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diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..6833f05 --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,3 @@ +* text=auto +*.txt text +*.md text diff --git a/35444-0.txt b/35444-0.txt new file mode 100644 index 0000000..704b21a --- /dev/null +++ b/35444-0.txt @@ -0,0 +1,8252 @@ +The Project Gutenberg EBook of Aphorismes sur la sagesse dans la vie, by +Arthur Schopenhauer + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Aphorismes sur la sagesse dans la vie + +Author: Arthur Schopenhauer + +Translator: J.-A. Cantacuzène + +Release Date: March 1, 2011 [EBook #35444] + +Language: French + +Character set encoding: UTF-8 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK APHORISMES SUR LA SAGESSE *** + + + + +Produced by Mireille Harmelin and the Online Distributed +Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was +produced from images generously made available by the +Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + + + + +PARERGA ET PARALIPOMENA + +APHORISMES SUR LA SAGESSE DANS LA VIE + +ARTHUR SCHOPENHAUER + +TRADUIT EN FRANÇAIS POUR LA PREMIÈRE FOIS + +Par J.-A. CANTACUZÈNE + + «Le bonheur n'est pas chose aisée: il est très difficile de le + trouver en nous, et impossible de le trouver ailleurs.» + + CHAMFORT. + +TROISIÈME ÉDITION + +PARIS + +FÉLIX ALCAN, ÉDITEUR + +1887 + + + + +TABLE DES MATIÈRES + +INTRODUCTION + +CHAPITRE Ier.--Division fondamentale. + +CHAPITRE II.--De ce que l'on est. + +I.--La santé de l'esprit et du corps. + +II.--La beauté. + +III.--La douleur et l'ennui.--L'intelligence. + +CHAPITRE III.--De ce que l'on a. + +CHAPITRE IV.--De ce que l'on représente. + +I.--De l'opinion d'autrui. + +II.--Le rang. + +III.--L'honneur. + +IV.--La gloire. + +CHAPITRE V.--Parénèses et maximes. + +I.--Maximes générales. + +II.--Concernant notre conduite envers nous même. + +III.--Concernant notre conduite envers les autres. + +IV.--Concernant notre conduite en face de la marche du monde et en face +du sort. + +CHAPITRE VI.--De la différence des âges de la vie. + + + + +INTRODUCTION + + +Je prends ici la notion de la sagesse dans la vie dans son acception +immanente, c'est-à-dire que j'entends par là l'art de rendre la vie +aussi agréable et aussi heureuse que possible. Cette étude pourrait +s'appeler également l'Eudémonologie; ce serait donc un traité de la vie +heureuse. Celle-ci pourrait à son tour être définie une existence qui, +considérée au point de vue purement extérieur ou plutôt (comme il s'agit +ici d'une appréciation subjective) qui, après froide et mûre réflexion, +est préférable à la non-existence. La vie heureuse, ainsi définie, nous +attacherait à elle par elle-même et pas seulement par la crainte de la +mort; il en résulterait en outre que nous désirerions la voir durer +indéfiniment. Si la vie humaine correspond ou peut seulement +correspondre à la notion d'une pareille existence, c'est là une question +à laquelle on sait que j'ai répondu par la négative dans ma +_Philosophie_; l'eudémonologie, au contraire, présuppose une réponse +affirmative. Celle-ci, en effet, repose sur cette erreur innée que j'ai +combattue au commencement du chapitre XLIX, vol. II, de mon grand +ouvrage[1]. Par conséquent, pour pouvoir néanmoins traiter la question, +j'ai dû m'éloigner entièrement du point de vue élevé, métaphysique et +moral auquel conduit ma véritable philosophie. Tous les développements +qui vont suivre sont donc fondés, dans une certaine mesure, sur un +accommodement, en ce sens qu'ils se placent au point de vue habituel, +empirique et en conservent l'erreur. Leur valeur aussi ne peut être que +conditionnelle, du moment que le mot d'eudémonologie n'est lui-même +qu'un euphémisme. Ils n'ont en outre aucune prétention à être complets, +soit parce que le thème est inépuisable, soit parce que j'aurais dû +répéter ce que d'autres ont déjà dit. + +Je ne me rappelle que le livre de Cardan: _De utilitate ex adversis +capienda_, ouvrage digne d'être lu, qui traite de la même matière que +les présents aphorismes; il pourra servir à compléter ce que j'offre +ici. Aristote, il est vrai, a intercalé une courte eudémonologie dans le +chapitre V du livre I de sa _Rhétorique_; mais il n'a produit qu'une +œuvre bien maigre. Je n'ai pas eu recours à ces devanciers; compiler +n'est pas mon fait; d'autant moins l'ai-je fait que l'on perd par là +cette unité de vue qui est l'âme des œuvres de cette espèce. En somme, +certainement les sages de tous les temps ont toujours dit la même chose, +et les sots, c'est-à-dire l'incommensurable majorité de tous les temps, +ont toujours fait la même chose, savoir le contraire, et il en sera +toujours ainsi. Aussi Voltaire dit-il: _Nous laisserons ce monde-ci +aussi sot et aussi méchant que nous l'avons trouvé en y arrivant_. + + + + +APHORISMES SUR LA SAGESSE DANS LA VIE + + + + +CHAPITRE PREMIER + +DIVISION FONDAMENTALE + + +Aristote (_Morale à Nicomaque_, I, 8) a divisé les biens de la vie +humaine en trois classes, les biens extérieurs, ceux de l'âme et ceux du +corps. Ne conservant que la division en trois, je dis que ce qui +différencie le sort des mortels peut être ramené à trois conditions +fondamentales. Ce sont: + +1° Ce qu'on _est_: donc la personnalité, dans son sens le plus étendu. +Par conséquent, on comprend ici la santé, la force, la beauté, le +tempérament, le caractère moral, l'intelligence et son développement. + +2° Ce qu'on _a_: donc propriété et avoir de toute nature. + +3° Ce qu'on _représente_: on sait que par cette expression l'on entend +la manière dont les autres se représentent un individu, par conséquent +ce qu'il est dans leur représentation. Cela consiste donc dans leur +opinion à son égard et se divise en honneur, rang et gloire. + +Les différences de la première catégorie dont nous avons à nous occuper +sont celles que la nature elle-même a établies entre les hommes; d'où +l'on peut déjà inférer que leur influence sur le bonheur ou le malheur +sera plus essentielle et plus pénétrante que celle des différences +provenant des règles humaines et que nous avons mentionnées sous les +deux rubriques suivantes. Les _vrais avantages personnels_, tels qu'un +grand esprit ou un grand cœur, sont par rapport à tous les avantages du +rang, de la naissance, même royale, de la richesse et autres, ce que les +rois véritables sont aux rois de théâtre. Déjà _Métrodore_, le premier +élève d'Épicure, avait intitulé un chapitre: Περι του μειζονα ειναι την +παρ‘ ημας αιτιαν προς ενδαιμονιαν της εχ των πραγματων (_Les causes qui +viennent de nous contribuent plus au bonheur que celles qui naissent des +choses_.--Cf. Clément d'Alex., Strom., II, 21, p. 362 dans l'édition de +Wurtzbourg des _Opp. polem._) + +Et, sans contredit, pour le bien-être de l'individu, même pour toute sa +manière d'être, le principal est évidemment ce qui se trouve ou se +produit en lui. C'est là, en effet, que réside immédiatement son +bien-être ou son malaise; c'est sous cette forme, en définitive, que se +manifeste tout d'abord le résultat de sa sensibilité, de sa volonté et +de sa pensée; tout ce qui se trouve en dehors n'a qu'une influence +indirecte. Aussi les mêmes circonstances, les mêmes événements +extérieurs, affectent-ils chaque individu tout différemment, et, quoique +placés dans un même milieu, chacun vit dans un monde différent. Car il +n'a directement affaire que de ses propres perceptions, de ses propres +sensations et des mouvements de sa propre volonté: les choses +extérieures n'ont d'influence sur lui qu'en tant qu'elles déterminent +ces phénomènes intérieurs. Le monde dans lequel chacun vit dépend de la +façon de le concevoir, laquelle diffère pour chaque tête; selon la +nature des intelligences, il paraîtra pauvre, insipide et plat, ou +riche, intéressant et important. Pendant que tel, par exemple, porte +envie à tel autre pour les aventures intéressantes qui lui sont arrivées +pendant sa vie, il devrait plutôt lui envier le don de conception qui a +prêté à ces événements l'importance qu'ils ont dans sa description, car +le même événement qui se présente d'une façon si intéressante dans la +tête d'un homme d'esprit, n'offrirait plus, conçu par un cerveau plat et +banal, qu'une scène insipide de la vie de tous les jours. Ceci se +manifeste au plus haut degré dans plusieurs poésies de Gœthe et de +Byron, dont le fond repose évidemment sur une donnée réelle; un sot, en +les lisant, est capable d'envier au poète l'agréable aventure, au lieu +de lui envier la puissante imagination qui, d'un événement passablement +ordinaire, a su faire quelque chose d'aussi grand et d'aussi beau. +Pareillement, le mélancolique verra une scène de tragédie là où le +sanguin ne voit qu'un conflit intéressant, et le flegmatique un fait +insignifiant. + +Tout cela vient de ce que toute réalité, c'est-à-dire toute «actualité +remplie» se compose de deux moitiés, le sujet et l'objet, mais aussi +nécessairement et aussi étroitement unies que l'oxygène et l'hydrogène +dans l'eau. À moitié objective identique, la subjective étant +différente, ou réciproquement, la réalité actuelle sera tout autre; la +plus belle et la meilleure moitié objective, quand la subjective est +obtuse, de mauvaise qualité, ne fournira jamais qu'une méchante réalité +et actualité, semblable à une belle contrée vue par un mauvais temps ou +réfléchie par une mauvaise chambre obscure. Pour parler plus +vulgairement, chacun est fourré dans sa conscience comme dans sa peau et +ne vit immédiatement qu'en elle; aussi y a-t-il peu de secours à lui +apporter du dehors. À la scène, tel joue les princes, tel les +conseillers, tel autre les laquais, ou les soldats ou les généraux, et +ainsi de suite. Mais ces différences n'existent qu'à l'extérieur; à +l'intérieur, comme noyau du personnage, le même être est fourré chez +tous, savoir un pauvre comédien avec ses misères et ses soucis. + +Dans la vie, il en est de même. Les différences de rang et de richesses +donnent à chacun son rôle à jouer, auquel ne correspond nullement une +différence intérieure de bonheur et de bien-être; ici aussi est logé +dans chacun le même pauvre hère, avec ses soucis et ses misères, qui +peuvent différer chez chacun pour ce qui est du fond, mais qui, pour ce +qui est de la forme, c'est-à-dire par rapport à l'être propre, sont à +peu près les mêmes chez tous; il y a certes des différences de degré, +mais elles ne dépendent pas du tout de la condition ou de la richesse, +c'est-à-dire du rôle. + +Comme tout ce qui se passe, tout ce qui existe pour l'homme ne se passe +et n'existe immédiatement que dans sa conscience; c'est évidemment la +qualité de la conscience qui sera le prochainement essentiel, et dans la +plupart des cas tout dépendra de celle-là bien plus que des images qui +s'y représentent. Toute splendeur, toutes jouissances sont pauvres, +réfléchies dans la conscience terne d'un benêt, en regard de la +conscience d'un Cervantès, lorsque, dans une prison incommode, il +écrivait son _Don Quijote_. + +La moitié objective de l'actualité et de la réalité est entre les mains +du sort et, par suite, changeante; la moitié subjective, c'est +nous-mêmes, elle est par conséquent immuable dans sa partie essentielle. +Aussi, malgré tous les changements extérieurs, la vie de chaque homme +porte-t-elle d'un bout à l'autre le même caractère; on peut la comparer +à une suite de variations sur un même _thème_. Personne ne peut sortir +de son individualité. Il en est de l'homme comme de l'animal; celui-ci, +quelles que soient les conditions dans lesquelles on le place, demeure +confiné dans le cercle étroit que la nature a irrévocablement tracé +autour de son être, ce qui explique pourquoi, par exemple, tous nos +efforts pour faire le bonheur d'un animal que nous aimons doivent se +maintenir forcément dans des limites très restreintes, précisément à +cause de ces bornes de son être et de sa conscience; pareillement, +l'individualité de l'homme a fixé par avance la mesure de son bonheur +possible. Ce sont spécialement les limites de ses forces intellectuelles +qui ont déterminé une fois pour toutes son aptitude aux jouissances +élevées. Si elles sont étroites, tous les efforts extérieurs, tout ce +que les hommes ou la fortune feront pour lui, tout cela sera impuissant +à le transporter par delà la mesure du bonheur et du bien-être humain +ordinaire, à demi animal: il devra se contenter des jouissances +sensuelles, d'une vie intime et gaie dans sa famille, d'une société de +bas aloi ou de passe-temps vulgaires. L'instruction même, quoiqu'elle +ait une certaine action, ne saurait en somme élargir de beaucoup ce +cercle, car les jouissances les plus élevées, les plus variées et les +plus durables sont celles de l'esprit, quelque fausse que puisse être +pendant la jeunesse notre opinion à cet égard; et ces jouissances +dépendent surtout de la force intellectuelle. Il est donc facile de voir +clairement combien notre bonheur dépend de ce que nous _sommes_, de +notre individualité, tandis qu'on ne tient compte le plus souvent que de +ce que nous _avons_ ou de ce que nous _représentons_. Mais le sort peut +s'améliorer; en outre, celui qui possède la richesse intérieure ne lui +demandera pas grand'chose; mais un benêt restera benêt, un lourdaud +restera lourdaud, jusqu'à sa fin, fût-il en paradis et entouré de +houris. Gœthe dit: + + Volk und Knecht und Ueberwinder, + Sie gestehn, zu jeder Zeit, + Höchstes Glück der Erdenkinder + Sei nur die Persönlichkeit. + +(Peuple et laquais et conquérant,--en tout temps reconnaissent--que le +suprême bien des fils de la terre--est seulement la personnalité. Gœthe, +_Divan Or. Occ._, ZULECKA). + +Que le _subjectif_ soit incomparablement plus essentiel à notre bonheur +et à nos jouissances que l'_objectif_, cela se confirme en tout, par la +faim, qui est le meilleur cuisinier, jusqu'au vieillard regardant avec +indifférence la déesse que le jeune homme idolâtre, et tout au sommet, +nous trouvons la vie de l'homme de génie et du saint. La santé +par-dessus tout l'emporte tellement sur les biens extérieurs qu'en +vérité un mendiant bien portant est plus heureux qu'un roi malade. Un +tempérament calme et enjoué, provenant d'une santé parfaite et d'une +heureuse organisation, une raison lucide, vive, pénétrante et concevant +juste, une volonté modérée et douce, et comme résultat une bonne +conscience, voilà des avantages que nul rang, nulle richesse ne +sauraient remplacer. Ce qu'un homme est en soi-même, ce qui l'accompagne +dans la solitude et ce que nul ne saurait lui donner ni lui prendre, est +évidemment plus essentiel pour lui que tout ce qu'il peut posséder ou ce +qu'il peut être aux yeux d'autrui. Un homme d'esprit, dans la solitude +la plus absolue, trouve dans ses propres pensées et dans sa propre +fantaisie de quoi se divertir agréablement, tandis que l'être borné aura +beau varier sans cesse les fêtes, les spectacles, les promenades et les +amusements, il ne parviendra pas à écarter l'ennui qui le torture. Un +bon caractère, modéré et doux, pourra être content dans l'indigence, +pendant que toutes les richesses ne sauraient satisfaire un caractère +avide, envieux et méchant. Quant à l'homme doué en permanence d'une +individualité extraordinaire, intellectuellement supérieure, celui-là +alors peut se passer de la plupart de ces jouissances auxquelles le +monde aspire généralement; bien plus, elles ne sont pour lui qu'un +dérangement et un fardeau. Horace dit en parlant de lui-même: + + Gemmas, marmor, ebur, Tyrrhena sigilla, tabellas, + Argentum, vestes Gaetulo murice tinctas, + Sunt qui habeant, est qui non curat habere. + +(Il en est qui n'ont ni pierres précieuses, ni marbre, ni ivoire, ni +statuettes tyrrhéniennes, ni tableaux, ni argent, ni robes teintes de +pourpre gaétulienne; il en est un qui ne se soucie pas d'en +avoir.--Horace, Ep. II, L. II, vers 180 et suiv.) + +Et Socrate, à la vue d'objets de luxe exposés pour la vente, s'écriait: +«Combien il y a de choses dont je n'ai pas besoin!» + +Ainsi, la condition première et la plus essentielle pour le bonheur de +la vie, c'est ce que nous _sommes_, c'est notre personnalité; quand ce +ne serait déjà que parce qu'elle agit constamment et en toutes +circonstances, cela suffirait à l'expliquer, mais en outre, elle n'est +pas soumise à la chance comme les biens des deux autres catégories, et +ne peut pas nous être ravie. En ce sens, sa valeur peut passer pour +absolue, par opposition à la valeur seulement relative des deux autres. +Il en résulte que l'homme est bien moins susceptible d'être modifié par +le monde extérieur qu'on ne le suppose volontiers. Seul le temps, dans +son pouvoir souverain, exerce également ici son droit; les qualités +physiques et intellectuelles succombent insensiblement sous ses +atteintes; le caractère moral seul lui demeure inaccessible. + +Sous ce rapport, les biens des deux dernières catégories auraient un +avantage sur ceux de la première, comme étant de ceux que le temps +n'emporte pas directement. Un second avantage serait que, étant placés +en dehors de nous, ils sont accessibles de leur nature, et que chacun a +pour le moins la possibilité de les acquérir, tandis que ce qui est en +nous, le subjectif, est soustrait à notre pouvoir établi _jure divino_, +il se maintient invariable pendant toute la vie. Aussi les vers suivants +contiennent-ils une inexorable vérité: + + Wie an dem Tag, der dich der Welt verliehen, + Die Sonne stand zum Grusze der Planeten, + Bist alsobald und fort und fort gedichen, + Nach dem Gesetz, wonach du angetreten. + So muszt du seyn, dir kannst du nicht entfliehen, + So sagten schon Svbillen, so Propheten; + Und keine Zeit und keine Macht zerstückelt + Geprügte Form, die lebend sien entwickelt. + + (Gœthe.) + +(Comme, dans le jour qui t'a donné au monde, le soleil était là pour +saluer les planètes, tu as aussi grandi sans cesse, d'après la loi selon +laquelle tu as commencé. Telle est ta destinée; tu ne peux t'échapper à +toi-même; ainsi parlaient déjà les sibylles; ainsi les prophètes; aucun +temps, aucune puissance ne brise la forme empreinte qui se développe +dans le cours de la vie.--_Poésies_, trad. Porchat, vol. I, p. 312.) + +Tout ce que nous pouvons faire à cet égard, c'est d'employer cette +personnalité, telle qu'elle nous a été donnée, à notre plus grand +profit; par suite, ne poursuivre que les aspirations qui lui +correspondent, ne rechercher que le développement qui lui est approprié +en évitant tout autre, ne choisir, par conséquent, que l'état, +l'occupation, le genre de vie qui lui conviennent. + +Un homme herculéen, doué d'une force musculaire extraordinaire, astreint +par des circonstances extérieures à s'adonner à une occupation +sédentaire, à un travail manuel, méticuleux et pénible, ou bien encore à +l'étude et à des travaux de tête, occupations réclamant des forces +toutes différentes, non développées chez lui et laissant précisément +sans emploi les forces par lesquelles il se distingue, un tel homme se +sentira malheureux toute sa vie; bien plus malheureux encore sera celui +chez lequel les forces intellectuelles l'emportent de beaucoup et qui +est obligé de les laisser sans développement et sans emploi pour +s'occuper d'une affaire vulgaire qui n'en réclame pas, ou bien encore et +surtout d'un travail corporel pour lequel sa force physique n'est pas +suffisante. Ici toutefois, principalement pendant la jeunesse, il faut +éviter recueil de la présomption et ne pas s'attribuer un excès de +forces que l'on n'a pas. + +De la prépondérance bien établie de notre première catégorie sur les +deux autres, il résulte encore qu'il est plus sage de travailler à +conserver sa santé et à développer ses facultés qu'à acquérir des +richesses, ce qu'il ne faut pas interpréter en ce sens qu'il faille +négliger l'acquisition du nécessaire et du convenable. Mais la richesse +proprement dite, c'est-à-dire un grand superflu, contribue peu à notre +bonheur; aussi beaucoup de riches se sentent-ils malheureux, parce +qu'ils sont dépourvus de culture réelle de l'esprit, de connaissances +et, par suite, de tout intérêt objectif qui pourrait les rendre aptes à +une occupation intellectuelle. Car ce que la richesse peut fournir au +delà, de la satisfaction des besoins réels et naturels a une minime +influence sur notre véritable bien-être; celui-ci est plutôt troublé par +les nombreux et inévitables soucis qu'amène après soi la conservation +d'une grande fortune. Cependant les hommes sont mille fois plus occupés +à acquérir la richesse que la culture intellectuelle, quoique +certainement ce qu'on _est_ contribue bien plus à notre bonheur que ce +qu'on _a_. + +Combien n'en voyons-nous pas, diligents comme des fourmis et occupés du +matin au soir à accroître une richesse déjà acquise! Ils ne connaissent +rien par delà l'étroit horizon qui renferme les moyens d'y parvenir; +leur esprit est vide et par suite inaccessible à toute autre occupation. +Les jouissances les plus élevées, les jouissances intellectuelles sont +inabordables pour eux; c'est en vain qu'ils cherchent à les remplacer +par des jouissances fugitives, sensuelles, promptes, mais coûteuses à +acquérir, qu'ils se permettent entre temps. Au terme de leur vie, ils se +trouvent avoir comme résultat, quand la fortune leur a été favorable, un +gros monceau d'argent devant eux, qu'ils laissent alors à leurs +héritiers le soin d'augmenter ou aussi de dissiper. Une pareille +existence, bien que menée avec apparence très sérieuse et très +importante, est donc tout aussi insensée que telle autre qui arborerait +carrément pour symbole une marotte. + +Ainsi, l'essentiel pour le bonheur de la vie, c'est ce que l'on _a en +soi-même_. C'est uniquement parce que la dose en est d'ordinaire si +petite que la plupart de ceux qui sont sortis déjà victorieux de la +lutte contre le besoin se sentent au fond tout aussi malheureux que ceux +qui sont encore dans la mêlée. Le vide de leur intérieur, l'insipidité +de leur intelligence, la pauvreté de leur esprit les poussent à +rechercher la compagnie, mais une compagnie composée de leurs pareils, +car _similis simili gaudet_. Alors commence en commun la chasse au +passe-temps et à l'amusement, qu'ils cherchent d'abord dans les +jouissances sensuelles, dans les plaisirs de toute espèce et finalement +dans la débauche. La source de cette funeste dissipation, qui, en un +temps souvent incroyablement court, fait dépenser de gros héritages à +tant de fils de famille entrés riches dans la vie, n'est autre en vérité +que l'ennui résultant de cette pauvreté et de ce vide de l'esprit que +nous venons de dépeindre. Un jeune homme ainsi lancé dans le monde, +riche en dehors, mais pauvre en dedans, s'efforce vainement de remplacer +la richesse intérieure par l'extérieure; il veut tout recevoir du +_dehors_, semblable à ces vieillards qui cherchent à puiser de nouvelles +forces dans l'haleine des jeunes filles. De cette façon, la pauvreté +intérieure a fini par amener aussi la pauvreté extérieure. + +Je n'ai pas besoin de relever l'importance des deux autres catégories de +biens de la vie humaine, car la fortune est aujourd'hui trop +universellement appréciée pour avoir besoin d'être recommandée. La +troisième catégorie est même d'une nature très éthérée, comparée à la +seconde, vu qu'elle ne consiste que dans l'opinion des autres. Toutefois +chacun est tenu d'aspirer à l'_honneur_, c'est-à-dire à un bon renom; à +un _rang_, ne peuvent y aspirer, uniquement, que ceux qui servent +l'État, et, pour ce qui est de la _gloire_, il n'y en a qu'infiniment +peu qui puissent y prétendre. L'honneur est considéré comme un bien +inappréciable, et la gloire comme la chose la plus exquise que l'homme +puisse acquérir; c'est la Toison d'or des élus; par contre, les sots +seuls préféreront le rang à la richesse. La seconde et la troisième +catégorie ont en outre l'une sur l'autre ce qu'on appelle une action +réciproque; aussi l'adage de Pétrone: _Habes, habeberis_ est-il vrai, +et, en sens inverse, la bonne opinion d'autrui, sous toutes ses formes, +nous aide souvent à acquérir la richesse. + + + + +CHAPITRE II + +DE CE QUE L'ON EST + + +Nous avons déjà reconnu d'une manière générale que ce que l'on _est_ +contribue plus au bonheur que ce que l'on _a_ ou ce que l'on +_représente_. Le principal est toujours ce qu'un homme est, par +conséquent ce qu'il possède en lui-même; car son individualité +l'accompagne en tout temps et en tout lieu et teinte de sa nuance tous +les événements de sa vie. En toute chose et à toute occasion, ce qui +l'affecte tout d'abord, c'est lui-même. Ceci est vrai déjà pour les +jouissances matérielles, et, à plus forte raison, pour celles de l'âme. +Aussi l'expression anglaise: _To enjoy one's self_, est-elle très bien +trouvée; on ne dit pas en anglais: «Paris lui plaît,» on dit: «Il se +plaît à Paris (_He enjoys himself at Paris_).» + + + + +I.--La santé de l'esprit et du corps. + + +Mais, si l'individualité est de mauvaise qualité, toutes les jouissances +seront comme un vin exquis dans une bouche imprégnée de fiel. Ainsi +donc, dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, et sauf +l'éventualité de quelque grand malheur, ce qui arrive à un homme dans sa +vie est de moindre importance que la manière dont il le _sent_, +c'est-à-dire la nature et le degré de sa sensibilité sous tous les +rapports. Ce que nous avons en nous-mêmes et par nous-mêmes, en un mot +la personnalité et sa valeur, voilà le seul facteur immédiat de notre +bonheur et de notre bien-être. Tous les autres agissent indirectement; +aussi leur action peut-elle être annulée, mais celle de la personnalité +jamais. De là vient que l'envie la plus irréconciliable et en même temps +la plus soigneusement dissimulée est celle qui a pour objet les +avantages personnels. En outre, la qualité de la conscience est la seule +chose permanente et persistante; l'individualité agit constamment, +continuellement, et, plus ou moins, à tout instant; toutes les autres +conditions n'influent que temporairement, occasionnellement, +passagèrement, et peuvent aussi changer ou disparaître. Aristote dit: η +γαρ φυσις βεβαια, ου τα χρηματα (La nature est éternelle, non les +choses. _Mor. à Eudème_, VII, 2). C'est pourquoi nous supportons avec +plus de résignation un malheur dont la cause est tout extérieure que +celui dont nous sommes nous-mêmes coupables; car le destin peut changer, +mais notre propre qualité est immuable. Par suite, les biens subjectifs, +tels qu'un caractère noble, une tête capable, une humeur gaie, un corps +bien organisé et en parfaite santé, ou, d'une manière générale, _mens +sana in corpore sano_ (Juvénal, sat. X, 356), voilà les biens suprêmes +et les plus importants pour notre bonheur; aussi devrions-nous nous +appliquer bien plus à leur développement et à leur conservation qu'à la +possession des biens extérieurs et de l'honneur extérieur. + +Mais ce qui, par-dessus tout, contribue le plus directement à notre +bonheur, c'est une humeur enjouée, car cette bonne qualité trouve tout +de suite sa récompense en elle-même. En effet, celui qui est gai a +toujours motif de l'être par cela même qu'il l'est. Rien ne peut +remplacer aussi complètement tous les autres biens que cette qualité, +pendant qu'elle-même ne peut être remplacée par rien. Qu'un homme soit +jeune, beau, riche et considéré; pour pouvoir juger de son bonheur, la +question sera de savoir si, en outre, il est gai; en revanche, est-il +gai, alors peu importe qu'il soit jeune ou vieux, bien fait ou bossu, +pauvre ou riche; il est heureux. Dans ma première jeunesse, j'ai lu un +jour dans un vieux livre la phrase suivante: _Qui rit beaucoup est +heureux et qui pleure beaucoup est malheureux_; la remarque est bien +niaise; mais, à cause de sa vérité si simple, je n'ai pu l'oublier, +quoiqu'elle soit le superlatif d'un _truism_ (en anglais, vérité +triviale). Aussi devons-nous, toutes les fois qu'elle se présente, +ouvrir à la gaieté portes et fenêtres, car elle n'arrive jamais à +contre-temps, au lieu d'hésiter, comme nous le faisons souvent, à +l'admettre, voulant nous rendre compte d'abord si nous avons bien, à +tous égards, sujet d'être contents, ou encore de peur qu'elle ne nous +dérange de méditations sérieuses ou de graves préoccupations; et +cependant il est bien incertain que celles-ci puissent améliorer notre +condition, tandis que la gaieté est un bénéfice immédiat. Elle seule +est, pour ainsi dire, l'argent comptant du bonheur; tout le reste n'en +est que le billet de banque; car seule elle nous donne le bonheur dans +un présent immédiat; aussi est-elle le bien suprême pour des êtres dont +la réalité a la forme d'une actualité indivisible entre deux temps +infinis. Nous devrions donc aspirer avant tout à acquérir et à conserver +ce bien. Il est certain d'ailleurs que rien ne contribue moins à la +gaieté que la richesse et que rien n'y contribue davantage que la santé: +c'est dans les classes inférieures, parmi les travailleurs et +particulièrement parmi les travailleurs de la terre, que l'on trouve les +visages gais et contents; chez les riches et les grands dominent les +figures chagrines. Nous devrions, par conséquent, nous attacher avant +tout à conserver cet état parfait de santé dont la gaieté apparaît comme +la floraison. Pour cela, on sait qu'il faut fuir tous excès et toutes +débauches, éviter toute émotion violente et pénible, ainsi que toute +contention d'esprit excessive ou trop prolongée; il faut encore prendre, +chaque jour, deux heures au moins d'exercice rapide au grand air, des +bains fréquents d'eau froide, et d'autres mesures diététiques de même +genre. Point de santé si l'on ne se donne tous les jours suffisamment de +mouvement; toutes les fonctions de la vie, pour s'effectuer +convenablement, demandent le mouvement des organes dans lesquels elles +s'accomplissent et de l'ensemble du corps. Aristote a dit avec raison: +«Ο βιος εν τη κινησει εστι» (La vie est dans le mouvement). La vie +consiste essentiellement dans le mouvement. À l'intérieur de tout +l'organisme règne un mouvement incessant et rapide: le cœur, dans son +double mouvement si compliqué de systole et de diastole, bat +impétueusement et infatigablement; 28 pulsations lui suffisent pour +envoyer la masse entière du sang dans le torrent de la grande et de la +petite circulation; le poumon pompe sans discontinuer comme une machine +à vapeur; les entrailles se contractent sans cesse d'un mouvement +péristaltique; toutes les glandes absorbent et sécrètent sans +interruption; le cerveau lui-même a un double mouvement pour chaque +battement du cœur et pour chaque aspiration du poumon. Si, comme il +arrive dans le genre de vie entièrement sédentaire de tant d'individus, +le mouvement extérieur manque presque totalement, il en résulte une +disproportion criante et pernicieuse entre le repos externe et le +tumulte interne. Car ce perpétuel mouvement à l'intérieur demande même à +être aidé quelque peu par celui de l'extérieur; cet état disproportionné +est analogue à celui où nous sommes tenus de ne rien laisser paraître au +dehors pendant qu'une émotion quelconque nous, fait bouillonner +intérieurement. Les arbres même, pour prospérer, ont besoin d'être +agités par le vent. C'est là une règle absolue que l'on peut énoncer de +la manière la plus concise en latin: _Omnis motus, quo celerior, eo +magis motus_ (Plus il est accéléré, plus tout mouvement est mouvement). + +Pour bien nous rendre compte combien notre bonheur dépend d'une +disposition gaie et celle-ci de l'état de santé, nous n'avons qu'à +comparer l'impression que produisent sur nous les mêmes circonstances +extérieures ou les mêmes événements pendant les jours de santé et de +vigueur, avec celle qui est produite lorsqu'un état de maladie nous +dispose à être maussade et inquiet. Ce n'est pas ce que sont +objectivement et en réalité les choses, c'est ce qu'elles sont pour +nous, dans notre perception, qui nous rend heureux ou malheureux. C'est +ce qu'énonce bien cette sentence d'Épictète: «Ταρατσει τους ανθωπους ου +τα πραγματα, αλλα τα περι των πραγματων δογματα. (Ce qui émeut les +hommes, ce ne sont pas les choses, mais l'opinion sur les choses).» En +thèse générale, les neuf dixièmes de notre bonheur reposent +exclusivement sur la santé. Avec elle, tout devient source de plaisir; +sans elle, au contraire, nous ne saurions goûter un bien extérieur, de +quelque nature qu'il soit; même les autres biens subjectifs, tels que +les qualités de l'intelligence, du cœur, du caractère, sont amoindris et +gâtés par l'état de maladie. Aussi n'est-ce pas sans raison que nous +nous informons mutuellement de l'état de notre santé et que nous nous +souhaitons réciproquement de nous bien porter, car c'est bien là en +réalité ce qu'il y a de plus essentiellement important pour le bonheur +humain. Il s'ensuit donc qu'il est de la plus insigne folie de sacrifier +sa santé à quoi que ce soit, richesse, carrière, études, gloire, et +surtout à la volupté et aux jouissances fugitives. Au contraire, tout +doit céder le pas à la santé. + +Quelque grande que soit l'influence de la santé sur cette gaieté si +essentielle à notre bonheur, néanmoins celle-ci ne dépend pas uniquement +de la première, car, avec une santé parfaite, on peut avoir un +tempérament mélancolique et une disposition prédominante à la tristesse. +La cause en réside certainement dans la constitution originaire, par +conséquent immuable de l'organisme, et plus spécialement dans le rapport +plus ou moins normal de la sensibilité à l'irritabilité et à la +reproductivité. Une prépondérance anormale de la sensibilité produira +l'inégalité d'humeur, une gaieté périodiquement exagérée et une +prédominance de la mélancolie. Comme le génie est déterminé par un excès +de la force nerveuse, c'est-à-dire de la sensibilité, Aristote a observé +avec raison que tous les hommes illustres et éminents sont +mélancoliques: «Παντες οσοι περιττοι γεγονασιν ανδρες, η κατα +φιλοσοφιαν, η πολιτιχην, η ποιηοην, η τεχνας, φαινονται μελαγχολικοι +οντες.» (_Probl._ 30, 1.) C'est ce passage que Cicéron a eu sans doute +en vue dans ce rapport tant cité: «_Aristoteles ait, omnes ingeniosos +melancholicos esse._» (_Tusc._ I, 33) Shakspeare a très plaisamment +dépeint cette grande diversité du tempérament général: + + Nature has fram'd strange fellows in her time: + Some that will evermore peep through their eyes, + And laugh, like parrots, at a bag-piper; + And others of such vinegar aspect, + That they'll not show their teeth in way of smile, + Tough Nestor swear the jest he laughable. + + (_Merch. of Ven._ Scène I.) + +(La nature s'amuse parfois à former de drôles de corps. Il y en a qui +sont perpétuellement à faire leurs petits yeux et qui vont rire comme un +perroquet devant un simple joueur de cornemuse; et d'autres qui ont une +telle physionomie de vinaigre qu'ils ne découvriraient pas leurs dents, +même pour sourire, quand bien même le grave Nestor jurerait qu'il vient +d'entendre une plaisanterie désopilante).--(Trad. française de +Montégut.) + +C'est cette même diversité que Platon désigne par les mots de «δυσκολος» +(d'humeur difficile) et «ευκολος» (d'humeur facile). Elle peut se +ramener à la susceptibilité, très différente chez les individus +différents, pour les impressions agréables ou désagréables, par suite de +laquelle tel rit encore de ce qui met tel autre presque au désespoir. Et +même la susceptibilité pour les impressions agréables est d'ordinaire +d'autant moindre que celle pour les impressions désagréables est plus +forte, et _vice versa_. À chances égales de réussite ou d'insuccès pour +une affaire, le δυσκολος se fâchera ou se chagrinera de l'insuccès et ne +se réjouira pas de la réussite; l'ευκολος au contraire ne sera ni fâché +ni chagriné par le mauvais succès, et se réjouira du bon. Si, neuf fois +sur dix, le δυσκολος réussit dans ses projets, il ne se réjouira pas au +sujet des neuf fois où il a réussi, mais il se fâchera pour le dixième +qui a échoué; dans le cas inverse, l'ευκολος sera consolé et réjoui par +cet unique succès. Mais il n'est pas facile de trouver un mal sans +compensation aucune; aussi arrive-t-il que les δυσκολος, c'est-à-dire +les caractères sombres et inquiets, auront, à la vérité, à supporter en +somme plus de malheurs et de souffrances imaginaires, mais, en revanche, +moins de réels que les caractères gais et insouciants, car celui qui +voit tout en noir, qui appréhende toujours le pire et qui, par suite, +prend ses mesures en conséquence, n'aura pas des mécomptes aussi +fréquents que celui qui prête à toutes choses des couleurs et des +perspectives riantes.--Néanmoins, quand une affection morbide du système +nerveux ou de l'appareil digestif vient prêter la main à une δυσκολια +innée, alors celle-ci peut atteindre ce haut degré où un malaise +permanent produit le dégoût de la vie, d'où résulte le penchant au +suicide. Celui-ci peut alors être provoqué par les plus minimes +contrariétés; à un degré supérieur du mal, il n'est même plus besoin de +motif, la seule permanence du malaise suffit pour y déterminer. Le +suicide s'accomplit alors avec une réflexion si froide et une si +inflexible résolution que le malade à ce stade, placé déjà d'ordinaire +sous surveillance, l'esprit constamment fixé sur cette idée, profite du +premier moment où la surveillance se sera relâchée pour recourir, sans +hésitation, sans lutte et sans effroi, à ce moyen de soulagement pour +lui si naturel en ce moment et si bien veau. Esquirol a décrit très au +long cet état dans son _Traité des maladies mentales_. Il est certain +que l'homme le mieux portant, peut-être même le plus gai, pourra aussi, +le cas échéant, se déterminer au suicide; cela arrivera quand +l'intensité des souffrances ou d'un malheur prochain et inévitable sera +plus forte que les terreurs de la mort. Il n'y a de différence que dans +la puissance plus ou moins grande du motif déterminant, laquelle est en +rapport inverse avec la δυσκολια. Plus celle-ci est grande, plus le +motif pourra être petit, jusqu'à devenir même nul; plus, au contraire, +l'ευκολια, ainsi que la santé qui en est la base, est grande, plus il +devra être grave. Il y aura donc des degrés innombrables entre ces deux +cas extrêmes de suicide, entre celui provoqué purement par une +recrudescence maladive de la δυσκολια innée, et celui de l'homme bien +portant et gai provenant de causes tout objectives. + + + + +II.--La beauté. + + +La beauté est analogue en partie à la santé. Cette qualité subjective, +bien que ne contribuant qu'indirectement au bonheur par l'impression +qu'elle produit sur les autres, a néanmoins une grande importance, même +pour le sexe masculin. La beauté est une lettre ouverte de +recommandation, qui nous gagne les cœurs à l'avance; c'est à elle +surtout que s'appliquent ces vers d'Homère: + + Ουτοι αποβλητ' εστι Θεων εριχυδεα δωρχ, + 'Οσσχ χεν αυτοι δωσι, εχων δ'ουχ αν τις ελοιτο. + + (_Il_. III, 65.) + +(Il ne faut pas dédaigner les dons glorieux des immortels, que seuls ils +peuvent donner et que personne ne peut accepter ou refuser à son gré). + + + + +III.--La douleur et l'ennui.--L'intelligence. + + +Un simple coup d'œil nous fait découvrir deux ennemis du bonheur humain: +ce sont la douleur et l'ennui. En outre, nous pouvons observer que, dans +la mesure où nous réussissons à nous éloigner de l'un, nous nous +rapprochons de l'autre, et réciproquement; de façon que notre vie +représente en réalité une oscillation plus ou moins forte entre les +deux. Cela provient du double antagonisme dans lequel chacun des deux se +trouve envers l'autre, un antagonisme extérieur ou objectif et un +antagonisme intérieur ou subjectif. En effet, extérieurement, le besoin +et la privation engendrent la douleur; en revanche, l'aise et +l'abondance font naître l'ennui. C'est pourquoi nous voyons la classe +inférieure du peuple luttant incessamment contre le besoin, donc contre +la douleur, et par contre la classe riche et élevée dans une lutte +permanente, souvent désespérée, contre l'ennui. + +Intérieurement, ou subjectivement, l'antagonisme se fonde sur ce que +dans tout individu la facilité à être impressionné par l'un de ces maux +est en rapport inverse avec celle d'être impressionné par l'autre; car +cette susceptibilité est déterminée par la mesure des forces +intellectuelles. En effet, un esprit obtus est toujours accompagné +d'impressions obtuses et d'un manque d'irritabilité, ce qui rend +l'individu peu accessible aux douleurs et aux chagrins de toute espèce +et de tout degré; mais cette même qualité obtuse de l'intelligence +produit, d'autre part, ce _vide intérieur_ qui se peint sur tant de +visages et qui se trahit par une attention toujours en éveil sur tous +les événements, même les plus insignifiants, du monde extérieur; c'est +ce vide qui est la véritable source de l'ennui et celui qui en souffre +aspire avec avidité à des excitations extérieures, afin de parvenir à +mettre en mouvement son esprit et son cœur par n'importe quel moyen. +Aussi n'est-il pas difficile dans le choix des moyens; on le voit assez +à la piteuse mesquinerie des distractions auxquelles se livrent les +hommes, au genre de sociétés et de conversations qu'ils recherchent, non +moins qu'au grand nombre de flâneurs et de badauds qui courent le monde. +C'est principalement ce vide intérieur qui les pousse à la poursuite de +toute espèce de réunions, de divertissements, de plaisirs et de luxe, +poursuite qui conduit tant de gens à la dissipation et finalement à la +misère. + +Rien ne met plus sûrement en garde contre ces égarements que la richesse +_intérieure_, la richesse de l'esprit car celui-ci laisse d'autant moins +de place à l'ennui qu'il approche davantage de la supériorité. +L'activité incessante des pensées, leur jeu toujours renouvelé en +présence des manifestations diverses du monde interne et externe, la +puissance et la capacité de combinaisons toujours variées, placent une +tête éminente, sauf les moments de fatigue, tout à fait en dehors de la +portée de l'ennui. Mais, d'autre part, une intelligence supérieure a +pour condition immédiate une sensibilité plus vive, et pour racine une +plus grande impétuosité de la volonté et, par suite, de la passion; de +l'union de ces deux conditions résulte alors une intensité plus +considérable de toutes les émotions et une sensibilité exagérée pour les +douleurs morales et même pour les douleurs physiques, comme aussi une +plus grande impatience en face de tout obstacle, d'un simple dérangement +même. + +Ce qui contribue encore puissamment à tous ces effets, c'est la vivacité +produite par la force de l'imagination. Ce que nous venons de dire +s'applique, toute proportion gardée, à tous les degrés intermédiaires +qui comblent le vaste intervalle compris entre l'imbécile le plus obtus +et le plus grand génie. Par suite, objectivement aussi bien que +subjectivement, tout être se trouve d'autant plus rapproché de l'une des +sources de malheurs humains qu'il est plus éloigné de l'autre. Son +penchant naturel le portera donc, sous ce rapport, à accommoder aussi +bien que possible l'objectif avec le subjectif, c'est-à-dire à se +prémunir du mieux qu'il pourra contre celle des sources de souffrances +qui l'affecte le plus facilement. L'homme intelligent aspirera avant +tout à fuir toute douleur, toute tracasserie et à trouver le repos et +les loisirs; il recherchera donc une vie tranquille, modeste, abritée +autant que possible contre les importuns; après avoir entretenu pendant +quelque temps des relations avec ce que l'on appelle les hommes, il +préférera une existence retirée, et, si c'est un esprit tout à fait +supérieur, il choisira la solitude. Car plus un homme possède en +lui-même, moins il a besoin du monde extérieur et moins les autres +peuvent lui être utiles. Aussi la supériorité de l'intelligence +conduit-elle à l'insociabilité. Ah! si la qualité de la société pouvait +être remplacée par la quantité, cela vaudrait alors la peine de vivre +même dans le grand monde: mais, hélas! cent fous mis en un tas ne font +pas encore un homme raisonnable.--L'individu placé à l'extrême opposé, +dès que le besoin lui donne le temps de reprendre haleine, cherchera à +tout prix des passe-temps et de la société; il s'accommodera de tout, ne +fuyant rien que lui-même. C'est dans la solitude, là où chacun est +réduit à ses propres ressources, que se montre ce qu'il _a par +lui-même_; là, l'imbécile, sous la pourpre, soupire écrasé par le +fardeau éternel de sa misérable individualité, pendant que l'homme +hautement doué, peuple et anime de ses pensées la contrée la plus +déserte. Sénèque (Ép. 9) a dit avec raison: «_omnis stultitia laborat +fastidio sui_ (La sottise se déplaît à elle-même);» de même Jésus, fils +de Sirach: «_La vie du fou est pire que la mort_.» Aussi voit-on en +somme que tout individu est d'autant plus sociable qu'il est plus pauvre +d'esprit et, en général, plus vulgaire. Car dans le monde on n'a guère +le choix qu'entre l'isolement et la communauté. On prétend que les +nègres sont de tous les hommes les plus sociables, comme ils en sont +aussi sans contredit les plus arriérés intellectuellement; des rapports +envoyés de l'Amérique du Nord et publiés par des journaux français (_Le +Commerce_, 19 oct. 1837) racontent que les nègres, sans distinction de +libres ou d'esclaves, se réunissent en grand nombre dans le local le +plus étroit, car ils ne sauraient voir leurs faces noires et camardes +assez souvent répétées. + +De même que le cerveau apparaît comme étant le parasite ou le +pensionnaire de l'organisme entier, de même les loisirs acquis par +chacun, en lui donnant la libre jouissance de sa conscience et de son +individualité, sont à ce titre le fruit et le revenu de toute son +existence, qui, pour le reste, n'est que peine et labeur. Mais voyons un +peu ce que produisent les loisirs de la plupart des hommes! Ennui et +maussaderie, toutes les fois qu'il ne se trouve pas des jouissances +sensuelles ou des niaiseries pour les remplir. Ce qui démontre bien que +ces loisirs-là n'ont aucune valeur, c'est la manière dont on les occupe; +ils ne sont à la lettre que le _ozio lungo d'uomini ignoranti_ dont +parle l'Arioste. + +L'homme ordinaire ne se préoccupe que de _passer le temps_, l'homme de +talent que de l'_employer_. La raison pour laquelle les têtes bornées +sont tellement exposées à l'ennui, c'est que leur intellect n'est +absolument pas autre chose que l'_intermédiaire des motifs_ pour leur +volonté. Si, à un moment donné, il n'y a pas de _motifs_ à saisir, alors +la volonté se repose et l'intellect chôme, car la première, pas plus que +l'autre, ne peut entrer en activité par sa propre impulsion; le résultat +est une effroyable stagnation de toutes les forces dans l'individu +entier,--l'ennui. Pour le combattre, on insinue sournoisement à la +volonté des motifs petits, provisoires, choisis indifféremment, afin de +la stimuler et de mettre par là également en activité l'intellect qui +doit les saisir: ces motifs sont donc par rapport aux motifs réels et +naturels ce que le papier-monnaie est par rapport à l'argent, puisque +leur valeur n'est que conventionnelle. De tels motifs sont les _jeux_ de +cartes ou autres, inventés précisément dans le but que nous venons +d'indiquer. À leur défaut, l'homme borné se mettra à tambouriner sur les +vitres ou à tapoter avec tout ce qui lui tombe sous la main. Le cigare +lui aussi fournit volontiers de quoi suppléer aux pensées. + +C'est pourquoi dans tous les pays les jeux de cartes sont arrivés à être +l'occupation principale dans toute société; ceci donne la mesure de ce +que valent ces réunions et constitue la banqueroute déclarée de toute +pensée. N'ayant pas d'idées à échanger, on échange des cartes et l'on +cherche à se soutirer mutuellement des florins. Ô pitoyable espèce! +Toutefois, pour ne pas être injuste même ici, je ne veux pas omettre +l'argument qu'on peut invoquer pour justifier le jeu de cartes: on peut +dire qu'il est une préparation à la vie du monde et des affaires, en ce +sens que l'on y apprend à profiter avec sagesse des circonstances +immuables, établies par le hasard (les cartes), pour en tirer tout le +parti possible; dans ce but, l'on s'habitue à garder sa contenance en +faisant bonne mine en mauvais jeu. Mais, par là même, d'autre part les +jeux de cartes exercent une influence démoralisatrice. En effet, +l'esprit du jeu consiste à soutirer à autrui ce qu'il possède, par +n'importe quel tour ou n'importe quelle ruse. Mais l'habitude de +procéder ainsi, contractée au jeu, s'enracine, empiète sur la vie +pratique, et l'on arrive insensiblement à procéder de même quand il +s'agit du tien et du mien, et à considérer comme permis tout avantage +que l'on a actuellement en main, dès qu'on peut le faire légalement, La +vie ordinaire en fournit des preuves chaque jour. + +Puisque les loisirs sont, ainsi que nous l'avons dit, la fleur ou plutôt +le fruit de l'existence de chacun, en ce que, seuls, ils le mettent en +possession de son moi propre, nous devons estimer heureux ceux-là qui, +en se gagnant, gagnent quelque chose qui ait du prix, pendant que les +loisirs ne rapportent à la plupart des hommes qu'un drôle dont il n'y a +rien à faire, qui s'ennuie à périr et qui est à charge à lui-même. +Félicitons-nous donc, «_ô mes frères, d'être des enfants non d'esclaves, +mais de mères libres_.» (Ép. aux Galath., 4, 31.) + +En outre, de même que ce pays-là est le plus heureux qui a le moins, ou +n'a pas du tout besoin d'importation, de même est heureux l'homme à qui +suffit sa richesse intérieure et qui pour son amusement ne demande que +peu, ou même rien, au monde extérieur, attendu que pareille importation +est chère, assujettissante, dangereuse; elle expose à des désagréments +et, en définitive, n'est toujours qu'un mauvais succédané pour les +productions du sol propre. Car nous ne devons, à aucun égard, attendre +grand'chose d'autrui, et du dehors en général. Ce qu'un individu peut +être pour un autre est chose très étroitement limitée; chacun finit par +rester seul, et _qui_ est seul? devient alors la grande question. Gœthe +a dit à ce sujet, parlant d'une manière générale, qu'en toutes choses +chacun en définitive est réduit à soi-même (_Poésie et vérité_, vol. +III). Oliver Goldsmith dit également: + + Still to ourselves in ev'ry place consign'd, + Our own felicity we make or find. + + (_The traveller_, v. 431 et suiv.) + +(Cependant, en tout lieu, réduits à nous-mêmes, c'est nous qui faisons +ou trouvons notre propre bonheur.) + +Chacun doit donc être et fournir à soi-même ce qu'il y a de meilleur et +de plus important. Plus il en sera ainsi, plus, par suite, l'individu +trouvera en lui-même les sources de ses plaisirs, et plus il sera +heureux. C'est donc avec raison qu'Aristote a dit: η ευδαμονια των +αυταρχων εστι (_Mor. à Eud._, VII, 2) (Le bonheur appartient à ceux qui +se suffisent à eux-mêmes). En effet, toutes les sources extérieures du +bonheur et du plaisir sont, de leur nature, éminemment incertaines, +équivoques, fugitives, aléatoires, partant sujettes à s'arrêter +facilement même dans les circonstances les plus favorables, et c'est +même inévitable, attendu que nous ne pouvons pas les avoir toujours sous +la main. Bien plus, avec l'âge, presque toutes tarissent fatalement; car +alors amour, badinage, plaisir des voyages et de l'équitation, aptitude +à figurer dans le monde, tout cela nous abandonne; la mort nous enlève +jusqu'aux amis et parents. C'est à ce moment, plus que jamais, qu'il est +important de savoir ce qu'on a par soi-même. Il n'y a que cela, on +effet, qui résistera le plus longtemps. Cependant, à tout âge, sans +distinction, cela est et demeure la source vraie et la seule permanente +du bonheur. Car il n'y a pas beaucoup à gagner dans ce monde: la misère +et la douleur le remplissent, et, quant à ceux qui leur ont échappé, +l'ennui est là qui les guette de tous les coins. En outre, c'est +d'ordinaire la perversité qui y gouverne et la sottise qui y parle haut. +Le destin est cruel, et les hommes sont pitoyables. Dans un monde ainsi +fait, celui qui a beaucoup en lui-même est pareil à une chambre d'arbre +de Noël, éclairée, chaude, gaie, au milieu des neiges et des glaces +d'une nuit de décembre. Par conséquent, avoir une individualité riche et +supérieure et surtout beaucoup d'intelligence constitue indubitablement +sur terre le sort le plus heureux, quelque différent qu'il puisse être +du sort le plus brillant. Aussi que de sagesse dans cette opinion émise +sur Descartes par la reine Christine de Suède, âgée alors de dix-neuf +ans à peine: «_M. Descartes est le plus heureux de tous les mortels, et +sa condition me semble digne d'envie_» (_Vie de Desc._, par Baillet, l. +VII, ch. 10). Descartes vivait à cette époque depuis vingt ans en +Hollande, dans la plus profonde solitude, et la reine ne le connaissait +que par ce qu'on lui en avait raconté et pour avoir lu un seul de ses +ouvrages. Il faut seulement, et c'était précisément le cas chez +Descartes, que les circonstances extérieures soient assez favorables +pour permettre de se _posséder_ et d'être content de soi-même; c'est +pourquoi l'_Ecclésiaste_ (7, 12) disait déjà: «_La sagesse est bonne +avec un patrimoine et nous aide à nous réjouir de la vue du soleil._» + +L'homme à qui, par une faveur de la nature et du destin, ce sort a été +accordé, veillera avec un soin jaloux à ce que la source intérieure de +son bonheur lui demeure toujours accessible; il faut pour cela +indépendance et loisirs. Il les acquerra donc volontiers par la +modération et l'épargne; et d'autant plus facilement qu'il n'en est pas +réduit, comme les autres hommes, aux sources extérieures des +jouissances. C'est pourquoi la perspective des fonctions, de l'or, de la +faveur, et l'approbation du monde ne l'induiront pas à renoncer à +lui-même pour s'accommoder aux vues mesquines ou au mauvais goût des +hommes. Le cas échéant, il fera comme Horace dans son épître à Mécène +(livre I, ép. 7). C'est une grande folie que de perdre _à l'intérieur_ +pour gagner _à l'extérieur_, en d'autres termes, de livrer, en totalité +ou en partie, son repos, son loisir et son indépendance contre l'éclat, +le sang, la pompe, les titres et les honneurs. Gœthe l'a fait cependant. +Quant à moi, mon génie m'a entraîné énergiquement dans la voie opposée. + +Cette vérité, examinée ici, que la source principale du bonheur humain +vient de l'intérieur, se trouve confirmée par la juste remarque +d'Aristote dans sa _Morale à Nicomaque_ (I, 7; et VII, 13, 14); il dit +que toute jouissance suppose une activité, par conséquent l'emploi d'une +force, et ne peut exister sans elle. Cette doctrine aristotélicienne de +faire consister le bonheur de l'homme dans le libre exercice de ses +facultés saillantes est reproduite également par Stobée dans son _Exposé +de la morale péripatéticienne_ (_Ecl. éth_. II, ch. 7); en voici un +passage: Ενεργειαν ειναι την ευδαιμονιαν χατ' αρετην, εν πραξεσι +προηγουμεναις χατ' ευχην (Le bonheur consiste à exercer ses facultés par +des travaux capables de résultat); il explique aussi que αρετη désigne +toute faculté hors ligne. Or la destination primitive des forces dont la +nature a muni l'homme, c'est la lutte contre la nécessité qui l'opprime +de toutes parts. Quand la lutte fait trêve un moment, les forces sans +emploi deviennent un fardeau pour lui; il doit alors _jouer_ avec elles, +c'est-à-dire les employer sans but; sinon il s'expose à l'autre source +des malheurs humains, à l'ennui. Aussi est-ce l'ennui qui torture les +grands et les riches avant tous autres, et Lucrèce a fait de leur misère +un tableau dont on a chaque jour, dans les grandes villes, l'occasion de +reconnaître la frappante vérité: + + Exit sæpe foras magnis ex ædibus ille, + Esse domi quem pertæsum est, subitaque reventat; + Quippe foris nihilo melius qui sentiat esse + Currit, agens mannos, ad villam præcipitanter, + Auxilium tectis quasi ferre ardentibus instans: + Oscitat exemplo, tetigit quum limina villæ; + Aut abit in somnum gravis, atque oblivia quærit; + Aut etiam properana urbem petit, atque revisit. + + (L. III, v. 1073 et suiv.). + +(Celui-ci quitte son riche palais pour se dérober à l'ennui; mais il y +rentre un moment après, ne se trouvant pas plus heureux ailleurs. Cet +autre se sauve à toute bride dans ses terres, on dirait qu'il court +éteindre un incendie; mais, à peine en a-t-il touché les limites, qu'il +y trouve l'ennui; il succombe au sommeil et cherche à s'oublier +lui-même: dans un moment, vous allez le voir regagner la ville avec la +même promptitude.) (Traduction de La Grange, 1821.) + +Chez ces messieurs, tant qu'ils sont jeunes, les forces musculaires et +génitales doivent faire les frais. Mais plus tard il ne reste plus que +les forces intellectuelles; en leur absence ou à défaut de développement +ou de matériaux approvisionnés pour servir leur activité, la misère est +grande. La _volonté_ étant la seule force inépuisable, on cherche alors +à la stimuler en excitant les passions; on recourt, par exemple, aux +gros jeux de hasard, à ce vice dégradant en vérité.