +contient une foule d'accents pathétiques et touchants, mais, en général, +la couleur sombre y domine trop, et l'instrumentation ne peut que nous +paraître sourde et flasque, bien qu'elle soit plus chargée que les +autres compositions instrumentales de Gluck. Les trombones y figurent +dès le commencement; les trompettes, les clarinettes et les timbales +seules, en sont exclues. Il est bon de dire, à ce sujet, que par une +singularité dont nous ne connaissons aucun autre exemple, il n'y a pas +une note de timbales durant tout le cours de l'opéra. Dans la partition +française, l'auteur a ajouté des clarinettes _à l'unisson des hautbois_, +ne faisant ainsi que renforcer le son de cet instrument, de manière à +détruire toute proportion entre cette partie ainsi doublée et celle des +flûtes, et sans tirer aucun parti spécial, pour les chants, l'harmonie, +ou l'expression, de la plus pure de toutes les voix de l'orchestre. +Cette disposition défectueuse indique une négligence que nous aurons +plus d'une fois occasion de reprocher à l'auteur. + +La principale cause du peu d'éclat de l'orchestre de Gluck en général, +tient à l'emploi constant des instruments aigus dans le médium; défaut +rendu plus sensible par l'excessive rudesse des basses écrites +fréquemment dans le haut et dominant, par conséquent, outre mesure le +reste de la masse harmonique. Je crois qu'on pourrait trouver aisément +la raison de ce système, qui ne fut pas, du reste, exclusivement le +partage de Gluck, dans la faiblesse des exécutants de ce temps-là ; +faiblesse telle, que l'_ut_ au dessus des portées faisait trembler les +violons, le sol aigu les flûtes et le _ré_ les hautbois. D'un autre côté +les violoncelles paraissant (comme aujourd'hui encore en Italie) un +instrument de luxe dont on tâchait de se passer, les contre-basses +demeuraient chargées presque exclusivement de la partie grave; de sorte +que si le compositeur avait besoin de serrer son harmonie, il devait +nécessairement, vu l'impossibilité de faire assez entendre les +violoncelles, et l'extrême gravité du son des contre-basses, écrire +cette partie très haut afin de la rapprocher davantage des violons. +Depuis lors, on a senti en France et en Allemagne l'absurdité de cet +usage, les violoncelles ont été introduits dans l'orchestre, en nombre +supérieur à celui des contre-basses; d'où il suit que les basses de +Gluck se trouvent aujourd'hui placées dans des circonstances +essentiellement différentes de celles qui existaient de son temps et +qu'il ne faut pas lui reprocher l'exubérance qu'elles ont acquises +malgré lui aux dépens du reste de l'orchestre. + +A cette époque, la clarinette était peu cultivée en Italie; ce bel +instrument, si fécond en ressources, paraît nous être venu, avec +beaucoup d'autres, de l'Allemagne. Les trompettes devaient également +être fort mauvaises si l'on en juge par celles qu'on entend encore +aujourd'hui dans les premiers théâtres italiens. La plupart des +exécutants ne sauraient même faire sortir tous les sons qui composent +leur échelle déjà si bornée; ils soutiennent, par exemple, que le _si +bémol_ du milieu n'existe pas; en conséquence, quand on a le malheur +d'écrire pour eux, il est inutile d'employer cette note, ces messieurs +ne chercheront pas même à l'exécuter, et se moqueront de vous si vous +leur dites qu'il n'y a pas de trompette en France, en Allemagne ou en +Angleterre, qui ne donne le _si bémol_ avec la plus grande facilité. Il +est donc extrêmement probable que si Gluck avait eu à sa disposition les +magnifiques orchestres qu'on possède actuellement en cinq ou six +endroits de l'Europe, tels que le Conservatoire et le grand Opéra de +Paris, la société Philharmonique de Londres, l'Opéra de Vienne, de +Berlin, de Dresde et de Munich, son instrumentation serait fort +différente. Aussi ne la jugerons-nous jamais sans tenir compte de l'état +d'enfance où languissait alors cette partie de l'art. + +L'ouverture d'_Alceste_, ainsi que celles d'_Iphigénie_ et de _Don +Giovianni_, ne finit pas complètement avant le lever de toile; elle se +lie au premier morceau de l'Opéra par un enchaînement harmonique au +moyen duquel la cadence se trouve suspendue indéfiniment. Je ne vois +pas trop, malgré l'emploi qu'en ont fait Gluck et Mozart, quel peut être +l'avantage de cette forme inachevée pour les ouvertures. L'auditeur, +désappointé de se voir privé de la conclusion du drame instrumental, en +éprouve un moment de malaise aussi fatal à ce qui précède qu'à ce qui +suit; l'opéra n'y gagne rien et l'ouverture y perd beaucoup. Aussi, +cette coupe systématique ne s'est-elle plus reproduite nulle part, si ce +n'est dans quelques fragments qu'on ne saurait considérer comme de +véritables ouvertures et dont la sublime introduction de +_Robert-le-Diable_ sera éternellement le modèle. + +Au lever de la toile, le chÅ“ur entrant sur l'accord de septième +diminuée, _sol dièze_, _si_, _ré_, _fa_, qui rompt la cadence harmonique +de l'orchestre, s'écrie: «Dieux, rendez-nous notre roi, notre père!» +Cette exclamation nous fournit dès la première mesure le sujet d'une +observation applicable au tissu vocal de tous les autres chÅ“urs de +Gluck. + +On sait que la classification naturelle de la voix humaine est celle-ci: +_soprano_ et _contralto_ pour les femmes; _ténor_ et _basse_ pour les +hommes; les voix féminines se trouvant à l'octave supérieure des voix +masculines, et dans le même rapport, le _contralto_ dont le timbre est +d'une quinte plus bas que le _soprano_, est donc à celui-ci exactement +comme la _basse_ est au _ténor_. Les anciens compositeurs français, soit +à cause de la rareté des _contralti_, soit pour tout autre motif, ayant +au contraire divisé les voix d'hommes en trois classes, et réduit les +voix de femmes aux _soprani_ seulement, remplaçaient le _contralto_ par +cette voix criarde, forcée et toute française qu'ils appelaient +haute-contre, et qui n'est à tout prendre qu'un premier _ténor_. Gluck, +en arrivant à Paris, se vit forcé d'abandonner l'excellente disposition +chorale adoptée en Italie et en Allemagne, pour se conformer à l'usage +déraisonnable et ridicule de l'opéra français. Il eut soin de n'employer +la haute-contre que comme une voix bâtarde, n'ayant au plus qu'une +octave d'étendue, incapable de monter comme le _contralto_ ou de +descendre comme le _ténor_, et destinée à compléter l'harmonie en se +tenant constamment dans les six notes hautes _ré_, _mi_, _fa_, _sol_, +_la_, _si_. Mais pour son Alceste italienne, écrite dans un tout autre +système, il fallut mutiler en maint endroit les parties de _contralto_, +et les renverser souvent à l'octave inférieure pour pouvoir conserver +les chÅ“urs et les faire exécuter en France. Toutefois, ces renversements +au grave ne pouvant manquer d'occasionner plus ou moins de désordre dans +l'harmonie, on conçoit qu'il ne les ait employés que lorsque la trop +grande élévation de la partie de _contralto_ l'y forçait absolument. Il +a dû laisser, au contraire, tous les _la_, _si bémols_ et _si +naturels_, qui ne pouvaient manquer d'abonder comme notes mitoyennes du +contralto et constituaient alors une partie de haute-contre presque +toujours écrite dans les trois sons les plus élevés de son échelle. + +Le premier récitatif du héraut: _Popoli che dolenti_ (Peuple, +écoutez)[35], ne me semble pas d'une bien grande originalité; le mode +d'accompagnement en accords soutenus à quatre parties par tous les +instruments à cordes, dont nous avons signalé les inconvénients dans un +précédent article, est mis en usage ici, d'autant plus mal à propos que +les desseins d'orchestre de l'ouverture sont peu saillants, et que les +deux chÅ“urs suivants sont également accompagnés en harmonie plaquée note +contre note, ce qui, en raison de la lenteur de mouvement de ces deux +morceaux, leur donne une fâcheuse ressemblance avec le récitatif, et +répand sur toute la première scène une grande monotonie. + +Le premier chÅ“ur _Ah! di questo afflitto regno!_ (O dieux! +qu'allons-nous devenir?) a gagné à sa seconde édition; l'_andante_ est +beaucoup trop développé en italien, et doit paraître d'autant plus +traînant qu'il se répète plusieurs fois; au contraire, l'_allegro_ qui +le termine, est incomparablement mieux écrit pour les voix dans +l'original que dans la traduction. Au lieu de l'entrée nasillarde des +hautes-contre sur le vers: «Non, jamais le courroux céleste,» ce sont +les _soprani_ qui attaquent le thême (à l'octave supérieure par +conséquent) avec les mots: _Ah! per noi del ciel lo sdegno_. Cette +_coda_ agitée est d'un bel effet, mais assez difficile, à cause de la +rapidité du débit des paroles, et d'une foule de _grupetti_, dont les +notes vocalisées de deux en deux, d'après une habitude favorite de +Gluck, présenteraient l'ensemble le plus disgracieux, si une exécution +nette et agile n'en faisait disparaître la défectuosité. Le chÅ“ur +dialogué de droite à gauche: _Misera Admeto!_ (O malheureux Admète!) a +l'inconvénient d'être absolument de la même couleur, du même style +rhythmique, et aussi dépourvu de dessins intéressants, que l'_andante_ +qui forme la première partie du précédent. A la réunion des deux masses +vocales sur les paroles: _Di duol, di lagrime et di pietà _, les trois +voix inférieures étaient doublées par des trombones qui ont été +supprimés dans l'opéra français. + +Mais nous voici à l'entrée d'Alceste. Son récitatif _Popoli di +Tessaglia_ est un des exemples clair-semés que présentent les partitions +italiennes de Gluck, du dialogue accompagné d'une simple basse, à +laquelle probablement se joignaient les accords du _cembalo_ +(clavecin); système dont on ne trouve pas de trace dans ses opéras +français. Ce récitatif me semble peu remarquable. Le monologue français +qui le remplace, _Sujets du roi le plus aimé_, est au contraire d'une +profonde expression, l'ame tout entière de la jeune reine s'y dévoile en +quelques mesures. L'air sublime _Io non chiedo eterni dei_, (Grands +dieux! du destin qui m'accable), présente pour la diction des paroles, +l'enchaînement des phrases mélodiques et l'art de ménager la force des +accents jusqu'à l'explosion finale, des difficultés énormes, dont les +jeunes cantatrices ne se doutent pas, mais qu'elles devront méditer et +travailler avec soin si jamais elles abordent ce rôle si éloigné de +leurs habitudes musicales. La troisième scène s'ouvre dans le temple +d'Apollon. Entrent le grand-prêtre, les sacrificateurs avec les +encensoirs et les instruments du sacrifice, ensuite Alceste conduisant +ses enfants, les courtisans, le peuple. Ici Gluck a fait de la couleur +locale s'il en fut jamais, c'est la Grèce antique qu'il nous révèle dans +toute sa majestueuse et belle simplicité. Ecoutez ce morceau +instrumental (_Aria di pantomimo_) sur lequel entre le cortége; entendez +(si les parleurs impitoyables de l'Opéra vous le permettent) cette +mélodie douce, voilée, calme, résignée, cette pure harmonie, ce rhythme +à peine sensible des basses, dont les mouvements onduleux se dérobent +sous l'orchestre, comme les pieds des prêtresses sous leurs blanches +tuniques; prêtez l'oreille à la voix insolite de ces flûtes dans le +grave[36], à ces enlacements des deux parties de violons dialoguant le +chant, et dites s'il y a en musique quelque chose de plus beau, dans le +sens antique du mot, que cette marche religieuse. La cérémonie commence +par une prière dont le grand-prêtre seul a prononcé d'un ton solennel +les premiers mots: _Dilegua il nero turbine_ (Dieu puissant écarte du +trône), entrecoupés de trois larges accords d'ut pris à demi voix, puis +enflé jusqu'au _fortissimo_, par les instruments de cuivre. Rien de plus +imposant que ce dialogue entre la voix du pontife et cette harmonie +pompeuse des _trompettes sacrées_. Le chÅ“ur, après un court silence, +reprend les mêmes paroles dans un morceau assez animé à six-huit dont la +forme et la mélodie frappent d'étonnement par leur étrangeté. On +s'attend, en effet, à ce qu'une prière soit d'un mouvement lent et dans +une mesure tout autre que la mesure à six-huit. Pourquoi celle-ci, sans +perdre de sa gravité, joint-elle à une espèce d'agitation tragique un +rhythme fortement marqué et une instrumentation éclatante? Je penche +fort à croire que, les cérémonies religieuses de l'antiquité étant +toujours accompagnées de certaines saltations ou danses symboliques, +Gluck, préoccupé de cette idée, a voulu donner à sa musique un caractère +en rapport avec cet usage. L'harmonieux ensemble qui résulte, à la +représentation, des voix du chÅ“ur chantant et des mouvements du chÅ“ur +agissant processionnellement autour de l'autel, prouve que, malgré +l'ignorance probable où sont les plus habiles chorégraphes sur le +véritable rituel des anciens sacrifices, son instinct poétique n'a pas +abusé le compositeur en le guidant dans cette voie. + +Le récitatif obligé du grand-prêtre: _I tuoi prieghi ô regina_ (Apollon +est sensible à nos gémissements), me semble la plus magnifique +application de cette partie du système de l'auteur, qui consiste à +n'employer les masses instrumentales qu'en proportion du _degré +d'intérêt ou de passion_. Ici les instruments à cordes débutent seuls, +par un unisson dont le dessin se reproduit jusqu'à la fin de la scène +avec une énergie croissante. Au moment où l'exaltation prophétique du +prêtre commence à se manifester (_Tout m'annonce du Dieu la présence +suprême_,) les seconds violons et altos entament un _tremulando_ arpégé, +sur lequel tombe, de temps en temps, un coup violent des basses et +premiers violons. + +Les flûtes, les hautbois et les clarinettes n'entrent que successivement +dans les intervalles des interjections du pontife inspiré; les cors et +les trombones se taisent toujours; mais à ces mots: «Le saint trépied +s'agite, tout se remplit d'un juste effroi,» la masse de cuivre vomit sa +bordée si longtemps contenue, les flûtes et les hautbois font entendre +leurs cris féminins, le frémissement des violons redouble, la marche +terrible des basses ébranle tout l'orchestre. _Ribomba il Tempio_ (il va +parler....), puis un silence subit: + + Saisi de crainte... et de respect,... + Peuple, observe un profond silence. + Reine, dépose à son aspect + Le vain orgueil de la puissance, + Tremble! + +Ce dernier mot, prononcé dans le français sur une seule note soutenue, +pendant que le prêtre promenant sur Alceste un regard égaré, lui indique +du doigt le degré inférieur de l'autel où elle doit incliner son front +royal, couronne d'une manière sublime cette scène extraordinaire. C'est +prodigieux, c'est de la musique de géant, dont jamais avant Gluck on +n'avait soupçonné l'existence! + +Nous voici parvenus à le scène de l'oracle qui succède au récitatif du +grand-prêtre, après un silence général: _Il re morra, s'altri per lui +non more_ (Le roi doit mourir aujourd'hui, si quelque autre au trépas +ne se livre pour lui). Cette phrase, dite presque en entier sur une +seule note, et les sombres accords de trombones qui l'accompagnent ont +été imités ou plutôt copiés par Mozart, dans _Don Giovanni_, pour les +quelques mots que prononce la statue du commandeur dans le cimetière. Le +chÅ“ur qui suit est d'un beau caractère, c'est bien la stupeur et la +consternation d'un peuple dont l'amour pour son roi ne va pas jusqu'à se +dévouer pour lui. L'auteur a supprimé dans l'opéra français un second +chÅ“ur de basses placé derrière la scène, murmurant à demi-voix: +_Fuggiamo! fuggiamo!_ pendant que le premier chÅ“ur, tout entier à son +étonnement, répète sans songer à fuir: _Che annunzio funesto!_ (quel +oracle funeste!) A la place de ce deuxième chÅ“ur, il a fait parler le +grand-prêtre d'une manière tout-à -fait naturelle et dramatique. Nous +indiquerons à ce sujet une tradition importante dont l'oubli +affaiblirait énormément l'effet de la péroraison de cette imposante +scène. Voici en quoi elle consiste. A la fin du _largo_ à trois temps +qui précède la _coda_ agitée: _Fuggiamo di questo soggiorno_ (Fuyons, +nul espoir ne nous reste), la partie du grand-prêtre indique dans la +partition ces mots: (Votre roi va mourir), sur les six notes _ut ut ré +ré ré fa_, dans le _medium_ et commencées sur l'avant-dernier accord du +chÅ“ur. A l'exécution, au contraire, le grand-prêtre attend que le chÅ“ur +ne se fasse plus entendre, et au milieu de ce silence de mort, il lance +_à l'octave supérieure_ son: «Votre roi va mourir», comme le cri +d'alarme qui donne à cette foule épouvantée le signal de la fuite. Tous +alors de se disperser en tumulte, abandonnant Alceste évanouie au pied +de l'autel. Rousseau a reproché à cet _allegro agitato_, d'exprimer +aussi bien le désordre de la joie que celui de la terreur; on peut +répondre à cette critique que Gluck se trouvait là , placé sur la limite +ou sur le point de contact des deux passions, et qu'il lui était en +conséquence à peu près impossible de ne pas encourir un pareil reproche. +Et la preuve, c'est que dans les vociférations d'une multitude qui se +précipite d'un lieu à un autre, l'auditeur placé à distance ne saurait, +sans en être prévenu, découvrir si le sentiment qui l'agite est celui de +la frayeur ou d'une folle gaîté. Pour rendre plus complètement ma +pensée, je dirai: Un compositeur peut bien écrire un chÅ“ur dont +l'intention joyeuse ne saurait en aucun cas être méconnue, mais +l'inverse n'a pas lieu, et les agitations d'un grand nombre d'hommes, +traduites musicalement, quand elles n'ont pas pour objet la haine ou la +vengeance, se rapprocheront toujours beaucoup, au moins pour le +mouvement et le rhythme, du mouvement et des formes rhythmiques de la +joie tumultueuse. On pourrait trouver à ce chÅ“ur un défaut plus réel, +celui de manquer de développements. Il est trop court, et son laconisme +nuit, non-seulement à l'effet musical, mais à l'action scénique, puisque +sur les dix-huit mesures qui le composent, il est fort difficile aux +choristes de trouver le temps de quitter le théâtre sans sacrifier +entièrement la dernière moitié du morceau. + +La reine, demeurée seule dans le temple, exprime son anxiété par un de +ces récitatifs comme Gluck seul en a jamais su faire; ce monologue est +déjà beau en italien, en français il est sublime. Je ne crois pas qu'on +puisse rien trouver de comparable pour la vérité et la forme de +l'expression, à la musique (car un tel récitatif en est une aussi +admirable que les plus beaux airs) des paroles suivantes: + + Il n'est plus pour moi d'espérance! + Tout fuit.... tout m'abandonne à mon funeste sort; + De l'amitié, de la reconnaissance + J'espèrerais en vain un si pénible effort. + Ah! l'amour seul en est capable! + Cher époux, tu vivras, tu me devras le jour; + Ce jour dont te privait la Parque impitoyable + Te sera rendu par l'amour. + +Au quatrième vers, l'orchestre commence un crescendo, image musicale de +la grande idée de dévouement qui vient de poindre dans l'ame d'Alceste, +l'exalte, l'embrase, et aboutit à cet éclat d'orgueil et +d'enthousiasme: «Ah! l'amour seul en est capable»; après quoi le débit +devient précipité, la phrase court avec tant d'ardeur que l'orchestre, +renonçant à la suivre, s'arrête haletant, et ne reparaît qu'à la fin +pour s'épanouir en accords pleins de tendresse sous le dernier vers. +Tout cela appartient en propre à l'opéra français, aussi bien que l'air +célèbre, _Non, ce n'est point un sacrifice_. Dans ce morceau qui est à +la fois un air et un récitatif, la connaissance la plus complète des +traditions et du style de l'auteur peut seule guider le chef d'orchestre +et la cantatrice; les changements de mouvements y sont fréquents, et +quelques-uns ne sont pas marqués dans la partition. Ainsi, après le +dernier point d'orgue, Alceste en disant: «Mes chers fils, je ne vous +verrai plus», doit ralentir la mesure de plus du double, de manière à +donner aux _noires_ une valeur égale à celle des _blanches pointées_ du +mouvement précédent. Un autre passage, le plus saisissant sans +contredit, deviendrait tout-à -fait un non sens, si le mouvement n'était +ménagé avec une extrême délicatesse. C'est à la seconde apparition du +motif: _Non, ce n'est point un sacrifice! Eh! pourrai-je vivre sans toi, +sans toi, cher Admète?_ + +Cette fois, au moment d'achever sa phrase, Alceste, frappée d'une idée +désolante, s'arrête tout-à -coup à «sans toi...» Un souvenir est venu +étreindre son cÅ“ur de mère et briser l'élan héroïque qui l'entraînait à +la mort.... Deux hautbois élèvent leurs voix gémissantes dans le court +intervalle de silence que laisse l'interruption soudaine du chant et de +l'orchestre; aussitôt Alceste: _O mes enfants! ô regrets superflus!_ +elle pense à ses fils, elle croit les entendre; égarée et tremblante +elle les cherche autour d'elle, répondant aux plaintes entrecoupées de +l'orchestre, par une plainte folle, convulsive, qui tient autant du +délire que de la douleur, et rend incomparablement plus frappant +l'effort de la malheureuse pour résister à ces voix chéries, et répéter +une dernière fois, avec l'accent d'une résolution inébranlable: «Non, ce +n'est point un sacrifice.» En vérité, quand la musique est parvenue à ce +degré d'élévation poétique, il faut plaindre les exécutants chargés de +rendre la pensée du compositeur; le talent ne suffit plus pour cette +tâche écrasante; il faut à toute force du génie. + +Beaucoup de _prime donne_ italiennes, françaises ou allemandes, se sont +fait, à juste titre, une réputation de virtuoses habiles en chantant les +plus célèbres compositions de l'art moderne, et ne pourraient, sans se +couvrir de ridicule, toucher au répertoire du vieux Gluck, comme à +certaines parties de celui de Mozart. On compte plusieurs Ninettes, +Rosines et Sémiramis supportables; de combien de Donne Anne et +d'Alcestes pourrait-on en dire autant. + +Le récitatif _Arbitres du sort des humains_, dans lequel Alceste, +agenouillée au pied de la statue d'Apollon, prononce son terrible vÅ“u, +manque également dans la partition italienne; il offre cela de +particulier dans son instrumentation, que la voix est presque +constamment suivie à l'unisson et à l'octave par six instruments à vent, +deux hautbois, deux clarinettes et deux cors, sur le _tremolo_ de tous +les instruments à cordes. Ce mode d'orchestration est fort rare, je ne +crois pas qu'on l'ait tenté avant Gluck; il est ici d'un effet solennel +qui convient merveilleusement à la situation. Remarquons en même temps +le singulier enchaînement de modulations suivi par l'auteur pour lier +ensemble les deux grands airs que chante Alceste à la fin de cet acte. +Le premier est en _ré majeur_ le récitatif qui lui succède et dont je +viens de parler commençant aussi en _ré_, finit en _ut dièze_ mineur; le +solo du grand-prêtre rentrant pour dire que le vÅ“u d'Alceste est +accepté, commence en _ut dièze mineur_ et finit en _mi bémol_, et le +dernier air de la reine est en _si bémol_. Mais n'anticipons pas: le +morceau du grand-prêtre, _Déjà la mort s'apprête_, n'est autre que l'air +d'Ismène au second acte de la partition italienne, _Parto ma senti_, +avantageusement modifié. En français, l'andante est plus court, +l'allegro plus long, et une partie de basson assez intéressante, est +ajoutée à l'orchestre. Du reste, le fond de la pensée première est +presque partout conservé. Je dois encore ici indiquer une nuance très +importante dont l'indication manque à l'édition française. Dans le +dessin continu de seconds violons qui accompagne tout l'allegro, la +première moitié de chaque mesure est marquée _forte_ dans l'original, et +la seconde _piano_. Malgré l'oubli du graveur français, il est évident +que cette double nuance est d'un effet trop saillant pour qu'on puisse +la négliger, et exécuter _mezzo forte_ d'un bout à l'autre le passage en +question, ainsi que je l'ai vu faire à l'Opéra, lors de la dernière +reprise d'_Alceste_. + +J'arrive à l'air: _Ombre! larve! Compagne di morte_ (Divinités du Styx!) +Alceste est seule de nouveau; le grand-prêtre l'a quittée en lui +annonçant que les ministres du dieu des morts l'attendront au coucher du +soleil. C'en est fait; quelques heures à peine lui restent. Mais la +faible femme, la tremblante mère, ont disparu pour faire place à un être +qui, jeté hors de sa nature par le fanatisme de l'amour, est désormais +inaccessible à la crainte et va frapper sans pâlir aux portes de +l'enfer. + +Dans ce paroxisme d'enthousiasme héroïque, Alceste interpelle les dieux +du Styx pour les braver; une voix rauque et terrible lui répond; le cri +de joie des cohortes infernales, l'affreuse fanfare de la trombe +tartaréenne retentit pour la première fois aux oreilles de la jeune et +belle reine qui va mourir. Son courage n'en est point ébranlé; elle +apostrophe au contraire avec un redoublement d'énergie ces dieux avides, +dont elle méprise les menaces et dédaigne la pitié; elle a bien un +instant d'attendrissement, mais son audace renaît, ses paroles se +précipitent: _Forza ignota che in petto mi sento_ (Je sens une force +nouvelle). Sa voix s'élève graduellement, les inflexions en deviennent +de plus en plus passionnées: _Mon cÅ“ur est animé du plus noble +transport!_ et après un court silence, reprenant sa frémissante +évocation, sourde aux aboiements de Cerbère, comme à l'appel menaçant +des ombres, elle répète encore: _je n'invoquerai point votre pitié +cruelle_, avec de tels accents, que les bruits étranges de l'abîme +disparaissent vaincus par le dernier cri de cet enthousiasme mêlé +d'angoisse et d'horreur. + +Je crois que ce prodigieux morceau est la manifestation la plus complète +des facultés de Gluck, facultés qui ne se représenteront peut-être +jamais réunies au même degré chez le même individu; inspiration +entraînante, haute raison, grandeur de style, abondance de pensées, +connaissance profonde de l'art de dramatiser l'orchestre, expression +toujours juste, naturelle et pittoresque, désordre apparent qui n'est +qu'un ordre plus savant, simplicité d'harmonie et de dessins, mélodies +touchantes et, par-dessus tout, force immense qui épouvante +l'imagination capable de l'apprécier. + +Conçoit-on qu'un pareil homme se soit vu forcé de subir les ridicules +exigences du prétendu poète avec lequel il s'était malheureusement +associé? Dans l'original italien, le mot _ombre_, par lequel l'air +commence, étant placé sur deux larges notes, donne à la voix le temps de +se développer et rend la réponse des dieux infernaux, représentés par +les instruments de cuivre, beaucoup plus saillante, le chant cessant au +moment où s'élève le cri instrumental. Il en est de même du second mot +_larve_, qui, placé une tierce plus haut que le premier, appelle cet +effroyable rugissement d'orchestre, auquel je ne connais rien d'analogue +en musique dramatique. Dans la traduction française, à la place de +chacun de ces deux mots, qui étaient tout traduits en y ajoutant un _s_, +nous avons, _Divinités du Styx_, par conséquent, au lieu d'un membre de +phrase excellent pour la voix, d'un sens complet enfermé dans une +mesure, le changement produit cinq répercussions insipides de la même +note, pour les cinq syllabes _Di-vi-ni-tés du_, le mot _Styx_ étant +placé à la mesure suivante, en même temps que l'entrée des instruments à +vent qui l'écrase et empêche de l'entendre. Par là , le sens demeurant +incomplet dans la mesure où le chant est à découvert, l'orchestre a +l'air de partir trop tôt et de répondre à une interpellation inachevée. +De plus, la phrase italienne, _Compagne di morte_, sur laquelle la voix +se déploie si bien, étant supprimée en français, laisse dans la partie +vocale une lacune que rien ne saurait justifier. La belle pensée du +compositeur serait reproduite sans altération, si, au lieu des mots que +je viens de désigner, on adaptait ceux-ci: + + Ombres! larves! pâles compagnes de la mort! + +Sans doute le rimailleur n'était pas content de la structure de ce vers, +et plutôt que de manquer aux règles de l'hémistiche il a profané, gâté, +mutilé, défiguré la plus étonnante inspiration de l'art tragique. +C'était quelque chose de si important, en effet, que les vers de M. Du +Rollet!!--Le premier acte finit là , qui oserait aujourd'hui remplir une +dernière scène avec un seul personnage, et faire baisser la toile sur un +air? Celui-là seul, probablement, qui serait capable d'en écrire un +pareil, et certes il n'aurait pas à se repentir de sa témérité. Le +public est plus las qu'on ne pense du retour constant et par conséquent +toujours prévu, des mêmes effets produits aux mêmes endroits, par les +mêmes moyens; un changement ne lui déplairait pas, et peut-être bien +qu'il ne serait pas fort difficile de le faire divorcer avec la grosse +caisse, même dans un final. + +Les actes suivants de la partition d'Alceste passent pour inférieurs au +premier; ils sont d'un effet moins saisissant à la vérité, à cause de la +marche de l'action qui ne suit pas une progression croissante, et force +le compositeur d'avoir trop constamment recours aux accents de deuil et +d'effroi, ceux de tous dont se fatigue le plus aisément un auditoire +français. Mais en réalité, nous ne croyons pas que le musicien ait fait +preuve de moins de génie dans les deux derniers actes. S'il était +possible, sans tomber dans des redites fastidieuses pour le lecteur, de +faire une analyse détaillée de toutes les beautés que Gluck a répandues +à pleines mains sur le reste de son chef-d'Å“uvre, nous ne serions pas +embarrassé de le prouver. Bornons-nous à indiquer les deux airs: +_Alceste, au nom des Dieux_ et _Caron t'appelle_, comme deux modèles, +l'un de sensibilité et l'autre d'imagination. Le premier n'a subi aucune +altération en passant sur la scène française; il n'en est pas de même du +second, dont l'instrumentation a beaucoup gagné à cette épreuve. Gluck a +donné aux cors seuls à l'unisson l'appel lointain de la _conque_ de +Caron, qu'il avait, dans la pièce italienne, représentée avec +infiniment moins de bonheur par des trombones et des bassons. Le son du +cor _piano_, mystérieux et sourd, convient parfaitement à ce genre +d'effet. Gluck le rendit en même temps caverneux et étrange, en faisant +aboucher l'un contre l'autre, les pavillons des cors, de manière à ce +que les sons dussent se heurter au passage, et les deux instruments se +servir de sourdine mutuellement. L'opposition qu'on trouve toujours chez +les exécutants dès qu'il s'agit de déranger quelque chose à leurs +habitudes, a fait abandonner depuis longtemps ce moyen employé du vivant +de l'auteur; et comme la partition ne porte aucune indication à ce +sujet, il est probable que ce sera dans peu une tradition perdue. + +Parmi les fragments des derniers actes de l'_Alceste_ italienne qui ont +été supprimés dans la traduction, citons le grand récitatif mesuré: +_Ovve fuggo?.... ovve m'ascondo?....._ Bizarre, pathétique et effrayant +au plus haut degré; et l'air fort développé, mais très insignifiant +d'Evandre, dont les premières paroles m'échappent. L'Alceste française +compte plusieurs morceaux fort beaux, que Gluck a écrits à Paris +spécialement pour elle; tels que l'air sublime: _Ah! divinités +implacables!_ le chÅ“ur: _Vivez, régnez_; et le monologue d'Alceste +pendant le ballet: _Ces chants me déchirent le cÅ“ur_. + +Pour le délicieux chÅ“ur de danse: _Parez vos fronts de fleurs +nouvelles_, Gluck l'avait emprunté à sa partition d'_Helena e Paride_, +aujourd'hui tout-à -fait inconnue. + + + + +LE SUICIDE PAR ENTHOUSIASME. + + +L'enthousiasme est une passion comme l'amour. Le _fait_ que nous allons +rapporter en fournit une preuve nouvelle. En 1808, un jeune musicien +remplissait depuis trois ans, avec un dégoût évident, l'emploi de +premier violon dans un théâtre du midi de la France. L'ennui qu'il +apportait chaque soir à l'orchestre, où il s'agissait presque toujours +d'accompagner _le Tonnelier_, _le Roi et le Fermier_, _les Prétendus_ ou +quelque autre partition de la même école, l'avait fait passer dans +l'esprit de la plupart de ses camarades pour un insolent fanfaron de +goût et de science, qu'il s'imaginait, disaient-ils, avoir seul en +partage, ne faisant aucun cas de l'opinion du public dont les +applaudissements lui faisaient hausser les épaules, ni de celles des +artistes qu'il avait l'air de regarder comme des enfants. Ses rires +dédaigneux et ses mouvements d'impatience, chaque fois qu'un pont-neuf +se présentait sous son archet, lui avaient fréquemment attiré de sévères +réprimandes de la part de son chef d'orchestre, auquel il eût depuis +longtemps envoyé sa démission, si la misère, qui semble presque toujours +choisir pour ses victimes des êtres de cette nature, ne l'avait +irrévocablement cloué devant son pupitre huileux et enfumé. + +Adolphe D*** était, comme on voit, un de ces artistes prédestinés à la +souffrance qui, portant en eux-mêmes un idéal du beau, le poursuivent +sans relâche, haïssant avec fureur tout ce qui n'y ressemble pas. Gluck, +dont il avait copié les partitions pour mieux les connaître, et qu'il +savait par cÅ“ur, était son idole. Il le lisait, jouait et chantait à +toute heure. Un malheureux amateur auquel il donnait des leçons de +solfége, eut l'imprudence de lui dire un jour que ces opéras de Gluck +n'étaient que des cris et du plain-chant; D***, rougissant +d'indignation, ouvre précipitamment le tiroir de son bureau, en tire une +dizaine de cachets de leçons, dont l'amateur lui devait le prix, et les +lui jetant à la tête: «Sortez de chez moi, dit-il, je ne veux ni de +vous, ni de votre argent, et si vous osez repasser le seuil de ma porte, +je vous jette par la fenêtre.» + +On conçoit qu'avec une pareille tolérance pour le goût des élèves, D*** +ne dût pas faire fortune en donnant des leçons. _Spontini_ était alors +dans toute sa gloire. L'éclatant succès de la _Vestale_, annoncé par les +mille voix de la presse, rendait les dilettanti de chaque province +jaloux de connaître cette partition tant vantée par les Parisiens, et +les malheureux directeurs de théâtre s'évertuaient à tourner, sinon à +vaincre, les difficultés d'exécution et de mise en scène du nouvel +ouvrage. + +Le directeur de D***, ne voulant pas rester en arrière du mouvement +musical, annonça bientôt à son tour que la _Vestale_ était à l'étude. +D***, exclusif comme tous les esprits ardents auxquels une éducation +solide n'a pas appris à motiver leurs jugements, montra d'abord une +prévention défavorable à l'opéra de Spontini dont il ne connaissait pas +une note. «On prétend que c'est un style nouveau, plus mélodique que +celui de Gluck: tant pis pour l'auteur, la mélodie de Gluck me suffit; +le mieux est ennemi du bien. Je parie que c'est détestable.» + +Ce fut en pareilles dispositions qu'il arriva à l'orchestre le jour de +la première répétition générale. Comme chef de pupitre, il n'avait pas +été tenu d'assister aux répétitions partielles qui avaient précédé +celle-là , et les autres musiciens, qui, tout en admirant _Lemoine_, +trouvaient néanmoins _Spontini_ fort beau, se dirent à son arrivée: +«Voyons ce que va décider le grand Adolphe.» Celui-ci répéta sans +laisser échapper un mot, un signe d'admiration ou de blâme. Un étrange +bouleversement s'opérait en lui. Comprenant bien, dès la première scène, +qu'il s'agissait là d'une Å“uvre haute et puissante, que _Spontini_ était +un génie dont il ne pouvait méconnaître la supériorité, mais ne se +rendant pas compte cependant de ses procédés, tout nouveaux pour lui, et +qu'une mauvaise exécution de province rendait encore plus difficile à +saisir, D*** emprunta la partition, en apprit les paroles, étudia un à +un l'esprit, le caractère de chaque personnage, et se jetant ensuite +dans l'analyse de la partie musicale, suivit ainsi la route qui devait +l'amener à une connaissance véritable et complète de l'opéra entier. +Depuis lors, on observa qu'il devenait de plus en plus morose et +taciturne, éludant les questions qui lui étaient adressées, ou riant +d'un air sardonique quand il entendait ses camarades se récrier +d'admiration: «Imbéciles! pensait-il sans doute, vous êtes bien capables +de concevoir un tel ouvrage, vous qui admirez les _Prétendus_.» + +Ceux-ci ne doutaient pas, à cette expression d'ironie empreinte sur les +traits de D*** qu'il ne fût aussi sévère pour _Spontini_ qu'il l'avait +été pour _Lemoine_, et qu'il ne confondît les trois compositeurs dans la +même condamnation. Le final du second acte l'ayant ému cependant +jusqu'aux larmes, un jour que l'exécution était un peu moins exécrable +que de coutume, on ne sut plus que penser de lui. Il est fou, disaient +les uns; c'est une comédie qu'il joue, disaient les autres; et tous, +c'est un pauvre musicien. D***, immobile sur sa chaise, plongé dans une +rêverie profonde, essuyant furtivement ses yeux, ne répondait mot à +toutes ces impertinences; mais un trésor de mépris et de rage s'amassait +dans son cÅ“ur. L'impuissance de l'orchestre, celle plus évidente encore +des chÅ“urs, le défaut d'intelligence et de sensibilité des acteurs, les +broderies de la première chanteuse, les mutilations de toutes les +phrases, de toutes les mesures, les coupures insolentes, en un mot les +tortures de toute espèce qu'il voyait infliger à l'Å“uvre devenue l'objet +de sa profonde adoration et qu'il possédait comme l'auteur lui-même, lui +faisaient éprouver un supplice que je connais fort bien, mais que je ne +saurais décrire. Après le second acte, la salle entière s'étant levée un +soir en poussant des cris d'admiration, D*** sentit sa fureur le +submerger, et comme un habitué du parquet lui adressait, plein de joie, +cette question banale: + +--«Eh bien! monsieur Adolphe, que dites-vous de cela? + +--»Je dis, lui cria D*** pâle de colère, que vous et tous ceux qui se +démènent dans cette salle, êtes des sots, des ânes, des brutes, dignes +tout au plus de la musique de _Lemoine_, puisque au lieu d'assommer le +directeur, les chanteurs et les musiciens, vous prenez part, en +applaudissant, à la plus indigne profanation dont on puisse flétrir le +génie.» + +Pour cette fois, l'incartade était trop forte, et malgré le talent +d'exécution du fougueux artiste, qui en faisait un sujet précieux, +malgré la misère affreuse où l'allait réduire une destitution, le +directeur, pour venger l'injure du public, se vit forcé de la lui +envoyer. + +D***, contre l'ordinaire des caractères de sa trempe, avait des goûts +fort peu dispendieux. Quelques épargnes faites sur les appointements de +sa place et les leçons qu'il avait données jusqu'à cette époque, lui +assurant pour trois mois au moins son existence, amortirent le coup de +la destitution et la lui firent même envisager comme un événement +heureux qui pouvait exercer une influence favorable sur sa carrière +d'artiste, en le rendant à la liberté. Mais le charme principal de +cette délivrance inattendue venait d'un projet de voyage que D*** +roulait dans sa tête, depuis que le génie de Spontini lui était apparu. +Entendre la _Vestale_ à Paris, tel était le but constant de son +ambition. Le moment d'y atteindre paraissait arrivé, quand un incident, +que notre enthousiaste ne pouvait prévoir, vint y mettre obstacle. Né +avec un tempérament de feu, des passions indomptables, Adolphe cependant +était timide auprès des femmes, et à part quelques intrigues, fort peu +poétiques avec les princesses de son théâtre, l'amour furieux, dévorant, +l'amour frénésie, le seul qui pût être le véritable pour lui, n'avait +point encore ouvert de cratère dans son cÅ“ur. En rentrant un soir chez +lui, il trouva le billet suivant: + + «Monsieur, s'il vous était possible de consacrer quelques heures à + l'éducation musicale d'une élève, assez forte déjà pour ne pas + mettre votre patience à de trop rudes épreuves, je serais heureuse + que vous voulussiez bien en disposer en ma faveur. Vos talents sont + connus et appréciés, beaucoup plus peut-être que vous ne le + soupçonnez vous-même; ne soyez donc pas surpris si, à peine arrivée + dans votre ville, une parisienne s'empresse de vous confier la + direction de ses études dans le bel art que vous honorez et + comprenez si bien. + + «HORTENSE N***.» + +Le mélange de flatterie et de fatuité, le ton à la fois dégagé et +engageant de cette lettre, excitèrent la curiosité de D***, et au lieu +d'y répondre par écrit, il résolut d'aller en personne remercier la +Parisienne de sa confiance, l'assurer qu'elle ne le _surprenait_ +nullement, et lui apprendre que, sur le point de partir lui-même pour +Paris, il ne pouvait entreprendre la tâche fort agréable sans doute +qu'elle lui proposait. Ce petit discours, répété d'avance avec le ton +d'ironie qui lui convenait, expira sur les lèvres de l'artiste en +entrant dans le salon de l'étrangère. Sa grâce originale et mordante, sa +mise élégante et recherchée, ce je ne sais quoi enfin qui fascine dans +la démarche, dans tous les mouvements d'une beauté de la +Chaussée-d'Antin, produisirent tout leur effet sur Adolphe. Au lieu de +railler, il commençait à exprimer sur son prochain départ des regrets, +dont le son de sa voix et le trouble de toute sa personne décelaient la +sincérité, quand madame N***, en femme habile, l'interrompit: + +--«Vous partez, monsieur? oh! mon Dieu! j'ai été bien inspirée de ne pas +perdre de temps. Puisque c'est à Paris que vous allez, commençons nos +leçons pendant le peu de jours qui vous restent; immédiatement après la +saison des eaux, je retourne dans la capitale où je serai charmée de +vous revoir et de profiter alors plus librement de vos conseils.» +Adolphe, heureux intérieurement de voir les raisons dont il avait +motivé son refus si facilement détruites, promit de commencer le +lendemain, et sortit tout rêveur. Ce jour-là il ne pensa pas à la +_Vestale_. + +Madame M*** était une de ces femmes _adorables_ (comme on dit au café +Anglais, chez Tortoni et dans trois ou quatre autres foyers de dandysme) +qui, trouvant _délicieusement originales_ leurs moindres fantaisies, +pensent que ce serait _un meurtre_ de ne pas les satisfaire, et +professent en conséquence une sorte de respect pour leurs propres +caprices, quelque absurdes qu'ils soient. + +--«Mon cher Fr***, disait, il y a quelques mois, une de ces charmantes +créatures à un dilettante célèbre, vous connaissez Rossini, dites-lui +donc de ma part que son _Guillaume Tell_ est une chose mortelle; que +c'est à périr d'ennui, et qu'il ne _s'avise_ pas d'écrire un second +opéra dans ce style, autrement madame M***** et moi, qui l'avons si bien +soutenu, nous l'abandonnerions sans retour.» + +Une autre fois: + +--«Qu'est-ce donc que ce nouveau pianiste polonais, dont tous les +artistes raffolent et dont la musique est _si bizarre_? Je veux le voir, +amenez-le moi demain.» + +--«Madame, je ferai mon possible pour cela, mais je dois vous avouer +que je connais peu l'auteur des mazourkas et qu'il n'est point à mes +ordres.» + +--«Non, sans doute, il n'est pas à vos ordres, mais il _doit être aux +miens_. Ainsi je compte sur lui.» + +Cette singulière invitation n'ayant pas été acceptée, la souveraine +annonça à ses sujets que M. _Chopin_ était un _petit original_ jouant +_passablement_ du piano, mais dont la musique n'était qu'un _logogriphe_ +perpétuel _fort ridicule_. + +Une fantaisie de cette nature fut le seul motif de la lettre +passablement impertinente qu'Adolphe reçut de madame N***, au moment où +il s'occupait de son départ pour Paris. La belle Hortense était de la +plus grande force sur le piano et possédait une voix superbe, dont elle +se servait aussi avantageusement qu'il est possible de le faire, quand +l'ame n'y est pas. Elle n'avait donc nul besoin des leçons de l'artiste +provençal; mais l'apostrophe lancé par celui-ci, en plein théâtre, à la +face du public, avait, comme on le pense bien, retenti dans la ville. +Notre Parisienne en entendant parler de toutes parts, demanda et obtint +sur le héros de l'aventure des renseignements qui lui parurent piquants. +Elle _voulut le voir_ aussi; comptant bien, après avoir à loisir examiné +l'_original_, fait craquer tous ses ressorts, joué de lui comme d'un +nouvel instrument, lui donner un congé illimité. Il en arriva tout +autrement cependant, au grand dépit de la jolie _simia parisiensis_. +Adolphe était fort bien; de grands yeux noirs pleins de feu, des traits +réguliers qu'une pâleur habituelle couvrait d'une teinte légère de +mélancolie, mais où brillait par intervalles l'incarnat le plus vif, +selon que l'enthousiasme ou l'indignation faisaient battre son cÅ“ur; une +tournure distinguée et des manières fort différentes de celles qu'on +aurait pu lui supposer, à lui qui n'avait guère vu le monde que par le +trou de la toile de son théâtre; son caractère emporté et timide à la +fois, où se rencontrait le plus singulier assemblage de raideur et de +grâce, de patience et de brusquerie, de jovialité subite et de rêverie +profonde, en faisaient, par tout ce qu'il y avait en lui d'imprévu, +l'homme le plus capable d'enlacer une coquette dans ses propres filets. +C'est ce qui arriva, sans préméditation aucune de la part d'Adolphe +pourtant; car il fut pris le premier. Dès la première leçon, la +supériorité musicale de madame N*** se montra dans tout son éclat; au +lieu de recevoir des conseils, elle en donna presque à son maître. Les +sonates de Steibelt, le Hummel du temps, les airs de Paësiello et de +Cimarosa qu'elle couvrait de broderies parfois d'une audacieuse +originalité, lui fournirent l'occasion de faire scintiller +successivement chacune des facettes de son talent. Adolphe, pour qui +une telle femme et une pareille exécution étaient choses nouvelles, fut +bientôt complètement sous le charme. Après la grande fantaisie de +Steibelt (l'_Orage_), où Hortense lui sembla disposer de toutes les +puissances de l'art musical: + +--«Madame, lui dit-il tremblant d'émotion, vous vous êtes moquée de moi +en me demandant des leçons; mais comment pourrais-je vous en vouloir +d'une mystification qui m'a ouvert à l'improviste le monde poétique, le +ciel de mes songes d'artiste, en faisant de chacun de mes rêves autant +de sublimes réalités? Continuez à me mystifier ainsi, madame, je vous en +conjure, demain, après-demain, tous les jours, et je vous devrai les +plus enivrantes jouissances qu'il m'ait été donné de connaître de ma +vie.» + +L'accent avec lequel ces paroles furent dites par D***, les larmes qui +roulaient dans ses yeux, le spasme nerveux qui agitait ses membres, +étonnèrent Hortense bien plus encore que son talent à elle n'avait +surpris le jeune artiste. Si les cadences, les traits, les harmonies +pompeuses, les mélodies découpées en dentelle, en naissant sous les +blanches mains de la gracieuse fée, causaient à Adolphe une sorte +d'asphixie d'admiration, la nature impressionnable de celui-ci, sa vive +sensibilité, les expressions pittoresques dont il se servait pour +exprimer son enthousiasme, ne frappèrent pas moins vivement Hortense. + +Il y avait si loin des suffrages passionnés, de ces joies si vraies de +l'artiste, aux bravos tièdes et étudiés des merveilleux de Paris, que +l'amour-propre tout seul aurait suffi pour faire regarder, sans trop de +rigueur, un homme d'un extérieur moins avantageux que notre héros. L'art +et l'enthousiasme se trouvaient en présence pour la première fois; le +résultat d'une pareille rencontre était facile à prévoir..... Adolphe, +ivre, fou d'amour, ne cherchant ni à cacher, ni même à modérer les élans +de sa passion toute méridionale, désorienta Hortense et déjoua ainsi, +sans s'en douter, le plan de défense médité par la coquette. Tout cela +était si neuf pour elle! Sans ressentir réellement rien qui approchât de +la dévorante ardeur de son amant, elle comprenait cependant qu'il y +avait là tout un monde de sensations (si non de sentiments), que de +fades liaisons contractées antérieurement ne lui avaient jamais dévoilé. +Ils furent heureux ainsi, chacun à sa manière, pendant quelques +semaines; le départ pour Paris fut, on le pense bien, indéfiniment +ajourné. La musique était pour Adolphe un écho de son bonheur profond, +le miroir où allaient se réfléchir les rayons de sa délirante passion, +et d'où ils revenaient plus brûlants à son cÅ“ur. Pour Hortense, au +contraire, l'art musical n'était qu'un délassement sur lequel elle +était blasée dès longtemps; il ne lui procurait que d'agréables +distractions, et le plaisir de briller aux yeux de son amant, était bien +souvent le mobile unique qui pût l'attirer au piano. + +Tout entier à sa rage de bonheur, Adolphe dans les premiers jours, avait +un peu oublié le fanatisme qui jusqu'alors avait rempli sa vie. +Quoiqu'il fût loin de partager les opinions parfois étranges de madame +N**, sur le mérite des différentes compositions qui formaient son +répertoire, il lui faisait néanmoins d'étonnantes concessions, évitant, +sans trop savoir pourquoi, les points de doctrine artistique où un vague +instinct l'avertissait qu'il y aurait eu entre eux une divergence trop +marquée. Il ne fallait rien moins qu'un blasphême affreux, comme celui +qui lui avait fait mettre à la porte un de ses élèves, pour détruire +l'équilibre, que l'amour violent de D*** établissait dans son cÅ“ur avec +ses convictions despotiques et passionnées sur la musique. Et ce +blasphême, les jolies lèvres d'Hortense le laissèrent échapper. + +C'était par une belle matinée de printemps; Adolphe, aux pieds de sa +maîtresse, savourait ce bonheur mélancolique, cet accablement délicieux +qui succède aux grandes crises de volupté. L'athée lui-même, en de +pareils instants, entend au dedans de lui s'élever un hymne de +reconnaissance vers la cause inconnue qui lui donna la vie; la mort, la +mort _rêveuse et calme comme la nuit_, suivant la belle expression de +Moore, est alors le bien auquel on aspire, le seul que nos yeux voilés +de pleurs célestes nous laissent entrevoir, pour couronner cette ivresse +surhumaine. La vie commune, la vie sans poésie, sans amour, la vie en +prose, où l'on marche au lieu de voler, où l'on parle au lieu de +chanter, où tant de fleurs aux couleurs brillantes sont sans parfum et +sans grâce, où le génie n'obtient que le culte d'un jour et des hommages +glacés, où l'art trop souvent contracte d'indignes alliances; la vie +enfin, se présente alors sous un aspect si morne, si désert et si +triste, que la mort, fût-elle dépourvue du charme réel que l'homme noyé +dans le bonheur lui trouve, serait encore pour lui désirable, en lui +offrant un refuge assuré contre l'existence insipide qu'il redoute +par-dessus tout. + +Perdu en de telles pensées, Adolphe tenait une des mains délicates de +son amie, imprimant sur chaque doigt de petites morsures qu'il effaçait +aussitôt par des baisers sans nombre; pendant que de son autre main, +Hortense bouclait en fredonnant les noirs cheveux de son amant. + +En écoutant cette voix si pure, si pleine de séductions, une tentation +irrésistible le saisit à l'improviste. + +«--Oh! dis-moi l'élégie de la _Vestale_, mon amour, tu sais: + + Toi que je laisse sur la terre, + Mortel que je n'ose nommer[37]. + +«Chantée par toi, cette prodigieuse inspiration doit être d'un sublime +inouï. Je ne sais comment je ne te l'ai pas encore demandée. Chante, +chante-moi Spontini; que j'obtienne tous les bonheurs ensemble! + +«--Quoi! c'est cela que vous voulez? répliqua madame N***, en faisant +une petite moue qu'elle croyait charmante, cette grande lamentation +monotone _vous plaît_?... Oh Dieu! que c'est ennuyeux! quelle psalmodie! +Pourtant, si vous y tenez....» + +La froide lame d'un poignard en entrant dans son cÅ“ur ne l'eût pas +déchiré plus cruellement que ces paroles. Se levant en sursaut comme un +homme qui découvre un animal immonde dans l'herbe sur laquelle il +s'était assis, Adolphe, fixa d'abord sur Hortense des yeux pleins d'un +feu sombre et menaçant; puis, se promenant avec agitation dans +l'appartement, les poings fermés, les dents serrées convulsivement, il +sembla se consulter sur la manière dont il allait répondre et entamer la +rupture; car pardonner un pareil mot, était chose impossible. +L'admiration et l'amour avaient fui; l'ange devenait une femme vulgaire; +l'artiste supérieure retombait au niveau des amateurs ignorants et +superficiels, qui veulent que l'art _les amuse_, et n'ont jamais +soupçonné qu'il eût une plus noble mission; Hortense n'était plus qu'une +forme gracieuse sans intelligence et sans ame; la musicienne avait des +doigts agiles et un larynx sonore... rien de plus. + +Toutefois, malgré la torture affreuse qu'Adolphe ressentait d'une +pareille découverte, malgré l'horreur d'un aussi brusque +désenchantement, il n'est pas probable qu'il eût manqué d'égards et de +ménagements, en rompant avec une femme dont le seul crime, après tout, +était de n'avoir qu'une organisation inférieure à la sienne, d'aimer le +_joli_ sans comprendre le _beau_. Mais, incapable comme était Hortense +de croire à la violence de l'orage qu'elle venait de soulever, la +contraction subite de tous les traits d'Adolphe, sa promenade agitée +dans le salon, son indignation à peine contenue, lui parurent choses si +comiques, qu'elle ne put résister à un accès de folle gaîté, et laissa +échapper un bruyant éclat de rire. Avez-vous jamais remarqué tout ce que +le rire éclatant a d'odieux dans certaines femmes?... Pour moi il est +l'indice le plus sûr de la sécheresse de cÅ“ur, de l'égoïsme et de la +coquetterie. Autant l'expression d'une joie vive a de charme et de +pudeur chez quelques femmes, autant elle est chez d'autres pleine d'une +indécente ironie. Leur voix prend alors un timbre incisif, effronté, +impudique, d'autant plus haïssable que la femme est plus jeune et plus +jolie; en pareille occasion, je comprends les délices du meurtre, et je +cherche machinalement sous ma main l'oreiller d'Othello. Adolphe avait +sans doute la même manière de sentir à cet égard. Il n'aimait déjà plus +madame N*** l'instant d'auparavant; mais il la plaignait d'avoir des +facultés aussi bornées; il l'eût quittée avec froideur, mais sans +outrage. Ce rire sot et bruyant auquel elle s'abandonna sans réserve, au +moment où le malheureux artiste sentait sa poitrine se déchirer, +l'exaspéra. Un éclair de haine et d'un indicible mépris brilla soudain +dans ses yeux; essuyant d'un geste rapide, et son front couvert d'une +froide sueur et l'écume sanglante qui s'échappait de ses lèvres: + +--«Madame, lui dit-il, d'une voix qu'elle ne lui avait jamais vu +prendre, vous êtes une sotte!» + +Le soir même il était sur la route de Paris. + +Ce que pensa la moderne Ariane en se voyant ainsi délaissée, nul ne le +sait. En tout cas, il est probable que le Bacchus qui devait la consoler +et guérir la cruelle blessure faite à son amour-propre, ne se fit pas +attendre. Hortense n'était pas femme à demeurer ainsi dans l'inaction. +_Il fallait un aliment à l'activité de son esprit et de son cÅ“ur._ C'est +la phrase consacrée au moyen de laquelle ces dames poétisent et veulent +justifier leurs écarts les plus prosaïques. + +Quoi qu'il en soit, dès la seconde journée de son voyage, Adolphe, +complètement désenchanté, était tout entier au bonheur de voir son +projet favori, son idée fixe, sur le point de devenir une réalité. Il +allait se trouver enfin à Paris, au centre du monde musical, il allait +entendre ce magnifique orchestre de l'Opéra, ces chÅ“urs si nombreux, si +puissants, entendre madame Branchu dans la _Vestale_..... Un feuilleton +de Geoffroy, qu'Adolphe lut en arrivant à Lyon, vint exaspérer encore +son impatience. Contre l'ordinaire du célèbre critique, il n'avait eu +que des éloges à donner. + +«Jamais, disait-il, la belle partition de Spontini n'a été rendue avec +un pareil ensemble par les masses, ni avec une inspiration aussi +véhémente par les acteurs principaux. Madame Branchu, entre autres, +s'est élevée au plus haut degré de pathétique; cantatrice habile, douée +d'une voix puissante, tragédienne consommée, elle est peut-être le sujet +le plus précieux dont ait pu s'enorgueillir l'Opéra depuis sa fondation; +n'en déplaise aux partisans exclusifs de la Saint-Huberti. Madame +Branchu est petite malheureusement; mais le naturel de ses poses, +l'énergique vérité de ses gestes et le feu de ses yeux font disparaître +ce défaut de stature; et dans ses débats avec les prêtres de Vesta, +l'expression de son jeu est si grandiose qu'elle semble dominer le +colosse Dérivis de toute la tête. Hier, un entre-acte fort long a +précédé le troisième acte. La raison de cette interruption insolite dans +la représentation était due à l'état violent où le rôle de Julia et la +musique de Spontini avaient jeté la cantatrice. Dans la prière (_O des +infortunés_), sa voix tremblante indiquait déjà une émotion qu'elle +avait peine à maîtriser; mais au final (_De ces lieux prêtresse +adultère_), son rôle tout de pantomime ne l'obligeant pas aussi +impérieusement à contenir les transports qui l'agitaient, des larmes ont +inondé ses joues, ses gestes sont devenus désordonnés, incohérents, +fous, et au moment où le pontife lui jette sur la tête l'immense voile +noir, qui la couvre comme un linceul, au lieu de s'enfuir éperdue, +ainsi, qu'elle avait fait jusqu'alors, madame Branchu est tombée +évanouie aux pieds de la grande Vestale. Le public, qui prenait tout +cela pour de nouvelles combinaisons de l'actrice, a couvert de ses +acclamations la péroraison de ce magnifique final; chÅ“urs, orchestre, +tamtam, Dérivis, tout a disparu sous les cris du parterre. La salle +entière était bouleversée.» + +Un cheval! un cheval! mon royaume pour un cheval! s'écriait Richard III. +Adolphe eût donné la terre entière pour pouvoir à l'instant même quitter +Lyon au galop. Il respirait à peine en lisant ces lignes; ses artères +battaient dans son cerveau à lui donner des vertiges, il avait la +fièvre. Force lui fut cependant d'attendre le départ de la lourde +voiture, si improprement nommée diligence, où sa place était retenue +pour le lendemain. Pendant les quelques heures qu'il dut demeurer dans +les murs de Lyon, Adolphe n'eut garde d'entrer dans un théâtre. En toute +autre occasion, il s'en fût empressé; mais certain aujourd'hui +d'entendre bientôt le chef-d'Å“uvre de Spontini dignement exécuté, il +voulait jusque-là rester vierge et pur de tout contact avec les muses +provinciales. On partit enfin. D***, enfoncé dans un coin de la voiture, +tout entier à ses pensées, gardait un farouche silence, ne prenant +aucune part au caquetage de trois dames fort attentives à entretenir +avec deux militaires une conversation suivie. On parla de tout comme à +l'ordinaire; et quand vint le tour de la musique, les mille et une +absurdités débitées, à ce sujet, purent à peine arracher à Adolphe ce +laconique à parte:»Bécasses!!» Il fut obligé pourtant, le second jour +du voyage, de répondre aux questions que la plus âgée des femmes s'avisa +de lui adresser. Impatientées toutes les trois du mutisme obstiné du +jeune voyageur et des sourires sardoniques qui se dessinaient de temps +en temps sur ses traits, elles décidèrent qu'il parlerait et qu'on +saurait le but de son voyage. + +--Monsieur va à Paris sans doute? + +--Oui, madame. + +--Pour étudier le droit? + +--Non, madame. + +--Ah! monsieur est étudiant en médecine? + +--Vous vous trompez, madame. + +L'interrogatoire finit là pour cette fois, mais il recommença le +lendemain avec une insistance bien propre à faire perdre patience à +l'homme le plus endurant. + +--Il paraît que monsieur va entrer à l'école polytechnique. + +--Non, madame. + +--Alors, monsieur est dans le commerce? + +--Oh! mon Dieu, non, madame. + +--A la vérité, rien n'est plus agréable que de voyager pour son plaisir, +comme fait monsieur, selon toute apparence. + +--Si tel a été mon but en partant, je crois, madame, qu'il me sera +difficile de l'atteindre pour peu que l'avenir ressemble au présent. + +Cette répartie faite d'un ton sec, imposa enfin silence à l'impertinente +questionneuse, et Adolphe put reprendre le cours de ses méditations. +Qu'allait-il faire en arrivant à Paris... n'emportant pour toute fortune +que son violon et une bourse de deux cents francs, quels moyens employer +pour utiliser l'un et épargner l'autre... Pourrait-il tirer parti de son +talent... Qu'importaient après tout de pareilles réflexions, de telles +craintes pour l'avenir... N'allait-il pas entendre la _Vestale_? +N'allait-il pas connaître dans toute son étendue le bonheur si longtemps +rêvé? Dût-il mourir après cette immense jouissance! avait-il le droit de +se plaindre?.. n'était-il pas juste au contraire, que la vie eût un +terme quand la somme des joies, qui suffit d'ordinaire à toute la durée +de l'existence humaine, est dépensée d'un seul coup. + +C'est dans cet état d'exaltation que l'artiste provençal arriva à Paris. +A peine débarqué, il court aux affiches; que voit-il sur celle de +l'Opéra? les _Prétendus_.--«Insolente mystification, s'écria-il; c'était +bien la peine de me faire chasser de mon théâtre; de m'enfuir devant la +musique de Lemoine, comme devant la lèpre et la peste, pour la retrouver +encore au grand Opéra de Paris.» Le fait est que cet ouvrage bâtard, ce +modèle du style rococo, poudré, brodé, galonné, qui semble avoir été +écrit exclusivement pour les vicomtes de Jodelet et les marquis de +Mascarille, était alors en grande faveur. Lemoine alternait sur +l'affiche de l'Opéra avec Gluck et Spontini. Aux yeux d'Adolphe, ce +rapprochement était une profanation; il lui semblait que la scène +illustrée par les plus beaux génies de l'Europe, ne devait pas être +ouverte à d'aussi pâles médiocrités; que le noble orchestre, tout +frémissant encore des mâles accents d'Iphigénie en Tauride ou d'Alceste, +n'aurait pas dû être ravalé jusqu'à accompagner les fredons de Mondor et +de la Dandinière. Quant au parallèle de la _Vestale_ avec ces misérables +tissus de ponts-neufs, il s'efforçait d'en repousser l'idée; cette +abomination lui figeait le sang dans les veines. Il y a encore +aujourd'hui quelques esprits ardents ou _extravagants_ (comme on +voudra), qui ont exactement la même manière de voir à ce sujet. + +Dévorant son désapointement, Adolphe retournait tristement chez lui, +quand le hasard lui fit rencontrer un de ses compatriotes, auquel il +avait autrefois donné des leçons de violon. Celui-ci, riche amateur, +fort répandu dans le monde musical, s'empressa de mettre son maître au +courant de tout ce qui s'y passait et lui apprit que les représentations +de la _Vestale_, suspendues par l'indisposition de madame Branchu, ne +seraient vraisemblablement reprises que dans quelques semaines. Les +ouvrages de Gluck eux-mêmes, quoique formant habituellement le fond du +répertoire de l'Opéra, n'y figurèrent pas pendant les premiers temps du +séjour d'Adolphe à Paris. Ce hasard lui rendit ainsi plus facile +l'accomplissement du vÅ“u qu'il avait fait, de conserver pour Spontini sa +virginité musicale. En conséquence, il ne mit les pieds dans aucun +théâtre, s'abstint de toute espèce de musique, n'assistant ni aux revues +de la garde, ni aux messes solennelles de Notre-Dame, se bornant à +chercher une place qui pût le faire vivre, sans le condamner cependant à +recommencer la vie de galérien qui lui avait été si odieuse en province. +Il s'agissait pour cela de trouver un emploi dans un des trois théâtres +lyriques. Il se fit entendre successivement aux différents chefs +d'orchestre. M. Persuis, qui conduisait l'Opéra et celui sur lequel il +comptait le moins, fut le seul qui l'encouragea et lui donna des +espérances. Adolphe lui plut, son talent d'exécution, sans être très +remarquable, le rendait cependant fort propre à tenir avantageusement +son rang parmi les violons de l'Opéra. Persuis l'engagea à revenir le +voir, lui offrant ses conseils, avec l'assurance que la première place +vacante à l'orchestre serait pour lui. Tranquille de ce côté, et deux +élèves que son protecteur lui avait procurés, facilitant ses moyens +d'existence, l'adorateur de Spontini sentait redoubler son impatience +d'entendre la magique partition. Chaque jour, il courait aux affiches, +chaque jour son attente était trompée. Le 22 mars, arrivé le matin au +coin de la rue Richelieu, au moment où l'afficheur montait sur son +échelle, Adolphe après avoir vu placarder successivement le Vaudeville, +l'Opéra-Comique, le Théâtre Italien, la Porte-Saint-Martin, vit déployer +lentement une grande feuille brune qui portait en tête: _Académie +Impériale de Musique_ et faillit tomber sur le pavé en lisant enfin ce +nom tant désiré: _La Vestale_. + +A peine Adolphe eut-il jeté les yeux sur l'affiche qui lui annonçait la +_Vestale_ pour le lendemain, qu'une sorte de délire s'empara de lui. Il +commença une folle course dans les rues de Paris, se heurtant contre les +angles des maisons, coudoyant les passants, riant de leurs injures, +parlant, chantant, gesticulant comme un échappé de Charenton. + +Abîmé de fatigue, couvert de boue, il s'arrêta enfin dans un café, +demanda à dîner, dévora, sans presque s'en apercevoir, ce que le garçon +avait mis devant lui et tomba dans une tristesse étrange. Saisi d'un +effroi dont il ne pouvait pas bien démêler la cause, en présence de +l'évènement immense qui allait s'accomplir pour lui, il écouta quelque +temps les rudes battements de son cÅ“ur, pleura, et laissant tomber sa +tête amaigrie sur la table, s'endormit profondément. La journée du +lendemain fut plus calme; une visite à Persuis en abrégea la durée. +Celui-ci en voyant Adolphe, lui remit une lettre avec le timbre de +l'administration de l'Opéra; c'était sa nomination à la place de second +violon. Adolphe remercia son protecteur, mais sans empressement; cette +faveur qui, dans un autre moment, l'eût comblé de joie, n'était plus à +ses yeux qu'un accessoire de peu d'intérêt; quelques minutes après il +n'y songeait plus. Il évita de parler à Persuis de la représentation qui +devait avoir lieu le soir même; un pareil sujet de conversation eût +ébranlé jusqu'aux fibres les plus intimes de son cÅ“ur; il l'épouvantait. +Persuis ne sachant trop que penser de l'air singulier et des phrases +incohérentes du jeune homme, s'apprêtait de lui demander le motif de son +trouble, Adolphe qui s'en aperçut se leva aussitôt et sortit. Quelques +tours devant l'Opéra, une revue des affiches qu'il fit pour se bien +assurer qu'il n'y avait point de changement dans le spectacle, ni dans +le nom des acteurs, l'aidèrent à atteindre le soir de cette interminable +journée. Six heures sonnèrent enfin; vingt minutes après, Adolphe était +dans sa loge; car pour être moins troublé dans son admiration extatique +et pour mettre encore plus de solennité dans son bonheur, il avait, +malgré la folie d'une telle dépense, pris une loge pour lui seul. Nous +allons laisser notre enthousiaste rendre compte lui-même de cette +mémorable soirée. Quelques lignes qu'il écrivit en rentrant, à la suite +de l'espèce de journal d'où nous avons extrait ces détails, montrent +trop bien l'état de son ame et l'inconcevable exaltation qui faisait le +fond de son caractère; nous les donnerons ici sans y rien changer. + + + 23 mars, minuit, + + «Voilà donc la vie! je la contemple du haut de mon bonheur... + impossible d'aller plus loin... je suis au faîte... redescendre?... + rétrograder?... non certes, j'aime mieux partir avant que de + nauséabondes saveurs puissent empoisonner le goût du fruit + délicieux que je viens de cueillir. Quelle serait mon existence, si + je la prolongeais?... celle de ces milliers de hannetons que + j'entends bourdonner autour de moi. Enchaîné de nouveau derrière un + pupitre, obligé d'exécuter alternativement des chefs-d'Å“uvre et + d'ignobles platitudes, je finirais comme tant d'autres par me + blaser; cette exquise sensibilité qui me fait percevoir tant de + sensations, me rend accessible à tant de sentiments inconnus du + vulgaire, s'émousserait peu à peu; mon enthousiasme se + refroidirait, s'il ne s'éteignait pas tout entier sous la cendre de + l'habitude. J'en viendrais peut-être à parler des hommes de génie, + comme de créatures ordinaires; je prononcerais les noms de Gluck et + de Spontini sans lever mon chapeau. Je sens bien que je haïrais + toujours de toutes les forces de mon ame ce que je déteste + aujourd'hui; mais n'est-il pas cruel de ne conserver d'énergie que + pour la haine? La musique occupe trop de place dans mon existence. + Cette passion a tué, absorbé toutes les autres. La dernière + expérience que j'ai faite de l'amour m'a trop douloureusement + désenchanté. Trouverais-je jamais une femme dont l'organisation + fût montée au diapason de la mienne?... non, je le crains, elles + ressemblent toutes plus ou moins à Hortense. J'avais oublié ce + nom.... Hortense.... comme un seul mot de sa bouche m'a + désillusionné!... Oh humiliation! avoir aimé de l'amour le plus + ardent, le plus poétique, de toute la puissance du cÅ“ur et de + l'ame, une femme sans ame et sans cÅ“ur, radicalement incapable de + comprendre le sens des mots _amour_, _poésie_!... sotte, triple + sotte! je n'y puis penser encore sans sentir mon front se colorer. . . + . . . . . . . . . . . . . . J'ai eu hier la tentation d'écrire à + Spontini pour lui demander la permission de l'aller voir; mais cette + démarche eût-elle été bien accueillie, le grand homme ne m'aurait + jamais cru capable de comprendre son ouvrage comme je le comprends. + Je ne serais vraisemblablement à ses yeux qu'un jeune homme passionné + qui s'est pris d'un engouement puéril, pour un ouvrage mille fois + au-dessus de sa portée. Il penserait de moi ce qu'il doit + nécessairement penser du public. Peut-être même attribuerait-il mes + élans d'admiration à de honteux motifs d'intérêt, confondant ainsi + l'enthousiasme le plus sincère avec la plus basse flatterie. + Horreur!... Non, il vaut mieux en finir. Je suis seul dans le + monde, orphelin dès l'enfance, ma mort ne sera un malheur pour + personne. Quelques-uns diront: Il était fou. Ce sera mon oraison + funèbre... Je mourrai après-demain... On doit donner encore la + _Vestale_... que je l'entende une seconde fois!... Quelle Å“uvre!... + comme l'amour y est peint!.., et le fanatisme! Tous ces + prêtres-dogues, aboyant sur leur malheureuse victime... Quels + accords dans ce final de géant... Quelle mélodie jusque dans les + récitatifs... Quel orchestre... il se meut si majestueusement... + les basses ondulent comme les flots de l'Océan. Les instruments + sont des acteurs, dont la langue est aussi expressive, que celle + qui se parle sur la scène. Dérivis a été superbe dans son récitatif + du second acte; c'était le Jupiter tonnant. Madame Branchu, dans + l'air: «_Impitoyables dieux_», m'a brisé la poitrine; j'ai failli + me trouver mal. Cette femme est le génie incarné de la tragédie + lyrique; elle me réconcilierait avec son sexe. Oh oui! je la verrai + encore une fois, une fois... cette _Vestale_... production + surhumaine, qui ne pouvait naître que dans un siècle de miracles + comme celui de Napoléon. Je concentrerai en trois heures toute la + vitalité de vingt ans d'existence... après quoi... j'irai... + ruminer mon bonheur dans l'éternité.» + +Deux jours après, à dix heures du soir, une détonnation se fit entendre +au coin de la rue de Rameau, en face de l'entrée de l'Opéra. Des +domestiques en riche livrée accoururent au bruit et relevèrent un jeune +homme baigné dans son sang qui ne donnait plus signe de vie. Au même +instant une dame qui sortait du théâtre, s'approchant pour demander sa +voiture, reconnut le visage sanglant d'Adolphe, et s'écria: «Oh! mon +Dieu, c'est le malheureux jeune homme qui me poursuit depuis Marseille!» +Hortense (car c'était elle) avait instantanément conçu la pensée de +faire ainsi tourner au profit de son amour-propre, la mort de celui qui +l'avait froissée par un si outrageant abandon. Le lendemain on disait +chez Tortoni: «Cette madame N*** est vraiment une femme délicieuse! à +son dernier voyage dans le Midi, un Provençal en est devenu tellement +fou, qu'il l'a suivie jusqu'à Paris, et s'est brûlé la cervelle à ses +pieds, hier au soir, à la porte de l'Opéra. Voilà un succès qui la +rendra encore cent fois plus séduisante.» + +Pauvre Adolphe! + + * * * * * + + + + +ASTRONOMIE MUSICALE. + + + + +Révolution du Ténor autour du Public. + +AVANT L'AURORE. + + +Le Ténor obscur est entre les mains d'un professeur habile, plein de +science, de patience, de sentiment et de goût, qui fait de lui d'abord +un lecteur consommé, un bon harmoniste, qui lui donne une méthode large +et pure, l'initie aux beautés des chefs-d'Å“uvre de l'art, et le façonne +enfin au grand style du chant. A peine a-t-il entrevu la puissance +d'émotion dont il est doué, le Ténor aspire au trône, il veut, malgré +son maître, débuter et régner. Sa voix, cependant, n'est pas encore +formée. Un théâtre de second ordre lui ouvre ses portes; il débute: il +est sifflé. Indigné de cet outrage, le Ténor rompt à l'amiable son +engagement, et, le cÅ“ur plein de mépris pour ses compatriotes, part au +plus vite pour l'Italie. + +Il y trouve de terribles obstacles, qu'il renverse à la fin; on +l'accueille assez bien. Sa voix se transforme, devient pleine, forte, +mordante, propre à l'expression des passions vives autant qu'à celles +des sentiments les plus doux; le timbre de cette voix gagne peu à peu en +pureté, en fraîcheur, en candeur délicieuse; et ces qualités constituent +enfin un talent de premier ordre, dont l'influence est irrésistible. Le +succès vient. Les directeurs italiens qui entendent les affaires, +vendent, rachètent, revendent le pauvre Ténor, dont les modestes +appointements restent toujours les mêmes, bien qu'il enrichisse deux ou +trois théâtres par an. On l'exploite, on le pressure de mille façons, et +tant et tant, qu'à la fin sa pensée se reporte vers la patrie. Il lui +pardonne, il avoue même qu'elle a eu raison d'être sévère pour ses +premiers débuts. Il sait que le directeur de l'Opéra de Paris a l'Å“il +sur lui. On lui fait des propositions brillantes qui sont acceptées; il +repasse les Alpes. + + + + +LEVER HÉLIAQUE. + + +Le Ténor débute de nouveau, mais à l'Opéra cette fois, et devant un +public prévenu en sa faveur par ses triomphes d'Italie. + +Des exclamations de surprise et de plaisir accueillent sa première +mélodie; dès ce moment son succès est décidé. Ce n'est pourtant que le +prélude des émotions qu'il doit exciter avant la fin de la soirée. On a +admiré dans ce passage la sensibilité et la méthode unies à un organe +d'une douceur enchanteresse; restent à connaître les accents +dramatiques, les cris de la passion. Un morceau se présente, où +l'audacieux artiste lance _à voix de poitrine, en accentuant chaque +syllabe_, plusieurs notes aiguës, avec une force de vibrations, une +expression de douleur déchirante et une beauté de sons, dont rien +jusqu'alors n'avait donné une idée. Un silence de stupeur règne dans la +salle, toutes les respirations sont suspendues, l'étonnement et +l'admiration se confondent dans un sentiment presque semblable à la +crainte; et dans le fait, on peut en avoir pour la fin de cette période +inouïe; mais quand elle s'est terminée triomphante, on juge des +transports de l'auditoire.... + +Nous voici au troisième acte. C'est un orphelin qui vient revoir la +chaumière de son père; son cÅ“ur d'ailleurs rempli d'un amour sans +espoir, tous ses sens, agités par les scènes de sang et de carnage que +la guerre vient de mettre sous ses yeux, succombent accablés sous le +poids du plus désolant contraste. Son père est mort; la chaumière est +déserte; tout est calme et silencieux: c'est la paix, c'est la tombe. Et +le sein sur lequel il lui serait si doux, en un pareil moment, de +répandre les larmes de la piété filiale, ce cÅ“ur auprès duquel seul, le +sien pourrait battre avec moins de douleur, l'infini l'en sépare... +_Elle_ ne sera jamais à lui... La situation est poignante et dignement +rendue par le compositeur. Ici, le chanteur s'élève à une hauteur à +laquelle on ne l'eût jamais cru capable d'atteindre; il est sublime. +Alors, de deux mille poitrines haletantes, s'élance une de ces +acclamations que l'artiste entend deux ou trois fois dans sa vie, et +qui suffisent à payer de longs et rudes travaux. + +Puis les bouquets, les couronnes, les rappels; et le surlendemain, la +presse débordant d'enthousiasme et lançant le nom du radieux Ténor aux +échos de tous les points du globe où la civilisation a pénétré. + +C'est alors, si j'étais moraliste, qu'il me prendrait fantaisie +d'adresser au triomphateur une homélie, dans le genre du discours que +fit Don Quichotte à Sancho, au moment où le digne écuyer allait prendre +possession de son gouvernement de Barataria: + +«Vous voilà parvenu, lui dirais-je. Dans quelques semaines vous serez +célèbre; vous aurez de forts applaudissements et d'interminables +appointements. Les auteurs vous courtiseront, les directeurs ne vous +feront plus attendre dans leur antichambre, et si vous leur écrivez, ils +vous répondront. Des femmes, que vous ne connaissez pas, parleront de +vous comme d'un protégé ou d'un _ami intime_. On vous dédiera des livres +en prose et en vers. Au lieu de cent sous, vous serez obligé de donner +cent francs à votre portier le jour de l'an. On vous dispensera du +service de la garde nationale. Vous aurez des congés de temps en temps, +pendant lesquels les villes de province s'arracheront vos +représentations. On couvrira vos pieds de fleurs et de sonnets. Vous +chanterez aux soirées du préfet, et la femme du maire vous enverra des +abricots. Vous êtes sur le seuil de l'Olympe, enfin. Car si les Italiens +appellent les cantatrices _dive_ (déesses), il est bien évident que les +grands chanteurs sont des dieux. Eh bien! puisque vous voilà passé dieu, +soyez bon diable malgré tout; ne méprisez pas trop les gens qui vous +donneront de sages avis. + +«Rappelez-vous que la voix est un instrument fragile, qui s'altère ou se +brise en un instant, souvent sans cause connue; qu'un accident pareil +suffit pour précipiter de son trône élevé le plus grand des dieux, et le +réduire à l'état d'homme, et à moins encore quelquefois. + +«Ne soyez pas trop dur pour les pauvres compositeurs. + +«Quand, du haut de votre élégant cabriolet, vous apercevrez dans la rue, +à pied, Meyerbeer, Spontini, Halévy ou Auber, ne les saluez pas d'un +petit signe d'amitié protectrice, dont ils riraient de pitié et dont les +passants s'indigneraient comme d'une suprême impertinence. N'oubliez pas +que plusieurs de leurs ouvrages seront admirés et pleins de vie, quand +le souvenir même de votre _ut_ de poitrine aura disparu à tout jamais. + +«Si vous faites de nouveau le voyage d'Italie, n'allez pas vous y +engouer de quelque médiocre tisseur de cavatines, le donner, à votre +retour, pour un auteur classique, et nous dire d'un air impartial que +Beethoven avait _aussi du talent_; car il n'y a pas de dieu qui échappe +au ridicule. + +«Quand vous accepterez de nouveaux rôles, ne vous permettez pas d'y rien +changer à la représentation, sans l'assentiment de l'auteur. Vous savez +qu'une seule note ajoutée, retranchée ou transposée, peut aplatir une +mélodie et en dénaturer l'expression. D'ailleurs c'est un droit qui ne +saurait, en aucun cas, être le vôtre. Modifier la musique qu'on chante, +ou le livre qu'on traduit, sans en rien dire à celui qui ne l'écrivit +qu'avec beaucoup de réflexion, c'est commettre un indigne abus de +confiance. Les gens qui empruntent _sans prévenir_ sont appelés voleurs, +les interprètes infidèles sont des calomniateurs et des assassins. + +«Si d'aventure, il vous arrive un émule dont la voix ait plus de mordant +et de force que la vôtre, n'allez pas, dans un duo, jouer aux poumons +avec lui, et soyez sûr qu'il ne faut pas lutter contre le pot de fer, +même quand on est un vase de porcelaine de la Chine. Dans vos tournées +départementales, gardez-vous aussi de dire aux provinciaux, en parlant +de l'Opéra et de sa troupe chorale et instrumentale: _Mon théâtre_, _mes +chÅ“urs_, _mon orchestre_. Les provinciaux n'aiment, pas plus que les +Parisiens, qu'on les prenne pour des niais; ils savent fort bien que +vous appartenez au théâtre, mais que le théâtre n'est pas à vous, et +ils trouveraient la fatuité de votre langage d'un grotesque parfait. + +«Maintenant, ami Sancho, reçois ma bénédiction; va gouverner Barataria; +c'est une île assez basse, mais la plus fertile peut-être qu'il y ait en +terre-ferme. Ton peuple est fort médiocrement civilisé; encourage +l'instruction publique; que dans deux ans on ne se méfie plus, comme de +sorciers maudits, des gens qui savent lire; ne t'abuse pas sur les +louanges de ceux à qui tu permettras de s'asseoir à ta table; oublie tes +damnés proverbes; ne te trouble point quand tu auras un discours +important à prononcer; ne manque jamais à ta parole; que ceux qui te +confieront leurs intérêts, puissent être assurés que tu ne les trahiras +pas; et que ta voix soit juste pour tout le monde!» + + + + +LE TÉNOR AU ZÉNITH. + + +Il a cent mille francs d'appointements et un mois de congé. Après son +premier rôle, qui lui valut un éclatant succès, le Ténor en essaie +quelques autres avec des fortunes diverses. Il en accepte même de +nouveaux, qu'il abandonne après trois ou quatre représentations s'il n'y +excelle pas autant que dans les rôles anciens. Il peut briser ainsi la +carrière d'un compositeur, anéantir un chef-d'Å“uvre, ruiner un éditeur +et faire un tort énorme au théâtre. Ces considérations n'existent pas +pour lui. Il ne voit dans l'art que de l'or et des couronnes; et le +moyen le plus propre à les obtenir promptement, est pour lui le seul +qu'il faille employer. + +Il a remarqué que certaines formules mélodiques, certaines +vocalisations, certains ornements, certains éclats de voix, certaines +terminaisons banales, certains rhythmes ignobles, avaient la propriété +d'exciter instantanément des applaudissements tels quels, cette raison +lui semble plus que suffisante pour en désirer l'emploi, pour l'exiger +même dans ses rôles, en dépit de tout respect pour l'expression, la +pensée et la dignité du style, et pour se montrer hostile, aux +productions d'une nature plus indépendante et plus élevée. Il connait +l'effet des vieux moyens qu'il emploie habituellement, il ignore celui +des moyens nouveaux qu'on lui propose, et ne se considérant point comme +un interprète désintéressé dans la question, dans le doute, il +s'abstient autant qu'il est en lui. Déjà la faiblesse de quelques +compositeurs en donnant satisfaction à ses exigences, lui fait rêver +l'introduction dans nos théâtres, des mÅ“urs musicales de l'Italie. +Vainement on lui dit: + +«Le maître, c'est le _Maître_; ce nom n'a pas injustement été donné au +compositeur; c'est sa pensée qui doit agir entière et libre sur +l'auditeur, par l'intermédiaire du chanteur; c'est lui qui dispense la +lumière et projette les ombres; c'est lui qui est le roi et répond de +ses actes; il propose et dispose; ses ministres ne doivent avoir d'autre +but, ambitionner d'autres mérites que ceux de bien concevoir ses plans, +et, en se plaçant exactement à son point de vue, d'en assurer la +réalisation.» + +Il n'écoute rien; il lui faut des vociférations en style de +tambour-major traînant depuis dix ans sur tous les théâtres +Ultramontains; des thêmes communs, entrecoupés de repos, pendant +lesquels il peut s'écouter applaudir, s'essuyer le front, rajuster ses +cheveux, tousser, avaler une pastille de sucre d'orge. Ou bien, il exige +de folles vocalises, mêlées d'accents de menace, de fureur, de gaîté, de +tendresse, de notes basses, de sons aigus, de gazouillements de colibri, +de cris de pintade, de fusées, d'arpéges, de trilles. Quels que soient +le sens des paroles, le caractère du personnage, la situation, il se +permet de presser ou de ralentir le mouvement, d'ajouter des gammes dans +tous les sens, des broderies de toutes les espèces; rien ne le choque, +tout va; une absurdité de plus ou de moins serait-elle remarquée en si +belle compagnie! L'orchestre ne dit rien ou ne dit que ce qu'il veut; le +Ténor domine, écrase tout; il parcourt le théâtre d'un air triomphant; +son panache étincelle de joie sur sa tête superbe; c'est un roi, c'est +un héros, c'est un demi-dieu, c'est un dieu! Seulement on ne sait quel +est son sexe: on ne peut découvrir s'il pleure ou s'il rit, s'il est +amoureux ou furieux; il n'y a plus de musique, plus de drame, plus de +mélodie, plus d'expression, plus de sens commun: il y a émission de +voix, et c'est là l'important; voilà la grande affaire; il va au théâtre +courre le public, comme on va au bois courre le cerf. Allons donc! +ferme! donnons de la voix! Tayaut! tayaut! faisons curée de l'art. + +Bientôt l'exemple de cette fortune vocale rend l'exploitation du théâtre +impossible; il éveille et entretient chez toutes les médiocrités +chantantes des espérances et des ambitions folles. «Le premier Ténor a +cent mille francs, pourquoi, dit le second, n'en aurais-je pas +quatre-vingt dix?--Et moi, cinquante, réplique le troisième?» + +Le directeur, pour alimenter ces orgueils béants, pour combler ces +abîmes, a beau rogner sur les masses, déconsidérer et détruire +l'orchestre et les chÅ“urs, en donnant aux artistes qui les composent des +appointement de portiers; peines perdues, sacrifices inutiles; et un +jour que voulant se rendre un compte exact de sa situation, il essaie de +comparer l'énormité du salaire, avec la tâche du chanteur, il arrive en +frémissant à ce curieux résultat: + +Le premier Ténor, aux appointements de 100,000 fr., jouant à peu près +sept fois par mois, figure en conséquence dans quatre-vingt-quatre +représentations par an, et touche un peu plus de 1100 fr. par soirée. +Maintenant, en supposant un rôle composé de onze cents notes ou +syllabes, ce sera 1 fr. par syllabe. + +Ainsi, dans _Guillaume Tell_: + +Ma (1 f.) présence (3 f.) pour vous est peut-être un outrage (9 f.) + Mathilde (3 fr.) mes pas indiscrets (cent sous) +Ont osé jusqu'à vous se frayer un passage! (13 fr.) + +Total, 34 fr.--Vous parlez d'or, monseigneur! + +Étant donnée une prima donna aux misérables appointements de 40,000 fr., +la réponse de Mathilde _revient_ nécessairement _à meilleur compte_ +(style du commerce), chacune de ses syllabes _n'allant que dans les +prix_ de huit sous; mais c'est encore assez joli: + +«On pardonne aisément (2 fr. 40 c.) des torts (16 s.) que l'on partage (2 fr.) + Arnold (16 s.) je (8 s.) vous attendais. (32 s.) + +Total 8 fr. + +Puis il paie, il paie encore, il paie toujours, il paie tant, qu'un beau +jour il ne paie plus, et se voit forcé de fermer son théâtre. Comme ses +confrères ne sont pas dans une situation beaucoup plus florissante, +quelques-uns des immortels doivent alors se résigner à donner des leçons +de solfége (ceux qui le savent), ou à chanter sur les places publiques +avec une guitare, quatre bouts de chandelles et un tapis vert. + + + + +LE SOLEIL SE COUCHE. + +Ciel orageux. + + +Le Ténor s'en va; sa voix ne peut plus ni monter ni descendre. Il doit +décapiter toutes les phrases hautes et ne plus chanter que dans le +médium. Il fait un ravage affreux dans les anciennes partitions, et +impose une insupportable monotonie pour condition d'existence aux +nouvelles. Il désole ses admirateurs. + +Les compositeurs, les poètes, les peintres, qui ont perdu le sentiment +du beau et du vrai, que le vulgarisme ne choque plus, qui n'ont plus +même la force de pourchasser les idées qui les fuient, qui se +complaisent seulement à tendre des piéges sous les pas de leurs rivaux +dont la vie est active et florissante, ceux-là sont morts et bien morts. +Pourtant ils croient, toujours vivre, une heureuse illusion les +soutient, ils prennent l'épuisement pour de la fatigue, l'impuissance +pour de la modération; mais la perte d'un organe! qui pourrait s'abuser +sur un tel malheur? quand cette perte surtout détruit une voix +merveilleuse par son étendue, sa force, la beauté de ses accents, les +nuances infinies de son timbre, son expression dramatique et sa parfaite +pureté? Ah! je me suis senti quelquefois ému d'une profonde pitié pour +ces pauvres chanteurs, et plein d'une grande indulgence pour les +caprices, les vanités, les exigences, les ambitions démesurées, les +prétentions exorbitantes et les ridicules infinis de quelques-uns +d'entre eux. Ils ne vivent qu'un jour et meurent tout entiers. C'est à +peine si le nom des plus célèbres surnage, et encore c'est à +l'illustration des maîtres dont ils furent les interprètes, trop souvent +infidèles, qu'ils doivent, ceux-là , d'être sauvés de l'oubli. Nous +connaissons Caffariello, parce qu'il chanta à Naples dans l'_Antigono_ +de Gluck; le souvenir de Mmes Saint-Huberti et Branchu s'est conservé +en France, parce qu'elles ont créé les rôles de Didon, de la Vestale, +d'Iphigénie en Tauride, etc.; qui de nous aurait entendu parler de la +_diva_ Faustina, sans Marcello qui fut son maître, et sans Hasse qui +l'épousa? Pardonnons-leur donc, à ces dieux mortels, de faire leur +Olympe aussi brillant que possible, d'imposer aux héros de l'art de +longues et rudes épreuves, et de ne pouvoir être apaisés que par des +sacrifices d'idées. + +C'est si cruel pour eux de voir l'astre de la gloire et de la fortune +descendre incessamment à l'horizon. Quelle douloureuse fête que celle +d'une dernière représentation! Comme le grand artiste doit avoir le cÅ“ur +navré en parcourant et la scène et les secrets réduits de ce théâtre, +dont il fut longtemps le génie tutélaire, le roi, le souverain absolu! +En s'habillant dans sa loge, il se dit: «Je n'y rentrerai plus; ce +casque, ombragé d'un brillant panache, n'ornera plus ma tête; cette +mystérieuse cassette ne s'ouvrira plus pour recevoir les billets +parfumés des belles enthousiastes.» On frappe, c'est l'avertisseur qui +vient lui annoncer le commencement de la pièce. «Eh bien! mon pauvre +garçon, te voilà donc pour toujours à l'abri de ma mauvaise humeur! Plus +d'injures, plus de bourrades à craindre. Tu ne viendras plus me dire: +«Monsieur, l'ouverture commence! Monsieur, la toile est levée! Monsieur, +la première scène est finie! Monsieur, voilà votre entrée! Monsieur, on +vous attend!» Hélas! non; c'est moi qui te dirai maintenant: «Santiquet, +efface mon nom qui est encore sur cette porte; Santiquet, vas porter ces +fleurs à Fanny; va-s-y tout de suite, elle n'en voudrait plus demain; +Santiquet, bois ce verre de Madère et emporte la bouteille, tu n'auras +plus besoin de faire la chasse aux enfants de chÅ“ur pour la défendre; +Santiquet, fais-moi un paquet de ces vieilles couronnes, enlève mon +petit piano, éteins ma lampe et ferme ma loge, tout est fini.» + +Le virtuose entre dans les coulisses sous le poids de ces tristes +pensées; il rencontre le second Ténor, son ennemi intime, sa doublure, +qui pleure aux éclats en dehors et rit aux larmes en dedans. + +--«Eh bien! _mon vieux_, lui dit le demi-dieu d'une voix dolente, tu vas +donc nous quitter? Mais quel triomphe t'attend ce soir! C'est une belle +soirée!» + +--«Oui, pour toi,» répond le chef d'emploi d'un air sombre. Et lui +tournant le dos: + +--«Delphine, dit-il à une jolie petite danseuse, à qui il permettait de +l'adorer, donne-moi donc _ma_ bonbonnière? + +--Oh! _ma_ bonbonnière est vide, répond la folâtre en pirouettant; j'ai +donné tout à Victor. + +Et cependant il faut étouffer son chagrin, son désespoir, sa rage: il +faut sourire, il faut chanter. Le virtuose paraît en scène; il joue pour +la dernière fois ce drame dont il fit le succès, ce rôle qu'il a créé; +il jette un dernier coup-d'Å“il sur ces décors qui réfléchirent sa +gloire, qui retentirent tant de fois de ses accents de tendresse, de +ses élans de passion, sur ce lac aux bords duquel il attendit Mathilde, +sur ce Grutly, d'où il cria: _Liberté!_ sur ce pâle soleil, que depuis +tant d'années, il voyait se lever à neuf heures du soir. Et il voudrait +pleurer, pleurer à sanglots; mais la réplique est donnée, il ne faut pas +que la voix tremble, ni que les muscles du visage expriment d'autre +émotion que celle du rôle; le public est là ; des milliers de mains sont +disposées à t'applaudir, mon pauvre dieu, et si elles restaient +immobiles, oh! alors, tu reconnaîtrais que les douleurs intimes que tu +viens de sentir et d'étouffer ne sont rien auprès de l'affreux +déchirement causé par la froideur du public en pareille circonstance; le +public, autrefois ton esclave, aujourd'hui ton maître, ton empereur! +Allons, incline-toi, il t'applaudit. _Te moriturum salutat!_ + +Et il chante, et par un effort surhumain, retrouvant sa voix et sa verve +juvéniles, il excite des transports jusqu'alors inconnus. On couvre la +scène de fleurs comme une tombe à demi fermée. Palpitant de mille +sensations contraires, il se retire à pas lents. On veut le voir encore, +on l'appelle à grands cris. Quelle angoisse douce et cruelle pour lui, +dans cette dernière clameur de l'enthousiasme! et qu'on doit bien lui +pardonner s'il en prolonge un peu la durée! C'est sa dernière joie, +c'est sa gloire, son amour, son génie, sa vie, qui frémissent en +s'éteignant à la fois. Viens donc, pauvre grand artiste, météore +brillant, au terme de ta course, viens entendre l'expression suprême de +nos affections admiratives et de notre reconnaissance, pour les +jouissances que nous t'avons dues si longtemps; viens et savoure-les, et +sois heureux et fier; tu te souviendras de cette heure toujours, et nous +l'aurons oubliée demain. Il s'avance haletant, le cÅ“ur gonflé de larmes; +une vaste acclamation éclate à son aspect; le peuple bat des mains, +l'appelle des noms les plus beaux et les plus chers; César le couronne. +Mais la toile s'abaisse enfin, comme le froid et le lourd couteau des +supplices; un abîme sépare le triomphateur de son char de triomphe, +abîme infranchissable et creusé par le temps. Tout est consommé! Le Dieu +n'est plus! + + Nuit profonde. + + . . . . . . . . . . . . . . . + . . . . . . . . . . . . . . . + . . . . . . . . . . . . . . . + + Nuit éternelle. + + . . . . . . . . . . . . . . . + . . . . . . . . . . . . . . . + . . . . . . . . . . . . . . . + + +FIN. + + + + +TABLE DES MATIÈRES + +DU SECOND VOLUME. + + +Voyage musical en Italie. + +I. Concours de composition musicale à l'Institut 3 + +II. Le concierge de l'Institut 15 + +III. Distribution des prix de l'Institut 31 + +IV. Le départ 45 + +V. L'arrivée 59 + +VI. Episode bouffon 67 + +VII. Retour à Rome 85 + +VIII. La vie de l'Académie 99 + +IX. Vincenza 117 + +X. Vagabondages 127 + +XI. Subiaco 137 + +XII. Encore Rome 151 + +XIII. Naples 177 + +XIV. Retour en France 209 + +Le Premier opéra (nouvelle). Alfonso Della Viola à +Benvenuto Cellini 229 + +Benvenuto à Alfonso 239 + +Benvenuto à Alfonso 251 + +Alfonso à Benvenuto 255 + +Conclusion 257 + +Du Système de Gluck en musique dramatique 262 + +Les deux Alceste de Gluck 279 + +Le Suicide par enthousiasme 309 + + +Astronomie musicale. + +Révolution d'un ténor autour du public. Avant l'Aurore 341 + +Lever héliaque 345 + +Le ténor au zénith 353 + +Le soleil se couche 361 + + +FIN DE LA TABLE DE TOME DEUXIEME. + + +NOTES: + +[1] Méhul est en effet de Givet, mais il n'était pas né à l'époque où +Pingard prétend avoir parlé de lui à Levaillant. + +[2] Il faut dire, pour être juste, que si les peintres jugent les +musiciens, ceux-ci leur rendent la pareille au concours de peinture, où +le prix est donné également à la pluralité des voix par toutes les +sections réunies de l'Académie des Beaux-Arts. Il en est de même pour +les prix d'architecture, de gravure et de sculpture. Je sens pourtant, +en mon âme et conscience, que si j'avais l'honneur d'appartenir à ce +docte corps, il me serait bien difficile de motiver mon choix, en +donnant le prix à un graveur ou à un architecte, et que je ne pourrais +guère faire preuve d'impartialité qu'en tirant le plus méritant à la +courte-paille. + +[3] 1er Iambe d'Auguste Barbier. + +[4] Expression du même poète. + +[5] Monfort avait obtenu en 1830 le prix de composition musicale qui +n'avait pas été décerné l'année précédente, il se trouvait conséquemment +aussi à Rome quand j'y arrivai. + +[6] Ce manuscrit est entre les mains de mon ami J. d'Ortigue, avec +l'inscription raturée. + +[7] + + Si quelqu'un t'offense je te vengerai. + +Cette statue célèbre est sur la place du Grand-Duc, où se trouve aussi +la poste. + +[8] Nous étions loin de nous douter alors que nous ferions tous les deux +en 1840 l'inauguration de la belle colonne de la Bastille, dont il est +l'auteur; et qu'il serait chargé de construire un orchestre pour +recevoir les exécutants de ma symphonie funèbre. + +[9] Les théâtres lyriques, à Rome, ne sont ouverts que quatre mois de +l'année. + +[10] Il est fort difficile de se procurer les chefs-d'Å“uvre de la +littérature moderne; la police du S.P. les ayant presque tous mis à +l'index. + +[11] Je l'ai vue un soir chez M. Vernet, avec ses longs cheveux blonds +tombant autour de sa figure mélancolique, comme les branches d'un saule +pleureur: trois jours après je vis sa charge en terre dans l'atelier de +Dantan. + +[12] Le séjour des pensionnaires musiciens en Italie n'est que de deux +ans, ils doivent ensuite voyager un an en Allemagne et revenir à Paris. +Les autres artistes, au contraire, sont tenus de passer cinq ans au-delà +des monts. + +[13] J'ai hâte maintenant de dire au lecteur, pour dissiper l'impression +trop violente, trop désolante, trop déchirante que mon récit aura sans +aucun doute produite sur son imagination et sur son cÅ“ur, qu'il n'y a de +réel dans l'anecdote que l'amour de Vincenza pour mon ami Gibert, et +l'indifférence de celui-ci pour elle. Je serais au désespoir d'affliger +quiconque trop profondément. D'ailleurs, tout ce que je raconte dans ces +deux volumes est vrai, et j'ai peur de l'ombre mensongère que ce conte +pourrait jeter sur le reste de mon récit. Vincenza a bien pleuré souvent +au pied des tilleuls du Pincio, elle m'a demandé bien des fois de la +raccommoder avec son amant qu'elle ennuyait et qui n'était point jaloux, +mais elle ne s'est pas noyée le moins du monde. Elle est morte à Albano, +de maladie tout bonnement, deux ans après mon départ. Quant à Gibert, +l'indolent créole, qui se soucie de moi comme de Vincenza, il est +toujours à Rome, où il passe un tiers de sa vie à sommeiller, l'autre à +dormir et le troisième à ne rien faire. + +[14] _Inglese_, Anglais. + +[15] _Baïocco_, monnaie romaine. + +[16] Je fumais alors, je n'avais pas encore découvert que l'excitation +causée par le tabac est une chose pour moi prodigieusement désagréable. + +[17] Ceci est encore un mensonge et résulte de la tendance qu'ont +toujours les artistes à écrire des phrases qu'ils croient à effet. Je +n'ai jamais donné de coups de pied à Crispino; Flacheron est même le +seul d'entre nous qui se soit permis avec lui une telle liberté. + +[18] Cet instrument ne serait-il pas celui dont parle Virgile: + + ..... Ite per alta + Dindyma, ubi assuetis biforem dat tibia cantum. + + +[19] J'avais écrit les paroles parlées et chantées de cet ouvrage qui +sert de conclusion à la Symphonie Fantastique, en revenant de Nice, et +pendant le trajet que je fis, à pied, de Sienne à Montefiascone. + +[20] _Grani_, monnaie napolitaine. + +[21] Isidore Flacheron. + +[22] Faute de pouvoir prononcer mon nom, les Subiacois me désignaient +toujours de la sorte. + +[23] Aujourd'hui madame Flacheron. + +[24] Assassiner quelqu'un. + +[25] L**** était un grand séducteur de femmes de chambre; et il +prétendait qu'un moyen sûr de s'en faire aimer, c'était _d'avoir +toujours l'air un peu triste et un pantalon blanc_. + +[26] Il faut en excepter une partie de celle de Bellini et de ses +imitateurs. + +[27] Cette correspondance fictive est basée sur des faits historiques: +Benvenuto Cellini, l'un des plus grands sculpteurs et ciseleurs de son +temps, fut en effet contemporain d'Alfonso della Viola, auteur d'un +opéra qui passe pour le second ou le troisième essai de musique +dramatique fait au seizième siècle. + +[28] Historique. + +[29] Historique. + +[30] Historique. + +[31] Historique. + +[32] Historique. + +[33] On sait que Cellini professait une singulière aversion pour cet +instrument. + +[34] Cet air n'est pas de Gluck. + +[35] Nous désignerons ainsi par les premières paroles dans les deux +langues, les morceaux qui existent dans les deux partitions. + +[36] L'intention de Gluck est là trop évidente et trop belle pour ne la +rendre à l'exécution qu'avec les moyens ordinaires; c'est trente flûtes +au lieu de deux qu'il faudrait pour ce morceau. Oh! si j'étais directeur +de l'Opéra! + +[37] Cet air est toujours supprimé à la représentation. + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Voyage musical en Allemagne et en +Italie, II, by Hector Berlioz + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK VOYAGE MUSICAL II *** + +***** This file should be named 37567-0.txt or 37567-0.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/7/5/6/37567/ + +Produced by Chuck Greif and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was +produced from images available at the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/37567-0.zip b/37567-0.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..e4ff262 --- /dev/null +++ b/37567-0.zip diff --git a/37567-8.txt b/37567-8.txt new file mode 100644 index 0000000..8e8092c --- /dev/null +++ b/37567-8.txt @@ -0,0 +1,7339 @@ +The Project Gutenberg EBook of Voyage musical en Allemagne et en Italie, II, by +Hector Berlioz + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Voyage musical en Allemagne et en Italie, II + +Author: Hector Berlioz + +Release Date: September 29, 2011 [EBook #37567] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK VOYAGE MUSICAL II *** + + + + +Produced by Chuck Greif and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was +produced from images available at the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + + + + + + + + +VOYAGE MUSICAL + +EN ALLEMAGNE + +ET + +EN ITALIE. + + + + +SÈVRES--M. CERF. IMPRIMEUR. 444, RUE ROYALE. + + + + +VOYAGE MUSICAL + +EN + +ALLEMAGNE + +ET + +EN ITALIE. + +ÉTUDES SUR BEETHOVEN, GLUCK ET WEBER. + +MÉLANGES ET NOUVELLES. + +PAR HECTOR BERLIOZ. + +2 + +PARIS + +JULES LABITTE, LIBRAIRE-ÉDITEUR, +Nº 3. QUAI VOLTAIRE. + +1844 + + + + +VOYAGE MUSICAL + +EN ITALIE. + + + + +I + +CONCOURS DE COMPOSITION MUSICALE A L'INSTITUT. + + +_Je dirai: J'étais là, telle chose m'advint._ + +Il faut dire aussi pourquoi j'étais là, car on ne s'en douterait guère. + +En effet, que peut aller chercher aujourd'hui un musicien en Italie? +Irait-il y entendre les chefs-d'oeuvre de l'ancienne école? on ne les +exécute nulle part. Ceux de l'école moderne? on les représente +habituellement à Paris. Se proposerait-il d'y étudier l'art du chant? +C'est bien, il est vrai, la terre classique des chanteurs; mais ceux-ci +n'ont pas plutôt acquis un talent un peu remarquable, que nous les +voyons accourir en France. Les Rubini, Tamburini, Grisi, Persiani, +Ronconi, Salvi, ont fondé ou consolidé leur réputation à Paris, et ils y +passent, en général, une bonne partie de leur vie d'artiste. Se +livre-t-il à l'étude de la musique instrumentale? c'est le Rhin qu'il +faut passer et non les Alpes. Toutes ces raisons sont excellentes, sans +doute; je me bornerai à répondre que, si je suis allé en Italie sous +prétexte de musique, c'est par arrêt de l'Académie. J'ai obtenu, comme +tant d'autres, le grand prix de composition musicale au concours annuel +de l'Institut; et si le lecteur est curieux de savoir comment se faisait +ce concours, à l'époque où je m'y présentai, je puis le lui apprendre. + +Faire connaître quels sont chaque année ceux des jeunes compositeurs +français qui offrent le plus de garanties pour l'avenir de l'art, et les +encourager en les mettant, au moyen d'une pension, dans le cas de +s'occuper librement et exclusivement pendant cinq ans de leurs études, +tel est le double but de l'institution du prix de Rome, telle a été +l'intention du gouvernement qui l'a fondée. Toutefois, voici les moyens +qu'on employait encore il y a quelques années, pour remplir l'une et +parvenir à l'autre. Les choses ont un peu changé depuis lors, mais bien +peu. + +Les _faits_ que je vais citer paraîtront sans doute fort extraordinaires +et improbables à la plupart des lecteurs, mais comme j'ai eu l'honneur +d'obtenir successivement le second et le premier grand prix au concours +de l'Institut, je ne dirai rien que je n'aie vu moi-même, et dont je ne +sois parfaitement sûr. Cette circonstance d'ailleurs me permet de dire +librement toute ma pensée sans crainte de voir attribuer à l'aigreur +d'une vanité blessée ce qui n'est que l'expression de mon amour de l'art +et de ma conviction intime. + +Tous les Français, ou naturalisés Français, âgés de moins de trente ans, +pouvaient, et peuvent encore, aux termes du réglement, être admis au +concours. + +Quand l'époque en avait été fixée, les candidats venaient s'inscrire au +secrétariat de l'Institut. Ils subissaient ensuite un examen +préparatoire, nommé _concours préliminaire_, qui avait pour but de +désigner parmi les aspirants les cinq ou six élèves les plus avancés. + +Le sujet du grand concours devait être une _scène lyrique sérieuse pour +une ou deux voix et orchestre_; et les candidats, afin de prouver qu'ils +possédaient le sentiment de la mélodie et de l'expression dramatique, +l'art de l'instrumentation et les autres qualités indispensables pour un +tel ouvrage, étaient tenus d'écrire une _fugue vocale_. On leur +accordait une journée entière pour ce travail. _Chaque fugue devait être +signée._ + +Le lendemain, les membres de la section de musique de l'Institut se +rassemblaient, lisaient les fugues, et faisaient un choix trop souvent +entaché de partialité, car un certain nombre des manuscrits _signés_ +appartenait toujours à des élèves de messieurs les académiciens. + +Les votes recueillis et les concurrents désignés, ceux-ci devaient se +représenter bientôt après pour recevoir les paroles de la scène ou +cantate qu'ils allaient avoir à mettre en musique, et _entrer en loge_. +M. le secrétaire perpétuel de l'Académie des Beaux-Arts leur dictait +collectivement le classique poème, qui commençait presque toujours +ainsi: + + Déjà l'Aurore aux doigts de rose. + +Ou: + + Déjà le jour naissant ranime la nature. + +Ou: + + Déjà d'un doux éclat l'horizon se colore. + +Ou: + + Déjà du blond Phébus le char brillant s'avance. + +Ou: + + Déjà de pourpre et d'or les monts lointains se parent. + +Ou: + + Déjà.... + +Ah! ma foi, j'allais faire une fausse citation. La cantate avec laquelle +j'ai obtenu le grand prix commençait précisément de la façon contraire. +C'était, si je ne me trompe: «_Déjà la nuit a voilé la nature._» C'est +fort différent, comme on voit. + +Les candidats, munis du lumineux poème, étaient alors enfermés isolément +avec un piano, jusqu'à ce qu'ils eussent terminé leur partition. Le +matin à onze heures, et le soir à six, le concierge, dépositaire des +clefs de chaque loge, venait ouvrir aux détenus, qui se réunissaient +pour prendre ensemble leurs repas; mais défense à eux de sortir du +palais de l'Institut. Tout ce qui venait du dehors, papiers, lettres, +livres, linge, était soigneusement visité, afin que les élèves ne +pussent obtenir ni aide ni conseils de personne. Ce qui n'empêchait pas +qu'on ne les autorisât à recevoir des visites dans la cour de +l'Institut, tous les jours, de six à huit heures du soir, à inviter même +leurs amis à de joyeux dîners, où Dieu sait tout ce qui pouvait se +communiquer, de vive voix ou par écrit, entre le bordeaux et le +champagne. Le délai fixé pour la composition était de 22 jours; ceux des +auteurs qui avaient fini avant ce temps étaient libres de sortir, après +avoir déposé leur manuscrit, toujours _numéroté et signé_. Toutes les +partitions étant livrées, le lyrique aréopage s'assemblait de nouveau, +et s'adjoignait à cette occasion deux membres pris dans les autres +sections de l'Institut. Un sculpteur et un peintre, par exemple, ou un +graveur et un architecte, ou un sculpteur et un graveur, ou un +architecte et un peintre, ou même deux graveurs, ou deux peintres, ou +deux architectes, ou deux sculpteurs. L'important était qu'ils ne +fussent pas musiciens. Ils avaient voix délibérative et se trouvaient là +pour juger d'un art qui leur est étranger. On entendait successivement +toutes les scènes écrites pour l'orchestre, comme je l'ai dit plus haut, +et on les entendait réduites par _un seul_ accompagnateur, _sur le +piano_!..... (Et il en est encore ainsi à cette heure!) + +Vainement prétendrait-on qu'il est possible d'apprécier à sa juste +valeur une composition d'orchestre ainsi mutilée; rien n'est plus +éloigné de la vérité. Le piano peut donner une idée de l'orchestre, pour +un ouvrage qu'on aurait déjà entendu complètement exécuté; la mémoire +alors se réveille, supplée à ce qui manque, et on est ému par souvenir. +Mais pour une oeuvre nouvelle, dans l'état actuel de la musique, c'est +impossible. Une partition telle que l'_OEdipe_, de Sacchini, ou toute +autre de cette école, dans laquelle l'instrumentation n'existe pas, ne +perdrait presque rien à une pareille épreuve. Aucune composition +moderne, en supposant que l'auteur ait profité des ressources que l'art +actuel lui donne, n'est dans le même cas. Exécutez donc sur le piano la +marche de _la Communion_, de la messe du sacre, de Chérubini? Que +deviendront ces délicieuses tenues d'instruments à vent qui vous +plongent dans une extase mystique? ces ravissants enlacements de flûtes +et de clarinettes, d'où résulte presque tout l'effet? Ils disparaîtront +complètement, puisque le piano ne peut tenir ni enfler un son. + +Accompagnez au piano l'admirable air d'Agamemnon dans l'_Iphigénie en +Aulide_ de Gluck! Il y a sous ces vers: + + J'entends retentir dans mon sein + Le cri plaintif de la nature. + +un solo de hautbois d'un effet poignant et vraiment sublime. Au piano, +au lieu d'une plainte déchirante, cette note vous donnera un son de +clochette, et rien de plus. Voilà l'idée, la pensée, l'inspiration +anéanties. Je ne parle pas des grands effets d'orchestre, des +oppositions si piquantes établies entre les instruments à cordes et +l'_harmonie_ des couleurs tranchées qui séparent les instruments de +cuivre des instruments de bois, des effets magiques de timbales qu'on +trouve à chaque pas dans Beethoven et Weber, des moyens dramatiques qui +résultent de l'_éloignement_ des masses harmoniques placées à distance +les unes des autres, ni de cent autres détails dans lesquels il serait +superflu d'entrer. Je dirai seulement qu'ici l'injustice et l'absurdité +du réglement se montrent dans toute leur laideur. N'est-il pas évident +que le piano anéantissant tous les effets d'instrumentation, nivelle, +par cela seul, tous les compositeurs? Celui qui sera habile, profond, +ingénieux instrumentaliste, est rabaissé à la taille de l'ignorant qui +n'a pas les premières notions de cette branche de l'art. Ce dernier peut +avoir écrit des trombones au lieu de clarinettes, des ophicléides au +lieu de bassons, avoir commis les plus énormes bévues, pendant que +l'autre aura composé un magnifique orchestre, sans qu'il soit possible, +avec une pareille exécution, d'apercevoir la différence qu'il y a entre +eux. Le piano, pour les instrumentalistes, est donc une vraie guillotine +destinée à abattre toutes les nobles têtes, et dont la plèbe seule n'a +rien à redouter. + +Quoi qu'il en soit, les scènes ainsi _exécutées_, on va au scrutin (je +parle au présent, puisque rien n'est changé à cet égard). Le prix est +donné. Vous croyez que c'est fini? Erreur. Huit jours après, toutes les +sections de l'Académie des beaux-arts se réunissent pour le grand +jugement définitif. Les peintres, statuaires, architectes, graveurs en +médailles et graveurs en taille-douce forment cette fois un imposant +jury, dont _les musiciens cependant ne sont pas exclus_: les hommes de +lettres et poètes seuls n'y figurent point. Pourquoi cela?... je +l'ignore. Il me semble, en tout cas, que le chantre d'_Atala_ et des +_Martyrs_, que l'auteur des _Voix intérieures_ et des _Chants du +Crépuscule_, celui des _Harmonies religieuses_ et des _Méditations_, +pourraient apprécier l'expression ou la noblesse d'une mélodie au moins +aussi bien que le plus grand sculpteur, fût-il un Phidias, ou le plus +habile architecte, fût-il un Michel-Ange. + +Quand les _exécuteurs_, chanteur et pianiste, ont fait entendre une +seconde fois, et de la même manière chaque partition, l'urne fatale +circule, on lit les bulletins, et le jugement préliminaire que la +section de musique avait porté huit jours auparavant, se trouve, en +dernière analyse, confirmé, modifié, ou _cassé_ par la majorité. + +Ainsi, le prix de musique est donné par des gens qui ne sont pas +musiciens et qui n'ont pas même été mis dans le cas d'entendre, telles +qu'elles ont été conçues, les partitions entre lesquelles un absurde +réglement les oblige de faire un choix. + +Au jour solennel de la distribution des prix, la cantate préférée par +les peintres, sculpteurs et graveurs, est ensuite exécutée +_complètement_. C'est un peu tard; il aurait mieux valu sans doute +convoquer l'orchestre avant de se prononcer; et les dépenses +occasionnées par cette exécution tardive sont assez inutiles, puisqu'il +n'y a plus à revenir sur la décision prise; mais l'Académie est +curieuse, elle veut _connaître_ l'ouvrage qu'elle a couronné........ +C'est un désir bien naturel!...... + + + + +II + +LE CONCIERGE DE L'INSTITUT. + + +Il y avait dans mon temps, à l'Institut, un vieux concierge nommé +Pingard, à qui tout ceci causait une indignation des plus plaisantes. La +tâche de ce brave homme, à l'époque des concours, était de nous enfermer +dans nos loges, de nous ouvrir soir et matin, et de surveiller nos +rapports avec les visiteurs, aux heures de loisir. Il remplissait, en +outre, les fonctions d'huissier auprès de Messieurs les académiciens, et +assistait, en conséquence, à toutes les séances secrètes et publiques, +où il avait fait bon nombre de curieuses observations. Embarqué à seize +ans comme mousse à bord d'une frégate de la compagnie des Indes, il +avait parcouru presque toutes les îles de la Sonde, et, obligé de +séjourner à Java, il échappa, par la force de sa constitution, et lui +neuvième, disait-il, aux fièvres pestilentielles qui avaient enlevé tout +l'équipage. + +J'ai toujours beaucoup aimé les vieux voyageurs, pourvu qu'ils eussent +quelque histoire lointaine à me raconter. En pareil cas, je les écoute +avec une attention calme et une inexplicable patience. Je les suis dans +toutes leurs digressions, dans les dernières ramifications des épisodes +de leurs épisodes; et, quand le narrateur, voulant trop tard revenir au +sujet principal et ne sachant quel chemin prendre, se frappe le front +pour ressaisir le fil rompu de son histoire en disant: «Mon Dieu, où en +étais-je donc?...,» je suis heureux de le remettre sur la piste de son +idée, de lui jeter le nom qu'il cherchait, la date qu'il avait oubliée, +et c'est avec une véritable satisfaction que je l'entends s'écrier, tout +joyeux: «Ah! oui, oui, j'y suis, m'y voilà.» Aussi étions-nous fort bons +amis, le père Pingard et moi; il m'avait estimé tout d'abord, à cause du +plaisir que je trouvais à lui parler de Batavia, de Célèbes, d'Amboyne, +de la côte de Coromandel, de Bornéo, de Sumatra; parce que je l'avais +questionné plusieurs fois avec curiosité sur les femmes Javanaises, dont +l'amour est fatal aux Européens, et avec lesquelles le gaillard avait +fait de si terribles fredaines, que la consomption avait un instant paru +vouloir réparer à son égard la négligence du choléra-morbus. Lui ayant +un jour, à propos de la Syrie, parlé de Volney, de _ce bon monsieur le +comte de Volney, si simple, qui avait toujours des bas de laine bleue_, +son estime pour moi s'accrut d'une manière remarquable; mais son +enthousiasme n'eut plus de bornes, quand j'en vins à lui demander s'il +avait connu le célèbre voyageur Levaillant. + +«--M. Levaillant!... M. Levaillant, s'écria-t-il vivement, pardieu si je +le connais. Tenez! Un jour que je me promenais au cap de +Bonne-Espérance, en sifflant, j'attendais une petite négresse qui +m'avait donné rendez-vous sur la Grève, parce que, entre nous, il y +avait des raisons pour qu'elle ne vînt pas chez moi. Je vais vous dire. + +--Bon, bon, nous parlions de Levaillant. + +--Ah! oui. Eh bien! un jour que je sifflais en me promenant au cap de +Bonne-Espérance, un grand homme basané, qui avait une barbe de sapeur, +se retourne vers moi; il m'avait entendu siffler en français, c'est +apparemment à ça qu'il me reconnut: + +--Dis donc, gamin, qu'il me dit, tu es Français? + +--Pardi, si je suis Français, que je lui dis, je suis de Givet, +département des Ardennes, pays de M. Méhul[1]. + +--Ah! tu es Français? + +--Oui. + +--Ah!--Et il me tourna le dos. + +C'était M. Levaillant; vous voyez si je l'ai connu.» + +Le père Pingard était donc véritablement mon ami; aussi me traitait-il +comme tel, et me confiait-il des choses qu'il eût tremblé de dévoiler à +tout autre. Je me rappelle une conversation très-animée que nous eûmes +ensemble en 1828, époque de mon second prix. On nous avait donné pour +sujet de concours un épisode du Tasse: Herminie se couvrant des armes de +Clorinde, et à la faveur de ce déguisement, sortant des murs de +Jérusalem pour aller porter à Tancrède blessé les soins de son fidèle et +malheureux amour. Au milieu du troisième air (car il y avait toujours +trois airs dans les scènes de l'Institut; d'abord le lever de l'aurore +obligé, puis le premier récitatif suivi d'un premier air suivi d'un +deuxième récitatif suivi d'un deuxième air suivi d'un troisième +récitatif suivi d'un troisième air, le tout pour le même personnage), +dans le milieu du troisième air donc, se trouvaient ces quatre vers: + + Dieu des chrétiens, toi que j'ignore, + Toi que j'outrageais autrefois, + Aujourd'hui, mon respect t'implore, + Daigne écouter ma faible voix. + +J'eus l'insolence de penser que, malgré le titre d'_air agité_ que +portait le dernier morceau, ce quatrain devait être le sujet d'une +prière, et il me parut impossible de faire implorer le Dieu des +chrétiens par la tremblante reine d'Antioche avec des cris de mélodrame +et un orchestre désespéré. J'en fis donc une prière; et, à coup sûr, +s'il y eût quelque chose de passable dans ma partition, ce ne fut que +cette andante. Comme j'arrivais à l'Institut le soir du jugement dernier +pour connaître mon sort, et savoir si les peintres, sculpteurs, graveurs +en médaille et graveurs en taille-douce m'avaient déclaré bon ou mauvais +musicien, je rencontre Pingard dans l'escalier: + +«--Eh bien! lui dis-je, qu'ont-ils décidé? + +»--Ah!... c'est vous, Berlioz... pardieu, je suis bien aise!... je vous +cherchais. + +»--Qu'ai-je obtenu, voyons, dites vite; une mention, un premier, un +second prix, ou rien? + +»--Oh! tenez, je suis encore tout remué. Quand je vous dis qu'il ne vous +a manqué que deux voix pour le premier. + +»--Parbleu, je n'en savais rien; vous m'en donnez la première nouvelle. + +»--Mais quand je vous le dis. Vous avez le second prix; c'est bon, mais +il n'a manqué que deux voix pour que vous eussiez le premier. Oh! tenez, +ça m'a vexé, parce que, voyez-vous, je ne suis ni peintre, ni +architecte, ni graveur en médaille, et par conséquent je ne connais +rien du tout en musique; mais ça n'empêche pas que votre Dieu des +chrétiens m'a fait un certain gargouillement dans le coeur qui m'a +bouleversé. Et sacredieu, tenez, si je vous avais rencontré sur le +moment, je vous aurais... je vous aurais payé une demi-tasse. + +»--Merci, merci, mon cher Pingard, vous êtes bien bon. Vous vous y +connaissez; vous avez du goût. D'ailleurs, n'avez-vous pas visité la +côte de Coromandel? + +»--Pardi, certainement; mais pourquoi? + +»--Les îles de Java? + +»--Oui, mais... + +»--De Sumatra? + +»--Oui. + +»--De Bornéo? + +»--Oui. + +»--Vous avez été _lié_ avec Levaillant? + +»--Pardi, comme deux doigts de la main. + +»--Vous avez parlé souvent à Volney? + +»--A M. le comte de Volney, qui avait des bas bleus? + +»--Oui. + +»--Certainement. + +»--Eh bien! vous êtes bon juge en musique. + +»--Comment ça? + +»--Il n'y a pas besoin de savoir comment; seulement, si on vous dit par +hasard: Quel titre avez-vous pour juger les compositeurs? êtes-vous +peintre, graveur en taille-douce, architecte, sculpteur? vous répondrez: +Non, je suis... voyageur, marin, mousse de la compagnie des Indes. C'est +plus qu'il n'en faut. Ah ça, voyons, comment s'est passée la séance? + +»--Oh! tenez, ne m'en parlez pas; c'est toujours la même chose: J'aurais +trente enfants, que le diable m'emporte si j'en mettrais un seul dans +les arts. Parce que je vois tout ça, moi. Vous ne savez pas quelle +sacrée boutique... Par exemple, ils se donnent, ils se vendent même des +voix entre eux. Tenez, une fois, au concours de peinture, j'entendis M. +Lethière qui demandait sa voix à un musicien[2] pour un de ses élèves. +Nous sommes d'anciens camarades, qu'il lui dit, tu ne me refuseras pas +ça. D'ailleurs, mon élève a du talent, son tableau est très-bien. + +»--Non, non, non, je ne veux pas, je ne veux pas, que l'autre lui +répond. Ton élève m'avait promis un album que désirait ma femme, et il +n'a pas seulement dessiné un arbre pour elle. Je ne lui donne pas ma +voix. + +»--Ah! tu as bien tort, que lui dit M. Lethière; je vote pour les tiens, +tu le sais, et tu ne veux pas voter pour les miens. + +»--Non, je ne veux pas. + +»--Alors je ferai moi-même ton album, là, je ne peux pas mieux dire. + +»--Ah! c'est différent. Comment l'appelles-tu ton élève? Pour que je ne +confonde pas, donne-moi ses noms et prénoms. Pingard! + +»--Monsieur. + +»--Un papier et un crayon. + +»--Voilà, Monsieur. Ils vont dans l'embrasure de la fenêtre, ils +écrivent trois mots, et puis j'entends le musicien qui dit à l'autre, en +repassant: C'est bon! il a ma voix. + +»--Eh bien! n'est-ce pas abominable? et si j'avais un de mes fils au +concours, et qu'on lui fit des tours pareils n'y aurait-il pas de quoi +me jeter par la fenêtre? + +»--Bon, bon, calmez-vous, Pingard, et dites-moi comment tout s'est passé +aujourd'hui. + +»--Je vous l'ai déjà dit, vous avez le second prix, et il ne vous a +manqué que deux voix pour le premier. Quand M. Dupont a eu chanté votre +cantate, et qu'il l'a fièrement bien chantée, par parenthèse, ils ont +commencé à écrire les bulletins. Il y avait un musicien, de mon côté, +qui parlait bas à un architecte, et qui lui disait: Voyez-vous, celui-là +ne fera jamais rien; ne lui donnez pas votre voix, c'est un jeune homme +perdu. Il n'admire que le dévergondage de Beethoven; on ne le fera +jamais rentrer dans la bonne route. + +»--Vous croyez, dit l'architecte? Cependant..... + +»--Oh! c'est très-sûr; d'ailleurs, demandez à notre illustre Cherubini. +Vous ne doutez pas de son expérience, j'espère; il vous dira, comme moi, +que ce jeune homme est fou, que Beethoven lui a troublé la cervelle. + +»--Pardon, me dit Pingard en s'interrompant, mais qu'est-ce que ce M. +Beethoven? il n'est pas de l'Institut, je crois? + +»--Non, il n'est pas de l'Institut; continuez. + +»--Ah! mon Dieu, ça n'a pas été long; l'autre a donné sa voix au nº 4, +au lieu de vous la donner, et voilà. Tout d'un coup, il y a un des +musiciens qui se lève et qui dit: Messieurs, avant d'aller plus avant, +je dois vous prévenir que dans le second morceau de la partition que +nous venons d'entendre, il y a un travail d'orchestre très-ingénieux, +que le piano ne peut pas rendre, et qui doit, à l'exécution, produire le +plus grand effet. Il est bon d'en être instruit. + +»--Que diable viens-tu nous chanter, lui répond un autre musicien, ton +élève ne s'est pas conformé au programme; au lieu d'_un_ air agité, il +en a écrit _deux_, et dans le milieu il a ajouté une prière qu'il ne +devait pas faire. Le réglement ne peut ainsi être méprisé. Il faut un +exemple. + +»--Oh! c'est trop fort! qu'en dit M. le Secrétaire-Perpétuel? + +»--Je crois que c'est un peu sévère, et qu'on peut pardonner la licence +que s'est permise votre élève; mais il est important que le jury soit +éclairé sur le genre de mérite que vous avez signalé, et que l'exécution +au piano ne nous a pas laissé apercevoir. + +»--Non, non, ce n'est pas vrai, dit M. Chérubini, ce prétendu mérite +d'instrumentation n'existe pas, ce n'est qu'un fouillis auquel on ne +comprend rien et qui serait détestable à l'orchestre. + +»--Ma foi, Messieurs, entendez-vous, disent de tous côtés les peintres, +sculpteurs, architectes et graveurs, nous ne pouvons juger que ce que +nous entendons, et pour le reste, si vous n'êtes pas d'accord... + +»--Ah! oui.--Ah! non.--Mais mon Dieu!...--Eh! que +Diable!...--Cependant... + +»Enfin, ils criaient tous à la fois, et comme ça les ennuyait, voilà M. +Renaud et deux autres qui s'en vont, en disant qu'ils se récusaient et +qu'ils ne voulaient pas voter. Puis on a compté les bulletins, et il +vous a manqué deux voix, comme je vous ai dit. + +»--Je vous remercie, mon bon Pingard; mais, dites-moi, cela se +passait-il de la même manière à l'Académie du cap de Bonne-Espérance? + +»--Oh! par exemple! quelle farce! Une académie au Cap! un institut +hottentot! Vous savez bien qu'il n'y en a pas. + +»--Vraiment! et chez les Indiens de Coromandel? + +»--Point. + +»--Et chez les Malais? + +»--Pas davantage. + +»--Ah ça! mais il n'y a donc point d'académie dans l'Orient? + +»--Certainement non. + +»--Les Orientaux sont bien à plaindre! + +»--Ah! oui, ils s'en moquent pas mal! + +»--Les barbares!» + +Là-dessus, je quittai le vieux concierge, gardien, huissier de +l'Institut, en songeant à l'immense avantage qu'il y aurait d'envoyer +l'Académie civiliser l'île de Java. Je ruminais déjà le plan d'un projet +que je voulais adresser aux académiciens eux-mêmes, à l'effet de les +prier _de vouloir bien se donner la peine_ d'aller se promener un peu au +cap de Bonne-Espérance, comme Pingard. Mais nous sommes si égoïstes, +nous autres Occidentaux, notre amour de l'humanité est si faible, que +ces pauvres Hottentots, ces malheureux Malais, qui n'ont pas d'académie, +ne m'ont occupé sérieusement que deux ou trois heures; le lendemain je +n'y songeais plus. Deux ans après, j'obtins enfin le premier grand prix; +_mon tour était venu_. Dans l'intervalle, le pauvre Pingard était mort, +et ce fut grand dommage, car s'il eût entendu mon _Incendie de +Sardanapale_, je suis sûr qu'il m'aurait cette fois payé une tasse tout +entière. + +Ce fut en 1830 que ce bonheur m'arriva. Je terminais précisément ma +cantate le 28 juillet: + + «...Lorsqu'un lourd soleil chauffait les grandes dalles + »Des ponts et de nos quais déserts; + »Que les cloches hurlaient, que la grêle des balles + »Sifflait et pleuvait par les airs; + »Que dans Paris entier, comme la mer qui monte, + »Le peuple soulevé grondait; + »Et qu'au lugubre accent des vieux canons de fonte + »_La Marseillaise_ répondait[3].» + +L'aspect du palais de l'Institut, habité par de nombreuses familles, +était alors curieux; les biscayens traversaient nos portes barricadées, +les boulets ébranlaient la façade, les femmes poussaient des cris, et +dans les moments de silence, entre les décharges, les hirondelles +reprenaient en choeur leur chant joyeux cent fois interrompu. Et +j'écrivais, j'écrivais précipitamment les dernières pages de mon +orchestre, au bruit sec et mat des balles perdues qui, décrivant une +parabole au-dessus des toits, venaient s'applatir près de mes fenêtres, +contre la muraille de ma chambre. Enfin, le 29, je fus libre, et je pus +sortir et polissonner dans Paris, le pistolet au poing, avec la _sainte +canaille_[4], jusqu'au lendemain. + + + + +III + +DISTRIBUTION DES PRIX DE L'INSTITUT. + + +Deux mois après eurent lieu, comme à l'ordinaire, la distribution des +prix et l'exécution à grand orchestre de la cantate couronnée. Cette +cérémonie se passe encore de la même façon. Tous les ans, les mêmes +musiciens exécutent des partitions qui sont à peu près aussi toujours +les mêmes, et les prix donnés avec le même discernement sont distribués +avec la même solennité. Tous les ans, le même jour, à la même heure, +debout sur la même marche du même escalier de l'Institut, le même +académicien répète la même phrase au lauréat qui vient d'être couronné. +Le jour est le premier samedi d'octobre; l'heure, la quatrième de +l'après-midi; la marche d'escalier, la troisième; l'académicien, tout +le monde s'en doute; la phrase, la voici: + +«Allons, jeune homme, _macte animo_; vous allez faire un beau voyage... +la terre classique des beaux-arts... la patrie des Pergolèse, des +Piccini.... un ciel inspirateur.... Vous nous reviendrez avec quelque +magnifique partition. Vous êtes en beau chemin.» + +Pour cette glorieuse journée, les académiciens endossent leur bel habit +brodé de vert; ils rayonnent, ils éblouissent. Ils vont couronner en +pompe, un peintre, un sculpteur, un architecte, un graveur et un +musicien. Grande est la joie au gynécée des muses. + +Que viens-je d'écrire là?... cela ressemble à un vers! C'est que j'étais +déjà loin de l'Académie, et que je songeais (je ne sais trop à quel +propos, en vérité), à cette strophe de Victor Hugo: + + «Aigle qu'ils devaient suivre, aigle de notre armée, + »Dont la plume sanglante en cent lieux est semée, + »Dont le tonnerre, un soir, s'éteignit dans les flots; + »Toi qui les as couvés dans l'aire maternelle, + »Regarde et sois contente, et crie, et bats de l'aîle, + «Mère, tes aiglons sont éclos.» + +Revenons à nos lauréats, dont quelques-un ressemblent bien un peu à des +hiboux, à ces _petits monstres rechignés_ dont parle La Fontaine, plutôt +qu'à des aigles, mais qui se partagent tous également néanmoins les +affections de l'Académie. + +C'est donc le premier samedi d'octobre que leur mère radieuse _bat de +l'aile_, et que la cantate couronnée est enfin exécutée sérieusement. On +rassemble alors un orchestre _tout entier_; il n'y manque rien. Les +instruments à cordes y sont; on y voit les deux flûtes, les deux +hautbois, les deux clarinettes (je dois cependant à la vérité de dire +que cette précieuse partie de l'orchestre est complète depuis peu +seulement. Quand l'_aurore_ du grand prix se leva pour moi, il n'y avait +qu'_une clarinette et demie_; le vieillard chargé depuis un temps +immémorial de la partie de première clarinette, n'ayant plus qu'une +dent, ne pouvait faire sortir de son instrument asthmatique que la +moitié des notes, tout au plus). On y trouve les quatre cors, les trois +trombones, et jusqu'à des _cornets à pistons_, instruments modernes! +Voilà qui est fort. Eh bien! rien n'est plus vrai. L'Académie, ce +jour-là, ne se connaît plus, elle fait des folies, de véritables +extravagances: _elle est contente, et crie et bat de l'aile, ses hiboux_ +(ses aiglons voulais-je dire) _sont éclos_. Chacun est à son poste. +Habeneck, armé de l'archet conducteur, donne le signal. + +Le soleil se lève; solo de violoncelle... léger crescendo. + +Les petits oiseaux se réveillent; solo de flûte, trilles de violons. + +Les petits ruisseaux murmurent, solo d'altos. + +Les petits agneaux bêlent, solo de hautbois. + +Et le crescendo continuant, il se trouve que quand les petits oiseaux, +les petits ruisseaux et les petits agneaux ont été entendus +successivement, le soleil est au zénith, et qu'il est midi tout au +moins. Le récitatif commence: + + «Déjà le jour naissant, etc.» + +Suivent, le premier air, le deuxième récitatif, le deuxième air, le +troisième récitatif et le troisième air où le personnage expire +ordinairement, mais où le chanteur et les auditeurs respirent. M. le +Secrétaire-Perpétuel prononce à haute et intelligible voix les noms et +prénoms de l'auteur, tenant d'une main la couronne de laurier +artificiel, qui doit ceindre les tempes du triomphateur, et de l'autre +une médaille d'or véritable qui lui servira à payer son terme avant le +départ pour Rome. Elle vaut 160 francs: j'en suis certain. Le lauréat se +lève: + + Son front nouveau tondu, symbole de candeur + Rougit, en approchant, d'une honnête pudeur. + +Il embrasse M. le Secrétaire-Perpétuel. On applaudit un peu. A quelques +pas de la tribune de M. le Secrétaire-Perpétuel, se trouve le maître +illustre de l'élève couronné; l'élève embrasse son illustre maître: +c'est juste. On applaudit encore un peu. Sur une banquette du fond, +derrière les Académiciens, les parents du lauréat versent +silencieusement des larmes de joie; celui-ci, enjambant les bancs de +l'amphithéâtre, écrasant le pied de l'un, marchant sur l'habit de +l'autre, se précipite dans les bras de son père et de sa mère, qui, +cette fois, sanglotent tout haut: rien de plus naturel: mais on +n'applaudit plus, le public commence à rire. A droite du lieu de la +scène larmoyante, une jeune personne fait des signes au héros de la +fête: celui-ci ne se fait pas prier, et déchirant au passage la robe de +gaze d'une dame, déformant le chapeau d'un dandy, il finit par arriver +jusqu'à sa cousine. Il embrasse sa cousine. Il embrasse quelquefois même +le voisin de sa cousine. On rit beaucoup. Une autre femme placée dans un +coin obscur et d'un difficile accès, donne quelques marques de sympathie +que l'heureux vainqueur se garde bien de ne pas apercevoir. Il vole +embrasser aussi sa maîtresse, sa future, sa fiancée, celle qui doit +partager sa gloire; mais dans sa précipitation et son indifférence pour +les autres femmes, il en renverse une d'un coup de pied, s'accroche +lui-même à une banquette, tombe lourdement, et sans aller plus loin, +renonçant à donner la moindre accolade à la pauvre jeune fille, regagne +sa place suant et confus. Cette fois on applaudit à outrance, on rit aux +éclats; c'est un bonheur, un délire: c'est le beau moment de la séance +académique, et je sais bon nombre d'amis de la joie qui n'y vont que +pour celui-là. Je ne parle pas ainsi par rancune contre les rieurs, car +je n'eus pour ma part, quand mon tour arriva, ni père, ni mère, ni +cousine, ni maître, ni maîtresse à embrasser. Mon maître était malade, +mes parents absents et mécontents; pour ma maîtresse..... Je n'embrassai +donc que M. le Secrétaire-Perpétuel et je doute qu'en l'approchant on +ait pu remarquer la rougeur de mon front, car, au lieu d'être _nouveau +tondu_, il était enfoui sous une forêt de longs cheveux roux, qui, avec +d'autres traits caractéristiques, ne devait pas peu contribuer à me +faire ranger dans la classe des hiboux. + +J'étais d'ailleurs, ce jour-là, d'humeur très-peu embrassante; je crois +même n'avoir pas éprouvé de plus horrible colère dans toute ma vie. +Voici pourquoi: la cantate qu'on nous avait donnée à mettre en musique +finissait au moment où Sardanapale vaincu appelle ses plus belles +esclaves, et monte avec elles sur le bûcher. L'idée me vint d'écrire une +sorte de symphonie descriptive de l'incendie, des cris de ces femmes mal +résignées, des fiers accents de ce brave voluptueux, défiant la mort au +milieu des progrès de la flamme et du fracas de l'écroulement du palais. +Mais en songeant aux moyens que j'allais avoir à employer pour rendre +sensibles, par l'orchestre seul les principaux traits d'un tableau de +cette nature, je m'arrêtai. La section de musique de l'Académie eût +condamné, sans aucun doute, toute ma partition, à la seule inspection de +ce final instrumental; d'ailleurs, rien ne pouvant être plus +inintelligible, réduit à l'exécution du piano, il devenait au moins +inutile de l'écrire. J'attendis donc. Quand ensuite le prix m'eut été +accordé, sûr alors de ne pouvoir plus le perdre, et d'être en outre +exécuté à grand orchestre, j'écrivis mon incendie. Ce morceau, à la +répétition générale, produisit un tel effet, que plusieurs de MM. les +Académiciens, pris au dépourvu, vinrent eux-mêmes m'en faire compliment, +sans arrière pensée et sans rancune pour le piège où je venais de +prendre leur religion musicale. + +La salle des séances publiques de l'Institut était pleine d'artistes et +d'amateurs, curieux d'entendre cette cantate dont l'auteur avait alors +déjà une fière réputation d'extravagance. La plupart en sortant, se +récriaient sur l'étonnement que leur avait causé l'_Incendie_, et par le +récit qu'ils firent de l'étrangeté de cet effet symphonique, la +curiosité et l'attention des auditeurs du lendemain, qui n'avaient point +assisté à la répétition, furent naturellement excitées à un degré peu +ordinaire. + +A l'ouverture de la séance, me méfiant un peu de l'habileté de Grasset, +l'ex-chef d'orchestre du théâtre Italien, qui dirigeait alors, j'allai +me placer à côté de lui, mon manuscrit à la main. La pauvre Malibran, +attirée aussi par la rumeur de la veille, et qui n'avait pas pu trouver +place dans la salle, était assise sur un tabouret, auprès de moi, entre +deux contre-basses. Je la vis ce jour-là pour la dernière fois. + +Mon _decrescendo_ commence: + +(La cantate débutant par ce vers: _Déjà la nuit a voilé la nature_, +j'avais dû faire un _Coucher du soleil_, au lieu du _Lever de l'Aurore_ +consacré. Il semble que je sois condamné à ne jamais agir comme tout le +monde, à prendre la vie et l'Académie à contre-poil!) + +La cantate se déroule sans accident; Sardanapale apprend sa défaite, se +résout à mourir, appelle ses femmes; l'incendie s'allume, on écoute, les +initiés de la répétition disent à leurs voisins: + +«Vous allez entendre cet écroulement, c'est étrange, c'est prodigieux! + +Cinq cent mille malédictions sur les musiciens qui ne comptent pas leurs +pauses!!! une partie de cor donnait dans ma partition la réplique aux +timbales, les timbales la donnaient aux cymbales, celles-ci à la grosse +caisse, et le premier coup de la grosse caisse amenait l'explosion +finale! Mon damné cor ne fait pas sa note, les timbales ne l'entendant +pas n'ont garde de partir, par suite, les cymbales et la grosse caisse +se taisent aussi; rien ne part! rien!!... les violons et les basses +continuent seuls leur impuissant tremolo; point d'écroulement! un +incendie qui s'éteint sans avoir éclaté; un effet ridicule au lieu de +l'éruption tant annoncée! _Ridiculus mus!..._ Il n'y a qu'un +compositeur, déjà soumis à une pareille épreuve, qui puisse concevoir la +fureur dont je fus alors bouleversé. Un cri d'horreur s'échappa de ma +poitrine haletante, je lançai ma partition à travers l'orchestre, je +renversai deux pupitres; madame Malibran fit un bond en arrière, comme +si une mine venait soudain d'éclater à ses pieds; tout fut en rumeur, et +l'orchestre, et les Académiciens scandalisés, et les auditeurs +mystifiés, et les amis de l'auteur indignés. Ce fut une vraie +catastrophe musicale. Sérieusement, je tremble encore en y songeant. + +Il fallut pourtant bien en prendre mon parti, et quelques semaines +après, maudissant l'Académie de Paris, qui, cette fois, n'en pouvait +mais, m'acheminer vers l'Académie de Rome, où je devais avoir tout +loisir d'oublier la musique et les musiciens. + +Cette institution, fondée en 1666, eut sans doute, dans le principe, un +but d'utilité pour l'art et les artistes. Il ne m'appartient pas de +juger jusqu'à quel point les intentions du fondateur ont été remplies à +l'égard des peintres, sculpteurs, graveurs et architectes; quant aux +musiciens, je le répète, le voyage d'Italie, favorable au développement +de leur imagination par le trésor de poésie que la nature, l'art et les +souvenirs, étalent à l'envi sous leurs pas, est au moins inutile sous le +rapport des études spéciales qu'ils y peuvent faire. Mais le fait +ressortira plus évident du tableau fidèle de la vie que mènent à Rome +les artistes français. Avant de s'y rendre, les cinq ou six nouveaux +lauréats se réunissent pour combiner ensemble les arrangements du grand +voyage qui se fait d'ordinaire en commun. Un _voiturin_ se charge, +moyennant une somme assez modique, de faire parvenir en Italie sa +cargaison de grands hommes, en les entassant dans une lourde cariole, ni +plus ni moins que des bourgeois du Marais. Comme il ne change jamais de +chevaux, il lui faut beaucoup de temps pour traverser la France, passer +les Alpes, et parvenir dans les États-Romains; mais ce voyage à petites +journées doit être fécond en incidents pour une demi-douzaine de jeunes +voyageurs dont l'esprit, à cette époque, est fort loin d'être tourné à +la mélancolie. Si j'en parle sous la forme dubitative, c'est que je ne +l'ai pas fait ainsi moi-même; diverses circonstances me retinrent à +Paris, après la _cérémonie auguste de mon couronnement_, jusqu'au milieu +de janvier, et je fis la traversée tout seul et assez triste. + + + + +IV + +LE DÉPART. + + +La saison était trop mauvaise pour que le passage des Alpes pût offrir +quelque agrément; je me déterminai donc à les tourner, et me rendis à +Marseille. C'était ma première entrevue avec la mer. Je cherchai assez +longtemps un vaisseau un peu propre qui fît voile pour Livourne, mais je +ne trouvai toujours que d'ignobles petits navires, chargés de laines ou +de barriques d'huile ou de monceaux d'ossements à faire du noir, qui +exhalaient une odeur insupportable. Du reste, pas un endroit où un +honnête homme pût se nicher; on ne m'offrait ni le vivre ni le couvert; +je devais apporter des provisions et me faire un chenil pour la nuit +dans le coin du vaisseau qu'on voulait bien m'octroyer. Pour toute +compagnie, quatre matelots à face de bouledogue, dont la probité ne +m'était rien moins que garantie. Je reculai. Pendant plusieurs jours il +me fallut tuer le temps à parcourir les rochers voisins de Notre-Dame de +la Garde, genre d'occupation pour lequel j'ai toujours eu un goût +particulier. + +Enfin j'entendis annoncer le prochain départ d'un brick Sarde qui se +rendait à Livourne. Quelques jeunes gens de bonne mine, que je +rencontrai à la Cannebière, m'apprirent qu'ils étaient passagers sur le +bâtiment, et que nous y serions assez bien en nous concertant ensemble +pour l'approvisionnement. Le capitaine ne voulait en aucune façon se +charger du soin de notre table. En conséquence, il fallut y pourvoir. +Nous prîmes des vivres pour une semaine, comptant en avoir de reste, la +traversée de Marseille à Livourne, par un temps favorable, ne prenant +guère plus de trois ou quatre jours. C'est une délicieuse chose qu'un +premier voyage sur la Méditerranée, quand on est favorisé d'un beau +temps, d'un navire passable, et qu'on n'a pas le mal de mer. Les deux +premiers jours, je ne pouvais assez admirer la bonne étoile qui m'avait +fait si bien tomber et m'exemptait complètement du malaise dont les +autres voyageurs étaient cruellement tourmentés. Nos dîners sur le pont, +par un soleil superbe, en vue des côtes de Sardaigne, étaient de fort +agréables réunions. Tous ces messieurs étaient Italiens, et avaient la +mémoire garnie d'anecdotes plus ou moins vraisemblables, mais +très-intéressantes. L'un avait servi la cause de la liberté en Grèce, où +il s'était lié avec Canaris; et nous ne nous lassions pas de lui +demander des détails sur l'héroïque incendiaire, dont la gloire semblait +prête à s'éteindre, après avoir brillé d'un éclat subit et terrible +comme l'explosion de ses brûlots. Un Vénitien, homme d'assez mauvais +ton, et parlant fort mal le français, prétendait avoir commandé la +corvette de Byron pendant les excursions aventureuses du poète dans +l'Adriatique et l'Archipel grec. Il nous décrivait minutieusement le +brillant uniforme dont Byron avait exigé qu'il fût revêtu, les orgies +qu'ils faisaient ensemble; il n'oubliait pas non plus les éloges que le +noble voyageur avait accordés à son courage. Au milieu d'une tempête, +Byron ayant engagé le capitaine à venir dans sa chambre, faire avec lui +une partie d'écarté, celui-ci accepta l'invitation au lieu de rester sur +le pont à surveiller la manoeuvre; la partie commencée, les mouvements du +vaisseau devinrent si violents que la table et les joueurs furent +rudement renversés. + +--Ramassez les cartes, et continuons, s'écria Byron. + +--Volontiers, milord! + +--Commandant, vous êtes un brave!» Il se peut qu'il n'y ait pas un mot +de vrai dans tout cela, mais il faut convenir que l'uniforme galonné et +la partie d'écarté sont bien dans le caractère de l'auteur de _Lara_; en +outre le narrateur n'avait pas assez d'esprit pour donner à des contes +ce parfum de couleur locale, et le plaisir que j'éprouvais à me trouver +ainsi côte à côte avec un compagnon du pèlerinage de Childe-Harold, +achevait de me persuader. Mais notre traversée ne paraissait pas +approcher sensiblement de son terme; un calme plat nous avait arrêtés en +vue de Nice; il nous y retint trois jours entiers. La brise légère qui +s'élevait chaque soir nous faisait avancer de quelques lieues, mais elle +tombait au bout de deux heures, et la direction contraire d'un courant +qui règne le long de ces côtes, nous ramenait tout doucement pendant la +nuit au point d'où nous étions partis. Tous les matins, en montant sur +le pont, ma première question aux matelots était pour connaître le nom +de la ville qu'on distinguait sur le rivage, et tous les matins je +recevais pour réponse: «E Nizza, signore. Ancora Nizza. E sempre Nizza.» +Je commençais à croire la gracieuse ville de Nice douée d'une puissance +magnétique, qui, si elle n'arrachait pièce à pièce tous les ferrements +de notre brick, ainsi qu'il arrive, au dire des matelots, quand on +approche trop des pôles, exerçait au moins sur le bâtiment une +irrésistible attraction. Un vent furieux du nord, qui nous tomba des +Alpes comme une avalanche, vint me tirer d'erreur. Le capitaine n'eut +garde de manquer une si belle occasion pour réparer le temps perdu, et +se _couvrit de toile_. Le vaisseau pris en flanc inclinait horriblement. +Toutefois je fus bien vite accoutumé à cet aspect qui m'avait alarmé +dans les premiers moments; mais vers minuit, comme nous entrions dans le +golfe de la Spezzia, la frénésie de cette _tramontana_ devint telle, que +les matelots eux-mêmes commencèrent à trembler en voyant l'obstination +du capitaine à laisser toutes les voiles dehors. C'était une tempête +véritable, dont je ferai la description en beau style académique... une +autre fois. Cramponné à une barre de fer du tillac, j'admirais avec un +sourd battement de coeur cet étrange spectacle, pendant que le commandant +vénitien, dont j'ai parlé plus haut, examinait d'un oeil sévère le +capitaine occupé à tenir la barre, et laissait échapper de temps en +temps de sinistres exclamations: «C'est de la folie! disait-il... Quel +entêtement!... Cet imbécile va nous faire sombrer!... Un temps pareil, +et quinze voiles étendues!» L'autre ne disait mot, et se contentait de +rester au gouvernail, quand un effroyable coup de vent vint le +renverser, et coucher presque entièrement le navire sur le flanc. Ce fut +un instant terrible... Pendant que notre malencontreux capitaine +roulait au milieu des tonneaux que la secousse avait jetés sur le pont +dans toutes les directions, le Vénitien, s'élançant à la barre, prit le +commandement de la manoeuvre avec une autorité illégale, il est vrai, +mais bien justifiée par l'événement, et que l'instinct des matelots, +joint à l'imminence du danger, les empêcha de méconnaître. Plusieurs +d'entre eux, se croyant perdus, appelaient déjà la madone à leur aide. +«Il ne s'agit pas de la madone, sacredieu! s'écrie le commandant, au +perroquet! au perroquet! tous au perroquet!» En un instant, à la voix de +ce chef improvisé, les mâts furent couverts de monde, les principales +voiles carguées; le vaisseau, se relevant à demi, permit alors +d'exécuter les manoeuvres de détail, et nous fûmes sauvés. + +Le lendemain nous arrivâmes à Livourne à l'aide d'une seule voile, tant +était grande la violence du vent. Quelques heures après notre +installation à l'hôtel de l'Aquila Nera, nos matelots vinrent en corps +nous faire une visite, intéressée en apparence, mais qui n'avait pour +but cependant que de se réjouir avec nous du danger auquel nous venions +d'échapper. Ces pauvres diables, qui gagnent à peine le morceau de morue +sèche et le biscuit dont se compose leur nourriture habituelle, ne +voulurent jamais accepter notre argent, et ce fut à grand peine que +nous parvînmes à les faire rester pour prendre leur part d'un déjeuner +improvisé. Une pareille délicatesse est chose rare, surtout en Italie; +elle mérite d'être consignée. + +Mes compagnons de voyage m'avaient confié, pendant la traversée, qu'ils +accouraient pour prendre part au mouvement qui venait d'éclater contre +le duc de Modène. Ils étaient animés du plus vif enthousiasme; ils +croyaient toucher déjà au jour de l'affranchissement de leur patrie. +Modène prise, la Toscane entière se soulèverait; sans perdre de temps, +on marcherait sur Rome; la France d'ailleurs ne manquerait pas de les +aider dans leur noble entreprise, etc., etc. Hélas! avant d'arriver à +Florence, deux d'entre eux furent arrêtés par la police du Grand-Duc et +jetés dans un cachot, où ils croupissent peut-être encore; pour les +autres, j'ai appris plus tard qu'ils s'étaient distingués dans les rangs +des patriotes de Modène et de Bologne, mais qu'attachés au brave et +malheureux Menotti, ils avaient suivi toutes ses vicissitudes et partagé +son sort. Telle fut la fin tragique de ces beaux rêves de liberté. + +Resté seul à Florence, après des adieux que je ne croyais pas devoir +être éternels, je m'occupai de mon départ pour Rome. Le moment était +fort inopportun, et ma qualité de Français, arrivant de Paris, me +rendait encore plus difficile l'entrée des États pontificaux. On refusa +de viser mon passeport pour cette destination; les pensionnaires de +l'Académie étaient véhémentement soupçonnés d'avoir fomenté le mouvement +insurrectionnel de la place Colonne, et l'on conçoit que le pape ne vit +pas avec empressement s'accroître cette petite colonie de +révolutionnaires. J'écrivis à notre directeur, M. Horace Vernet, qui, +après d'énergiques réclamations, obtint enfin du cardinal Bernetti +l'autorisation dont j'avais besoin. + +Par une singularité remarquable, j'étais parti seul de Paris; je m'étais +trouvé seul Français dans la traversée de Marseille à Livourne; je fus +l'unique voyageur que le voiturin de Florence trouva disposé à +s'acheminer vers Rome, et c'est dans cet isolement complet que j'y +arrivai. Deux volumes de Mémoires sur l'impératrice Joséphine, que le +hasard m'avait fait rencontrer chez un bouquiniste de Sienne, m'aidèrent +à tuer le temps pendant que ma vieille berline cheminait paisiblement. +Mon Phaéton ne savait pas un mot de français; pour moi, je ne possédais +de la langue italienne que des phrases comme celle-ci: «Fa molto caldo. +Piove. Quando lo pranzo?» Il était difficile que notre conversation fût +d'un grand intérêt. L'aspect du pays était assez peu pittoresque, et le +manque absolu de confortable dans les bourgs ou villages où nous nous +arrêtions, achevait de me faire pester contre l'Italie, et la nécessité +absurde qui m'y amenait. Mais un jour, sur les dix heures du matin, +comme nous venions d'atteindre un petit groupe de maisons, appelé la +Storta, le vetturino me dit tout-à-coup d'un air nonchalant, en se +versant un verre de vin: «Ecco Roma, signore!» Et, sans se retourner, il +me montrait du doigt la croix de Saint-Pierre. Ce peu de mots opéra en +moi une révolution complète; je ne saurais exprimer le trouble, le +saisissement que me causa l'aspect lointain de la ville immortelle, au +milieu de cette immense plaine nue et désolée... Tout à mes yeux devint +grand, poétique, sublime; l'imposante majesté de la _piazza del Popolo_, +par laquelle on entre dans Rome en venant de France, vint encore quelque +temps après augmenter ma religieuse émotion; et j'étais tout rêveur +quand les chevaux, dont j'avais cessé de maudire la lenteur, +s'arrêtèrent devant un palais de noble et sévère apparence; c'était +l'Académie. + +La _villa Medici_, qu'habitent les pensionnaires et le directeur de +l'Académie de France, fut bâtie en 1557 par Annibal Lippi; Michel-Ange +ensuite y ajouta une aile et quelques embellissements: elle est située +sur cette portion du _monte Pincio_ qui domine la ville, et de laquelle +on jouit d'une des plus belles vues qu'il y ait au monde. A droite, +s'étend la promenade du Pincio; c'est l'avenue des Champs-Élysées de +Rome. Chaque soir, au moment où la chaleur commence à baisser, elle est +inondée de promeneurs à pied, à cheval, et surtout en calèche +découverte, qui, après avoir animé pendant quelque temps la solitude de +ce magnifique plateau, en descendent précipitamment au coup de sept +heures, et se dispersent comme un essaim de moucherons emporté par le +vent. Telle est la crainte presque superstitieuse qu'inspire aux Romains +le _mauvais air_, que si un petit nombre de promeneurs attardés, +narguant l'influence pernicieuse de l'_aria cattiva_, s'arrête encore +après la disparition de la foule, pour admirer la pompe du majestueux +paysage déployé par le soleil couchant, derrière le _monte Mario_, qui +borne l'horizon de ce côté, vous pouvez en être sûrs, ces imprudents +rêveurs sont étrangers. + +A gauche de la Villa, l'avenue du Pincio aboutit sur la petite place de +la Trinita del Monte, ornée d'un obélisque, d'où un large escalier de +marbre descend dans Rome, et sert de communication directe entre le haut +de la colline et la place d'Espagne. + +Du côté opposé, le palais s'ouvre sur de beaux jardins, dessinés dans le +goût de Lenôtre, comme doivent l'être les jardins de toute honnête +Académie. Un bois de lauriers et de chênes verts, élevé sur une +terrasse, en fait partie, borné d'un côté par les remparts de Rome et +de l'autre par le couvent des Ursulines-Françaises, attenant aux +terrains de la villa Medici. + +En face on aperçoit, au milieu des champs incultes de la villa Borghèse, +la triste et désolée maison de campagne qu'habita Raphaël; et, comme +pour assombrir encore ce mélancolique tableau, une ceinture de +_pins-parasols_ en tout temps couverte d'une noire armée de corbeaux, +l'encadre à l'horizon. + +Telle est à peu près la topographie de l'habitation vraiment royale, +dont la munificence du gouvernement français a doté ses artistes pendant +le temps de leur séjour à Rome. Les appartements du directeur y sont +d'une somptuosité remarquable; bien des ambassadeurs seraient heureux +d'en posséder de pareils. Les chambres des pensionnaires, à l'exception +de deux ou trois, sont au contraire petites, incommodes, et surtout +excessivement mal meublées. Je parie qu'un maréchal-des-logis de la +caserne Popincourt, à Paris, est mieux partagé, sous ce rapport, que je +ne l'étais au palais de l'Accademia di Francia. Dans le jardin sont la +plupart des ateliers des peintres et sculpteurs; les autres sont +disséminés dans l'intérieur de la maison et sur un petit balcon élevé +donnant sur le jardin des Ursulines, d'où l'on aperçoit la chaîne de la +Sabine, le monte Cavo et le camp d'Annibal. De plus, une bibliothèque +totalement dépourvue d'ouvrages nouveaux, mais assez bien fournie en +livres classiques, est ouverte jusqu'à trois heures aux investigations +des élèves laborieux, et présente au désoeuvrement de ceux qui ne le sont +pas une ressource contre l'ennui. Car il faut dire que la liberté dont +ils jouissent est à peu près illimitée. Les pensionnaires sont bien +tenus d'envoyer tous les ans à l'Académie de Paris, un tableau, un +dessin, une statue, une médaille ou une partition; mais ce travail une +fois fait, ils peuvent employer leur temps comme bon leur semble, où +même ne pas l'employer du tout, sans que personne ait rien à y voir. La +tâche du directeur se borne à administrer l'établissement, et à +surveiller l'exécution du réglement qui le régit. Quant à la direction +des études, il n'exerce sur elle aucune influence. Cela se conçoit; les +vingt-deux élèves pensionnés, s'occupant de cinq arts, frères si l'on +veut, mais différents, il n'est pas possible à un seul homme de les +posséder tous, et il serait mal venu de donner son avis sur ceux qui lui +sont étrangers. + +A présent que le lecteur a un aperçu du lieu de la scène, je crois que +le meilleur moyen de lui faire connaître les acteurs est de reprendre +mon auto-biographie au point où je l'avais interrompue. + + + + +V + +L'ARRIVÉE. + + +L'Ave Maria venait de sonner, quand je descendis de voiture à la porte +de l'Académie; cette heure étant celle du dîner, je m'empressai de me +faire conduire au réfectoire, où l'on venait de m'apprendre que tous mes +nouveaux camarades étaient réunis. Mon arrivée à Rome ayant été retardée +par diverses circonstances, comme je l'ai dit plus haut, on n'attendait +plus que moi; et, à peine eus-je mis le pied dans la vaste salle où +siégeaient bruyamment autour d'une table bien garnie une vingtaine de +convives, qu'un hourra à faire tomber les vitres, s'il y en avait eu, +s'éleva à mon aspect. + +--Oh! Berlioz! Berlioz! Oh! cette tête! Oh! ces cheveux! Oh! ce nez! +Dis-donc, Jalay, il t'enfonce joliment pour le nez! + +--Et toi, il te _recale_ fièrement pour les cheveux! + +--Mille dieux! quel toupet! + +--Eh! Berlioz! tu ne me reconnais pas? Te rappelles-tu la séance de +l'Institut? Tes sacrées timbales qui ne sont pas parties pour l'incendie +de Sardanapale? Était-il furieux! Mais, ma foi, il y avait de quoi! +Voyons donc, tu ne me reconnais pas? + +--Je vous reconnais bien; mais votre nom... + +--Ah! tiens, il me dit _vous_, tu te _manières_, mon vieux: on se tutoie +tout de suite ici. + +--Eh bien! comment t'appelles-tu? + +--Il s'appelle Signol. + +--Mieux que ça, Rossignol. + +--Mauvais! mauvais le calembourg! + +--Absurde! + +--Laissez-le donc s'asseoir! + +--Qui? le calembourg? + +--Non, Berlioz. + +--Ohé! Fleury, apportez-nous du punch, et du fameux; cela vaudra mieux +que les bêtises de cet autre qui veut faire le malin. + +--Enfin, voilà notre section de musique au complet! + +--Eh! Monfort[5], voilà ton collègue. + +--Eh! Berlioz, voilà _ton-fort_. + +--C'est _mon-fort_. + +--C'est _son-fort_. + +--C'est _notre-fort_. + +--Embrassez-vous. + +--Embrassons-nous. + +--Ils ne s'embrasseront pas! + +--Ils s'embrasseront! + +--Ils ne s'embrasseront pas! + +--Si! + +--Non! + +--Ah ça! mais, pendant qu'ils crient, tu manges tout le macaroni, toi; +aurais-tu la bonté de m'en laisser un peu? + +--Eh bien! embrassons-le tous, et que ça finisse! + +--Non, que ça commence! voilà le punch! Ne bois pas ton vin. + +--Non, plus de vin! + +--A bas le vin! + +--Cassons les bouteilles! Gare, Fleury! + +--Pinck! panck! + +--Messieurs, ne cassez pas les verres, au moins; il en faut pour le +punch; je ne pense pas que vous veuillez le boire dans de petits verres. + +--Ah! les petits verres! Fi donc! + +--Pas mal, Fleury! ce n'est pas maladroit; sans ça, tout y passait. + +Fleury est le nom du factotum de la maison; ce brave homme, si digne, à +tous égards, de la confiance que lui accordent les directeurs de +l'Académie, est en possession, depuis longues années, de servir à table +les pensionnaires; il a vu tant de scènes semblables à celle que je +viens de décrire, qu'il n'y fait plus attention, et garde en pareil cas +un sérieux de glace, dont le contraste est vraiment plaisant. Quand je +fus un peu revenu de l'étourdissement que devait me causer un tel +accueil, je m'aperçus que le salon où je me trouvais offrait l'aspect le +plus bizarre. Sur l'un des murs, sont encadrés les portraits des anciens +pensionnaires, au nombre de cinquante environ; sur l'autre, qu'on ne +peut regarder sans rire, d'effroyables fresques de grandeur naturelle, +étalent une suite de caricatures, dont la monstruosité grotesque ne peut +se décrire, et dont les originaux ont tous habité l'Académie. +Malheureusement l'espace manque aujourd'hui pour continuer cette +curieuse galerie, et les nouveaux venus, dont l'extérieur prête à la +charge, ne peuvent plus être admis aux honneurs du grand _salon_. + +Le soir même, après avoir salué M. Vernet, je suivis mes camarades au +lieu habituel de leurs réunions, le fameux café Greco. C'est bien la +plus détestable taverne qu'on puisse trouver, sale, obscure et humide; +rien ne peut justifier la préférence que lui accordent les artistes de +toutes les nations fixés à Rome. Mais son voisinage de la place +d'Espagne et du restaurant Lepri qui est en face, lui amène un nombre +considérable de chalands. On y tue le temps à fumer d'exécrables +cigares, en buvant du café qui n'est guère meilleur, qu'on vous sert, +non point sur des tables de marbre comme partout ailleurs, mais sur de +petits guéridons de bois, larges comme la calotte d'un chapeau, et noirs +et gluants comme les murs de cet aimable lieu. Le _café Greco_ +cependant, est tellement fréquenté par les artistes étrangers que la +plupart s'y font adresser leurs lettres, et que les nouveaux débarqués +n'ont rien de mieux à faire que de s'y rendre pour trouver des +compatriotes. + + + + +VI + +ÉPISODE BOUFFON. + + On a vu des fusils partir, qui n'étaient pas chargés, dit-on. On a + vu plus souvent encore, je crois, des fusils chargés qui ne + partaient pas. + + (PASCAL.) + + +Je passai quelque temps à me façonner tant bien que mal à cette +existence si nouvelle pour moi. Mais une vive inquiétude qui, dès le +lendemain de mon arrivée, s'était emparée de mon esprit, ne me laissait +d'attention ni pour les objets environnants, ni pour le cercle social où +je venais d'être si brusquement introduit. Je n'avais pas trouvé à Rome +des lettres de Paris qui auraient dû m'y précéder de plusieurs jours. Je +les attendis pendant trois semaines avec une anxiété croissante; après +ce temps, incapable de résister davantage au désir de connaître la +cause de ce silence mystérieux, et malgré les remontrances amicales de +M. Horace Vernet, qui essaya d'empêcher un coup de tête, en m'assurant +qu'il serait obligé de me rayer de la liste des pensionnaires de +l'Académie si je quittais l'Italie, je m'obstinai à rentrer en France. + +En repassant à Florence, une esquinancie assez violente vint me clouer +au lit pendant huit jours. Ce fut alors que je fis la connaissance de +l'architecte danois Schlick, aimable garçon et artiste d'un talent +classé très-haut par les connaisseurs. Pendant cette semaine de +souffrances, je m'occupai à réinstrumenter la scène du bal de ma +Symphonie fantastique, et j'ajoutai à ce morceau la _coda_ qui existe +maintenant. Je n'avais pas fini ce travail quand, le jour de ma première +sortie, j'allai à la poste demander mes lettres. Le paquet qu'on me +présenta contenait une épître d'une impudence si extraordinaire et si +blessante pour un homme de l'âge et du caractère que j'avais alors, +qu'il se passa soudain en moi quelque chose d'affreux. Deux larmes de +rage jaillirent de mes yeux, et mon parti fut pris instantanément. Il +s'agissait de voler à Paris, où j'avais à tuer sans rémission deux +femmes coupables et un innocent. Quant à me tuer, moi, après ce beau +coup, c'était de rigueur, on le pense bien. Le plan de l'expédition fut +conçu en quelques minutes. On devait à Paris redouter mon retour, on me +connaissait... Je résolus de ne m'y présenter qu'avec de grandes +précautions et sous un déguisement. Je courus chez Schlick, qui +n'ignorait pas le sujet du drame dont j'étais le principal acteur. En me +voyant si pâle: + +--Ah! mon Dieu! qu'y a-t-il? + +--Voyez, lui dis-je en lui tendant la lettre, lisez! + +--Oh! c'est monstrueux, répondit-il après avoir lu. Qu'allez-vous faire? + +L'idée me vint aussitôt de le tromper, pour pouvoir agir plus librement. + +--Ce que je vais faire? Je persiste à rentrer en France; mais je vais +chez mon père au lieu de retourner à Paris. + +--Oui, mon ami, vous avez raison; allez dans votre famille; c'est là +seulement que vous pourrez, avec le temps, oublier vos chagrins et +calmer l'effrayante agitation où je vous vois. Allons, du courage! + +--J'en ai; mais il faut que je parte tout de suite, je ne répondrais pas +de moi demain. + +--Rien n'est plus aisé que de vous faire partir ce soir; je connais +beaucoup de monde ici, à la police et à la poste; dans deux heures +j'aurai votre passeport, et dans cinq votre place dans la voiture du +courrier. Je vais m'occuper de tout cela; rentrez à l'hôtel faire vos +préparatifs, je vous y rejoindrai. + +Au lieu de rentrer, je m'acheminai vers le quai de l'Arno, où demeurait +une marchande de modes française. J'entre dans son magasin, et tirant ma +montre: + +--Madame, lui dis-je, il est midi; je pars ce soir avec le courrier, +pouvez-vous, avant cinq heures, préparer pour moi une toilette complète +de femme de chambre, robe, chapeau, voile vert, etc.? Je vous donnerai +ce que vous voudrez, je ne regarde pas à l'argent. + +La marchande se consulte un instant, et m'assure que tout sera prêt +avant l'heure indiquée. Je donne des arrhes et rentre, sur l'autre rive +de l'Arno, à l'hôtel des Quatre-Nations où je logeais. J'appelle le +premier sommelier. + +--Antoine, je pars à six heures pour la France; il m'est impossible +d'emporter ma malle, je vous la confie. Envoyez-la par la première +occasion sûre à mon père, dont voici l'adresse. + +Et prenant la partition de la scène du Bal[6], dont la _coda_ n'était +pas entièrement instrumentée, j'écris en tête: _Je n'ai pas le temps de +finir; s'il prend fantaisie à la Société des Concerts de Paris +d'exécuter ce morceau en_ L'ABSENCE _de l'auteur, je prie Habeneck de +doubler à l'octave basse, avec les clarinettes et les cors, le trait +des flûtes placé sur la dernière rentrée du thème, et d'écrire à plein +orchestre les accords qui suivent. Cela suffira pour la conclusion._ + +Puis je mets la partition de ma Symphonie fantastique, adressée sous +enveloppe à Habeneck, dans une valise, avec quelques hardes; j'avais une +paire de pistolets à deux coups, je les charge convenablement; j'examine +et je place dans mes poches deux petites bouteilles de rafraîchissements, +tels que laudanum, stricnine; et, la conscience en repos au sujet de mon +arsenal, je m'en vais attendre l'heure du départ, en parcourant sans but +les rues de Florence avec cet air malade, inquiet et inquiétant des +chiens enragés. + +A cinq heures, je retourne chez ma modiste; on m'essaie ma parure qui va +fort bien. En payant le prix convenu, je donne vingt francs de trop; une +jeune ouvrière, assise devant le comptoir s'en aperçoit et veut me le +faire observer; mais la maîtresse du magasin, jetant d'un geste rapide +mes pièces d'or dans son tiroir, la repousse et l'interrompt par un: + +«Allons, petite bête, laissez monsieur tranquille! croyez-vous qu'il ait +le temps d'écouter vos sottises!» Et répondant à mon sourire ironique +par un salut curieux mais plein de grâce: «Mille remercîments, monsieur, +j'augure bien du succès, vous serez _charmante_, sans aucun doute, dans +votre petite comédie.» + +Six heures sonnent enfin; mes adieux faits à ce vertueux Schlick, qui +voyait en moi une brebis égarée et blessée rentrant au bercail, ma +parure féminine soigneusement serrée dans une des poches de la voiture, +je salue du regard le Persée de Benvenuto et sa fameuse inscription: +«_Si quis te læserit_, ego _tuus ultor ero_[7]» et nous partons. + +Les lieues se succèdent, et toujours entre le courrier et moi règne un +profond silence. J'avais la gorge et les dents serrées; je ne mangeais +pas, je ne buvais pas, je ne parlais pas. Quelques mots furent échangés +seulement vers minuit, au sujet des pistolets, dont le prudent +conducteur ôta les capsules et qu'il cacha ensuite sous les coussins de +la voiture. Il craignait que nous ne vinssions à être attaqués, et en +pareil cas, disait-il, on ne doit jamais montrer la moindre intention de +se défendre quand on ne veut pas être assassiné. + +--A votre aise, lui répondis-je, je serais bien fâché de nous +compromettre, et je n'en veux pas aux brigands! + +Arrivé à Gênes, sans avoir avalé autre chose que le jus d'une orange, au +grand étonnement de mon compagnon de voyage qui ne savait trop si +j'étais de ce monde ou de l'autre, je m'aperçois d'un nouveau malheur: +Mon costume de femme était perdu. Nous avions changé de voiture à un +village nommé Pietra-Santa et en quittant celle qui nous amenait de +Florence, j'y avais oublié tous mes atours. «Feux et tonnerres! +m'écriai-je, ne semble-t-il pas qu'un bon ange maudit veuille m'empêcher +d'exécuter mon projet! c'est ce que nous verrons!» + +Aussitôt je fais venir un domestique de place parlant le français et le +génois. Il me conduit chez une modiste. Il était près de midi, le +courrier repartait à six heures. Je demande un nouveau costume: on +refuse de l'entreprendre, ne pouvant l'achever en si peu de temps. Nous +allons chez une autre, chez deux autres, chez trois autres modistes, +même refus. Une enfin annonce qu'elle va rassembler plusieurs ouvrières +et qu'elle essaiera de me parer avant l'heure du départ. + +Elle tient parole; je suis réparé. Mais pendant que je courais ainsi les +grisettes, ne voilà-t-il pas la police sarde qui s'avise, sur +l'inspection de mon passeport, de me prendre pour un émissaire de la +révolution de juillet, pour un co-carbonaro, pour un conspirateur, pour +un libérateur, de refuser de viser le dit passeport pour Turin, et de +m'enjoindre de passer par Nice! + +«Eh! mon Dieu, visez pour Nice, qu'est-ce que cela me fait? je passerai +par l'enfer si vous voulez, pourvu que je passe!» + +Lequel des deux était le plus splendidement niais, de la police, qui ne +voyait, dans tous les Français, que des missionnaires de la Révolution, +ou de moi, qui me croyais obligé de ne pas mettre le pied dans Paris +sans être déguisé en femme, comme si tout le monde, en me reconnaissant, +eût dû lire sur mon front le projet qui m'y ramenait; ou comme si, en me +cachant vingt-quatre heures dans un hôtel, je n'eusse pas dû trouver +cinquante marchandes de mode pour une, capables de me fagoter à +merveille. + +Les gens passionnés sont charmants, ils s'imaginent tous, que le monde +entier est préoccupé de leur passion quelle qu'elle soit, et ils mettent +une bonne foi vraiment édifiante à se conformer à cette opinion. + +Je pris donc la route de Nice, sans décolérer. Je repassais même avec +beaucoup de soin dans ma tête, la _petite comédie_ que j'allais jouer en +arrivant à Paris. Je me présentais chez mes _amis_ sur les neuf heures +du soir, au moment où la famille était réunie et prête à prendre le thé; +je me faisais annoncer comme la femme de chambre de madame la comtesse +M..., chargée d'un message important et pressé; on m'introduisait au +salon, je remettais une lettre, et pendant qu'on s'occupait à la lire, +tirant de mon sein mes deux pistolets doubles, je cassais la tête au +numéro un, au numéro deux, je saisissais par les cheveux le numéro +trois, je me faisais reconnaître, malgré ses cris je lui adressais mon +troisième compliment; après quoi, avant que ce concert de voix et +d'instruments n'eût attiré des curieux, je me lâchais sur la tempe +droite le quatrième argument irrésistible, et si le pistolet venait à +rater (cela s'est vu), je me hâtais d'avoir recours à mes petits +flacons. Oh! la jolie scène! c'est vraiment dommage qu'elle ait été +supprimée! + +Cependant, malgré ma rage condensée, je me disais parfois en cheminant: +«Oui, cela sera délicieux, j'aurai là un moment bien agréable! mais la +nécessité de me tuer ensuite, est assez... fâcheuse. Dire adieu ainsi au +monde, à l'art; ne laisser d'autre réputation que celle d'un brutal qui +ne savait pas vivre; n'avoir pas même terminé les corrections de ma +première symphonie; avoir en tête d'autres partitions.... plus +grandes..... ah!..... c'est.....» Et revenant à mon idée sanglante: +«Non, non, non, non, il faut qu'ils meurent tous, il faut que je les +extermine, il faut que je leur brise le crâne, il le faut, et cela sera! +cela sera!....» Et les chevaux trottaient, m'emportant vers la France. +La nuit vint; nous suivions la route de la Corniche, taillée dans le +rocher à deux où trois cents toises au-dessus de la mer, qui baigne en +cet endroit le pied des Alpes. L'amour de la vie et l'amour de l'art, +depuis une heure, me répétaient secrètement mille douces promesses, et +je les laissais dire; je trouvais même un certain charme à les écouter, +quand, tout d'un coup, le postillon ayant arrêté ses chevaux pour mettre +le sabot à la voiture, cet instant de silence me permit d'entendre les +sourds râlements de la mer, qui brisait furieuse au fond du précipice. +Ce bruit éveilla un écho terrible et fit éclater dans ma poitrine une +nouvelle tempête, plus effrayante que toutes celles qui l'avaient +précédée. Je râlai comme la mer, et m'appuyant de mes deux mains sur la +banquette où j'étais assis, je fis un mouvement convulsif comme pour +m'élancer en avant, en poussant un _Ha!_ si rauque, si sauvage, que le +malheureux conducteur, bondissant de côté, crut décidément avoir pour +compagnon de voyage quelque diable contraint de porter un morceau de la +vraie croix. + +Cependant, l'intermittence existait, il fallait le reconnaître; il y +avait lutte entre la vie et la mort. Dès que je m'en fus aperçu, je fis +ce raisonnement qui ne me semble point trop saugrenu, vu le temps et le +lieu: «Si je profitais du bon moment (le bon moment était celui où la +vie venait coqueter avec moi. J'allais me rendre, on le voit), si je +profitais, dis-je, du bon moment, pour me cramponner de quelque façon +et m'appuyer sur quelque chose, afin de mieux résister au retour du +mauvais; peut-être viendrais-je à bout de prendre une résolution.... +vitale. Voyons donc.» Nous traversions à cette heure, un village sarde, +sur une plage, au niveau de la mer qui ne rugissait pas trop. On +s'arrête pour changer de chevaux, je demande au conducteur le temps +d'écrire une lettre; j'entre dans un petit café, je prends un chiffon de +papier, et j'écris au directeur de l'Académie de Rome, M. Horace Vernet, +_de vouloir bien me conserver sur la liste des pensionnaires, s'il ne +m'en avait pas rayé; que j'en avais point encore enfreint le réglement, +et que je_ M'ENGAGEAIS SUR L'HONNEUR _à ne pas passer la frontière +d'Italie jusqu'à ce que sa réponse me fût parvenue à Nice, où j'allais +l'attendre_. + +Ainsi lié par ma parole, et sûr de pouvoir toujours en revenir à mon +projet de Huron, si, exclu de l'Académie, privé de ma pension, je me +trouvais sans feu, ni lieu, ni sou, ni maille, je remontai plus +tranquillement en voiture. Je m'aperçus même tout-à-coup que... _j'avais +faim_, n'ayant rien mangé depuis Florence. O bonne grosse nature! +décidément j'étais repris. + +J'arrivai à cette heureuse ville de Nice, grondant encore un peu. +J'attendis quelques jours; vint la réponse de M. Vernet; réponse +amicale, bienveillante, paternelle, dont je fus profondément touché. Ce +grand artiste, sans connaître le sujet de mon trouble, me donnait des +conseils qui s'y appliquaient on ne peut mieux; il m'indiquait le +travail et l'amour de l'art comme les deux remèdes souverains contre les +tourmentes morales; il m'annonçait que mon nom était resté sur la liste +des pensionnaires, que le ministre ne serait pas instruit de mon équipée +et que je pouvais revenir à Rome où l'on me recevrait à bras ouverts. + +--Allons, ils sont sauvés, fis-je en soupirant profondément. Et si je +vivais maintenant! Si je vivais tranquillement, heureusement, +musicalement! Oh! la plaisante affaire!... Essayons. + +Voilà que j'aspire l'air tiède et embaumé de Nice à pleins poumons; +voilà la vie et la joie qui accourent à tire-d'ailes, et la musique qui +m'embrasse, et l'avenir qui me sourit, et je reste à Nice un mois entier +à errer dans les bois d'orangers, à me plonger dans la mer, à dormir nu +sur les bruyères des montagnes de Villefranche, à voir du haut de ce +radieux observatoire les navires venir, passer et disparaître +silencieusement. Je vis entièrement seul, j'écris l'ouverture du _Roi +Lear_, je chante, je crois en Dieu! Convalescence. + +C'est ainsi que j'ai passé à Nice les vingt plus beaux jours de ma vie. +Nizza! Nizza! ô rimenbranza! + +Mais la police du roi de Sardaigne vint encore troubler mon paisible +bonheur et m'obliger à y mettre un terme. + +J'avais fini par échanger quelques paroles au café avec deux officiers +de la garnison piémontaise; il m'arriva même un jour de faire avec eux +une partie de billard; cela suffit pour inspirer au chef de la police +des soupçons graves sur mon compte. + +--Évidemment ce jeune musicien français n'est pas venu à Nice pour +assister aux représentations de _Mathilde de Sabran_ (le seul ouvrage +qu'on y entendît alors), il ne va jamais au théâtre. Il passe des +journées entières dans les rochers de Villefranche..... il y attend un +signal de quelque vaisseau révolutionnaire..... Il ne dîne pas à table +d'hôte..... pour éviter les insidieuses conversations des agents +secrets. Le voilà qui se lie tout doucement avec les chefs de nos +régiments..... Il va entamer avec eux les négociations dont il est +chargé au nom de _la Jeune Italie_, cela est clair, la conspiration est +flagrante! + +O grand homme! politique profond, tu es délirant, va! + +Je suis mandé au bureau de police et interrogé en formes. + +--Que faites-vous ici, Monsieur? + +--Je me rétablis d'une maladie cruelle; je compose, je rêve, je remercie +Dieu d'avoir fait un si beau soleil, une mer si belle, des montagnes si +verdoyantes. + +--Vous n'êtes pas peintre? + +--Non, Monsieur. + +--Cependant, on vous voit partout, un album à la main et dessinant +beaucoup; seriez-vous occupé à lever quelque plan? + +--Oui, je _lève le plan_ d'une ouverture du _Roi Lear_, c'est-à-dire, +j'ai levé ce plan, car le dessin et l'instrumentation en sont +tout-à-fait terminés; je crois même que l'entrée en sera formidable! + +--Comment l'entrée? qu'est-ce que ce roi Lear? + +--Hélas! monsieur, c'est un vieux bonhomme de roi d'Angleterre. + +--D'Angleterre! + +--Oui, qui vécut, au dire de Shakespeare, il y a quelque dix-huit cents +ans, et qui eut la faiblesse de partager son royaume à deux filles +scélérates qu'il avait, et qui le mirent à la porte quand il n'eut plus +rien à leur donner. Vous voyez qu'il y a peu de rois..... + +--Ne parlons pas du Roi!..... Vous entendez par ce mot +instrumentation?..... + +--C'est un terme de musique. + +--Toujours ce prétexte! Je sais très-bien, monsieur, qu'on ne compose +pas ainsi de la musique sans piano, seulement avec un album et un +crayon, en marchant silencieusement sur les grèves! Ainsi donc, veuillez +nous dire où vous comptez aller, on va vous rendre votre passeport; vous +ne pouvez rester à Nice plus longtemps. + +--Alors je retournerai à Rome, en composant encore sans piano, avec +votre permission. + +Ainsi fut fait. Je quittai Nice le lendemain fort contre mon gré, il est +vrai, mais le coeur léger et plein d'_allegria_, et bien vivant et bien +guéri. Et c'est ainsi qu'une fois encore on a vu _des pistolets chargés +qui ne sont pas partis_. + +C'est égal, je crois que ma petite comédie avait un certain intérêt, et +c'est vraiment dommage qu'elle n'ait pas été représentée!.... + + + + +VII + +RETOUR A ROME. + + +En repassant à Gênes, j'allai entendre l'_Agnese_ de Paër. Cet opéra fut +célèbre à l'époque de transition crépusculaire qui précéda _le lever_ de +Rossini. + +L'impression de froid ennui dont il m'accabla tenait sans doute à la +détestable exécution qui en paralysait les beautés. Je remarquai d'abord +que, suivant la louable habitude de certaines gens qui, bien +qu'incapables de rien _faire_, se croient appelés à tout _refaire_ ou +retoucher, et qui, de leur coup-d'oeil d'aigle aperçoivent tout de suite +ce qui manque dans un ouvrage, on avait renforcé d'une grosse caisse +l'instrumentation sage et modérée de Paër; de sorte qu'écrasé sous le +tampon du maudit instrument, cet orchestre, qui n'avait pas été écrit +de manière à lui résister, disparaissait entièrement. Madame Ferlotti +chantait (elle se gardait bien de le jouer) le rôle d'Agnèse. En +cantatrice qui sait, à un franc près, ce que son gosier lui rapporte par +an, elle répondait à la douloureuse folie de son père par le plus +imperturbable sang-froid, la plus complète insensibilité; on eût dit +qu'elle ne faisait qu'une répétition de son rôle, indiquant à peine les +gestes et chantant sans expression pour ne pas se fatiguer. + +L'orchestre m'a paru passable. C'est une petite troupe fort inoffensive; +mais les violons jouent juste et les instruments à vent suivent assez +bien la mesure. A propos de violon..... pendant que je m'ennuyais dans +sa ville natale, Paganini enthousiasmait tout Paris. Maudissant le +mauvais destin qui me privait du bonheur de l'entendre, je cherchais au +moins à obtenir de ses compatriotes quelques renseignements sur lui; +mais les Gênois sont, comme les habitants de toutes les villes de +commerce, fort indifférents pour les beaux-arts. Ils me parlèrent très +froidement de l'homme extraordinaire que l'Allemagne, la France et +l'Angleterre ont accueilli avec acclamations. Je demandai la maison de +son père, on ne put me l'indiquer. A la vérité, je cherchai aussi dans +Gênes le temple, la pyramide, enfin le monument que je pensais avoir été +élevé à la mémoire de Colomb, et le buste du grand homme qui découvrit +le Nouveau-Monde n'a pas même frappé une fois mes regards pendant que +j'errais dans les rues de l'ingrate cité qui lui donna naissance et dont +il fit la gloire. + +De toutes les capitales d'Italie aucune ne m'a laissé d'aussi gracieux +souvenirs que Florence. Loin de m'y sentir dévoré de spleen, comme je le +fus plus tard à Rome et à Naples, complètement inconnu, ne connaissant +personne, avec quelques poignées de piastres à ma disposition, malgré la +brèche énorme que la course à Nice avait faite à ma fortune, jouissant +en conséquence de la plus entière liberté, j'y ai passé de bien douces +journées, soit à parcourir ses nombreux monuments en rêvant de Dante et +de Michel-Ange, soit à lire Shakespeare dans les bois délicieux qui +bordent la rive gauche de l'Arno et dont la solitude profonde me +permettait de crier à mon aise d'admiration. Sachant bien que je ne +trouverais pas dans la capitale de la Toscane ce que Naples et Milan me +faisaient tout au plus espérer, je ne songeais guère à la musique, quand +les conversations de table d'hôte m'apprirent que le nouvel opéra de +Bellini (_I Montecchi ed i Capuletti_) allait être représenté. On disait +beaucoup de bien de la musique, mais aussi beaucoup du libretto, ce qui, +eu égard au peu de cas que les Italiens font pour l'ordinaire des +paroles d'un opéra, me surprenait étrangement. Ah! ah! c'est une +innovation!!! Je vais donc, après tant de misérables essais lyriques sur +ce beau drame, entendre un véritable opéra de Roméo, digne du génie de +Shakespeare! Dieu! quel sujet! comme tout y est dessiné pour la +musique!... D'abord, le bal éblouissant dans la maison de Capulet, où, +au milieu d'un essaim tourbillonnant de beautés, le jeune Montaigu +aperçoit pour la première fois la _sweet Juliet_, dont la fidélité doit +lui coûter la vie; puis ces combats furieux dans les rues de Vérone, +auxquels le bouillant _Tybald_ semble présider comme le génie de la +colère et de la vengeance; cette inexprimable scène de nuit au balcon de +Juliette, où les deux amants murmurent un concert d'amour tendre, doux +et pur comme les rayons de l'astre des nuits qui les garde en souriant +amicalement; les piquantes bouffonneries de l'insouciant Mercutio, le +naïf caquet de la vieille nourrice, le grave caractère de l'ermite, +cherchant inutilement à ramener un peu de calme sur ces flots d'amour et +de haine dont le choc tumultueux retentit jusque dans sa modeste +cellule... puis l'affreuse catastrophe, l'ivresse du bonheur aux prises +avec celle du désespoir, de voluptueux soupirs changés en râle de mort, +et enfin le serment solennel des deux familles ennemies jurant, trop +tard, sur le cadavre de leurs malheureux enfants, d'éteindre la haine +qui fit verser tant de sang et de larmes.--Les miennes coulaient en y +songeant. Je courus donc au théâtre de la Pergola. Les choristes +nombreux qui couvraient la scène me parurent assez bons, leurs voix +sonores et mordantes; il y avait surtout une douzaine de petits garçons +de quatorze à quinze ans dont les _contralti_ étaient d'un excellent +effet. Les personnages se présentèrent successivement et chantèrent +presque tous faux, à l'exception de deux femmes, dont l'une _grande et +forte_ remplissait le rôle de _Juliette_, et l'autre _petite et grêle_ +celui de _Roméo_.--Pour la troisième ou quatrième fois, après Zingarelli +et Vaccaï, écrire encore Roméo pour une femme!... Mais au nom de Dieu, +est-il donc décidé que l'amant de Juliette doit paraître dépourvu des +attributs de la virilité? Est-il un enfant, celui qui, en trois passes, +perce le coeur du _furieux Tybald, le héros de l'escrime_, et qui, plus +tard, après avoir brisé les portes du tombeau de sa maîtresse, d'un bras +dédaigneux étend mort sur les degrés du monument le comte Pâris qui l'a +provoqué?... Et son désespoir au moment de l'exil, sa sombre et terrible +résignation en apprenant la mort de Juliette, son délire convulsif après +avoir bu le poison, toutes ces passions volcaniques germent-elles +d'ordinaire dans l'ame d'un eunuque?... + +Trouverait-on que l'effet musical de deux voix féminines est le +meilleur?... Alors, à quoi bon des ténors, des basses, des barytons? +Faites donc jouer tous les rôles par des soprani ou des contralti, Moïse +et Otello ne seront pas beaucoup plus étranges avec une voix flûtée que +ne l'est Roméo. Mais il faut en prendre son parti; la composition de +l'ouvrage va me dédommager... + +Quel désappointement!!! Dans le libretto il n'y a point de bal chez +Capulet, point de Mercutio, point de nourrice babillarde, point d'ermite +grave et calme, point de scène au balcon, point de sublime monologue +pour Juliette recevant la fiole de l'ermite, point de duo dans la +cellule entre Roméo banni et l'ermite désolé; point de Shakespeare, +rien; un ouvrage manqué, mutilé, défiguré, _arrangé_. Et c'est un grand +poète pourtant, c'est Félix Romani, que les habitudes mesquines des +théâtres lyriques d'Italie ont contraint à découper un si pauvre +libretto dans le chef-d'oeuvre shakespearien! + +Le musicien toutefois a su rendre fort belle une des principales +situations: A la fin d'un acte, les deux amants séparés de force par +leurs parents furieux, s'échappent un instant des bras qui les +retenaient et s'écrient en s'embrassant: «Nous nous reverrons aux +cieux.» Bellini a mis, sur les paroles qui expriment cette idée, une +phrase d'un mouvement vif, passionné, pleine d'élan, et _chantée à +l'unisson_ par les deux personnages. Ces deux voix, vibrant ensemble +comme une seule, symbole d'une union parfaite, donnent à la mélodie une +force d'impulsion extraordinaire; et, soit par l'encadrement de la +phrase mélodique et la manière dont elle est ramenée, soit par +l'étrangeté bien motivée de cet unisson, auquel on est loin de +s'attendre, soit enfin par la mélodie elle-même, j'avoue que j'ai été +remué à l'improviste et que j'ai applaudi avec transport. On a +singulièrement abusé depuis lors des duos à l'unisson.--Décidé à boire +le calice jusqu'à la lie, je voulus, quelques jours après, entendre la +_Vestale_ de Paccini. Quoique ce que j'en connaissais déjà m'eût bien +prouvé qu'elle n'avait de commune avec l'héroïque et sublime conception +de Spontini que le titre, je ne m'attendais à rien de pareil..... +Licinius était encore joué par une femme..... Après quelques instants +d'une pénible attention, j'ai dû m'écrier comme Hamlet: «Ceci est de +l'absynthe!» et ne me sentant pas capable d'en avaler davantage, je suis +parti au milieu du second acte, donnant un terrible coup de pied dans le +parquet, qui m'a si fort endommagé le gros orteil que je m'en suis +ressenti pendant plusieurs jours.--Pauvre Italie!... Au moins, va-t-on +me dire, dans les églises la pompe musicale doit être digne des +cérémonies auxquelles elle se rattache. Pauvre Italie!... on verra plus +tard quelle musique on fait à Rome, dans la capitale du monde chrétien; +en attendant, voilà ce que j'ai entendu de mes propres oreilles pendant +mon séjour à Florence. + +C'était peu après l'explosion de Modène et de Bologne; les deux fils de +Louis Bonaparte y avaient pris part; leur mère, la reine Hortense, +fuyait avec l'un d'eux; l'autre venait d'expirer dans les bras de son +père. On célébrait le service funèbre; toute l'église tendue de noir, un +immense appareil funéraire de prêtres, de catafalques, de flambeaux, +invitaient moins aux tristes et grandes pensées que les souvenirs +éveillés dans l'ame par le nom de celui pour qui l'on priait.... +Napoléon Bonaparte!.... Il s'appelait ainsi!.... c'était _son_ +neveu!.... presque _son_ petit-fils!.... mort à vingt ans.... Et sa +mère, arrachant le dernier de ses fils à la hache des réactions, fuit en +Angleterre.... La France lui est interdite.... la France, où luirent +pour elle tant de glorieux jours.... Mon esprit, remontant le cours du +temps, me la représentait, joyeuse enfant créole, dansant sur le pont du +vaisseau qui l'amenait sur le vieux continent, simple fille de madame +Beauharnais, plus tard fille adoptive du maître de l'Europe, reine de +Hollande, et enfin exilée, oubliée, orpheline, mère éperdue, reine +fugitive et sans Etats.... Oh! Beethoven!.... où était la grande ame, +l'esprit profond et homérique qui conçut la _Symphonie héroïque_, la +_Marche funèbre pour la mort d'un héros_, et tant d'autres miraculeuses +poésies musicales qui arrachent des larmes et oppressent le coeur?.... +L'organiste avait tiré les registres de _petites flûtes_ et folâtrait +dans le haut du clavier, en sifflottant de _petits airs gais_, comme +font les roitelets quand, perchés sur le mur d'un jardin, ils s'ébattent +aux pâles rayons d'un soleil d'hiver.... La fête _del Corpus Domini_ (la +Fête-Dieu) devait être célébrée prochainement à Rome; j'en entendais +constamment parler autour de moi depuis quelques jours comme d'une chose +extraordinaire. Je m'empressai donc de m'acheminer vers la capitale des +Etats pontificaux avec plusieurs Florentins que le même motif y +attirait. Il ne fut question, pendant tout le voyage, que des merveilles +qui allaient être offertes à notre admiration. Ces messieurs me +déroulaient un tableau tout resplendissant de tiares, mitres, chasubles, +croix brillantes, vêtements d'or, nuages d'encens, etc. + +--_Ma la musica?...._ + +--_Oh! signore, lei sentira un coro immenso._ + +Puis ils retombaient sur les nuages d'encens, les vêtements dorés, les +brillantes croix, le tumulte des cloches et des canons. Mais Robin en +revient toujours à.... + +--_La musica?_ demandais-je encore, _la musica di questa ceremonia?_ + +--_Oh! signore, lei sentira un coro immenso._ + +--Allons, il paraît que ce sera.... un choeur immense, après tout. Je +pensais déjà à la pompe musicale des cérémonies religieuses dans le +temple de Salomon; mon imagination, s'enflammant de plus en plus, +j'allais jusqu'à espérer quelque chose de comparable au luxe gigantesque +de l'ancienne Egypte.... Faculté maudite, qui ne fait de notre vie qu'un +mirage continuel!... Sans elle, j'eusse peut-être été ravi de l'aigre et +discordant fausset des _castrati_ qui me firent entendre un sot et +insipide contrepoint; sans elle, je n'aurais point été surpris, sans +doute, de ne pas trouver à la procession _del Corpus Domini_ un essaim +de jeunes vierges, aux vêtements blancs, à la voix pure et fraîche, aux +traits empreints de sentiments religieux, exhalant vers le ciel de pieux +cantiques, harmonieux parfums de ces roses vivantes; sans cette fatale +imagination, ces deux groupes de clarinettes canardes, de trombones +rugissants, de grosses caisses furibondes, de trompettes saltimbanques, +ne m'eussent pas révolté par leur impie et brutale cacophonie. Il est +vrai que, dans ce cas, il eût aussi fallu supprimer l'organe de l'ouïe. +On appelle cela à Rome _musique militaire_. Que le vieux Silène, monté +sur un âne, suivi d'une troupe de grossiers satyres et d'impures +Bacchantes soit escorté d'un pareil concert, rien de mieux; mais le +Saint-Sacrement, le pape, les images de la Vierge!!! Ce n'était pourtant +que le prélude des mystifications qui m'attendaient. Mais n'anticipons +pas. + +Me voilà réinstallé à la Villa Medici, bien accueilli du Directeur, fêté +de tous mes camarades, dont la curiosité était excitée, sans doute, sur +le but du pèlerinage que je venais d'accomplir, mais qui pourtant furent +tous à mon égard d'une réserve exemplaire. + +J'étais parti, j'avais eu mes raisons pour partir; je revenais, c'était +à merveille; pas de commentaires, pas de questions. + + + + +VIII + +LA VIE DE L'ACADÉMIE. + + +J'étais déjà au fait des habitudes du dedans et du dehors de l'Académie. +Une cloche, parcourant les divers corridors et les allées du jardin, +annonce l'heure des repas. Chacun d'accourir alors dans le costume où il +se trouve; en chapeau de paille, en blouse déchirée ou couverte de terre +glaise, les pieds en pantouffles, sans cravate, enfin dans le +délabrement complet d'une parure d'atelier. Après le déjeûner, nous +perdions ordinairement une ou deux heures dans le jardin, à jouer au +disque, à la paume, à tirer le pistolet, à fusiller les malheureux +merles qui habitent le bois de lauriers, ou à dresser de jeunes chiens. +Tous exercices auxquels M. Horace Vernet, dont les rapports avec nous +étaient plutôt d'un excellent camarade que d'un sévère directeur, +prenait part fort souvent. Le soir, c'était la visite obligée au café +Greco, où les artistes français, non attachés à l'Académie, que nous +appelions _les hommes d'en bas_, fumaient avec nous le _cigare de +l'amitié_, en buvant le _punch du patriotisme_. Après quoi, chacun se +dispersait..... Ceux qui rentraient vertueusement à la caserne +académique, se réunissaient quelquefois sous le grand vestibule qui +donne sur le jardin. Quand je m'y trouvais, ma mauvaise voix et ma +misérable guitare étaient mises à contribution, et assis tous ensemble +autour d'un petit jet d'eau qui, en retombant dans une coupe de marbre, +rafraîchit ce portique retentissant, nous chantions au clair de lune les +rêveuses mélodies du Freyschütz, d'Oberon, les choeurs énergiques +d'Euryanthe, ou des actes entiers d'Iphigénie en Tauride, de la Vestale +ou de don Juan; car je dois dire à la louange de mes commensaux de +l'Académie, que leur goût musical était des moins vulgaires. + +Nous avions, en revanche, un genre de concerts que nous appelions +_concerts anglais_, et qui ne manquait pas d'agrément, après les dîners +un peu échevelés. Les buveurs, plus ou moins chanteurs, mais possédant +tant bien que mal quelque air favori, s'arrangeaient de manière à en +avoir tous un différent; pour obtenir la plus grande variété possible, +chacun d'ailleurs chantait dans un autre ton que son voisin. Duc, le +spirituel et savant architecte[8], chantait sa chanson de _la Colonne_, +Dantan celle du _Sultan Saladin_, Montfort triomphait dans la marché de +_la Vestale_, Signol était plein de charmes dans la romance _Fleuve du +Tage_, et j'avais quelque succès dans l'air si tendre et si naïf _Il +pleut, bergère_. A un signal donné, les concertants partaient les uns +après les autres, et ce vaste morceau d'ensemble à vingt-quatre parties +s'exécutait en crescendo, accompagné, sur la promenade du Pincio, par +les hurlements douloureux des chiens épouvantés, pendant que les +barbiers de la place d'Espagne, souriant d'un air narquois sur le seuil +de leur boutique, se renvoyaient l'un à l'autre cette naïve exclamation: +_musica francese!_ + +Le jeudi était le jour de grande réception chez le directeur. La plus +brillante société de Rome se réunissait alors aux soirées fashionables +que madame et mademoiselle Vernet présidaient avec tant de goût. On +pense bien que les pensionnaires n'avaient garde d'y manquer. La journée +du dimanche, au contraire, était presque toujours consacrée à des +courses plus ou moins longues dans les environs de Rome. C'étaient +_Ponte Molle_, où l'on va boire une sorte de drogue douceâtre et +huileuse, liqueur favorite des Romains, qu'on appelle vin d'Orvieto; la +villa Pamphili, Saint-Laurent hors les murs, et surtout le magnifique +tombeau de Cecilia Metella, dont il est de rigueur d'interroger +longuement le curieux écho, pour s'enrouer et avoir ainsi le prétexte +d'aller se rafraîchir dans une osteria qu'on trouve à quelques pas de +là, avec un gros vin noir, rempli de moucherons. + +Avec la permission du directeur, les pensionnaires peuvent entreprendre +de plus longs voyages, d'une durée indéterminée, à la condition +seulement de ne pas sortir des États-Romains, jusqu'au moment où le +réglement les autorise à visiter toutes les parties de l'Italie. Voilà +pourquoi le nombre des habitants de l'Académie n'est que fort rarement +au complet. Il y en a presque toujours au moins deux en tournée à +Naples, à Venise, à Florence, à Palerme ou à Milan. Les peintres et les +sculpteurs, trouvant Michel-Ange et Raphaël à Rome, sont ordinairement +les moins pressés d'en sortir; les temples de Pestum, Pompéi, la Sicile, +excitent vivement au contraire la curiosité des architectes; les +paysagistes passent la plus grande partie de leur temps dans les +montagnes; pour les musiciens, comme les différentes capitales d'Italie +leur offrent toutes à peu près le même degré d'intérêt, ils n'ont pour +quitter Rome d'autres motifs que _le désir de voir et l'humeur +inquiète_, et rien que leurs sympathies personnelles ne peut influer sur +la direction ou la durée de leurs voyages. Usant de là liberté qui nous +était accordée, je cédais à mon penchant pour les explorations +aventureuses, et me sauvais aux Abruzzes quand l'ennui de Rome me +desséchait le sang. Sans cela je ne sais trop comment j'aurais pu +résister à la monotonie d'une pareille existence. On conçoit, en effet, +que la gaîté de nos réunions d'artistes, les bals élégants de l'Académie +et de l'ambassade, le laisser-aller de l'estaminet, n'aient guère pu me +faire oublier que j'arrivais de Paris, du centre de la civilisation, et +que je me trouvais tout d'un coup sevré de musique, de théâtre[9], de +littérature[10], d'agitations, de tout enfin ce qui composait ma vie. + +Il ne faut pas s'étonner que la grande ombre de la Rome antique, qui +seule poétise la nouvelle, n'ait pas suffi pour me dédommager de ce qui +me manquait. On se familiarise bien vite avec les objets qu'on a sans +cesse sous les yeux, et ils finissent par ne plus éveiller dans l'âme +que des impressions et des idées ordinaires. Je dois pourtant en +excepter le Colysée; le jour ou la nuit je ne le voyais jamais de +sang-froid. Saint-Pierre me faisait aussi toujours éprouver un frisson +d'admiration. C'est si grand! si noble! si beau! si majestueusement +calme!!! J'aimais à y passer la journée pendant les intolérables +chaleurs de l'été. Je portais avec moi un volume de Byron, et +m'établissant commodément dans un confessionnal, jouissant d'une fraîche +atmosphère, d'un silence religieux, interrompu seulement à longs +intervalles par l'harmonieux murmure des deux fontaines de la grande +place de Saint-Pierre, que des bouffées de vent apportaient jusqu'à mon +oreille, je dévorais à loisir cette ardente poésie; je suivais sur les +ondes les courses audacieuses du Corsaire; j'adorais profondément ce +caractère à la fois inexorable et tendre, impitoyable et généreux, +composé bizarre de deux sentiments, opposés en apparence, la haine de +l'espèce et l'amour d'une femme. + +Parfois quittant mon livre pour réfléchir, je promenais mes regards +autour de moi; mes yeux, attirés par la lumière, se levaient vers la +sublime coupole de Michel-Ange. Quelle brusque transition d'idées!!! Des +cris de rage des pirates, de leurs orgies sanglantes, je passais +tout-à-coup au concert des séraphins, à la paix de la vertu, à la +quiétude infinie du ciel.... Puis ma pensée, abaissant son vol, se +plaisait à chercher sur le parvis du temple la trace des pas du noble +poète.... + +--Il a du venir contempler ce groupe de Canova, me disais-je; ses pieds +ont foulé ce marbre, ses mains se sont promenées sur les contours de ce +bronze; il a respiré cet air, ces échos ont répété ses paroles.... +Paroles de tendresse et d'amour peut-être.... Eh oui! ne peut-il pas +être venu visiter le monument avec son amie, madame Guiccioli[11]?... +Femme admirable et rare, dont il a été si complètement compris, si +profondément aimé!!! Aimé!!!... poète!... libre!... riche!.... Il a été +tout cela, lui!.... Et le confessionnal retentissait d'un grincement de +dents à faire frémir les damnés. + +Un jour, en de telles dispositions, je me levai spontanément, comme pour +prendre ma course, et, après quelques pas précipités, m'arrêtant +tout-à-coup au milieu de l'église, je demeurai silencieux et immobile. +Un paysan entra, et vint tranquillement baiser l'orteil de saint +Pierre. + +--Heureux bipède! murmurai-je avec amertume, que te manque-t-il? Tu +crois et espères; ce bronze que tu adores, et dont la main droite tient +aujourd'hui, au lieu de foudres, les clés du paradis, était jadis un +Jupiter tonnant. Tu l'ignores; point de désenchantement. En sortant, que +vas-tu chercher? De l'ombre et du sommeil; les madones des champs te +sont ouvertes, tu y trouveras l'un et l'autre. Quelles richesses +rêves-tu?.... la poignée de piastres nécessaires pour acheter un âne ou +te marier; tes économies de trois ans y suffiront. Qu'est une femme pour +toi?... une autre sexe. Que cherches-tu dans l'art?... un moyen de +matérialiser les objets de ton culte ou de t'exciter au rire ou à la +danse. A toi, la Vierge enluminée de rouge et de vert, c'est la +peinture; à toi, les marionnettes et polichinelle, c'est le drame; à +toi, la musette et le tambour de basque, c'est la musique; à moi le +désespoir et la haine, car je manque de tout ce que je cherche, et +n'espère plus l'obtenir. + +Après avoir quelque temps écouté rugir ma tempête intérieure, je +m'aperçus que le jour baissait. Le paysan était parti; j'étais seul dans +Saint-Pierre..... Je sortis. Je rencontrai des peintres allemands qui +m'entraînèrent dans une osteria, hors des portes de la ville, où nous +bûmes je ne sais combien de bouteilles d'orvieto, en disant des +absurdités, fumant, et mangeant crus de petits oiseaux que nous avions +achetés d'un chasseur. Ces messieurs trouvaient ce mets sauvage +très-bon, et je fus bientôt de leur avis, malgré le dégoût que j'en +avais ressenti d'abord. Nous rentrâmes à Rome, en chantant des choeurs de +Weber, qui nous rappelèrent des jouissances musicales, auxquelles il ne +fallait plus songer de longtemps..... A minuit, j'allai au bal de +l'ambassadeur. J'y vis une Anglaise, belle comme Diane, qu'on me dit +avoir cinquante mille livres sterling de rentes, une voix superbe et un +admirable talent sur le piano; ce qui me fit grand plaisir. La +Providence est juste; elle a soin de répartir également ses faveurs! Je +rencontrai d'horribles visages de vieille, les yeux fixés sur une table +d'écarté, flamboyants de cupidité. Sorcières de Macbeth!! Je vis +minauder des coquettes; on me montra deux gracieuses jeunes filles, +faisant ce que les mères appellent _leur entrée dans le monde_; +délicates et précieuses fleurs que son souffle desséchant aura bientôt +flétries! J'en fus ravi. Trois amateurs discoururent devant moi sur +l'enthousiasme, la poésie, la musique; ils comparèrent ensemble +Beethoven et M. Vaccaï, Shakespeare et M. Ducis; me demandèrent _si +j'avais lu Goëthe_, si Faust m'avait _amusé_; que sais-je encore? mille +autres belles choses. Tout cela m'enchanta tellement, que je quittai le +salon en souhaitant qu'une aérolithe, grande comme une montagne, pût +tomber sur le palais de l'ambassadeur et l'écraser avec tout ce qu'il +contenait. + +En remontant l'escalier de la Trinita del Monte, pour rentrer à +l'Académie, il fallut dégaîner le grand couteau romain. Des malheureux +étaient en embuscade sur la plate-forme pour demander aux passants la +bourse ou la vie. Mais nous étions deux, et ils n'étaient que trois; le +craquement de nos couteaux, que nous ouvrîmes avec bruit, suffit pour +les rendre momentanément à la vertu. + +Souvent, au retour de ces insipides réunions, où de plates cavatines, +platement chantées au piano, n'avaient fait qu'exciter ma soif de +musique et aigrir ma mauvaise humeur, le sommeil m'était impossible. +Alors je descendais au jardin, et, couvert d'un grand manteau à +capuchon, assis sur un bloc de marbre, écoutant dans de noires et +misanthropiques rêveries les cris des hiboux de la villa Borghèse, +j'attendais le retour du soleil. Si mes camarades avaient connu ces +veilles oisives à la belle étoile, ils n'auraient pas manqué de +m'accuser de _manière_ (c'est le terme consacré), et les charges de +toute espèce ne se seraient pas fait attendre; mais je ne m'en vantais +pas. + +Voilà, avec la chasse et les promenades à cheval, le gracieux cercle +d'actions et d'idées dans lequel je tournais incessamment pendant mon +séjour à Rome. Qu'on y joigne l'influence accablante du sirocco, le +besoin impérieux et toujours renaissant des jouissances de mon art, de +pénibles souvenirs, le chagrin de me voir pendant deux ans[12] exilé du +monde musical, une impossibilité inexplicable, mais réelle, de +travailler à l'Académie, et l'on comprendra ce que pouvait avoir +d'intensité le spleen qui me dévorait. + +J'étais méchant comme un dogue à la chaîne. Les efforts de mes camarades +pour me faire partager leurs amusements ne servaient même qu'à m'irriter +davantage. Le charme qu'ils trouvaient aux _joies_ du carnaval, surtout +m'exaspérait. Je ne pouvais concevoir (je ne le puis encore) quel +plaisir on peut prendre aux divertissements de ce qu'on appelle à Rome, +comme à Paris, _les jours gras_! Fort gras, en effet; gras de boue, gras +de fard, de blanc, de lie de vin, de sales quolibets, de grossières +injures, de filles de joie, de mouchards ivres, de masques ignobles, de +chevaux éreintés, d'imbécilles qui rient, de niais qui admirent et +d'oisifs qui s'ennuient. A Rome, où les bonnes traditions de l'antiquité +se sont conservées, on immolait naguère aux _jours gras_ une victime +humaine. Je ne sais si cet admirable usage, où l'on retrouve un vague +parfum de la poésie du Cirque, existe toujours; c'est probable: les +grandes idées ne s'évanouissent pas si promptement. On conservait alors +pour _les jours gras_ (quelle ignoble épithète) un pauvre diable +condamné à la peine capitale; on l'engraissait, lui aussi, pour le +rendre digne du dieu auquel il allait être offert, le peuple romain; et +quand l'heure était venue, quand cette tourbe d'imbécilles de toutes +nations (car, pour être juste, il faut dire que les étrangers ne se +montrent pas moins que les _indigènes_, avides de si nobles plaisirs), +quand cette cohue de sauvages en frac et en veste était bien lasse de +voir courir des chevaux et de se jeter à la figure de petites boules de +plâtre, en riant aux éclats d'une malice si spirituelle, on allait voir +mourir l'homme; oui, l'_homme_! C'est souvent avec raison que de tels +insectes l'appellent ainsi. Pour l'ordinaire, c'est quelque malheureux +brigand, qui, affaibli par ses blessures, aura été pris à demi-mort par +les _braves_ soldats du pape, et qu'on aura pansé, qu'on aura soigné, +qu'on aura guéri, engraissé et _confessé_ pour les jours gras. Et, +certes il y a, à mon avis, dans ce vaincu mille fois plus de l'homme que +dans toute cette racaille de vainqueurs, à laquelle le chef temporel et +spirituel de l'Église (_abhorrens a sanguine_), le représentant de Dieu +sur la terre, est obligé de donner de temps en temps le spectacle d'une +tête coupée. + +Il est vrai que, bientôt après, ce peuple sensible et intelligent va, +pour ainsi dire, faire ses ablutions à la place Navone et y laver les +taches que le sang a pu laisser sur ses habits. Cette place est alors +mondée complètement; au lieu d'un marché aux légumes, c'est un véritable +étang d'eau sale et puante, à la surface duquel surnagent, au lieu de +fleurs, des tronçons de choux, des feuilles de laitues, des écorces de +pastèques, des brins de paille et des coquilles d'amandes. Sur une +estrade élevée au bord de ce lac enchanté, quinze musiciens, dont deux +grosses caisses, une caisse roulante, un tambour, un triangle, un +pavillon chinois et deux paires de cymbales, flanqués pour la forme de +quelques cors et clarinettes, exécutent des mélodies d'un style aussi +pur que le flot qui baigne les pieds de leurs tréteaux, pendant que les +plus brillants équipages circulent lentement dans cette mare, aux +acclamations ironiques du _peuple-roi_, dont la _grandeur_ n'est pas +l'unique cause _qui l'attache au rivage_. + +--_Mirate! Mirate!_ voilà l'ambassadeur d'Autriche! + +--Non, c'est l'envoyé d'Angleterre! + +--Voyez ses armes: une espèce d'aigle. + +--Du tout, je distingue un autre animal, et d'ailleurs la fameuse +inscription: _Dieu et mon droit_. + +--Ah! ah! c'est le consul d'Espagne avec son fidèle Sancho. Rossinante +n'a pas l'air fort enchanté de cette promenade aquatique. + +--Quoi! lui aussi? le représentant de la France? + +--Pourquoi pas? ce vieillard qui le suit, couvert de la pourpre +cardinale, est bien l'oncle maternel de Napoléon. + +--Et ce petit homme, au ventre arrondi, au sourire malicieux, qui veut +avoir l'air grave? + +--C'est un homme d'esprit qui écrit sur les arts d'imagination, c'est le +consul de Civita-Vecchia, qui s'est cru obligé par la _fashion_ de +quitter son poste sur la Méditerranée pour venir se balancer en calèche +autour de l'égout de la place Navone; il médite en ce moment quelque +nouveau chapitre pour son roman de _Rouge et Noir_. + +_Mirate! Mirate!_ voilà notre fameuse Vittoria, cette Fornarina au petit +pied (pas tant petit), qui vient poser aujourd'hui en costume +d'Éminente, pour se délasser de ses travaux de la semaine dans les +ateliers de l'Académie. La voilà sur son char, comme Vénus sortant de +l'onde. Gare! les tritons de la place Navone, qui la connaissent tous, +vont emboucher leurs conques et souffler à son passage une marche +triomphale. Sauve qui peut! + +--Quelles clameurs! Qu'arrive-t-il donc? une voiture bourgeoise a été +renversée! Oui, je reconnais notre grosse marchande de tabac de la rue +Condotti. Bravo! elle aborde à la nage, comme Agrippine dans la baie de +Putzolles, et pendant qu'elle donne le fouet à son petit garçon, pour le +consoler du bain qu'il vient de prendre, les chevaux, qui ne sont pas +des chevaux marins, se débattent contre l'eau bourbeuse. Eh! vive la +joie! en voilà un de noyé! Agrippine s'arrache les cheveux! L'hilarité +de l'assistance redouble! Les polissons lui jettent des écorces +d'orange, etc., etc. Bon peuple, que tes ébats sont touchants! que tes +délassements sont aimables! que de poésie dans tes jeux! que de dignité, +que de grâce dans ta joie! Oh oui! les grands critiques ont raison, +l'art est fait pour tout le monde. Si Raphaël a peint ses divines +Madones, c'est qu'il connaissait bien l'amour exalté de la masse pour le +beau, chaste et pur idéal; si Michel-Ange a tiré des entrailles du +marbre son immortel Moïse, si ses puissantes mains ont élevé un temple +sublime, c'était pour répondre sans doute à ce besoin de grandes +émotions qui tourmente les âmes de la multitude. C'est pour donner un +aliment à la flamme poétique qui les dévore, que Tasso et Dante ont +chanté. Oui, anathème sur toutes les oeuvres que la foule n'admire pas! +car si elle les dédaigne, c'est qu'elles n'ont aucune valeur; si elle +les méprise, c'est qu'elles sont méprisables, et si elle les condamne +formellement par ses sifflets, condamnez aussi l'auteur, car il a manqué +de respect au public, il a outragé sa grande intelligence, froissé sa +profonde sensibilité; _qu'on le mène aux carrières_......... + + * * * * * + +L'événement funeste que je vais raconter et qui eut lieu, pour ainsi +dire, sous mes yeux, vint encore ajouter une couche de noir à la teinte +déjà fort sombre de mon caractère à cette époque. + + + + +IX + +VINCENZA. + + +Un de mes amis, G***, peintre de talent, avait inspiré un sentiment +profond à une jeune paysanne d'Albano, nommée Vincenza, qui venait +quelquefois à Rome offrir pour modèle sa tête virginale aux pinceaux de +nos plus habiles dessinateurs. La grâce naïve de cette enfant des +montagnes, et l'expression candide de ses traits, l'avaient rendue +l'objet d'une espèce de culte que lui rendaient les peintres, et que sa +conduite décente et réservée justifiait d'ailleurs complètement. + +Depuis le jour où G*** parut prendre plaisir à la voir, Vincenza ne +quitta plus Rome. Albano, son beau lac, ses sites ravissants, furent +échangés contre une petite chambre sale et obscure qu'elle occupait +dans le Transtevere, chez la femme d'un artisan dont elle soignait les +enfants. Les prétextes ne lui manquaient jamais pour faire de fréquentes +visites à l'atelier de son _bello Francese_. Un jour je l'y trouvai. +G*** était gravement assis devant son chevalet, le pinceau et la palette +à la main; Vincenza, accroupie à ses pieds comme un chien à ceux de son +maître, épiait son regard, aspirait sa moindre parole, par intervalles +se levait d'un bond, se plaçait en face de G***, le contemplait avec +ivresse, et se jetait à son cou en faisant des éclats de rire de +convulsionnaire, sans songer le moins du monde à déguiser à mes yeux sa +délirante passion. + +Pendant plusieurs mois le bonheur de la jeune Albanaise fut sans nuages, +mais la jalousie vint y mettre fin. On fit concevoir à G... des doutes +sur la fidélité de Vincenza; dès ce moment, il lui ferma sa porte et +refusa obstinément de la voir. Vincenza, frappée d'un coup mortel par +cette rupture, tomba dans un désespoir effrayant; elle attendait +quelquefois G... des journées entières sur la promenade du Pincio, où +elle espérait le rencontrer, refusait toute consolation, et devenait de +plus en plus sinistre dans ses paroles et brusque dans ses manières. +J'avais déjà essayé inutilement de lui ramener son inflexible; quand je +la trouvais sur mes pas, noyée de pleurs, le regard morne, je ne +pouvais que détourner les yeux et m'éloigner en soupirant. Un jour +pourtant je la rencontrai, marchant avec une agitation extraordinaire au +bord du Tibre, sur un escarpement élevé qu'on nomme la promenade du +Poussin. + +--Eh bien! où allez-vous donc, Vincenza? + +Rien. + +--Vous ne voulez pas me répondre? + +Rien. + +--Vous n'irez pas plus loin; je prévois quelque folie... + +--Laissez-moi, Monsieur, ne m'arrêtez pas. + +--Mais que venez-vous faire ici, seule? + +--Eh! ne savez-vous donc pas qu'il ne veut plus me voir, qu'il ne m'aime +plus, qu'il croit que je le trompe? Puis-je vivre, après cela? Je venais +me noyer. + +Là-dessus, elle commença à pousser des cris désespérés. Je la vis +quelque temps se rouler à terre, s'arracher les cheveux, s'exhaler en +imprécations furieuses contre les auteurs de ses maux; puis, quand elle +fut un peu fatiguée, je lui demandai si elle voulait me promettre de +rester tranquille jusqu'au lendemain, m'engageant à faire auprès de G... +une dernière tentative. + +--Ecoutez bien, ma pauvre Vincenza, je le verrai ce soir, je lui dirai +tout ce que votre malheureuse passion et la pitié qu'elle m'inspire me +suggèreront pour qu'il vous pardonne. Venez demain matin chez moi, je +vous apprendrai le résultat de ma démarche, et ce que vous devez faire +pour achever de le fléchir. Si je ne réussis pas, comme il n'y aura +effectivement rien de mieux pour vous... le Tibre est toujours là. + +--Oh! Monsieur, vous êtes bon, je ferai ce que vous me dites. + +Le soir, en effet, je pris G... en particulier, je lui racontai la scène +dont j'avais été témoin, en le suppliant d'accorder à cette malheureuse +une entrevue qui, seule, pouvait la sauver. + +--Prends de nouvelles et sévères informations, lui dis-je en finissant; +je parierais mon bras droit que tu la rends victime d'une erreur. +D'ailleurs, si toutes mes raisons sont sans force, je puis t'assurer que +son désespoir est admirable, et que c'est une des plus dramatiques +choses que l'on puisse voir; prends-là comme objet d'art. + +--Allons, mon cher Mercure, tu plaides bien; je me rends. Je verrai dans +deux heures quelqu'un qui peut me donner de nouvelles clartés sur cette +ridicule affaire. Si je me suis trompé, qu'elle vienne, je laisserai ma +clé à la porte. Si, au contraire, la clé n'y est pas, c'est que j'aurai +acquis la certitude que mes soupçons étaient fondés: alors, je te prie, +qu'il n'en soit plus question. Parlons d'autre chose. Comment +trouves-tu mon nouvel atelier? + +--Incomparablement mieux que l'ancien; mais la vue en est moins belle. A +ta place, j'aurais gardé la mansarde, ne fût-ce que pour pouvoir +distinguer Saint-Pierre et le tombeau d'Adrien. + +--Oh! te voilà bien avec tes idées nuageuses! A propos de nuages, +laisse-moi allumer mon cigarre... Bon!... A présent, adieu, je vais à +l'enquête; dis à ta protégée ma dernière résolution. Je suis _curieux_ +de voir lequel de nous deux est joué. + +Le lendemain, Vincenza entra chez moi de fort bonne heure; je dormais +encore. Elle n'osa pas d'abord interrompre mon sommeil; mais son anxiété +l'emportant enfin, elle saisit ma guitare et me jeta trois accords qui +me réveillèrent. En me retournant dans mon lit, je l'aperçus à mon +chevet mourante d'émotion. Dieu! qu'elle était jolie!!! L'espoir +éclatait sur sa ravissante figure. Malgré la teinte cuivrée de sa peau, +je la voyais rougir de passion; tous ses membres frémissaient. + +--Eh bien! Vincenza, je crois qu'il vous recevra. Si la clé est à sa +porte, c'est qu'il vous pardonne, et... + +La pauvre fille m'interrompt par un cri de joie, se jette sur ma main, +la baise avec transport en la couvrant de larmes, gémit, sanglote, et +se précipite hors de ma chambre, en m'adressant pour remercîment un +divin sourire qui m'illumina comme un rayon des cieux. Quelques heures +après, je venais de m'habiller, G... entre, et me dit d'un air grave: + +«Tu avais raison, j'ai tout découvert; mais pourquoi n'est-elle pas +venue? je l'attendais. + +--Comment, pas venue? Elle est sortie d'ici ce matin à demi-folle de +l'espoir que je lui donnais; elle a dû être chez toi en cinq minutes. + +--Je ne l'ai pas vue;..... et pourtant la clé était bien à ma porte. + +--Malheur! malheur!! j'ai oublié de lui dire que tu avais changé +d'atelier. Elle sera montée au quatrième, ignorant que tu étais au +premier. + +--Courons. + +Nous nous précipitons à l'étage supérieur, la porte de l'atelier était +fermée; dans le bois était fichée avec force la _spada_ d'argent que +Vincenza portait dans ses cheveux, et que G... reconnut avec effroi: +elle venait de lui. Nous courons au Transtevere, chez elle, au Tibre, à +la promenade du Poussin; nous demandons à tous les passants: personne ne +l'avait vue. Enfin nous entendons des voix et des interpellations +violentes..... Nous arrivons au lieu de la scène..... Deux bouviers se +battaient pour le fazzoletto blanc de Vincenza, que la malheureuse +Albanaise avait arraché de sa tête et jeté sur le rivage avant de se +précipiter[13]. + + * * * * * + + + + +X + +VAGABONDAGES. + + +Le séjour de la ville m'était devenu vraiment insupportable. Aussi ne +manquais-je aucune occasion de la quitter et de fuir aux montagnes, en +attendant le moment où il me serait permis de revenir en France. + +Comme pour préluder à de plus longues courses dans cette partie de +l'Italie, visitée seulement par les paysagistes, je faisais fréquemment +alors le voyage de _Subiaco_, grand village des États du pape, à +dix-huit lieues de Tivoli. + +Cette excursion était mon remède habituel contre le spleen; remède +souverain qui semblait me rendre à la vie. Une mauvaise veste de toile +grise et un chapeau de paille formaient tout mon équipement, six +piastres toute ma bourse. Puis, prenant un fusil ou une guitare, je +m'acheminais ainsi chassant ou chantant, insoucieux de mon gîte du soir, +certain d'en trouver un, si besoin était, dans les grottes innombrables +ou les _madones_ qui bordent toutes les routes, tantôt marchant au pas +de course, tantôt m'arrêtant pour examiner quelque vieux tombeau, ou, du +haut d'un de ces tristes monticules dont l'aride plaine de Rome est +couverte, écouter avec recueillement le grave chant des cloches de +Saint-Pierre, dont la croix d'or étincelait à l'horizon; tantôt +interrompant la poursuite d'un vol de vanneaux pour écrire dans mon +album une idée symphonique qui venait de poindre dans ma tête; et +toujours savourant à longs traits le bonheur suprême de la vraie +liberté. + +Quelquefois, quand au lieu de fusil j'avais apporté ma guitare, me +postant au centre d'un paysage en harmonie avec mes pensées, un chant de +l'Énéide, enfoui dans ma mémoire depuis mon enfance, se réveillait à +l'aspect des lieux où je m'étais égaré; improvisant alors un étrange +récitatif sur une harmonie plus étrange encore, je me chantais la mort +de Pallas, le désespoir du bon Evandre, le convoi du jeune guerrier +qu'accompagnait son cheval Ethon sans harnais, la crinière pendante, et +versant de grosses larmes; l'effroi du bon roi Latinus, le siége du +Latium dont je foulais la terre, la triste fin d'Amata et la mort +cruelle du noble fiancé de Lavinie. + +Ainsi, sous les influences combinées des souvenirs, de la poésie et de +la musique, j'atteignais le plus incroyable degré d'exaltation. Cette +triple ivresse se résolvait toujours en torrents de larmes versés avec +des sanglots convulsifs. Et, ce qu'il y a de plus singulier, c'est que +je commentais mes larmes. Je pleurais ce pauvre Turnus, à qui le cagot +Enée était venu enlever ses États, sa maîtresse et la vie; je pleurais +la belle et touchante Lavinie obligée d'épouser le brigand étranger +couvert du sang de son amant; je regrettais ces temps poétiques où les +héros, fils des dieux, portaient de si belles armures et lançaient de +gracieux javelots à la pointe étincelante, ornée d'un cercle d'or; +quittant ensuite le passé pour le présent, je pleurais sur mes chagrins +personnels, mon avenir douteux, ma carrière interrompue; et, tombant +affaissé au milieu de ce chaos de poésie, murmurant des vers de +Shakespeare, de Virgile et de Dante: _Nessun maggior dolore.... che +ricordarsi........ O poor Ophelia!... Good night, sweet Ladies.... +Vitaque cum gemitu... fugit indignata.... sub umbras...._ Je +m'endormais. + + * * * * * + +Quelle folie! diront bien des gens. Oui, mais quel bonheur! Les gens +raisonnables ne savent pas à quel degré d'intensité peut atteindre ainsi +le sentiment de l'existence; le coeur se dilate, l'imagination prend une +envergure immense, on vit avec fureur: le corps même, participant de +l'exhaliration de l'esprit, semble devenir de fer. Je faisais alors +mille imprudences qui peut-être aujourd'hui me coûteraient la vie. + +Je partis un jour de Tivoli par une pluie battante, mon fusil _à +pistons_ me permettant de chasser malgré l'humidité. J'arrivai le soir à +Subiaco, mouillé jusqu'aux os dès le matin, ayant fait mes dix-huit +lieues et tué quinze pièces de gibier. + +Replongé maintenant dans la tourmente parisienne, avec quelle force et +quelle fidélité mon esprit se rappelle ce beau sauvage pays des +Abbruzzes où j'ai tant erré! Villages étranges, mal peuplés d'habitants +mal vêtus, au regard soupçonneux, armés de vieux fusils délabrés qui +portent loin et atteignent trop souvent leur but! Sites bizarres, dont +la mystérieuse solitude me frappa si vivement! Je retrouve en foule des +impressions perdues et oubliées. Ce sont Subiaco, Alatri, Civitella, +Genesano, Isola di Sora, San Germano, Arce, les pauvres vieux couvents +déserts dont l'église est toute grande ouverte..... les moines sont +absents..... le silence seul y habite..... Plus tard, moines et bandits +y reviendront de compagnie. Ce sont les somptueux monastères peuplés +d'hommes pieux et bienveillants, qui accueillent cordialement les +voyageurs et les étonnent par leur spirituelle et savante conversation; +le palais bénédictin du Monte-Cassino, avec son luxe éblouissant de +mosaïques, de boiseries sculptées, de reliquaires, etc., l'autre couvent +de san Benedetto, à Subiaco, où l'Ordre fut fondé, où se trouve la +grotte qui reçut saint Benoît, où les rosiers qu'il planta fleurissent +encore. Plus haut, dans la même montagne, au bord d'un précipice au fond +duquel murmure le vieil Anio, ce ruisseau chéri d'Horace et de Virgile, +la cellule del Beato Lorenzo, adossée à un mur de rochers que dore le +soleil, et où j'ai vu s'abriter des hirondelles au mois de janvier. +Grands bois de châtaigniers au noir feuillage, où surgissent des ruines +surmontées par intervalles, au soir, de formes humaines qui se montrent +un instant et disparaissent sans bruit..... pâtres ou brigands..... En +face, sur l'autre rive de l'Anio, grande montagne à dos de baleine, où +l'on voit encore à cette heure une petite pyramide de pierres que j'eus +la constance de bâtir un jour de spleen, et que les peintres français, +amants fidèles de ces solitudes, ont eu la courtoisie de baptiser de mon +nom. Au-dessous, une caverne où l'on entre en rampant, et dont on ne +peut atteindre l'entrée qu'en se laissant tomber du rocher supérieur, +au risque d'arriver brisé à cinq cents pieds plus bas. + +A droite, un champ où je fus arrêté par des moissonneurs étonnés de ma +présence en pareil lieu, qui m'accablèrent de questions, et ne me +laissèrent continuer mon ascension que sur l'assurance plusieurs fois +donnée qu'elle avait pour but l'accomplissement d'un voeu fait à la +Madone. Loin de là, dans une étroite plaine, la maison isolée de la +Piagia, bâtie sur le bord de l'inévitable Anio, où j'allais demander +l'hospitalité et faire sécher mes habits, après les longues chasses, aux +jours pluvieux d'automne. La maîtresse du logis, excellente femme, avait +une fille admirablement belle, qui depuis a épousé le peintre lyonnais, +notre ami Flacheron. Je vois encore ce jeune drôle, demi-bandit, +demi-conscrit, Crispino, qui nous apportait de la poudre et des +cigarres. Lignes de Madones couronnant les hautes collines, et que +suivent le soir, en chantant des litanies, les moissonneurs attardés qui +reviennent des plaines, au tintement mélancolique de la campanella d'un +couvent caché; forêts de sapins, que les Pifferari font retentir de +leurs refrains agrestes; grandes filles aux noirs cheveux, à la peau +brune, au rire éclatant, qui, tant de fois, pour danser, ont abusé de la +patience et des doigts endoloris _di questo signore chi suona la +chitarra francese_; et le classique tambour de basque accompagnant mes +_saltarelli_ improvisés; les carabiniers voulant à toute force +s'introduire dans nos bals d'_osteria_; l'indignation des danseurs +français et abbruzzais; les prodigieux coups de poing de Flacheron; +l'expulsion honteuse de ces _soldats du pape_; menaces d'embuscades, de +grands couteaux!..... Flacheron, sans nous rien dire, allant seul à +minuit au rendez-vous, armé d'un simple bâton; absence des carabiniers; +Crispino enthousiasmé! + + * * * * * + +Enfin Albano, Caslelgandolpho, Tusculum, le petit théâtre de Cicéron, +les fresques de sa villa ruinée; le lac de Gabia, le marais où j'ai +dormi à midi, sans songer à la fièvre; vestiges des jardins qu'habita +Zénobie, la noble et belle reine détrônée de Palmyre. Longues lignes +d'aquéducs antiques fuyant au loin à perte de vue!.... + +Cruelle mémoire des jours de liberté qui ne sont plus! Liberté de coeur, +d'esprit, d'âme, de tout; liberté de ne pas agir, de ne pas penser même; +liberté d'oublier le temps, de mépriser l'ambition, de rire de la +gloire, de ne plus croire à l'amour; liberté d'aller au nord, au sud, à +l'est ou à l'ouest, de coucher en plein champ, de vivre de peu, de +vaguer sans but, de rêver, de rester gisant, assoupi des journées +entières, au souffle murmurant du tiède sirocco! Liberté vraie, +absolue, immense! O grande et forte Italie! Italie sauvage! insoucieuse +de ta soeur l'Italie artiste, + + «La belle Juliette au cercueil étendue!» + +que je..... Mais, par respect pour le lecteur, continuons avec un peu +moins de désordre, s'il est possible, le récit des excursions et des +observations que j'y ai faites. + + + + +XI + +SUBIACO. + + +Subiaco est un petit bourg de quatre mille habitants, bizarrement bâti +autour d'une montagne en pain de sucre. L'Anio, qui, plus bas, va former +les cascades de Tivoli, en fait toute la richesse, en alimentant +quelques usines assez mal entretenues. + +Cette rivière coule en certains endroits dans une vallée resserrée; +Néron la fit barrer par une énorme muraille dont on voit encore quelques +débris, et qui, en retenant les eaux, formait au-dessus du village un +lac d'une grande profondeur. De là le nom de _Sub-Lacu_. Le couvent de +_San-Benedetto_, situé une lieue plus haut, sur le bord d'un immense +précipice, est à peu près le seul monument curieux des environs. Aussi +les visites y abondent. L'autel de la chapelle est élevé devant +l'entrée d'une petite caverne qui servit jadis de retraite au saint +fondateur de l'ordre des Bénédictins. La forme intérieure de l'église +est d'une bizarrerie extrême; un escalier d'une trentaine de marches +unit les deux étages dont elle est composée. Après vous avoir fait +admirer la _santa spelunca_ de saint Benoît et les grotesques peintures +dont les murailles sont couvertes, les moines vous conduisent à l'étage +inférieur. Des monceaux de feuilles de roses, provenant d'un bosquet de +rosiers planté dans le jardin du couvent, y sont entassés. Ces fleurs +ont la propriété miraculeuse de _guérir les convulsions_, et les moines +en font un débit considérable. Trois vieilles carabines, brisées, +tordues et rongées de rouille, sont appendues auprès de l'odorant +spécifique, comme preuves irréfragables de miracles non moins éclatants. +Des chasseurs, ayant imprudemment chargé leur arme, _s'aperçurent, en +faisant feu_, du danger qu'ils couraient. Saint Benoît, _invoqué_ (fort +laconiquement sans doute) _pendant que le fusil éclatait_, les préserva +non-seulement de la mort, mais même de la plus légère égratignure. En +gravissant la montagne l'espace de deux milles au-dessus de +San-Benedetto, on arrive à l'ermitage _del Beato Lorenzo_, aujourd'hui +inhabité. C'est une solitude horrible, environnée de roches rouges et +nues, que l'abandon à peu près complet où elle est restée depuis la +mort de l'ermite rend plus effrayante encore. Un énorme chien en était +le gardien unique lorsque je la visitai; couché au soleil dans une +attitude d'observation soupçonneuse et sans faire le moindre mouvement, +il suivit tous mes pas d'un oeil sévère. Sans armes, au bord d'un +précipice, la présence de cet argus silencieux, qui pouvait au moindre +geste douteux étrangler ou précipiter l'inconnu qui excitait sa +méfiance, contribua un peu, je l'avoue, à abréger le cours de mes +méditations. Subiaco n'est pas tellement reculé dans les montagnes que +la civilisation n'y ait déjà pénétré. Il y a un café pour les politiques +du pays, voire même une _société_ philharmonique. Le maître de musique +qui la dirige remplit en même temps les fonctions d'organiste de la +paroisse. A la messe du dimanche des Rameaux, l'ouverture de _la +Cenerentola_ dont il nous régala me découragea tellement, que je n'osai +pas me faire présenter à l'académie chantante, dans la crainte de +laisser trop voir mes antipathies et de blesser par là ces bons +dilettanti. Je m'en tins à la musique des paysans; au moins a-t-elle, +celle-là, de la naïveté et du caractère. Une nuit, la plus singulière +sérénade que j'eusse encore entendue vint me réveiller. Un _ragazzo_ aux +vigoureux poumons criait de toute sa force une chanson d'amour sous les +fenêtres de sa _ragazza_, avec accompagnement d'une énorme mandoline, +d'une musette et d'un petit instrument de fer de la nature du triangle, +qu'ils appellent dans le pays _stimbalo_. Son chant, ou plutôt son cri, +consistait en quatre ou cinq notes d'une progession descendante, et se +terminait en remontant par un long gémissement de la note sensible à la +tonique, sans reprendre haleine. La musette, la mandoline et le +stimbalo, sur un mouvement de valse continu, frappaient deux accords en +succession régulière et presque uniforme, dont l'harmonie remplissait +les instants de silence placés par le chanteur entre chacun de ses +couplets; suivant son caprice, celui-ci repartait ensuite à plein +gosier, sans s'inquiéter si le son qu'il attaquait si bravement +discordait ou non avec l'harmonie des accompagnateurs, et sans que +ceux-ci s'en inquiétassent davantage. On eût dit qu'il chantait au bruit +de la mer ou d'une cascade. Malgré la rusticité de ce concert, je ne +puis dire combien j'en fus agréablement affecté. L'éloignement et les +cloisons que le son devait traverser pour tenir jusqu'à moi, en +affaiblissant les discordances, adoucissaient les rudes éclats de cette +voix montagnarde. Peu à peu, la monotone succession de ces petits +couplets, terminés si douloureusement et suivis de silences, me plongea +dans une espèce de demi-sommeil plein d'agréables rêveries; et quand le +galant ragazzo n'ayant plus rien à dire à sa belle, eût mis fin +brusquement à sa chanson, il me sembla qu'il me manquait tout à coup +quelque chose d'essentiel... J'écoutais toujours... mes pensées +flottaient si douces sur ce bruit auquel elles s'étaient amoureusement +unies!... L'un cessant, le fil des autres fut rompu... et je demeurai +jusqu'au matin sans sommeil, sans rêves, sans idées... + +Cette phrase mélodique est répandue dans toutes les Abbruzzes; je l'ai +entendue depuis Subiaco jusqu'à Arce, dans le royaume de Naples, plus ou +moins modifiée par le sentiment des chanteurs et le mouvement qu'ils lui +imprimaient. Je puis assurer qu'elle me parut délicieuse une nuit, à +Alatri, chantée lentement, avec douceur, et sans accompagnement; elle +prenait alors une couleur religieuse fort différente de celle que je lui +connaissais. + +Le nombre des mesures de cette espèce de cri mélodique n'est pas +toujours exactement le même à chaque couplet; il varie suivant les +paroles improvisées par le chanteur, et les accompagnateurs suivent +alors celui-ci comme ils peuvent. Cette improvisation n'exige pas des +Orphées montagnards de grands fraie de poésie: c'est toit simplement de +la prose, dans laquelle ils font entrer tout ce qu'ils diraient dans une +conversation ordinaire. + +Le jeune gars dont j'ai déjà parlé, nommé Crispino, et qui avait +l'insolence de prétendre avoir été brigand, parce qu'il avait fait deux +ans de galères, ne manquait jamais à mon arrivée à Subiaco, de me saluer +de cette phrase de bienvenue qu'il criait comme un voleur: + +[Illustration: notation musicale + +Bon giorno, bon giorno, bon giorno, si - gno - - - re! +Co - - - - - me sta - te e - - - - - - ? +] + +Le redoublement de la dernière voyelle, en arrivant à la mesure marquée +du signe [**symbol >], est de rigueur. Il résulte d'un coup de gosier, +assez semblable à un sanglot, dont l'effet est fort singulier. + +Dans les autres villages environnants, dont Subiaco semble être la +capitale, je n'ai pas recueilli la moindre bribe musicale. Civitella, le +plus intéressant de tous, est un véritable nid d'aigle, perché sur la +pointe d'un rocher d'un accès fort difficile, misérable, sale et puant. +On y jouit d'une vue magnifique, seul dédommagement à la fatigue d'une +telle escalade, et les rochers y ont une physionomie étrange dans leurs +fantastiques amoncellements, qui charme assez les yeux des artistes pour +qu'un peintre de mes amis y ait séjourné six mois entiers. + +L'un des flancs du village repose sur des dalles superposées, tellement +énormes, qu'il est absolument impossible de concevoir comment des hommes +ont pu jamais exercer la moindre action locomotive sur de pareilles +masses. Ce mur de Titans, par sa grossièreté et ses dimensions, est aux +constructions cyclopéennes, comme celles-ci sont aux murailles +ordinaires des monuments contemporains. Il ne jouit cependant d'aucune +renommée, et, quoique vivant habituellement avec des architectes, je +n'en avais jamais entendu parler. + +Civitella offre, en outre, aux vagabonds, un précieux avantage dont les +autres villages semblables sont totalement dépourvus: c'est une auberge +ou quelque chose d'approchant. On peut y loger et y vivre passablement. +L'homme riche du pays, _il signor Vincenzo_, reçoit et héberge de son +mieux les étrangers, les Français surtout, pour lesquels il professe la +plus honorable sympathie, mais qu'il assassine de questions sur la +politique. Assez modéré dans ses autres prétentions, ce brave homme est +insatiable sur ce point. Enveloppé dans une redingote qu'il n'a pas +quittée depuis dix ans, accroupi sous sa cheminée enfumée, il commence, +en vous voyant entrer, son interrogatoire; et, fussiez-vous exténué, +mourant de soif, de faim et de fatigue, vous n'obtiendrez pas un verre +de vin avant de lui avoir répondu sur Lafayette, Louis-Philippe et la +garde nationale. Vico-Var, Olevano, Arsoli, Genesano, et vingt autres +villages dont le nom m'échappe, se présentent presque uniformément sous +le même aspect. Ce sont toujours des agglomérations de maisons grisâtres +appliquées, comme des nids d'hirondelles, contre des pics stériles, +presque inabordables; toujours de pauvres enfants demi-nus poursuivent +les étrangers en criant: _Pittore! pittore! Inglese!_[14] _mezzo +baïocco!_[15] (Pour eux tout étranger qui vient les visiter est +_peintre_ ou _Anglais_). Les chemins, quand il y en a, ne sont que des +gradins informes à peine indiqués dans le rocher. On rencontre des +hommes oisifs, qui vous regardent d'un air singulier; des femmes +conduisant des cochons qui, avec le maïs, forment toute la richesse du +pays; de jeunes filles, la tête chargée d'une lourde cruche de cuivre ou +d'un fagot de bois mort; et tout cela si misérable, si triste, si +délabré, si dégoûtant de saleté, que, malgré la beauté naturelle de la +race et la coupe pittoresque des vêtements, il est difficile d'éprouver +à leur aspect autre chose qu'un sentiment de pitié; et pourtant je +trouvais un plaisir extrême à parcourir ces repaires, à pied, le fusil à +la main, et même sans fusil. + +Lorsqu'il s'agissait, en effet, de gravir quelque pic inconnu, j'avais +soin de laisser en bas ce bel instrument, dont les qualités excitaient +assez la convoitise des Abbruzzais, pour leur donner l'idée d'en +détacher le propriétaire, au moyen de quelques balles envoyées à sa +rencontre par d'affreuses carabines embusquées traîtreusement derrière +un vieux mur. + +A force de fréquenter les villages de ces braves gens, j'avais même fini +par être très bien avec eux. Crispino surtout m'avait pris en affection; +il me rendait toutes sortes de services; il me procurait non-seulement +des tuyaux de pipe parfumés, exquis[16], non-seulement du plomb et de la +poudre, mais des capsules fulminantes même; des capsules! dans ce pays +perdu, dépourvu de toute idée d'art et d'industrie. De plus, Crispino +connaissait toutes les _ragazze_ bien peignées à dix lieues à la ronde, +leurs inclinations, leurs relations, leurs ambitions, leurs passions, +celles de leurs parents et de leurs amants; il avait une note exacte des +degrés de vertu et de température de chacune, et ce thermomètre était +quelquefois fort amusant à consulter. + +Cette affection, du reste, était motivée; j'avais, une nuit, dirigé la +sérénade qu'il donnait à sa maîtresse; j'avais chanté avec lui pour la +jeune louve, en nous accompagnant de la _chitarra francese_, une chanson +alors en vogue parmi les élégants de Tivoli; je lui avais fait présent +de deux chemises, d'un pantalon et de trois superbes coups de pied au +derrière, un jour qu'il me manquait de respect[17]. + +Crispino n'avait pas eu le temps d'apprendre à lire, et il ne m'écrivait +jamais. Quand il avait quelque nouvelle intéressante à me donner hors +des montagnes, il venait à Rome. Qu'était-ce, en effet, qu'une trentaine +de lieues _per un bravo_ comme lui. Nous avions l'habitude, à +l'Académie, de laisser ouvertes les portes de nos chambres. Un matin de +janvier (j'avais quitté les montagnes en octobre; je m'ennuyais donc +depuis trois mois), en me retournant dans mon lit, j'aperçois debout +devant moi, un grand scélérat basané, chapeau pointu, jambes cordées, +qui paraissait attendre très honnêtement mon réveil; c'était mon gredin, +mon bandit, mon ami! + +--Tiens! Crispino! qu'es-tu venu faire à Rome? + +--_Sono venuto... per veder lo!_ + +--Oui, pour me voir, et puis?... + +--_Crederei mancare al più preciso mio debito, se in questa +occasione..._ + +--Quelle occasion? + +--_Per dire la verità... mi manca... il danaro._ + +--A la bonne heure! voilà ce qui s'appelle dire vraiment _la verità_. +Ah! tu n'as pas d'argent! et que veux-tu que j'y fasse, Birbonacio? + +--_Per bacco, non sono birbone!_ + +Je finis sa réponse en français: + +--«Si vous m'appelez _gueux_, parce que je n'ai pas le sou, vous avez +raison; mais si c'est parce que j'ai été deux ans à Civita-Vecchia, vous +avez bien tort. On ne m'a pas envoyé aux galères pour avoir volé, dit-il +en levant la tête fièrement, mais bien pour de bons coups de carabine, +pour de fameux coups de couteau donnés dans la montagne à des étrangers +(_forestieri_).» + +Mon ami se flattait assurément; il n'avait peut-être pas tué seulement +un moine. Mais enfin, on voit qu'il avait le sentiment de l'honneur. +Aussi, dans son indignation, n'accepta-t-il que trois piastres, une +chemise et un foulard, sans vouloir attendre que j'eusse mis mes bottes +pour lui donner... le reste. Le pauvre garçon est mort, il y a deux ans, +d'un coup de pierre reçu à la tête dans une rixe. + +Nous reverrons-nous dans un monde meilleur?..... + + + + +XII + +ENCORE ROME. + + +Il fallait bien toujours revenir dans cette éternelle ville de Rome, et +s'y convaincre de plus en plus que, de toutes les existences d'artiste, +il n'en est pas de plus triste que celle d'un musicien étranger, +condamné à l'habiter, si l'amour de l'art est dans son coeur. Il y +éprouve un supplice de tous les instants dans les premiers temps, en +voyant ses illusions poétiques tomber une à une, et le bel édifice +musical élevé par son imagination, s'écrouler devant la plus +désespérante des réalités; ce sont chaque jour de nouvelles expériences +qui amènent constamment de nouvelles déceptions. Au milieu de tous les +autres arts, pleins de vie, de grandeur, de majesté, éblouissants de +l'éclat du génie, étalant fièrement leurs merveilles diverses, il voit +la musique réduite au rôle d'une esclave dégradée, hébétée par la misère +et chantant d'une voix usée de stupides poèmes pour lesquels le peuple +lui jette à peine un morceau de pain. C'est ce que je reconnus +facilement au bout de quelques semaines. A peine arrivé, je cours à +Saint-Pierre... Immense! sublime! écrasant!... Voilà Michel-Ange, voilà +Raphaël, voilà Canova; je marche sur les marbres les plus précieux, les +mosaïques les plus rares... Ce silence solennel.. cette fraîche +atmosphère... ces tons lumineux si riches et si harmonieusement +fondus... ce vieux pèlerin, agenouillé seul dans la vaste enceinte... Un +léger bruit, parti du coin le plus obscur du temple, et roulant sous ces +voûtes colossales comme un tonnerre lointain... j'eus peur... Il me +sembla que c'était là réellement la maison de Dieu et que je n'avais pas +le droit d'y entrer. Réfléchissant que de faibles créatures comme moi +étaient parvenues cependant à élever un pareil monument de grandeur et +d'audace, je sentis un mouvement de fierté; puis songeant au rôle +magnifique que devait y jouer l'art que je chéris, mon coeur commença à +battre à coups redoublés. Oh! oui, sans doute, me dis-je aussitôt, ces +tableaux, ces statues, ces colonnes, cette architecture de géants tout +cela n'est que le corps du monument; la musique en est l'ame; c'est par +elle qu'il manifeste son existence, c'est elle qui résume l'hymne +incessant des autres arts, et de sa vois puissante le porte brûlant aux +pieds de l'Éternel. Où donc est l'orgue?... L'orgue, un peu plus grand +que celui de l'Opéra de Paris, était _sur des roulettes_; un pilastre le +dérobait à ma vue. N'importe, ce chétif instrument ne sert peut-être +qu'à donner le ton aux voix, et tout effet instrumental étant proscrit, +il doit suffire. Quel est le nombre des chanteurs?... Me rappelant alors +la petite salle du Conservatoire, que l'église de St-Pierre contiendrait +cinquante ou soixante fois au moins, je pensai que si un choeur de +_quatre-vingt-dix_ voix y était employé journellement, les choristes de +Saint-Pierre, ne devaient se compter que par milliers. + +Ils sont au nombre de _dix-huit_ pour les jours ordinaires; et de +_trente-deux_ pour les fêtes solennelles. J'ai même entendu un +_Miserere_ à la chapelle Sixtine, chanté par _cinq voix_. Un critique +allemand de beaucoup de mérite, s'est constitué tout récemment le +défenseur de la chapelle Sixtine. + +«La plupart des voyageurs, dit-il, s'attendent en y entrant, à une +musique bien entraînante, je dirai même, bien plus amusante que celle +des opéras qui les avaient charmés dans leur patrie; au lieu de cela les +chanteurs du pape leur font entendre un plain-chant séculaire, simple, +pieux et sans le moindre accompagnement. Ces dilettanti désappointés ne +manquent pas alors de jurer à leur retour, que la chapelle Sixtine +n'offre aucun intérêt musical, et que tous les beaux récits qu'on en +fait sont autant de contes.» + +Nous ne dirons pas à ce sujet, absolument comme les observateurs +superficiels dont parle cet écrivain. Bien au contraire, cette harmonie +des siècles passés, venue jusqu'à nous sans la moindre altération de +style ni de forme, offre aux musiciens le même intérêt que présentent +aux peintres les fresques de Pompéia. Loin de regretter, sous ces +accords, l'accompagnement de trompettes et de grosse caisse, aujourd'hui +tellement mis à la mode par les compositeurs italiens, que chanteurs et +danseurs ne croiraient pas, sans lui, pouvoir obtenir les +applaudissements qu'ils méritent, nous avouerons que la chapelle Sixtine +étant le seul lieu musical de l'Italie où cet abus déplorable n'ait +point pénétré, on est heureux de pouvoir y trouver un refuge contre +l'artillerie des fabricants de cavatines. Nous accorderons au critique +allemand que les _trente-deux_ chanteurs du pape, incapables de produire +le moindre effet, et même de se faire entendre dans la plus vaste église +du monde, suffisent à l'exécution des oeuvres de Palestrina dans +l'enceinte bornée de la chapelle pontificale; nous dirons avec lui que +cette harmonie pure et calme, jette dans une rêverie qui n'est pas sans +charme. Mais ce charme est le propre de l'harmonie elle-même, et le +prétendu génie des compositeurs n'en est point la cause, si toutefois on +peut donner le nom de compositeurs à des musiciens qui passaient leur +vie à compiler des successions d'accords comme celle-ci: + +[Illustration: notation musicale. + +Po-pu-le me-us, quid fe-ci ti - - bi? +aut, in quo contristavi te res - pon - - - de mi - hi. +] + +Dans ces psalmodies à quatre parties, où la _mélodie_ et le _rhythme_ ne +sont point employés, et dont l'_harmonie_ se borne à l'emploi des +_accords parfaits_ entremêlés de quelques _suspensions_, on peut bien +admettre que le goût et une certaine science aient guidé le musicien qui +les écrivit; mais le génie! allons donc, c'est une plaisanterie. + +En outre, les gens qui croient encore sincèrement que Palestrina composa +ainsi à dessein sur les textes sacrés, et mu seulement par l'intention +d'approcher le plus possible d'une pieuse idéalité, s'abusent +étrangement. Ils ne connaissent pas, sans doute, ses madrigaux, dont les +paroles frivoles ou galantes sont accolées par lui cependant à une sorte +de musique absolument semblable à celle dont il revêtit les paroles +saintes. Il fait chanter par exemple: _Au bord du Tibre, je vis un beau +pasteur dont la plainte amoureuse_, etc., par un choeur lent dont l'effet +général et le style harmonique ne diffèrent en aucune façon de ses +compositions dites religieuses. Il ne savait pas faire d'autre musique, +voilà la vérité; et il était si loin de poursuivre un céleste idéal, +qu'on retrouve dans ses écrits une foule de ces sortes de logogriphes +que les contre-pointistes qui le précédèrent avaient mis à la mode et +dont il passe pour avoir été l'antagoniste inspiré. La messe de +Palestrina, dédiée au pape Marcello, est écrite à deux choeurs, dont l'un +imite canoniquement l'autre du commencement à la fin. C'est là une +grande difficulté de contrepoint habilement vaincue; mais qu'en +résulte-t-il de beau, ou de convenable au style vraiment religieux? En +quoi cette sorte de jeu harmonique, perceptible seulement pour les yeux, +puisque l'oreille ne saurait suivre des imitations canoniques de notes +aussi longues et sans dessin mélodique, en quoi, dis-je, cette preuve de +la patience du tisseur d'accords annonce-t-elle en lui une simple +préoccupation du véritable objet de son travail? en rien à coup sûr. Il +importe aussi peu à l'expression du sentiment religieux de dessiner deux +choeurs en canon perpétuel que de les écrire en se servant d'un morceau +de bois au lieu de plume, ou gêné d'une façon quelconque par une douleur +physique ou un obstacle matériel. Si Palestrina, ayant perdu les deux +mains, s'était vu forcé d'écrire avec le pied et y était parvenu, ses +ouvrages n'en eussent pas acquis plus de valeur pour cela et n'en +seraient ni plus ni moins religieux. + +Le critique allemand dont je parlais tout-à-l'heure, n'hésite pas +cependant à appeler _sublimes_ les _Improperia_ de Palestrina. + +«Toute cette cérémonie, dit-il encore, le sujet en lui-même, la présence +du pape au milieu du corps des cardinaux, le mérite d'exécution des +chanteurs qui déclament avec une précision et une intelligence +admirables, tout cela forme de ce spectacle un des plus imposants et +des plus touchants de la Semaine-Sainte.»--Oui, certes; mais tout cela +ne fait pas de cette musique une oeuvre de génie et d'inspiration. + +Par une de ces journées sombres qui attristent la fin de l'année, et que +rend encore plus mélancoliques le souffle glacé du vent du Nord, écoutez +en lisant Ossian, la fantastique harmonie d'une harpe éolienne balancée +au sommet d'un arbre dépouillé de verdure, et je vous défie de ne pas +éprouver un sentiment profond de tristesse, d'abandon, un désir vague et +infini d'une autre existence, un dégoût immense de celle-ci, en un mot, +une forte atteinte de spleen jointe à une tentation de suicide. Cet +effet est encore plus prononcé que celui des harmonies vocales de la +chapelle Sixtine; on n'a jamais songé cependant à mettre les facteurs de +harpes éoliennes au nombre des grands compositeurs. + +Mais au moins, le service musical de la chapelle Sixtine a-t-il conservé +sa dignité et le caractère religieux qui lui convient, tandis +qu'infidèles aux anciennes traditions, les autres églises de Rome sont +tombées, sous ce rapport, dans un état de dégradation, je dirai même de +démoralisation, qui passe toute croyance. Plusieurs prêtres français, +témoins de ce scandaleux abaissement de l'art religieux, en ont été +indignés. + +J'assistai, le jour de la fête du roi, à une messe solennelle à grands +choeurs et à grand orchestre, pour laquelle notre ambassadeur, M. de +Saint-Aulaire, avait demandé les meilleurs artistes de Rome. Un +amphithéâtre assez vaste, élevé devant l'orgue, était occupé par une +soixantaine d'exécutants. Ils commencèrent par s'accorder à grand bruit, +comme ils l'eussent fait dans un foyer de théâtre; le diapason de +l'orgue, beaucoup trop bas, rendait, à cause des instruments à vent, son +adjonction à l'orchestre impossible. Un seul parti restait à prendre, se +passer de l'orgue. L'organiste ne l'entendait pas ainsi; il voulait +faire sa partie, dussent les oreilles des auditeurs en être torturées +jusqu'au sang; il voulait gagner son argent, le brave homme, et il le +gagna bien, je le jure, car de ma vie je n'ai ri d'aussi bon coeur. +Suivant la louable coutume des organistes italiens, il n'employa, +pendant toute la durée de la cérémonie, que les jeux aigus. L'orchestre, +plus fort que cette harmonie de petites flûtes, la couvrait assez bien +dans les _tutti_, mais quand la masse instrumentale venait à frapper un +accord sec, suivi d'un silence, l'orgue, dont le son traîne un peu, +comme on sait, et ne peut se couper aussi bref que celui des autres +instruments, demeurait alors à découvert et laissait entendre un accord +plus bas d'un quart de ton que celui de l'orchestre, produisant ainsi le +gémissement le plus atrocement comique qu'on puisse imaginer. Pendant +les intervalles remplis par le plain-chant des prêtres, les concertants, +incapables de contenir leur démon musical, préludaient hautement tous à +la fois, avec un incroyable sang-froid; la flûte lançait des gammes en +_ré_; le cor sonnait une fanfare en _mi b_; les violons faisaient +d'aimables cadences, des gruppetti charmants; le basson, tout bouffi +d'importance, soufflait ses notes graves en faisant claquer ses grandes +clefs, pendant que les gazouillements de l'orgue achevaient de +brillanter l'harmonie de ce concert inouï, digne de Callot. Et tout cela +se passait en présence d'une assemblée d'hommes civilisés, de +l'ambassadeur de France, du directeur de l'Académie, d'un corps nombreux +de prêtres et de cardinaux, devant une réunion d'artistes de toutes les +nations. Pour la musique, elle était digne de tels exécutants. Cavatines +avec crescendo, cabalettes, points-d'orgue et roulades; oeuvre sans nom, +monstre de l'ordre composite dont une phrase de Vaccaï formait la tête, +des bribes de Paccini les membres, et un ballet de Gallemberg le corps +et la queue. Qu'on se figure, pour couronner l'oeuvre, les _soli_ de +cette étrange musique sacrée, chantés _en voix de soprano_ par un gros +gaillard dont la face rubiconde était ornée d'une énorme paire de +favoris noirs. «Mais mon Dieu, dis-je à mon voisin qui étouffait, tout +est donc miracle dans ce bienheureux pays! Avez-vous jamais vu un +_castrat_ barbu comme celui-ci?» + +--«Castrato!... répliqua vivement en se retournant une dame italienne, +indignée de nos rires et de nos observations, davvero non è castrato.» + +--«Vous le connaissez, madame? + +--«Per Bacco! non burlate. Imparate, pezzi d'asino, che quello virtuoso +maraviglioso è il marito mio.» + +J'ai entendu fréquemment dans d'autres églises les ouvertures du +_Barbier de Séville_, de la _Cenerentola_ et d'_Otello_. Ces morceaux +paraissaient former le répertoire favori des organistes, ils en +assaisonnaient fort agréablement le service divin. + +La musique des théâtres, aussi _dramatique_ que celle des églises est +_religieuse_, est dans le même état de splendeur. Même invention, même +pureté des formes, même élévation, même charme dans le style, même +profondeur de pensée. Les chanteurs que j'ai entendus pendant la saison +théâtrale avaient en général de bonnes voix et cette facilité de +vocalisation qui caractérise spécialement les Italiens; mais, à +l'exception de Mme Ungher, prima dona allemande que nous avons +applaudie souvent à Paris, et de Salvator, assez bon Baryton, ils ne +sortaient pas de la ligne des médiocrités. Les choeurs sont d'un degré +au-dessous de ceux de notre Opéra-Comique, pour l'ensemble, la justesse +et la chaleur. L'orchestre, imposant et formidable à peu près comme +l'armée du prince de Monaco, possède, sans exception, toutes les +qualités qu'on appelle ordinairement des défauts. Au théâtre _Valle_, +ainsi qu'à celui d'Apollon, dont les dimensions égalent celles du +Grand-Opéra de Paris, les violoncelles sont au nombre de.... _un_, +lequel _un_ exerce l'état d'orfèvre, plus heureux qu'un de ses +confrères, obligé, pour vivre, de _rempailler des chaises_. A Rome, le +mot symphonie, comme celui d'ouverture, n'est employé que pour désigner +un _certain bruit_ que font les orchestres de théâtre avant le lever de +la toile, et auquel personne ne fait attention. Weber et Beethoven sont +là des noms à peu près inconnus. Un savant abbé de la chapelle Sixtine +disait un jour à M. Mendelssohn _qu'on lui avait parlé d'un jeune homme +de grande espérance, nommé Mozart_. Il est vrai que ce digne +ecclésiastique communique fort rarement avec les gens du monde et ne +s'est occupé toute sa vie que des oeuvres de Palestrina. C'est donc un +être que sa conduite privée et ses opinions mettent à part. Quoiqu'on +n'y exécute jamais la musique de Mozart, il est pourtant juste de dire +que, dans Rome, bon nombre de personnes ont entendu parler de lui +autrement que comme _d'un jeune homme de grande espérance_. Les +dilettanti érudits savent même qu'il est mort, et que, sans approcher +toutefois de Donizetti, il a écrit quelques partitions remarquables. +J'en ai connu un qui s'était procuré le Don Juan. Après l'avoir +longuement étudié au piano, il fut assez franc pour m'avouer en +confidence que cette _vieille musique_ lui paraissait supérieure au +Zadig et Astartea de M. Vaccaï, récemment mis en scène au théâtre +d'Apollon. L'art instrumental est lettre close pour les Romains. Ils +n'ont pas même l'idée de ce que nous appelons une symphonie. + +J'ai remarqué seulement à Rome une musique instrumentale populaire que +je penche fort à regarder comme un reste de l'antiquité; je veux parler +des _pifferari_. On appelle ainsi des musiciens ambulants qui, aux +approches de Noël, descendent des montagnes par groupes de quatre ou +cinq, et viennent, armés de musettes et de _pifferi_ (espèce de +hautbois), donner de pieux concerts devant les images de la madone. Ils +sont, pour l'ordinaire, couverts d'amples manteaux de drap brun, portent +le chapeau pointu dont se coiffent les brigands, et tout leur extérieur +est empreint d'une certaine sauvagerie mystique pleine d'originalité. +J'ai passé des heures entières à les contempler dans les rues de Rome, +la tête légèrement penchée sur l'épaule, les yeux brillants de la foi la +plus vive, fixant un regard de pieux amour sur la sainte madone, presque +aussi immobiles que l'image qu'ils adoraient. La musette, secondée d'un +grand _piffero_ soufflant la basse, fait entendre une harmonie de deux +ou trois notes, sur laquelle un double _piffero_[18] de moyenne longueur +exécute la mélodie; puis au-dessus de tout cela deux petits _pifferi_ +très courts, joués par des enfants de douze à quinze ans, tremblottent +trilles et cadences, et inondent la rustique chanson d'une pluie de +bizarres ornements. Après de gais et réjouissants refrains, fort +longtemps répétés, une prière lente, grave, d'une onction toute +patriarchale, vient dignement terminer la naïve symphonie. Cet air a été +gravé dans plusieurs recueils napolitains, nous nous abstenons en +conséquence de le reproduire ici. De près, le son est si fort qu'on peut +à peine le supporter; mais à un certain éloignement ce singulier +orchestre produit un effet délicieux, touchant, poétique, auquel les +personnes même les moins susceptibles de pareilles impressions, ne +peuvent rester insensibles. J'ai entendu depuis les _pifferari_ chez +eux, et si je les avais trouvés si remarquables à Rome, combien +l'émotion que j'en reçus fut plus vive dans les montagnes sauvages des +Abbruzzes, où mon humeur vagabonde m'avait conduit! Des roches +volcaniques, de noires forêts de sapins, formaient la décoration +naturelle et le complément de cette musique primitive. Quand à cela +venait se joindre encore l'aspect d'un de ces monuments mystérieux d'un +autre âge, connus sous le nom de murs cyclopéens, et quelques bergers +revêtus d'une peau de mouton brute, avec la toison entière en dehors +(costume des pâtres de la Sabine), je pouvais me croire contemporain des +anciens peuples au milieu desquels vint s'installer jadis Evandre +l'Arcadien, l'hôte généreux d'Énée: + + Pater infelix Pallantis pueri. + + * * * * * + + * * * * * + +Il faut, on le voit, renoncer à peu près à entendre de la musique quand +on habite Rome; j'en étais venu même, au milieu de cette atmosphère +antiharmonique, à n'en plus pouvoir composer. Tout ce que j'ai produit à +l'Académie se borne à trois ou quatre morceaux: 1º Une _Ouverture de +Rob-Roy_, longue et diffuse, qui fut exécutée à Paris, un an après, par +la société du Conservatoire, fort mal reçue du public, et que je brûlai +le même jour en sortant du concert; 2º _la Scène aux champs_, de la +Symphonie Fantastique, que je refis presque entièrement en vaguant dans +la Villa-Borghèse; 3º _le Chant de bonheur_, du mélologue[19] que je +rêvai, perfidement bercé par mon ennemi intime le vent du sud, sur les +buis touffus et taillés en muraille de notre classique jardin; 4º cette +petite mélodie qui a nom _la Captive_, et dont j'étais fort loin, en +l'écrivant, de prévoir la fortune. Encore me trompai-je, en disant +qu'elle fut composée à Rome; car c'est de Subiaco qu'elle est datée. Il +me souvient, en effet, qu'un jour, en regardant travailler mon ami +Lefebvre l'architecte, dans l'auberge de Subiaco où nous logions, un +mouvement de son coude ayant fait tomber un livre placé sur sa table, je +le relevai: c'était le volume des _Orientales_ de V. Hugo; il se trouva +ouvert à la page de _la Captive_. Je lus cette délicieuse poésie, et me +retournant vers Lefebvre: «Si j'avais là du papier réglé, lui dis-je, +j'écrirais la musique de ce morceau; car _je l'entends_. + +--Qu'à cela ne tienne, je vais vous en donner. + +Et Lefebvre, prenant une règle et un tireligne, eut bientôt tracé +quelques portées, sur lesquelles je jetai la mélodie et la basse de ce +petit air; puis, je mis le manuscrit dans mon portefeuille et n'y +songeai plus. Quinze jours après, de retour à Rome, on chantait chez +notre directeur, quand _la Captive_ me revint en tête. «Il faut, dis-je +à mademoiselle Vernet, que je vous montre un air improvisé à Subiaco, +pour voir un peu ce qu'il signifie: je n'en ai plus la moindre idée.» +L'accompagnement de piano, griffonné à la hâte, nous permit de +l'exécuter convenablement; et cela prit si bien, qu'au bout d'un mois M. +Vernet, poursuivi, obsédé par cette mélodie, m'interpella ainsi: «Ah! +ça, quand vous retournerez dans les montagnes, j'espère bien que vous +n'en rapporterez pas d'autres chansons; car votre _Captive_ commence à +me rendre le séjour de la Villa fort désagréable; on ne peut faire un +pas dans le palais, dans le jardin, dans le bois, sur la terrasse, dans +les corridors, sans entendre chanter, ou ronfler, ou grogner: «_Le long +du mur sombre... le sabre du spahis... je ne suis pas Tartare... +l'eunuque noir..., etc._» C'est à en devenir fou! Je renvoie demain un +de mes domestiques, je n'en prendrai un nouveau qu'à la condition +expresse pour lui de ne pas chanter _la Captive_.» + +Il reste enfin à citer, pour clore cette liste fort courte de mes +productions romaines, une psalmodie à cinq voix, avec accompagnement +d'instruments à vent, sur la traduction en prose d'une poésie de Moore +(_Ce monde entier n'est qu'une ombre fugitive_), dédiée à ceux _dont +l'ame est triste jusqu'à la mort_. Ce morceau n'a pas encore été publié +et je n'ai jamais osé le faire entendre. Quant au _Resurrexit_, à grand +orchestre, avec choeurs, que j'envoyai aux académiciens de Paris, pour +obéir au réglement, et dans lequel ces messieurs trouvèrent un _progrès_ +très-remarquable, une _preuve_ sensible de l'influence du séjour de Rome +sur mes idées, et l'_abandon_ complet de mes fâcheuses _tendances +musicales_; c'est un fragment d'une messe que j'avais écrite et fait +exécuter à Paris deux ans avant de me présenter au concours de +l'Institut. Fiez-vous donc aux jugements des immortels! + +Ce fut vers ce temps de ma vie académique que je ressentis de nouveau +les atteintes d'une cruelle maladie (morale, nerveuse, imaginaire, tout +ce qu'on voudra), que j'appelerai le _mal de l'isolement_, et qui me +tuera quelque jour. J'en avais éprouvé un premier accès à l'âge de seize +ans, et voici dans quelles circonstances. Par une belle matinée de mai, +à la côte Saint-André, chez mon père, j'étais assis dans une prairie à +l'ombre d'un groupe de grands chênes, lisant un roman de Montjoie, +intitulé: _Manuscrit trouvé au mont Pausilippe_. Tout entier à ma +lecture, j'en fus distrait cependant par des chants doux et tristes, +s'épandant par la plaine à intervalles réguliers. La procession des +Rogations passait dans le voisinage, et j'entendais la voix des paysans +qui psalmodiaient les _Litanies des saints_. Cet usage de parcourir, au +printemps, les côteaux et les plaines, pour appeler sur les fruits de +la terre la bénédiction du ciel, a quelque chose de poétique et de +touchant qui m'émeut d'une manière indicible. Le cortége s'arrêta au +pied d'une croix de bois, ornée de feuillages; je le vis s'agenouiller +pendant que le prêtre bénissait la campagne, et il reprit sa marche +lente en continuant sa mélancolique psalmodie. La voix affaiblie de +notre vieux curé se distinguait seule parfois, avec des fragments de +phrases: + + ............ + ...._Conservare âigneris!_ + + LES PAYSANS. + + _Te rogamus audi nos!_ + +Et la foule pieuse, s'éloignait, s'éloignait toujours. + + .............. + + (Decrescendo.) + + _Sancte Barnabe._ + _Ora pro nobis!_ + + (Perdendo.) + + _Sancta Magdalena_ + _Ora pro_........... + _Sancta Maria_ + _Ora_........... + _Sancta_.......... + ..........._nobis._ + ................. + +Silence.. léger frémissement des blés en fleur, ondoyant sous la molle +pression de l'air du matin.... cri des cailles amoureuses appelant leur +compagne.... l'ortolan plein de joie chantant sur la pointe d'un +peuplier.... calme profond.... une feuille morte tombant lentement d'un +chêne.... coups sourds de mon coeur.... Evidemment la vie était hors de +moi, loin, très loin.... A l'horizon les glaciers des Alpes, frappés du +soleil levant, réfléchissaient d'immenses faisceaux de lumière.... +derrière ces Alpes, l'Italie, Naples, le Pausilippe.... les personnages +de mon roman.... des passions ardentes.... des larmes essuyées... +quelque insondable bonheur.... secret.... allons, allons, des ailes! +dévorons l'espace! il faut voir! il faut admirer! il faut de l'amour, de +l'enthousiasme, des étreintes enflammées, _il faut la grande vie!_... +mais je ne suis qu'un corps lourd, cloué à terre! ces personnages sont +imaginaires, ou n'existent plus.... Quel amour?... quelle gloire?... +quel coeur?... quand verrai-je l'Italie?... + +Et l'accès se déclara dans toute sa force, et je souffris affreusement +et je me couchai à terre, gémissant, étendant mes bras douloureux, +arrachant convulsivement des poignées d'herbes et d'innocentes +paquerettes qui ouvraient en vain leurs grands yeux étonnés, appelant +_l'inconnu_, luttant contre _l'absence_, contre l'horrible isolement. + +Et pourtant, qu'était-ce qu'un pareil accès comparé aux tortures que +j'ai éprouvées depuis, et dont l'intensité augmente chaque jour? + +Je ne sais comment donner une idée de ce mal inexprimable. Une +expérience de physique pourrait seule offrir je crois des similitudes +avec lui. C'est celle-ci: quand on place sous une cloche de verre +adaptée à une machine pneumatique, une coupe remplie d'eau à côté d'une +autre coupe contenant de l'acide sulfurique, au moment où la pompe +aspirante fait le vide sous la cloche, on voit l'eau s'agiter, entrer en +ébullition, s'évaporer. L'acide sulfurique absorbe cette vapeur d'eau au +fur et à mesure qu'elle se dégage, et, par suite de la propriété qu'ont +les molécules de vapeur d'emporter en s'exhalant une grande quantité de +calorique, la portion d'eau qui reste au fond du vase ne tarde pas à se +refroidir au point de produire un petit bloc de glace. + +Eh bien! il en est à peu près ainsi quand cette idée d'isolement, quand +ce sentiment de l'absence viennent me saisir. Le vide se fait autour de +ma poitrine palpitante, et il semble alors que mon coeur, sous +l'aspiration d'une force irrésistible, s'évapore et tend à se dissoudre +par expansion. Puis, la peau de tout mon corps devient douloureuse et +brûlante; je rougis de la tête aux pieds. Je suis tenté de crier, +d'appeler à mon aide mes amis, les indifférents mêmes, pour me +consoler, pour me garder, me défendre, m'empêcher d'être détruit, pour +retenir ma vie qui s'en va aux quatre points cardinaux. + +On n'a pas d'idées de mort pendant ces crises; non, la pensée du suicide +n'est pas même supportable; on ne veut pas mourir: loin de là, on veut +vivre, on le veut absolument; on voudrait même donner à sa vie mille +fois plus d'énergie; c'est une aptitude prodigieuse au bonheur, qui +s'exaspère de rester sans application, et qui ne se peut satisfaire +qu'au moyen de jouissances immenses, dévorantes, furieuses, en rapport +avec l'incalculable surabondance de sensibilité dont on est pourvu. + +Cet état n'est pas le spleen, mais il l'amène plus tard: c'est +l'ébullition, l'évaporation du coeur, des sens, du cerveau, du fluide +nerveux. Le spleen, c'est la congélation de tout cela, c'est le bloc de +glace. + +Même à l'état calme, je sens toujours un peu d'_isolement_ les dimanches +d'été, parce que nos villes sont inactives ces jours-là, parce que +chacun sort, va à la campagne; parce qu'on est _joyeux au loin_, parce +qu'on est _absent_. Les adagio des symphonies de Beethoven, certaines +scènes d'_Alceste_ et d'_Armide_ de Gluck, un air de son opéra italien +de _Telemaco_, les Champs-Élysées de son _Orphée_, font naître aussi +d'assez violents accès de la même souffrance; mais ces chefs-d'oeuvre +portent avec eux leur contre-poison: ils font déborder les larmes, et on +est soulagé. Les adagio de quelques-unes des sonates de Beethoven, et +l'_Iphigénie en Tauride_ de Gluck, au contraire, appartiennent +entièrement au spleen, et le provoquent; il fait froid là-dedans, l'air +y est sombre, le ciel gris de nuages, le vent du nord y gémit +sourdement. + +Il y a d'ailleurs deux espèces de spleen; l'un est ironique, railleur, +emporté, violent, haineux; l'autre, taciturne et sombre, ne demande rien +que l'inaction, le silence, la solitude et le sommeil. A l'être qui en +est possédé tout devient indifférent; la ruine d'un monde saurait à +peine l'émouvoir. Je voudrais alors que la terre fût une bombe remplie +de poudre, et j'y mettrais le feu, pour m'amuser. + +En proie à ce genre de spleen, je dormais un jour dans le bois de +lauriers de l'Académie, roulé dans un tas de feuilles mortes, comme un +hérisson, quand je me sentis poussé du pied par deux de nos camarades: +c'étaient Constant Dufeu, l'architecte, et Dantan aîné, le statuaire, +qui venaient me réveiller: «Ohé! père la joie! veux-tu venir à Naples, +nous y allons? + +--Allez au diable! vous savez bien que je n'ai plus d'argent. + +--Mais jobard que tu es, nous en avons, et nous t'en prêterons! Allons, +aide-moi donc, Dantan, et levons-le de là, sans quoi nous n'en tirerons +rien. Bon! te voilà sur pieds! Secoue-toi un peu maintenant; va demander +à M. Horace la permission de Naples, et, dès que ta valise sera faite, +nous partirons; c'est convenu.» + +Nous partîmes en effet. + +Y compris un scandale assez joli, par nous causé dans la petite ville de +Cyprano... après dîner, je ne me souviens d'aucun incident narrable +pendant ce trajet bourgeoisement fait en voiturin. Mais Naples!... + + + + +XIII + +NAPLES. + + +Naples!!! Ciel limpide et pur! soleil de fêtes! riche terre! + +Tout le monde a décrit, et beaucoup mieux que je ne pourrais le faire, +ce merveilleux jardin. Quel voyageur, en effet, n'a été frappé de la +splendeur de son aspect général! Qui n'a admiré à midi la mer faisant la +sieste, et les plis moëlleux de sa robe azurée et le bruit flatteur avec +lequel elle l'agite doucement! Perdu à minuit dans le cratère du Vésuve, +qui n'a senti un vague sentiment d'effroi aux sourds roulements de son +tonnerre intérieur, aux cris de fureur qui s'échappent de sa bouche, à +ces explosions, à ces myriades de roches fondantes, dirigées contre le +ciel comme de brûlants blasphêmes, qui retombent ensuite, roulent sur +le col de la montagne, et s'arrêtent pour former un ardent collier sur +la vaste poitrine du volcan! Qui n'a parcouru tristement le squelette de +cette désolée Pompéïa, et, spectateur unique, n'a attendu sur les +gradins de l'amphithéâtre, la tragédie d'Euripide ou de Sophocle pour +laquelle la scène semble encore préparée! Qui n'a accordé un peu +d'indulgence aux moeurs des lazzaroni, ce charmant peuple d'enfants, si +gai, si voleur, si spirituellement facétieux et si naïvement bon +quelquefois! + +Je me garderai donc d'aller sur les brisées de tant de descripteurs; +mais je ne puis résister au plaisir de raconter ici une anecdote qui +peint on ne peut mieux le caractère des pécheurs napolitains. Il s'agit +d'un festin que des lazzaroni me donnèrent trois jours après mon +arrivée, et d'un présent qu'ils me firent au dessert. C'était par un +beau jour d'automne, avec une fraîche brise, une atmosphère claire, +transparente, à faire croire qu'on pourrait de Naples, sans trop étendre +le bras, cueillir des oranges à Caprée; je me promenais à la villa +Reale; j'avais prié mes compagnons de voyage, nos camarades de +l'Académie romaine, de me laisser errer seul ce jour-là. En passant près +d'un petit pavillon que je ne remarquais point, un soldat en faction +devant l'entrée me dit brusquement en français: + +--Monsieur, levez votre chapeau! + +--Pourquoi donc? + +--Voyez! + +Et me désignant du doigt une noble statue de marbre placée au centre du +pavillon, je lus sur le socle ces deux mots qui me firent à l'instant +faire le signe de respect que l'enthousiaste militaire me demandait: +TORQUATO TASSO. Cela est bien! Cela est touchant!... Mais j'en suis +encore à me demander comment la sentinelle du poète avait deviné que +j'étais Français et artiste, et que j'obéirais avec empressement à son +injonction. Savant physionomiste! Je reviens à mes lazzaroni. + +Je marchais donc nonchalamment au bord de la mer, en songeant, tout ému, +au pauvre Tasso, dont j'avais, avec Mendelssohn, visité la modeste tombe +à Rome, au couvent de Sant-Onofrio, quelques mois auparavant, +philosophant à part moi sur le malheur des poètes qui sont poètes par le +coeur, etc., etc. Tout d'un coup Tasso me fit penser à Cervantes, +Cervantes à sa charmante pastorale _Galathée_, Galathée à une délicieuse +figure qui brille à côté d'elle dans le roman et qui se nomme Nisida, +Nisida à l'île de la baie de Pouzzoles qui porte ce joli nom; et je fus +pris à l'improviste d'un désir irrésistible de visiter l'île de Nisida. + +J'y cours; me voilà dans la grotte du Pausilippe; j'en sors toujours +courant; j'arrive au rivage; je vois une barque, je veux la louer; je +demande quatre rameurs, il en vient six; je leur offre un prix +raisonnable, en leur faisant observer que je n'avais pas besoin de six +hommes pour nager dans une coquille de noix jusqu'à Nisida. Ils +insistent en souriant, et demandent à peu près trente francs pour une +course qui en valait cinq tout au plus; j'étais de bonne humeur, deux +jeunes garçons se tenaient à l'écart, sans rien dire, avec un air +d'envie; j'éclatai de rire à l'insolente prétention de mes rameurs, et +désignant les deux lazzaronetti: + +--Eh bien! oui, allons, trente francs; mais venez tous les huit, et +ramons vigoureusement. + +Cris de joie, gambades des petits et des grands! Nous sautons dans la +barque, et en quelques minutes nous arrivons à Nisida. Laissant _mon +navire_ à la garde de l'_équipage_, je monte dans l'île, je la parcours +dans tous les sens, je veux tout voir, jardins, villas, prison, bois +d'oliviers; assis sur un tertre, je regarde le soleil descendre derrière +le cap Misène, poétisé par l'auteur de _l'Énéide_, pendant que la mer, +qui ne se souvient ni de Virgile, ni d'Énée, ni d'Ascagne, ni de Misène, +ni de Palinure, chante gaîment dans le mode majeur mille accords +scintillants... Je serais resté là jusqu'au lendemain, je crois, si un +de mes _matelots_, délégué par le _capitaine_, ne fût venu me _héler_ +et m'avertir que le vent fraîchissait, et que nous aurions de la peine +à regagner la terre ferme si nous tardions encore à _lever l'ancre_, à +_déraper_. Je me rends à ce prudent avis. Je descends; chacun reprend sa +place sur le _navire_; le capitaine, digne émule du héros troyen: + + .... _Eripit ensem + Fulmineum_ (ouvre son grand couteau) _strictoque ferit retinacula + ferro_ (et coupe vivement la ficelle); + _Idem omnes simul ardor habet; rapiuntque, ruuntque; + Littora deseruêre; latet sub classibus æquor; + Adnixi torquent spumas, et coerula verrunt._ + +(Tous pleins d'ardeur et d'un peu de crainte, nous nous précipitons, +nous fuyons le rivage; nos rames font voler des flocons d'écume, la mer +disparaît sous notre.... canot.) + +Cependant il y avait vraiment du danger, la coquille de noix frétillait +d'une singulière façon à travers les crêtes blanches de vagues +disproportionnées; mes gaillards ne riaient plus et commençaient à +chercher leurs chapelets. Tout cela me paraissait d'un ridicule atroce, +et je me disais: «A propos de quoi vais-je me noyer? A propos d'un +soldat lettré qui admire Tasso; pour moins encore, pour un chapeau; car, +si j'eusse marché tête nue, le soldat ne m'eût pas interpellé; je +n'aurais pas songé au chantre d'Armide, ni à l'auteur de _Galathée_, ni +à Nisida: Je n'aurais pas fait cette sotte excursion insulaire, et je +serais tranquillement assis à Saint-Charles en ce moment, à écouter la +Brambilla et Tamburini!» Ces réflexions et les mouvements de la nef en +perdition me faisaient grand mal au coeur, je l'avoue. Pourtant le dieu +des mers, trouvant la plaisanterie suffisante comme cela, nous permit de +gagner la terre, et les _matelots_, jusque-là muets comme des poissons, +recommencèrent à crier comme des geais. Leur joie même fut si grande, +qu'en recevant les trente francs que j'avais consenti à me laisser +escroquer, ils eurent un remords et me prièrent avec une véritable +bonhomie, de venir dîner avec eux. J'acceptai; ils me conduisirent assez +loin de là, au milieu d'un bois de peupliers, sur la route de Pouzzoles, +en un lieu fort solitaire, et je commençais à calomnier leur candide +intention (pauvres lazzaroni!), quand nous arrivâmes vers une chaumière +à eux bien connue, où mes amphitryons se hâtèrent de donner des ordres +pour le festin. + +Bientôt apparut un petit monticule de fumants macaroni; ils m'invitèrent +à y plonger la main droite à leur exemple; un grand pot de vin de +Pausilippe fut placé sur la table, et chacun de nous y buvait à son +tour, après, toutefois, un vieillard édenté, le seul de la bande, qui +devait boire le premier avant moi; le respect pour l'âge l'emportant +chez ces braves enfants, même sur la courtoisie qu'ils reconnaissaient +devoir à leur hôte. Le vieux, après avoir bu déraisonnablement, commença +à parler politique et à s'attendrir beaucoup au souvenir du roi Joachim, +qu'il portait dans son coeur; les jeunes lazzaroni, pour le distraire et +me procurer un divertissement, lui demandèrent avec instances le récit +d'un long et pénible voyage de mer qu'il avait fait autrefois et dont +l'histoire était célèbre. + +Là-dessus le vieux lazzarone raconta, au grand ébahissement de son +auditoire, comment embarqué à vingt ans sur un _speronare_, il avait +demeuré en mer _trois jours et deux nuits_, et comme quoi, _toujours +poussé vers de nouveaux rivages_, il avait enfin été jeté dans _une île +lointaine_, où l'_on prétend_ que Napoléon depuis lors a été exilé, et +que les indigènes appellent Isola d'Elba. Je manifestai une grande +émotion à cet incroyable récit, en félicitant de tout mon coeur le brave +marin d'avoir échappé à des dangers aussi formidables. De là profonde +sympathie des lazzaroni pour _Mon Excellence_; la reconnaissance les +exalte, on se parle à l'oreille, on va, on vient dans la chaumière avec +un air de mystère; je vois qu'il s'agit des préparatifs de quelque +surprise flatteuse qui m'est destinée. En effet, au moment où je me +levais pour prendre congé de la société, le plus grand des jeunes +lazzaroni m'aborde d'un air embarrassé, et me prie, au nom de ses +camarades et pour l'amour d'eux, d'accepter un souvenir, un présent, le +plus magnifique qu'ils pouvaient m'offrir, et capable de faire pleurer +l'homme le moins sensible. C'était un oignon monstrueux, une énorme +ciboule, que je reçus avec une modestie et un sérieux dignes de la +circonstance, et que j'emportai jusqu'au sommet du Pausilippe, après +mille adieux, serremens de mains et protestations d'une amitié +inaltérable. + + * * * * * + +Je venais de quitter ces bonnes gens et cheminais péniblement, à cause +d'un coup que je m'étais donné au pied droit en descendant de Nisida; il +faisait presque nuit. Une belle calèche passe sur la route de Naples. +L'idée peu fashionable me vient de sauter sur la banquette de derrière, +libre par l'absence du valet de pied, et de parvenir ainsi sans fatigue +jusqu'à la ville. Mais j'avais compté sans la jolie petite parisienne +emmousselinée qui trônait à l'intérieur et qui, de sa voix aigre-douce +appelant vivement le cocher: «Louis, il y a quelqu'un derrière!» me fit +administrer à travers la figure un ample coup de fouet. Ce fut le +présent de ma gracieuse compatriote. J'aime mieux la ciboule. O poupée +française! si Crispino seulement s'était trouvé là, nous t'aurions fait +passer un singulier quart-d'heure! + +Je revins donc clopin-clopant, en songeant aux charmes de la vie de +brigand, qui malgré ses fatigues, serait vraiment aujourd'hui la seule +digne d'un honnête homme, si dans la moindre bande ne se trouvaient +toujours tant de misérables stupides et puants! + +J'allai oublier mon chagrin et me reposer à Saint-Charles. Et là, pour +la première fois depuis mon arrivée en Italie, j'entendis de la musique. +L'orchestre comparé à ceux que j'avais observés jusqu'alors, me parut +excellent. Les instruments à vent peuvent être écoutés en sécurité, on +n'a rien à craindre de leur part; les violons sont assez habiles, et les +violoncelles chantent bien, mais ils sont en trop petit nombre. Le +système généralement adopté en Italie, de mettre toujours moins de +violoncelles que de contre-basses, ne peut être justifié que par le +genre de musique, sans basses dessinées, que les orchestres italiens +exécutent habituellement. Je reprocherais bien aussi au maestro di +capella le bruit souverainement désagréable de son archet dont il frappe +un peu rudement son pupitre; mais on m'a assuré que sans cela, les +_musiciens_ qu'il dirige, seraient quelquefois embarrassés pour _suivre +la mesure_... A cela il n'y a rien à répondre; car enfin, dans un pays +où la musique instrumentale est à peu près inconnue, on ne doit pas +exiger des orchestres comme ceux de Berlin, de Brunswick ou de Paris. +Les choristes sont d'une faiblesse extrême; je tiens d'un compositeur +qui a écrit pour le théâtre Saint-Charles, qu'il est fort difficile, +pour ne pas dire impossible, d'obtenir une bonne exécution des choeurs +écrits à _quatre parties_. Les soprani ont beaucoup de peine à marcher +isolés des ténors, et on est pour ainsi dire obligé de les leur faire +continuellement doubler à l'octave. + +Au _Fondo_ on joue l'opéra buffa avec une verve, un feu, un _brio_, qui +lui assurent une supériorité incontestable sur la plupart des théâtres +d'opéra-comique. On y représentait pendant mon séjour une farce +très-amusante de Donizetti, _les Convenances et les Inconvenances du +théâtre_. + +On pense bien néanmoins que l'attrait musical des théâtres de Naples ne +pouvait lutter avec avantage contre celui que m'offrait l'exploration +des environs de la ville, et que je me trouvais plus souvent dehors que +dedans. + +Déjeunant un matin à Castellamare avec Munier, le peintre de marine que +nous avions surnommé Neptune: «Que faisons-nous? me dit-il en jetant sa +serviette, Naples m'ennuie, n'y retournons pas. + +--«Allons en Sicile. + +--«C'est cela, allons en Sicile; laissez-moi seulement finir une _étude_ +que j'ai commencée, et à cinq heures nous irons retenir notre place sur +le bateau à vapeur. + +--«Volontiers, quelle est notre fortune?» + +Notre bourse visitée, il se trouva que nous avions bien assez pour aller +jusqu'à Palerme, mais que, pour en revenir, il eût fallu, comme disent +les moines, _compter sur la Providence_; et, en Français totalement +dépourvus de la vertu qui _transporte des montagnes_, jugeant qu'il ne +fallait pas tenter Dieu, nous nous séparâmes, lui pour aller portraire +la mer, moi pour retourner pédestrement à Rome. + +Ce projet était arrêté dans ma tête depuis quelques jours. Rentré à +Naples le même soir, après avoir dit adieu à Dufeu et à Dantan, le +hasard me fit rencontrer deux officiers suédois de ma connaissance, qui +me firent part de leur intention de se rendre à Rome à pied. + +--«Parbleu, leur dis-je, je pars demain pour Subiaco; je veux y aller en +droite ligne, à travers les montagnes, _franchissant rocs et torrents_ +comme le chasseur de chamois; nous devrions faire le trajet ensemble.» + +Malgré l'extravagance d'une pareille idée, ces messieurs l'adoptèrent. +Nos effets furent aussitôt expédiés par un _vetturino_; nous convînmes +de nous diriger sur Subiaco à vol d'oiseau, et, après nous y être +reposés un jour, de retourner à Rome par la grande route. Ainsi fut +fait. Nous avions endossé tous les trois le costume obligé de toile +grise; M. B*** portait son album et ses crayons; deux cannes étaient +toutes nos armes. + +On vendangeait alors. D'excellens raisins (qui n'approchent pourtant pas +de ceux du Vésuve) firent à peu près toute notre nourriture pendant la +première journée; les paysans n'acceptaient pas toujours notre argent, +et nous nous abstenions quelquefois de nous enquérir des propriétaires. +L'un d'eux cependant nous entendit abattant des poires à coups de +pierres dans son champ. J'avais franchi la haie pour les ramasser, et +j'étais fort tranquillement occupé à en remplir mon chapeau, quand je +vis accourir mon homme criant au voleur. Impossible de refranchir la +clôture, chargé de butin comme je l'étais; un excès d'effronterie me +tira d'affaire. Au moment où le maître des poires s'apprêtait à me +traiter selon mes mérites: + +«Comment, s..... canaille! lui dis-je d'un air furieux, il y a une +demi-heure que nous vous appelons pour vous acheter des fruits, et vous +ne répondez pas?... Croyez-vous donc que nous ayons le temps de vous +attendre? Tenez, voilà six grains[20] pour vos poires qui ne valent pas +le diable, et tachez une autre fois de ne pas vous moquer ainsi des +voyageurs, ou pardieu il vous arrivera malheur.» + +Là-dessus un de mes compagnons de maraude étouffant de rire me tend la +main pour m'aider à sortir du champ, et nous laissons notre homme +immobile d'étonnement, la bouche ouverte, regardant d'un air stupide la +monnaie de cuivre que je lui laissais, et se consultant pour savoir s'il +nous ferait des excuses.... Le soir, à Capoue, nous trouvâmes _bon +souper, bon gîte et_.... un improvisateur. + +Ce brave homme, après quelques préludes brillants sur sa grande +mandoline, s'informa de quelle nation nous étions. + +--«Français répondit M. Kl.....rn.» + +J'avais entendu un mois auparavant les _improvisations_ du Tyrtée +campanien; il avait fait la même question à mes compagnons de voyage, +qui répondirent: + +--«Polonais.» + +A quoi, plein d'enthousiasme, il avait répliqué: + +--«J'ai parcouru le monde entier, l'Italie, l'Espagne, la France, +l'Allemagne, l'Angleterre, la Pologne, la Russie; mais les plus braves, +sont les Polonais, sont les Polonais.» + +Voici la cantate qu'il adressa, en musique également _improvisée_, et +_sans la moindre hésitation_, aux trois prétendus Français: + +[Illustration: notation musicale + +Ho gi-ra-to per tutto il mun-do, Ho gira-to +per tutto il mun-do, Per l'I-ta-lia, per l'His- +pa-nia, Per la Francia, per la Ger-ma-nia, Per l'Inghil- +ter-ra; Ma gli più bra-vi, Ma gli più +bel-li, Sono i _Fran-ce-si_, Sono i _Fran-ce-si_. +] + +On conçoit combien je dus être flatté, et quelle fut la mortification +des deux Suédois. + +Avant de nous engager tout-à-fait dans les Abbruzzes, nous nous +arrêtâmes une journée à San-Germano pour visiter le fameux couvent du +_Monte-Cassino_. + +Ce monastère de bénédictins, situé comme celui de Subiaco, sur une +montagne, est loin de lui ressembler sous aucun rapport. Au lieu de +cette simplicité naïve et originale qui charme à San-Benedetto, vous +trouvez ici le luxe et les proportions d'un palais. L'imagination recule +devant l'énormité des sommes qu'ont coûtées tous les objets précieux +rassemblés dans la seule église. Il y a un orgue avec de petits anges +fort ridicules, jouant de la trompette et des cymbales quand +l'instrument est mis en action. Le parvis est des marbres les plus +rares, et les amateurs peuvent admirer dans le choeur des stalles en +bois, sculptées avec un art infini, représentant différentes scènes de +la vie monacale. + +Une marche forcée nous fit parvenir en un jour de San-Germano à Isola di +Sora, village situé sur la frontière du royaume de Naples et remarquable +par une petite rivière qui forme une assez belle cascade après avoir mis +en jeu plusieurs établissements industriels. Une mystification d'un +singulier genre nous y attendait. M. Kl...rn et moi avions les pieds en +sang, et tous les trois furieux de soif, harassés, couverts d'une +poussière brûlante, notre premier mot, en entrant dans la ville fut pour +demander la locanda (auberge). + +«_E locanda... non ce n'è._», nous répondaient les paysans avec un air +de pitié railleuse. «_Ma peró per la notte dove si va?_ + +--_E..... chi lo sa?...._» + +Nous demandons à passer la nuit dans une mauvaise remise; il n'y avait +pas un brin de paille, et d'ailleurs le propriétaire s'y refusait. On +n'a pas d'idée de notre impatience, augmentée encore par le sang-froid +et les ricanements de ces manants. Se trouver dans un petit bourg +commerçant comme celui-là, obligés de coucher dans la rue, faute d'une +auberge ou d'une maison hospitalière..... c'eût été fort, mais c'est +pourtant ce qui nous serait arrivé indubitablement, sans un souvenir +qui me frappa très à propos. + +J'avais déjà passé, de jour, une fois à Isola di Sora; je me rappelai +heureusement le nom de M. Courrier, Français, propriétaire d'une +papeterie. On nous montre son frère dans un groupe; je lui expose notre +embarras, et après un instant de réflexion, il me répond tranquillement +en français, je pourrais même dire en dauphinois, car l'accent en fait +presque un idiome: + +«Pardi! on vous couchera ben. + +Ah! nous sommes sauvés! + +M. Courrier est Dauphinois, je suis Dauphinois, et entre Dauphinois, +comme dit Charlet, l'_affaire peut s'arranger_. En effet, le papetier +qui me reconnut, exerça à notre égard la plus franche hospitalité. Après +un souper très confortable, un lit _monstre_, comme je n'en ai vu qu'en +Italie, nous reçut tous les trois; nous y reposâmes fort à l'aise, en +réfléchissant qu'il serait bon pour le reste de notre voyage de +connaître les villages qui ne sont pas sans _locanda_, pour ne pas +courir une seconde fois le danger auquel nous venions d'échapper. Notre +hôte nous tranquillisa un peu le lendemain, par l'assurance qu'en deux +jours de marche nous pourrions arriver à Subiaco; il n'y avait donc plus +qu'une nuit chanceuse à passer. Un petit garçon nous guida à travers les +vignes et les bois pendant une heure, après quoi, sur quelques +indications assez vagues qu'il nous donna, nous poursuivîmes seuls +notre route. + +_Veroli_ est un grand village qui de loin a l'air d'une ville et couvre +le sommet d'une montagne. Nous y trouvâmes un mauvais dîner de pain et +de jambon cru, à l'aide duquel nous parvînmes avant la nuit à un autre +rocher habité, plus âpre et plus sauvage: c'était Alatri. A peine +parvenus à l'entrée de la rue principale, un groupe de femmes et +d'enfants se forma derrière nous et nous suivit jusqu'à la place avec +toutes les marques de la plus vive curiosité. On nous indiqua une +maison, ou plutôt un chenil, qu'un vieil écriteau désignait comme la +locanda; malgré tout notre dégoût ce fut là qu'il fallut passer la nuit. +Dieu! quelle nuit! elle ne fut pas employée à dormir, je puis l'assurer; +les insectes de _toute espèce_, qui foisonnaient dans nos draps +rendirent tout repos impossible. Pour mon compte ces myriades me +tourmentèrent si cruellement que je fus pris au matin d'un violent accès +de fièvre. + +Que faire?... Ces messieurs ne voulaient pas me laisser à Alatri..... Il +fallait arriver au plus tôt à Subiaco... Séjourner dans cette bicoque +était une triste perspective... Cependant, je tremblais tellement qu'on +ne savait comment me réchauffer et que je ne me croyais guère capable de +faire un pas. Mes compagnons d'infortune, pendant que je grelottais, se +consultaient en langue suédoise, mais leur physionomie exprimait trop +bien l'embarras extrême que je leur causais pour qu'il fût possible de +s'y méprendre. Un effort de ma part était indispensable; je le fis, et +après deux heures de marche au pas de course, la fièvre avait disparu. + +Avant de quitter Alatri, un conseil des géographes du pays fut tenu sur +la place pour nous indiquer notre route. Bien des opinions émises et +débattues, celle qui nous dirigeait sur Subiaco par Arcino et Anticoli +ayant prévalu nous l'adoptâmes. Cette journée fut la plus pénible que +nous eussions encore faite depuis le commencement du voyage. Il n'y +avait plus de chemins frayés; nous suivions des lits de torrens, +enjambant à grand'peine les quartiers de rochers dont ils sont à chaque +instant encombrés. + +Plusieurs fois nous nous sommes égarés dans ce labyrinthe, il fallait +alors gravir de nouveau la colline que nous venions de descendre, ou, du +fond d'un ravin, crier à quelque paysan: + +«_Ohé!!! la strada d'Anticoli?..._» + +A quoi il répondait pour l'ordinaire par un éclat de rire ou par: + +«_Via! Via!_» ce qui nous rassurait beaucoup, comme on peut le penser. +Nous y parvînmes cependant; je me rappelle même avoir trouvé à Anticoli, +grande abondance d'oeufs, de jambon et d'épis de maïs, que nous fîmes +rôtir à l'exemple des pauvres habitans de ces terres stériles et dont +la saveur sauvage n'est pas désagréable. Le chirurgien d'Anticoli, gros +homme rouge qui avait l'air d'un boucher, vint nous honorer de ses +questions sur la _garde nationale de Paris_ et nous offrir de lui +acheter un _livre imprimé_... + +D'immenses pâturages restaient à traverser avant la nuit: un guide fut +indispensable. Celui que nous prîmes ne paraissait pas très sûr de la +route, il hésitait souvent; un vieux berger, assis au bord d'un étang, +et qui n'avait peut-être pas entendu de voix humaine depuis un mois, +n'étant point prévenu de notre approche par le bruit de nos pas, que le +gazon touffu rendait imperceptible, faillit tomber à l'eau quand nous +lui demandâmes brusquement la direction d'Arcinasso, joli village (au +dire de notre guide) où nous devions trouver _toutes sortes de +rafraîchissements_. + +Il se remit pourtant un peu de sa terreur, grâce à quelques baïochi qui +lui prouvèrent nos dispositions amicales; mais il fut presque impossible +de comprendre sa réponse, qu'une voix gutturale plus semblable à un +gloussement qu'à un langage humain, rendait inintelligible. + +Le _joli village d'Arcinasso_ n'est qu'une osteria (cabaret) au milieu +de ces vastes et silencieuses _steppes_; une vieille femme y vendait du +vin et de l'eau fraîche dont nous avions grand besoin. L'album de M. +B....t ayant excité son attention, nous lui dîmes que c'était une +bible; là-dessus, se levant pleine de joie, elle examina chaque dessin +l'un après l'autre, et, après avoir embrassé cordialement M. B....t, +nous donna à tous les trois sa bénédiction. + +Rien ne peut donner une idée du silence qui règne dans ces interminables +prairies. Nous n'y trouvâmes d'autres habitants que le vieux berger avec +son troupeau et un corbeau qui se promenait plein d'une gravité +triste..... A notre approche il prit son vol vers le Nord......... Je le +suivis longtemps des yeux...... puis.... des rêves sans fin.... Mais il +s'agissait bien de _rêver et de bailler aux corbeaux_, il fallait +absolument arriver cette nuit même à Subiaco. Le guide d'Anticoli était +reparti, l'obscurité approchait rapidement; nous marchions depuis trois +heures, silencieux comme des spectres, quand un buisson, sur lequel +j'avais tué une grive sept mois auparavant, me fit reconnaître notre +position. + +«Allons, Messieurs, dis-je aux deux Suédois, encore un effort! je me +retrouve en pays de connaissance, dans deux heures nous serons arrivés.» + +Effectivement, quarante minutes étaient à peine écoulées quand nous +aperçumes, à une grande profondeur sous nos pieds, briller des lumières: +c'était Subiaco. J'y trouvai Gibert... éveillé!! il me prêta du linge +dont j'avais grand besoin. Je comptais aller me reposer, mais bientôt +les cris: _Oh! Signor Sidoro![21] ecco questo signore Francese che suona +la chitarra[22]!_» Et Flacheron d'accourir, avec la belle Mariucia[23] +le tambour de basque à la main, et bon gré mal gré, il fallut danser le +saltarello jusqu'à minuit. + +C'est en quittant Subiaco, deux jours après que j'eus la spirituelle +idée de l'expérience qu'on va lire. + +MM. Bennet et Klinksporn, mes deux compagnons suédois, marchaient très +vite, et leur allure me fatiguait beaucoup. Ne pouvant obtenir d'eux de +s'arrêter de temps en temps ni de ralentir le pas, je pris le parti de +les laisser prendre les devants et de m'étendre tranquillement à +l'ombre, quitte à faire ensuite comme le lièvre de la fable, pour les +rattraper. Ils étaient déjà fort loin quand je me demandai en me +relevant: serais-je capable de courir, sans m'arrêter, d'ici à Tivoli? +(c'était bien un trajet de huit lieues) Essayons! Et me voilà courant +comme s'il se fût agi d'atteindre une maîtresse enlevée. Je revois les +Suédois, je les dépasse; je traverse un village, deux villages, +poursuivi par les aboiements de tous les chiens, faisant fuir en +grognant les porcs pleins d'épouvante, mais suivi du regard +bienveillant des habitants persuadés que je venais de _faire un +malheur_[24]. + +Bientôt une douleur vive dans l'articulation du genou vint me rendre +impossible la flexion de la jambe droite. Il fallut la laisser pendre et +la traîner en sautant sur la gauche. C'était diabolique, mais je tins +bon, et je parvins à Tivoli sans avoir interrompu un instant cette +course absurde. J'aurais mérité de mourir en arrivant d'une rupture du +coeur. Il n'en résulta rien. Il faut croire que j'ai le coeur dur. + +Quand les deux officiers suédois parvinrent à Tivoli, une heure après +moi, ils me trouvèrent endormi; me voyant ensuite, au réveil, +parfaitement sain de corps et d'esprit (et je leur pardonne bien +sincèrement d'avoir eu des doutes à cet égard), ils me prièrent d'être +leur cicerone dans l'examen qu'ils avaient à faire des curiosités +locales. En conséquence nous allâmes visiter le joli petit temple de +Vesta, qui a plutôt l'air d'un temple de l'Amour; la grande cascade, les +Cascatelles, la grotte de Neptune; il fallut admirer l'immense +stalactite de cent pieds de haut, sous laquelle gît enfouie la maison +d'Horace, sa célèbre villa de Tibur; je laissai ces messieurs se reposer +une heure sous les oliviers qui croissent au-dessus de la demeure du +poète, pour gravir seul la montagne voisine et couper à son sommet un +jeune myrthe. A cet égard, je suis comme les chèvres; impossible de +résister à mon humeur grimpante, auprès d'un monticule verdoyant. Puis, +comme nous descendions dans la plaine, on voulut bien nous ouvrir la +villa Mecena; nous parcourûmes son grand salon voûté, que traverse +maintenant un bras de l'Anio, donnant la vie à un atelier de forgerons, +où retentit, sur d'énormes enclumes, le bruit cadencé de marteaux +monstrueux. Cette même salle résonna jadis des strophes épicuriennes +d'Horace, entendit s'élever dans sa douce gravité, la voix mélancolique +de Virgile, récitant, après les festins présidés par le ministre +d'Auguste, quelque fragment magnifique de ses poèmes des champs: + + Hactenus arvorum cultus et sidera cæli: + Nunc te, Bacche, canam, nec non silvestria tecum + Virgulta, et prolem tarde crescentis olivæ. + +Plus bas, nous examinâmes en passant la villa d'Este, dont le nom +rappelle celui de la princesse Eleonora, célèbre par Tasso et l'amour +douloureux qu'elle lui inspira. + +Au-dessous, à l'entrée de la plaine, je guidai ces messieurs dans le +labyrinthe de la villa Adriana; nous visitâmes ce qui reste de ses +vastes jardins; le vallon dont une fantaisie toute puissante voulut +créer une copie en miniature de la fameuse vallée de Tempé; la salle des +gardes, où veillent à cette heure des essaims d'oiseaux de proie; et +enfin l'emplacement où s'éleva le théâtre privé de l'empereur, et qu'une +plantation de choux, le plus ignoble des légumes, occupe maintenant. + +Comme le temps et la mort doivent rire de ces bizarres transformations! + +Me voilà rentré à la caserne académique! Recrudescence d'ennui. Une +sorte d'influenza plus ou moins contagieuse désole la ville; on meurt +très bien, par centaine, par milliers. Couvert, au grand divertissement +des polissons romains, d'une sorte de manteau à capuchon dans le genre +de celui que les peintres donnent à Pétrarque, j'accompagne les +charretées de morts à l'église Transteverine dont le large caveau les +reçoit béant. On lève une pierre de la cour intérieure, et les cadavres +suspendus à un crochet de fer sont mollement déposés sur les dalles de +ce palais de la putréfaction. Quelques crânes seulement ayant été +ouverts par les médecins curieux de savoir pourquoi les malades +n'avaient pas voulu guérir, et les cerveaux s'étant répandus dans le +char funèbre, l'homme qui remplace à Rome le fossoyeur des autres +nations, prend alors _avec une truelle_ ces débris de l'organe pensant +et les lance fort dextrement au fond du gouffre. Le Gravedigger de +Shakespeare, ce maçon de l'éternité qui prétendait _bâtir si +solidement_, n'avait pourtant pas songé à se servir de la truelle ni à +mettre en oeuvre ce mortier humain. + +Un architecte de l'académie, Garrez, fait un dessin représentant cette +gracieuse scène où je figure encapuchonné. Le spleen redouble. + +Bezard le peintre, Gibert le paysagiste, Delanoie l'architecte, et moi, +nous formons une société appelée _les quatre_, dans le but d'élaborer et +de compléter le grand système philosophique dont j'avais, six mois +auparavant, jeté les premières bases, et qui avait pour titre: _Système +de l'Indifférence absolue en matière universelle_; doctrine +transcendante qui tend à donner à l'homme la perfection et la +sensibilité d'un bloc de pierre. Notre système ne prend pas. On nous +objecte: la _douleur_ et le _plaisir_, les _sentiments_ et les +_sensations_! On nous traite de fous. Nous avons beau répondre avec une +admirable indifférence: Ces messieurs disent que nous sommes fous! +Qu'est ce que cela te fait, Bezard? qu'en penses-tu, Gibert? qu'en +dis-tu Delanoie? + +--Cela ne fait rien à personne. + +--Je pense que ces messieurs nous traitent de fous. + +--Je dis que ces messieurs nous traitent de fous. + +--Il paraît que ces messieurs nous traitent de fous.» On nous rit au +nez. Les grands philosophes ont ainsi toujours été méconnus. + +Une nuit, je pars pour la chasse avec Debay le statuaire. Nous appelons +le gardien de la porte du peuple, qui, grâce aux ordonnances du pape en +faveur des chasseurs, est contraint de se lever et de nous ouvrir, après +l'exhibition de notre port-d'armes. Nous marchons jusqu'à deux heures du +matin. Un certain mouvement dans les herbes voisines de la route nous +fait croire à la présence d'un lièvre; deux coups de fusil partent à la +fois... il est mort... c'est un confrère, un émule, un chasseur qui rend +à Dieu son ame et son sang à la terre... c'est un superbe chat qui +guettait une couvée de cailles. Le sommeil vient, irrésistible. Nous +dormons quelques heures dans un champ. Nous nous séparons. Arrive une +pluie battante; je trouve dans une gorge de la plaine, un petit bois de +chêne, où je vais inutilement chercher un abri. J'y tue un hérisson, +dont j'emporte en trophée quelques beaux piquants. Mais voici un village +solitaire; à l'exception d'une vieille femme lavant son linge dans un +mince ruisseau, je n'aperçois pas un être humain. Elle m'apprend que ce +silencieux réduit s'appelle Isola Farnese. C'est, dit-on, le nom moderne +de l'ancienne Veïes. C'est donc là que fut la capitale des Volsques, ces +fiers ennemis de Rome! C'est là que commanda Aufidius et que le +fougueux Marcus Coriolanus vint lui offrir l'appui de son bras sacrilége +pour détruire sa propre patrie! Cette vieille femme accroupie au bord du +ruisseau, occupe peut-être la place où la sublime Volumnia, à la tête +des matronnes romaines, s'agenouilla devant son fils! J'ai marché tout +le matin sur cette terre où furent livrés tant de beaux combats, +illustrés par Plutarque, immortalisés par Shakespeare, mais assez +semblables, en réalité, par leur dimension et leur importance, à ceux +qui résulteraient d'une guerre entre Versailles et Saint-Cloud! La +rêverie m'immobilise. La pluie continue plus intense. Mes deux chiens +aveuglés par l'eau du ciel, se cachent le museau dans les broussailles. +Je tue un grand imbécille de serpent qui aurait du rester dans son trou +par un pareil temps. Debay m'appelle, en tirant coup sur coup. Nous nous +rejoignons pour déjeûner. Je prends dans ma gibecière un crâne que +j'avais cueilli sur le haut cimetière de Radicoffani, en revenant de +Nice l'année précédente, celui-là même qui me sert de sablier +aujourd'hui; nous le remplissons de tranches de jambon, et nous le +plaçons ensuite au milieu d'un ruisselet pour dessaller un peu cette +atroce victuaille. Repas frugal arrosé d'une froide pluie; point de vin, +point de cigarres! Debay n'a rien tué. Quant à moi, je n'ai pu envoyer +chez les morts qu'un innocent ronge-gorge pour tenir compagnie au chat, +au hérisson et au serpent. Nous nous dirigeons vers l'auberge de la +Storta, le seul bouge des environs. Je m'y couche, et je dors trois +heures pendant qu'on fait sécher mes habits. Le soleil se montre enfin, +la pluie a cessé; je me rhabille à grand'peine et je repars. Debay, +plein d'ardeur, n'a pas voulu m'attendre. Je tombe sur une troupe de +fort beaux oiseaux, qu'on prétend venir des côtes d'Afrique, et dont je +n'ai jamais pu savoir le nom. Ils planent continuellement comme des +hirondelles, avec un petit cri semblable à celui des perdrix; ils sont +bigarrés de jaune et de vert. J'en abats une demi-douzaine. L'honneur du +chasseur est sauf. Je vois de loin Debay manquer un lièvre. Nous +rentrons à Rome aussi embourbés que dut l'être Marius quand il sortit +des marais de Minturnes. + +Semaine stagnante. + +Enfin, l'académie s'anime un peu, grâce à la terreur comique de autre +camarade L****, qui, amant aimé de la femme d'un Italien, valet de pied +de M. Vernet, et surpris avec elle par le mari, se voit toujours au +moment d'être sérieusement assassiné. Il n'ose plus sortir de sa +chambre; quand vient l'heure des repas, nous sommes obligés d'aller le +prendre chez lui et de l'escorter, en le soutenant, jusqu'au +réfectoire. Il croit voir des couteaux briller dans tous les coins du +palais. Il maigrit, il est pâle, jaune, bleu; il vient à rien. Ce qui +lui attire un jour à table cette charmante apostrophe de Delanoie: «Eh +bien! mon pauvre L****, tu as donc toujours des chagrins _de +domestiques_?»[25] + +Le mot circule avec grand succès. + +Mais l'ennui est le plus fort; je ne rêve plus que Paris. J'ai fini mon +mélologue et retouché ma symphonie fantastique: il faut les faire +exécuter. J'obtiens de M. Vernet la permission de quitter l'Italie avant +l'expiration de mon temps d'exil. Je pose pour mon portrait qui, selon +l'usage, est fait par le plus ancien de nos peintres, et prend place +dans la galerie du réfectoire, dont j'ai déjà parlé; je fais une +dernière tournée de quelques jours à Tivoli, à Albano, à Palestrina; je +vends mon fusil, je brise ma guitare; j'écris sur quelques albums; je +donne un grand punch aux camarades; je caresse longtemps les deux chiens +de M. Vernet, compagnons ordinaires de mes chasses; j'ai un instant de +profonde tristesse, en songeant que je quitte cette poétique contrée, +peut-être pour ne plus la revoir; les amis m'accompagnent jusqu'à +Ponte-Molle; je monte dans une affreuse carriole; me voilà parti. + + + + +XIV + +RETOUR EN FRANCE. + + +J'étais fort morose, bien que mon ardent désir de revoir la France fut +sur le point d'être rempli. Un tel adieu à l'Italie avait quelque chose +de solennel, et, sans pouvoir me rendre bien compte de mes sentiments, +j'en avais l'ame oppressée. L'aspect de Florence, où je rentrais pour la +quatrième fois, me causa surtout une impression accablante. Pendant les +deux jours que je passai dans la cité reine des arts, quelqu'un +m'avertit que le peintre Chenavard, cette grosse tête crevant +d'intelligence, me cherchait avec empressement et ne pouvait parvenir à +me rencontrer. Il m'avait manqué deux fois dans les galeries du palais +Pitti, il était venu me demander à l'hôtel, il voulait me voir +absolument. Je fus très sensible à cette preuve de sympathie d'un +artiste aussi distingué; je le cherchai sans succès à mon tour, et je +partis sans faire sa connaissance. Ce fut cinq ans plus tard seulement, +que nous nous vîmes enfin à Paris et que je pus admirer la pénétration, +la sagacité et la lucidité merveilleuses de son esprit, dès qu'il veut +l'appliquer à l'étude des questions vitales des arts mêmes, tels que la +musique et la poésie, les plus différents de l'art qu'il cultive. + +Je venais de parcourir le Dôme, un soir en le poursuivant, et je m'étais +assis près d'une colonne, pour voir s'agiter les atômes dans un +splendide rayon du soleil couchant qui traversait la naissante obscurité +de l'église, quand une troupe de prêtres et de porte-flambleaux entra +dans la nef pour une cérémonie funèbre. Je m'approchai; je demandai à un +Florentin quel était le personnage qui en était l'objet: _E una Sposina, +morta al mezzo giorno!_ me répondit-il d'un air gai, en souriant de son +grand sourire d'Italien. Les prières furent d'un laconisme +extraordinaire, les prêtres semblaient, en commençant, avoir hâte de +finir. Puis le corps fut mis sur une sorte de brancard couvert, et le +cortége s'achemina vers le lieu où il devait reposer jusqu'au lendemain, +avant d'être définitivement inhumé. Je le suivis. Pendant le trajet; les +chantres porte-flambeaux gromelaient bien, pour la forme, quelques +vagues oraisons entre leurs dents; mais leur occupation principale +était de faire fondre et couler autant de cire que possible, des cierges +dont la famille de la morte les avait armés. Et voici pourquoi: Le +restant des cierges devait, après la cérémonie, revenir à l'église, et +comme on n'osait pas en voler des morceaux entiers, ces braves Lucioli, +d'accord avec une troupe de petits drôles qui ne les quittaient pas de +l'oeil, écarquillaient à chaque instant la mèche du cierge qu'ils +inclinaient ensuite pour répandre la cire fondante sur le pavé. Aussitôt +les polissons, se précipitant avec une avidité furieuse, détachaient la +goutte de cire de la pierre, à l'aide d'un couteau, et la roulaient en +boule qui allait toujours grossissant. De sorte, qu'à la fin de ce +trajet, assez long, (la morgue étant située à l'une des plus lointaines +extrémités de Florence), ils se trouvaient avoir fait, indignes frêlons, +une assez bonne provision de cire mortuaire. Telle était la pieuse +préoccupation des misérables par qui la pauvre Sposina était portée à sa +couche dernière. + +Parvenu à la porte de la morgue, le même Florentin gai qui m'avait +répondu dans le dôme, et qui faisait parti du cortége, voyant que +j'observais avec anxiété le mouvement de cette scène, s'approcha de moi +et me dit, en espèce de français: + +--Vole vous intrer? + +--Oui, comment faire? + +--Donnez-moi tre paoli. + +Je lui glisse dans la main les trois pièces d'argent qu'il me demandait, +il va s'entretenir un instant avec le concierge de la salle funèbre, et +je suis introduit. La morte était déjà déposée sur une table. Une longue +robe de percale blanche, nouée autour de son cou et au-dessous de ses +pieds, la couvrait presque entièrement. Ses noirs cheveux à demi tressés +coulaient à flots sur ses épaules; grands yeux bleus demi clos, petite +bouche, triste sourire, cou d'albâtre, air noble et candide... jeune... +jeune!... morte!... L'Italien toujours souriant, s'exclama: «_E bella._» +Et, pour me faire mieux admirer ses traits, soulevant la tête de la +pauvre jeune belle morte, il écarta de sa sale main les cheveux qui +semblaient s'obstiner, par pudeur, à couvrir ce front et ces joues où +régnait encore une grâce ineffable, et la laissa rudement retomber sur +le bois. La salle retentit du choc... Je crus que ma poitrine se +brisait, à cette impie et brutale résonnance... N'y tenant plus, je me +jette à genoux, je saisis la main de cette beauté profanée, je la couvre +de baisers expiatoires, en versant les larmes les plus amères peut-être +que j'aie répandues de ma vie... Le Florentin riait toujours... + +Mais je vins tout-à-coup à penser ceci: que dirait le mari, s'il pouvait +voir la chaste main qui lui fut si chère, froide tout-à-l'heure, +attiédie maintenant par les pleurs et les baisers d'un jeune homme +inconnu? Dans son épouvante indignée, n'aurait-il pas lieu de croire que +je suis l'amant clandestin de sa femme qui vient, plus aimant et plus +fidèle que lui, exhaler sur ce corps adoré un désespoir shakespearien? +Désabusez donc ce malheureux!... Mais n'a-t-il pas mérité de subir +l'incommensurable torture d'une erreur pareille?... Lymphatique époux! +laisse-t-on arracher de ses bras vivants la morte qu'on aime!... + +_Addio! addio! bella Sposina abbandonata! umbra dolente! adesso, forse, +consolata! perdonna ad un straniero le sue pie lagrime sulla tua pallida +mono. Almen, colui, non ignora l'amore ostinato e la religione della +beltà!_ + +Et je sortis tout bouleversé. + +Ah ça mais, si je compte bien, voici la quatrième histoire cadavéreuse +que je me permets d'introduire dans ces deux volumes! Les belles dames +qui me liront, s'il en est qui me lisent, ont le droit de demander si +c'est pour les tourmenter que je m'entête à leur mettre ainsi de +hideuses images sous les yeux. Mon Dieu non! Je n'ai pas la moindre +envie de les troubler de cette façon, ni de reproduire l'ironique +apostrophe d'Hamlet. Je n'ai pas même de goût très prononcé pour la +mort; j'aime mille fois mieux la vie. Je raconte une partie des choses +qui m'ont frappé, il se trouve dans le nombre quelques épisodes de +couleur sombre, voilà tout. Cependant je préviens les lectrices, qui ne +rient pas quand on leur rappelle qu'elles finiront aussi par _faire +cette figure là_, que je n'ai plus rien de vilain à leur narrer, et +qu'elles peuvent continuer tranquillement à parcourir ces pages, à +moins, ce qui est très probable, qu'elles n'aiment mieux aller faire +leur toilette, entendre de mauvaise musique, danser la Polka, dire une +foule de sottises et tourmenter leur amant. + +En passant à Lodi, je n'eus garde de manquer de visiter le fameux pont. +Il me sembla entendre encore le bruit foudroyant de la mitraille de +Bonaparte et les cris de déroute des Autrichiens. + +Il faisait un temps superbe, le pont était désert, un vieillard +seulement, assis sur le bord du tablier, y pêchait à la +ligne.--Sainte-Hélène!... + +En arrivant à Milan, il fallut, pour l'acquit de ma conscience, aller +voir le nouvel opéra. On jouait alors à la Cannobiana l'_Elisire +d'amore_ de Donizetti. Je trouvai la salle pleine de gens qui parlaient +tout haut et tournaient le dos au théâtre; les chanteurs gesticulaient, +toutefois, et s'époumonnaient à qui mieux mieux, du moins je dus le +croire en les voyant ouvrir une bouche énorme, car il était impossible, +à cause du bruit des spectateurs, d'entendre un autre son que celui de +la grosse caisse. On jouait, on soupait dans les loges, etc., etc. En +conséquence, voyant qu'il était inutile d'espérer entendre la moindre +chose de cette partition, alors nouvelle pour moi, je me retirai. Il +paraît cependant, plusieurs personnes me l'ont assuré, que les Italiens +écoutent quelquefois. En tout cas la musique, pour les Milanais comme +pour les Napolitains, les Romains, les Florentins et les Génois, c'est +un air, un duo, un trio, tels quels, bien chantés; hors de là ils n'ont +plus que de l'aversion ou de l'indifférence. Peut-être ces antipathies +ne sont-elles que des préjugés et tiennent-elles surtout à ce que la +faiblesse des masses d'exécution, choeurs ou orchestres, ne leur permet +pas de connaître les chefs-d'oeuvre placés en dehors de l'ornière +circulaire qu'ils creusent depuis si longtemps. Peut-être aussi +peuvent-ils suivre encore jusqu'à une certaine hauteur l'essor des +hommes de génie, si ces derniers ont soin de ne pas choquer trop +brusquement leurs habitudes enracinées. Le grand succès de _Guillaume +Tell_ à Florence viendrait à l'appui de cette opinion. La _Vestale_ +même, la sublime création de Spontini, obtint il y a vingt-cinq ans, à +Naples, une suite de représentations brillantes. En outre, si l'on +observe le peuple dans les villes soumises à la domination autrichienne, +on le verra se ruer sur les pas des musiques militaires pour écouter +avidement ces belles harmonies allemandes, si différentes des fades +cavatines dont on le gorge habituellement. Mais en général, cependant, +il est impossible de se dissimuler que le peuple italien n'apprécie de +la musique que son effet matériel, ne distingue que ses formes +extérieures. + +De tous les peuples de l'Europe, je penche fort à le regarder comme le +plus inaccessible à la partie poétique de l'art ainsi qu'à toute +conception excentrique un peu élevée. La musique n'est pour les Italiens +qu'un plaisir des sens, rien autre. Il n'ont guère pour cette belle +manifestation de la pensée plus de respect que pour l'art culinaire. Ils +veulent des partitions dont ils puissent du premier coup, sans +réflexions, sans attention même, s'assimiler la substance, comme ils +feraient d'un plat de macaroni. + +Nous autres Français, si petits, si mesquins, si étroits en musique, +nous pourrons bien comme les Italiens, faire retentir le théâtre +d'applaudissements furieux pour une cadence, une gamme chromatique de la +cantatrice à la mode, pendant qu'un _choeur_ d'action, un _récitatif +obligé_ du plus grand style passeront inaperçus, mais au moins nous +écoutons, et si nous ne comprenons pas les idées du compositeur, ce +n'est jamais notre faute. Au-delà des Alpes, au contraire, on se +comporte pendant les représentations d'une manière si humiliante pour +l'art et les artistes, que j'aimerais autant, je l'avoue, être obligé de +vendre du poivre et de la canelle chez un épicier de la rue Saint-Denis, +que d'écrire un opéra pour des Italiens. Ajoutez à cela qu'ils sont +routiniers et fanatiques comme on ne l'est plus, même à l'Académie; que +la moindre innovation imprévue dans le style mélodique, dans l'harmonie, +le rhythme ou l'instrumentation, les met en fureur; au point que les +dilettanti de Rome à l'apparition du _Barbiere di Siviglia_ de Rossini, +si complètement italien cependant, voulurent assommer le jeune maëstro +pour avoir eu l'insolence de faire autrement que Paësiello. + +Mais ce qui rend tout espoir d'amélioration chimérique, ce qui peut +faire considérer le sentiment musical particulier aux Italiens comme un +résultat nécessaire de leur organisation, ainsi que l'ont pensé Gall et +Spurzeim, c'est leur amour exclusif pour tout ce qui est dansant, +chatoyant, brillanté, gai, en dépit de la situation dramatique, en dépit +des passions diverses qui animent les personnages, en dépit des temps et +des lieux, en un mot, en dépit du bon sens. Leur musique rit +toujours[26], et quand par hasard, dominé par le drame, le compositeur +se permet un instant de n'être pas absurde, vite il s'empresse de +revenir au style obligé, aux roulades, aux gruppetti, aux trilles qui, +succédant immédiatement à quelques accents vrais, ont l'air d'une +raillerie et donnent à _l'opera seria_ toutes les allures de la parodie +et de la charge. + +Si je voulais citer, _les exemples fameux ne me manqueraient pas_; mais +pour ne raisonner qu'en thèse générale et abstraction faite des hautes +questions d'art, n'est-ce pas d'Italie que sont venues les _formes +conventionnelles et invariables_ adoptées depuis par quelques +compositeurs français, que Chérubini et Spontini, seuls entre tous leurs +compatriotes, ont repoussées, et dont l'école allemande est restée pure? +Pouvait-il entrer dans les habitudes d'êtres bien organisés, et +_sensibles à l'expression musicale_ de voir dans un morceau d'ensemble +quatre personnages, animés de _passions entièrement opposées_, chanter +successivement tous les quatre la _même phrase mélodique_ avec des +paroles différentes et employer le même chant pour dire: «O toi que +j'adore...--Quelle terreur me glace...--Mon coeur bat de plaisir...--La +fureur me transporte.» Supposer, comme le font certaine gens, que la +musique est une langue assez vague pour que les inflexions de la +_fureur_ puissent convenir également à la _crainte_, à la _joie_ et à +_l'amour_, c'est prouver seulement qu'on est dépourvu du sens qui rend +perceptibles à d'autres différents caractères de musique expressive, +dont la réalité est pour ces derniers aussi incontestable que +l'existence du soleil. Mais cette discussion, quoique déjà mille fois +soulevée, m'entraînerait trop loin. Pour en finir, je dirai seulement +qu'après avoir étudié longuement, sans la moindre prévention, le +caractère musical de la nation italienne, je regarde la route suivie par +ses compositeurs comme une conséquence de la disposition naturelle du +public. Disposition qui existait à l'époque de Pergolèse, et qui dans le +fameux _Stabat_ lui avait fait écrire une sorte d'air de bravoure sur le +verset: + + _Et moerebat,_ + _Et tremebat;_ + _Quum videbat;_ + _Nati poenas inclyti,_ + +disposition dont se plaignaient le savant Martini, Beccaria, Calzabigi +et beaucoup d'autres esprits élevés; disposition dont Gluck, avec son +génie herculéen et malgré le succès colossal _d'Orfeo_ n'a pu triompher; +disposition qu'entretiennent les chanteurs et que certains compositeurs, +qui la partagent eux-mêmes, ont développée à leur tour dans le public +jusqu'au point incroyable où nous la voyons aujourd'hui; disposition, +enfin, qu'on ne détruira pas plus chez les Italiens que chez les +Français, la passion innée du vaudeville. Quant à l'instinct harmonique +des ultramontains dont on parle beaucoup, je puis assurer que les récits +qu'on en a faits sont au moins exagérés. J'ai entendu, il est vrai, à +Tivoli et à Subiaco, des gens du peuple chantant assez purement à deux +voix; dans le midi de la France, qui n'a aucune réputation en ce genre, +la chose est fort commune. A Rome, au contraire, il ne m'est pas arrivé +de surprendre une intonation harmonieuse dans la bouche du peuple; les +pecorari (gardiens de troupeaux) de la plaine, ont une espèce de +grognement étrange qui n'appartient à aucune échelle musicale et dont la +notation est absolument impossible. On prétend que ce chant barbare +offre beaucoup d'analogie avec celui des Turcs. C'est à Turin que, pour +la première fois, j'ai entendu chanter en choeur dans les rues. Mais ces +choristes en plein vent sont pour l'ordinaire des amateurs pourvus d'une +certaine éducation développée par la fréquentation des théâtres. Sous ce +rapport, Paris est aussi riche que la capitale du Piémont, car il m'est +arrivé maintes fois d'entendre, au milieu de la nuit, la rue de +Richelieu retentir d'accords assez supportables. Je dois dire d'ailleurs +que les choristes piémontais entremêlaient leurs harmonies de quintes +successives qui, _présentées de la sorte_, sont odieuses à toute +oreille exercée. + +Pour les villages d'Italie, dont l'église est dépourvue d'orgue et dont +les habitants n'ont pas de relations avec les grandes villes, c'est +folie d'y chercher ces harmonies tant vantées, il n'y en a pas la +moindre trace. A Tivoli même, si deux jeunes gens me parurent avoir le +sentiment des tierces et des sixtes en chantant de jolis couplets, le +peuple réuni, quelques mois après, m'étonna par la manière burlesque +dont il criait _à l'unisson_ les litanies de la Vierge. + +Sans vouloir faire en ce genre une réputation aux Dauphinois, que je +tiens au contraire pour les plus innocents hommes du monde en tout ce +qui se rattache à l'art musical, cependant je dois dire que chez eux la +mélodie de ces mêmes litanies est douce, suppliante et triste, comme il +convient à une prière adressée à la mère de Dieu; tandis qu'à Tivoli +elle a l'air d'une chanson de corps-de-garde. Voici l'une et l'autre; on +en jugera. + +[Illustration: notation musicale + +Chant de Tivoli + +_Allegro._ + +Stel-la ma-tu - ti- na! O - ra pro no - bis. +] + +[Illustration: notation musicale + +Chant de la Côte-Saint-André (Dauphiné), avec la mauvaise prosodie +latine adoptée en France. + +_Poco adagio._ + +Stel-la ma - tu - - ti - - - na! O - +ra pro no - - - - - - - bis. +] + +Ce qui est incontestablement plus commun en Italie que partout ailleurs, +ce sont les belles voix; les voix non-seulement sonores et mordantes, +mais souples et agiles, qui, en facilitant la vocalisation, ont dû, +aidées de cet amour naturel du public pour le clinquant dont j'ai déjà +parlé, faire naître, et cette fureur de _fioriture_ qui dénature les +plus belles mélodies; et les formules de chant commodes qui font que +toutes les phrases italiennes se ressemblent; et ces cadences finales +sur lesquelles le chanteur peut broder à son aise, mais qui torturent +bien des gens par leur insipide et opiniâtre uniformité; et cette +tendance incessante au genre bouffe, qui se fait sentir dans les scènes +même les plus pathétiques; et tous ces abus enfin qui ont rendu la +mélodie, l'harmonie, le mouvement, le rhythme, l'instrumentation, les +modulations, le drame, la mise en scène, la poésie, le poète et le +compositeur, esclaves humiliés des chanteurs. + + * * * * * + +Et ce fut le 12 mai que du haut du mont Cenis, je revis, parée de ses +plus beaux atours de printemps, cette délicieuse vallée de Grésivaudan +où serpente l'Isère, où j'ai passé les plus belles heures de mon +enfance, où les premiers rêves poétiques sont venus m'agiter. Voilà mon +vieux rocher de St-Eynar... là-bas dans cette vapeur bleue, me sourit la +maison de mon grand-père. Toutes ces villas... cette riche verdure.... +C'est beau, c'est beau.... Il n'y a rien de pareil en Italie!... + +Mais mon élan de joie naïve fut brisé soudain par une douleur aigue, que +je sentis au coeur... Il m'avait semblé entendre gronder Paris dans le +lointain. + + + + +LE PREMIER OPÉRA. + +NOUVELLE. + + Florence, 27 juillet 1555[27]. + +ALFONSO DELLA VIOLA A BENVENUTO CELLINI. + + +Je suis triste, Benvenuto; je suis fatigué, dégoûté; ou plutôt, à dire +vrai, je suis malade, je me sens maigrir, comme tu maigrissais avant +d'avoir vengé la mort de Francesco. Mais tu fus bientôt guéri toi, et le +jour de ma guérison arrivera-t-il jamais!... Dieu le sait. Pourtant +quelle souffrance fut plus que la mienne digne de pitié? A quel +malheureux le Christ et sa sainte Mère feraient-ils plus de justice en +lui accordant ce remède souverain, ce baume précieux, le plus puissant +de tous pour calmer les douleurs amères de l'artiste outragé dans son +art et dans sa personne, la vengeance. Oh! non, Benvenuto, non, sans +vouloir te contester le droit de poignarder le misérable officier qui +avait tué ton frère, je ne puis m'empêcher de mettre entre ton offense +et la mienne une distance infinie. Qu'avait fait, après tout, ce pauvre +diable? Versé le sang du fils de ta mère, il est vrai. Mais l'officier +commandait une ronde de nuit; Francesco était ivre; après avoir insulté +sans raison, assailli à coups de pierres le détachement, il en était +venu, dans son extravagance, à vouloir enlever leurs armes à ces +soldats; ils en firent usage, et ton frère périt. Rien n'était plus +facile à prévoir, et, conviens-en, rien n'était plus juste. + +Je n'en suis pas là, moi. Bien qu'on ait fait pis que de me tuer, je +n'ai en rien mérité mon sort; et c'est quand j'avais droit à des +récompenses, que j'ai reçu l'outrage et l'avanie. + +Tu sais avec quelle persévérance je travaille depuis longues années à +accroître les forces, à multiplier les ressources de la musique. Ni le +mauvais vouloir des anciens maîtres, ni les stupides railleries de leurs +élèves, ni la méfiance des dilettanti qui me regardent comme un homme +bizarre, plus près de la folie que du génie, ni les obstacles matériels +de toute espèce qu'engendre la pauvreté, n'ont pu m'arrêter, tu le sais. +Je puis le dire, puisqu'à mes yeux le mérite d'une telle conduite est +parfaitement nul. + +Ce jeune Montecco, nommé Roméo, dont les aventures et la mort tragique +firent tant de bruit à Vérone, il y a quelques années, n'était +certainement pas le maître de résister au charme qui l'entraînait sur +les pas de la belle Giuletta, fille de son mortel ennemi. La passion +était plus forte que les insultes des valets Capuletti, plus forte que +le fer et le poison dont il était sans cesse menacé; Giuletta l'aimait, +et pour une heure passée auprès d'elle, il eût mille fois bravé la mort. +Eh bien! Ma Giuletta à moi, c'est la musique, et, par le ciel! j'en suis +aimé. + +Il y a deux ans, je formai le plan d'un ouvrage de théâtre sans pareil +jusqu'à ce jour, où le chant, accompagné de divers instruments, devait +remplacer le langage parlé et faire naître, de son union avec le drame, +des impressions telles, que la plus haute poésie n'en produisit jamais. +Par malheur ce projet était fort dispendieux; un souverain ou un juif +pouvaient seuls entreprendre de le réaliser. + +Tous nos princes d'Italie ont entendu parler du mauvais effet de la +prétendue tragédie en musique exécutée à Rome à la fin du siècle +dernier; le peu de succès de l'_Orfeo_ d'Angelo Politiano, autre essai +du même genre, ne leur est pas inconnu, et rien n'eût été plus inutile +que de réclamer leur appui pour une entreprise où de vieux maîtres +avaient échoué si complètement. On m'eût de nouveau taxé d'orgueil et de +folie. + +Pour les juifs, je n'y pensai pas un instant; tout ce que je pouvais +raisonnablement espérer d'eux, c'était, au simple énoncé de ma +proposition, d'être éconduit sans injures, et sans huées de la +valetaille; encore n'en connais-je pas un assez intelligent, pour qu'il +me fût permis de compter avec quelque certitude sur une telle +générosité. J'y renonçai donc, non sans chagrin, tu peux m'en croire; et +ce fut le coeur serré que je repris le cours des travaux obscurs qui me +font vivre, mais qui ne s'accomplissent qu'aux dépens de ceux dont la +gloire et la fortune seraient peut-être le prix. + +Une autre idée nouvelle, bientôt après, vint me troubler encore. Ne ris +pas de mes découvertes, Cellini, et garde-toi surtout de comparer mon +art naissant à ton art depuis longtemps formé. Tu sais assez de musique +pour me comprendre. De bonne foi, crois-tu que nos traînants madrigaux à +quatre parties soient le dernier degré de perfection où la composition +et l'exécution puissent atteindre? Le bon sens n'indique-t-il pas que, +sous le rapport de l'expression, comme sous celui de la forme musicale, +ces oeuvres tant vantées ne sont qu'enfantillages et niaiseries. + +Les paroles expriment l'amour, la colère, la jalousie, la vaillance; et +le chant, toujours le même, ressemble à la triste psalmodie des moines +mendiants. Est-ce là tout ce que peuvent faire la mélodie, l'harmonie, +le rhythme? N'y a-t-il pas de ces diverses parties de l'art mille +applications qui nous sont inconnues? Un examen attentif de ce qui est +ne fait-il pas pressentir avec certitude ce qui sera et ce qui devrait +être? Et les instruments, en a-t-on tiré parti? Qu'est-ce que notre +misérable accompagnement qui n'ose quitter la voix et la suit +continuellement à l'unisson ou à l'octave? La musique instrumentale, +prise individuellement, existe-t-elle? Et dans la manière d'employer la +vocale, que de préjugés, que de routine! Pourquoi toujours chanter à +quatre parties, lors même qu'il s'agit d'un personnage qui se plaint de +son isolement? + +Est-il possible de rien entendre de plus déraisonnable que ces +_canzonnette_ introduites depuis peu dans les tragédies, où un acteur, +qui parle en son nom et paraît seul en scène, n'en est pas moins +accompagné par trois autres voix placées dans la coulisse, d'où elles +suivent son chant tant bien que mal? + +Sois-en sûr, Benvenuto, ce que nos maîtres, enivrés de leurs oeuvres, +appellent aujourd'hui le comble de l'art est aussi loin ce qu'on +nommera musique dans deux ou trois siècles, que les petits monstres +bipèdes, pétris avec de la boue par les enfants, sont loin de ton +sublime Persée ou du Moïse de Buonarotti. + +Il y a donc d'innombrables modifications à apporter dans un art aussi +peu avancé... des progrès immenses lui restent donc à faire... Et +pourquoi ne contribuerais-je pas à donner l'impulsion qui les +amènera?... + +Mais, sans te dire en quoi consiste ma dernière invention, qu'il te +suffise de savoir qu'elle était de nature à pouvoir être mise en lumière +à l'aide des moyens ordinaires et sans avoir recours au patronage des +riches ni des grands. C'était du temps seulement qu'il me fallait; et +l'oeuvre, une fois terminée, l'occasion de la produire au grand jour eût +été facile à trouver pendant les fêtes qui allaient attirer à Florence +l'élite des seigneurs et des amis des arts de toutes les nations. + +Or, voilà le sujet de l'âcre et noire colère qui me ronge le coeur. + +Un matin que je travaillais à cette composition singulière dont le +succès m'eût rendu célèbre dans toute l'Europe, monseigneur Galeazzo, +l'homme de confiance du grand-duc, qui, l'an passé, avait fort goûté ma +scène d'Ugolino, vient me trouver et me dit: «Alfonso, ton jour est +venu. Il ne s'agit plus de madrigaux, de cantates, ni de chansonnettes. +Ecoute-moi; les fêtes du mariage seront splendides, on n'épargne rien +pour leur donner un éclat digne des deux familles illustres qui vont +s'allier; tes derniers succès ont fait naître la confiance; à la cour +maintenant on croit en toi. + +«J'avais connaissance de ton projet de tragédie en musique, j'en ai +parlé à monseigneur; ton idée lui plaît. A l'oeuvre donc, que ton rêve +devienne une réalité. Écris ton drame lyrique et ne crains rien pour +l'exécution; les plus habiles chanteurs de Rome et de Milan seront +mandés à Florence; les premiers virtuoses en tout genre seront mis à ta +disposition; le prince est magnifique, il ne te refusera rien; réponds à +ce que j'attends de toi, ton triomphe est certain et ta fortune est +faite.» + +Je ne sais ce qui se passa en moi à ce discours inattendu; mais je +demeurai muet et immobile. L'étonnement, la joie me coupèrent la parole, +et je pris l'aspect et l'attitude d'un idiot. Galeazzo ne se méprit pas +sur la cause de mon trouble, et me serrant la main: «Adieu, Alfonso; tu +consens, n'est ce pas? Tu me promets de laisser toute autre composition +pour te livrer exclusivement à celle que son altesse te demande?... +Songe que le mariage aura lieu dans trois mois!» Et comme je répondais +toujours affirmativement par un signe de tête, sans pouvoir parler: +«Allons, calme-toi, Vésuve; adieu. Tu recevras demain ton engagement, il +sera signé ce soir. C'est une affaire faite. Bon courage; nous comptons +sur toi.» + +Demeuré seul, il me sembla que toutes les cascades de Terni et de Tivoli +bouillonnaient dans ma tête. + +Ce fut bien pis quand j'eus compris mon bonheur, quand je me fus +représenté de nouveau la grandeur et la beauté de ma tâche. Je m'élance +sur mon libretto, qui jaunissait abandonné dans un coin depuis si +longtemps; je revois Paulo, Francesca, Dante, Virgile, et les ombres et +les damnés; j'entends cet amour ravissant soupirer et se plaindre; de +tendres et gracieuses mélodies pleines d'abandon, de mélancolie, de +chaste passion, se déroulent au-dedans de moi; l'horrible cri de haine +de l'époux outragé retentit; je vois deux cadavres enlacés rouler à ses +pieds; puis je retrouve les ames toujours unies des deux amants, +errantes et battues des vents aux profondeurs de l'abîme; leurs voix +plaintives se mêlent au bruit sourd et lointain des fleuves infernaux, +aux sifflements de la flamme, aux cris forcenés des malheureux qu'elle +poursuit, à tout l'affreux concert des douleurs éternelles... + +Pendant trois jours, Cellini, j'ai marché sans but, au hasard, dans un +vertige continuel; pendant trois nuits j'ai été privé de sommeil. Ce +n'est qu'après ce long accès de fièvre, que la pensée lucide et le +sentiment de la réalité me sont revenus. Il m'a fallu tout ce temps de +lutte ardente et désespérée pour dompter mon imagination et dominer mon +sujet. Enfin je suis resté le maître. + +Dans ce cadre immense, chaque partie du tableau, disposée dans un ordre +simple et logique, s'est montrée peu à peu revêtue de couleurs sombres +ou brillantes, de demi-teintes ou de tons tranchés; les formes humaines +ont apparu, ici pleines de vie, là sous le pâle et froid aspect de la +mort. L'idée poétique, toujours soumise au sens musical, n'a jamais été +pour lui un obstacle; j'ai fortifié, embelli et agrandi l'une par +l'autre. + +Enfin j'ai fait ce que je voulais, comme je le voulais, et avec tant de +facilité, qu'à la fin du deuxième mois l'ouvrage entier était déjà +terminé. + +Le besoin de repos se faisait sentir, je l'avoue; mais en songeant à +toutes les minutieuses précautions qui me restaient à prendre pour +assurer l'exécution, la vigueur et la vigilance me sont revenues. J'ai +surveillé les chanteurs, les musiciens, les copistes, les machinistes, +les décorateurs. + +Tout s'est fait en ordre, avec la plus étonnante précision; et cette +gigantesque machine musicale allait se mouvoir majestueusement, quand +un coup inattendu est venu en briser les ressorts et anéantir à la fois, +et la belle tentative, et les légitimes espérances de ton malheureux +ami. + +Le grand-duc, qui de son propre mouvement m'avait demandé ce drame en +musique; lui qui m'avait fait abandonner l'autre composition sur +laquelle je comptais pour populariser mon nom; lui dont les paroles +dorées avaient gonflé un coeur, enflammé une imagination d'artiste, il se +joue de tout cela maintenant; il dit à cette imagination de se +refroidir, à ce coeur de se calmer ou de se briser; que lui importe! Il +s'oppose, enfin, à l'exhibition de mon oeuvre; l'ordre est donné aux +artistes romains et milanais de retourner chez eux; mon drame ne sera +pas mis en scène; le grand-duc n'en veut plus; IL A CHANGÉ D'IDÉE... La +foule qui se pressait déjà à Florence, attirée moins encore par +l'appareil des noces que par l'intérêt de curiosité que la fête musicale +annoncée excitait dans toute l'Italie, cette foule avide de sensations +nouvelles, trompée dans son attente, s'enquiert bientôt du motif qui la +privait ainsi brutalement du spectacle qu'elle était venue chercher, et +ne pouvant le découvrir, n'hésite pas à l'attribuer à l'incapacité du +compositeur. Chacun dit: «Ce fameux drame était absurde, sans doute; le +grand-duc, informé à temps de la vérité, n'aura pas voulu que +l'impuissante tentative d'un artiste ambitieux vînt jeter du ridicule +sur la solennité qui se prépare. Ce ne peut être autre chose. Un prince +ne manque pas ainsi à sa parole. Della Viola est toujours le même +vaniteux extravagant que nous connaissons; son ouvrage n'était pas +présentable, et par égard pour lui, on s'abstient de l'avouer.» O +Cellini! ô mon noble, et fier, et digne ami! réfléchis un instant, et +juge d'après toi-même ce que j'ai dû éprouver à cet incroyable abus de +pouvoir, à cette violation inouïe des promesses les plus formelles, à +cet horrible affront qu'il était impossible de redouter, à cette +calomnie insolente d'une production que personne au monde, excepté moi, +ne connaît encore. + +Que faire? que dire à cette tourbe de lâches imbéciles qui rient en me +voyant? que répondre aux questions de mes partisans? à qui m'en prendre? +quel est l'auteur de cette machination diabolique? et comment en avoir +raison? Cellini! Cellini! pourquoi es-tu en France? que ne puis-je te +voir, te demander conseil, aide et assistance? Par Bacchus, ils me +rendront réellement fou.... Lâcheté! honte! je viens de sentir des +larmes dans mes yeux. Arrière toute faiblesse; c'est la force, +l'attention et le sang-froid qui me sont indispensables, au contraire; +car je veux me venger, Benvenuto, je le veux. Quand et comment, il +n'importe; mais je me vengerai, je te le jure, et tu seras content. +Adieu. L'éclat de tes nouveaux triomphes est venu jusqu'à nous; je t'en +félicite et m'en réjouis de toute mon ame. Dieu veuille seulement que le +roi François te laisse le temps de répondre à ton ami _souffrant et non +vengé_. + + ALFONSO DELLA VIOLA. + + * * * * * + + Paris, 20 août 1555. + +BENVENUTO A ALFONSO. + + +J'admire, cher Alfonso, la candeur de ton indignation. La mienne est +grande, sois-en bien convaincu; mais elle est plus calme. J'ai trop +souvent rencontré de semblables déceptions pour m'étonner de celle que +tu viens de subir. L'épreuve était rude, j'en conviens, pour ton jeune +courage, et les révoltes de ton ame contre une insulte si grave et si +peu méritée sont justes autant que naturelles. Mais, pauvre enfant, tu +entres à peine dans la carrière. Ta vie retirée, tes méditations, tes +travaux solitaires, ne pouvaient rien t'apprendre des intrigues qui +s'agitent dans les hautes régions de l'art, ni du caractère réel des +hommes puissants, trop souvent arbitres du sort des artistes. + +Quelques évènements de mon histoire, que je t'ai laissé ignorer +jusqu'ici, suffiront à t'éclairer sur notre position à tous et sur la +tienne propre. + +Je ne redoute rien pour ta constance de l'effet de mon récit; ton +caractère me rassure; je le connais, je l'ai bien étudié. Tu +persévèreras, tu arriveras au but malgré tout; tu es un homme de fer; et +le caillou lancé contre ta tête par les basses passions embusquées sur +ta route, loin de briser ton noble front, en fera jaillir le feu. +Apprends donc tout ce que j'ai souffert, et que ces tristes exemples de +l'injustice des grands te servent de leçon. + +L'évêque de Salamanque, ambassadeur à Rome, m'avait demandé une grande +aiguière, dont le travail, extrêmement minutieux et délicat, me prit +plus de deux mois, et qui, en raison de l'énorme quantité de métaux +précieux nécessaires à sa composition m'avait presque ruiné. Son +excellence se répandit en éloges sur le rare mérite de mon ouvrage, le +fit emporter, et me laissa deux grands mois sans plus parler de paiement +que si elle n'eût reçu de moi qu'une vieille casserole ou une médaille +de Fioretti. Le bonheur voulut que le vase revînt entre mes mains pour +une petite réparation; je refusai de le rendre. + +Le maudit prélat, après m'avoir accablé d'injures dignes d'un prêtre et +d'un Espagnol, s'avisa de vouloir me soutirer un reçu de la somme qu'il +me devait encore; mais comme je ne suis pas homme à me laisser prendre à +un piége grossier, son excellence en vint à faire assaillir ma boutique +par ses valets. Je me doutai du tour; aussi quand cette canaille +s'avança pour enfoncer ma porte, Ascanio, Paulino et moi, armés +jusqu'aux dents, nous lui fîmes un tel accueil que le lendemain, grâce à +mon escopette et à mon long poignard, je fus enfin payé[28]. + +Plus tard il m'arriva bien pis, quand j'eus fait le célèbre bouton de la +chappe du pape, travail merveilleux que je ne puis m'empêcher de te +décrire. J'avais situé le gros diamant précisément au milieu de +l'ouvrage, et j'avais placé Dieu assis dessus, dans une attitude si +dégagée, qu'il n'embarrassait pas du tout le joyau, et qu'il en +résultait une très belle harmonie; il donnait la bénédiction en élevant +la main droite. J'avais disposé, au-dessous, trois petits anges qui le +soutenaient en élevant les bras en l'air. Un de ces anges, celui du +milieu, était en ronde bosse, les deux autres en bas-relief. Il y avait +à l'entour une quantité d'autres petits anges disposés avec d'autres +pierres fines. Dieu portait un manteau qui voltigeait, et d'où sortait +un grand nombre de chérubins, et mille ornements d'un admirable effet. + +Clément VII, plein d'enthousiasme quand il vit le bouton, me promit de +me donner tout ce que je demanderais. La chose cependant en resta là; et +comme je refusais de faire un calice qu'il me demandait en outre, +toujours sans donner d'argent, ce bon pape, devenu furieux comme une +bête féroce, me fit loger en prison pendant six semaines. C'est tout ce +que j'en ai jamais obtenu[29]. Il n'y avait pas un mois que j'étais en +liberté quand je rencontrai Pompéo, ce misérable orfèvre qui avait +l'insolence d'être jaloux de moi, et contre lequel, pendant longtemps, +j'ai eu assez de peine à défendre ma pauvre vie. Je le méprisais trop +pour le haïr; mais il prit, en me voyant, un air railleur qui ne lui +était pas ordinaire, et que, cette fois, aigri comme je l'étais, il me +fut impossible de supporter. A mon premier mouvement pour le frapper au +visage, la frayeur lui fit détourner la tête, et le coup de poignard +porta précisément au-dessous de l'oreille. Je ne lui en donnai que deux; +car au premier il tomba mort dans ma main. Jamais mon intention n'avait +été de le tuer, mais dans l'état d'esprit où je me trouvais, est-on +jamais sûr de ses coups? Ainsi donc, après avoir subi un odieux +emprisonnement, me voilà de plus obligé de prendre la fuite pour avoir, +sous l'impulsion de la juste colère causée par la mauvaise foi et +l'avarice d'un pape, écrasé un scorpion.