--Du reste, tout +individu désœuvré choisira, selon la nature des forces prédominantes en +lui, un amusement qui les occupe, tel que le jeu de boule ou d'échecs, +la chasse ou la peinture, les courses de chevaux ou la musique, les jeux +de cartes ou la poésie, l'héraldique ou la philosophie, etc. + +Nous pouvons même traiter cette matière avec méthode, en nous reportant +à la racine des _trois forces physiologiques fondamentales_: nous avons +donc à les étudier ici dans leur _jeu sans but_; elles se présentent +alors à nous comme la source de trois espèces de jouissances possibles, +parmi lesquelles chaque homme choisira celles, qui lui sont +proportionnées selon que l'une ou l'autre de ces forces prédomine en +lui. + +Ainsi nous trouvons, premièrement, les jouissances de la _force +reproductive_: elles consistent dans le manger, le boire, la digestion, +le repos et le sommeil. Il existe des peuples entiers à qui l'on +attribue de faire glorieusement de ces jouissances des plaisirs +nationaux. Secondement, les jouissances de l'_irritabilité_: ce sont les +voyages, la lutte, le saut, la danse, l'escrime, l'équitation et les +jeux athlétiques de toute espèce, comme aussi la chasse, voire même les +combats et la guerre. Troisièmement, les jouissances de la +_sensibilité_: telles que contempler, penser, sentir, faire de la +poésie, de l'art plastique, de la musique, étudier, lire, méditer, +inventer, philosopher, etc. Il y aurait à faire bien des observations +sur la valeur, le degré et la durée de ces différentes espèces de +jouissances; nous en abandonnons le soin au lecteur. Mais tout le monde +comprendra que notre plaisir, motivé constamment par l'emploi de nos +forces propres, comme aussi notre bonheur, résultat du retour fréquent +de ce plaisir, seront d'autant plus grands que la force productrice est +de plus noble espèce. Personne ne pourra nier non plus que le premier +rang, sous ce rapport, revient à la sensibilité, dont la prédominance +décidée établit la distinction entre l'homme et les autres espèces +animales; les deux autres forces physiologiques fondamentales, qui +existent dans l'animal au même degré ou à un degré plus énergique même +que chez l'homme, ne viennent qu'en seconde ligne. À la sensibilité +appartiennent nos forces intellectuelles. C'est pourquoi sa prédominance +nous rend aptes à goûter les jouissances qui résident dans +l'_entendement_, ce qu'on appelle les plaisirs de l'_esprit_; ces +plaisirs sont d'autant plus grands que la prédominance est plus +accentuée[2]. L'homme normal, l'homme ordinaire ne peut prendre un vif +intérêt à une chose que si elle excite sa volonté, donc si elle lui +offre un intérêt personnel. Or toute excitation persistante de la +volonté est, pour le moins, d'une nature mixte, par conséquent combinée +avec de la-douleur. Les jeux de cartes, cette occupation habituelle de +la «bonne société» dans tous les pays[3], sont un moyen d'exciter +intentionnellement la volonté, et cela par des intérêts tellement +minimes qu'ils ne peuvent occasionner que des douleurs momentanées et +légères, non pas de ces douleurs permanentes et sérieuses; tellement +qu'on peut les considérer comme de simples chatouillements de la +volonté. L'homme doué des forces intellectuelles prédominantes, au +contraire, est capable de s'intéresser vivement aux choses par la voie +de l'_intelligence_ pure, sans immixtion aucune du _vouloir_; il en +éprouve le besoin même. Cet intérêt le transporte alors dans une région +à laquelle la douleur est essentiellement étrangère, pour ainsi dire, +dans l'atmosphère des dieux à la vie facile, θεων ρεια ξωοντων. Pendant +qu'ainsi l'existence du reste des hommes s'écoule dans +l'engourdissement, et que leurs rêves et leurs aspirations sont dirigés +vers les intérêts mesquins du bien-être personnel avec leurs misères de +toute sorte; pendant qu'un ennui insupportable les saisit dès qu'ils ne +sont plus occupés à poursuivre ces projets et qu'ils restent réduits à +eux-mêmes; pendant que l'ardeur sauvage de la passion peut seule remuer +cette masse inerte; l'homme, au contraire, doté de facultés +intellectuelles prépondérantes, possède une existence riche en pensées, +toujours animée et toujours importante; des objets dignes et +intéressants l'occupent dès qu'il a le loisir de s'y adonner, et il +porte en lui une source des plus nobles jouissances. L'impulsion +extérieure lui est fournie par les œuvres de la nature et par l'aspect +de l'activité humaine, et, en outre, par les productions si variées des +esprits éminents de tous les temps et de tous les pays, productions que +lui seul peut réellement goûter en entier, car lui seul est capable de +les comprendre et de les sentir entièrement. C'est donc pour lui, en +réalité, que ceux-ci ont vécu; c'est donc à lui, en fait, qu'ils se sont +adressés; tandis que les autres, comme des auditeurs d'occasion, ne +comprennent que par-ci par-là et à demi seulement. Il est certain que +par là même l'homme supérieur acquiert un besoin de plus que les autres +hommes, le besoin d'apprendre, de voir, d'étudier, de méditer, +d'exercer; le besoin aussi, par conséquent, d'avoir des loisirs +disponibles. Or, ainsi que Voltaire l'a observé justement, comme «_il +n'est de vrais plaisirs qu'avec de vrais besoins_», ce besoin de l'homme +intelligent est précisément la condition qui met à sa portée des +jouissances dont l'accès demeure à jamais interdit aux autres; pour +ceux-ci, les beautés de la nature et de l'art, les œuvres +intellectuelles de toute espèce, même lorsqu'ils s'en entourent, ne sont +au fond que ce que sont des courtisanes pour un vieillard. Un être ainsi +privilégié, à côté de sa vie personnelle, vit d'une seconde existence, +d'une existence intellectuelle qui arrive par degrés à être son +véritable but, l'autre n'étant plus considérée que comme _moyen_; pour +le reste des hommes, c'est leur existence même, insipide, creuse et +désolée, qui doit leur servir de but. La vie intellectuelle sera +l'occupation principale de l'homme supérieur; augmentant sans cesse son +trésor de jugement et de connaissance, elle acquiert aussi constamment +une liaison et une gradation, une unité et une perfection de plus en +plus prononcées, comme une œuvre d'art envoie de formation. En revanche, +quel pénible contraste fait avec celle-ci la vie des autres, purement +pratique, dirigée uniquement vers le bien-être personnel, n'ayant +d'accroissement possible qu'en longueur, sans pouvoir gagner en +profondeur, et destinée néanmoins à leur servir de but pour elle-même, +pendant que pour l'autre elle est un simple moyen. + +Notre vie pratique, réelle, dès que les passions ne l'agitent pas, est +ennuyeuse et fade; quand elles l'agitent, elle devient bientôt +douloureuse; c'est pourquoi ceux-là seuls sont heureux qui ont reçu en +partage une somme d'intellect excédant la mesure que réclamé le service +de leur volonté. C'est ainsi que, à côté de leur vie effective, ils +peuvent vivre d'une vie intellectuelle qui les occupe et les divertit +sans douleur et cependant avec vivacité. Le simple _loisir_, +c'est-à-dire un _intellect non occupé au service de la volonté_, ne +suffit pas; il faut pour cela un excédant _positif de force_ qui seul +nous rend apte à une occupation purement spirituelle et non attachée au +service de la volonté. Au contraire, «_otium sine litteris mors est et +hominis vivi sepultura_» (Sénèque, Ep. 82) (Le repos sans l'étude est +une espèce de mort qui met un homme tout vivant au tombeau). Dans la +mesure de cet excédant, la vie intellectuelle existant à côté de la vie +réelle présentera d'innombrables gradations, depuis les travaux du +collectionneur décrivant les insectes, les oiseaux, les minéraux, les +monnaies, etc., jusqu'aux plus hautes productions de la poésie et de la +philosophie. + +Cette vie intellectuelle protège non seulement contre l'ennui, mais +encore contre ses pernicieuses conséquences. Elle abrite en effet contre +la mauvaise compagnie et contre les nombreux dangers, les malheurs, les +pertes et les dissipations auxquels on s'expose en cherchant son bonheur +tout entier dans la vie réelle. Pour parler de moi, par exemple, ma +philosophie ne m'a rien rapporté, mais elle m'a beaucoup épargné. + +L'homme normal au contraire est limité, pour les plaisirs de la vie, aux +choses _extérieures_, telles que la richesse, le rang, la famille, les +amis, la société, etc.; c'est là-dessus qu'il fonde le bonheur de sa +vie; aussi ce bonheur s'écroule-t-il quand il les perd ou qu'il y +rencontre des déceptions. Pour désigner cet état de l'individu, nous +pouvons dire que _son centre de gravité tombe en dehors de lui_. C'est +pour cela que ses souhaits et ses caprices sont toujours changeants: +quand ses moyens le lui permettent, il achètera tantôt des villas, +tantôt des chevaux, ou bien il donnera des fêtes, puis il entreprendra +des voyages, mais surtout il mènera un train fastueux, tout cela +précisément parce qu'il cherche n'importe où une satisfaction venant _du +dehors_; tel l'homme épuisé espère trouver dans des consommés et dans +des drogues de pharmacie la santé et la vigueur dont la vraie source est +la force vitale propre. Pour ne pas passer immédiatement à l'extrême +opposé, prenons maintenant un homme doué d'une puissance intellectuelle +qui, sans être éminente, dépasse toutefois la mesure ordinaire et +strictement suffisante. Nous verrons cet homme, quand les sources +extérieures de plaisirs viennent à tarir ou ne le satisfont plus, +cultiver en amateur quelque branche des beaux-arts, ou bien quelque +science, telle que la botanique, la minéralogie, la physique, +l'astronomie, l'histoire, etc., et y trouver un grand fonds de +jouissance et de récréation. À ce titre, nous pouvons dire que _son +centre de gravité tombe déjà en partie en lui_. Mais le simple +_dilettantisme_ dans l'art est encore bien éloigné de la faculté +créatrice; d'autre part, les sciences ne dépassent pas les rapports des +phénomènes entre eux, elles ne peuvent pas absorber l'homme tout entier, +combler tout son être, ni par conséquent s'entrelacer si étroitement +dans le tissu de son existence qu'il en devienne incapable de prendre +intérêt à tout le reste. Ceci demeure réservé exclusivement à la suprême +éminence intellectuelle, à celle qu'on appelle communément le génie; +elle seule prend pour thème, entièrement et absolument, l'existence et +l'essence des choses; après quoi elle tend, selon sa direction +individuelle, à exprimer ses profondes conceptions, par l'art, la poésie +ou la philosophie. + +Ce n'est que pour un homme de cette trempe que l'occupation permanente +avec soi-même, avec ses pensées et, ses œuvres est un besoin +irrésistible; pour lui, la solitude est la bienvenue, le loisir est le +bien suprême; pour le reste, il peut s'en passer, et, quand il le +possède, il lui est même souvent à charge. De cet homme-là seul nous +pouvons dire que _son centre de gravité tombe tout entier en dedans de +lui-même_. Ceci nous explique en même temps comment il se fait que ces +hommes d'une espèce aussi rare ne portent pas à leurs amis, à leur +famille, au bien public, cet intérêt intime et sans borne dont beaucoup +d'entre les autres sont capables, car ils peuvent en définitive se +passer de tout, pourvu qu'ils se possèdent eux-mêmes. Il existe donc en +eux un élément isolant en plus, dont l'action est d'autant plus +énergique que les autres hommes ne peuvent pas les satisfaire +pleinement; aussi ne sauraient-ils voir dans ces autres tout à fait des +égaux, et même, sentant constamment la dissemblance de leur nature en +tout et partout, ils s'habituent insensiblement à errer parmi les autres +humains comme des êtres d'une espèce différente, et à se servir, quand +leurs méditations se portent sur eux, de la troisième au lieu de la +première personne du pluriel. + +Considéré à ce point de vue, l'homme le plus heureux sera donc celui que +la nature a richement doté sous le rapport intellectuel, tellement ce +qui est _en nous_ a plus d'importance que ce qui est en dehors; ceci, +c'est-à-dire l'objectif, de quelque façon qu'il agisse, n'agit jamais +que par l'intermédiaire de l'autre, c'est-à-dire du subjectif; l'action +de l'objectif est donc secondaire. C'est ce qu'expriment les beaux vers +suivants: + + Πλουτος ο της ψυχης πλουτος μονος εστιν αληθης, + Τ' αλλα δ'εκει ατην πλειονα των κτεκνων. + + (Lucien, _Anthol._, I, 67.) + +(La richesse de l'âme est la seule richesse; les autres biens sont +féconds en douleurs).--(Trad. E. Talbot. 12e épigr.) + +Un homme riche ainsi à l'intérieur ne demande au monde extérieur qu'un +don négatif, à savoir du loisir pour pouvoir perfectionner et développer +les facultés de son esprit et pour pouvoir jouir de ses richesses +intérieures; il réclame donc uniquement la liberté de pouvoir, pendant +toute sa vie, tous les jours et à toute heure, être lui-même. Pour +l'homme appelé à imprimer la trace de son esprit sur l'humanité entière, +il n'existe qu'un seul bonheur et un seul malheur; c'est de pouvoir +perfectionner ses talents, et compléter ses œuvres,--ou bien d'en être +empêché. Tout le reste pour lui est insignifiant. C'est pourquoi nous +voyons les grands esprits de tous les temps attacher le plus grand prix +au loisir; car, tant vaut l'homme, tant vaut le loisir. «δοκει δε η +ευδκιμονικ εν τη οχολη ειναι» (Le bonheur est dans le loisir), dit +Aristote (_Mor. à Nic._, X, 7). Diogène Laërce (II, 5, 31) rapporte +aussi que «Σωκρατης επηνει οχολην, ως καλλιοτον κρηματων» (Socrate +vantait le loisir comme étant la plus belle des richesses). C'est encore +ce qu'entend Aristote (_Mor. à Nic._, X, 7, 8, 9) quand il déclare que +la vie la plus belle est celle du philosophe. Il dit pareillement dans +la _Politique_ (IV, 11): «Τονευδαιμοναβιον εινχι τον χατ' αρετχν +ανεμποδιστον» (exercer librement son talent, voilà le vrai bonheur). +Gœthe aussi dit dans _Wilhelm Meister_: «Wer mit einem Talent, zu einem +Talent geboren ist, findet in dem selben sein schoenstes Daseyn» (Celui +qui est né avec un talent, pour un talent, trouve en celui-là la plus +belle existence). Mais posséder du loisir n'est pas seulement en dehors +de la destinée ordinaire mais aussi de la nature ordinaire de l'homme, +car sa destination naturelle est d'employer son temps à acquérir le +nécessaire pour son existence et pour celle de sa famille. Il est +l'enfant de la misère; il n'est pas une intelligence libre. Aussi le +loisir arrive bientôt à être un fardeau, puis une torture, pour l'homme +ordinaire, dès qu'il ne peut pas le remplir par des moyens artificiels +et fictifs de toute espèce, par le jeu, par des passe-temps ou par des +dadas de toute forme. Par là même, le loisir entraîne aussi pour lui des +dangers, car on a dit avec raison: «_difficilis in otio quies_.» D'autre +part, cependant, une intelligence dépassant de beaucoup la mesure +normale est également un phénomène anormal, par suite contre nature. +Lorsque toutefois elle est donnée, l'homme qui en est doué, pour trouver +le bonheur, a précisément besoin de ce loisir qui, pour les autres, est +tantôt importun et tantôt funeste; quant à lui, sans loisir, il ne sera +qu'un Pégase sous le joug; en un mot, il sera malheureux. Si cependant +ces deux anomalies, l'une extérieure et l'autre intérieure, se +rencontrent réunies, leur union produit un cas de suprême bonheur, car +l'homme ainsi favorisé mènera alors une vie d'un ordre supérieur, la vie +d'un être soustrait aux deux sources opposées de la souffrance humaine: +le besoin et l'ennui; il est affranchi également et du soin pénible de +se démener pour subvenir à son existence et de l'incapacité à supporter +le loisir (c'est-à-dire l'existence libre proprement dite); autrement, +l'homme ne peut échapper à ces deux maux que par le fait qu'ils se +neutralisent et s'annulent réciproquement. + +À l'encontre de tout ce qui précède, il nous faut considérer d'autre +part que, par suite d'une activité prépondérante des nerfs, les grandes +facultés intellectuelles produisent une surexcitation de la faculté de +sentir la douleur sous toutes ses formes; qu'en outre le tempérament +passionné qui en est la condition, ainsi que la vivacité et la +perfection plus grandes de toute perception, qui en sont inséparables, +donnent aux émotions produites par là une violence incomparablement plus +forte; or l'on sait qu'il y a bien plus d'émotions douloureuses qu'il +n'y en a d'agréables; enfin, il faut aussi nous rappeler que les hautes +facultés intellectuelles font de celui qui les possède un homme étranger +aux autres hommes et à leurs agitations, vu que plus il possède en +lui-même, moins il peut trouver en eux. Mille objets auxquels ceux-ci +prennent un plaisir infini lui semblent insipides et répugnants. +Peut-être, de cette façon, la loi de compensation qui règne partout +domine-t-elle également ici. N'a-t-on pas prétendu bien souvent et non +sans quelque apparence de raison, qu'au fond l'homme le plus borné +d'esprit était le plus heureux? Quoi qu'il en soit, personne ne lui +enviera ce bonheur. Je ne veux pas anticiper sur le lecteur pour la +solution définitive de cette controverse, d'autant plus que Sophocle +même a émis là-dessus deux jugements diamétralement opposés: + + Πολλω το φρονειν ευδαιμονιας υπαρχει. + +(Le savoir est de beaucoup la portion la plus considérable du +bonheur.)--(_Antig._, 1328.) + +Une autre fois, il dit: + + Εν τω φρονειν γαρ μηδεν ηδιστος βιος. + +(La vie du sage n'est pas la plus agréable).--(_Ajax_, 550.) + +Les philosophes de l'Ancien Testament ne s'entendent pas davantage entre +eux; Jésus, fils de Sirah, a dit: + + Του γαρμωρου υπερ θανατου ζων πονηρχ. + +(La vie du fou est pire que la mort), (22,12). + +L'Ecclésiaste au contraire (1, 18): + + Ο προστιθεις γνωσιν, προσθησει αλγημα. + +(Où il y beaucoup de sagesse, il y a beaucoup de douleurs.) + +En attendant, je tiens à mentionner ici que ce que l'on désigne plus +particulièrement par un mot exclusivement propre à la langue allemande, +celui de _Philister_ (bourgeois, épicier, philistin), c'est précisément +l'homme qui, par suite de la mesure étroite et strictement suffisante de +ses forces intellectuelles, _n'a pas de besoins spirituels_: cette +expression appartient à la vie d'étudiants et a été employée plus tard +dans une acception plus élevée, mais analogue encore à son sens +primitif, pour qualifier celui qui est l'opposé d'un fils des Muses +(c'est-à-dire un homme qui est prosaïque). Celui-ci, en effet, est et +demeure le «αμουσος ανηρ» (l'homme vulgaire). Me plaçant à un point de +vue encore plus élevé, je voudrais définir les _philistins_ en disant +que ce sont des gens constamment occupés, et cela le plus sérieusement +du monde, d'une réalité qui n'en est pas une. Mais cette définition +d'une nature déjà transcendantale ne serait pas en harmonie avec le +point de vue populaire auquel je me suis placé, dans cette dissertation; +elle pourrait, par conséquent, ne pas être comprise par tous les +lecteurs. La première, au contraire, admet plus facilement un +commentaire spécifique et désigne suffisamment l'essence et la racine de +toutes les propriétés caractéristiques du _philistin_. C'est donc, ainsi +que nous l'avons dit, _un homme sans besoins spirituels_. + +De là découlent plusieurs conséquences: la première, _par rapport à +lui-même_, c'est qu'il n'aura jamais de _jouissances spirituelles_, +d'après la maxime déjà citée _qu'il n'est de vrais plaisirs qu'avec de +vrais besoins_. Aucune aspiration à acquérir des connaissances et du +jugement pour ces choses en elles-mêmes n'anime son existence; aucune +aspiration non plus aux plaisirs esthétiques, car ces deux aspirations +sont étroitement unies. Quand la mode ou quelque autre contrainte lui +impose de ces jouissances, il s'en acquitte aussi brièvement que +possible, comme un galérien s'acquitte de son travail forcé. Les seuls +plaisirs pour lui sont les sensuels; c'est sur eux qu'il se rattrape. +Manger des huîtres, avaler du vin de Champagne, voilà pour lui le +suprême de l'existence; se procurer tout ce qui contribue au bien-être +matériel, voilà le but de sa vie. Trop heureux quand ce but l'occupe +suffisamment! Car, si ces biens lui ont déjà été octroyés par avance, il +devient immédiatement la proie de l'ennui; pour le chasser, il essaye de +tout ce qu'on peut imaginer: bals, théâtres, sociétés, jeux de cartes, +jeux de hasard, chevaux, femmes, vin, voyages, etc. Et cependant tout +cela ne suffit pas quand l'absence de besoins intellectuels rend +impossibles les plaisirs intellectuels. Aussi un sérieux morne et sec, +approchant celui de l'animal, est-il propre au _philistin_ et le +caractérise-t-il. Rien ne le réjouit, rien ne l'émeut, rien n'éveille +son intérêt. Les jouissances matérielles sont vite épuisées; la société, +composée de _philistins_ comme lui, devient bientôt ennuyeuse; le jeu de +cartes finit par le fatiguer. Il lui reste à la rigueur les jouissances +de la vanité à sa façon: elles consisteront à surpasser les autres en +richesse, en rang, en influence ou en pouvoir, ce qui lui vaut alors +leur estime; ou bien encore il cherchera à frayer au moins avec ceux qui +brillent par ces avantages et à se chauffer au reflet de leur éclat (en +anglais, cela s'appelle un _snob_). + +La _deuxième_ conséquence résultant de la propriété fondamentale que +nous avons reconnue au _philistin_, c'est que, _par rapport aux autres_, +comme il est privé de besoins intellectuels, et comme il est borné aux +besoins matériels, il recherchera les hommes qui pourront satisfaire ces +derniers et non pas ceux qui pourraient subvenir aux premiers. Aussi +n'est-ce rien moins que de hautes qualités intellectuelles qu'il leur +demande; bien au contraire, quand il les rencontre, elles excitent son +antipathie, voire même sa haine, car il n'éprouve en leur présence qu'un +sentiment importun d'infériorité et une envie sourde, secrète, qu'il +cache avec le plus grand soin, qu'il cherche à se dissimuler à lui-même, +mais qui par là justement grandit parfois jusqu'à une rage muette. Ce +n'est pas sur les facultés de l'esprit qu'il songe jamais à mesurer son +estime ou sa considération; il les réserve exclusivement au rang et à la +richesse, au pouvoir et à l'influence, qui passent à ses yeux pour les +seules qualités vraies, les seules où il aspirerait à exceller. Tout +cela dérive de ce que le _philistin_ est un homme _privé de besoins +intellectuels_. Son extrême souffrance vient de ce que les _idéalités_ +ne lui apportent aucune récréation et que, pour échapper à l'ennui, il +doit toujours recourir aux réalités. Or celles-ci, d'une part, sont +bientôt épuisées, et alors, au lieu de divertir, elles fatiguent; +d'autre part, elles entraînent après elles des désastres de toute +espèce, tandis que les idéalités sont inépuisables et, en elles-mêmes, +innocentes. + +Dans toute cette dissertation sur les conditions personnelles qui +contribuent à notre bonheur, j'ai eu en vue les qualités physiques et +principalement les qualités intellectuelles. C'est dans mon Mémoire sur +_le fondement de la morale_ (§ 22) que j'ai exposé comment la perfection +morale, à son tour, influe directement sur le bonheur: c'est à cet +ouvrage que je renvoie le lecteur[4]. + + + + +CHAPITRE III + +DE CE QUE L'ON A + + +Épicure, le grand docteur en félicité, a admirablement et judicieusement +divisé les besoins humains en trois classes. _Premièrement_, les besoins +_naturels et nécessaires_: ce sont ceux qui, non satisfaits, produisent +la douleur; ils ne comprennent donc que le «victus» et l'«amictus» +(nourriture et vêtement). Ils sont faciles à satisfaire.--_Secondement_, +les besoins _naturels mais non nécessaires_: c'est le besoin de la +satisfaction sexuelle, quoique Épicure ne l'énonce pas dans le rapport +de Laërce (du reste, je reproduis ici, en général, toute cette doctrine +légèrement modifiée et corrigée). Ce besoin est déjà plus difficile à +satisfaire.--_Troisièmement_, ceux qui ne sont _ni naturels ni +nécessaires_: ce sont les besoins du luxe, de l'abondance, du faste et +de l'éclat; leur nombre est infini et leur satisfaction très difficile +(voy. Diog. Laërce, l. X, ch. 27, § 149 et 127;--Cicéron, _De fin._, +I,13). + +La limite de nos désirs raisonnables se rapportant à la fortune est +difficile, sinon impossible à déterminer. Car le contentement de chacun +à cet égard ne repose pas sur une quantité absolue, mais relative, +savoir sur le rapport entre ses souhaits et sa fortune; aussi cette +dernière, considérée en elle-même, est-elle aussi dépourvue de sens que +le numérateur d'une fraction sans dénominateur. L'absence des biens +auxquels un homme n'a jamais songé à aspirer ne peut nullement le +priver, il sera parfaitement satisfait sans ces biens, tandis que tel +autre qui possède cent fois plus que le premier se sentira malheureux, +parce qu'il lui manque un seul objet qu'il convoite. Chacun a aussi, à +l'égard des biens qu'il lui est permis d'atteindre, un horizon propre, +et ses prétentions ne vont que jusqu'aux limites de cet horizon. +Lorsqu'un objet, situé en dedans de ces limites, se présente à lui de +telle façon qu'il puisse être certain de l'atteindre, il se sentira +heureux; il se sentira malheureux, au contraire, si, des obstacles +survenant, cette perspective lui est enlevée. Ce qui est placé au delà +n'a aucune action sur lui. C'est pourquoi la grande fortune du riche ne +trouble pas le pauvre, et c'est pour cela aussi, d'autre part, que +toutes les richesses qu'il possède déjà ne consolent pas le riche quand +il est déçu dans une attente (La richesse est comme l'eau salée: plus on +en boit, plus elle altère; il en est de même aussi de la gloire). + +Ce fait qu'après la perte de la richesse ou de l'aisance, et aussitôt la +première douleur surmontée, notre humeur habituelle ne différera pas +beaucoup de celle qui nous était propre auparavant, s'explique par là +que, le facteur de notre avoir ayant été diminué par le sort, nous +réduisons aussitôt après, de nous-mêmes, considérablement le facteur de +nos prétentions. C'est là ce qu'il y a de proprement douloureux dans un +malheur; cette opération une fois accomplie, la douleur devient de moins +en moins sensible et finit par disparaître; la blessure se cicatrise. +Dans l'ordre inverse, en présence d'un événement heureux, la charge qui +comprime nos prétentions remonte et leur permet de se dilater: c'est en +cela que consiste le plaisir. Mais celui-ci également ne dure que le +temps nécessaire pour que cette opération s'achève; nous nous habituons +à l'échelle ainsi augmentée des prétentions, et nous devenons +indifférents à la possession correspondante de richesses. C'est là ce +qu'exprime un passage d'Homère (_Od._, XVIII, 130-137) dont voici les +deux derniers vers: + + Τοιος γαρ νοος εστιν επιχθονιων ανθρωπων + Ο:ον εφ' ημαρ αγει πατηρ ανδρων τε, θεων τε. + +(Tel est l'esprit des hommes terrestres, semblables aux jours changeants +qu'amène le Père des hommes et des dieux.)--(Tr. Leconte de Lisle.) + +La source de nos mécontentements est dans nos efforts toujours +renouvelés pour élever le facteur des prétentions pendant que l'autre +facteur s'y oppose par son immobilité. + +Il ne faut pas s'étonner de voir, dans l'espèce humaine pauvre et +remplie de besoins, la richesse plus hautement et plus sincèrement +prisée, vénérée même, que toute autre chose; le pouvoir lui-même n'est +considéré que parce qu'il conduit à la fortune; il ne faut pas être +surpris non plus de voir les hommes passer à côté ou par-dessus toute +autre considération quand il s'agit d'acquérir des richesses, de voir +par exemple les professeurs de philosophie faire bon marché de la +philosophie pour gagner de l'argent. On reproche fréquemment aux hommes +de tourner leurs vœux principalement vers l'argent et de l'aimer plus +que tout au monde. Pourtant il est bien naturel, presque inévitable +d'aimer ce qui, pareil à un protée infatigable, est prêt à tout instant +à prendre la forme de l'objet actuel de nos souhaits si mobiles ou de +nos besoins si divers. Tout autre bien, en effet, ne peut satisfaire +qu'un seul désir, qu'un seul besoin: les aliments ne valent que pour +celui qui a faim, le vin pour le bien portant, les médicaments pour le +malade, une fourrure pendant l'hiver, les femmes pour la jeunesse, etc. +Toutes ces choses ne sont donc que αγαθα προς τι, c'est-à-dire +relativement bonnes. L'argent seul est le bon absolu, car il ne pourvoit +pas uniquement à _un seul besoin_ «_in concreto_», mais _au besoin_ en +général, «_in abstracto_». + +_La fortune dont on dispose_ doit être considérée comme un rempart +contre le grand nombre des maux et des malheurs possibles, et non comme +une permission et encore moins comme une obligation d'avoir à se +procurer les plaisirs du monde. Les gens qui, sans avoir de fortune +patrimoniale, arrivent par leurs talents, quels qu'ils soient, en +position de gagner beaucoup d'argent, tombent presque toujours dans +cette illusion de croire que leur talent est un capital stable et que +l'argent que leur rapporte ce talent est par conséquent l'intérêt dudit +capital. Aussi ne réservent-ils rien de ce qu'ils gagnent pour en +constituer un capital à demeure, mais ils dépensent dans la même mesure +qu'ils acquièrent. Il s'ensuit qu'ils tombent d'ordinaire dans la +pauvreté, lorsque leurs gains s'arrêtent ou cessent complètement; en +effet, leur talent lui-même, passager de sa nature comme l'est par +exemple le talent pour presque tous les beaux-arts, s'épuise, ou bien +encore les circonstances spéciales ou les conjonctures qui le rendaient +productif ont disparu. Des artisans peuvent à la rigueur mener cette +existence, car les capacités exigées pour leur métier ne se perdent pas +facilement ou peuvent être suppléées par le travail de leurs ouvriers; +de plus, leurs produits sont des objets de nécessité dont l'écoulement +est toujours assuré; un proverbe allemand dit avec raison: «Ein Handwerk +hat einen goldenen Boden,» c'est-à-dire un bon métier vaut de l'or. + +Il n'en est pas de même des artistes et des _virtuosi_ de toute espèce. +C'est justement pour cela qu'on les paye si cher, mais aussi et par la +même raison devraient-ils placer en capital l'argent qu'ils gagnent; +dans leur présomption, ils le considèrent comme n'en étant que les +intérêts et courent ainsi à leur perte. + +En revanche, les gens qui possèdent une fortune patrimoniale savent très +bien, dès le principe, distinguer entre un capital et des intérêts. +Aussi la plupart chercheront à placer sûrement leur capital, ne +l'entameront en aucun cas et réserveront même, si possible, un huitième +au moins sur les intérêts, pour obvier à une crise éventuelle. Ils se +maintiennent ainsi le plus souvent dans l'aisance. Rien de tout ce que +nous venons de dire ne s'applique aux commerçants; pour eux, l'argent +est en lui-même l'instrument du gain, l'outil professionnel pour ainsi +dire: d'où il suit que, même alors qu'ils l'ont acquis par leur propre +travail, ils chercheront dans son emploi les moyens de le conserver ou +de l'augmenter. Aussi la richesse est habituelle dans cette classe plus +que dans aucune autre. + +En général, on trouvera que, d'ordinaire, ceux qui se sont déjà colletés +avec la vraie misère et le besoin, les redoutent incomparablement moins +et sont plus enclins à la dissipation que ceux qui ne connaissent ces +maux que par ouï-dire. À la première catégorie appartiennent tous ceux +qui, par n'importe quel coup de fortune ou par des talents spéciaux +quelconques, ont passé rapidement de la pauvreté à l'aisance; à l'autre, +ceux qui sont nés avec de la fortune et qui l'ont conservée. Tous +ceux-ci s'inquiètent plus de l'avenir que les premiers et sont plus +économes. On pourrait en conclure que le besoin n'est pas une aussi +mauvaise chose qu'il paraît l'être, vu de loin. Cependant la véritable +raison doit être plutôt la suivante: c'est que pour l'homme né avec une +fortune patrimoniale la richesse apparaît comme quelque chose +d'indispensable, comme l'élément de la seule existence possible, au même +titre que l'air; aussi la soignera-t-il comme sa propre vie et sera-t-il +généralement rangé, prévoyant et économe. Au contraire, pour celui qui +dès sa naissance a vécu dans la pauvreté, c'est celle-ci qui semblera la +condition naturelle; la richesse, qui, par n'importe quelle voie, pourra +lui échoir plus tard, lui paraîtra un superflu, bon seulement pour en +jouir et la gaspiller; il se dit que, lorsqu'elle aura disparu de +nouveau, il saura se tirer d'affaire sans elle tout comme auparavant, et +que, de plus, il sera délivré d'un souci. C'est le cas de dire avec +Shakespeare: + + The adage must be verified, + That beggars mounted run their horse to death. + (_Henry VI_, P. 3, A. 1.) + +(Il faut que le proverbe se vérifie: Le mendiant à cheval fait galoper +sa bête à mort.) + +Ajoutons encore que ces gens-là possèdent non pas tant dans leur tête +que dans le cœur une ferme et excessive confiance d'une part dans leur +chance et d'autre part dans leurs propres ressources, qui les ont déjà +aidés à se tirer du besoin et de l'indigence; ils ne considèrent pas la +misère, ainsi que le font les riches de naissance, comme un abîme sans +fond, mais comme un bas-fond qu'il leur suffit de frapper du pied pour +remonter à la surface. C'est par cette même particularité humaine qu'on +peut expliquer comment des femmes, pauvres avant leur mariage, sont très +souvent plus exigeantes et plus dépensières que celles qui ont fourni +une grosse dot; en effet, la plupart du temps, les filles riches +n'apportent pas seulement de la fortune, mais aussi plus de zèle, pour +ainsi dire plus d'instinct héréditaire à la conserver que les pauvres. +Toutefois ceux qui voudraient soutenir la thèse contraire trouveront une +autorité dans la première satire de l'Arioste; en revanche, le docteur +Johnson se range à mon avis: «A woman of fortune being used to the +handling of money, spends it judiciously: but a woman who gets the +command of money for the first time upon her marriage, has such a gust +in spending it, that she throws it away with great profusion» (voir +Boswell, _Life of Johnson_, vol. III, p. 199, édit. 1821) (Une femme +riche, étant habituée à manier de l'argent, le dépense judicieusement; +mais celle qui par son mariage se trouve placée pour la première fois à +la tête d'une fortune, trouve tant de goût à dépenser qu'elle jette +l'argent avec une grande profusion). Je conseillerais, en tout cas, à +qui épouse une fille pauvre, de lui léguer non pas un capital, mais une +simple rente, et surtout de veiller à ce que la fortune des enfants ne +tombe pas entre ses mains. + +Je ne crois nullement faire quelque chose qui soit indigne de ma plume +en recommandant ici le soin de conserver sa fortune, gagnée ou héritée; +car c'est un avantage inappréciable de posséder tout acquise une +fortune, quand elle ne suffirait même qu'à permettre de vivre aisément, +seul et sans famille, dans une véritable indépendance, c'est-à-dire sans +avoir besoin de travailler; c'est là ce qui constitue l'immunité qui +exempte des misères et des tourments attachés à la vie humaine; c'est +l'émancipation de la corvée générale qui est le destin propre des +enfants de la terre. Ce n'est que par cette faveur du sort que nous +sommes vraiment _homme né libre_; à cette seule condition, on est +réellement _sui juris_, maître de son temps et de ses forces, et l'on +dira chaque matin: «_La journée m'appartient._» Aussi, entre celui qui a +mille écus de rente et celui qui en a cent mille, la différence est-elle +infiniment moindre qu'entre le premier et celui qui n'a rien. Mais la +fortune patrimoniale atteint sa plus haute valeur lorsqu'elle échoit à +celui qui, doué de forces intellectuelles supérieures, poursuit des +dessins dont la réalisation ne s'accommode pas à un travail pour vivre: +placé dans ces conditions, cet homme est doublement doté par le sort; il +peut maintenant vivre tout à son génie, et il payera au centuple sa +dette envers l'humanité en produisant ce que nul autre ne pourrait +produire et en créant ce qui constituera le bien et en même temps +l'honneur de la communauté humaine. Tel autre, placé dans une situation +aussi favorisée, méritera bien de l'humanité par ses œuvres +philanthropiques. Quant à celui qui, possédant un patrimoine, ne produit +rien de semblable, dans quelque mesure que ce soit, fût-ce à titre +d'essai, ou qui par des études sérieuses ne se crée pas au moins la +possibilité de faire progresser une science, celui-là n'est qu'un +fainéant méprisable. Il ne sera pas heureux non plus, car le fait d’être +affranchi du besoin le transporte à l'autre pôle de la misère humaine, +l'ennui, qui le torture tellement qu'il serait bien plus heureux si le +besoin lui avait imposé une occupation. Cet ennui le fera se jeter +facilement dans des extravagances qui lui raviront cette fortune dont il +n'était pas digne. En réalité, une foule de gens ne sont dans +l'indigence que pour avoir dépensé leur argent pendant qu'ils en +avaient, afin de procurer un soulagement momentané à l'ennui qui les +oppressait. + +Les choses se passent tout autrement quand le but qu'on poursuit est de +s'élever haut dans le service de l'État; quand il s'agit, par +conséquent, d'acquérir de la faveur, des amis, des relations, au moyen +desquels on puisse monter de degré en degré et arriver peut-être un jour +aux postes les plus élevés: en pareil cas, il vaut mieux, au fond, être +venu au monde sans la moindre fortune. Pour un individu surtout qui +n'est pas de la noblesse et qui a quelque talent, être un pauvre gueux +constitue un avantage réel et une recommandation. Car ce que chacun +recherche et aime avant tout, non seulement dans la simple conversation, +mais encore, _a fortiori_ dans le service public, c'est l'infériorité de +l'autre. Or il n'y a qu'un gueux qui soit convaincu et pénétré de son +infériorité profonde, entière, indiscutable, omnilatérale, de sa totale +insignifiance et de sa nullité, au degré voulu par la circonstance. Un +gueux seul s'incline assez souvent et assez longtemps, et sait courber +son échine en révérences de 90 degrés bien comptés: lui seul endure tout +avec le sourire aux lèvres, seul il reconnaît que les mérites n'ont +aucune valeur; seul il vante comme chefs-d'œuvre, publiquement, à haute +voix ou en gros caractères d'impression, les inepties littéraires de ses +supérieurs ou des hommes influents en général; seul il s'entend à +mendier; par suite, lui seul peut être initié à temps, c'est-à-dire dès +sa jeunesse, à cette vérité cachée que Gœthe nous a dévoilée en ces +termes: + + Ueber's Niederträchlige + Niemand sich beklage: + Deim es ist das Mächtige, + Wos raan dir auch sage. + + (W. O., _Divan._) + +(Que nul ne se plaigne de la bassesse, car c'est la puissance, quoi que +l'on vous dise.)--(Trad. Porchat.) + +Celui-là, au contraire, qui tient de ses parents une fortune suffisante +pour vivre sera d'ordinaire récalcitrant; il est habitué à marcher _tête +levée_; il n'a pas appris tous ces tours de souplesse; peut-être même +s'avise-t-il de se prévaloir de certains talents qu'il possède et dont +il devrait plutôt comprendre l'insuffisance en lace de ce qui se passe +avec le _médiocre et rampant_[5]; il est capable aussi de remarquer +l'infériorité de ceux qui sont placés au-dessus de lui, et enfin, quand +les choses en arrivent à être indignes, il devient rétif et ombrageux. +On ne se pousse pas avec cela dans le monde, et il pourra lui arriver +finalement de dire avec cet impudent Voltaire: «_Nous n'avons que deux +jours à vivre; ce n'est pas la peine de les passer à ramper sous des +coquins méprisables._» Malheureusement, soit dit en passant, _coquin +méprisable_ est un _attribut_ pour lequel il existe diantrement de +_sujets_ dans ce monde. Nous pouvons donc voir que ce que dit Juvénal: + + Haud facile emergunt, quorum virtutibus obstat + Res angusta domi. + + (Sat. II, v. 164.) + +(Difficilement le mérite se fait jour, quand il est aux prises avec le +besoin.)--(Trad. éd. Dubochet.) + +s'applique plutôt à la carrière des gens éminents qu'à celle des gens du +monde. + +Parmi les choses _que l'on possède_, je n'ai pas compté femme et +enfants, car on est plutôt possédé par eux. On pourrait avec plus de +raison y comprendre les amis; mais ici également le propriétaire doit, +dans la même mesure, être aussi la propriété de l'autre. + + + + +CHAPITRE IV + +DE CE QUE L'ON REPRÉSENTE + + +I.--De l'opinion d'autrui. + + +Ce que nous représentons, ou, en d'autres termes, notre existence dans +l'opinion d'autrui, est, par suite d'une faiblesse particulière de notre +nature, généralement beaucoup trop prisé, bien que la moindre réflexion +puisse nous apprendre qu'en soi cela est de nulle importance pour notre +bonheur. Aussi a-t-on peine à s'expliquer la grande satisfaction +intérieure qu'éprouve tout homme des qu'il aperçoit une marque de +l'opinion favorable des autres et dès qu'on flatte sa vanité, n'importe +comment. Aussi infailliblement que le chat se met à filer quand on lui +caresse le dos, aussi sûrement on voit une douce extase se peindre sur +la figure de l'homme qu'on loue, surtout quand la louange porte sur le +domaine de ses prétentions, et quand même elle serait un mensonge +palpable. Les marques de l'approbation des autres le consolent souvent +d'un malheur réel ou de la parcimonie avec laquelle coulent pour lui les +deux sources principales de bonheur dont nous avons traité jusqu'ici. +Réciproquement, il est étonnant de voir combien il est infailliblement +chagriné, et bien des fois douloureusement affecté par toute lésion de +son ambition, en quelque sens, à quelque degré ou sous quelque rapport +que ce soit, par tout dédain, par toute négligence, par le moindre +manque d'égards. En tant que servant de base au sentiment de l'honneur, +cette propriété peut avoir une influence salutaire sur la bonne conduite +de beaucoup de gens, en guise de succédané de leur moralité; mais quant +à son action sur le bonheur réel de l'homme et surtout sur le repos de +l’âme et sur l'indépendance, ces deux conditions si nécessaires au +bonheur, elle est plutôt perturbatrice et nuisible que favorable. C'est +pourquoi, à notre point de vue, il est prudent de lui poser des limites +et, par de sages réflexions et une juste appréciation de la valeur des +biens, de modérer cette grande susceptibilité à l'égard de l'opinion +d'autrui, aussi bien pour le cas où on la caresse que pour celui où on +la froisse, car les deux tiennent au même fil. Autrement, nous restons +esclaves de l'opinion et du sentiment des autres: + + Sic leve, sic parvum est, animum quod laudis avarum + Subruit ac reficit. + +(Tellement ce qui abat ou réconforte une âme avide de louange peut être +frivole et petit.) + +Par conséquent, une juste appréciation de la valeur de _ce que l'on est +en soi-même et par soi-même_, comparée à _ce qu'on est seulement aux +yeux d'autrui_, contribuera beaucoup à notre bonheur. Le premier terme +de la comparaison comprend tout ce qui remplit le temps de notre propre +existence, le contenu intime de celle-ci et, partant, tous les biens que +nous avons examinés dans les chapitres intitulés _De ce que l'on est_ et +_De ce que l'on a_. _Car le lieu_ où se trouve la sphère d'action de +tout cela, c'est la propre conscience de l'homme. Au contraire, le +_lieu_ de tout ce que nous sommes _pour les autres_, c'est la conscience +d'autrui; c'est la figure sous laquelle nous y apparaissons, ainsi que +les notions qui s'y réfèrent[6]. Or ce sont là des choses qui, +directement, n'existent pas du tout pour nous; tout cela n'existe +qu'indirectement, c'est-à-dire qu'autant qu'il détermine la conduite des +autres envers nous. Et ceci même n'entre réellement en considération +qu'autant que cela influe sur ce qui pourrait modifier ce que _nous +sommes en et par nous-mêmes_. À part cela, ce qui se passe dans une +conscience étrangère nous est, à ce titre, parfaitement indifférent, et, +à notre tour, nous y deviendrons indifférent à mesure que nous +connaîtrons suffisamment la superficialité et la futilité des pensées, +les bornes étroites des notions, la petitesse des sentiments, +l'absurdité des opinions et le nombre considérable d'erreurs que l'on +rencontre dans la plupart des cervelles; à mesure aussi que nous +apprendrons par expérience avec quel mépris l'on parle, à l'occasion, de +chacun de nous, dès qu'on ne nous craint pas ou quand on croit que nous +ne le saurons pas; mais surtout quand nous aurons entendu une fois avec +quel dédain une demi-douzaine d'imbéciles parlent de l'homme le plus +distingué. Nous comprendrons alors qu'attribuer une haute valeur à +l'opinion des hommes, c'est leur faire trop d'honneur. + +En tout cas, c'est être réduit à une misérable ressource que de ne pas +trouver le bonheur dans les classes de biens dont nous avons déjà parlé +et de devoir le chercher dans cette troisième, autrement dit, dans ce +qu'on est non dans la réalité, mais dans l'imagination d'autrui. En +thèse générale, c'est notre nature animale qui est la base de notre +être, et par conséquent aussi de notre bonheur. L'essentiel pour le +bien-être, c'est donc la santé et ensuite les moyens nécessaires à notre +entretien, et par conséquent une existence libre de soucis. L'honneur, +l'éclat, la grandeur, la gloire, quelque valeur qu'on leur attribue, ne +peuvent entrer en concurrence avec ces biens essentiels ni les +remplacer; bien au contraire, le cas échéant, on n'hésiterait pas un +instant à les échanger contre les autres. Il sera donc très utile pour +notre bonheur, de connaître à temps ce fait si simple que chacun vit +d'abord et effectivement dans sa propre peau et non dans l'opinion des +autres, et qu'alors naturellement notre condition réelle et personnelle, +telle qu'elle est déterminée par la santé, le tempérament, les facultés +intellectuelles, le revenu, la femme, les enfants, le logement, etc., +est cent fois plus importante pour notre bonheur que ce qu'il plaît aux +autres de faire de nous. L'illusion contraire rend malheureux. S'écrier +avec emphase: «L'honneur passe avant la vie,» c'est dire en réalité: «La +vie et la santé ne sont rien; ce que les autres pensent de nous, voilà +l'affaire.» Tout au plus cette maxime peut-elle être considérée comme +une hyperbole au fond de laquelle se trouve cette prosaïque vérité que, +pour avancer et se maintenir parmi les hommes, l'_honneur_, c'est-à-dire +leur opinion à notre égard, est souvent d'une utilité indispensable: je +reviendrai plus loin sur ce sujet. Lorsqu'on voit, au contraire, comment +presque tout ce que les hommes poursuivent pendant leur vie entière, au +prix d'efforts incessants, de mille dangers et de mille amertumes, a +pour dernier objet de les élever dans l'opinion, car non seulement les +emplois, les titres et les cordons, mais encore la richesse et même la +science[7] et les arts sont, au fond, recherchés principalement dans ce +seul but, lorsqu'on voit que le résultat définitif auquel on travaille à +arriver est d'obtenir plus de respect de la part des autres, tout cela +ne prouve, hélas! que la grandeur de la folie humaine. + +Attacher beaucoup trop de valeur à l'opinion est une superstition +universellement dominante; qu'elle ait ses racines dans notre nature +même, ou qu'elle ait suivi la naissance des sociétés et de la +civilisation, il est certain qu'elle exerce en tout cas sur toute notre +conduite une influence démesurée et hostile à notre bonheur. Cette +influence, nous pouvons la poursuivre depuis le point où elle se montre +sous la forme d'une déférence anxieuse et servile pour le +_qu'en-dira-t-on_ jusqu'à celui où elle plonge le poignard de Virginius +dans le sein de sa fille, ou bien où elle entraîne l'homme à sacrifier à +sa gloire posthume son repos, sa fortune, sa santé et jusqu'à sa vie. Ce +préjugé offre, il est vrai, à celui qui est appelé à régner sur les +hommes ou en général à les guider, une ressource commode; aussi le +précepte d'avoir à tenir en éveil ou à stimuler le sentiment de +l'honneur occupe-t-il une place principale dans toutes les branches de +l'art de dresser les hommes; mais, à l'égard du bonheur propre de +l'individu, et c'est là ce qui nous occupe ici, il en est tout +autrement, et nous devons au contraire le dissuader d'attacher trop de +prix à l'opinion des autres. Si, néanmoins, ainsi que nous l'apprend +l'expérience, le fait se présente chaque jour; si ce que la plupart des +gens estiment le plus est précisément l'opinion d'autrui à leur égard, +et s'ils s'en préoccupent plus que de ce qui, _se passant dans leur +propre conscience_, existe immédiatement pour eux; si donc, par un +renversement de l'ordre naturel, c'est l'opinion qui leur semble être la +partie réelle de leur existence, l'autre ne leur paraissant en être que +la partie idéale; s'ils font de ce qui est dérivé et secondaire l'objet +principal, et si l'image de leur être dans la tête des autres leur tient +plus à cœur que leur être lui-même; cette appréciation directe de ce +qui, directement, n'existe pour personne, constitue cette folie à +laquelle on a donné le nom de _vanité_, «_vanitas_», pour indiquer par +là le vide et le chimérique de cette tendance. On peut facilement +comprendre aussi, par ce que nous avons dit plus haut, qu'elle +appartient à cette catégorie d'erreurs qui consistent à oublier le but +pour les moyens, comme l'avarice. + +En effet, le prix que nous mettons à l'opinion et notre constante +préoccupation à cet égard dépassent presque toute portée raisonnable, +tellement que cette préoccupation peut être considérée comme une espèce +de _manie_ répandue généralement, ou plutôt innée. Dans tout ce que nous +faisons comme dans tout ce que nous nous abstenons de faire, nous +considérons l'opinion des autres avant toute chose presque, et c'est de +ce souci qu'après un examen plus approfondi nous verrons naître environ +la moitié des tourments et des angoisses que nous ayons jamais éprouvés. +Car c'est cette préoccupation que nous retrouvons au fond de tout notre +amour-propre, si souvent lésé, parce qu'il est si maladivement +susceptible, au fond de toutes nos vanités et de toutes nos prétentions, +comme au fond de notre somptuosité et de notre ostentation. Sans cette +préoccupation, sans cette rage, le luxe ne serait pas le dixième de ce +qu'il est. Sur elle repose tout notre orgueil, _point d'honneur_ et +«_puntiglio_», de quelque espèce qu'il soit et à quelque sphère qu'il +appartienne,--et que de victimes ne réclame-t-elle pas souvent! Elle se +montre déjà dans l'enfant, puis à chaque âge de la vie; mais elle +atteint toute sa force dans l'âge avancé, parce qu'à ce moment +l'aptitude aux jouissances sensuelles ayant tari, vanité et orgueil +n'ont plus à partager l'empire qu'avec l'avarice. Cette fureur s'observe +le plus distinctement dans les Français, chez lesquels elle règne +endémiquement et se manifeste souvent par l'ambition la plus sotte, par +la vanité nationale la plus ridicule et la fanfaronnade la plus éhontée; +mais leurs prétentions s'annulent par là même, car elles les livrent à +la risée des autres nations et ont fait un sobriquet du nom de _grande +nation_[8]. + +Pour expliquer plus clairement tout ce que nous avons exposé jusqu'ici +sur la démence qu'il y a à se préoccuper démesurément de l'opinion +d'autrui, je veux rapporter un exemple bien frappant de cette folie +enracinée dans la nature humaine; cet exemple est favorisé d'un effet de +lumière résultant de la rencontre de circonstances propices et d'un +caractère approprié; cela nous permettra de bien évaluer la force de ce +bizarre moteur des actions humaines. C'est le passage suivant du rapport +détaillé publié par le _Times_ du 31 mars 1846, sur l'exécution récente +du nommé Thomas Wix, un ouvrier qui avait assassiné son patron par +vengeance: «Dans la matinée du jour fixé pour l'exécution, le révérend +chapelain de la prison se rendit auprès de lui. Mais Wix, quoique très +calme, n'écoutait pas ses exhortations; sa seule préoccupation était de +réussir à montrer un courage extrême en présence de la foule qui allait +assister à sa honteuse fin. Et il y est parvenu. Arrivé dans le préau +qu'il avait à traverser pour atteindre le gibet élevé tout contre la +prison, il s'écria: «Eh bien, comme disait le Dr Dodd, je vais connaître +bientôt le grand mystère!»--Quoique ayant les bras attachés, il monta +sans aide l'échelle de la potence; arrivé au sommet, il fit à droite et +à gauche des saints aux spectateurs, et la multitude rassemblée y +répondit, en récompense, par des acclamations formidables, etc.» Avoir +la mort, sous sa forme la plus effrayante, devant les yeux avec +l'éternité derrière elle, et ne se préoccuper uniquement que de l'effet +que l'on produira sur la masse des badauds accourus et de l'opinion +qu'on laissera après soi dans leurs têtes, n'est-ce pas là un +échantillon unique d'ambition? Lecomte qui, dans la même année, fut +guillotiné à Paris pour tentative de régicide, regrettait +principalement, pendant son procès, de ne pouvoir se présenter vêtu +convenablement devant la Chambre des pairs, et même, au moment de +l'exécution, son grand chagrin était qu'on ne lui eût pas permis de se +raser avant. Il en était de même jadis; c'est ce que nous pouvons voir +dans l'introduction (_déclaration_) dont Mateo Aleman fait précéder son +célèbre roman _Guzman d'Alfarache_, où il rapporte que beaucoup de +criminels égarés dérobent leurs dernières heures au soin du salut de +leur âme, auquel ils devraient les employer exclusivement, pour terminer +et apprendre par cœur un petit sermon qu'ils voudraient débiter du haut +du gibet. + +Nous pouvons retrouver notre propre image dans des traits pareils; car +ce sont les exemples de taille colossale qui fournissent les +explications les plus évidentes en toute matière. Pour nous tous, le +plus souvent, nos préoccupations, nos chagrins, les soucis rongeurs, nos +colères, nos inquiétudes, nos efforts, etc., ont en vue presque +entièrement l'opinion des autres et sont aussi, absurdes que ceux des +pauvres diables cités plus haut. L'envie et la haine partent également, +en grande partie, de la même racine. + +Rien évidemment ne contribuerait davantage à notre bonheur, composé +principalement de calme d'esprit et de contentement, que de limiter la +puissance de ce mobile, de l'abaissera un degré que la raison puisse +justifier (au 1/50 par exemple) et d'arracher ainsi de nos chairs cette +épine qui les déchire. Néanmoins la chose est bien difficile; nous avons +affaire ici à un travers naturel et inné: «_Etiam sapientibus cupido +gloriæ novissima exuitur_,» dit Tacite (_Hist._ IV, 6) (La passion de la +gloire est la dernière dont les sages mêmes se dépouillent; trad. +édition Dubochet, Paris; 1850). Le seul moyen de nous délivrer de cette +folie universelle, serait de la reconnaître distinctement pour une +folie, et, à cet effet, de nous rendre bien clairement compte à quel +point la plupart des opinions, dans les têtes des hommes, sont le plus +souvent fausses, de travers, erronées et absurdes; combien l'opinion des +autres a peu d'influence réelle sur nous dans la plupart des cas et des +choses; combien en général elle est méchante, tellement qu'il n'est +personne qui ne tombât malade de colère s'il entendait sur quel ton on +parle et tout ce qu'on dit de lui; combien enfin l'honneur lui-même n'a, +à proprement parler, qu'une valeur indirecte et non immédiate, etc. Si +nous pouvions réussir à opérer la guérison de cette folie générale, nous +gagnerions infiniment en calme d'esprit et en contentement, et nous +acquerrions en même temps une contenance plus ferme et plus sûre, une +allure beaucoup plus dégagée et plus naturelle. L'influence toute +bienfaisante d'une vie retirée sur notre tranquillité d'âme et sur notre +satisfaction, provient en grande partie de ce qu'elle nous soustrait à +l'obligation de vivre constamment sous les regards des autres et, par +suite, nous enlève à la préoccupation incessante de leur opinion +possible: ce qui a pour effet de nous rendre à nous-mêmes. De cette +façon, nous échapperons également à beaucoup de malheurs réels dont la +cause unique est cette aspiration purement idéale ou, plus correctement +dit, cette déplorable folie; il nous restera aussi la faculté de donner +plus de soin aux biens réels que nous pourrons goûter alors sans en être +distrait. Mais, «Χαλεπα πα χαλα», nous l'avons déjà dit. + +Cette folie de notre nature, que nous venons de décrire, pousse trois +rejetons principaux: l'ambition, la vanité et l'orgueil. Entre ces deux +derniers, la différence consiste en ce que l'_orgueil_ est la conviction +déjà fermement acquise de notre propre haute valeur sous tous les +rapports; la _vanité_, au contraire, est le désir de faire naître cette +conviction chez les autres et, d'ordinaire, avec le secret espoir de +pouvoir par la suite nous l'approprier aussi. Ainsi l'orgueil est la +haute estime de soi-même, procédant _de l'intérieur_, donc directe; la +vanité, au contraire, est la tendance à l'acquérir _du dehors_, donc +indirectement. C'est pourquoi la vanité rend causeur; l'orgueil, +taciturne. Mais le vaniteux devrait savoir que la haute opinion +d'autrui, à laquelle il aspire, s'obtient beaucoup plus vite et plus +sûrement en gardant un silence continu qu'en parlant, quand on aurait +les plus belles choses du monde à dire. N'est pas orgueilleux qui veut; +tout au plus peut affecter l'orgueil qui veut; mais ce dernier sortira +bientôt de son rôle, comme de tout rôle emprunté. Car ce qui rend +réellement orgueilleux, c'est uniquement la ferme, l'intime, +l'inébranlable conviction de mérites supérieurs et d'une valeur à part. +Cette conviction peut être erronée, ou bien reposer sur des mérites +simplement extérieurs et conventionnels; peu importe à l'orgueil, pourvu +qu'elle soit réelle et sérieuse. Puisque l'orgueil a sa racine dans la +_conviction_, il sera, comme toute notion, en dehors de notre _volonté +libre_. Son pire ennemi, je veux dire son plus grand obstacle, est la +_vanité_ qui brigue l'approbation d'autrui pour fonder ensuite sur +celle-ci la propre haute opinion de soi-même, tandis que l'orgueil +suppose une opinion déjà fermement assise. + +Quoique l'orgueil soit généralement blâmé et décrié, je suis néanmoins +tenté, de croire que cela vient principalement de ceux qui n'ont rien +dont ils puissent s'enorgueillir. Vu l'impudence et la stupide arrogance +de la plupart des hommes, tout être qui possède des mérites quelconques +fera très bien de les mettre en vue lui-même, afin de ne pas les laisser +tomber dans un oubli complet; car celui qui, bénévolement, ne cherche +pas à s'en prévaloir et se conduit avec les gens comme s'il était en +tout leur semblable, ne tardera pas à être en toute sincérité considéré +par eux comme de leurs égaux. Je voudrais recommander d'en agir ainsi à +ceux-là surtout dont les mérites sont de l'ordre le plus élevé, des +mérites réels, par conséquent purement personnels, attendu que ceux-ci +ne peuvent pas, comme les décorations et les titres, être rappelés à +tout instant à la mémoire par une impression des sens; autrement, ils +verront trop souvent se réaliser le _sus Minervam_ (le pourceau qui en +remontre à Minerve). + +Un excellent proverbe arabe dit: «_Plaisante avec l'esclave, il te +montrera bientôt le derrière._» La maxime d'Horace: «_Sume superbiam +quæsitam meritis_» (Conserve le noble orgueil qui revient au mérite) +n'est pas non plus à dédaigner. La modestie est bien une vertu inventée +principalement à l'usage des coquins, car elle exige que chacun parle de +soi comme s'il en était un: cela établit une égalité de niveau admirable +et produit la même apparence que s'il n'y avait en général que des +coquins. + +Cependant l'orgueil au meilleur marché, c'est l'orgueil national. Il +trahit chez celui qui en est atteint l'absence de qualités +_individuelles_ dont il puisse être fier, car, sans cela, il n'aurait +pas recours à celles qu'il partage avec tant de millions d'individus. +Quiconque possède des mérites personnels distingués reconnaîtra, au +contraire, plus clairement les défauts de sa propre nation, puisqu'il +l'a toujours présente à la vue. Mais tout piteux imbécile, qui n'a rien +au monde dont il puisse s'enorgueillir, se rejette sur cette dernière +ressource, d'être fier de la nation à laquelle il se trouve appartenir +par hasard; c'est là-dessus qu'il se rattrape, et, dans sa gratitude, il +est prêt à défendre πυξ και λαξ (du poing et du pied) tous les défauts +et toutes les sottises propres à cette nation. + +Ainsi, sur cinquante Anglais, par exemple, on en trouvera à peine un +seul qui élève la voix pour vous approuver quand vous parlerez avec un +juste mépris du bigotisme stupide et dégradant de sa nation; mais ce +seul individu sera certainement un homme de tête. Les Allemands n'ont +pas l'orgueil national[9] et prouvent ainsi cette honnêteté dont ils ont +la réputation; en revanche, c'est tout le contraire que prouvent ceux +d'entre les Allemands qui professent et affectent ridiculement cet +orgueil, comme le font principalement les _deutschen Brüder_ et les +démocrates, qui flattent le peuple afin de le séduire. On prétend bien +que les Allemands auraient inventé la poudre; mais je ne suis pas de cet +avis. Lichtenberg pose aussi la question suivante: «Pourquoi un homme +qui n'est pas un Allemand se fera-t-il rarement passer pour tel? et +pourquoi, quand il veut se faire passer pour quelque chose, se fera-t-il +passer d'ordinaire pour Français ou Anglais? Au reste, l'individualité, +dans tout homme, est chose autrement importante que la nationalité et +mérite mille fois plus que cette dernière d'être prise en considération. +Honnêtement, on ne pourra jamais dire grand bien d'un caractère +national, puisque «national» veut dire qu'il appartient à une foule. +C'est plutôt la petitesse d'esprit, la déraison et la perversité de +l'espèce humaine qui seules ressortent dans chaque pays, sous une forme +différente, et c'est celle-ci que l'on appelle le caractère national. +Dégoûté de l'un, nous en louons un autre, jusqu'au moment où celui-ci +nous inspire le même sentiment. Chaque nation se moque de l'autre, et +toutes ont raison. + +La matière de ce chapitre peut être classée, nous l'avons dit, en +_honneur_, _rang_ et _gloire_. + + +II.--Le rang. + +Quant au _rang_, quelque important qu'il paraisse aux yeux de la foule +et des «_philistins_,» et quelque grande que puisse être son utilité +comme rouage dans la machine de l'État, nous en aurons fini avec lui en +peu de mots, pour atteindre notre but. C'est une valeur de convention, +ou, plus correctement, une valeur simulée; son action a pour résultat +une considération simulée, et le tout est une comédie pour la foule. Les +décorations sont des lettres de change tirées sur l'opinion publique; +leur valeur repose sur le crédit du tireur. En attendant, et sans parler +de tout l'argent qu'elles épargnent à l'État en remplaçant les +récompenses pécuniaires, elles n'en sont pas moins une institution des +plus heureuses, supposé que leur distribution se fasse avec discernement +et équité. En effet, la foule a des yeux et des oreilles, mais elle n'a +guère davantage; elle a surtout infiniment peu de jugement, et sa +mémoire même est courte. Certains mérites sont tout à fait hors de la +portée de sa compréhension; il y en a d'autres qu'elle comprend et +acclame à leur apparition, mais qu'elle a bien vite fait d'oublier. Cela +étant, je trouve tout à fait convenable, partout et toujours, de crier à +la foule, par l'organe d'une croix ou d'une étoile: «Cet homme que vous +voyez n'est pas de vos pareils; il a des mérites!» Cependant, par une +distribution injuste, déraisonnable ou excessive, les décorations +perdent leur prix; aussi un prince devrait-il apporter autant de +circonspection à en accorder qu'un commerçant à signer des lettres de +change. L'inscription: «_Pour le mérite_,» sur une croix, est un +pléonasme; toute décoration devrait être «pour le mérite, ça va sans +dire»[10]. + + + + +III.--L'honneur. + + +La discussion de l'_honneur_ sera beaucoup plus difficile et plus longue +que celle du rang. Avant tout, nous aurons à le définir. Si à cet effet +je disais: «L'honneur est la conscience extérieure, et la conscience est +l'honneur intérieur», cette définition pourrait peut-être plaire à +quelques-uns; mais ce serait là une explication brillante plutôt que +nette et bien fondée. Aussi dirai-je: «L'honneur est, objectivement, +l'opinion qu'ont les autres de notre valeur, et, subjectivement, la +crainte que nous inspire cette opinion. En cette dernière qualité, il a +souvent une action très salutaire, quoique nullement fondée en morale +pure, sur l'homme d'honneur.» + +La racine et l'origine de ce sentiment de l'honneur et de la honte, +inhérent à tout homme qui n'est pas encore entièrement corrompu, et le +motif de la haute valeur attribuée à l'honneur, vont être exposés dans +les considérations qui suivent. L'homme ne peut, à lui seul, que très +peu de chose: il est un Robinson abandonné; ce n'est qu'en communauté +avec les autres qu'il est et peut beaucoup. Il se rend compte de cette +condition dès l'instant où sa conscience commence tant soit peu à se +développer, et aussitôt s'éveille en lui le désir d'être compté comme un +membre utile de la société, capable de concourir «pro parte virili» à +l'action commune, et ayant droit ainsi à participer aux avantages de la +communauté humaine. Il y réussit en s'acquittant d'abord de ce qu'on +exige et attend de tout homme en toute position, et ensuite de ce qu'on +exige et attend de lui dans la position spéciale qu'il occupe. Mais il +reconnaît tout aussi vite que ce qui importe, ce n'est pas d'être un +homme de cette trempe dans sa propre opinion, mais dans celle des +autres. Voilà l'origine de l'ardeur avec laquelle il brigue l'_opinion_ +favorable d'autrui et du prix élevé qu'il y attache. + +Ces deux tendances se manifestent avec la spontanéité d'un sentiment +inné, que l'on appelle le sentiment de l'honneur et, dans certaines +circonstances, le sentiment de la pudeur (_verecundia_). C'est là le +sentiment qui lui chasse le sang aux joues dès qu'il se croit menacé de +perdre dans l'opinion des autres, bien qu'il se sache innocent, et alors +même que la faute dévoilée n'est qu'une infraction relative, +c'est-à-dire ne concerne qu'une obligation bénévolement assumée. D'autre +part, rien ne fortifie davantage en lui le courage de vivre que la +certitude acquise ou renouvelée de la bonne opinion des hommes, car elle +lui assure la protection et le secours des forces réunies de l'ensemble +qui constitue un rempart infiniment plus puissant contre les maux de la +vie que ses seules forces. + +Des relations diverses, dans lesquelles un homme peut se trouver avec +d'autres individus et qui mettent ceux-ci dans le cas de lui accorder de +la confiance, par conséquent d'avoir, comme on dit, bonne opinion de +lui, naissent plusieurs espèces d'honneur. Les principales de ces +relations sont le mien et le tien, les devoirs auxquels on s'oblige, +enfin le rapport sexuel, auxquelles correspondent l'_honneur bourgeois_, +l'_honneur de la fonction_ et l'_honneur sexuel_, dont chacun présente +encore des sous-genres. + +L'_honneur bourgeois_[11] possède la sphère la plus étendue: il consiste +dans la présupposition que nous respecterons absolument les droits de +chacun et que, par conséquent, nous n'emploierons jamais, à notre +avantage, des moyens injustes ou illicites. Il est la condition de la +participation à tout commerce pacifique avec les hommes. Il suffit, pour +le perdre, d'une seule action qui lui soit fortement et manifestement +contraire; comme conséquence, toute peine criminelle nous le ravit +également, à la seule condition que la peine ait été juste. L'honneur +repose cependant toujours, en dernière analyse, sur la conviction de +l'immutabilité du caractère moral, en vertu de laquelle une seule +mauvaise action garantit une qualité identique de moralité pour toutes +les actions ultérieures, dès que des circonstances semblables se +présenteront encore: c'est ce qu'indique aussi l'expression anglaise +«_character_», qui signifie renom, réputation, honneur. Voilà pourquoi +aussi la perte de l'honneur est irréparable, à moins qu'elle ne soit due +à une calomnie ou à de fausses apparences. Aussi y a-t-il des lois +contre la calomnie, les libelles et contre les injures également; car +l'injure, la simple insulte, est une calomnie sommaire, sans indication +de motifs: en grec, on pourrait très bien rendre cette pensée ainsi: +«Eστι η λοιδορια διαβολη» (L'injure est une calomnie abrégée); cette +maxime ne se trouve cependant exprimée nulle part. Il est de fait que +celui qui injurie n'a rien de réel ni de vrai à produire contre l'autre, +sans quoi il l'énoncerait comme prémisses et abandonnerait +tranquillement, à ceux qui l'écoutent, le soin de tirer la conclusion; +mais au contraire, il donne la conclusion et reste devoir les prémisses; +il compte sur la supposition dans l'esprit des auditeurs qu'il procède +ainsi pour abréger seulement. + +L'honneur bourgeois tire, il est vrai, son nom de la classe bourgeoise, +mais son autorité s'étend sur toutes les classes indistinctement, sans +en excepter même les plus élevées: nul ne peut s'en passer; c'est une +affaire des plus sérieuses, que l'on doit bien se garder de prendre à la +légère. Quiconque viole la foi et la loi demeure à jamais un homme sans +foi ni loi, quoi qu'il fasse et quoi qu'il puisse être; les fruits amers +que la perte de l'honneur apporte avec soi ne tarderont pas à se +produire. + +L'_honneur_ a, dans un certain sens, un caractère _négatif_, par +opposition à la _gloire_ dont le caractère est _positif_, car l'honneur +n'est pas cette opinion qui porte sur certaines qualités spéciales, +n'appartenant qu'à un seul individu; mais c'est celle qui porte sur des +qualités d'ordinaire présupposées, que cet individu est tenu de posséder +également. L'honneur se contente donc d'attester que ce sujet ne fait +pas exception, tant que la gloire affirme qu'il en est une. La gloire +doit donc s'acquérir; l'honneur au contraire n'a besoin que de ne pas se +perdre. Par conséquent absence de gloire, c'est de l'obscurité, du +_négatif_; absence d'honneur, c'est de la honte, du _positif_. Mais il +ne faut pas confondre cette condition négative avec la passivité; tout +au contraire, l'honneur a un caractère tout actif. En effet, il procède +uniquement de _son sujet_: il est fondé sur la _propre_ conduite de +celui-ci et non sur les actions d'autrui ou sur des faits extérieurs; il +est donc «των εφ'ημιν» (une qualité intérieure). Nous verrons bientôt +que c'est là une marque distinctive entre le véritable honneur et +l'honneur chevaleresque ou faux honneur. Du dehors, il n'y a d'attaque +possible contre l'honneur que par la calomnie; le seul moyen de défense, +c'est une réfutation accompagnée de la publicité nécessaire pour +démasquer le calomniateur. + +Le respect que l'on accorde à l'âge semble reposer sur ce que l'honneur +des jeunes gens, quoique admis par supposition, n'est pas encore mis à +l'épreuve et par conséquent n'existe à proprement parler qu'à crédit, +tandis que pour les hommes plus âgés on a pu constater dans le cours de +leur vie si par leur conduite ils ont su garder leur honneur. Car ni les +années par elles-mêmes,--les animaux atteignant eux aussi un âge avancé +et souvent plus avancé que l'homme,--ni l'expérience non plus comme +simple connaissance plus intime de la marche de ce monde, ne justifient +suffisamment le respect des plus jeunes pour les plus âgés, respect que +l'on exige pourtant universellement; la simple faiblesse sénile +donnerait droit au ménagement plutôt qu'à la considération. Il est +remarquable néanmoins qu'il y a dans l'homme un certain respect inné, +réellement instinctif, pour les cheveux blancs. Les rides, signe bien +plus certain de la vieillesse, ne l'inspirent nullement. On n'a jamais +fait mention de rides respectables; l'on dit toujours: de vénérables +cheveux blancs. + +L'honneur n'a qu'une valeur indirecte. Car, ainsi que je l'ai développé +au commencement de ce chapitre, l'opinion des autres à notre égard ne +peut avoir de valeur pour nous qu'en tant qu'elle détermine ou peut +déterminer éventuellement leur conduite envers nous. Il est vrai que +c'est ce qui arrive toujours aussi longtemps que nous vivons avec les +hommes ou parmi eux. En effet, comme dans l'état de civilisation c'est à +la société seule que nous devons notre sûreté et notre avoir, comme en +outre nous avons, dans toute entreprise, besoin des autres, et qu'il +nous faut avoir leur confiance pour qu'ils entrent en relation avec +nous, leur opinion sera d'un grand prix à nos yeux; mais ce prix sera +toujours indirect, et je ne saurais admettre qu'elle puisse avoir une +valeur directe. C'est aussi l'avis de Cicéron (_Fin._, III, 17): _De +bona autem fama Chrysippus quidem et Diogenes, detracta utilitate, ne +digitum quidem, ejus causa, porrigendum esse dicebant. Quibus ego +vehementer assentior_ (Quant à la bonne renommée, Chrysippe et Diogène +disaient que, si l'on retranchait l'utilité qui en revient, elle ne +vaudrait pas la peine qu'on remuât pour elle le bout du doigt, et pour +moi je suis fort de leur sentiment). Helvetius aussi, dans son +chef-d'œuvre _De l'esprit_ (disc. III, chap. 13), développe longuement +cette vérité et arrive à la conclusion suivante: _Nous n'aimons pas +l'estime pour l'estime, mais uniquement pour les avantages qu'elle +procure._ Or, le moyen ne pouvant valoir plus que la fin, cette maxime +pompeuse: _L'honneur avant la vie_, ne sera jamais, comme nous l'avons +déjà dit, qu'une hyperbole. + +Voilà pour ce qui concerne l'honneur bourgeois. + + * * * * * + +L'_honneur de la fonction_, c'est l'opinion générale qu'un homme revêtu +d'un emploi possède effectivement toutes les qualités requises et +s'acquitte ponctuellement et en toutes circonstances des obligations de +sa charge. Plus, dans l'État, la sphère d'action d'un homme est +importante et étendue, plus le poste qu'il occupe est élevé et influent, +et plus grande doit être aussi l'opinion que l'on a des qualités +intellectuelles et morales qui l'en rendent digne; par conséquent, le +degré d'honneur qu'on lui accorde et qui se manifeste par des titres, +par des décorations, etc., devra s'élever, et l'humilité dans la +conduite des autres envers lui s'accentuer progressivement. C'est la +position d'un homme qui détermine constamment, mesuré à la même échelle, +le degré particulier d'honneur qui lui est dû; ce degré peut néanmoins +être modifié par la facilité plus ou moins grande des masses à +comprendre l'importance de cette position. Mais on attribuera toujours +plus d'honneur à celui qui a des obligations toutes spéciales à remplir, +comme celles d'une fonction, par exemple, qu'au simple bourgeois dont +l'honneur repose principalement sur des qualités négatives. + +L'honneur de la fonction exige, en outre, que celui qui occupe une +charge la fasse respecter, à cause de ses collègues et de ses +successeurs; pour y parvenir, il doit, comme nous l'avons dit, +s'acquitter ponctuellement de ses devoirs; mais, de plus, il ne doit +laisser impunie aucune attaque contre le poste ou contre lui-même, en +tant que fonctionnaire: il ne permettra donc jamais qu'on vienne dire +qu'il ne remplit pas scrupuleusement les devoirs de sa fonction, ou que +celle-ci n'est d'aucune utilité pour le pays; il devra, au contraire, en +faisant châtier le coupable par les tribunaux, prouver que ces attaques +étaient injustes. + +Comme sous-ordres de cet honneur, nous trouvons celui de l'employé, du +médecin, de l'avocat, de tout professeur public, de tout gradué même, +bref, de quiconque, en vertu d'une déclaration officielle, a été +proclamé capable de quelque travail intellectuel et qui, par là même, +s'est obligé à l'exécuter; en un mot, l'honneur en cette qualité même de +tous ceux que l'on peut comprendre sous la désignation d'_engagés +publics_. Dans cette catégorie il faut donc mettre aussi le véritable +_honneur militaire_, qui consiste en ce que tout homme qui s'est engagé +à défendre la patrie commune possède réellement les qualités voulues, +ainsi avant tout le courage, la bravoure et la force, et qu'il est +résolument prêt à la défendre jusqu'à la mort et à n'abandonner à aucun +prix le drapeau auquel il a prêté serment. J'ai donné ici à l'_honneur_ +de la fonction une signification très large, car, dans l'acception +ordinaire, cette expression désigne le respect dû par les citoyens à la +fonction elle-même. + + * * * * * + +L'_honneur sexuel_ me semble demander à être examiné de plus près, et +les principes en doivent être recherchés jusqu'à sa racine; cela viendra +confirmer en même temps que tout honneur repose, en définitive, sur des +considérations d'utilité. Envisagé dans sa nature, l'honneur sexuel se +divise en honneur des femmes et honneur des hommes, et constitue, des +deux parts, un _esprit de corps_ bien entendu. Le premier est de +beaucoup le plus important des deux, car, dans la vie des femmes, le +rapport sexuel est l'affaire principale. Ainsi donc, l'_honneur féminin_ +est, quand on parle d'une fille, l'opinion générale qu'elle ne s'est +donnée à aucun homme, et, pour une femme mariée, qu'elle ne s'est donnée +qu'à celui auquel elle est unie par mariage. + +L'importance de cette opinion se fonde sur les considérations suivantes. +Le sexe féminin réclame et attend du sexe masculin absolument tout, tout +ce qu'il désire et tout ce qui lui est nécessaire; le sexe masculin ne +demande à l'autre, avant tout et directement, qu'une unique chose. Il a +donc fallu s'arranger de telle façon que le sexe masculin ne pût obtenir +cette unique chose qu'à la charge de prendre soin de tout, et par-dessus +le marché aussi des enfants à naître; c'est sur cet arrangement que +repose le bien-être de tout le sexe féminin. Pour que l'arrangement +puisse s'exécuter, il faut nécessairement que toutes les femmes tiennent +ferme ensemble et montrent de l'_esprit de corps_. Elles se présentent +alors comme un seul tout, en rangs serrés, devant la masse entière du +sexe masculin, comme devant un ennemi commun qui, ayant, de par la +nature et en vertu de la prépondérance de ses forces physiques et +intellectuelles, la possession de tous les biens terrestres, doit être +vaincu et conquis, afin d'arriver, par sa possession, à posséder en même +temps les biens terrestres. Dans ce but, la maxime d'honneur de tout le +sexe féminin est que toute cohabitation en dehors du mariage sera +absolument interdite aux hommes, afin que chacun de ceux-ci soit +contraint au mariage comme à une espèce de capitulation et qu'ainsi +toutes les femmes soient pourvues. Ce résultat ne peut être obtenu en +entier que par l'observation rigoureuse de la maxime ci-dessus; aussi le +sexe féminin tout entier veille-t-il avec un véritable «esprit de corps» +à ce que tous ses membres l'exécutent fidèlement. En conséquence, toute +fille qui, par le concubinage, se rend coupable de trahison envers son +sexe, est repoussée par le corps entier et notée d'infamie, car le +bien-être de la communauté péricliterait si le procédé se généralisait; +on dit alors: Elle a perdu son honneur. Aucune femme ne doit plus la +fréquenter; on l'évite comme une pestiférée. Le même sort attend la +femme adultère, parce qu'elle a violé la capitulation consentie par le +mari, et qu'un tel exemple rebute les hommes de conclure de ces +conventions, alors que cependant le salut de toutes les femmes en +dépend. Mais, de plus, comme une pareille action comprend une tromperie +et un grossier manquement de parole, la femme adultère perd non +seulement l'honneur sexuel, mais encore l'honneur bourgeois. C'est +pourquoi l'on peut bien dire, comme pour l'excuser: «une fille tombée»; +on ne dira jamais: «une femme tombée»; le séducteur peut rendre +l'honneur à la première par le mariage, mais jamais l'adultère à sa +complice, après divorce. Après cet exposé si clair, on reconnaîtra que +la base du principe de l'honneur féminin est un «esprit de corps» +salutaire, nécessaire même, mais néanmoins bien calculé et fondé sur +l'intérêt; on pourra bien lui attribuer la plus haute importance dans la +vie de la femme, on pourra lui accorder une grande valeur relative, mais +jamais une valeur absolue, dépassant celle de la vie avec ses destinées; +on n'admettra jamais, non plus, que cette valeur aille jusqu'à devoir +être payée au prix même de l'existence. On ne pourra donc approuver ni +Lucrèce ni Virginius, avec leur exaltation dégénérant en farces +tragiques. La péripétie, dans le drame d'Emilia Galotti[12], pour la +même raison a quelque chose de tellement révoltant que l'on sort du +spectacle, tout à fait mal disposé. En revanche, et en dépit de +l'honneur sexuel, on ne peut s'empêcher de sympathiser avec _la +Clärchen_ dans _Egmont_. Cette façon de pousser à l'extrême le principe +de l'honneur féminin appartient, comme tant d'autres, à l'oubli de la +fin pour les moyens; on attribue à l'honneur sexuel, par de telles +exagérations, une valeur absolue, alors que, plus que tout autre +honneur, il n'en a qu'une relative; on est même porté à dire qu'elle est +purement conventionnelle quand on lit Thomasius, «_De concubinatu_»; on +y voit que, jusqu'à la réformation de Luther, dans presque tous les pays +et de tout temps, le concubinage a été un état permis et reconnu par la +loi, et où la concubine ne cessait pas d'être honorable: sans parler de +la Mylitta de Babylone (voy. Hérodote, I, 199), etc. Il est aussi telles +convenances sociales qui rendent impossible la formalité extérieure du +mariage, surtout dans les pays catholiques où le divorce n'existe pas; +mais, dans tous les pays, cet obstacle existe pour les souverains; à mon +avis cependant, entretenir une maîtresse est, de leur part, une action +bien plus morale qu'un mariage morganatique; les enfants issus de +semblables unions peuvent élever des prétentions dans le cas où la +descendance légitime viendrait à s'éteindre, d'où résulte la +possibilité, bien que très éloignée, d'une guerre civile. Au surplus, le +mariage morganatique, c'est-à-dire conclu en dépit de toutes les +convenances extérieures, est, en définitive, une concession faite aux +femmes et aux prêtres, deux classes auxquelles il faut se garder, autant +qu'on le peut, de concéder quelque chose. Considérons encore que tout +homme, dans son pays, peut épouser la femme de son choix; il en est un +seul à qui ce droit naturel est ravi; ce pauvre homme, c'est le +souverain. Sa main appartient au pays; on ne l'accorde qu'en vue de la +raison d'État, c'est-à-dire de l'intérêt de la nation. Et cependant ce +prince est homme; il aimerait aussi à suivre une fois le penchant de son +cœur. Il est injuste et ingrat autant que bourgeoisement vulgaire de +défendre ou de reprocher au souverain de vivre avec sa maîtresse, bien +entendu aussi longtemps qu'il ne lui accorde aucune influence sur les +affaires. De son côté aussi, cette maîtresse, par rapport à l'honneur +sexuel, est pour ainsi dire une femme exceptionnelle, en dehors de la +règle commune; elle ne s'est donnée qu'à un seul homme; elle l'aime, +elle en est aimée, et il ne pourra jamais la prendre pour femme. Ce qui +prouve surtout que le principe de l'honneur féminin n'a pas une origine +purement naturelle, ce sont les nombreux et sanglants sacrifices qu'on +lui apporte par l'infanticide et par le suicide des mères. Une fille qui +se donne illégitimement viole, il est vrai, sa foi envers son sexe +entier; mais cette foi n'a été qu'acceptée tacitement, elle n'a pas été +jurée. Et comme, dans la plupart des cas, c'est son propre intérêt qui +en souffre le plus directement, sa folie est alors infiniment plus +grande que sa dépravation. + +L'honneur sexuel des hommes est provoqué par celui des femmes, à titre +d'esprit de corps opposé; tout homme qui se soumet au mariage, +c'est-à-dire à cette capitulation si avantageuse pour la partie adverse, +contracte l'obligation de veiller désormais à ce qu'on respecte la +capitulation, afin que ce pacte lui-même ne vienne à perdre de sa +solidité si l'on prenait l'habitude de ne le garder que négligemment; il +ne faut pas que les hommes, après avoir tout livré, arrivent à ne pas +même être assurés de l'unique chose qu'ils ont stipulée en retour; +savoir la possession exclusive de l'épouse. L'honneur du mari exige +alors qu'il venge l'adultère de sa femme, et le punisse au moins par la +séparation. S'il le supporte, bien qu'il en ait connaissance, la +communauté masculine le couvre de honte; mais celle-ci n'est, à beaucoup +près, pas aussi pénétrante que celle de la femme qui a perdu son honneur +sexuel. Elle est, tout au plus, une _levioris notæ macula_ (une +souillure de moindre importance), car les relations sexuelles sont une +affaire secondaire pour l'homme, vu la multiplicité et l'importance de +ses autres relations. Les deux grands poètes dramatiques des temps +modernes ont chacun pris deux fois pour sujet cet honneur masculin: +Shakespeare dans _Othello_ et le _Conte d'une nuit d'hiver_ et Calderon +dans _El medico de su honora_ (Le médecin de son honneur) et dans _A +secreto agravio secreta venganza_ (À outrage secret, secrète vengeance). +Du reste, cet honneur ne demande que le châtiment de la femme et non +celui de l'amant; la punition de ce dernier n'est que _opus +supererogationis_ (par-dessus le marché) ce qui confirme bien que son +origine est dans «l'esprit _de corps_» des maris. + +L'honneur, tel que je l'ai considéré jusqu'ici dans ses genres et dans +ses principes, se trouve régner généralement chez tous les peuples et à +toutes les époques, quoiqu'on puisse découvrir quelques modifications +locales et temporaires des principes de l'honneur féminin. Mais il +existe un genre d'honneur entièrement différent de celui qui a cours +généralement et partout, dont ni les Grecs ni les Romains n'avaient la +moindre idée, pas plus que les Chinois, les Hindous ni les mahométans +jusqu'aujourd'hui encore. En effet, il est né au moyen âge et ne s'est +acclimaté que dans l'Europe chrétienne; ici même, il n'a pénétré que +dans une fraction minime de la population, savoir, parmi les classes +supérieures de la société et parmi leurs émules. C'est l'_honneur +chevaleresque_ ou le _point d'honneur_. Sa base diffère totalement de +celle de l'honneur dont nous avons traité jusqu'ici; sur quelques +points, elle en est même l'opposé, puisque l'un fait l'_homme +honorable_, et l'autre, par contre, l'_homme d'honneur_. Je vais donc +exposer ici, séparément, leurs principes, sous forme de code ou miroir +de l'honneur chevaleresque. + +1° L'honneur ne consiste pas dans l'opinion d'autrui sur notre mérite, +mais uniquement dans les _manifestations_ de cette opinion; peu importe +que l'opinion manifestée existe réellement ou non, et encore moins +qu'elle soit, ou non, fondée. Par conséquent, le monde peut avoir la +pire opinion sur notre compte à cause de notre conduite; il peut nous +mépriser tant que bon lui semble; cela ne nuit en rien à notre honneur, +aussi longtemps que personne ne se permet de le dire à haute voix. Mais, +à l'inverse, si même nos qualités et nos actions forçaient tout le monde +à nous estimer hautement (car cela ne dépend pas de son libre arbitre), +il suffira d'un seul individu--fût-ce le plus méchant ou le plus +bête--qui énonce son dédain à notre égard, et voilà du coup notre +honneur endommagé, perdu même à jamais, si nous ne le réparons. Un fait +qui démontre surabondamment qu'il ne s'agit nullement de l'opinion +elle-même, mais uniquement de sa manifestation extérieure, c'est que les +paroles offensantes peuvent être retirées, qu'au besoin on peut en +demander le pardon, et alors elles sont comme si elles n'avaient jamais +été prononcées; la question de savoir si l'opinion qui les avait +provoquées a changé en même temps et pourquoi elle se serait modifiée ne +fait rien à l'affaire; on n'annule que la manifestation, et alors tout +est en règle. Le résultat que l'on a en vue n'est donc pas de mériter le +respect, mais de l'extorquer. + +2° L'honneur d'un homme ne dépend pas de _ce qu'il fait_, mais de _ce +qu'on lui fait_, de ce qui lui arrive. Nous avons étudié plus haut +l'honneur qui règne partout; ses principes nous ont démontré qu'il +dépend exclusivement de ce qu'un homme dit ou fait lui-même; en +revanche, l'honneur chevaleresque résulte de ce qu'un autre dit ou fait. +Il est donc placé dans la main, ou simplement suspendu au bout de la +langue du premier venu: pour peu que celui-ci y porte la main, l'honneur +est, à tout instant, en danger de se perdre pour toujours, à moins que +l'offensé ne le reprenne par la violence. Nous parlerons tout à l'heure +des formalités à accomplir pour le remettre en place. Toutefois cette +procédure ne peut être suivie qu'au péril de la vie, de la liberté, de +la fortune et du repos de l'âme. La conduite d'un homme fût-elle la plus +honorable et la plus noble, son âme la plus pure et sa tête la plus +éminente, tout cela n'empêchera pas que son honneur ne puisse être +perdu, sitôt qu'il plaira à un individu quelconque de l'injurier; et, +sous la seule réserve de n'avoir pas encore violé les préceptes de +l'honneur en question, cet individu pourra être le plus vil coquin, la +brute la plus stupide, un fainéant, un joueur, un homme perdu de dettes, +bref un être qui n'est pas digne que l'autre le regarde. C'est même +d'ordinaire à une créature de cette espèce qu'il plaira d'insulter, car +Sénèque (_De constantia_, 11) ajustement observé que «ut quisque +contemptissimus et ludibrio est, ita solutissimæ linguæ est» (Plus un +homme est méprisé, plus il sert de jouet, plus sa langue est sans +frein); et c'est contre l'homme éminent que nous avons décrit plus haut +qu'un être vil s'acharnera de préférence, parce que les contraires se +haïssent et que l'aspect de qualités supérieures éveille habituellement +une sourde rage dans l'âme des misérables; c'est pourquoi Gœthe dit: + + Was Klagst du über Feinde? + Sollten Solche je worden Freunde, + Denen das Wesen, wie du bist, + Im Stillen ein ewiger Vorwurf ist? + +(Pourquoi te plaindre de tes ennemis? Pourraient-ils jamais être tes +amis, des hommes pour lesquels une nature comme la tienne est, en +secret, un reproche éternel?)--(Trad. Porchat, vol. I, p. 564.) + +On voit combien les gens de cette espèce doivent de reconnaissance au +principe de l'honneur qui les met de niveau avec ceux qui leur sont +supérieurs à tous égards. Qu'un pareil individu lance une injure, +c'est-à-dire attribue à l'autre quelque vilaine qualité; si celui-ci +n'efface pas bien vite l'insulte avec du sang, elle passera, +provisoirement, pour un jugement objectivement vrai et fondé, pour un +décret ayant force de loi; l'affirmation pourra même rester à jamais +vraie et valable. En d'autres termes, l'insulté reste (aux yeux de tous +les «hommes d'honneur») ce que l'insulteur (fût-il le dernier des +hommes) a dit qu'il était, car il a «empoché l'affront» (c'est là le +«terminus technicus»). Dès lors, les «hommes d'honneur» le mépriseront +profondément; ils le fuiront comme s'il avait la peste; ils refuseront, +par exemple, hautement et publiquement d'aller dans une société où on le +reçoit, etc. Je crois pouvoir avec certitude faire remonter au moyen âge +l'origine de ce louable sentiment. En effet, C. W. de Wachter (vid. +_Beiträge zur deutschen Geschichte, besonders des deutschen +Strafrechts_, 1845) nous apprend que jusqu'au XVe siècle, dans les +procès criminels, ce n'était pas au dénonciateur à prouver la +culpabilité, c'était au dénoncé à prouver son innocence. Cette preuve +pouvait se faire par le serment de purgation, pour lequel il lui fallait +des assistants (_consacramentales_) qui jurassent être convaincus qu'il +était incapable d'un parjure. S'il ne pouvait pas trouver d'assistants, +ou si l'accusateur les récusait, alors intervenait le jugement de Dieu, +qui consistait d'ordinaire dans le duel. Car le «dénoncé» devenait alors +un «insulté» et devait se purger de l'insulte. Voilà donc l'origine de +cette notion de «l'insulte» et de toute cette procédure telle qu'elle +est pratiquée encore aujourd'hui parmi les «hommes d'honneur», sauf le +serment. + +Cela nous explique aussi la profonde indignation obligée qui saisit les +«hommes d'honneur» quand ils s'entendent accuser de mensonge, ainsi que +la vengeance sanglante qu'ils en tirent; ce qui semble d'autant plus +étrange que le mensonge est une chose de tous les jours. En Angleterre +surtout, le fait s'est élevé à la hauteur d'une superstition +profondément enracinée (quiconque menace de mort celui qui l'accuse de +mensonge devrait, en réalité, n'avoir jamais menti de sa vie). Dans ces +procès criminels du moyen âge, il y avait une procédure plus sommaire +encore; elle consistait en ce que l'accusé répliquait à l'accusateur: +«Tu en as menti;» après quoi, on en appelait immédiatement au jugement +de Dieu: de là dérive, dans le code de l'honneur chevaleresque, +l'obligation d'avoir sur l'heure à en appeler aux armes, quand on vous a +adressé le reproche d'avoir menti. Voilà pour ce qui concerne l'injure. +Mais il existe quelque chose de pire que l'injure, quelque chose de +tellement horrible que je dois demander pardon aux «hommes d'honneur» +d'oser seulement le mentionner dans ce code de l'honneur chevaleresque; +je n'ignore pas que, rien que d'y penser, ils auront la chair de poule, +et que leurs cheveux se dresseront sur leurs têtes, car cette chose est +le _Summum malum_, de tous les maux le plus grand sur terre, plus +redoutable que la mort et la damnation. Il peut arriver, en effet, +_horribile dictu_, il peut arriver qu'un individu applique à un autre +une claque ou un coup. C'est là une épouvantable catastrophe; elle amène +une mort si complète de l'honneur que, si l'on peut à la rigueur guérir +par de simples saignées toutes les autres lésions de l'honneur, +celle-ci, pour sa guérison radicale, exige que l'on tue complètement. + +3° L'honneur ne s'inquiète pas de ce que peut être l'homme en soi et par +soi, ni de la question de savoir si la condition morale d'un être ne +peut pas se modifier quelque jour, et autres semblables pédanteries +d'école. Lorsque l'honneur a été endommagé ou perdu pour un moment, il +peut être promptement et entièrement rétabli, mais à la condition qu'on +s'y prenne au plus vite; cette unique panacée, c'est le duel. Si, +toutefois, l'auteur du dommage n'appartient pas aux classes sociales qui +professent le code de l'honneur chevaleresque, ou s'il a violé ce code +en quelque occasion, il y a, surtout quand le dommage a été causé par +des voies de fait, mais alors même qu'il ne l'a été que par des paroles, +il y a, disons-nous, une opération infaillible à entreprendre: c'est, si +l'on est armé, de lui passer sur-le-champ ou encore, à la rigueur, une +heure après, son arme au travers du corps; de cette façon, l'honneur est +rétabli. Mais parfois l'on veut éviter cette opération, parce que l'on +appréhende les désagréments qui en pourraient résulter; alors si l'on +n'est pas bien sûr que l'offenseur se soumette aux lois de l'honneur +chevaleresque, on a recours à un remède palliatif qui s'appelle +l'_avantage_. Celui-ci consiste, lorsque l'adversaire a été grossier, à +l'être notablement plus que lui; si pour cela les injures ne suffisent +pas, on a recours aux coups: et même ici il y a encore un _climax_, une +gradation dans le traitement de l'honneur: on guérit les soufflets par +des coups de bâton, ceux-ci par des coups de fouet de chasse; contre ces +derniers mêmes, il y a des gens qui recommandent, comme d'une efficacité +éprouvée, de cracher au visage. Mais, dans le cas où l'on n'arrive pas à +temps avec ces remèdes-là, il faut sans faute procéder aux opérations +sanglantes. Cette méthode de traitement palliatif se base, au fond, sur +la maxime suivante: + +4° De même qu'être insulté est une honte, de même insulter est un +honneur. Ainsi, que la vérité, le droit et la raison soient du côté de +mon adversaire, mais que je l'injurie; aussitôt il n'a plus qu'à aller +au diable avec tous ses mérites; le droit et l'honneur sont de mon côté, +et lui, par contre, a provisoirement perdu l'honneur, jusqu'à ce qu'il +le rétablisse; par le droit et la raison, croyez-vous? non pas, par le +pistolet ou l'épée. Donc, au point de vue de l'honneur, la grossièreté +est une qualité qui supplée ou domine toutes les autres; le plus +grossier a toujours raison: _quid multa?