[30] + +Paul III, qui m'accablait de commandes de toute espèce, ne me les payait +pas mieux que son prédécesseur; seulement, pour mettre en apparence les +torts de mon côté, il imagina un expédient digne de lui et vraiment +atroce. Les ennemis que j'avais en grand nombre autour de sa sainteté, +m'accusent un jour auprès d'elle d'avoir volé des bijoux à Clément. Paul +III, sachant bien le contraire, feint cependant de me croire coupable, +et me fait enfermer au château Saint-Ange; dans ce fort que j'avais si +bien défendu quelques années auparavant pendant le siége de Rome, sous +ces remparts d'où j'avais tiré plus de coups de canon que tous les +canonniers ensemble, et d'où j'avais, à la grande joie du pape, tué +moi-même le connétable de Bourbon. Je viens à bout de m'échapper; +j'arrive aux murailles extérieures; suspendu à une corde au-dessus des +fossés, j'invoque Dieu qui connaît la justice de ma cause; je lui crie, +en me laissant tomber: «Aidez-moi donc, Seigneur, puisque je m'aide!» +Dieu ne m'entend pas, et dans ma chute, je me brise une jambe. Exténué, +mourant, couvert de sang, je parviens, en me traînant sur les mains et +les genoux, jusqu'au palais de mon ami intime, le cardinal Cornaro. Cet +infâme me livre traîtreusement au pape pour un évêché. + +Paul me condamne à mort; puis, comme s'il se repentait de terminer trop +promptement mon supplice, il me fait plonger dans un cachot fétide tout +rempli de tarentules et d'insectes venimeux, et ce n'est qu'au bout de +six mois de ces tortures que, tout gorgé de vin, dans une nuit d'orgie, +il accorda ma grâce à l'ambassadeur français[31]. + +Ce sont là, cher Alfonso, des souffrances terribles et des persécutions +bien difficiles à supporter; ne t'imagine pas que la blessure faite +récemment à ton amour-propre puisse t'en donner une juste idée. +D'ailleurs, l'injure adressée à l'oeuvre et au génie de l'artiste te +semblât-elle plus pénible encore que l'outrage fait à sa personne, +celle-là m'a-t-elle manqué, dis, à la cour de notre admirable grand-duc, +quand j'ai fondu Persée? Tu n'as oublié, je pense, ni les surnoms +grotesques dont on m'appelait, ni les insolents sonnets qu'on placardait +chaque nuit à ma porte, ni les cabales au moyen desquelles on sut +persuader à Côme que mon nouveau procédé de fonte ne réussirait pas, et +que c'était folie de me confier le métal. Ici même, à cette brillante +cour de France où j'ai fait fortune, où je suis puissant et admiré, +n'ai-je pas une lutte de tous les instants à soutenir, sinon avec mes +rivaux (ils sont hors de combat aujourd'hui), au moins avec la favorite +du roi, madame d'Étampes, qui m'a pris en haine, je ne sais pourquoi! +Cette méchante chienne dit tout le mal possible de mes ouvrages[32]; +cherche, par mille moyens, à me nuire dans l'esprit de Sa Majesté; et, +en vérité, je commence à être si las de l'entendre aboyer sur ma trace, +que, sans un grand ouvrage récemment entrepris, dont j'espère plus +d'honneur que de tous mes précédents travaux, je serais déjà sur la +route d'Italie. + +Va, va, j'ai connu tous les genres de maux que le sort puisse infliger à +l'artiste. Et je vis encore, cependant. Et ma vie glorieuse fait le +tourment de mes ennemis. Et je l'avais prévu. Et maintenant je puis les +abîmer dans mon mépris. Cette vengeance marche à pas lents, il est vrai; +mais pour l'homme inspiré, sûr de lui-même, patient et fort, elle est +certaine. Songe, Alfonso, que j'ai été insulté plus de mille fois, et +que je n'ai tué que sept ou huit hommes; et quels hommes! je rougis d'y +penser. La vengeance directe et personnelle est un fruit rare, qu'il +n'est pas donné à tous de cueillir. Je n'ai eu raison ni de Clément VII, +ni de Paul III, ni de Cornaro, ni de Côme, ni de madame d'Étampes, ni de +cent autres lâches puissants; comment donc te vengerais-tu, toi, de ce +même Côme, de ce grand-duc, de ce Mécène ridicule qui ne comprend pas +plus ta musique que ma sculpture, et qui nous a si platement offensés +tous les deux? Ne pense pas à le tuer, au moins; ce serait une insigne +folie, dont les conséquences ne sont pas douteuses. Deviens un grand +musicien; que ton nom soit illustre; et si quelque jour sa sotte vanité +le portait à t'offrir ses faveurs, repousse-les; n'accepte jamais rien +de lui et ne fais jamais rien pour lui. C'est le conseil que je te +donne; c'est la promesse que j'exige de toi; et, crois-en mon +expérience, c'est aussi, cette fois, l'unique vengeance qui soit à ta +portée. + +Je t'ai dit tout à l'heure que le roi de France, plus généreux et plus +noble que nos souverains italiens, m'avait enrichi; c'est donc à moi, +artiste, qui t'aime, te comprends et t'admire, à tenir la parole du +prince sans esprit et sans coeur qui te méconnaît. Je t'envoie dix mille +écus. Avec cette somme tu pourras, je pense, parvenir à monter dignement +ton drame en musique; ne perds pas un instant. Que ce soit à Rome, à +Naples, à Milan, à Ferrare, partout, excepté à Florence; il ne faut pas +qu'un seul rayon de ta gloire puisse se refléter sur le grand-duc. +Adieu, cher enfant; la vengeance est bien belle, et pour elle on peut +être tenté de mourir;--mais l'art est encore plus beau, et n'oublie +jamais que, _malgré tout, il faut vivre pour lui_. + + Ton ami, + + BENVENUTO CELLINI. + + * * * * * + + Paris, 10 juin 1557. + +BENVENUTO CELLINI A ALFONSO DELLA VIOLA. + + +Misérable! baladin! saltimbanque! cuistre! castrat! joueur de flûte[33]! +C'était bien la peine de jeter tant de cris, de souffler tant de +flammes, de tant parler d'offense et de vengeance, de rage et d'outrage, +d'invoquer l'enfer et le ciel, pour arriver enfin à une aussi vulgaire +conclusion! Ame basse et sans ressort! fallait-il proférer de telles +menaces puisque ton ressentiment était de si frêle nature, que, deux ans +à peine après avoir reçu l'insulte à la face, tu devais t'agenouiller +lâchement pour baiser la main qui te l'infligea! + +Quoi! ni la parole que tu m'avais donnée, ni les regards de l'Europe +aujourd'hui fixés sur toi, ni ta dignité d'homme et d'artiste, n'ont pu +te garantir des séductions de cette cour, où règnent l'intrigue, +l'avarice et la mauvaise foi; de cette cour où tu fus honni, méprisé, et +qui te chassa comme un valet infidèle! Il est donc vrai! tu composes +pour le grand-duc! Il s'agit même, dit-on, d'une oeuvre plus vaste et +plus hardie encore que celles que tu as produites jusqu'ici. L'Italie +musicale tout entière doit prendre part à la fête. On dispose les +jardins du palais Pitti; cinq cents virtuoses habiles, réunis sous ta +direction dans un vaste et beau pavillon décoré par Michel-Ange, +verseront à flots ta splendide harmonie sur un peuple haletant, éperdu, +enthousiasmé. C'est admirable! Et tout cela pour le grand-duc, pour +Florence, pour cet homme et cette ville qui t'ont si indignement traité. +Oh! quelle ridicule bonhomie était la mienne quand je cherchais à calmer +ta puérile colère d'un jour; oh! la miraculeuse simplicité qui me +faisait prêcher la continence à l'eunuque, la lenteur au colimaçon! Sot +que j'étais! + +Mais quelle puissante passion a donc pu t'amener à ce degré +d'abaissement? La soif de l'or? Tu es plus riche que moi aujourd'hui. +L'amour de la renommée? Quel nom fut jamais plus populaire que celui +d'Alfonso, depuis le prodigieux succès de ta tragédie de _Francesca_, et +celui, non moins grand, des trois autres drames lyriques qui l'ont +suivie. D'ailleurs, qui t'empêchait de choisir une autre capitale pour +le théâtre de ton nouveau triomphe? Aucun souverain ne t'eût refusé ce +que le _grand_ Côme vient de t'offrir. Partout, à présent, tes chants +sont aimés et admirés; ils retentissent d'un bout de l'Europe à l'autre; +on les entend à la ville, à la cour, à l'armée, à l'église; le roi +François ne cesse de les répéter; madame d'Étampes, elle-même, trouve +que _tu n'es pas sans talent pour un Italien_, justice égale t'est +rendue en Espagne; les femmes, les prêtres surtout, professent +généralement pour ta musique un culte véritable; et si ta fantaisie eût +été de porter aux Romains l'ouvrage que tu prépares pour les Toscans, la +joie du pape, des cardinaux et de toute la fourmilière _enrabattée_ des +monsignori n'eût été surpassée, sans doute, que par l'ivresse et les +transports de leurs innombrables catins. + +L'orgueil, peut-être, t'aura séduit..... quelque dignité bouffie... +quelque titre bien vain... Je m'y perds. + +Quoi qu'il en soit, retiens bien ceci: tu as manqué de noblesse, tu as +manqué de fierté, tu as manqué de foi. L'homme, l'artiste et l'ami sont +également déchus à mes yeux. Je ne saurais accorder mes affections qu'à +des gens de coeur, incapables d'une action honteuse; tu n'es pas de +ceux-là, mon amitié n'est plus à toi. Je t'ai donné de l'argent, tu as +voulu me le rendre; nous sommes quittes. Je vais partir de Paris; dans +un mois je passerai à Florence; oublie que tu m'as connu et ne cherche +pas à me voir. Car, fût-ce le jour même de ton succès, devant le peuple, +devant les princes, et devant l'assemblée bien autrement imposante pour +moi de tes cinq cents artistes, si tu m'abordais, je te tournerais le +dos. + + BENVENUTO CELLINI. + + * * * * * + + Florence, 23 Juin 1557. + +ALFONSO A BENVENUTO. + + +Oui, Cellini, c'est vrai. Au grand-duc je dois une impardonnable +humiliation, à toi je dois ma célébrité, ma fortune et peut-être ma vie. +J'avais juré que je me vengerais de lui, je ne l'ai pas fait. Je t'avais +promis solennellement de ne jamais accepter de sa main ni travaux, ni +honneurs; je n'ai pas tenu parole. C'est à Ferrare que _Francesca_ a été +entendue (grâce à toi) et applaudie pour la première fois; c'est à +Florence qu'elle a été traitée d'ouvrage dénué de sens et de raison. Et +cependant Ferrare, qui m'a demandé ma nouvelle composition, ne l'a +point obtenue, et c'est au grand-duc que j'en fais hommage. Oui, les +Toscans, jadis si dédaigneux à mon égard, se réjouissent de la +préférence que je leur accorde; ils en sont fiers; leur fanatisme pour +moi, dépasse de bien loin tout ce que tu me racontes de celui des +Français. + +Une véritable émigration se prépare dans la plupart des villes toscanes. +Les Pisans et les Siennois eux-mêmes, oubliant leurs vieilles haines, +implorent d'avance, pour le grand jour, l'hospitalité florentine. Côme, +ravi du succès de celui qu'il appelle _son artiste_, fonde en outre de +brillantes espérances sur les résultats que ce rapprochement de trois +populations rivales peut avoir pour sa politique et son gouvernement. Il +m'accable de prévenances et de flatteries. Il a donné hier, en mon +honneur, une magnifique collation au palais Pitti, où toutes les +familles nobles de la ville se trouvaient réunies. La belle comtesse de +Vallombrosa m'a prodigué ses plus doux sourires. La grande-duchesse m'a +fait l'honneur de chanter un madrigal avec moi. Della Viola est l'homme +du jour, l'homme de Florence, l'homme du grand-duc; il n'y a que lui... + +Je suis bien coupable, n'est-ce pas, bien méprisable, bien vil? Eh bien! +Cellini, si tu passes à Florence le 28 juillet prochain, attends-moi de +huit à neuf heures du soir devant la porte du Baptistaire, j'irai t'y +chercher. Et si, dès les premiers mots, je ne me justifie pas +complètement de tous les griefs que tu me reproches, si je ne te donne +pas de ma conduite, une explication dont tu puisses de tout point +t'avouer satisfait, alors redouble de mépris, traite-moi comme le +dernier des hommes, foule-moi aux pieds, frappe-moi de ton fouet, +crache-moi au visage, je reconnais d'avance que je l'aurai mérité. +Jusque-là, garde-moi ton amitié; tu verras bientôt que je n'en fus +jamais plus digne. + + »A toi, ALFONSO DELLA VIOLA.» + +Le 28 juillet au soir, un homme de haute taille, à l'air sombre et +mécontent, se dirigeait à travers les rues de Florence, vers la place du +grand duc. Arrivé devant la statue en bronze de Persée, il s'arrêta et +la considéra quelque temps dans le plus profond recueillement: c'était +Benvenuto. Bien que la réponse et les protestations d'Alfonso eussent +fait peu d'impression sur son esprit, il avait été longtemps uni au +jeune compositeur, par une amitié trop sincère et trop vive, pour +qu'elle pût ainsi en quelques jours s'effacer de son ame à tout jamais. +Aussi ne s'était-il pas senti le courage de refuser d'entendre ce que +Della Viola pouvait alléguer pour sa justification; et c'est en se +rendant au Baptistaire, où Alfonso devait venir le rejoindre, que +Cellini avait voulu revoir, après sa longue absence, le chef-d'oeuvre qui +lui coûta naguère tant de fatigues et de chagrins. La place et les rues +adjacentes étaient désertes, le silence le plus profond régnait dans ce +quartier, d'ordinaire si bruyant et si populeux. L'artiste contemplait +son immortel ouvrage, en se demandant, si l'obscurité et une +intelligence commune n'eussent pas été préférables pour lui, à la gloire +et au génie. + +--Que ne suis-je un bouvier de Nettuno ou de Porto d'Anzio! pensait-il; +semblable aux animaux confiés à ma garde, je mènerais une existence +grossière, monotone, mais inaccessible au moins, aux agitations qui, +depuis mon enfance, ont tourmenté ma vie. Des rivaux perfides et +jaloux..... des princes injustes ou ingrats..... des critiques +acharnés.... des flatteurs imbéciles..... des alternatives incessantes +de succès et de revers, de splendeur et de misère..... des travaux +excessifs et toujours renaissants..... jamais de repos, de bien-être, de +loisirs.... user son corps comme un mercenaire et sentir constamment son +ame transir ou brûler..... est-ce là vivre?.... + +Les exclamations bruyantes de trois jeunes artisans, qui débouchaient +rapidement sur la place, vinrent interrompre sa méditation. + +--Six florins! disait l'un, c'est cher. + +--En vérité, en eût-il demandé dix, répliqua l'autre, il eût bien fallu +en passer par là. Ces maudits Pisans ont pris toutes les places. +D'ailleurs, pense donc, Antonio, que la maison du jardinier n'est qu'à +vingt pas du pavillon; assis sur le toit, nous pourrons entendre et voir +à merveille; la porte du petit canal souterrain sera ouverte et nous +arriverons sans difficulté. + +--Bah! ajouta le troisième, pour entendre ça, nous pouvons bien jeûner +un peu pendant quelques semaines. Vous savez l'effet qu'a produit hier +la répétition. La cour seule y avait été admise, le grand duc et sa +suite n'ont cessé d'applaudir; les exécutants ont porté Della Viola en +triomphe, et enfin, dans son extase, la comtesse de Vallombrosa l'a +embrassé: ce sera miraculeux. + +--Mais voyez donc comme les rues sont dépeuplées; toute la ville est +déjà réunie au palais Pitti. C'est le moment. Courons! courons! + +Cellini apprit seulement alors qu'il s'agissait de la grande fête +musicale, dont le jour et l'heure étaient arrivés. Cette circonstance ne +s'accordait guère avec le choix, qu'avait fait Alfonso de cette soirée +pour son rendez-vous. Comment, en un pareil moment, le maestro +pourrait-il abandonner son orchestre et quitter le poste important où +l'attachait un si grand intérêt? c'était difficile à concevoir. + +Le ciseleur, néanmoins se rendit au Baptistaire, où il trouva ses deux +élèves Paolo et Ascanio, et des chevaux; il devait partir le soir même +pour Livourne, et de là s'embarquer pour Naples le lendemain. + +Il attendait à peine depuis quelques minutes, quand Alfonso, le visage +pâle et les yeux ardents, se présenta devant lui avec une sorte de calme +affecté, qui ne lui était pas ordinaire. + +--Cellini! tu es venu, merci. + +--Eh bien! + +--C'est ce soir! + +--Je le sais; mais parle, j'attends l'explication que tu m'as promise. + +--Le palais Pitti, les jardins, les cours, sont encombrés. La foule se +presse sur les murs, dans les bassins à demi pleins d'eau, sur les +toits, sur les arbres, partout. + +--Je le sais. + +--Les Pisans sont venus, les Siennois sont venus. + +--Je le sais. + +--Le grand duc, la cour et la noblesse sont réunis, l'immense orchestre +est rassemblé. + +--Je le sais. + +--Mais la musique n'y est pas, cria Alfonso en bondissant, le maestro +n'y est pas non plus, le sais-tu aussi? + +--Comment? que veux-tu dire? + +--Non, il n'y a pas de musique, je l'ai enlevée; non, il n'y a pas de +maestro, puisque me voilà; non, il n'y aura pas de fête musicale, +puisque l'oeuvre et l'auteur ont disparu. Un billet vient d'avertir le +grand duc que mon ouvrage ne serait pas exécuté. _Cela ne me convient +plus_, lui ai-je écrit, en me servant de ses propres paroles, _moi +aussi, à mon tour_, J'AI CHANGÉ D'IDÉE. Conçois-tu à présent la rage de +ce peuple désappointé pour la seconde fois! de ces gens qui ont quitté +leur ville, laissé leurs travaux, dépensé leur argent pour entendre ma +musique, et qui ne l'entendront pas? Avant de venir te joindre, je les +épiais, l'impatience commençait à les gagner, on s'en prenait au grand +duc. Vois-tu mon plan, Cellini? + +--Je commence à comprendre. + +--Viens, viens, approchons un peu du palais, allons voir éclater ma +mine. Entends-tu déjà ces cris, ce tumulte, ces imprécations? ô mes +braves Pisans, je vous reconnais à vos injures! Vois-tu voler ces +pierres, ces branches d'arbres, ces débris de vases? il n'y a que des +Siennois pour les lancer ainsi! Prends garde, ou nous allons être +renversés; comme ils courent! ce sont des Florentins; ils montent à +l'assaut du pavillon. Bon! voilà un bloc de boue dans la loge ducale, +bien a pris au _grand_ Côme de l'avoir quittée. A bas les gradins! à bas +les pupitres, les banquettes, les fenêtres! à bas la loge! à bas le +pavillon! le voilà qui s'écroule. Ils abîment tout, Cellini! c'est une +magnifique émeute! honneur au grand duc!!! Ah damnation! tu me prenais +pour un lâche! Es-tu satisfait, dis donc, est-ce là de la vengeance? + +Cellini, les dents serrées, les narines ouvertes, regardait, sans +répondre, le terrible spectacle de cette fureur populaire; ses yeux où +brillait un feu sinistre, son front carré que sillonnaient de larges +gouttes de sueur, le tremblement presque imperceptible de ses membres, +témoignaient assez de la sauvage intensité de sa joie. Saisissant enfin +le bras d'Alfonso: + +--Je pars à l'instant pour Naples, veux-tu me suivre? + +--Au bout du monde à présent. + +--Embrasse-moi donc, et à cheval! tu es un héros. + + + + +DU SYSTÈME DE GLUCK + +EN MUSIQUE DRAMATIQUE. + + +Voici en quels termes, Gluck expose lui-même, son système de musique +dramatique, dans la préface, devenue fort rare, de _l'Alceste_ italienne +qu'il publia à Vienne en 1749. + +«Lorsque j'entrepris de mettre en musique l'opéra d'_Alceste_, je me +proposai d'éviter tous les abus que la vanité mal entendue des +chanteurs, et l'excessive complaisance des compositeurs avaient +introduits dans l'opéra italien, et qui, du plus pompeux et du plus beau +de tous les spectacles, en avaient fait le plus ennuyeux et le plus +ridicule; je cherchai à réduire la musique à sa véritable fonction, +celle de seconder la poésie pour fortifier l'expression des sentiments +et l'intérêt des situations, sans interrompre l'action et la refroidir +par des ornements superflus; je crus que _la musique devait ajouter à la +poésie, ce qu'ajoute à un dessin correct et bien composé, la vivacité +des couleurs et l'accord heureux des lumières et des ombres, qui servent +à animer les figures sans en altérer les contours_. + +«Je me suis donc bien gardé d'interrompre un acteur, dans la chaleur du +dialogue, pour lui faire attendre la fin d'une ritournelle, ou de +l'arrêter au milieu de son discours sur une voyelle favorable, soit pour +déployer, dans un long passage, l'agilité de sa belle voix, soit pour +attendre que l'orchestre lui donnât le temps de reprendre haleine, pour +faire un point d'orgue. + +«J'ai imaginé que l'ouverture devait prévenir les spectateurs, sur le +caractère de l'action qu'on allait mettre sous leurs yeux, et _leur en +indiquer le sujet_, que les instruments ne devaient être mis en action +qu'en proportion du degré d'intérêt et passions, et qu'il fallait +_éviter surtout de laisser dans le dialogue, une disparate trop +tranchante entre l'air et le récitatif_, afin de ne pas tronquer à +contre-sens la période, et de ne pas interrompre mal à propos le +mouvement et la chaleur de la scène. J'ai cru encore que la plus belle +partie de mon travail devait se réduire à chercher une belle simplicité, +et j'ai évité de faire parade de difficultés aux dépens de la clarté; +_je n'ai attaché aucun prix à la découverte d'une nouveauté_, à moins +qu'elle ne fût naturellement donnée par la situation, et liée à +l'expression; enfin il n'y a aucune règle que je n'aie cru devoir +sacrifier de bonne grâce en faveur de l'effet.» + + * * * * * + +Cette profession de foi nous paraît admirable de franchise et de bon +sens; les points de doctrine qui en forment le fond sont basés sur le +raisonnement le plus rigoureux, et sur un profond sentiment de la vraie +musique dramatique. A part quelques conséquences outrées que nous +signalerons tout à l'heure, ces principes sont d'une telle excellence, +qu'ils ont été adoptés par la plupart des grands compositeurs de toutes +les nations. Piccini lui-même, qu'on opposa si longtemps à Gluck, était +tout entier dans le système gluckiste. Son Iphigénie en Tauride et sa +Didon, le prouvent bien; il en fut de même de Sacchini, de Salieri, de +Cherubini, parmi les Italiens; de Méhul, de Berton, de Kreutzer, parmi +les Français. (Je ne cite pas M. Lesueur, il a suivi une route +parallèle, il est vrai, à celle de l'illustre auteur d'Alceste, mais qui +en diffère cependant assez pour ne pouvoir être confondue avec elle.) +Chez les Allemands, je ne connais pas de compositeur dramatique qui se +soit écarté d'une manière sensible de la doctrine de Gluck; parmi ceux +qui l'ont adoptée et développée, il faut citer: Mozart qui, dans _Don +Juan_, _le Mariage de Figaro_, _la Flûte Enchantée_ et _l'Enlèvement du +Sérail_, n'a laissé échapper quelques rares vocalisations de mauvais +goût et d'une expression fausse, que lorsqu'il y a été contraint de vive +force par le caprice souvent irrésistible des chanteurs. On a dit que +Mozart avait beaucoup emprunté à l'ancienne école italienne, le fait +peut être vrai pour la coupe de quelques-uns de ses airs, encore la +beauté raphaëlesque de son dessin mélodique, la variété de son harmonie +et son instrumentation si riche et si savante, ne permettent-elles guère +d'apercevoir ces prétendus emprunts; mais quant à l'ordonnance générale +du drame musical, à la profondeur d'expression avec laquelle chaque +caractère est tracé et soutenu, il faut bien reconnaître qu'il a suivi +et accéléré le mouvement imprimé à l'art, de ce côté, par la puissance +du génie de Gluck. + +Il en fut ainsi de Beethoven et de Weber. Tous les deux ont également +appliqué au développement des facultés spéciales que la nature leur +avait départies, le code simple et lumineux de l'Eschyle de la musique. +A présent, Gluck, en promulguant ces lois, dont le moindre sentiment de +l'art ou même le simple bon sens démontre la justesse et l'évidence, +n'en a-t-il pas un peu exagéré l'application? C'est ce qu'il est +impossible de méconnaître après un examen impartial. Ainsi, quand il +dit que la musique d'un drame lyrique n'a d'autre but que d'ajouter à la +poésie ce qu'ajoute le coloris au dessin, je crois qu'il se trompe +essentiellement. La tâche du compositeur dans un opéra est, ce me +semble, d'une bien autre importance. Son oeuvre contient à la fois le +dessin et le coloris, et, pour continuer la comparaison de Gluck, les +paroles sont le _sujet du tableau_, à peine quelque chose de plus. Il +importe beaucoup, il est vrai, de les entendre, ou tout au moins de les +connaître, par la même raison qu'on doit absolument avoir présent à la +pensée le trait d'histoire reproduit sur la toile par le peintre, pour +pouvoir juger du mérite de vérité et d'expression avec lequel il a fait +revivre ses personnages. Mais Gluck, en plaçant le dessin dans les +paroles, et seulement le coloris dans la musique, met bien haut les +auteurs de _libretti_; il eût donc consenti à voir son égal dans le +bailli Du Rollet. Certes, on ne saurait pousser plus loin la modestie, +et je doute fort qu'il se fût accommodé d'une pareille confraternité. +D'ailleurs, l'expression n'est pas le seul but de la musique dramatique; +il serait aussi maladroit que pédantesque de dédaigner le plaisir +purement sensuel que nous trouvons à certains effets de mélodie, +d'harmonie, de rhythme ou d'instrumentation, indépendamment de tous +leurs rapports avec la peinture des sentiments et des passions du +drame. Et de plus, voulût-on même priver l'auditeur de cette source de +jouissances, et ne pas lui permettre de raviver son attention en la +détournant un instant du sujet principal, il y aurait encore à citer bon +nombre de cas, où le compositeur est appelé à soutenir seul le poids de +l'intérêt scénique. Dans les danses de caractère, par exemple, dans les +pantomimes, dans les marches, dans tous les morceaux enfin dont la +musique instrumentale fait seule les frais, et qui, par conséquent, +n'ont pas de paroles, que devient alors l'importance du poète?... La +musique doit bien là contenir forcément à la fois le dessin et le +coloris. Non, on ne saurait méconnaître l'erreur de Gluck sur ce point, +erreur qu'on concevrait à peine, si l'on ne savait qu'à l'époque où il +écrivit, beaucoup de gens encore, comme au siècle de Louis XIV, + + «Allaient voir l'Opéra seulement pour les vers.» + +Cette opinion ne pouvait manquer d'exercer une fâcheuse influence sur le +génie puissant qui l'adopta sans en calculer les conséquences. Elle +cache un piége dangereux dont il ne sut pas toujours se garantir. Aucun +musicien n'a été plus que lui doué d'un charme pénétrant, d'une +simplicité noble et gracieuse dans la mélodie; on n'a pas surpassé +l'élégance de plusieurs de ses chants, la fraîcheur de ses choeurs et la +charmante _desinvoltura_ de ses airs de danse; il serait fastidieux de +le prouver par des citations. La joie de ses femmes est d'une pudeur +ravissante, et leur douleur, dans ses plus violents paroxismes, conserve +encore la beauté des formes antiques; quoi qu'en ait dit le marquis de +Caracioli, ce mauvais diseur de bons mots, ce dilettante poudré du +siècle dernier, qui jugeait la musique absolument comme le font +aujourd'hui les adorateurs parfumés des Dive à la mode, l'Alceste et les +deux Iphigénie sont toujours, même dans les larmes, belles comme la +Niobé. + +Eh bien! il est arrivé fréquemment à Gluck de se laisser préoccuper +tellement de la recherche de l'expression, qu'il oubliait la mélodie. +Dans quelques-uns de ses airs, après l'exposition du thème, le chant +tourne au récitatif mesuré; c'est un bon récitatif, je suis loin d'en +disconvenir; mais enfin, par le peu d'intérêt mélodique comme par le +style de la partie vocale, il semble alors que l'air soit interrompu +jusqu'à la rentrée du motif. Gluck ne voyait probablement pas là un +défaut; il déclare au contraire formellement, dans la préface que nous +commentons, qu'il a cherché à éviter une disparate trop tranchante entre +les récitatifs et les airs. Aucun de ses disciples, Salieri excepté, n'a +cru devoir adopter cette règle; il est certain que son application a +répandu sur plusieurs parties des oeuvres du grand tragique une teinte +uniforme et monotone qui accable l'attention la plus robuste, fatigue +inutilement le système nerveux de l'auditeur, émousse à la longue sa +sensibilité, et a plus fait contre Gluck que les pointes et les +pamphlets des Caracioli, Marmontel et autres bouffons. La musique ne vit +que de contrastes, rien n'est plus évident; tous les efforts de l'art +moderne tendent à en produire de nouveaux: non que je veuille proposer +pour modèles certains effets d'orchestre d'une école célèbre dont la +brusque violence vient surprendre l'auditeur, à peu près comme pourrait +le faire un coup de pistolet tiré à l'improviste à son oreille; de +pareils contrastes, qui arrachent des cris d'effroi aux personnes +nerveuses, pourraient être regardés comme des farces d'écoliers, s'ils +n'étaient de véritables actes d'une brutalité absurde. Mais il est bien +reconnu, aujourd'hui, qu'une variété sagement ordonnée est l'ame de la +musique; c'est à donner au compositeur tous les moyens d'obtenir cette +variété précieuse que consiste le principal talent des habiles faiseurs +de libretti. Il n'ont garde de placer près l'un de l'autre deux morceaux +du même caractère; ils évitent autant que possible de faire succéder un +air à un autre air, un duo à un duo, un choeur à un choeur. Ainsi dans +l'ancienne coupe symphonique, un allegro moderato était suivi d'un +andante à deux-quatre ou à six-huit; à l'andante succédait le menuet, +allegretto à trois temps; à celui-ci le final à deux temps très animé; +et c'était très bien vu. + +Chercher à effacer la différence qui sépare, dans un opéra, le récitatif +du chant, c'est donc vouloir, en dépit de la raison et de l'expérience, +se priver, sans compensation réelle, d'une source de variété qui découle +de la nature même de ce genre de composition. Mozart fut si loin de +partager à cet égard l'opinion de Gluck, que, pour rendre la ligne de +démarcation encore plus tranchée, il voulut que le récitatif de _don +Juan_ fût accompagné au piano, en exceptant toutefois le récitatif +obligé, où la force des situations rend indispensable la présence de +l'orchestre. Dans une vaste salle comme celle du grand Opéra de Paris, +l'effet du piano est si mesquin et si maigre, que ce mode +d'accompagnement a été complètement abandonné. Il peut paraître +préférable, cependant, à celui que Gluck a constamment mis en usage dans +le même cas, et qui consiste en accords à quatre parties, tenus sans +interruption par la masse entière des instruments à cordes, pendant +toute la durée du dialogue musical. Cette harmonie stagnante produit sur +les organes, un effet de torpeur et d'engourdissement irrésistible, et +finit par plonger l'auditeur dans une lourde somnolence qui le rend +complètement indifférent aux plus rares efforts du compositeur pour +l'émouvoir. Il était vraiment impossible de trouver quelque chose de +plus antipathique à des Français, que ce long et obstiné bourdonnement; +il ne faut donc pas s'étonner qu'il soit arrivé au plus grand nombre +d'entre eux d'éprouver aux représentations de Gluck autant d'ennui que +d'admiration. Ce qui doit surprendre, c'est que le génie puisse s'abuser +ainsi sur l'importance des accessoires, au point de se servir de moyens +qu'un instant de réflexion lui ferait rejeter comme insuffisants ou +dangereux, et dans lesquels réside la cause obscure des mécomptes +cruels, que ses productions les plus magnifiques lui font trop souvent +essuyer. + +Si l'on excepte quelques-unes de ces brillantes sonates d'orchestre, où +le génie de Rossini se joue avec tant de grâce, il est certain que la +plupart des compilations instrumentales, honorées par les Italiens du +nom d'ouvertures, sont de grotesques non sens. Mais combien ne +devaient-elles pas être plus plaisantes, il y a soixante ans, quand +Gluck lui-même, entraîné par l'exemple, ne craignait pas de laisser +tomber de sa plume l'incroyable niaiserie intitulée _ouverture +d'Orphée_! Ce ne fut qu'après bien des réflexions et bien des entretiens +avec son poète Calsabigi, l'homme du monde le mieux fait pour le +comprendre, qu'il reconnut enfin que l'ouverture devait être un morceau +important dans un opéra, se rattacher à l'action et en désigner le +caractère. De là le changement radical qu'on remarque dans sa manière, à +dater de l'ouverture d'_Alceste_; de là les belles compositions +instrumentales dont il fit précéder ses deux _Iphigénie_; de là +l'impulsion qui produisit plus tard tant de chefs-d'oeuvre symphoniques, +qui, malgré la chute ou l'oubli profond des opéras pour lesquels ils +furent écrits, sont restés debout, péristyles superbes de temples +écroulés. Mais, ici encore, en outrant une idée juste, Gluck est sorti +du vrai; non pas cette fois pour restreindre le pouvoir de la musique, +mais pour lui en attribuer un, au contraire, qu'elle ne possédera +jamais: c'est quand il dit que l'ouverture doit indiquer le sujet de la +pièce. L'expression musicale ne saurait aller jusque là; elle reproduira +bien la joie, la douleur, la gravité, l'enjouement et des nuances même +fort délicates de chacun des nombreux caractères qui constituent son +riche domaine; elle établira une différence saillante entre la joie d'un +peuple pasteur et celle d'une nation guerrière, entre la douleur d'une +reine et le chagrin d'une simple villageoise, entre une méditation +sérieuse et calme et les ardentes rêveries qui précèdent l'éclat des +passions. Empruntant ensuite aux différents peuples, et même aux +individualités sociales, le style musical qui leur est propre, il est +bien évident, quoi qu'en aient dit certains critiques, dont je reconnais +d'ailleurs le mérite, qu'elle pourra distinguer le chant d'un montagnard +de celui d'un habitant des plaines, la sérénade d'un brigand des +Abbruzzes de celle d'un chasseur écossais ou tyrolien, la marche +nocturne de pèlerins aux habitudes mystiques, de celle d'une troupe de +marchands de boeufs revenant de la foire; elle pourra aller jusqu'à +représenter l'extrême brutalité, la trivialité, le grotesque, par +opposition avec la pureté angélique, la noblesse et la candeur. Mais si +elle veut sortir de ce cercle immense, la musique devra, de toute +nécessité, avoir recours à la parole chantée, récitée ou lue, pour +combler les lacunes qu'elle laisse dans une oeuvre dont le plan s'adresse +en même temps à l'esprit et à l'imagination. Ainsi, l'ouverture +d'_Alceste_ annoncera des scènes de désolation et de tendresse, mais +elle ne saurait dire ni l'objet de cette tendresse, ni les causes de +cette désolation; elle n'apprendra jamais au spectateur, que l'époux +d'Alceste est un roi de Thessalie, condamné par les dieux à perdre la +vie, si quelqu'autre au trépas ne se dévoue pour lui; c'est là cependant +_le sujet de la pièce_. Peut-être s'étonnera-t-on de trouver l'auteur de +cet écrit imbu de tels principes, grâce à certaines gens qui ont feint +de le croire, dans ses opinions sur la puissance expressive de la +musique, aussi loin au-delà du vrai qu'ils le sont en deçà, et lui ont, +en conséquence, prêté généreusement leur part entière de ridicule. Ceci +soit dit, sans rancune, en passant. + +La troisième proposition que je me suis permis de souligner dans la +préface de Gluck, et dans laquelle il déclare n'attacher aucun prix à la +découverte d'une nouveauté, me paraît également d'une justification +difficile. On avait déjà barbouillé furieusement de papier réglé en +1749, et une découverte musicale quelconque, ne fût-elle +qu'indirectement liée à l'expression scénique, ne devait pas paraître à +dédaigner. + +Pour toutes les autres, je crois qu'on ne saurait les combattre avec +chance de succès, voire même la dernière qui annonce une indifférence +pour les règles, que bien des professeurs trouveraient blasphématoire et +impie. Heureusement, ces messieurs n'ont jamais lu la préface +d'_Alceste_; ils ne savent peut-être pas même qu'elle existe, sans quoi +la gloire de Gluck courrait un terrible danger. + + + + +LES DEUX ALCESTE DE GLUCK. + + +_Alceste_ fut d'abord écrite en langue italienne; je crois l'avoir déjà +dit. Plusieurs années après sa publication, elle fut traduite et +modifiée pour la scène française. Le bailli Du Rollet, le grand +arrangeur de l'époque, chargé de déranger l'ordonnance du drame de +Calsabigi, ne manqua pas d'accommoder la musique de Gluck suivant les +exigences de _sa poésie_. Bien que ce travail ait été fait sous les yeux +du compositeur, il en est résulté cependant, en certains endroits, de +notables dommages pour la partition; en d'autres, il a nécessité des +morceaux qui n'existaient pas dans l'opéra italien, et qui remplacent, +sans toujours les faire oublier, ceux dont le nouveau plan dramatique +amenait la suppression. L'idée de la pièce de Calsabigi, aussi simple +que raisonnable, n'exigeait en aucune façon les bouleversements que +l'arrangeur français a cru devoir lui faire subir, et qui n'ont pu +parvenir cependant à en pallier le défaut capital, la monotonie.--Admète, +roi de Phères, en Thessalie, et époux d'Alceste, étant sur le point de +mourir, Apollon qui, pendant son exil du ciel avait reçu de lui +l'hospitalité, obtient des Parques qu'il vivra, si quelqu'un se présente +pour mourir à sa place. Alceste se dévoue et meurt. Mais Apollon, ému à +la fois de reconnaissance et de pitié, arrache Alceste à la mort. + +Dans la tragédie d'_Euripide_, d'où l'opéra italien est tiré, c'est +Hercule qui, en passant à Phères, et témoin de la douleur du roi, lui +ramène des portes des enfers sa magnanime épouse. Le bailli Du Rollet a +cru faire un coup de maître en rétablissant l'idée première du poète +grec que Calsabigi avait repoussée comme inutile et n'étant plus dans +nos moeurs. Ce dénouement, en effet, a le défaut de nécessiter une double +intervention des Dieux, puisque, dans le premier acte, Apollon déjà +obtient des Parques que le roi puisse être sauvé par la mort volontaire +d'un autre. Il était donc naturel et conséquent d'attribuer à la +reconnaissance de ce Dieu le prodige qui rend Alceste à la vie. En +outre, Hercule chassant à grands coups de massue les ombres et les +divinités infernales dont Alceste est entourée, pouvait se tolérer sur +les théâtres antiques, grâce à l'éloignement des acteurs et aux +croyances religieuses des spectateurs; pour nous une pareille scène est +parfaitement ridicule. Il est probable que Gluck était de cet avis; +jamais il ne voulut consentir à donner une importance musicale à ce +nouveau rôle qu'on lui imposait. Le fait est constaté, mais ne le fût-il +pas, la trivialité d'une partie de l'air intercallé pour le vaillant +Alcide au troisième acte suffirait pour le prouver[34]. Du Rollet, en +même temps qu'il introduisait un nouveau personnage, en supprimait trois +autres, assez inutiles, à la vérité. Ce sont les deux enfants d'Alceste +(ils figurent bien encore aujourd'hui dans l'opéra, mais ils n'y +chantent pas), et sa confidente Ismène. + +La comparaison des deux partitions et l'examen des altérations que le +texte musical primitif a subies, en passant dans la langue française, +nous ont semblé pouvoir être le sujet d'études intéressantes pour les +artistes, comme pour les amateurs auxquels, malgré les progrès +incontestables de plusieurs branches de l'art, les oeuvres du père de la +tragédie lyrique sont restées chères et vénérables. + +L'ouverture ne produirait probablement aucun effet aujourd'hui. Elle +contient une foule d'accents pathétiques et touchants, mais, en général, +la couleur sombre y domine trop, et l'instrumentation ne peut que nous +paraître sourde et flasque, bien qu'elle soit plus chargée que les +autres compositions instrumentales de Gluck. Les trombones y figurent +dès le commencement; les trompettes, les clarinettes et les timbales +seules, en sont exclues. Il est bon de dire, à ce sujet, que par une +singularité dont nous ne connaissons aucun autre exemple, il n'y a pas +une note de timbales durant tout le cours de l'opéra. Dans la partition +française, l'auteur a ajouté des clarinettes _à l'unisson des hautbois_, +ne faisant ainsi que renforcer le son de cet instrument, de manière à +détruire toute proportion entre cette partie ainsi doublée et celle des +flûtes, et sans tirer aucun parti spécial, pour les chants, l'harmonie, +ou l'expression, de la plus pure de toutes les voix de l'orchestre. +Cette disposition défectueuse indique une négligence que nous aurons +plus d'une fois occasion de reprocher à l'auteur. + +La principale cause du peu d'éclat de l'orchestre de Gluck en général, +tient à l'emploi constant des instruments aigus dans le médium; défaut +rendu plus sensible par l'excessive rudesse des basses écrites +fréquemment dans le haut et dominant, par conséquent, outre mesure le +reste de la masse harmonique. Je crois qu'on pourrait trouver aisément +la raison de ce système, qui ne fut pas, du reste, exclusivement le +partage de Gluck, dans la faiblesse des exécutants de ce temps-là; +faiblesse telle, que l'_ut_ au dessus des portées faisait trembler les +violons, le sol aigu les flûtes et le _ré_ les hautbois. D'un autre côté +les violoncelles paraissant (comme aujourd'hui encore en Italie) un +instrument de luxe dont on tâchait de se passer, les contre-basses +demeuraient chargées presque exclusivement de la partie grave; de sorte +que si le compositeur avait besoin de serrer son harmonie, il devait +nécessairement, vu l'impossibilité de faire assez entendre les +violoncelles, et l'extrême gravité du son des contre-basses, écrire +cette partie très haut afin de la rapprocher davantage des violons. +Depuis lors, on a senti en France et en Allemagne l'absurdité de cet +usage, les violoncelles ont été introduits dans l'orchestre, en nombre +supérieur à celui des contre-basses; d'où il suit que les basses de +Gluck se trouvent aujourd'hui placées dans des circonstances +essentiellement différentes de celles qui existaient de son temps et +qu'il ne faut pas lui reprocher l'exubérance qu'elles ont acquises +malgré lui aux dépens du reste de l'orchestre. + +A cette époque, la clarinette était peu cultivée en Italie; ce bel +instrument, si fécond en ressources, paraît nous être venu, avec +beaucoup d'autres, de l'Allemagne. Les trompettes devaient également +être fort mauvaises si l'on en juge par celles qu'on entend encore +aujourd'hui dans les premiers théâtres italiens. La plupart des +exécutants ne sauraient même faire sortir tous les sons qui composent +leur échelle déjà si bornée; ils soutiennent, par exemple, que le _si +bémol_ du milieu n'existe pas; en conséquence, quand on a le malheur +d'écrire pour eux, il est inutile d'employer cette note, ces messieurs +ne chercheront pas même à l'exécuter, et se moqueront de vous si vous +leur dites qu'il n'y a pas de trompette en France, en Allemagne ou en +Angleterre, qui ne donne le _si bémol_ avec la plus grande facilité. Il +est donc extrêmement probable que si Gluck avait eu à sa disposition les +magnifiques orchestres qu'on possède actuellement en cinq ou six +endroits de l'Europe, tels que le Conservatoire et le grand Opéra de +Paris, la société Philharmonique de Londres, l'Opéra de Vienne, de +Berlin, de Dresde et de Munich, son instrumentation serait fort +différente. Aussi ne la jugerons-nous jamais sans tenir compte de l'état +d'enfance où languissait alors cette partie de l'art. + +L'ouverture d'_Alceste_, ainsi que celles d'_Iphigénie_ et de _Don +Giovianni_, ne finit pas complètement avant le lever de toile; elle se +lie au premier morceau de l'Opéra par un enchaînement harmonique au +moyen duquel la cadence se trouve suspendue indéfiniment. Je ne vois +pas trop, malgré l'emploi qu'en ont fait Gluck et Mozart, quel peut être +l'avantage de cette forme inachevée pour les ouvertures. L'auditeur, +désappointé de se voir privé de la conclusion du drame instrumental, en +éprouve un moment de malaise aussi fatal à ce qui précède qu'à ce qui +suit; l'opéra n'y gagne rien et l'ouverture y perd beaucoup. Aussi, +cette coupe systématique ne s'est-elle plus reproduite nulle part, si ce +n'est dans quelques fragments qu'on ne saurait considérer comme de +véritables ouvertures et dont la sublime introduction de +_Robert-le-Diable_ sera éternellement le modèle. + +Au lever de la toile, le choeur entrant sur l'accord de septième +diminuée, _sol dièze_, _si_, _ré_, _fa_, qui rompt la cadence harmonique +de l'orchestre, s'écrie: «Dieux, rendez-nous notre roi, notre père!» +Cette exclamation nous fournit dès la première mesure le sujet d'une +observation applicable au tissu vocal de tous les autres choeurs de +Gluck. + +On sait que la classification naturelle de la voix humaine est celle-ci: +_soprano_ et _contralto_ pour les femmes; _ténor_ et _basse_ pour les +hommes; les voix féminines se trouvant à l'octave supérieure des voix +masculines, et dans le même rapport, le _contralto_ dont le timbre est +d'une quinte plus bas que le _soprano_, est donc à celui-ci exactement +comme la _basse_ est au _ténor_. Les anciens compositeurs français, soit +à cause de la rareté des _contralti_, soit pour tout autre motif, ayant +au contraire divisé les voix d'hommes en trois classes, et réduit les +voix de femmes aux _soprani_ seulement, remplaçaient le _contralto_ par +cette voix criarde, forcée et toute française qu'ils appelaient +haute-contre, et qui n'est à tout prendre qu'un premier _ténor_. Gluck, +en arrivant à Paris, se vit forcé d'abandonner l'excellente disposition +chorale adoptée en Italie et en Allemagne, pour se conformer à l'usage +déraisonnable et ridicule de l'opéra français. Il eut soin de n'employer +la haute-contre que comme une voix bâtarde, n'ayant au plus qu'une +octave d'étendue, incapable de monter comme le _contralto_ ou de +descendre comme le _ténor_, et destinée à compléter l'harmonie en se +tenant constamment dans les six notes hautes _ré_, _mi_, _fa_, _sol_, +_la_, _si_. Mais pour son Alceste italienne, écrite dans un tout autre +système, il fallut mutiler en maint endroit les parties de _contralto_, +et les renverser souvent à l'octave inférieure pour pouvoir conserver +les choeurs et les faire exécuter en France. Toutefois, ces renversements +au grave ne pouvant manquer d'occasionner plus ou moins de désordre dans +l'harmonie, on conçoit qu'il ne les ait employés que lorsque la trop +grande élévation de la partie de _contralto_ l'y forçait absolument. Il +a dû laisser, au contraire, tous les _la_, _si bémols_ et _si +naturels_, qui ne pouvaient manquer d'abonder comme notes mitoyennes du +contralto et constituaient alors une partie de haute-contre presque +toujours écrite dans les trois sons les plus élevés de son échelle. + +Le premier récitatif du héraut: _Popoli che dolenti_ (Peuple, +écoutez)[35], ne me semble pas d'une bien grande originalité; le mode +d'accompagnement en accords soutenus à quatre parties par tous les +instruments à cordes, dont nous avons signalé les inconvénients dans un +précédent article, est mis en usage ici, d'autant plus mal à propos que +les desseins d'orchestre de l'ouverture sont peu saillants, et que les +deux choeurs suivants sont également accompagnés en harmonie plaquée note +contre note, ce qui, en raison de la lenteur de mouvement de ces deux +morceaux, leur donne une fâcheuse ressemblance avec le récitatif, et +répand sur toute la première scène une grande monotonie. + +Le premier choeur _Ah! di questo afflitto regno!_ (O dieux! +qu'allons-nous devenir?) a gagné à sa seconde édition; l'_andante_ est +beaucoup trop développé en italien, et doit paraître d'autant plus +traînant qu'il se répète plusieurs fois; au contraire, l'_allegro_ qui +le termine, est incomparablement mieux écrit pour les voix dans +l'original que dans la traduction. Au lieu de l'entrée nasillarde des +hautes-contre sur le vers: «Non, jamais le courroux céleste,» ce sont +les _soprani_ qui attaquent le thême (à l'octave supérieure par +conséquent) avec les mots: _Ah! per noi del ciel lo sdegno_. Cette +_coda_ agitée est d'un bel effet, mais assez difficile, à cause de la +rapidité du débit des paroles, et d'une foule de _grupetti_, dont les +notes vocalisées de deux en deux, d'après une habitude favorite de +Gluck, présenteraient l'ensemble le plus disgracieux, si une exécution +nette et agile n'en faisait disparaître la défectuosité. Le choeur +dialogué de droite à gauche: _Misera Admeto!_ (O malheureux Admète!) a +l'inconvénient d'être absolument de la même couleur, du même style +rhythmique, et aussi dépourvu de dessins intéressants, que l'_andante_ +qui forme la première partie du précédent. A la réunion des deux masses +vocales sur les paroles: _Di duol, di lagrime et di pietà_, les trois +voix inférieures étaient doublées par des trombones qui ont été +supprimés dans l'opéra français. + +Mais nous voici à l'entrée d'Alceste. Son récitatif _Popoli di +Tessaglia_ est un des exemples clair-semés que présentent les partitions +italiennes de Gluck, du dialogue accompagné d'une simple basse, à +laquelle probablement se joignaient les accords du _cembalo_ +(clavecin); système dont on ne trouve pas de trace dans ses opéras +français. Ce récitatif me semble peu remarquable. Le monologue français +qui le remplace, _Sujets du roi le plus aimé_, est au contraire d'une +profonde expression, l'ame tout entière de la jeune reine s'y dévoile en +quelques mesures. L'air sublime _Io non chiedo eterni dei_, (Grands +dieux! du destin qui m'accable), présente pour la diction des paroles, +l'enchaînement des phrases mélodiques et l'art de ménager la force des +accents jusqu'à l'explosion finale, des difficultés énormes, dont les +jeunes cantatrices ne se doutent pas, mais qu'elles devront méditer et +travailler avec soin si jamais elles abordent ce rôle si éloigné de +leurs habitudes musicales. La troisième scène s'ouvre dans le temple +d'Apollon. Entrent le grand-prêtre, les sacrificateurs avec les +encensoirs et les instruments du sacrifice, ensuite Alceste conduisant +ses enfants, les courtisans, le peuple. Ici Gluck a fait de la couleur +locale s'il en fut jamais, c'est la Grèce antique qu'il nous révèle dans +toute sa majestueuse et belle simplicité. Ecoutez ce morceau +instrumental (_Aria di pantomimo_) sur lequel entre le cortége; entendez +(si les parleurs impitoyables de l'Opéra vous le permettent) cette +mélodie douce, voilée, calme, résignée, cette pure harmonie, ce rhythme +à peine sensible des basses, dont les mouvements onduleux se dérobent +sous l'orchestre, comme les pieds des prêtresses sous leurs blanches +tuniques; prêtez l'oreille à la voix insolite de ces flûtes dans le +grave[36], à ces enlacements des deux parties de violons dialoguant le +chant, et dites s'il y a en musique quelque chose de plus beau, dans le +sens antique du mot, que cette marche religieuse. La cérémonie commence +par une prière dont le grand-prêtre seul a prononcé d'un ton solennel +les premiers mots: _Dilegua il nero turbine_ (Dieu puissant écarte du +trône), entrecoupés de trois larges accords d'ut pris à demi voix, puis +enflé jusqu'au _fortissimo_, par les instruments de cuivre. Rien de plus +imposant que ce dialogue entre la voix du pontife et cette harmonie +pompeuse des _trompettes sacrées_. Le choeur, après un court silence, +reprend les mêmes paroles dans un morceau assez animé à six-huit dont la +forme et la mélodie frappent d'étonnement par leur étrangeté. On +s'attend, en effet, à ce qu'une prière soit d'un mouvement lent et dans +une mesure tout autre que la mesure à six-huit. Pourquoi celle-ci, sans +perdre de sa gravité, joint-elle à une espèce d'agitation tragique un +rhythme fortement marqué et une instrumentation éclatante? Je penche +fort à croire que, les cérémonies religieuses de l'antiquité étant +toujours accompagnées de certaines saltations ou danses symboliques, +Gluck, préoccupé de cette idée, a voulu donner à sa musique un caractère +en rapport avec cet usage. L'harmonieux ensemble qui résulte, à la +représentation, des voix du choeur chantant et des mouvements du choeur +agissant processionnellement autour de l'autel, prouve que, malgré +l'ignorance probable où sont les plus habiles chorégraphes sur le +véritable rituel des anciens sacrifices, son instinct poétique n'a pas +abusé le compositeur en le guidant dans cette voie. + +Le récitatif obligé du grand-prêtre: _I tuoi prieghi ô regina_ (Apollon +est sensible à nos gémissements), me semble la plus magnifique +application de cette partie du système de l'auteur, qui consiste à +n'employer les masses instrumentales qu'en proportion du _degré +d'intérêt ou de passion_. Ici les instruments à cordes débutent seuls, +par un unisson dont le dessin se reproduit jusqu'à la fin de la scène +avec une énergie croissante. Au moment où l'exaltation prophétique du +prêtre commence à se manifester (_Tout m'annonce du Dieu la présence +suprême_,) les seconds violons et altos entament un _tremulando_ arpégé, +sur lequel tombe, de temps en temps, un coup violent des basses et +premiers violons. + +Les flûtes, les hautbois et les clarinettes n'entrent que successivement +dans les intervalles des interjections du pontife inspiré; les cors et +les trombones se taisent toujours; mais à ces mots: «Le saint trépied +s'agite, tout se remplit d'un juste effroi,» la masse de cuivre vomit sa +bordée si longtemps contenue, les flûtes et les hautbois font entendre +leurs cris féminins, le frémissement des violons redouble, la marche +terrible des basses ébranle tout l'orchestre. _Ribomba il Tempio_ (il va +parler....), puis un silence subit: + + Saisi de crainte... et de respect,... + Peuple, observe un profond silence. + Reine, dépose à son aspect + Le vain orgueil de la puissance, + Tremble! + +Ce dernier mot, prononcé dans le français sur une seule note soutenue, +pendant que le prêtre promenant sur Alceste un regard égaré, lui indique +du doigt le degré inférieur de l'autel où elle doit incliner son front +royal, couronne d'une manière sublime cette scène extraordinaire. C'est +prodigieux, c'est de la musique de géant, dont jamais avant Gluck on +n'avait soupçonné l'existence! + +Nous voici parvenus à le scène de l'oracle qui succède au récitatif du +grand-prêtre, après un silence général: _Il re morra, s'altri per lui +non more_ (Le roi doit mourir aujourd'hui, si quelque autre au trépas +ne se livre pour lui). Cette phrase, dite presque en entier sur une +seule note, et les sombres accords de trombones qui l'accompagnent ont +été imités ou plutôt copiés par Mozart, dans _Don Giovanni_, pour les +quelques mots que prononce la statue du commandeur dans le cimetière. Le +choeur qui suit est d'un beau caractère, c'est bien la stupeur et la +consternation d'un peuple dont l'amour pour son roi ne va pas jusqu'à se +dévouer pour lui. L'auteur a supprimé dans l'opéra français un second +choeur de basses placé derrière la scène, murmurant à demi-voix: +_Fuggiamo! fuggiamo!_ pendant que le premier choeur, tout entier à son +étonnement, répète sans songer à fuir: _Che annunzio funesto!_ (quel +oracle funeste!) A la place de ce deuxième choeur, il a fait parler le +grand-prêtre d'une manière tout-à-fait naturelle et dramatique. Nous +indiquerons à ce sujet une tradition importante dont l'oubli +affaiblirait énormément l'effet de la péroraison de cette imposante +scène. Voici en quoi elle consiste. A la fin du _largo_ à trois temps +qui précède la _coda_ agitée: _Fuggiamo di questo soggiorno_ (Fuyons, +nul espoir ne nous reste), la partie du grand-prêtre indique dans la +partition ces mots: (Votre roi va mourir), sur les six notes _ut ut ré +ré ré fa_, dans le _medium_ et commencées sur l'avant-dernier accord du +choeur. A l'exécution, au contraire, le grand-prêtre attend que le choeur +ne se fasse plus entendre, et au milieu de ce silence de mort, il lance +_à l'octave supérieure_ son: «Votre roi va mourir», comme le cri +d'alarme qui donne à cette foule épouvantée le signal de la fuite. Tous +alors de se disperser en tumulte, abandonnant Alceste évanouie au pied +de l'autel. Rousseau a reproché à cet _allegro agitato_, d'exprimer +aussi bien le désordre de la joie que celui de la terreur; on peut +répondre à cette critique que Gluck se trouvait là, placé sur la limite +ou sur le point de contact des deux passions, et qu'il lui était en +conséquence à peu près impossible de ne pas encourir un pareil reproche. +Et la preuve, c'est que dans les vociférations d'une multitude qui se +précipite d'un lieu à un autre, l'auditeur placé à distance ne saurait, +sans en être prévenu, découvrir si le sentiment qui l'agite est celui de +la frayeur ou d'une folle gaîté. Pour rendre plus complètement ma +pensée, je dirai: Un compositeur peut bien écrire un choeur dont +l'intention joyeuse ne saurait en aucun cas être méconnue, mais +l'inverse n'a pas lieu, et les agitations d'un grand nombre d'hommes, +traduites musicalement, quand elles n'ont pas pour objet la haine ou la +vengeance, se rapprocheront toujours beaucoup, au moins pour le +mouvement et le rhythme, du mouvement et des formes rhythmiques de la +joie tumultueuse. On pourrait trouver à ce choeur un défaut plus réel, +celui de manquer de développements. Il est trop court, et son laconisme +nuit, non-seulement à l'effet musical, mais à l'action scénique, puisque +sur les dix-huit mesures qui le composent, il est fort difficile aux +choristes de trouver le temps de quitter le théâtre sans sacrifier +entièrement la dernière moitié du morceau. + +La reine, demeurée seule dans le temple, exprime son anxiété par un de +ces récitatifs comme Gluck seul en a jamais su faire; ce monologue est +déjà beau en italien, en français il est sublime. Je ne crois pas qu'on +puisse rien trouver de comparable pour la vérité et la forme de +l'expression, à la musique (car un tel récitatif en est une aussi +admirable que les plus beaux airs) des paroles suivantes: + + Il n'est plus pour moi d'espérance! + Tout fuit.... tout m'abandonne à mon funeste sort; + De l'amitié, de la reconnaissance + J'espèrerais en vain un si pénible effort. + Ah! l'amour seul en est capable! + Cher époux, tu vivras, tu me devras le jour; + Ce jour dont te privait la Parque impitoyable + Te sera rendu par l'amour. + +Au quatrième vers, l'orchestre commence un crescendo, image musicale de +la grande idée de dévouement qui vient de poindre dans l'ame d'Alceste, +l'exalte, l'embrase, et aboutit à cet éclat d'orgueil et +d'enthousiasme: «Ah! l'amour seul en est capable»; après quoi le débit +devient précipité, la phrase court avec tant d'ardeur que l'orchestre, +renonçant à la suivre, s'arrête haletant, et ne reparaît qu'à la fin +pour s'épanouir en accords pleins de tendresse sous le dernier vers. +Tout cela appartient en propre à l'opéra français, aussi bien que l'air +célèbre, _Non, ce n'est point un sacrifice_. Dans ce morceau qui est à +la fois un air et un récitatif, la connaissance la plus complète des +traditions et du style de l'auteur peut seule guider le chef d'orchestre +et la cantatrice; les changements de mouvements y sont fréquents, et +quelques-uns ne sont pas marqués dans la partition. Ainsi, après le +dernier point d'orgue, Alceste en disant: «Mes chers fils, je ne vous +verrai plus», doit ralentir la mesure de plus du double, de manière à +donner aux _noires_ une valeur égale à celle des _blanches pointées_ du +mouvement précédent. Un autre passage, le plus saisissant sans +contredit, deviendrait tout-à-fait un non sens, si le mouvement n'était +ménagé avec une extrême délicatesse. C'est à la seconde apparition du +motif: _Non, ce n'est point un sacrifice! Eh! pourrai-je vivre sans toi, +sans toi, cher Admète?_ + +Cette fois, au moment d'achever sa phrase, Alceste, frappée d'une idée +désolante, s'arrête tout-à-coup à «sans toi...» Un souvenir est venu +étreindre son coeur de mère et briser l'élan héroïque qui l'entraînait à +la mort.... Deux hautbois élèvent leurs voix gémissantes dans le court +intervalle de silence que laisse l'interruption soudaine du chant et de +l'orchestre; aussitôt Alceste: _O mes enfants! ô regrets superflus!_ +elle pense à ses fils, elle croit les entendre; égarée et tremblante +elle les cherche autour d'elle, répondant aux plaintes entrecoupées de +l'orchestre, par une plainte folle, convulsive, qui tient autant du +délire que de la douleur, et rend incomparablement plus frappant +l'effort de la malheureuse pour résister à ces voix chéries, et répéter +une dernière fois, avec l'accent d'une résolution inébranlable: «Non, ce +n'est point un sacrifice.» En vérité, quand la musique est parvenue à ce +degré d'élévation poétique, il faut plaindre les exécutants chargés de +rendre la pensée du compositeur; le talent ne suffit plus pour cette +tâche écrasante; il faut à toute force du génie. + +Beaucoup de _prime donne_ italiennes, françaises ou allemandes, se sont +fait, à juste titre, une réputation de virtuoses habiles en chantant les +plus célèbres compositions de l'art moderne, et ne pourraient, sans se +couvrir de ridicule, toucher au répertoire du vieux Gluck, comme à +certaines parties de celui de Mozart. On compte plusieurs Ninettes, +Rosines et Sémiramis supportables; de combien de Donne Anne et +d'Alcestes pourrait-on en dire autant. + +Le récitatif _Arbitres du sort des humains_, dans lequel Alceste, +agenouillée au pied de la statue d'Apollon, prononce son terrible voeu, +manque également dans la partition italienne; il offre cela de +particulier dans son instrumentation, que la voix est presque +constamment suivie à l'unisson et à l'octave par six instruments à vent, +deux hautbois, deux clarinettes et deux cors, sur le _tremolo_ de tous +les instruments à cordes. Ce mode d'orchestration est fort rare, je ne +crois pas qu'on l'ait tenté avant Gluck; il est ici d'un effet solennel +qui convient merveilleusement à la situation. Remarquons en même temps +le singulier enchaînement de modulations suivi par l'auteur pour lier +ensemble les deux grands airs que chante Alceste à la fin de cet acte. +Le premier est en _ré majeur_ le récitatif qui lui succède et dont je +viens de parler commençant aussi en _ré_, finit en _ut dièze_ mineur; le +solo du grand-prêtre rentrant pour dire que le voeu d'Alceste est +accepté, commence en _ut dièze mineur_ et finit en _mi bémol_, et le +dernier air de la reine est en _si bémol_. Mais n'anticipons pas: le +morceau du grand-prêtre, _Déjà la mort s'apprête_, n'est autre que l'air +d'Ismène au second acte de la partition italienne, _Parto ma senti_, +avantageusement modifié. En français, l'andante est plus court, +l'allegro plus long, et une partie de basson assez intéressante, est +ajoutée à l'orchestre. Du reste, le fond de la pensée première est +presque partout conservé. Je dois encore ici indiquer une nuance très +importante dont l'indication manque à l'édition française. Dans le +dessin continu de seconds violons qui accompagne tout l'allegro, la +première moitié de chaque mesure est marquée _forte_ dans l'original, et +la seconde _piano_. Malgré l'oubli du graveur français, il est évident +que cette double nuance est d'un effet trop saillant pour qu'on puisse +la négliger, et exécuter _mezzo forte_ d'un bout à l'autre le passage en +question, ainsi que je l'ai vu faire à l'Opéra, lors de la dernière +reprise d'_Alceste_. + +J'arrive à l'air: _Ombre! larve! Compagne di morte_ (Divinités du Styx!) +Alceste est seule de nouveau; le grand-prêtre l'a quittée en lui +annonçant que les ministres du dieu des morts l'attendront au coucher du +soleil. C'en est fait; quelques heures à peine lui restent. Mais la +faible femme, la tremblante mère, ont disparu pour faire place à un être +qui, jeté hors de sa nature par le fanatisme de l'amour, est désormais +inaccessible à la crainte et va frapper sans pâlir aux portes de +l'enfer. + +Dans ce paroxisme d'enthousiasme héroïque, Alceste interpelle les dieux +du Styx pour les braver; une voix rauque et terrible lui répond; le cri +de joie des cohortes infernales, l'affreuse fanfare de la trombe +tartaréenne retentit pour la première fois aux oreilles de la jeune et +belle reine qui va mourir. Son courage n'en est point ébranlé; elle +apostrophe au contraire avec un redoublement d'énergie ces dieux avides, +dont elle méprise les menaces et dédaigne la pitié; elle a bien un +instant d'attendrissement, mais son audace renaît, ses paroles se +précipitent: _Forza ignota che in petto mi sento_ (Je sens une force +nouvelle). Sa voix s'élève graduellement, les inflexions en deviennent +de plus en plus passionnées: _Mon coeur est animé du plus noble +transport!_ et après un court silence, reprenant sa frémissante +évocation, sourde aux aboiements de Cerbère, comme à l'appel menaçant +des ombres, elle répète encore: _je n'invoquerai point votre pitié +cruelle_, avec de tels accents, que les bruits étranges de l'abîme +disparaissent vaincus par le dernier cri de cet enthousiasme mêlé +d'angoisse et d'horreur. + +Je crois que ce prodigieux morceau est la manifestation la plus complète +des facultés de Gluck, facultés qui ne se représenteront peut-être +jamais réunies au même degré chez le même individu; inspiration +entraînante, haute raison, grandeur de style, abondance de pensées, +connaissance profonde de l'art de dramatiser l'orchestre, expression +toujours juste, naturelle et pittoresque, désordre apparent qui n'est +qu'un ordre plus savant, simplicité d'harmonie et de dessins, mélodies +touchantes et, par-dessus tout, force immense qui épouvante +l'imagination capable de l'apprécier. + +Conçoit-on qu'un pareil homme se soit vu forcé de subir les ridicules +exigences du prétendu poète avec lequel il s'était malheureusement +associé? Dans l'original italien, le mot _ombre_, par lequel l'air +commence, étant placé sur deux larges notes, donne à la voix le temps de +se développer et rend la réponse des dieux infernaux, représentés par +les instruments de cuivre, beaucoup plus saillante, le chant cessant au +moment où s'élève le cri instrumental. Il en est de même du second mot +_larve_, qui, placé une tierce plus haut que le premier, appelle cet +effroyable rugissement d'orchestre, auquel je ne connais rien d'analogue +en musique dramatique. Dans la traduction française, à la place de +chacun de ces deux mots, qui étaient tout traduits en y ajoutant un _s_, +nous avons, _Divinités du Styx_, par conséquent, au lieu d'un membre de +phrase excellent pour la voix, d'un sens complet enfermé dans une +mesure, le changement produit cinq répercussions insipides de la même +note, pour les cinq syllabes _Di-vi-ni-tés du_, le mot _Styx_ étant +placé à la mesure suivante, en même temps que l'entrée des instruments à +vent qui l'écrase et empêche de l'entendre. Par là, le sens demeurant +incomplet dans la mesure où le chant est à découvert, l'orchestre a +l'air de partir trop tôt et de répondre à une interpellation inachevée. +De plus, la phrase italienne, _Compagne di morte_, sur laquelle la voix +se déploie si bien, étant supprimée en français, laisse dans la partie +vocale une lacune que rien ne saurait justifier. La belle pensée du +compositeur serait reproduite sans altération, si, au lieu des mots que +je viens de désigner, on adaptait ceux-ci: + + Ombres! larves! pâles compagnes de la mort! + +Sans doute le rimailleur n'était pas content de la structure de ce vers, +et plutôt que de manquer aux règles de l'hémistiche il a profané, gâté, +mutilé, défiguré la plus étonnante inspiration de l'art tragique. +C'était quelque chose de si important, en effet, que les vers de M. Du +Rollet!!--Le premier acte finit là, qui oserait aujourd'hui remplir une +dernière scène avec un seul personnage, et faire baisser la toile sur un +air? Celui-là seul, probablement, qui serait capable d'en écrire un +pareil, et certes il n'aurait pas à se repentir de sa témérité. Le +public est plus las qu'on ne pense du retour constant et par conséquent +toujours prévu, des mêmes effets produits aux mêmes endroits, par les +mêmes moyens; un changement ne lui déplairait pas, et peut-être bien +qu'il ne serait pas fort difficile de le faire divorcer avec la grosse +caisse, même dans un final. + +Les actes suivants de la partition d'Alceste passent pour inférieurs au +premier; ils sont d'un effet moins saisissant à la vérité, à cause de la +marche de l'action qui ne suit pas une progression croissante, et force +le compositeur d'avoir trop constamment recours aux accents de deuil et +d'effroi, ceux de tous dont se fatigue le plus aisément un auditoire +français. Mais en réalité, nous ne croyons pas que le musicien ait fait +preuve de moins de génie dans les deux derniers actes. S'il était +possible, sans tomber dans des redites fastidieuses pour le lecteur, de +faire une analyse détaillée de toutes les beautés que Gluck a répandues +à pleines mains sur le reste de son chef-d'oeuvre, nous ne serions pas +embarrassé de le prouver. Bornons-nous à indiquer les deux airs: +_Alceste, au nom des Dieux_ et _Caron t'appelle_, comme deux modèles, +l'un de sensibilité et l'autre d'imagination. Le premier n'a subi aucune +altération en passant sur la scène française; il n'en est pas de même du +second, dont l'instrumentation a beaucoup gagné à cette épreuve. Gluck a +donné aux cors seuls à l'unisson l'appel lointain de la _conque_ de +Caron, qu'il avait, dans la pièce italienne, représentée avec +infiniment moins de bonheur par des trombones et des bassons. Le son du +cor _piano_, mystérieux et sourd, convient parfaitement à ce genre +d'effet. Gluck le rendit en même temps caverneux et étrange, en faisant +aboucher l'un contre l'autre, les pavillons des cors, de manière à ce +que les sons dussent se heurter au passage, et les deux instruments se +servir de sourdine mutuellement. L'opposition qu'on trouve toujours chez +les exécutants dès qu'il s'agit de déranger quelque chose à leurs +habitudes, a fait abandonner depuis longtemps ce moyen employé du vivant +de l'auteur; et comme la partition ne porte aucune indication à ce +sujet, il est probable que ce sera dans peu une tradition perdue. + +Parmi les fragments des derniers actes de l'_Alceste_ italienne qui ont +été supprimés dans la traduction, citons le grand récitatif mesuré: +_Ovve fuggo?.... ovve m'ascondo?....._ Bizarre, pathétique et effrayant +au plus haut degré; et l'air fort développé, mais très insignifiant +d'Evandre, dont les premières paroles m'échappent. L'Alceste française +compte plusieurs morceaux fort beaux, que Gluck a écrits à Paris +spécialement pour elle; tels que l'air sublime: _Ah! divinités +implacables!_ le choeur: _Vivez, régnez_; et le monologue d'Alceste +pendant le ballet: _Ces chants me déchirent le coeur_. + +Pour le délicieux choeur de danse: _Parez vos fronts de fleurs +nouvelles_, Gluck l'avait emprunté à sa partition d'_Helena e Paride_, +aujourd'hui tout-à-fait inconnue. + + + + +LE SUICIDE PAR ENTHOUSIASME. + + +L'enthousiasme est une passion comme l'amour. Le _fait_ que nous allons +rapporter en fournit une preuve nouvelle. En 1808, un jeune musicien +remplissait depuis trois ans, avec un dégoût évident, l'emploi de +premier violon dans un théâtre du midi de la France. L'ennui qu'il +apportait chaque soir à l'orchestre, où il s'agissait presque toujours +d'accompagner _le Tonnelier_, _le Roi et le Fermier_, _les Prétendus_ ou +quelque autre partition de la même école, l'avait fait passer dans +l'esprit de la plupart de ses camarades pour un insolent fanfaron de +goût et de science, qu'il s'imaginait, disaient-ils, avoir seul en +partage, ne faisant aucun cas de l'opinion du public dont les +applaudissements lui faisaient hausser les épaules, ni de celles des +artistes qu'il avait l'air de regarder comme des enfants. Ses rires +dédaigneux et ses mouvements d'impatience, chaque fois qu'un pont-neuf +se présentait sous son archet, lui avaient fréquemment attiré de sévères +réprimandes de la part de son chef d'orchestre, auquel il eût depuis +longtemps envoyé sa démission, si la misère, qui semble presque toujours +choisir pour ses victimes des êtres de cette nature, ne l'avait +irrévocablement cloué devant son pupitre huileux et enfumé. + +Adolphe D*** était, comme on voit, un de ces artistes prédestinés à la +souffrance qui, portant en eux-mêmes un idéal du beau, le poursuivent +sans relâche, haïssant avec fureur tout ce qui n'y ressemble pas. Gluck, +dont il avait copié les partitions pour mieux les connaître, et qu'il +savait par coeur, était son idole. Il le lisait, jouait et chantait à +toute heure. Un malheureux amateur auquel il donnait des leçons de +solfége, eut l'imprudence de lui dire un jour que ces opéras de Gluck +n'étaient que des cris et du plain-chant; D***, rougissant +d'indignation, ouvre précipitamment le tiroir de son bureau, en tire une +dizaine de cachets de leçons, dont l'amateur lui devait le prix, et les +lui jetant à la tête: «Sortez de chez moi, dit-il, je ne veux ni de +vous, ni de votre argent, et si vous osez repasser le seuil de ma porte, +je vous jette par la fenêtre.» + +On conçoit qu'avec une pareille tolérance pour le goût des élèves, D*** +ne dût pas faire fortune en donnant des leçons. _Spontini_ était alors +dans toute sa gloire. L'éclatant succès de la _Vestale_, annoncé par les +mille voix de la presse, rendait les dilettanti de chaque province +jaloux de connaître cette partition tant vantée par les Parisiens, et +les malheureux directeurs de théâtre s'évertuaient à tourner, sinon à +vaincre, les difficultés d'exécution et de mise en scène du nouvel +ouvrage. + +Le directeur de D***, ne voulant pas rester en arrière du mouvement +musical, annonça bientôt à son tour que la _Vestale_ était à l'étude. +D***, exclusif comme tous les esprits ardents auxquels une éducation +solide n'a pas appris à motiver leurs jugements, montra d'abord une +prévention défavorable à l'opéra de Spontini dont il ne connaissait pas +une note. «On prétend que c'est un style nouveau, plus mélodique que +celui de Gluck: tant pis pour l'auteur, la mélodie de Gluck me suffit; +le mieux est ennemi du bien. Je parie que c'est détestable.» + +Ce fut en pareilles dispositions qu'il arriva à l'orchestre le jour de +la première répétition générale. Comme chef de pupitre, il n'avait pas +été tenu d'assister aux répétitions partielles qui avaient précédé +celle-là, et les autres musiciens, qui, tout en admirant _Lemoine_, +trouvaient néanmoins _Spontini_ fort beau, se dirent à son arrivée: +«Voyons ce que va décider le grand Adolphe.» Celui-ci répéta sans +laisser échapper un mot, un signe d'admiration ou de blâme. Un étrange +bouleversement s'opérait en lui. Comprenant bien, dès la première scène, +qu'il s'agissait là d'une oeuvre haute et puissante, que _Spontini_ était +un génie dont il ne pouvait méconnaître la supériorité, mais ne se +rendant pas compte cependant de ses procédés, tout nouveaux pour lui, et +qu'une mauvaise exécution de province rendait encore plus difficile à +saisir, D*** emprunta la partition, en apprit les paroles, étudia un à +un l'esprit, le caractère de chaque personnage, et se jetant ensuite +dans l'analyse de la partie musicale, suivit ainsi la route qui devait +l'amener à une connaissance véritable et complète de l'opéra entier. +Depuis lors, on observa qu'il devenait de plus en plus morose et +taciturne, éludant les questions qui lui étaient adressées, ou riant +d'un air sardonique quand il entendait ses camarades se récrier +d'admiration: «Imbéciles! pensait-il sans doute, vous êtes bien capables +de concevoir un tel ouvrage, vous qui admirez les _Prétendus_.» + +Ceux-ci ne doutaient pas, à cette expression d'ironie empreinte sur les +traits de D*** qu'il ne fût aussi sévère pour _Spontini_ qu'il l'avait +été pour _Lemoine_, et qu'il ne confondît les trois compositeurs dans la +même condamnation. Le final du second acte l'ayant ému cependant +jusqu'aux larmes, un jour que l'exécution était un peu moins exécrable +que de coutume, on ne sut plus que penser de lui. Il est fou, disaient +les uns; c'est une comédie qu'il joue, disaient les autres; et tous, +c'est un pauvre musicien. D***, immobile sur sa chaise, plongé dans une +rêverie profonde, essuyant furtivement ses yeux, ne répondait mot à +toutes ces impertinences; mais un trésor de mépris et de rage s'amassait +dans son coeur. L'impuissance de l'orchestre, celle plus évidente encore +des choeurs, le défaut d'intelligence et de sensibilité des acteurs, les +broderies de la première chanteuse, les mutilations de toutes les +phrases, de toutes les mesures, les coupures insolentes, en un mot les +tortures de toute espèce qu'il voyait infliger à l'oeuvre devenue l'objet +de sa profonde adoration et qu'il possédait comme l'auteur lui-même, lui +faisaient éprouver un supplice que je connais fort bien, mais que je ne +saurais décrire. Après le second acte, la salle entière s'étant levée un +soir en poussant des cris d'admiration, D*** sentit sa fureur le +submerger, et comme un habitué du parquet lui adressait, plein de joie, +cette question banale: + +--«Eh bien! monsieur Adolphe, que dites-vous de cela? + +--»Je dis, lui cria D*** pâle de colère, que vous et tous ceux qui se +démènent dans cette salle, êtes des sots, des ânes, des brutes, dignes +tout au plus de la musique de _Lemoine_, puisque au lieu d'assommer le +directeur, les chanteurs et les musiciens, vous prenez part, en +applaudissant, à la plus indigne profanation dont on puisse flétrir le +génie.» + +Pour cette fois, l'incartade était trop forte, et malgré le talent +d'exécution du fougueux artiste, qui en faisait un sujet précieux, +malgré la misère affreuse où l'allait réduire une destitution, le +directeur, pour venger l'injure du public, se vit forcé de la lui +envoyer. + +D***, contre l'ordinaire des caractères de sa trempe, avait des goûts +fort peu dispendieux. Quelques épargnes faites sur les appointements de +sa place et les leçons qu'il avait données jusqu'à cette époque, lui +assurant pour trois mois au moins son existence, amortirent le coup de +la destitution et la lui firent même envisager comme un événement +heureux qui pouvait exercer une influence favorable sur sa carrière +d'artiste, en le rendant à la liberté. Mais le charme principal de +cette délivrance inattendue venait d'un projet de voyage que D*** +roulait dans sa tête, depuis que le génie de Spontini lui était apparu. +Entendre la _Vestale_ à Paris, tel était le but constant de son +ambition. Le moment d'y atteindre paraissait arrivé, quand un incident, +que notre enthousiaste ne pouvait prévoir, vint y mettre obstacle. Né +avec un tempérament de feu, des passions indomptables, Adolphe cependant +était timide auprès des femmes, et à part quelques intrigues, fort peu +poétiques avec les princesses de son théâtre, l'amour furieux, dévorant, +l'amour frénésie, le seul qui pût être le véritable pour lui, n'avait +point encore ouvert de cratère dans son coeur. En rentrant un soir chez +lui, il trouva le billet suivant: + + «Monsieur, s'il vous était possible de consacrer quelques heures à + l'éducation musicale d'une élève, assez forte déjà pour ne pas + mettre votre patience à de trop rudes épreuves, je serais heureuse + que vous voulussiez bien en disposer en ma faveur. Vos talents sont + connus et appréciés, beaucoup plus peut-être que vous ne le + soupçonnez vous-même; ne soyez donc pas surpris si, à peine arrivée + dans votre ville, une parisienne s'empresse de vous confier la + direction de ses études dans le bel art que vous honorez et + comprenez si bien. + + «HORTENSE N***.» + +Le mélange de flatterie et de fatuité, le ton à la fois dégagé et +engageant de cette lettre, excitèrent la curiosité de D***, et au lieu +d'y répondre par écrit, il résolut d'aller en personne remercier la +Parisienne de sa confiance, l'assurer qu'elle ne le _surprenait_ +nullement, et lui apprendre que, sur le point de partir lui-même pour +Paris, il ne pouvait entreprendre la tâche fort agréable sans doute +qu'elle lui proposait. Ce petit discours, répété d'avance avec le ton +d'ironie qui lui convenait, expira sur les lèvres de l'artiste en +entrant dans le salon de l'étrangère. Sa grâce originale et mordante, sa +mise élégante et recherchée, ce je ne sais quoi enfin qui fascine dans +la démarche, dans tous les mouvements d'une beauté de la +Chaussée-d'Antin, produisirent tout leur effet sur Adolphe. Au lieu de +railler, il commençait à exprimer sur son prochain départ des regrets, +dont le son de sa voix et le trouble de toute sa personne décelaient la +sincérité, quand madame N***, en femme habile, l'interrompit: + +--«Vous partez, monsieur? oh! mon Dieu! j'ai été bien inspirée de ne pas +perdre de temps. Puisque c'est à Paris que vous allez, commençons nos +leçons pendant le peu de jours qui vous restent; immédiatement après la +saison des eaux, je retourne dans la capitale où je serai charmée de +vous revoir et de profiter alors plus librement de vos conseils.» +Adolphe, heureux intérieurement de voir les raisons dont il avait +motivé son refus si facilement détruites, promit de commencer le +lendemain, et sortit tout rêveur. Ce jour-là il ne pensa pas à la +_Vestale_. + +Madame M*** était une de ces femmes _adorables_ (comme on dit au café +Anglais, chez Tortoni et dans trois ou quatre autres foyers de dandysme) +qui, trouvant _délicieusement originales_ leurs moindres fantaisies, +pensent que ce serait _un meurtre_ de ne pas les satisfaire, et +professent en conséquence une sorte de respect pour leurs propres +caprices, quelque absurdes qu'ils soient. + +--«Mon cher Fr***, disait, il y a quelques mois, une de ces charmantes +créatures à un dilettante célèbre, vous connaissez Rossini, dites-lui +donc de ma part que son _Guillaume Tell_ est une chose mortelle; que +c'est à périr d'ennui, et qu'il ne _s'avise_ pas d'écrire un second +opéra dans ce style, autrement madame M***** et moi, qui l'avons si bien +soutenu, nous l'abandonnerions sans retour.» + +Une autre fois: + +--«Qu'est-ce donc que ce nouveau pianiste polonais, dont tous les +artistes raffolent et dont la musique est _si bizarre_? Je veux le voir, +amenez-le moi demain.» + +--«Madame, je ferai mon possible pour cela, mais je dois vous avouer +que je connais peu l'auteur des mazourkas et qu'il n'est point à mes +ordres.» + +--«Non, sans doute, il n'est pas à vos ordres, mais il _doit être aux +miens_. Ainsi je compte sur lui.» + +Cette singulière invitation n'ayant pas été acceptée, la souveraine +annonça à ses sujets que M. _Chopin_ était un _petit original_ jouant +_passablement_ du piano, mais dont la musique n'était qu'un _logogriphe_ +perpétuel _fort ridicule_. + +Une fantaisie de cette nature fut le seul motif de la lettre +passablement impertinente qu'Adolphe reçut de madame N***, au moment où +il s'occupait de son départ pour Paris. La belle Hortense était de la +plus grande force sur le piano et possédait une voix superbe, dont elle +se servait aussi avantageusement qu'il est possible de le faire, quand +l'ame n'y est pas. Elle n'avait donc nul besoin des leçons de l'artiste +provençal; mais l'apostrophe lancé par celui-ci, en plein théâtre, à la +face du public, avait, comme on le pense bien, retenti dans la ville. +Notre Parisienne en entendant parler de toutes parts, demanda et obtint +sur le héros de l'aventure des renseignements qui lui parurent piquants. +Elle _voulut le voir_ aussi; comptant bien, après avoir à loisir examiné +l'_original_, fait craquer tous ses ressorts, joué de lui comme d'un +nouvel instrument, lui donner un congé illimité. Il en arriva tout +autrement cependant, au grand dépit de la jolie _simia parisiensis_. +Adolphe était fort bien; de grands yeux noirs pleins de feu, des traits +réguliers qu'une pâleur habituelle couvrait d'une teinte légère de +mélancolie, mais où brillait par intervalles l'incarnat le plus vif, +selon que l'enthousiasme ou l'indignation faisaient battre son coeur; une +tournure distinguée et des manières fort différentes de celles qu'on +aurait pu lui supposer, à lui qui n'avait guère vu le monde que par le +trou de la toile de son théâtre; son caractère emporté et timide à la +fois, où se rencontrait le plus singulier assemblage de raideur et de +grâce, de patience et de brusquerie, de jovialité subite et de rêverie +profonde, en faisaient, par tout ce qu'il y avait en lui d'imprévu, +l'homme le plus capable d'enlacer une coquette dans ses propres filets. +C'est ce qui arriva, sans préméditation aucune de la part d'Adolphe +pourtant; car il fut pris le premier. Dès la première leçon, la +supériorité musicale de madame N*** se montra dans tout son éclat; au +lieu de recevoir des conseils, elle en donna presque à son maître. Les +sonates de Steibelt, le Hummel du temps, les airs de Paësiello et de +Cimarosa qu'elle couvrait de broderies parfois d'une audacieuse +originalité, lui fournirent l'occasion de faire scintiller +successivement chacune des facettes de son talent. Adolphe, pour qui +une telle femme et une pareille exécution étaient choses nouvelles, fut +bientôt complètement sous le charme. Après la grande fantaisie de +Steibelt (l'_Orage_), où Hortense lui sembla disposer de toutes les +puissances de l'art musical: + +--«Madame, lui dit-il tremblant d'émotion, vous vous êtes moquée de moi +en me demandant des leçons; mais comment pourrais-je vous en vouloir +d'une mystification qui m'a ouvert à l'improviste le monde poétique, le +ciel de mes songes d'artiste, en faisant de chacun de mes rêves autant +de sublimes réalités? Continuez à me mystifier ainsi, madame, je vous en +conjure, demain, après-demain, tous les jours, et je vous devrai les +plus enivrantes jouissances qu'il m'ait été donné de connaître de ma +vie.» + +L'accent avec lequel ces paroles furent dites par D***, les larmes qui +roulaient dans ses yeux, le spasme nerveux qui agitait ses membres, +étonnèrent Hortense bien plus encore que son talent à elle n'avait +surpris le jeune artiste. Si les cadences, les traits, les harmonies +pompeuses, les mélodies découpées en dentelle, en naissant sous les +blanches mains de la gracieuse fée, causaient à Adolphe une sorte +d'asphixie d'admiration, la nature impressionnable de celui-ci, sa vive +sensibilité, les expressions pittoresques dont il se servait pour +exprimer son enthousiasme, ne frappèrent pas moins vivement Hortense. + +Il y avait si loin des suffrages passionnés, de ces joies si vraies de +l'artiste, aux bravos tièdes et étudiés des merveilleux de Paris, que +l'amour-propre tout seul aurait suffi pour faire regarder, sans trop de +rigueur, un homme d'un extérieur moins avantageux que notre héros. L'art +et l'enthousiasme se trouvaient en présence pour la première fois; le +résultat d'une pareille rencontre était facile à prévoir..... Adolphe, +ivre, fou d'amour, ne cherchant ni à cacher, ni même à modérer les élans +de sa passion toute méridionale, désorienta Hortense et déjoua ainsi, +sans s'en douter, le plan de défense médité par la coquette. Tout cela +était si neuf pour elle! Sans ressentir réellement rien qui approchât de +la dévorante ardeur de son amant, elle comprenait cependant qu'il y +avait là tout un monde de sensations (si non de sentiments), que de +fades liaisons contractées antérieurement ne lui avaient jamais dévoilé. +Ils furent heureux ainsi, chacun à sa manière, pendant quelques +semaines; le départ pour Paris fut, on le pense bien, indéfiniment +ajourné. La musique était pour Adolphe un écho de son bonheur profond, +le miroir où allaient se réfléchir les rayons de sa délirante passion, +et d'où ils revenaient plus brûlants à son coeur. Pour Hortense, au +contraire, l'art musical n'était qu'un délassement sur lequel elle +était blasée dès longtemps; il ne lui procurait que d'agréables +distractions, et le plaisir de briller aux yeux de son amant, était bien +souvent le mobile unique qui pût l'attirer au piano. + +Tout entier à sa rage de bonheur, Adolphe dans les premiers jours, avait +un peu oublié le fanatisme qui jusqu'alors avait rempli sa vie. +Quoiqu'il fût loin de partager les opinions parfois étranges de madame +N**, sur le mérite des différentes compositions qui formaient son +répertoire, il lui faisait néanmoins d'étonnantes concessions, évitant, +sans trop savoir pourquoi, les points de doctrine artistique où un vague +instinct l'avertissait qu'il y aurait eu entre eux une divergence trop +marquée. Il ne fallait rien moins qu'un blasphême affreux, comme celui +qui lui avait fait mettre à la porte un de ses élèves, pour détruire +l'équilibre, que l'amour violent de D*** établissait dans son coeur avec +ses convictions despotiques et passionnées sur la musique. Et ce +blasphême, les jolies lèvres d'Hortense le laissèrent échapper. + +C'était par une belle matinée de printemps; Adolphe, aux pieds de sa +maîtresse, savourait ce bonheur mélancolique, cet accablement délicieux +qui succède aux grandes crises de volupté. L'athée lui-même, en de +pareils instants, entend au dedans de lui s'élever un hymne de +reconnaissance vers la cause inconnue qui lui donna la vie; la mort, la +mort _rêveuse et calme comme la nuit_, suivant la belle expression de +Moore, est alors le bien auquel on aspire, le seul que nos yeux voilés +de pleurs célestes nous laissent entrevoir, pour couronner cette ivresse +surhumaine. La vie commune, la vie sans poésie, sans amour, la vie en +prose, où l'on marche au lieu de voler, où l'on parle au lieu de +chanter, où tant de fleurs aux couleurs brillantes sont sans parfum et +sans grâce, où le génie n'obtient que le culte d'un jour et des hommages +glacés, où l'art trop souvent contracte d'indignes alliances; la vie +enfin, se présente alors sous un aspect si morne, si désert et si +triste, que la mort, fût-elle dépourvue du charme réel que l'homme noyé +dans le bonheur lui trouve, serait encore pour lui désirable, en lui +offrant un refuge assuré contre l'existence insipide qu'il redoute +par-dessus tout. + +Perdu en de telles pensées, Adolphe tenait une des mains délicates de +son amie, imprimant sur chaque doigt de petites morsures qu'il effaçait +aussitôt par des baisers sans nombre; pendant que de son autre main, +Hortense bouclait en fredonnant les noirs cheveux de son amant. + +En écoutant cette voix si pure, si pleine de séductions, une tentation +irrésistible le saisit à l'improviste. + +«--Oh! dis-moi l'élégie de la _Vestale_, mon amour, tu sais: + + Toi que je laisse sur la terre, + Mortel que je n'ose nommer[37]. + +«Chantée par toi, cette prodigieuse inspiration doit être d'un sublime +inouï. Je ne sais comment je ne te l'ai pas encore demandée. Chante, +chante-moi Spontini; que j'obtienne tous les bonheurs ensemble! + +«--Quoi! c'est cela que vous voulez? répliqua madame N***, en faisant +une petite moue qu'elle croyait charmante, cette grande lamentation +monotone _vous plaît_?... Oh Dieu! que c'est ennuyeux! quelle psalmodie! +Pourtant, si vous y tenez....» + +La froide lame d'un poignard en entrant dans son coeur ne l'eût pas +déchiré plus cruellement que ces paroles. Se levant en sursaut comme un +homme qui découvre un animal immonde dans l'herbe sur laquelle il +s'était assis, Adolphe, fixa d'abord sur Hortense des yeux pleins d'un +feu sombre et menaçant; puis, se promenant avec agitation dans +l'appartement, les poings fermés, les dents serrées convulsivement, il +sembla se consulter sur la manière dont il allait répondre et entamer la +rupture; car pardonner un pareil mot, était chose impossible. +L'admiration et l'amour avaient fui; l'ange devenait une femme vulgaire; +l'artiste supérieure retombait au niveau des amateurs ignorants et +superficiels, qui veulent que l'art _les amuse_, et n'ont jamais +soupçonné qu'il eût une plus noble mission; Hortense n'était plus qu'une +forme gracieuse sans intelligence et sans ame; la musicienne avait des +doigts agiles et un larynx sonore... rien de plus. + +Toutefois, malgré la torture affreuse qu'Adolphe ressentait d'une +pareille découverte, malgré l'horreur d'un aussi brusque +désenchantement, il n'est pas probable qu'il eût manqué d'égards et de +ménagements, en rompant avec une femme dont le seul crime, après tout, +était de n'avoir qu'une organisation inférieure à la sienne, d'aimer le +_joli_ sans comprendre le _beau_. Mais, incapable comme était Hortense +de croire à la violence de l'orage qu'elle venait de soulever, la +contraction subite de tous les traits d'Adolphe, sa promenade agitée +dans le salon, son indignation à peine contenue, lui parurent choses si +comiques, qu'elle ne put résister à un accès de folle gaîté, et laissa +échapper un bruyant éclat de rire. Avez-vous jamais remarqué tout ce que +le rire éclatant a d'odieux dans certaines femmes?... Pour moi il est +l'indice le plus sûr de la sécheresse de coeur, de l'égoïsme et de la +coquetterie. Autant l'expression d'une joie vive a de charme et de +pudeur chez quelques femmes, autant elle est chez d'autres pleine d'une +indécente ironie. Leur voix prend alors un timbre incisif, effronté, +impudique, d'autant plus haïssable que la femme est plus jeune et plus +jolie; en pareille occasion, je comprends les délices du meurtre, et je +cherche machinalement sous ma main l'oreiller d'Othello. Adolphe avait +sans doute la même manière de sentir à cet égard. Il n'aimait déjà plus +madame N*** l'instant d'auparavant; mais il la plaignait d'avoir des +facultés aussi bornées; il l'eût quittée avec froideur, mais sans +outrage. Ce rire sot et bruyant auquel elle s'abandonna sans réserve, au +moment où le malheureux artiste sentait sa poitrine se déchirer, +l'exaspéra. Un éclair de haine et d'un indicible mépris brilla soudain +dans ses yeux; essuyant d'un geste rapide, et son front couvert d'une +froide sueur et l'écume sanglante qui s'échappait de ses lèvres: + +--«Madame, lui dit-il, d'une voix qu'elle ne lui avait jamais vu +prendre, vous êtes une sotte!» + +Le soir même il était sur la route de Paris. + +Ce que pensa la moderne Ariane en se voyant ainsi délaissée, nul ne le +sait. En tout cas, il est probable que le Bacchus qui devait la consoler +et guérir la cruelle blessure faite à son amour-propre, ne se fit pas +attendre. Hortense n'était pas femme à demeurer ainsi dans l'inaction. +_Il fallait un aliment à l'activité de son esprit et de son coeur._ C'est +la phrase consacrée au moyen de laquelle ces dames poétisent et veulent +justifier leurs écarts les plus prosaïques. + +Quoi qu'il en soit, dès la seconde journée de son voyage, Adolphe, +complètement désenchanté, était tout entier au bonheur de voir son +projet favori, son idée fixe, sur le point de devenir une réalité. Il +allait se trouver enfin à Paris, au centre du monde musical, il allait +entendre ce magnifique orchestre de l'Opéra, ces choeurs si nombreux, si +puissants, entendre madame Branchu dans la _Vestale_..... Un feuilleton +de Geoffroy, qu'Adolphe lut en arrivant à Lyon, vint exaspérer encore +son impatience. Contre l'ordinaire du célèbre critique, il n'avait eu +que des éloges à donner. + +«Jamais, disait-il, la belle partition de Spontini n'a été rendue avec +un pareil ensemble par les masses, ni avec une inspiration aussi +véhémente par les acteurs principaux. Madame Branchu, entre autres, +s'est élevée au plus haut degré de pathétique; cantatrice habile, douée +d'une voix puissante, tragédienne consommée, elle est peut-être le sujet +le plus précieux dont ait pu s'enorgueillir l'Opéra depuis sa fondation; +n'en déplaise aux partisans exclusifs de la Saint-Huberti. Madame +Branchu est petite malheureusement; mais le naturel de ses poses, +l'énergique vérité de ses gestes et le feu de ses yeux font disparaître +ce défaut de stature; et dans ses débats avec les prêtres de Vesta, +l'expression de son jeu est si grandiose qu'elle semble dominer le +colosse Dérivis de toute la tête. Hier, un entre-acte fort long a +précédé le troisième acte. La raison de cette interruption insolite dans +la représentation était due à l'état violent où le rôle de Julia et la +musique de Spontini avaient jeté la cantatrice. Dans la prière (_O des +infortunés_), sa voix tremblante indiquait déjà une émotion qu'elle +avait peine à maîtriser; mais au final (_De ces lieux prêtresse +adultère_), son rôle tout de pantomime ne l'obligeant pas aussi +impérieusement à contenir les transports qui l'agitaient, des larmes ont +inondé ses joues, ses gestes sont devenus désordonnés, incohérents, +fous, et au moment où le pontife lui jette sur la tête l'immense voile +noir, qui la couvre comme un linceul, au lieu de s'enfuir éperdue, +ainsi, qu'elle avait fait jusqu'alors, madame Branchu est tombée +évanouie aux pieds de la grande Vestale. Le public, qui prenait tout +cela pour de nouvelles combinaisons de l'actrice, a couvert de ses +acclamations la péroraison de ce magnifique final; choeurs, orchestre, +tamtam, Dérivis, tout a disparu sous les cris du parterre. La salle +entière était bouleversée.» + +Un cheval! un cheval! mon royaume pour un cheval! s'écriait Richard III. +Adolphe eût donné la terre entière pour pouvoir à l'instant même quitter +Lyon au galop. Il respirait à peine en lisant ces lignes; ses artères +battaient dans son cerveau à lui donner des vertiges, il avait la +fièvre. Force lui fut cependant d'attendre le départ de la lourde +voiture, si improprement nommée diligence, où sa place était retenue +pour le lendemain. Pendant les quelques heures qu'il dut demeurer dans +les murs de Lyon, Adolphe n'eut garde d'entrer dans un théâtre. En toute +autre occasion, il s'en fût empressé; mais certain aujourd'hui +d'entendre bientôt le chef-d'oeuvre de Spontini dignement exécuté, il +voulait jusque-là rester vierge et pur de tout contact avec les muses +provinciales. On partit enfin. D***, enfoncé dans un coin de la voiture, +tout entier à ses pensées, gardait un farouche silence, ne prenant +aucune part au caquetage de trois dames fort attentives à entretenir +avec deux militaires une conversation suivie. On parla de tout comme à +l'ordinaire; et quand vint le tour de la musique, les mille et une +absurdités débitées, à ce sujet, purent à peine arracher à Adolphe ce +laconique à parte:»Bécasses!!» Il fut obligé pourtant, le second jour +du voyage, de répondre aux questions que la plus âgée des femmes s'avisa +de lui adresser. Impatientées toutes les trois du mutisme obstiné du +jeune voyageur et des sourires sardoniques qui se dessinaient de temps +en temps sur ses traits, elles décidèrent qu'il parlerait et qu'on +saurait le but de son voyage. + +--Monsieur va à Paris sans doute? + +--Oui, madame. + +--Pour étudier le droit? + +--Non, madame. + +--Ah! monsieur est étudiant en médecine? + +--Vous vous trompez, madame. + +L'interrogatoire finit là pour cette fois, mais il recommença le +lendemain avec une insistance bien propre à faire perdre patience à +l'homme le plus endurant. + +--Il paraît que monsieur va entrer à l'école polytechnique. + +--Non, madame. + +--Alors, monsieur est dans le commerce? + +--Oh! mon Dieu, non, madame. + +--A la vérité, rien n'est plus agréable que de voyager pour son plaisir, +comme fait monsieur, selon toute apparence. + +--Si tel a été mon but en partant, je crois, madame, qu'il me sera +difficile de l'atteindre pour peu que l'avenir ressemble au présent. + +Cette répartie faite d'un ton sec, imposa enfin silence à l'impertinente +questionneuse, et Adolphe put reprendre le cours de ses méditations. +Qu'allait-il faire en arrivant à Paris... n'emportant pour toute fortune +que son violon et une bourse de deux cents francs, quels moyens employer +pour utiliser l'un et épargner l'autre... Pourrait-il tirer parti de son +talent... Qu'importaient après tout de pareilles réflexions, de telles +craintes pour l'avenir... N'allait-il pas entendre la _Vestale_? +N'allait-il pas connaître dans toute son étendue le bonheur si longtemps +rêvé? Dût-il mourir après cette immense jouissance! avait-il le droit de +se plaindre?.. n'était-il pas juste au contraire, que la vie eût un +terme quand la somme des joies, qui suffit d'ordinaire à toute la durée +de l'existence humaine, est dépensée d'un seul coup. + +C'est dans cet état d'exaltation que l'artiste provençal arriva à Paris. +A peine débarqué, il court aux affiches; que voit-il sur celle de +l'Opéra? les _Prétendus_.--«Insolente mystification, s'écria-il; c'était +bien la peine de me faire chasser de mon théâtre; de m'enfuir devant la +musique de Lemoine, comme devant la lèpre et la peste, pour la retrouver +encore au grand Opéra de Paris.» Le fait est que cet ouvrage bâtard, ce +modèle du style rococo, poudré, brodé, galonné, qui semble avoir été +écrit exclusivement pour les vicomtes de Jodelet et les marquis de +Mascarille, était alors en grande faveur. Lemoine alternait sur +l'affiche de l'Opéra avec Gluck et Spontini. Aux yeux d'Adolphe, ce +rapprochement était une profanation; il lui semblait que la scène +illustrée par les plus beaux génies de l'Europe, ne devait pas être +ouverte à d'aussi pâles médiocrités; que le noble orchestre, tout +frémissant encore des mâles accents d'Iphigénie en Tauride ou d'Alceste, +n'aurait pas dû être ravalé jusqu'à accompagner les fredons de Mondor et +de la Dandinière. Quant au parallèle de la _Vestale_ avec ces misérables +tissus de ponts-neufs, il s'efforçait d'en repousser l'idée; cette +abomination lui figeait le sang dans les veines. Il y a encore +aujourd'hui quelques esprits ardents ou _extravagants_ (comme on +voudra), qui ont exactement la même manière de voir à ce sujet. + +Dévorant son désapointement, Adolphe retournait tristement chez lui, +quand le hasard lui fit rencontrer un de ses compatriotes, auquel il +avait autrefois donné des leçons de violon. Celui-ci, riche amateur, +fort répandu dans le monde musical, s'empressa de mettre son maître au +courant de tout ce qui s'y passait et lui apprit que les représentations +de la _Vestale_, suspendues par l'indisposition de madame Branchu, ne +seraient vraisemblablement reprises que dans quelques semaines. Les +ouvrages de Gluck eux-mêmes, quoique formant habituellement le fond du +répertoire de l'Opéra, n'y figurèrent pas pendant les premiers temps du +séjour d'Adolphe à Paris. Ce hasard lui rendit ainsi plus facile +l'accomplissement du voeu qu'il avait fait, de conserver pour Spontini sa +virginité musicale. En conséquence, il ne mit les pieds dans aucun +théâtre, s'abstint de toute espèce de musique, n'assistant ni aux revues +de la garde, ni aux messes solennelles de Notre-Dame, se bornant à +chercher une place qui pût le faire vivre, sans le condamner cependant à +recommencer la vie de galérien qui lui avait été si odieuse en province. +Il s'agissait pour cela de trouver un emploi dans un des trois théâtres +lyriques. Il se fit entendre successivement aux différents chefs +d'orchestre. M. Persuis, qui conduisait l'Opéra et celui sur lequel il +comptait le moins, fut le seul qui l'encouragea et lui donna des +espérances. Adolphe lui plut, son talent d'exécution, sans être très +remarquable, le rendait cependant fort propre à tenir avantageusement +son rang parmi les violons de l'Opéra. Persuis l'engagea à revenir le +voir, lui offrant ses conseils, avec l'assurance que la première place +vacante à l'orchestre serait pour lui. Tranquille de ce côté, et deux +élèves que son protecteur lui avait procurés, facilitant ses moyens +d'existence, l'adorateur de Spontini sentait redoubler son impatience +d'entendre la magique partition. Chaque jour, il courait aux affiches, +chaque jour son attente était trompée. Le 22 mars, arrivé le matin au +coin de la rue Richelieu, au moment où l'afficheur montait sur son +échelle, Adolphe après avoir vu placarder successivement le Vaudeville, +l'Opéra-Comique, le Théâtre Italien, la Porte-Saint-Martin, vit déployer +lentement une grande feuille brune qui portait en tête: _Académie +Impériale de Musique_ et faillit tomber sur le pavé en lisant enfin ce +nom tant désiré: _La Vestale_. + +A peine Adolphe eut-il jeté les yeux sur l'affiche qui lui annonçait la +_Vestale_ pour le lendemain, qu'une sorte de délire s'empara de lui. Il +commença une folle course dans les rues de Paris, se heurtant contre les +angles des maisons, coudoyant les passants, riant de leurs injures, +parlant, chantant, gesticulant comme un échappé de Charenton. + +Abîmé de fatigue, couvert de boue, il s'arrêta enfin dans un café, +demanda à dîner, dévora, sans presque s'en apercevoir, ce que le garçon +avait mis devant lui et tomba dans une tristesse étrange. Saisi d'un +effroi dont il ne pouvait pas bien démêler la cause, en présence de +l'évènement immense qui allait s'accomplir pour lui, il écouta quelque +temps les rudes battements de son coeur, pleura, et laissant tomber sa +tête amaigrie sur la table, s'endormit profondément. La journée du +lendemain fut plus calme; une visite à Persuis en abrégea la durée. +Celui-ci en voyant Adolphe, lui remit une lettre avec le timbre de +l'administration de l'Opéra; c'était sa nomination à la place de second +violon. Adolphe remercia son protecteur, mais sans empressement; cette +faveur qui, dans un autre moment, l'eût comblé de joie, n'était plus à +ses yeux qu'un accessoire de peu d'intérêt; quelques minutes après il +n'y songeait plus. Il évita de parler à Persuis de la représentation qui +devait avoir lieu le soir même; un pareil sujet de conversation eût +ébranlé jusqu'aux fibres les plus intimes de son coeur; il l'épouvantait. +Persuis ne sachant trop que penser de l'air singulier et des phrases +incohérentes du jeune homme, s'apprêtait de lui demander le motif de son +trouble, Adolphe qui s'en aperçut se leva aussitôt et sortit. Quelques +tours devant l'Opéra, une revue des affiches qu'il fit pour se bien +assurer qu'il n'y avait point de changement dans le spectacle, ni dans +le nom des acteurs, l'aidèrent à atteindre le soir de cette interminable +journée. Six heures sonnèrent enfin; vingt minutes après, Adolphe était +dans sa loge; car pour être moins troublé dans son admiration extatique +et pour mettre encore plus de solennité dans son bonheur, il avait, +malgré la folie d'une telle dépense, pris une loge pour lui seul. Nous +allons laisser notre enthousiaste rendre compte lui-même de cette +mémorable soirée. Quelques lignes qu'il écrivit en rentrant, à la suite +de l'espèce de journal d'où nous avons extrait ces détails, montrent +trop bien l'état de son ame et l'inconcevable exaltation qui faisait le +fond de son caractère; nous les donnerons ici sans y rien changer. + + + 23 mars, minuit, + + «Voilà donc la vie! je la contemple du haut de mon bonheur... + impossible d'aller plus loin... je suis au faîte... redescendre?... + rétrograder?... non certes, j'aime mieux partir avant que de + nauséabondes saveurs puissent empoisonner le goût du fruit + délicieux que je viens de cueillir. Quelle serait mon existence, si + je la prolongeais?... celle de ces milliers de hannetons que + j'entends bourdonner autour de moi. Enchaîné de nouveau derrière un + pupitre, obligé d'exécuter alternativement des chefs-d'oeuvre et + d'ignobles platitudes, je finirais comme tant d'autres par me + blaser; cette exquise sensibilité qui me fait percevoir tant de + sensations, me rend accessible à tant de sentiments inconnus du + vulgaire, s'émousserait peu à peu; mon enthousiasme se + refroidirait, s'il ne s'éteignait pas tout entier sous la cendre de + l'habitude. J'en viendrais peut-être à parler des hommes de génie, + comme de créatures ordinaires; je prononcerais les noms de Gluck et + de Spontini sans lever mon chapeau. Je sens bien que je haïrais + toujours de toutes les forces de mon ame ce que je déteste + aujourd'hui; mais n'est-il pas cruel de ne conserver d'énergie que + pour la haine? La musique occupe trop de place dans mon existence. + Cette passion a tué, absorbé toutes les autres. La dernière + expérience que j'ai faite de l'amour m'a trop douloureusement + désenchanté. Trouverais-je jamais une femme dont l'organisation + fût montée au diapason de la mienne?... non, je le crains, elles + ressemblent toutes plus ou moins à Hortense. J'avais oublié ce + nom.... Hortense.... comme un seul mot de sa bouche m'a + désillusionné!... Oh humiliation! avoir aimé de l'amour le plus + ardent, le plus poétique, de toute la puissance du coeur et de + l'ame, une femme sans ame et sans coeur, radicalement incapable de + comprendre le sens des mots _amour_, _poésie_!... sotte, triple + sotte! je n'y puis penser encore sans sentir mon front se colorer. . . + . . . . . . . . . . . . . . J'ai eu hier la tentation d'écrire à + Spontini pour lui demander la permission de l'aller voir; mais cette + démarche eût-elle été bien accueillie, le grand homme ne m'aurait + jamais cru capable de comprendre son ouvrage comme je le comprends. + Je ne serais vraisemblablement à ses yeux qu'un jeune homme passionné + qui s'est pris d'un engouement puéril, pour un ouvrage mille fois + au-dessus de sa portée. Il penserait de moi ce qu'il doit + nécessairement penser du public. Peut-être même attribuerait-il mes + élans d'admiration à de honteux motifs d'intérêt, confondant ainsi + l'enthousiasme le plus sincère avec la plus basse flatterie. + Horreur!... Non, il vaut mieux en finir. Je suis seul dans le + monde, orphelin dès l'enfance, ma mort ne sera un malheur pour + personne. Quelques-uns diront: Il était fou. Ce sera mon oraison + funèbre... Je mourrai après-demain... On doit donner encore la + _Vestale_... que je l'entende une seconde fois!... Quelle oeuvre!... + comme l'amour y est peint!.., et le fanatisme! Tous ces + prêtres-dogues, aboyant sur leur malheureuse victime... Quels + accords dans ce final de géant... Quelle mélodie jusque dans les + récitatifs... Quel orchestre... il se meut si majestueusement... + les basses ondulent comme les flots de l'Océan. Les instruments + sont des acteurs, dont la langue est aussi expressive, que celle + qui se parle sur la scène. Dérivis a été superbe dans son récitatif + du second acte; c'était le Jupiter tonnant. Madame Branchu, dans + l'air: «_Impitoyables dieux_», m'a brisé la poitrine; j'ai failli + me trouver mal. Cette femme est le génie incarné de la tragédie + lyrique; elle me réconcilierait avec son sexe. Oh oui! je la verrai + encore une fois, une fois... cette _Vestale_... production + surhumaine, qui ne pouvait naître que dans un siècle de miracles + comme celui de Napoléon. Je concentrerai en trois heures toute la + vitalité de vingt ans d'existence... après quoi... j'irai... + ruminer mon bonheur dans l'éternité.» + +Deux jours après, à dix heures du soir, une détonnation se fit entendre +au coin de la rue de Rameau, en face de l'entrée de l'Opéra. Des +domestiques en riche livrée accoururent au bruit et relevèrent un jeune +homme baigné dans son sang qui ne donnait plus signe de vie. Au même +instant une dame qui sortait du théâtre, s'approchant pour demander sa +voiture, reconnut le visage sanglant d'Adolphe, et s'écria: «Oh! mon +Dieu, c'est le malheureux jeune homme qui me poursuit depuis Marseille!» +Hortense (car c'était elle) avait instantanément conçu la pensée de +faire ainsi tourner au profit de son amour-propre, la mort de celui qui +l'avait froissée par un si outrageant abandon. Le lendemain on disait +chez Tortoni: «Cette madame N*** est vraiment une femme délicieuse! à +son dernier voyage dans le Midi, un Provençal en est devenu tellement +fou, qu'il l'a suivie jusqu'à Paris, et s'est brûlé la cervelle à ses +pieds, hier au soir, à la porte de l'Opéra. Voilà un succès qui la +rendra encore cent fois plus séduisante.» + +Pauvre Adolphe! + + * * * * * + + + + +ASTRONOMIE MUSICALE. + + + + +Révolution du Ténor autour du Public. + +AVANT L'AURORE. + + +Le Ténor obscur est entre les mains d'un professeur habile, plein de +science, de patience, de sentiment et de goût, qui fait de lui d'abord +un lecteur consommé, un bon harmoniste, qui lui donne une méthode large +et pure, l'initie aux beautés des chefs-d'oeuvre de l'art, et le façonne +enfin au grand style du chant. A peine a-t-il entrevu la puissance +d'émotion dont il est doué, le Ténor aspire au trône, il veut, malgré +son maître, débuter et régner. Sa voix, cependant, n'est pas encore +formée. Un théâtre de second ordre lui ouvre ses portes; il débute: il +est sifflé. Indigné de cet outrage, le Ténor rompt à l'amiable son +engagement, et, le coeur plein de mépris pour ses compatriotes, part au +plus vite pour l'Italie. + +Il y trouve de terribles obstacles, qu'il renverse à la fin; on +l'accueille assez bien. Sa voix se transforme, devient pleine, forte, +mordante, propre à l'expression des passions vives autant qu'à celles +des sentiments les plus doux; le timbre de cette voix gagne peu à peu en +pureté, en fraîcheur, en candeur délicieuse; et ces qualités constituent +enfin un talent de premier ordre, dont l'influence est irrésistible. Le +succès vient. Les directeurs italiens qui entendent les affaires, +vendent, rachètent, revendent le pauvre Ténor, dont les modestes +appointements restent toujours les mêmes, bien qu'il enrichisse deux ou +trois théâtres par an. On l'exploite, on le pressure de mille façons, et +tant et tant, qu'à la fin sa pensée se reporte vers la patrie. Il lui +pardonne, il avoue même qu'elle a eu raison d'être sévère pour ses +premiers débuts. Il sait que le directeur de l'Opéra de Paris a l'oeil +sur lui. On lui fait des propositions brillantes qui sont acceptées; il +repasse les Alpes. + + + + +LEVER HÉLIAQUE. + + +Le Ténor débute de nouveau, mais à l'Opéra cette fois, et devant un +public prévenu en sa faveur par ses triomphes d'Italie. + +Des exclamations de surprise et de plaisir accueillent sa première +mélodie; dès ce moment son succès est décidé. Ce n'est pourtant que le +prélude des émotions qu'il doit exciter avant la fin de la soirée. On a +admiré dans ce passage la sensibilité et la méthode unies à un organe +d'une douceur enchanteresse; restent à connaître les accents +dramatiques, les cris de la passion. Un morceau se présente, où +l'audacieux artiste lance _à voix de poitrine, en accentuant chaque +syllabe_, plusieurs notes aiguës, avec une force de vibrations, une +expression de douleur déchirante et une beauté de sons, dont rien +jusqu'alors n'avait donné une idée. Un silence de stupeur règne dans la +salle, toutes les respirations sont suspendues, l'étonnement et +l'admiration se confondent dans un sentiment presque semblable à la +crainte; et dans le fait, on peut en avoir pour la fin de cette période +inouïe; mais quand elle s'est terminée triomphante, on juge des +transports de l'auditoire.... + +Nous voici au troisième acte. C'est un orphelin qui vient revoir la +chaumière de son père; son coeur d'ailleurs rempli d'un amour sans +espoir, tous ses sens, agités par les scènes de sang et de carnage que +la guerre vient de mettre sous ses yeux, succombent accablés sous le +poids du plus désolant contraste. Son père est mort; la chaumière est +déserte; tout est calme et silencieux: c'est la paix, c'est la tombe. Et +le sein sur lequel il lui serait si doux, en un pareil moment, de +répandre les larmes de la piété filiale, ce coeur auprès duquel seul, le +sien pourrait battre avec moins de douleur, l'infini l'en sépare... +_Elle_ ne sera jamais à lui... La situation est poignante et dignement +rendue par le compositeur. Ici, le chanteur s'élève à une hauteur à +laquelle on ne l'eût jamais cru capable d'atteindre; il est sublime. +Alors, de deux mille poitrines haletantes, s'élance une de ces +acclamations que l'artiste entend deux ou trois fois dans sa vie, et +qui suffisent à payer de longs et rudes travaux. + +Puis les bouquets, les couronnes, les rappels; et le surlendemain, la +presse débordant d'enthousiasme et lançant le nom du radieux Ténor aux +échos de tous les points du globe où la civilisation a pénétré. + +C'est alors, si j'étais moraliste, qu'il me prendrait fantaisie +d'adresser au triomphateur une homélie, dans le genre du discours que +fit Don Quichotte à Sancho, au moment où le digne écuyer allait prendre +possession de son gouvernement de Barataria: + +«Vous voilà parvenu, lui dirais-je. Dans quelques semaines vous serez +célèbre; vous aurez de forts applaudissements et d'interminables +appointements. Les auteurs vous courtiseront, les directeurs ne vous +feront plus attendre dans leur antichambre, et si vous leur écrivez, ils +vous répondront. Des femmes, que vous ne connaissez pas, parleront de +vous comme d'un protégé ou d'un _ami intime_. On vous dédiera des livres +en prose et en vers. Au lieu de cent sous, vous serez obligé de donner +cent francs à votre portier le jour de l'an. On vous dispensera du +service de la garde nationale. Vous aurez des congés de temps en temps, +pendant lesquels les villes de province s'arracheront vos +représentations. On couvrira vos pieds de fleurs et de sonnets. Vous +chanterez aux soirées du préfet, et la femme du maire vous enverra des +abricots. Vous êtes sur le seuil de l'Olympe, enfin. Car si les Italiens +appellent les cantatrices _dive_ (déesses), il est bien évident que les +grands chanteurs sont des dieux. Eh bien! puisque vous voilà passé dieu, +soyez bon diable malgré tout; ne méprisez pas trop les gens qui vous +donneront de sages avis. + +«Rappelez-vous que la voix est un instrument fragile, qui s'altère ou se +brise en un instant, souvent sans cause connue; qu'un accident pareil +suffit pour précipiter de son trône élevé le plus grand des dieux, et le +réduire à l'état d'homme, et à moins encore quelquefois. + +«Ne soyez pas trop dur pour les pauvres compositeurs. + +«Quand, du haut de votre élégant cabriolet, vous apercevrez dans la rue, +à pied, Meyerbeer, Spontini, Halévy ou Auber, ne les saluez pas d'un +petit signe d'amitié protectrice, dont ils riraient de pitié et dont les +passants s'indigneraient comme d'une suprême impertinence. N'oubliez pas +que plusieurs de leurs ouvrages seront admirés et pleins de vie, quand +le souvenir même de votre _ut_ de poitrine aura disparu à tout jamais. + +«Si vous faites de nouveau le voyage d'Italie, n'allez pas vous y +engouer de quelque médiocre tisseur de cavatines, le donner, à votre +retour, pour un auteur classique, et nous dire d'un air impartial que +Beethoven avait _aussi du talent_; car il n'y a pas de dieu qui échappe +au ridicule. + +«Quand vous accepterez de nouveaux rôles, ne vous permettez pas d'y rien +changer à la représentation, sans l'assentiment de l'auteur. Vous savez +qu'une seule note ajoutée, retranchée ou transposée, peut aplatir une +mélodie et en dénaturer l'expression. D'ailleurs c'est un droit qui ne +saurait, en aucun cas, être le vôtre. Modifier la musique qu'on chante, +ou le livre qu'on traduit, sans en rien dire à celui qui ne l'écrivit +qu'avec beaucoup de réflexion, c'est commettre un indigne abus de +confiance. Les gens qui empruntent _sans prévenir_ sont appelés voleurs, +les interprètes infidèles sont des calomniateurs et des assassins. + +«Si d'aventure, il vous arrive un émule dont la voix ait plus de mordant +et de force que la vôtre, n'allez pas, dans un duo, jouer aux poumons +avec lui, et soyez sûr qu'il ne faut pas lutter contre le pot de fer, +même quand on est un vase de porcelaine de la Chine. Dans vos tournées +départementales, gardez-vous aussi de dire aux provinciaux, en parlant +de l'Opéra et de sa troupe chorale et instrumentale: _Mon théâtre_, _mes +choeurs_, _mon orchestre_. Les provinciaux n'aiment, pas plus que les +Parisiens, qu'on les prenne pour des niais; ils savent fort bien que +vous appartenez au théâtre, mais que le théâtre n'est pas à vous, et +ils trouveraient la fatuité de votre langage d'un grotesque parfait. + +«Maintenant, ami Sancho, reçois ma bénédiction; va gouverner Barataria; +c'est une île assez basse, mais la plus fertile peut-être qu'il y ait en +terre-ferme. Ton peuple est fort médiocrement civilisé; encourage +l'instruction publique; que dans deux ans on ne se méfie plus, comme de +sorciers maudits, des gens qui savent lire; ne t'abuse pas sur les +louanges de ceux à qui tu permettras de s'asseoir à ta table; oublie tes +damnés proverbes; ne te trouble point quand tu auras un discours +important à prononcer; ne manque jamais à ta parole; que ceux qui te +confieront leurs intérêts, puissent être assurés que tu ne les trahiras +pas; et que ta voix soit juste pour tout le monde!» + + + + +LE TÉNOR AU ZÉNITH. + + +Il a cent mille francs d'appointements et un mois de congé. Après son +premier rôle, qui lui valut un éclatant succès, le Ténor en essaie +quelques autres avec des fortunes diverses. Il en accepte même de +nouveaux, qu'il abandonne après trois ou quatre représentations s'il n'y +excelle pas autant que dans les rôles anciens. Il peut briser ainsi la +carrière d'un compositeur, anéantir un chef-d'oeuvre, ruiner un éditeur +et faire un tort énorme au théâtre. Ces considérations n'existent pas +pour lui. Il ne voit dans l'art que de l'or et des couronnes; et le +moyen le plus propre à les obtenir promptement, est pour lui le seul +qu'il faille employer. + +Il a remarqué que certaines formules mélodiques, certaines +vocalisations, certains ornements, certains éclats de voix, certaines +terminaisons banales, certains rhythmes ignobles, avaient la propriété +d'exciter instantanément des applaudissements tels quels, cette raison +lui semble plus que suffisante pour en désirer l'emploi, pour l'exiger +même dans ses rôles, en dépit de tout respect pour l'expression, la +pensée et la dignité du style, et pour se montrer hostile, aux +productions d'une nature plus indépendante et plus élevée. Il connait +l'effet des vieux moyens qu'il emploie habituellement, il ignore celui +des moyens nouveaux qu'on lui propose, et ne se considérant point comme +un interprète désintéressé dans la question, dans le doute, il +s'abstient autant qu'il est en lui. Déjà la faiblesse de quelques +compositeurs en donnant satisfaction à ses exigences, lui fait rêver +l'introduction dans nos théâtres, des moeurs musicales de l'Italie. +Vainement on lui dit: + +«Le maître, c'est le _Maître_; ce nom n'a pas injustement été donné au +compositeur; c'est sa pensée qui doit agir entière et libre sur +l'auditeur, par l'intermédiaire du chanteur; c'est lui qui dispense la +lumière et projette les ombres; c'est lui qui est le roi et répond de +ses actes; il propose et dispose; ses ministres ne doivent avoir d'autre +but, ambitionner d'autres mérites que ceux de bien concevoir ses plans, +et, en se plaçant exactement à son point de vue, d'en assurer la +réalisation.» + +Il n'écoute rien; il lui faut des vociférations en style de +tambour-major traînant depuis dix ans sur tous les théâtres +Ultramontains; des thêmes communs, entrecoupés de repos, pendant +lesquels il peut s'écouter applaudir, s'essuyer le front, rajuster ses +cheveux, tousser, avaler une pastille de sucre d'orge. Ou bien, il exige +de folles vocalises, mêlées d'accents de menace, de fureur, de gaîté, de +tendresse, de notes basses, de sons aigus, de gazouillements de colibri, +de cris de pintade, de fusées, d'arpéges, de trilles. Quels que soient +le sens des paroles, le caractère du personnage, la situation, il se +permet de presser ou de ralentir le mouvement, d'ajouter des gammes dans +tous les sens, des broderies de toutes les espèces; rien ne le choque, +tout va; une absurdité de plus ou de moins serait-elle remarquée en si +belle compagnie! L'orchestre ne dit rien ou ne dit que ce qu'il veut; le +Ténor domine, écrase tout; il parcourt le théâtre d'un air triomphant; +son panache étincelle de joie sur sa tête superbe; c'est un roi, c'est +un héros, c'est un demi-dieu, c'est un dieu! Seulement on ne sait quel +est son sexe: on ne peut découvrir s'il pleure ou s'il rit, s'il est +amoureux ou furieux; il n'y a plus de musique, plus de drame, plus de +mélodie, plus d'expression, plus de sens commun: il y a émission de +voix, et c'est là l'important; voilà la grande affaire; il va au théâtre +courre le public, comme on va au bois courre le cerf. Allons donc! +ferme! donnons de la voix! Tayaut! tayaut! faisons curée de l'art. + +Bientôt l'exemple de cette fortune vocale rend l'exploitation du théâtre +impossible; il éveille et entretient chez toutes les médiocrités +chantantes des espérances et des ambitions folles. «Le premier Ténor a +cent mille francs, pourquoi, dit le second, n'en aurais-je pas +quatre-vingt dix?