_ Quelque bêtise, quelque +inconvenance, quelque infamie qu'on ait pu commettre, une grossièreté +leur enlève ce caractère et les légitime séance tenante. Que dans une +discussion, ou dans une simple conversation, un autre déploie une +connaissance plus exacte de la question, un amour plus sévère de la +vérité, un jugement plus sain, plus de raison, en un mot qu'il mette en +lumière des mérites intellectuels qui nous mettent dans l'ombre, nous +n'en pouvons pas moins effacer d'un coup toutes ces supériorités, voiler +notre indigence d'esprit et être supérieur à notre tour en devenant +grossier et offensant. Car une grossièreté terrasse tout argument et +éclipse tout esprit. Si donc notre adversaire ne se met pas aussi de la +partie et ne réplique pas par une grossièreté encore plus grande, auquel +cas nous en arrivons au noble assaut pour l'_avantage_, c'est nous qui +sommes victorieux, et l'honneur est de notre côté: vérité, instruction, +jugement, intelligence, esprit, tout cela doit plier bagage et fuir +devant la divine grossièreté. Aussi les «hommes d'honneur», dès que +quelqu'un émet une opinion différente de la leur ou déploie plus de +raison qu'ils n'en peuvent mettre en campagne, feront-ils mine +immédiatement d'enfourcher ce cheval de combat; lorsque, dans une +controverse, ils manquent d'arguments à vous opposer, ils chercheront +quelque grossièreté, ce qui fait le même office et est plus facile à +trouver: après quoi ils s'en vont triomphants. Après ce que nous venons +d'exposer, n'a-t-on pas raison de dire que le principe de l'honneur +ennoblit le ton de la société? + +La maxime dont nous venons de nous occuper repose à son tour sur la +suivante, qui est à proprement dire le fondement et l'âme du présent +code. + +5° La cour suprême de justice, celle devant laquelle, dans tous les +différends touchant l'honneur, on peut en appeler de toute autre +instance, c'est la force physique, c'est-à-dire l'animalité. Car toute +grossièreté est à vrai dire un appel à l'animalité, en ce sens qu'elle +prononce l'incompétence de la lutte des forces intellectuelles ou du +droit moral, et qu'elle la remplace par celle des forces physiques; dans +l'espèce _homme_, que Franklin définit _a toolmaking animal_ (un animal +qui confectionne des outils), cette lutte s'effectue par le duel, au +moyen d'armes spécialement confectionnées dans ce but, et elle amène une +décision sans appel. Cette maxime fondamentale est désignée, comme on +sait, par l'expression _droit de la force_, qui implique une ironie, +comme en allemand le mot _Aberwitz_ (absurdité), qui indique une espèce +de «Witz» (esprit) qui est loin d'être du «Witz»; dans ce même ordre +d'idées, l'honneur chevaleresque devrait s'appeler l'_honneur de la +force_. + +6° En traitant de l'_honneur bourgeois_, nous l'avons trouvé très +scrupuleux sur les chapitres du tien et du mien, des obligations +contractées et de la parole donnée; en revanche, le présent code +professe sur tous ces points les principes les plus noblement libéraux. +En effet, il est une _seule parole_ à laquelle on ne doit pas manquer: +c'est la «parole d'honneur», c'est-à-dire la parole après laquelle on a +dit: «sur l'honneur,» d'où résulte la présomption que l'on peut manquer +à toute autre parole. Mais dans le cas même où l'on aurait violé sa +parole d'honneur, l'honneur peut au besoin être sauvé au moyen de la +panacée en question, le duel: nous sommes tenus de nous battre avec ceux +qui soutiennent que nous avons donné notre parole d'honneur. En outre, +il n'existe qu'_une seule dette_ qu'il faille payer sans faute: c'est la +dette de jeu, qui, pour ce motif, s'appelle «une dette d'honneur». Quant +aux autres dettes, on en flouerait juifs et chrétiens, que cela ne +nuirait en rien à l'honneur chevaleresque[13]. + +Tout esprit de bonne foi reconnaîtra à première vue que ce code étrange, +barbare et ridicule de l'honneur ne saurait avoir sa source dans +l'essence de la nature humaine ou dans une manière sensée d'envisager +les rapports des hommes entre eux. C'est ce que confirme aussi le +domaine très limité de son autorité: ce domaine, qui ne date que du +moyen âge, se borne à l'Europe, et ici même il n'embrasse que la +noblesse, la classe militaire et leurs émules. Car ni les Grecs, ni les +Romains, ni les populations éminemment civilisées de l'Asie, dans +l'antiquité pas plus que dans les temps modernes, n'ont su et ne savent +le premier mot de cet honneur-là et de ses principes. Tous ces peuples +ne connaissent que ce que nous avons appelé l'honneur bourgeois. Chez +eux, l'homme n'a d'autre valeur que celle que lui donne sa conduite +entière, et non celle que lui donne ce qu'il plaît à une mauvaise langue +de dire sur son compte. Chez tous ces peuples, ce que dit ou fait un +individu peut bien anéantir _son propre_ honneur, mais jamais celui d'un +autre. Un coup, chez tous ces peuples, n'est pas autre chose qu'un coup, +tel que tout cheval ou tout âne en peut appliquer, et de plus dangereux +encore: un coup pourra, à l'occasion, éveiller la colère ou porter à +s'en venger sur l'heure, mais il n'a rien de commun arec l'honneur. Ces +nations ne tiennent pas des livres où l'on passe en compte les coups ou +les injures, ainsi que les _satisfactions_ que l'on a eu soin, ou qu'on +a négligé d'en tirer. Pour la bravoure et le mépris de la vie, elles ne +le cèdent en rien à celles de l'Europe chrétienne. Les Grecs et les +Romains étaient certes des héros accomplis, mais ils ignoraient +entièrement le «point d'honneur». Le duel n'était pas chez eux l'affaire +des classes nobles, mais celle de vils gladiateurs, d'esclaves +abandonnés et de criminels condamnés, que l'on excitait à se battre, en +les faisant alterner avec des bêtes féroces, pour l'amusement du peuple. +À l'introduction du christianisme, les jeux de gladiateurs furent +abolis, mais à leur place et en plein christianisme on a institué le +duel par l'intermédiaire du jugement de Dieu. Si les premiers étaient un +sacrifice cruel offert à la curiosité publique, le duel en est un tout +aussi cruel, au préjugé général, sacrifice où l'on n'immole pas des +criminels, des esclaves ou des prisonniers, mais des hommes libres et +des nobles. + +Une foule de traits que l'histoire nous a conservés prouvent que les +anciens ignoraient absolument ce préjugé. Lorsque, par exemple, un chef +teuton provoqua Marius en duel, ce héros lui fit répondre que, «s'il +était las de la vie, il n'avait qu'à se pendre», lui proposant toutefois +un gladiateur émérite avec lequel il pourrait batailler à son aise +(Freinsh., _Suppl._ in Liv., l. LXVIII, c. 12). Nous lisons dans +Plutarque (_Thèm._, 11) qu'Eurybiade, commandant de la flotte, dans une +discussion avec Thémistocle, aurait levé la canne pour le frapper; nous +ne voyons pas que celui-ci ait tiré son épée, mais qu'il dit: «Πατα ξον +μεν ουν, αχουσον δε» (Frappe, mais écoute). Quelle indignation le +lecteur «homme d'honneur» ne doit-il pas éprouver en ne trouvant pas +dans Plutarque la mention que le corps des officiers athéniens aurait +immédiatement déclaré ne plus vouloir servir sous ce Thémistocle! Aussi +un écrivain français de nos jours dit-il avec raison: «Si quelqu'un +s'avisait de dire que Démosthène fut un homme d'honneur, on sourirait de +pitié... Cicéron n'était pas un homme d'honneur non plus» (_Soirées +littéraires_, par C. Durand, Rouen, 1828, vol. II, p. 300). De plus, le +passage de Platon (_De leg._, IX, les 6 dernières pages, ainsi que XI, +p. 131, édit. Bipont) sur les αιχια, c'est-à-dire les voies de fait, +prouve assez qu'en cette matière les anciens ne soupçonnaient même pas +ce sentiment du point d'honneur chevaleresque. Socrate, à la suite de +ses nombreuses disputes, a été souvent en butte à des coups, ce qu'il +supportait avec calme; un jour, ayant reçu un coup de pied, il l'accepta +sans se fâcher et dit à quelqu'un qui s'en étonnait: «Si un âne m'avait +frappé, irais-je porter plainte?» (Diog. Laërce, II, 21.) Une autre +fois, comme quelqu'un lui disait: «Cet homme vous invective; ne vous +injurie-t-il pas?» il lui répondit: «Non, car ce qu'il dit ne s'applique +pas à moi.» (_Ibid._, 36.)--Stobée (_Florileg._, éd. Gaisford, vol. I, +p. 327-330) nous a conservé un long passage de Musonius qui permet de se +rendre compte de la manière dont les anciens envisageaient les injures: +ils ne connaissaient d'autre satisfaction à obtenir que par la voie des +tribunaux, et les sages dédaignaient même celle-ci. On peut voir dans le +_Gorgias_ de Platon (p. 86, éd. Bip.) qu'en effet c'était là l'unique +réparation exigée pour un soufflet; nous y trouvons aussi (p. 133) +rapportée l'opinion de Socrate. Cela ressort encore de ce que raconte +Aulu-Gelle (XX, 1) d'un certain Lucius Veratius qui s'amusait, par +espièglerie et sans motif aucun, à donner un soufflet aux citoyens +romains qu'il rencontrait dans la rue; pour éviter de longues +formalités, il se faisait accompagner, à cet effet, d'un esclave porteur +d'un sac de monnaie de cuivre et chargé de payer, séance tenante, au +passant étonné l'amende légale de 25 as. Cratès, le célèbre philosophe +cynique, avait reçu du musicien Nicodrome un si vigoureux soufflet que +son visage en était tuméfié et ecchymosé; alors il s'attacha au front +une planchette avec cette inscription: «Νιχοδρομος εποιει» (Nicodrome a +fait cela), ce qui couvrit ce joueur de flûte d'une honte extrême pour +s'être livré à une pareille brutalité (D. Laërce, VI, 89) contre un +homme que tout Athènes révérait à l'égal d'un dieu-lare (Apul., _Flor._, +p. 126, éd. Bip.). Nous avons, à ce sujet, une lettre de Diogène de +Sinope, adressée à Mélesippe, dans laquelle, après lui avoir raconté +qu'il a été battu par des Athéniens ivres, il ajoute que cela ne lui +fait absolument rien (Nota Casaub. ad D. Laërte, VI, 33). Sénèque, dans +le livre _De constantia sapientis_, depuis le chapitre X et jusqu'à la +fin, traite en détail de _contumelia_ (de l'outrage), pour établir que +le sage le méprise. Au chapitre XIV, il dit: «_At sapiens colaphis +percussus, quid faciet? Quod Cato, cum illi os percussum esset: non +excanduit, non vindicavit injuriam: nec remisit quidem, sed factam +negavit_» (Mais le sage qui reçoit un soufflet, que fera-t-il? Ce que +fit Caton quand il fut frappé au visage; il ne prit pas feu, il ne +vengea pas son injure, il ne la pardonna même pas, mais il nia qu'elle +eût été commise). + +«Oui, vous écriez-vous, mais c'étaient des sages!» + +Et vous, vous êtes des fous?--D'accord. + +Nous voyons donc que tout ce principe de l'honneur chevaleresque était +inconnu aux anciens précisément parce qu'ils envisageaient, de tout +point, les choses sous leur aspect naturel, sans préventions et sans se +laisser berner par de sinistres et impies sornettes de ce genre. Aussi, +dans un coup au visage, ne voyaient-ils rien autre que ce qu'il est en +réalité, un petit préjudice physique, tandis que pour les modernes il +est une catastrophe et un thème à tragédies, comme, par exemple, dans le +_Cid_ de Corneille et dans un drame allemand plus récent, intitulé _La +force des circonstances_, mais qui devrait s'appeler plutôt _La force du +préjugé_. Mais si, un jour, un soufflet est donné dans l'Assemblée +nationale à Paris, alors l'Europe entière en retentit. Les réminiscences +classiques ainsi que les exemples de l'antiquité, rapportés plus haut, +doivent avoir tout à fait mal disposé les «hommes d'honneur»; nous leur +recommandons, comme antidote, de lire dans _Jacques le Fataliste_, ce +chef-d'œuvre de Diderot, l'histoire de _Monsieur Desglands_[14]; ils y +trouveront un type hors ligne d'honneur chevaleresque moderne qui pourra +les délecter et les édifier à plaisir. + +De tout ce qui précède, il résulte des preuves suffisantes que le +principe de l'honneur chevaleresque n'est pas un principe primitif, basé +sur la nature propre de l'homme; il est artificiel, et son origine est +facile à découvrir. C'est l'enfant de ces siècles où les poings étaient +plus exercés que les têtes, et où les prêtres tenaient la raison +enchaînée, de ce moyen âge enfin tant vanté, et de sa chevalerie. En ce +temps, en effet, le bon Dieu n'avait pas la seule mission de veiller sur +nous; il devait aussi juger pour nous. Aussi les causes judiciaires +délicates se décidaient par _Ordalies_ ou _jugements de Dieu_, qui +consistaient, à peu d'exceptions près, dans les combats singuliers, non +seulement entre chevaliers, mais même entre bourgeois, ainsi que le +prouve un joli passage dans le _Henry VI_ de Shakespeare (2e partie, +acte 2, sc. 3). Le combat singulier ou jugement de Dieu était une +instance supérieure à laquelle on pouvait en appeler de toute sentence +judiciaire. De cette façon, au lieu de la raison, c'était la force et +l'adresse physiques, autrement dit la nature animale, que l'on érigeait +en tribunal, et ce n'était pas ce qu'un homme avait fait, mais ce qui +lui était arrivé, qui décidait s'il avait tort ou raison, exactement +comme procède le principe d'honneur chevaleresque aujourd'hui encore en +vigueur. Si l'on conservait encore des doutes sur cette origine du duel +et de ses formalités, on n'aurait, pour les lever entièrement, qu'à lire +l'excellent ouvrage de J.-G. Mellingen, _The history of duelling_, 1849. +De nos jours encore, parmi les gens qui règlent leur vie sur ces +préceptes,--on sait que, d'ordinaire, ce ne sont précisément ni les plus +instruits ni les plus raisonnables,--il en est pour qui l'issue du duel +représente effectivement la sentence divine dans le différend qui a +amené le combat; c'est là évidemment une opinion née d'une longue +transmission héréditaire et traditionnelle. + +Abstraction faite de son origine, le principe d'honneur chevaleresque a +pour but immédiat de se faire accorder, par la menace de la force +physique, les témoignages extérieurs de l'estime que l'on croit trop +difficile ou superflu d'acquérir réellement. C'est à peu près comme si +quelqu'un chauffait avec sa main la boule d'un thermomètre et voulait +prouver, par l'ascension de la colonne de mercure, que sa chambre est +bien chauffée. À considérer la chose de plus près, en voici le principe: +de même que l'honneur bourgeois, ayant en vue les rapports pacifiques +des hommes entre eux, consiste dans l'opinion que nous méritons pleine +_confiance_, parce que nous respectons scrupuleusement les droits de +chacun, de même l'honneur chevaleresque consiste dans l'opinion que nous +sommes _à craindre_, comme étant décidé à défendre nos propres droits à +outrance. La maxime qu'il vaut mieux inspirer la crainte que la +confiance ne serait pas si fausse, vu le peu de fond que l'on peut faire +de la justice des hommes, si nous vivions dans l'état de nature où +chacun doit par soi-même garder sa personne et défendre ses droits. Mais +elle ne trouve plus d'application dans notre époque de civilisation, où +l'État a pris sur lui la protection de la personne et de la propriété; +elle n'est plus là que comme ces châteaux et ces donjons de l'époque du +droit manuaire, inutiles et abandonnés, au milieu de campagnes bien +cultivées, de chaussées animées, voire même de voies ferrées. L'honneur +chevaleresque, par là même qu'il professe la maxime précédente, s'est +rejeté nécessairement sur ces préjudices à la personne que l'État ne +punit que légèrement, ou ne punit pas du tout, en vertu du principe: _De +minimis lex non curat_, ces délits ne causant qu'un dommage +insignifiant, et n'étant même parfois que de simples taquineries. Pour +maintenir son domaine dans une sphère très élevée, il a attribué à la +personne une valeur dont l'exagération est hors de toute proportion avec +la nature, la condition et la destinée de l'homme; il pousse cette +valeur jusqu'à faire de l'individu quelque chose de sacré, et, trouvant +tout à fait insuffisantes les peines prononcées par l'État contre les +petites offenses à la personne, il prend sur lui de les punir lui-même, +par des punitions toujours corporelles et même par la mort de +l'offenseur. Il y a évidemment, au fond, l'orgueil le plus démesuré et +l'outrecuidance la plus révoltante à oublier la nature réelle de l'homme +et à prétendre le revêtir d'une inviolabilité et d'une irréprochabilité +absolues. Mais tout homme décide à maintenir de semblables principes par +la violence et qui professe la maxime: _Qui m'insulte ou me frappe doit +périr_, mérite pour cela seul d'être expulsé de tout pays[15]. Il est +vrai qu'on met en avant toute sorte de prétextes pour farder cet orgueil +incommensurable. De deux hommes intrépides, dit-on, aucun ne cédera; +dans la plus légère collision, ils en viendraient aux injures, puis aux +coups et enfin au meurtre: il est donc préférable, par égard pour les +convenances, de franchir les degrés intermédiaires et de recourir +immédiatement aux armes. Les détails de la procédure ont été formulés +alors en un système d'un pédantisme rigide, ayant ses lois et ses règles +et qui est bien la force la plus lugubre du monde; on peut y voir, sans +contredit, le panthéon glorieux de la folie. Mais le point de départ +même est faux; dans les choses de minime importance (les affaires graves +restant toujours déférées à la décision des tribunaux), de deux hommes +intrépides il y en a toujours un qui cède, savoir le plus sage: quand il +ne s'agit que d'opinions, on ne s'en occupera même pas. Nous en trouvons +la preuve dans le peuple, ou, pour mieux dire, dans toutes les +nombreuses classes sociales qui n'admettent pas le principe de l'honneur +chevaleresque; ici, les différends suivent leur cours naturel, et +cependant l'homicide y est cent fois moins fréquent que dans la fraction +minime, 1/1000 à peine, qui s'y soumet: les rixes mêmes sont rares. On +prétend, en outre, que ce principe, avec ses duels, est un pilier qui +maintient le bon ton et les belles manières dans la société; qu'il est +un rempart qui met à l'abri des éclats de la brutalité et de la +grossièreté. Cependant, à Athènes, à Corinthe, à Rome, il y avait de la +bonne et même de la très bonne société, des manières élégantes et du bon +ton, sans qu'il eût été nécessaire d'y implanter l'honneur chevaleresque +en guise de croquemitaine. Il est vrai de dire aussi que les femmes ne +régnaient pas dans la société antique comme chez nous. Outre le +caractère frivole et puéril que prend ainsi l'entretien, puisqu'on en +bannit tout sujet de conversation nourrie et sérieuse, la présence des +femmes dans notre société contribue certainement pour une grande part +encore à accorder au courage personnel le pas sur toute autre qualité, +tandis qu'en réalité il n'est qu'un mérite; très subordonné, une simple +vertu de sous-lieutenant, dans laquelle les animaux mêmes nous sont +supérieurs; en effet, ne dit-on pas: «courageux comme un lion?» Mais il +y a plus: au rebours de l'assertion précédemment rapportée, le principe +de l'honneur chevaleresque est souvent le refuge assuré de la +malhonnêteté et de la méchanceté dans les affaires graves, et en même +temps, dans les petites, un asile de l'insolence, de l'impudence et de +la grossièreté, pour la bonne raison que personne ne se soucie de +risquer sa vie en voulant les châtier. En témoignage, nous voyons le +duel dans toute sa fleuraison et pratiqué avec le sérieux le plus +sanguinaire chez cette nation précisément qui, dans ses relations +politiques et financières, a montré un manque d'honnêteté réelle: c'est +à ceux qui en ont fait l'épreuve qu'il faut demander de quelle nature +sont les relations privées avec les individus de cette nation; et, pour +ce qui est de leur urbanité et de leur culture sociale, elles ont de +longue date une célébrité comme modèles négatifs. + +Tous ces motifs qu'on allègue sont donc mal fondés. On pourrait affirmer +avec plus de raison que, de même que le chien gronde quand on le gronde +et caresse quand on le caresse, de même il est dans la nature de l'homme +de rendre hostilité pour hostilité et d'être exaspéré et irrité par les +manifestations du dédain ou de la haine. Cicéron l'a déjà dit: «_Habet +quemdam aculeum contumelia, quem pali prudentes ac viri boni +difficillime possunt_» (Toute injure a un aiguillon dont les prudents et +les sages même supportent difficilement la piqûre), et en effet nulle +part au monde (si nous en exceptons quelques sectes pieuses) on ne +supporte avec calme des injures, ou, à plus forte raison, des coups. +Néanmoins, la nature ne nous enseigne rien qui aille au delà d'une +représaille équivalente à l'offense; elle ne nous apprend pas à punir de +mort celui qui nous accuserait de mensonge, de bêtise ou de lâcheté. La +vieille maxime germanique: «_À un soufflet par un stylet_,» est une +superstition chevaleresque révoltante. En tout cas, c'est à la colère +qu'il appartient de rendre ou de venger les offenses, et non pas à +l'honneur ou au devoir, auxquels le principe de l'honneur chevaleresque +en impose l'obligation. Il est très certain plutôt qu'un reproche +n'offense que dans la mesure où il porte; ce qui le prouve, c'est que la +moindre allusion, frappant juste, blesse beaucoup plus profondément que +l'accusation la plus grave quand elle n'est pas fondée. Par conséquent, +quiconque a la conscience assurée de n'avoir pas mérité un reproche peut +le dédaigner et le dédaignera. Le principe de l'honneur lui demande, au +contraire, de montrer une susceptibilité qu'il n'éprouve pas et de +venger dans le sang des offenses qui ne le blessent nullement. C'est +tout de même avoir une bien mince opinion de sa propre valeur que de +chercher à étouffer toute parole qui tendrait à la mettre en doute. La +véritable estime de soi donnera le calme et le mépris réel des injures; +à son défaut, la prudence et la bonne éducation nous commandent de +sauver l'apparence et de dissimuler notre colère. Si en outre nous +parvenons à nous dépouiller de cette superstition du principe d'honneur +chevaleresque, si personne n'admettait plus qu'une insulte fut capable +d'enlever ou de restituer quoi que ce soit à l'honneur; si l'on était +convaincu qu'un tort, une brutalité ou une grossièreté ne sauraient être +justifiés à l'instant par l'empressement qu'on mettrait à en donner +satisfaction, c'est-à-dire à se battre, alors tout le monde arriverait +bientôt à comprendre que, lorsqu'il s'agit d'invectives et d'injures, +c'est le vaincu qui sort vainqueur d'un tel combat, et que, comme dit +Vincenzo Monti, il en est des injures comme des processions d'église qui +reviennent toujours à leur point de départ. Il ne suffirait plus alors, +comme actuellement, de débiter une grossièreté pour mettre le droit de +son côté; le jugement et la raison auraient alors une bien autre +autorité, pendant qu'aujourd'hui ils doivent, avant de parler, voir +s'ils ne heurtent pas en quoi que ce soit l'opinion des esprits bornés +et des imbéciles qu'irrite et alarme déjà leur seule apparition; sans +quoi l'intelligence peut se trouver dans le cas de jouer, sur un coup de +dés, la tête où elle réside contre le cerveau plat où loge la stupidité. +Alors la supériorité intellectuelle occuperait réellement dans la +société la primauté qui lui est due et que l'on donne aujourd'hui, bien +que d'une manière déguisée, à la supériorité physique et au courage à la +hussarde; il y aurait aussi, pour les hommes éminents, un motif de moins +pour fuir la société, comme ils le font actuellement. Un tel revirement +donnerait naissance _au véritable bon ton_ et fonderait la _véritable +bonne société_, dans la forme où, sans doute, elle a existé à Athènes, à +Corinthe et à Rome. À qui voudrait en connaître un échantillon, je +recommande de lire le _Banquet_ de Xénophon. + +Le dernier argument à la défense du code chevaleresque sera +indubitablement ainsi conçu: «Allons donc! mais alors un homme pourrait +bien, Dieu nous garde! donner un coup à un autre homme!» À quoi je +pourrais répondre, sans phrases, que le cas s'est présenté bien assez +souvent dans ces 999/1000 de la société chez qui ce code n'est pas +admis, sans qu'un seul individu en soit mort, tandis que, chez ceux qui +en suivent les préceptes, chaque coup, dans la règle, devient une +affaire mortelle. + +Mais je veux examiner la question plus en détail. Je me suis bien +souvent donné de la peine pour trouver dans la nature animale ou +intellectuelle de l'homme quelque raison valable ou seulement plausible, +fondée non sur de simples façons de parler, mais sur des notions +distinctes, qui puisse justifier cette conviction, enracinée dans une +portion de l'espèce humaine, qu'un coup est une chose horrible: toutes +mes recherches ont été vaines. Un coup n'est et ne sera jamais qu'un +petit mal physique que tout homme peut occasionner à un autre, sans rien +prouver par là, sinon qu'il est plus fort ou plus adroit, ou que l'autre +n'était pas sur ses gardes. L'analyse ne fournit rien au delà. En outre, +je vois ce même chevalier pour qui un coup reçu de la main d'un homme +semble de tous les maux le plus grand, recevoir un coup dix fois plus +violent de son cheval et assurer, en traînant la jambe et dissimulant sa +douleur, que ce n'est rien. Alors j'ai supposé que cela tenait à la main +de l'homme. Cependant je vois notre chevalier, dans un combat, recevoir +de la main d'un homme des coups d'estoc et de taille et assurer encore +que ce sont des bagatelles qui ne valent pas la peine d'en parler. Plus +tard, j'apprends même que des coups de plat de lame ne sont à beaucoup +près pas aussi terribles que des coups de bâton, tellement que tout +récemment encore les élèves des écoles militaires étaient passibles des +premiers et jamais des autres. Mais il y a plus: à une réception de +chevalier, le coup de plat de lame est un très grand honneur. Et voilà +que j'ai épuisé tous mes motifs psychologiques et moraux, et il ne me +reste plus à considérer la chose que comme une ancienne superstition, +profondément enracinée, comme un nouvel exemple, à côte de tant +d'autres, de tout ce qu'on peut en faire accroire aux hommes. C'est ce +que prouve encore ce fait bien connu, qu'en Chine les coups de canne +sont une punition civile, très fréquemment employée même à l'égard des +fonctionnaires de tous les degrés; ce qui démontre que, là-bas, la +nature humaine, même chez les gens les plus civilisés, ne parle pas +comme chez nous[16]. + +En outre, un examen impartial de la nature humaine nous apprend que +_frapper_ est aussi naturel à l'homme que mordre l'est aux animaux +carnassiers et donner des coups de tête aux bêtes à cornes; l'homme est +à proprement parler un _animal frappeur_. Aussi sommes-nous révoltés +quand parfois nous apprenons qu'un homme en a mordu un autre; par +contre, donner ou recevoir des coups est chez l'homme un effet aussi +naturel que fréquent. On comprend facilement que les gens d'une +éducation supérieure cherchent à se soustraire à de pareils effets, en +dominant réciproquement leur penchant naturel. Mais il y a vraiment de +la cruauté à faire accroire à une nation entière, ou même seulement à +une classe d'individus, que recevoir un coup est un malheur +épouvantable, qui doit être suivi de meurtre et d'homicide. Il y a trop +de maux réels en ce monde pour qu'il soit permis d'augmenter leur nombre +et d'en créer d'imaginaires qui en amènent de trop réels à leur suite; +c'est ce que fait cependant ce sot et méchant préjugé. Comme +conséquence, je ne puis que désapprouver les gouvernements et les corps +législatifs qui lui viennent en aide en travaillant avec ardeur à faire +abolir, pour le civil comme pour le militaire, les punitions +corporelles. Ils croient agir en cela dans l'intérêt de l'humanité, +quand, tout au contraire, ils travaillent ainsi à consolider cet +égarement dénaturé et funeste auquel tant de victimes ont déjà été +sacrifiées. Pour toutes fautes, sauf les plus graves, infliger des coups +est la punition qui, chez l'homme, se présente la première à l'esprit; +c'est donc la plus naturelle; qui ne se soumet pas à la raison se +soumettra aux coups. Punir par une bastonnade modérée celui qu'on ne +peut atteindre dans sa fortune, quand il n'en, a pas, ni dans sa +liberté, quand on a besoin de ses services, est un acte aussi juste que +naturel. Aussi n'apporte-t-on aucune bonne raison à rencontre; on se +contente d'invoquer la _dignité de l'homme_, façon de parler qui ne +s'appuie pas sur quelque notion claire, mais toujours et encore sur le +fatal préjugé dont nous parlions plus haut. Un fait récent des plus +comiques vient confirmer cet état de choses: plusieurs États viennent de +remplacer, dans l'armée, les coups de canne par les coups de latte; ces +derniers, tout comme les autres, produisent indubitablement une douleur +physique et sont censés néanmoins n'être ni infamants ni déshonorants. + +En stimulant ainsi le préjugé qui nous occupe, on encourage en même +temps le principe de l'honneur chevaleresque et du même coup le duel, +pendant que d'autre part on s'efforce ou plutôt on prétend s'efforcer +d'abolir le duel par des lois[18]. Aussi voyons-nous ce fragment du +droit du plus fort, transporté à travers les temps, du moyen âge jusque +dans le XIXe siècle, s'étaler aujourd'hui encore scandaleusement au +grand jour; il est temps enfin de l'en expulser honteusement. +Aujourd'hui, quand il est interdit d'exciter méthodiquement des chiens +ou des coqs à se battre les uns contre les autres (en Angleterre, au +moins, ces combats sont punis), il nous est donné de voir des créatures +humaines, excitées contre leur gré, à des combats à mort: c'est ce +ridicule préjugé, ce principe absurde de l'honneur chevaleresque, ce +sont ses stupides représentants et ses champions qui, pour la première +misère venue, imposent aux hommes l'obligation de se battre entre eux +comme des gladiateurs. Je propose à nos puristes allemands de remplacer +le mot _Durll_, dérivé probablement, non pas du latin _duellum_, mais de +l'espagnol _duelo_, peine, plainte, grief, par le mot de _Rittersetze_ +(combat de chevaliers, comme on dit: combats de coqs ou de bull-dogs). +On a, certes, ample matière à rire de voir les allures pédantes avec +lesquelles on accomplit toutes ces folies. Il n'en est pas moins +révoltant que ce principe, avec son code absurde, constitue un État dans +l'État, qui, ne reconnaissant d'autre droit que celui du plus fort, +tyrannise les classes sociales qui sont sous sa domination, en +établissant un tribunal permanent de la Sainte-Wehme; chacun peut être +cité par chacun à comparaître; les motifs de la citation, faciles à +trouver, font l'office de sbires du tribunal, et la sentence prononce la +peine de mort contre les deux parties. C'est, naturellement, le repaire +du fond duquel l'être le plus méprisable, à la seule condition +d'appartenir aux classes soumises aux lois de l'honneur chevaleresque, +pourra menacer, voire même tuer les hommes les plus nobles et les +meilleurs, qui sont précisément ceux qu'il hait nécessairement. +Puisqu'aujourd'hui la justice et la police ont gagné à peu près assez +d'autorité pour qu'un coquin ne puisse plus nous arrêter sur les grands +chemins pour nous crier: La bourse ou la vie! il serait temps que le bon +sens prît assez d'autorité, lui aussi, pour que le premier coquin venu +ne puisse plus, au milieu de notre existence la plus paisible, nous +troubler en nous criant: L'honneur ou la vie! Il faut enfin délivrer les +classes supérieures du poids qui les accable; il faut nous affranchir +tous de cette angoisse de savoir que nous pouvons, à tout instant, être +appelés à payer de notre vie la brutalité, la grossièreté, la bêtise ou +la méchanceté de tel individu à qui il aura plu de les déchaîner contre +nous. Il est criant, il est honteux de voir deux jeunes écervelés sans +expérience, tenus d'expier dans leur sang leur moindre querelle. Voici +un fait qui prouve à quelle hauteur s'est élevée la tyrannie de cet État +dans l'État et où en est arrivé le pouvoir de ce préjugé: on a vu +souvent des gens se tuer de désespoir pour n'avoir pu rétablir leur +honneur chevaleresque offensé, soit parce que l'offenseur était de trop +haute ou de trop basse condition, soit pour toute autre cause de +disproportion qui rendait le duel impossible; une telle mort n'est-elle +pas tragi-comique? + +Tout ce qui est faux et absurde se révèle finalement par là que, arrivé +à son développement parfait, il porte comme fleur une contradiction; +pareillement, dans le cas présent, la contradiction s'épanouit sous la +forme de la plus criante antinomie; en effet, le duel est défendu à +l'officier, et néanmoins celui-ci est puni de destitution lorsque, le +cas échéant, il refuse de se battre. + +Puisque j'y suis, je veux aller plus loin avec mon franc-parler. +Examinée avec soin et sans prétention, cette grande différence, que l'on +fait sonner si haut, entre tuer son adversaire dans un combat au grand +jour et à armes égales ou par embûche, est fondée simplement sur ce que, +comme nous l'avons dit, cet État dans l'État ne reconnaît d'autre droit +que celui du plus fort et en a fait la base de son code après l'avoir +élevé à la hauteur d'un jugement de Dieu. Ce qu'on appelle en effet un +combat loyal ne prouve pas autre chose, si ce n'est qu'on est le _plus +fort_ ou le _plus adroit_. La justification que l'on cherche dans la +publicité du duel présuppose donc que le _droit du plus fort_ est +réellement un _droit_. Mais, en réalité, la circonstance que mon +adversaire sait mal se défendre me donne bien la _possibilité_, mais non +le _droit_ de le tuer; ce droit, ou autrement dit ma _justification +morale_, ne peut découler que des _motifs_ que j'ai de lui arracher la +vie. Admettons maintenant que ces motifs existent et soient suffisants; +alors il n'y a plus aucune raison de se préoccuper qui de nous deux +manie le mieux le pistolet ou l'épée, alors il est indifférent que je le +tue de telle ou telle façon, par devant ou par derrière. Car, moralement +parlant, le droit du plus fort n'a pas plus de poids que le droit du +plus rusé, et c'est ce dernier dont on fait usage quand on tue dans un +guet-apens: ici, le droit du poing vaut exactement le droit de la tête. +Remarquons, en outre, que dans le duel même on pratique les deux droits, +car toute feinte, dans l'escrime, est une ruse. Si je me tiens pour +moralement autorisé à arracher la vie à un homme, c'est une sottise de +m'en rapporter encore à la chance s'il sait manier les armes mieux que +moi, car, dans ce cas, c'est lui au contraire qui, après m'avoir +offensé, me tuera par-dessus le marché. Rousseau est d'avis qu'il faut +venger une offense non par un duel, mais par l'assassinat; il émet cette +opinion, avec beaucoup de précautions, dans la 21e note, si +mystérieusement conçue, du IVe livre de l'_Émile_[19]. Mais il est +encore si fortement imbu du préjugé chevaleresque, qu'il considère le +reproche de mensonge comme justifiant déjà l'assassinat, tandis qu'il +devrait savoir que tout homme a mérité ce reproche d'innombrables fois, +et lui tout le premier et au plus haut degré. Il est évident que ce +préjugé, qui autorise à tuer l'offenseur à la condition que le combat se +fasse au grand jour et à armes égales, considère le droit de la force +comme étant réellement un droit, et le duel comme un jugement de Dieu. +L'Italien, au moins, qui, enflammé de colère, fond sans façons à coups +de couteau sur l'homme qui l'a offensé, agit d'une manière logique et +naturelle: il est plus rusé, mais pas plus méchant que le duelliste. Si +l'on voulait m'opposer que ce qui me justifie de tuer mon adversaire en +duel, c'est que de son côté il s'efforce d'en faire autant, je +répondrais qu'en le provoquant je l'ai mis dans le cas de légitime +défense. Se mettre ainsi mutuellement et intentionnellement dans le cas +de légitime défense ne signifie rien autre, au fond, que chercher un +prétexte plausible pour le meurtre. On pourrait trouver plutôt une +justification dans la maxime: «_Volenti non fit injuria_» (On ne fait +pas tort à qui consent), puisque c'est d'un commun accord que l'on +risque sa vie; mais à cela on peut répliquer que _volens_ n'est pas +exact; car la tyrannie du principe d'honneur chevaleresque et de son +code absurde est l'alguazil qui a traîné les deux champions, ou l'un des +deux au moins, jusque devant ce tribunal sanguinaire de la Sainte-Wehme. + + * * * * * + +Je me suis étendu longuement sur l'honneur chevaleresque; mais je l'ai +fait dans une bonne intention et parce que la philosophie est l'Hercule +qui seul peut combattre les monstres moraux et intellectuels sur terre. +Deux choses principalement distinguent l'état de la société moderne de +celui de la société antique, et cela au détriment de la première, à qui +elles prêtent une teinte sérieuse, sombre, sinistre, qui ne voilait pas +l'antiquité, ce qui fait que celle-ci apparaît, candide et sereine, +comme le matin de la vie. Ce sont: le principe de l'honneur +chevaleresque et le mal vénérien, _par nobile fratrum!_ À eux deux ils +ont empoisonné νειχος χαι φιλια de la vie. De fait, l'influence de la +maladie vénérienne est beaucoup plus étendue qu'il ne semble au premier +abord, en ce que cette influence n'est pas seulement physique, mais +aussi morale. Depuis que le carquois de l'amour porte ainsi des flèches +empoisonnées, il s'est introduit dans la relation mutuelle des sexes un +élément hétérogène, hostile, je dirais diabolique, qui fait qu'elle est +imprégnée d'une sombre et craintive méfiance; les effets indirects d'une +telle altération dans le fondement de toute communauté humaine se font +sentir également, à des degrés divers, dans toutes les autres relations +sociales; mais leur analyse détaillée m'entraînerait trop loin. +Analogue, bien que d'une toute autre nature, est l'influence du principe +de l'honneur chevaleresque, cette force sérieuse qui rend la société +moderne raide, morne et inquiète, puisque toute parole fugitive y est +scrutée et ruminée. Mais ce n'est pas tout! Ce principe est un minotaure +universel auquel il faut sacrifier annuellement un grand nombre de fils +de nobles maisons, pris non dans un seul État, comme pour le monstre +antique, mais dans tous les pays de l'Europe. Aussi est-il temps enfin +d'attaquer courageusement la Chimère corps à corps, comme je viens de le +faire. Puisse le XIXe siècle exterminer ces deux monstres des temps +modernes! Nous ne désespérons pas de voir les médecins y arriver, pour +l'un, au moyen de la prophylactique. Mais c'est à la philosophie qu'il +appartient d'anéantir la Chimère en redressant les idées; les +gouvernements n'ont pu y réussir par le maniement des lois, et du reste +le raisonnement philosophique seul peut attaquer le mal dans sa racine. +Jusque-là, si les gouvernements veulent sérieusement abolir le duel et +si le mince succès de leurs efforts ne tient qu'à leur impuissance, je +viens leur proposer une loi dont je garantis l'efficacité et qui ne +réclame ni opérations sanglantes, ni échafauds, ni potences, ni prisons +perpétuelles. C'est au contraire un petit, tout petit remède +homœopathique des plus faciles; le voici: «Quiconque enverra ou +acceptera un cartel recevra _à la chinoise_, en plein jour, devant le +corps de garde, douze coups de bâton de la main du caporal; les porteurs +du cartel ainsi que les seconds en recevront chacun six. Pour les suites +éventuelles des duels accomplis, on suivra la procédure criminelle +ordinaire.» Quelque _chevalier_ m'objectera peut-être qu'après avoir +subi une pareille punition maint «homme d'honneur» sera capable de se +brûler la cervelle; à cela je réponds: Il vaut mieux qu'un tel fou se +tue lui-même que de tuer un autre homme. Mais je sais très bien qu'au +fond les gouvernements ne poursuivent pas sérieusement l'abolition des +duels. Les appointements des employés civils, mais surtout ceux des +officiers (sauf les grades élevés), sont bien inférieurs à la valeur, de +ce qu'ils produisent. On leur solde la différence en honneur. Celui-ci +est représenté par des titres et des décorations, et, dans une acception +plus large, par l'honneur de la fonction en général. Or, pour cet +honneur, le duel est un excellent cheval de main dont le dressage +commence déjà dans les universités. C'est de leur sang que les victimes +payent le déficit des appointements. + +Pour ne rien omettre, mentionnons encore ici l'_honneur national_. C'est +l'honneur de tout un peuple considéré comme membre de la communauté des +peuples. Cette communauté ne reconnaissant d'autre forum que celui de la +force, et chaque membre ayant par conséquent à sauvegarder soi-même ses +droits, l'honneur d'une nation ne consiste pas seulement dans l'opinion +bien établie qu'elle mérite confiance (le crédit), mais encore qu'elle +est assez forte pour qu'on la craigne; aussi une nation ne doit-elle +laisser impunie aucune atteinte à ses droits. L'honneur national combine +donc le point d'honneur bourgeois avec celui de l'honneur chevaleresque. + + + + +IV.--La gloire. + + +Dans ce qu'on _représente_, il nous reste à examiner en dernier lieu la +gloire. Honneur et gloire sont jumeaux, mais à la façon des Dioscures +dont l'un, Pollux, était immortel, et dont l'autre, Castor, était +mortel: l'honneur est le frère mortel de l'immortelle gloire. Il est +évident que ceci ne doit s'entendre que de la gloire la plus haute, de +la gloire vraie et de bon aloi, car il y a certes maintes espèces +éphémères de gloire. En outre, l'honneur ne s'applique qu'à des qualités +que le monde exige de tous ceux qui se trouvent dans des conditions +pareilles, la gloire qu'à des qualités qu'on ne peut exiger de personne; +l'honneur ne se rapporte qu'à des mérites que chacun peut s'attribuer +publiquement, la gloire qu'à des mérites que nul ne peut s'attribuer +soi-même. Pendant que l'honneur ne va pas au delà des limites où nous +sommes personnellement connus, la gloire, à l'inverse, précède dans son +vol la connaissance de l'individu et la porte à sa suite aussi loin +qu'elle parviendra elle-même. Chacun peut prétendre à l'honneur; à la +gloire, les exceptions seules, car elle ne s'acquiert que par des +productions exceptionnelles. Ces productions peuvent être des _actes_ ou +des _œuvres:_ de là deux routes pour aller à la gloire. Une grande âme +par-dessus tout nous ouvre la voie des actes; un grand esprit nous rend +capable de suivre celle des œuvres. Chacune des deux a ses avantages et +ses inconvénients propres. La différence capitale, c'est que les actions +passent, les œuvres demeurent. L'action la plus noble n'a toujours +qu'une influence temporaire; l'œuvre de génie par contre subsiste et +agit, bienfaisante et élevant l'âme, à travers tous les âges. Des +actions, il ne reste que le souvenir qui devient toujours de plus en +plus faible, défiguré et indifférent; il est même destiné à s'effacer +graduellement en entier, si l'histoire ne le recueille pour le +transmettre, pétrifié, à la postérité. Les œuvres, en revanche, sont +immortelles par elles-mêmes, et les ouvrages écrits surtout peuvent +vivre à travers tous les temps. Le nom et le souvenir d'Alexandre le +Grand sont seuls vivants aujourd'hui; mais Platon et Aristote, Homère et +Horace sont eux-mêmes présents; ils vivent et agissent directement. Les +Védas, avec leurs Upanischades, sont là devant nous; mais, de toutes les +actions accomplies de leur temps, pas la moindre notion n'est parvenue +jusqu'à nous[20]. Un autre désavantage des actions, c'est qu'elles +dépendent de l'occasion qui, avant tout, doit leur donner la possibilité +de se produire: d'où il résulte que leur gloire ne se règle pas +uniquement sur leur valeur intrinsèque, mais encore sur les +circonstances qui leur prêtent l'importance et l'éclat. Elle dépend, en +outre, lorsque, comme à la guerre, les actions sont purement +personnelles, du témoignage d'un petit nombre de témoins oculaires; or +il peut se faire qu'il n'y ait pas eu de témoins, ou que ceux-ci parfois +soient injustes ou prévenus. D'autre part, les actions, étant quelque +chose de pratique, ont l'avantage d'être à la portée de la faculté de +jugement de tous les hommes; aussi leur rend-on immédiatement justice +dès que les données sont exactement fournies, à moins toutefois que les +motifs n'en puissent être nettement connus ou justement appréciés que +plus tard, car, pour bien comprendre une action, il faut en connaître le +motif. + +Pour les œuvres, c'est l'inverse; leur production ne dépend pas de +l'occasion, mais uniquement de leur auteur, et elles restent ce qu'elles +sont en elles-mêmes et par elles-mêmes, aussi longtemps qu'elles durent. +Ici, en revanche, la difficulté consiste dans la faculté de les juger, +et la difficulté est d'autant plus grande que les œuvres, sont d'une +qualité plus élevée: souvent, il y a manque de juges compétents; souvent +aussi, ce sont les juges impartiaux et honnêtes qui font défaut. De +plus, ce n'est pas une unique instance qui décide de leur gloire; il y a +toujours lieu à appel. En effet, si, comme nous l'avons dit, la mémoire +des actions arrive seule à la postérité et telle que les contemporains +l'ont transmise, les œuvres au contraire y arrivent elles-mêmes et +telles qu'elles sont, sauf les fragments disparus: ici donc, plus de +possibilité de dénaturer les données, et, si même à leur apparition le +milieu a pu exercer quelque influence nuisible, celle-ci disparaît plus +tard. Pour mieux dire même, c'est le temps qui produit, un à un, le +petit nombre de juges vraiment compétents, appelés, comme des êtres +exceptionnels qu'ils sont, à en juger de plus exceptionnels encore: ils +déposent successivement dans l'urne leurs votes significatifs, et par là +s'établit, après des siècles parfois, un jugement pleinement fondé et +que la suite des temps ne peut plus infirmer. On le voit, la gloire des +œuvres est assurée, infaillible. Il faut un concours de circonstances +extérieures et un hasard pour que l'auteur arrive, de son vivant, à la +gloire; le cas sera d'autant plus rare que le genre des œuvres est plus +élevé et plus difficile. Aussi Sénèque a-t-il dit (Ep. 79), dans un +langage incomparable, que la gloire suit aussi infailliblement le mérite +que l'ombre suit le corps, bien qu'elle marche, comme l'ombre, tantôt +devant, tantôt derrière. Après avoir développé cette pensée, il ajoute: +«Etiamsi omnibus tecum viventibus _silentium livor indixerit_, venient +qui sine offensa, sine gratia, judicent» (Quand nos contemporains se +_tairaient de nous par envie_, il en viendra d'autres qui, sans faveur +et sans passions, nous rendront justice); ce passage nous montre en même +temps que l'art d'étouffer méchamment les mérites par le silence et par +une feinte ignorance, dans le but de cacher au public ce qui est bon, au +profit de ce qui est mauvais, était déjà pratiqué par la canaille de +l'époque où vivait Sénèque, comme il l'est par la canaille de la nôtre, +et qu'aux uns, comme aux autres, c'est _l'envie qui leur clôt la +bouche_. + +D'ordinaire, la gloire est d'autant plus tardive qu'elle sera plus +durable, car tout ce qui est exquis mûrit lentement. La gloire appelée à +devenir éternelle est comme le chêne qui croît lentement de sa semence; +la gloire facile, éphémère, ressemble aux plantes annuelles, hâtives; +quant à la fausse gloire, elle est comme ces mauvaises herbes qui +poussent à vue d'œil et qu'on se hâte d'extirper. Cela tient à ce que +plus un homme appartient à la postérité, autrement dit à l'humanité +entière en général, plus il est étranger à son époque; car ce qu'il crée +n'est pas destiné spécialement à celle-ci comme telle, mais comme étant +une partie de l'humanité collective; aussi, de pareilles œuvres n'étant +pas teintées de la couleur locale de leur temps, il arrive souvent que +l'époque contemporaine les laisse passer inaperçues. Ce que celle-ci +apprécie, ce sont plutôt ces œuvres qui traitent des choses fugitives du +jour ou qui servent le caprice du moment; celles-là lui appartiennent en +entier, elles vivent et meurent avec elle. Aussi l'histoire de l'art et +de la littérature nous apprend généralement que les plus hautes +productions de l'esprit humain ont, de règle, été accueillies avec +défaveur et sont restées dédaignées jusqu'au jour où des esprits élevés, +attirés par elles, ont reconnu leur valeur et leur ont assigné une +considération qu'elles ont conservée dès lors. En dernière analyse, tout +cela repose sur ce que chacun ne peut réellement comprendre et apprécier +que ce qui lui est homogène. Or l'homogène pour l'homme borné, c'est ce +qui est borné; pour le trivial, c'est le trivial; pour l'esprit diffus, +c'est le diffus, et pour l'insensé l'absurde; ce que chacun préfère, ce +sont ses propres œuvres, comme étant entièrement de la même nature. + +Déjà le vieil Epicharme, le poète fabuleux, chantait ainsi: + + Θαυματον ουδεν εστι, με ταυθʹ ουτω λεγε + Και ανδανειν αυτοισιν αυτους, χαι δοχε + Καλως πεφυχεναι, χαι γαρ ο χυων χυνι, + Καλλιστον ειμεν φαινεται, χαι βους βοί + Ονος δε ονω χαλλιστον, υς δε δί. + +Ce qu'il faut traduire, afin que cela ne soit perdu pour personne[21]: + + «Il n'est pas étonnant que je parle dans mon sens, et ceux qui se + plaisent à eux-mêmes croient qu'ils sont remplis de mérites + louables; de même rien ne semble plus beau au chien que le chien, + au bœuf que le bœuf, à l'âne que l'âne et au cochon que le cochon.» + +Le bras le plus vigoureux lui-même, quand il lance un corps léger, ne +peut lui communiquer assez de mouvement pour voler loin et frapper fort; +le corps retombera inerte et tout près, parce que l'objet, manquant de +masse matérielle propre, ne peut admettre la force extérieure; tel sera +aussi le sort des grandes et belles pensées, des chefs-d'œuvre du génie, +quand, pour les admettre, il ne se rencontre que de petits cerveaux, des +têtes faibles ou de travers. C'est là ce que les sages de tous les temps +ont sans cesse déploré tout d'une voix. Jésus, fils de Sirach, par +exemple, dit: «_Qui parle à un fou parle à un endormi. Quand il a fini +de parler, l'autre demande: Qu'est-ce qu'il y a?_»--Dans Hamlet: «_A +knavish speech sleeps in a fools ear_ (Un discours fripon dort dans +l'oreille d'un sot).--Gœthe, à son tour: + + Das glücklichste Wort es wird verböhnt, + Wenn der Hörer ein Schiefohr ist. + +(Le mot le plus heureux est déprécié quand l'auditeur a l'oreille de +travers.) + +Et le même: + + Du wirkest nicht, Alles bleibt so stumpf, + Sei guter Dinge! + Der Stein im Sumpf + Macht keine Ringe. + +(Tu ne peux agir, tout demeure inerte: ne te désole pas! Le caillou jeté +dans un bourbier ne fait pas de ronds.) + +Voici maintenant Lichtenberg: «_Quand une tête et un livre en se +heurtant rendent un son creux, cela vient-il toujours du livre?_» Le +même dit ailleurs: «_De tels ouvrages sont des miroirs; quand un singe +s'y mire, ils ne peuvent réfléchir les traits d'un apôtre._» + +Rapportons encore la belle et touchante plainte du vieux papa Gellert; +elle le mérite bien: + + Dass oft die allerbesten Gaben + Die wenigsten Bewundrer haben, + Und dass der grösste Theil der Welt + Das Schlechte für das Gute hält; + Dies Uebel sieht man alle Tage. + Iedoch, wie wehrt man dieser Pest? + Ich zweifle, dass sich diese Plage + Aus unsrer Welt verdrängen lässt. + Ein einzig Mittel ist auf Erden, + Allein es ist unendlich schwer: + Die Narren müssen weise werden; + Und seht! sie werden's nimmermehr. + Nie kennen sie den Werth der Dinge. + Ihr Auge schliesst, nicht ihr Verstand: + Sie loben ewig das Geringe, + Weil sie das Gute nie gekannt. + +(Que de fois les meilleures qualités trouvent le moins d'admirateurs, et +que de fois la plupart du monde prend le mauvais pour le bon! C'est là +un mal que l'on voit tous les jours. Mais comment éviter cette peste? Je +doute que cette calamité puisse être chassée de ce monde. Il n'est qu'un +seul moyen sur terre, mais il est infiniment difficile: c'est que les +fous deviennent sages. Mais quoi! ils ne le deviendront jamais. Ils ne +connaissent pas la valeur des choses; c'est par la vue, ce n'est pas par +la raison qu'ils jugent. Ils louent constamment ce qui est petit, car +ils n'ont jamais connu ce qui est bon.) + +À cette incapacité intellectuelle des hommes qui fait, comme le dit +Gœthe, qu'il est moins rare de voir naître une œuvre éminente que de la +voir reconnue et appréciée, vient s'ajouter encore leur perversité +morale se manifestant par l'envie. Car par la gloire qu'on acquiert, il +y a un homme de plus qui s'élève au-dessus de ceux de son espèce; +ceux-ci sont donc rabaissés d'autant, de manière que tout mérite +extraordinaire obtient sa gloire aux dépens de ceux qui n'ont pas de +mérites: + + Wenn wir Andern Ehre gehen, + Müssen wir uns selbst entadeln. + + (Gœthe, _Divan_, O. O.) + +(Quand nous rendons honneur aux autres, nous devons nous déprécier +nous-mêmes.) + +Voilà qui explique pourquoi, dès qu'apparaît une œuvre supérieure dans +n'importe quel genre, toutes les nombreuses médiocrités s'allient et se +conjurent pour l'empêcher de se faire connaître, et pour l'étouffer si +c'est possible. Leur mot d'ordre tacite est: «_A bas le mérite._» +Ceux-là mêmes qui ont eux aussi des mérites et qui sont déjà en +possession de la gloire qui leur en revient ne voient pas volontiers +poindre une gloire nouvelle dont l'éclat diminuerait d'autant l'éclat de +la leur. Gœthe lui-même a dit: + + Hätt' ich gezandert zu werden, + Bis man mir's Leben gegönnt, + Ich wäre noch nient auf Erden, + Wie ihr begreifen Könnt, + Wenn ihr sent wie sie sich geberden, + Die, um etwas zu scheinen, + Mich gerne nöchten verneinen. + +(Si j'avais attendu pour naître que l'on m'accordât la vie, je ne serais +pas encore de ce monde, comme vous pouvez le comprendre en voyant +comment se démènent ceux-là qui, pour paraître quelque chose, me +renieraient volontiers.) + +Ainsi donc, pendant que l'_honneur_ trouve le plus souvent des juges +équitables, pendant que l'envie ne l'attaque pas et qu'on l'accorde même +à tout homme par avance, à crédit, la _gloire_, d'autre part, doit être +conquise de haute lutte, en dépit de l'envie, et c'est un tribunal de +juges décidément défavorables qui décerne la palme. Nous pouvons et nous +voulons partager l'honneur avec chacun, mais la gloire acquise par un +autre diminue la nôtre ou nous en rend la conquête plus pénible. En +outre, la difficulté d'arriver à la gloire par des œuvres est en raison +inverse du nombre d'individus dont se compose le public de ces œuvres, +et cela pour des motifs faciles à saisir. Aussi la peine est-elle plus +grande pour les œuvres dont le but est d'instruire que pour celles qui +ne se proposent que d'amuser. C'est pour les ouvrages de philosophie que +la difficulté est la plus grande, parce que l'enseignement qu'ils +promettent, douteux d'une part, sans profit matériel de l'autre, +s'adresse, pour commencer, à un public composé exclusivement de +concurrents. Il ressort de ce que nous venons de dire sur les +difficultés pour arriver à la gloire, que le monde verrait naître peu ou +point d'œuvres immortelles, si ceux qui en peuvent produire ne le +faisaient pas pour l'amour même de ces œuvres, pour leur propre +satisfaction, et s'ils avaient besoin pour cela du stimulant de la +gloire. Bien plus, quiconque doit produire le bon et le vrai et fuir le +mauvais bravera l'opinion des masses et de leurs organes; donc il les +méprisera. Aussi a-t-on très justement fait observer, Osorio (_De +gloria_) entre autres, que la gloire fuit devant ceux qui la cherchent +et suit ceux qui la négligent, parce que les premiers s'accommodent au +goût de leurs contemporains, tandis que les autres l'affrontent. + +Autant il est difficile d'acquérir la gloire, autant est-il facile de la +conserver. En cela aussi elle est en opposition avec l'honneur. Celui-ci +s'accorde à chacun, même à crédit, et l'on n'a plus qu'à le garder. Mais +là est la tâche, car une seule action indigne le fait perdre +irrévocablement. Au contraire, la gloire ne peut réellement jamais être +perdue, car l'action ou l'œuvre qui l'ont amenée demeure à jamais +accomplie, et la gloire en reste à l'auteur, quand même à l'ancienne il +n'en ajouterait plus de nouvelle. Si néanmoins elle s'éteint, si +l'auteur lui survit, c'est qu'elle était fausse, c'est-à-dire qu'il ne +l'avait pas méritée; elle venait d'une évaluation exagérée et momentanée +du mérite; c'était une gloire dans le genre de celle de Hegel et que +Lichtenberg décrit en disant qu'elle avait été «_proclamée à son de +trompette par une coterie d'amis et de disciples et répercutée par +l'écho des cerveaux creux; mais comme la postérité sourira quand, un +jour, frappant à la porte de ces cages à mots bariolés, de ces charmants +nids d'une mode envolée, de ces demeures de conventions expirées, elle +trouvera tout, tout absolument vide, et pas une pensée pour répondre +avec confiance:_ ENTREZ!» + +En définitive, la gloire se fonde sur ce qu'un homme est en comparaison +des autres. Elle est donc par essence quelque chose de relatif et ne +peut avoir aussi qu'une valeur relative. Elle disparaîtrait totalement +si les autres devenaient ce que l'homme célèbre est déjà. Une chose ne +peut avoir de valeur absolue que si elle garde son prix en toute +circonstance; dans le cas présent, ce qui aura une valeur absolue, ce +sera donc ce qu'un homme est directement et par lui-même: c'est là par +conséquent ce qui constituera nécessairement la valeur et la félicité +d'un grand cœur et d'un grand esprit. Ce qu'il y a de précieux, ce n'est +donc pas la gloire, mais c'est de la mériter. Les conditions qui en +rendent digne sont, pour ainsi dire, la substance; la gloire n'est que +l'accident; cette dernière agit sur l'homme célèbre comme symptôme +extérieur qui vient confirmer à ses yeux la haute opinion qu'il a de +lui-même; on pourrait dire que, semblable à la lumière qui ne devient +visible que réfléchie par un corps, toute supériorité n'acquiert la +pleine conscience d'elle-même que par la gloire. Mais le symptôme même +n'est pas infaillible, vu qu'il existe de la gloire sans mérite et du +mérite sans gloire. Lessing dit à ce sujet d'une façon charmante: «_Il y +a des hommes célèbres, il y en a qui méritent de l'être._» Ce serait en +vérité une bien misérable existence que celle dont la valeur ou la +dépréciation dépendraient de ce qu'elle paraît aux yeux des autres, et +telle serait la vie du héros et du génie si le prix de leur existence +consistait dans la gloire, c'est-à-dire dans l'approbation d'autrui. +Tout être vit et existe avant tout pour son propre compte, par +conséquent principalement en soi et par soi. Ce qu'un homme est, +n'importe comment, il l'est tout d'abord et par-dessus tout en soi; si, +considérée ainsi, la valeur en est minime, c'est qu'elle l'est aussi, +considérée en général. L'image au contraire de notre être, tel qu'il se +réfléchit dans les têtes des autres hommes, est quelque chose de +secondaire, de dérivé, d'éventuel, ne se rapportant que fort +indirectement à l'original. En outre, les têtes des masses sont un local +trop misérable pour que notre vrai bonheur y puisse trouver sa place. On +ne peut y rencontrer qu'un bonheur chimérique. Quelle société mélangée +ne voit-on pas réunie dans ce temple de la gloire universelle! +Capitaines, ministres, charlatans, escamoteurs, danseurs, chanteurs, +millionnaires et juifs: oui, les mérites de tous ces gens-là y sont bien +plus sincèrement appréciés, y trouvent bien plus d'_estime sentie_ que +les mérites intellectuels, surtout ceux d'ordre supérieur, qui +n'obtiennent de la grande majorité qu'une _estime sur parole_. Au point +de vue eudémonologique, la gloire n'est donc que le morceau le plus rare +et le plus savoureux servi à notre orgueil et à notre vanité. Mais on +trouve surabondamment d'orgueil et de vanité chez la plupart des hommes, +bien qu'on les dissimule; peut-être même rencontre-t-on ces deux +conditions au plus haut degré chez ceux qui possèdent à n'importe quel +titre des droits à la gloire et qui le plus souvent doivent porter bien +longtemps dans leur âme la conscience incertaine de leur haute valeur, +avant d'avoir l'occasion de la mettre à l'épreuve et ensuite de la faire +reconnaître: jusqu'alors, ils ont le sentiment de subir une secrète +injustice[22]. En général, et comme nous l'avons dit au commencement de +ce chapitre, le prix attaché à l'opinion est tout à fait disproportionné +et déraisonnable, à ce point que Hobbes a pu dire, en termes très +énergiques, mais très justement: «_Toute jouissance de l'âme, toute +satisfaction vient de là que, se comparant aux autres, on puisse avoir +une haute opinion de soi-même._» (_De cive_, I, 5.) Ainsi s'explique le +grand prix que l'on attache à la gloire, et les sacrifices que l'on fait +dans le seul espoir d'y arriver un jour: + + Fame is the spur, that the clear spirit doth raise + (That lust infirmity of noble minds) + To scorn delights and live laborious days. + +(La renommée est l'éperon qui pousse les esprits éminents [dernière +faiblesse des nobles âmes] à dédaigner les plaisirs et à consacrer leur +vie au travail.) + +Et ailleurs il dit: + + how hard it is to climb + The hights were Fame's proud temple shines, afar + +(Qu'il est dur de grimper aux sommets où brille au loin le temple de la +Renommée.) + +C'est pourquoi aussi la plus vaniteuse de toutes les calions a toujours +à la bouche le mot «gloire» et considère celle-ci comme le mobile +principal des grandes actions et des grandes œuvres. Seulement, comme la +gloire n'est incontestablement que le simple écho, l'image, l'ombre, le +symptôme du mérite, et comme en tout cas ce qu'on admire doit avoir plus +de valeur que l'admiration, il s'ensuit que ce qui rend vraiment heureux +ne réside pas dans la gloire, mais dans ce qui nous l'attire, dans le +mérite même, ou, pour parler plus exactement, dans le caractère et les +facultés qui fondent le mérite soit dans l'ordre moral soit dans l'ordre +intellectuel. Car ce qu'un homme peut être de meilleur, c'est +nécessairement pour lui-même qu'il doit l'être; ce qui se réfléchit de +son être dans la tête des autres, ce qu'il vaut dans leur opinion n'est +qu'accessoire et d'un intérêt subordonné pour lui. Par conséquent, celui +qui ne fait que mériter la gloire, quand même il ne l'obtient pas, +possède amplement la chose principale et a de quoi se consoler de ce qui +lui manque. Ce qui rend un homme digne d'envie, ce n'est pas d'être tenu +pour grand par ce public si incapable de juger et souvent si aveugle, +c'est d'être grand; le suprême bonheur non plus n'est pas de voir son +nom aller à la postérité, mais de produire des pensées qui méritent +d'être recueillies et méditées dans tous les siècles. C'est là ce qui ne +peut lui être enlevé, «των εφ' ημιν»; le reste est «των ουχ εφ' ημιν». + +Quand, au contraire, l'admiration même est l'objet principal, c'est que +le sujet n'en est pas digne. Tel est en effet le cas pour la fausse +gloire, c'est-à-dire la gloire non méritée. Celui qui la possède doit +s'en contenter pour tout aliment, puisqu'il n'a pas les qualités dont +cette gloire ne doit être que le symptôme, le simple reflet. Mais il se +dégoûtera souvent de cette gloire même: il arrive un moment où, en dépit +de l'illusion sur son propre compte que la vanité lui procure, il sera +pris de vertige sur ces hauteurs qu'il n'est pas fait pour habiter, ou +bien il s'éveille en lui un vague soupçon de n'être que du cuivre doré; +il est saisi de la crainte d'être dévoilé et humilié comme il le mérite, +surtout alors qu'il peut lire déjà sur le front des sages le jugement de +la postérité. Il ressemble à un homme possédant un héritage en vertu +d'un faux testament. Le retentissement de la gloire vraie, de celle qui +vivra à travers les âges futurs, n'arrive jamais aux oreilles de celui +qui en est l'objet, et pourtant on le tient pour heureux. C'est que ce +sont les hautes facultés auxquelles il doit sa gloire, c'est le loisir +de les développer, c'est-à-dire d'agir en conformité de sa nature, c'est +d'avoir pu ne s'occuper que des sujets qu'il aimait ou qui l'amusaient, +c'est là ce qui l'a rendu heureux; ce n'est aussi que dans ces +conditions que se produisent les œuvres qui iront à la gloire. C'est +donc sa grande âme, c'est la richesse de son intelligence, dont +l'empreinte dans ses œuvres force l'admiration des temps à venir, qui +sont la base de son bonheur; ce sont encore ses pensées dont la +méditation fera l'étude et les délices des plus nobles esprits à travers +d'innombrables siècles. Avoir mérité la gloire, voilà ce qui en fait la +valeur comme aussi la propre récompense. Que des travaux appelés à la +gloire éternelle l'aient parfois obtenue déjà des contemporains, c'est +là un fait dû à des circonstances fortuites et qui n'a pas grande +importance. Car les hommes manquent d'ordinaire de jugement propre, et +surtout ils n'ont pas les facultés voulues pour apprécier les +productions d'un ordre élevé et difficile; aussi suivent-ils toujours +sur ces matières l'autorité d'autrui, et la gloire suprême est accordée +de pure confiance par quatre-vingt-dix-neuf admirateurs sur cent. C'est +pourquoi l'approbation des contemporains, quelque nombreuses que soient +leurs voix, n'a que peu de prix pour le penseur; il n'y distingue +toujours que l'écho de quelques voix peu nombreuses qui ne sont +elles-mêmes parfois qu'un effet du moment. Un virtuose se sentirait-il +bien flatté par les applaudissements approbatifs de son public s'il +apprenait que, sauf un ou deux individus, l'auditoire est composé en +entier de sourds qui, pour dissimuler mutuellement leur infirmité, +applaudissent bruyamment dès qu'ils voient remuer les mains du seul qui +entend? Que serait-ce donc s'il apprenait aussi que ces chefs de claque +ont souvent été achetés pour procurer le plus éclatant succès au plus +misérable racleur! Ceci nous explique pourquoi la gloire contemporaine +subit si rarement la métamorphose en gloire immortelle; d'Alembert rend +la même pensée dans sa magnifique description du temple de la gloire +littéraire: «_L'intérieur du temple n'est habité que par des morts qui +n'y étaient pas de leur vivant, et par quelques vivants que l'on met à +la porte, pour la plupart, dès qu'ils sont morts._» + +Pour le dire en passant, élever un monument à un homme de son vivant, +c'est déclarer que pour ce qui le concerne on ne se fie pas à la +postérité. Quand malgré tout un homme arrive pendant sa vie à une gloire +que les générations futures confirmeront, ce ne sera jamais que dans un +âge avancé: il y a bien quelques exceptions à cette règle pour les +artistes et les poètes, mais il y en a beaucoup moins pour les +philosophes. Les portraits d'hommes célèbres pour leurs œuvres, peints +généralement à une époque où leur célébrité était déjà établie, +confirment la règle précédente; ils nous les représentent d'ordinaire +vieux et tout blancs, les philosophes nommément. Au point de vue +eudémonologique, toutefois, la chose est parfaitement justifiée. Avoir +gloire et jeunesse à la fois, c'est trop pour un mortel. Notre existence +est si pauvre que ses biens doivent être répartis avec plus de +ménagement. La jeunesse a bien assez de richesse propre; elle peut s'en +contenter. C'est dans la vieillesse, quand jouissances et plaisirs sont +morts, comme les arbres pendant l'hiver, que l'arbre de la gloire vient +bourgeonner à propos, comme une verdure d'hiver; on peut encore comparer +la gloire ces poires tardives qui se développent pendant l'été, mais +qu'on ne mange qu'en hiver. Il n'y a pas de plus belle consolation pour +le vieillard que de voir toute la force de ses jeunes années +s'incorporer dans des œuvres qui ne vieilliront pas comme sa jeunesse. + +Examinons maintenant de plus près la route qui conduit à la gloire par +les sciences, celles-ci étant la branche le plus à notre portée; nous +pourrons établir à leur égard la règle suivante. La supériorité +intellectuelle dont témoigne la gloire scientifique se manifeste +toujours par une combinaison neuve de certaines données. Ces dernières +peuvent être d'espèces très diverses, mais la gloire attachée à leur +combinaison sera d'autant plus grande et plus étendue qu'elles-mêmes +seront plus généralement connues et plus accessibles à chacun. Si ces +données sont, par exemple, des chiffres, des courbes, une question +spéciale de physique, de zoologie, de botanique ou d'anatomie, des +passages corrompus d'auteurs anciens, des inscriptions à demi effacées +ou dont l'alphabet nous manque, ou des points obscurs d'histoire, dans +tous ces cas la gloire qu'on acquerra à les combiner judicieusement ne +s'étendra guère plus loin que la connaissance même de ces données et par +conséquent ne dépassera pas le cercle d'un petit nombre d'hommes qui +vivent d'ordinaire dans la retraite et sont jaloux de la gloire dans +leur profession spéciale. Si, au contraire, les données sont de celles +que tout le monde connaît, si ce sont par exemple des facultés +essentielles et universelles de l'esprit ou du cœur humain, ou bien des +forces naturelles dont l'action se passe constamment sous nos yeux, ou +bien encore la marche, familière à tous, de la nature en général, alors +la gloire de les avoir mises on plus grande lumière par une combinaison +neuve, importante et évidente, se répandra avec le temps dans le sein de +l'humanité civilisée presque tout entière. Car, si les données sont +accessibles à chacun, leur combinaison généralement le sera aussi. +Néanmoins la gloire sera toujours en rapport avec la difficulté à +surmonter. En effet, plus les hommes à qui les données sont connues +seront nombreux, plus il sera difficile de les combiner d'une manière +neuve et juste à la fois, puisqu'une infinité d'esprits s'y seront déjà +essayés et auront épuisé les combinaisons possibles. En revanche, les +données inaccessibles au grand public, et dont la connaissance ne +s'acquiert que par des voies longues et laborieuses, admettront encore +le plus souvent des combinaisons nouvelles; quand on les aborde avec une +raison droite et un jugement sain, on peut aisément avoir la chance +d'arriver à une combinaison neuve et juste. Mais la gloire ainsi obtenue +aura, à peu de chose près, pour limite le cercle même de la connaissance +de ces données. Car la solution des problèmes de cette nature exige, à +la vérité, beaucoup de travail et d'étude; d'autre part, les données +pour les problèmes de la première espèce, où la gloire à acquérir est +précisément la plus élevée et la plus vaste, sont connues de tout le +monde et sans effort; mais, s'il faut peu de travail pour les connaître, +il faudra d'autant plus de talent, de génie même pour les combiner. Or +il n'y a pas de travail qui, pour la valeur propre ou pour celle qu'on +lui attribue, puisse soutenir la comparaison avec le talent ou le génie. + +Il résulte de là que ceux qui se savent doués d'une raison solide et +d'un jugement droit, sans avoir pourtant le sentiment de posséder une +intelligence hors ligne, ne doivent pas reculer devant les longues +études et les recherches laborieuses; ils pourront s'élever par là +au-dessus des hommes à la portée desquels se trouvent les données +universellement connues, et atteindre des régions écartées, accessibles +seulement à l'activité du savant. Car ici le nombre des concurrents est +infiniment moindre, et un esprit quelque peu supérieur trouvera bientôt +l'occasion d'une combinaison neuve et juste; le mérite de sa découverte +pourra même s'appuyer en même temps sur la difficulté d'arriver à la +connaissance des données. Mais la multitude ne percevra que de loin le +bruit des applaudissements que ces travaux vaudront à leur auteur de la +part de ses confrères en science, seuls connaisseurs en la matière. En +poursuivant jusqu'à son terme la route ici indiquée, on peut même +déterminer le point où les données, par leur extrême difficulté +d'acquisition, suffisent à elles seules, en dehors de toute combinaison, +pour fonder une gloire. Tels sont les voyages dans les pays très +éloignés et peu visités; on devient célèbre par ce qu'on a vu, non par +ce qu'on a pensé. Ce système a encore ce grand avantage qu'il est plus +facile de communiquer aux autres les choses qu'on a vues que celles +qu'on a pensées, de même que le public comprend plus aisément les +premières que les secondes; on trouve aussi de cette façon plus de +lecteurs. Car, ainsi qu'Asmus l'a déjà dit: + + Wenn jemand eine Reise thut, + So kann er was erzählen. + +(Après un grand voyage, on a bien des choses à raconter.) + +Mais il en résulte aussi que, lorsqu'on fait la connaissance personnelle +d'hommes célèbres de cette espèce, on se rappelle souvent l'observation +d'Horace: + + Cœlum, non animum, mutant, qui trans mare currunt. + + (Ep. I, 11, t. 27.) + +(C'est changer de climat, ce n'est pas changer d'humeur, que de courir +au delà des mers.) + +En ce qui concerne maintenant l'homme doué de hautes facultés, celui qui +seul peut oser aborder la solution de ces grands et difficiles problèmes +traitant des choses générales et universelles, celui-là fera bien d'une +part d'élargir le plus possible son horizon, mais d'autre part il devra +l'étendre également dans toutes les directions, sans s'égarer trop +profondément dans quelqu'une de ces régions plus spéciales, connues +seulement de peu d'individus; en d'autres mots, sans pénétrer trop avant +dans les détails spéciaux d'une seule science, et bien moins encore +faire de la micrologie, dans quelque branche que ce soit. Car il n'a pas +besoin de s'adonner aux choses difficilement accessibles pour échapper à +la foule des concurrents; ce qui est à la portée de tous lui fournira +précisément matière à des combinaisons neuves, importantes et vraies. +Mais, par là même, son mérite pourra être apprécié par tous ceux qui +connaissent les données, et c'est la plus grande partie du genre humain. +Voilà la raison de l'immense différence entre la gloire réservée aux +poètes et aux philosophes et celle accessible aux physiciens, chimistes, +anatomistes, minéralogues, zoologues, philologues, historiens et autres. + + + + +CHAPITRE V + +PARÉNÉSES ET MAXIMES + + +Ici moins que partout j'ai la prétention d'être complet; sans quoi +j'aurais à répéter les nombreuses, et en partie excellentes, règles de +la vie données par les penseurs de tous les temps, depuis Theognis et le +pseudo-Salomon[23] jusqu'à La Rochefoucauld; je ne pourrais pas éviter +non plus beaucoup de lieux communs des plus rebattus. J'ai renoncé aussi +presque entièrement à tout ordre systématique. Que le lecteur s'en +console, car en pareilles matières un traité complet et systématique eût +été infailliblement ennuyeux. Je n'ai consigné que ce qui m'est venu +tout d'abord à l'esprit, ce qui m'a semblé digne d'être communiqué et ce +qui, autant que je me le rappelais, n'avait pas encore été dit, pas +aussi complètement du moins et pas sous cette même forme; je ne fais +donc que glaner dans ce vaste champ où d'autres ont récolté avant moi. + +Toutefois pour apporter un peu de suite dans cette grande variété +d'opinions et de conseils relatifs à mon sujet, je les classerai en +maximes générales et en maximes concernant notre conduite envers +nous-mêmes, puis envers les autres et enfin en face de la marche des +choses et du sort en ce monde. + + + + +I.--Maximes générales. + + +1° Je considère comme la règle suprême de toute sagesse dans la vie la +proposition énoncée par Aristote dans sa _Morale à Nicomaque_ (VII, 12): +«ο φρονιμος το αλυπον διωχει, ου το ηδυ» ce qui peut se traduire ainsi: +_Le sage poursuit l'absence de douleur et non le plaisir._ La vérité de +cette sentence repose sur ce que tout plaisir et tout bonheur sont de +nature négative, la douleur par contre de nature positive. J'ai +développé et prouvé cette thèse dans mon ouvrage principal, vol. I, § +58. Je veux cependant l'expliquer encore par un fait d'observation +journalière. Quand notre corps tout entier est sain et intact, sauf une +petite place blessée ou douloureuse, la conscience cesse de percevoir la +santé du tout; l'attention se dirige tout entière sur la douleur de la +partie lésée, et le plaisir, déterminé par le sentiment total de +l'existence, s'efface. De même, quand toutes nos affaires marchent à +notre gré, sauf une seule qui va à rencontre, c'est celle-ci, fût-elle +de minime importance, qui nous trotte constamment par la cervelle, c'est +sur elle que se reporte toujours notre pensée et rarement sur les autres +choses, plus importantes, qui marchent à notre souhait. Dans les deux +cas, c'est la _volonté_ qui est lésée, la première fois telle qu'elle +_s'objective_ dans l'organisme, la seconde fois dans les efforts de +l'homme; nous voyons, dans les deux cas, que sa satisfaction n'agit +jamais que négativement, et que, par conséquent, elle n'est pas éprouvée +directement du tout; c'est tout au plus par voie réflexe qu'elle arrive +à la conscience. Ce qu'il y a de positif au contraire, c'est +l'empêchement de la volonté, lequel se manifeste directement aussi. Tout +plaisir consiste à supprimer cet empêchement, à s'en affranchir, et ne +saurait être, par conséquent, que de courte durée. + +Voilà donc sur quoi repose l'excellente règle d'Aristote rapportée +ci-dessus, d'avoir à diriger notre attention non sur les jouissances et +les agréments de la vie, mais sur les moyens d'échapper autant qu'il est +possible aux maux innombrables dont elle est semée. Si cette voie +n'était pas la vraie, l'aphorisme de Voltaire: «_Le bonheur n'est qu'un +rêve et la douleur est réelle_,» serait aussi faux qu'il est juste en +réalité. Aussi, quand on veut arrêter le bilan de sa vie au point de vue +eudémonologique, il ne faut pas établir son compte d'après les plaisirs +qu'on a goûtés, mais d'après les maux auxquels on s'en soustrait. Bien +plus, l'eudémonologie, c'est-à-dire un traité de la vie heureuse, doit +commencer par nous enseigner que son nom même est un euphémisme, et que +par «vivre heureux» il faut entendre seulement «moins malheureux», en un +mot, supportablement. Et, de fait, la vie n'est pas là pour qu'on en +jouisse, mais pour qu'on subisse, pour qu'on s'en acquitte; c'est ce +qu'indiquent aussi bien des expressions telles que, en latin: «_degere +vitam_», «_vitam defungi_»; en italien: «_si scampa cori_»; en allemand: +«_man muss suchen, durch zukommen_», «_er wird schon durch die Welt +kommen_», et autres semblables. Oui, c'est une consolation, dans la +vieillesse, que d'avoir derrière soi le labeur de la vie. L'homme le +plus heureux est donc celui qui parcourt sa vie sans douleurs trop +grandes, soit au moral soit au physique, et non pas celui qui a eu pour +sa part les joies les plus, vives ou les jouissances les plus fortes. +Vouloir mesurer sur celles-ci le bonheur d'une existence, c'est recourir +à une fausse échelle. Car les plaisirs sont et restent négatifs; croire +qu'ils rendent heureux est une illusion que l'envie entretient et par +laquelle elle se punit elle-même. Les douleurs au contraire sont senties +positivement, c'est leur absence qui est l'échelle du bonheur de la vie. +Si, à un état libre de douleur vient s'ajouter encore l'absence de +l'ennui, alors on atteint le bonheur sur terre dans ce qu'il a +d'essentiel, car le reste n'est plus que chimère. Il suit de là qu'il ne +faut jamais acheter de plaisirs au prix de douleurs, ni même de leur +menace seule, vu que ce serait payer du _négatif_ et du _chimérique_ +avec du _positif_ et du _réel_. En revanche, il y a bénéfice à sacrifier +des plaisirs pour éviter des douleurs. Dans l'un et l'autre cas, il est +indifférent que les douleurs suivent ou précèdent les plaisirs. Il n'y a +vraiment pas de folie plus grande que de vouloir transformer ce théâtre +de misères en un lieu de plaisance, et de poursuivre des jouissances et +des joies au lieu de chercher à éviter la plus grande somme possible de +douleurs. Que de gens cependant tombent dans cette folie! L'erreur est +infiniment moindre chez celui qui, d'un œil trop sombre, considère ce +monde comme une espèce d'enfer et n'est occupé qu'à s'y procurer un +logis à l'épreuve des flammes. Le fou court après les plaisirs de la vie +et trouve la déception; le sage évite les maux. Si malgré ces efforts il +n'y parvient pas, la faute en est alors au destin et non à sa folie. +Mais pour peu qu'il y réussisse, il ne sera pas déçu, car les maux qu'il +aura écartés sont des plus réels. Dans le cas même où le détour fait +pour leur échapper eût été trop grand et où il aurait sacrifié +inutilement des plaisirs, il n'a rien perdu en réalité: car ces derniers +sont chimériques, et se désoler de leur perte serait petit ou plutôt +ridicule. + +Pour avoir méconnu cette vérité à la faveur de l'optimisme, on a ouvert +la source de bien des calamités. En effet, dans les moments où nous +sommes libres de souffrances, des désirs inquiets font briller à nos +yeux les chimères d'un bonheur qui n'a pas d'existence réelle et nous +induisent à les poursuivre: par là nous attirons la douleur qui est +incontestablement réelle. Alors nous nous lamentons sur cet état exempt +de douleurs que nous avons perdu et qui se trouve maintenant derrière +nous comme un Paradis que nous avons laissé échapper à plaisir, et nous +voudrions vainement rendre non-avenu ce qui est avenu. Il semble ainsi +qu'un méchant démon soit constamment occupé, par les mirages trompeurs +de nos désirs, à nous arracher à cet état exempt de souffrances, qui est +le bonheur suprême et réel. Le jeune homme s'imagine que ce monde qu'il +n'a pas encore vu est là pour être goûté, qu'il est le siège d'un +bonheur positif qui n'échappe qu'à ceux qui n'ont pas l'adresse de s'en +emparer. Il est fortifié dans sa croyance par les romans et les poésies, +et par cette hypocrisie qui mène le monde, partout et toujours, par les +apparences extérieures. Je reviendrai tout à l'heure là-dessus. +Désormais, sa vie est une chasse au bonheur positif, menée avec plus ou +moins de prudence; et ce bonheur positif est, à ce titre, censé composé +de plaisirs positifs. Quant aux dangers auxquels on s'expose, eh bien, +il faut en prendre son parti. Cette chasse entraîne à la poursuite d'un +gibier qui n'existe en aucune façon, et finit d'ordinaire par conduire +au malheur bien réel et bien positif. Douleurs, souffrances, maladies, +pertes, soucis, pauvreté, déshonneur et mille autres peines, voilà sous +quelles formes se présente le résultat. Le désabusement arrive trop +tard. Si au contraire on obéit à la règle ici exposée, si l'on établit +le plan de sa vie en vue d'éviter les souffrances, c'est-à-dire +d'écarter le besoin, la maladie et toute autre peine, alors le but est +réel; on pourra obtenir quelque chose, et d'autant plus que le plan aura +été moins dérangé par la poursuite de cette chimère du bonheur positif. +Ceci s'accorde avec ce que Gœthe, dans les affinités électives, fait +dire à Mittler, qui est toujours occupé du bonheur des autres: «_Celui +qui veut s'affranchir d'un mal sait toujours ce qu'il veut; celui qui +cherche mieux qu'il n'a est aussi aveugle qu'un cataracté._» Ce qui +rappelle ce bel adage français: «_le mieux est l'ennemi du bien._» C'est +de là également que l'on peut déduire l'idée fondamentale du cynisme, +tel que je l'ai exposée dans mon grand ouvrage, tome II, chap. 16. +Qu'est-ce en effet qui portait les cyniques à rejeter toutes +jouissances, si ce n'est la pensée des douleurs dont elles +s'accompagnent de près ou de loin? Éviter celles-ci leur semblait +autrement important que se procurer les premières. Profondément pénétrés +et convaincus de la condition négative de tout plaisir et positive de +toute souffrance, ils faisaient tout pour échapper aux maux, et pour +cela jugeaient nécessaire de repousser entièrement et intentionnellement +les jouissances qu'ils considéraient comme des pièges tendus pour nous +livrer à la douleur. + +Certes nous naissons tous en Arcadie, comme dit Schiller, c'est-à-dire +nous abordons la vie pleins de prétentions au bonheur, au plaisir, et +nous entretenons le fol espoir d'y arriver. Mais, règle générale, arrive +bientôt le destin, qui nous empoigne rudement et nous apprend que rien +n'est _à nous_, que tout est _à lui_, en ce qu'il a un droit incontesté +non seulement sur tout ce que nous possédons et acquérons, sur femme et +enfants, mais même sur nos bras et nos jambes, sur nos yeux et nos +oreilles, et jusque sur ce nez que nous portons au milieu du visage. En +tout cas, il ne se passe pas longtemps, et l'expérience vient nous faire +comprendre que bonheur et plaisir sont une «_Fata Morgana_» qui, visible +de loin seulement, disparaît quand on s'en approche, mais qu'en revanche +souffrance et douleur ont de la réalité, qu'elles se présentent +immédiatement et par elles-mêmes, sans prêter à l'illusion ni à +l'attente. Si la leçon porte ses fruits, alors nous cessons de courir +après le bonheur et le plaisir, et nous nous attachons plutôt à fermer, +autant que possible, tout accès à la douleur et à la souffrance. Nous +reconnaissons aussi que ce que le monde peut nous offrir de mieux, c'est +une existence sans peine, tranquille, supportable, et c'est à une telle +vie que nous bornons nos exigences, afin d'en pouvoir jouir plus +sûrement. Car, pour ne pas devenir très malheureux, le moyen le plus +certain est de ne pas demander à être très heureux. C'est ce qu'a +reconnu Merck, l'ami de jeunesse de Gœthe, quand il a écrit: «_Cette +vilaine prétention à la félicité, surtout dans la mesure où nous la +rêvons, gâte tout ici-bas. Celui qui peut s'en affranchir et ne demande +que ce qu'il a devant soi, celui-là pourra se faire jour à travers la +mêlée.» (Corresp. de Merck._) Il est donc prudent d'abaisser à une +échelle très modeste ses prétentions aux plaisirs, aux richesses, au +rang, aux honneurs, etc., car ce sont elles qui nous attirent les plus +grandes infortunes; c'est cette lutte pour le bonheur, pour la splendeur +et les jouissances. Mais une telle conduite est déjà sage et avisée par +là seul qu'il est très facile d'être extrêmement malheureux et qu'il +est, non pas difficile, mais tout à fait impossible, d'être très +heureux. Le chantre de la sagesse a dit avec raison: + + Auream quisquis mediocritatem + Diligit, tutus caret obsoleti + Sordibus tecti, caret invidenda + Sobrius aula. + + Sævius ventis agitatur ingens + Pinus: et celsæ graviore casu + Decidunt turres: feriuntque summos + Fulgura montes. + + (Horace, l. II, od. 10.) + +(Celui qui aime la médiocrité, plus précieuse que l'or, ne cherche pas +le repos sous le misérable toit d'une chaumière, et, sobre en ses +désirs, fuit les palais que l'on envie. Le chêne altier est plus souvent +battu par l'orage; les hautes tours s'écroulent avec plus de fracas, et +c'est la cime des monts que va frapper la foudre.) + +Quiconque, s'étant pénétré des enseignements de ma philosophie, sait que +toute notre existence est une chose qui devrait plutôt ne pas être et +que la suprême sagesse consiste à la nier et à la repousser, celui-là ne +fondera de grandes espérances sur aucune chose ni sur aucune situation, +ne poursuivra avec emportement rien au monde et n'élèvera de grandes +plaintes au sujet d'aucun mécompte, mais il reconnaîtra la vérité de ce +que dit Platon (_Rép._, X, 604): «ουτε τι των ανθρωπινων αξιον μεγαλης +σπουδης» (Rien des choses humaines n'est digne d'un grand empressement), +et cette autre vérité du poète persan: + + As-tu perdu l'empire du monde? + Ne t'en afflige point; ce n'est rien. + As-tu conquis l'empire du monde? + Ne t'en: réjouis pas; ce n'est rien. + Douleurs et félicités, tout passe, + Passe à côté du monde, ce n'est rien. + + (Anwari Soheili.) + +(Voir l'épigraphe du _Gulistan_ de Sardi, traduit en allemand par Graf.) + +Ce qui augmente particulièrement la difficulté de se pénétrer de vues +aussi sages, c'est cette hypocrisie du monde dont j'ai parlé plus haut, +et rien ne serait utile comme de la dévoiler de bonne heure à la +jeunesse. Les magnificences sont pour la plupart de pures apparences, +comme des décors de théâtre, et l'essence de la chose manque. Ainsi des +vaisseaux pavoises et fleuris, des coups de canon, des illuminations, +des timbales et des trompettes, des cris d'allégresse, etc., tout cela +est l'enseigne, l'indication, l'hiéroglyphe de la _joie;_ mais le plus +souvent la joie n'y est pas: elle seule s'est excusée de venir à la +fête. Là où réellement elle se présente, là elle arrive d'ordinaire sans +se faire inviter ni annoncer, elle vient d'elle-même et sans façons, +s'introduisant en silence, souvent pour les motifs les plus +insignifiants et les plus futiles, dans les occasions les plus +journalières, parfois même dans des circonstances qui ne sont rien moins +que brillantes ou glorieuses. Comme l'or en Australie, elle se trouve +éparpillée, çà et là, selon le caprice du hasard, sans règle ni loi, le +plus souvent en poudre fine, très rarement en grosses masses. Mais +aussi, dans toutes ces manifestations dont nous avons parlé, le seul but +est de faire accroire aux autres que la joie est de la fête; +l'intention, c'est de produire l'illusion dans la tête d'autrui. + +Comme de la joie, ainsi de la tristesse. De quelle allure mélancolique +s'avance ce long et lent convoi! La file des voitures est interminable. +Mais regardez un peu à l'intérieur: elles sont toutes vides, et le +défunt n'est, en réalité, conduit au cimetière que par tous les cochers +de la ville. Parlante image de l'amitié et de la considération en ce +monde! Voilà ce que j'appelle la fausseté, l'inanité et l'hypocrisie de +la conduite humaine. Nous en avons encore un exemple dans les réceptions +solennelles avec les nombreux invités en habits de fête; ceux-ci sont +l'enseigne de la noble et haute société: mais, à sa place, c'est la +peine, la contrainte et l'ennui qui sont venus: car où il y a beaucoup +de convives il y a beaucoup de racaille, eussent-ils tous des crachats +sur la poitrine. En effet, la véritable bonne société est partout et +nécessairement très restreinte. En général, ces fêtes et ces +réjouissances portent toujours en elles quelque chose qui sonne creux +ou, pour mieux dire, qui sonne faux, précisément parce qu'elles +contrastent avec la misère et l'indigence de notre existence, et que +toute opposition fait mieux ressortir la vérité. Mais, vu du dehors, +tout ça fait de l'effet; et c'est là le but. Chamfort dit d'une manière +charmante: «_La société, les cercles, les salons, ce qu'on appelle le +monde est une pièce misérable, un mauvais opéra, sans intérêt, qui se +soutient un peu par les machines, les costumes et les décorations._» Les +académies et les chaires de philosophie sont également l'enseigne, le +simulacre extérieur de la sagesse; mais elle aussi s'abstient le plus +souvent d'être de la fête, et c'est ailleurs qu'on la trouverait. Les +sonneries de cloches, les vêtements sacerdotaux, le maintien pieux, les +simagrées, sont l'enseigne, le faux semblant de la dévotion, et ainsi de +suite. C'est ainsi que presque toutes choses en ce monde peuvent être +dites des noisettes creuses; le noyau est rare par lui-même, et plus +rarement encore est-il logé dans la coque. Il faut le chercher toute +autre part, et on ne le rencontre d'ordinaire que par un hasard. + + +2° Quand on veut évaluer la condition d'un homme au point de vue de sa +félicité, ce n'est pas de ce qui le divertit, mais de ce qui l'attriste +qu'on doit s'informer; car, plus ce qui l'afflige sera insignifiant en +soi, plus l'homme sera heureux; il faut un certain état de bien-être +pour être sensible à des bagatelles; dans le malheur, on ne les sent pas +du tout. + + +3° Il faut se garder d'asseoir la félicité de sa vie sur une _base +large_ en élevant de nombreuses prétentions au bonheur: établi sur un +tel fondement, il croule plus facilement, car il donne infailliblement +alors naissance à plus de désastres. L'édifice du bonheur se comporte +donc sous ce rapport au rebours de tous les autres, qui sont d'autant +plus solides que leur base est plus large. Placer ses prétentions le +plus bas possible, en proportion de ses ressources de toute espèce, +voilà la voie la plus sûre pour éviter de grands malheurs. + +C'est en général une folie des plus grandes et des plus répandues que de +prendre, de quelque façon que ce soit, de _vastes dispositions_ pour sa +vie. Car d'abord, pour le faire, on compte sur une vie d'homme pleine et +entière, à laquelle cependant arrivent peu de gens. En outre, quand même +on vivrait une existence aussi longue, elle ne se trouverait pas moins +être trop courte pour les plans conçus; leur exécution réclame toujours +plus de temps qu'on ne supposait; ils sont de plus exposés, comme toutes +choses humaines, à tant d'échecs et à tant d'obstacles de toute nature, +qu'on peut rarement les mener jusqu'à leur terme. Finalement, alors même +qu'on a réussi à tout obtenir, on s'aperçoit qu'on a négligé de tenir +compte des modifications que le temps produit en _nous-mêmes_; on n'a +pas réfléchi que, ni pour créer ni pour jouir, nos facultés ne restent +invariables dans la vie entière. Il en résulte que nous travaillons +souvent à acquérir des choses qui, une fois obtenues, ne se trouvent +plus être à notre taille; il arrive encore que nous employons aux +travaux préparatoires d'un ouvrage, des années qui, dans l'entre-temps, +nous enlèvent insensiblement les forces nécessaires à son achèvement. De +même, des richesses acquises au prix de longues fatigues et de nombreux +dangers ne peuvent souvent plus nous servir, et nous nous trouvons avoir +travaillé pour les autres; il en résulte encore que nous ne sommes plus +en état d'occuper un poste enfin obtenu après l'avoir poursuivi et +ambitionné pendant de longues années. Les choses sont arrivées trop tard +pour nous, ou, à l'inverse, c'est nous qui arrivons trop tard pour les +choses, alors surtout qu'il s'agit d'œuvres ou de productions; le goût +de l'époque a changé; une nouvelle génération a grandi qui ne prend +aucun intérêt à ces matières; ou bien d'autres nous ont devancés par des +chemins plus courts, et ainsi de suite. Tout ce que nous avons exposé +dans ce paragraphe 3, Horace l'a eu en vue dans les vers suivants: + + Quid æternis minorem + Consiliis animum fatigas? + + (L. II, Ode 11, v. 11 et 12.) + +(Pourquoi fatiguer d'éternels projets un esprit débile?) + +Cette méprise si commune est déterminée par l'inévitable illusion +d'optique des yeux de l'esprit, qui nous fait apparaître la vie comme +infinie ou comme très courte, selon que nous la voyons de l'entrée ou du +terme de notre carrière. Cette illusion a cependant son bon côté; sans +elle, nous produirions difficilement quelque chose de grand. + +Mais il nous arrive en général dans la vie ce qui arrive au voyageur: à +mesure qu'il avance, les objets prennent des formes différentes de +celles qu'ils montraient de loin et ils se modifient pour ainsi dire à +mesure qu'on s'en rapproche. Il en advient ainsi principalement de nos +désirs. Nous trouvons souvent autre chose, parfois même mieux que ce que +nous cherchions; souvent aussi ce que nous cherchons, nous le trouvons +par une toute autre voie que celle vainement suivie jusque-là. D'autres +fois, là où nous pensions trouver un plaisir, un bonheur, une joie, +c'est, à leur place, un enseignement, une explication, une connaissance, +c'est-à-dire un bien durable et réel en place d'un bien passager et +trompeur, qui s'offre à nous. C'est cette pensée qui court, comme une +base fondamentale, à travers tout le livre de Wilhelm Meister; c'est un +roman intellectuel et par cela même d'une qualité supérieure à tous les +autres, même à ceux de Walter Scott, qui ne sont tous que des œuvres +morales, c'est-à-dire qui n'envisagent la nature humaine que par le côté +de la volonté! Dans _La flûte enchantée_, hiéroglyphe grotesque, mais +expressif et significatif, nous trouvons également cette même pensée +fondamentale symbolisée en grands et gros traits comme ceux des +décorations de théâtre; la symbolisation serait même parfaite si, au +dénouement, Tamino, ramené par le désir de posséder Tamina, au lieu de +celle-ci, ne demandait et n'obtenait que l'initiation dans le temple de +la Sagesse; en revanche, Papagéno, l'opposé nécessaire de Tamino, +obtiendra sa Papagéna. Les hommes supérieurs et nobles saisissent vite +cet enseignement du destin et s'y prêtent avec soumission et +reconnaissance: ils comprennent que dans ce monde on peut bien trouver +l'instruction, mais non le bonheur; ils s'habituent à échanger des +espérances contre des connaissances; ils s'en contentent et disent +finalement avec Pétrarque: + + Altro diletto, che'mparar non provo. + +Ils peuvent même en arriver à ne plus suivre leurs désirs et leurs +aspirations qu'en apparence pour ainsi dire et comme un badinage, tandis +qu'en réalité et dans le sérieux de leur for intérieur ils n'attendent +que de l'instruction; ce qui les revêt alors d'une teinte méditative, +géniale et élevée. Dans ce sens, on peut dire, aussi qu'il en est de +nous comme des alchimistes, qui, pendant qu'ils ne cherchaient que de +l'or, ont trouvé la poudre à canon, la porcelaine, des médicaments et +jusqu'à des lois naturelles. + + +II.