--Et moi, cinquante, réplique le troisième?» + +Le directeur, pour alimenter ces orgueils béants, pour combler ces +abîmes, a beau rogner sur les masses, déconsidérer et détruire +l'orchestre et les choeurs, en donnant aux artistes qui les composent des +appointement de portiers; peines perdues, sacrifices inutiles; et un +jour que voulant se rendre un compte exact de sa situation, il essaie de +comparer l'énormité du salaire, avec la tâche du chanteur, il arrive en +frémissant à ce curieux résultat: + +Le premier Ténor, aux appointements de 100,000 fr., jouant à peu près +sept fois par mois, figure en conséquence dans quatre-vingt-quatre +représentations par an, et touche un peu plus de 1100 fr. par soirée. +Maintenant, en supposant un rôle composé de onze cents notes ou +syllabes, ce sera 1 fr. par syllabe. + +Ainsi, dans _Guillaume Tell_: + +Ma (1 f.) présence (3 f.) pour vous est peut-être un outrage (9 f.) + Mathilde (3 fr.) mes pas indiscrets (cent sous) +Ont osé jusqu'à vous se frayer un passage! (13 fr.) + +Total, 34 fr.--Vous parlez d'or, monseigneur! + +Étant donnée une prima donna aux misérables appointements de 40,000 fr., +la réponse de Mathilde _revient_ nécessairement _à meilleur compte_ +(style du commerce), chacune de ses syllabes _n'allant que dans les +prix_ de huit sous; mais c'est encore assez joli: + +«On pardonne aisément (2 fr. 40 c.) des torts (16 s.) que l'on partage (2 fr.) + Arnold (16 s.) je (8 s.) vous attendais. (32 s.) + +Total 8 fr. + +Puis il paie, il paie encore, il paie toujours, il paie tant, qu'un beau +jour il ne paie plus, et se voit forcé de fermer son théâtre. Comme ses +confrères ne sont pas dans une situation beaucoup plus florissante, +quelques-uns des immortels doivent alors se résigner à donner des leçons +de solfége (ceux qui le savent), ou à chanter sur les places publiques +avec une guitare, quatre bouts de chandelles et un tapis vert. + + + + +LE SOLEIL SE COUCHE. + +Ciel orageux. + + +Le Ténor s'en va; sa voix ne peut plus ni monter ni descendre. Il doit +décapiter toutes les phrases hautes et ne plus chanter que dans le +médium. Il fait un ravage affreux dans les anciennes partitions, et +impose une insupportable monotonie pour condition d'existence aux +nouvelles. Il désole ses admirateurs. + +Les compositeurs, les poètes, les peintres, qui ont perdu le sentiment +du beau et du vrai, que le vulgarisme ne choque plus, qui n'ont plus +même la force de pourchasser les idées qui les fuient, qui se +complaisent seulement à tendre des piéges sous les pas de leurs rivaux +dont la vie est active et florissante, ceux-là sont morts et bien morts. +Pourtant ils croient, toujours vivre, une heureuse illusion les +soutient, ils prennent l'épuisement pour de la fatigue, l'impuissance +pour de la modération; mais la perte d'un organe! qui pourrait s'abuser +sur un tel malheur? quand cette perte surtout détruit une voix +merveilleuse par son étendue, sa force, la beauté de ses accents, les +nuances infinies de son timbre, son expression dramatique et sa parfaite +pureté? Ah! je me suis senti quelquefois ému d'une profonde pitié pour +ces pauvres chanteurs, et plein d'une grande indulgence pour les +caprices, les vanités, les exigences, les ambitions démesurées, les +prétentions exorbitantes et les ridicules infinis de quelques-uns +d'entre eux. Ils ne vivent qu'un jour et meurent tout entiers. C'est à +peine si le nom des plus célèbres surnage, et encore c'est à +l'illustration des maîtres dont ils furent les interprètes, trop souvent +infidèles, qu'ils doivent, ceux-là, d'être sauvés de l'oubli. Nous +connaissons Caffariello, parce qu'il chanta à Naples dans l'_Antigono_ +de Gluck; le souvenir de Mmes Saint-Huberti et Branchu s'est conservé +en France, parce qu'elles ont créé les rôles de Didon, de la Vestale, +d'Iphigénie en Tauride, etc.; qui de nous aurait entendu parler de la +_diva_ Faustina, sans Marcello qui fut son maître, et sans Hasse qui +l'épousa? Pardonnons-leur donc, à ces dieux mortels, de faire leur +Olympe aussi brillant que possible, d'imposer aux héros de l'art de +longues et rudes épreuves, et de ne pouvoir être apaisés que par des +sacrifices d'idées. + +C'est si cruel pour eux de voir l'astre de la gloire et de la fortune +descendre incessamment à l'horizon. Quelle douloureuse fête que celle +d'une dernière représentation! Comme le grand artiste doit avoir le coeur +navré en parcourant et la scène et les secrets réduits de ce théâtre, +dont il fut longtemps le génie tutélaire, le roi, le souverain absolu! +En s'habillant dans sa loge, il se dit: «Je n'y rentrerai plus; ce +casque, ombragé d'un brillant panache, n'ornera plus ma tête; cette +mystérieuse cassette ne s'ouvrira plus pour recevoir les billets +parfumés des belles enthousiastes.» On frappe, c'est l'avertisseur qui +vient lui annoncer le commencement de la pièce. «Eh bien! mon pauvre +garçon, te voilà donc pour toujours à l'abri de ma mauvaise humeur! Plus +d'injures, plus de bourrades à craindre. Tu ne viendras plus me dire: +«Monsieur, l'ouverture commence! Monsieur, la toile est levée! Monsieur, +la première scène est finie! Monsieur, voilà votre entrée! Monsieur, on +vous attend!» Hélas! non; c'est moi qui te dirai maintenant: «Santiquet, +efface mon nom qui est encore sur cette porte; Santiquet, vas porter ces +fleurs à Fanny; va-s-y tout de suite, elle n'en voudrait plus demain; +Santiquet, bois ce verre de Madère et emporte la bouteille, tu n'auras +plus besoin de faire la chasse aux enfants de choeur pour la défendre; +Santiquet, fais-moi un paquet de ces vieilles couronnes, enlève mon +petit piano, éteins ma lampe et ferme ma loge, tout est fini.» + +Le virtuose entre dans les coulisses sous le poids de ces tristes +pensées; il rencontre le second Ténor, son ennemi intime, sa doublure, +qui pleure aux éclats en dehors et rit aux larmes en dedans. + +--«Eh bien! _mon vieux_, lui dit le demi-dieu d'une voix dolente, tu vas +donc nous quitter? Mais quel triomphe t'attend ce soir! C'est une belle +soirée!» + +--«Oui, pour toi,» répond le chef d'emploi d'un air sombre. Et lui +tournant le dos: + +--«Delphine, dit-il à une jolie petite danseuse, à qui il permettait de +l'adorer, donne-moi donc _ma_ bonbonnière? + +--Oh! _ma_ bonbonnière est vide, répond la folâtre en pirouettant; j'ai +donné tout à Victor. + +Et cependant il faut étouffer son chagrin, son désespoir, sa rage: il +faut sourire, il faut chanter. Le virtuose paraît en scène; il joue pour +la dernière fois ce drame dont il fit le succès, ce rôle qu'il a créé; +il jette un dernier coup-d'oeil sur ces décors qui réfléchirent sa +gloire, qui retentirent tant de fois de ses accents de tendresse, de +ses élans de passion, sur ce lac aux bords duquel il attendit Mathilde, +sur ce Grutly, d'où il cria: _Liberté!_ sur ce pâle soleil, que depuis +tant d'années, il voyait se lever à neuf heures du soir. Et il voudrait +pleurer, pleurer à sanglots; mais la réplique est donnée, il ne faut pas +que la voix tremble, ni que les muscles du visage expriment d'autre +émotion que celle du rôle; le public est là; des milliers de mains sont +disposées à t'applaudir, mon pauvre dieu, et si elles restaient +immobiles, oh! alors, tu reconnaîtrais que les douleurs intimes que tu +viens de sentir et d'étouffer ne sont rien auprès de l'affreux +déchirement causé par la froideur du public en pareille circonstance; le +public, autrefois ton esclave, aujourd'hui ton maître, ton empereur! +Allons, incline-toi, il t'applaudit. _Te moriturum salutat!_ + +Et il chante, et par un effort surhumain, retrouvant sa voix et sa verve +juvéniles, il excite des transports jusqu'alors inconnus. On couvre la +scène de fleurs comme une tombe à demi fermée. Palpitant de mille +sensations contraires, il se retire à pas lents. On veut le voir encore, +on l'appelle à grands cris. Quelle angoisse douce et cruelle pour lui, +dans cette dernière clameur de l'enthousiasme! et qu'on doit bien lui +pardonner s'il en prolonge un peu la durée! C'est sa dernière joie, +c'est sa gloire, son amour, son génie, sa vie, qui frémissent en +s'éteignant à la fois. Viens donc, pauvre grand artiste, météore +brillant, au terme de ta course, viens entendre l'expression suprême de +nos affections admiratives et de notre reconnaissance, pour les +jouissances que nous t'avons dues si longtemps; viens et savoure-les, et +sois heureux et fier; tu te souviendras de cette heure toujours, et nous +l'aurons oubliée demain. Il s'avance haletant, le coeur gonflé de larmes; +une vaste acclamation éclate à son aspect; le peuple bat des mains, +l'appelle des noms les plus beaux et les plus chers; César le couronne. +Mais la toile s'abaisse enfin, comme le froid et le lourd couteau des +supplices; un abîme sépare le triomphateur de son char de triomphe, +abîme infranchissable et creusé par le temps. Tout est consommé! Le Dieu +n'est plus! + + Nuit profonde. + + . . . . . . . . . . . . . . . + . . . . . . . . . . . . . . . + . . . . . . . . . . . . . . . + + Nuit éternelle. + + . . . . . . . . . . . . . . . + . . . . . . . . . . . . . . . + . . . . . . . . . . . . . . . + + +FIN. + + + + +TABLE DES MATIÈRES + +DU SECOND VOLUME. + + +Voyage musical en Italie. + +I. Concours de composition musicale à l'Institut 3 + +II. Le concierge de l'Institut 15 + +III. Distribution des prix de l'Institut 31 + +IV. Le départ 45 + +V. L'arrivée 59 + +VI. Episode bouffon 67 + +VII. Retour à Rome 85 + +VIII. La vie de l'Académie 99 + +IX. Vincenza 117 + +X. Vagabondages 127 + +XI. Subiaco 137 + +XII. Encore Rome 151 + +XIII. Naples 177 + +XIV. Retour en France 209 + +Le Premier opéra (nouvelle). Alfonso Della Viola à +Benvenuto Cellini 229 + +Benvenuto à Alfonso 239 + +Benvenuto à Alfonso 251 + +Alfonso à Benvenuto 255 + +Conclusion 257 + +Du Système de Gluck en musique dramatique 262 + +Les deux Alceste de Gluck 279 + +Le Suicide par enthousiasme 309 + + +Astronomie musicale. + +Révolution d'un ténor autour du public. Avant l'Aurore 341 + +Lever héliaque 345 + +Le ténor au zénith 353 + +Le soleil se couche 361 + + +FIN DE LA TABLE DE TOME DEUXIEME. + + +NOTES: + +[1] Méhul est en effet de Givet, mais il n'était pas né à l'époque où +Pingard prétend avoir parlé de lui à Levaillant. + +[2] Il faut dire, pour être juste, que si les peintres jugent les +musiciens, ceux-ci leur rendent la pareille au concours de peinture, où +le prix est donné également à la pluralité des voix par toutes les +sections réunies de l'Académie des Beaux-Arts. Il en est de même pour +les prix d'architecture, de gravure et de sculpture. Je sens pourtant, +en mon âme et conscience, que si j'avais l'honneur d'appartenir à ce +docte corps, il me serait bien difficile de motiver mon choix, en +donnant le prix à un graveur ou à un architecte, et que je ne pourrais +guère faire preuve d'impartialité qu'en tirant le plus méritant à la +courte-paille. + +[3] 1er Iambe d'Auguste Barbier. + +[4] Expression du même poète. + +[5] Monfort avait obtenu en 1830 le prix de composition musicale qui +n'avait pas été décerné l'année précédente, il se trouvait conséquemment +aussi à Rome quand j'y arrivai. + +[6] Ce manuscrit est entre les mains de mon ami J. d'Ortigue, avec +l'inscription raturée. + +[7] + + Si quelqu'un t'offense je te vengerai. + +Cette statue célèbre est sur la place du Grand-Duc, où se trouve aussi +la poste. + +[8] Nous étions loin de nous douter alors que nous ferions tous les deux +en 1840 l'inauguration de la belle colonne de la Bastille, dont il est +l'auteur; et qu'il serait chargé de construire un orchestre pour +recevoir les exécutants de ma symphonie funèbre. + +[9] Les théâtres lyriques, à Rome, ne sont ouverts que quatre mois de +l'année. + +[10] Il est fort difficile de se procurer les chefs-d'oeuvre de la +littérature moderne; la police du S.P. les ayant presque tous mis à +l'index. + +[11] Je l'ai vue un soir chez M. Vernet, avec ses longs cheveux blonds +tombant autour de sa figure mélancolique, comme les branches d'un saule +pleureur: trois jours après je vis sa charge en terre dans l'atelier de +Dantan. + +[12] Le séjour des pensionnaires musiciens en Italie n'est que de deux +ans, ils doivent ensuite voyager un an en Allemagne et revenir à Paris. +Les autres artistes, au contraire, sont tenus de passer cinq ans au-delà +des monts. + +[13] J'ai hâte maintenant de dire au lecteur, pour dissiper l'impression +trop violente, trop désolante, trop déchirante que mon récit aura sans +aucun doute produite sur son imagination et sur son coeur, qu'il n'y a de +réel dans l'anecdote que l'amour de Vincenza pour mon ami Gibert, et +l'indifférence de celui-ci pour elle. Je serais au désespoir d'affliger +quiconque trop profondément. D'ailleurs, tout ce que je raconte dans ces +deux volumes est vrai, et j'ai peur de l'ombre mensongère que ce conte +pourrait jeter sur le reste de mon récit. Vincenza a bien pleuré souvent +au pied des tilleuls du Pincio, elle m'a demandé bien des fois de la +raccommoder avec son amant qu'elle ennuyait et qui n'était point jaloux, +mais elle ne s'est pas noyée le moins du monde. Elle est morte à Albano, +de maladie tout bonnement, deux ans après mon départ. Quant à Gibert, +l'indolent créole, qui se soucie de moi comme de Vincenza, il est +toujours à Rome, où il passe un tiers de sa vie à sommeiller, l'autre à +dormir et le troisième à ne rien faire. + +[14] _Inglese_, Anglais. + +[15] _Baïocco_, monnaie romaine. + +[16] Je fumais alors, je n'avais pas encore découvert que l'excitation +causée par le tabac est une chose pour moi prodigieusement désagréable. + +[17] Ceci est encore un mensonge et résulte de la tendance qu'ont +toujours les artistes à écrire des phrases qu'ils croient à effet. Je +n'ai jamais donné de coups de pied à Crispino; Flacheron est même le +seul d'entre nous qui se soit permis avec lui une telle liberté. + +[18] Cet instrument ne serait-il pas celui dont parle Virgile: + + ..... Ite per alta + Dindyma, ubi assuetis biforem dat tibia cantum. + + +[19] J'avais écrit les paroles parlées et chantées de cet ouvrage qui +sert de conclusion à la Symphonie Fantastique, en revenant de Nice, et +pendant le trajet que je fis, à pied, de Sienne à Montefiascone. + +[20] _Grani_, monnaie napolitaine. + +[21] Isidore Flacheron. + +[22] Faute de pouvoir prononcer mon nom, les Subiacois me désignaient +toujours de la sorte. + +[23] Aujourd'hui madame Flacheron. + +[24] Assassiner quelqu'un. + +[25] L**** était un grand séducteur de femmes de chambre; et il +prétendait qu'un moyen sûr de s'en faire aimer, c'était _d'avoir +toujours l'air un peu triste et un pantalon blanc_. + +[26] Il faut en excepter une partie de celle de Bellini et de ses +imitateurs. + +[27] Cette correspondance fictive est basée sur des faits historiques: +Benvenuto Cellini, l'un des plus grands sculpteurs et ciseleurs de son +temps, fut en effet contemporain d'Alfonso della Viola, auteur d'un +opéra qui passe pour le second ou le troisième essai de musique +dramatique fait au seizième siècle. + +[28] Historique. + +[29] Historique. + +[30] Historique. + +[31] Historique. + +[32] Historique. + +[33] On sait que Cellini professait une singulière aversion pour cet +instrument. + +[34] Cet air n'est pas de Gluck. + +[35] Nous désignerons ainsi par les premières paroles dans les deux +langues, les morceaux qui existent dans les deux partitions. + +[36] L'intention de Gluck est là trop évidente et trop belle pour ne la +rendre à l'exécution qu'avec les moyens ordinaires; c'est trente flûtes +au lieu de deux qu'il faudrait pour ce morceau. Oh! si j'étais directeur +de l'Opéra! + +[37] Cet air est toujours supprimé à la représentation. + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Voyage musical en Allemagne et en +Italie, II, by Hector Berlioz + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK VOYAGE MUSICAL II *** + +***** This file should be named 37567-8.txt or 37567-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/7/5/6/37567/ + +Produced by Chuck Greif and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was +produced from images available at the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Voyage musical en Allemagne et en Italie, II + +Author: Hector Berlioz + +Release Date: September 29, 2011 [EBook #37567] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK VOYAGE MUSICAL II *** + + + + +Produced by Chuck Greif and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was +produced from images available at the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + + + + + +</pre> + +<hr class="full" /> + +<table summary="note" style="background-color: rgb(222, 230, 201);" border="1" cellpadding="5" cellspacing="0"> + +<tbody><tr><td>Note sur la transcription: L'orthographe d'origine a été conservée et +n'a pas été harmonisée.<br />Quelques erreurs clairement introduites par le +typographe ont cependant été corrigées.</td></tr> +</tbody></table> + +<p class="cb">VOYAGE MUSICAL<br /><br /> +<big>EN ALLEMAGNE</big><br /><br /> +ET<br /><br /> +EN ITALIE.</p> + +<p> +<br /> +<br /> +<br /> +<br /> +</p> + +<p class="c">————</p> + +<p class="c">SÈVRES—M. CERF. IMPRIMEUR. 444, RUE ROYALE.</p> + +<p class="c">————</p> + +<p> +<br /> +<br /> +<br /> +<br /> +</p> + +<p><a name="page_001" id="page_001"></a></p> + +<h1>VOYAGE MUSICAL<br /> +<br /> +<small><small>EN</small></small><br /> +<br /> +<big>ALLEMAGNE</big><br /> +<br /> +<small><small>ET</small></small><br /> +<br /> +EN ITALIE.</h1> + +<p class="cb">ÉTUDES SUR BEETHOVEN, GLUCK ET WEBER.<br /> +MÉLANGES ET NOUVELLES.<br /> +<br /><br /> +<span style="font-family:sans-serif;">P<small>AR</small> HECTOR BERLIOZ.</span><br /> +<br /> +2<br /> +<br /> +PARIS<br /> +<small>JULES LABITTE, LIBRAIRE-ÉDITEUR,<br /> +Nº 3. QUAI VOLTAIRE.</small><br /> +——<br /> +1844</p> + +<p><a name="page_002" id="page_002"></a></p> + +<p> +<br /> +<br /> +<br /> +<br /> +</p> + +<p class="cb"> +<big>VOYAGE MUSICAL</big><br /> +<br /> +EN ITALIE.</p> + +<p> +<br /> +<br /> +</p> + +<table border="2" cellpadding="5" cellspacing="0" summary="TABLE"> +<tr><td align="center"><a href="#TABLE_DES_MATIERES"><b>TABLE DES MATIÈRES</b></a></td></tr> +</table> + +<p> +<br /> +<br /> +<br /> +<br /> +</p> + +<p><a name="page_003" id="page_003"></a></p> + +<h3><a name="I" id="I"></a>I<br /><br /> +CONCOURS DE COMPOSITION MUSICALE A L'INSTITUT.</h3> + +<p><a name="page_004" id="page_004"></a></p> + +<p><a name="page_005" id="page_005"></a></p> + +<p><i>Je dirai: J'étais là, telle chose m'advint.</i></p> + +<p>Il faut dire aussi pourquoi j'étais là, car on ne s'en douterait guère.</p> + +<p>En effet, que peut aller chercher aujourd'hui un musicien en Italie? +Irait-il y entendre les chefs-d'œuvre de l'ancienne école? on ne les +exécute nulle part. Ceux de l'école moderne? on les représente +habituellement à Paris. Se proposerait-il d'y étudier l'art du chant? +C'est bien, il est vrai, la terre classique des chanteurs; mais ceux-ci +n'ont pas plutôt acquis un talent un peu remarquable, que nous les +voyons accourir en France. Les Rubini, Tamburini, Grisi, Persiani, +Ronconi, Salvi, ont fondé ou consolidé leur réputation à Paris, et ils y +passent, en général,<a name="page_006" id="page_006"></a> une bonne partie de leur vie d'artiste. Se +livre-t-il à l'étude de la musique instrumentale? c'est le Rhin qu'il +faut passer et non les Alpes. Toutes ces raisons sont excellentes, sans +doute; je me bornerai à répondre que, si je suis allé en Italie sous +prétexte de musique, c'est par arrêt de l'Académie. J'ai obtenu, comme +tant d'autres, le grand prix de composition musicale au concours annuel +de l'Institut; et si le lecteur est curieux de savoir comment se faisait +ce concours, à l'époque où je m'y présentai, je puis le lui apprendre.</p> + +<p>Faire connaître quels sont chaque année ceux des jeunes compositeurs +français qui offrent le plus de garanties pour l'avenir de l'art, et les +encourager en les mettant, au moyen d'une pension, dans le cas de +s'occuper librement et exclusivement pendant cinq ans de leurs études, +tel est le double but de l'institution du prix de Rome, telle a été +l'intention du gouvernement qui l'a fondée. Toutefois, voici les moyens +qu'on employait encore il y a quelques années, pour remplir l'une et +parvenir à l'autre. Les choses ont un peu changé depuis lors, mais bien +peu.</p> + +<p>Les <i>faits</i> que je vais citer paraîtront sans doute fort extraordinaires +et improbables à la plupart des lecteurs, mais comme j'ai eu l'honneur +d'obtenir successivement le second et le premier grand prix au concours +de l'Institut, je<a name="page_007" id="page_007"></a> ne dirai rien que je n'aie vu moi-même, et dont je ne +sois parfaitement sûr. Cette circonstance d'ailleurs me permet de dire +librement toute ma pensée sans crainte de voir attribuer à l'aigreur +d'une vanité blessée ce qui n'est que l'expression de mon amour de l'art +et de ma conviction intime.</p> + +<p>Tous les Français, ou naturalisés Français, âgés de moins de trente ans, +pouvaient, et peuvent encore, aux termes du réglement, être admis au +concours.</p> + +<p>Quand l'époque en avait été fixée, les candidats venaient s'inscrire au +secrétariat de l'Institut. Ils subissaient ensuite un examen +préparatoire, nommé <i>concours préliminaire</i>, qui avait pour but de +désigner parmi les aspirants les cinq ou six élèves les plus avancés.</p> + +<p>Le sujet du grand concours devait être une <i>scène lyrique sérieuse pour +une ou deux voix et orchestre</i>; et les candidats, afin de prouver qu'ils +possédaient le sentiment de la mélodie et de l'expression dramatique, +l'art de l'instrumentation et les autres qualités indispensables pour un +tel ouvrage, étaient tenus d'écrire une <i>fugue vocale</i>. On leur +accordait une journée entière pour ce travail. <i>Chaque fugue devait être +signée.</i></p> + +<p>Le lendemain, les membres de la section de musique de l'Institut se +rassemblaient, lisaient les fugues, et faisaient un choix trop souvent +entaché de partialité, car un certain nombre des<a name="page_008" id="page_008"></a> manuscrits <i>signés</i> +appartenait toujours à des élèves de messieurs les académiciens.</p> + +<p>Les votes recueillis et les concurrents désignés, ceux-ci devaient se +représenter bientôt après pour recevoir les paroles de la scène ou +cantate qu'ils allaient avoir à mettre en musique, et <i>entrer en loge</i>. +M. le secrétaire perpétuel de l'Académie des Beaux-Arts leur dictait +collectivement le classique poème, qui commençait presque toujours +ainsi:</p> + +<p class="poem">Déjà l'Aurore aux doigts de rose.</p> + +<p>Ou:</p> + +<p class="poem">Déjà le jour naissant ranime la nature.</p> + +<p>Ou:</p> + +<p class="poem">Déjà d'un doux éclat l'horizon se colore.</p> + +<p>Ou:</p> + +<p class="poem">Déjà du blond Phébus le char brillant s'avance.</p> + +<p>Ou:</p> + +<p class="poem">Déjà de pourpre et d'or les monts lointains se parent.</p> + +<p>Ou:</p> + +<p class="poem">Déjà....</p> + +<p>Ah! ma foi, j'allais faire une fausse citation. La cantate avec laquelle +j'ai obtenu le grand prix commençait précisément de la façon contraire. +C'était, si je ne me trompe: «<i>Déjà la nuit a voilé la nature.</i>» C'est +fort différent, comme on voit.<a name="page_009" id="page_009"></a></p> + +<p>Les candidats, munis du lumineux poème, étaient alors enfermés isolément +avec un piano, jusqu'à ce qu'ils eussent terminé leur partition. Le +matin à onze heures, et le soir à six, le concierge, dépositaire des +clefs de chaque loge, venait ouvrir aux détenus, qui se réunissaient +pour prendre ensemble leurs repas; mais défense à eux de sortir du +palais de l'Institut. Tout ce qui venait du dehors, papiers, lettres, +livres, linge, était soigneusement visité, afin que les élèves ne +pussent obtenir ni aide ni conseils de personne. Ce qui n'empêchait pas +qu'on ne les autorisât à recevoir des visites dans la cour de +l'Institut, tous les jours, de six à huit heures du soir, à inviter même +leurs amis à de joyeux dîners, où Dieu sait tout ce qui pouvait se +communiquer, de vive voix ou par écrit, entre le bordeaux et le +champagne. Le délai fixé pour la composition était de 22 jours; ceux des +auteurs qui avaient fini avant ce temps étaient libres de sortir, après +avoir déposé leur manuscrit, toujours <i>numéroté et signé</i>. Toutes les +partitions étant livrées, le lyrique aréopage s'assemblait de nouveau, +et s'adjoignait à cette occasion deux membres pris dans les autres +sections de l'Institut. Un sculpteur et un peintre, par exemple, ou un +graveur et un architecte, ou un sculpteur et un graveur, ou un +architecte et un peintre, ou même deux graveurs, ou deux peintres, ou +deux architectes, ou deux<a name="page_010" id="page_010"></a> sculpteurs. L'important était qu'ils ne +fussent pas musiciens. Ils avaient voix délibérative et se trouvaient là +pour juger d'un art qui leur est étranger. On entendait successivement +toutes les scènes écrites pour l'orchestre, comme je l'ai dit plus haut, +et on les entendait réduites par <i>un seul</i> accompagnateur, <i>sur le +piano</i>!..... (Et il en est encore ainsi à cette heure!)</p> + +<p>Vainement prétendrait-on qu'il est possible d'apprécier à sa juste +valeur une composition d'orchestre ainsi mutilée; rien n'est plus +éloigné de la vérité. Le piano peut donner une idée de l'orchestre, pour +un ouvrage qu'on aurait déjà entendu complètement exécuté; la mémoire +alors se réveille, supplée à ce qui manque, et on est ému par souvenir. +Mais pour une œuvre nouvelle, dans l'état actuel de la musique, c'est +impossible. Une partition telle que l'<i>OEdipe</i>, de Sacchini, ou toute +autre de cette école, dans laquelle l'instrumentation n'existe pas, ne +perdrait presque rien à une pareille épreuve. Aucune composition +moderne, en supposant que l'auteur ait profité des ressources que l'art +actuel lui donne, n'est dans le même cas. Exécutez donc sur le piano la +marche de <i>la Communion</i>, de la messe du sacre, de Chérubini? Que +deviendront ces délicieuses tenues d'instruments à vent qui vous +plongent dans une extase mystique? ces ravissants enlacements de flûtes +et de clarinettes, d'où<a name="page_011" id="page_011"></a> résulte presque tout l'effet? Ils disparaîtront +complètement, puisque le piano ne peut tenir ni enfler un son.</p> + +<p>Accompagnez au piano l'admirable air d'Agamemnon dans l'<i>Iphigénie en +Aulide</i> de Gluck! Il y a sous ces vers:</p> + +<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary=""> +<tr><td align="left">J'entends retentir dans mon sein</td></tr> +<tr><td align="left">Le cri plaintif de la nature.</td></tr> +</table> + +<p class="nind">un solo de hautbois d'un effet poignant et vraiment sublime. Au piano, +au lieu d'une plainte déchirante, cette note vous donnera un son de +clochette, et rien de plus. Voilà l'idée, la pensée, l'inspiration +anéanties. Je ne parle pas des grands effets d'orchestre, des +oppositions si piquantes établies entre les instruments à cordes et +l'<i>harmonie</i> des couleurs tranchées qui séparent les instruments de +cuivre des instruments de bois, des effets magiques de timbales qu'on +trouve à chaque pas dans Beethoven et Weber, des moyens dramatiques qui +résultent de l'<i>éloignement</i> des masses harmoniques placées à distance +les unes des autres, ni de cent autres détails dans lesquels il serait +superflu d'entrer. Je dirai seulement qu'ici l'injustice et l'absurdité +du réglement se montrent dans toute leur laideur. N'est-il pas évident +que le piano anéantissant tous les effets d'instrumentation, nivelle, +par cela seul,<a name="page_012" id="page_012"></a> tous les compositeurs? Celui qui sera habile, profond, +ingénieux instrumentaliste, est rabaissé à la taille de l'ignorant qui +n'a pas les premières notions de cette branche de l'art. Ce dernier peut +avoir écrit des trombones au lieu de clarinettes, des ophicléides au +lieu de bassons, avoir commis les plus énormes bévues, pendant que +l'autre aura composé un magnifique orchestre, sans qu'il soit possible, +avec une pareille exécution, d'apercevoir la différence qu'il y a entre +eux. Le piano, pour les instrumentalistes, est donc une vraie guillotine +destinée à abattre toutes les nobles têtes, et dont la plèbe seule n'a +rien à redouter.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, les scènes ainsi <i>exécutées</i>, on va au scrutin (je +parle au présent, puisque rien n'est changé à cet égard). Le prix est +donné. Vous croyez que c'est fini? Erreur. Huit jours après, toutes les +sections de l'Académie des beaux-arts se réunissent pour le grand +jugement définitif. Les peintres, statuaires, architectes, graveurs en +médailles et graveurs en taille-douce forment cette fois un imposant +jury, dont <i>les musiciens cependant ne sont pas exclus</i>: les hommes de +lettres et poètes seuls n'y figurent point. Pourquoi cela?... je +l'ignore. Il me semble, en tout cas, que le chantre d'<i>Atala</i> et des +<i>Martyrs</i>, que l'auteur des <i>Voix intérieures</i> et des <i>Chants du +Crépuscule</i>, celui des <i>Harmonies religieuses</i><a name="page_013" id="page_013"></a> et des <i>Méditations</i>, +pourraient apprécier l'expression ou la noblesse d'une mélodie au moins +aussi bien que le plus grand sculpteur, fût-il un Phidias, ou le plus +habile architecte, fût-il un Michel-Ange.</p> + +<p>Quand les <i>exécuteurs</i>, chanteur et pianiste, ont fait entendre une +seconde fois, et de la même manière chaque partition, l'urne fatale +circule, on lit les bulletins, et le jugement préliminaire que la +section de musique avait porté huit jours auparavant, se trouve, en +dernière analyse, confirmé, modifié, ou <i>cassé</i> par la majorité.</p> + +<p>Ainsi, le prix de musique est donné par des gens qui ne sont pas +musiciens et qui n'ont pas même été mis dans le cas d'entendre, telles +qu'elles ont été conçues, les partitions entre lesquelles un absurde +réglement les oblige de faire un choix.</p> + +<p>Au jour solennel de la distribution des prix, la cantate préférée par +les peintres, sculpteurs et graveurs, est ensuite exécutée +<i>complètement</i>. C'est un peu tard; il aurait mieux valu sans doute +convoquer l'orchestre avant de se prononcer; et les dépenses +occasionnées par cette exécution tardive sont assez inutiles, puisqu'il +n'y a plus à revenir sur la décision prise; mais l'Académie est +curieuse, elle veut <i>connaître</i> l'ouvrage qu'elle a couronné........ +C'est un désir bien naturel!......</p> + +<p><a name="page_014" id="page_014"></a></p> + +<p><a name="page_015" id="page_015"></a></p> + +<h3><a name="II" id="II"></a>II<br /><br /> +LE CONCIERGE DE L'INSTITUT.</h3> + +<p><a name="page_016" id="page_016"></a></p> + +<p><a name="page_017" id="page_017"></a></p> + +<p>Il y avait dans mon temps, à l'Institut, un vieux concierge nommé +Pingard, à qui tout ceci causait une indignation des plus plaisantes. La +tâche de ce brave homme, à l'époque des concours, était de nous enfermer +dans nos loges, de nous ouvrir soir et matin, et de surveiller nos +rapports avec les visiteurs, aux heures de loisir. Il remplissait, en +outre, les fonctions d'huissier auprès de Messieurs les académiciens, et +assistait, en conséquence, à toutes les séances secrètes et publiques, +où il avait fait bon nombre de curieuses observations. Embarqué à seize +ans comme mousse à bord d'une frégate de la compagnie des Indes, il +avait parcouru presque toutes les îles de la Sonde, et, obligé de +séjourner<a name="page_018" id="page_018"></a> à Java, il échappa, par la force de sa constitution, et lui +neuvième, disait-il, aux fièvres pestilentielles qui avaient enlevé tout +l'équipage.</p> + +<p>J'ai toujours beaucoup aimé les vieux voyageurs, pourvu qu'ils eussent +quelque histoire lointaine à me raconter. En pareil cas, je les écoute +avec une attention calme et une inexplicable patience. Je les suis dans +toutes leurs digressions, dans les dernières ramifications des épisodes +de leurs épisodes; et, quand le narrateur, voulant trop tard revenir au +sujet principal et ne sachant quel chemin prendre, se frappe le front +pour ressaisir le fil rompu de son histoire en disant: «Mon Dieu, où en +étais-je donc?...,» je suis heureux de le remettre sur la piste de son +idée, de lui jeter le nom qu'il cherchait, la date qu'il avait oubliée, +et c'est avec une véritable satisfaction que je l'entends s'écrier, tout +joyeux: «Ah! oui, oui, j'y suis, m'y voilà.» Aussi étions-nous fort bons +amis, le père Pingard et moi; il m'avait estimé tout d'abord, à cause du +plaisir que je trouvais à lui parler de Batavia, de Célèbes, d'Amboyne, +de la côte de Coromandel, de Bornéo, de Sumatra; parce que je l'avais +questionné plusieurs fois avec curiosité sur les femmes Javanaises, dont +l'amour est fatal aux Européens, et avec lesquelles le gaillard avait +fait de si terribles fredaines, que la consomption avait un instant paru +vouloir réparer à son égard la négligence<a name="page_019" id="page_019"></a> du choléra-morbus. Lui ayant +un jour, à propos de la Syrie, parlé de Volney, de <i>ce bon monsieur le +comte de Volney, si simple, qui avait toujours des bas de laine bleue</i>, +son estime pour moi s'accrut d'une manière remarquable; mais son +enthousiasme n'eut plus de bornes, quand j'en vins à lui demander s'il +avait connu le célèbre voyageur Levaillant.</p> + +<p>«—M. Levaillant!... M. Levaillant, s'écria-t-il vivement, pardieu si je +le connais. Tenez! Un jour que je me promenais au cap de +Bonne-Espérance, en sifflant, j'attendais une petite négresse qui +m'avait donné rendez-vous sur la Grève, parce que, entre nous, il y +avait des raisons pour qu'elle ne vînt pas chez moi. Je vais vous dire.</p> + +<p>—Bon, bon, nous parlions de Levaillant.</p> + +<p>—Ah! oui. Eh bien! un jour que je sifflais en me promenant au cap de +Bonne-Espérance, un grand homme basané, qui avait une barbe de sapeur, +se retourne vers moi; il m'avait entendu siffler en français, c'est +apparemment à ça qu'il me reconnut:</p> + +<p>—Dis donc, gamin, qu'il me dit, tu es Français?</p> + +<p>—Pardi, si je suis Français, que je lui dis, je suis de Givet, +département des Ardennes, pays de M. Méhul<a name="FNanchor_1_1" id="FNanchor_1_1"></a><a href="#Footnote_1_1" class="fnanchor">[1]</a>.</p> + +<p>—Ah! tu es Français?<a name="page_020" id="page_020"></a></p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Ah!—Et il me tourna le dos.</p> + +<p>C'était M. Levaillant; vous voyez si je l'ai connu.»</p> + +<p>Le père Pingard était donc véritablement mon ami; aussi me traitait-il +comme tel, et me confiait-il des choses qu'il eût tremblé de dévoiler à +tout autre. Je me rappelle une conversation très-animée que nous eûmes +ensemble en 1828, époque de mon second prix. On nous avait donné pour +sujet de concours un épisode du Tasse: Herminie se couvrant des armes de +Clorinde, et à la faveur de ce déguisement, sortant des murs de +Jérusalem pour aller porter à Tancrède blessé les soins de son fidèle et +malheureux amour. Au milieu du troisième air (car il y avait toujours +trois airs dans les scènes de l'Institut; d'abord le lever de l'aurore +obligé, puis le premier récitatif suivi d'un premier air suivi d'un +deuxième récitatif suivi d'un deuxième air suivi d'un troisième +récitatif suivi d'un troisième air, le tout pour le même personnage), +dans le milieu du troisième air donc, se trouvaient ces quatre vers:</p> + +<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary=""> +<tr><td align="left">Dieu des chrétiens, toi que j'ignore,</td></tr> +<tr><td align="left">Toi que j'outrageais autrefois,</td></tr> +<tr><td align="left">Aujourd'hui, mon respect t'implore,</td></tr> +<tr><td align="left">Daigne écouter ma faible voix.</td></tr> +</table> + +<p>J'eus l'insolence de penser que, malgré le titre<a name="page_021" id="page_021"></a> d'<i>air agité</i> que +portait le dernier morceau, ce quatrain devait être le sujet d'une +prière, et il me parut impossible de faire implorer le Dieu des +chrétiens par la tremblante reine d'Antioche avec des cris de mélodrame +et un orchestre désespéré. J'en fis donc une prière; et, à coup sûr, +s'il y eût quelque chose de passable dans ma partition, ce ne fut que +cette andante. Comme j'arrivais à l'Institut le soir du jugement dernier +pour connaître mon sort, et savoir si les peintres, sculpteurs, graveurs +en médaille et graveurs en taille-douce m'avaient déclaré bon ou mauvais +musicien, je rencontre Pingard dans l'escalier:</p> + +<p>«—Eh bien! lui dis-je, qu'ont-ils décidé?</p> + +<p>»—Ah!... c'est vous, Berlioz... pardieu, je suis bien aise!... je vous +cherchais.</p> + +<p>»—Qu'ai-je obtenu, voyons, dites vite; une mention, un premier, un +second prix, ou rien?</p> + +<p>»—Oh! tenez, je suis encore tout remué. Quand je vous dis qu'il ne vous +a manqué que deux voix pour le premier.</p> + +<p>»—Parbleu, je n'en savais rien; vous m'en donnez la première nouvelle.</p> + +<p>»—Mais quand je vous le dis. Vous avez le second prix; c'est bon, mais +il n'a manqué que deux voix pour que vous eussiez le premier. Oh! tenez, +ça m'a vexé, parce que, voyez-vous, je ne suis ni peintre, ni +architecte,<a name="page_022" id="page_022"></a> ni graveur en médaille, et par conséquent je ne connais +rien du tout en musique; mais ça n'empêche pas que votre Dieu des +chrétiens m'a fait un certain gargouillement dans le cœur qui m'a +bouleversé. Et sacredieu, tenez, si je vous avais rencontré sur le +moment, je vous aurais... je vous aurais payé une demi-tasse.</p> + +<p>»—Merci, merci, mon cher Pingard, vous êtes bien bon. Vous vous y +connaissez; vous avez du goût. D'ailleurs, n'avez-vous pas visité la +côte de Coromandel?</p> + +<p>»—Pardi, certainement; mais pourquoi?</p> + +<p>»—Les îles de Java?</p> + +<p>»—Oui, mais...</p> + +<p>»—De Sumatra?</p> + +<p>»—Oui.</p> + +<p>»—De Bornéo?</p> + +<p>»—Oui.</p> + +<p>»—Vous avez été <i>lié</i> avec Levaillant?</p> + +<p>»—Pardi, comme deux doigts de la main.</p> + +<p>»—Vous avez parlé souvent à Volney?</p> + +<p>»—A M. le comte de Volney, qui avait des bas bleus?</p> + +<p>»—Oui.</p> + +<p>»—Certainement.</p> + +<p>»—Eh bien! vous êtes bon juge en musique.</p> + +<p>»—Comment ça?<a name="page_023" id="page_023"></a></p> + +<p>»—Il n'y a pas besoin de savoir comment; seulement, si on vous dit par +hasard: Quel titre avez-vous pour juger les compositeurs? êtes-vous +peintre, graveur en taille-douce, architecte, sculpteur? vous répondrez: +Non, je suis... voyageur, marin, mousse de la compagnie des Indes. C'est +plus qu'il n'en faut. Ah ça, voyons, comment s'est passée la séance?</p> + +<p>»—Oh! tenez, ne m'en parlez pas; c'est toujours la même chose: J'aurais +trente enfants, que le diable m'emporte si j'en mettrais un seul dans +les arts. Parce que je vois tout ça, moi. Vous ne savez pas quelle +sacrée boutique... Par exemple, ils se donnent, ils se vendent même des +voix entre eux. Tenez, une fois, au concours de peinture, j'entendis M. +Lethière qui demandait sa voix à un musicien<a name="FNanchor_2_2" id="FNanchor_2_2"></a><a href="#Footnote_2_2" class="fnanchor">[2]</a> pour un de ses élèves. +Nous sommes d'anciens camarades, qu'il lui dit, tu ne me refuseras<a +name="page_024" id="page_024"></a> pas ça. D'ailleurs, mon élève a du +talent, son tableau est très-bien.</p> + +<p>»—Non, non, non, je ne veux pas, je ne veux pas, que l'autre lui +répond. Ton élève m'avait promis un album que désirait ma femme, et il +n'a pas seulement dessiné un arbre pour elle. Je ne lui donne pas ma +voix.</p> + +<p>»—Ah! tu as bien tort, que lui dit M. Lethière; je vote pour les tiens, +tu le sais, et tu ne veux pas voter pour les miens.</p> + +<p>»—Non, je ne veux pas.</p> + +<p>»—Alors je ferai moi-même ton album, là, je ne peux pas mieux dire.</p> + +<p>»—Ah! c'est différent. Comment l'appelles-tu ton élève? Pour que je ne +confonde pas, donne-moi ses noms et prénoms. Pingard!</p> + +<p>»—Monsieur.</p> + +<p>»—Un papier et un crayon.</p> + +<p>»—Voilà, Monsieur. Ils vont dans l'embrasure de la fenêtre, ils +écrivent trois mots, et puis j'entends le musicien qui dit à l'autre, en +repassant: C'est bon! il a ma voix.</p> + +<p>»—Eh bien! n'est-ce pas abominable? et si j'avais un de mes fils au +concours, et qu'on lui fit des tours pareils n'y aurait-il pas de quoi +me jeter par la fenêtre?</p> + +<p>»—Bon, bon, calmez-vous, Pingard, et dites-moi comment tout s'est passé +aujourd'hui.</p> + +<p>»—Je vous l'ai déjà dit, vous avez le<a name="page_025" id="page_025"></a> second prix, et il ne vous a +manqué que deux voix pour le premier. Quand M. Dupont a eu chanté votre +cantate, et qu'il l'a fièrement bien chantée, par parenthèse, ils ont +commencé à écrire les bulletins. Il y avait un musicien, de mon côté, +qui parlait bas à un architecte, et qui lui disait: Voyez-vous, celui-là +ne fera jamais rien; ne lui donnez pas votre voix, c'est un jeune homme +perdu. Il n'admire que le dévergondage de Beethoven; on ne le fera +jamais rentrer dans la bonne route.</p> + +<p>»—Vous croyez, dit l'architecte? Cependant.....</p> + +<p>»—Oh! c'est très-sûr; d'ailleurs, demandez à notre illustre Chérubini. +Vous ne doutez pas de son expérience, j'espère; il vous dira, comme moi, +que ce jeune homme est fou, que Beethoven lui a troublé la cervelle.</p> + +<p>»—Pardon, me dit Pingard en s'interrompant, mais qu'est-ce que ce M. +Beethoven? il n'est pas de l'Institut, je crois?</p> + +<p>»—Non, il n'est pas de l'Institut; continuez.</p> + +<p>»—Ah! mon Dieu, ça n'a pas été long; l'autre a donné sa voix au nº 4, +au lieu de vous la donner, et voilà. Tout d'un coup, il y a un des +musiciens qui se lève et qui dit: Messieurs, avant d'aller plus avant, +je dois vous<a name="page_026" id="page_026"></a> prévenir que dans le second morceau de la partition que +nous venons d'entendre, il y a un travail d'orchestre très-ingénieux, +que le piano ne peut pas rendre, et qui doit, à l'exécution, produire le +plus grand effet. Il est bon d'en être instruit.</p> + +<p>»—Que diable viens-tu nous chanter, lui répond un autre musicien, ton +élève ne s'est pas conformé au programme; au lieu d'<i>un</i> air agité, il +en a écrit <i>deux</i>, et dans le milieu il a ajouté une prière qu'il ne +devait pas faire. Le réglement ne peut ainsi être méprisé. Il faut un +exemple.</p> + +<p>»—Oh! c'est trop fort! qu'en dit M. le Secrétaire-Perpétuel?</p> + +<p>»—Je crois que c'est un peu sévère, et qu'on peut pardonner la licence +que s'est permise votre élève; mais il est important que le jury soit +éclairé sur le genre de mérite que vous avez signalé, et que l'exécution +au piano ne nous a pas laissé apercevoir.</p> + +<p>»—Non, non, ce n'est pas vrai, dit M. Chérubini, ce prétendu mérite +d'instrumentation n'existe pas, ce n'est qu'un fouillis auquel on ne +comprend rien et qui serait détestable à l'orchestre.</p> + +<p>»—Ma foi, Messieurs, entendez-vous, disent de tous côtés les peintres, +sculpteurs, architectes et graveurs, nous ne pouvons juger que ce<a +name="page_027" id="page_027"></a> que nous entendons, et pour le reste, si +vous n'êtes pas d'accord...</p> + +<p>»—Ah! oui.—Ah! non.—Mais mon Dieu!...—Eh! que +Diable!...—Cependant...</p> + +<p>»Enfin, ils criaient tous à la fois, et comme ça les ennuyait, voilà M. +Renaud et deux autres qui s'en vont, en disant qu'ils se récusaient et +qu'ils ne voulaient pas voter. Puis on a compté les bulletins, et il +vous a manqué deux voix, comme je vous ai dit.</p> + +<p>»—Je vous remercie, mon bon Pingard; mais, dites-moi, cela se +passait-il de la même manière à l'Académie du cap de Bonne-Espérance?</p> + +<p>»—Oh! par exemple! quelle farce! Une académie au Cap! un institut +hottentot! Vous savez bien qu'il n'y en a pas.</p> + +<p>»—Vraiment! et chez les Indiens de Coromandel?</p> + +<p>»—Point.</p> + +<p>»—Et chez les Malais?</p> + +<p>»—Pas davantage.</p> + +<p>»—Ah ça! mais il n'y a donc point d'académie dans l'Orient?</p> + +<p>»—Certainement non.</p> + +<p>»—Les Orientaux sont bien à plaindre!</p> + +<p>»—Ah! oui, ils s'en moquent pas mal!</p> + +<p>»—Les barbares!»</p> + +<p>Là-dessus, je quittai le vieux concierge, gardien,<a name="page_028" id="page_028"></a> huissier de +l'Institut, en songeant à l'immense avantage qu'il y aurait d'envoyer +l'Académie civiliser l'île de Java. Je ruminais déjà le plan d'un projet +que je voulais adresser aux académiciens eux-mêmes, à l'effet de les +prier <i>de vouloir bien se donner la peine</i> d'aller se promener un peu au +cap de Bonne-Espérance, comme Pingard. Mais nous sommes si égoïstes, +nous autres Occidentaux, notre amour de l'humanité est si faible, que +ces pauvres Hottentots, ces malheureux Malais, qui n'ont pas d'académie, +ne m'ont occupé sérieusement que deux ou trois heures; le lendemain je +n'y songeais plus. Deux ans après, j'obtins enfin le premier grand prix; +<i>mon tour était venu</i>. Dans l'intervalle, le pauvre Pingard était mort, +et ce fut grand dommage, car s'il eût entendu mon <i>Incendie de +Sardanapale</i>, je suis sûr qu'il m'aurait cette fois payé une tasse tout +entière.</p> + +<p>Ce fut en 1830 que ce bonheur m'arriva. Je terminais précisément ma +cantate le 28 juillet:</p> + +<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary=""> +<tr><td align="left">«...Lorsqu'un lourd soleil chauffait les grandes dalles</td></tr> +<tr><td align="left"> »Des ponts et de nos quais déserts;</td></tr> +<tr><td align="left">»Que les cloches hurlaient, que la grêle des balles</td></tr> +<tr><td align="left"> »Sifflait et pleuvait par les airs;</td></tr> +<tr><td align="left">»Que dans Paris entier, comme la mer qui monte,</td></tr> +<tr><td align="left"> »Le peuple soulevé grondait;</td></tr> +<tr><td align="left">»Et qu'au lugubre accent des vieux canons de fonte</td></tr> +<tr><td align="left"> »<i>La Marseillaise</i> répondait<a name="FNanchor_3_3" id="FNanchor_3_3"></a><a href="#Footnote_3_3" class="fnanchor">[3]</a>.»</td></tr> +</table> + +<p><a name="page_029" id="page_029"></a></p> + +<p>L'aspect du palais de l'Institut, habité par de nombreuses familles, +était alors curieux; les biscayens traversaient nos portes barricadées, +les boulets ébranlaient la façade, les femmes poussaient des cris, et +dans les moments de silence, entre les décharges, les hirondelles +reprenaient en chœur leur chant joyeux cent fois interrompu. Et +j'écrivais, j'écrivais précipitamment les dernières pages de mon +orchestre, au bruit sec et mat des balles perdues qui, décrivant une +parabole au-dessus des toits, venaient s'applatir près de mes fenêtres, +contre la muraille de ma chambre. Enfin, le 29, je fus libre, et je pus +sortir et polissonner dans Paris, le pistolet au poing, avec la <i>sainte +canaille</i><a name="FNanchor_4_4" id="FNanchor_4_4"></a><a href="#Footnote_4_4" class="fnanchor">[4]</a>, jusqu'au lendemain.</p> + +<p><a name="page_030" id="page_030"></a></p> + +<p><a name="page_031" id="page_031"></a></p> + +<h3><a name="III" id="III"></a>III<br /><br /> +DISTRIBUTION DES PRIX DE L'INSTITUT.</h3> + +<p><a name="page_032" id="page_032"></a></p> + +<p><a name="page_033" id="page_033"></a></p> + +<p>Deux mois après eurent lieu, comme à l'ordinaire, la distribution des +prix et l'exécution à grand orchestre de la cantate couronnée. Cette +cérémonie se passe encore de la même façon. Tous les ans, les mêmes +musiciens exécutent des partitions qui sont à peu près aussi toujours +les mêmes, et les prix donnés avec le même discernement sont distribués +avec la même solennité. Tous les ans, le même jour, à la même heure, +debout sur la même marche du même escalier de l'Institut, le même +académicien répète la même phrase au lauréat qui vient d'être couronné. +Le jour est le premier samedi d'octobre; l'heure, la quatrième de +l'après-midi; la marche<a name="page_034" id="page_034"></a> d'escalier, la troisième; l'académicien, tout +le monde s'en doute; la phrase, la voici:</p> + +<p>«Allons, jeune homme, <i>macte animo</i>; vous allez faire un beau voyage... +la terre classique des beaux-arts... la patrie des Pergolèse, des +Piccini.... un ciel inspirateur.... Vous nous reviendrez avec quelque +magnifique partition. Vous êtes en beau chemin.»</p> + +<p>Pour cette glorieuse journée, les académiciens endossent leur bel habit +brodé de vert; ils rayonnent, ils éblouissent. Ils vont couronner en +pompe, un peintre, un sculpteur, un architecte, un graveur et un +musicien. Grande est la joie au gynécée des muses.</p> + +<p>Que viens-je d'écrire là?... cela ressemble à un vers! C'est que j'étais +déjà loin de l'Académie, et que je songeais (je ne sais trop à quel +propos, en vérité), à cette strophe de Victor Hugo:</p> + +<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary=""> +<tr><td align="left">«Aigle qu'ils devaient suivre, aigle de notre armée,</td></tr> +<tr><td align="left">»Dont la plume sanglante en cent lieux est semée,</td></tr> +<tr><td align="left">»Dont le tonnerre, un soir, s'éteignit dans les flots;</td></tr> +<tr><td align="left">»Toi qui les as couvés dans l'aire maternelle,</td></tr> +<tr><td align="left">»Regarde et sois contente, et crie, et bats de l'aîle,</td></tr> +<tr><td align="left"><span style="margin-left: 4em;">«Mère, tes aiglons sont éclos.»</span></td></tr> +</table> + +<p>Revenons à nos lauréats, dont quelques-un ressemblent bien un peu à des +hiboux, à ces <i>petits monstres rechignés</i> dont parle La Fontaine, plutôt +qu'à des aigles, mais qui se partagent tous<a name="page_035" id="page_035"></a> également néanmoins les +affections de l'Académie.</p> + +<p>C'est donc le premier samedi d'octobre que leur mère radieuse <i>bat de +l'aile</i>, et que la cantate couronnée est enfin exécutée sérieusement. On +rassemble alors un orchestre <i>tout entier</i>; il n'y manque rien. Les +instruments à cordes y sont; on y voit les deux flûtes, les deux +hautbois, les deux clarinettes (je dois cependant à la vérité de dire +que cette précieuse partie de l'orchestre est complète depuis peu +seulement. Quand l'<i>aurore</i> du grand prix se leva pour moi, il n'y avait +qu'<i>une clarinette et demie</i>; le vieillard chargé depuis un temps +immémorial de la partie de première clarinette, n'ayant plus qu'une +dent, ne pouvait faire sortir de son instrument asthmatique que la +moitié des notes, tout au plus). On y trouve les quatre cors, les trois +trombones, et jusqu'à des <i>cornets à pistons</i>, instruments modernes! +Voilà qui est fort. Eh bien! rien n'est plus vrai. L'Académie, ce +jour-là, ne se connaît plus, elle fait des folies, de véritables +extravagances: <i>elle est contente, et crie et bat de l'aile, ses hiboux</i> +(ses aiglons voulais-je dire) <i>sont éclos</i>. Chacun est à son poste. +Habeneck, armé de l'archet conducteur, donne le signal.</p> + +<p>Le soleil se lève; solo de violoncelle... léger crescendo.<a +name="page_036" id="page_036"></a></p> + +<p>Les petits oiseaux se réveillent; solo de flûte, trilles de violons.</p> + +<p>Les petits ruisseaux murmurent, solo d'altos.</p> + +<p>Les petits agneaux bêlent, solo de hautbois.</p> + +<p>Et le crescendo continuant, il se trouve que quand les petits oiseaux, +les petits ruisseaux et les petits agneaux ont été entendus +successivement, le soleil est au zénith, et qu'il est midi tout au +moins. Le récitatif commence:</p> + +<p class="c">«Déjà le jour naissant, etc.»</p> + +<p>Suivent, le premier air, le deuxième récitatif, le deuxième air, le +troisième récitatif et le troisième air où le personnage expire +ordinairement, mais où le chanteur et les auditeurs respirent. M. le +Secrétaire-Perpétuel prononce à haute et intelligible voix les noms et +prénoms de l'auteur, tenant d'une main la couronne de laurier +artificiel, qui doit ceindre les tempes du triomphateur, et de l'autre +une médaille d'or véritable qui lui servira à payer son terme avant le +départ pour Rome. Elle vaut 160 francs: j'en suis certain. Le lauréat se +lève:</p> + +<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary=""> +<tr><td align="left">Son front nouveau tondu, symbole de candeur</td></tr> +<tr><td align="left">Rougit, en approchant, d'une honnête pudeur.</td></tr> +</table> + +<p>Il embrasse M. le Secrétaire-Perpétuel. On applaudit un peu. A quelques +pas de la tribune de<a name="page_037" id="page_037"></a> M. le Secrétaire-Perpétuel, se trouve le maître +illustre de l'élève couronné; l'élève embrasse son illustre maître: +c'est juste. On applaudit encore un peu. Sur une banquette du fond, +derrière les Académiciens, les parents du lauréat versent +silencieusement des larmes de joie; celui-ci, enjambant les bancs de +l'amphithéâtre, écrasant le pied de l'un, marchant sur l'habit de +l'autre, se précipite dans les bras de son père et de sa mère, qui, +cette fois, sanglotent tout haut: rien de plus naturel: mais on +n'applaudit plus, le public commence à rire. A droite du lieu de la +scène larmoyante, une jeune personne fait des signes au héros de la +fête: celui-ci ne se fait pas prier, et déchirant au passage la robe de +gaze d'une dame, déformant le chapeau d'un dandy, il finit par arriver +jusqu'à sa cousine. Il embrasse sa cousine. Il embrasse quelquefois même +le voisin de sa cousine. On rit beaucoup. Une autre femme placée dans un +coin obscur et d'un difficile accès, donne quelques marques de sympathie +que l'heureux vainqueur se garde bien de ne pas apercevoir. Il vole +embrasser aussi sa maîtresse, sa future, sa fiancée, celle qui doit +partager sa gloire; mais dans sa précipitation et son indifférence pour +les autres femmes, il en renverse une d'un coup de pied, s'accroche +lui-même à une banquette, tombe lourdement, et sans aller plus loin, +renonçant à<a name="page_038" id="page_038"></a> donner la moindre accolade à la pauvre jeune fille, regagne +sa place suant et confus. Cette fois on applaudit à outrance, on rit aux +éclats; c'est un bonheur, un délire: c'est le beau moment de la séance +académique, et je sais bon nombre d'amis de la joie qui n'y vont que +pour celui-là. Je ne parle pas ainsi par rancune contre les rieurs, car +je n'eus pour ma part, quand mon tour arriva, ni père, ni mère, ni +cousine, ni maître, ni maîtresse à embrasser. Mon maître était malade, +mes parents absents et mécontents; pour ma maîtresse..... Je n'embrassai +donc que M. le Secrétaire-Perpétuel et je doute qu'en l'approchant on +ait pu remarquer la rougeur de mon front, car, au lieu d'être <i>nouveau +tondu</i>, il était enfoui sous une forêt de longs cheveux roux, qui, avec +d'autres traits caractéristiques, ne devait pas peu contribuer à me +faire ranger dans la classe des hiboux.</p> + +<p>J'étais d'ailleurs, ce jour-là, d'humeur très-peu embrassante; je crois +même n'avoir pas éprouvé de plus horrible colère dans toute ma vie. +Voici pourquoi: la cantate qu'on nous avait donnée à mettre en musique +finissait au moment où Sardanapale vaincu appelle ses plus belles +esclaves, et monte avec elles sur le bûcher. L'idée me vint d'écrire une +sorte de symphonie descriptive de l'incendie, des cris de ces femmes mal +résignées, des fiers accents de ce brave voluptueux,<a name="page_039" id="page_039"></a> défiant la mort au +milieu des progrès de la flamme et du fracas de l'écroulement du palais. +Mais en songeant aux moyens que j'allais avoir à employer pour rendre +sensibles, par l'orchestre seul les principaux traits d'un tableau de +cette nature, je m'arrêtai. La section de musique de l'Académie eût +condamné, sans aucun doute, toute ma partition, à la seule inspection de +ce final instrumental; d'ailleurs, rien ne pouvant être plus +inintelligible, réduit à l'exécution du piano, il devenait au moins +inutile de l'écrire. J'attendis donc. Quand ensuite le prix m'eut été +accordé, sûr alors de ne pouvoir plus le perdre, et d'être en outre +exécuté à grand orchestre, j'écrivis mon incendie. Ce morceau, à la +répétition générale, produisit un tel effet, que plusieurs de MM. les +Académiciens, pris au dépourvu, vinrent eux-mêmes m'en faire compliment, +sans arrière pensée et sans rancune pour le piège où je venais de +prendre leur religion musicale.</p> + +<p>La salle des séances publiques de l'Institut était pleine d'artistes et +d'amateurs, curieux d'entendre cette cantate dont l'auteur avait alors +déjà une fière réputation d'extravagance. La plupart en sortant, se +récriaient sur l'étonnement que leur avait causé l'<i>Incendie</i>, et par le +récit qu'ils firent de l'étrangeté de cet effet symphonique, la +curiosité et l'attention des auditeurs du lendemain, qui n'avaient point +assisté<a name="page_040" id="page_040"></a> à la répétition, furent naturellement excitées à un degré peu +ordinaire.</p> + +<p>A l'ouverture de la séance, me méfiant un peu de l'habileté de Grasset, +l'ex-chef d'orchestre du théâtre Italien, qui dirigeait alors, j'allai +me placer à côté de lui, mon manuscrit à la main. La pauvre Malibran, +attirée aussi par la rumeur de la veille, et qui n'avait pas pu trouver +place dans la salle, était assise sur un tabouret, auprès de moi, entre +deux contre-basses. Je la vis ce jour-là pour la dernière fois.</p> + +<p>Mon <i>decrescendo</i> commence:</p> + +<p>(La cantate débutant par ce vers: <i>Déjà la nuit a voilé la nature</i>, +j'avais dû faire un <i>Coucher du soleil</i>, au lieu du <i>Lever de l'Aurore</i> +consacré. Il semble que je sois condamné à ne jamais agir comme tout le +monde, à prendre la vie et l'Académie à contre-poil!)</p> + +<p>La cantate se déroule sans accident; Sardanapale apprend sa défaite, se +résout à mourir, appelle ses femmes; l'incendie s'allume, on écoute, les +initiés de la répétition disent à leurs voisins:</p> + +<p>«Vous allez entendre cet écroulement, c'est étrange, c'est prodigieux!</p> + +<p>Cinq cent mille malédictions sur les musiciens qui ne comptent pas leurs +pauses!!! une partie de cor donnait dans ma partition la réplique aux +timbales, les timbales la donnaient aux cymbales,<a name="page_041" id="page_041"></a> celles-ci à la grosse +caisse, et le premier coup de la grosse caisse amenait l'explosion +finale! Mon damné cor ne fait pas sa note, les timbales ne l'entendant +pas n'ont garde de partir, par suite, les cymbales et la grosse caisse +se taisent aussi; rien ne part! rien!!... les violons et les basses +continuent seuls leur impuissant tremolo; point d'écroulement! un +incendie qui s'éteint sans avoir éclaté; un effet ridicule au lieu de +l'éruption tant annoncée! <i>Ridiculus mus!...</i> Il n'y a qu'un +compositeur, déjà soumis à une pareille épreuve, qui puisse concevoir la +fureur dont je fus alors bouleversé. Un cri d'horreur s'échappa de ma +poitrine haletante, je lançai ma partition à travers l'orchestre, je +renversai deux pupitres; madame Malibran fit un bond en arrière, comme +si une mine venait soudain d'éclater à ses pieds; tout fut en rumeur, et +l'orchestre, et les Académiciens scandalisés, et les auditeurs +mystifiés, et les amis de l'auteur indignés. Ce fut une vraie +catastrophe musicale. Sérieusement, je tremble encore en y songeant.</p> + +<p>Il fallut pourtant bien en prendre mon parti, et quelques semaines +après, maudissant l'Académie de Paris, qui, cette fois, n'en pouvait +mais, m'acheminer vers l'Académie de Rome, où je devais avoir tout +loisir d'oublier la musique et les musiciens.</p> + +<p>Cette institution, fondée en 1666, eut sans<a name="page_042" id="page_042"></a> doute, dans le principe, un +but d'utilité pour l'art et les artistes. Il ne m'appartient pas de +juger jusqu'à quel point les intentions du fondateur ont été remplies à +l'égard des peintres, sculpteurs, graveurs et architectes; quant aux +musiciens, je le répète, le voyage d'Italie, favorable au développement +de leur imagination par le trésor de poésie que la nature, l'art et les +souvenirs, étalent à l'envi sous leurs pas, est au moins inutile sous le +rapport des études spéciales qu'ils y peuvent faire. Mais le fait +ressortira plus évident du tableau fidèle de la vie que mènent à Rome +les artistes français. Avant de s'y rendre, les cinq ou six nouveaux +lauréats se réunissent pour combiner ensemble les arrangements du grand +voyage qui se fait d'ordinaire en commun. Un <i>voiturin</i> se charge, +moyennant une somme assez modique, de faire parvenir en Italie sa +cargaison de grands hommes, en les entassant dans une lourde cariole, ni +plus ni moins que des bourgeois du Marais. Comme il ne change jamais de +chevaux, il lui faut beaucoup de temps pour traverser la France, passer +les Alpes, et parvenir dans les États-Romains; mais ce voyage à petites +journées doit être fécond en incidents pour une demi-douzaine de jeunes +voyageurs dont l'esprit, à cette époque, est fort loin d'être tourné à +la mélancolie. Si j'en parle sous la forme dubitative, c'est que je ne +l'ai pas fait<a name="page_043" id="page_043"></a> ainsi moi-même; diverses circonstances me retinrent à +Paris, après la <i>cérémonie auguste de mon couronnement</i>, jusqu'au milieu +de janvier, et je fis la traversée tout seul et assez triste.</p> + +<p><a name="page_044" id="page_044"></a></p> + +<p><a name="page_045" id="page_045"></a></p> + +<h3><a name="IV" id="IV"></a>IV<br /><br /> +LE DÉPART.</h3> + +<p><a name="page_046" id="page_046"></a></p> + +<p><a name="page_047" id="page_047"></a></p> + +<p>La saison était trop mauvaise pour que le passage des Alpes pût offrir +quelque agrément; je me déterminai donc à les tourner, et me rendis à +Marseille. C'était ma première entrevue avec la mer. Je cherchai assez +longtemps un vaisseau un peu propre qui fît voile pour Livourne, mais je +ne trouvai toujours que d'ignobles petits navires, chargés de laines ou +de barriques d'huile ou de monceaux d'ossements à faire du noir, qui +exhalaient une odeur insupportable. Du reste, pas un endroit où un +honnête homme pût se nicher; on ne m'offrait ni le vivre ni le couvert; +je devais apporter des provisions et me faire un chenil pour la nuit +dans le coin du vaisseau qu'on voulait bien m'octroyer. Pour toute<a +name="page_048" id="page_048"></a> compagnie, quatre matelots à face de +bouledogue, dont la probité ne m'était rien moins que garantie. Je +reculai. Pendant plusieurs jours il me fallut tuer le temps à parcourir +les rochers voisins de Notre-Dame de la Garde, genre d'occupation pour +lequel j'ai toujours eu un goût particulier.</p> + +<p>Enfin j'entendis annoncer le prochain départ d'un brick Sarde qui se +rendait à Livourne. Quelques jeunes gens de bonne mine, que je +rencontrai à la Cannebière, m'apprirent qu'ils étaient passagers sur le +bâtiment, et que nous y serions assez bien en nous concertant ensemble +pour l'approvisionnement. Le capitaine ne voulait en aucune façon se +charger du soin de notre table. En conséquence, il fallut y pourvoir. +Nous prîmes des vivres pour une semaine, comptant en avoir de reste, la +traversée de Marseille à Livourne, par un temps favorable, ne prenant +guère plus de trois ou quatre jours. C'est une délicieuse chose qu'un +premier voyage sur la Méditerranée, quand on est favorisé d'un beau +temps, d'un navire passable, et qu'on n'a pas le mal de mer. Les deux +premiers jours, je ne pouvais assez admirer la bonne étoile qui m'avait +fait si bien tomber et m'exemptait complètement du malaise dont les +autres voyageurs étaient cruellement tourmentés. Nos dîners sur le pont, +par un soleil superbe, en vue des côtes<a name="page_049" id="page_049"></a> de Sardaigne, étaient de fort +agréables réunions. Tous ces messieurs étaient Italiens, et avaient la +mémoire garnie d'anecdotes plus ou moins vraisemblables, mais +très-intéressantes. L'un avait servi la cause de la liberté en Grèce, où +il s'était lié avec Canaris; et nous ne nous lassions pas de lui +demander des détails sur l'héroïque incendiaire, dont la gloire semblait +prête à s'éteindre, après avoir brillé d'un éclat subit et terrible +comme l'explosion de ses brûlots. Un Vénitien, homme d'assez mauvais +ton, et parlant fort mal le français, prétendait avoir commandé la +corvette de Byron pendant les excursions aventureuses du poète dans +l'Adriatique et l'Archipel grec. Il nous décrivait minutieusement le +brillant uniforme dont Byron avait exigé qu'il fût revêtu, les orgies +qu'ils faisaient ensemble; il n'oubliait pas non plus les éloges que le +noble voyageur avait accordés à son courage. Au milieu d'une tempête, +Byron ayant engagé le capitaine à venir dans sa chambre, faire avec lui +une partie d'écarté, celui-ci accepta l'invitation au lieu de rester sur +le pont à surveiller la manœuvre; la partie commencée, les mouvements +du vaisseau devinrent si violents que la table et les joueurs furent +rudement renversés.</p> + +<p>—Ramassez les cartes, et continuons, s'écria Byron.</p> + +<p>—Volontiers, milord!<a name="page_050" id="page_050"></a></p> + +<p>—Commandant, vous êtes un brave!» Il se peut qu'il n'y ait pas un mot +de vrai dans tout cela, mais il faut convenir que l'uniforme galonné et +la partie d'écarté sont bien dans le caractère de l'auteur de <i>Lara</i>; en +outre le narrateur n'avait pas assez d'esprit pour donner à des contes +ce parfum de couleur locale, et le plaisir que j'éprouvais à me trouver +ainsi côte à côte avec un compagnon du pèlerinage de Childe-Harold, +achevait de me persuader. Mais notre traversée ne paraissait pas +approcher sensiblement de son terme; un calme plat nous avait arrêtés en +vue de Nice; il nous y retint trois jours entiers. La brise légère qui +s'élevait chaque soir nous faisait avancer de quelques lieues, mais elle +tombait au bout de deux heures, et la direction contraire d'un courant +qui règne le long de ces côtes, nous ramenait tout doucement pendant la +nuit au point d'où nous étions partis. Tous les matins, en montant sur +le pont, ma première question aux matelots était pour connaître le nom +de la ville qu'on distinguait sur le rivage, et tous les matins je +recevais pour réponse: «E Nizza, signore. Ancora Nizza. E sempre Nizza.» +Je commençais à croire la gracieuse ville de Nice douée d'une puissance +magnétique, qui, si elle n'arrachait pièce à pièce tous les ferrements +de notre brick, ainsi qu'il arrive, au dire des matelots, quand on +approche trop des pôles, exerçait au<a name="page_051" id="page_051"></a> moins sur le bâtiment une +irrésistible attraction. Un vent furieux du nord, qui nous tomba des +Alpes comme une avalanche, vint me tirer d'erreur. Le capitaine n'eut +garde de manquer une si belle occasion pour réparer le temps perdu, et +se <i>couvrit de toile</i>. Le vaisseau pris en flanc inclinait horriblement. +Toutefois je fus bien vite accoutumé à cet aspect qui m'avait alarmé +dans les premiers moments; mais vers minuit, comme nous entrions dans le +golfe de la Spezzia, la frénésie de cette <i>tramontana</i> devint telle, que +les matelots eux-mêmes commencèrent à trembler en voyant l'obstination +du capitaine à laisser toutes les voiles dehors. C'était une tempête +véritable, dont je ferai la description en beau style académique... une +autre fois. Cramponné à une barre de fer du tillac, j'admirais avec un +sourd battement de cœur cet étrange spectacle, pendant que le +commandant vénitien, dont j'ai parlé plus haut, examinait d'un œil +sévère le capitaine occupé à tenir la barre, et laissait échapper de +temps en temps de sinistres exclamations: «C'est de la folie! +disait-il... Quel entêtement!... Cet imbécile va nous faire sombrer!... +Un temps pareil, et quinze voiles étendues!» L'autre ne disait mot, et +se contentait de rester au gouvernail, quand un effroyable coup de vent +vint le renverser, et coucher presque entièrement le navire sur le +flanc. Ce fut un instant terrible...<a name="page_052" id="page_052"></a> Pendant que notre malencontreux +capitaine roulait au milieu des tonneaux que la secousse avait jetés sur +le pont dans toutes les directions, le Vénitien, s'élançant à la barre, +prit le commandement de la manœuvre avec une autorité illégale, il est +vrai, mais bien justifiée par l'événement, et que l'instinct des +matelots, joint à l'imminence du danger, les empêcha de méconnaître. +Plusieurs d'entre eux, se croyant perdus, appelaient déjà la madone à +leur aide. «Il ne s'agit pas de la madone, sacredieu! s'écrie le +commandant, au perroquet! au perroquet! tous au perroquet!» En un +instant, à la voix de ce chef improvisé, les mâts furent couverts de +monde, les principales voiles carguées; le vaisseau, se relevant à demi, +permit alors d'exécuter les manœuvres de détail, et nous fûmes sauvés.</p> + +<p>Le lendemain nous arrivâmes à Livourne à l'aide d'une seule voile, tant +était grande la violence du vent. Quelques heures après notre +installation à l'hôtel de l'Aquila Nera, nos matelots vinrent en corps +nous faire une visite, intéressée en apparence, mais qui n'avait pour +but cependant que de se réjouir avec nous du danger auquel nous venions +d'échapper. Ces pauvres diables, qui gagnent à peine le morceau de morue +sèche et le biscuit dont se compose leur nourriture habituelle, ne +voulurent jamais accepter<a name="page_053" id="page_053"></a> notre argent, et ce fut à grand peine que +nous parvînmes à les faire rester pour prendre leur part d'un déjeuner +improvisé. Une pareille délicatesse est chose rare, surtout en Italie; +elle mérite d'être consignée.</p> + +<p>Mes compagnons de voyage m'avaient confié, pendant la traversée, qu'ils +accouraient pour prendre part au mouvement qui venait d'éclater contre +le duc de Modène. Ils étaient animés du plus vif enthousiasme; ils +croyaient toucher déjà au jour de l'affranchissement de leur patrie. +Modène prise, la Toscane entière se soulèverait; sans perdre de temps, +on marcherait sur Rome; la France d'ailleurs ne manquerait pas de les +aider dans leur noble entreprise, etc., etc. Hélas! avant d'arriver à +Florence, deux d'entre eux furent arrêtés par la police du Grand-Duc et +jetés dans un cachot, où ils croupissent peut-être encore; pour les +autres, j'ai appris plus tard qu'ils s'étaient distingués dans les rangs +des patriotes de Modène et de Bologne, mais qu'attachés au brave et +malheureux Menotti, ils avaient suivi toutes ses vicissitudes et partagé +son sort. Telle fut la fin tragique de ces beaux rêves de liberté.</p> + +<p>Resté seul à Florence, après des adieux que je ne croyais pas devoir +être éternels, je m'occupai de mon départ pour Rome. Le moment était +fort inopportun, et ma qualité de Français, arrivant de Paris, me +rendait encore plus difficile<a name="page_054" id="page_054"></a> l'entrée des États pontificaux. On refusa +de viser mon passeport pour cette destination; les pensionnaires de +l'Académie étaient véhémentement soupçonnés d'avoir fomenté le mouvement +insurrectionnel de la place Colonne, et l'on conçoit que le pape ne vit +pas avec empressement s'accroître cette petite colonie de +révolutionnaires. J'écrivis à notre directeur, M. Horace Vernet, qui, +après d'énergiques réclamations, obtint enfin du cardinal Bernetti +l'autorisation dont j'avais besoin.</p> + +<p>Par une singularité remarquable, j'étais parti seul de Paris; je m'étais +trouvé seul Français dans la traversée de Marseille à Livourne; je fus +l'unique voyageur que le voiturin de Florence trouva disposé à +s'acheminer vers Rome, et c'est dans cet isolement complet que j'y +arrivai. Deux volumes de Mémoires sur l'impératrice Joséphine, que le +hasard m'avait fait rencontrer chez un bouquiniste de Sienne, m'aidèrent +à tuer le temps pendant que ma vieille berline cheminait paisiblement. +Mon Phaéton ne savait pas un mot de français; pour moi, je ne possédais +de la langue italienne que des phrases comme celle-ci: «Fa molto caldo. +Piove. Quando lo pranzo?» Il était difficile que notre conversation fût +d'un grand intérêt. L'aspect du pays était assez peu pittoresque, et le +manque absolu de confortable dans les bourgs ou villages où nous nous +arrêtions,<a name="page_055" id="page_055"></a> achevait de me faire pester contre l'Italie, et la nécessité +absurde qui m'y amenait. Mais un jour, sur les dix heures du matin, +comme nous venions d'atteindre un petit groupe de maisons, appelé la +Storta, le vetturino me dit tout-à-coup d'un air nonchalant, en se +versant un verre de vin: «Ecco Roma, signore!» Et, sans se retourner, il +me montrait du doigt la croix de Saint-Pierre. Ce peu de mots opéra en +moi une révolution complète; je ne saurais exprimer le trouble, le +saisissement que me causa l'aspect lointain de la ville immortelle, au +milieu de cette immense plaine nue et désolée... Tout à mes yeux devint +grand, poétique, sublime; l'imposante majesté de la <i>piazza del Popolo</i>, +par laquelle on entre dans Rome en venant de France, vint encore quelque +temps après augmenter ma religieuse émotion; et j'étais tout rêveur +quand les chevaux, dont j'avais cessé de maudire la lenteur, +s'arrêtèrent devant un palais de noble et sévère apparence; c'était +l'Académie.</p> + +<p>La <i>villa Medici</i>, qu'habitent les pensionnaires et le directeur de +l'Académie de France, fut bâtie en 1557 par Annibal Lippi; Michel-Ange +ensuite y ajouta une aile et quelques embellissements: elle est située +sur cette portion du <i>monte Pincio</i> qui domine la ville, et de laquelle +on jouit d'une des plus belles vues qu'il y ait au monde. A droite, +s'étend la promenade du Pincio; c'est<a name="page_056" id="page_056"></a> l'avenue des Champs-Élysées de +Rome. Chaque soir, au moment où la chaleur commence à baisser, elle est +inondée de promeneurs à pied, à cheval, et surtout en calèche +découverte, qui, après avoir animé pendant quelque temps la solitude de +ce magnifique plateau, en descendent précipitamment au coup de sept +heures, et se dispersent comme un essaim de moucherons emporté par le +vent. Telle est la crainte presque superstitieuse qu'inspire aux Romains +le <i>mauvais air</i>, que si un petit nombre de promeneurs attardés, +narguant l'influence pernicieuse de l'<i>aria cattiva</i>, s'arrête encore +après la disparition de la foule, pour admirer la pompe du majestueux +paysage déployé par le soleil couchant, derrière le <i>monte Mario</i>, qui +borne l'horizon de ce côté, vous pouvez en être sûrs, ces imprudents +rêveurs sont étrangers.</p> + +<p>A gauche de la Villa, l'avenue du Pincio aboutit sur la petite place de +la Trinita del Monte, ornée d'un obélisque, d'où un large escalier de +marbre descend dans Rome, et sert de communication directe entre le haut +de la colline et la place d'Espagne.</p> + +<p>Du côté opposé, le palais s'ouvre sur de beaux jardins, dessinés dans le +goût de Lenôtre, comme doivent l'être les jardins de toute honnête +Académie. Un bois de lauriers et de chênes verts, élevé sur une +terrasse, en fait partie, borné d'un côté<a name="page_057" id="page_057"></a> par les remparts de Rome et +de l'autre par le couvent des Ursulines-Françaises, attenant aux +terrains de la villa Medici.</p> + +<p>En face on aperçoit, au milieu des champs incultes de la villa Borghèse, +la triste et désolée maison de campagne qu'habita Raphaël; et, comme +pour assombrir encore ce mélancolique tableau, une ceinture de +<i>pins-parasols</i> en tout temps couverte d'une noire armée de corbeaux, +l'encadre à l'horizon.</p> + +<p>Telle est à peu près la topographie de l'habitation vraiment royale, +dont la munificence du gouvernement français a doté ses artistes pendant +le temps de leur séjour à Rome. Les appartements du directeur y sont +d'une somptuosité remarquable; bien des ambassadeurs seraient heureux +d'en posséder de pareils. Les chambres des pensionnaires, à l'exception +de deux ou trois, sont au contraire petites, incommodes, et surtout +excessivement mal meublées. Je parie qu'un maréchal-des-logis de la +caserne Popincourt, à Paris, est mieux partagé, sous ce rapport, que je +ne l'étais au palais de l'Accademia di Francia. Dans le jardin sont la +plupart des ateliers des peintres et sculpteurs; les autres sont +disséminés dans l'intérieur de la maison et sur un petit balcon élevé +donnant sur le jardin des Ursulines, d'où l'on aperçoit la chaîne de la +Sabine, le monte Cavo et le camp d'Annibal. De plus, une<a +name="page_058" id="page_058"></a> bibliothèque totalement dépourvue +d'ouvrages nouveaux, mais assez bien fournie en livres classiques, est +ouverte jusqu'à trois heures aux investigations des élèves laborieux, et +présente au désœuvrement de ceux qui ne le sont pas une ressource +contre l'ennui. Car il faut dire que la liberté dont ils jouissent est à +peu près illimitée. Les pensionnaires sont bien tenus d'envoyer tous les +ans à l'Académie de Paris, un tableau, un dessin, une statue, une +médaille ou une partition; mais ce travail une fois fait, ils peuvent +employer leur temps comme bon leur semble, où même ne pas l'employer du +tout, sans que personne ait rien à y voir. La tâche du directeur se +borne à administrer l'établissement, et à surveiller l'exécution du +réglement qui le régit. Quant à la direction des études, il n'exerce sur +elle aucune influence. Cela se conçoit; les vingt-deux élèves +pensionnés, s'occupant de cinq arts, frères si l'on veut, mais +différents, il n'est pas possible à un seul homme de les posséder tous, +et il serait mal venu de donner son avis sur ceux qui lui sont +étrangers.</p> + +<p>A présent que le lecteur a un aperçu du lieu de la scène, je crois que +le meilleur moyen de lui faire connaître les acteurs est de reprendre +mon auto-biographie au point où je l'avais interrompue.<a +name="page_059" id="page_059"></a></p> + +<h3><a name="V" id="V"></a>V<br /><br /> +L'ARRIVÉE.</h3> + +<p><a name="page_060" id="page_060"></a></p> + +<p><a name="page_061" id="page_061"></a></p> + +<p>L'Ave Maria venait de sonner, quand je descendis de voiture à la porte +de l'Académie; cette heure étant celle du dîner, je m'empressai de me +faire conduire au réfectoire, où l'on venait de m'apprendre que tous mes +nouveaux camarades étaient réunis. Mon arrivée à Rome ayant été retardée +par diverses circonstances, comme je l'ai dit plus haut, on n'attendait +plus que moi; et, à peine eus-je mis le pied dans la vaste salle où +siégeaient bruyamment autour d'une table bien garnie une vingtaine de +convives, qu'un hourra à faire tomber les vitres, s'il y en avait eu, +s'éleva à mon aspect.</p> + +<p>—Oh! Berlioz! Berlioz! Oh! cette tête! Oh! ces cheveux! Oh! ce nez! +Dis-donc, Jalay, il t'enfonce joliment pour le nez!<a name="page_062" id="page_062"></a></p> + +<p>—Et toi, il te <i>recale</i> fièrement pour les cheveux!</p> + +<p>—Mille dieux! quel toupet!</p> + +<p>—Eh! Berlioz! tu ne me reconnais pas? Te rappelles-tu la séance de +l'Institut? Tes sacrées timbales qui ne sont pas parties pour l'incendie +de Sardanapale? Était-il furieux! Mais, ma foi, il y avait de quoi! +Voyons donc, tu ne me reconnais pas?</p> + +<p>—Je vous reconnais bien; mais votre nom...</p> + +<p>—Ah! tiens, il me dit <i>vous</i>, tu te <i>manières</i>, mon vieux: on se tutoie +tout de suite ici.</p> + +<p>—Eh bien! comment t'appelles-tu?</p> + +<p>—Il s'appelle Signol.</p> + +<p>—Mieux que ça, Rossignol.</p> + +<p>—Mauvais! mauvais le calembourg!</p> + +<p>—Absurde!</p> + +<p>—Laissez-le donc s'asseoir!</p> + +<p>—Qui? le calembourg?</p> + +<p>—Non, Berlioz.</p> + +<p>—Ohé! Fleury, apportez-nous du punch, et du fameux; cela vaudra mieux +que les bêtises de cet autre qui veut faire le malin.</p> + +<p>—Enfin, voilà notre section de musique au complet!</p> + +<p>—Eh! Monfort<a name="FNanchor_5_5" id="FNanchor_5_5"></a><a href="#Footnote_5_5" class="fnanchor">[5]</a>, voilà ton collègue.<a name="page_063" id="page_063"></a></p> + +<p>—Eh! Berlioz, voilà <i>ton-fort</i>.</p> + +<p>—C'est <i>mon-fort</i>.</p> + +<p>—C'est <i>son-fort</i>.</p> + +<p>—C'est <i>notre-fort</i>.</p> + +<p>—Embrassez-vous.</p> + +<p>—Embrassons-nous.</p> + +<p>—Ils ne s'embrasseront pas!</p> + +<p>—Ils s'embrasseront!</p> + +<p>—Ils ne s'embrasseront pas!</p> + +<p>—Si!</p> + +<p>—Non!</p> + +<p>—Ah ça! mais, pendant qu'ils crient, tu manges tout le macaroni, toi; +aurais-tu la bonté de m'en laisser un peu?</p> + +<p>—Eh bien! embrassons-le tous, et que ça finisse!</p> + +<p>—Non, que ça commence! voilà le punch! Ne bois pas ton vin.</p> + +<p>—Non, plus de vin!</p> + +<p>—A bas le vin!</p> + +<p>—Cassons les bouteilles! Gare, Fleury!</p> + +<p>—Pinck! panck!</p> + +<p>—Messieurs, ne cassez pas les verres, au moins; il en faut pour le +punch; je ne pense pas que vous veuillez le boire dans de petits verres.</p> + +<p>—Ah! les petits verres! Fi donc!</p> + +<p>—Pas mal, Fleury! ce n'est pas maladroit; sans ça, tout y passait.</p> + +<p>Fleury est le nom du factotum de la maison;<a name="page_064" id="page_064"></a> ce brave homme, si digne, à +tous égards, de la confiance que lui accordent les directeurs de +l'Académie, est en possession, depuis longues années, de servir à table +les pensionnaires; il a vu tant de scènes semblables à celle que je +viens de décrire, qu'il n'y fait plus attention, et garde en pareil cas +un sérieux de glace, dont le contraste est vraiment plaisant. Quand je +fus un peu revenu de l'étourdissement que devait me causer un tel +accueil, je m'aperçus que le salon où je me trouvais offrait l'aspect le +plus bizarre. Sur l'un des murs, sont encadrés les portraits des anciens +pensionnaires, au nombre de cinquante environ; sur l'autre, qu'on ne +peut regarder sans rire, d'effroyables fresques de grandeur naturelle, +étalent une suite de caricatures, dont la monstruosité grotesque ne peut +se décrire, et dont les originaux ont tous habité l'Académie. +Malheureusement l'espace manque aujourd'hui pour continuer cette +curieuse galerie, et les nouveaux venus, dont l'extérieur prête à la +charge, ne peuvent plus être admis aux honneurs du grand <i>salon</i>.</p> + +<p>Le soir même, après avoir salué M. Vernet, je suivis mes camarades au +lieu habituel de leurs réunions, le fameux café Greco. C'est bien la +plus détestable taverne qu'on puisse trouver, sale, obscure et humide; +rien ne peut justifier la préférence que lui accordent les artistes de +toutes<a name="page_065" id="page_065"></a> les nations fixés à Rome. Mais son voisinage de la place +d'Espagne et du restaurant Lepri qui est en face, lui amène un nombre +considérable de chalands. On y tue le temps à fumer d'exécrables +cigares, en buvant du café qui n'est guère meilleur, qu'on vous sert, +non point sur des tables de marbre comme partout ailleurs, mais sur de +petits guéridons de bois, larges comme la calotte d'un chapeau, et noirs +et gluants comme les murs de cet aimable lieu. Le <i>café Greco</i> +cependant, est tellement fréquenté par les artistes étrangers que la +plupart s'y font adresser leurs lettres, et que les nouveaux débarqués +n'ont rien de mieux à faire que de s'y rendre pour trouver des +compatriotes.</p> + +<p><a name="page_066" id="page_066"></a></p> + +<p><a name="page_067" id="page_067"></a></p> + +<h3><a name="VI" id="VI"></a>VI<br /><br /> +ÉPISODE BOUFFON.</h3> + +<p><a name="page_068" id="page_068"></a></p> + +<p><a name="page_069" id="page_069"></a></p> + +<div class="blockquotr"><p>On a vu des fusils partir, qui n'étaient pas chargés, dit-on. On a +vu plus souvent encore, je crois, des fusils chargés qui ne +partaient pas.</p> + +<p class="r">(P<small>ASCAL.</small>)</p></div> + +<p>Je passai quelque temps à me façonner tant bien que mal à cette +existence si nouvelle pour moi. Mais une vive inquiétude qui, dès le +lendemain de mon arrivée, s'était emparée de mon esprit, ne me laissait +d'attention ni pour les objets environnants, ni pour le cercle social où +je venais d'être si brusquement introduit. Je n'avais pas trouvé à Rome +des lettres de Paris qui auraient dû m'y précéder de plusieurs jours. Je +les attendis pendant trois semaines avec une anxiété croissante; après +ce temps, incapable de résister davantage au désir de connaître la<a +name="page_070" id="page_070"></a> cause de ce silence mystérieux, et malgré +les remontrances amicales de M. Horace Vernet, qui essaya d'empêcher un +coup de tête, en m'assurant qu'il serait obligé de me rayer de la liste +des pensionnaires de l'Académie si je quittais l'Italie, je m'obstinai à +rentrer en France.</p> + +<p>En repassant à Florence, une esquinancie assez violente vint me clouer +au lit pendant huit jours. Ce fut alors que je fis la connaissance de +l'architecte danois Schlick, aimable garçon et artiste d'un talent +classé très-haut par les connaisseurs. Pendant cette semaine de +souffrances, je m'occupai à réinstrumenter la scène du bal de ma +Symphonie fantastique, et j'ajoutai à ce morceau la <i>coda</i> qui existe +maintenant. Je n'avais pas fini ce travail quand, le jour de ma première +sortie, j'allai à la poste demander mes lettres. Le paquet qu'on me +présenta contenait une épître d'une impudence si extraordinaire et si +blessante pour un homme de l'âge et du caractère que j'avais alors, +qu'il se passa soudain en moi quelque chose d'affreux. Deux larmes de +rage jaillirent de mes yeux, et mon parti fut pris instantanément. Il +s'agissait de voler à Paris, où j'avais à tuer sans rémission deux +femmes coupables et un innocent. Quant à me tuer, moi, après ce beau +coup, c'était de rigueur, on le pense bien. Le plan de l'expédition fut +conçu en quelques minutes. On devait à Paris redouter<a name="page_071" id="page_071"></a> mon retour, on me +connaissait... Je résolus de ne m'y présenter qu'avec de grandes +précautions et sous un déguisement. Je courus chez Schlick, qui +n'ignorait pas le sujet du drame dont j'étais le principal acteur. En me +voyant si pâle:</p> + +<p>—Ah! mon Dieu! qu'y a-t-il?</p> + +<p>—Voyez, lui dis-je en lui tendant la lettre, lisez!</p> + +<p>—Oh! c'est monstrueux, répondit-il après avoir lu. Qu'allez-vous faire?</p> + +<p>L'idée me vint aussitôt de le tromper, pour pouvoir agir plus librement.</p> + +<p>—Ce que je vais faire? Je persiste à rentrer en France; mais je vais +chez mon père au lieu de retourner à Paris.</p> + +<p>—Oui, mon ami, vous avez raison; allez dans votre famille; c'est là +seulement que vous pourrez, avec le temps, oublier vos chagrins et +calmer l'effrayante agitation où je vous vois. Allons, du courage!</p> + +<p>—J'en ai; mais il faut que je parte tout de suite, je ne répondrais pas +de moi demain.</p> + +<p>—Rien n'est plus aisé que de vous faire partir ce soir; je connais +beaucoup de monde ici, à la police et à la poste; dans deux heures +j'aurai votre passeport, et dans cinq votre place dans la voiture du +courrier. Je vais m'occuper de tout cela; rentrez à l'hôtel faire vos +préparatifs, je vous y rejoindrai.<a name="page_072" id="page_072"></a></p> + +<p>Au lieu de rentrer, je m'acheminai vers le quai de l'Arno, où demeurait +une marchande de modes française. J'entre dans son magasin, et tirant ma +montre:</p> + +<p>—Madame, lui dis-je, il est midi; je pars ce soir avec le courrier, +pouvez-vous, avant cinq heures, préparer pour moi une toilette complète +de femme de chambre, robe, chapeau, voile vert, etc.? Je vous donnerai +ce que vous voudrez, je ne regarde pas à l'argent.</p> + +<p>La marchande se consulte un instant, et m'assure que tout sera prêt +avant l'heure indiquée. Je donne des arrhes et rentre, sur l'autre rive +de l'Arno, à l'hôtel des Quatre-Nations où je logeais. J'appelle le +premier sommelier.</p> + +<p>—Antoine, je pars à six heures pour la France; il m'est impossible +d'emporter ma malle, je vous la confie. Envoyez-la par la première +occasion sûre à mon père, dont voici l'adresse.</p> + +<p>Et prenant la partition de la scène du Bal<a name="FNanchor_6_6" id="FNanchor_6_6"></a><a href="#Footnote_6_6" class="fnanchor">[6]</a>, dont la <i>coda</i> n'était +pas entièrement instrumentée, j'écris en tête: <i>Je n'ai pas le temps de +finir; s'il prend fantaisie à la Société des Concerts de Paris +d'exécuter ce morceau en</i> <small>L'ABSENCE</small> <i>de l'auteur, je prie Habeneck de +doubler à l'octave basse, avec les clarinettes et les cors, le trait<a +name="page_073" id="page_073"></a> des flûtes placé sur la dernière rentrée +du thême, et d'écrire à plein orchestre les accords qui suivent. Cela +suffira pour la conclusion.</i></p> + +<p>Puis je mets la partition de ma Symphonie fantastique, adressée sous +enveloppe à Habeneck, dans une valise, avec quelques hardes; j'avais une +paire de pistolets à deux coups, je les charge convenablement; j'examine +et je place dans mes poches deux petites bouteilles de +rafraîchissements, tels que laudanum, stricnine; et, la conscience en +repos au sujet de mon arsenal, je m'en vais attendre l'heure du départ, +en parcourant sans but les rues de Florence avec cet air malade, inquiet +et inquiétant des chiens enragés.</p> + +<p>A cinq heures, je retourne chez ma modiste; on m'essaie ma parure qui va +fort bien. En payant le prix convenu, je donne vingt francs de trop; une +jeune ouvrière, assise devant le comptoir s'en aperçoit et veut me le +faire observer; mais la maîtresse du magasin, jetant d'un geste rapide +mes pièces d'or dans son tiroir, la repousse et l'interrompt par un:</p> + +<p>«Allons, petite bête, laissez monsieur tranquille! croyez-vous qu'il ait +le temps d'écouter vos sottises!» Et répondant à mon sourire ironique +par un salut curieux mais plein de grâce: «Mille remerciments, monsieur, +j'augure bien du succès, vous serez <i>charmante</i>, sans aucun doute, dans +votre petite comédie.»<a name="page_074" id="page_074"></a></p> + +<p>Six heures sonnent enfin; mes adieux faits à ce vertueux Schlick, qui +voyait en moi une brebis égarée et blessée rentrant au bercail, ma +parure féminine soigneusement serrée dans une des poches de la voiture, +je salue du regard le Persée de Benvenuto et sa fameuse inscription: +«<i>Si quis te læserit</i>, ego <i>tuus ultor ero</i><a name="FNanchor_7_7" id="FNanchor_7_7"></a><a href="#Footnote_7_7" class="fnanchor">[7]</a>» et nous partons.</p> + +<p>Les lieues se succèdent, et toujours entre le courrier et moi règne un +profond silence. J'avais la gorge et les dents serrées; je ne mangeais +pas, je ne buvais pas, je ne parlais pas. Quelques mots furent échangés +seulement vers minuit, au sujet des pistolets, dont le prudent +conducteur ôta les capsules et qu'il cacha ensuite sous les coussins de +la voiture. Il craignait que nous ne vinssions à être attaqués, et en +pareil cas, disait-il, on ne doit jamais montrer la moindre intention de +se défendre quand on ne veut pas être assassiné.</p> + +<p>—A votre aise, lui répondis-je, je serais bien fâché de nous +compromettre, et je n'en veux pas aux brigands!</p> + +<p>Arrivé à Gênes, sans avoir avalé autre chose que le jus d'une orange, au +grand étonnement de mon compagnon de voyage qui ne savait trop<a +name="page_075" id="page_075"></a> si j'étais de ce monde ou de l'autre, je +m'aperçois d'un nouveau malheur: Mon costume de femme était perdu. Nous +avions changé de voiture à un village nommé Pietra-Santa et en quittant +celle qui nous amenait de Florence, j'y avais oublié tous mes atours. +«Feux et tonnerres! m'écriai-je, ne semble-t-il pas qu'un bon ange +maudit veuille m'empêcher d'exécuter mon projet! c'est ce que nous +verrons!»</p> + +<p>Aussitôt je fais venir un domestique de place parlant le français et le +génois. Il me conduit chez une modiste. Il était près de midi, le +courrier repartait à six heures. Je demande un nouveau costume: on +refuse de l'entreprendre, ne pouvant l'achever en si peu de temps. Nous +allons chez une autre, chez deux autres, chez trois autres modistes, +même refus. Une enfin annonce qu'elle va rassembler plusieurs ouvrières +et qu'elle essaiera de me parer avant l'heure du départ.</p> + +<p>Elle tient parole; je suis réparé. Mais pendant que je courais ainsi les +grisettes, ne voilà-t-il pas la police sarde qui s'avise, sur +l'inspection de mon passeport, de me prendre pour un émissaire de la +révolution de juillet, pour un co-carbonaro, pour un conspirateur, pour +un libérateur, de refuser de viser le dit passeport pour Turin, et de +m'enjoindre de passer par Nice!<a name="page_076" id="page_076"></a></p> + +<p>«Eh! mon Dieu, visez pour Nice, qu'est-ce que cela me fait? je passerai +par l'enfer si vous voulez, pourvu que je passe!»</p> + +<p>Lequel des deux était le plus splendidement niais, de la police, qui ne +voyait, dans tous les Français, que des missionnaires de la Révolution, +ou de moi, qui me croyais obligé de ne pas mettre le pied dans Paris +sans être déguisé en femme, comme si tout le monde, en me reconnaissant, +eût dû lire sur mon front le projet qui m'y ramenait; ou comme si, en me +cachant vingt-quatre heures dans un hôtel, je n'eusse pas dû trouver +cinquante marchandes de mode pour une, capables de me fagoter à +merveille.</p> + +<p>Les gens passionnés sont charmants, ils s'imaginent tous, que le monde +entier est préoccupé de leur passion quelle qu'elle soit, et ils mettent +une bonne foi vraiment édifiante à se conformer à cette opinion.</p> + +<p>Je pris donc la route de Nice, sans décolérer. Je repassais même avec +beaucoup de soin dans ma tête, la <i>petite comédie</i> que j'allais jouer en +arrivant à Paris. Je me présentais chez mes <i>amis</i> sur les neuf heures +du soir, au moment où la famille était réunie et prête à prendre le thé; +je me faisais annoncer comme la femme de chambre de madame la comtesse +M..., chargée d'un message important et pressé; on m'introduisait au +salon, je remettais une lettre, et pendant qu'on<a name="page_077" id="page_077"></a> s'occupait à la lire, +tirant de mon sein mes deux pistolets doubles, je cassais la tête au +numéro un, au numéro deux, je saisissais par les cheveux le numéro +trois, je me faisais reconnaître, malgré ses cris je lui adressais mon +troisième compliment; après quoi, avant que ce concert de voix et +d'instruments n'eût attiré des curieux, je me lâchais sur la tempe +droite le quatrième argument irrésistible, et si le pistolet venait à +rater (cela s'est vu), je me hâtais d'avoir recours à mes petits +flacons. Oh! la jolie scène! c'est vraiment dommage qu'elle ait été +supprimée!</p> + +<p>Cependant, malgré ma rage condensée, je me disais parfois en cheminant: +«Oui, cela sera délicieux, j'aurai là un moment bien agréable! mais la +nécessité de me tuer ensuite, est assez... fâcheuse. Dire adieu ainsi au +monde, à l'art; ne laisser d'autre réputation que celle d'un brutal qui +ne savait pas vivre; n'avoir pas même terminé les corrections de ma +première symphonie; avoir en tête d'autres partitions.... plus +grandes..... ah!..... c'est.....» Et revenant à mon idée sanglante: +«Non, non, non, non, il faut qu'ils meurent tous, il faut que je les +extermine, il faut que je leur brise le crâne, il le faut, et cela sera! +cela sera!....» Et les chevaux trottaient, m'emportant vers la France. +La nuit vint; nous suivions la route de la Corniche, taillée dans le +rocher à deux où trois cents toises au-dessus<a name="page_078" id="page_078"></a> de la mer, qui baigne en +cet endroit le pied des Alpes. L'amour de la vie et l'amour de l'art, +depuis une heure, me répétaient secrètement mille douces promesses, et +je les laissais dire; je trouvais même un certain charme à les écouter, +quand, tout d'un coup, le postillon ayant arrêté ses chevaux pour mettre +le sabot à la voiture, cet instant de silence me permit d'entendre les +sourds râlements de la mer, qui brisait furieuse au fond du précipice. +Ce bruit éveilla un écho terrible et fit éclater dans ma poitrine une +nouvelle tempête, plus effrayante que toutes celles qui l'avaient +précédée. Je râlai comme la mer, et m'appuyant de mes deux mains sur la +banquette où j'étais assis, je fis un mouvement convulsif comme pour +m'élancer en avant, en poussant un <i>Ha!</i> si rauque, si sauvage, que le +malheureux conducteur, bondissant de côté, crut décidément avoir pour +compagnon de voyage quelque diable contraint de porter un morceau de la +vraie croix.</p> + +<p>Cependant, l'intermittence existait, il fallait le reconnaître; il y +avait lutte entre la vie et la mort. Dès que je m'en fus aperçu, je fis +ce raisonnement qui ne me semble point trop saugrenu, vu le temps et le +lieu: «Si je profitais du bon moment (le bon moment était celui où la +vie venait coqueter avec moi. J'allais me rendre, on le voit), si je +profitais, dis-je,<a name="page_079" id="page_079"></a> du bon moment, pour me cramponner de quelque façon +et m'appuyer sur quelque chose, afin de mieux résister au retour du +mauvais; peut-être viendrais-je à bout de prendre une résolution.... +vitale. Voyons donc.» Nous traversions à cette heure, un village sarde, +sur une plage, au niveau de la mer qui ne rugissait pas trop. On +s'arrête pour changer de chevaux, je demande au conducteur le temps +d'écrire une lettre; j'entre dans un petit café, je prends un chiffon de +papier, et j'écris au directeur de l'Académie de Rome, M. Horace Vernet, +<i>de vouloir bien me conserver sur la liste des pensionnaires, s'il ne +m'en avait pas rayé; que j'en avais point encore enfreint le réglement, +et que je</i> <small>M'ENGAGEAIS SUR L'HONNEUR</small> <i>à ne pas passer la frontière +d'Italie jusqu'à ce que sa réponse me fût parvenue à Nice, où j'allais +l'attendre</i>.</p> + +<p>Ainsi lié par ma parole, et sûr de pouvoir toujours en revenir à mon +projet de Huron, si, exclu de l'Académie, privé de ma pension, je me +trouvais sans feu, ni lieu, ni sou, ni maille, je remontai plus +tranquillement en voiture. Je m'aperçus même tout-à-coup que... <i>j'avais +faim</i>, n'ayant rien mangé depuis Florence. O bonne grosse nature! +décidément j'étais repris.</p> + +<p>J'arrivai à cette heureuse ville de Nice, grondant encore un peu. +J'attendis quelques jours; vint la réponse de M. Vernet; réponse +amicale,<a name="page_080" id="page_080"></a> bienveillante, paternelle, dont je fus profondément touché. Ce +grand artiste, sans connaître le sujet de mon trouble, me donnait des +conseils qui s'y appliquaient on ne peut mieux; il m'indiquait le +travail et l'amour de l'art comme les deux remèdes souverains contre les +tourmentes morales; il m'annonçait que mon nom était resté sur la liste +des pensionnaires, que le ministre ne serait pas instruit de mon équipée +et que je pouvais revenir à Rome où l'on me recevrait à bras ouverts.</p> + +<p>—Allons, ils sont sauvés, fis-je en soupirant profondément. Et si je +vivais maintenant! Si je vivais tranquillement, heureusement, +musicalement! Oh! la plaisante affaire!... Essayons.</p> + +<p>Voilà que j'aspire l'air tiède et embaumé de Nice à pleins poumons; +voilà la vie et la joie qui accourent à tire-d'ailes, et la musique qui +m'embrasse, et l'avenir qui me sourit, et je reste à Nice un mois entier +à errer dans les bois d'orangers, à me plonger dans la mer, à dormir nu +sur les bruyères des montagnes de Villefranche, à voir du haut de ce +radieux observatoire les navires venir, passer et disparaître +silencieusement. Je vis entièrement seul, j'écris l'ouverture du <i>Roi +Lear</i>, je chante, je crois en Dieu! Convalescence.</p> + +<p>C'est ainsi que j'ai passé à Nice les vingt plus<a name="page_081" id="page_081"></a> beaux jours de ma vie. +Nizza! Nizza! ô rimenbranza!</p> + +<p>Mais la police du roi de Sardaigne vint encore troubler mon paisible +bonheur et m'obliger à y mettre un terme.</p> + +<p>J'avais fini par échanger quelques paroles au café avec deux officiers +de la garnison piémontaise; il m'arriva même un jour de faire avec eux +une partie de billard; cela suffit pour inspirer au chef de la police +des soupçons graves sur mon compte.</p> + +<p>—Évidemment ce jeune musicien français n'est pas venu à Nice pour +assister aux représentations de <i>Mathilde de Sabran</i> (le seul ouvrage +qu'on y entendît alors), il ne va jamais au théâtre. Il passe des +journées entières dans les rochers de Villefranche..... il y attend un +signal de quelque vaisseau révolutionnaire..... Il ne dîne pas à table +d'hôte..... pour éviter les insidieuses conversations des agents +secrets. Le voilà qui se lie tout doucement avec les chefs de nos +régiments..... Il va entamer avec eux les négociations dont il est +chargé au nom de <i>la Jeune Italie</i>, cela est clair, la conspiration est +flagrante!</p> + +<p>O grand homme! politique profond, tu es délirant, va!</p> + +<p>Je suis mandé au bureau de police et interrogé en formes.<a +name="page_082" id="page_082"></a></p> + +<p>—Que faites-vous ici, Monsieur?</p> + +<p>—Je me rétablis d'une maladie cruelle; je compose, je rêve, je remercie +Dieu d'avoir fait un si beau soleil, une mer si belle, des montagnes si +verdoyantes.</p> + +<p>—Vous n'êtes pas peintre?</p> + +<p>—Non, Monsieur.</p> + +<p>—Cependant, on vous voit partout, un album à la main et dessinant +beaucoup; seriez-vous occupé à lever quelque plan?</p> + +<p>—Oui, je <i>lève le plan</i> d'une ouverture du <i>Roi Lear</i>, c'est-à-dire, +j'ai levé ce plan, car le dessin et l'instrumentation en sont +tout-à-fait terminés; je crois même que l'entrée en sera formidable!</p> + +<p>—Comment l'entrée? qu'est-ce que ce roi Lear?</p> + +<p>—Hélas! monsieur, c'est un vieux bonhomme de roi d'Angleterre.</p> + +<p>—D'Angleterre!</p> + +<p>—Oui, qui vécut, au dire de Shakespeare, il y a quelque dix-huit cents +ans, et qui eut la faiblesse de partager son royaume à deux filles +scélérates qu'il avait, et qui le mirent à la porte quand il n'eut plus +rien à leur donner. Vous voyez qu'il y a peu de rois.....</p> + +<p>—Ne parlons pas du Roi!..... Vous entendez par ce mot +instrumentation?.....</p> + +<p>—C'est un terme de musique.<a name="page_083" id="page_083"></a></p> + +<p>—Toujours ce prétexte! Je sais très-bien, monsieur, qu'on ne compose +pas ainsi de la musique sans piano, seulement avec un album et un +crayon, en marchant silencieusement sur les grèves! Ainsi donc, veuillez +nous dire où vous comptez aller, on va vous rendre votre passeport; vous +ne pouvez rester à Nice plus longtemps.</p> + +<p>—Alors je retournerai à Rome, en composant encore sans piano, avec +votre permission.</p> + +<p>Ainsi fut fait. Je quittai Nice le lendemain fort contre mon gré, il est +vrai, mais le cœur léger et plein d'<i>allegria</i>, et bien vivant et bien +guéri. Et c'est ainsi qu'une fois encore on a vu <i>des pistolets chargés +qui ne sont pas partis</i>.</p> + +<p>C'est égal, je crois que ma petite comédie avait un certain intérêt, et +c'est vraiment dommage qu'elle n'ait pas été représentée!....</p> + +<p><a name="page_084" id="page_084"></a></p> + +<p><a name="page_085" id="page_085"></a></p> + +<h3><a name="VII" id="VII"></a>VII<br /><br /> +RETOUR A ROME.</h3> + +<p><a name="page_086" id="page_086"></a></p> + +<p><a name="page_087" id="page_087"></a></p> + +<p>En repassant à Gênes, j'allai entendre l'<i>Agnese</i> de Paër. Cet opéra fut +célèbre à l'époque de transition crépusculaire qui précéda <i>le lever</i> de +Rossini.</p> + +<p>L'impression de froid ennui dont il m'accabla tenait sans doute à la +détestable exécution qui en paralysait les beautés. Je remarquai d'abord +que, suivant la louable habitude de certaines gens qui, bien +qu'incapables de rien <i>faire</i>, se croient appelés à tout <i>refaire</i> ou +retoucher, et qui, de leur coup-d'œil d'aigle aperçoivent tout de suite +ce qui manque dans un ouvrage, on avait renforcé d'une grosse caisse +l'instrumentation sage et modérée de Paër; de sorte qu'écrasé sous le +tampon du maudit instrument, cet orchestre, qui<a name="page_088" id="page_088"></a> n'avait pas été écrit +de manière à lui résister, disparaissait entièrement. Madame Ferlotti +chantait (elle se gardait bien de le jouer) le rôle d'Agnèse. En +cantatrice qui sait, à un franc près, ce que son gosier lui rapporte par +an, elle répondait à la douloureuse folie de son père par le plus +imperturbable sang-froid, la plus complète insensibilité; on eût dit +qu'elle ne faisait qu'une répétition de son rôle, indiquant à peine les +gestes et chantant sans expression pour ne pas se fatiguer.</p> + +<p>L'orchestre m'a paru passable. C'est une petite troupe fort inoffensive; +mais les violons jouent juste et les instruments à vent suivent assez +bien la mesure. A propos de violon..... pendant que je m'ennuyais dans +sa ville natale, Paganini enthousiasmait tout Paris. Maudissant le +mauvais destin qui me privait du bonheur de l'entendre, je cherchais au +moins à obtenir de ses compatriotes quelques renseignements sur lui; +mais les Gênois sont, comme les habitants de toutes les villes de +commerce, fort indifférents pour les beaux-arts. Ils me parlèrent très +froidement de l'homme extraordinaire que l'Allemagne, la France et +l'Angleterre ont accueilli avec acclamations. Je demandai la maison de +son père, on ne put me l'indiquer. A la vérité, je cherchai aussi dans +Gênes le temple, la pyramide, enfin le monument que je pensais avoir été +élevé à la<a name="page_089" id="page_089"></a> mémoire de Colomb, et le buste du grand homme qui découvrit +le Nouveau-Monde n'a pas même frappé une fois mes regards pendant que +j'errais dans les rues de l'ingrate cité qui lui donna naissance et dont +il fit la gloire.</p> + +<p>De toutes les capitales d'Italie aucune ne m'a laissé d'aussi gracieux +souvenirs que Florence. Loin de m'y sentir dévoré de spleen, comme je le +fus plus tard à Rome et à Naples, complètement inconnu, ne connaissant +personne, avec quelques poignées de piastres à ma disposition, malgré la +brèche énorme que la course à Nice avait faite à ma fortune, jouissant +en conséquence de la plus entière liberté, j'y ai passé de bien douces +journées, soit à parcourir ses nombreux monuments en rêvant de Dante et +de Michel-Ange, soit à lire Shakespeare dans les bois délicieux qui +bordent la rive gauche de l'Arno et dont la solitude profonde me +permettait de crier à mon aise d'admiration. Sachant bien que je ne +trouverais pas dans la capitale de la Toscane ce que Naples et Milan me +faisaient tout au plus espérer, je ne songeais guère à la musique, quand +les conversations de table d'hôte m'apprirent que le nouvel opéra de +Bellini (<i>I Montecchi ed i Capuletti</i>) allait être représenté. On disait +beaucoup de bien de la musique, mais aussi beaucoup du libretto, ce qui, +eu égard au peu de cas que les Italiens font pour l'ordinaire des +paroles d'un<a name="page_090" id="page_090"></a> opéra, me surprenait étrangement. Ah! ah! c'est une +innovation!!! Je vais donc, après tant de misérables essais lyriques sur +ce beau drame, entendre un véritable opéra de Roméo, digne du génie de +Shakespeare! Dieu! quel sujet! comme tout y est dessiné pour la +musique!... D'abord, le bal éblouissant dans la maison de Capulet, où, +au milieu d'un essaim tourbillonnant de beautés, le jeune Montaigu +aperçoit pour la première fois la <i>sweet Juliet</i>, dont la fidélité doit +lui coûter la vie; puis ces combats furieux dans les rues de Vérone, +auxquels le bouillant <i>Tybald</i> semble présider comme le génie de la +colère et de la vengeance; cette inexprimable scène de nuit au balcon de +Juliette, où les deux amants murmurent un concert d'amour tendre, doux +et pur comme les rayons de l'astre des nuits qui les garde en souriant +amicalement; les piquantes bouffonneries de l'insouciant Mercutio, le +naïf caquet de la vieille nourrice, le grave caractère de l'ermite, +cherchant inutilement à ramener un peu de calme sur ces flots d'amour et +de haine dont le choc tumultueux retentit jusque dans sa modeste +cellule... puis l'affreuse catastrophe, l'ivresse du bonheur aux prises +avec celle du désespoir, de voluptueux soupirs changés en râle de mort, +et enfin le serment solennel des deux familles ennemies jurant, trop +tard, sur le cadavre de leurs malheureux enfants, d'éteindre<a +name="page_091" id="page_091"></a> la haine qui fit verser tant de sang et +de larmes.—Les miennes coulaient en y songeant. Je courus donc au +théâtre de la Pergola. Les choristes nombreux qui couvraient la scène me +parurent assez bons, leurs voix sonores et mordantes; il y avait surtout +une douzaine de petits garçons de quatorze à quinze ans dont les +<i>contralti</i> étaient d'un excellent effet. Les personnages se +présentèrent successivement et chantèrent presque tous faux, à +l'exception de deux femmes, dont l'une <i>grande et forte</i> remplissait le +rôle de <i>Juliette</i>, et l'autre <i>petite et grêle</i> celui de <i>Roméo</i>.—Pour +la troisième ou quatrième fois, après Zingarelli et Vaccaï, écrire +encore Roméo pour une femme!... Mais au nom de Dieu, est-il donc décidé +que l'amant de Juliette doit paraître dépourvu des attributs de la +virilité? Est-il un enfant, celui qui, en trois passes, perce le cœur +du <i>furieux Tybald, le héros de l'escrime</i>, et qui, plus tard, après +avoir brisé les portes du tombeau de sa maîtresse, d'un bras dédaigneux +étend mort sur les degrés du monument le comte Pâris qui l'a +provoqué?... Et son désespoir au moment de l'exil, sa sombre et terrible +résignation en apprenant la mort de Juliette, son délire convulsif après +avoir bu le poison, toutes ces passions volcaniques germent-elles +d'ordinaire dans l'ame d'un eunuque?...</p> + +<p>Trouverait-on que l'effet musical de deux voix<a name="page_092" id="page_092"></a> féminines est le +meilleur?... Alors, à quoi bon des ténors, des basses, des barytons? +Faites donc jouer tous les rôles par des soprani ou des contralti, Moïse +et Otello ne seront pas beaucoup plus étranges avec une voix flûtée que +ne l'est Roméo. Mais il faut en prendre son parti; la composition de +l'ouvrage va me dédommager...</p> + +<p>Quel désappointement!!! Dans le libretto il n'y a point de bal chez +Capulet, point de Mercutio, point de nourrice babillarde, point d'ermite +grave et calme, point de scène au balcon, point de sublime monologue +pour Juliette recevant la fiole de l'ermite, point de duo dans la +cellule entre Roméo banni et l'ermite désolé; point de Shakespeare, +rien; un ouvrage manqué, mutilé, défiguré, <i>arrangé</i>. Et c'est un grand +poète pourtant, c'est Félix Romani, que les habitudes mesquines des +théâtres lyriques d'Italie ont contraint à découper un si pauvre +libretto dans le chef-d'œuvre shakespearien!</p> + +<p>Le musicien toutefois a su rendre fort belle une des principales +situations: A la fin d'un acte, les deux amants séparés de force par +leurs parents furieux, s'échappent un instant des bras qui les +retenaient et s'écrient en s'embrassant: «Nous nous reverrons aux +cieux.» Bellini a mis, sur les paroles qui expriment cette idée, une +phrase d'un mouvement vif, passionné, pleine d'élan, et <i>chantée à +l'unisson</i> par les deux personnages.<a name="page_093" id="page_093"></a> Ces deux voix, vibrant ensemble +comme une seule, symbole d'une union parfaite, donnent à la mélodie une +force d'impulsion extraordinaire; et, soit par l'encadrement de la +phrase mélodique et la manière dont elle est ramenée, soit par +l'étrangeté bien motivée de cet unisson, auquel on est loin de +s'attendre, soit enfin par la mélodie elle-même, j'avoue que j'ai été +remué à l'improviste et que j'ai applaudi avec transport. On a +singulièrement abusé depuis lors des duos à l'unisson.—Décidé à boire +le calice jusqu'à la lie, je voulus, quelques jours après, entendre la +<i>Vestale</i> de Paccini. Quoique ce que j'en connaissais déjà m'eût bien +prouvé qu'elle n'avait de commune avec l'héroïque et sublime conception +de Spontini que le titre, je ne m'attendais à rien de pareil..... +Licinius était encore joué par une femme..... Après quelques instants +d'une pénible attention, j'ai dû m'écrier comme Hamlet: «Ceci est de +l'absynthe!» et ne me sentant pas capable d'en avaler davantage, je suis +parti au milieu du second acte, donnant un terrible coup de pied dans le +parquet, qui m'a si fort endommagé le gros orteil que je m'en suis +ressenti pendant plusieurs jours.—Pauvre Italie!... Au moins, va-t-on +me dire, dans les églises la pompe musicale doit être digne des +cérémonies auxquelles elle se rattache. Pauvre Italie!... on verra plus +tard quelle musique<a name="page_094" id="page_094"></a> on fait à Rome, dans la capitale du monde chrétien; +en attendant, voilà ce que j'ai entendu de mes propres oreilles pendant +mon séjour à Florence.</p> + +<p>C'était peu après l'explosion de Modène et de Bologne; les deux fils de +Louis Bonaparte y avaient pris part; leur mère, la reine Hortense, +fuyait avec l'un d'eux; l'autre venait d'expirer dans les bras de son +père. On célébrait le service funèbre; toute l'église tendue de noir, un +immense appareil funéraire de prêtres, de catafalques, de flambeaux, +invitaient moins aux tristes et grandes pensées que les souvenirs +éveillés dans l'ame par le nom de celui pour qui l'on priait.... +Napoléon Bonaparte!.... Il s'appelait ainsi!.... c'était <i>son</i> +neveu!.... presque <i>son</i> petit-fils!.... mort à vingt ans.... Et sa +mère, arrachant le dernier de ses fils à la hache des réactions, fuit en +Angleterre.... La France lui est interdite.... la France, où luirent +pour elle tant de glorieux jours.... Mon esprit, remontant le cours du +temps, me la représentait, joyeuse enfant créole, dansant sur le pont du +vaisseau qui l'amenait sur le vieux continent, simple fille de madame +Beauharnais, plus tard fille adoptive du maître de l'Europe, reine de +Hollande, et enfin exilée, oubliée, orpheline, mère éperdue, reine +fugitive et sans États.... Oh! Beethoven!.... où était la grande ame, +l'esprit profond et homérique<a name="page_095" id="page_095"></a> qui conçut la <i>Symphonie héroïque</i>, la +<i>Marche funèbre pour la mort d'un héros</i>, et tant d'autres miraculeuses +poésies musicales qui arrachent des larmes et oppressent le cœur?.... +L'organiste avait tiré les registres de <i>petites flûtes</i> et folâtrait +dans le haut du clavier, en sifflottant de <i>petits airs gais</i>, comme +font les roitelets quand, perchés sur le mur d'un jardin, ils s'ébattent +aux pâles rayons d'un soleil d'hiver.... La fête <i>del Corpus Domini</i> (la +Fête-Dieu) devait être célébrée prochainement à Rome; j'en entendais +constamment parler autour de moi depuis quelques jours comme d'une chose +extraordinaire. Je m'empressai donc de m'acheminer vers la capitale des +États pontificaux avec plusieurs Florentins que le même motif y +attirait. Il ne fut question, pendant tout le voyage, que des merveilles +qui allaient être offertes à notre admiration. Ces messieurs me +déroulaient un tableau tout resplendissant de tiares, mitres, chasubles, +croix brillantes, vêtements d'or, nuages d'encens, etc.</p> + +<p>—<i>Ma la musica?....</i></p> + +<p>—<i>Oh! signore, lei sentira un coro immenso.</i></p> + +<p>Puis ils retombaient sur les nuages d'encens, les vêtements dorés, les +brillantes croix, le tumulte des cloches et des canons. Mais Robin en +revient toujours à....<a name="page_096" id="page_096"></a></p> + +<p>—<i>La musica?</i> demandais-je encore, <i>la musica di questa ceremonia?</i></p> + +<p>—<i>Oh! signore, lei sentira un coro immenso.</i></p> + +<p>—Allons, il paraît que ce sera.... un chœur immense, après tout. Je +pensais déjà à la pompe musicale des cérémonies religieuses dans le +temple de Salomon; mon imagination, s'enflammant de plus en plus, +j'allais jusqu'à espérer quelque chose de comparable au luxe gigantesque +de l'ancienne Egypte.... Faculté maudite, qui ne fait de notre vie qu'un +mirage continuel!... Sans elle, j'eusse peut-être été ravi de l'aigre et +discordant fausset des <i>castrati</i> qui me firent entendre un sot et +insipide contrepoint; sans elle, je n'aurais point été surpris, sans +doute, de ne pas trouver à la procession <i>del Corpus Domini</i> un essaim +de jeunes vierges, aux vêtements blancs, à la voix pure et fraîche, aux +traits empreints de sentiments religieux, exhalant vers le ciel de pieux +cantiques, harmonieux parfums de ces roses vivantes; sans cette fatale +imagination, ces deux groupes de clarinettes canardes, de trombones +rugissants, de grosses caisses furibondes, de trompettes saltimbanques, +ne m'eussent pas révolté par leur impie et brutale cacophonie. Il est +vrai que, dans ce cas, il eût aussi fallu supprimer l'organe de l'ouïe. +On appelle cela à Rome <i>musique militaire</i>. Que le vieux Silène, +monté<a name="page_097" id="page_097"></a> sur un âne, suivi d'une troupe de grossiers satyres et d'impures +Bacchantes soit escorté d'un pareil concert, rien de mieux; mais le +Saint-Sacrement, le pape, les images de la Vierge!!! Ce n'était pourtant +que le prélude des mystifications qui m'attendaient. Mais n'anticipons +pas.</p> + +<p>Me voilà réinstallé à la Villa Medici, bien accueilli du Directeur, fêté +de tous mes camarades, dont la curiosité était excitée, sans doute, sur +le but du pèlerinage que je venais d'accomplir, mais qui pourtant furent +tous à mon égard d'une réserve exemplaire.</p> + +<p>J'étais parti, j'avais eu mes raisons pour partir; je revenais, c'était +à merveille; pas de commentaires, pas de questions.</p> + +<p><a name="page_098" id="page_098"></a></p> + +<p><a name="page_099" id="page_099"></a></p> + +<h3><a name="VIII" id="VIII"></a>VIII<br /><br /> +LA VIE DE L'ACADÉMIE.</h3> + +<p><a name="page_100" id="page_100"></a></p> + +<p><a name="page_101" id="page_101"></a></p> + +<p>J'étais déjà au fait des habitudes du dedans et du dehors de l'Académie. +Une cloche, parcourant les divers corridors et les allées du jardin, +annonce l'heure des repas. Chacun d'accourir alors dans le costume où il +se trouve; en chapeau de paille, en blouse déchirée ou couverte de terre +glaise, les pieds en pantouffles, sans cravate, enfin dans le +délabrement complet d'une parure d'atelier. Après le déjeûner, nous +perdions ordinairement une ou deux heures dans le jardin, à jouer au +disque, à la paume, à tirer le pistolet, à fusiller les malheureux +merles qui habitent le bois de lauriers, ou à dresser de jeunes chiens. +Tous exercices auxquels M. Horace Vernet, dont les rapports avec nous +étaient plutôt<a name="page_102" id="page_102"></a> d'un excellent camarade que d'un sévère directeur, +prenait part fort souvent. Le soir, c'était la visite obligée au café +Greco, où les artistes français, non attachés à l'Académie, que nous +appelions <i>les hommes d'en bas</i>, fumaient avec nous le <i>cigare de +l'amitié</i>, en buvant le <i>punch du patriotisme</i>. Après quoi, chacun se +dispersait..... Ceux qui rentraient vertueusement à la caserne +académique, se réunissaient quelquefois sous le grand vestibule qui +donne sur le jardin. Quand je m'y trouvais, ma mauvaise voix et ma +misérable guitare étaient mises à contribution, et assis tous ensemble +autour d'un petit jet d'eau qui, en retombant dans une coupe de marbre, +rafraîchit ce portique retentissant, nous chantions au clair de lune les +rêveuses mélodies du Freyschütz, d'Oberon, les chœurs énergiques +d'Euryanthe, ou des actes entiers d'Iphigénie en Tauride, de la Vestale +ou de don Juan; car je dois dire à la louange de mes commensaux de +l'Académie, que leur goût musical était des moins vulgaires.</p> + +<p>Nous avions, en revanche, un genre de concerts que nous appelions +<i>concerts anglais</i>, et qui ne manquait pas d'agrément, après les dîners +un peu échevelés. Les buveurs, plus ou moins chanteurs, mais possédant +tant bien que mal quelque air favori, s'arrangeaient de manière à en +avoir tous un différent; pour obtenir la plus<a name="page_103" id="page_103"></a> grande variété possible, +chacun d'ailleurs chantait dans un autre ton que son voisin. Duc, le +spirituel et savant architecte<a name="FNanchor_8_8" id="FNanchor_8_8"></a><a href="#Footnote_8_8" class="fnanchor">[8]</a>, chantait sa chanson de <i>la Colonne</i>, +Dantan celle du <i>Sultan Saladin</i>, Montfort triomphait dans la marché de +<i>la Vestale</i>, Signol était plein de charmes dans la romance <i>Fleuve du +Tage</i>, et j'avais quelque succès dans l'air si tendre et si naïf <i>Il +pleut, bergère</i>. A un signal donné, les concertants partaient les uns +après les autres, et ce vaste morceau d'ensemble à vingt-quatre parties +s'exécutait en crescendo, accompagné, sur la promenade du Pincio, par +les hurlements douloureux des chiens épouvantés, pendant que les +barbiers de la place d'Espagne, souriant d'un air narquois sur le seuil +de leur boutique, se renvoyaient l'un à l'autre cette naïve exclamation: +<i>musica francese!</i></p> + +<p>Le jeudi était le jour de grande réception chez le directeur. La plus +brillante société de Rome se réunissait alors aux soirées fashionables +que madame et mademoiselle Vernet présidaient avec tant de goût. On +pense bien que les pensionnaires n'avaient garde d'y manquer. La journée +du dimanche, au contraire, était presque toujours<a name="page_104" id="page_104"></a> consacrée à des +courses plus ou moins longues dans les environs de Rome. C'étaient +<i>Ponte Molle</i>, où l'on va boire une sorte de drogue douceâtre et +huileuse, liqueur favorite des Romains, qu'on appelle vin d'Orvieto; la +villa Pamphili, Saint-Laurent hors les murs, et surtout le magnifique +tombeau de Cecilia Metella, dont il est de rigueur d'interroger +longuement le curieux écho, pour s'enrouer et avoir ainsi le prétexte +d'aller se rafraîchir dans une osteria qu'on trouve à quelques pas de +là, avec un gros vin noir, rempli de moucherons.</p> + +<p>Avec la permission du directeur, les pensionnaires peuvent entreprendre +de plus longs voyages, d'une durée indéterminée, à la condition +seulement de ne pas sortir des États-Romains, jusqu'au moment où le +réglement les autorise à visiter toutes les parties de l'Italie. Voilà +pourquoi le nombre des habitants de l'Académie n'est que fort rarement +au complet. Il y en a presque toujours au moins deux en tournée à +Naples, à Venise, à Florence, à Palerme ou à Milan. Les peintres et les +sculpteurs, trouvant Michel-Ange et Raphaël à Rome, sont ordinairement +les moins pressés d'en sortir; les temples de Pestum, Pompéi, la Sicile, +excitent vivement au contraire la curiosité des architectes; les +paysagistes passent la plus grande partie de leur temps dans les +montagnes; pour les musiciens, comme les différentes<a name="page_105" id="page_105"></a> capitales d'Italie +leur offrent toutes à peu près le même degré d'intérêt, ils n'ont pour +quitter Rome d'autres motifs que <i>le désir de voir et l'humeur +inquiète</i>, et rien que leurs sympathies personnelles ne peut influer sur +la direction ou la durée de leurs voyages. Usant de là liberté qui nous +était accordée, je cédais à mon penchant pour les explorations +aventureuses, et me sauvais aux Abruzzes quand l'ennui de Rome me +desséchait le sang. Sans cela je ne sais trop comment j'aurais pu +résister à la monotonie d'une pareille existence. On conçoit, en effet, +que la gaîté de nos réunions d'artistes, les bals élégants de l'Académie +et de l'ambassade, le laisser-aller de l'estaminet, n'aient guère pu me +faire oublier que j'arrivais de Paris, du centre de la civilisation, et +que je me trouvais tout d'un coup sevré de musique, de théâtre<a name="FNanchor_9_9" id="FNanchor_9_9"></a><a href="#Footnote_9_9" class="fnanchor">[9]</a>, de +littérature<a name="FNanchor_10_10" id="FNanchor_10_10"></a><a href="#Footnote_10_10" class="fnanchor">[10]</a>, d'agitations, de tout enfin ce qui composait ma vie.</p> + +<p>Il ne faut pas s'étonner que la grande ombre de la Rome antique, qui +seule poétise la nouvelle, n'ait pas suffi pour me dédommager de ce qui +me manquait. On se familiarise bien vite<a name="page_106" id="page_106"></a> avec les objets qu'on a sans +cesse sous les yeux, et ils finissent par ne plus éveiller dans l'âme +que des impressions et des idées ordinaires. Je dois pourtant en +excepter le Colysée; le jour ou la nuit je ne le voyais jamais de +sang-froid. Saint-Pierre me faisait aussi toujours éprouver un frisson +d'admiration. C'est si grand! si noble! si beau! si majestueusement +calme!!! J'aimais à y passer la journée pendant les intolérables +chaleurs de l'été. Je portais avec moi un volume de Byron, et +m'établissant commodément dans un confessionnal, jouissant d'une fraîche +atmosphère, d'un silence religieux, interrompu seulement à longs +intervalles par l'harmonieux murmure des deux fontaines de la grande +place de Saint-Pierre, que des bouffées de vent apportaient jusqu'à mon +oreille, je dévorais à loisir cette ardente poésie; je suivais sur les +ondes les courses audacieuses du Corsaire; j'adorais profondément ce +caractère à la fois inexorable et tendre, impitoyable et généreux, +composé bizarre de deux sentiments, opposés en apparence, la haine de +l'espèce et l'amour d'une femme.</p> + +<p>Parfois quittant mon livre pour réfléchir, je promenais mes regards +autour de moi; mes yeux, attirés par la lumière, se levaient vers la +sublime coupole de Michel-Ange. Quelle brusque transition d'idées!!! Des +cris de rage des pirates,<a name="page_107" id="page_107"></a> de leurs orgies sanglantes, je passais +tout-à-coup au concert des séraphins, à la paix de la vertu, à la +quiétude infinie du ciel.... Puis ma pensée, abaissant son vol, se +plaisait à chercher sur le parvis du temple la trace des pas du noble +poète....</p> + +<p>—Il a du venir contempler ce groupe de Canova, me disais-je; ses pieds +ont foulé ce marbre, ses mains se sont promenées sur les contours de ce +bronze; il a respiré cet air, ces échos ont répété ses paroles.... +Paroles de tendresse et d'amour peut-être.... Eh oui! ne peut-il pas +être venu visiter le monument avec son amie, madame Guiccioli<a name="FNanchor_11_11" id="FNanchor_11_11"></a><a href="#Footnote_11_11" class="fnanchor">[11]</a>?... +Femme admirable et rare, dont il a été si complètement compris, si +profondément aimé!!! Aimé!!!... poète!... libre!... riche!.... Il a été +tout cela, lui!.... Et le confessionnal retentissait d'un grincement de +dents à faire frémir les damnés.</p> + +<p>Un jour, en de telles dispositions, je me levai spontanément, comme pour +prendre ma course, et, après quelques pas précipités, m'arrêtant +tout-à-coup au milieu de l'église, je demeurai silencieux et immobile. +Un paysan entra, et vint tranquillement baiser l'orteil de saint +Pierre.<a name="page_108" id="page_108"></a></p> + +<p>—Heureux bipède! murmurai-je avec amertume, que te manque-t-il? Tu +crois et espères; ce bronze que tu adores, et dont la main droite tient +aujourd'hui, au lieu de foudres, les clés du paradis, était jadis un +Jupiter tonnant. Tu l'ignores; point de désenchantement. En sortant, que +vas-tu chercher? De l'ombre et du sommeil; les madones des champs te +sont ouvertes, tu y trouveras l'un et l'autre. Quelles richesses +rêves-tu?.... la poignée de piastres nécessaires pour acheter un âne ou +te marier; tes économies de trois ans y suffiront. Qu'est une femme pour +toi?... une autre sexe. Que cherches-tu dans l'art?... un moyen de +matérialiser les objets de ton culte ou de t'exciter au rire ou à la +danse. A toi, la Vierge enluminée de rouge et de vert, c'est la +peinture; à toi, les marionnettes et polichinelle, c'est le drame; à +toi, la musette et le tambour de basque, c'est la musique; à moi le +désespoir et la haine, car je manque de tout ce que je cherche, et +n'espère plus l'obtenir.</p> + +<p>Après avoir quelque temps écouté rugir ma tempête intérieure, je +m'aperçus que le jour baissait. Le paysan était parti; j'étais seul dans +Saint-Pierre..... Je sortis. Je rencontrai des peintres allemands qui +m'entraînèrent dans une osteria, hors des portes de la ville, où nous +bûmes je ne sais combien de bouteilles d'orvieto, en disant des +absurdités, fumant, et mangeant<a name="page_109" id="page_109"></a> crus de petits oiseaux que nous avions +achetés d'un chasseur. Ces messieurs trouvaient ce mets sauvage +très-bon, et je fus bientôt de leur avis, malgré le dégoût que j'en +avais ressenti d'abord. Nous rentrâmes à Rome, en chantant des chœurs +de Weber, qui nous rappelèrent des jouissances musicales, auxquelles il +ne fallait plus songer de longtemps..... A minuit, j'allai au bal de +l'ambassadeur. J'y vis une Anglaise, belle comme Diane, qu'on me dit +avoir cinquante mille livres sterling de rentes, une voix superbe et un +admirable talent sur le piano; ce qui me fit grand plaisir. La +Providence est juste; elle a soin de répartir également ses faveurs! Je +rencontrai d'horribles visages de vieille, les yeux fixés sur une table +d'écarté, flamboyants de cupidité. Sorcières de Macbeth!! Je vis +minauder des coquettes; on me montra deux gracieuses jeunes filles, +faisant ce que les mères appellent <i>leur entrée dans le monde</i>; +délicates et précieuses fleurs que son souffle desséchant aura bientôt +flétries! J'en fus ravi. Trois amateurs discoururent devant moi sur +l'enthousiasme, la poésie, la musique; ils comparèrent ensemble +Beethoven et M. Vaccaï, Shakespeare et M. Ducis; me demandèrent <i>si +j'avais lu Goëthe</i>, si Faust m'avait <i>amusé</i>; que sais-je encore? mille +autres belles choses. Tout cela m'enchanta tellement, que je quittai le +salon en souhaitant qu'une aérolithe, grande comme<a name="page_110" id="page_110"></a> une montagne, pût +tomber sur le palais de l'ambassadeur et l'écraser avec tout ce qu'il +contenait.</p> + +<p>En remontant l'escalier de la Trinita del Monte, pour rentrer à +l'Académie, il fallut dégaîner le grand couteau romain. Des malheureux +étaient en embuscade sur la plate-forme pour demander aux passants la +bourse ou la vie. Mais nous étions deux, et ils n'étaient que trois; le +craquement de nos couteaux, que nous ouvrîmes avec bruit, suffit pour +les rendre momentanément à la vertu.</p> + +<p>Souvent, au retour de ces insipides réunions, où de plates cavatines, +platement chantées au piano, n'avaient fait qu'exciter ma soif de +musique et aigrir ma mauvaise humeur, le sommeil m'était impossible. +Alors je descendais au jardin, et, couvert d'un grand manteau à +capuchon, assis sur un bloc de marbre, écoutant dans de noires et +misanthropiques rêveries les cris des hiboux de la villa Borghèse, +j'attendais le retour du soleil. Si mes camarades avaient connu ces +veilles oisives à la belle étoile, ils n'auraient pas manqué de +m'accuser de <i>manière</i> (c'est le terme consacré), et les charges de +toute espèce ne se seraient pas fait attendre; mais je ne m'en vantais +pas.</p> + +<p>Voilà, avec la chasse et les promenades à cheval, le gracieux cercle +d'actions et d'idées dans lequel je tournais incessamment pendant mon +séjour à Rome. Qu'on y joigne l'influence accablante du sirocco, le +besoin impérieux et toujours<a name="page_111" id="page_111"></a> renaissant des jouissances de mon art, de +pénibles souvenirs, le chagrin de me voir pendant deux ans<a name="FNanchor_12_12" id="FNanchor_12_12"></a><a href="#Footnote_12_12" class="fnanchor">[12]</a> exilé du +monde musical, une impossibilité inexplicable, mais réelle, de +travailler à l'Académie, et l'on comprendra ce que pouvait avoir +d'intensité le spleen qui me dévorait.</p> + +<p>J'étais méchant comme un dogue à la chaîne. Les efforts de mes camarades +pour me faire partager leurs amusements ne servaient même qu'à m'irriter +davantage. Le charme qu'ils trouvaient aux <i>joies</i> du carnaval, surtout +m'exaspérait. Je ne pouvais concevoir (je ne le puis encore) quel +plaisir on peut prendre aux divertissements de ce qu'on appelle à Rome, +comme à Paris, <i>les jours gras</i>! Fort gras, en effet; gras de boue, gras +de fard, de blanc, de lie de vin, de sales quolibets, de grossières +injures, de filles de joie, de mouchards ivres, de masques ignobles, de +chevaux éreintés, d'imbécilles qui rient, de niais qui admirent et +d'oisifs qui s'ennuient. A Rome, où les bonnes traditions de l'antiquité +se sont conservées, on immolait naguère aux <i>jours gras</i> une victime +humaine. Je ne sais si cet admirable usage, où l'on retrouve un vague +parfum de la poésie du Cirque,<a name="page_112" id="page_112"></a> existe toujours; c'est probable: les +grandes idées ne s'évanouissent pas si promptement. On conservait alors +pour <i>les jours gras</i> (quelle ignoble épithète) un pauvre diable +condamné à la peine capitale; on l'engraissait, lui aussi, pour le +rendre digne du dieu auquel il allait être offert, le peuple romain; et +quand l'heure était venue, quand cette tourbe d'imbécilles de toutes +nations (car, pour être juste, il faut dire que les étrangers ne se +montrent pas moins que les <i>indigènes</i>, avides de si nobles plaisirs), +quand cette cohue de sauvages en frac et en veste était bien lasse de +voir courir des chevaux et de se jeter à la figure de petites boules de +plâtre, en riant aux éclats d'une malice si spirituelle, on allait voir +mourir l'homme; oui, l'<i>homme</i>! C'est souvent avec raison que de tels +insectes l'appellent ainsi. Pour l'ordinaire, c'est quelque malheureux +brigand, qui, affaibli par ses blessures, aura été pris à demi-mort par +les <i>braves</i> soldats du pape, et qu'on aura pansé, qu'on aura soigné, +qu'on aura guéri, engraissé et <i>confessé</i> pour les jours gras. Et, +certes il y a, à mon avis, dans ce vaincu mille fois plus de l'homme que +dans toute cette racaille de vainqueurs, à laquelle le chef temporel et +spirituel de l'Église (<i>abhorrens a sanguine</i>), le représentant de Dieu +sur la terre, est obligé de donner de temps en temps le spectacle d'une +tête coupée.<a name="page_113" id="page_113"></a></p> + +<p>Il est vrai que, bientôt après, ce peuple sensible et intelligent va, +pour ainsi dire, faire ses ablutions à la place Navone et y laver les +taches que le sang a pu laisser sur ses habits. Cette place est alors +mondée complètement; au lieu d'un marché aux légumes, c'est un véritable +étang d'eau sale et puante, à la surface duquel surnagent, au lieu de +fleurs, des tronçons de choux, des feuilles de laitues, des écorces de +pastèques, des brins de paille et des coquilles d'amandes. Sur une +estrade élevée au bord de ce lac enchanté, quinze musiciens, dont deux +grosses caisses, une caisse roulante, un tambour, un triangle, un +pavillon chinois et deux paires de cymbales, flanqués pour la forme de +quelques cors et clarinettes, exécutent des mélodies d'un style aussi +pur que le flot qui baigne les pieds de leurs tréteaux, pendant que les +plus brillants équipages circulent lentement dans cette mare, aux +acclamations ironiques du <i>peuple-roi</i>, dont la <i>grandeur</i> n'est pas +l'unique cause <i>qui l'attache au rivage</i>.</p> + +<p>—<i>Mirate! Mirate!</i> voilà l'ambassadeur d'Autriche!</p> + +<p>—Non, c'est l'envoyé d'Angleterre!</p> + +<p>—Voyez ses armes: une espèce d'aigle.</p> + +<p>—Du tout, je distingue un autre animal, et d'ailleurs la fameuse +inscription: <i>Dieu et mon droit</i>.<a name="page_114" id="page_114"></a></p> + +<p>—Ah! ah! c'est le consul d'Espagne avec son fidèle Sancho. Rossinante +n'a pas l'air fort enchanté de cette promenade aquatique.</p> + +<p>—Quoi! lui aussi? le représentant de la France?</p> + +<p>—Pourquoi pas? ce vieillard qui le suit, couvert de la pourpre +cardinale, est bien l'oncle maternel de Napoléon.</p> + +<p>—Et ce petit homme, au ventre arrondi, au sourire malicieux, qui veut +avoir l'air grave?</p> + +<p>—C'est un homme d'esprit qui écrit sur les arts d'imagination, c'est le +consul de Civita-Vecchia, qui s'est cru obligé par la <i>fashion</i> de +quitter son poste sur la Méditerranée pour venir se balancer en calèche +autour de l'égout de la place Navone; il médite en ce moment quelque +nouveau chapitre pour son roman de <i>Rouge et Noir</i>.</p> + +<p><i>Mirate! Mirate!</i> voilà notre fameuse Vittoria, cette Fornarina au petit +pied (pas tant petit), qui vient poser aujourd'hui en costume +d'Éminente, pour se délasser de ses travaux de la semaine dans les +ateliers de l'Académie. La voilà sur son char, comme Vénus sortant de +l'onde. Gare! les tritons de la place Navone, qui la connaissent tous, +vont emboucher leurs conques et souffler à son passage une marche +triomphale. Sauve qui peut!</p> + +<p>—Quelles clameurs! Qu'arrive-t-il donc? une voiture bourgeoise a été +renversée! Oui, je<a name="page_115" id="page_115"></a> reconnais notre grosse marchande de tabac de la rue +Condotti. Bravo! elle aborde à la nage, comme Agrippine dans la baie de +Putzolles, et pendant qu'elle donne le fouet à son petit garçon, pour le +consoler du bain qu'il vient de prendre, les chevaux, qui ne sont pas +des chevaux marins, se débattent contre l'eau bourbeuse. Eh! vive la +joie! en voilà un de noyé! Agrippine s'arrache les cheveux! L'hilarité +de l'assistance redouble! Les polissons lui jettent des écorces +d'orange, etc., etc. Bon peuple, que tes ébats sont touchants! que tes +délassements sont aimables! que de poésie dans tes jeux! que de dignité, +que de grâce dans ta joie! Oh oui! les grands critiques ont raison, +l'art est fait pour tout le monde. Si Raphaël a peint ses divines +Madones, c'est qu'il connaissait bien l'amour exalté de la masse pour le +beau, chaste et pur idéal; si Michel-Ange a tiré des entrailles du +marbre son immortel Moïse, si ses puissantes mains ont élevé un temple +sublime, c'était pour répondre sans doute à ce besoin de grandes +émotions qui tourmente les âmes de la multitude. C'est pour donner un +aliment à la flamme poétique qui les dévore, que Tasso et Dante ont +chanté. Oui, anathème sur toutes les œuvres que la foule n'admire pas! +car si elle les dédaigne, c'est qu'elles n'ont aucune valeur; si elle +les méprise, c'est qu'elles sont méprisables,<a name="page_116" id="page_116"></a> et si elle les condamne +formellement par ses sifflets, condamnez aussi l'auteur, car il a manqué +de respect au public, il a outragé sa grande intelligence, froissé sa +profonde sensibilité; <i>qu'on le mène aux carrières</i>. . . . . . . . .</p> + +<p class="cb">. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . .</p> + +<p>L'événement funeste que je vais raconter et qui eut lieu, pour ainsi +dire, sous mes yeux, vint encore ajouter une couche de noir à la teinte +déjà fort sombre de mon caractère à cette époque.<a name="page_117" id="page_117"></a></p> + +<h3><a name="IX" id="IX"></a>IX<br /><br /> +VINCENZA.</h3> + +<p><a name="page_118" id="page_118"></a></p> + +<p><a name="page_119" id="page_119"></a></p> + +<p>Un de mes amis, G***, peintre de talent, avait inspiré un sentiment +profond à une jeune paysanne d'Albano, nommée Vincenza, qui venait +quelquefois à Rome offrir pour modèle sa tête virginale aux pinceaux de +nos plus habiles dessinateurs. La grâce naïve de cette enfant des +montagnes, et l'expression candide de ses traits, l'avaient rendue +l'objet d'une espèce de culte que lui rendaient les peintres, et que sa +conduite décente et réservée justifiait d'ailleurs complètement.</p> + +<p>Depuis le jour où G*** parut prendre plaisir à la voir, Vincenza ne +quitta plus Rome. Albano, son beau lac, ses sites ravissants, furent +échangés<a name="page_120" id="page_120"></a> contre une petite chambre sale et obscure qu'elle occupait +dans le Transtevere, chez la femme d'un artisan dont elle soignait les +enfants. Les prétextes ne lui manquaient jamais pour faire de fréquentes +visites à l'atelier de son <i>bello Francese</i>. Un jour je l'y trouvai. +G*** était gravement assis devant son chevalet, le pinceau et la palette +à la main; Vincenza, accroupie à ses pieds comme un chien à ceux de son +maître, épiait son regard, aspirait sa moindre parole, par intervalles +se levait d'un bond, se plaçait en face de G***, le contemplait avec +ivresse, et se jetait à son cou en faisant des éclats de rire de +convulsionnaire, sans songer le moins du monde à déguiser à mes yeux sa +délirante passion.</p> + +<p>Pendant plusieurs mois le bonheur de la jeune Albanaise fut sans nuages, +mais la jalousie vint y mettre fin. On fit concevoir à G... des doutes +sur la fidélité de Vincenza; dès ce moment, il lui ferma sa porte et +refusa obstinément de la voir. Vincenza, frappée d'un coup mortel par +cette rupture, tomba dans un désespoir effrayant; elle attendait +quelquefois G... des journées entières sur la promenade du Pincio, où +elle espérait le rencontrer, refusait toute consolation, et devenait de +plus en plus sinistre dans ses paroles et brusque dans ses manières. +J'avais déjà essayé inutilement de lui ramener son inflexible; quand je +la trouvais sur mes pas, noyée de pleurs,<a name="page_121" id="page_121"></a> le regard morne, je ne +pouvais que détourner les yeux et m'éloigner en soupirant. Un jour +pourtant je la rencontrai, marchant avec une agitation extraordinaire au +bord du Tibre, sur un escarpement élevé qu'on nomme la promenade du +Poussin.</p> + +<p>—Eh bien! où allez-vous donc, Vincenza?</p> + +<p>Rien.</p> + +<p>—Vous ne voulez pas me répondre?</p> + +<p>Rien.</p> + +<p>—Vous n'irez pas plus loin; je prévois quelque folie...</p> + +<p>—Laissez-moi, Monsieur, ne m'arrêtez pas.</p> + +<p>—Mais que venez-vous faire ici, seule?</p> + +<p>—Eh! ne savez-vous donc pas qu'il ne veut plus me voir, qu'il ne m'aime +plus, qu'il croit que je le trompe? Puis-je vivre, après cela? Je venais +me noyer.</p> + +<p>Là-dessus, elle commença à pousser des cris désespérés. Je la vis +quelque temps se rouler à terre, s'arracher les cheveux, s'exhaler en +imprécations furieuses contre les auteurs de ses maux; puis, quand elle +fut un peu fatiguée, je lui demandai si elle voulait me promettre de +rester tranquille jusqu'au lendemain, m'engageant à faire auprès de G... +une dernière tentative.</p> + +<p>—Ecoutez bien, ma pauvre Vincenza, je le verrai ce soir, je lui dirai +tout ce que votre malheureuse passion et la pitié qu'elle m'inspire +me<a name="page_122" id="page_122"></a> suggèreront pour qu'il vous pardonne. Venez demain matin chez moi, +je vous apprendrai le résultat de ma démarche, et ce que vous devez +faire pour achever de le fléchir. Si je ne réussis pas, comme il n'y +aura effectivement rien de mieux pour vous... le Tibre est toujours là.</p> + +<p>—Oh! Monsieur, vous êtes bon, je ferai ce que vous me dites.</p> + +<p>Le soir, en effet, je pris G... en particulier, je lui racontai la scène +dont j'avais été témoin, en le suppliant d'accorder à cette malheureuse +une entrevue qui, seule, pouvait la sauver.</p> + +<p>—Prends de nouvelles et sévères informations, lui dis-je en finissant; +je parierais mon bras droit que tu la rends victime d'une erreur. +D'ailleurs, si toutes mes raisons sont sans force, je puis t'assurer que +son désespoir est admirable, et que c'est une des plus dramatiques +choses que l'on puisse voir; prends-là comme objet d'art.</p> + +<p>—Allons, mon cher Mercure, tu plaides bien; je me rends. Je verrai dans +deux heures quelqu'un qui peut me donner de nouvelles clartés sur cette +ridicule affaire. Si je me suis trompé, qu'elle vienne, je laisserai ma +clé à la porte. Si, au contraire, la clé n'y est pas, c'est que j'aurai +acquis la certitude que mes soupçons étaient fondés: alors, je te prie, +qu'il n'en soit plus<a name="page_123" id="page_123"></a> question. Parlons d'autre chose. Comment +trouves-tu mon nouvel atelier?</p> + +<p>—Incomparablement mieux que l'ancien; mais la vue en est moins belle. A +ta place, j'aurais gardé la mansarde, ne fût-ce que pour pouvoir +distinguer Saint-Pierre et le tombeau d'Adrien.</p> + +<p>—Oh! te voilà bien avec tes idées nuageuses! A propos de nuages, +laisse-moi allumer mon cigarre... Bon!... A présent, adieu, je vais à +l'enquête; dis à ta protégée ma dernière résolution. Je suis <i>curieux</i> +de voir lequel de nous deux est joué.</p> + +<p>Le lendemain, Vincenza entra chez moi de fort bonne heure; je dormais +encore. Elle n'osa pas d'abord interrompre mon sommeil; mais son anxiété +l'emportant enfin, elle saisit ma guitare et me jeta trois accords qui +me réveillèrent. En me retournant dans mon lit, je l'aperçus à mon +chevet mourante d'émotion. Dieu! qu'elle était jolie!!! L'espoir +éclatait sur sa ravissante figure. Malgré la teinte cuivrée de sa peau, +je la voyais rougir de passion; tous ses membres frémissaient.</p> + +<p>—Eh bien! Vincenza, je crois qu'il vous recevra. Si la clé est à sa +porte, c'est qu'il vous pardonne, et...</p> + +<p>La pauvre fille m'interrompt par un cri de joie, se jette sur ma main, +la baise avec transport en<a name="page_124" id="page_124"></a> la couvrant de larmes, gémit, sanglote, et +se précipite hors de ma chambre, en m'adressant pour remerciment un +divin sourire qui m'illumina comme un rayon des cieux. Quelques heures +après, je venais de m'habiller, G... entre, et me dit d'un air grave:</p> + +<p>«Tu avais raison, j'ai tout découvert; mais pourquoi n'est-elle pas +venue? je l'attendais.</p> + +<p>—Comment, pas venue? Elle est sortie d'ici ce matin à demi-folle de +l'espoir que je lui donnais; elle a dû être chez toi en cinq minutes.</p> + +<p>—Je ne l'ai pas vue;..... et pourtant la clé était bien à ma porte.</p> + +<p>—Malheur! malheur!! j'ai oublié de lui dire que tu avais changé +d'atelier. Elle sera montée au quatrième, ignorant que tu étais au +premier.</p> + +<p>—Courons.</p> + +<p>Nous nous précipitons à l'étage supérieur, la porte de l'atelier était +fermée; dans le bois était fichée avec force la <i>spada</i> d'argent que +Vincenza portait dans ses cheveux, et que G... reconnut avec effroi: +elle venait de lui. Nous courons au Transtevere, chez elle, au Tibre, à +la promenade du Poussin; nous demandons à tous les passants: personne ne +l'avait vue. Enfin nous entendons des voix et des interpellations +violentes..... Nous arrivons au lieu de la scène..... Deux bouviers se +battaient pour le fazzoletto blanc de Vincenza, que la malheureuse +Albanaise<a name="page_125" id="page_125"></a> avait arraché de sa tête et jeté sur le rivage avant de se +précipiter<a name="FNanchor_13_13" id="FNanchor_13_13"></a><a href="#Footnote_13_13" class="fnanchor">[13]</a>.</p> + +<p class="cb">. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . .</p> + +<p><a name="page_126" id="page_126"></a></p> + +<p><a name="page_127" id="page_127"></a></p> + +<h3><a name="X" id="X"></a>X<br /><br /> +VAGABONDAGES.</h3> + +<p><a name="page_128" id="page_128"></a></p> + +<p><a name="page_129" id="page_129"></a></p> + +<p>Le séjour de la ville m'était devenu vraiment insupportable. Aussi ne +manquais-je aucune occasion de la quitter et de fuir aux montagnes, en +attendant le moment où il me serait permis de revenir en France.</p> + +<p>Comme pour préluder à de plus longues courses dans cette partie de +l'Italie, visitée seulement par les paysagistes, je faisais fréquemment +alors le voyage de <i>Subiaco</i>, grand village des États du pape, à +dix-huit lieues de Tivoli.</p> + +<p>Cette excursion était mon remède habituel contre le spleen; remède +souverain qui semblait me rendre à la vie. Une mauvaise veste de toile +grise et un chapeau de paille formaient tout mon<a name="page_130" id="page_130"></a> équipement, six +piastres toute ma bourse. Puis, prenant un fusil ou une guitare, je +m'acheminais ainsi chassant ou chantant, insoucieux de mon gîte du soir, +certain d'en trouver un, si besoin était, dans les grottes innombrables +ou les <i>madones</i> qui bordent toutes les routes, tantôt marchant au pas +de course, tantôt m'arrêtant pour examiner quelque vieux tombeau, ou, du +haut d'un de ces tristes monticules dont l'aride plaine de Rome est +couverte, écouter avec recueillement le grave chant des cloches de +Saint-Pierre, dont la croix d'or étincelait à l'horizon; tantôt +interrompant la poursuite d'un vol de vanneaux pour écrire dans mon +album une idée symphonique qui venait de poindre dans ma tête; et +toujours savourant à longs traits le bonheur suprême de la vraie +liberté.</p> + +<p>Quelquefois, quand au lieu de fusil j'avais apporté ma guitare, me +postant au centre d'un paysage en harmonie avec mes pensées, un chant de +l'Énéide, enfoui dans ma mémoire depuis mon enfance, se réveillait à +l'aspect des lieux où je m'étais égaré; improvisant alors un étrange +récitatif sur une harmonie plus étrange encore, je me chantais la mort +de Pallas, le désespoir du bon Evandre, le convoi du jeune guerrier +qu'accompagnait son cheval Ethon sans harnais, la crinière pendante, et +versant de grosses larmes; l'effroi du bon roi Latinus, le<a +name="page_131" id="page_131"></a> siége du Latium dont je foulais la terre, +la triste fin d'Amata et la mort cruelle du noble fiancé de Lavinie.</p> + +<p>Ainsi, sous les influences combinées des souvenirs, de la poésie et de +la musique, j'atteignais le plus incroyable degré d'exaltation. Cette +triple ivresse se résolvait toujours en torrents de larmes versés avec +des sanglots convulsifs. Et, ce qu'il y a de plus singulier, c'est que +je commentais mes larmes. Je pleurais ce pauvre Turnus, à qui le cagot +Enée était venu enlever ses États, sa maîtresse et la vie; je pleurais +la belle et touchante Lavinie obligée d'épouser le brigand étranger +couvert du sang de son amant; je regrettais ces temps poétiques où les +héros, fils des dieux, portaient de si belles armures et lançaient de +gracieux javelots à la pointe étincelante, ornée d'un cercle d'or; +quittant ensuite le passé pour le présent, je pleurais sur mes chagrins +personnels, mon avenir douteux, ma carrière interrompue; et, tombant +affaissé au milieu de ce chaos de poésie, murmurant des vers de +Shakespeare, de Virgile et de Dante: <i>Nessun maggior dolore.... che +ricordarsi........ O poor Ophelia!... Good night, sweet Ladies.... +Vitaque cum gemitu... fugit indignata.... sub umbras....</i> Je +m'endormais.</p> + +<p class="cb">. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . .</p> + +<p>Quelle folie! diront bien des gens. Oui, mais<a name="page_132" id="page_132"></a> quel bonheur! Les gens +raisonnables ne savent pas à quel degré d'intensité peut atteindre ainsi +le sentiment de l'existence; le cœur se dilate, l'imagination prend une +envergure immense, on vit avec fureur: le corps même, participant de +l'exhaliration de l'esprit, semble devenir de fer. Je faisais alors +mille imprudences qui peut-être aujourd'hui me coûteraient la vie.</p> + +<p>Je partis un jour de Tivoli par une pluie battante, mon fusil <i>à +pistons</i> me permettant de chasser malgré l'humidité. J'arrivai le soir à +Subiaco, mouillé jusqu'aux os dès le matin, ayant fait mes dix-huit +lieues et tué quinze pièces de gibier.</p> + +<p>Replongé maintenant dans la tourmente parisienne, avec quelle force et +quelle fidélité mon esprit se rappelle ce beau sauvage pays des +Abbruzzes où j'ai tant erré! Villages étranges, mal peuplés d'habitants +mal vêtus, au regard soupçonneux, armés de vieux fusils délabrés qui +portent loin et atteignent trop souvent leur but! Sites bizarres, dont +la mystérieuse solitude me frappa si vivement! Je retrouve en foule des +impressions perdues et oubliées. Ce sont Subiaco, Alatri, Civitella, +Genesano, Isola di Sora, San Germano, Arce, les pauvres vieux couvents +déserts dont l'église est toute grande ouverte..... les moines sont +absents..... le silence seul y habite..... Plus tard, moines et bandits +y reviendront<a name="page_133" id="page_133"></a> de compagnie. Ce sont les somptueux monastères peuplés +d'hommes pieux et bienveillants, qui accueillent cordialement les +voyageurs et les étonnent par leur spirituelle et savante conversation; +le palais bénédictin du Monte-Cassino, avec son luxe éblouissant de +mosaïques, de boiseries sculptées, de reliquaires, etc., l'autre couvent +de san Benedetto, à Subiaco, où l'Ordre fut fondé, où se trouve la +grotte qui reçut saint Benoît, où les rosiers qu'il planta fleurissent +encore. Plus haut, dans la même montagne, au bord d'un précipice au fond +duquel murmure le vieil Anio, ce ruisseau chéri d'Horace et de Virgile, +la cellule del Beato Lorenzo, adossée à un mur de rochers que dore le +soleil, et où j'ai vu s'abriter des hirondelles au mois de janvier. +Grands bois de châtaigniers au noir feuillage, où surgissent des ruines +surmontées par intervalles, au soir, de formes humaines qui se montrent +un instant et disparaissent sans bruit..... pâtres ou brigands..... En +face, sur l'autre rive de l'Anio, grande montagne à dos de baleine, où +l'on voit encore à cette heure une petite pyramide de pierres que j'eus +la constance de bâtir un jour de spleen, et que les peintres français, +amants fidèles de ces solitudes, ont eu la courtoisie de baptiser de mon +nom. Au-dessous, une caverne où l'on entre en rampant, et dont on ne +peut atteindre l'entrée qu'en se laissant tomber du<a name="page_134" id="page_134"></a> rocher supérieur, +au risque d'arriver brisé à cinq cents pieds plus bas.</p> + +<p>A droite, un champ où je fus arrêté par des moissonneurs étonnés de ma +présence en pareil lieu, qui m'accablèrent de questions, et ne me +laissèrent continuer mon ascension que sur l'assurance plusieurs fois +donnée qu'elle avait pour but l'accomplissement d'un vœu fait à la +Madone. Loin de là, dans une étroite plaine, la maison isolée de la +Piagia, bâtie sur le bord de l'inévitable Anio, où j'allais demander +l'hospitalité et faire sécher mes habits, après les longues chasses, aux +jours pluvieux d'automne. La maîtresse du logis, excellente femme, avait +une fille admirablement belle, qui depuis a épousé le peintre lyonnais, +notre ami Flacheron. Je vois encore ce jeune drôle, demi-bandit, +demi-conscrit, Crispino, qui nous apportait de la poudre et des +cigarres. Lignes de Madones couronnant les hautes collines, et que +suivent le soir, en chantant des litanies, les moissonneurs attardés qui +reviennent des plaines, au tintement mélancolique de la campanella d'un +couvent caché; forêts de sapins, que les Pifferari font retentir de +leurs refrains agrestes; grandes filles aux noirs cheveux, à la peau +brune, au rire éclatant, qui, tant de fois, pour danser, ont abusé de la +patience et des doigts endoloris <i>di questo signore chi suona la +chitarra francese</i>; et le classique<a name="page_135" id="page_135"></a> tambour de basque accompagnant mes +<i>saltarelli</i> improvisés; les carabiniers voulant à toute force +s'introduire dans nos bals d'<i>osteria</i>; l'indignation des danseurs +français et abbruzzais; les prodigieux coups de poing de Flacheron; +l'expulsion honteuse de ces <i>soldats du pape</i>; menaces d'embuscades, de +grands couteaux!..... Flacheron, sans nous rien dire, allant seul à +minuit au rendez-vous, armé d'un simple bâton; absence des carabiniers; +Crispino enthousiasmé!</p> + +<p class="cb">. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . .</p> + +<p>Enfin Albano, Caslelgandolpho, Tusculum, le petit théâtre de Cicéron, +les fresques de sa villa ruinée; le lac de Gabia, le marais où j'ai +dormi à midi, sans songer à la fièvre; vestiges des jardins qu'habita +Zénobie, la noble et belle reine détrônée de Palmyre. Longues lignes +d'aquéducs antiques fuyant au loin à perte de vue!....</p> + +<p>Cruelle mémoire des jours de liberté qui ne sont plus! Liberté de cœur, +d'esprit, d'âme, de tout; liberté de ne pas agir, de ne pas penser même; +liberté d'oublier le temps, de mépriser l'ambition, de rire de la +gloire, de ne plus croire à l'amour; liberté d'aller au nord, au sud, à +l'est ou à l'ouest, de coucher en plein champ, de vivre de peu, de +vaguer sans but, de rêver, de rester gisant, assoupi des journées +entières, au souffle murmurant du tiède sirocco! Liberté<a +name="page_136" id="page_136"></a> vraie, absolue, immense! O grande et +forte Italie! Italie sauvage! insoucieuse de ta sœur l'Italie artiste,</p> + +<p class="c">«La belle Juliette au cercueil étendue!»</p> + +<p class="nind">que je..... Mais, par respect pour le lecteur, continuons avec un peu +moins de désordre, s'il est possible, le récit des excursions et des +observations que j'y ai faites.</p> + +<p><a name="page_137" id="page_137"></a></p> + +<p><a name="page_138" id="page_138"></a></p> + +<h3><a name="XI" id="XI"></a>XI<br /><br /> +SUBIACO.<a name="page_139" id="page_139"></a></h3> + +<p>Subiaco est un petit bourg de quatre mille habitants, bizarrement bâti +autour d'une montagne en pain de sucre. L'Anio, qui, plus bas, va former +les cascades de Tivoli, en fait toute la richesse, en alimentant +quelques usines assez mal entretenues.</p> + +<p>Cette rivière coule en certains endroits dans une vallée resserrée; +Néron la fit barrer par une énorme muraille dont on voit encore quelques +débris, et qui, en retenant les eaux, formait au-dessus du village un +lac d'une grande profondeur. De là le nom de <i>Sub-Lacu</i>. Le couvent de +<i>San-Benedetto</i>, situé une lieue plus haut, sur le bord d'un immense +précipice, est à peu près le seul monument curieux des environs. Aussi +les visites<a name="page_140" id="page_140"></a> y abondent. L'autel de la chapelle est élevé devant +l'entrée d'une petite caverne qui servit jadis de retraite au saint +fondateur de l'ordre des Bénédictins. La forme intérieure de l'église +est d'une bizarrerie extrême; un escalier d'une trentaine de marches +unit les deux étages dont elle est composée. Après vous avoir fait +admirer la <i>santa spelunca</i> de saint Benoît et les grotesques peintures +dont les murailles sont couvertes, les moines vous conduisent à l'étage +inférieur. Des monceaux de feuilles de roses, provenant d'un bosquet de +rosiers planté dans le jardin du couvent, y sont entassés. Ces fleurs +ont la propriété miraculeuse de <i>guérir les convulsions</i>, et les moines +en font un débit considérable. Trois vieilles carabines, brisées, +tordues et rongées de rouille, sont appendues auprès de l'odorant +spécifique, comme preuves irréfragables de miracles non moins éclatants. +Des chasseurs, ayant imprudemment chargé leur arme, <i>s'aperçurent, en +faisant feu</i>, du danger qu'ils couraient. Saint Benoît, <i>invoqué</i> (fort +laconiquement sans doute) <i>pendant que le fusil éclatait</i>, les préserva +non-seulement de la mort, mais même de la plus légère égratignure. En +gravissant la montagne l'espace de deux milles au-dessus de +San-Benedetto, on arrive à l'ermitage <i>del Beato Lorenzo</i>, aujourd'hui +inhabité. C'est une solitude horrible, environnée de roches rouges et +nues, que l'abandon<a name="page_141" id="page_141"></a> à peu près complet où elle est restée depuis la +mort de l'ermite rend plus effrayante encore. Un énorme chien en était +le gardien unique lorsque je la visitai; couché au soleil dans une +attitude d'observation soupçonneuse et sans faire le moindre mouvement, +il suivit tous mes pas d'un œil sévère. Sans armes, au bord d'un +précipice, la présence de cet argus silencieux, qui pouvait au moindre +geste douteux étrangler ou précipiter l'inconnu qui excitait sa +méfiance, contribua un peu, je l'avoue, à abréger le cours de mes +méditations. Subiaco n'est pas tellement reculé dans les montagnes que +la civilisation n'y ait déjà pénétré. Il y a un café pour les politiques +du pays, voire même une <i>société</i> philharmonique. Le maître de musique +qui la dirige remplit en même temps les fonctions d'organiste de la +paroisse. A la messe du dimanche des Rameaux, l'ouverture de <i>la +Cenerentola</i> dont il nous régala me découragea tellement, que je n'osai +pas me faire présenter à l'académie chantante, dans la crainte de +laisser trop voir mes antipathies et de blesser par là ces bons +dilettanti. Je m'en tins à la musique des paysans; au moins a-t-elle, +celle-là, de la naïveté et du caractère. Une nuit, la plus singulière +sérénade que j'eusse encore entendue vint me réveiller. Un <i>ragazzo</i> aux +vigoureux poumons criait de toute sa force une chanson d'amour sous les +fenêtres de sa <i>ragazza</i>, avec<a name="page_142" id="page_142"></a> accompagnement d'une énorme mandoline, +d'une musette et d'un petit instrument de fer de la nature du triangle, +qu'ils appellent dans le pays <i>stimbalo</i>. Son chant, ou plutôt son cri, +consistait en quatre ou cinq notes d'une progession descendante, et se +terminait en remontant par un long gémissement de la note sensible à la +tonique, sans reprendre haleine. La musette, la mandoline et le +stimbalo, sur un mouvement de valse continu, frappaient deux accords en +succession régulière et presque uniforme, dont l'harmonie remplissait +les instants de silence placés par le chanteur entre chacun de ses +couplets; suivant son caprice, celui-ci repartait ensuite à plein +gosier, sans s'inquiéter si le son qu'il attaquait si bravement +discordait ou non avec l'harmonie des accompagnateurs, et sans que +ceux-ci s'en inquiétassent davantage. On eût dit qu'il chantait au bruit +de la mer ou d'une cascade. Malgré la rusticité de ce concert, je ne +puis dire combien j'en fus agréablement affecté. L'éloignement et les +cloisons que le son devait traverser pour tenir jusqu'à moi, en +affaiblissant les discordances, adoucissaient les rudes éclats de cette +voix montagnarde. Peu à peu, la monotone succession de ces petits +couplets, terminés si douloureusement et suivis de silences, me plongea +dans une espèce de demi-sommeil plein d'agréables rêveries; et quand le +galant ragazzo<a name="page_143" id="page_143"></a> n'ayant plus rien à dire à sa belle, eût mis fin +brusquement à sa chanson, il me sembla qu'il me manquait tout à coup +quelque chose d'essentiel... J'écoutais toujours... mes pensées +flottaient si douces sur ce bruit auquel elles s'étaient amoureusement +unies!... L'un cessant, le fil des autres fut rompu... et je demeurai +jusqu'au matin sans sommeil, sans rêves, sans idées...</p> + +<p>Cette phrase mélodique est répandue dans toutes les Abbruzzes; je l'ai +entendue depuis Subiaco jusqu'à Arce, dans le royaume de Naples, plus ou +moins modifiée par le sentiment des chanteurs et le mouvement qu'ils lui +imprimaient. Je puis assurer qu'elle me parut délicieuse une nuit, à +Alatri, chantée lentement, avec douceur, et sans accompagnement; elle +prenait alors une couleur religieuse fort différente de celle que je lui +connaissais.</p> + +<p>Le nombre des mesures de cette espèce de cri mélodique n'est pas +toujours exactement le même à chaque couplet; il varie suivant les +paroles improvisées par le chanteur, et les accompagnateurs suivent +alors celui-ci comme ils peuvent. Cette improvisation n'exige pas des +Orphées montagnards de grands fraie de poésie: c'est toit simplement de +la prose, dans laquelle ils font entrer tout ce qu'ils diraient dans une +conversation ordinaire.</p> + +<p>Le jeune gars dont j'ai déjà parlé, nommé<a name="page_144" id="page_144"></a> Crispino, et qui avait +l'insolence de prétendre avoir été brigand, parce qu'il avait fait deux +ans de galères, ne manquait jamais à mon arrivée à Subiaco, de me saluer +de cette phrase de bienvenue qu'il criait comme un voleur:</p> + +<p class="figcenter"> +<a href="images/ill_pg_144.png"> +<img src="images/ill_pg_144_sml.png" width="350" height="143" alt="notation musicale + +Bon giorno, bon giorno, bon giorno, si - gno - - - re! +Co - - - - - me sta - te e - - - - - - ?" title="notation musicale" /></a> +<br /> +<span class="caption">Bon giorno, bon giorno, bon giorno, si - gno - - - re!<br /> +Co - - - - - me sta - te e - - - - - - ?</span> +</p> + +<p>Le redoublement de la dernière voyelle, en arrivant à la mesure marquée +du signe <big><b>></b></big>, est de rigueur. Il résulte d'un coup de gosier, +assez semblable à un sanglot, dont l'effet est fort singulier.</p> + +<p>Dans les autres villages environnants, dont Subiaco semble être la +capitale, je n'ai pas recueilli la moindre bribe musicale. Civitella, le +plus intéressant de tous, est un véritable nid d'aigle, perché sur la +pointe d'un rocher d'un accès fort difficile, misérable, sale et puant. +On y jouit d'une vue magnifique, seul dédommagement à la fatigue d'une +telle escalade, et les rochers y ont une physionomie étrange dans leurs +fantastiques amoncellements, qui charme assez les yeux des artistes pour +qu'un peintre de mes amis y ait séjourné six mois entiers.<a +name="page_145" id="page_145"></a></p> + +<p>L'un des flancs du village repose sur des dalles superposées, tellement +énormes, qu'il est absolument impossible de concevoir comment des hommes +ont pu jamais exercer la moindre action locomotive sur de pareilles +masses. Ce mur de Titans, par sa grossièreté et ses dimensions, est aux +constructions cyclopéennes, comme celles-ci sont aux murailles +ordinaires des monuments contemporains. Il ne jouit cependant d'aucune +renommée, et, quoique vivant habituellement avec des architectes, je +n'en avais jamais entendu parler.</p> + +<p>Civitella offre, en outre, aux vagabonds, un précieux avantage dont les +autres villages semblables sont totalement dépourvus: c'est une auberge +ou quelque chose d'approchant. On peut y loger et y vivre passablement. +L'homme riche du pays, <i>il signor Vincenzo</i>, reçoit et héberge de son +mieux les étrangers, les Français surtout, pour lesquels il professe la +plus honorable sympathie, mais qu'il assassine de questions sur la +politique. Assez modéré dans ses autres prétentions, ce brave homme est +insatiable sur ce point. Enveloppé dans une redingote qu'il n'a pas +quittée depuis dix ans, accroupi sous sa cheminée enfumée, il commence, +en vous voyant entrer, son interrogatoire; et, fussiez-vous exténué, +mourant de soif, de faim et de fatigue, vous n'obtiendrez pas un verre +de vin avant de lui avoir<a name="page_146" id="page_146"></a> répondu sur Lafayette, Louis-Philippe et la +garde nationale. Vico-Var, Olevano, Arsoli, Genesano, et vingt autres +villages dont le nom m'échappe, se présentent presque uniformément sous +le même aspect. Ce sont toujours des agglomérations de maisons grisâtres +appliquées, comme des nids d'hirondelles, contre des pics stériles, +presque inabordables; toujours de pauvres enfants demi-nus poursuivent +les étrangers en criant: <i>Pittore! pittore! Inglese!</i><a name="FNanchor_14_14" id="FNanchor_14_14"></a><a href="#Footnote_14_14" class="fnanchor">[14]</a> <i>mezzo +baïocco!</i><a name="FNanchor_15_15" id="FNanchor_15_15"></a><a href="#Footnote_15_15" class="fnanchor">[15]</a> (Pour eux tout étranger qui vient les visiter est +<i>peintre</i> ou <i>Anglais</i>). Les chemins, quand il y en a, ne sont que des +gradins informes à peine indiqués dans le rocher. On rencontre des +hommes oisifs, qui vous regardent d'un air singulier; des femmes +conduisant des cochons qui, avec le maïs, forment toute la richesse du +pays; de jeunes filles, la tête chargée d'une lourde cruche de cuivre ou +d'un fagot de bois mort; et tout cela si misérable, si triste, si +délabré, si dégoûtant de saleté, que, malgré la beauté naturelle de la +race et la coupe pittoresque des vêtements, il est difficile d'éprouver +à leur aspect autre chose qu'un sentiment de pitié; et pourtant je +trouvais un plaisir extrême à parcourir ces repaires, à pied, le fusil à +la main, et même sans fusil.</p> + +<p>Lorsqu'il s'agissait, en effet, de gravir quelque<a name="page_147" id="page_147"></a> pic inconnu, j'avais +soin de laisser en bas ce bel instrument, dont les qualités excitaient +assez la convoitise des Abbruzzais, pour leur donner l'idée d'en +détacher le propriétaire, au moyen de quelques balles envoyées à sa +rencontre par d'affreuses carabines embusquées traîtreusement derrière +un vieux mur.</p> + +<p>A force de fréquenter les villages de ces braves gens, j'avais même fini +par être très bien avec eux. Crispino surtout m'avait pris en affection; +il me rendait toutes sortes de services; il me procurait non-seulement +des tuyaux de pipe parfumés, exquis<a name="FNanchor_16_16" id="FNanchor_16_16"></a><a href="#Footnote_16_16" class="fnanchor">[16]</a>, non-seulement du plomb et de la +poudre, mais des capsules fulminantes même; des capsules! dans ce pays +perdu, dépourvu de toute idée d'art et d'industrie. De plus, Crispino +connaissait toutes les <i>ragazze</i> bien peignées à dix lieues à la ronde, +leurs inclinations, leurs relations, leurs ambitions, leurs passions, +celles de leurs parents et de leurs amants; il avait une note exacte des +degrés de vertu et de température de chacune, et ce thermomètre était +quelquefois fort amusant à consulter.</p> + +<p>Cette affection, du reste, était motivée; j'avais, une nuit, dirigé la +sérénade qu'il donnait à sa maîtresse; j'avais chanté avec lui pour +la<a name="page_148" id="page_148"></a> jeune louve, en nous accompagnant de la <i>chitarra francese</i>, une +chanson alors en vogue parmi les élégants de Tivoli; je lui avais fait +présent de deux chemises, d'un pantalon et de trois superbes coups de +pied au derrière, un jour qu'il me manquait de respect<a name="FNanchor_17_17" id="FNanchor_17_17"></a><a href="#Footnote_17_17" class="fnanchor">[17]</a>.</p> + +<p>Crispino n'avait pas eu le temps d'apprendre à lire, et il ne m'écrivait +jamais. Quand il avait quelque nouvelle intéressante à me donner hors +des montagnes, il venait à Rome. Qu'était-ce, en effet, qu'une trentaine +de lieues <i>per un bravo</i> comme lui. Nous avions l'habitude, à +l'Académie, de laisser ouvertes les portes de nos chambres. Un matin de +janvier (j'avais quitté les montagnes en octobre; je m'ennuyais donc +depuis trois mois), en me retournant dans mon lit, j'aperçois debout +devant moi, un grand scélérat basané, chapeau pointu, jambes cordées, +qui paraissait attendre très honnêtement mon réveil; c'était mon gredin, +mon bandit, mon ami!</p> + +<p>—Tiens! Crispino! qu'es-tu venu faire à Rome?</p> + +<p>—<i>Sono venuto... per veder lo!</i></p> + +<p>—Oui, pour me voir, et puis?...<a name="page_149" id="page_149"></a></p> + +<p>—<i>Crederei mancare al più preciso mio debito, se in questa +occasione...</i></p> + +<p>—Quelle occasion?</p> + +<p>—<i>Per dire la verità... mi manca... il danaro.</i></p> + +<p>—A la bonne heure! voilà ce qui s'appelle dire vraiment <i>la verità</i>. +Ah! tu n'as pas d'argent! et que veux-tu que j'y fasse, Birbonacio?</p> + +<p>—<i>Per bacco, non sono birbone!</i></p> + +<p>Je finis sa réponse en français:</p> + +<p>—«Si vous m'appelez <i>gueux</i>, parce que je n'ai pas le sou, vous avez +raison; mais si c'est parce que j'ai été deux ans à Civita-Vecchia, vous +avez bien tort. On ne m'a pas envoyé aux galères pour avoir volé, dit-il +en levant la tête fièrement, mais bien pour de bons coups de carabine, +pour de fameux coups de couteau donnés dans la montagne à des étrangers +(<i>forestieri</i>).»</p> + +<p>Mon ami se flattait assurément; il n'avait peut-être pas tué seulement +un moine. Mais enfin, on voit qu'il avait le sentiment de l'honneur. +Aussi, dans son indignation, n'accepta-t-il que trois piastres, une +chemise et un foulard, sans vouloir attendre que j'eusse mis mes bottes +pour lui donner... le reste. Le pauvre garçon est mort, il y a deux ans, +d'un coup de pierre reçu à la tête dans une rixe.</p> + +<p>Nous reverrons-nous dans un monde meilleur?.....</p> + +<p><a name="page_150" id="page_150"></a></p> + +<p><a name="page_151" id="page_151"></a></p> + +<h3><a name="XII" id="XII"></a>XII<br /><br /> +ENCORE ROME.</h3> + +<p><a name="page_152" id="page_152"></a></p> + +<p><a name="page_153" id="page_153"></a></p> + +<p>Il fallait bien toujours revenir dans cette éternelle ville de Rome, et +s'y convaincre de plus en plus que, de toutes les existences d'artiste, +il n'en est pas de plus triste que celle d'un musicien étranger, +condamné à l'habiter, si l'amour de l'art est dans son cœur. Il y +éprouve un supplice de tous les instants dans les premiers temps, en +voyant ses illusions poétiques tomber une à une, et le bel édifice +musical élevé par son imagination, s'écrouler devant la plus +désespérante des réalités; ce sont chaque jour de nouvelles expériences +qui amènent constamment de nouvelles déceptions. Au milieu de tous les +autres arts, pleins de vie, de grandeur, de majesté, éblouissants de +l'éclat du génie, étalant fièrement<a name="page_154" id="page_154"></a> leurs merveilles diverses, il voit +la musique réduite au rôle d'une esclave dégradée, hébétée par la misère +et chantant d'une voix usée de stupides poèmes pour lesquels le peuple +lui jette à peine un morceau de pain. C'est ce que je reconnus +facilement au bout de quelques semaines. A peine arrivé, je cours à +Saint-Pierre... Immense! sublime! écrasant!... Voilà Michel-Ange, voilà +Raphaël, voilà Canova; je marche sur les marbres les plus précieux, les +mosaïques les plus rares... Ce silence solennel.. cette fraîche +atmosphère... ces tons lumineux si riches et si harmonieusement +fondus... ce vieux pèlerin, agenouillé seul dans la vaste enceinte... Un +léger bruit, parti du coin le plus obscur du temple, et roulant sous ces +voûtes colossales comme un tonnerre lointain... j'eus peur... Il me +sembla que c'était là réellement la maison de Dieu et que je n'avais pas +le droit d'y entrer. Réfléchissant que de faibles créatures comme moi +étaient parvenues cependant à élever un pareil monument de grandeur et +d'audace, je sentis un mouvement de fierté; puis songeant au rôle +magnifique que devait y jouer l'art que je chéris, mon cœur commença à +battre à coups redoublés. Oh! oui, sans doute, me dis-je aussitôt, ces +tableaux, ces statues, ces colonnes, cette architecture de géants tout +cela n'est que le corps du monument; la musique en est l'ame; c'est par +elle qu'il manifeste<a name="page_155" id="page_155"></a> son existence, c'est elle qui résume l'hymne +incessant des autres arts, et de sa vois puissante le porte brûlant aux +pieds de l'Éternel. Où donc est l'orgue?... L'orgue, un peu plus grand +que celui de l'Opéra de Paris, était <i>sur des roulettes</i>; un pilastre le +dérobait à ma vue. N'importe, ce chétif instrument ne sert peut-être +qu'à donner le ton aux voix, et tout effet instrumental étant proscrit, +il doit suffire. Quel est le nombre des chanteurs?... Me rappelant alors +la petite salle du Conservatoire, que l'église de St-Pierre contiendrait +cinquante ou soixante fois au moins, je pensai que si un chœur de +<i>quatre-vingt-dix</i> voix y était employé journellement, les choristes de +Saint-Pierre, ne devaient se compter que par milliers.</p> + +<p>Ils sont au nombre de <i>dix-huit</i> pour les jours ordinaires; et de +<i>trente-deux</i> pour les fêtes solennelles. J'ai même entendu un +<i>Miserere</i> à la chapelle Sixtine, chanté par <i>cinq voix</i>. Un critique +allemand de beaucoup de mérite, s'est constitué tout récemment le +défenseur de la chapelle Sixtine.</p> + +<p>«La plupart des voyageurs, dit-il, s'attendent en y entrant, à une +musique bien entraînante, je dirai même, bien plus amusante que celle +des opéras qui les avaient charmés dans leur patrie; au lieu de cela les +chanteurs du pape leur font entendre un plain-chant<a name="page_156" id="page_156"></a> séculaire, simple, +pieux et sans le moindre accompagnement. Ces dilettanti désappointés ne +manquent pas alors de jurer à leur retour, que la chapelle Sixtine +n'offre aucun intérêt musical, et que tous les beaux récits qu'on en +fait sont autant de contes.»</p> + +<p>Nous ne dirons pas à ce sujet, absolument comme les observateurs +superficiels dont parle cet écrivain. Bien au contraire, cette harmonie +des siècles passés, venue jusqu'à nous sans la moindre altération de +style ni de forme, offre aux musiciens le même intérêt que présentent +aux peintres les fresques de Pompéia. Loin de regretter, sous ces +accords, l'accompagnement de trompettes et de grosse caisse, aujourd'hui +tellement mis à la mode par les compositeurs italiens, que chanteurs et +danseurs ne croiraient pas, sans lui, pouvoir obtenir les +applaudissements qu'ils méritent, nous avouerons que la chapelle Sixtine +étant le seul lieu musical de l'Italie où cet abus déplorable n'ait +point pénétré, on est heureux de pouvoir y trouver un refuge contre +l'artillerie des fabricants de cavatines. Nous accorderons au critique +allemand que les <i>trente-deux</i> chanteurs du pape, incapables de produire +le moindre effet, et même de se faire entendre dans la plus vaste église +du monde, suffisent à l'exécution des œuvres de Palestrina dans +l'enceinte bornée de la chapelle<a name="page_157" id="page_157"></a> pontificale; nous dirons avec lui que +cette harmonie pure et calme, jette dans une rêverie qui n'est pas sans +charme. Mais ce charme est le propre de l'harmonie elle-même, et le +prétendu génie des compositeurs n'en est point la cause, si toutefois on +peut donner le nom de compositeurs à des musiciens qui passaient leur +vie à compiler des successions d'accords comme celle-ci:</p> + +<p class="figcenter"> +<a href="images/ill_pg_157.png"> +<img src="images/ill_pg_157_sml.png" width="350" height="506" alt="notation musicale +Po-pu-le me-us, quid fe-ci ti - - bi? +aut, in quo contristavi te res - pon - - - de mi - hi." title="notation musicale" /></a> +<br /> +<span class="caption">[Po-pu-le me-us, quid fe-ci ti - - bi?<br /> +aut, in quo contristavi te res - pon - - - de mi - hi.]</span> +</p> + +<p><a name="page_158" id="page_158"></a></p> + +<p>Dans ces psalmodies à quatre parties, où la <i>mélodie</i> et le <i>rhythme</i> ne +sont point employés, et dont l'<i>harmonie</i> se borne à l'emploi des +<i>accords parfaits</i> entremêlés de quelques <i>suspensions</i>, on peut bien +admettre que le goût et une certaine science aient guidé le musicien qui +les écrivit; mais le génie! allons donc, c'est une plaisanterie.</p> + +<p>En outre, les gens qui croient encore sincèrement que Palestrina composa +ainsi à dessein sur les textes sacrés, et mu seulement par l'intention +d'approcher le plus possible d'une pieuse idéalité, s'abusent +étrangement. Ils ne connaissent pas, sans doute, ses madrigaux, dont les +paroles frivoles ou galantes sont accolées par lui cependant à une sorte +de musique absolument semblable à celle dont il revêtit les paroles +saintes. Il fait chanter par exemple: <i>Au bord du Tibre, je vis un beau +pasteur dont la plainte amoureuse</i>, etc., par un chœur lent dont +l'effet général et le style harmonique ne diffèrent en aucune façon de +ses compositions dites religieuses. Il ne savait pas faire d'autre +musique, voilà la vérité; et il était si loin de poursuivre un céleste +idéal, qu'on retrouve dans ses écrits une foule de ces sortes de +logogriphes que les contre-pointistes qui le précédèrent avaient mis à +la mode et dont il passe pour avoir été l'antagoniste inspiré. La messe +de Palestrina, dédiée au pape Marcello, est écrite à deux chœurs, dont +l'un imite canoniquement<a name="page_159" id="page_159"></a> l'autre du commencement à la fin. C'est là une +grande difficulté de contrepoint habilement vaincue; mais qu'en +résulte-t-il de beau, ou de convenable au style vraiment religieux? En +quoi cette sorte de jeu harmonique, perceptible seulement pour les yeux, +puisque l'oreille ne saurait suivre des imitations canoniques de notes +aussi longues et sans dessin mélodique, en quoi, dis-je, cette preuve de +la patience du tisseur d'accords annonce-t-elle en lui une simple +préoccupation du véritable objet de son travail? en rien à coup sûr. Il +importe aussi peu à l'expression du sentiment religieux de dessiner deux +chœurs en canon perpétuel que de les écrire en se servant d'un morceau +de bois au lieu de plume, ou gêné d'une façon quelconque par une douleur +physique ou un obstacle matériel. Si Palestrina, ayant perdu les deux +mains, s'était vu forcé d'écrire avec le pied et y était parvenu, ses +ouvrages n'en eussent pas acquis plus de valeur pour cela et n'en +seraient ni plus ni moins religieux.</p> + +<p>Le critique allemand dont je parlais tout-à-l'heure, n'hésite pas +cependant à appeler <i>sublimes</i> les <i>Improperia</i> de Palestrina.</p> + +<p>«Toute cette cérémonie, dit-il encore, le sujet en lui-même, la présence +du pape au milieu du corps des cardinaux, le mérite d'exécution des +chanteurs qui déclament avec une précision et une intelligence +admirables, tout cela forme de<a name="page_160" id="page_160"></a> ce spectacle un des plus imposants et +des plus touchants de la Semaine-Sainte.»—Oui, certes; mais tout cela +ne fait pas de cette musique une œuvre de génie et d'inspiration.</p> + +<p>Par une de ces journées sombres qui attristent la fin de l'année, et que +rend encore plus mélancoliques le souffle glacé du vent du Nord, écoutez +en lisant Ossian, la fantastique harmonie d'une harpe éolienne balancée +au sommet d'un arbre dépouillé de verdure, et je vous défie de ne pas +éprouver un sentiment profond de tristesse, d'abandon, un désir vague et +infini d'une autre existence, un dégoût immense de celle-ci, en un mot, +une forte atteinte de spleen jointe à une tentation de suicide. Cet +effet est encore plus prononcé que celui des harmonies vocales de la +chapelle Sixtine; on n'a jamais songé cependant à mettre les facteurs de +harpes éoliennes au nombre des grands compositeurs.</p> + +<p>Mais au moins, le service musical de la chapelle Sixtine a-t-il conservé +sa dignité et le caractère religieux qui lui convient, tandis +qu'infidèles aux anciennes traditions, les autres églises de Rome sont +tombées, sous ce rapport, dans un état de dégradation, je dirai même de +démoralisation, qui passe toute croyance. Plusieurs prêtres français, +témoins de ce scandaleux abaissement de l'art religieux, en ont été +indignés.</p> + +<p>J'assistai, le jour de la fête du roi, à une messe<a name="page_161" id="page_161"></a> solennelle à grands +chœurs et à grand orchestre, pour laquelle notre ambassadeur, M. de +Saint-Aulaire, avait demandé les meilleurs artistes de Rome. Un +amphithéâtre assez vaste, élevé devant l'orgue, était occupé par une +soixantaine d'exécutants. Ils commencèrent par s'accorder à grand bruit, +comme ils l'eussent fait dans un foyer de théâtre; le diapason de +l'orgue, beaucoup trop bas, rendait, à cause des instruments à vent, son +adjonction à l'orchestre impossible. Un seul parti restait à prendre, se +passer de l'orgue. L'organiste ne l'entendait pas ainsi; il voulait +faire sa partie, dussent les oreilles des auditeurs en être torturées +jusqu'au sang; il voulait gagner son argent, le brave homme, et il le +gagna bien, je le jure, car de ma vie je n'ai ri d'aussi bon cœur. +Suivant la louable coutume des organistes italiens, il n'employa, +pendant toute la durée de la cérémonie, que les jeux aigus. L'orchestre, +plus fort que cette harmonie de petites flûtes, la couvrait assez bien +dans les <i>tutti</i>, mais quand la masse instrumentale venait à frapper un +accord sec, suivi d'un silence, l'orgue, dont le son traîne un peu, +comme on sait, et ne peut se couper aussi bref que celui des autres +instruments, demeurait alors à découvert et laissait entendre un accord +plus bas d'un quart de ton que celui de l'orchestre, produisant ainsi le +gémissement le plus atrocement comique qu'on puisse imaginer.<a +name="page_162" id="page_162"></a> Pendant les intervalles remplis par le +plain-chant des prêtres, les concertants, incapables de contenir leur +démon musical, préludaient hautement tous à la fois, avec un incroyable +sang-froid; la flûte lançait des gammes en <i>ré</i>; le cor sonnait une +fanfare en <i>mi b</i>; les violons faisaient d'aimables cadences, des +gruppetti charmants; le basson, tout bouffi d'importance, soufflait ses +notes graves en faisant claquer ses grandes clefs, pendant que les +gazouillements de l'orgue achevaient de brillanter l'harmonie de ce +concert inouï, digne de Callot. Et tout cela se passait en présence +d'une assemblée d'hommes civilisés, de l'ambassadeur de France, du +directeur de l'Académie, d'un corps nombreux de prêtres et de cardinaux, +devant une réunion d'artistes de toutes les nations. Pour la musique, +elle était digne de tels exécutants. Cavatines avec crescendo, +cabalettes, points-d'orgue et roulades; œuvre sans nom, monstre de +l'ordre composite dont une phrase de Vaccaï formait la tête, des bribes +de Paccini les membres, et un ballet de Gallemberg le corps et la queue. +Qu'on se figure, pour couronner l'œuvre, les <i>soli</i> de cette étrange +musique sacrée, chantés <i>en voix de soprano</i> par un gros gaillard dont +la face rubiconde était ornée d'une énorme paire de favoris noirs. «Mais +mon Dieu, dis-je à mon voisin qui étouffait, tout est donc miracle dans +ce bienheureux pays! Avez-vous jamais vu<a name="page_163" id="page_163"></a> un <i>castrat</i> barbu comme +celui-ci?»</p> + +<p>—«Castrato!... répliqua vivement en se retournant une dame italienne, +indignée de nos rires et de nos observations, davvero non è castrato.»</p> + +<p>—«Vous le connaissez, madame?</p> + +<p>—«Per Bacco! non burlate. Imparate, pezzi d'asino, che quello virtuoso +maraviglioso è il marito mio.»</p> + +<p>J'ai entendu fréquemment dans d'autres églises les ouvertures du +<i>Barbier de Séville</i>, de la <i>Cenerentola</i> et d'<i>Otello</i>. Ces morceaux +paraissaient former le répertoire favori des organistes, ils en +assaisonnaient fort agréablement le service divin.</p> + +<p>La musique des théâtres, aussi <i>dramatique</i> que celle des églises est +<i>religieuse</i>, est dans le même état de splendeur. Même invention, même +pureté des formes, même élévation, même charme dans le style, même +profondeur de pensée. Les chanteurs que j'ai entendus pendant la saison +théâtrale avaient en général de bonnes voix et cette facilité de +vocalisation qui caractérise spécialement les Italiens; mais, à +l'exception de M<sup>me</sup> Ungher, prima dona allemande que nous avons +applaudie souvent à Paris, et de Salvator, assez bon Baryton, ils ne +sortaient pas de la ligne des médiocrités. Les chœurs sont d'un degré +au-dessous de ceux de notre Opéra-Comique, pour l'ensemble, la justesse +et la chaleur. L'orchestre,<a name="page_164" id="page_164"></a> imposant et formidable à peu près comme +l'armée du prince de Monaco, possède, sans exception, toutes les +qualités qu'on appelle ordinairement des défauts. Au théâtre <i>Valle</i>, +ainsi qu'à celui d'Apollon, dont les dimensions égalent celles du +Grand-Opéra de Paris, les violoncelles sont au nombre de.... <i>un</i>, +lequel <i>un</i> exerce l'état d'orfèvre, plus heureux qu'un de ses +confrères, obligé, pour vivre, de <i>rempailler des chaises</i>. A Rome, le +mot symphonie, comme celui d'ouverture, n'est employé que pour désigner +un <i>certain bruit</i> que font les orchestres de théâtre avant le lever de +la toile, et auquel personne ne fait attention. Weber et Beethoven sont +là des noms à peu près inconnus. Un savant abbé de la chapelle Sixtine +disait un jour à M. Mendelssohn <i>qu'on lui avait parlé d'un jeune homme +de grande espérance, nommé Mozart</i>. Il est vrai que ce digne +ecclésiastique communique fort rarement avec les gens du monde et ne +s'est occupé toute sa vie que des œuvres de Palestrina. C'est donc un +être que sa conduite privée et ses opinions mettent à part. Quoiqu'on +n'y exécute jamais la musique de Mozart, il est pourtant juste de dire +que, dans Rome, bon nombre de personnes ont entendu parler de lui +autrement que comme <i>d'un jeune homme de grande espérance</i>. Les +dilettanti érudits savent même qu'il est mort, et que, sans approcher +toutefois de Donizetti, il a écrit quelques<a name="page_165" id="page_165"></a> partitions remarquables. +J'en ai connu un qui s'était procuré le Don Juan. Après l'avoir +longuement étudié au piano, il fut assez franc pour m'avouer en +confidence que cette <i>vieille musique</i> lui paraissait supérieure au +Zadig et Astartea de M. Vaccaï, récemment mis en scène au théâtre +d'Apollon. L'art instrumental est lettre close pour les Romains. Ils +n'ont pas même l'idée de ce que nous appelons une symphonie.</p> + +<p>J'ai remarqué seulement à Rome une musique instrumentale populaire que +je penche fort à regarder comme un reste de l'antiquité; je veux parler +des <i>pifferari</i>. On appelle ainsi des musiciens ambulants qui, aux +approches de Noël, descendent des montagnes par groupes de quatre ou +cinq, et viennent, armés de musettes et de <i>pifferi</i> (espèce de +hautbois), donner de pieux concerts devant les images de la madone. Ils +sont, pour l'ordinaire, couverts d'amples manteaux de drap brun, portent +le chapeau pointu dont se coiffent les brigands, et tout leur extérieur +est empreint d'une certaine sauvagerie mystique pleine d'originalité. +J'ai passé des heures entières à les contempler dans les rues de Rome, +la tête légèrement penchée sur l'épaule, les yeux brillants de la foi la +plus vive, fixant un regard de pieux amour sur la sainte madone, presque +aussi immobiles que l'image qu'ils adoraient. La musette, secondée d'un +grand <i>piffero</i> soufflant la basse,<a name="page_166" id="page_166"></a> fait entendre une harmonie de deux +ou trois notes, sur laquelle un double <i>piffero</i><a name="FNanchor_18_18" id="FNanchor_18_18"></a><a href="#Footnote_18_18" class="fnanchor">[18]</a> de moyenne longueur +exécute la mélodie; puis au-dessus de tout cela deux petits <i>pifferi</i> +très courts, joués par des enfants de douze à quinze ans, tremblottent +trilles et cadences, et inondent la rustique chanson d'une pluie de +bizarres ornements. Après de gais et réjouissants refrains, fort +longtemps répétés, une prière lente, grave, d'une onction toute +patriarchale, vient dignement terminer la naïve symphonie. Cet air a été +gravé dans plusieurs recueils napolitains, nous nous abstenons en +conséquence de le reproduire ici. De près, le son est si fort qu'on peut +à peine le supporter; mais à un certain éloignement ce singulier +orchestre produit un effet délicieux, touchant, poétique, auquel les +personnes même les moins susceptibles de pareilles impressions, ne +peuvent rester insensibles. J'ai entendu depuis les <i>pifferari</i> chez +eux, et si je les avais trouvés si remarquables à Rome, combien +l'émotion que j'en reçus fut plus vive dans les montagnes sauvages des +Abbruzzes, où mon humeur vagabonde m'avait conduit! Des roches +volcaniques, de noires forêts de sapins, formaient la décoration +naturelle et le complément de cette musique primitive.<a +name="page_167" id="page_167"></a> Quand à cela venait se joindre encore +l'aspect d'un de ces monuments mystérieux d'un autre âge, connus sous le +nom de murs cyclopéens, et quelques bergers revêtus d'une peau de mouton +brute, avec la toison entière en dehors (costume des pâtres de la +Sabine), je pouvais me croire contemporain des anciens peuples au milieu +desquels vint s'installer jadis Evandre l'Arcadien, l'hôte généreux +d'Énée:</p> + +<p class="c">Pater infelix Pallantis pueri.</p> + +<p class="cb">. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . .</p> + +<p class="cb">. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . .</p> + +<p>Il faut, on le voit, renoncer à peu près à entendre de la musique quand +on habite Rome; j'en étais venu même, au milieu de cette atmosphère +antiharmonique, à n'en plus pouvoir composer. Tout ce que j'ai produit à +l'Académie se borne à trois ou quatre morceaux: 1º Une <i>Ouverture de +Rob-Roy</i>, longue et diffuse, qui fut exécutée à Paris, un an après, par +la société du Conservatoire, fort mal reçue du public, et que je brûlai +le même jour en sortant du concert; 2º <i>la Scène aux champs</i>, de la +Symphonie Fantastique, que je refis presque entièrement en vaguant dans +la Villa-Borghèse; 3º <i>le Chant de bonheur</i>, du mélologue<a name="FNanchor_19_19" id="FNanchor_19_19"></a><a href="#Footnote_19_19" class="fnanchor">[19]</a> que je +rêvai, perfidement<a name="page_168" id="page_168"></a> bercé par mon ennemi intime le vent du sud, sur les +buis touffus et taillés en muraille de notre classique jardin; 4º cette +petite mélodie qui a nom <i>la Captive</i>, et dont j'étais fort loin, en +l'écrivant, de prévoir la fortune. Encore me trompai-je, en disant +qu'elle fut composée à Rome; car c'est de Subiaco qu'elle est datée. Il +me souvient, en effet, qu'un jour, en regardant travailler mon ami +Lefebvre l'architecte, dans l'auberge de Subiaco où nous logions, un +mouvement de son coude ayant fait tomber un livre placé sur sa table, je +le relevai: c'était le volume des <i>Orientales</i> de V. Hugo; il se trouva +ouvert à la page de <i>la Captive</i>. Je lus cette délicieuse poésie, et me +retournant vers Lefebvre: «Si j'avais là du papier réglé, lui dis-je, +j'écrirais la musique de ce morceau; car <i>je l'entends</i>.</p> + +<p>—Qu'à cela ne tienne, je vais vous en donner.</p> + +<p>Et Lefebvre, prenant une règle et un tireligne, eut bientôt tracé +quelques portées, sur lesquelles je jetai la mélodie et la basse de ce +petit air; puis, je mis le manuscrit dans mon portefeuille et n'y +songeai plus. Quinze jours après, de retour à Rome, on chantait chez +notre directeur, quand <i>la Captive</i> me revint en tête. «Il faut, dis-je +à mademoiselle Vernet, que je vous montre un air<a name="page_169" id="page_169"></a> improvisé à Subiaco, +pour voir un peu ce qu'il signifie: je n'en ai plus la moindre idée.» +L'accompagnement de piano, griffonné à la hâte, nous permit de +l'exécuter convenablement; et cela prit si bien, qu'au bout d'un mois M. +Vernet, poursuivi, obsédé par cette mélodie, m'interpella ainsi: «Ah! +ça, quand vous retournerez dans les montagnes, j'espère bien que vous +n'en rapporterez pas d'autres chansons; car votre <i>Captive</i> commence à +me rendre le séjour de la Villa fort désagréable; on ne peut faire un +pas dans le palais, dans le jardin, dans le bois, sur la terrasse, dans +les corridors, sans entendre chanter, ou ronfler, ou grogner: «<i>Le long +du mur sombre... le sabre du spahis... je ne suis pas Tartare... +l'eunuque noir..., etc.</i>» C'est à en devenir fou! Je renvoie demain un +de mes domestiques, je n'en prendrai un nouveau qu'à la condition +expresse pour lui de ne pas chanter <i>la Captive</i>.»</p> + +<p>Il reste enfin à citer, pour clore cette liste fort courte de mes +productions romaines, une psalmodie à cinq voix, avec accompagnement +d'instruments à vent, sur la traduction en prose d'une poésie de Moore +(<i>Ce monde entier n'est qu'une ombre fugitive</i>), dédiée à ceux <i>dont +l'ame est triste jusqu'à la mort</i>. Ce morceau n'a pas encore été publié +et je n'ai jamais osé le faire entendre. Quant au <i>Resurrexit</i>, à grand +orchestre,<a name="page_170" id="page_170"></a> avec chœurs, que j'envoyai aux académiciens de Paris, pour +obéir au réglement, et dans lequel ces messieurs trouvèrent un <i>progrès</i> +très-remarquable, une <i>preuve</i> sensible de l'influence du séjour de Rome +sur mes idées, et l'<i>abandon</i> complet de mes fâcheuses <i>tendances +musicales</i>; c'est un fragment d'une messe que j'avais écrite et fait +exécuter à Paris deux ans avant de me présenter au concours de +l'Institut. Fiez-vous donc aux jugements des immortels!</p> + +<p>Ce fut vers ce temps de ma vie académique que je ressentis de nouveau +les atteintes d'une cruelle maladie (morale, nerveuse, imaginaire, tout +ce qu'on voudra), que j'appelerai le <i>mal de l'isolement</i>, et qui me +tuera quelque jour. J'en avais éprouvé un premier accès à l'âge de seize +ans, et voici dans quelles circonstances. Par une belle matinée de mai, +à la côte Saint-André, chez mon père, j'étais assis dans une prairie à +l'ombre d'un groupe de grands chênes, lisant un roman de Montjoie, +intitulé: <i>Manuscrit trouvé au mont Pausilippe</i>. Tout entier à ma +lecture, j'en fus distrait cependant par des chants doux et tristes, +s'épandant par la plaine à intervalles réguliers. La procession des +Rogations passait dans le voisinage, et j'entendais la voix des paysans +qui psalmodiaient les <i>Litanies des saints</i>. Cet usage de parcourir, au +printemps, les côteaux et les plaines, pour appeler<a name="page_171" id="page_171"></a> sur les fruits de +la terre la bénédiction du ciel, a quelque chose de poétique et de +touchant qui m'émeut d'une manière indicible. Le cortége s'arrêta au +pied d'une croix de bois, ornée de feuillages; je le vis s'agenouiller +pendant que le prêtre bénissait la campagne, et il reprit sa marche +lente en continuant sa mélancolique psalmodie. La voix affaiblie de +notre vieux curé se distinguait seule parfois, avec des fragments de +phrases:</p> + +<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary=""> +<tr><td align="center">. . . . . . . . . . . .</td></tr> +<tr><td align="center">. . . .<i>Conservare âigneris!</i></td></tr> +<tr><td> </td></tr> +<tr><td align="center"><small>LES PAYSANS.</small></td></tr> +<tr><td> </td></tr> +<tr><td align="center"><i>Te rogamus audi nos!</i></td></tr> +</table> + +<p>Et la foule pieuse, s'éloignait, s'éloignait toujours.</p> + +<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary=""> +<tr><td align="center">. . . . . . . . . . . . . .</td></tr> +<tr><td align="center"><small>(Decrescendo.)</small></td></tr> +<tr><td align="center"><i>Sancte Barnabe.</i></td></tr> +<tr><td align="center"><i>Ora pro nobis!</i></td></tr> +<tr><td align="center">(<small>Perdendo.)</small></td></tr> +<tr><td align="center"><i>Sancta Magdalena</i></td></tr> +<tr><td align="center"> <i>Ora pro</i>. . . . . . . . . . .</td></tr> +<tr><td align="center"><i>Sancta Maria</i></td></tr> +<tr><td align="center"> <i>Ora</i>...........</td></tr> +<tr><td align="center"><i>Sancta</i>. . . . . . . . . .</td></tr> +<tr><td align="center">. . . . . . . . . . .<i>nobis.</i></td></tr> +<tr><td align="center">. . . . . . . . . . . . . . . . .</td></tr> +</table> + +<p><a name="page_172" id="page_172"></a></p> + +<p>Silence.. léger frémissement des blés en fleur, ondoyant sous la molle +pression de l'air du matin.... cri des cailles amoureuses appelant leur +compagne.... l'ortolan plein de joie chantant sur la pointe d'un +peuplier.... calme profond.... une feuille morte tombant lentement d'un +chêne.... coups sourds de mon cœur.... Evidemment la vie était hors de +moi, loin, très loin.... A l'horizon les glaciers des Alpes, frappés du +soleil levant, réfléchissaient d'immenses faisceaux de lumière.... +derrière ces Alpes, l'Italie, Naples, le Pausilippe.... les personnages +de mon roman.... des passions ardentes.... des larmes essuyées... +quelque insondable bonheur.... secret.... allons, allons, des ailes! +dévorons l'espace! il faut voir! il faut admirer! il faut de l'amour, de +l'enthousiasme, des étreintes enflammées, <i>il faut la grande vie!</i>... +mais je ne suis qu'un corps lourd, cloué à terre! ces personnages sont +imaginaires, ou n'existent plus.... Quel amour?... quelle gloire?... +quel cœur?... quand verrai-je l'Italie?...</p> + +<p>Et l'accès se déclara dans toute sa force, et je souffris affreusement +et je me couchai à terre, gémissant, étendant mes bras douloureux, +arrachant convulsivement des poignées d'herbes et d'innocentes +paquerettes qui ouvraient en vain leurs grands yeux étonnés, appelant +<i>l'inconnu</i>, luttant contre <i>l'absence</i>, contre l'horrible isolement.<a +name="page_173" id="page_173"></a></p> + +<p>Et pourtant, qu'était-ce qu'un pareil accès comparé aux tortures que +j'ai éprouvées depuis, et dont l'intensité augmente chaque jour?</p> + +<p>Je ne sais comment donner une idée de ce mal inexprimable. Une +expérience de physique pourrait seule offrir je crois des similitudes +avec lui. C'est celle-ci: quand on place sous une cloche de verre +adaptée à une machine pneumatique, une coupe remplie d'eau à côté d'une +autre coupe contenant de l'acide sulfurique, au moment où la pompe +aspirante fait le vide sous la cloche, on voit l'eau s'agiter, entrer en +ébullition, s'évaporer. L'acide sulfurique absorbe cette vapeur d'eau au +fur et à mesure qu'elle se dégage, et, par suite de la propriété qu'ont +les molécules de vapeur d'emporter en s'exhalant une grande quantité de +calorique, la portion d'eau qui reste au fond du vase ne tarde pas à se +refroidir au point de produire un petit bloc de glace.</p> + +<p>Eh bien! il en est à peu près ainsi quand cette idée d'isolement, quand +ce sentiment de l'absence viennent me saisir. Le vide se fait autour de +ma poitrine palpitante, et il semble alors que mon cœur, sous +l'aspiration d'une force irrésistible, s'évapore et tend à se dissoudre +par expansion. Puis, la peau de tout mon corps devient douloureuse et +brûlante; je rougis de la tête aux pieds. Je suis tenté de crier, +d'appeler à mon aide mes amis, les indifférents mêmes,<a +name="page_174" id="page_174"></a> pour me consoler, pour me garder, me +défendre, m'empêcher d'être détruit, pour retenir ma vie qui s'en va aux +quatre points cardinaux.</p> + +<p>On n'a pas d'idées de mort pendant ces crises; non, la pensée du suicide +n'est pas même supportable; on ne veut pas mourir: loin de là, on veut +vivre, on le veut absolument; on voudrait même donner à sa vie mille +fois plus d'énergie; c'est une aptitude prodigieuse au bonheur, qui +s'exaspère de rester sans application, et qui ne se peut satisfaire +qu'au moyen de jouissances immenses, dévorantes, furieuses, en rapport +avec l'incalculable surabondance de sensibilité dont on est pourvu.</p> + +<p>Cet état n'est pas le spleen, mais il l'amène plus tard: c'est +l'ébullition, l'évaporation du cœur, des sens, du cerveau, du fluide +nerveux. Le spleen, c'est la congélation de tout cela, c'est le bloc de +glace.</p> + +<p>Même à l'état calme, je sens toujours un peu d'<i>isolement</i> les dimanches +d'été, parce que nos villes sont inactives ces jours-là, parce que +chacun sort, va à la campagne; parce qu'on est <i>joyeux au loin</i>, parce +qu'on est <i>absent</i>. Les adagio des symphonies de Beethoven, certaines +scènes d'<i>Alceste</i> et d'<i>Armide</i> de Gluck, un air de son opéra italien +de <i>Telemaco</i>, les Champs-Élysées de son <i>Orphée</i>, font naître aussi +d'assez violents accès de la même souffrance; mais ces<a +name="page_175" id="page_175"></a> chefs-d'œuvre portent avec eux leur +contre-poison: ils font déborder les larmes, et on est soulagé. Les +adagio de quelques-unes des sonates de Beethoven, et l'<i>Iphigénie en +Tauride</i> de Gluck, au contraire, appartiennent entièrement au spleen, et +le provoquent; il fait froid là-dedans, l'air y est sombre, le ciel gris +de nuages, le vent du nord y gémit sourdement.</p> + +<p>Il y a d'ailleurs deux espèces de spleen; l'un est ironique, railleur, +emporté, violent, haineux; l'autre, taciturne et sombre, ne demande rien +que l'inaction, le silence, la solitude et le sommeil. A l'être qui en +est possédé tout devient indifférent; la ruine d'un monde saurait à +peine l'émouvoir. Je voudrais alors que la terre fût une bombe remplie +de poudre, et j'y mettrais le feu, pour m'amuser.</p> + +<p>En proie à ce genre de spleen, je dormais un jour dans le bois de +lauriers de l'Académie, roulé dans un tas de feuilles mortes, comme un +hérisson, quand je me sentis poussé du pied par deux de nos camarades: +c'étaient Constant Dufeu, l'architecte, et Dantan aîné, le statuaire, +qui venaient me réveiller: «Ohé! père la joie! veux-tu venir à Naples, +nous y allons?</p> + +<p>—Allez au diable! vous savez bien que je n'ai plus d'argent.</p> + +<p>—Mais jobard que tu es, nous en avons, et nous t'en prêterons! Allons, +aide-moi donc, Dantan,<a name="page_176" id="page_176"></a> et levons-le de là, sans quoi nous n'en tirerons +rien. Bon! te voilà sur pieds! Secoue-toi un peu maintenant; va demander +à M. Horace la permission de Naples, et, dès que ta valise sera faite, +nous partirons; c'est convenu.»</p> + +<p>Nous partîmes en effet.</p> + +<p>Y compris un scandale assez joli, par nous causé dans la petite ville de +Cyprano... après dîner, je ne me souviens d'aucun incident narrable +pendant ce trajet bourgeoisement fait en voiturin. Mais Naples!...<a +name="page_177" id="page_177"></a></p> + +<h3><a name="XIII" id="XIII"></a>XIII<br /><br /> +NAPLES.</h3> + +<p><a name="page_178" id="page_178"></a></p> + +<p><a name="page_179" id="page_179"></a></p> + +<p>Naples!!! Ciel limpide et pur! soleil de fêtes! riche terre!</p> + +<p>Tout le monde a décrit, et beaucoup mieux que je ne pourrais le faire, +ce merveilleux jardin. Quel voyageur, en effet, n'a été frappé de la +splendeur de son aspect général! Qui n'a admiré à midi la mer faisant la +sieste, et les plis moëlleux de sa robe azurée et le bruit flatteur avec +lequel elle l'agite doucement! Perdu à minuit dans le cratère du Vésuve, +qui n'a senti un vague sentiment d'effroi aux sourds roulements de son +tonnerre intérieur, aux cris de fureur qui s'échappent de sa bouche, à +ces explosions, à ces myriades de roches fondantes, dirigées contre le +ciel comme de brûlants blasphêmes,<a name="page_180" id="page_180"></a> qui retombent ensuite, roulent sur +le col de la montagne, et s'arrêtent pour former un ardent collier sur +la vaste poitrine du volcan! Qui n'a parcouru tristement le squelette de +cette désolée Pompéïa, et, spectateur unique, n'a attendu sur les +gradins de l'amphithéâtre, la tragédie d'Euripide ou de Sophocle pour +laquelle la scène semble encore préparée! Qui n'a accordé un peu +d'indulgence aux mœurs des lazzaroni, ce charmant peuple d'enfants, si +gai, si voleur, si spirituellement facétieux et si naïvement bon +quelquefois!</p> + +<p>Je me garderai donc d'aller sur les brisées de tant de descripteurs; +mais je ne puis résister au plaisir de raconter ici une anecdote qui +peint on ne peut mieux le caractère des pécheurs napolitains. Il s'agit +d'un festin que des lazzaroni me donnèrent trois jours après mon +arrivée, et d'un présent qu'ils me firent au dessert. C'était par un +beau jour d'automne, avec une fraîche brise, une atmosphère claire, +transparente, à faire croire qu'on pourrait de Naples, sans trop étendre +le bras, cueillir des oranges à Caprée; je me promenais à la villa +Reale; j'avais prié mes compagnons de voyage, nos camarades de +l'Académie romaine, de me laisser errer seul ce jour-là. En passant près +d'un petit pavillon que je ne remarquais point, un soldat en faction +devant l'entrée me dit brusquement en français:<a name="page_181" id="page_181"></a></p> + +<p>—Monsieur, levez votre chapeau!</p> + +<p>—Pourquoi donc?</p> + +<p>—Voyez!</p> + +<p>Et me désignant du doigt une noble statue de marbre placée au centre du +pavillon, je lus sur le socle ces deux mots qui me firent à l'instant +faire le signe de respect que l'enthousiaste militaire me demandait: +T<small>ORQUATO</small> T<small>ASSO</small>. Cela est bien! Cela est touchant!... Mais j'en suis +encore à me demander comment la sentinelle du poète avait deviné que +j'étais Français et artiste, et que j'obéirais avec empressement à son +injonction. Savant physionomiste! Je reviens à mes lazzaroni.</p> + +<p>Je marchais donc nonchalamment au bord de la mer, en songeant, tout ému, +au pauvre Tasso, dont j'avais, avec Mendelssohn, visité la modeste tombe +à Rome, au couvent de Sant-Onofrio, quelques mois auparavant, +philosophant à part moi sur le malheur des poètes qui sont poètes par le +cœur, etc., etc. Tout d'un coup Tasso me fit penser à Cervantes, +Cervantes à sa charmante pastorale <i>Galathée</i>, Galathée à une délicieuse +figure qui brille à côté d'elle dans le roman et qui se nomme Nisida, +Nisida à l'île de la baie de Pouzzoles qui porte ce joli nom; et je fus +pris à l'improviste d'un désir irrésistible de visiter l'île de Nisida.</p> + +<p>J'y cours; me voilà dans la grotte du Pausilippe;<a name="page_182" id="page_182"></a> j'en sors toujours +courant; j'arrive au rivage; je vois une barque, je veux la louer; je +demande quatre rameurs, il en vient six; je leur offre un prix +raisonnable, en leur faisant observer que je n'avais pas besoin de six +hommes pour nager dans une coquille de noix jusqu'à Nisida. Ils +insistent en souriant, et demandent à peu près trente francs pour une +course qui en valait cinq tout au plus; j'étais de bonne humeur, deux +jeunes garçons se tenaient à l'écart, sans rien dire, avec un air +d'envie; j'éclatai de rire à l'insolente prétention de mes rameurs, et +désignant les deux lazzaronetti:</p> + +<p>—Eh bien! oui, allons, trente francs; mais venez tous les huit, et +ramons vigoureusement.</p> + +<p>Cris de joie, gambades des petits et des grands! Nous sautons dans la +barque, et en quelques minutes nous arrivons à Nisida. Laissant <i>mon +navire</i> à la garde de l'<i>équipage</i>, je monte dans l'île, je la parcours +dans tous les sens, je veux tout voir, jardins, villas, prison, bois +d'oliviers; assis sur un tertre, je regarde le soleil descendre derrière +le cap Misène, poétisé par l'auteur de <i>l'Énéide</i>, pendant que la mer, +qui ne se souvient ni de Virgile, ni d'Énée, ni d'Ascagne, ni de Misène, +ni de Palinure, chante gaîment dans le mode majeur mille accords +scintillants... Je serais resté là jusqu'au lendemain, je crois, si un +de mes <i>matelots</i>, délégué par le <i>capitaine</i>, ne fût venu me <i>héler</i> +et<a name="page_183" id="page_183"></a> m'avertir que le vent fraîchissait, et que nous aurions de la peine +à regagner la terre ferme si nous tardions encore à <i>lever l'ancre</i>, à +<i>déraper</i>. Je me rends à ce prudent avis. Je descends; chacun reprend sa +place sur le <i>navire</i>; le capitaine, digne émule du héros troyen:</p> + +<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary=""> +<tr><td align="left"> . . . . <i>Eripit ensem</i></td></tr> +<tr><td align="left"><i>Fulmineum</i> (ouvre son grand couteau) <i>strictoque ferit retinacula +ferro</i> (et coupe vivement la ficelle);</td></tr> +<tr><td align="left"><i>Idem omnes simul ardor habet; rapiuntque, ruuntque;</i></td></tr> +<tr><td align="left"><i>Littora deseruêre; latet sub classibus æquor;</i></td></tr> +<tr><td align="left"><i>Adnixi torquent spumas, et coerula verrunt.</i></td></tr> +</table> + +<p>(Tous pleins d'ardeur et d'un peu de crainte, nous nous précipitons, +nous fuyons le rivage; nos rames font voler des flocons d'écume, la mer +disparaît sous notre.... canot.)</p> + +<p>Cependant il y avait vraiment du danger, la coquille de noix frétillait +d'une singulière façon à travers les crêtes blanches de vagues +disproportionnées; mes gaillards ne riaient plus et commençaient à +chercher leurs chapelets. Tout cela me paraissait d'un ridicule atroce, +et je me disais: «A propos de quoi vais-je me noyer? A propos d'un +soldat lettré qui admire Tasso; pour moins encore, pour un chapeau; car, +si j'eusse marché tête nue, le soldat ne m'eût pas interpellé; je +n'aurais pas songé au chantre d'Armide, ni à l'auteur de <i>Galathée</i>, ni +à Nisida: Je n'aurais pas<a name="page_184" id="page_184"></a> fait cette sotte excursion insulaire, et je +serais tranquillement assis à Saint-Charles en ce moment, à écouter la +Brambilla et Tamburini!» Ces réflexions et les mouvements de la nef en +perdition me faisaient grand mal au cœur, je l'avoue. Pourtant le dieu +des mers, trouvant la plaisanterie suffisante comme cela, nous permit de +gagner la terre, et les <i>matelots</i>, jusque-là muets comme des poissons, +recommencèrent à crier comme des geais. Leur joie même fut si grande, +qu'en recevant les trente francs que j'avais consenti à me laisser +escroquer, ils eurent un remords et me prièrent avec une véritable +bonhomie, de venir dîner avec eux. J'acceptai; ils me conduisirent assez +loin de là, au milieu d'un bois de peupliers, sur la route de Pouzzoles, +en un lieu fort solitaire, et je commençais à calomnier leur candide +intention (pauvres lazzaroni!), quand nous arrivâmes vers une chaumière +à eux bien connue, où mes amphitryons se hâtèrent de donner des ordres +pour le festin.</p> + +<p>Bientôt apparut un petit monticule de fumants macaroni; ils m'invitèrent +à y plonger la main droite à leur exemple; un grand pot de vin de +Pausilippe fut placé sur la table, et chacun de nous y buvait à son +tour, après, toutefois, un vieillard édenté, le seul de la bande, qui +devait boire le premier avant moi; le respect pour l'âge l'emportant +chez ces braves enfants, même sur<a name="page_185" id="page_185"></a> la courtoisie qu'ils reconnaissaient +devoir à leur hôte. Le vieux, après avoir bu déraisonnablement, commença +à parler politique et à s'attendrir beaucoup au souvenir du roi Joachim, +qu'il portait dans son cœur; les jeunes lazzaroni, pour le distraire et +me procurer un divertissement, lui demandèrent avec instances le récit +d'un long et pénible voyage de mer qu'il avait fait autrefois et dont +l'histoire était célèbre.</p> + +<p>Là-dessus le vieux lazzarone raconta, au grand ébahissement de son +auditoire, comment embarqué à vingt ans sur un <i>speronare</i>, il avait +demeuré en mer <i>trois jours et deux nuits</i>, et comme quoi, <i>toujours +poussé vers de nouveaux rivages</i>, il avait enfin été jeté dans <i>une île +lointaine</i>, où l'<i>on prétend</i> que Napoléon depuis lors a été exilé, et +que les indigènes appellent Isola d'Elba. Je manifestai une grande +émotion à cet incroyable récit, en félicitant de tout mon cœur le brave +marin d'avoir échappé à des dangers aussi formidables. De là profonde +sympathie des lazzaroni pour <i>Mon Excellence</i>; la reconnaissance les +exalte, on se parle à l'oreille, on va, on vient dans la chaumière avec +un air de mystère; je vois qu'il s'agit des préparatifs de quelque +surprise flatteuse qui m'est destinée. En effet, au moment où je me +levais pour prendre congé de la société, le plus grand des jeunes +lazzaroni m'aborde d'un air embarrassé, et me prie, au nom de ses +camarades et<a name="page_186" id="page_186"></a> pour l'amour d'eux, d'accepter un souvenir, un présent, le +plus magnifique qu'ils pouvaient m'offrir, et capable de faire pleurer +l'homme le moins sensible. C'était un oignon monstrueux, une énorme +ciboule, que je reçus avec une modestie et un sérieux dignes de la +circonstance, et que j'emportai jusqu'au sommet du Pausilippe, après +mille adieux, serremens de mains et protestations d'une amitié +inaltérable.</p> + +<p class="cb">. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . .</p> + +<p>Je venais de quitter ces bonnes gens et cheminais péniblement, à cause +d'un coup que je m'étais donné au pied droit en descendant de Nisida; il +faisait presque nuit. Une belle calèche passe sur la route de Naples. +L'idée peu fashionable me vient de sauter sur la banquette de derrière, +libre par l'absence du valet de pied, et de parvenir ainsi sans fatigue +jusqu'à la ville. Mais j'avais compté sans la jolie petite parisienne +emmousselinée qui trônait à l'intérieur et qui, de sa voix aigre-douce +appelant vivement le cocher: «Louis, il y a quelqu'un derrière!» me fit +administrer à travers la figure un ample coup de fouet. Ce fut le +présent de ma gracieuse compatriote. J'aime mieux la ciboule. O poupée +française! si Crispino seulement s'était trouvé là, nous t'aurions fait +passer un singulier quart-d'heure!</p> + +<p>Je revins donc clopin-clopant, en songeant aux<a name="page_187" id="page_187"></a> charmes de la vie de +brigand, qui malgré ses fatigues, serait vraiment aujourd'hui la seule +digne d'un honnête homme, si dans la moindre bande ne se trouvaient +toujours tant de misérables stupides et puants!</p> + +<p>J'allai oublier mon chagrin et me reposer à Saint-Charles. Et là, pour +la première fois depuis mon arrivée en Italie, j'entendis de la musique. +L'orchestre comparé à ceux que j'avais observés jusqu'alors, me parut +excellent. Les instruments à vent peuvent être écoutés en sécurité, on +n'a rien à craindre de leur part; les violons sont assez habiles, et les +violoncelles chantent bien, mais ils sont en trop petit nombre. Le +système généralement adopté en Italie, de mettre toujours moins de +violoncelles que de contre-basses, ne peut être justifié que par le +genre de musique, sans basses dessinées, que les orchestres italiens +exécutent habituellement. Je reprocherais bien aussi au maestro di +capella le bruit souverainement désagréable de son archet dont il frappe +un peu rudement son pupitre; mais on m'a assuré que sans cela, les +<i>musiciens</i> qu'il dirige, seraient quelquefois embarrassés pour <i>suivre +la mesure</i>... A cela il n'y a rien à répondre; car enfin, dans un pays +où la musique instrumentale est à peu près inconnue, on ne doit pas +exiger des orchestres comme ceux de Berlin, de Brunswick ou de Paris. +Les choristes sont d'une<a name="page_188" id="page_188"></a> faiblesse extrême; je tiens d'un compositeur +qui a écrit pour le théâtre Saint-Charles, qu'il est fort difficile, +pour ne pas dire impossible, d'obtenir une bonne exécution des chœurs +écrits à <i>quatre parties</i>. Les soprani ont beaucoup de peine à marcher +isolés des ténors, et on est pour ainsi dire obligé de les leur faire +continuellement doubler à l'octave.</p> + +<p>Au <i>Fondo</i> on joue l'opéra buffa avec une verve, un feu, un <i>brio</i>, qui +lui assurent une supériorité incontestable sur la plupart des théâtres +d'opéra-comique. On y représentait pendant mon séjour une farce +très-amusante de Donizetti, <i>les Convenances et les Inconvenances du +théâtre</i>.</p> + +<p>On pense bien néanmoins que l'attrait musical des théâtres de Naples ne +pouvait lutter avec avantage contre celui que m'offrait l'exploration +des environs de la ville, et que je me trouvais plus souvent dehors que +dedans.</p> + +<p>Déjeunant un matin à Castellamare avec Munier, le peintre de marine que +nous avions surnommé Neptune: «Que faisons-nous? me dit-il en jetant sa +serviette, Naples m'ennuie, n'y retournons pas.</p> + +<p>—«Allons en Sicile.</p> + +<p>—«C'est cela, allons en Sicile; laissez-moi seulement finir une <i>étude</i> +que j'ai commencée, et à cinq heures nous irons retenir notre place sur +le bateau à vapeur.<a name="page_189" id="page_189"></a></p> + +<p>—«Volontiers, quelle est notre fortune?»</p> + +<p>Notre bourse visitée, il se trouva que nous avions bien assez pour aller +jusqu'à Palerme, mais que, pour en revenir, il eût fallu, comme disent +les moines, <i>compter sur la Providence</i>; et, en Français totalement +dépourvus de la vertu qui <i>transporte des montagnes</i>, jugeant qu'il ne +fallait pas tenter Dieu, nous nous séparâmes, lui pour aller portraire +la mer, moi pour retourner pédestrement à Rome.</p> + +<p>Ce projet était arrêté dans ma tête depuis quelques jours. Rentré à +Naples le même soir, après avoir dit adieu à Dufeu et à Dantan, le +hasard me fit rencontrer deux officiers suédois de ma connaissance, qui +me firent part de leur intention de se rendre à Rome à pied.</p> + +<p>—«Parbleu, leur dis-je, je pars demain pour Subiaco; je veux y aller en +droite ligne, à travers les montagnes, <i>franchissant rocs et torrents</i> +comme le chasseur de chamois; nous devrions faire le trajet ensemble.»</p> + +<p>Malgré l'extravagance d'une pareille idée, ces messieurs l'adoptèrent. +Nos effets furent aussitôt expédiés par un <i>vetturino</i>; nous convînmes +de nous diriger sur Subiaco à vol d'oiseau, et, après nous y être +reposés un jour, de retourner à Rome par la grande route. Ainsi fut +fait. Nous avions endossé tous les trois le costume obligé de toile +grise; M. B*** portait son album et ses<a name="page_190" id="page_190"></a> crayons; deux cannes étaient +toutes nos armes.