--Concernant notre conduite envers nous-mêmes. + +4° Le manœuvre qui aide à élever un édifice, n'en connaît pas le plan +d'ensemble, ou ne l'a pas toujours sous les yeux; telle est aussi la +position de l'homme, pendant qu'il est occupé à dévider un à un les +jours et les heures de son existence, par rapport à l'ensemble de sa vie +et au caractère total de celle-ci. Plus ce caractère est digne, +considérable, significatif et individuel, plus il est nécessaire et +bienfaisant pour l'individu de jeter de temps en temps un regard sur le +plan réduit de sa vie. Il est vrai que pour cela il lui faut avoir fait +déjà un premier pas dans le «γνώθι σαυτόν» (connais-toi toi-même): il +doit donc savoir ce qu'il veut réellement, principalement et avant tout; +il doit connaître ce qui est essentiel à son bonheur, et ce qui ne vient +qu'en seconde, puis en troisième ligne; il faut qu'il se rende compte, +en gros, de sa vocation, de son rôle et de ses rapports avec le monde. +Si tout cela est important et élevé, alors l'aspect du plan réduit de sa +vie le fortifiera, le soutiendra, relèvera plus que toute autre chose; +cet examen l'encouragera au travail et le détournera des sentiers qui +pourraient l'égarer. + +Le voyageur, alors seulement qu'il arrive sur une éminence, embrasse +d'un coup d'œil et reconnaît l'ensemble du chemin parcouru, avec ses +détours et ses courbes; de même aussi, ce n'est qu'au terme d'une +période de notre existence, parfois de la vie entière, que nous +reconnaissons la véritable connexion de nos actions, de nos œuvres et de +nos productions, leur liaison précise, leur enchaînement et leur valeur. +En effet tant que nous sommes plongés dans notre activité, nous +n'agissons que selon les propriétés inébranlables de notre caractère, +sous l'influence des motifs et dans la mesure de nos facultés, +c'est-à-dire par une nécessité absolue; nous ne faisons à un moment +donné que ce qui à ce moment-là nous semble juste et convenable. La +suite seule nous permet d'apprécier le résultat, et le regard jeté en +arrière sur l'ensemble nous montre seul le _comment_ et le _par quoi_. +Aussi, au moment où nous accomplissons les plus grandes actions, où nous +créons des œuvres immortelles, nous n'avons pas la conscience de leur +vraie nature: elles ne nous semblent que ce qu'il y a de plus approprié +à notre but présent et de mieux correspondant à nos intentions; nous +n'avons d'autre impression que d'avoir fait précisément ce qu'il fallait +faire actuellement; ce n'est que plus tard, de l'ensemble et de son +enchaînement, que notre caractère et nos facultés ressortent en pleine +lumière; par les détails, nous voyons alors comment nous avons pris la +seule route vraie parmi tant de chemins détournés, comme par inspiration +et guidés par notre génie. Tout ce que nous venons de dire est vrai en +théorie comme en pratique et s'applique également aux faits inverses, +c'est-à-dire au mauvais et au faux. + +5° Un point important pour la sagesse dans la vie, c'est la proportion +dans laquelle nous consacrons une part de notre attention au présent et +l'autre à l'avenir, afin que l'un ne nous gâte pas l'autre. Il y a +beaucoup de gens qui vivent trop dans le présent: ce sont les frivoles; +d'autres, trop dans l'avenir: ce sont les craintifs et les inquiets. On +garde rarement la juste mesure. Ces hommes qui, mus par leurs désirs et +leurs espérances, vivent uniquement dans l'avenir, les yeux toujours +dirigés en avant, qui courent avec impatience au-devant des choses +futures, car, pensent-ils, celles-là vont leur apporter tout à l'heure +le vrai bonheur, mais qui, en attendant, laissent fuir le présent qu'ils +négligent sans en jouir, ressemblent à ces ânes, en Italie, à qui l'on +fait presser le pas au moyen d'une botte de foin attachée par un bâton +devant leur tête: ils voient la botte toujours tout près devant eux et +ont toujours l'espoir de l'atteindre. De tels hommes en effet s'abusent +eux-mêmes sur toute leur existence en ne vivant perpétuellement qu'_ad +interim_, jusqu'à leur mort. Aussi, au lieu de nous occuper sans cesse +exclusivement de plans et de soins d'avenir, ou de nous livrer, à +l'inverse, aux regrets du passé, nous devrions ne jamais oublier que le +présent seul est réel, que seul il est certain, et qu'au contraire +l'avenir se présente presque toujours autre que nous ne le pensions et +que le passé lui aussi a été différent; ce qui fait que, en somme, +avenir et passé ont tous deux bien moins d'importance qu'il ne nous +semble. Car le lointain, qui rapetisse les objets pour l'œil, les +surgrossit pour la pensée. Le présent seul est vrai et effectif; il est +le temps réellement rempli, et c'est sur lui que repose exclusivement +notre existence. Aussi doit-il toujours mériter à nos yeux un accueil de +bienvenue; nous devrions goûter, avec la pleine conscience de sa valeur, +toute heure supportable et libre de contrariétés ou de douleurs +actuelles, c'est-à-dire ne pas la troubler par des visages qu'attristent +des espérances déçues dans le passé ou des appréhensions pour l'avenir. +Quoi de plus insensé que de repousser une bonne heure présente ou de se +la gâter méchamment par inquiétude de l'avenir ou par chagrin du passé! +Donnons son temps au souci, voire même au repentir; ensuite, quant aux +faits accomplis, il faut se dire: + + Αλλα τα μεν προτετυχθαι εασομεν αχνυμενοι περ, + Θυμον ενι στηθεσσι φιλον θαμασαντες αναγχη. + +(Donnons, bien qu'à regret, tout ce qui est passé à l'oubli; il est +nécessaire d'étouffer la colère dans notre sein.) + +Quant à l'avenir: + + Ητο: ταυτα θεων εν γουνασι χειται. + +(Tout cela repose sur les genoux des dieux.) + +En revanche, quant au présent, il faut penser comme Sénèque: «_Singulas +dies, singulas vitas puta_» (Chaque jour séparément est une vie +séparée), et se rendre ce seul temps réel aussi agréable que possible. + +Les seuls maux futurs qui doivent avec raison nous alarmer sont ceux +dont l'arrivée et le moment d'arrivée sont certains. Mais il y en a bien +peu qui soient dans ce cas, car les maux sont ou simplement possibles, +tout au plus vraisemblables, ou bien ils sont certains, mais c'est +l'époque de leur arrivée qui est douteuse. Si l'on se préoccupe des deux +espèces de malheurs, on n'a plus un seul moment de repos. Par +conséquent, afin de ne pas perdre la tranquillité de notre vie pour des +maux dont l'existence ou l'époque sont indécises, il faut nous habituer +à envisager les uns comme ne devant jamais arriver, les autres comme ne +devant sûrement pas arriver de sitôt. + +Mais plus la peur nous laisse de repos, plus nous sommes agiles par les +désirs, les convoitises et les prétentions. La chanson si connue de +Gœthe: «_Ich hab' mein Sach auf nichts gestellt_» (J'ai placé mon +souhait dans rien), signifie, au fond, qu'alors seulement qu'il a été +évincé de toutes ses prétentions et réduit à l'existence telle qu'elle +est, nue et dépouillée, l'homme peut acquérir ce calme de l'esprit qui +est la base du bonheur humain, car ce calme est indispensable pour jouir +du présent et par suite de la vie entière. C'est à cet effet également +que nous devrions toujours nous rappeler que le jour d'_aujourd'hui_ ne +vient qu'une seule fois et plus jamais. Mais nous nous imaginons qu'il +reviendra demain: cependant _demain_ est un autre jour qui lui aussi +n'arrive qu'une fois. Nous oublions que chaque jour est une portion +intégrante, donc irréparable, de la vie, et nous le considérons comme +contenu dans la vie de la même manière que les individus sont contenus +dans la notion de l'ensemble Nous apprécierions et nous goûterions aussi +bien mieux le présent, si, dans les jours de bien-être et de santé, nous +reconnaissions à quel point, pendant la maladie ou l'affliction, le +souvenir nous représente comme infiniment enviable chaque heure libre de +douleurs ou de privations; c'est comme un paradis perdu, comme un ami +méconnu. Mais, au contraire, nous vivons nos beaux jours sans leur +accorder d'attention, et alors seulement que les mauvais arrivent, nous +voudrions rappeler les autres. Nous laissons passer à côté de nous, sans +en jouir et sans leur accorder un sourire, mille heures sereines et +agréables, et plus tard, aux temps sombres, nous reportons vers elles +nos vaines aspirations. Au lieu d'agir ainsi, nous devrions rendre +hommage à toute actualité supportable, même la plus banale, que nous +laissons fuir avec tant d'indifférence, que nous repoussons même +impatiemment; nous devrions toujours nous rappeler que ce présent se +précipite en ce même instant dans cette apothéose du passé, où +désormais, rayonnant de la lumière de l'impérissabilité, il est conservé +par la mémoire, pour se représenter à nos yeux comme l'objet de notre +plus ardente aspiration, alors que, surtout aux heures mauvaises, le +souvenir vient lever le rideau. + +6° _Se restreindre rend heureux._ Plus notre cercle de vision, d'action +et de contact est étroit, plus nous sommes heureux; plus il est vaste, +plus nous nous trouvons tourmentés ou inquiétés. Car, en même temps que +lui, grandissent et se multiplient les peines, les désirs et les +alarmes. C'est même pour ce motif que les aveugles ne sont pas aussi +malheureux que nous pourrions le croire _a priori;_ on peut en juger au +calme doux, presque enjoué de leurs traits. Cette règle nous explique +aussi en partie pourquoi la seconde moitié de notre vie est plus triste +que la première. En effet, dans le cours de l'existence, l'horizon de +nos vues et de nos relations va s'élargissant. Dans l'enfance, il est +borné à l'entourage le plus proche et aux relations les plus étroites; +dans l'adolescence, il s'étend considérablement; dans l'âge viril, il +embrasse tout le cours de notre vie et s'étend souvent même jusqu'aux +relations les plus éloignées, jusqu'aux États et aux peuples; dans la +vieillesse, il embrasse les générations futures. Toute limitation au +contraire, même dans les choses de l'esprit, profite à notre bonheur. +Car moins il y a d'excitation de la volonté, moins il y aura de +souffrance; or nous savons que la souffrance est positive et le bonheur +simplement négatif. La limitation du cercle d'action enlève à la volonté +les occasions extérieures d'excitation; la limitation de l'esprit, les +occasions intérieures. Cette dernière a seulement l'inconvénient +d'ouvrir l'accès à l'ennui qui devient la source indirecte +d'innombrables souffrances, parce qu'on recourt à tous les moyens pour +le chasser; on essaye des distractions, des réunions, du luxe, du jeu, +de la boisson, et de mille autres choses; de là dommages, ruine et +malheurs de toute sorte. _Difficilis in otio quies._ Pour montrer en +revanche combien la limitation extérieure est bienfaisante pour le +bonheur humain, autant que quelque chose peut l'être, combien elle lui +est même nécessaire, nous n'avons qu'à rappeler que le seul genre de +poème qui entreprenne de peindre des gens heureux, l'idylle, les +représente toujours placés essentiellement dans une condition et un +entourage des plus limités. Ce même sentiment produit aussi le plaisir +que nous trouvons à ce qu'on appelle des tableaux de genre. En +conséquence, nous trouverons du bonheur dans la plus grande _simplicité_ +possible de nos relations et même dans l'_uniformité_ du genre de vie, +tant que cette uniformité n'engendrera pas l'ennui: c'est à cette +condition que nous porterons plus légèrement la vie et son fardeau +inséparable; l'existence s'écoulera, comme un ruisseau, sans vagues et +sans tourbillons. + +7° Ce qui importe, en dernière instance, à notre bonheur ou à notre +malheur, c'est ce qui remplit et occupe la conscience. Tout travail +purement intellectuel apportera, au total, plus de ressources à l'esprit +capable de s'y livrer, que la vie réelle avec ses alternatives +constantes de réussites et d'insuccès, avec ses secousses et ses +tourments. Il est vrai que cela exige déjà des dispositions d'esprit +prépondérantes. Il faut remarquer en outre que, d'une part, l'activité +extérieure de la vie nous distrait et nous détourne de l'étude et enlève +à l'esprit la tranquillité et le recueillement réclamés, et que, d'autre +part, l'occupation continue de l'esprit rend plus ou moins incapable de +se mêler au train et au tumulte de la vie réelle; il est donc sage de +suspendre une telle occupation lorsque des circonstances quelconques +nécessitent une activité pratique et énergique. + +8° Pour vivre avec _prudence_ parfaite et pour retirer de sa propre +expérience tous les enseignements qu'elle contient, il est nécessaire de +se reporter souvent en arrière par la pensée et de récapituler ce qu'on +a vu, fait, appris et senti en même temps dans la vie; il faut aussi +comparer son jugement d'autrefois avec son opinion actuelle, ses projets +et ses aspirations avec leur résultat et avec la satisfaction que ce +résultat nous a donnée. L'expérience nous sert ainsi de professeur +particulier qui vient nous donner des répétitions privées. On peut aussi +la considérer comme le texte, la réflexion et les connaissances en étant +le commentaire. Beaucoup de réflexion et de connaissances avec peu +d'expérience ressemble à ces éditions dont les pages présentent deux +lignes de texte et quarante de commentaire. Beaucoup d'expérience +accompagnée de peu de réflexion et d'instruction rappelle ces éditions +de _Deux-Ponts_ qui n'ont pas de notes et laissent bien des passages +incompris dans le texte. + +C'est à ces préceptes que se rapporte la maxime de Pythagore, d'avoir à +passer en revue avant de s'endormir le soir, ce qu'on a fait dans la +journée. L'homme qui s'en va vivant dans le tumulte des affaires ou des +plaisirs sans jamais ruminer son passé et qui se contente de dévider +l'écheveau de sa vie, perd toute raison claire; son esprit devient un +chaos, et dans ses pensées pénètre une certaine confusion dont témoigne +sa conversation abrupte, fragmentaire et pour ainsi dire hachée menu. +Cet état sera d'autant plus prononcé que l'agitation extérieure, la +somme des impressions sera plus grande et l'activité intérieure de +l'esprit moindre. + +Observons ici qu'après un laps de temps, quand les relations et les +circonstances qui agissaient sur nous ont disparu, nous ne pouvons plus +faire revenir et revivre la disposition et la sensation produites alors +en nous; mais ce que nous pouvons bien nous rappeler, ce sont nos +_manifestations_ à cette occasion. Or celles-ci sont le résultat, +l'expression et la mesure de celles-là. Aussi la mémoire ou le papier +devraient-ils soigneusement conserver les traces des époques importantes +de notre vie. Tenir son journal est très utile pour cela. + +9° Se suffire à soi-même, être tout en tout pour soi, et pouvoir dire: +«_Omnia mea mecum porto_,» voilà certainement pour notre bonheur la +condition la plus favorable; aussi ne saurait-on assez répéter la maxime +d'Aristote: «Η ευδαιμονια των αταρχων εστι» (Le bonheur est à ceux qui +se suffisent à eux-mêmes. _Mor. à Eud._, 7, 2.) [C'est au fond la même +pensée, rendue d'une manière charmante, qu'exprime la sentence de +Chamfort mise en tête de ce traité.] Car, d'une part, il ne faut compter +avec quelque assurance que sur soi-même; d'autre part, les fatigues et +les inconvénients, le danger et les peines que la société apporte avec +elle, sont innombrables et inévitables. + +Il n'y a pas de voie qui nous éloigne plus du bonheur que la vie en +grand, la vie des noces et festins, celle que les Anglais appellent le +_high life_, car, en cherchant à transformer notre misérable existence +en une succession de joies, de plaisirs et de jouissances, l'on ne peut +manquer de trouver le désabusement, sans compter les mensonges +réciproques que l'on se débite dans ce monde-là et qui en sont +l'accompagnement obligé[24]. + +Et tout d'abord toute société exige nécessairement un accommodement +réciproque, un tempérament: aussi, plus elle est nombreuse, plus elle +devient fade. On ne peut être _vraiment soi_ qu'aussi longtemps qu'on +est seul; qui n'aime donc pas la solitude n'aime pas la liberté, car on +n'est libre qu'étant seul. Toute société a pour compagne inséparable la +contrainte et réclame des sacrifices qui coûtent d'autant plus cher que +la propre individualité est plus marquante. Par conséquent, chacun +fuira, supportera ou chérira la solitude en proportion exacte de la +valeur de son propre moi. Car c'est là que le mesquin sent toute sa +mesquinerie et le grand esprit toute sa grandeur; bref, chacun s'y pèse +à sa vraie valeur. En outre un homme est d'autant plus essentiellement +et nécessairement isolé, qu'il occupe un rang plus élevé dans le +nobiliaire de la nature. C'est alors une véritable jouissance pour un +tel homme, que l'isolement physique soit en rapport avec son isolement +intellectuel: si cela ne peut pas être, le fréquent entourage d'êtres +hétérogènes le trouble; il lui devient même funeste, car il lui dérobe +son moi et n'a rien à lui offrir en compensation. De plus, pendant que +la nature a mis la plus grande dissemblance, au moral comme à +l'intellectuel, entre les hommes, la société, n'en tenant aucun compte, +les fait tous égaux, ou plutôt, à cette inégalité naturelle, elle +substitue les distinctions et les degrés artificiels de la condition et +du rang qui vont souvent diamétralement à l'encontre de cette liste par +rang telle que l'a établie la nature. Ceux que la nature a placés bas se +trouvent très bien de cet arrangement social, mais le petit nombre de +ceux qu'elle a placés haut n'ont pas leur compte; aussi se dérobent-ils +d'ordinaire à la société: d'où il résulte que le vulgaire y domine dès +qu'elle devient nombreuse. Ce qui dégoûte de la société les grands +esprits, c'est l'égalité des droits et des prétentions qui en dérivent, +en regard de l'inégalité des facultés et des productions (sociales) des +autres. La soi-disant bonne société apprécie les mérites de toute +espèce, sauf les mérites intellectuels; ceux-ci y sont même de la +contrebande. Elle impose le devoir de témoigner une patience sans bornes +pour toute sottise, toute folie, toute absurdité, pour toute stupidité; +les mérites personnels, au contraire, sont tenus de mendier leur pardon +ou de se cacher, car la supériorité intellectuelle, sans aucun concours +de la volonté, blesse par sa seule existence. En outre, cette prétendue +bonne société n'a pas seulement l'inconvénient de nous mettre en contact +avec des gens que nous ne pouvons ni approuver ni aimer, mais encore +elle ne nous permet pas d'être nous-mêmes, d'être tel qu'il convient à +notre nature; elle nous oblige plutôt, afin de nous mettre au diapason +des autres, à nous ratatiner pour ainsi dire, voire même à nous +difformer. Des discours spirituels ou des saillies ne sont de mise que +dans une société spirituelle; dans la société ordinaire, ils sont tout +bonnement détestés, car pour plaire dans celle-ci il faut absolument +être plat et borné. Dans de pareilles réunions, on doit, avec une +pénible abnégation de soi-même, abandonner les trois quarts de sa +personnalité pour s'assimiler aux autres. Il est vrai qu'en retour on +gagne ces autres; mais plus on a de valeur propre, plus on verra qu'ici +le gain ne couvre pas la perte et que le marché aboutit à notre +détriment, car les gens sont d'ordinaire insolvables, c'est-à-dire +qu'ils n'ont rien dans leur commerce qui puisse nous indemniser de +l'ennui, des fatigues et des désagréments qu'ils procurent ni du +sacrifice de soi-même qu'ils imposent: d'où il résulte que presque toute +société est de telle qualité que celui qui la troque contre la solitude +fait un bon marché. À cela vient encore s'ajouter que la société, en vue +de suppléer à la supériorité véritable, c'est-à-dire à l'intellectuelle +qu'elle ne supporte pas et qui est rare, a adopté sans motifs une +supériorité fausse, conventionnelle, basée sur des lois arbitraires, se +propageant par tradition parmi les classes élevées et, en même temps, +variant comme un mot d'ordre; c'est celle que l'on appelle le _bon ton_, +«_fashionableness_». Toutefois, quand il arrive que cette espèce de +supériorité entre en collision avec la véritable, la faiblesse de la +première ne tarde pas à se montrer. En outre, «quand le bon ton arrive, +le bon sens se retire[25].» + +En thèse générale, on ne peut être à l'unisson parfait qu'avec soi-même; +on ne peut pas l'être avec son ami, on ne peut pas l'être avec la femme +aimée, car les différences de l'individualité et de l'humeur produisent +toujours une dissonnance, quelque faible qu'elle soit. Aussi la paix du +cœur véritable et profonde et la parfaite tranquillité de l'esprit, ces +biens suprêmes sur terre après la santé, ne se trouvent que dans la +solitude et, pour être permanents, que dans la retraite absolue. Quand +alors le moi est grand et riche, on goûte la condition la plus heureuse +qui soit à trouver en ce pauvre bas monde. Oui, disons-le ouvertement: +quelque étroitement que l'amitié, l'amour et le mariage unissent les +humains, on ne veut, entièrement et de bonne foi, de bien qu'à soi seul, +ou tout au plus encore à son enfant. Moins on aura besoin, par suite de +conditions objectives ou subjectives, de se mettre en contact avec les +hommes, mieux on s'en trouvera. La solitude, le désert permettent +d'embrasser d'un seul regard tous ses maux, sinon de les éprouver d'un +seul coup; la société, au contraire, est _insidieuse;_ elle cache des +maux immenses, souvent irréparables, derrière une apparence de +passe-temps, de causeries, d'amusements de société et autres semblables. +Une étude importante pour les hommes serait d'apprendre de bonne heure à +supporter la solitude, cette source de félicité et de tranquillité +intellectuelle. + +De tout ce que nous venons d'exposer il résulte que celui-là est le +mieux partagé qui n'a compté que sur lui-même et qui peut en tout être +tout à lui-même. Cicéron a dit: «_Nemo potest non beatissimus esse, qui +est totus aptus ex sese, quique in se uno ponit omnia_» (Parad. II) +(Celui qui ne relève que de lui-même et met en lui tous ses biens doit +nécessairement être le plus heureux des hommes). En outre, plus l'homme +a en soi, moins les autres peuvent lui être de quelque chose. C'est ce +certain sentiment, de pouvoir se suffire entièrement, qui empêche +l'homme de valeur et riche à l'intérieur d'apporter à la vie en commun +les grands sacrifices qu'elle exige et bien moins encore de la +rechercher au prix d'une notable abnégation de soi-même. C'est le +sentiment opposé qui rend les hommes ordinaires si sociables et si +accommodants; il leur est, en effet, plus facile de supporter les autres +qu'eux-mêmes. Notons encore ici que ce qui a une valeur réelle n'est pas +apprécié dans le monde, et que ce qui est apprécié n'a pas de valeur. +Nous en trouvons la preuve et le résultat dans la vie retirée de tout +homme de mérite et de distinction. Il s'ensuit que ce sera pour l'homme +éminent faire acte positif de sagesse que de restreindre, s'il le faut, +ses besoins, rien que pour pouvoir garder ou étendre sa liberté, et de +se contenter du moins possible pour sa personne, quand le contact avec +les hommes est inévitable. + +Ce qui d'autre part rend encore les hommes sociables, c'est qu'ils sont +incapables de supporter la solitude et de se supporter eux-mêmes quand +ils sont seuls. C'est leur vide intérieur et leur fatigue d'eux-mêmes +qui les poussent à chercher la société, à courir les pays étrangers et à +entreprendre des voyages. Leur esprit, manquant du ressort nécessaire +pour s'imprimer du mouvement propre, cherche à l'accroître par le vin, +et beaucoup d'entre eux finissent ainsi par devenir des ivrognes. C'est +dans ce même but qu'ils ont besoin de l'excitation continue venant du +dehors et notamment de celle produite par des êtres de leur espèce, car +c'est la plus énergique de toutes. A défaut de cette irritation +extérieure, leur esprit s'affaisse sous son propre poids et tombe dans +une léthargie écrasante[26]. On pourrait dire également que chacun d'eux +n'est qu'une petite fraction de l'idée de l'humanité, ayant besoin +d'être additionné de beaucoup de ses semblables pour constituer en +quelque sorte une conscience humaine entière; par contre, celui qui est +un homme complet, un homme _par excellence_, celui-là n'est pas une +fraction; il représente une unité entière et se suffit par conséquent à +lui-même. On peut, dans ce sens, comparer la société ordinaire à cet +orchestre russe composé exclusivement de cors et dans lequel chaque +instrument n'a qu'une note; ce n'est que par leur coïncidence exacte que +l'harmonie musicale se produit. En effet, l'esprit de la plupart des +gens est monotone comme ce cor qui n'émet lui aussi qu'un son: ils +semblent réellement n'avoir jamais qu'un seul et même sujet de pensée, +et être incapables d'en avoir un autre. Ceci explique donc à la fois +comment il se fait qu'ils soient si ennuyeux et si sociables, et +pourquoi ils vont le plus volontiers par troupeau: «_The gregariousness +of mankind._» C'est la monotonie de leur propre être qui est +insupportable à chacun d'entre eux: «_Omnis stultitia laborat fastidio +sui_» (Toute sottise est accablée par le dégoût d'elle-même). Ce n'est +que réunis et par leur réunion qu'ils sont quelque chose, tout comme ces +sonneurs de cor. L'homme intelligent au contraire est comparable à un +virtuose qui exécute son concert _à lui seul_, ou bien encore à un +piano. Pareil à ce dernier, qui est à lui tout seul un petit orchestre, +il est un petit monde, et ce que les autres ne sont que par une action +d'ensemble, lui l'offre dans l'unité d'une seule conscience. Ainsi que +le piano, il n'est pas une partie de la symphonie, il est fait pour le +solo et pour la solitude; quand il doit prendre part au concert avec les +autres, cela ne peut être que comme voix principale avec accompagnement, +encore comme le piano, ou pour donner le ton dans la musique vocale, +toujours comme le piano. Celui qui aime de temps en temps à aller dans +le monde, pourra tirer de la comparaison précédente cette règle que ce +qui manque en qualité aux gens avec lesquels il est en relation, doit +être suppléé jusqu'à un certain point par la quantité. Le commerce d'un +seul homme intelligent pourrait lui suffire; mais, s'il ne trouve que de +la marchandise de qualité ordinaire, il sera bon d'en avoir à foison, +pour que la variété et l'action combinées produisent quelque effet, par +analogie avec l'orchestre de cors russes, déjà mentionné: et que le Ciel +lui accorde la patience qu'il lui faudra! + +C'est encore à ce vide intérieur et à cette nullité des gens qu'il faut +attribuer ce fait que, lorsque des hommes d'une étoffe meilleure se +groupent en vue d'un but noble et idéal, le résultat sera presque +toujours le suivant: il se trouvera quelques membres de ce _plebs_ de +l'humanité qui, pareil à la vermine, pullule et envahit toute chose en +tout lieu, toujours prêt à s'emparer de tout indistinctement pour +soulager son ennui ou d'autres fois son indigence,--il s'en trouvera, +dis-je, qui s'insinueront dans l'assemblée ou s'y introduiront à force +d'importunité, et alors ou bien ils détruiront bientôt toute l'œuvre, ou +bien ils la modifieront au point que l'issue en sera à peu près l'opposé +du but primitif. + +On peut encore envisager la sociabilité chez les hommes comme un moyen +de se réchauffer réciproquement l'esprit, analogue à la manière dont ils +se chauffent mutuellement le corps quand, par les grands froids, ils +s'entassent et se pressent les uns contre les autres. Mais qui possède +en soi-même beaucoup de calorique intellectuel n'a pas besoin de pareils +entassements. On trouvera dans le 2e volume de ce recueil, au chapitre +final, un apologue imaginé par moi à ce sujet[27]. La conséquence de +tout cela c'est que la sociabilité de chacun est en raison inverse de sa +valeur intellectuelle; dire de quelqu'un: «Il est très insociable,» +signifie à peu de chose près: «C'est un homme doué de hautes facultés.» + +La solitude offre à l'homme intellectuellement haut placé un double +avantage: le premier, d'être avec soi-même, et le second de n'être pas +avec les autres. On appréciera hautement ce dernier si l'on réfléchit à +tout ce que le commerce du monde apporte avec soi de contrainte, de +peine et même de dangers. «_Tout notre mal vient de ne pouvoir être +seuls_,» a dit La Bruyère. La sociabilité appartient aux penchants +dangereux et pernicieux, car elle nous met en contact avec des êtres qui +en grande majorité sont moralement mauvais et intellectuellement bornés +ou détraqués. L'homme insociable est celui qui n'a pas besoin de tous +ces gens-là. Avoir suffisamment en soi pour pouvoir se passer de société +est déjà un grand bonheur, par là même que presque tous nos maux +dérivent du monde, et que la tranquillité d'esprit qui, après la santé, +forme l'élément le plus essentiel de notre bonheur, y est mise en péril +et ne peut exister sans de longs moments de solitude. Les philosophes +cyniques renoncèrent aux biens de toute espèce pour jouir du bonheur que +donne le calme intellectuel: renoncer à la société en vue d'arriver au +même résultat, c'est choisir le moyen le plus sage. Bernardin de +Saint-Pierre dit avec raison et d'une façon charmante: «_La diète des +aliments nous rend la santé du corps, et celle des hommes la +tranquillité de l'âme._» Aussi celui qui s'est fait de bonne heure à la +solitude et à qui elle est devenue chère a-t-il acquis une mine d'or. +Mais cela n'est pas donné à chacun. Car de même que c'est la misère qui, +d'abord, rapproche les hommes, de même plus tard, le besoin écarté, +c'est l'ennui qui les rassemble. Sans ces deux motifs, chacun resterait +probablement à l'écart, quand ce ne serait déjà que parce que dans la +solitude seule le milieu qui nous entoure correspond à cette importance +exclusive, à cette qualité de créature unique que chacun possède à ses +propres yeux, mais que le train tumultueux du monde réduit à rien, vu +que chaque pas lui donne un douloureux démenti. En ce sens, la solitude +est même l'état naturel de chacun; elle le replace, nouvel Adam, dans sa +condition primitive de bonheur, dans l'état approprié à sa nature. + +Oui! mais Adam n'avait ni père ni mère! C'est pourquoi, d'un autre côté, +la solitude n'est pas naturelle à l'homme, puisqu'à son arrivée au monde +il ne se trouve pas seul, mais au milieu de parents, de frères et de +sœurs, autrement dit au sein d'une vie en commun. + +Par conséquent, l'amour de la solitude ne peut pas exister comme +penchant primitif; il doit naître comme un résultat de l'expérience et +de la réflexion et se produire toujours en rapport avec le développement +de la force intellectuelle propre et en proportion des progrès de l'âge: +d'où il suit qu'en somme l'instinct social de chaque individu sera dans +le rapport inverse de son âge. Le petit enfant pousse des cris de +frayeur et se lamente dès qu'on le laisse seul, ne fût-ce qu'un moment. +Pour les jeunes garçons, devoir rester seuls est une sévère pénitence. +Les adolescents se réunissent volontiers entre eux; il n'y a que ceux +doués d'une nature plus noble et d'un esprit plus élevé qui recherchent +déjà parfois la solitude; néanmoins passer toute une journée seuls leur +est encore difficile. Pour l'homme fait, c'est chose facile; il peut +rester longtemps isolé, et d'autant plus longtemps qu'il avance +davantage dans la vie. Quant au vieillard, unique survivant de +générations disparues, mort d'une part aux jouissances de la vie, +d'autre part élevé au-dessus d'elles, la solitude est son véritable +élément. Mais, dans chaque individu considéré séparément, les progrès du +penchant à la retraite et à l'isolement seront toujours en raison +directe de sa valeur intellectuelle. Car, ainsi que nous l'avons déjà +dit, ce n'est pas là un penchant purement naturel, provoqué directement +par la nécessité; c'est plutôt seulement l'effet de l'expérience acquise +et méditée; on y arrive surtout après s'être bien convaincu de la +misérable condition morale et intellectuelle de la plupart des hommes, +et ce qu'il y a de pire dans cette condition c'est que les imperfections +morales de l'individu conspirent avec ses imperfections intellectuelles +et s'entr'aident mutuellement; il se produit alors les phénomènes les +plus repoussants qui rendent répugnant, et même insupportable, le +commerce de la grande majorité des hommes. Et voilà comment, bien qu'il +y ait tant de mauvaises choses en ce monde, la société en est encore la +pire: Voltaire lui-même, Français sociable, a été amené à dire: «_La +terre est couverte de gens qui ne méritent pas qu'on leur parle_.» Le +tendre Pétrarque, qui a si vivement et avec tant de constance aimé la +solitude, en donne le même motif: + + Cereato ho sempre solitaria vita + (Le rive il sanno, e le campagne, e i boschi), + Per fuggir quest'ingegni storli e loschi + Che la strada del ciel' hanno smarita. + +(J'ai toujours recherché une vie solitaire [les rivages, et les +campagnes, et les bois le savent], pour fuir ces esprits difformes et +myopes, qui ont perdu la route du ciel). + +Il donne les mêmes motifs dans son beau livre _De vita solitaria_, qui +semble avoir servi de modèle à Zimmermann pour son célèbre ouvrage +intitulé _De la solitude_. Chamfort, avec sa manière sarcastique, +exprime précisément cette origine secondaire et indirecte de +l'insociabilité, quand il dit: «_On dit quelquefois d'un homme qui vit +seul: Il n'aime pas la société. C'est souvent comme si l'on disait d'un +homme qu'il n'aime pas la promenade, sous le prétexte qu'il ne se +promène pas volontiers le soir dans ta forêt de Bondy_.» Saadi, dans le +_Gulistan_, s'exprime dans le même sens: «_Depuis ce moment, prenant +congé du monde, nous avons suivi le chemin de l'isolement; car la +sécurité est dans la solitude_.» Angélus Silesius, âme douce et +chrétienne, dit la même chose dans son langage à part et tout mystique: + + Hérode est un ennemi, Joseph est la raison + À qui Dieu révèle en songe (en esprit) le danger: + Le monde est Bethléem, l'Égypte la _solitude_: + Fuis, mon finie! fuis, ou tu meurs de douleur. + +Voici également comment s'exprime Jordan Bruno: «_Tanli nomini, che in +terra hanno voluto gustare vita celeste, dissero con una voce: ecce +elongavi fugiens et mansi in solitudine_.» (Tous ceux qui ont voulu +goûter sur terre la vie céleste, ont dit d'une voix: «Voici que je me +suis éloigné en courant et je suis resté dans la solitude»). Saadi, le +Persan, en parlant de lui-même, dit encore dans le _Gulistan_: «_Fatigué +de mes amis à Damas, je me retirai dans le désert auprès de Jérusalem, +pour rechercher la société des animaux_.» Bref, tous ceux que Prométhée +avait façonnés de la meilleure argile ont parlé dans le même sens. +Quelles jouissances peuvent en effet trouver ces êtres privilégiés dans +le commerce de créatures avec lesquelles ils ne peuvent avoir de +relations pour établir une vie en commun que par l'intermédiaire de la +plus basse et la plus vile part de leur propre nature, c'est-à-dire par +tout ce qu'il y a dans celle-ci de banal, de trivial et de vulgaire? Ces +êtres ordinaires ne peuvent s'élever à la hauteur des premiers, n'ont +d'autre ressource comme ils n'auront d'autre tâche que de les abaisser à +leur propre niveau. À ce point de vue, c'est un sentiment aristocratique +qui nourrit le penchant à l'isolement et à la solitude. Tous les gueux +sont d'un sociable à faire pitié: en revanche, à cela seul on voit qu'un +homme est de plus noble qualité, quand il ne trouve aucun agrément aux +autres, quand il préfère de plus en plus la solitude à leur société et +qu'il acquiert insensiblement, avec l'âge, la conviction que sauf de +rares exceptions il n'y a de choix dans le monde qu'entre la solitude et +la vulgarité. Cette maxime, quelque dure qu'elle semble, a été exprimée +par Angélus Silesius lui-même, malgré toute sa charité et sa tendresse +chrétiennes: + + La solitude est pénible: cependant ne sois pas vulgaire, Et tu + pourras partout être dans un désert. + +Pour ce qui concerne notamment les esprits éminents, il est bien naturel +que ces véritables éducateurs de tout le genre humain éprouvent aussi +peu d'inclination à se mettre en communication fréquente avec les +autres, qu'en peut ressentir le pédagogue à se mêler aux jeux bruyants +de la troupe d'enfants qui l'entourent. Car, nés pour guider les autres +hommes vers la vérité sur l'océan de leurs erreurs, pour les retirer de +l'abîme de leur grossièreté et de leur vulgarité, pour les élever vers +la lumière de la civilisation et du perfectionnement, ils doivent, il +est vrai, vivre parmi ceux-là, mais sans leur appartenir réellement; ils +se sentent, par conséquent, dès leur jeunesse, des créatures +sensiblement différentes; mais la conviction bien distincte à cet égard +ne leur arrive qu'insensiblement, à mesure qu'ils avancent en âge; alors +ils ont soin d'ajouter la distance physique à la distance intellectuelle +qui les sépare du reste des hommes, et ils veillent à ce que personne, à +moins d'être soi-même plus ou moins un affranchi de la vulgarité +générale, ne les approche de trop près. + +Il ressort de tout cela que l'amour de la solitude n'apparaît pas +directement et à l'état d'instinct primitif, mais qu'il se développe +indirectement, particulièrement dans les esprits distingués, et +progressivement, non sans avoir à surmonter l'instinct naturel de la +sociabilité, et même à combattre, à l'occasion, quelque suggestion +méphistophélique: + + Hor' auf, mit deinem Gram zu spielen, + Der, wie ein Geier, dir am Leben frisst: + Die schllechteste Gesellachaft lässt dich fühlen + Dass du ein Mensch mit Menschen bist. + +(Cesse du jouer avec ton chagrin, qui, pareil à un vautour, te ronge +l'existence: la pire compagnie te fait sentir que tu es un homme avec +des hommes.) + +La solitude est le lot de tous les esprits supérieurs; il leur arrivera +parfois de s'en attrister, mais ils la choisiront toujours comme le +moindre de deux maux. Avec les progrès de l'âge néanmoins, le _sapere +aude_ devient à cet égard de plus en plus facile et naturel; vers la +soixantaine, le penchant à la solitude arrive à être tout à fait +naturel, presque instinctif. En effet, tout se réunit alors pour le +favoriser. Les ressorts qui poussent le plus énergiquement à la +sociabilité, savoir l'amour des femmes et l'instinct sexuel, n'agissent +plus à ce moment; la disparition du sexe fait même naitre chez le +vieillard une certaine capacité de se suffire à soi-même, qui peu à peu +absorbe totalement l'instinct social. On est revenu de mille déceptions +et de mille folies; la vie d'action a cessé d'ordinaire; on n'a plus +rien à attendre, plus de plans ni de projets à former; la génération à +laquelle on appartient réellement n'existe plus; entouré d'une race +étrangère, on se trouve déjà objectivement et essentiellement isolé. +Avec cela, le vol du temps s'est accéléré, et l'on voudrait l'employer +encore intellectuellement. Car à ce moment, pourvu que la tête ait +conservé ses forces, les études de toute sorte sont rendues plus faciles +et plus intéressantes que jamais par la grande somme de connaissances et +d'expérience acquise, par la méditation progressivement plus approfondie +de toute pensée, ainsi que par la grande aptitude pour l'exercice de +toutes les facultés intellectuelles. On voit clair dans maintes choses +qui autrefois étaient comme plongées dans un brouillard; on obtient des +résultats, et l'on sent entièrement sa supériorité. À la suite d'une +longue expérience, on a cessé d'attendre grand-chose des hommes, +puisque, à tout prendre, ils ne gagnent pas à être connus de plus près; +on sait plutôt que, sauf quelques rares bonnes chances, on ne +rencontrera de la nature humaine que des exemplaires très défectueux et +auxquels il vaut mieux ne pas toucher. On n'est plus exposé aux +illusions ordinaires, on voit bien vite ce que chaque homme vaut, et +l'on n'éprouvera que rarement le désir d'entrer en rapport plus intime +avec lui. Enfin, lorsque surtout on reconnaît dans la solitude une amie +de jeunesse, l'habitude de l'isolement et du commerce avec soi-même +s'est implantée, et c'est alors une seconde nature. Aussi l'amour de la +solitude, cette qualité qu'il fallait jusque-là conquérir par une lutte +contre l'instinct de sociabilité, est désormais naturel et simple; on +est à son aise dans la solitude comme le poisson dans l'eau. Aussi tout +homme supérieur, ayant une individualité qui ne ressemble pas aux +autres, et qui par conséquent occupe une place unique, se sentira +soulagé dans sa vieillesse par cette position entièrement isolée, +quoiqu'il ait pu s'en trouver accablé pendant sa jeunesse. + +Certainement, chacun ne possédera sa part de ce privilège réel de l'âge +que dans la mesure de ses forces intellectuelles; c'est donc l'esprit +éminent qui l'acquerra avant tous les autres, mais, à un degré moindre, +chacun y arrivera. Il n'y a que les natures les plus pauvres et les plus +vulgaires qui seront, dans la vieillesse, aussi sociables qu'autrefois: +elles sont alors à charge à cette société, avec laquelle elles ne +cadrent plus; et tout au plus arriveront-elles à être tolérées, au lieu +d'être recherchées comme jadis. + +On peut encore trouver un côté téléologique à ce rapport inverse dont +nous venons de parler, entre le nombre des années et le degré de +sociabilité. Plus l'homme est jeune, plus il a encore à apprendre dans +toutes les directions; or la nature ne lui a réservé que l'enseignement +mutuel que chacun reçoit dans le commerce de ses semblables et qui fait +qu'on pourrait appeler la société humaine une grande maison d'éducation +bell-lancastrienne, vu que les livres et les écoles sont des +institutions artificielles, bien éloignées du plan de la nature. Il est +donc très utile pour l'homme de fréquenter l'institution naturelle +d'éducation d'autant plus assidûment qu'il est plus jeune. + +« _Nihil est ab omni parte beatum_,» dit Horace, et «_Point de lotus +sans tige_,» dit un proverbe indien; de même, la solitude, à côté de +tant d'avantages, a aussi ses légers inconvénients et ses petites +incommodités, mais qui sont minimes en regard de ceux de la société, à +tel point que l'homme qui a une valeur propre trouvera toujours plus +facile de se passer des autres que d'entretenir des relations avec eux. +Parmi ces inconvénients, il en est un dont on ne se rend pas aussi +facilement compte que des autres; c'est le suivant: de même qu'à force +de garder constamment la chambre notre corps devient tellement sensible +à toute impression extérieure que le moindre petit air frais l'affecte +maladivement, de même notre humeur devient tellement sensible par la +solitude et l'isolement prolongés, que nous nous sentons inquiété, +affligé ou blessé par les événements les plus insignifiants, par un mot, +par une simple mine même, tandis que celui qui est constamment dans le +tumulte ne fait pas seulement attention à ces bagatelles. + +Il peut se trouver tel homme qui, notamment dans sa jeunesse, et quelque +souvent que sa juste aversion de ses semblables l'ait fait déjà fuir +dans la solitude, ne saurait à la longue en supporter le vide; je lui +conseille de s'habituer à emporter avec soi, dans la société, une partie +de sa solitude; qu'il apprenne à être seul jusqu'à un certain point même +dans le monde, par conséquent à ne pas communiquer de suite aux autres +ce qu'il pense; d'autre part, à ne pas attacher trop de valeur à ce +qu'ils disent, mais plutôt à ne pas en attendre grand'chose au moral +comme à l'intellectuel, et par suite à fortifier en soi cette +indifférence à l'égard de leurs opinions qui est le plus sûr moyen de +pratiquer constamment une louable tolérance. De cette façon, bien que +parmi eux il ne soit pas entièrement dans leur société, il aura +vis-à-vis d'eux une attitude plus purement objective, ce qui le +protégera contre un contact trop intime avec le monde, et par là contre +toute souillure, à plus forte raison contre toute lésion. Il existe une +description dramatique remarquable d'une pareille société entourée de +barrières ou de retranchements, dans la comédie _El cafe, o sea la +Comedi nueva_ de Moratin; on la trouve dans le caractère de don Pedro, +surtout aux scènes 2 et 3 du Ier acte. + +Dans cet ordre d'idées, nous pouvons aussi comparer la société à un feu +auquel le sage se chauffe, mais sans y porter la main, comme le fou qui, +après s'être brûlé, fuit dans la froide solitude et gémit de ce que le +feu brûle. + +10° L'_envie_ est naturelle à l'homme, et cependant elle est un vice et +un malheur tout à la fois[28]. Nous devons donc la considérer comme une +ennemie de notre bonheur et chercher à l'étouffer comme un méchant +démon. Sénèque nous le commande par ces belles paroles: «_Nostra nos +sine comparatione delectent: nunquam erit felix quem torquebit +felicior_» (_De ira_, III, 30) (Jouissons de ce que nous avons sans +faire de comparaison; il n'y aura jamais de bonheur pour celui que +tourmente un bonheur plus grand). Et ailleurs: «_Quum adspexeris quot te +antecedant, cogita quot sequantur_» (Ep. 15) (Au lieu de regarder +combien de personnes il y a au-dessus de vous, songez combien il y en a +au-dessous); il nous faut donc considérer plus souvent ceux dont la +condition est pire que ceux dont elle semble meilleure que la nôtre. +Quand des malheurs réels nous frappent, la consolation la plus efficace, +quoique dérivée de la même source que l'envie, sera la vue de +souffrances plus grandes que les nôtres, et à côté de cela la +fréquentation des personnes qui se trouvent dans notre cas, de nos +compagnons de malheur. + +Voilà pour le côté actif de l'envie. Pour le côté passif, il y a à +observer que nulle haine n'est aussi implacable que l'envie; aussi, au +lieu d'être sans cesse occupé avec ardeur à exciter celle-ci, +ferions-nous mieux de nous refuser cette jouissance, comme bien d'autres +plaisirs, vu ses funestes conséquences. + +Il existe _trois aristocraties_: 1° celle de la naissance et du rang, 2° +celle de l'argent, 3° celle de l'esprit. Cette dernière est en réalité +la plus distinguée et se fait aussi reconnaître pour telle, pourvu qu'on +lui en laisse le temps: Frédéric le Grand n'a-t-il pas dit lui-même: +«_Les âmes privilégiées rangent à l'égal des souverains_?» Il adressait +ces paroles à son maréchal de la cour, qui se trouvait choqué de ce que +Voltaire était appelé à prendre place à une table réservée uniquement +aux souverains et aux princes du sang, pendant que ministres et généraux +dînaient à celle du maréchal. Chacune de ces aristocraties est entourée +d'une _armée spéciale d'envieux_, secrètement aigris contre chacun de +ses membres, et occupés, lorsqu'ils croient n'avoir pas à le redouter, à +lui faire entendre de mille manières: «Tu n'es rien de plus que nous.» +Mais ces efforts trahissent précisément leur conviction du contraire. La +conduite à tenir par les _enviés_, consiste à conserver à distance tous +ceux qui composent ces bandes et à éviter tout contact avec eux, de +façon à en rester séparés par un large abîme; quand la chose n'est pas +faisable, ils doivent supporter avec un calme extrême les efforts de +l'envie, dont la source se trouvera ainsi tarie. C'est ce que nous +voyons aussi appliquer constamment. En revanche, les membres de l'une +des aristocraties s'entendront d'ordinaire fort bien et sans éprouver +d'envie avec les personnes faisant partie de chacune des deux autres, et +cela parce que chacun met dans la balance son mérite comme équivalent de +celui des autres. + +11° Il faut mûrement et à plusieurs reprises méditer un projet avant de +le mettre en œuvre, et même, après l'avoir pesé scrupuleusement, faut-il +encore faire la part de l'insuffisance de toute science humaine; vu les +bornes de nos connaissances, il peut toujours y avoir encore des +circonstances qu'il a été impossible de scruter ou de prévoir et qui +pourraient venir fausser le résultat de toute notre spéculation. Cette +réflexion mettra toujours un poids dans le plateau négatif de la balance +et nous portera, dans les affaires importantes, à ne rien mouvoir sans +nécessité: «_Quieta non movere_.» Mais, une fois la décision prise et la +main mise à l'œuvre, quand tout peut suivre son cours et que nous +n'avons plus qu'à attendre l'issue, il ne faut plus se tourmenter par +des réflexions réitérées sur ce qui est fait et par des inquiétudes +toujours renaissantes sur le danger possible: il faut au contraire se +décharger entièrement l'esprit de cette affaire, clore tout ce +compartiment de la pensée et se tranquilliser par la conviction d'avoir +tout pesé mûrement en son temps. C'est ce que conseille aussi de faire +ce proverbe italien: «_Legala pene, e poi lascia la andare_» (Sangle +ferme, puis laisse courir). Si, malgré tout, l'issue tourne à mal, c'est +que toutes choses humaines sont soumises à la chance et à l'erreur. +Socrate, le plus sage des hommes, avait besoin d'un _démon_ tutélaire +pour voir le vrai, ou au moins éviter les faux pas dans ses propres +affaires personnelles; cela ne prouve-t-il pas que la raison humaine n'y +suffit point? Aussi cette sentence, attribuée à un pape, que nous sommes +nous-mêmes, en partie au moins, coupables des malheurs qui nous +frappent, n'est pas vraie sans réserve et toujours, quoiqu'elle le soit +dans la plupart des cas. C'est ce sentiment qui semble faire que les +hommes cachent autant que possible leur malheur et qu'ils cherchent, +aussi bien qu'ils y peuvent réussir, à se composer une mine satisfaite. +Ils craignent qu'on ne conclue du malheur à la culpabilité. + +12° En présence d'un événement malheureux, déjà accompli, auquel par +conséquent on ne peut rien changer, il ne faut pas s'abandonner même à +la pensée qu'il pourrait en être autrement, et encore moins réfléchir à +ce qui aurait pu le détourner; car c'est là ce qui porte la gradation de +la douleur jusqu'au point où elle devient insupportable et fait de +l'homme un «εαυτονιμορουμενος»? Faisons plutôt comme le roi David, qui +assiégeait sans relâche Jéhovah de ses prières et de ses supplications +pendant la maladie de son fils et qui, dès que celui-ci fut mort, fit +une pirouette en claquant des doigts et n'y pensa plus du tout. Celui +qui n'est pas assez léger d'esprit pour se conduire de même, doit se +réfugier sur le terrain du fatalisme et se pénétrer de cette haute +vérité que tout ce qui arrive, arrive négligemment, donc inévitablement. + +Toutefois cette règle n'a de valeur que dans un sens. Elle est valable +pour nous soulager et nous calmer immédiatement dans un cas de malheur; +mais lorsque, ainsi qu'il arrive le plus souvent, la faute en est, au +moins en partie, à notre propre négligence ou à notre propre témérité, +alors la méditation répétée et douloureuse des moyens qui auraient pu +prévenir le funeste événement est une mortification salutaire, propre à +nous servir de leçon et d'amendement pour l'avenir. Surtout ne faut-il +pas chercher à excuser, à colorer, ou à amoindrir à ses propres yeux les +fautes dont on est évidemment coupable; il faut se les avouer et se les +représenter dans toute leur étendue, afin de pouvoir prendre la ferme +décision de les éviter à l'avenir. Il est vrai qu'on se procure ainsi le +très douloureux sentiment du mécontentement de soi-même, mais «ο μη +δαρει ςανθρωπος ου παιδευεναι» (l'homme non puni ne s'instruit pas). + +13° En tout ce qui concerne notre bonheur ou notre malheur, _il faut +tenir la bride à notre fantaisie_: ainsi, avant tout, ne pas bâtir des +châteaux en l'air; ils nous coûtent trop cher, car il nous faut, +immédiatement après, les démolir, avec force soupirs. Mais nous devons +nous garder bien plus encore de nous donner des angoisses de cœur en +nous représentant vivement des malheurs qui ne sont que possibles. Car, +si ceux-ci étaient complètement imaginaires ou du moins pris dans une +éventualité très éloignée, nous saurions immédiatement, à notre réveil +d'un pareil songe, que tout cela n'était qu'illusion; par conséquent, +nous nous sentirions d'autant plus réjouis par la réalité qui se trouve +être meilleure, et nous en retirerions peut-être un avertissement contre +des accidents fort éloignés, quoique possibles. Seulement notre +fantaisie ne joue pas facilement avec de pareilles images; elle ne bâtit +guère, par pur amusement, que des perspectives riantes. L'étoffe de ses +rêves sombres, ce sont des malheurs qui, bien qu'éloignés, nous menacent +effectivement dans une certaine mesure; voilà les objets qu'elle +grossit, dont elle rapproche la possibilité en deçà de la vérité, et +qu'elle peint des couleurs les plus effrayantes. Au réveil, nous ne +pouvons pas secouer un semblable rêve comme nous le faisons d'un songe +agréable, car ce dernier est démenti sans délai par la réalité, et ne +laisse tout au plus après soi qu'un faible espoir de réalisation. En +revanche, quand nous nous abandonnons à des idées noires (_blue +devils_), nous rapprochons des images qui ne s'éloignent plus aussi +facilement: car la possibilité de l'événement, d'une manière générale, +est avérée, et nous ne sommes pas toujours en état d'en mesurer +exactement le degré; elle se transforme alors bien vite en probabilité, +et nous voilà ainsi en proie à l'anxiété. C'est pourquoi nous ne devons +considérer ce qui intéresse notre bonheur ou notre malheur qu'avec les +yeux de la raison et du jugement; il faut d'abord réfléchir sèchement et +froidement, puis après n'opérer purement qu'avec des notions et _in +abstracto_. L'imagination doit rester hors de jeu, car elle ne sait pas +juger; elle ne peut que présenter aux yeux des images qui émeuvent l'âme +gratuitement et souvent très douloureusement. C'est le soir que cette +règle devrait être le plus strictement observée. Car, si l'obscurité +nous rend peureux et nous fait voir partout des figures effrayantes, +l'indécision des idées, qui lui est analogue, produit le même résultat; +en effet, l'incertitude engendre le manque de sécurité: par là, les +objets de notre méditation, quand ils concernent nos propres intérêts, +prennent facilement, le soir, une apparence menaçante et deviennent des +épouvantails; à ce moment, la fatigue a revêtu l'esprit et le jugement +d'une obscurité subjective, l'intellect est affaissé et «θορυβουμενος» +(troublé) et ne peut rien examiner à fond. Ceci arrive le plus souvent +la nuit, au lit; l'esprit étant entièrement détendu, le jugement n'a +plus sa pleine puissance d'action, mais l'imagination est encore active. +La nuit prête alors à tout être et à toute chose sa teinte noire. Aussi +nos pensées, au moment de nous endormir ou au moment où nous nous +réveillons pendant la nuit, nous font-elles voir les objets aussi +défigurés et aussi dénaturés qu'en rêve; nous les verrons d'autant plus +noirs et plus terrifiants qu'ils touchent de plus près à des +circonstances personnelles. Le matin, ces épouvantails disparaissent, +tout comme les songes: c'est ce que signifie ce proverbe espagnol: +«_Noche tinta, blanco el dia_» (La nuit est colorée, blanc est le jour). +Mais dès le soir, sitôt la bougie allumée, la raison, la raison aussi +bien que l'œil, voit moins clair que pendant le jour; aussi ce moment +n'est-il pas favorable aux méditations sur des sujets sérieux et +principalement sur des sujets désagréables. C'est le matin qui est +l'heure favorable pour cela, comme, en général, pour tout travail, sans +exception, travail d'esprit ou travail physique. Car le matin, c'est la +jeunesse du jour: tout y est gai, frais et facile; nous nous sentons +vigoureux et nous disposons de toutes nos facultés. Il ne faut pas +l'abréger en se levant lard, ni le gaspiller en occupations ou en +conversations vulgaires; au contraire, il faut le considérer comme la +quintessence de la vie et, pour ainsi dire, comme quelque chose de +sacré. En revanche, le soir est la vieillesse du jour: nous sommes +abattus, bavards et étourdis. Chaque journée est une _petite vie_, +chaque réveil et chaque lever une petite naissance, chaque frais matin +une petite jeunesse, et chaque coucher avec sa nuit de sommeil une +petite mort. + +Mais, d'une manière générale, l'état de la santé, le sommeil, la +nourriture, la température, l'état du temps, les milieux, et bien +d'autres conditions extérieures influent considérablement sur notre +disposition, et celle-ci à son tour sur nos pensées. De là vient que +notre manière d'envisager les choses, de même que notre aptitude à +produire quelque œuvre, est à tel point subordonnée au temps et même au +lieu. Gœthe dit: + + Nehmt die gute Stimmung wahr, + Denn sie kommt so selten. + +(Saisissez la bonne disposition, car elle arrive si rarement.) + +Ce n'est pas seulement pour des conceptions objectives et pour des +pensées originales qu'il nous faut attendre _si_ et _quand_ il leur +plaît de Venir, mais même la méditation approfondie d'une affaire +personnelle ne réussit jamais à une heure fixée d'avance et au moment où +nous voulons nous y livrer; elle aussi choisit elle-même son temps, et +ce n'est qu'alors que le fil convenable d'idées se développe +spontanément, et que nous pouvons le suivre avec une entière efficacité. + +Pour mieux refréner la fantaisie, ainsi que nous le recommandons, il ne +faut pas lui permettre d'évoquer et de colorer vivement des torts, des +dommages, des pertes, des offenses, des humiliations, des vexations, +etc., subis dans le passé, car par là nous agitons de nouveau +l'indignation, la colère, et tant d'autres odieuses passions, dès +longtemps assoupies, qui reviennent salir notre âme. Suivant une belle +comparaison du néo-platonicien Proclus, ainsi qu'on rencontre dans +chaque ville, à côté des nobles et des gens distingués, la populace de +toute sorte (οχλος), ainsi dans tout homme, même le plus noble et le +plus élevé, se trouve l'élément bas et vulgaire de la nature humaine, on +pourrait dire, par moments, de la nature bestiale. Cette populace ne +doit pas être excitée au tumulte; il ne faut pas lui permettre non plus +de se montrer aux fenêtres, car la vue en est fort laide. Or ces +productions de la fantaisie, dont nous parlions tout à l'heure, ce sont +les démagogues parmi cette populace. Ajoutons que la moindre +contrariété, qu'elle provienne des hommes ou des choses, si nous nous +occupons constamment à la ruminer et à nous la dépeindre sous des +couleurs voyantes et à une échelle grossie, peut grandir jusqu'à devenir +un monstre qui nous mette hors de nous. Il faut au contraire prendre +très prosaïquement et très froidement tout ce qui est désagréable, afin +de s'en tourmenter le moins possible. + +De même que de petits objets, tenus tout près devant l'œil, diminuent le +champ de la vision et cachent le monde, de même les hommes et les choses +de notre entourage le plus prochain, quand ils seraient les plus +insignifiants et les plus indifférents, occuperont souvent notre +attention et nos pensées au delà de toute convenance, et écarteront des +pensées et des affaires importantes. Il faut réagir contre cette +tendance. + +14° À la vue de biens que nous ne possédons pas, nous nous disons très +volontiers: «Ah! si cela m'appartenait!» et c'est cette pensée qui nous +rend la privation sensible. Au lieu de cela, nous devrions souvent nous +demander: «Comment serait-ce _si cela ne m'appartenait pas_?» J'entends +par là que nous devrions parfois nous efforcer de nous représenter les +biens que nous possédons comme ils nous apparaîtraient après les avoir +perdus; et je parle ici des biens de toute espèce: richesse, santé, +amis, maitresse, épouse, enfant, cheval et chien; car ce n'est le plus +souvent que la perte des choses qui nous en enseigne la valeur. Au +contraire, la méthode que nous recommandons ici aura pour premier +résultat de faire que leur possession nous rendra immédiatement plus +heureux qu'auparavant, et en second lieu elle fera que nous nous +précautionnerons par tous les moyens contre leur perte: ainsi nous ne +risquerons pas notre avoir, nous n'irriterons pas nos amis, nous +n'exposerons pas à la tentation la fidélité de notre femme, nous +soignerons la santé de nos enfants, et ainsi de suite. Nous cherchons +souvent à égayer la teinte morne du présent par des spéculations sur des +possibilités de chances favorables, et nous imaginons toute sorte +d'espérances chimériques dont chacune est grosse de déceptions; aussi +celles-ci ne manquent pas d'arriver dès que celles-là sont venues se +briser contre la dure réalité. Il vaudrait mieux choisir les mauvaises +chances pour thèmes de nos spéculations; cela nous porterait à prendre +des dispositions à l'effet de les écarter et nous procurerait parfois +d'agréables surprises quand ces chances ne se réaliseraient pas. +N'est-on pas bien plus gai au sortir de quelque transe? Il est même +salutaire de nous représenter à l'esprit certains grands malheurs qui +peuvent éventuellement venir nous frapper; cela nous aide à supporter +plus facilement des maux moins graves lorsqu'ils viennent effectivement +nous accabler, car nous nous consolons alors par un retour de pensée sur +ces malheurs considérables qui ne se sont pas réalisés. Mais il faut +avoir soin, tout en pratiquant cette règle, de ne pas négliger la +précédente. + +15° Les événements et les affaires qui nous concernent se produisent et +se succèdent isolément, sans ordre et sans rapport mutuel, en contraste +frappant les uns avec les autres et sans autre lien que de se rapporter +à nous; il en résulte que les pensées et les soins nécessaires devront +être tout aussi nettement séparés, afin de correspondre aux intérêts qui +les ont provoqués. En conséquence, quand nous entreprenons une chose, il +faut en finir avec elle, en faisant abstraction de toute autre affaire, +afin d'accomplir, de goûter ou de subir chaque chose en son temps, sans +souci de tout le reste; nous devons avoir, pour ainsi dire, des +compartiments pour nos pensées, et n'en ouvrir qu'un seul pendant que +tous les autres restent fermés. Nous y trouvons cet avantage de ne pas +gâter tout petit plaisir actuel et de ne pas perdre tout repos par la +préoccupation de quelque lourd souci; nous y gagnons encore cela qu'une +pensée n'en chasse pas une autre, que le soin d'une affaire importante +n'en fait pas négliger beaucoup de petites, etc. Mais surtout l'homme +capable de pensées nobles et élevées ne doit pas laisser son esprit +s'absorber par des affaires personnelles et se préoccuper de soins bas +au point de fermer l'accès à ses hautes méditations, car ce serait +vraiment «_propter vitam, vivendi perdere causas_» (pour vivre, perdre +les causes de la vie). Il est indubitable que pour faire exécuter à +notre esprit toutes ces manœuvres et contre-manœuvres, il nous faut, +comme en bien d'autres circonstances, exercer une contrainte sur +nous-mêmes; toutefois nous devrions en puiser la force dans cette +réflexion que l'homme subit du monde extérieur de nombreuses et +puissantes contraintes auxquelles nulle existence ne peut se soustraire, +mais qu'un petit effort exercé sur soi-même et appliqué au bon endroit +peut obvier souvent à une grande pression extérieure; de même, une +petite découpure dans le cercle, voisine du centre, correspond à une +ouverture parfois centuple à la périphérie. Rien ne nous soustrait mieux +à la contrainte du dehors que la contrainte de nous-mêmes: voilà la +signification de cette sentence de Sénèque: «_Si tibi vis omnia +subjicere, te subjice rationi_» (Ep. 37) (Si vous voulez que toutes +choses vous soient soumises, soumettez-vous d'abord à la raison). En +outre, cette contrainte sur nous-mêmes, nous l'avons toujours en notre +puissance, et dans un cas extrême, ou bien lorsqu'elle porte sur notre +point le plus sensible, nous avons la faculté de la relâcher un peu, +tandis que la pression extérieure est pour nous sans égards, sans +ménagement et sans pitié. C'est pourquoi il est sage de prévenir +celle-ci par l'autre. + +16° Borner ses désirs, refréner ses convoitises, maîtriser sa colère, se +rappelant sans cesse que chaque individu ne peut jamais atteindre qu'une +partie infiniment petite de ce qui est désirable et qu'en revanche des +maux sans nombre doivent frapper chacun; en un mot, «απεχειν χαι +ανεχειν» (abstinere et sustinere, s'abstenir et se soutenir), voilà la +règle sans l'observation de laquelle ni richesse ni pouvoir ne pourront +nous empêcher de sentir notre misérable condition. Horace dit à ce +sujet: + + Inter cuncta leges, et percontabere doctos + Qua ratione queas traducere leniter ævum; + Ne te semper inops agitet vexetque cupido, + Ne pavor et verum mediocriter utilium spes. + +(Cependant, lis et cause avec les doctes; cherche ainsi à mener +doucement ta vie; sans quoi, le désir t'agite et te blesse en te +laissant toujours pauvre, sans crainte et sans l'espérance des choses +médiocrement utiles.)--(Traduction L. de Lisle, Ep. I, 18, vers 96-99.) + +17° «Ο βιος εν τη χινησει εστι» (La vie est dans le mouvement), a dit +Arislole avec raison: de même que notre vie physique consiste uniquement +dans et par un mouvement incessant, de même notre vie intérieure, +intellectuelle demande une occupation constante, une occupation avec +n'importe quoi, par l'action ou par la pensée; c'est ce que prouve déjà +cette manie des gens désœuvrés, et qui ne pensent à rien, de se mettre +immédiatement à tambouriner avec leurs doigts ou avec le premier objet +venu. C'est que l'agitation est l'essence de notre existence; une +inaction complète devient bien vite insupportable, car elle engendre le +plus horrible ennui. C'est en réglant cet instinct qu'on peut le +satisfaire méthodiquement et avec plus de fruit. L'activité est +indispensable au bonheur; il faut que l'homme agisse, fasse quelque +chose si cela lui est possible ou apprenne au moins quelque chose; ses +forces demandent leur emploi, et lui-même ne demande qu'à leur voir +produire un résultat quelconque. Sous ce rapport, sa plus grande +satisfaction consiste à faire, à confectionner quelque chose, panier ou +livre; mais ce qui donne du bonheur immédiat, c'est de voir jour par +jour croître son œuvre sous ses mains et de la voir arriver à sa +perfection. Une œuvre d'art, un écrit ou même un simple ouvrage manuel +produisent tout cet effet; bien entendu que plus la nature du travail +est noble, plus la jouissance est élevée. Les plus heureux à cet égard +sont les hommes hautement doués qui se sentent capables de produire les +œuvres les plus importantes, les plus vastes et les plus fortement +raisonnées. Cela répand sur toute leur existence un intérêt d'ordre +supérieur et lui communique un assaisonnement qui fait défaut aux +autres; aussi la vie de ceux-ci est-elle insipide auprès de la leur. En +effet, pour les hommes éminents, la vie et le monde, à côté de l'intérêt +commun, matériel, en ont encore un autre plus élevé, un intérêt formel, +en ce qu'ils contiennent l'étoile de leurs œuvres, et c'est à rassembler +ces matériaux qu'ils s'occupent activement pendant le cours de leur +existence, dès que leur part des misères terrestres leur donne un moment +de répit. Leur intellect est aussi, jusqu'à un certain point, double: +une partie est pour les affaires ordinaires (objets de la volonté) et +ressemble à celui de tout le monde; l'autre est pour la conception +purement objective des choses. Ils vivent ainsi d'une vie double, +spectateurs et acteurs à la fois, pendant que le reste n'est qu'acteurs. +Cependant il faut que tout homme s'occupe à quelque chose, dans la +mesure de ses facultés. On peut constater l'influence pernicieuse de +l'absence d'activité régulière, d'un travail quel qu'il soit, pendant +les voyages d'agrément de longue durée, où de temps en temps on se sent +assez malheureux, par la seule raison que, privé de toute occupation +réelle, on se trouve pour ainsi dire arraché à son élément naturel. +Prendre de la peine et lutter contre les résistances est un besoin pour +l'homme, comme de creuser pour la taupe. L'immobilité qu'amènerait la +satisfaction complète d'une jouissance permanente lui serait +insupportable. Vaincre des obstacles est la plénitude de la jouissance +dans l'existence humaine, que ces obstacles soient d'une nature +matérielle comme dans l'action et l'exercice, ou d'une nature +spirituelle comme dans l'étude et les recherches: c'est la lutte et la +victoire qui rendent l'homme heureux. Si l'occasion lui en manque, il se +la crée comme il peut: selon que son individualité le comporte, il +chassera ou jouera au bilboquet, ou, poussé par le penchant inconscient +de sa nature, il suscitera des querelles, ourdira des intrigues, +machinera des tromperies ou n'importe quelle autre vilenie, rien que +pour mettre un terme à l'état d'immobilité qu'il ne peut supporter. +«_Difficilis in otio quies_» (Le calme est difficile dans l'inaction). + +18° Ce ne sont pas les _images de la fantaisie_ mais des _notions +nettement conçues_ qu'il faut prendre pour guide de ses travaux. Le +contraire arrive le plus souvent. En bien examinant, on trouve que ce +qui, dans nos déterminations, vient en dernière instance rendre l'arrêt +décisif, ce ne sont pas ordinairement des notions et des jugements, mais +c'est une image de la fantaisie qui les représente et s'y substitue. Je +ne sais plus dans quel roman de Voltaire ou de Diderot la vertu apparaît +toujours au héros placé comme l'Hercule adolescent au carrefour de la +vie, sous les traits de son vieux gouverneur tenant de la main gauche sa +tabatière, de la droite une prise de tabac et moralisant; le vice, en +revanche, sous ceux de la femme de chambre de sa mère. C'est +particulièrement pendant la jeunesse que le but de notre bonheur se fixe +sous la forme de certaines images qui planent devant nous et qui +persistent souvent pendant la moitié, quelquefois même pendant la +totalité de la vie. Ce sont là de vrais lutins qui nous harcèlent; à +peine atteints, ils s'évanouissent, et l'expérience vient nous apprendre +qu'ils ne tiennent rien de ce qu'ils promettaient. De ce genre sont les +scènes particulières de la vie domestique, civile, sociale ou rurale, +les images de l'habitation et de notre entourage, les insignes +honorifiques, les témoignages du respect, etc., etc.; «_chaque fou a sa +marotte_[29];» l'image de la bien-aimée en est une aussi. Il est bien +naturel qu'il en soi ainsi; car ce que l'on voit, étant l'immédiat, agit +aussi plus immédiatement sur notre volonté que la notion, la pensée +abstraite, qui ne donne que le _général_ sans le _particulier_; or c'est +ce dernier qui contient précisément la réalité: la notion ne peut donc +agir que médialement sur la volonté. Et cependant il n'y a que la notion +qui tienne parole: aussi est-ce un témoignage de culture intellectuelle +que de mettre en elle seule toute sa foi. Par moments, le besoin se fera +certainement sentir d'expliquer ou de paraphraser au moyen de quelques +images, seulement «_cum granosalis_». + +19° La règle précédente rentre dans cette autre maxime plus générale, +qu'il faut toujours maîtriser l'impression de tout ce qui est présent et +visible. Cela, en regard de la simple pensée, de la connaissance pure, +est incomparablement plus énergique, non en vertu de sa matière et de sa +valeur, qui sont souvent très insignifiantes, mais en vertu de sa forme, +c'est-à-dire de la visibilité et de la présence directe, qui pénètre +l'esprit dont elle trouble le repos ou ébranle les desseins. Car ce qui +est présent, ce qui est visible, pouvant facilement être embrassé d'un +regard, agit toujours d'un seul coup et avec toute sa puissance; par +contre, les pensées et les raisons, devant être méditées pièce à pièce, +demandent du temps et de la tranquillité et ne peuvent donc être à tout +moment et entièrement présentes à l'esprit. C'est pour cela qu'une chose +agréable à. laquelle la réflexion nous a fait renoncer nous charme +encore par sa vue; de même, une opinion dont nous connaissons cependant +l'entière incompétence nous blesse; une offense nous irrite; bien que +nous sachions qu'elle ne mérite que le mépris; de même encore, dix +raisons contre l'existence d'un danger sont renversées par la fausse +apparence de sa présence réelle, etc. Dans toutes ces circonstances, +c'est la déraison originelle de notre être qui prévaut. Les femmes sont +fréquemment sujettes à de pareilles impressions, et peu d'hommes ont une +raison assez prépondérante pour n'avoir pas à souffrir de leurs effets. +Lorsque nous ne pouvons pas les maîtriser entièrement par la pensée +seule, ce que nous avons de mieux à faire alors est de neutraliser une +impression par l'impression contraire: par exemple, l'impression d'une +offense par des visites chez les gens qui nous estiment, l'impression +d'un danger qui nous menace par la vue réelle des moyens propres à +l'écarter. Un Italien, dont Leibnitz nous raconte l'histoire (_Nouv. +Essais_, liv. I, ch. II, § 11), réussit même à résister aux douleurs de +la torture: pour cela, par une résolution prise d'avance, il imposa à +son imagination de ne pas perdre de vue un seul instant l'image de la +potence à laquelle l'aurait fait condamner un aveu; aussi criait-il de +temps en temps: «_Io ti vedo_,» paroles qu'il expliqua plus tard comme +se rapportant au gibet. Pour la même raison, quand tous autour de nous +sont d'une opinion différente de la nôtre et se conduisent en +conséquence, il est très difficile de ne pas se laisser ébranler, quand +même on serait convaincu qu'ils sont dans l'erreur. Pour un roi fugitif, +poursuivi et voyageant sérieusement _incognito_, le cérémonial de +subordination que son compagnon et confident observera quand ils sont +entre quatre yeux doit être un cordial presque indispensable pour que +l'infortuné n'arrive pas à douter de sa propre existence. + +20° Après avoir fait ressortir, dès le 2e chapitre, la haute valeur de +la santé comme condition première et la plus importante de notre +bonheur, je veux indiquer ici quelques règles très générales de +conduite, pour la fortifier et la conserver. + +Pour s'endurcir, il faut, tant qu'on est en bonne santé, soumettre le +corps dans son ensemble, comme dans chacune de ses parties, à beaucoup +d'effort et de fatigue, et s'habituer à résister à tout ce qui peut +l'affecter, quelque rudement que ce soit. Dès qu'il se manifeste, au +contraire, un état morbide soit du tout, soit d'une partie, on devra +recourir immédiatement au procédé contraire, c'est-à-dire ménager et +soigner de toute façon le corps ou sa partie malade: car ce qui est +souffrant et affaibli n'est pas susceptible d'endurcissement. + +Les muscles se fortifient; les nerfs, au contraire, s'affaiblissent par +un fort usage. Il convient donc d'exercer les premiers par tous les +efforts convenables et d'épargner au contraire tout effort aux seconds; +par conséquent, gardons nos yeux contre toute lumière trop vive, surtout +quand elle est réfléchie, contre tout effort pendant le demi-jour, +contre la fatigue de regarder longtemps de trop petits objets; +préservons nos oreilles également des bruits trop forts, mais surtout +évitons à notre cerveau toute contention forcée, trop soutenue ou +intempestive; conséquemment, il faut le laisser reposer pendant la +digestion, car à ce moment cette même force vitale qui, dans le cerveau, +forme les pensées, travaille de tous ses efforts dans l'estomac et les +intestins, à préparer le chyme et le chyle; il doit également reposer +pendant et après un travail musculaire considérable. Car, pour les nerfs +moteurs, comme pour les nerfs sensitifs, les choses se passent de la +même manière, et, de même que la douleur ressentie dans un membre lésé a +son véritable siège dans le cerveau, de même ce ne sont pas les bras et +les jambes qui se meurent et travaillent, mais le cerveau, c'est-à-dire +cette portion du cerveau qui, par l'intermédiaire de la moelle allongée +et de la moelle épinière, excite les nerfs de ces membres et les fait +ainsi se mouvoir. Par suite aussi, la fatigue que nous éprouvons dans +les jambes ou les bras a son siège réel dans le cerveau; c'est pourquoi +les membres dont le mouvement est soumis à la volonté, c'est-à-dire part +du cerveau, sont les seuls qui se fatiguent, tandis que ceux dont le +travail est involontaire, comme le cœur, par exemple, sont infatigables. +Évidemment alors, c'est nuire au cerveau que d'exiger de lui de +l'activité musculaire énergique et de la tension d'esprit, que ce soit +simultanément ou même seulement après un trop court intervalle. Ceci +n'est nullement en contradiction avec le fait qu'au début d'une +promenade, ou en général pendant de courtes marches, on éprouve une +activité renforcée de l'esprit; car dans ce dernier cas il n'y a pas +encore de fatigue des parties respectives du cerveau, et d'autre part +cette légère activité musculaire, en accélérant la respiration, porte le +sang artériel, mieux oxygéné aussi, à monter vers le cerveau. Mais il +faut surtout donner au cerveau la pleine mesure de sommeil nécessaire à +sa réfection, car le sommeil est pour l'ensemble de l'homme ce que le +remontage est à la pendule (Voy. _Le monde comme Volonté et comme +Repr_., vol. II). Cette mesure devra être d'autant plus grande que le +cerveau sera plus développé et plus actif; cependant l'outrepasser +serait un pur gaspillage de temps, car le sommeil perd alors en +intensité ce qu'il gagne en extension (Voy. _Le monde c. V. et c. R._, +vol. II)[30]. En général, pénétrons-nous bien de ce fait que notre +_penser_ n'est autre chose que la fonction organique du cerveau, et +partant se comporte, pour ce qui regarde la fatigue et le repos, d'une +manière analogue à celle de toute autre activité organique. Un effort +excessif fatigue le cerveau comme il fatigue les yeux. On a dit avec +raison: Le cerveau pense comme l'estomac digère. L'idée d'une âme +immatérielle, simple, essentiellement et constamment pensante, partant +infatigable, qui ne serait là que comme logée en quartier dans le +cerveau et n'aurait besoin de rien au monde, a certainement poussé plus +d'un homme à une conduite insensée qui a émoussé ses forces +intellectuelles; Frédéric le Grand, par exemple, n'a-t-il pas essayé une +fois de se déshabituer totalement du sommeil? Les professeurs de +philosophie devraient bien ne pas encourager une pareille illusion, +nuisible même en pratique, par leur philosophie orthodoxe de vieilles +femmes (_Katechismusgerechtseynwollende Rocken-Philosophie_). Il faut +apprendre à considérer les forces intellectuelles comme étant absolument +des fonctions physiologiques, afin de savoir les manier, les ménager ou +les fatiguer en conséquence; on doit se rappeler que toute souffrance, +toute incommodité, tout désordre dans une partie quelconque du corps, +affecte l'esprit. Pour bien se pénétrer de cette vérité, il faut lire +Cabanis: _Des rapports du physique et du moral de l'homme_. + +C'est pour avoir négligé de suivre ce conseil que bien des grands +esprits et bien des grands savants sont tombés, sur leurs vieux jours, +dans l'imbécillité, dans l'enfance et jusque dans la folie. Si, par +exemple, de célèbres poètes anglais de notre siècle, tels que Walter +Scott, Wordsworth, Southey et plusieurs autres, arrivés à la vieillesse +et même dès leur soixantaine sont devenus intellectuellement obtus et +incapables, même imbéciles, il faut sans doute l'attribuer à ce que, +séduits par des honoraires élevés, ils ont tous exercé la littérature +comme un métier, en écrivant pour de l'argent. Ce métier entraîne à une +fatigue contre nature: quiconque attelle son Pégase au joug et pousse sa +Muse du fouet aura à l'expier de la même manière que celui qui a rendu à +Vénus un culte forcé. Je soupçonne que Kant lui-même, dans un âge +avancé, devenu déjà célèbre, s'est livré à un travail excessif et a +provoqué par là cette seconde enfance dans laquelle il a vécu ses quatre +dernières années. + +Chaque mois de l'année a une influence spéciale et directe, c'est-à-dire +indépendante des conditions météorologiques, sur notre santé, sur l'état +général de notre corps, et même sur l'état de notre esprit. + + + + +III.--Concernant notre conduite envers les autres. + + +21° Pour se pousser à travers le monde, il est utile d'emporter avec soi +une ample provision de _circonspection_ et d'_indulgence;_ la première +nous garantit contre les préjudices et les pertes, la seconde nous met à +l'abri de disputes et de querelles. + +Qui est appelé à vivre parmi les hommes ne doit repousser d'une manière +absolue aucune individualité, du moment qu'elle est déjà déterminée et +donnée par la nature, l'individualité fût-elle la plus méchante, la plus +pitoyable ou la plus ridicule. Il doit plutôt l'accepter comme étant +quelque chose d'immuable et qui, en vertu d'un principe éternel et +métaphysique, doit être telle qu'elle est; au pis-aller, il devra se +dire: «Il faut bien qu'il y en ait de cette espèce-là aussi.» S'il prend +la chose autrement, il commet une injustice et provoque l'autre à un +combat à la vie et à la mort. Car nul ne peut modifier son individualité +propre, c'est-à-dire son caractère moral, ses facultés intellectuelles, +son tempérament, sa physionomie, etc. Si donc nous condamnons son être +sans réserve, il ne lui restera plus qu'à combattre en nous un ennemi +mortel, du moment où nous ne voulons lui reconnaître le droit d'exister +qu'à la condition de devenir un autre que celui qu'il est immuablement. +C'est pourquoi, quand on veut vivre parmi les hommes, il faut laisser +chacun exister et l'accepter avec l'individualité, quelle qu'elle soit, +qui lui a été départie; il faut se préoccuper uniquement de l'utiliser +autant que sa qualité et son organisation le permettent, mais sans +espérer la modifier et sans la condamner purement et simplement telle +qu'elle est. Voilà la vraie signification de ce dicton: «_Vivre et +laisser vivre._» Toutefois la tâche est moins facile qu'elle n'est +équitable, et heureux celui à qui il est donné de pouvoir à jamais +éviter certaines individualités! En attendant, pour apprendre à +supporter les hommes, il est bon d'exercer sa patience sur les objets +inanimés qui, en vertu d'une nécessité mécanique ou de toute autre +nécessité physique, contrarient obstinément notre action; nous avons +pour cela des occasions journalières. On apprend ensuite à reporter sur +les hommes, la patience ainsi acquise, et l'on se fait à cette pensée +qu'eux aussi, toutes les fois qu'ils nous sont un obstacle, le sont +forcément, en vertu d'une nécessité naturelle aussi rigoureuse que celle +avec laquelle agissent les objets inanimés; que, par conséquent, il est +aussi insensé de s'indigner de leur conduite que d'une pierre qui vient +rouler sous nos pieds. À l'égard de maint individu, le plus sage est de +se dire: »_Je ne le changerai pas, je veux donc l'utiliser._» + +22° Il est surprenant de voir à quel point se manifeste dans la +conversation l'homogénéité ou l'hétérogénéité d'esprit et de caractère +entre les hommes; elle devient sensible à la moindre occasion. Entre +deux personnes de natures essentiellement dissemblables qui causeront +sur les sujets les plus indifférents, les plus étrangers, chaque phrase +de l'une déplaira plus ou moins à l'autre, un mot parfois ira jusqu'à la +mettre en colère. Quand elles se ressemblent au contraire, elles sentent +de suite et en tout un certain accord qui, lorsque l'homogénéité est +très marquée, se fond en une harmonie parfaite et peut aller jusqu'à +l'unisson. Ainsi s'explique premièrement pourquoi les individus très +ordinaires sont tellement sociables et trouvent si facilement partout de +l'excellente société, ce qu'ils appellent «d'aimables, bonnes et braves +gens.» C'est l'inverse pour les hommes qui ne sont pas ordinaires, et +ils seront d'autant moins sociables qu'ils sont plus distingués; +tellement que parfois, dans leur isolement, ils peuvent éprouver une +véritable joie à avoir découvert chez un autre une libre quelconque, si +mince qu'elle puisse être, de la même nature que la leur. Car chacun ne +peut être à un autre homme que ce que celui-ci est au premier. Comme +l'aigle, les esprits réellement supérieurs errent sur la hauteur, +solitaires. Cela explique, en second lieu, comment les hommes de même +disposition se trouvent si vite réunis, comme s'ils s'attiraient +magnétiquement: les âmes sœurs se saluent de loin. On pourra remarquer +cela le plus fréquemment chez les gens à sentiments bas ou de faible +intelligence; mais c'est seulement parce que ceux-ci s'appellent légion, +tandis que les bons et les nobles sont et s'appellent les natures rares. +C'est ainsi qu'il se fera, par exemple, que dans quelque vaste +association, fondée en vue de résultats effectifs, deux fieffés coquins +se reconnaissent mutuellement aussi vite que s'ils portaient une cocarde +et se rapprochent aussitôt pour forger quelque abus ou quelque trahison. +De même, supposons, _per impossibile_, une société nombreuse composée +entièrement d'hommes intelligents et spirituels, sauf deux imbéciles qui +en feraient partie aussi; ces deux se sentiront sympathiquement attirés +l'un vers l'autre, et bientôt chacun des deux se réjouira dans son cœur +d'avoir enfin rencontré au moins un homme raisonnable. Il est vraiment +remarquable de voir de ses yeux comment deux êtres, principalement parmi +ceux qui sont arriérés au moral et à l'intellectuel, se reconnaissent à +première vue, tendent ardemment à se rapprocher, se saluent avec amour +et joie, et courent l'un au-devant de l'autre comme d'anciennes +connaissances; cela est si frappant que l'on est tenté d'admettre, selon +la doctrine bouddhique de la métempsycose, qu'ils étaient déjà liés +d'amitié dans une vie antérieure. + +Cependant il est un fait qui, même dans le cas de grande harmonie, +maintient les hommes éloignés les uns des autres et qui va jusqu'à faire +naître entre eux une dissonnance passagère: c'est la différence de la +disposition du moment qui est presque toujours autre chez chacun, selon +sa situation momentanée, l'occupation, le milieu, l'état de son corps, +le courant actuel de ses pensées, etc. C'est là ce qui produit des +dissonnances parmi les individualités qui s'accordent le mieux. +Travailler sans relâche à corriger ce qui fait naître ces troubles et à +établir l'égalité de la température ambiante, serait l'effet d'une +suprême culture intellectuelle. On aura la mesure de ce que peut +produire pour la société l'égalité de sentiments, par ce fait que les +membres d'une réunion, même très nombreuse, seront portés à se +communiquer réciproquement leurs idées, à prendre sincèrement part à +l'intérêt et au sentiment général, dès que quelque chose d'extérieur, un +danger, une espérance, une nouvelle, la vue d'une chose extraordinaire, +un spectacle, de la musique, ou n'importe quoi, vient les impressionner +tous au même instant et de la même manière. Car ces motifs subjuguent +tous les intérêts particuliers et font naitre de la sorte l'unité +parfaite de disposition. À défaut d'une pareille influence objective, on +a recours d'ordinaire à quelque ressource subjective, et c'est alors la +bouteille qui est appelée habituellement à procurer une disposition, +commune à la compagnie. Le thé et le café sont également employés à cet +effet. + +Mais ce même désaccord qu'amène si facilement dans toute réunion la +diversité d'humeur momentanée donne aussi l'explication partielle de ce +phénomène que chacun apparaît comme idéalisé, parfois même transfiguré +dans le souvenir, quand celui-ci n'est plus sous l'empire de cette +influence passagèrement perturbatrice ou de toute autre semblable. La +mémoire agit à la manière de la lentille convergente dans la chambre +obscure: elle réduit toutes les dimensions et produit de la sorte une +image bien plus belle que l'original. Chaque absence nous procure +partiellement l'avantage d'être vus sous cet aspect. Car bien que, pour +achever son œuvre, le souvenir idéalisateur demande un temps +considérable, néanmoins son travail commence immédiatement. C'est +pourquoi même il est sage de ne se montrer à ses connaissances et à ses +bons amis qu'à de longs intervalles; on remarquera, en se revoyant, que +le souvenir a déjà travaillé. + +23° Nul ne peut voir _par-dessus soi_. Je veux dire par là qu'on ne peut +voir en autrui plus que ce qu'on est soi-même, car chacun ne peut saisir +et comprendre un autre que dans la mesure de sa propre intelligence. Si +celle-ci est de la plus basse espèce, tous les dons intellectuels les +plus élevés ne l'impressionneront nullement, et il n'apercevra dans cet +homme si hautement doué que ce qu'il y a de plus bas dans +l'individualité, savoir toutes les faiblesses et tous les défauts de +tempérament et de caractère. Voilà de quoi le grand homme sera composé +aux yeux de l'autre. Les facultés intellectuelles éminentes de l'un +existent aussi peu pour le second que les couleurs pour les aveugles. +C'est que tous les esprits sont invisibles pour qui n'a pas soi-même +d'esprit: et toute évaluation est le produit de la valeur de l'estimé +par la sphère d'appréciation de l'estimateur. + +Il résulte de là que lorsqu'on cause avec quelqu'un on se met toujours à +son niveau, puisque tout ce qu'on a au delà disparaît, et même +l'abnégation de soi qu'exige ce nivellement reste parfaitement méconnue. +Si donc on réfléchit combien la plupart des hommes ont de sentiments et +de facultés de bas étage, en un mot combien ils sont _communs_, on verra +qu'il est impossible de parler avec eux sans devenir soi-même _commun_ +pendant cet intervalle (par analogie avec la répartition de +l'électricité); on saisira alors la signification propre et la vérité de +cette expression allemande: «_sich gemein machen_» (se mettre de pair à +compagnon), et l'on cherchera à éviter toute compagnie avec laquelle on +ne peut communiquer que moyennant la _partie honteuse_[32] de sa propre +nature. On comprendra également qu'en présence d'imbéciles et de fous il +n'y a qu'_une seule_ manière de montrer qu'on a de la raison: c'est de +ne pas parler avec eux. Mais il est vrai qu'alors, en société, maint +homme pourra se trouver dans la situation d'un danseur, entrant dans un +bal où il n'y aurait que des perclus; avec qui dansera-t-il? + +24° J'accorde toute ma considération, comme à un élu sur cent individus, +à celui qui étant inoccupé, parce qu'il attend quelque chose, ne se met +pas immédiatement à frapper ou à tapoter en mesure avec tout ce qui lui +tombe sous la main, avec sa canne, son couteau, sa fourchette ou avec +tout autre objet. Il est probable que cet homme-là pense à quelque +chose. On reconnaît à la mine de la plupart des gens que chez eux la vue +remplace entièrement le penser; ils cherchent à s'assurer de leur +existence en faisant du bruit, à moins qu'ils n'aient un cigare sous la +main, ce qui leur rend le même service. C'est pour la même raison qu'ils +sont constamment tout yeux, tout oreilles pour tout ce qui se passe +autour d'eux. + +25° La Rochefoucauld a très justement observé qu'il est difficile de +beaucoup estimer un homme et de l'aimer beaucoup à la fois[33]. Nous +aurions donc le choix entre briguer l'amour ou l'estime des gens. Leur +amour est toujours intéressé, bien qu'à des titres divers. De plus, les +conditions auxquelles on l'acquiert ne sont pas toujours faites pour +nous en rendre fiers. Avant tout, on se fera aimer dans la mesure dans +laquelle on baissera ses prétentions à trouver de l'esprit et du cœur +chez les autres, mais cela sérieusement, sans dissimulation, et non en +vertu de cette indulgence qui prend sa source dans le mépris. Pour +compléter les prémisses qui aideront à tirer la conclusion, rappelons +encore cette sentence si vraie d'Helvétius: «_Le degré d'esprit +nécessaire pour nous plaire est une mesure assez exacte du degré +d'esprit que nous avons._» C'est tout le contraire quand il s'agit de +l'estime des gens: on ne la leur arrache qu'à leur corps défendant; +aussi la cachent-ils le plus souvent. C'est pourquoi elle nous procure +une bien plus grande satisfaction intérieure; elle est en proportion +avec notre valeur, ce qui n'est pas vrai directement de l'amour des +gens, car celui-ci est subjectif et l'estime objective. Mais l'amour +nous est certainement plus utile. + +26° La plupart des hommes sont tellement personnels qu'au fond rien n'a +d'intérêt à leurs yeux qu'eux-mêmes et exclusivement eux. Il en résulte +que, quoi que ce soit dont on parle, ils pensent aussitôt à eux-mêmes, +et que tout ce qui, par hasard et du plus loin que ce soit, se rapporte +à quelque chose qui les touche, attire et captive tellement toute leur +attention qu'ils n'ont plus la liberté de saisir la partie objective de +l'entretien; de même, il n'y a pas de raisons valables pour eux dès +qu'elles contrarient leur intérêt ou leur vanité. Aussi sont-ils si +facilement distraits, si facilement blessés, offensés ou affligés que, +lors même qu'on cause avec eux, à un point de vue objectif, sur +n'importe quelle matière, on ne saurait assez se garder de tout ce qui +pourrait, dans le discours, avoir un rapport possible, peut-être fâcheux +avec le précieux et délicat _moi_ que l'on a devant soi; rien que ce moi +ne les intéresse, et, pendant qu'ils n'ont ni sens ni sentiment pour ce +qu'il y a de vrai et de remarquable, ou de beau, de tin, de spirituel +dans les paroles d'autrui, ils possèdent la plus exquise sensibilité +pour tout ce qui, du plus loin et le plus indirectement, peut toucher +leur mesquine vanité ou se rapporter désavantageusement, en quelque +façon que ce soit, à leur inappréciable moi. Ils ressemblent, dans leur +susceptibilité, à ces roquets auxquels on est si facilement exposé, par +mégarde, à marcher sur la patte et dont il faut subir ensuite les +piailleries; ou bien encore à un malade couvert de plaies et de +meurtrissures et qu'il faut éviter soigneusement de toucher. Il y en a +chez qui la chose est poussée si loin, qu'ils ressentent exactement +comme une offense l'esprit et le jugement que l'on montre, ou qu'on ne +dissimule pas suffisamment, en causant avec eux; ils s'en cachent, il +est vrai, au premier moment, mais ensuite celui qui n'a pas assez +d'expérience réfléchira et se creusera vainement la cervelle pour savoir +par quoi il a pu s'attirer leur rancune et leur haine. Mais il est tout +aussi facile de les flatter et de les gagner. Par suite, leur sentence +est, d'ordinaire, achetée: elle n'est qu'un arrêt en faveur de leur +parti ou de leur classe et non un jugement objectif et impartial. Cela +vient de ce que chez eux la volonté surpasse de beaucoup l'intelligence, +et de ce que leur faible intellect est entièrement soumis au service de +la volonté dont il ne peut s'affranchir un seul moment. + +Cette pitoyable subjectivité des hommes, qui les fait tout rapporter à +eux et revenir, de tout point de départ, immédiatement et en droite +ligne vers leur personne, est surabondamment prouvée par l'_astrologie_, +qui rapporte la marche des grands corps de l'univers au chétif _moi_ et +qui trouve une corrélation entre les comètes au ciel et les querelles et +les gueuseries sur la terre. Mais cela s'est toujours passé ainsi, même +dans les temps les plus reculés (voir par exemple Stobée. _Eclog._, l. +I, ch. 22, 9, p. 478). + +27° Il ne faut pas désespérer à chaque absurdité qui se dit en public ou +dans la société, qui s'imprime dans les livres et qui est bien +accueillie ou du moins n'est pas réfutée; il ne faut pas croire non plus +que cela restera acquis à jamais. Sachons, pour notre consolation, que +plus tard et insensiblement la chose sera ruminée, élucidée, méditée, +pesée, discutée et le plus souvent jugée justement à la fin, en sorte +que, après un laps de temps variable en raison de la difficulté de la +matière, presque tout le monde finira par comprendre ce que l'esprit +lucide avait vu de prime abord. Il est certain que dans l'entre-temps il +faut prendre patience. Car un homme d'un jugement juste parmi des gens +qui sont dans l'erreur ressemble à celui dont la montre va juste dans +une ville dont toutes les horloges sont mal réglées. Lui seul sait +l'heure exacte, mais à quoi bon? Tout le monde se règle sur les horloges +publiques qui indiquent une heure fausse, ceux-là même qui savent que la +montre du premier donne seule l'heure vraie. + +28° Les hommes ressemblent aux enfants qui prennent de mauvaises +manières dès qu'on les gâte; aussi ne faut-il être trop indulgent ni +trop aimable envers personne. De même qu'ordinairement on ne perdra pas +un ami pour lui avoir refusé un prêt, mais plutôt pour le lui avoir +accordé, de même ne le perdra-t-on pas par une attitude hautaine et un +peu de négligence, mais plutôt par un excès d'amabilité et de +prévenance: il devient alors arrogant, insupportable, et la rupture ne +tarde pas à se produire. C'est surtout l'idée qu'on a besoin d'eux que +les hommes ne peuvent absolument pas supporter; elle est toujours suivie +inévitablement d'arrogance et de présomption. Chez quelques gens, cette +idée naît déjà par cela seul qu'on est en relations ou bien qu'on cause +souvent ou familièrement avec eux: ils s'imaginent aussitôt qu'il faut +bien leur passer quelque chose et ils chercheront à étendre les bornes +de la politesse. C'est pourquoi il y a si peu d'individus qu'on puisse +fréquenter un peu plus intimement; surtout faut-il se garder de toute +familiarité avec des natures de bas étage. Que si, par malheur, un +individu de cette espèce s'imagine que j'ai beaucoup plus besoin de lui +qu'il n'a besoin de moi, alors il éprouvera soudain un sentiment comme +si je lui avais volé quelque chose: il cherchera à se venger et à +rentrer dans sa propriété. N'avoir jamais et d'aucune façon besoin des +autres et le leur faire voir, voilà absolument la seule manière de +maintenir sa supériorité dans les relations. En conséquence, il est sage +de leur faire sentir à tous, homme ou femme, qu'on peut très bien se +passer d'eux; cela fortifie l'amitié: il est même utile de laisser +s'introduire parfois, dans notre attitude à l'égard de la plupart +d'entre eux, une parcelle de dédain; ils n'en attacheront que plus de +prix à notre amitié. «_Chi non istima, vien stimato_» (Qui n'estime pas +est estimé), dit finement un proverbe italien. Mais, si quelqu'un a +réellement une grande valeur à nos yeux, il faut le lui dissimuler comme +si c'était un crime. Cela n'est pas précisément réjouissant, mais en +revanche c'est vrai. C'est à peine si les chiens supportent le trop de +bienveillance, bien moins encore les hommes. + +29° Les gens d'une espèce plus noble et doués de facultés plus élevées +trahissent, principalement dans leur jeunesse, un manque surprenant de +connaissance des hommes et de savoir-faire; ils se laissent ainsi +facilement tromper ou égarer; tandis que les natures inférieures savent +bien mieux et bien plus vite se tirer d'affaire dans le monde; cela +vient de ce que, à défaut d'expérience, l'on doit juger _a priori_ et +qu'en général aucune expérience ne vaut l'_a priori_. Chez les gens de +calibre ordinaire, cet _a priori_ leur est fourni par leur propre _moi_, +tandis qu'il ne l'est pas à ceux de nature noble et distinguée, car +c'est par là précisément que ceux-ci diffèrent des autres. En évaluant +donc les pensées et les actes des hommes ordinaires d'après les leurs +propres, le calcul se trouve être faux. + +Mais même alors qu'un tel homme aura appris enfin _a posteriori_, +c'est-à-dire par les leçons d'autrui et par sa propre expérience, ce +qu'il y a à attendre des hommes; même alors qu'il aura compris que les +cinq sixièmes d'entre eux sont ainsi faits, au moral comme à +l'intellectuel, que celui qui n'est pas forcé par les circonstances +d'être en relation avec eux fait mieux de les éviter dès l'abord et de +se tenir autant que possible hors de leur contact, même alors cet homme +ne pourra, malgré tout, avoir une connaissance _suffisante_ de leur +petitesse et de leur mesquinerie; il aura durant toute sa vie à étendre +et à compléter cette notion; mais jusqu'alors il fera encore bien des +faux calculs à son détriment. En outre, bien que pénétré des +enseignements reçus, il lui arrivera encore parfois, se trouvant dans +une société de gens qu'il ne connaît pas encore, d'être émerveillé en +les voyant tous paraître, dans leurs discours et dans leurs manières, +entièrement raisonnables, loyaux, sincères, honnêtes et vertueux, et +peut-être bien aussi intelligents et spirituels. Mais que cela ne +l'égare pas; cela provient tout simplement de ce que la nature ne fait +pas comme les méchants poètes, qui, lorsqu'ils ont à présenter un coquin +ou un fou, s'y prennent si lourdement et avec une intention si accentuée +que l'on voit paraître pour ainsi dire derrière chacun de ces +personnages l'auteur désavouant constamment leur caractère et leurs +discours et disant à haute voix et en manière d'avertissement: «Celui-ci +est un coquin, cet autre un fou; n'ajoutez pas foi à ce qu'il dit.» La +nature au contraire s'y prend à la façon de Shakespeare et de Gœthe: +dans leurs ouvrages, chaque personnage, fût-il le diable lui-même, tant +qu'il est en scène, parle comme il a raison de parler; il est conçu +d'une manière si objectivement réelle qu'il nous attire et nous force à +prendre part à ses intérêts; pareil aux créations de la nature, il est +le développement d'un principe intérieur en vertu duquel ses discours et +ses actes apparaissent comme naturels et par conséquent comme +nécessaires. Celui qui croit que dans le monde les diables ne vont +jamais sans cornes et les fous sans grelots sera toujours leur proie ou +leur jouet. Ajoutons encore à tout cela que, dans leurs relations, les +gens font comme la lune et les bossus, c'est-à-dire qu'ils ne nous +montrent jamais qu'une face; ils ont même un talent inné pour +transformer leur visage, par une mimique habile, en un masque +représentent très exactement _ce qu'ils devraient être_ en réalité; ce +masque, découpé exclusivement à la mesure de leur individualité, +s'adapte et s'ajuste si bien que l'illusion est complète. Chacun se +l'applique toutes les fois qu'il s'agit de se faire bien venir. Il ne +faut pas plus s'y lier qu'a un masque de toile cirée, et rappelons-nous +cet excellent proverbe italien: «_Non è si tristo cane, che non meni la +coda_» (Il n'est si méchant chien qui ne remue la queue). + +Gardons-nous bien, en tout cas, de nous faire une opinion très favorable +d'un homme dont nous venons de faire la connaissance; nous serions +ordinairement déçus à notre confusion, peut-être même à notre détriment. +Encore une observation digne d'être notée: c'est précisément dans les +petites choses, où il ne songe pas à soigner sa contenance, que l'homme +dévoile son caractère; c'est dans des actions insignifiantes, +quelquefois dans de simples manières, que l'on peut facilement observer +cet égoïsme illimité, sans égard pour personne, qui ne se démentira pas +non plus ensuite dans les grandes choses, mais qui se dissimulera. Que +de semblables occasions ne soient pas perdues pour nous! Quand un +individu se conduit sans aucune discrétion dans les petits incidents +journaliers, dans les petites affaires de la vie, auxquelles s'applique +le: «_De minimis lex non curat_» (La loi ne s'occupe pas des affaires +minimes), quand il ne recherche dans ces occasions que son intérêt ou +ses aises au détriment d'autrui, ou s'approprie ce qui est là pour +servir à tous, etc., cet individu, soyez-en bien convaincu, n'a pas dans +le cœur le sentiment du juste; il sera un gredin tout aussi bien dans +les grandes circonstances, toutes les fois que la loi ou la force ne lui +lieront pas les bras; ne permettez pas à cet homme de franchir votre +seuil. Oui, je l'affirme, qui viole sans scrupule les règlements de son +club violera également les lois de l'État dès qu'il pourra le faire sans +danger[34]. + +Quand un homme avec qui nous sommes en rapports plus ou moins étroits +nous fait quelque chose qui nous déplaît ou nous fâche, nous n'avons +qu'à nous demander s'il a ou non assez de prix à nos yeux pour que nous +acceptions de sa part, une seconde fois et à reprises toujours plus +fréquentes, un traitement semblable, voire même un peu plus accentué +(pardonner et oublier signifient jeter par la fenêtre des expériences +chèrement acquises). Dans le cas affirmatif, tout est dit; car parler +simplement ne servirait de rien: il faut alors laisser passer la chose, +avec ou sans admonition; mais nous devrons nous rappeler que, de cette +façon, nous nous en attirons bénévolement la répétition. Dans la seconde +alternative, il nous faut, sur-le-champ et à jamais, rompre avec le cher +ami, ou, si c'est un serviteur, le congédier. Car il fera, le cas +échéant, inévitablement et exactement la même chose, ou quelque chose +d'entièrement analogue, quand même en ce moment il nous jurerait le +contraire, bien haut et bien sincèrement. On peut tout oublier, tout, +excepté soi-même, excepté son propre être. En effet, le caractère est +absolument incorrigible, parce que toutes les actions humaines partent +d'un principe intime, en vertu duquel un homme doit toujours agir de +même dans les mêmes circonstances et ne peut pas agir autrement. Lisez +mon mémoire couronné sur la prétendue liberté de la volonté[35] et +chassez toute illusion. Se réconcilier avec un ami avec lequel on avait +rompu est donc une faiblesse que l'on aura à expier alors que celui-ci, +à la première occasion recommencera à faire exactement ce qui avait +amené la rupture, et même avec un peu plus d'assurance, car il a la +secrète conscience de nous être indispensable. Ceci s'applique également +aux domestiques congédiés que l'on reprend à son service. Nous devons +tout aussi peu, et pour les mêmes motifs, nous attendre à voir un homme +se comporter de la même manière qu'une fois précédente, quand les +circonstances ont changé. Au contraire, la disposition et la conduite +des hommes changent tout aussi vite que leur intérêt: les intentions qui +les meuvent émettent