</p> + +<p>On vendangeait alors. D'excellens raisins (qui n'approchent pourtant pas +de ceux du Vésuve) firent à peu près toute notre nourriture pendant la +première journée; les paysans n'acceptaient pas toujours notre argent, +et nous nous abstenions quelquefois de nous enquérir des propriétaires. +L'un d'eux cependant nous entendit abattant des poires à coups de +pierres dans son champ. J'avais franchi la haie pour les ramasser, et +j'étais fort tranquillement occupé à en remplir mon chapeau, quand je +vis accourir mon homme criant au voleur. Impossible de refranchir la +clôture, chargé de butin comme je l'étais; un excès d'effronterie me +tira d'affaire. Au moment où le maître des poires s'apprêtait à me +traiter selon mes mérites:</p> + +<p>«Comment, s..... canaille! lui dis-je d'un air furieux, il y a une +demi-heure que nous vous appelons pour vous acheter des fruits, et vous +ne répondez pas?... Croyez-vous donc que nous ayons le temps de vous +attendre? Tenez, voilà six grains<a name="FNanchor_20_20" id="FNanchor_20_20"></a><a href="#Footnote_20_20" class="fnanchor">[20]</a> pour vos poires qui ne valent pas +le diable, et tachez une autre fois de ne pas vous moquer ainsi des +voyageurs, ou pardieu il vous arrivera malheur.»</p> + +<p>Là-dessus un de mes compagnons de maraude<a name="page_191" id="page_191"></a> étouffant de rire me tend la +main pour m'aider à sortir du champ, et nous laissons notre homme +immobile d'étonnement, la bouche ouverte, regardant d'un air stupide la +monnaie de cuivre que je lui laissais, et se consultant pour savoir s'il +nous ferait des excuses.... Le soir, à Capoue, nous trouvâmes <i>bon +souper, bon gîte et</i>.... un improvisateur.</p> + +<p>Ce brave homme, après quelques préludes brillants sur sa grande +mandoline, s'informa de quelle nation nous étions.</p> + +<p>—«Français répondit M. Kl.....rn.»</p> + +<p>J'avais entendu un mois auparavant les <i>improvisations</i> du Tyrtée +campanien; il avait fait la même question à mes compagnons de voyage, +qui répondirent:</p> + +<p>—«Polonais.»</p> + +<p>A quoi, plein d'enthousiasme, il avait répliqué:</p> + +<p>—«J'ai parcouru le monde entier, l'Italie, l'Espagne, la France, +l'Allemagne, l'Angleterre, la Pologne, la Russie; mais les plus braves, +sont les Polonais, sont les Polonais.»</p> + +<p>Voici la cantate qu'il adressa, en musique également <i>improvisée</i>, et +<i>sans la moindre hésitation</i>, aux trois prétendus Français:</p> + +<p class="figcenter"> +<a href="images/ill_pg_191.png"> +<img src="images/ill_pg_191_sml.png" width="350" height="53" alt="notation musicale +Ho gi-ra-to per tutto il mun-do, Ho gira-to +per tutto il mun-do, Per l'I-ta-lia, per l'His- +pa-nia, Per la Francia, per la Ger-ma-nia, Per l'Inghil- +ter-ra; Ma gli più bra-vi, Ma gli più +bel-li, Sono i Fran-ce-si, Sono i Fran-ce-si." title="notation musicale" /></a> +</p> + +<p class="figcenter"> +<a href="images/ill_pg_192.png"> +<img src="images/ill_pg_192_sml.png" width="350" height="267" alt="" title="" /></a> +<br /> +<span class="caption">[Ho gi-ra-to per tutto il mun-do, Ho gi-<br /> +ra-to per tutto il mun-do, Per l'I-ta-lia, per l'His-<br /> +pa-nia, Per la Francia, per la Ger-ma-nia, Per l'Inghil-<br /> +ter-ra; Ma gli più bra-vi, Ma gli più<br /> +bel-li, Sono i Fran-ce-si, Sono i Fran-ce-si.]</span> +</p> + +<p>On conçoit combien je dus être flatté, et quelle fut la mortification +des deux Suédois.</p> + +<p>Avant de nous engager tout-à-fait dans les Abbruzzes, nous nous +arrêtâmes une journée à San-Germano pour visiter le fameux couvent du +<i>Monte-Cassino</i>.</p> + +<p>Ce monastère de bénédictins, situé comme celui de Subiaco, sur une +montagne, est loin de lui ressembler sous aucun rapport. Au lieu de +cette simplicité naïve et originale qui charme à San-Benedetto, vous +trouvez ici le luxe et les proportions d'un palais. L'imagination recule +devant l'énormité des sommes qu'ont coûtées tous les objets précieux +rassemblés dans la seule église. Il y a un orgue avec de petits anges +fort ridicules, jouant de la trompette et des cymbales quand +l'instrument est mis en action. Le parvis<a name="page_193" id="page_193"></a> est des marbres les plus +rares, et les amateurs peuvent admirer dans le chœur des stalles en +bois, sculptées avec un art infini, représentant différentes scènes de +la vie monacale.</p> + +<p>Une marche forcée nous fit parvenir en un jour de San-Germano à Isola di +Sora, village situé sur la frontière du royaume de Naples et remarquable +par une petite rivière qui forme une assez belle cascade après avoir mis +en jeu plusieurs établissements industriels. Une mystification d'un +singulier genre nous y attendait. M. Kl...rn et moi avions les pieds en +sang, et tous les trois furieux de soif, harassés, couverts d'une +poussière brûlante, notre premier mot, en entrant dans la ville fut pour +demander la locanda (auberge).</p> + +<p>«<i>E locanda... non ce n'è.</i>», nous répondaient les paysans avec un air +de pitié railleuse. «<i>Ma peró per la notte dove si va?</i></p> + +<p>—<i>E..... chi lo sa?....</i>»</p> + +<p>Nous demandons à passer la nuit dans une mauvaise remise; il n'y avait +pas un brin de paille, et d'ailleurs le propriétaire s'y refusait. On +n'a pas d'idée de notre impatience, augmentée encore par le sang-froid +et les ricanements de ces manants. Se trouver dans un petit bourg +commerçant comme celui-là, obligés de coucher dans la rue, faute d'une +auberge ou d'une maison hospitalière..... c'eût été fort, mais c'est +pourtant ce qui nous serait arrivé indubitablement,<a name="page_194" id="page_194"></a> sans un souvenir +qui me frappa très à propos.</p> + +<p>J'avais déjà passé, de jour, une fois à Isola di Sora; je me rappelai +heureusement le nom de M. Courrier, Français, propriétaire d'une +papeterie. On nous montre son frère dans un groupe; je lui expose notre +embarras, et après un instant de réflexion, il me répond tranquillement +en français, je pourrais même dire en dauphinois, car l'accent en fait +presque un idiome:</p> + +<p>«Pardi! on vous couchera ben.</p> + +<p>Ah! nous sommes sauvés!</p> + +<p>M. Courrier est Dauphinois, je suis Dauphinois, et entre Dauphinois, +comme dit Charlet, l'<i>affaire peut s'arranger</i>. En effet, le papetier +qui me reconnut, exerça à notre égard la plus franche hospitalité. Après +un souper très confortable, un lit <i>monstre</i>, comme je n'en ai vu qu'en +Italie, nous reçut tous les trois; nous y reposâmes fort à l'aise, en +réfléchissant qu'il serait bon pour le reste de notre voyage de +connaître les villages qui ne sont pas sans <i>locanda</i>, pour ne pas +courir une seconde fois le danger auquel nous venions d'échapper. Notre +hôte nous tranquillisa un peu le lendemain, par l'assurance qu'en deux +jours de marche nous pourrions arriver à Subiaco; il n'y avait donc plus +qu'une nuit chanceuse à passer. Un petit garçon nous guida à travers les +vignes et les bois pendant une heure, après quoi, sur quelques +indications assez vagues qu'il nous<a name="page_195" id="page_195"></a> donna, nous poursuivîmes seuls +notre route.</p> + +<p><i>Veroli</i> est un grand village qui de loin a l'air d'une ville et couvre +le sommet d'une montagne. Nous y trouvâmes un mauvais dîner de pain et +de jambon cru, à l'aide duquel nous parvînmes avant la nuit à un autre +rocher habité, plus âpre et plus sauvage: c'était Alatri. A peine +parvenus à l'entrée de la rue principale, un groupe de femmes et +d'enfants se forma derrière nous et nous suivit jusqu'à la place avec +toutes les marques de la plus vive curiosité. On nous indiqua une +maison, ou plutôt un chenil, qu'un vieil écriteau désignait comme la +locanda; malgré tout notre dégoût ce fut là qu'il fallut passer la nuit. +Dieu! quelle nuit! elle ne fut pas employée à dormir, je puis l'assurer; +les insectes de <i>toute espèce</i>, qui foisonnaient dans nos draps +rendirent tout repos impossible. Pour mon compte ces myriades me +tourmentèrent si cruellement que je fus pris au matin d'un violent accès +de fièvre.</p> + +<p>Que faire?... Ces messieurs ne voulaient pas me laisser à Alatri..... Il +fallait arriver au plus tôt à Subiaco... Séjourner dans cette bicoque +était une triste perspective... Cependant, je tremblais tellement qu'on +ne savait comment me réchauffer et que je ne me croyais guère capable de +faire un pas. Mes compagnons d'infortune, pendant que je grelottais, se +consultaient en langue suédoise, mais leur physionomie exprimait trop +bien l'embarras<a name="page_196" id="page_196"></a> extrême que je leur causais pour qu'il fût possible de +s'y méprendre. Un effort de ma part était indispensable; je le fis, et +après deux heures de marche au pas de course, la fièvre avait disparu.</p> + +<p>Avant de quitter Alatri, un conseil des géographes du pays fut tenu sur +la place pour nous indiquer notre route. Bien des opinions émises et +débattues, celle qui nous dirigeait sur Subiaco par Arcino et Anticoli +ayant prévalu nous l'adoptâmes. Cette journée fut la plus pénible que +nous eussions encore faite depuis le commencement du voyage. Il n'y +avait plus de chemins frayés; nous suivions des lits de torrens, +enjambant à grand'peine les quartiers de rochers dont ils sont à chaque +instant encombrés.</p> + +<p>Plusieurs fois nous nous sommes égarés dans ce labyrinthe, il fallait +alors gravir de nouveau la colline que nous venions de descendre, ou, du +fond d'un ravin, crier à quelque paysan:</p> + +<p>«<i>Ohé!!! la strada d'Anticoli?...</i>»</p> + +<p>A quoi il répondait pour l'ordinaire par un éclat de rire ou par:</p> + +<p>«<i>Via! Via!</i>» ce qui nous rassurait beaucoup, comme on peut le penser. +Nous y parvînmes cependant; je me rappelle même avoir trouvé à Anticoli, +grande abondance d'œufs, de jambon et d'épis de maïs, que nous fîmes +rôtir à l'exemple des pauvres habitans de ces terres stériles et<a +name="page_197" id="page_197"></a> dont la saveur sauvage n'est pas +désagréable. Le chirurgien d'Anticoli, gros homme rouge qui avait l'air +d'un boucher, vint nous honorer de ses questions sur la <i>garde nationale +de Paris</i> et nous offrir de lui acheter un <i>livre imprimé</i>...</p> + +<p>D'immenses pâturages restaient à traverser avant la nuit: un guide fut +indispensable. Celui que nous prîmes ne paraissait pas très sûr de la +route, il hésitait souvent; un vieux berger, assis au bord d'un étang, +et qui n'avait peut-être pas entendu de voix humaine depuis un mois, +n'étant point prévenu de notre approche par le bruit de nos pas, que le +gazon touffu rendait imperceptible, faillit tomber à l'eau quand nous +lui demandâmes brusquement la direction d'Arcinasso, joli village (au +dire de notre guide) où nous devions trouver <i>toutes sortes de +rafraîchissements</i>.</p> + +<p>Il se remit pourtant un peu de sa terreur, grâce à quelques baïochi qui +lui prouvèrent nos dispositions amicales; mais il fut presque impossible +de comprendre sa réponse, qu'une voix gutturale plus semblable à un +gloussement qu'à un langage humain, rendait inintelligible.</p> + +<p>Le <i>joli village d'Arcinasso</i> n'est qu'une osteria (cabaret) au milieu +de ces vastes et silencieuses <i>steppes</i>; une vieille femme y vendait du +vin et de l'eau fraîche dont nous avions grand besoin. L'album de M. +B....t ayant excité son attention,<a name="page_198" id="page_198"></a> nous lui dîmes que c'était une +bible; là-dessus, se levant pleine de joie, elle examina chaque dessin +l'un après l'autre, et, après avoir embrassé cordialement M. B....t, +nous donna à tous les trois sa bénédiction.</p> + +<p>Rien ne peut donner une idée du silence qui règne dans ces interminables +prairies. Nous n'y trouvâmes d'autres habitants que le vieux berger avec +son troupeau et un corbeau qui se promenait plein d'une gravité +triste..... A notre approche il prit son vol vers le Nord......... Je le +suivis longtemps des yeux...... puis.... des rêves sans fin.... Mais il +s'agissait bien de <i>rêver et de bailler aux corbeaux</i>, il fallait +absolument arriver cette nuit même à Subiaco. Le guide d'Anticoli était +reparti, l'obscurité approchait rapidement; nous marchions depuis trois +heures, silencieux comme des spectres, quand un buisson, sur lequel +j'avais tué une grive sept mois auparavant, me fit reconnaître notre +position.</p> + +<p>«Allons, Messieurs, dis-je aux deux Suédois, encore un effort! je me +retrouve en pays de connaissance, dans deux heures nous serons arrivés.»</p> + +<p>Effectivement, quarante minutes étaient à peine écoulées quand nous +aperçumes, à une grande profondeur sous nos pieds, briller des lumières: +c'était Subiaco. J'y trouvai Gibert... éveillé!! il me prêta du linge +dont j'avais grand besoin. Je<a name="page_199" id="page_199"></a> comptais aller me reposer, mais bientôt +les cris: <i>Oh! Signor Sidoro!<a name="FNanchor_21_21" id="FNanchor_21_21"></a><a href="#Footnote_21_21" class="fnanchor">[21]</a> ecco questo signore Francese che suona +la chitarra<a name="FNanchor_22_22" id="FNanchor_22_22"></a><a href="#Footnote_22_22" class="fnanchor">[22]</a>!</i>» Et Flacheron d'accourir, avec la belle Mariucia<a name="FNanchor_23_23" id="FNanchor_23_23"></a><a href="#Footnote_23_23" class="fnanchor">[23]</a> +le tambour de basque à la main, et bon gré mal gré, il fallut danser le +saltarello jusqu'à minuit.</p> + +<p>C'est en quittant Subiaco, deux jours après que j'eus la spirituelle +idée de l'expérience qu'on va lire.</p> + +<p>MM. Bennet et Klinksporn, mes deux compagnons suédois, marchaient très +vite, et leur allure me fatiguait beaucoup. Ne pouvant obtenir d'eux de +s'arrêter de temps en temps ni de ralentir le pas, je pris le parti de +les laisser prendre les devants et de m'étendre tranquillement à +l'ombre, quitte à faire ensuite comme le lièvre de la fable, pour les +rattraper. Ils étaient déjà fort loin quand je me demandai en me +relevant: serais-je capable de courir, sans m'arrêter, d'ici à Tivoli? +(c'était bien un trajet de huit lieues) Essayons! Et me voilà courant +comme s'il se fût agi d'atteindre une maîtresse enlevée. Je revois les +Suédois, je les dépasse; je traverse un village, deux villages, +poursuivi par les aboiements de tous les chiens, faisant fuir en +grognant les porcs<a name="page_200" id="page_200"></a> pleins d'épouvante, mais suivi du regard +bienveillant des habitants persuadés que je venais de <i>faire un +malheur</i><a name="FNanchor_24_24" id="FNanchor_24_24"></a><a href="#Footnote_24_24" class="fnanchor">[24]</a>.</p> + +<p>Bientôt une douleur vive dans l'articulation du genou vint me rendre +impossible la flexion de la jambe droite. Il fallut la laisser pendre et +la traîner en sautant sur la gauche. C'était diabolique, mais je tins +bon, et je parvins à Tivoli sans avoir interrompu un instant cette +course absurde. J'aurais mérité de mourir en arrivant d'une rupture du +cœur. Il n'en résulta rien. Il faut croire que j'ai le cœur dur.</p> + +<p>Quand les deux officiers suédois parvinrent à Tivoli, une heure après +moi, ils me trouvèrent endormi; me voyant ensuite, au réveil, +parfaitement sain de corps et d'esprit (et je leur pardonne bien +sincèrement d'avoir eu des doutes à cet égard), ils me prièrent d'être +leur cicerone dans l'examen qu'ils avaient à faire des curiosités +locales. En conséquence nous allâmes visiter le joli petit temple de +Vesta, qui a plutôt l'air d'un temple de l'Amour; la grande cascade, les +Cascatelles, la grotte de Neptune; il fallut admirer l'immense +stalactite de cent pieds de haut, sous laquelle gît enfouie la maison +d'Horace, sa célèbre villa de Tibur; je laissai ces messieurs se reposer +une heure sous les oliviers qui croissent au-dessus de la demeure du +poète, pour<a name="page_201" id="page_201"></a> gravir seul la montagne voisine et couper à son sommet un +jeune myrthe. A cet égard, je suis comme les chèvres; impossible de +résister à mon humeur grimpante, auprès d'un monticule verdoyant. Puis, +comme nous descendions dans la plaine, on voulut bien nous ouvrir la +villa Mecena; nous parcourûmes son grand salon voûté, que traverse +maintenant un bras de l'Anio, donnant la vie à un atelier de forgerons, +où retentit, sur d'énormes enclumes, le bruit cadencé de marteaux +monstrueux. Cette même salle résonna jadis des strophes épicuriennes +d'Horace, entendit s'élever dans sa douce gravité, la voix mélancolique +de Virgile, récitant, après les festins présidés par le ministre +d'Auguste, quelque fragment magnifique de ses poèmes des champs:</p> + +<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary=""> +<tr><td align="left">Hactenus arvorum cultus et sidera cæli:</td></tr> +<tr><td align="left">Nunc te, Bacche, canam, nec non silvestria tecum</td></tr> +<tr><td align="left">Virgulta, et prolem tarde crescentis olivæ.</td></tr> +</table> + +<p>Plus bas, nous examinâmes en passant la villa d'Este, dont le nom +rappelle celui de la princesse Eleonora, célèbre par Tasso et l'amour +douloureux qu'elle lui inspira.</p> + +<p>Au-dessous, à l'entrée de la plaine, je guidai ces messieurs dans le +labyrinthe de la villa Adriana; nous visitâmes ce qui reste de ses +vastes jardins; le vallon dont une fantaisie toute puissante<a +name="page_202" id="page_202"></a> voulut créer une copie en miniature de la +fameuse vallée de Tempé; la salle des gardes, où veillent à cette heure +des essaims d'oiseaux de proie; et enfin l'emplacement où s'éleva le +théâtre privé de l'empereur, et qu'une plantation de choux, le plus +ignoble des légumes, occupe maintenant.</p> + +<p>Comme le temps et la mort doivent rire de ces bizarres transformations!</p> + +<p>Me voilà rentré à la caserne académique! Recrudescence d'ennui. Une +sorte d'influenza plus ou moins contagieuse désole la ville; on meurt +très bien, par centaine, par milliers. Couvert, au grand divertissement +des polissons romains, d'une sorte de manteau à capuchon dans le genre +de celui que les peintres donnent à Pétrarque, j'accompagne les +charretées de morts à l'église Transteverine dont le large caveau les +reçoit béant. On lève une pierre de la cour intérieure, et les cadavres +suspendus à un crochet de fer sont mollement déposés sur les dalles de +ce palais de la putréfaction. Quelques crânes seulement ayant été +ouverts par les médecins curieux de savoir pourquoi les malades +n'avaient pas voulu guérir, et les cerveaux s'étant répandus dans le +char funèbre, l'homme qui remplace à Rome le fossoyeur des autres +nations, prend alors <i>avec une truelle</i> ces débris de l'organe pensant +et les lance fort dextrement<a name="page_203" id="page_203"></a> au fond du gouffre. Le Gravedigger de +Shakespeare, ce maçon de l'éternité qui prétendait <i>bâtir si +solidement</i>, n'avait pourtant pas songé à se servir de la truelle ni à +mettre en œuvre ce mortier humain.</p> + +<p>Un architecte de l'académie, Garrez, fait un dessin représentant cette +gracieuse scène où je figure encapuchonné. Le spleen redouble.</p> + +<p>Bezard le peintre, Gibert le paysagiste, Delanoie l'architecte, et moi, +nous formons une société appelée <i>les quatre</i>, dans le but d'élaborer et +de compléter le grand système philosophique dont j'avais, six mois +auparavant, jeté les premières bases, et qui avait pour titre: <i>Système +de l'Indifférence absolue en matière universelle</i>; doctrine +transcendante qui tend à donner à l'homme la perfection et la +sensibilité d'un bloc de pierre. Notre système ne prend pas. On nous +objecte: la <i>douleur</i> et le <i>plaisir</i>, les <i>sentiments</i> et les +<i>sensations</i>! On nous traite de fous. Nous avons beau répondre avec une +admirable indifférence: Ces messieurs disent que nous sommes fous! +Qu'est ce que cela te fait, Bezard? qu'en penses-tu, Gibert? qu'en +dis-tu Delanoie?</p> + +<p>—Cela ne fait rien à personne.</p> + +<p>—Je pense que ces messieurs nous traitent de fous.</p> + +<p>—Je dis que ces messieurs nous traitent de fous.<a name="page_204" id="page_204"></a></p> + +<p>—Il paraît que ces messieurs nous traitent de fous.» On nous rit au +nez. Les grands philosophes ont ainsi toujours été méconnus.</p> + +<p>Une nuit, je pars pour la chasse avec Debay le statuaire. Nous appelons +le gardien de la porte du peuple, qui, grâce aux ordonnances du pape en +faveur des chasseurs, est contraint de se lever et de nous ouvrir, après +l'exhibition de notre port-d'armes. Nous marchons jusqu'à deux heures du +matin. Un certain mouvement dans les herbes voisines de la route nous +fait croire à la présence d'un lièvre; deux coups de fusil partent à la +fois... il est mort... c'est un confrère, un émule, un chasseur qui rend +à Dieu son ame et son sang à la terre... c'est un superbe chat qui +guettait une couvée de cailles. Le sommeil vient, irrésistible. Nous +dormons quelques heures dans un champ. Nous nous séparons. Arrive une +pluie battante; je trouve dans une gorge de la plaine, un petit bois de +chêne, où je vais inutilement chercher un abri. J'y tue un hérisson, +dont j'emporte en trophée quelques beaux piquants. Mais voici un village +solitaire; à l'exception d'une vieille femme lavant son linge dans un +mince ruisseau, je n'aperçois pas un être humain. Elle m'apprend que ce +silencieux réduit s'appelle Isola Farnese. C'est, dit-on, le nom moderne +de l'ancienne Veïes. C'est donc là que fut la capitale des Volsques, ces +fiers ennemis de Rome! C'est<a name="page_205" id="page_205"></a> là que commanda Aufidius et que le +fougueux Marcus Coriolanus vint lui offrir l'appui de son bras sacrilége +pour détruire sa propre patrie! Cette vieille femme accroupie au bord du +ruisseau, occupe peut-être la place où la sublime Volumnia, à la tête +des matronnes romaines, s'agenouilla devant son fils! J'ai marché tout +le matin sur cette terre où furent livrés tant de beaux combats, +illustrés par Plutarque, immortalisés par Shakespeare, mais assez +semblables, en réalité, par leur dimension et leur importance, à ceux +qui résulteraient d'une guerre entre Versailles et Saint-Cloud! La +rêverie m'immobilise. La pluie continue plus intense. Mes deux chiens +aveuglés par l'eau du ciel, se cachent le museau dans les broussailles. +Je tue un grand imbécille de serpent qui aurait du rester dans son trou +par un pareil temps. Debay m'appelle, en tirant coup sur coup. Nous nous +rejoignons pour déjeûner. Je prends dans ma gibecière un crâne que +j'avais cueilli sur le haut cimetière de Radicoffani, en revenant de +Nice l'année précédente, celui-là même qui me sert de sablier +aujourd'hui; nous le remplissons de tranches de jambon, et nous le +plaçons ensuite au milieu d'un ruisselet pour dessaller un peu cette +atroce victuaille. Repas frugal arrosé d'une froide pluie; point de vin, +point de cigarres! Debay n'a rien tué. Quant à moi, je n'ai<a +name="page_206" id="page_206"></a> pu envoyer chez les morts qu'un innocent +ronge-gorge pour tenir compagnie au chat, au hérisson et au serpent. +Nous nous dirigeons vers l'auberge de la Storta, le seul bouge des +environs. Je m'y couche, et je dors trois heures pendant qu'on fait +sécher mes habits. Le soleil se montre enfin, la pluie a cessé; je me +rhabille à grand'peine et je repars. Debay, plein d'ardeur, n'a pas +voulu m'attendre. Je tombe sur une troupe de fort beaux oiseaux, qu'on +prétend venir des côtes d'Afrique, et dont je n'ai jamais pu savoir le +nom. Ils planent continuellement comme des hirondelles, avec un petit +cri semblable à celui des perdrix; ils sont bigarrés de jaune et de +vert. J'en abats une demi-douzaine. L'honneur du chasseur est sauf. Je +vois de loin Debay manquer un lièvre. Nous rentrons à Rome aussi +embourbés que dut l'être Marius quand il sortit des marais de Minturnes.</p> + +<p>Semaine stagnante.</p> + +<p>Enfin, l'académie s'anime un peu, grâce à la terreur comique de autre +camarade L****, qui, amant aimé de la femme d'un Italien, valet de pied +de M. Vernet, et surpris avec elle par le mari, se voit toujours au +moment d'être sérieusement assassiné. Il n'ose plus sortir de sa +chambre; quand vient l'heure des repas, nous sommes obligés d'aller le +prendre chez lui et de l'escorter, en le soutenant, jusqu'au +réfectoire.<a name="page_207" id="page_207"></a> Il croit voir des couteaux briller dans tous les coins du +palais. Il maigrit, il est pâle, jaune, bleu; il vient à rien. Ce qui +lui attire un jour à table cette charmante apostrophe de Delanoie: «Eh +bien! mon pauvre L****, tu as donc toujours des chagrins <i>de +domestiques</i>?»<a name="FNanchor_25_25" id="FNanchor_25_25"></a><a href="#Footnote_25_25" class="fnanchor">[25]</a></p> + +<p>Le mot circule avec grand succès.</p> + +<p>Mais l'ennui est le plus fort; je ne rêve plus que Paris. J'ai fini mon +mélologue et retouché ma symphonie fantastique: il faut les faire +exécuter. J'obtiens de M. Vernet la permission de quitter l'Italie avant +l'expiration de mon temps d'exil. Je pose pour mon portrait qui, selon +l'usage, est fait par le plus ancien de nos peintres, et prend place +dans la galerie du réfectoire, dont j'ai déjà parlé; je fais une +dernière tournée de quelques jours à Tivoli, à Albano, à Palestrina; je +vends mon fusil, je brise ma guitare; j'écris sur quelques albums; je +donne un grand punch aux camarades; je caresse longtemps les deux chiens +de M. Vernet, compagnons ordinaires de mes chasses; j'ai un instant de +profonde tristesse, en songeant que je quitte cette poétique contrée, +peut-être pour ne plus la revoir; les amis m'accompagnent jusqu'à +Ponte-Molle; je monte dans une affreuse carriole; me voilà parti.</p> + +<p><a name="page_208" id="page_208"></a></p> + +<p><a name="page_209" id="page_209"></a></p> + +<h3><a name="XIV" id="XIV"></a>XIV<br /><br /> +RETOUR EN FRANCE.</h3> + +<p><a name="page_210" id="page_210"></a></p> + +<p><a name="page_211" id="page_211"></a></p> + +<p>J'étais fort morose, bien que mon ardent désir de revoir la France fut +sur le point d'être rempli. Un tel adieu à l'Italie avait quelque chose +de solennel, et, sans pouvoir me rendre bien compte de mes sentiments, +j'en avais l'ame oppressée. L'aspect de Florence, où je rentrais pour la +quatrième fois, me causa surtout une impression accablante. Pendant les +deux jours que je passai dans la cité reine des arts, quelqu'un +m'avertit que le peintre Chenavard, cette grosse tête crevant +d'intelligence, me cherchait avec empressement et ne pouvait parvenir à +me rencontrer. Il m'avait manqué deux fois dans les galeries du palais +Pitti, il était venu me demander à l'hôtel, il voulait me voir +absolument. Je fus très sensible à cette preuve<a name="page_212" id="page_212"></a> de sympathie d'un +artiste aussi distingué; je le cherchai sans succès à mon tour, et je +partis sans faire sa connaissance. Ce fut cinq ans plus tard seulement, +que nous nous vîmes enfin à Paris et que je pus admirer la pénétration, +la sagacité et la lucidité merveilleuses de son esprit, dès qu'il veut +l'appliquer à l'étude des questions vitales des arts mêmes, tels que la +musique et la poésie, les plus différents de l'art qu'il cultive.</p> + +<p>Je venais de parcourir le Dôme, un soir en le poursuivant, et je m'étais +assis près d'une colonne, pour voir s'agiter les atômes dans un +splendide rayon du soleil couchant qui traversait la naissante obscurité +de l'église, quand une troupe de prêtres et de porte-flambleaux entra +dans la nef pour une cérémonie funèbre. Je m'approchai; je demandai à un +Florentin quel était le personnage qui en était l'objet: <i>E una Sposina, +morta al mezzo giorno!</i> me répondit-il d'un air gai, en souriant de son +grand sourire d'Italien. Les prières furent d'un laconisme +extraordinaire, les prêtres semblaient, en commençant, avoir hâte de +finir. Puis le corps fut mis sur une sorte de brancard couvert, et le +cortége s'achemina vers le lieu où il devait reposer jusqu'au lendemain, +avant d'être définitivement inhumé. Je le suivis. Pendant le trajet; les +chantres porte-flambeaux gromelaient bien, pour la forme, quelques +vagues oraisons entre<a name="page_213" id="page_213"></a> leurs dents; mais leur occupation principale +était de faire fondre et couler autant de cire que possible, des cierges +dont la famille de la morte les avait armés. Et voici pourquoi: Le +restant des cierges devait, après la cérémonie, revenir à l'église, et +comme on n'osait pas en voler des morceaux entiers, ces braves Lucioli, +d'accord avec une troupe de petits drôles qui ne les quittaient pas de +l'œil, écarquillaient à chaque instant la mèche du cierge qu'ils +inclinaient ensuite pour répandre la cire fondante sur le pavé. Aussitôt +les polissons, se précipitant avec une avidité furieuse, détachaient la +goutte de cire de la pierre, à l'aide d'un couteau, et la roulaient en +boule qui allait toujours grossissant. De sorte, qu'à la fin de ce +trajet, assez long, (la morgue étant située à l'une des plus lointaines +extrémités de Florence), ils se trouvaient avoir fait, indignes frêlons, +une assez bonne provision de cire mortuaire. Telle était la pieuse +préoccupation des misérables par qui la pauvre Sposina était portée à sa +couche dernière.</p> + +<p>Parvenu à la porte de la morgue, le même Florentin gai qui m'avait +répondu dans le dôme, et qui faisait parti du cortége, voyant que +j'observais avec anxiété le mouvement de cette scène, s'approcha de moi +et me dit, en espèce de français:</p> + +<p>—Vole vous intrer?<a name="page_214" id="page_214"></a></p> + +<p>—Oui, comment faire?</p> + +<p>—Donnez-moi tre paoli.</p> + +<p>Je lui glisse dans la main les trois pièces d'argent qu'il me demandait, +il va s'entretenir un instant avec le concierge de la salle funèbre, et +je suis introduit. La morte était déjà déposée sur une table. Une longue +robe de percale blanche, nouée autour de son cou et au-dessous de ses +pieds, la couvrait presque entièrement. Ses noirs cheveux à demi tressés +coulaient à flots sur ses épaules; grands yeux bleus demi clos, petite +bouche, triste sourire, cou d'albâtre, air noble et candide... jeune... +jeune!... morte!... L'Italien toujours souriant, s'exclama: «<i>E bella.</i>» +Et, pour me faire mieux admirer ses traits, soulevant la tête de la +pauvre jeune belle morte, il écarta de sa sale main les cheveux qui +semblaient s'obstiner, par pudeur, à couvrir ce front et ces joues où +régnait encore une grâce ineffable, et la laissa rudement retomber sur +le bois. La salle retentit du choc... Je crus que ma poitrine se +brisait, à cette impie et brutale résonnance... N'y tenant plus, je me +jette à genoux, je saisis la main de cette beauté profanée, je la couvre +de baisers expiatoires, en versant les larmes les plus amères peut-être +que j'aie répandues de ma vie... Le Florentin riait toujours...</p> + +<p>Mais je vins tout-à-coup à penser ceci: que dirait le mari, s'il pouvait +voir la chaste main qui<a name="page_215" id="page_215"></a> lui fut si chère, froide tout-à-l'heure, +attiédie maintenant par les pleurs et les baisers d'un jeune homme +inconnu? Dans son épouvante indignée, n'aurait-il pas lieu de croire que +je suis l'amant clandestin de sa femme qui vient, plus aimant et plus +fidèle que lui, exhaler sur ce corps adoré un désespoir shakespearien? +Désabusez donc ce malheureux!... Mais n'a-t-il pas mérité de subir +l'incommensurable torture d'une erreur pareille?... Lymphatique époux! +laisse-t-on arracher de ses bras vivants la morte qu'on aime!...</p> + +<p><i>Addio! addio! bella Sposina abbandonata! umbra dolente! adesso, forse, +consolata! perdonna ad un straniero le sue pie lagrime sulla tua pallida +mono. Almen, colui, non ignora l'amore ostinato e la religione della +beltà!</i></p> + +<p>Et je sortis tout bouleversé.</p> + +<p>Ah ça mais, si je compte bien, voici la quatrième histoire cadavéreuse +que je me permets d'introduire dans ces deux volumes! Les belles dames +qui me liront, s'il en est qui me lisent, ont le droit de demander si +c'est pour les tourmenter que je m'entête à leur mettre ainsi de +hideuses images sous les yeux. Mon Dieu non! Je n'ai pas la moindre +envie de les troubler de cette façon, ni de reproduire l'ironique +apostrophe d'Hamlet. Je n'ai pas même de goût très prononcé pour la +mort; j'aime mille fois mieux la<a name="page_216" id="page_216"></a> vie. Je raconte une partie des choses +qui m'ont frappé, il se trouve dans le nombre quelques épisodes de +couleur sombre, voilà tout. Cependant je préviens les lectrices, qui ne +rient pas quand on leur rappelle qu'elles finiront aussi par <i>faire +cette figure là</i>, que je n'ai plus rien de vilain à leur narrer, et +qu'elles peuvent continuer tranquillement à parcourir ces pages, à +moins, ce qui est très probable, qu'elles n'aiment mieux aller faire +leur toilette, entendre de mauvaise musique, danser la Polka, dire une +foule de sottises et tourmenter leur amant.</p> + +<p>En passant à Lodi, je n'eus garde de manquer de visiter le fameux pont. +Il me sembla entendre encore le bruit foudroyant de la mitraille de +Bonaparte et les cris de déroute des Autrichiens.</p> + +<p>Il faisait un temps superbe, le pont était désert, un vieillard +seulement, assis sur le bord du tablier, y pêchait à la +ligne.—Sainte-Hélène!...</p> + +<p>En arrivant à Milan, il fallut, pour l'acquit de ma conscience, aller +voir le nouvel opéra. On jouait alors à la Cannobiana l'<i>Elisire +d'amore</i> de Donizetti. Je trouvai la salle pleine de gens qui parlaient +tout haut et tournaient le dos au théâtre; les chanteurs gesticulaient, +toutefois, et s'époumonnaient à qui mieux mieux, du moins je dus le +croire en les voyant ouvrir une bouche énorme, car il était impossible, +à cause du bruit des spectateurs, d'entendre un<a name="page_217" id="page_217"></a> autre son que celui de +la grosse caisse. On jouait, on soupait dans les loges, etc., etc. En +conséquence, voyant qu'il était inutile d'espérer entendre la moindre +chose de cette partition, alors nouvelle pour moi, je me retirai. Il +paraît cependant, plusieurs personnes me l'ont assuré, que les Italiens +écoutent quelquefois. En tout cas la musique, pour les Milanais comme +pour les Napolitains, les Romains, les Florentins et les Génois, c'est +un air, un duo, un trio, tels quels, bien chantés; hors de là ils n'ont +plus que de l'aversion ou de l'indifférence. Peut-être ces antipathies +ne sont-elles que des préjugés et tiennent-elles surtout à ce que la +faiblesse des masses d'exécution, chœurs ou orchestres, ne leur permet +pas de connaître les chefs-d'œuvre placés en dehors de l'ornière +circulaire qu'ils creusent depuis si longtemps. Peut-être aussi +peuvent-ils suivre encore jusqu'à une certaine hauteur l'essor des +hommes de génie, si ces derniers ont soin de ne pas choquer trop +brusquement leurs habitudes enracinées. Le grand succès de <i>Guillaume +Tell</i> à Florence viendrait à l'appui de cette opinion. La <i>Vestale</i> +même, la sublime création de Spontini, obtint il y a vingt-cinq ans, à +Naples, une suite de représentations brillantes. En outre, si l'on +observe le peuple dans les villes soumises à la domination autrichienne, +on le verra se ruer sur les pas des musiques militaires<a +name="page_218" id="page_218"></a> pour écouter avidement ces belles +harmonies allemandes, si différentes des fades cavatines dont on le +gorge habituellement. Mais en général, cependant, il est impossible de +se dissimuler que le peuple italien n'apprécie de la musique que son +effet matériel, ne distingue que ses formes extérieures.</p> + +<p>De tous les peuples de l'Europe, je penche fort à le regarder comme le +plus inaccessible à la partie poétique de l'art ainsi qu'à toute +conception excentrique un peu élevée. La musique n'est pour les Italiens +qu'un plaisir des sens, rien autre. Il n'ont guère pour cette belle +manifestation de la pensée plus de respect que pour l'art culinaire. Ils +veulent des partitions dont ils puissent du premier coup, sans +réflexions, sans attention même, s'assimiler la substance, comme ils +feraient d'un plat de macaroni.</p> + +<p>Nous autres Français, si petits, si mesquins, si étroits en musique, +nous pourrons bien comme les Italiens, faire retentir le théâtre +d'applaudissements furieux pour une cadence, une gamme chromatique de la +cantatrice à la mode, pendant qu'un <i>chœur</i> d'action, un <i>récitatif +obligé</i> du plus grand style passeront inaperçus, mais au moins nous +écoutons, et si nous ne comprenons pas les idées du compositeur, ce +n'est jamais notre faute. Au-delà des Alpes, au contraire, on se +comporte pendant les représentations d'une manière si humiliante<a +name="page_219" id="page_219"></a> pour l'art et les artistes, que +j'aimerais autant, je l'avoue, être obligé de vendre du poivre et de la +canelle chez un épicier de la rue Saint-Denis, que d'écrire un opéra +pour des Italiens. Ajoutez à cela qu'ils sont routiniers et fanatiques +comme on ne l'est plus, même à l'Académie; que la moindre innovation +imprévue dans le style mélodique, dans l'harmonie, le rhythme ou +l'instrumentation, les met en fureur; au point que les dilettanti de +Rome à l'apparition du <i>Barbiere di Siviglia</i> de Rossini, si +complètement italien cependant, voulurent assommer le jeune maëstro pour +avoir eu l'insolence de faire autrement que Paësiello.</p> + +<p>Mais ce qui rend tout espoir d'amélioration chimérique, ce qui peut +faire considérer le sentiment musical particulier aux Italiens comme un +résultat nécessaire de leur organisation, ainsi que l'ont pensé Gall et +Spurzeim, c'est leur amour exclusif pour tout ce qui est dansant, +chatoyant, brillanté, gai, en dépit de la situation dramatique, en dépit +des passions diverses qui animent les personnages, en dépit des temps et +des lieux, en un mot, en dépit du bon sens. Leur musique rit +toujours<a name="FNanchor_26_26" id="FNanchor_26_26"></a><a href="#Footnote_26_26" class="fnanchor">[26]</a>, et quand par hasard, dominé par le drame, le compositeur +se permet un<a name="page_220" id="page_220"></a> instant de n'être pas absurde, vite il s'empresse de +revenir au style obligé, aux roulades, aux gruppetti, aux trilles qui, +succédant immédiatement à quelques accents vrais, ont l'air d'une +raillerie et donnent à <i>l'opera seria</i> toutes les allures de la parodie +et de la charge.</p> + +<p>Si je voulais citer, <i>les exemples fameux ne me manqueraient pas</i>; mais +pour ne raisonner qu'en thèse générale et abstraction faite des hautes +questions d'art, n'est-ce pas d'Italie que sont venues les <i>formes +conventionnelles et invariables</i> adoptées depuis par quelques +compositeurs français, que Chérubini et Spontini, seuls entre tous leurs +compatriotes, ont repoussées, et dont l'école allemande est restée pure? +Pouvait-il entrer dans les habitudes d'êtres bien organisés, et +<i>sensibles à l'expression musicale</i> de voir dans un morceau d'ensemble +quatre personnages, animés de <i>passions entièrement opposées</i>, chanter +successivement tous les quatre la <i>même phrase mélodique</i> avec des +paroles différentes et employer le même chant pour dire: «O toi que +j'adore...—Quelle terreur me glace...—Mon cœur bat de plaisir...—La +fureur me transporte.» Supposer, comme le font certaine gens, que la +musique est une langue assez vague pour que les inflexions de la +<i>fureur</i> puissent convenir également à la <i>crainte</i>, à la <i>joie</i> et à +<i>l'amour</i>, c'est prouver seulement qu'on est dépourvu du<a +name="page_221" id="page_221"></a> sens qui rend perceptibles à d'autres +différents caractères de musique expressive, dont la réalité est pour +ces derniers aussi incontestable que l'existence du soleil. Mais cette +discussion, quoique déjà mille fois soulevée, m'entraînerait trop loin. +Pour en finir, je dirai seulement qu'après avoir étudié longuement, sans +la moindre prévention, le caractère musical de la nation italienne, je +regarde la route suivie par ses compositeurs comme une conséquence de la +disposition naturelle du public. Disposition qui existait à l'époque de +Pergolèse, et qui dans le fameux <i>Stabat</i> lui avait fait écrire une +sorte d'air de bravoure sur le verset:</p> + +<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary=""> +<tr><td align="left"><i>Et mœrebat,</i></td></tr> +<tr><td align="left"><i>Et tremebat;</i></td></tr> +<tr><td align="left"><i>Quum videbat;</i></td></tr> +<tr><td align="left"><i>Nati poenas inclyti,</i></td></tr> +</table> + +<p class="nind">disposition dont se plaignaient le savant Martini, Beccaria, Calzabigi +et beaucoup d'autres esprits élevés; disposition dont Gluck, avec son +génie herculéen et malgré le succès colossal <i>d'Orfeo</i> n'a pu triompher; +disposition qu'entretiennent les chanteurs et que certains compositeurs, +qui la partagent eux-mêmes, ont développée à leur tour dans le public +jusqu'au point incroyable où nous la voyons aujourd'hui; disposition,<a +name="page_222" id="page_222"></a> enfin, qu'on ne détruira pas plus chez +les Italiens que chez les Français, la passion innée du vaudeville. +Quant à l'instinct harmonique des ultramontains dont on parle beaucoup, +je puis assurer que les récits qu'on en a faits sont au moins exagérés. +J'ai entendu, il est vrai, à Tivoli et à Subiaco, des gens du peuple +chantant assez purement à deux voix; dans le midi de la France, qui n'a +aucune réputation en ce genre, la chose est fort commune. A Rome, au +contraire, il ne m'est pas arrivé de surprendre une intonation +harmonieuse dans la bouche du peuple; les pecorari (gardiens de +troupeaux) de la plaine, ont une espèce de grognement étrange qui +n'appartient à aucune échelle musicale et dont la notation est +absolument impossible. On prétend que ce chant barbare offre beaucoup +d'analogie avec celui des Turcs. C'est à Turin que, pour la première +fois, j'ai entendu chanter en chœur dans les rues. Mais ces choristes +en plein vent sont pour l'ordinaire des amateurs pourvus d'une certaine +éducation développée par la fréquentation des théâtres. Sous ce rapport, +Paris est aussi riche que la capitale du Piémont, car il m'est arrivé +maintes fois d'entendre, au milieu de la nuit, la rue de Richelieu +retentir d'accords assez supportables. Je dois dire d'ailleurs que les +choristes piémontais entremêlaient leurs harmonies de quintes +successives<a name="page_223" id="page_223"></a> qui, <i>présentées de la sorte</i>, sont odieuses à toute +oreille exercée.</p> + +<p>Pour les villages d'Italie, dont l'église est dépourvue d'orgue et dont +les habitants n'ont pas de relations avec les grandes villes, c'est +folie d'y chercher ces harmonies tant vantées, il n'y en a pas la +moindre trace. A Tivoli même, si deux jeunes gens me parurent avoir le +sentiment des tierces et des sixtes en chantant de jolis couplets, le +peuple réuni, quelques mois après, m'étonna par la manière burlesque +dont il criait <i>à l'unisson</i> les litanies de la Vierge.</p> + +<p>Sans vouloir faire en ce genre une réputation aux Dauphinois, que je +tiens au contraire pour les plus innocents hommes du monde en tout ce +qui se rattache à l'art musical, cependant je dois dire que chez eux la +mélodie de ces mêmes litanies est douce, suppliante et triste, comme il +convient à une prière adressée à la mère de Dieu; tandis qu'à Tivoli +elle a l'air d'une chanson de corps-de-garde. Voici l'une et l'autre; on +en jugera.</p> + +<p class="figcenter"> +<span class="caption">Chant de Tivoli</span><br /> +<a href="images/ill_pg_223.png"> +<img src="images/ill_pg_223_sml.png" width="350" height="61" alt="notation musicale +Allegro. +Stel-la ma-tu - ti- na! O - ra pro no - bis." title="notation musicale" /></a> +<br /> +<span class="caption">Stel-la ma-tu - ti- na! O - ra pro no - bis.</span> +</p> + +<p><a name="page_224" id="page_224"></a></p> + +<p> +<br /> +<br /> +</p> + +<p class="figcenter"> +<span class="caption"> +Chant de la Côte-Saint-André (Dauphiné), avec la mauvaise prosodie<br /> +latine adoptée en France.</span> +<br /> +<a href="images/ill_pg_224.png"> +<img src="images/ill_pg_224_sml.png" width="350" height="146" alt="notation musicale +Chant de la Côte-Saint-André (Dauphiné), avec la mauvaise prosodie +latine adoptée en France. +Poco adagio. +Stel-la ma - tu - - ti - - - na! O - +ra pro no - - - - - - - bis." title="notation musicale" /></a> +<br /> +<span class="caption"> +Stel-la ma - tu - - ti - - - na! O -<br /> +ra pro no - - - - - - - bis.</span> +</p> + +<p>Ce qui est incontestablement plus commun en Italie que partout ailleurs, +ce sont les belles voix; les voix non-seulement sonores et mordantes, +mais souples et agiles, qui, en facilitant la vocalisation, ont dû, +aidées de cet amour naturel du public pour le clinquant dont j'ai déjà +parlé, faire naître, et cette fureur de <i>fioriture</i> qui dénature les +plus belles mélodies; et les formules de chant commodes qui font que +toutes les phrases italiennes se ressemblent; et ces cadences finales +sur lesquelles le chanteur peut broder à son aise, mais qui torturent +bien des gens par leur insipide et opiniâtre uniformité; et cette +tendance incessante au genre bouffe, qui se fait sentir dans les scènes +même les plus pathétiques; et tous ces abus enfin qui ont rendu la +mélodie, l'harmonie, le mouvement, le rhythme, l'instrumentation, les +modulations, le drame, la mise en scène, la poésie, le poète et le +compositeur, esclaves humiliés des chanteurs.<a name="page_225" id="page_225"></a></p> + +<p class="cb">. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . .</p> + +<p>Et ce fut le 12 mai que du haut du mont Cenis, je revis, parée de ses +plus beaux atours de printemps, cette délicieuse vallée de Grésivaudan +où serpente l'Isère, où j'ai passé les plus belles heures de mon +enfance, où les premiers rêves poétiques sont venus m'agiter. Voilà mon +vieux rocher de St-Eynar... là-bas dans cette vapeur bleue, me sourit la +maison de mon grand-père. Toutes ces villas... cette riche verdure.... +C'est beau, c'est beau.... Il n'y a rien de pareil en Italie!...</p> + +<p>Mais mon élan de joie naïve fut brisé soudain par une douleur aigue, que +je sentis au cœur... Il m'avait semblé entendre gronder Paris dans le +lointain.</p> + +<p><a name="page_226" id="page_226"></a></p> + +<p><a name="page_227" id="page_227"></a></p> + +<h3><a name="LE_PREMIER_OPERA" id="LE_PREMIER_OPERA"></a>LE PREMIER OPÉRA.<br /><br /> +<small>NOUVELLE.</small></h3> + +<p><a name="page_228" id="page_228"></a></p> + +<p><a name="page_229" id="page_229"></a></p> + +<p class="r">Florence, 27 juillet 1555<a name="FNanchor_27_27" id="FNanchor_27_27"></a><a href="#Footnote_27_27" class="fnanchor">[27]</a>.<br /> +</p> + +<p class="cb">ALFONSO DELLA VIOLA A BENVENUTO CELLINI.</p> + +<p> +<br /> +</p> + +<p>Je suis triste, Benvenuto; je suis fatigué, dégoûté; ou plutôt, à dire +vrai, je suis malade, je me sens maigrir, comme tu maigrissais avant +d'avoir vengé la mort de Francesco. Mais tu fus bientôt guéri toi, et le +jour de ma guérison arrivera-t-il jamais!... Dieu le sait. Pourtant +quelle souffrance fut plus que la mienne digne de pitié? A quel +malheureux le Christ et sa sainte Mère<a name="page_230" id="page_230"></a> feraient-ils plus de justice en +lui accordant ce remède souverain, ce baume précieux, le plus puissant +de tous pour calmer les douleurs amères de l'artiste outragé dans son +art et dans sa personne, la vengeance. Oh! non, Benvenuto, non, sans +vouloir te contester le droit de poignarder le misérable officier qui +avait tué ton frère, je ne puis m'empêcher de mettre entre ton offense +et la mienne une distance infinie. Qu'avait fait, après tout, ce pauvre +diable? Versé le sang du fils de ta mère, il est vrai. Mais l'officier +commandait une ronde de nuit; Francesco était ivre; après avoir insulté +sans raison, assailli à coups de pierres le détachement, il en était +venu, dans son extravagance, à vouloir enlever leurs armes à ces +soldats; ils en firent usage, et ton frère périt. Rien n'était plus +facile à prévoir, et, conviens-en, rien n'était plus juste.</p> + +<p>Je n'en suis pas là, moi. Bien qu'on ait fait pis que de me tuer, je +n'ai en rien mérité mon sort; et c'est quand j'avais droit à des +récompenses, que j'ai reçu l'outrage et l'avanie.</p> + +<p>Tu sais avec quelle persévérance je travaille depuis longues années à +accroître les forces, à multiplier les ressources de la musique. Ni le +mauvais vouloir des anciens maîtres, ni les stupides railleries de leurs +élèves, ni la méfiance des dilettanti qui me regardent comme un homme +bizarre, plus près de la folie que du génie, ni les<a name="page_231" id="page_231"></a> obstacles matériels +de toute espèce qu'engendre la pauvreté, n'ont pu m'arrêter, tu le sais. +Je puis le dire, puisqu'à mes yeux le mérite d'une telle conduite est +parfaitement nul.</p> + +<p>Ce jeune Montecco, nommé Roméo, dont les aventures et la mort tragique +firent tant de bruit à Vérone, il y a quelques années, n'était +certainement pas le maître de résister au charme qui l'entraînait sur +les pas de la belle Giuletta, fille de son mortel ennemi. La passion +était plus forte que les insultes des valets Capuletti, plus forte que +le fer et le poison dont il était sans cesse menacé; Giuletta l'aimait, +et pour une heure passée auprès d'elle, il eût mille fois bravé la mort. +Eh bien! Ma Giuletta à moi, c'est la musique, et, par le ciel! j'en suis +aimé.</p> + +<p>Il y a deux ans, je formai le plan d'un ouvrage de théâtre sans pareil +jusqu'à ce jour, où le chant, accompagné de divers instruments, devait +remplacer le langage parlé et faire naître, de son union avec le drame, +des impressions telles, que la plus haute poésie n'en produisit jamais. +Par malheur ce projet était fort dispendieux; un souverain ou un juif +pouvaient seuls entreprendre de le réaliser.</p> + +<p>Tous nos princes d'Italie ont entendu parler du mauvais effet de la +prétendue tragédie en musique exécutée à Rome à la fin du siècle +dernier; le peu de succès de l'<i>Orfeo</i> d'Angelo Politiano,<a +name="page_232" id="page_232"></a> autre essai du même genre, ne leur est +pas inconnu, et rien n'eût été plus inutile que de réclamer leur appui +pour une entreprise où de vieux maîtres avaient échoué si complètement. +On m'eût de nouveau taxé d'orgueil et de folie.</p> + +<p>Pour les juifs, je n'y pensai pas un instant; tout ce que je pouvais +raisonnablement espérer d'eux, c'était, au simple énoncé de ma +proposition, d'être éconduit sans injures, et sans huées de la +valetaille; encore n'en connais-je pas un assez intelligent, pour qu'il +me fût permis de compter avec quelque certitude sur une telle +générosité. J'y renonçai donc, non sans chagrin, tu peux m'en croire; et +ce fut le cœur serré que je repris le cours des travaux obscurs qui me +font vivre, mais qui ne s'accomplissent qu'aux dépens de ceux dont la +gloire et la fortune seraient peut-être le prix.</p> + +<p>Une autre idée nouvelle, bientôt après, vint me troubler encore. Ne ris +pas de mes découvertes, Cellini, et garde-toi surtout de comparer mon +art naissant à ton art depuis longtemps formé. Tu sais assez de musique +pour me comprendre. De bonne foi, crois-tu que nos traînants madrigaux à +quatre parties soient le dernier degré de perfection où la composition +et l'exécution puissent atteindre? Le bon sens n'indique-t-il pas que, +sous le rapport de l'expression, comme sous celui de la forme musicale, +ces œuvres tant<a name="page_233" id="page_233"></a> vantées ne sont qu'enfantillages et niaiseries.</p> + +<p>Les paroles expriment l'amour, la colère, la jalousie, la vaillance; et +le chant, toujours le même, ressemble à la triste psalmodie des moines +mendiants. Est-ce là tout ce que peuvent faire la mélodie, l'harmonie, +le rhythme? N'y a-t-il pas de ces diverses parties de l'art mille +applications qui nous sont inconnues? Un examen attentif de ce qui est +ne fait-il pas pressentir avec certitude ce qui sera et ce qui devrait +être? Et les instruments, en a-t-on tiré parti? Qu'est-ce que notre +misérable accompagnement qui n'ose quitter la voix et la suit +continuellement à l'unisson ou à l'octave? La musique instrumentale, +prise individuellement, existe-t-elle? Et dans la manière d'employer la +vocale, que de préjugés, que de routine! Pourquoi toujours chanter à +quatre parties, lors même qu'il s'agit d'un personnage qui se plaint de +son isolement?</p> + +<p>Est-il possible de rien entendre de plus déraisonnable que ces +<i>canzonnette</i> introduites depuis peu dans les tragédies, où un acteur, +qui parle en son nom et paraît seul en scène, n'en est pas moins +accompagné par trois autres voix placées dans la coulisse, d'où elles +suivent son chant tant bien que mal?</p> + +<p>Sois-en sûr, Benvenuto, ce que nos maîtres, enivrés de leurs œuvres, +appellent aujourd'hui le comble de l'art est aussi loin ce qu'on +nommera<a name="page_234" id="page_234"></a> musique dans deux ou trois siècles, que les petits monstres +bipèdes, pétris avec de la boue par les enfants, sont loin de ton +sublime Persée ou du Moïse de Buonarotti.</p> + +<p>Il y a donc d'innombrables modifications à apporter dans un art aussi +peu avancé... des progrès immenses lui restent donc à faire... Et +pourquoi ne contribuerais-je pas à donner l'impulsion qui les +amènera?...</p> + +<p>Mais, sans te dire en quoi consiste ma dernière invention, qu'il te +suffise de savoir qu'elle était de nature à pouvoir être mise en lumière +à l'aide des moyens ordinaires et sans avoir recours au patronage des +riches ni des grands. C'était du temps seulement qu'il me fallait; et +l'œuvre, une fois terminée, l'occasion de la produire au grand jour eût +été facile à trouver pendant les fêtes qui allaient attirer à Florence +l'élite des seigneurs et des amis des arts de toutes les nations.</p> + +<p>Or, voilà le sujet de l'âcre et noire colère qui me ronge le cœur.</p> + +<p>Un matin que je travaillais à cette composition singulière dont le +succès m'eût rendu célèbre dans toute l'Europe, monseigneur Galeazzo, +l'homme de confiance du grand-duc, qui, l'an passé, avait fort goûté ma +scène d'Ugolino, vient me trouver et me dit: «Alfonso, ton jour est +venu. Il ne s'agit plus de madrigaux, de cantates, ni de chansonnettes. +Ecoute-moi; les<a name="page_235" id="page_235"></a> fêtes du mariage seront splendides, on n'épargne rien +pour leur donner un éclat digne des deux familles illustres qui vont +s'allier; tes derniers succès ont fait naître la confiance; à la cour +maintenant on croit en toi.</p> + +<p>«J'avais connaissance de ton projet de tragédie en musique, j'en ai +parlé à monseigneur; ton idée lui plaît. A l'œuvre donc, que ton rêve +devienne une réalité. Écris ton drame lyrique et ne crains rien pour +l'exécution; les plus habiles chanteurs de Rome et de Milan seront +mandés à Florence; les premiers virtuoses en tout genre seront mis à ta +disposition; le prince est magnifique, il ne te refusera rien; réponds à +ce que j'attends de toi, ton triomphe est certain et ta fortune est +faite.»</p> + +<p>Je ne sais ce qui se passa en moi à ce discours inattendu; mais je +demeurai muet et immobile. L'étonnement, la joie me coupèrent la parole, +et je pris l'aspect et l'attitude d'un idiot. Galeazzo ne se méprit pas +sur la cause de mon trouble, et me serrant la main: «Adieu, Alfonso; tu +consens, n'est ce pas? Tu me promets de laisser toute autre composition +pour te livrer exclusivement à celle que son altesse te demande?... +Songe que le mariage aura lieu dans trois mois!» Et comme je répondais +toujours affirmativement par un signe de tête, sans<a name="page_236" id="page_236"></a> pouvoir parler: +«Allons, calme-toi, Vésuve; adieu. Tu recevras demain ton engagement, il +sera signé ce soir. C'est une affaire faite. Bon courage; nous comptons +sur toi.»</p> + +<p>Demeuré seul, il me sembla que toutes les cascades de Terni et de Tivoli +bouillonnaient dans ma tête.</p> + +<p>Ce fut bien pis quand j'eus compris mon bonheur, quand je me fus +représenté de nouveau la grandeur et la beauté de ma tâche. Je m'élance +sur mon libretto, qui jaunissait abandonné dans un coin depuis si +longtemps; je revois Paulo, Francesca, Dante, Virgile, et les ombres et +les damnés; j'entends cet amour ravissant soupirer et se plaindre; de +tendres et gracieuses mélodies pleines d'abandon, de mélancolie, de +chaste passion, se déroulent au-dedans de moi; l'horrible cri de haine +de l'époux outragé retentit; je vois deux cadavres enlacés rouler à ses +pieds; puis je retrouve les ames toujours unies des deux amants, +errantes et battues des vents aux profondeurs de l'abîme; leurs voix +plaintives se mêlent au bruit sourd et lointain des fleuves infernaux, +aux sifflements de la flamme, aux cris forcenés des malheureux qu'elle +poursuit, à tout l'affreux concert des douleurs éternelles...</p> + +<p>Pendant trois jours, Cellini, j'ai marché sans but, au hasard, dans un +vertige continuel; pendant trois nuits j'ai été privé de sommeil. Ce<a +name="page_237" id="page_237"></a> n'est qu'après ce long accès de fièvre, +que la pensée lucide et le sentiment de la réalité me sont revenus. Il +m'a fallu tout ce temps de lutte ardente et désespérée pour dompter mon +imagination et dominer mon sujet. Enfin je suis resté le maître.</p> + +<p>Dans ce cadre immense, chaque partie du tableau, disposée dans un ordre +simple et logique, s'est montrée peu à peu revêtue de couleurs sombres +ou brillantes, de demi-teintes ou de tons tranchés; les formes humaines +ont apparu, ici pleines de vie, là sous le pâle et froid aspect de la +mort. L'idée poétique, toujours soumise au sens musical, n'a jamais été +pour lui un obstacle; j'ai fortifié, embelli et agrandi l'une par +l'autre.</p> + +<p>Enfin j'ai fait ce que je voulais, comme je le voulais, et avec tant de +facilité, qu'à la fin du deuxième mois l'ouvrage entier était déjà +terminé.</p> + +<p>Le besoin de repos se faisait sentir, je l'avoue; mais en songeant à +toutes les minutieuses précautions qui me restaient à prendre pour +assurer l'exécution, la vigueur et la vigilance me sont revenues. J'ai +surveillé les chanteurs, les musiciens, les copistes, les machinistes, +les décorateurs.</p> + +<p>Tout s'est fait en ordre, avec la plus étonnante précision; et cette +gigantesque machine musicale allait se mouvoir majestueusement,<a +name="page_238" id="page_238"></a> quand un coup inattendu est venu en +briser les ressorts et anéantir à la fois, et la belle tentative, et les +légitimes espérances de ton malheureux ami.</p> + +<p>Le grand-duc, qui de son propre mouvement m'avait demandé ce drame en +musique; lui qui m'avait fait abandonner l'autre composition sur +laquelle je comptais pour populariser mon nom; lui dont les paroles +dorées avaient gonflé un cœur, enflammé une imagination d'artiste, il +se joue de tout cela maintenant; il dit à cette imagination de se +refroidir, à ce cœur de se calmer ou de se briser; que lui importe! Il +s'oppose, enfin, à l'exhibition de mon œuvre; l'ordre est donné aux +artistes romains et milanais de retourner chez eux; mon drame ne sera +pas mis en scène; le grand-duc n'en veut plus; <small>IL A CHANGÉ D'IDÉE</small>... La +foule qui se pressait déjà à Florence, attirée moins encore par +l'appareil des noces que par l'intérêt de curiosité que la fête musicale +annoncée excitait dans toute l'Italie, cette foule avide de sensations +nouvelles, trompée dans son attente, s'enquiert bientôt du motif qui la +privait ainsi brutalement du spectacle qu'elle était venue chercher, et +ne pouvant le découvrir, n'hésite pas à l'attribuer à l'incapacité du +compositeur. Chacun dit: «Ce fameux drame était absurde, sans doute; le +grand-duc, informé à temps de la vérité, n'aura pas<a name="page_239" id="page_239"></a> voulu que +l'impuissante tentative d'un artiste ambitieux vînt jeter du ridicule +sur la solennité qui se prépare. Ce ne peut être autre chose. Un prince +ne manque pas ainsi à sa parole. Della Viola est toujours le même +vaniteux extravagant que nous connaissons; son ouvrage n'était pas +présentable, et par égard pour lui, on s'abstient de l'avouer.» O +Cellini! ô mon noble, et fier, et digne ami! réfléchis un instant, et +juge d'après toi-même ce que j'ai dû éprouver à cet incroyable abus de +pouvoir, à cette violation inouïe des promesses les plus formelles, à +cet horrible affront qu'il était impossible de redouter, à cette +calomnie insolente d'une production que personne au monde, excepté moi, +ne connaît encore.</p> + +<p>Que faire? que dire à cette tourbe de lâches imbéciles qui rient en me +voyant? que répondre aux questions de mes partisans? à qui m'en prendre? +quel est l'auteur de cette machination diabolique? et comment en avoir +raison? Cellini! Cellini! pourquoi es-tu en France? que ne puis-je te +voir, te demander conseil, aide et assistance? Par Bacchus, ils me +rendront réellement fou.... Lâcheté! honte! je viens de sentir des +larmes dans mes yeux. Arrière toute faiblesse; c'est la force, +l'attention et le sang-froid qui me sont indispensables, au contraire; +car je veux me venger, Benvenuto, je le veux. Quand et comment,<a +name="page_240" id="page_240"></a> il n'importe; mais je me vengerai, je te +le jure, et tu seras content. Adieu. L'éclat de tes nouveaux triomphes +est venu jusqu'à nous; je t'en félicite et m'en réjouis de toute mon +ame. Dieu veuille seulement que le roi François te laisse le temps de +répondre à ton ami <i>souffrant et non vengé</i>.</p> + +<p class="r">A<small>LFONSO DELLA</small> V<small>IOLA.</small></p> + +<p><a name="page_241" id="page_241"></a></p> + +<p> +<br /> +<br /> +</p> + +<p class="r">Paris, 20 août 1555.<br /> +</p> + +<p class="cb">BENVENUTO A ALFONSO.</p> + +<p>J'admire, cher Alfonso, la candeur de ton indignation. La mienne est +grande, sois-en bien convaincu; mais elle est plus calme. J'ai trop +souvent rencontré de semblables déceptions pour m'étonner de celle que +tu viens de subir. L'épreuve était rude, j'en conviens, pour ton jeune +courage, et les révoltes de ton ame contre une insulte si grave et si +peu méritée sont justes autant que naturelles. Mais, pauvre enfant, tu +entres à peine dans la carrière. Ta vie retirée, tes méditations, tes +travaux solitaires, ne pouvaient rien t'apprendre des intrigues qui<a +name="page_242" id="page_242"></a> s'agitent dans les hautes régions de +l'art, ni du caractère réel des hommes puissants, trop souvent arbitres +du sort des artistes.</p> + +<p>Quelques évènements de mon histoire, que je t'ai laissé ignorer +jusqu'ici, suffiront à t'éclairer sur notre position à tous et sur la +tienne propre.</p> + +<p>Je ne redoute rien pour ta constance de l'effet de mon récit; ton +caractère me rassure; je le connais, je l'ai bien étudié. Tu +persévèreras, tu arriveras au but malgré tout; tu es un homme de fer; et +le caillou lancé contre ta tête par les basses passions embusquées sur +ta route, loin de briser ton noble front, en fera jaillir le feu. +Apprends donc tout ce que j'ai souffert, et que ces tristes exemples de +l'injustice des grands te servent de leçon.</p> + +<p>L'évêque de Salamanque, ambassadeur à Rome, m'avait demandé une grande +aiguière, dont le travail, extrêmement minutieux et délicat, me prit +plus de deux mois, et qui, en raison de l'énorme quantité de métaux +précieux nécessaires à sa composition m'avait presque ruiné. Son +excellence se répandit en éloges sur le rare mérite de mon ouvrage, le +fit emporter, et me laissa deux grands mois sans plus parler de paiement +que si elle n'eût reçu de moi qu'une vieille casserole ou une médaille +de Fioretti. Le bonheur voulut que le vase revînt entre mes mains +pour<a name="page_243" id="page_243"></a> une petite réparation; je refusai de le rendre.</p> + +<p>Le maudit prélat, après m'avoir accablé d'injures dignes d'un prêtre et +d'un Espagnol, s'avisa de vouloir me soutirer un reçu de la somme qu'il +me devait encore; mais comme je ne suis pas homme à me laisser prendre à +un piége grossier, son excellence en vint à faire assaillir ma boutique +par ses valets. Je me doutai du tour; aussi quand cette canaille +s'avança pour enfoncer ma porte, Ascanio, Paulino et moi, armés +jusqu'aux dents, nous lui fîmes un tel accueil que le lendemain, grâce à +mon escopette et à mon long poignard, je fus enfin payé<a name="FNanchor_28_28" id="FNanchor_28_28"></a><a href="#Footnote_28_28" class="fnanchor">[28]</a>.</p> + +<p>Plus tard il m'arriva bien pis, quand j'eus fait le célèbre bouton de la +chappe du pape, travail merveilleux que je ne puis m'empêcher de te +décrire. J'avais situé le gros diamant précisément au milieu de +l'ouvrage, et j'avais placé Dieu assis dessus, dans une attitude si +dégagée, qu'il n'embarrassait pas du tout le joyau, et qu'il en +résultait une très belle harmonie; il donnait la bénédiction en élevant +la main droite. J'avais disposé, au-dessous, trois petits anges qui le +soutenaient en élevant les bras en l'air. Un de ces anges, celui du +milieu, était en ronde bosse, les deux autres en bas-relief. Il y avait +à l'entour une quantité d'autres petits anges disposés avec<a +name="page_244" id="page_244"></a> d'autres pierres fines. Dieu portait un +manteau qui voltigeait, et d'où sortait un grand nombre de chérubins, et +mille ornements d'un admirable effet.</p> + +<p>Clément VII, plein d'enthousiasme quand il vit le bouton, me promit de +me donner tout ce que je demanderais. La chose cependant en resta là; et +comme je refusais de faire un calice qu'il me demandait en outre, +toujours sans donner d'argent, ce bon pape, devenu furieux comme une +bête féroce, me fit loger en prison pendant six semaines. C'est tout ce +que j'en ai jamais obtenu<a name="FNanchor_29_29" id="FNanchor_29_29"></a><a href="#Footnote_29_29" class="fnanchor">[29]</a>. Il n'y avait pas un mois que j'étais en +liberté quand je rencontrai Pompéo, ce misérable orfèvre qui avait +l'insolence d'être jaloux de moi, et contre lequel, pendant longtemps, +j'ai eu assez de peine à défendre ma pauvre vie. Je le méprisais trop +pour le haïr; mais il prit, en me voyant, un air railleur qui ne lui +était pas ordinaire, et que, cette fois, aigri comme je l'étais, il me +fut impossible de supporter. A mon premier mouvement pour le frapper au +visage, la frayeur lui fit détourner la tête, et le coup de poignard +porta précisément au-dessous de l'oreille. Je ne lui en donnai que deux; +car au premier il tomba mort dans ma main. Jamais mon intention n'avait +été de le tuer, mais dans l'état<a name="page_245" id="page_245"></a> d'esprit où je me trouvais, est-on +jamais sûr de ses coups? Ainsi donc, après avoir subi un odieux +emprisonnement, me voilà de plus obligé de prendre la fuite pour avoir, +sous l'impulsion de la juste colère causée par la mauvaise foi et +l'avarice d'un pape, écrasé un scorpion.<a name="FNanchor_30_30" id="FNanchor_30_30"></a><a href="#Footnote_30_30" class="fnanchor">[30]</a></p> + +<p>Paul III, qui m'accablait de commandes de toute espèce, ne me les payait +pas mieux que son prédécesseur; seulement, pour mettre en apparence les +torts de mon côté, il imagina un expédient digne de lui et vraiment +atroce. Les ennemis que j'avais en grand nombre autour de sa sainteté, +m'accusent un jour auprès d'elle d'avoir volé des bijoux à Clément. Paul +III, sachant bien le contraire, feint cependant de me croire coupable, +et me fait enfermer au château Saint-Ange; dans ce fort que j'avais si +bien défendu quelques années auparavant pendant le siége de Rome, sous +ces remparts d'où j'avais tiré plus de coups de canon que tous les +canonniers ensemble, et d'où j'avais, à la grande joie du pape, tué +moi-même le connétable de Bourbon. Je viens à bout de m'échapper; +j'arrive aux murailles extérieures; suspendu à une corde au-dessus des +fossés, j'invoque Dieu qui connaît la justice de ma cause; je lui crie, +en me laissant tomber: «Aidez-moi donc, Seigneur, puisque<a +name="page_246" id="page_246"></a> je m'aide!» Dieu ne m'entend pas, et dans +ma chute, je me brise une jambe. Exténué, mourant, couvert de sang, je +parviens, en me traînant sur les mains et les genoux, jusqu'au palais de +mon ami intime, le cardinal Cornaro. Cet infâme me livre traîtreusement +au pape pour un évêché.</p> + +<p>Paul me condamne à mort; puis, comme s'il se repentait de terminer trop +promptement mon supplice, il me fait plonger dans un cachot fétide tout +rempli de tarentules et d'insectes venimeux, et ce n'est qu'au bout de +six mois de ces tortures que, tout gorgé de vin, dans une nuit d'orgie, +il accorda ma grâce à l'ambassadeur français<a name="FNanchor_31_31" id="FNanchor_31_31"></a><a href="#Footnote_31_31" class="fnanchor">[31]</a>.</p> + +<p>Ce sont là, cher Alfonso, des souffrances terribles et des persécutions +bien difficiles à supporter; ne t'imagine pas que la blessure faite +récemment à ton amour-propre puisse t'en donner une juste idée. +D'ailleurs, l'injure adressée à l'œuvre et au génie de l'artiste te +semblât-elle plus pénible encore que l'outrage fait à sa personne, +celle-là m'a-t-elle manqué, dis, à la cour de notre admirable grand-duc, +quand j'ai fondu Persée? Tu n'as oublié, je pense, ni les surnoms +grotesques dont on m'appelait, ni les insolents sonnets qu'on placardait +chaque nuit à ma porte, ni les cabales au moyen desquelles on<a +name="page_247" id="page_247"></a> sut persuader à Côme que mon nouveau +procédé de fonte ne réussirait pas, et que c'était folie de me confier +le métal. Ici même, à cette brillante cour de France où j'ai fait +fortune, où je suis puissant et admiré, n'ai-je pas une lutte de tous +les instants à soutenir, sinon avec mes rivaux (ils sont hors de combat +aujourd'hui), au moins avec la favorite du roi, madame d'Étampes, qui +m'a pris en haine, je ne sais pourquoi! Cette méchante chienne dit tout +le mal possible de mes ouvrages<a name="FNanchor_32_32" id="FNanchor_32_32"></a><a href="#Footnote_32_32" class="fnanchor">[32]</a>; cherche, par mille moyens, à me +nuire dans l'esprit de Sa Majesté; et, en vérité, je commence à être si +las de l'entendre aboyer sur ma trace, que, sans un grand ouvrage +récemment entrepris, dont j'espère plus d'honneur que de tous mes +précédents travaux, je serais déjà sur la route d'Italie.</p> + +<p>Va, va, j'ai connu tous les genres de maux que le sort puisse infliger à +l'artiste. Et je vis encore, cependant. Et ma vie glorieuse fait le +tourment de mes ennemis. Et je l'avais prévu. Et maintenant je puis les +abîmer dans mon mépris. Cette vengeance marche à pas lents, il est vrai; +mais pour l'homme inspiré, sûr de lui-même, patient et fort, elle est +certaine. Songe, Alfonso, que j'ai été insulté plus de mille fois, et +que je n'ai tué que sept ou huit hommes; et quels<a name="page_248" id="page_248"></a> hommes! je rougis d'y +penser. La vengeance directe et personnelle est un fruit rare, qu'il +n'est pas donné à tous de cueillir. Je n'ai eu raison ni de Clément VII, +ni de Paul III, ni de Cornaro, ni de Côme, ni de madame d'Étampes, ni de +cent autres lâches puissants; comment donc te vengerais-tu, toi, de ce +même Côme, de ce grand-duc, de ce Mécène ridicule qui ne comprend pas +plus ta musique que ma sculpture, et qui nous a si platement offensés +tous les deux? Ne pense pas à le tuer, au moins; ce serait une insigne +folie, dont les conséquences ne sont pas douteuses. Deviens un grand +musicien; que ton nom soit illustre; et si quelque jour sa sotte vanité +le portait à t'offrir ses faveurs, repousse-les; n'accepte jamais rien +de lui et ne fais jamais rien pour lui. C'est le conseil que je te +donne; c'est la promesse que j'exige de toi; et, crois-en mon +expérience, c'est aussi, cette fois, l'unique vengeance qui soit à ta +portée.</p> + +<p>Je t'ai dit tout à l'heure que le roi de France, plus généreux et plus +noble que nos souverains italiens, m'avait enrichi; c'est donc à moi, +artiste, qui t'aime, te comprends et t'admire, à tenir la parole du +prince sans esprit et sans cœur qui te méconnaît. Je t'envoie dix mille +écus. Avec cette somme tu pourras, je pense, parvenir à monter dignement +ton drame en musique; ne perds pas un instant. Que ce soit à Rome, à<a +name="page_249" id="page_249"></a> Naples, à Milan, à Ferrare, partout, +excepté à Florence; il ne faut pas qu'un seul rayon de ta gloire puisse +se refléter sur le grand-duc. Adieu, cher enfant; la vengeance est bien +belle, et pour elle on peut être tenté de mourir;—mais l'art est encore +plus beau, et n'oublie jamais que, <i>malgré tout, il faut vivre pour +lui</i>.</p> + +<p>Ton ami,</p> + +<p class="r">B<small>ENVENUTO</small> C<small>ELLINI.</small></p> + +<p><a name="page_250" id="page_250"></a></p> + +<p><a name="page_251" id="page_251"></a></p> + +<p> +<br /> +<br /> +</p> + +<p class="r">Paris, 10 juin 1557.<br /> +</p> + +<p class="cb">BENVENUTO CELLINI A ALFONSO DELLA VIOLA.</p> + +<p>Misérable! baladin! saltimbanque! cuistre! castrat! joueur de flûte<a name="FNanchor_33_33" id="FNanchor_33_33"></a><a href="#Footnote_33_33" class="fnanchor">[33]</a>! +C'était bien la peine de jeter tant de cris, de souffler tant de +flammes, de tant parler d'offense et de vengeance, de rage et d'outrage, +d'invoquer l'enfer et le ciel, pour arriver enfin à une aussi vulgaire +conclusion! Ame basse et sans ressort! fallait-il proférer de telles +menaces puisque ton ressentiment était de si frêle nature, que, deux ans +à peine après<a name="page_252" id="page_252"></a> avoir reçu l'insulte à la face, tu devais t'agenouiller +lâchement pour baiser la main qui te l'infligea!</p> + +<p>Quoi! ni la parole que tu m'avais donnée, ni les regards de l'Europe +aujourd'hui fixés sur toi, ni ta dignité d'homme et d'artiste, n'ont pu +te garantir des séductions de cette cour, où règnent l'intrigue, +l'avarice et la mauvaise foi; de cette cour où tu fus honni, méprisé, et +qui te chassa comme un valet infidèle! Il est donc vrai! tu composes +pour le grand-duc! Il s'agit même, dit-on, d'une œuvre plus vaste et +plus hardie encore que celles que tu as produites jusqu'ici. L'Italie +musicale tout entière doit prendre part à la fête. On dispose les +jardins du palais Pitti; cinq cents virtuoses habiles, réunis sous ta +direction dans un vaste et beau pavillon décoré par Michel-Ange, +verseront à flots ta splendide harmonie sur un peuple haletant, éperdu, +enthousiasmé. C'est admirable! Et tout cela pour le grand-duc, pour +Florence, pour cet homme et cette ville qui t'ont si indignement traité. +Oh! quelle ridicule bonhomie était la mienne quand je cherchais à calmer +ta puérile colère d'un jour; oh! la miraculeuse simplicité qui me +faisait prêcher la continence à l'eunuque, la lenteur au colimaçon! Sot +que j'étais!</p> + +<p>Mais quelle puissante passion a donc pu t'amener à ce degré +d'abaissement? La soif de l'or?<a name="page_253" id="page_253"></a> Tu es plus riche que moi aujourd'hui. +L'amour de la renommée? Quel nom fut jamais plus populaire que celui +d'Alfonso, depuis le prodigieux succès de ta tragédie de <i>Francesca</i>, et +celui, non moins grand, des trois autres drames lyriques qui l'ont +suivie. D'ailleurs, qui t'empêchait de choisir une autre capitale pour +le théâtre de ton nouveau triomphe? Aucun souverain ne t'eût refusé ce +que le <i>grand</i> Côme vient de t'offrir. Partout, à présent, tes chants +sont aimés et admirés; ils retentissent d'un bout de l'Europe à l'autre; +on les entend à la ville, à la cour, à l'armée, à l'église; le roi +François ne cesse de les répéter; madame d'Étampes, elle-même, trouve +que <i>tu n'es pas sans talent pour un Italien</i>, justice égale t'est +rendue en Espagne; les femmes, les prêtres surtout, professent +généralement pour ta musique un culte véritable; et si ta fantaisie eût +été de porter aux Romains l'ouvrage que tu prépares pour les Toscans, la +joie du pape, des cardinaux et de toute la fourmilière <i>enrabattée</i> des +monsignori n'eût été surpassée, sans doute, que par l'ivresse et les +transports de leurs innombrables catins.</p> + +<p>L'orgueil, peut-être, t'aura séduit..... quelque dignité bouffie... +quelque titre bien vain... Je m'y perds.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, retiens bien ceci: tu as manqué de noblesse, tu as +manqué de fierté, tu<a name="page_254" id="page_254"></a> as manqué de foi. L'homme, l'artiste et l'ami sont +également déchus à mes yeux. Je ne saurais accorder mes affections qu'à +des gens de cœur, incapables d'une action honteuse; tu n'es pas de +ceux-là, mon amitié n'est plus à toi. Je t'ai donné de l'argent, tu as +voulu me le rendre; nous sommes quittes. Je vais partir de Paris; dans +un mois je passerai à Florence; oublie que tu m'as connu et ne cherche +pas à me voir. Car, fût-ce le jour même de ton succès, devant le peuple, +devant les princes, et devant l'assemblée bien autrement imposante pour +moi de tes cinq cents artistes, si tu m'abordais, je te tournerais le +dos.</p> + +<p class="r">B<small>ENVENUTO</small> C<small>ELLINI</small>.</p> + +<p><a name="page_255" id="page_255"></a></p> + +<p> +<br /> +<br /> +</p> + +<p class="r">Florence, 23 Juin 1557.<br /> +</p> + +<p class="cb">ALFONSO A BENVENUTO.</p> + +<p>Oui, Cellini, c'est vrai. Au grand-duc je dois une impardonnable +humiliation, à toi je dois ma célébrité, ma fortune et peut-être ma vie. +J'avais juré que je me vengerais de lui, je ne l'ai pas fait. Je t'avais +promis solennellement de ne jamais accepter de sa main ni travaux, ni +honneurs; je n'ai pas tenu parole. C'est à Ferrare que <i>Francesca</i> a été +entendue (grâce à toi) et applaudie pour la première fois; c'est à +Florence qu'elle a été traitée d'ouvrage dénué de sens et de raison. Et +cependant Ferrare, qui m'a demandé ma nouvelle composition, ne l'a +point<a name="page_256" id="page_256"></a> obtenue, et c'est au grand-duc que j'en fais hommage. Oui, les +Toscans, jadis si dédaigneux à mon égard, se réjouissent de la +préférence que je leur accorde; ils en sont fiers; leur fanatisme pour +moi, dépasse de bien loin tout ce que tu me racontes de celui des +Français.</p> + +<p>Une véritable émigration se prépare dans la plupart des villes toscanes. +Les Pisans et les Siennois eux-mêmes, oubliant leurs vieilles haines, +implorent d'avance, pour le grand jour, l'hospitalité florentine. Côme, +ravi du succès de celui qu'il appelle <i>son artiste</i>, fonde en outre de +brillantes espérances sur les résultats que ce rapprochement de trois +populations rivales peut avoir pour sa politique et son gouvernement. Il +m'accable de prévenances et de flatteries. Il a donné hier, en mon +honneur, une magnifique collation au palais Pitti, où toutes les +familles nobles de la ville se trouvaient réunies. La belle comtesse de +Vallombrosa m'a prodigué ses plus doux sourires. La grande-duchesse m'a +fait l'honneur de chanter un madrigal avec moi. Della Viola est l'homme +du jour, l'homme de Florence, l'homme du grand-duc; il n'y a que lui...</p> + +<p>Je suis bien coupable, n'est-ce pas, bien méprisable, bien vil? Eh bien! +Cellini, si tu passes à Florence le 28 juillet prochain, attends-moi de +huit à neuf heures du soir devant la porte du<a name="page_257" id="page_257"></a> Baptistaire, j'irai t'y +chercher. Et si, dès les premiers mots, je ne me justifie pas +complètement de tous les griefs que tu me reproches, si je ne te donne +pas de ma conduite, une explication dont tu puisses de tout point +t'avouer satisfait, alors redouble de mépris, traite-moi comme le +dernier des hommes, foule-moi aux pieds, frappe-moi de ton fouet, +crache-moi au visage, je reconnais d'avance que je l'aurai mérité. +Jusque-là, garde-moi ton amitié; tu verras bientôt que je n'en fus +jamais plus digne.</p> + +<p> +<br /> +</p> + +<p class="c">»A toi, +<span style="margin-left: 5%;">A<small>LFONSO</small> D<small>ELLA</small> V<small>IOLA.</small>»</span></p> + +<p> +<br /> +<br /> +</p> + +<p>Le 28 juillet au soir, un homme de haute taille, à l'air sombre et +mécontent, se dirigeait à travers les rues de Florence, vers la place du +grand duc. Arrivé devant la statue en bronze de Persée, il s'arrêta et +la considéra quelque temps dans le plus profond recueillement: c'était +Benvenuto. Bien que la réponse et les protestations d'Alfonso eussent +fait peu d'impression sur son esprit, il avait été longtemps uni au +jeune compositeur, par une amitié trop sincère et trop vive, pour +qu'elle pût ainsi en quelques jours s'effacer de son ame à tout jamais. +Aussi ne s'était-il pas senti le courage de refuser d'entendre ce que +Della Viola pouvait alléguer pour sa justification;<a name="page_258" id="page_258"></a> et c'est en se +rendant au Baptistaire, où Alfonso devait venir le rejoindre, que +Cellini avait voulu revoir, après sa longue absence, le chef-d'œuvre +qui lui coûta naguère tant de fatigues et de chagrins. La place et les +rues adjacentes étaient désertes, le silence le plus profond régnait +dans ce quartier, d'ordinaire si bruyant et si populeux. L'artiste +contemplait son immortel ouvrage, en se demandant, si l'obscurité et une +intelligence commune n'eussent pas été préférables pour lui, à la gloire +et au génie.</p> + +<p>—Que ne suis-je un bouvier de Nettuno ou de Porto d'Anzio! pensait-il; +semblable aux animaux confiés à ma garde, je mènerais une existence +grossière, monotone, mais inaccessible au moins, aux agitations qui, +depuis mon enfance, ont tourmenté ma vie. Des rivaux perfides et +jaloux..... des princes injustes ou ingrats..... des critiques +acharnés.... des flatteurs imbéciles..... des alternatives incessantes +de succès et de revers, de splendeur et de misère..... des travaux +excessifs et toujours renaissants..... jamais de repos, de bien-être, de +loisirs.... user son corps comme un mercenaire et sentir constamment son +ame transir ou brûler..... est-ce là vivre?....</p> + +<p>Les exclamations bruyantes de trois jeunes artisans, qui débouchaient +rapidement sur la place, vinrent interrompre sa méditation.</p> + +<p>—Six florins! disait l'un, c'est cher.<a name="page_259" id="page_259"></a></p> + +<p>—En vérité, en eût-il demandé dix, répliqua l'autre, il eût bien fallu +en passer par là. Ces maudits Pisans ont pris toutes les places. +D'ailleurs, pense donc, Antonio, que la maison du jardinier n'est qu'à +vingt pas du pavillon; assis sur le toit, nous pourrons entendre et voir +à merveille; la porte du petit canal souterrain sera ouverte et nous +arriverons sans difficulté.</p> + +<p>—Bah! ajouta le troisième, pour entendre ça, nous pouvons bien jeûner +un peu pendant quelques semaines. Vous savez l'effet qu'a produit hier +la répétition. La cour seule y avait été admise, le grand duc et sa +suite n'ont cessé d'applaudir; les exécutants ont porté Della Viola en +triomphe, et enfin, dans son extase, la comtesse de Vallombrosa l'a +embrassé: ce sera miraculeux.</p> + +<p>—Mais voyez donc comme les rues sont dépeuplées; toute la ville est +déjà réunie au palais Pitti. C'est le moment. Courons! courons!</p> + +<p>Cellini apprit seulement alors qu'il s'agissait de la grande fête +musicale, dont le jour et l'heure étaient arrivés. Cette circonstance ne +s'accordait guère avec le choix, qu'avait fait Alfonso de cette soirée +pour son rendez-vous. Comment, en un pareil moment, le maestro +pourrait-il abandonner son orchestre et quitter le poste important où +l'attachait un si grand intérêt? c'était difficile à concevoir.<a +name="page_260" id="page_260"></a></p> + +<p>Le ciseleur, néanmoins se rendit au Baptistaire, où il trouva ses deux +élèves Paolo et Ascanio, et des chevaux; il devait partir le soir même +pour Livourne, et de là s'embarquer pour Naples le lendemain.</p> + +<p>Il attendait à peine depuis quelques minutes, quand Alfonso, le visage +pâle et les yeux ardents, se présenta devant lui avec une sorte de calme +affecté, qui ne lui était pas ordinaire.</p> + +<p>—Cellini! tu es venu, merci.</p> + +<p>—Eh bien!</p> + +<p>—C'est ce soir!</p> + +<p>—Je le sais; mais parle, j'attends l'explication que tu m'as promise.</p> + +<p>—Le palais Pitti, les jardins, les cours, sont encombrés. La foule se +presse sur les murs, dans les bassins à demi pleins d'eau, sur les +toits, sur les arbres, partout.</p> + +<p>—Je le sais.</p> + +<p>—Les Pisans sont venus, les Siennois sont venus.</p> + +<p>—Je le sais.</p> + +<p>—Le grand duc, la cour et la noblesse sont réunis, l'immense orchestre +est rassemblé.</p> + +<p>—Je le sais.</p> + +<p>—Mais la musique n'y est pas, cria Alfonso en bondissant, le maestro +n'y est pas non plus, le sais-tu aussi?</p> + +<p>—Comment? que veux-tu dire?<a name="page_261" id="page_261"></a></p> + +<p>—Non, il n'y a pas de musique, je l'ai enlevée; non, il n'y a pas de +maestro, puisque me voilà; non, il n'y aura pas de fête musicale, +puisque l'œuvre et l'auteur ont disparu. Un billet vient d'avertir le +grand duc que mon ouvrage ne serait pas exécuté. <i>Cela ne me convient +plus</i>, lui ai-je écrit, en me servant de ses propres paroles, <i>moi +aussi, à mon tour</i>, <small>J'AI CHANGÉ D'IDÉE</small>. Conçois-tu à présent la rage de +ce peuple désappointé pour la seconde fois! de ces gens qui ont quitté +leur ville, laissé leurs travaux, dépensé leur argent pour entendre ma +musique, et qui ne l'entendront pas? Avant de venir te joindre, je les +épiais, l'impatience commençait à les gagner, on s'en prenait au grand +duc. Vois-tu mon plan, Cellini?</p> + +<p>—Je commence à comprendre.</p> + +<p>—Viens, viens, approchons un peu du palais, allons voir éclater ma +mine. Entends-tu déjà ces cris, ce tumulte, ces imprécations? ô mes +braves Pisans, je vous reconnais à vos injures! Vois-tu voler ces +pierres, ces branches d'arbres, ces débris de vases? il n'y a que des +Siennois pour les lancer ainsi! Prends garde, ou nous allons être +renversés; comme ils courent! ce sont des Florentins; ils montent à +l'assaut du pavillon. Bon! voilà un bloc de boue dans la loge ducale, +bien a pris au <i>grand</i> Côme de l'avoir quittée. A bas les gradins! à bas +les pupitres,<a name="page_262" id="page_262"></a> les banquettes, les fenêtres! à bas la loge! à bas le +pavillon! le voilà qui s'écroule. Ils abîment tout, Cellini! c'est une +magnifique émeute! honneur au grand duc!!! Ah damnation! tu me prenais +pour un lâche! Es-tu satisfait, dis donc, est-ce là de la vengeance?</p> + +<p>Cellini, les dents serrées, les narines ouvertes, regardait, sans +répondre, le terrible spectacle de cette fureur populaire; ses yeux où +brillait un feu sinistre, son front carré que sillonnaient de larges +gouttes de sueur, le tremblement presque imperceptible de ses membres, +témoignaient assez de la sauvage intensité de sa joie. Saisissant enfin +le bras d'Alfonso:</p> + +<p>—Je pars à l'instant pour Naples, veux-tu me suivre?</p> + +<p>—Au bout du monde à présent.</p> + +<p>—Embrasse-moi donc, et à cheval! tu es un héros.<a name="page_263" id="page_263"></a></p> + +<h3><a name="DU_SYSTEME_DE_GLUCK" id="DU_SYSTEME_DE_GLUCK"></a>DU SYSTÈME DE GLUCK<br /><br /> +EN MUSIQUE DRAMATIQUE.</h3> + +<p><a name="page_264" id="page_264"></a></p> + +<p><a name="page_265" id="page_265"></a></p> + +<p>Voici en quels termes, Gluck expose lui-même, son système de musique +dramatique, dans la préface, devenue fort rare, de <i>l'Alceste</i> italienne +qu'il publia à Vienne en 1749.</p> + +<div class="blockquot"> +<p>«Lorsque j'entrepris de mettre en musique l'opéra d'<i>Alceste</i>, je me +proposai d'éviter tous les abus que la vanité mal entendue des +chanteurs, et l'excessive complaisance des compositeurs avaient +introduits dans l'opéra italien, et qui, du plus pompeux et du plus beau +de tous les spectacles, en avaient fait le plus ennuyeux et le plus +ridicule; je cherchai à réduire la musique à sa véritable fonction, +celle de seconder la poésie pour fortifier l'expression des sentiments +et l'intérêt des situations, sans interrompre<a name="page_266" id="page_266"></a> l'action et la refroidir +par des ornements superflus; je crus que <i>la musique devait ajouter à la +poésie, ce qu'ajoute à un dessin correct et bien composé, la vivacité +des couleurs et l'accord heureux des lumières et des ombres, qui servent +à animer les figures sans en altérer les contours</i>.</p> + +<p>«Je me suis donc bien gardé d'interrompre un acteur, dans la chaleur du +dialogue, pour lui faire attendre la fin d'une ritournelle, ou de +l'arrêter au milieu de son discours sur une voyelle favorable, soit pour +déployer, dans un long passage, l'agilité de sa belle voix, soit pour +attendre que l'orchestre lui donnât le temps de reprendre haleine, pour +faire un point d'orgue.</p> + +<p>«J'ai imaginé que l'ouverture devait prévenir les spectateurs, sur le +caractère de l'action qu'on allait mettre sous leurs yeux, et <i>leur en +indiquer le sujet</i>, que les instruments ne devaient être mis en action +qu'en proportion du degré d'intérêt et passions, et qu'il fallait +<i>éviter surtout de laisser dans le dialogue, une disparate trop +tranchante entre l'air et le récitatif</i>, afin de ne pas tronquer à +contre-sens la période, et de ne pas interrompre mal à propos le +mouvement et la chaleur de la scène. J'ai cru encore que la plus belle +partie de mon travail devait se réduire à chercher une belle simplicité, +et j'ai évité de faire parade de difficultés aux dépens de la clarté; +<i>je n'ai attaché aucun prix à la découverte d'une<a name="page_267" id="page_267"></a> nouveauté</i>, à moins +qu'elle ne fût naturellement donnée par la situation, et liée à +l'expression; enfin il n'y a aucune règle que je n'aie cru devoir +sacrifier de bonne grâce en faveur de l'effet.»</p> + +</div> + +<p>Cette profession de foi nous paraît admirable de franchise et de bon +sens; les points de doctrine qui en forment le fond sont basés sur le +raisonnement le plus rigoureux, et sur un profond sentiment de la vraie +musique dramatique. A part quelques conséquences outrées que nous +signalerons tout à l'heure, ces principes sont d'une telle excellence, +qu'ils ont été adoptés par la plupart des grands compositeurs de toutes +les nations. Piccini lui-même, qu'on opposa si longtemps à Gluck, était +tout entier dans le système gluckiste. Son Iphigénie en Tauride et sa +Didon, le prouvent bien; il en fut de même de Sacchini, de Salieri, de +Chérubini, parmi les Italiens; de Méhul, de Berton, de Kreutzer, parmi +les Français. (Je ne cite pas M. Lesueur, il a suivi une route +parallèle, il est vrai, à celle de l'illustre auteur d'Alceste, mais qui +en diffère cependant assez pour ne pouvoir être confondue avec elle.) +Chez les Allemands, je ne connais pas de compositeur dramatique qui se +soit écarté d'une manière sensible de la doctrine de Gluck; parmi ceux +qui l'ont adoptée et développée, il faut citer:<a name="page_268" id="page_268"></a> Mozart qui, dans <i>Don +Juan</i>, <i>le Mariage de Figaro</i>, <i>la Flûte Enchantée</i> et <i>l'Enlèvement du +Sérail</i>, n'a laissé échapper quelques rares vocalisations de mauvais +goût et d'une expression fausse, que lorsqu'il y a été contraint de vive +force par le caprice souvent irrésistible des chanteurs. On a dit que +Mozart avait beaucoup emprunté à l'ancienne école italienne, le fait +peut être vrai pour la coupe de quelques-uns de ses airs, encore la +beauté raphaëlesque de son dessin mélodique, la variété de son harmonie +et son instrumentation si riche et si savante, ne permettent-elles guère +d'apercevoir ces prétendus emprunts; mais quant à l'ordonnance générale +du drame musical, à la profondeur d'expression avec laquelle chaque +caractère est tracé et soutenu, il faut bien reconnaître qu'il a suivi +et accéléré le mouvement imprimé à l'art, de ce côté, par la puissance +du génie de Gluck.</p> + +<p>Il en fut ainsi de Beethoven et de Weber. Tous les deux ont également +appliqué au développement des facultés spéciales que la nature leur +avait départies, le code simple et lumineux de l'Eschyle de la musique. +A présent, Gluck, en promulguant ces lois, dont le moindre sentiment de +l'art ou même le simple bon sens démontre la justesse et l'évidence, +n'en a-t-il pas un peu exagéré l'application? C'est ce qu'il est +impossible de méconnaître après un examen impartial.<a name="page_269" id="page_269"></a> Ainsi, quand il +dit que la musique d'un drame lyrique n'a d'autre but que d'ajouter à la +poésie ce qu'ajoute le coloris au dessin, je crois qu'il se trompe +essentiellement. La tâche du compositeur dans un opéra est, ce me +semble, d'une bien autre importance. Son œuvre contient à la fois le +dessin et le coloris, et, pour continuer la comparaison de Gluck, les +paroles sont le <i>sujet du tableau</i>, à peine quelque chose de plus. Il +importe beaucoup, il est vrai, de les entendre, ou tout au moins de les +connaître, par la même raison qu'on doit absolument avoir présent à la +pensée le trait d'histoire reproduit sur la toile par le peintre, pour +pouvoir juger du mérite de vérité et d'expression avec lequel il a fait +revivre ses personnages. Mais Gluck, en plaçant le dessin dans les +paroles, et seulement le coloris dans la musique, met bien haut les +auteurs de <i>libretti</i>; il eût donc consenti à voir son égal dans le +bailli Du Rollet. Certes, on ne saurait pousser plus loin la modestie, +et je doute fort qu'il se fût accommodé d'une pareille confraternité. +D'ailleurs, l'expression n'est pas le seul but de la musique dramatique; +il serait aussi maladroit que pédantesque de dédaigner le plaisir +purement sensuel que nous trouvons à certains effets de mélodie, +d'harmonie, de rhythme ou d'instrumentation, indépendamment de tous +leurs rapports avec la peinture des sentiments et des passions du +drame.<a name="page_270" id="page_270"></a> Et de plus, voulût-on même priver l'auditeur de cette source de +jouissances, et ne pas lui permettre de raviver son attention en la +détournant un instant du sujet principal, il y aurait encore à citer bon +nombre de cas, où le compositeur est appelé à soutenir seul le poids de +l'intérêt scénique. Dans les danses de caractère, par exemple, dans les +pantomimes, dans les marches, dans tous les morceaux enfin dont la +musique instrumentale fait seule les frais, et qui, par conséquent, +n'ont pas de paroles, que devient alors l'importance du poète?... La +musique doit bien là contenir forcément à la fois le dessin et le +coloris. Non, on ne saurait méconnaître l'erreur de Gluck sur ce point, +erreur qu'on concevrait à peine, si l'on ne savait qu'à l'époque où il +écrivit, beaucoup de gens encore, comme au siècle de Louis XIV,</p> + +<p class="c">«Allaient voir l'Opéra seulement pour les vers.»</p> + +<p>Cette opinion ne pouvait manquer d'exercer une fâcheuse influence sur le +génie puissant qui l'adopta sans en calculer les conséquences. Elle +cache un piége dangereux dont il ne sut pas toujours se garantir. Aucun +musicien n'a été plus que lui doué d'un charme pénétrant, d'une +simplicité noble et gracieuse dans la mélodie; on n'a pas surpassé +l'élégance de plusieurs de ses<a name="page_271" id="page_271"></a> chants, la fraîcheur de ses chœurs et +la charmante <i>desinvoltura</i> de ses airs de danse; il serait fastidieux +de le prouver par des citations. La joie de ses femmes est d'une pudeur +ravissante, et leur douleur, dans ses plus violents paroxismes, conserve +encore la beauté des formes antiques; quoi qu'en ait dit le marquis de +Caracioli, ce mauvais diseur de bons mots, ce dilettante poudré du +siècle dernier, qui jugeait la musique absolument comme le font +aujourd'hui les adorateurs parfumés des Dive à la mode, l'Alceste et les +deux Iphigénie sont toujours, même dans les larmes, belles comme la +Niobé.</p> + +<p>Eh bien! il est arrivé fréquemment à Gluck de se laisser préoccuper +tellement de la recherche de l'expression, qu'il oubliait la mélodie. +Dans quelques-uns de ses airs, après l'exposition du thême, le chant +tourne au récitatif mesuré; c'est un bon récitatif, je suis loin d'en +disconvenir; mais enfin, par le peu d'intérêt mélodique comme par le +style de la partie vocale, il semble alors que l'air soit interrompu +jusqu'à la rentrée du motif. Gluck ne voyait probablement pas là un +défaut; il déclare au contraire formellement, dans la préface que nous +commentons, qu'il a cherché à éviter une disparate trop tranchante entre +les récitatifs et les airs. Aucun de ses disciples, Salieri excepté, n'a +cru devoir adopter cette règle; il est certain que son application a +répandu sur<a name="page_272" id="page_272"></a> plusieurs parties des œuvres du grand tragique une teinte +uniforme et monotone qui accable l'attention la plus robuste, fatigue +inutilement le système nerveux de l'auditeur, émousse à la longue sa +sensibilité, et a plus fait contre Gluck que les pointes et les +pamphlets des Caracioli, Marmontel et autres bouffons. La musique ne vit +que de contrastes, rien n'est plus évident; tous les efforts de l'art +moderne tendent à en produire de nouveaux: non que je veuille proposer +pour modèles certains effets d'orchestre d'une école célèbre dont la +brusque violence vient surprendre l'auditeur, à peu près comme pourrait +le faire un coup de pistolet tiré à l'improviste à son oreille; de +pareils contrastes, qui arrachent des cris d'effroi aux personnes +nerveuses, pourraient être regardés comme des farces d'écoliers, s'ils +n'étaient de véritables actes d'une brutalité absurde. Mais il est bien +reconnu, aujourd'hui, qu'une variété sagement ordonnée est l'ame de la +musique; c'est à donner au compositeur tous les moyens d'obtenir cette +variété précieuse que consiste le principal talent des habiles faiseurs +de libretti. Il n'ont garde de placer près l'un de l'autre deux morceaux +du même caractère; ils évitent autant que possible de faire succéder un +air à un autre air, un duo à un duo, un chœur à un chœur. Ainsi dans +l'ancienne coupe symphonique, un allegro moderato était suivi d'un +andante<a name="page_273" id="page_273"></a> à deux-quatre ou à six-huit; à l'andante succédait le menuet, +allegretto à trois temps; à celui-ci le final à deux temps très animé; +et c'était très bien vu.</p> + +<p>Chercher à effacer la différence qui sépare, dans un opéra, le récitatif +du chant, c'est donc vouloir, en dépit de la raison et de l'expérience, +se priver, sans compensation réelle, d'une source de variété qui découle +de la nature même de ce genre de composition. Mozart fut si loin de +partager à cet égard l'opinion de Gluck, que, pour rendre la ligne de +démarcation encore plus tranchée, il voulut que le récitatif de <i>don +Juan</i> fût accompagné au piano, en exceptant toutefois le récitatif +obligé, où la force des situations rend indispensable la présence de +l'orchestre. Dans une vaste salle comme celle du grand Opéra de Paris, +l'effet du piano est si mesquin et si maigre, que ce mode +d'accompagnement a été complètement abandonné. Il peut paraître +préférable, cependant, à celui que Gluck a constamment mis en usage dans +le même cas, et qui consiste en accords à quatre parties, tenus sans +interruption par la masse entière des instruments à cordes, pendant +toute la durée du dialogue musical. Cette harmonie stagnante produit sur +les organes, un effet de torpeur et d'engourdissement irrésistible, et +finit par plonger l'auditeur dans une lourde somnolence qui le rend +complètement<a name="page_274" id="page_274"></a> indifférent aux plus rares efforts du compositeur pour +l'émouvoir. Il était vraiment impossible de trouver quelque chose de +plus antipathique à des Français, que ce long et obstiné bourdonnement; +il ne faut donc pas s'étonner qu'il soit arrivé au plus grand nombre +d'entre eux d'éprouver aux représentations de Gluck autant d'ennui que +d'admiration. Ce qui doit surprendre, c'est que le génie puisse s'abuser +ainsi sur l'importance des accessoires, au point de se servir de moyens +qu'un instant de réflexion lui ferait rejeter comme insuffisants ou +dangereux, et dans lesquels réside la cause obscure des mécomptes +cruels, que ses productions les plus magnifiques lui font trop souvent +essuyer.</p> + +<p>Si l'on excepte quelques-unes de ces brillantes sonates d'orchestre, où +le génie de Rossini se joue avec tant de grâce, il est certain que la +plupart des compilations instrumentales, honorées par les Italiens du +nom d'ouvertures, sont de grotesques non sens. Mais combien ne +devaient-elles pas être plus plaisantes, il y a soixante ans, quand +Gluck lui-même, entraîné par l'exemple, ne craignait pas de laisser +tomber de sa plume l'incroyable niaiserie intitulée <i>ouverture +d'Orphée</i>! Ce ne fut qu'après bien des réflexions et bien des entretiens +avec son poète Calsabigi, l'homme du monde le mieux fait pour le +comprendre,<a name="page_275" id="page_275"></a> qu'il reconnut enfin que l'ouverture devait être un morceau +important dans un opéra, se rattacher à l'action et en désigner le +caractère. De là le changement radical qu'on remarque dans sa manière, à +dater de l'ouverture d'<i>Alceste</i>; de là les belles compositions +instrumentales dont il fit précéder ses deux <i>Iphigénie</i>; de là +l'impulsion qui produisit plus tard tant de chefs-d'œuvre symphoniques, +qui, malgré la chute ou l'oubli profond des opéras pour lesquels ils +furent écrits, sont restés debout, péristyles superbes de temples +écroulés. Mais, ici encore, en outrant une idée juste, Gluck est sorti +du vrai; non pas cette fois pour restreindre le pouvoir de la musique, +mais pour lui en attribuer un, au contraire, qu'elle ne possédera +jamais: c'est quand il dit que l'ouverture doit indiquer le sujet de la +pièce. L'expression musicale ne saurait aller jusque là; elle reproduira +bien la joie, la douleur, la gravité, l'enjouement et des nuances même +fort délicates de chacun des nombreux caractères qui constituent son +riche domaine; elle établira une différence saillante entre la joie d'un +peuple pasteur et celle d'une nation guerrière, entre la douleur d'une +reine et le chagrin d'une simple villageoise, entre une méditation +sérieuse et calme et les ardentes rêveries qui précèdent l'éclat des +passions. Empruntant ensuite aux différents peuples, et même aux +individualités<a name="page_276" id="page_276"></a> sociales, le style musical qui leur est propre, il est +bien évident, quoi qu'en aient dit certains critiques, dont je reconnais +d'ailleurs le mérite, qu'elle pourra distinguer le chant d'un montagnard +de celui d'un habitant des plaines, la sérénade d'un brigand des +Abbruzzes de celle d'un chasseur écossais ou tyrolien, la marche +nocturne de pèlerins aux habitudes mystiques, de celle d'une troupe de +marchands de bœufs revenant de la foire; elle pourra aller jusqu'à +représenter l'extrême brutalité, la trivialité, le grotesque, par +opposition avec la pureté angélique, la noblesse et la candeur. Mais si +elle veut sortir de ce cercle immense, la musique devra, de toute +nécessité, avoir recours à la parole chantée, récitée ou lue, pour +combler les lacunes qu'elle laisse dans une œuvre dont le plan +s'adresse en même temps à l'esprit et à l'imagination. Ainsi, +l'ouverture d'<i>Alceste</i> annoncera des scènes de désolation et de +tendresse, mais elle ne saurait dire ni l'objet de cette tendresse, ni +les causes de cette désolation; elle n'apprendra jamais au spectateur, +que l'époux d'Alceste est un roi de Thessalie, condamné par les dieux à +perdre la vie, si quelqu'autre au trépas ne se dévoue pour lui; c'est là +cependant <i>le sujet de la pièce</i>. Peut-être s'étonnera-t-on de trouver +l'auteur de cet écrit imbu de tels principes, grâce à certaines gens qui +ont feint de le croire, dans ses opinions sur<a name="page_277" id="page_277"></a> la puissance expressive +de la musique, aussi loin au-delà du vrai qu'ils le sont en deçà, et lui +ont, en conséquence, prêté généreusement leur part entière de ridicule. +Ceci soit dit, sans rancune, en passant.</p> + +<p>La troisième proposition que je me suis permis de souligner dans la +préface de Gluck, et dans laquelle il déclare n'attacher aucun prix à la +découverte d'une nouveauté, me paraît également d'une justification +difficile. On avait déjà barbouillé furieusement de papier réglé en +1749, et une découverte musicale quelconque, ne fût-elle +qu'indirectement liée à l'expression scénique, ne devait pas paraître à +dédaigner.</p> + +<p>Pour toutes les autres, je crois qu'on ne saurait les combattre avec +chance de succès, voire même la dernière qui annonce une indifférence +pour les règles, que bien des professeurs trouveraient blasphématoire et +impie. Heureusement, ces messieurs n'ont jamais lu la préface +d'<i>Alceste</i>; ils ne savent peut-être pas même qu'elle existe, sans quoi +la gloire de Gluck courrait un terrible danger.</p> + +<p><a name="page_278" id="page_278"></a></p> + +<p><a name="page_279" id="page_279"></a></p> + +<h3><a name="LES_DEUX_ALCESTE_DE_GLUCK" id="LES_DEUX_ALCESTE_DE_GLUCK"></a>LES DEUX ALCESTE DE GLUCK.</h3> + +<p><a name="page_280" id="page_280"></a></p> + +<p><a name="page_281" id="page_281"></a></p> + +<p><i>Alceste</i> fut d'abord écrite en langue italienne; je crois l'avoir déjà +dit. Plusieurs années après sa publication, elle fut traduite et +modifiée pour la scène française. Le bailli Du Rollet, le grand +arrangeur de l'époque, chargé de déranger l'ordonnance du drame de +Calsabigi, ne manqua pas d'accommoder la musique de Gluck suivant les +exigences de <i>sa poésie</i>. Bien que ce travail ait été fait sous les yeux +du compositeur, il en est résulté cependant, en certains endroits, de +notables dommages pour la partition; en d'autres, il a nécessité des +morceaux qui n'existaient pas dans l'opéra italien, et qui remplacent, +sans toujours les faire oublier, ceux dont le nouveau plan dramatique +amenait la suppression. L'idée<a name="page_282" id="page_282"></a> de la pièce de Calsabigi, aussi simple +que raisonnable, n'exigeait en aucune façon les bouleversements que +l'arrangeur français a cru devoir lui faire subir, et qui n'ont pu +parvenir cependant à en pallier le défaut capital, la +monotonie.—Admète, roi de Phères, en Thessalie, et époux d'Alceste, +étant sur le point de mourir, Apollon qui, pendant son exil du ciel +avait reçu de lui l'hospitalité, obtient des Parques qu'il vivra, si +quelqu'un se présente pour mourir à sa place. Alceste se dévoue et +meurt. Mais Apollon, ému à la fois de reconnaissance et de pitié, +arrache Alceste à la mort.</p> + +<p>Dans la tragédie d'<i>Euripide</i>, d'où l'opéra italien est tiré, c'est +Hercule qui, en passant à Phères, et témoin de la douleur du roi, lui +ramène des portes des enfers sa magnanime épouse. Le bailli Du Rollet a +cru faire un coup de maître en rétablissant l'idée première du poète +grec que Calsabigi avait repoussée comme inutile et n'étant plus dans +nos mœurs. Ce dénouement, en effet, a le défaut de nécessiter une +double intervention des Dieux, puisque, dans le premier acte, Apollon +déjà obtient des Parques que le roi puisse être sauvé par la mort +volontaire d'un autre. Il était donc naturel et conséquent d'attribuer à +la reconnaissance de ce Dieu le prodige qui rend Alceste à la vie. En +outre, Hercule chassant à grands coups de massue les ombres<a +name="page_283" id="page_283"></a> et les divinités infernales dont Alceste +est entourée, pouvait se tolérer sur les théâtres antiques, grâce à +l'éloignement des acteurs et aux croyances religieuses des spectateurs; +pour nous une pareille scène est parfaitement ridicule. Il est probable +que Gluck était de cet avis; jamais il ne voulut consentir à donner une +importance musicale à ce nouveau rôle qu'on lui imposait. Le fait est +constaté, mais ne le fût-il pas, la trivialité d'une partie de l'air +intercallé pour le vaillant Alcide au troisième acte suffirait pour le +prouver<a name="FNanchor_34_34" id="FNanchor_34_34"></a><a href="#Footnote_34_34" class="fnanchor">[34]</a>. Du Rollet, en même temps qu'il introduisait un nouveau +personnage, en supprimait trois autres, assez inutiles, à la vérité. Ce +sont les deux enfants d'Alceste (ils figurent bien encore aujourd'hui +dans l'opéra, mais ils n'y chantent pas), et sa confidente Ismène.</p> + +<p>La comparaison des deux partitions et l'examen des altérations que le +texte musical primitif a subies, en passant dans la langue française, +nous ont semblé pouvoir être le sujet d'études intéressantes pour les +artistes, comme pour les amateurs auxquels, malgré les progrès +incontestables de plusieurs branches de l'art, les œuvres du père de la +tragédie lyrique sont restées chères et vénérables.</p> + +<p>L'ouverture ne produirait probablement aucun<a name="page_284" id="page_284"></a> effet aujourd'hui. Elle +contient une foule d'accents pathétiques et touchants, mais, en général, +la couleur sombre y domine trop, et l'instrumentation ne peut que nous +paraître sourde et flasque, bien qu'elle soit plus chargée que les +autres compositions instrumentales de Gluck. Les trombones y figurent +dès le commencement; les trompettes, les clarinettes et les timbales +seules, en sont exclues. Il est bon de dire, à ce sujet, que par une +singularité dont nous ne connaissons aucun autre exemple, il n'y a pas +une note de timbales durant tout le cours de l'opéra. Dans la partition +française, l'auteur a ajouté des clarinettes <i>à l'unisson des hautbois</i>, +ne faisant ainsi que renforcer le son de cet instrument, de manière à +détruire toute proportion entre cette partie ainsi doublée et celle des +flûtes, et sans tirer aucun parti spécial, pour les chants, l'harmonie, +ou l'expression, de la plus pure de toutes les voix de l'orchestre. +Cette disposition défectueuse indique une négligence que nous aurons +plus d'une fois occasion de reprocher à l'auteur.</p> + +<p>La principale cause du peu d'éclat de l'orchestre de Gluck en général, +tient à l'emploi constant des instruments aigus dans le médium; défaut +rendu plus sensible par l'excessive rudesse des basses écrites +fréquemment dans le haut et dominant, par conséquent, outre mesure le +reste de<a name="page_285" id="page_285"></a> la masse harmonique. Je crois qu'on pourrait trouver aisément +la raison de ce système, qui ne fut pas, du reste, exclusivement le +partage de Gluck, dans la faiblesse des exécutants de ce temps-là; +faiblesse telle, que l'<i>ut</i> au dessus des portées faisait trembler les +violons, le sol aigu les flûtes et le <i>ré</i> les hautbois. D'un autre côté +les violoncelles paraissant (comme aujourd'hui encore en Italie) un +instrument de luxe dont on tâchait de se passer, les contre-basses +demeuraient chargées presque exclusivement de la partie grave; de sorte +que si le compositeur avait besoin de serrer son harmonie, il devait +nécessairement, vu l'impossibilité de faire assez entendre les +violoncelles, et l'extrême gravité du son des contre-basses, écrire +cette partie très haut afin de la rapprocher davantage des violons. +Depuis lors, on a senti en France et en Allemagne l'absurdité de cet +usage, les violoncelles ont été introduits dans l'orchestre, en nombre +supérieur à celui des contre-basses; d'où il suit que les basses de +Gluck se trouvent aujourd'hui placées dans des circonstances +essentiellement différentes de celles qui existaient de son temps et +qu'il ne faut pas lui reprocher l'exubérance qu'elles ont acquises +malgré lui aux dépens du reste de l'orchestre.</p> + +<p>A cette époque, la clarinette était peu cultivée en Italie; ce bel +instrument, si fécond en ressources, paraît nous être venu, avec +beaucoup<a name="page_286" id="page_286"></a> d'autres, de l'Allemagne. Les trompettes devaient également +être fort mauvaises si l'on en juge par celles qu'on entend encore +aujourd'hui dans les premiers théâtres italiens. La plupart des +exécutants ne sauraient même faire sortir tous les sons qui composent +leur échelle déjà si bornée; ils soutiennent, par exemple, que le <i>si +bémol</i> du milieu n'existe pas; en conséquence, quand on a le malheur +d'écrire pour eux, il est inutile d'employer cette note, ces messieurs +ne chercheront pas même à l'exécuter, et se moqueront de vous si vous +leur dites qu'il n'y a pas de trompette en France, en Allemagne ou en +Angleterre, qui ne donne le <i>si bémol</i> avec la plus grande facilité. Il +est donc extrêmement probable que si Gluck avait eu à sa disposition les +magnifiques orchestres qu'on possède actuellement en cinq ou six +endroits de l'Europe, tels que le Conservatoire et le grand Opéra de +Paris, la société Philharmonique de Londres, l'Opéra de Vienne, de +Berlin, de Dresde et de Munich, son instrumentation serait fort +différente. Aussi ne la jugerons-nous jamais sans tenir compte de l'état +d'enfance où languissait alors cette partie de l'art.</p> + +<p>L'ouverture d'<i>Alceste</i>, ainsi que celles d'<i>Iphigénie</i> et de <i>Don +Giovianni</i>, ne finit pas complètement avant le lever de toile; elle se +lie au premier morceau de l'Opéra par un enchaînement harmonique au +moyen duquel la cadence se trouve<a name="page_287" id="page_287"></a> suspendue indéfiniment. Je ne vois +pas trop, malgré l'emploi qu'en ont fait Gluck et Mozart, quel peut être +l'avantage de cette forme inachevée pour les ouvertures. L'auditeur, +désappointé de se voir privé de la conclusion du drame instrumental, en +éprouve un moment de malaise aussi fatal à ce qui précède qu'à ce qui +suit; l'opéra n'y gagne rien et l'ouverture y perd beaucoup. Aussi, +cette coupe systématique ne s'est-elle plus reproduite nulle part, si ce +n'est dans quelques fragments qu'on ne saurait considérer comme de +véritables ouvertures et dont la sublime introduction de +<i>Robert-le-Diable</i> sera éternellement le modèle.</p> + +<p>Au lever de la toile, le chœur entrant sur l'accord de septième +diminuée, <i>sol dièze</i>, <i>si</i>, <i>ré</i>, <i>fa</i>, qui rompt la cadence harmonique +de l'orchestre, s'écrie: «Dieux, rendez-nous notre roi, notre père!» +Cette exclamation nous fournit dès la première mesure le sujet d'une +observation applicable au tissu vocal de tous les autres chœurs de +Gluck.</p> + +<p>On sait que la classification naturelle de la voix humaine est celle-ci: +<i>soprano</i> et <i>contralto</i> pour les femmes; <i>ténor</i> et <i>basse</i> pour les +hommes; les voix féminines se trouvant à l'octave supérieure des voix +masculines, et dans le même rapport, le <i>contralto</i> dont le timbre est +d'une quinte plus bas que le <i>soprano</i>, est donc à celui-ci +exactement<a name="page_288" id="page_288"></a> comme la <i>basse</i> est au <i>ténor</i>. Les anciens compositeurs +français, soit à cause de la rareté des <i>contralti</i>, soit pour tout +autre motif, ayant au contraire divisé les voix d'hommes en trois +classes, et réduit les voix de femmes aux <i>soprani</i> seulement, +remplaçaient le <i>contralto</i> par cette voix criarde, forcée et toute +française qu'ils appelaient haute-contre, et qui n'est à tout prendre +qu'un premier <i>ténor</i>. Gluck, en arrivant à Paris, se vit forcé +d'abandonner l'excellente disposition chorale adoptée en Italie et en +Allemagne, pour se conformer à l'usage déraisonnable et ridicule de +l'opéra français. Il eut soin de n'employer la haute-contre que comme +une voix bâtarde, n'ayant au plus qu'une octave d'étendue, incapable de +monter comme le <i>contralto</i> ou de descendre comme le <i>ténor</i>, et +destinée à compléter l'harmonie en se tenant constamment dans les six +notes hautes <i>ré</i>, <i>mi</i>, <i>fa</i>, <i>sol</i>, <i>la</i>, <i>si</i>. Mais pour son Alceste +italienne, écrite dans un tout autre système, il fallut mutiler en maint +endroit les parties de <i>contralto</i>, et les renverser souvent à l'octave +inférieure pour pouvoir conserver les chœurs et les faire exécuter en +France. Toutefois, ces renversements au grave ne pouvant manquer +d'occasionner plus ou moins de désordre dans l'harmonie, on conçoit +qu'il ne les ait employés que lorsque la trop grande élévation de la +partie de <i>contralto</i> l'y forçait absolument. Il a<a name="page_289" id="page_289"></a> dû laisser, au +contraire, tous les <i>la</i>, <i>si bémols</i> et <i>si naturels</i>, qui ne pouvaient +manquer d'abonder comme notes mitoyennes du contralto et constituaient +alors une partie de haute-contre presque toujours écrite dans les trois +sons les plus élevés de son échelle.</p> + +<p>Le premier récitatif du héraut: <i>Popoli che dolenti</i> (Peuple, +écoutez)<a name="FNanchor_35_35" id="FNanchor_35_35"></a><a href="#Footnote_35_35" class="fnanchor">[35]</a>, ne me semble pas d'une bien grande originalité; le mode +d'accompagnement en accords soutenus à quatre parties par tous les +instruments à cordes, dont nous avons signalé les inconvénients dans un +précédent article, est mis en usage ici, d'autant plus mal à propos que +les desseins d'orchestre de l'ouverture sont peu saillants, et que les +deux chœurs suivants sont également accompagnés en harmonie plaquée +note contre note, ce qui, en raison de la lenteur de mouvement de ces +deux morceaux, leur donne une fâcheuse ressemblance avec le récitatif, +et répand sur toute la première scène une grande monotonie.</p> + +<p>Le premier chœur <i>Ah! di questo afflitto regno!</i> (O dieux! +qu'allons-nous devenir?) a gagné à sa seconde édition; l'<i>andante</i> est +beaucoup trop développé en italien, et doit paraître d'autant plus +traînant qu'il se répète plusieurs fois; au<a name="page_290" id="page_290"></a> contraire, l'<i>allegro</i> qui +le termine, est incomparablement mieux écrit pour les voix dans +l'original que dans la traduction. Au lieu de l'entrée nasillarde des +hautes-contre sur le vers: «Non, jamais le courroux céleste,» ce sont +les <i>soprani</i> qui attaquent le thême (à l'octave supérieure par +conséquent) avec les mots: <i>Ah! per noi del ciel lo sdegno</i>. Cette +<i>coda</i> agitée est d'un bel effet, mais assez difficile, à cause de la +rapidité du débit des paroles, et d'une foule de <i>grupetti</i>, dont les +notes vocalisées de deux en deux, d'après une habitude favorite de +Gluck, présenteraient l'ensemble le plus disgracieux, si une exécution +nette et agile n'en faisait disparaître la défectuosité. Le chœur +dialogué de droite à gauche: <i>Misera Admeto!</i> (O malheureux Admète!) a +l'inconvénient d'être absolument de la même couleur, du même style +rhythmique, et aussi dépourvu de dessins intéressants, que l'<i>andante</i> +qui forme la première partie du précédent. A la réunion des deux masses +vocales sur les paroles: <i>Di duol, di lagrime et di pietà</i>, les trois +voix inférieures étaient doublées par des trombones qui ont été +supprimés dans l'opéra français.</p> + +<p>Mais nous voici à l'entrée d'Alceste. Son récitatif <i>Popoli di +Tessaglia</i> est un des exemples clair-semés que présentent les partitions +italiennes de Gluck, du dialogue accompagné d'une simple basse, à +laquelle probablement se joignaient<a name="page_291" id="page_291"></a> les accords du <i>cembalo</i> +(clavecin); système dont on ne trouve pas de trace dans ses opéras +français. Ce récitatif me semble peu remarquable. Le monologue français +qui le remplace, <i>Sujets du roi le plus aimé</i>, est au contraire d'une +profonde expression, l'ame tout entière de la jeune reine s'y dévoile en +quelques mesures. L'air sublime <i>Io non chiedo eterni dei</i>, (Grands +dieux! du destin qui m'accable), présente pour la diction des paroles, +l'enchaînement des phrases mélodiques et l'art de ménager la force des +accents jusqu'à l'explosion finale, des difficultés énormes, dont les +jeunes cantatrices ne se doutent pas, mais qu'elles devront méditer et +travailler avec soin si jamais elles abordent ce rôle si éloigné de +leurs habitudes musicales. La troisième scène s'ouvre dans le temple +d'Apollon. Entrent le grand-prêtre, les sacrificateurs avec les +encensoirs et les instruments du sacrifice, ensuite Alceste conduisant +ses enfants, les courtisans, le peuple. Ici Gluck a fait de la couleur +locale s'il en fut jamais, c'est la Grèce antique qu'il nous révèle dans +toute sa majestueuse et belle simplicité. Ecoutez ce morceau +instrumental (<i>Aria di pantomimo</i>) sur lequel entre le cortége; entendez +(si les parleurs impitoyables de l'Opéra vous le permettent) cette +mélodie douce, voilée, calme, résignée, cette pure harmonie, ce rhythme +à peine sensible des basses,<a name="page_292" id="page_292"></a> dont les mouvements onduleux se dérobent +sous l'orchestre, comme les pieds des prêtresses sous leurs blanches +tuniques; prêtez l'oreille à la voix insolite de ces flûtes dans le +grave<a name="FNanchor_36_36" id="FNanchor_36_36"></a><a href="#Footnote_36_36" class="fnanchor">[36]</a>, à ces enlacements des deux parties de violons dialoguant le +chant, et dites s'il y a en musique quelque chose de plus beau, dans le +sens antique du mot, que cette marche religieuse. La cérémonie commence +par une prière dont le grand-prêtre seul a prononcé d'un ton solennel +les premiers mots: <i>Dilegua il nero turbine</i> (Dieu puissant écarte du +trône), entrecoupés de trois larges accords d'ut pris à demi voix, puis +enflé jusqu'au <i>fortissimo</i>, par les instruments de cuivre. Rien de plus +imposant que ce dialogue entre la voix du pontife et cette harmonie +pompeuse des <i>trompettes sacrées</i>. Le chœur, après un court silence, +reprend les mêmes paroles dans un morceau assez animé à six-huit dont la +forme et la mélodie frappent d'étonnement par leur étrangeté. On +s'attend, en effet, à ce qu'une prière soit d'un mouvement lent et dans +une mesure tout autre que la mesure à six-huit. Pourquoi celle-ci, sans +perdre de sa gravité, joint-elle à une espèce d'agitation tragique un +rhythme fortement<a name="page_293" id="page_293"></a> marqué et une instrumentation éclatante? Je penche +fort à croire que, les cérémonies religieuses de l'antiquité étant +toujours accompagnées de certaines saltations ou danses symboliques, +Gluck, préoccupé de cette idée, a voulu donner à sa musique un caractère +en rapport avec cet usage. L'harmonieux ensemble qui résulte, à la +représentation, des voix du chœur chantant et des mouvements du chœur +agissant processionnellement autour de l'autel, prouve que, malgré +l'ignorance probable où sont les plus habiles chorégraphes sur le +véritable rituel des anciens sacrifices, son instinct poétique n'a pas +abusé le compositeur en le guidant dans cette voie.</p> + +<p>Le récitatif obligé du grand-prêtre: <i>I tuoi prieghi ô regina</i> (Apollon +est sensible à nos gémissements), me semble la plus magnifique +application de cette partie du système de l'auteur, qui consiste à +n'employer les masses instrumentales qu'en proportion du <i>degré +d'intérêt ou de passion</i>. Ici les instruments à cordes débutent seuls, +par un unisson dont le dessin se reproduit jusqu'à la fin de la scène +avec une énergie croissante. Au moment où l'exaltation prophétique du +prêtre commence à se manifester (<i>Tout m'annonce du Dieu la présence +suprême</i>,) les seconds violons et altos entament un <i>tremulando</i> arpégé, +sur lequel tombe, de temps en temps, un coup violent des basses et +premiers violons.<a name="page_294" id="page_294"></a></p> + +<p>Les flûtes, les hautbois et les clarinettes n'entrent que successivement +dans les intervalles des interjections du pontife inspiré; les cors et +les trombones se taisent toujours; mais à ces mots: «Le saint trépied +s'agite, tout se remplit d'un juste effroi,» la masse de cuivre vomit sa +bordée si longtemps contenue, les flûtes et les hautbois font entendre +leurs cris féminins, le frémissement des violons redouble, la marche +terrible des basses ébranle tout l'orchestre. <i>Ribomba il Tempio</i> (il va +parler....), puis un silence subit:</p> + +<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary=""> +<tr><td align="left">Saisi de crainte... et de respect,...</td></tr> +<tr><td align="left">Peuple, observe un profond silence.</td></tr> +<tr><td align="left">Reine, dépose à son aspect</td></tr> +<tr><td align="left">Le vain orgueil de la puissance,</td></tr> +<tr><td align="left">Tremble!</td></tr> +</table> + +<p>Ce dernier mot, prononcé dans le français sur une seule note soutenue, +pendant que le prêtre promenant sur Alceste un regard égaré, lui indique +du doigt le degré inférieur de l'autel où elle doit incliner son front +royal, couronne d'une manière sublime cette scène extraordinaire. C'est +prodigieux, c'est de la musique de géant, dont jamais avant Gluck on +n'avait soupçonné l'existence!</p> + +<p>Nous voici parvenus à le scène de l'oracle qui succède au récitatif du +grand-prêtre, après un silence général: <i>Il re morra, s'altri per lui +non<a name="page_295" id="page_295"></a> more</i> (Le roi doit mourir aujourd'hui, si quelque autre au trépas +ne se livre pour lui). Cette phrase, dite presque en entier sur une +seule note, et les sombres accords de trombones qui l'accompagnent ont +été imités ou plutôt copiés par Mozart, dans <i>Don Giovanni</i>, pour les +quelques mots que prononce la statue du commandeur dans le cimetière. Le +chœur qui suit est d'un beau caractère, c'est bien la stupeur et la +consternation d'un peuple dont l'amour pour son roi ne va pas jusqu'à se +dévouer pour lui. L'auteur a supprimé dans l'opéra français un second +chœur de basses placé derrière la scène, murmurant à demi-voix: +<i>Fuggiamo! fuggiamo!</i> pendant que le premier chœur, tout entier à son +étonnement, répète sans songer à fuir: <i>Che annunzio funesto!</i> (quel +oracle funeste!) A la place de ce deuxième chœur, il a fait parler le +grand-prêtre d'une manière tout-à-fait naturelle et dramatique. Nous +indiquerons à ce sujet une tradition importante dont l'oubli +affaiblirait énormément l'effet de la péroraison de cette imposante +scène. Voici en quoi elle consiste. A la fin du <i>largo</i> à trois temps +qui précède la <i>coda</i> agitée: <i>Fuggiamo di questo soggiorno</i> (Fuyons, +nul espoir ne nous reste), la partie du grand-prêtre indique dans la +partition ces mots: (Votre roi va mourir), sur les six notes <i>ut ut ré +ré ré fa</i>, dans le <i>medium</i> et commencées sur l'avant-dernier accord du +chœur. A l'exécution,<a name="page_296" id="page_296"></a> au contraire, le grand-prêtre attend que le +chœur ne se fasse plus entendre, et au milieu de ce silence de mort, il +lance <i>à l'octave supérieure</i> son: «Votre roi va mourir», comme le cri +d'alarme qui donne à cette foule épouvantée le signal de la fuite. Tous +alors de se disperser en tumulte, abandonnant Alceste évanouie au pied +de l'autel. Rousseau a reproché à cet <i>allegro agitato</i>, d'exprimer +aussi bien le désordre de la joie que celui de la terreur; on peut +répondre à cette critique que Gluck se trouvait là, placé sur la limite +ou sur le point de contact des deux passions, et qu'il lui était en +conséquence à peu près impossible de ne pas encourir un pareil reproche. +Et la preuve, c'est que dans les vociférations d'une multitude qui se +précipite d'un lieu à un autre, l'auditeur placé à distance ne saurait, +sans en être prévenu, découvrir si le sentiment qui l'agite est celui de +la frayeur ou d'une folle gaîté. Pour rendre plus complètement ma +pensée, je dirai: Un compositeur peut bien écrire un chœur dont +l'intention joyeuse ne saurait en aucun cas être méconnue, mais +l'inverse n'a pas lieu, et les agitations d'un grand nombre d'hommes, +traduites musicalement, quand elles n'ont pas pour objet la haine ou la +vengeance, se rapprocheront toujours beaucoup, au moins pour le +mouvement et le rhythme, du mouvement et des formes rhythmiques de la +joie tumultueuse. On<a name="page_297" id="page_297"></a> pourrait trouver à ce chœur un défaut plus réel, +celui de manquer de développements. Il est trop court, et son laconisme +nuit, non-seulement à l'effet musical, mais à l'action scénique, puisque +sur les dix-huit mesures qui le composent, il est fort difficile aux +choristes de trouver le temps de quitter le théâtre sans sacrifier +entièrement la dernière moitié du morceau.</p> + +<p>La reine, demeurée seule dans le temple, exprime son anxiété par un de +ces récitatifs comme Gluck seul en a jamais su faire; ce monologue est +déjà beau en italien, en français il est sublime. Je ne crois pas qu'on +puisse rien trouver de comparable pour la vérité et la forme de +l'expression, à la musique (car un tel récitatif en est une aussi +admirable que les plus beaux airs) des paroles suivantes:</p> + +<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary=""> +<tr><td align="left"> Il n'est plus pour moi d'espérance!</td></tr> +<tr><td align="left">Tout fuit.... tout m'abandonne à mon funeste sort;</td></tr> +<tr><td align="left"> De l'amitié, de la reconnaissance</td></tr> +<tr><td align="left">J'espèrerais en vain un si pénible effort.</td></tr> +<tr><td align="left"> Ah! l'amour seul en est capable!</td></tr> +<tr><td align="left">Cher époux, tu vivras, tu me devras le jour;</td></tr> +<tr><td align="left">Ce jour dont te privait la Parque impitoyable</td></tr> +<tr><td align="left"> Te sera rendu par l'amour.</td></tr> +</table> + +<p>Au quatrième vers, l'orchestre commence un crescendo, image musicale de +la grande idée de dévouement qui vient de poindre dans l'ame d'Alceste, +l'exalte, l'embrase, et aboutit à cet<a name="page_298" id="page_298"></a> éclat d'orgueil et +d'enthousiasme: «Ah! l'amour seul en est capable»; après quoi le débit +devient précipité, la phrase court avec tant d'ardeur que l'orchestre, +renonçant à la suivre, s'arrête haletant, et ne reparaît qu'à la fin +pour s'épanouir en accords pleins de tendresse sous le dernier vers. +Tout cela appartient en propre à l'opéra français, aussi bien que l'air +célèbre, <i>Non, ce n'est point un sacrifice</i>. Dans ce morceau qui est à +la fois un air et un récitatif, la connaissance la plus complète des +traditions et du style de l'auteur peut seule guider le chef d'orchestre +et la cantatrice; les changements de mouvements y sont fréquents, et +quelques-uns ne sont pas marqués dans la partition. Ainsi, après le +dernier point d'orgue, Alceste en disant: «Mes chers fils, je ne vous +verrai plus», doit ralentir la mesure de plus du double, de manière à +donner aux <i>noires</i> une valeur égale à celle des <i>blanches pointées</i> du +mouvement précédent. Un autre passage, le plus saisissant sans +contredit, deviendrait tout-à-fait un non sens, si le mouvement n'était +ménagé avec une extrême délicatesse. C'est à la seconde apparition du +motif: <i>Non, ce n'est point un sacrifice! Eh! pourrai-je vivre sans toi, +sans toi, cher Admète?</i></p> + +<p>Cette fois, au moment d'achever sa phrase, Alceste, frappée d'une idée +désolante, s'arrête tout-à-coup à «sans toi...» Un souvenir est<a +name="page_299" id="page_299"></a> venu étreindre son cœur de mère et +briser l'élan héroïque qui l'entraînait à la mort.... Deux hautbois +élèvent leurs voix gémissantes dans le court intervalle de silence que +laisse l'interruption soudaine du chant et de l'orchestre; aussitôt +Alceste: <i>O mes enfants! ô regrets superflus!</i> elle pense à ses fils, +elle croit les entendre; égarée et tremblante elle les cherche autour +d'elle, répondant aux plaintes entrecoupées de l'orchestre, par une +plainte folle, convulsive, qui tient autant du délire que de la douleur, +et rend incomparablement plus frappant l'effort de la malheureuse pour +résister à ces voix chéries, et répéter une dernière fois, avec l'accent +d'une résolution inébranlable: «Non, ce n'est point un sacrifice.» En +vérité, quand la musique est parvenue à ce degré d'élévation poétique, +il faut plaindre les exécutants chargés de rendre la pensée du +compositeur; le talent ne suffit plus pour cette tâche écrasante; il +faut à toute force du génie.</p> + +<p>Beaucoup de <i>prime donne</i> italiennes, françaises ou allemandes, se sont +fait, à juste titre, une réputation de virtuoses habiles en chantant les +plus célèbres compositions de l'art moderne, et ne pourraient, sans se +couvrir de ridicule, toucher au répertoire du vieux Gluck, comme à +certaines parties de celui de Mozart. On compte plusieurs Ninettes, +Rosines et Sémiramis supportables; de combien de Donne<a +name="page_300" id="page_300"></a> Anne et d'Alcestes pourrait-on en dire +autant.</p> + +<p>Le récitatif <i>Arbitres du sort des humains</i>, dans lequel Alceste, +agenouillée au pied de la statue d'Apollon, prononce son terrible vœu, +manque également dans la partition italienne; il offre cela de +particulier dans son instrumentation, que la voix est presque +constamment suivie à l'unisson et à l'octave par six instruments à vent, +deux hautbois, deux clarinettes et deux cors, sur le <i>tremolo</i> de tous +les instruments à cordes. Ce mode d'orchestration est fort rare, je ne +crois pas qu'on l'ait tenté avant Gluck; il est ici d'un effet solennel +qui convient merveilleusement à la situation. Remarquons en même temps +le singulier enchaînement de modulations suivi par l'auteur pour lier +ensemble les deux grands airs que chante Alceste à la fin de cet acte. +Le premier est en <i>ré majeur</i> le récitatif qui lui succède et dont je +viens de parler commençant aussi en <i>ré</i>, finit en <i>ut dièze</i> mineur; le +solo du grand-prêtre rentrant pour dire que le vœu d'Alceste est +accepté, commence en <i>ut dièze mineur</i> et finit en <i>mi bémol</i>, et le +dernier air de la reine est en <i>si bémol</i>. Mais n'anticipons pas: le +morceau du grand-prêtre, <i>Déjà la mort s'apprête</i>, n'est autre que l'air +d'Ismène au second acte de la partition italienne, <i>Parto ma senti</i>, +avantageusement modifié. En français, l'andante est plus court, +l'allegro plus long, et une partie de basson assez<a name="page_301" id="page_301"></a> intéressante, est +ajoutée à l'orchestre. Du reste, le fond de la pensée première est +presque partout conservé. Je dois encore ici indiquer une nuance très +importante dont l'indication manque à l'édition française. Dans le +dessin continu de seconds violons qui accompagne tout l'allegro, la +première moitié de chaque mesure est marquée <i>forte</i> dans l'original, et +la seconde <i>piano</i>. Malgré l'oubli du graveur français, il est évident +que cette double nuance est d'un effet trop saillant pour qu'on puisse +la négliger, et exécuter <i>mezzo forte</i> d'un bout à l'autre le passage en +question, ainsi que je l'ai vu faire à l'Opéra, lors de la dernière +reprise d'<i>Alceste</i>.</p> + +<p>J'arrive à l'air: <i>Ombre! larve! Compagne di morte</i> (Divinités du Styx!) +Alceste est seule de nouveau; le grand-prêtre l'a quittée en lui +annonçant que les ministres du dieu des morts l'attendront au coucher du +soleil. C'en est fait; quelques heures à peine lui restent. Mais la +faible femme, la tremblante mère, ont disparu pour faire place à un être +qui, jeté hors de sa nature par le fanatisme de l'amour, est désormais +inaccessible à la crainte et va frapper sans pâlir aux portes de +l'enfer.</p> + +<p>Dans ce paroxisme d'enthousiasme héroïque, Alceste interpelle les dieux +du Styx pour les braver; une voix rauque et terrible lui répond; le cri +de joie des cohortes infernales, l'affreuse<a name="page_302" id="page_302"></a> fanfare de la trombe +tartaréenne retentit pour la première fois aux oreilles de la jeune et +belle reine qui va mourir. Son courage n'en est point ébranlé; elle +apostrophe au contraire avec un redoublement d'énergie ces dieux avides, +dont elle méprise les menaces et dédaigne la pitié; elle a bien un +instant d'attendrissement, mais son audace renaît, ses paroles se +précipitent: <i>Forza ignota che in petto mi sento</i> (Je sens une force +nouvelle). Sa voix s'élève graduellement, les inflexions en deviennent +de plus en plus passionnées: <i>Mon cœur est animé du plus noble +transport!</i> et après un court silence, reprenant sa frémissante +évocation, sourde aux aboiements de Cerbère, comme à l'appel menaçant +des ombres, elle répète encore: <i>je n'invoquerai point votre pitié +cruelle</i>, avec de tels accents, que les bruits étranges de l'abîme +disparaissent vaincus par le dernier cri de cet enthousiasme mêlé +d'angoisse et d'horreur.</p> + +<p>Je crois que ce prodigieux morceau est la manifestation la plus complète +des facultés de Gluck, facultés qui ne se représenteront peut-être +jamais réunies au même degré chez le même individu; inspiration +entraînante, haute raison, grandeur de style, abondance de pensées, +connaissance profonde de l'art de dramatiser l'orchestre, expression +toujours juste, naturelle et pittoresque, désordre apparent qui n'est +qu'un<a name="page_303" id="page_303"></a> ordre plus savant, simplicité d'harmonie et de dessins, mélodies +touchantes et, par-dessus tout, force immense qui épouvante +l'imagination capable de l'apprécier.</p> + +<p>Conçoit-on qu'un pareil homme se soit vu forcé de subir les ridicules +exigences du prétendu poète avec lequel il s'était malheureusement +associé? Dans l'original italien, le mot <i>ombre</i>, par lequel l'air +commence, étant placé sur deux larges notes, donne à la voix le temps de +se développer et rend la réponse des dieux infernaux, représentés par +les instruments de cuivre, beaucoup plus saillante, le chant cessant au +moment où s'élève le cri instrumental. Il en est de même du second mot +<i>larve</i>, qui, placé une tierce plus haut que le premier, appelle cet +effroyable rugissement d'orchestre, auquel je ne connais rien d'analogue +en musique dramatique. Dans la traduction française, à la place de +chacun de ces deux mots, qui étaient tout traduits en y ajoutant un <i>s</i>, +nous avons, <i>Divinités du Styx</i>, par conséquent, au lieu d'un membre de +phrase excellent pour la voix, d'un sens complet enfermé dans une +mesure, le changement produit cinq répercussions insipides de la même +note, pour les cinq syllabes <i>Di-vi-ni-tés du</i>, le mot <i>Styx</i> étant +placé à la mesure suivante, en même temps que l'entrée des instruments à +vent qui l'écrase et empêche de l'entendre. Par là,<a name="page_304" id="page_304"></a> le sens demeurant +incomplet dans la mesure où le chant est à découvert, l'orchestre a +l'air de partir trop tôt et de répondre à une interpellation inachevée. +De plus, la phrase italienne, <i>Compagne di morte</i>, sur laquelle la voix +se déploie si bien, étant supprimée en français, laisse dans la partie +vocale une lacune que rien ne saurait justifier. La belle pensée du +compositeur serait reproduite sans altération, si, au lieu des mots que +je viens de désigner, on adaptait ceux-ci:</p> + +<p class="c">Ombres! larves! pâles compagnes de la mort!</p> + +<p>Sans doute le rimailleur n'était pas content de la structure de ce vers, +et plutôt que de manquer aux règles de l'hémistiche il a profané, gâté, +mutilé, défiguré la plus étonnante inspiration de l'art tragique. +C'était quelque chose de si important, en effet, que les vers de M. Du +Rollet!!—Le premier acte finit là, qui oserait aujourd'hui remplir une +dernière scène avec un seul personnage, et faire baisser la toile sur un +air? Celui-là seul, probablement, qui serait capable d'en écrire un +pareil, et certes il n'aurait pas à se repentir de sa témérité. Le +public est plus las qu'on ne pense du retour constant et par conséquent +toujours prévu, des mêmes effets produits aux mêmes endroits, par les +mêmes moyens;<a name="page_305" id="page_305"></a> un changement ne lui déplairait pas, et peut-être bien +qu'il ne serait pas fort difficile de le faire divorcer avec la grosse +caisse, même dans un final.</p> + +<p>Les actes suivants de la partition d'Alceste passent pour inférieurs au +premier; ils sont d'un effet moins saisissant à la vérité, à cause de la +marche de l'action qui ne suit pas une progression croissante, et force +le compositeur d'avoir trop constamment recours aux accents de deuil et +d'effroi, ceux de tous dont se fatigue le plus aisément un auditoire +français. Mais en réalité, nous ne croyons pas que le musicien ait fait +preuve de moins de génie dans les deux derniers actes. S'il était +possible, sans tomber dans des redites fastidieuses pour le lecteur, de +faire une analyse détaillée de toutes les beautés que Gluck a répandues +à pleines mains sur le reste de son chef-d'œuvre, nous ne serions pas +embarrassé de le prouver. Bornons-nous à indiquer les deux airs: +<i>Alceste, au nom des Dieux</i> et <i>Caron t'appelle</i>, comme deux modèles, +l'un de sensibilité et l'autre d'imagination. Le premier n'a subi aucune +altération en passant sur la scène française; il n'en est pas de même du +second, dont l'instrumentation a beaucoup gagné à cette épreuve. Gluck a +donné aux cors seuls à l'unisson l'appel lointain de la <i>conque</i> de +Caron, qu'il avait, dans la pièce italienne, représentée avec<a +name="page_306" id="page_306"></a> infiniment moins de bonheur par des +trombones et des bassons. Le son du cor <i>piano</i>, mystérieux et sourd, +convient parfaitement à ce genre d'effet. Gluck le rendit en même temps +caverneux et étrange, en faisant aboucher l'un contre l'autre, les +pavillons des cors, de manière à ce que les sons dussent se heurter au +passage, et les deux instruments se servir de sourdine mutuellement. +L'opposition qu'on trouve toujours chez les exécutants dès qu'il s'agit +de déranger quelque chose à leurs habitudes, a fait abandonner depuis +longtemps ce moyen employé du vivant de l'auteur; et comme la partition +ne porte aucune indication à ce sujet, il est probable que ce sera dans +peu une tradition perdue.</p> + +<p>Parmi les fragments des derniers actes de l'<i>Alceste</i> italienne qui ont +été supprimés dans la traduction, citons le grand récitatif mesuré: +<i>Ovve fuggo?.... ovve m'ascondo?.....</i> Bizarre, pathétique et effrayant +au plus haut degré; et l'air fort développé, mais très insignifiant +d'Evandre, dont les premières paroles m'échappent. L'Alceste française +compte plusieurs morceaux fort beaux, que Gluck a écrits à Paris +spécialement pour elle; tels que l'air sublime: <i>Ah! divinités +implacables!</i> le chœur: <i>Vivez, régnez</i>; et le monologue d'Alceste +pendant le ballet: <i>Ces chants me déchirent le cœur</i>.</p> + +<p>Pour le délicieux chœur de danse: <i>Parez vos<a name="page_307" id="page_307"></a> fronts de fleurs +nouvelles</i>, Gluck l'avait emprunté à sa partition d'<i>Helena e Paride</i>, +aujourd'hui tout-à-fait inconnue.</p> + +<p><a name="page_308" id="page_308"></a></p> + +<p><a name="page_309" id="page_309"></a></p> + +<h3><a name="LE_SUICIDE_PAR_ENTHOUSIASME" id="LE_SUICIDE_PAR_ENTHOUSIASME"></a>LE SUICIDE PAR ENTHOUSIASME.</h3> + +<p><a name="page_310" id="page_310"></a></p> + +<p><a name="page_311" id="page_311"></a></p> + +<p>L'enthousiasme est une passion comme l'amour. Le <i>fait</i> que nous allons +rapporter en fournit une preuve nouvelle. En 1808, un jeune musicien +remplissait depuis trois ans, avec un dégoût évident, l'emploi de +premier violon dans un théâtre du midi de la France. L'ennui qu'il +apportait chaque soir à l'orchestre, où il s'agissait presque toujours +d'accompagner <i>le Tonnelier</i>, <i>le Roi et le Fermier</i>, <i>les Prétendus</i> ou +quelque autre partition de la même école, l'avait fait passer dans +l'esprit de la plupart de ses camarades pour un insolent fanfaron de +goût et de science, qu'il s'imaginait, disaient-ils, avoir seul en +partage, ne faisant<a name="page_312" id="page_312"></a> aucun cas de l'opinion du public dont les +applaudissements lui faisaient hausser les épaules, ni de celles des +artistes qu'il avait l'air de regarder comme des enfants. Ses rires +dédaigneux et ses mouvements d'impatience, chaque fois qu'un pont-neuf +se présentait sous son archet, lui avaient fréquemment attiré de sévères +réprimandes de la part de son chef d'orchestre, auquel il eût depuis +longtemps envoyé sa démission, si la misère, qui semble presque toujours +choisir pour ses victimes des êtres de cette nature, ne l'avait +irrévocablement cloué devant son pupitre huileux et enfumé.</p> + +<p>Adolphe D*** était, comme on voit, un de ces artistes prédestinés à la +souffrance qui, portant en eux-mêmes un idéal du beau, le poursuivent +sans relâche, haïssant avec fureur tout ce qui n'y ressemble pas. Gluck, +dont il avait copié les partitions pour mieux les connaître, et qu'il +savait par cœur, était son idole. Il le lisait, jouait et chantait à +toute heure. Un malheureux amateur auquel il donnait des leçons de +solfége, eut l'imprudence de lui dire un jour que ces opéras de Gluck +n'étaient que des cris et du plain-chant; D***, rougissant +d'indignation, ouvre précipitamment le tiroir de son bureau, en tire une +dizaine de cachets de leçons, dont l'amateur lui devait le prix, et les +lui jetant à la tête: «Sortez de chez moi, dit-il,<a name="page_313" id="page_313"></a> je ne veux ni de +vous, ni de votre argent, et si vous osez repasser le seuil de ma porte, +je vous jette par la fenêtre.»</p> + +<p>On conçoit qu'avec une pareille tolérance pour le goût des élèves, D*** +ne dût pas faire fortune en donnant des leçons. <i>Spontini</i> était alors +dans toute sa gloire. L'éclatant succès de la <i>Vestale</i>, annoncé par les +mille voix de la presse, rendait les dilettanti de chaque province +jaloux de connaître cette partition tant vantée par les Parisiens, et +les malheureux directeurs de théâtre s'évertuaient à tourner, sinon à +vaincre, les difficultés d'exécution et de mise en scène du nouvel +ouvrage.</p> + +<p>Le directeur de D***, ne voulant pas rester en arrière du mouvement +musical, annonça bientôt à son tour que la <i>Vestale</i> était à l'étude. +D***, exclusif comme tous les esprits ardents auxquels une éducation +solide n'a pas appris à motiver leurs jugements, montra d'abord une +prévention défavorable à l'opéra de Spontini dont il ne connaissait pas +une note. «On prétend que c'est un style nouveau, plus mélodique que +celui de Gluck: tant pis pour l'auteur, la mélodie de Gluck me suffit; +le mieux est ennemi du bien. Je parie que c'est détestable.»</p> + +<p>Ce fut en pareilles dispositions qu'il arriva à l'orchestre le jour de +la première répétition générale. Comme chef de pupitre, il n'avait pas +été<a name="page_314" id="page_314"></a> tenu d'assister aux répétitions partielles qui avaient précédé +celle-là, et les autres musiciens, qui, tout en admirant <i>Lemoine</i>, +trouvaient néanmoins <i>Spontini</i> fort beau, se dirent à son arrivée: +«Voyons ce que va décider le grand Adolphe.» Celui-ci répéta sans +laisser échapper un mot, un signe d'admiration ou de blâme. Un étrange +bouleversement s'opérait en lui. Comprenant bien, dès la première scène, +qu'il s'agissait là d'une œuvre haute et puissante, que <i>Spontini</i> +était un génie dont il ne pouvait méconnaître la supériorité, mais ne se +rendant pas compte cependant de ses procédés, tout nouveaux pour lui, et +qu'une mauvaise exécution de province rendait encore plus difficile à +saisir, D*** emprunta la partition, en apprit les paroles, étudia un à +un l'esprit, le caractère de chaque personnage, et se jetant ensuite +dans l'analyse de la partie musicale, suivit ainsi la route qui devait +l'amener à une connaissance véritable et complète de l'opéra entier. +Depuis lors, on observa qu'il devenait de plus en plus morose et +taciturne, éludant les questions qui lui étaient adressées, ou riant +d'un air sardonique quand il entendait ses camarades se récrier +d'admiration: «Imbéciles! pensait-il sans doute, vous êtes bien capables +de concevoir un tel ouvrage, vous qui admirez les <i>Prétendus</i>.»<a +name="page_315" id="page_315"></a></p> + +<p>Ceux-ci ne doutaient pas, à cette expression d'ironie empreinte sur les +traits de D*** qu'il ne fût aussi sévère pour <i>Spontini</i> qu'il l'avait +été pour <i>Lemoine</i>, et qu'il ne confondît les trois compositeurs dans la +même condamnation. Le final du second acte l'ayant ému cependant +jusqu'aux larmes, un jour que l'exécution était un peu moins exécrable +que de coutume, on ne sut plus que penser de lui. Il est fou, disaient +les uns; c'est une comédie qu'il joue, disaient les autres; et tous, +c'est un pauvre musicien. D***, immobile sur sa chaise, plongé dans une +rêverie profonde, essuyant furtivement ses yeux, ne répondait mot à +toutes ces impertinences; mais un trésor de mépris et de rage s'amassait +dans son cœur. L'impuissance de l'orchestre, celle plus évidente encore +des chœurs, le défaut d'intelligence et de sensibilité des acteurs, les +broderies de la première chanteuse, les mutilations de toutes les +phrases, de toutes les mesures, les coupures insolentes, en un mot les +tortures de toute espèce qu'il voyait infliger à l'œuvre devenue +l'objet de sa profonde adoration et qu'il possédait comme l'auteur +lui-même, lui faisaient éprouver un supplice que je connais fort bien, +mais que je ne saurais décrire. Après le second acte, la salle entière +s'étant levée un soir en poussant des cris d'admiration, D*** sentit sa +fureur le submerger, et<a name="page_316" id="page_316"></a> comme un habitué du parquet lui adressait, +plein de joie, cette question banale:</p> + +<p>—«Eh bien! monsieur Adolphe, que dites-vous de cela?</p> + +<p>—»Je dis, lui cria D*** pâle de colère, que vous et tous ceux qui se +démènent dans cette salle, êtes des sots, des ânes, des brutes, dignes +tout au plus de la musique de <i>Lemoine</i>, puisque au lieu d'assommer le +directeur, les chanteurs et les musiciens, vous prenez part, en +applaudissant, à la plus indigne profanation dont on puisse flétrir le +génie.»</p> + +<p>Pour cette fois, l'incartade était trop forte, et malgré le talent +d'exécution du fougueux artiste, qui en faisait un sujet précieux, +malgré la misère affreuse où l'allait réduire une destitution, le +directeur, pour venger l'injure du public, se vit forcé de la lui +envoyer.</p> + +<p>D***, contre l'ordinaire des caractères de sa trempe, avait des goûts +fort peu dispendieux. Quelques épargnes faites sur les appointements de +sa place et les leçons qu'il avait données jusqu'à cette époque, lui +assurant pour trois mois au moins son existence, amortirent le coup de +la destitution et la lui firent même envisager comme un événement +heureux qui pouvait exercer une influence favorable sur sa carrière +d'artiste, en le rendant à la liberté. Mais<a name="page_317" id="page_317"></a> le charme principal de +cette délivrance inattendue venait d'un projet de voyage que D*** +roulait dans sa tête, depuis que le génie de Spontini lui était apparu. +Entendre la <i>Vestale</i> à Paris, tel était le but constant de son +ambition. Le moment d'y atteindre paraissait arrivé, quand un incident, +que notre enthousiaste ne pouvait prévoir, vint y mettre obstacle. Né +avec un tempérament de feu, des passions indomptables, Adolphe cependant +était timide auprès des femmes, et à part quelques intrigues, fort peu +poétiques avec les princesses de son théâtre, l'amour furieux, dévorant, +l'amour frénésie, le seul qui pût être le véritable pour lui, n'avait +point encore ouvert de cratère dans son cœur. En rentrant un soir chez +lui, il trouva le billet suivant:</p> + +<div class="blockquott"><p>«Monsieur, s'il vous était possible de consacrer quelques heures à +l'éducation musicale d'une élève, assez forte déjà pour ne pas +mettre votre patience à de trop rudes épreuves, je serais heureuse +que vous voulussiez bien en disposer en ma faveur. Vos talents sont +connus et appréciés, beaucoup plus peut-être que vous ne le +soupçonnez vous-même; ne soyez donc pas surpris si, à peine arrivée +dans votre ville, une parisienne s'empresse de vous confier la +direction de ses études dans le bel art que vous honorez et +comprenez si bien.</p> + +<p class="r">«H<small>ORTENSE</small> N***.»</p></div> + +<p>Le mélange de flatterie et de fatuité, le ton à la fois dégagé et +engageant de cette lettre,<a name="page_318" id="page_318"></a> excitèrent la curiosité de D***, et au lieu +d'y répondre par écrit, il résolut d'aller en personne remercier la +Parisienne de sa confiance, l'assurer qu'elle ne le <i>surprenait</i> +nullement, et lui apprendre que, sur le point de partir lui-même pour +Paris, il ne pouvait entreprendre la tâche fort agréable sans doute +qu'elle lui proposait. Ce petit discours, répété d'avance avec le ton +d'ironie qui lui convenait, expira sur les lèvres de l'artiste en +entrant dans le salon de l'étrangère. Sa grâce originale et mordante, sa +mise élégante et recherchée, ce je ne sais quoi enfin qui fascine dans +la démarche, dans tous les mouvements d'une beauté de la +Chaussée-d'Antin, produisirent tout leur effet sur Adolphe. Au lieu de +railler, il commençait à exprimer sur son prochain départ des regrets, +dont le son de sa voix et le trouble de toute sa personne décelaient la +sincérité, quand madame N***, en femme habile, l'interrompit:</p> + +<p>—«Vous partez, monsieur? oh! mon Dieu! j'ai été bien inspirée de ne pas +perdre de temps. Puisque c'est à Paris que vous allez, commençons nos +leçons pendant le peu de jours qui vous restent; immédiatement après la +saison des eaux, je retourne dans la capitale où je serai charmée de +vous revoir et de profiter alors plus librement de vos conseils.» +Adolphe, heureux intérieurement de voir les<a name="page_319" id="page_319"></a> raisons dont il avait +motivé son refus si facilement détruites, promit de commencer le +lendemain, et sortit tout rêveur. Ce jour-là il ne pensa pas à la +<i>Vestale</i>.</p> + +<p>Madame M*** était une de ces femmes <i>adorables</i> (comme on dit au café +Anglais, chez Tortoni et dans trois ou quatre autres foyers de dandysme) +qui, trouvant <i>délicieusement originales</i> leurs moindres fantaisies, +pensent que ce serait <i>un meurtre</i> de ne pas les satisfaire, et +professent en conséquence une sorte de respect pour leurs propres +caprices, quelque absurdes qu'ils soient.</p> + +<p>—«Mon cher Fr***, disait, il y a quelques mois, une de ces charmantes +créatures à un dilettante célèbre, vous connaissez Rossini, dites-lui +donc de ma part que son <i>Guillaume Tell</i> est une chose mortelle; que +c'est à périr d'ennui, et qu'il ne <i>s'avise</i> pas d'écrire un second +opéra dans ce style, autrement madame M***** et moi, qui l'avons si bien +soutenu, nous l'abandonnerions sans retour.»</p> + +<p>Une autre fois:</p> + +<p>—«Qu'est-ce donc que ce nouveau pianiste polonais, dont tous les +artistes raffolent et dont la musique est <i>si bizarre</i>? Je veux le voir, +amenez-le moi demain.»</p> + +<p>—«Madame, je ferai mon possible pour cela,<a name="page_320" id="page_320"></a> mais je dois vous avouer +que je connais peu l'auteur des mazourkas et qu'il n'est point à mes +ordres.»</p> + +<p>—«Non, sans doute, il n'est pas à vos ordres, mais il <i>doit être aux +miens</i>. Ainsi je compte sur lui.»</p> + +<p>Cette singulière invitation n'ayant pas été acceptée, la souveraine +annonça à ses sujets que M. <i>Chopin</i> était un <i>petit original</i> jouant +<i>passablement</i> du piano, mais dont la musique n'était qu'un <i>logogriphe</i> +perpétuel <i>fort ridicule</i>.</p> + +<p>Une fantaisie de cette nature fut le seul motif de la lettre +passablement impertinente qu'Adolphe reçut de madame N***, au moment où +il s'occupait de son départ pour Paris. La belle Hortense était de la +plus grande force sur le piano et possédait une voix superbe, dont elle +se servait aussi avantageusement qu'il est possible de le faire, quand +l'ame n'y est pas. Elle n'avait donc nul besoin des leçons de l'artiste +provençal; mais l'apostrophe lancé par celui-ci, en plein théâtre, à la +face du public, avait, comme on le pense bien, retenti dans la ville. +Notre Parisienne en entendant parler de toutes parts, demanda et obtint +sur le héros de l'aventure des renseignements qui lui parurent piquants. +Elle <i>voulut le voir</i> aussi; comptant bien, après avoir à loisir examiné +l'<i>original</i>, fait craquer tous ses ressorts, joué de lui comme d'un<a +name="page_321" id="page_321"></a> nouvel instrument, lui donner un congé +illimité. Il en arriva tout autrement cependant, au grand dépit de la +jolie <i>simia parisiensis</i>. Adolphe était fort bien; de grands yeux noirs +pleins de feu, des traits réguliers qu'une pâleur habituelle couvrait +d'une teinte légère de mélancolie, mais où brillait par intervalles +l'incarnat le plus vif, selon que l'enthousiasme ou l'indignation +faisaient battre son cœur; une tournure distinguée et des manières fort +différentes de celles qu'on aurait pu lui supposer, à lui qui n'avait +guère vu le monde que par le trou de la toile de son théâtre; son +caractère emporté et timide à la fois, où se rencontrait le plus +singulier assemblage de raideur et de grâce, de patience et de +brusquerie, de jovialité subite et de rêverie profonde, en faisaient, +par tout ce qu'il y avait en lui d'imprévu, l'homme le plus capable +d'enlacer une coquette dans ses propres filets. C'est ce qui arriva, +sans préméditation aucune de la part d'Adolphe pourtant; car il fut pris +le premier. Dès la première leçon, la supériorité musicale de madame +N*** se montra dans tout son éclat; au lieu de recevoir des conseils, +elle en donna presque à son maître. Les sonates de Steibelt, le Hummel +du temps, les airs de Paësiello et de Cimarosa qu'elle couvrait de +broderies parfois d'une audacieuse originalité, lui fournirent +l'occasion de faire scintiller successivement chacune<a name="page_322" id="page_322"></a> des facettes de +son talent. Adolphe, pour qui une telle femme et une pareille exécution +étaient choses nouvelles, fut bientôt complètement sous le charme. Après +la grande fantaisie de Steibelt (l'<i>Orage</i>), où Hortense lui sembla +disposer de toutes les puissances de l'art musical:</p> + +<p>—«Madame, lui dit-il tremblant d'émotion, vous vous êtes moquée de moi +en me demandant des leçons; mais comment pourrais-je vous en vouloir +d'une mystification qui m'a ouvert à l'improviste le monde poétique, le +ciel de mes songes d'artiste, en faisant de chacun de mes rêves autant +de sublimes réalités? Continuez à me mystifier ainsi, madame, je vous en +conjure, demain, après-demain, tous les jours, et je vous devrai les +plus enivrantes jouissances qu'il m'ait été donné de connaître de ma +vie.»</p> + +<p>L'accent avec lequel ces paroles furent dites par D***, les larmes qui +roulaient dans ses yeux, le spasme nerveux qui agitait ses membres, +étonnèrent Hortense bien plus encore que son talent à elle n'avait +surpris le jeune artiste. Si les cadences, les traits, les harmonies +pompeuses, les mélodies découpées en dentelle, en naissant sous les +blanches mains de la gracieuse fée, causaient à Adolphe une sorte +d'asphixie d'admiration, la nature impressionnable de celui-ci, sa vive +sensibilité, les expressions pittoresques dont il se<a name="page_323" id="page_323"></a> servait pour +exprimer son enthousiasme, ne frappèrent pas moins vivement Hortense.</p> + +<p>Il y avait si loin des suffrages passionnés, de ces joies si vraies de +l'artiste, aux bravos tièdes et étudiés des merveilleux de Paris, que +l'amour-propre tout seul aurait suffi pour faire regarder, sans trop de +rigueur, un homme d'un extérieur moins avantageux que notre héros. L'art +et l'enthousiasme se trouvaient en présence pour la première fois; le +résultat d'une pareille rencontre était facile à prévoir..... Adolphe, +ivre, fou d'amour, ne cherchant ni à cacher, ni même à modérer les élans +de sa passion toute méridionale, désorienta Hortense et déjoua ainsi, +sans s'en douter, le plan de défense médité par la coquette. Tout cela +était si neuf pour elle! Sans ressentir réellement rien qui approchât de +la dévorante ardeur de son amant, elle comprenait cependant qu'il y +avait là tout un monde de sensations (si non de sentiments), que de +fades liaisons contractées antérieurement ne lui avaient jamais dévoilé. +Ils furent heureux ainsi, chacun à sa manière, pendant quelques +semaines; le départ pour Paris fut, on le pense bien, indéfiniment +ajourné. La musique était pour Adolphe un écho de son bonheur profond, +le miroir où allaient se réfléchir les rayons de sa délirante passion, +et d'où ils revenaient plus brûlants à son cœur. Pour Hortense, au +contraire, l'art musical<a name="page_324" id="page_324"></a> n'était qu'un délassement sur lequel elle +était blasée dès longtemps; il ne lui procurait que d'agréables +distractions, et le plaisir de briller aux yeux de son amant, était bien +souvent le mobile unique qui pût l'attirer au piano.</p> + +<p>Tout entier à sa rage de bonheur, Adolphe dans les premiers jours, avait +un peu oublié le fanatisme qui jusqu'alors avait rempli sa vie. +Quoiqu'il fût loin de partager les opinions parfois étranges de madame +N**, sur le mérite des différentes compositions qui formaient son +répertoire, il lui faisait néanmoins d'étonnantes concessions, évitant, +sans trop savoir pourquoi, les points de doctrine artistique où un vague +instinct l'avertissait qu'il y aurait eu entre eux une divergence trop +marquée. Il ne fallait rien moins qu'un blasphême affreux, comme celui +qui lui avait fait mettre à la porte un de ses élèves, pour détruire +l'équilibre, que l'amour violent de D*** établissait dans son cœur avec +ses convictions despotiques et passionnées sur la musique. Et ce +blasphême, les jolies lèvres d'Hortense le laissèrent échapper.</p> + +<p>C'était par une belle matinée de printemps; Adolphe, aux pieds de sa +maîtresse, savourait ce bonheur mélancolique, cet accablement délicieux +qui succède aux grandes crises de volupté. L'athée lui-même, en de +pareils instants, entend au dedans de lui s'élever un hymne de +reconnaissance<a name="page_325" id="page_325"></a> vers la cause inconnue qui lui donna la vie; la mort, la +mort <i>rêveuse et calme comme la nuit</i>, suivant la belle expression de +Moore, est alors le bien auquel on aspire, le seul que nos yeux voilés +de pleurs célestes nous laissent entrevoir, pour couronner cette ivresse +surhumaine. La vie commune, la vie sans poésie, sans amour, la vie en +prose, où l'on marche au lieu de voler, où l'on parle au lieu de +chanter, où tant de fleurs aux couleurs brillantes sont sans parfum et +sans grâce, où le génie n'obtient que le culte d'un jour et des hommages +glacés, où l'art trop souvent contracte d'indignes alliances; la vie +enfin, se présente alors sous un aspect si morne, si désert et si +triste, que la mort, fût-elle dépourvue du charme réel que l'homme noyé +dans le bonheur lui trouve, serait encore pour lui désirable, en lui +offrant un refuge assuré contre l'existence insipide qu'il redoute +par-dessus tout.</p> + +<p>Perdu en de telles pensées, Adolphe tenait une des mains délicates de +son amie, imprimant sur chaque doigt de petites morsures qu'il effaçait +aussitôt par des baisers sans nombre; pendant que de son autre main, +Hortense bouclait en fredonnant les noirs cheveux de son amant.</p> + +<p>En écoutant cette voix si pure, si pleine de séductions, une tentation +irrésistible le saisit à l'improviste.<a name="page_326" id="page_326"></a></p> + +<p>«—Oh! dis-moi l'élégie de la <i>Vestale</i>, mon amour, tu sais:</p> + +<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary=""> +<tr><td align="left">Toi que je laisse sur la terre,</td></tr> +<tr><td align="left">Mortel que je n'ose nommer<a name="FNanchor_37_37" id="FNanchor_37_37"></a><a href="#Footnote_37_37" class="fnanchor">[37]</a>.</td></tr> +</table> + +<p>«Chantée par toi, cette prodigieuse inspiration doit être d'un sublime +inouï. Je ne sais comment je ne te l'ai pas encore demandée. Chante, +chante-moi Spontini; que j'obtienne tous les bonheurs ensemble!</p> + +<p>«—Quoi! c'est cela que vous voulez? répliqua madame N***, en faisant +une petite moue qu'elle croyait charmante, cette grande lamentation +monotone <i>vous plaît</i>?... Oh Dieu! que c'est ennuyeux! quelle psalmodie! +Pourtant, si vous y tenez....»</p> + +<p>La froide lame d'un poignard en entrant dans son cœur ne l'eût pas +déchiré plus cruellement que ces paroles. Se levant en sursaut comme un +homme qui découvre un animal immonde dans l'herbe sur laquelle il +s'était assis, Adolphe, fixa d'abord sur Hortense des yeux pleins d'un +feu sombre et menaçant; puis, se promenant avec agitation dans +l'appartement, les poings fermés, les dents serrées convulsivement, il +sembla se consulter sur la manière dont il allait répondre et entamer la +rupture; car pardonner un pareil<a name="page_327" id="page_327"></a> mot, était chose impossible. +L'admiration et l'amour avaient fui; l'ange devenait une femme vulgaire; +l'artiste supérieure retombait au niveau des amateurs ignorants et +superficiels, qui veulent que l'art <i>les amuse</i>, et n'ont jamais +soupçonné qu'il eût une plus noble mission; Hortense n'était plus qu'une +forme gracieuse sans intelligence et sans ame; la musicienne avait des +doigts agiles et un larynx sonore... rien de plus.</p> + +<p>Toutefois, malgré la torture affreuse qu'Adolphe ressentait d'une +pareille découverte, malgré l'horreur d'un aussi brusque +désenchantement, il n'est pas probable qu'il eût manqué d'égards et de +ménagements, en rompant avec une femme dont le seul crime, après tout, +était de n'avoir qu'une organisation inférieure à la sienne, d'aimer le +<i>joli</i> sans comprendre le <i>beau</i>. Mais, incapable comme était Hortense +de croire à la violence de l'orage qu'elle venait de soulever, la +contraction subite de tous les traits d'Adolphe, sa promenade agitée +dans le salon, son indignation à peine contenue, lui parurent choses si +comiques, qu'elle ne put résister à un accès de folle gaîté, et laissa +échapper un bruyant éclat de rire. Avez-vous jamais remarqué tout ce que +le rire éclatant a d'odieux dans certaines femmes?... Pour moi il est +l'indice le plus sûr de la sécheresse de cœur, de l'égoïsme et de la +coquetterie. Autant l'expression d'une joie vive a<a name="page_328" id="page_328"></a> de charme et de +pudeur chez quelques femmes, autant elle est chez d'autres pleine d'une +indécente ironie. Leur voix prend alors un timbre incisif, effronté, +impudique, d'autant plus haïssable que la femme est plus jeune et plus +jolie; en pareille occasion, je comprends les délices du meurtre, et je +cherche machinalement sous ma main l'oreiller d'Othello. Adolphe avait +sans doute la même manière de sentir à cet égard. Il n'aimait déjà plus +madame N*** l'instant d'auparavant; mais il la plaignait d'avoir des +facultés aussi bornées; il l'eût quittée avec froideur, mais sans +outrage. Ce rire sot et bruyant auquel elle s'abandonna sans réserve, au +moment où le malheureux artiste sentait sa poitrine se déchirer, +l'exaspéra. Un éclair de haine et d'un indicible mépris brilla soudain +dans ses yeux; essuyant d'un geste rapide, et son front couvert d'une +froide sueur et l'écume sanglante qui s'échappait de ses lèvres:</p> + +<p>—«Madame, lui dit-il, d'une voix qu'elle ne lui avait jamais vu +prendre, vous êtes une sotte!»</p> + +<p>Le soir même il était sur la route de Paris.</p> + +<p>Ce que pensa la moderne Ariane en se voyant ainsi délaissée, nul ne le +sait. En tout cas, il est probable que le Bacchus qui devait la consoler +et guérir la cruelle blessure faite à son amour-propre, ne se fit pas +attendre. Hortense n'était pas femme à demeurer ainsi dans +l'inaction.<a name="page_329" id="page_329"></a> <i>Il fallait un aliment à l'activité de son esprit et de son +cœur.</i> C'est la phrase consacrée au moyen de laquelle ces dames +poétisent et veulent justifier leurs écarts les plus prosaïques.</p> + +<p>Quoi qu'il en soit, dès la seconde journée de son voyage, Adolphe, +complètement désenchanté, était tout entier au bonheur de voir son +projet favori, son idée fixe, sur le point de devenir une réalité. Il +allait se trouver enfin à Paris, au centre du monde musical, il allait +entendre ce magnifique orchestre de l'Opéra, ces chœurs si nombreux, si +puissants, entendre madame Branchu dans la <i>Vestale</i>..... Un feuilleton +de Geoffroy, qu'Adolphe lut en arrivant à Lyon, vint exaspérer encore +son impatience. Contre l'ordinaire du célèbre critique, il n'avait eu +que des éloges à donner.</p> + +<p>«Jamais, disait-il, la belle partition de Spontini n'a été rendue avec +un pareil ensemble par les masses, ni avec une inspiration aussi +véhémente par les acteurs principaux. Madame Branchu, entre autres, +s'est élevée au plus haut degré de pathétique; cantatrice habile, douée +d'une voix puissante, tragédienne consommée, elle est peut-être le sujet +le plus précieux dont ait pu s'enorgueillir l'Opéra depuis sa fondation; +n'en déplaise aux partisans exclusifs de la Saint-Huberti.<a +name="page_330" id="page_330"></a> Madame Branchu est petite +malheureusement; mais le naturel de ses poses, l'énergique vérité de ses +gestes et le feu de ses yeux font disparaître ce défaut de stature; et +dans ses débats avec les prêtres de Vesta, l'expression de son jeu est +si grandiose qu'elle semble dominer le colosse Dérivis de toute la tête. +Hier, un entre-acte fort long a précédé le troisième acte. La raison de +cette interruption insolite dans la représentation était due à l'état +violent où le rôle de Julia et la musique de Spontini avaient jeté la +cantatrice. Dans la prière (<i>O des infortunés</i>), sa voix tremblante +indiquait déjà une émotion qu'elle avait peine à maîtriser; mais au +final (<i>De ces lieux prêtresse adultère</i>), son rôle tout de pantomime ne +l'obligeant pas aussi impérieusement à contenir les transports qui +l'agitaient, des larmes ont inondé ses joues, ses gestes sont devenus +désordonnés, incohérents, fous, et au moment où le pontife lui jette sur +la tête l'immense voile noir, qui la couvre comme un linceul, au lieu de +s'enfuir éperdue, ainsi, qu'elle avait fait jusqu'alors, madame Branchu +est tombée évanouie aux pieds de la grande Vestale. Le public, qui +prenait tout cela pour de nouvelles combinaisons de l'actrice, a couvert +de ses acclamations la péroraison<a name="page_331" id="page_331"></a> de ce magnifique final; chœurs, +orchestre, tamtam, Dérivis, tout a disparu sous les cris du parterre. La +salle entière était bouleversée.»</p> + +<p>Un cheval! un cheval! mon royaume pour un cheval! s'écriait Richard III. +Adolphe eût donné la terre entière pour pouvoir à l'instant même quitter +Lyon au galop. Il respirait à peine en lisant ces lignes; ses artères +battaient dans son cerveau à lui donner des vertiges, il avait la +fièvre. Force lui fut cependant d'attendre le départ de la lourde +voiture, si improprement nommée diligence, où sa place était retenue +pour le lendemain. Pendant les quelques heures qu'il dut demeurer dans +les murs de Lyon, Adolphe n'eut garde d'entrer dans un théâtre. En toute +autre occasion, il s'en fût empressé; mais certain aujourd'hui +d'entendre bientôt le chef-d'œuvre de Spontini dignement exécuté, il +voulait jusque-là rester vierge et pur de tout contact avec les muses +provinciales. On partit enfin. D***, enfoncé dans un coin de la voiture, +tout entier à ses pensées, gardait un farouche silence, ne prenant +aucune part au caquetage de trois dames fort attentives à entretenir +avec deux militaires une conversation suivie. On parla de tout comme à +l'ordinaire; et quand vint le tour de la musique, les mille et une +absurdités débitées, à ce sujet, purent à<a name="page_332" id="page_332"></a> peine arracher à Adolphe ce +laconique à parte:»Bécasses!!» Il fut obligé pourtant, le second jour +du voyage, de répondre aux questions que la plus âgée des femmes s'avisa +de lui adresser. Impatientées toutes les trois du mutisme obstiné du +jeune voyageur et des sourires sardoniques qui se dessinaient de temps +en temps sur ses traits, elles décidèrent qu'il parlerait et qu'on +saurait le but de son voyage.</p> + +<p>—Monsieur va à Paris sans doute?</p> + +<p>—Oui, madame.</p> + +<p>—Pour étudier le droit?</p> + +<p>—Non, madame.</p> + +<p>—Ah! monsieur est étudiant en médecine?</p> + +<p>—Vous vous trompez, madame.</p> + +<p>L'interrogatoire finit là pour cette fois, mais il recommença le +lendemain avec une insistance bien propre à faire perdre patience à +l'homme le plus endurant.</p> + +<p>—Il paraît que monsieur va entrer à l'école polytechnique.</p> + +<p>—Non, madame.</p> + +<p>—Alors, monsieur est dans le commerce?</p> + +<p>—Oh! mon Dieu, non, madame.</p> + +<p>—A la vérité, rien n'est plus agréable que de voyager pour son plaisir, +comme fait monsieur, selon toute apparence.</p> + +<p>—Si tel a été mon but en partant, je crois, madame, qu'il me sera +difficile de l'atteindre<a name="page_333" id="page_333"></a> pour peu que l'avenir ressemble au présent.</p> + +<p>Cette répartie faite d'un ton sec, imposa enfin silence à l'impertinente +questionneuse, et Adolphe put reprendre le cours de ses méditations. +Qu'allait-il faire en arrivant à Paris... n'emportant pour toute fortune +que son violon et une bourse de deux cents francs, quels moyens employer +pour utiliser l'un et épargner l'autre... Pourrait-il tirer parti de son +talent... Qu'importaient après tout de pareilles réflexions, de telles +craintes pour l'avenir... N'allait-il pas entendre la <i>Vestale</i>? +N'allait-il pas connaître dans toute son étendue le bonheur si longtemps +rêvé? Dût-il mourir après cette immense jouissance! avait-il le droit de +se plaindre?.. n'était-il pas juste au contraire, que la vie eût un +terme quand la somme des joies, qui suffit d'ordinaire à toute la durée +de l'existence humaine, est dépensée d'un seul coup.</p> + +<p>C'est dans cet état d'exaltation que l'artiste provençal arriva à Paris. +A peine débarqué, il court aux affiches; que voit-il sur celle de +l'Opéra? les <i>Prétendus</i>.—«Insolente mystification, s'écria-il; c'était +bien la peine de me faire chasser de mon théâtre; de m'enfuir devant la +musique de Lemoine, comme devant la lèpre et la peste, pour la retrouver +encore au grand Opéra de Paris.» Le fait est que cet ouvrage bâtard, ce +modèle du style rococo, poudré, brodé, galonné,<a name="page_334" id="page_334"></a> qui semble avoir été +écrit exclusivement pour les vicomtes de Jodelet et les marquis de +Mascarille, était alors en grande faveur. Lemoine alternait sur +l'affiche de l'Opéra avec Gluck et Spontini. Aux yeux d'Adolphe, ce +rapprochement était une profanation; il lui semblait que la scène +illustrée par les plus beaux génies de l'Europe, ne devait pas être +ouverte à d'aussi pâles médiocrités; que le noble orchestre, tout +frémissant encore des mâles accents d'Iphigénie en Tauride ou d'Alceste, +n'aurait pas dû être ravalé jusqu'à accompagner les fredons de Mondor et +de la Dandinière. Quant au parallèle de la <i>Vestale</i> avec ces misérables +tissus de ponts-neufs, il s'efforçait d'en repousser l'idée; cette +abomination lui figeait le sang dans les veines. Il y a encore +aujourd'hui quelques esprits ardents ou <i>extravagants</i> (comme on +voudra), qui ont exactement la même manière de voir à ce sujet.</p> + +<p>Dévorant son désapointement, Adolphe retournait tristement chez lui, +quand le hasard lui fit rencontrer un de ses compatriotes, auquel il +avait autrefois donné des leçons de violon. Celui-ci, riche amateur, +fort répandu dans le monde musical, s'empressa de mettre son maître au +courant de tout ce qui s'y passait et lui apprit que les représentations +de la <i>Vestale</i>, suspendues par l'indisposition de madame Branchu, ne +seraient<a name="page_335" id="page_335"></a> vraisemblablement reprises que dans quelques semaines. Les +ouvrages de Gluck eux-mêmes, quoique formant habituellement le fond du +répertoire de l'Opéra, n'y figurèrent pas pendant les premiers temps du +séjour d'Adolphe à Paris. Ce hasard lui rendit ainsi plus facile +l'accomplissement du vœu qu'il avait fait, de conserver pour Spontini +sa virginité musicale. En conséquence, il ne mit les pieds dans aucun +théâtre, s'abstint de toute espèce de musique, n'assistant ni aux revues +de la garde, ni aux messes solennelles de Notre-Dame, se bornant à +chercher une place qui pût le faire vivre, sans le condamner cependant à +recommencer la vie de galérien qui lui avait été si odieuse en province. +Il s'agissait pour cela de trouver un emploi dans un des trois théâtres +lyriques. Il se fit entendre successivement aux différents chefs +d'orchestre. M. Persuis, qui conduisait l'Opéra et celui sur lequel il +comptait le moins, fut le seul qui l'encouragea et lui donna des +espérances. Adolphe lui plut, son talent d'exécution, sans être très +remarquable, le rendait cependant fort propre à tenir avantageusement +son rang parmi les violons de l'Opéra. Persuis l'engagea à revenir le +voir, lui offrant ses conseils, avec l'assurance que la première place +vacante à l'orchestre serait pour lui. Tranquille de ce côté, et deux +élèves que son protecteur lui avait procurés, facilitant ses<a +name="page_336" id="page_336"></a> moyens d'existence, l'adorateur de +Spontini sentait redoubler son impatience d'entendre la magique +partition. Chaque jour, il courait aux affiches, chaque jour son attente +était trompée. Le 22 mars, arrivé le matin au coin de la rue Richelieu, +au moment où l'afficheur montait sur son échelle, Adolphe après avoir vu +placarder successivement le Vaudeville, l'Opéra-Comique, le Théâtre +Italien, la Porte-Saint-Martin, vit déployer lentement une grande +feuille brune qui portait en tête: <i>Académie Impériale de Musique</i> et +faillit tomber sur le pavé en lisant enfin ce nom tant désiré: <i>La +Vestale</i>.</p> + +<p>A peine Adolphe eut-il jeté les yeux sur l'affiche qui lui annonçait la +<i>Vestale</i> pour le lendemain, qu'une sorte de délire s'empara de lui. Il +commença une folle course dans les rues de Paris, se heurtant contre les +angles des maisons, coudoyant les passants, riant de leurs injures, +parlant, chantant, gesticulant comme un échappé de Charenton.</p> + +<p>Abîmé de fatigue, couvert de boue, il s'arrêta enfin dans un café, +demanda à dîner, dévora, sans presque s'en apercevoir, ce que le garçon +avait mis devant lui et tomba dans une tristesse étrange. Saisi d'un +effroi dont il ne pouvait pas bien démêler la cause, en présence de +l'évènement immense qui allait s'accomplir pour lui, il écouta quelque +temps les rudes battements<a name="page_337" id="page_337"></a> de son cœur, pleura, et laissant tomber sa +tête amaigrie sur la table, s'endormit profondément. La journée du +lendemain fut plus calme; une visite à Persuis en abrégea la durée. +Celui-ci en voyant Adolphe, lui remit une lettre avec le timbre de +l'administration de l'Opéra; c'était sa nomination à la place de second +violon. Adolphe remercia son protecteur, mais sans empressement; cette +faveur qui, dans un autre moment, l'eût comblé de joie, n'était plus à +ses yeux qu'un accessoire de peu d'intérêt; quelques minutes après il +n'y songeait plus. Il évita de parler à Persuis de la représentation qui +devait avoir lieu le soir même; un pareil sujet de conversation eût +ébranlé jusqu'aux fibres les plus intimes de son cœur; il +l'épouvantait. Persuis ne sachant trop que penser de l'air singulier et +des phrases incohérentes du jeune homme, s'apprêtait de lui demander le +motif de son trouble, Adolphe qui s'en aperçut se leva aussitôt et +sortit. Quelques tours devant l'Opéra, une revue des affiches qu'il fit +pour se bien assurer qu'il n'y avait point de changement dans le +spectacle, ni dans le nom des acteurs, l'aidèrent à atteindre le soir de +cette interminable journée. Six heures sonnèrent enfin; vingt minutes +après, Adolphe était dans sa loge; car pour être moins troublé dans son +admiration extatique et pour mettre encore plus de solennité dans son +bonheur, il avait, malgré la folie<a name="page_338" id="page_338"></a> d'une telle dépense, pris une loge +pour lui seul. Nous allons laisser notre enthousiaste rendre compte +lui-même de cette mémorable soirée. Quelques lignes qu'il écrivit en +rentrant, à la suite de l'espèce de journal d'où nous avons extrait ces +détails, montrent trop bien l'état de son ame et l'inconcevable +exaltation qui faisait le fond de son caractère; nous les donnerons ici +sans y rien changer.</p> + +<div class="blockquott"> +<p class="r">23 mars, minuit,</p> + +<p>«Voilà donc la vie! je la contemple du haut de mon bonheur... +impossible d'aller plus loin... je suis au faîte... redescendre?... +rétrograder?... non certes, j'aime mieux partir avant que de +nauséabondes saveurs puissent empoisonner le goût du fruit +délicieux que je viens de cueillir. Quelle serait mon existence, si +je la prolongeais?... celle de ces milliers de hannetons que +j'entends bourdonner autour de moi. Enchaîné de nouveau derrière un +pupitre, obligé d'exécuter alternativement des chefs-d'œuvre et +d'ignobles platitudes, je finirais comme tant d'autres par me +blaser; cette exquise sensibilité qui me fait percevoir tant de +sensations, me rend accessible à tant de sentiments inconnus du +vulgaire, s'émousserait peu à peu; mon enthousiasme se +refroidirait, s'il ne s'éteignait pas tout entier sous la cendre de +l'habitude. J'en viendrais peut-être à parler des hommes de génie, +comme de créatures ordinaires; je prononcerais les noms de Gluck et +de Spontini sans lever mon chapeau. Je sens bien que je haïrais +toujours de toutes les forces de mon ame ce que je déteste +aujourd'hui; mais n'est-il pas cruel de ne conserver d'énergie que +pour la haine? La musique occupe trop de place dans mon existence. +Cette passion a tué, absorbé toutes les autres. La dernière +expérience que j'ai faite de l'amour m'a trop douloureusement +désenchanté. Trouverais-je jamais une femme dont l'organisation<a +name="page_339" id="page_339"></a> fût montée au diapason de la +mienne?... non, je le crains, elles ressemblent toutes plus ou +moins à Hortense. J'avais oublié ce nom.... Hortense.... comme un +seul mot de sa bouche m'a désillusionné!... Oh humiliation! avoir +aimé de l'amour le plus ardent, le plus poétique, de toute la +puissance du cœur et de l'ame, une femme sans ame et sans cœur, +radicalement incapable de comprendre le sens des mots <i>amour</i>, +<i>poésie</i>!... sotte, triple sotte! je n'y puis penser encore sans +sentir mon front se colorer.................. J'ai +eu hier la tentation d'écrire à Spontini pour lui demander la +permission de l'aller voir; mais cette démarche eût-elle été bien +accueillie, le grand homme ne m'aurait jamais cru capable de +comprendre son ouvrage comme je le comprends. Je ne serais +vraisemblablement à ses yeux qu'un jeune homme passionné qui s'est +pris d'un engouement puéril, pour un ouvrage mille fois au-dessus +de sa portée. Il penserait de moi ce qu'il doit nécessairement +penser du public. Peut-être même attribuerait-il mes élans +d'admiration à de honteux motifs d'intérêt, confondant ainsi +l'enthousiasme le plus sincère avec la plus basse flatterie. +Horreur!... Non, il vaut mieux en finir. Je suis seul dans le +monde, orphelin dès l'enfance, ma mort ne sera un malheur pour +personne. Quelques-uns diront: Il était fou. Ce sera mon oraison +funèbre... Je mourrai après-demain... On doit donner encore la +<i>Vestale</i>... que je l'entende une seconde fois!... Quelle +œuvre!... comme l'amour y est peint!.., et le fanatisme! Tous ces +prêtres-dogues, aboyant sur leur malheureuse victime... Quels +accords dans ce final de géant... Quelle mélodie jusque dans les +récitatifs... Quel orchestre... il se meut si majestueusement... +les basses ondulent comme les flots de l'Océan. Les instruments +sont des acteurs, dont la langue est aussi expressive, que celle +qui se parle sur la scène. Dérivis a été superbe dans son récitatif +du second acte; c'était le Jupiter tonnant. Madame Branchu, dans +l'air: «<i>Impitoyables dieux</i>», m'a brisé la poitrine; j'ai failli +me trouver mal. Cette femme est le génie incarné de la tragédie +lyrique; elle me réconcilierait avec son sexe. Oh oui! je la verrai +encore une fois, une fois... cette <i>Vestale</i>... production<a +name="page_340" id="page_340"></a> surhumaine, qui ne pouvait naître +que dans un siècle de miracles comme celui de Napoléon. Je +concentrerai en trois heures toute la vitalité de vingt ans +d'existence... après quoi... j'irai... ruminer mon bonheur dans +l'éternité.»</p></div> + +<p>Deux jours après, à dix heures du soir, une détonnation se fit entendre +au coin de la rue de Rameau, en face de l'entrée de l'Opéra. Des +domestiques en riche livrée accoururent au bruit et relevèrent un jeune +homme baigné dans son sang qui ne donnait plus signe de vie. Au même +instant une dame qui sortait du théâtre, s'approchant pour demander sa +voiture, reconnut le visage sanglant d'Adolphe, et s'écria: «Oh! mon +Dieu, c'est le malheureux jeune homme qui me poursuit depuis Marseille!» +Hortense (car c'était elle) avait instantanément conçu la pensée de +faire ainsi tourner au profit de son amour-propre, la mort de celui qui +l'avait froissée par un si outrageant abandon. Le lendemain on disait +chez Tortoni: «Cette madame N*** est vraiment une femme délicieuse! à +son dernier voyage dans le Midi, un Provençal en est devenu tellement +fou, qu'il l'a suivie jusqu'à Paris, et s'est brûlé la cervelle à ses +pieds, hier au soir, à la porte de l'Opéra. Voilà un succès qui la +rendra encore cent fois plus séduisante.»</p> + +<p>Pauvre Adolphe! . . . . . . . . .</p> + +<p class="cb">. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . .</p> + +<p class="cb">. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . . +. . . . .</p> + +<p><a name="page_341" id="page_341"></a></p> + +<h3 style="font-family:serif;"><a name="ASTRONOMIE_MUSICALE" id="ASTRONOMIE_MUSICALE"></a><big>ASTRONOMIE MUSICALE.</big></h3> + +<p class="cb">——</p> + +<h3 style="margin-top:2%;"><a name="Revolution_du_Tenor_autour_du_Public" id="Revolution_du_Tenor_autour_du_Public"></a>Révolution du Ténor autour du Public.</h3> + +<p class="cb">——</p> + +<h3 style="margin-top:2%;">AVANT L'AURORE.</h3> + +<p><a name="page_342" id="page_342"></a></p> + +<p><a name="page_343" id="page_343"></a></p> + +<p>Le Ténor obscur est entre les mains d'un professeur habile, plein de +science, de patience, de sentiment et de goût, qui fait de lui d'abord +un lecteur consommé, un bon harmoniste, qui lui donne une méthode large +et pure, l'initie aux beautés des chefs-d'œuvre de l'art, et le façonne +enfin au grand style du chant. A peine a-t-il entrevu la puissance +d'émotion dont il est doué, le Ténor aspire au trône, il veut, malgré +son maître, débuter et régner. Sa voix, cependant, n'est pas encore +formée. Un théâtre de second ordre lui ouvre ses portes; il débute: il +est sifflé. Indigné de cet outrage, le Ténor rompt à l'amiable son +engagement, et, le cœur plein de mépris pour ses compatriotes, part au +plus vite pour l'Italie.<a name="page_344" id="page_344"></a></p> + +<p>Il y trouve de terribles obstacles, qu'il renverse à la fin; on +l'accueille assez bien. Sa voix se transforme, devient pleine, forte, +mordante, propre à l'expression des passions vives autant qu'à celles +des sentiments les plus doux; le timbre de cette voix gagne peu à peu en +pureté, en fraîcheur, en candeur délicieuse; et ces qualités constituent +enfin un talent de premier ordre, dont l'influence est irrésistible. Le +succès vient. Les directeurs italiens qui entendent les affaires, +vendent, rachètent, revendent le pauvre Ténor, dont les modestes +appointements restent toujours les mêmes, bien qu'il enrichisse deux ou +trois théâtres par an. On l'exploite, on le pressure de mille façons, et +tant et tant, qu'à la fin sa pensée se reporte vers la patrie. Il lui +pardonne, il avoue même qu'elle a eu raison d'être sévère pour ses +premiers débuts. Il sait que le directeur de l'Opéra de Paris a l'œil +sur lui. On lui fait des propositions brillantes qui sont acceptées; il +repasse les Alpes.<a name="page_345" id="page_345"></a></p> + +<h3><a name="LEVER_HELIAQUE" id="LEVER_HELIAQUE"></a>LEVER HÉLIAQUE.</h3> + +<p><a name="page_346" id="page_346"></a></p> + +<p><a name="page_347" id="page_347"></a></p> + +<p>Le Ténor débute de nouveau, mais à l'Opéra cette fois, et devant un +public prévenu en sa faveur par ses triomphes d'Italie.</p> + +<p>Des exclamations de surprise et de plaisir accueillent sa première +mélodie; dès ce moment son succès est décidé. Ce n'est pourtant que le +prélude des émotions qu'il doit exciter avant la fin de la soirée. On a +admiré dans ce passage la sensibilité et la méthode unies à un organe +d'une douceur enchanteresse; restent à connaître les accents +dramatiques, les cris de la passion. Un morceau se présente, où +l'audacieux artiste lance <i>à voix de poitrine, en accentuant chaque +syllabe</i>, plusieurs notes aiguës, avec une force de vibrations, une +expression<a name="page_348" id="page_348"></a> de douleur déchirante et une beauté de sons, dont rien +jusqu'alors n'avait donné une idée. Un silence de stupeur règne dans la +salle, toutes les respirations sont suspendues, l'étonnement et +l'admiration se confondent dans un sentiment presque semblable à la +crainte; et dans le fait, on peut en avoir pour la fin de cette période +inouïe; mais quand elle s'est terminée triomphante, on juge des +transports de l'auditoire....</p> + +<p>Nous voici au troisième acte. C'est un orphelin qui vient revoir la +chaumière de son père; son cœur d'ailleurs rempli d'un amour sans +espoir, tous ses sens, agités par les scènes de sang et de carnage que +la guerre vient de mettre sous ses yeux, succombent accablés sous le +poids du plus désolant contraste. Son père est mort; la chaumière est +déserte; tout est calme et silencieux: c'est la paix, c'est la tombe. Et +le sein sur lequel il lui serait si doux, en un pareil moment, de +répandre les larmes de la piété filiale, ce cœur auprès duquel seul, le +sien pourrait battre avec moins de douleur, l'infini l'en sépare... +<i>Elle</i> ne sera jamais à lui... La situation est poignante et dignement +rendue par le compositeur. Ici, le chanteur s'élève à une hauteur à +laquelle on ne l'eût jamais cru capable d'atteindre; il est sublime. +Alors, de deux mille poitrines haletantes, s'élance une de ces +acclamations que l'artiste entend<a name="page_349" id="page_349"></a> deux ou trois fois dans sa vie, et +qui suffisent à payer de longs et rudes travaux.</p> + +<p>Puis les bouquets, les couronnes, les rappels; et le surlendemain, la +presse débordant d'enthousiasme et lançant le nom du radieux Ténor aux +échos de tous les points du globe où la civilisation a pénétré.</p> + +<p>C'est alors, si j'étais moraliste, qu'il me prendrait fantaisie +d'adresser au triomphateur une homélie, dans le genre du discours que +fit Don Quichotte à Sancho, au moment où le digne écuyer allait prendre +possession de son gouvernement de Barataria:</p> + +<p>«Vous voilà parvenu, lui dirais-je. Dans quelques semaines vous serez +célèbre; vous aurez de forts applaudissements et d'interminables +appointements. Les auteurs vous courtiseront, les directeurs ne vous +feront plus attendre dans leur antichambre, et si vous leur écrivez, ils +vous répondront. Des femmes, que vous ne connaissez pas, parleront de +vous comme d'un protégé ou d'un <i>ami intime</i>. On vous dédiera des livres +en prose et en vers. Au lieu de cent sous, vous serez obligé de donner +cent francs à votre portier le jour de l'an. On vous dispensera du +service de la garde nationale. Vous aurez des congés de temps en temps, +pendant lesquels les villes de province s'arracheront vos +représentations. On couvrira vos pieds de fleurs et de sonnets.<a +name="page_350" id="page_350"></a> Vous chanterez aux soirées du préfet, et +la femme du maire vous enverra des abricots. Vous êtes sur le seuil de +l'Olympe, enfin. Car si les Italiens appellent les cantatrices <i>dive</i> +(déesses), il est bien évident que les grands chanteurs sont des dieux. +Eh bien! puisque vous voilà passé dieu, soyez bon diable malgré tout; ne +méprisez pas trop les gens qui vous donneront de sages avis.</p> + +<p>«Rappelez-vous que la voix est un instrument fragile, qui s'altère ou se +brise en un instant, souvent sans cause connue; qu'un accident pareil +suffit pour précipiter de son trône élevé le plus grand des dieux, et le +réduire à l'état d'homme, et à moins encore quelquefois.</p> + +<p>«Ne soyez pas trop dur pour les pauvres compositeurs.</p> + +<p>«Quand, du haut de votre élégant cabriolet, vous apercevrez dans la rue, +à pied, Meyerbeer, Spontini, Halévy ou Auber, ne les saluez pas d'un +petit signe d'amitié protectrice, dont ils riraient de pitié et dont les +passants s'indigneraient comme d'une suprême impertinence. N'oubliez pas +que plusieurs de leurs ouvrages seront admirés et pleins de vie, quand +le souvenir même de votre <i>ut</i> de poitrine aura disparu à tout jamais.</p> + +<p>«Si vous faites de nouveau le voyage d'Italie, n'allez pas vous y +engouer de quelque médiocre tisseur de cavatines, le donner, à votre +retour,<a name="page_351" id="page_351"></a> pour un auteur classique, et nous dire d'un air impartial que +Beethoven avait <i>aussi du talent</i>; car il n'y a pas de dieu qui échappe +au ridicule.</p> + +<p>«Quand vous accepterez de nouveaux rôles, ne vous permettez pas d'y rien +changer à la représentation, sans l'assentiment de l'auteur. Vous savez +qu'une seule note ajoutée, retranchée ou transposée, peut aplatir une +mélodie et en dénaturer l'expression. D'ailleurs c'est un droit qui ne +saurait, en aucun cas, être le vôtre. Modifier la musique qu'on chante, +ou le livre qu'on traduit, sans en rien dire à celui qui ne l'écrivit +qu'avec beaucoup de réflexion, c'est commettre un indigne abus de +confiance. Les gens qui empruntent <i>sans prévenir</i> sont appelés voleurs, +les interprètes infidèles sont des calomniateurs et des assassins.</p> + +<p>«Si d'aventure, il vous arrive un émule dont la voix ait plus de mordant +et de force que la vôtre, n'allez pas, dans un duo, jouer aux poumons +avec lui, et soyez sûr qu'il ne faut pas lutter contre le pot de fer, +même quand on est un vase de porcelaine de la Chine. Dans vos tournées +départementales, gardez-vous aussi de dire aux provinciaux, en parlant +de l'Opéra et de sa troupe chorale et instrumentale: <i>Mon théâtre</i>, <i>mes +chœurs</i>, <i>mon orchestre</i>. Les provinciaux n'aiment, pas plus que les +Parisiens, qu'on les prenne pour des niais; ils savent fort bien que +vous appartenez au théâtre, mais que le théâtre<a name="page_352" id="page_352"></a> n'est pas à vous, et +ils trouveraient la fatuité de votre langage d'un grotesque parfait.</p> + +<p>«Maintenant, ami Sancho, reçois ma bénédiction; va gouverner Barataria; +c'est une île assez basse, mais la plus fertile peut-être qu'il y ait en +terre-ferme. Ton peuple est fort médiocrement civilisé; encourage +l'instruction publique; que dans deux ans on ne se méfie plus, comme de +sorciers maudits, des gens qui savent lire; ne t'abuse pas sur les +louanges de ceux à qui tu permettras de s'asseoir à ta table; oublie tes +damnés proverbes; ne te trouble point quand tu auras un discours +important à prononcer; ne manque jamais à ta parole; que ceux qui te +confieront leurs intérêts, puissent être assurés que tu ne les trahiras +pas; et que ta voix soit juste pour tout le monde!»<a name="page_353" id="page_353"></a></p> + +<h3><a name="LE_TENOR_AU_ZENITH" id="LE_TENOR_AU_ZENITH"></a>LE TÉNOR AU ZÉNITH.</h3> + +<p><a name="page_354" id="page_354"></a></p> + +<p><a name="page_355" id="page_355"></a></p> + +<p>Il a cent mille francs d'appointements et un mois de congé. Après son +premier rôle, qui lui valut un éclatant succès, le Ténor en essaie +quelques autres avec des fortunes diverses. Il en accepte même de +nouveaux, qu'il abandonne après trois ou quatre représentations s'il n'y +excelle pas autant que dans les rôles anciens. Il peut briser ainsi la +carrière d'un compositeur, anéantir un chef-d'œuvre, ruiner un éditeur +et faire un tort énorme au théâtre. Ces considérations n'existent pas +pour lui. Il ne voit dans l'art que de l'or et des couronnes; et le +moyen le plus propre à les obtenir promptement, est pour lui le seul +qu'il faille employer.</p> + +<p>Il a remarqué que certaines formules mélodiques,<a name="page_356" id="page_356"></a> certaines +vocalisations, certains ornements, certains éclats de voix, certaines +terminaisons banales, certains rhythmes ignobles, avaient la propriété +d'exciter instantanément des applaudissements tels quels, cette raison +lui semble plus que suffisante pour en désirer l'emploi, pour l'exiger +même dans ses rôles, en dépit de tout respect pour l'expression, la +pensée et la dignité du style, et pour se montrer hostile, aux +productions d'une nature plus indépendante et plus élevée. Il connait +l'effet des vieux moyens qu'il emploie habituellement, il ignore celui +des moyens nouveaux qu'on lui propose, et ne se considérant point comme +un interprète désintéressé dans la question, dans le doute, il +s'abstient autant qu'il est en lui. Déjà la faiblesse de quelques +compositeurs en donnant satisfaction à ses exigences, lui fait rêver +l'introduction dans nos théâtres, des mœurs musicales de l'Italie. +Vainement on lui dit:</p> + +<p>«Le maître, c'est le <i>Maître</i>; ce nom n'a pas injustement été donné au +compositeur; c'est sa pensée qui doit agir entière et libre sur +l'auditeur, par l'intermédiaire du chanteur; c'est lui qui dispense la +lumière et projette les ombres; c'est lui qui est le roi et répond de +ses actes; il propose et dispose; ses ministres ne doivent avoir d'autre +but, ambitionner d'autres mérites que ceux de bien concevoir ses plans, +et, en se plaçant<a name="page_357" id="page_357"></a> exactement à son point de vue, d'en assurer la +réalisation.»</p> + +<p>Il n'écoute rien; il lui faut des vociférations en style de +tambour-major traînant depuis dix ans sur tous les théâtres +Ultramontains; des thêmes communs, entrecoupés de repos, pendant +lesquels il peut s'écouter applaudir, s'essuyer le front, rajuster ses +cheveux, tousser, avaler une pastille de sucre d'orge. Ou bien, il exige +de folles vocalises, mêlées d'accents de menace, de fureur, de gaîté, de +tendresse, de notes basses, de sons aigus, de gazouillements de colibri, +de cris de pintade, de fusées, d'arpéges, de trilles. Quels que soient +le sens des paroles, le caractère du personnage, la situation, il se +permet de presser ou de ralentir le mouvement, d'ajouter des gammes dans +tous les sens, des broderies de toutes les espèces; rien ne le choque, +tout va; une absurdité de plus ou de moins serait-elle remarquée en si +belle compagnie! L'orchestre ne dit rien ou ne dit que ce qu'il veut; le +Ténor domine, écrase tout; il parcourt le théâtre d'un air triomphant; +son panache étincelle de joie sur sa tête superbe; c'est un roi, c'est +un héros, c'est un demi-dieu, c'est un dieu! Seulement on ne sait quel +est son sexe: on ne peut découvrir s'il pleure ou s'il rit, s'il est +amoureux ou furieux; il n'y a plus de musique, plus de drame, plus de +mélodie, plus d'expression, plus de sens commun: il y a émission<a +name="page_358" id="page_358"></a> de voix, et c'est là l'important; voilà +la grande affaire; il va au théâtre courre le public, comme on va au +bois courre le cerf. Allons donc! ferme! donnons de la voix! Tayaut! +tayaut! faisons curée de l'art.</p> + +<p>Bientôt l'exemple de cette fortune vocale rend l'exploitation du théâtre +impossible; il éveille et entretient chez toutes les médiocrités +chantantes des espérances et des ambitions folles. «Le premier Ténor a +cent mille francs, pourquoi, dit le second, n'en aurais-je pas +quatre-vingt dix?—Et moi, cinquante, réplique le troisième?»</p> + +<p>Le directeur, pour alimenter ces orgueils béants, pour combler ces +abîmes, a beau rogner sur les masses, déconsidérer et détruire +l'orchestre et les chœurs, en donnant aux artistes qui les composent +des appointement de portiers; peines perdues, sacrifices inutiles; et un +jour que voulant se rendre un compte exact de sa situation, il essaie de +comparer l'énormité du salaire, avec la tâche du chanteur, il arrive en +frémissant à ce curieux résultat:</p> + +<p>Le premier Ténor, aux appointements de 100,000 fr., jouant à peu près +sept fois par mois, figure en conséquence dans quatre-vingt-quatre +représentations par an, et touche un peu plus de 1100 fr. par soirée. +Maintenant, en supposant un rôle composé de onze cents notes ou +syllabes, ce sera 1 fr. par syllabe.<a name="page_359" id="page_359"></a></p> + +<p>Ainsi, dans <i>Guillaume Tell</i>:</p> + +<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary=""> +<tr><td align="center">Ma (1 f.) présence (3 f.) pour vous est peut-être un outrage (9 f.)</td></tr> +<tr><td align="center">Mathilde (3 fr.) mes pas indiscrets (cent sous)</td></tr> +<tr><td align="center">Ont osé jusqu'à vous se frayer un passage! (13 fr.)</td></tr> +</table> + +<p class="nind">Total, 34 fr.—Vous parlez d'or, monseigneur!</p> + +<p>Étant donnée une prima donna aux misérables appointements de 40,000 fr., +la réponse de Mathilde <i>revient</i> nécessairement <i>à meilleur compte</i> +(style du commerce), chacune de ses syllabes <i>n'allant que dans les +prix</i> de huit sous; mais c'est encore assez joli:</p> + +<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary=""> +<tr><td align="center">«On pardonne aisément (2 fr. 40 c.) des torts (16 s.) que l'on partage (2 fr.)</td></tr> +<tr><td align="center">Arnold (16 s.) je (8 s.) vous attendais. (32 s.)</td></tr> +</table> + +<p class="nind">Total 8 fr.</p> + +<p>Puis il paie, il paie encore, il paie toujours, il paie tant, qu'un beau +jour il ne paie plus, et se voit forcé de fermer son théâtre. Comme ses +confrères ne sont pas dans une situation beaucoup plus florissante, +quelques-uns des immortels doivent alors se résigner à donner des leçons +de solfége (ceux qui le savent), ou à chanter sur les places publiques +avec une guitare, quatre bouts de chandelles et un tapis vert.</p> + +<p><a name="page_360" id="page_360"></a></p> + +<p><a name="page_361" id="page_361"></a></p> + +<h3><a name="LE_SOLEIL_SE_COUCHE" id="LE_SOLEIL_SE_COUCHE"></a>LE SOLEIL SE COUCHE.</h3> + +<p><a name="page_362" id="page_362"></a></p> + +<p><a name="page_363" id="page_363"></a></p> + +<p class="c">Ciel orageux.</p> + +<p>Le Ténor s'en va; sa voix ne peut plus ni monter ni descendre. Il doit +décapiter toutes les phrases hautes et ne plus chanter que dans le +médium. Il fait un ravage affreux dans les anciennes partitions, et +impose une insupportable monotonie pour condition d'existence aux +nouvelles. Il désole ses admirateurs.</p> + +<p>Les compositeurs, les poètes, les peintres, qui ont perdu le sentiment +du beau et du vrai, que le vulgarisme ne choque plus, qui n'ont plus +même la force de pourchasser les idées qui les fuient, qui se +complaisent seulement à tendre des piéges sous les pas de leurs rivaux +dont la vie est active et florissante, ceux-là sont morts et bien morts. +Pourtant ils croient, toujours vivre, une heureuse illusion les +soutient,<a name="page_364" id="page_364"></a> ils prennent l'épuisement pour de la fatigue, l'impuissance +pour de la modération; mais la perte d'un organe! qui pourrait s'abuser +sur un tel malheur? quand cette perte surtout détruit une voix +merveilleuse par son étendue, sa force, la beauté de ses accents, les +nuances infinies de son timbre, son expression dramatique et sa parfaite +pureté? Ah! je me suis senti quelquefois ému d'une profonde pitié pour +ces pauvres chanteurs, et plein d'une grande indulgence pour les +caprices, les vanités, les exigences, les ambitions démesurées, les +prétentions exorbitantes et les ridicules infinis de quelques-uns +d'entre eux. Ils ne vivent qu'un jour et meurent tout entiers. C'est à +peine si le nom des plus célèbres surnage, et encore c'est à +l'illustration des maîtres dont ils furent les interprètes, trop souvent +infidèles, qu'ils doivent, ceux-là, d'être sauvés de l'oubli. Nous +connaissons Caffariello, parce qu'il chanta à Naples dans l'<i>Antigono</i> +de Gluck; le souvenir de M<sup>mes</sup> Saint-Huberti et Branchu s'est conservé +en France, parce qu'elles ont créé les rôles de Didon, de la Vestale, +d'Iphigénie en Tauride, etc.; qui de nous aurait entendu parler de la +<i>diva</i> Faustina, sans Marcello qui fut son maître, et sans Hasse qui +l'épousa? Pardonnons-leur donc, à ces dieux mortels, de faire leur +Olympe aussi brillant que possible, d'imposer aux héros de<a +name="page_365" id="page_365"></a> l'art de longues et rudes épreuves, et de +ne pouvoir être apaisés que par des sacrifices d'idées.</p> + +<p>C'est si cruel pour eux de voir l'astre de la gloire et de la fortune +descendre incessamment à l'horizon. Quelle douloureuse fête que celle +d'une dernière représentation! Comme le grand artiste doit avoir le +cœur navré en parcourant et la scène et les secrets réduits de ce +théâtre, dont il fut longtemps le génie tutélaire, le roi, le souverain +absolu! En s'habillant dans sa loge, il se dit: «Je n'y rentrerai plus; +ce casque, ombragé d'un brillant panache, n'ornera plus ma tête; cette +mystérieuse cassette ne s'ouvrira plus pour recevoir les billets +parfumés des belles enthousiastes.» On frappe, c'est l'avertisseur qui +vient lui annoncer le commencement de la pièce. «Eh bien! mon pauvre +garçon, te voilà donc pour toujours à l'abri de ma mauvaise humeur! Plus +d'injures, plus de bourrades à craindre. Tu ne viendras plus me dire: +«Monsieur, l'ouverture commence! Monsieur, la toile est levée! Monsieur, +la première scène est finie! Monsieur, voilà votre entrée! Monsieur, on +vous attend!» Hélas! non; c'est moi qui te dirai maintenant: «Santiquet, +efface mon nom qui est encore sur cette porte; Santiquet, vas porter ces +fleurs à Fanny; va-s-y tout de suite, elle n'en voudrait plus demain; +Santiquet, bois ce verre de<a name="page_366" id="page_366"></a> Madère et emporte la bouteille, tu n'auras +plus besoin de faire la chasse aux enfants de chœur pour la défendre; +Santiquet, fais-moi un paquet de ces vieilles couronnes, enlève mon +petit piano, éteins ma lampe et ferme ma loge, tout est fini.»</p> + +<p>Le virtuose entre dans les coulisses sous le poids de ces tristes +pensées; il rencontre le second Ténor, son ennemi intime, sa doublure, +qui pleure aux éclats en dehors et rit aux larmes en dedans.</p> + +<p>—«Eh bien! <i>mon vieux</i>, lui dit le demi-dieu d'une voix dolente, tu vas +donc nous quitter? Mais quel triomphe t'attend ce soir! C'est une belle +soirée!»</p> + +<p>—«Oui, pour toi,» répond le chef d'emploi d'un air sombre. Et lui +tournant le dos:</p> + +<p>—«Delphine, dit-il à une jolie petite danseuse, à qui il permettait de +l'adorer, donne-moi donc <i>ma</i> bonbonnière?</p> + +<p>—Oh! <i>ma</i> bonbonnière est vide, répond la folâtre en pirouettant; j'ai +donné tout à Victor.</p> + +<p>Et cependant il faut étouffer son chagrin, son désespoir, sa rage: il +faut sourire, il faut chanter. Le virtuose paraît en scène; il joue pour +la dernière fois ce drame dont il fit le succès, ce rôle qu'il a créé; +il jette un dernier coup-d'œil sur ces décors qui réfléchirent sa +gloire, qui retentirent tant de fois de ses accents de tendresse, de +ses<a name="page_367" id="page_367"></a> élans de passion, sur ce lac aux bords duquel il attendit Mathilde, +sur ce Grutly, d'où il cria: <i>Liberté!</i> sur ce pâle soleil, que depuis +tant d'années, il voyait se lever à neuf heures du soir. Et il voudrait +pleurer, pleurer à sanglots; mais la réplique est donnée, il ne faut pas +que la voix tremble, ni que les muscles du visage expriment d'autre +émotion que celle du rôle; le public est là; des milliers de mains sont +disposées à t'applaudir, mon pauvre dieu, et si elles restaient +immobiles, oh! alors, tu reconnaîtrais que les douleurs intimes que tu +viens de sentir et d'étouffer ne sont rien auprès de l'affreux +déchirement causé par la froideur du public en pareille circonstance; le +public, autrefois ton esclave, aujourd'hui ton maître, ton empereur! +Allons, incline-toi, il t'applaudit. <i>Te moriturum salutat!</i></p> + +<p>Et il chante, et par un effort surhumain, retrouvant sa voix et sa verve +juvéniles, il excite des transports jusqu'alors inconnus. On couvre la +scène de fleurs comme une tombe à demi fermée. Palpitant de mille +sensations contraires, il se retire à pas lents. On veut le voir encore, +on l'appelle à grands cris. Quelle angoisse douce et cruelle pour lui, +dans cette dernière clameur de l'enthousiasme! et qu'on doit bien lui +pardonner s'il en prolonge un peu la durée! C'est sa dernière joie, +c'est sa gloire, son amour, son génie, sa vie, qui frémissent en +s'éteignant à la fois.<a name="page_368" id="page_368"></a> Viens donc, pauvre grand artiste, météore +brillant, au terme de ta course, viens entendre l'expression suprême de +nos affections admiratives et de notre reconnaissance, pour les +jouissances que nous t'avons dues si longtemps; viens et savoure-les, et +sois heureux et fier; tu te souviendras de cette heure toujours, et nous +l'aurons oubliée demain. Il s'avance haletant, le cœur gonflé de +larmes; une vaste acclamation éclate à son aspect; le peuple bat des +mains, l'appelle des noms les plus beaux et les plus chers; César le +couronne. Mais la toile s'abaisse enfin, comme le froid et le lourd +couteau des supplices; un abîme sépare le triomphateur de son char de +triomphe, abîme infranchissable et creusé par le temps. Tout est +consommé! Le Dieu n'est plus!</p> + +<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary=""> +<tr><td align="center"><small>Nuit profonde.</small></td></tr> +<tr><td align="center"> </td></tr> +<tr><td align="center">. . . . . . . . . . . . . . .</td></tr> +<tr><td align="center">. . . . . . . . . . . . . . .</td></tr> +<tr><td align="center">. . . . . . . . . . . . . . .</td></tr> +<tr><td align="center"> </td></tr> +<tr><td align="center"><small>Nuit éternelle.</small></td></tr> +<tr><td align="center"> </td></tr> +<tr><td align="center">. . . . . . . . . . . . . . .</td></tr> +<tr><td align="center">. . . . . . . . . . . . . . .</td></tr> +<tr><td align="center">. . . . . . . . . . . . . . .</td></tr> +</table> + +<p class="c">FIN.</p> + +<p><a name="page_369" id="page_369"></a></p> + +<p> +<br /> +<br /> +<br /> +<br /> +</p> + +<table border="0" cellpadding="3" cellspacing="0" summary="TABLE"> + +<tr><th colspan="3" align="center"><a name="TABLE_DES_MATIERES" id="TABLE_DES_MATIERES"></a><big>TABLE DES MATIÈRES</big><br /><br /> +<small>DU SECOND VOLUME.</small></th></tr> +<tr><td colspan="3"> </td></tr> +<tr><th colspan="3" align="center">Voyage musical en Italie.</th></tr> +<tr><td colspan="3"> </td></tr> +<tr><td align="right"><a href="#I">I.</a></td><td class="hang">Concours de composition musicale à l'Institut</td><td align="right"><a href="#page_003">3</a></td></tr> + +<tr><td align="right"><a href="#II">II.</a></td><td class="hang">Le concierge de l'Institut</td><td align="right"><a href="#page_015">15</a></td></tr> + +<tr><td align="right"><a href="#III">III.</a></td><td class="hang">Distribution des prix de l'Institut</td><td align="right"><a href="#page_031">31</a></td></tr> + +<tr><td align="right"><a href="#IV">IV.</a></td><td class="hang">Le départ</td><td align="right"><a href="#page_045">45</a></td></tr> + +<tr><td align="right"><a href="#V">V.</a></td><td class="hang">L'arrivée</td><td align="right"><a href="#page_059">59</a></td></tr> + +<tr><td align="right"><a href="#VI">VI.</a></td><td class="hang">Episode bouffon</td><td align="right"><a href="#page_067">67</a></td></tr> + +<tr><td align="right"><a href="#VII">VII.</a></td><td class="hang">Retour à Rome</td><td align="right"><a href="#page_085">85</a></td></tr> + +<tr><td align="right"><a href="#VIII">VIII.</a></td><td class="hang">La vie de l'Académie</td><td align="right"><a href="#page_099">99</a></td></tr> + +<tr><td align="right"><a href="#IX">IX.</a></td><td class="hang">Vincenza</td><td align="right"><a href="#page_117">117</a></td></tr> + +<tr><td align="right"><a href="#X">X.</a></td><td class="hang">Vagabondages</td><td align="right"><a href="#page_127">127</a></td></tr> + +<tr><td align="right"><a href="#XI">XI.</a></td><td class="hang">Subiaco</td><td align="right"><a href="#page_137">137</a></td></tr> + +<tr><td align="right"><a href="#XII">XII.</a></td><td class="hang">Encore Rome</td><td align="right"><a href="#page_151">151</a></td></tr> + +<tr><td align="right"><a href="#XIII">XIII.</a></td><td class="hang">Naples</td><td align="right"><a href="#page_177">177</a></td></tr> + +<tr><td align="right"><a href="#XIV">XIV.</a></td><td class="hang">Retour en France</td><td align="right"><a href="#page_209">209</a></td></tr> + +<tr><td class="hang" colspan="2">Le Premier opéra (nouvelle). Alfonso Della Viola à<br /> +Benvenuto Cellini</td><td align="right"><a href="#page_229">229</a><a name="page_370" id="page_370"></a></td></tr> + +<tr><td class="hang" colspan="2">Benvenuto à Alfonso</td><td align="right"><a href="#page_239">239</a></td></tr> + +<tr><td class="hang" colspan="2">Benvenuto à Alfonso</td><td align="right"><a href="#page_251">251</a></td></tr> + +<tr><td class="hang" colspan="2">Alfonso à Benvenuto</td><td align="right"><a href="#page_255">255</a></td></tr> + +<tr><td class="hang" colspan="2">Conclusion</td><td align="right"><a href="#page_257">257</a></td></tr> + +<tr><td class="hang" colspan="2">Du Système de Gluck en musique dramatique</td><td align="right"><a href="#page_262">262</a></td></tr> + +<tr><td class="hang" colspan="2">Les deux Alceste de Gluck</td><td align="right"><a href="#page_279">279</a></td></tr> + +<tr><td class="hang" colspan="2">Le Suicide par enthousiasme</td><td align="right"><a href="#page_309">309</a></td></tr> +<tr><td colspan="3"> </td></tr> +<tr><th colspan="3" align="center">Astronomie musicale.</th></tr> +<tr><td colspan="3"> </td></tr> +<tr><td class="hang" colspan="2">Révolution d'un ténor autour du public. Avant l'Aurore</td><td align="right"><a href="#page_341">341</a></td></tr> + +<tr><td class="hang" colspan="2">Lever héliaque</td><td align="right"><a href="#page_345">345</a></td></tr> + +<tr><td class="hang" colspan="2">Le ténor au zénith</td><td align="right"><a href="#page_353">353</a></td></tr> + +<tr><td class="hang" colspan="2">Le soleil se couche</td><td align="right"><a href="#page_361">361</a></td></tr> +<tr><td colspan="3"> </td></tr> +<tr><td colspan="3"> </td></tr> +<tr><td colspan="3" align="center"><small>FIN DE LA TABLE DE TOME DEUXIEME.</small></td></tr> +</table> + +<div class="footnotes"><p class="cb">NOTES:</p> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_1_1" id="Footnote_1_1"></a><a href="#FNanchor_1_1"><span class="label">[1]</span></a> Méhul est en effet de Givet, mais il n'était pas né à +l'époque où Pingard prétend avoir parlé de lui à Levaillant.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_2_2" id="Footnote_2_2"></a><a href="#FNanchor_2_2"><span class="label">[2]</span></a> Il faut dire, pour être juste, que si les peintres jugent +les musiciens, ceux-ci leur rendent la pareille au concours de peinture, +où le prix est donné également à la pluralité des voix par toutes les +sections réunies de l'Académie des Beaux-Arts. Il en est de même pour +les prix d'architecture, de gravure et de sculpture. Je sens pourtant, +en mon âme et conscience, que si j'avais l'honneur d'appartenir à ce +docte corps, il me serait bien difficile de motiver mon choix, en +donnant le prix à un graveur ou à un architecte, et que je ne pourrais +guère faire preuve d'impartialité qu'en tirant le plus méritant à la +courte-paille.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_3_3" id="Footnote_3_3"></a><a href="#FNanchor_3_3"><span class="label">[3]</span></a> 1<sup>er</sup> Iambe d'Auguste Barbier.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_4_4" id="Footnote_4_4"></a><a href="#FNanchor_4_4"><span class="label">[4]</span></a> Expression du même poète.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_5_5" id="Footnote_5_5"></a><a href="#FNanchor_5_5"><span class="label">[5]</span></a> Monfort avait obtenu en 1830 le prix de composition +musicale qui n'avait pas été décerné l'année précédente, il se trouvait +conséquemment aussi à Rome quand j'y arrivai.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_6_6" id="Footnote_6_6"></a><a href="#FNanchor_6_6"><span class="label">[6]</span></a> Ce manuscrit est entre les mains de mon ami J. d'Ortigue, +avec l'inscription raturée.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_7_7" id="Footnote_7_7"></a><a href="#FNanchor_7_7"><span class="label">[7]</span></a> +</p> + +<p class="c">Si quelqu'un t'offense je te vengerai.</p> + +<p>Cette statue célèbre est sur la place du Grand-Duc, où se trouve aussi +la poste.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_8_8" id="Footnote_8_8"></a><a href="#FNanchor_8_8"><span class="label">[8]</span></a> Nous étions loin de nous douter alors que nous ferions tous +les deux en 1840 l'inauguration de la belle colonne de la Bastille, dont +il est l'auteur; et qu'il serait chargé de construire un orchestre pour +recevoir les exécutants de ma symphonie funèbre.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_9_9" id="Footnote_9_9"></a><a href="#FNanchor_9_9"><span class="label">[9]</span></a> Les théâtres lyriques, à Rome, ne sont ouverts que quatre +mois de l'année.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_10_10" id="Footnote_10_10"></a><a href="#FNanchor_10_10"><span class="label">[10]</span></a> Il est fort difficile de se procurer les chefs-d'œuvre de +la littérature moderne; la police du S.P. les ayant presque tous mis à +l'index.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_11_11" id="Footnote_11_11"></a><a href="#FNanchor_11_11"><span class="label">[11]</span></a> Je l'ai vue un soir chez M. Vernet, avec ses longs cheveux +blonds tombant autour de sa figure mélancolique, comme les branches d'un +saule pleureur: trois jours après je vis sa charge en terre dans +l'atelier de Dantan.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_12_12" id="Footnote_12_12"></a><a href="#FNanchor_12_12"><span class="label">[12]</span></a> Le séjour des pensionnaires musiciens en Italie n'est que +de deux ans, ils doivent ensuite voyager un an en Allemagne et revenir à +Paris. Les autres artistes, au contraire, sont tenus de passer cinq ans +au-delà des monts.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_13_13" id="Footnote_13_13"></a><a href="#FNanchor_13_13"><span class="label">[13]</span></a> J'ai hâte maintenant de dire au lecteur, pour dissiper +l'impression trop violente, trop désolante, trop déchirante que mon +récit aura sans aucun doute produite sur son imagination et sur son +cœur, qu'il n'y a de réel dans l'anecdote que l'amour de Vincenza pour +mon ami Gibert, et l'indifférence de celui-ci pour elle. Je serais au +désespoir d'affliger quiconque trop profondément. D'ailleurs, tout ce +que je raconte dans ces deux volumes est vrai, et j'ai peur de l'ombre +mensongère que ce conte pourrait jeter sur le reste de mon récit. +Vincenza a bien pleuré souvent au pied des tilleuls du Pincio, elle m'a +demandé bien des fois de la raccommoder avec son amant qu'elle ennuyait +et qui n'était point jaloux, mais elle ne s'est pas noyée le moins du +monde. Elle est morte à Albano, de maladie tout bonnement, deux ans +après mon départ. Quant à Gibert, l'indolent créole, qui se soucie de +moi comme de Vincenza, il est toujours à Rome, où il passe un tiers de +sa vie à sommeiller, l'autre à dormir et le troisième à ne rien faire.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_14_14" id="Footnote_14_14"></a><a href="#FNanchor_14_14"><span class="label">[14]</span></a> <i>Inglese</i>, Anglais.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_15_15" id="Footnote_15_15"></a><a href="#FNanchor_15_15"><span class="label">[15]</span></a> <i>Baïocco</i>, monnaie romaine.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_16_16" id="Footnote_16_16"></a><a href="#FNanchor_16_16"><span class="label">[16]</span></a> Je fumais alors, je n'avais pas encore découvert que +l'excitation causée par le tabac est une chose pour moi prodigieusement +désagréable.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_17_17" id="Footnote_17_17"></a><a href="#FNanchor_17_17"><span class="label">[17]</span></a> Ceci est encore un mensonge et résulte de la tendance +qu'ont toujours les artistes à écrire des phrases qu'ils croient à +effet. Je n'ai jamais donné de coups de pied à Crispino; Flacheron est +même le seul d'entre nous qui se soit permis avec lui une telle +liberté.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_18_18" id="Footnote_18_18"></a><a href="#FNanchor_18_18"><span class="label">[18]</span></a> Cet instrument ne serait-il pas celui dont parle Virgile: +</p> + +<table border="0" cellpadding="0" cellspacing="0" summary=""> +<tr><td align="right">..... Ite per alta</td></tr> +<tr><td align="right">Dindyma, ubi assuetis biforem dat tibia cantum.</td></tr> +</table> + +</div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_19_19" id="Footnote_19_19"></a><a href="#FNanchor_19_19"><span class="label">[19]</span></a> J'avais écrit les paroles parlées et chantées de cet +ouvrage qui sert de conclusion à la Symphonie Fantastique, en revenant +de Nice, et pendant le trajet que je fis, à pied, de Sienne à +Montefiascone.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_20_20" id="Footnote_20_20"></a><a href="#FNanchor_20_20"><span class="label">[20]</span></a> <i>Grani</i>, monnaie napolitaine.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_21_21" id="Footnote_21_21"></a><a href="#FNanchor_21_21"><span class="label">[21]</span></a> Isidore Flacheron.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_22_22" id="Footnote_22_22"></a><a href="#FNanchor_22_22"><span class="label">[22]</span></a> Faute de pouvoir prononcer mon nom, les Subiacois me +désignaient toujours de la sorte.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_23_23" id="Footnote_23_23"></a><a href="#FNanchor_23_23"><span class="label">[23]</span></a> Aujourd'hui madame Flacheron.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_24_24" id="Footnote_24_24"></a><a href="#FNanchor_24_24"><span class="label">[24]</span></a> Assassiner quelqu'un.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_25_25" id="Footnote_25_25"></a><a href="#FNanchor_25_25"><span class="label">[25]</span></a> L**** était un grand séducteur de femmes de chambre; et il +prétendait qu'un moyen sûr de s'en faire aimer, c'était <i>d'avoir +toujours l'air un peu triste et un pantalon blanc</i>.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_26_26" id="Footnote_26_26"></a><a href="#FNanchor_26_26"><span class="label">[26]</span></a> Il faut en excepter une partie de celle de Bellini et de +ses imitateurs.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_27_27" id="Footnote_27_27"></a><a href="#FNanchor_27_27"><span class="label">[27]</span></a> Cette correspondance fictive est basée sur des faits +historiques: Benvenuto Cellini, l'un des plus grands sculpteurs et +ciseleurs de son temps, fut en effet contemporain d'Alfonso della Viola, +auteur d'un opéra qui passe pour le second ou le troisième essai de +musique dramatique fait au seizième siècle.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_28_28" id="Footnote_28_28"></a><a href="#FNanchor_28_28"><span class="label">[28]</span></a> Historique.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_29_29" id="Footnote_29_29"></a><a href="#FNanchor_29_29"><span class="label">[29]</span></a> Historique.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_30_30" id="Footnote_30_30"></a><a href="#FNanchor_30_30"><span class="label">[30]</span></a> Historique.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_31_31" id="Footnote_31_31"></a><a href="#FNanchor_31_31"><span class="label">[31]</span></a> Historique.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_32_32" id="Footnote_32_32"></a><a href="#FNanchor_32_32"><span class="label">[32]</span></a> Historique.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_33_33" id="Footnote_33_33"></a><a href="#FNanchor_33_33"><span class="label">[33]</span></a> On sait que Cellini professait une singulière aversion +pour cet instrument.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_34_34" id="Footnote_34_34"></a><a href="#FNanchor_34_34"><span class="label">[34]</span></a> Cet air n'est pas de Gluck.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_35_35" id="Footnote_35_35"></a><a href="#FNanchor_35_35"><span class="label">[35]</span></a> Nous désignerons ainsi par les premières paroles dans les +deux langues, les morceaux qui existent dans les deux partitions.</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_36_36" id="Footnote_36_36"></a><a href="#FNanchor_36_36"><span class="label">[36]</span></a> L'intention de Gluck est là trop évidente et trop belle +pour ne la rendre à l'exécution qu'avec les moyens ordinaires; c'est +trente flûtes au lieu de deux qu'il faudrait pour ce morceau. Oh! si +j'étais directeur de l'Opéra!</p></div> + +<div class="footnote"><p><a name="Footnote_37_37" id="Footnote_37_37"></a><a href="#FNanchor_37_37"><span class="label">[37]</span></a> Cet air est toujours supprimé à la représentation.</p></div> + +</div> +<hr class="full" /> + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Voyage musical en Allemagne et en +Italie, II, by Hector Berlioz + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK VOYAGE MUSICAL II *** + +***** This file should be named 37567-h.htm or 37567-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/3/7/5/6/37567/ + +Produced by Chuck Greif and the Online Distributed +Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was +produced from images available at the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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Except for the limited right of replacement or refund set forth +in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER +WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO +WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. + +1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied +warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. +If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the +law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be +interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by +the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any +provision of this agreement shall not void the remaining provisions. + +1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the +trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone +providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance +with this agreement, and any volunteers associated with the production, +promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, +harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, +that arise directly or indirectly from any of the following which you do +or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm +work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any +Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. + + +Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm + +Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of +electronic works in formats readable by the widest variety of computers +including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. 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Donations are accepted in a number of other +ways including checks, online payments and credit card donations. +To donate, please visit: http://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + + +</pre> + +</body> +</html> diff --git a/37567-h/images/ill_pg_144.png b/37567-h/images/ill_pg_144.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..d1c202b --- /dev/null +++ b/37567-h/images/ill_pg_144.png diff --git a/37567-h/images/ill_pg_144_sml.png b/37567-h/images/ill_pg_144_sml.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..1caa428 --- /dev/null +++ b/37567-h/images/ill_pg_144_sml.png diff --git a/37567-h/images/ill_pg_157.png b/37567-h/images/ill_pg_157.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..c36bfcf --- /dev/null +++ b/37567-h/images/ill_pg_157.png diff --git a/37567-h/images/ill_pg_157_sml.png b/37567-h/images/ill_pg_157_sml.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..3b7881b --- /dev/null +++ b/37567-h/images/ill_pg_157_sml.png diff --git a/37567-h/images/ill_pg_191.png b/37567-h/images/ill_pg_191.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..d304de5 --- /dev/null +++ b/37567-h/images/ill_pg_191.png diff --git a/37567-h/images/ill_pg_191_sml.png b/37567-h/images/ill_pg_191_sml.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..1108121 --- /dev/null +++ b/37567-h/images/ill_pg_191_sml.png diff --git a/37567-h/images/ill_pg_192.png b/37567-h/images/ill_pg_192.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..0138ccb --- /dev/null +++ b/37567-h/images/ill_pg_192.png diff --git a/37567-h/images/ill_pg_192_sml.png b/37567-h/images/ill_pg_192_sml.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..9723a11 --- /dev/null +++ b/37567-h/images/ill_pg_192_sml.png diff --git a/37567-h/images/ill_pg_223.png b/37567-h/images/ill_pg_223.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..5ae7950 --- /dev/null +++ b/37567-h/images/ill_pg_223.png diff --git a/37567-h/images/ill_pg_223_sml.png b/37567-h/images/ill_pg_223_sml.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..9bc21a3 --- /dev/null +++ b/37567-h/images/ill_pg_223_sml.png diff --git a/37567-h/images/ill_pg_224.png b/37567-h/images/ill_pg_224.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..a60037a --- /dev/null +++ b/37567-h/images/ill_pg_224.png diff --git a/37567-h/images/ill_pg_224_sml.png b/37567-h/images/ill_pg_224_sml.png Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..05605e3 --- /dev/null +++ b/37567-h/images/ill_pg_224_sml.png diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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