leurs lettres de change à si courte vue, qu'il +faudrait avoir soi-même la vue plus courte encore pour ne pas les +laisser protester. + +Supposons maintenant que nous voulions savoir comment agira une personne +dans une situation où nous avons l'intention de la placer; pour cela, il +ne faudra pas compter sur ses promesses et ses protestations. Car, en +admettant même qu'elle parle sincèrement, elle n'en parle pas moins +d'une chose qu'elle ignore. C'est donc par l'appréciation des +circonstances dans lesquelles elle va se trouver, et de leur conflit +avec son caractère, que nous aurons à nous rendre compte de son +attitude. + +En thèse générale, pour acquérir la compréhension nette, approfondie et +si nécessaire de la véritable et triste condition des hommes, il est +éminemment instructif d'employer, comme commentaire à leurs menées et à +leur conduite sur le terrain de la vie pratique, leurs menées et leur +conduite dans le domaine littéraire, et _vice versa_. Cela est très +utile pour ne se tromper ni sur soi ni sur eux. Mais, dans le cours de +cette étude, aucun trait de grande infamie ou sottise, que nous +rencontrions soit dans la vie soit en littérature, ne devra nous devenir +matière à nous attrister ou irriter; il devra servir uniquement à nous +instruire comme nous offrant un trait complémentaire du caractère de +l'espèce humaine, qu'il sera bon de ne pas oublier. De cette façon, nous +envisagerons la chose comme le minéralogiste considère un spécimen bien +caractérisé d'un minéral, qui lui serait tombé entre les mains. Il y a +des exceptions, il y en a même d'incompréhensiblement grandes, et les +différences entre les individualités sont immenses; mais, pris en bloc, +on l'a dit dès longtemps, le monde est mauvais; les sauvages +s'entre-dévorent et les civilisés s'entre-trompent, et voilà ce qu'on +appelle le cours du monde. Les États, avec leurs ingénieux mécanismes +dirigés contre le dehors et le dedans et avec leurs voies de contrainte, +que sont-ils donc, sinon des mesures établies pour mettre des bornes à +l'iniquité illimitée des hommes? Ne voyons-nous pas, dans l'histoire +entière, chaque roi, dès qu'il est solidement assis et que son pays +jouit de quelque prospérité, en profiter pour tomber avec son armée, +comme avec une bande de brigands, sur les États voisins? Toutes les +guerres ne sont-elles pas, au fond, des actes de brigandage? Dans +l'antiquité reculée comme aussi pendant une partie du moyen âge, les +vaincus devenaient les esclaves des vainqueurs, ce qui, au fond, revient +à dire qu'ils devaient travailler pour ceux-ci; mais ceux qui payent des +contributions de guerre doivent en faire autant, c'est-à-dire qu'ils +livrent le produit de leur travail antérieur. _Dans toutes les guerres, +il ne s'agit que de voler_, a écrit Voltaire; et que les Allemands se le +tiennent pour dit. + +30° Aucun caractère n'est tel qu'on puisse l'abandonner à lui-même et le +laisser aller entièrement; il a besoin d'être guidé par des notions et +des maximes. Mais si, poussant la chose à l'extrême, on voulait faire du +caractère non pas le résultat de la nature innée, mais uniquement le +produit d'une délibération raisonnée, par conséquent un caractère +entièrement acquis et artificiel, on verrait bientôt se vérifier la +sentence latine: «_Naturam expelles furca, tamen usque recurret_» +(Chassez le naturel, il revient au galop). En effet, on pourra très bien +comprendre, découvrir même et formuler admirablement une règle de +conduite envers les autres, et néanmoins, dans la vie réelle, on péchera +dès l'abord contre elle. Toutefois, il ne faut pas pour cela perdre +courage et croire qu'il soit impossible de diriger sa conduite dans la +vie sociale par des règles et des maximes abstraites, et qu'il vaille +mieux, par conséquent, se laisser aller tout bonnement. Car il en est de +celles-ci comme de toutes les instructions et directions pratiques; +comprendre la règle est une chose, et apprendre à l'appliquer une autre. +La première s'acquiert d'un seul coup par l'intelligence, la seconde peu +à peu par l'exercice. On montre à l'élève les touches d'un instrument, +les parades et les attaques au fleuret; il se trompe immédiatement, +malgré la meilleure volonté, et s'imagine alors que se rappeler ces +leçons dans la rapidité de la lecture musicale, ou dans l'ardeur du +combat, est chose presque impossible. Et cependant, petit à petit, à +force de trébucher, de tomber et de se relever, l'exercice finit par les +lui apprendre; il en est de même pour les règles de grammaire, quand on +apprend à lire et à écrire en latin. Ce n'est pas autrement que le +rustre devient courtisan; le cerveau brûlé, un homme du monde distingué; +l'homme ouvert, taciturne; le noble, sarcastique. Néanmoins cette +éducation de soi-même, obtenue ainsi par une longue habitude, agira +toujours comme un effort venant de l'extérieur, auquel la nature ne +cesse jamais de s'opposer, et malgré lequel elle arrive parfois à +éclater inopinément. Car toute conduite ayant pour mobile des maximes +abstraites se rapporte à une conduite mue par le penchant primitif et +inné, comme un mécanisme fait de main d'homme, une montre, par exemple, +où la forme et le mouvement sont imposés à une matière qui leur est +étrangère, se rapporte à un organisme vivant, où forme et matière se +pénètrent mutuellement et ne font qu'un. Ce rapport entre le caractère +acquis et le caractère naturel confirme la pensée énoncée par l'empereur +Napoléon: «_Tout ce qui n'est pas naturel est imparfait._» Ceci est vrai +en tout et pour tous, au physique comme au moral; et la seule exception +que je me rappelle à cette règle, c'est l'aventurine naturelle, qui ne +vaut pas l'artificielle. + +Aussi, gardons-nous de toute _affectation_. Elle provoque toujours le +mépris: d'abord elle est une tromperie, et comme telle une lâcheté, car +elle repose sur la peur; ensuite elle implique condamnation de soi-même +par soi-même, puisqu'on veut paraître ce qu'on n'est pas et qu'on estime +être meilleur que ce que l'on est. Le fait d'affecter une qualité, de +s'en vanter, est un aveu qu'on ne la possède pas. Que des gens se +vantent de quoi que ce soit, courage ou instruction, intelligence ou +esprit, succès auprès des femmes ou richesses, ou noblesse, et l'on +pourra en conclure que c'est précisément sur ce chapitre-là qu'il leur +manque quelque chose; car celui qui possède réellement et complètement +une qualité ne songe pas à l'étaler et à l'affecter; il est parfaitement +tranquille sous ce rapport. C'est ce que veut dire ce proverbe espagnol: +«_Herradura que chacolotea clavo le falta_» (A ferrure qui sonne il +manque un clou). Il ne faut certainement pas, nous l'avons déjà dit, +lâcher entièrement les rênes et se montrer en entier tel qu'on est; car +le côté mauvais et bestial de notre nature est considérable et a besoin +d'être voilé; mais cela ne légitime que l'acte négatif, la +dissimulation, mais nullement le positif, la simulation. Il faut savoir +aussi que l'on reconnaît l'affectation dans un individu avant même +d'apercevoir clairement ce qu'il affecte au juste. Enfin, cela ne peut +pas durer à la longue, et le masque finira par tomber un jour. «_Nemo +potest personam diu ferre; ficta cito in naturam suam recidunt_» +(Sénèque, _De clem._, l. I, c. 1) (Personne ne peut longtemps porter le +masque, tout ce qui est déguisé reprend bientôt sa nature). + +31° De même qu'on porte le poids de son propre corps sans le sentir, +comme on le sentirait de tout corps étranger qu'on voudrait mouvoir, de +même on ne remarque que les défauts et les vices des autres, et non les +siens. Mais en revanche chacun possède en autrui un miroir dans lequel +il peut voir distinctement ses propres vices, ses défauts, ses manières +grossières et répugnantes. Mais il fait d'ordinaire comme le chien qui +aboie contre le miroir, parce qu'il ne sait pas que c'est lui-même qu'il +y aperçoit et qu'il s'imagine voir un autre chien. Qui critique les +autres travaille à son propre amendement. Ceux-là donc qui ont une +tendance habituelle à soumettre tacitement dans leur for intérieur les +manières des hommes, et en général tout ce qu'ils font ou ne font pas, à +une critique attentive et sévère, ceux-là travaillent ainsi à se +corriger et à se perfectionner eux-mêmes: car ils auront assez d'équité, +ou du moins assez d'orgueil et de vanité pour éviter ce qu'ils ont tant +de fois et si rigoureusement blâmé. C'est l'inverse qui est vrai pour +les _tolérants_, savoir: «_Hanc veniam damus petimusque vicissim_» (Nous +accordons et réclamons le pardon tour à tour). L'Évangile moralise +admirablement sur ceux qui voient la paille dans l'œil du voisin et ne +voient pas la poutre dans le leur; mais la nature de l'œil ne lui permet +de regarder qu'au dehors, il ne peut pas se voir lui-même; c'est +pourquoi remarquer et blâmer les défauts des autres est un moyen propre +à nous faire sentir les nôtres. Il nous faut un miroir pour nous +corriger. Cette règle est bonne également quand il s'agit du style et de +la manière d'écrire; celui qui en ces matières admire toute nouvelle +folie, au lieu de la blâmer, finira par l'imiter. De là vient qu'en +Allemagne ces sortes de folies se propagent si vite. Les Allemands sont +très tolérants: on s'en aperçoit. _Hanc veniam damus petimusque +vicissim_, voilà leur devise. + +32° L'homme de noble espèce, pendant sa jeunesse, croit que les +relations essentielles et décisives, celles qui créent les liens +véritables entre les hommes, sont de nature _idéale_, c'est-à-dire +fondées sur la conformité de caractère, de tournure d'esprit, de goût, +d'intelligence, etc.; mais il s'aperçoit plus tard que ce sont les +_réelles_, c'est-à-dire celles qui reposent sur quelque intérêt +matériel. Ce sont celles-ci qui forment la base de tous les rapports, et +la majorité des hommes ignore totalement qu'il en existe d'autres. Par +conséquent, chacun est choisi en raison de sa fonction, de sa +profession, de sa nation ou de sa famille, en général donc suivant la +position et le rôle attribués pour la _convention_; c'est d'après cela +qu'on assortit les gens et qu'on les classe comme articles de fabrique. +Par contre, ce qu'un homme est en soi et pour soi, comme homme, en vertu +de ses qualités propres, n'est pris en considération que selon le bon +plaisir, par exception; chacun met ces choses de côté dès que cela lui +convient mieux, et l'ignore sans plus de façon. Plus un homme a de +valeur personnelle, moins ce classement pourra lui convenir; aussi +cherchera-t-il à s'y soustraire. Remarquons cependant que cette manière +de procéder est basée sur ce que dans ce monde, où la misère et +l'indigence règnent, les ressources qui servent à les écarter sont la +chose essentielle et nécessairement prédominante. + +33° De même que le papier-monnaie circule en place d'argent, de même, au +lieu de l'estime et de l'amitié véritables, ce sont leurs démonstrations +et leurs allures imitées le plus naturellement possible qui ont cours +dans le monde. On pourrait, il est vrai, se demander s'il y a vraiment +des gens qui méritent l'estime et l'amitié sincères. Quoi qu'il en soit, +j'ai plus de confiance dans un brave chien, quand il remue la queue, que +dans toutes ces démonstrations et ces façons. + +La vraie, la sincère amitié présuppose que l'un prend une part +énergique, purement objective et tout à fait désintéressée au bonheur et +au malheur de l'autre, et cette participation suppose à son tour une +véritable identification de l'ami avec son ami. L'égoïsme de la nature +humaine est tellement opposé à ce sentiment que l'amitié vraie fait +partie de ces choses dont on ignore, comme du grand serpent de mer, si +elles appartiennent à la fable ou si elles existent en quelque lieu. +Cependant il se rencontre parfois entre les hommes certaines relations +qui, bien que reposant essentiellement sur des motifs secrètement +égoïstes et de natures différentes, sont additionnées néanmoins d'un +grain de cette amitié véritable et sincère, ce qui suffit à leur donner +un tel cachet de noblesse qu'elles peuvent, en ce monde des +imperfections, porter avec quelque droit le nom d'amitié. Elles +s'élèvent haut au-dessus des liaisons de tous les jours; celles-ci sont +à vrai dire de telle nature que nous n'adresserions plus la parole à la +plupart de nos bonnes connaissances, si nous entendions comment elles +parlent de nous en notre absence. + +À côté des cas où l'on a besoin de secours sérieux et de sacrifices +considérables, la meilleure occasion pour éprouver la sincérité d'un +ami, c'est le moment où vous lui annoncez un malheur qui vient de vous +frapper. Vous verrez alors se peindre sur ses traits une affliction +vraie, profonde et sans mélange, ou au contraire, par son calme +imperturbable, par un trait se dessinant fugitivement, il confirmera la +maxime de La Rochefoucauld: «_Dans l'adversité de nos meilleurs amis, +nous trouvons toujours[36] quelque chose qui ne nous déplaît pas._» Ceux +qu'on appelle habituellement des amis peuvent à peine, dans ces +occasions, réprimer le petit frémissement, le léger sourire de la +satisfaction. Il y a peu de choses qui mettent les gens aussi sûrement +en bonne humeur que le récit de quelque calamité dont on a été récemment +frappé, ou encore l'aveu sincère qu'on leur fait de quelque faiblesse +personnelle. C'est vraiment caractéristique. + +L'éloignement et la longue absence nuisent à toute amitié, quoiqu'on ne +l'avoue pas volontiers. Les gens que nous ne voyons pas seraient-ils nos +plus chers amis, insensiblement avec la marche du temps s'évaporent +jusqu'à l'état de notions abstraites, ce qui fait que notre intérêt pour +eux devient de plus en plus une affaire de raison, pour ainsi dire de +tradition; le sentiment vif et profond demeure réservé à ceux que nous +avons sous les yeux, même quand ceux-là ne seraient que des animaux que +nous aimons. Tellement la nature humaine est guidée par les sens. Ici +encore, Gœthe a raison de dire: + + Die Gegenwart ist eine mächtige Göttin. + + (_Tasso_, acte 4, sc. 4.) + +(Le présent est une puissante divinité.) + +Les _amis de la maison_ sont ordinairement bien nommés de ce nom, car +ils sont plus attachés à la maison qu'au maître; ils ressemblent aux +chats plus qu'aux chiens. + +Les amis se disent sincères; ce sont les ennemis qui le sont; aussi +devrait-on, pour apprendre à se connaître soi-même, prendre leur blâme +comme on prendrait une médecine amère. + +Comment peut-on prétendre que les amis sont rares, dans le besoin? Mais +c'est le contraire. À peine a-t-on fait amitié avec un homme, que le +voilà aussitôt dans le besoin et qu'il vous emprunte de l'argent. + +34° Comme il faut être novice pour croire que montrer de l'esprit et de +la raison est un moyen de se faire bien venir dans la société! Bien au +contraire, cela éveille chez la plupart des gens un sentiment de haine +et de rancune, d'autant plus amer que celui qui l'éprouve n'est pas +autorisé à en déclarer le motif; bien plus, il se le dissimule à +lui-même. Voici en détail comment cela se passe: de deux interlocuteurs, +dès que l'un remarque et constate une grande supériorité chez l'autre, +il en conclut tacitement, et sans en avoir la conscience bien exacte, +que cet autre remarque et constate au même degré l'infériorité et +l'esprit borné du premier. Cette opposition excite sa haine, sa rancune, +sa rage la plus amère. Aussi Gracian dit-il avec raison: «_Para ser bien +quisto, el unico medio vestirse la piel del mas simple de los brutos_» +(Pour être bien tranquille, le seul moyen est de revêtir la peau du plus +simple des animaux). Mettre au jour de l'esprit et du jugement, n'est-ce +pas une manière détournée de reprocher aux autres leur incapacité et +leur bêtise? Une nature vulgaire se révolte à l'aspect d'une nature +opposée; le fauteur secret de la révolte, c'est l'envie. Car satisfaire +sa vanité est, ainsi qu'on peut le voir à tout moment, une jouissance +qui, chez les hommes, passe avant toute autre, mais qui n'est possible +qu'en vertu d'une comparaison entre eux-mêmes et les autres. Mais il +n'est pas de mérites dont ils soient plus fiers que de ceux de +l'intelligence, vu que c'est sur ceux-là que se fonde leur supériorité à +l'égard des animaux. Il est donc de la plus grande témérité de leur +montrer une supériorité intellectuelle marquée, surtout devant témoins. +Cela provoque leur vengeance, et d'ordinaire ils chercheront à l'exercer +par des injures, car ils passent ainsi du domaine de l'intelligence à +celui de la volonté, sur lequel nous sommes tous égaux. Si donc la +position et la richesse peuvent toujours compter sur la considération +dans la société, les qualités intellectuelles ne doivent nullement s'y +attendre; ce qui peut leur arriver de plus heureux, c'est qu'on n'y +fasse pas attention; mais, autrement, on les envisage comme une espèce +d'impertinence, ou comme un bien que son propriétaire a acquis par des +voies illicites et dont il a l'audace de se targuer; aussi chacun se +propose-t-il en silence de lui infliger ultérieurement quelque +humiliation à ce sujet, et l'on n'attend pour cela qu'une occasion +favorable. C'est à peine si, par une attitude des plus humbles, on +réussira à arracher le pardon de sa supériorité d'esprit, comme on +arrache une aumône. Saadi dit dans le Gulistan: «_Sachez qu'il se trouve +chez l'homme irraisonnable cent fois plus d'aversion pour le raisonnable +que celui-ci n'en ressent pour le premier._» Par contre, l'infériorité +intellectuelle équivaut à un véritable titre de recommandation. Car le +sentiment bienfaisant de la supériorité est pour l'esprit ce que la +chaleur est pour le corps; chacun se rapproche de l'individu qui lui +procure cette sensation, par le même instinct qui le pousse à +s'approcher du poêle ou à aller se mettre au soleil. Or il n'y a pour +cela uniquement que l'être décidément inférieur, en facultés +intellectuelles pour les hommes, en beauté pour les femmes. Il faut +avouer que, pour laisser paraître de l'infériorité non simulée, en +présence de bien des gens, il faut en posséder une dose respectable. En +revanche, voyez avec quelle cordiale amabilité une jeune fille +médiocrement jolie va à la rencontre de celle qui est foncièrement +laide. Le sexe masculin n'attache pas grande valeur aux avantages +physiques, bien que l'on préfère se trouver à côté d'un plus petit que +d'un plus grand que soi. En conséquence, parmi les hommes, ce sont les +bêtes et les ignorants qui sont agréés et recherchés partout; parmi les +femmes, les laides; on leur fait immédiatement la réputation d'avoir un +cœur excellent, vu que chacun a besoin d'un prétexte pour justifier sa +sympathie, à ses yeux et à ceux des autres. Pour la même raison, toute +supériorité d'esprit a la propriété d'isoler: on la fuit, on la hait, et +pour avoir un prétexte on prête à celui qui la possède des défauts de +toute sorte[37]. La beauté produit exactement le même effet parmi les +femmes; les jeunes filles, quand elles sont très belles, ne trouvent pas +d'amies, pas même de compagnes. Qu'elles ne s'avisent pas de se +présenter quelque part pour une place de demoiselle de compagnie; dès +qu'elles paraîtront, le visage de la dame chez qui elles espèrent entrer +s'assombrira; car, soit pour son propre compte, soit pour celui de ses +filles, elle n'a nullement besoin d'une jolie figure pour doublure. Il +en est tout autrement, en revanche, quand il s'agit des avantages du +rang, car ceux-ci n'agissent pas, comme les mérites personnels, par +effet de contraste et de relief, mais par voie de réflexion, comme les +couleurs environnantes quand elles se réfléchissent sur le visage. + +35° La paresse, l'égoïsme et la vanité ont très souvent la plus grande +part dans la confiance que nous montrons à autrui: paresse, lorsque, +pour ne pas examiner, soigner, faire par nous-mêmes, nous préférons nous +confier à un autre; égoïsme, lorsque le besoin de parler de nos affaires +nous porte à lui en faire quelque confidence; vanité, quand ces affaires +sont de nature à nous en rendre glorieux. Mais nous n'en exigeons pas +moins que l'on apprécie notre confiance. + +Nous ne devrions jamais, au contraire, être irrités par la méfiance, car +elle renferme un compliment à l'adresse de la probité, et c'est l'aveu +sincère de son extrême rareté qui fait qu'elle appartient à ces choses +dont on met l'existence en doute. + +36° J'ai exposé dans ma _Morale_ l'une des bases de la _politesse_, +cette vertu cardinale chez les Chinois; l'autre est la suivante. La +politesse repose sur une convention tacite de ne pas remarquer les uns +chez les autres la misère morale et intellectuelle de la condition +humaine, et de ne pas se la reprocher mutuellement; d'où il résulte, au +bénéfice des deux parties, qu'elle apparaît moins facilement. + +Politesse est prudence; impolitesse est donc niaiserie: se faire, par sa +grossièreté, des ennemis, sans nécessité et de gaieté de cœur, c'est de +la démence; c'est comme si l'on mettait le feu à sa maison. Car la +politesse est, comme les jetons, une monnaie notoirement fausse: +l'épargner prouve de la déraison; en user avec libéralité, de la raison. +Toutes les nations terminent leurs lettres par cette formule: «_Votre +très humble serviteur_», «_Your most obedient servant_,» «_Suo +devotissimo servo_». Les Allemands seuls suppriment le «_Diener_» +(serviteur), car ce n'est pas vrai, disent-ils. Celui, au contraire, qui +pousse la politesse jusqu'au sacrifice d'intérêts réels, ressemble à un +homme qui donnerait des pièces d'or en place de jetons. De même que la +cire, dure et cassante de sa nature, devient moyennant un peu de chaleur +si malléable qu'elle prend toutes les formes qu'il plaira de lui donner, +on peut, par un peu de politesse et d'amabilité, rendre souples et +complaisants jusqu'à des hommes revêches et hostiles. La politesse est +donc à l'homme ce que la chaleur est à la cire. + +Il est vrai de dire qu'elle est une rude tâche, en ce sens qu'elle nous +impose des témoignages de considération pour tous, alors que la plupart +n'en méritent aucune; en outre, elle exige que nous feignions le plus +vif intérêt, quand nous devons nous sentir heureux de ne leur en porter +nullement. Allier la politesse à la dignité est un coup de maître. + +Les offenses, consistant toujours au fond dans des manifestations de +manque de considération, ne nous mettraient pas si facilement hors de +nous si, d'une part, nous ne nourrissions pas une opinion très exagérée +de notre haute valeur et de notre dignité, ce qui est de l'orgueil +démesuré, et si, d'autre part, nous nous étions bien rendu compte de ce +que d'ordinaire, au fond de son cœur, chacun croit et pense à l'égard +des autres. Quel criant contraste pourtant entre la susceptibilité de la +plupart des gens pour la plus légère allusion critique dirigée contre +eux et ce qu'ils auraient à entendre s'ils pouvaient surprendre ce que +disent d'eux leurs connaissances! Nous ferions mieux de toujours nous +souvenir que la politesse n'est qu'un masque ricaneur; de cette façon, +nous ne nous mettrions pas à pousser des cris de paon, toutes les fois +que le masque se dérange un peu ou qu'il est déposé pour un instant. +Quand un individu devient ouvertement grossier, c'est comme s'il se +dépouillait de ses vêtements et se présentait _in puris naturalibus_. Il +faut avouer qu'il se montre fort laid ainsi, comme la plupart des gens +dans cet état. + +37° Il ne faut jamais prendre modèle sur un autre pour ce qu'on veut +faire ou ne pas faire, car les situations, les circonstances, les +relations ne sont jamais les mêmes et parce que la différence de +caractère donne aussi une tout autre teinte à l'action; c'est pourquoi +«_duo cum faciunt idem, non est idem_» (quand deux hommes font la même +chose, ce n'est pas la même chose). Il faut, après mûre réflexion, après +méditation sérieuse, agir conformément à son propre caractère. +L'originalité est donc indispensable même dans la vie pratique; sans +elle, ce qu'on fait ne s'accorde pas avec ce qu'on est. + +38° Ne combattez l'opinion de personne; songez que, si l'on voulait +dissuader les gens de toutes les absurdités auxquelles ils croient, on +n'en aurait pas fini, quand on atteindrait l'âge de Mathusalem. + +Abstenons-nous aussi, dans la conversation, de toute observation +critique, fût-elle faite dans la meilleure intention, car blesser les +gens est facile, les corriger difficile, sinon impossible. + +Quand les absurdités d'une conversation que nous sommes dans le cas +d'écouter commencent à nous mettre en colère, il faut nous imaginer que +nous assistons à une scène de comédie entre deux fous: «_Probatum est_.» +L'homme né pour instruire le monde sur les sujets les plus importants et +les plus sérieux peut parler de sa chance quand il s'en tire sain et +sauf. + +39° Celui qui veut que son opinion trouve crédit doit l'énoncer +froidement et sans passion. Car tout emportement procède de la volonté; +c'est donc à _celle-ci_ et non à la connaissance, qui est froide de sa +nature, que l'on attribuerait le jugement émis. En effet, la volonté +étant le principe radical dans l'homme, et la connaissance n'étant que +secondaire et venue accessoirement, on considérera plutôt le jugement +comme né de la volonté excitée que l'excitation de la volonté comme +produite par le jugement. + +40° Il ne faut pas se laisser aller à se louer soi-même, alors même +qu'on en aurait tout le droit. Car la vanité est chose si commune, le +mérite au contraire si rare, que toutes les fois que nous semblons nous +louer, quelque indirectement que ce soit, chacun pariera cent contre un +que ce qui a parlé par notre bouche c'est la vanité, parce qu'elle n'a +pas assez de raison pour comprendre le ridicule de la vanterie. +Néanmoins, Bacon de Verulam pourrait bien n'avoir pas tout à fait tort +quand il prétend que le «_semper aliquid hæret_» (il en reste toujours +quelque chose) n'est pas vrai uniquement de la calomnie, mais aussi de +la louange de soi-même, et quand il la recommande à doses modérées[38]. + +41° Quand vous soupçonnez quelqu'un de mentir, feignez la crédulité; +alors il devient effronté, ment plus fort, et on le démasque. Si vous +remarquez au contraire qu'une vérité qu'il voudrait dissimuler lui +échappe en partie, faites l'incrédule, afin que, provoqué par la +contradiction, il fasse avancer toute la réserve. + +42° Considérons toutes nos affaires personnelles comme des secrets; au +delà de ce que les bonnes connaissances voient de leurs propres yeux, il +faut leur rester entièrement inconnu. Car ce qu'elles sauraient touchant +les choses les plus innocentes peut, en temps et lieu, nous être +funeste. En général, il vaut mieux manifester sa raison par tout ce que +l'on tait que par ce qu'on dit. Effet de prudence dans le premier cas, +de vanité dans le second. Les occasions de se taire et celles de parler +se présentent en nombre égal, mais nous préférons souvent la fugitive +satisfaction que procurent les dernières au profit durable que nous +tirons des premières. On devrait se refuser jusqu'à ce soulagement de +cœur que l'on éprouve à se parler parfois à haute voix à soi-même, ce +qui arrive facilement aux personnes vives, pour n'en pas prendre +l'habitude; car, par là, la pensée devient à tel point l'âme et la sœur +de la parole, qu'insensiblement nous arrivons à parler aussi avec les +autres comme si nous pensions tout haut; et cependant la prudence +commande d'entretenir un large fossé toujours ouvert entre la pensée et +la parole. + +Il nous semble parfois que les autres ne peuvent absolument pas croire à +une chose qui nous concerne, tandis qu'ils ne songent nullement à en +douter; s'il nous arrive cependant d'éveiller ce doute en eux, alors en +effet ils ne pourront plus y ajouter foi. Mais nous ne nous trahissons +uniquement que dans l'idée qu'il est impossible qu'on ne le remarque +pas; c'est ainsi aussi que nous nous précipitons en bas d'une hauteur +par l'effet d'un vertige, c'est-à-dire de cette pensée qu'il n'est pas +possible de rester solidement à cette place et que l'angoisse d'y rester +est si poignante qu'il vaut mieux l'abréger: cette illusion s'appelle +vertige. + +D'autre part, il faut savoir que les gens, même ceux qui ne trahissent +d'ailleurs qu'une médiocre perspicacité, sont d'excellents algébristes +quand il s'agit des affaires personnelles des autres; dans ces matières, +une seule quantité étant donnée, ils résolvent les problèmes les plus +compliqués. Si, par exemple, on leur raconte une histoire passée en +supprimant tous les noms et toutes les autres indications sur les +personnes, il faut se garder d'introduire dans la narration le moindre +détail positif et spécial, tel que la localité, ou la date, ou le nom +d'un personnage secondaire, ou quoi que ce soit qui aurait avec +l'affaire la connexion la plus éloignée, car ils y trouvent aussitôt une +grandeur donnée positivement, à l'aide de laquelle leur perspicacité +algébrique déduit tout le reste. L'exaltation de la curiosité est telle +dans ces cas, qu'avec son secours la volonté met les éperons aux flancs +de l'intellect, qui, poussé de la sorte, arrive aux résultats les plus +lointains. Car, autant les hommes ont peu d'aptitude et de curiosité +pour les vérités _générales_, autant ils sont avides des vérités +individuelles. + +Voilà pourquoi le silence a été si instamment recommandé par tous les +docteurs en sagesse avec les arguments les plus divers à l'appui. Je +n'ai donc pas besoin d'en dire davantage et me contenterai de rapporter +quelques maximes arabes très énergiques et peu connues: «_Ce que ton +ennemi ne doit pas apprendre, ne le dis pas à ton ami._»--«_Faut que je +garde mon secret, il est mon prisonnier; dès que je le lâche, c'est moi +qui deviens son prisonnier._»--«_A l'arbre du silence pend son fruit, la +tranquillité._» + +43° Point d'argent mieux placé que celui dont nous nous sommes laissé +voler, car il nous a immédiatement servi à acheter de la prudence. + +44° Ne gardons d'animosité contre personne, autant que possible; +contentons-nous de bien noter les «procédés» de chacun, et +souvenons-nous-en, pour fixer par là la valeur de chacun au moins en ce +qui nous concerne, et pour régler en conséquence notre attitude et notre +conduite envers les gens; soyons toujours bien convaincus que le +caractère ne change jamais: oublier un vilain trait, c'est jeter par la +fenêtre de l'argent péniblement acquis. Mais, en suivant ma +recommandation, on sera protégé contre la folle confiance et contre la +folle amitié. + +«_Ni aimer ni haïr_» comprend la moitié de toute sagesse; «_ne rien dire +et ne rien croire_,» voilà l'autre moitié. Il est vrai qu'on tournera +volontiers le dos à un monde qui rend nécessaires des règles comme +celles-là et comme les suivantes. + +45° Montrer de la colère ou de la haine dans ses paroles ou dans ses +traits est inutile, est dangereux, imprudent, ridicule, vulgaire. On ne +doit donc témoigner de colère ou de haine que par des actes. La seconde +manière réussira d'autant plus sûrement qu'on se sera mieux gardé de la +première. Les animaux à sang froid sont les seuls venimeux. + +46° «_Parler sans accent_»: cette vieille règle des gens du monde +enseigne qu'il faut laisser à l'intelligence des autres le soin de +démêler ce que vous avez dit; leur compréhension est lente, et, avant +qu'elle ait achevé, vous êtes loin. Au contraire, «_parler avec accent_» +signifie s'adresser au sentiment, et alors tout est renversé. Il est +telles gens à qui l'on peut, avec un geste poli et un ton amical, dire +en réalité des sottises sans danger immédiat. + + + + +IV.--Concernant notre conduite en face de la marche du monde et en face +du sort. + + +47° Quelque forme que revête l'existence humaine, les éléments en sont +toujours semblables; aussi les conditions essentielles en restent-elles +les mêmes, qu'on vive dans une cabane ou à la cour, au couvent, ou à +l'armée. Malgré leur variété, les événements, les aventures, les +accidents heureux ou malheureux de la vie rappellent les articles de +confiseur; les figures sont nombreuses et variées, il y en a de +contournées et de bigarrées; mais le tout est pétri de la même pâte, et +les incidents arrivés à l'un ressemblent à ceux survenus à l'autre bien +plus que celui-ci ne s'en doute à les entendre raconter. Les événements +de notre vie ressemblent encore aux images du kaléidoscope: à chaque +tour, nous en voyons d'autres, tandis qu'en réalité c'est toujours la +même chose que nous avons devant les yeux. + +48° Trois puissances dominent le monde, a dit très justement un ancien: +«συνεσις, χρατος, χαι τνχη» prudence, force et fortune. Cette dernière, +selon moi, est la plus influente. Car le cours de la vie peut être +comparé à la marche d'un navire. Le sort, la «τνχη», la «_secunda aut +adversa fortuna_», remplit le rôle du vent qui rapidement nous pousse au +loin en avant ou en arrière, pendant que nos propres efforts et nos +peines ne sont que d'un faible secours. Leur office est celui des rames; +quand celles-ci, après bien des heures d'un long travail, nous ont fait +avancer d'un bout de chemin, voilà subitement un coup de vent qui nous +rejette d'autant en arrière. Le vent, au contraire, est-il favorable, il +nous pousse si bien que nous pouvons nous passer de rames. Un proverbe +espagnol exprime avec une énergie incomparable cette puissance de la +fortune: «_Da ventura a tu hijo, y echa lo en el mar_» (Donne à ton fils +du bonheur, et jette-le à la mer)[39]. + +Mais le hasard est une puissance maligne, à laquelle il faut se fier le +moins possible. Et cependant quel est, entre tous les dispensateurs de +biens, le seul qui, lorsqu'il donne, nous indique en même temps, à ne +pas s'y tromper, que nous n'avons nul droit de prétendre à ses dons, que +nous devons en rendre grâces non à notre mérite, mais à sa seule bonté +et à sa faveur, et qu'à cause de cela précisément nous pouvons nourrir +la réjouissante espérance de recevoir avec humilité bien d'autres dons +encore, tout aussi peu mérités? C'est le hasard: lui, qui entend cet art +régalien de faire comprendre que, opposé à sa faveur et à sa grâce, tout +mérite est sans force et sans valeur. + +Lorsqu'on jette les yeux en arrière sur le chemin de la vie, et lorsque, +embrassant dans l'ensemble son cours tortueux et perfide comme le +labyrinthe, on aperçoit tant de bonheurs manqués, tant de malheurs +attirés, on est amené facilement à exagérer les reproches qu'on +s'adresse à soi-même. Car la marche de notre existence n'est pas +uniquement notre propre œuvre; elle est le produit de deux facteurs, +savoir la série des événements et la série de nos décisions, qui sans +cesse se croisent et se modifient réciproquement. En outre, notre +horizon, pour les deux facteurs, est toujours très limité, vu que nous +ne pouvons prédire nos résolutions longtemps à l'avance, et, encore +moins, prévoir les événements; dans les deux séries, il n'y a que celles +du moment, qui nous soient bien connues. C'est pourquoi, aussi longtemps +que notre but est encore éloigné, nous ne pouvons même pas gouverner +droit sur lui; tout au plus pouvons-nous nous diriger approximativement +et par des probabilités; il nous faut donc souvent louvoyer. En effet, +tout ce qui est en notre pouvoir, c'est de nous décider chaque fois +selon les circonstances présentes, avec l'espoir de tomber assez juste +pour que cela nous rapproche du but principal. En ce sens, les +événements et nos résolutions importantes sont comparables à deux forces +agissant dans des directions différentes, et dont la diagonale +représente la marche de notre vie. Térence a dit: «_In vita est hominum +quasi cum ludas tesseris: si illud quod maxime opus est jactu, non +cadit, illud, quod cecidit forte, id arte ut corrigas_» (Il en est de la +vie humaine comme d'une partie de dés; si l'on n'obtient pas le dé dont +on a besoin, il faut savoir tirer parti de celui que le sort a amené); +c'est une espèce de trictrac que Térence doit avoir eu en vue dans ce +passage. Nous pouvons dire en moins de mots: Le sort mêle les cartes, et +nous, nous jouons. Mais, pour exprimer ce que j'entends ici, la +meilleure comparaison est la suivante. Les choses se passent dans la vie +comme au jeu d'échecs: nous combinons un plan; mais celui-ci reste +subordonné à ce qu'il plaira de faire, dans la partie d'échecs à +l'adversaire, dans la vie au sort. Les modifications que notre plan +subit à la suite sont, le plus souvent, si considérables que c'est à +peine si dans l'exécution il est encore reconnaissable à quelques traits +fondamentaux. + +Au reste, dans la marche de notre existence, il y a quelque chose qui +est placé plus haut que tout cela. Il est, en effet, d'une vérité banale +et trop souvent confirmée, que nous sommes fréquemment plus fous que +nous ne le croyons; en revanche, avoir été plus sage qu'on ne le +supposait soi-même, voilà une découverte que font ceux-là seuls qui se +sont trouvés dans ce cas, et, même alors, longtemps après seulement. Il +y a en nous quelque chose de plus avisé que la tête. Nous agissons, en +effet, dans les grands moments, dans les pas importants de la vie, moins +par une connaissance exacte de ce qu'il convient de faire que par une +impulsion intérieure; on dirait un instinct venant du plus profond de +notre être, et ensuite nous critiquons notre conduite en vertu de +notions précises, mais à la fois mesquines, acquises, voire même +empruntées, d'après des règles générales, ou selon l'exemple de ce que +d'autres ont fait, et ainsi de suite, sans peser assez qu'«_une chose ne +convient pas à tous_»; de cette manière, nous devenons facilement +injustes envers nous-mêmes. Mais la fin démontre qui a eu raison, et +seule une vieillesse que l'on atteint sans encombre autorise à juger la +question, tant par rapport au monde extérieur que par rapport à +soi-même. + +Peut-être cette impulsion intérieure est-elle guidée, sans que nous nous +en apercevions, par des songes prophétiques, oubliés au réveil, qui +donnent ainsi précisément à notre vie ce ton toujours également cadencé, +cette unité dramatique que ne pourrait lui prêter la conscience +cérébrale si souvent chancelante, abusée et si facilement variable; +c'est là peut-être ce qui fait, par exemple, que l'homme appelé à +produire de grandes œuvres dans une branche spéciale en a, dès sa +jeunesse, le sentiment intime et secret, et travaille en vue de ce +résultat, comme l'abeille à la construction de sa ruche. Mais pour +chaque homme, ce qui le pousse, c'est ce que Balthazar Gracian appelle +«_la gran sindéresis_», c'est-à-dire le soin instinctif et énergique de +soi-même, sans lequel l'être périt. Agir en vertu de _principes +abstraits_ est difficile, et ne réussit qu'après un long apprentissage +et, même alors, pas toujours; souvent aussi, ces principes sont +insuffisants. En revanche, chacun possède certains _principes innés et +concrets_, logés dans son sang et dans sa chair, car ils sont le +résultat de tout son penser, de son sentir et de son vouloir. La plupart +du temps, il ne les connaît pas _in abstracto_, et ce n'est qu'en +portant ses regards sur sa vie passée qu'il s'aperçoit leur avoir obéi +sans cesse et avoir été mené par ces principes comme par un fil +invisible. Selon leur qualité, ils le conduiront à son bonheur ou à son +malheur. + +49° On devrait ne jamais perdre de vue l'action qu'exerce le temps ni la +mobilité des choses; par conséquent, dans tout ce qui arrive +actuellement, il faudrait évoquer de suite l'image du contraire: ainsi, +dans le bonheur, se représenter vivement l'infortune; dans l'amitié, +l'inimitié; par le beau temps, la mauvaise saison; dans l'amour, la +haine; dans la confiance et l'épanchement, la trahison et le repentir; +et l'inverse également. Nous trouverions là une source intarissable de +sagesse pour ce monde, car nous serions toujours prudents et nous ne +nous laisserions pas abuser si facilement. Du reste, dans la plupart des +cas, nous n'aurions fait ainsi qu'anticiper sur l'action du temps. Il +n'est peut-être aucune notion pour laquelle l'expérience soit aussi +indispensable que pour la juste appréciation de l'inconstance et de la +vicissitude des choses. Comme chaque situation, pour le temps de sa +durée, existe nécessairement et par conséquent de plein droit, il semble +que chaque année, chaque mois, chaque jour va enfin conserver ce plein +droit pour l'éternité. Mais rien ne le conserve, ce droit d'actualité, +et le changement seul est la chose immuable. L'homme prudent est celui +que n'abuse pas la stabilité apparente et qui prévoit, en outre, la +direction dans laquelle s'opérera le prochain changement[40]. Ce qui +fait que les hommes considèrent ordinairement l'état précaire des choses +ou la direction de leur cours comme ne devant jamais changer, c'est que, +tout en ayant les effets sous les yeux, ils ne saisissent pas les +causes; or ce sont celles-ci qui portent en elles le germe des futurs +changements; l'effet, qui seul existe à leurs yeux, ne contient rien de +semblable. Ils s'attachent au résultat, et quant à ces causes qu'ils +ignorent, ils supposent que, ayant pu produire l'effet, elles seront +aussi capables de le maintenir. Ils ont en cela cet avantage que, +lorsqu'ils se trompent, c'est toujours _uni sono_, d'une seule voix; +aussi la calamité que cette erreur attire sur leur tête est toujours +générale, tandis que le penseur, quand il se trompe, reste, en outre, +isolé. Pour le dire en passant, ceci confirme mon assertion que l'erreur +provient toujours d'une conclusion d'effet à cause (voy. _Le monde comme +V. et R._, vol. I). + +Toutefois il ne convient qu'en théorie d'_anticiper sur le temps_ en +prévoyant son effet, et non pas pratiquement; ce qui veut dire qu'il ne +faut pas empiéter sur l'avenir en demandant _avant_ le temps ce qui ne +peut venir qu'_avec_ le temps. Quiconque s'avise de le faire éprouvera +qu'il n'est pas d'usurier pire et plus intraitable que le temps, et que, +lorsqu'on lui demande des avances de payement, il exige de plus lourds +intérêts que n'importe quel juif. Par exemple, on peut, au moyen de +chaux vive et de chaleur, pousser la végétation d'un arbre au point de +lui faire porter en quelques jours ses feuilles, ses fleurs et ses +fruits; mais il dépérit ensuite. Quand l'adolescent veut exercer dès à +présent, même pendant peu de jours, la puissance génitale de l'homme +fait, et accomplir à dix-neuf ans ce qui lui sera facile à trente, le +temps lui en fera bien l'avance, mais une partie de la force de ses +années à venir, peut-être une partie même de sa vie, servira d'intérêt. +Il est des maladies que l'on ne peut guérir convenablement et +radicalement qu'en leur laissant suivre leur cours naturel; elles +disparaissent alors d'elles-mêmes, sans laisser de traces. Mais si l'on +demande à se rétablir immédiatement, tout de suite, alors encore le +temps devra faire l'avance; la maladie sera écartée, mais l'intérêt sera +représenté par un affaiblissement et des maux chroniques pour toute la +vie. Lorsque, en temps de guerre ou de troubles, on veut trouver de +l'argent bien vite, tout de suite, on est obligé de vendre au tiers de +leur valeur, et peut-être moins encore, des immeubles ou des papiers de +l'État, dont on obtiendrait le prix intégral si on laissait faire le +temps, c'est-à-dire si l'on attendait quelques années; mais on l'oblige +à des avances. Ou bien encore on a besoin d'une certaine somme pour +faire un long voyage: on pourrait ramasser l'argent nécessaire en un ou +deux ans en épargnant sur ses revenus. Mais on ne veut pas attendre: on +emprunte ou bien on prend sur son capital; en d'autres mots, le temps +est appelé à faire une avance. Ici, l'intérêt sera le désordre faisant +irruption dans les finances, et un déficit permanent et croissant dont +on ne peut plus se débarrasser. C'est là donc l'usure pratiquée par le +temps, et tous ceux qui ne peuvent pas attendre seront ses victimes. Il +n'est pas d'entreprise plus coûteuse que de vouloir précipiter le cours +mesuré du temps. Gardons-nous bien aussi de lui devoir des intérêts. + +50° Entre les cerveaux communs et les têtes sensées, il y a une +différence caractéristique et qui se produit fréquemment dans la vie +ordinaire: c'est que les premiers, quand ils réfléchissent à un danger +possible dont ils veulent apprécier la grandeur, ne cherchent et ne +considèrent que ce qui _peut être arrivé_ déjà de semblable; tandis que +les secondes pensent par elles-mêmes à ce qui _pourrait arriver_, se +rappelant le proverbe espagnol qui dit: «_Lo que no acaece en un ano, +acaece en un rato_» (Ce qui n'arrive pas en un an arrive en un instant). +Du reste, la différence dont je parle est toute naturelle; car, pour +embrasser du regard _ce qui peut arriver_, il faut du jugement, et, pour +voir _ce qui est arrivé_, les sens suffisent. + +Sacrifions aux esprits malins! voilà quelle doit être notre maxime. Ce +qui veut dire qu'il ne faut pas reculer devant certains frais de soins, +de temps, de dérangement, d'embarras, d'argent ou de privations, quand +on peut ainsi fermer l'accès à l'éventualité d'un malheur et faire que +plus l'accident peut être grave, plus la possibilité en devienne faible, +éloignée et invraisemblable. L'exemple le plus frappant à l'appui de +cette règle, c'est la prime d'assurance. Celle-ci est un sacrifice +public et général sur l'autel des esprits malins. + +51° Nul événement ne doit nous faire éclater en grands éclats de joie ni +de lamentations, en partie à cause de la versatilité de toutes choses +qui peut à tout moment modifier la situation, et en partie à cause de la +facilité de notre jugement à se tromper sur ce qui nous est salutaire ou +préjudiciable; ainsi il est arrivé à chacun, au moins une fois dans sa +vie, de gémir sur ce qui s'est trouvé plus tard être tout ce qu'il y +avait de plus heureux pour lui, ou d'être ravi de ce qui est devenu la +source de ses plus grandes souffrances. Le sentiment que nous +recommandons ici, Shakespeare l'a exprimé dans les beaux vers suivants: + + I have felt so many quirks of joy and grief + That the first face of neither, on the start, + Can woman me unto it. + + (J'ai éprouvé tant de secousses de joie et de douleur que le + premier aspect et le choc imprévu de l'une ou de l'autre ne peuvent + plus me faire descendre à la faiblesse d'une femme.)--(_Tout est + bien..._ Acte 3, sc. 2.) + +L'homme, surtout, qui reste calme dans les revers, prouve qu'il sait +combien les maux possibles dans la vie sont immenses et multiples, et +qu'il ne considère le malheur qui survient en ce moment que comme une +petite partie de ce qui pourrait arriver: c'est là le sentiment stoïque, +qui porte à ne jamais être «_conditionis humanæ oblitus_» (oublieux de +la condition humaine), mais à se rappeler sans cesse la triste et +déplorable destinée générale de l'existence humaine, ainsi que le nombre +infini de souffrances auxquelles elle est exposée. Pour aviver ce +sentiment, il n'y a qu'à jeter partout un regard autour de soi: en tout +lieu, on aura bientôt sous les yeux cette lutte, ces trépignements, ces +tourments pour une misérable existence, nue et insignifiante. Alors on +rabattra de ses prétentions, on saura s'accommoder à l'imperfection de +toutes choses et de toutes conditions, et l'on verra venir les désastres +pour apprendre à les éviter ou à les supporter. Car les revers, grands +ou petits, sont l'élément de notre vie. Voilà ce qu'on devrait toujours +avoir présent à l'esprit, sans pour cela, en vrai «δνσχολος», se +lamenter et se contorsionner avec Beresford à cause des _miseries of +human life_, et encore moins in _pulicis morsu Deum invocare_ (invoquer +Dieu pour une morsure de puce); il faut, en «ευλαβης», pousser si loin +la prudence à prévenir et écarter les malheurs, qu'ils viennent des +hommes ou des choses, et se perfectionner si bien dans cet art, que, +pareil à un fin renard, on évite bien gentiment tout accident (il n'est +le plus souvent qu'une maladresse déguisée), petit ou grand. + +La raison principale pour laquelle un événement malheureux est moins +lourd à porter quand nous l'avons considéré à l'avance comme possible et +que nous en avons pris notre parti, comme on dit, cette raison doit être +la suivante: lorsque nous pensons avec calme à un malheur avant qu'il se +produise, comme à une simple possibilité, nous en apercevons l'étendue +clairement et de tous les côtés, et nous en avons alors la notion comme +de quelque chose de fini et de facile à embrasser d'un regard; de façon +que, lorsqu'il arrive effectivement, il ne peut pas agir avec plus de +poids qu'il n'en a en réalité. Si, au contraire, nous n'avons pas pris +ces précautions, si nous sommes frappés sans préparation, l'esprit +effrayé ne peut, au premier abord, mesurer exactement son étendue, et, +ne pouvant le voir d'un seul regard, il est porté à le considérer comme +incommensurable, ou, au moins, comme beaucoup plus grand qu'il ne l'est +vraiment. C'est ainsi que l'obscurité et l'incertitude grossissent tout +danger. Ajoutons que certainement, en considérant ainsi à l'avance un +malheur comme possible, nous avons médité en même temps sur les motifs +que nous aurons de nous en consoler et sur les moyens d'y remédier, ou +pour le moins nous nous sommes familiarisés avec sa vue. + +Mais rien ne nous fera supporter avec plus de calme les malheurs, que de +bien nous convaincre de la vérité que j'ai fermement établie, en +remontant à leurs principes premiers, dans mon ouvrage couronné sur _le +Libre arbitre;_ je l'ai énoncée en ces termes: _Tout ce qui arrive, du +plus grand au plus petit, arrive nécessairement._ Car l'homme sait bien +vite se résigner à ce qui est inévitablement nécessaire, et la +connaissance du précepte ci-dessus lui fait envisager tous les +événements, même ceux qu'amènent les hasards les plus étranges, comme +aussi nécessaires que ceux qui dérivent des lois les mieux connues et se +conforment aux prévisions les plus exactes. Je renvoie donc le lecteur à +ce que j'ai dit (voyez _Le monde comme volonté et comme représentation_) +sur l'influence calmante qu'exerce la notion de l'inévitable et du +nécessaire. Tout homme qui s'en sera pénétré commencera par faire +bravement ce qu'il peut faire, puis souffrira bravement ce qu'il doit +souffrir. + +Nous pouvons considérer les petits accidents qui viennent nous vexer à +toute heure, comme destinés à nous tenir en haleine, afin que la force +nécessaire pour supporter les grands malheurs ne se relâche pas dans les +jours heureux. Quant aux tracasseries journalières, aux petits +frottements dans les rapports entre les hommes, aux chocs insignifiants, +aux inconvenances, aux caquets et autres choses semblables, il faut être +cuirassé à leur égard, c'est-à-dire non seulement ne pas les prendre à +cœur et les ruminer, mais ne pus même les ressentir; ne nous laissons +pas toucher par tout cela, repoussons-le du pied comme les cailloux qui +gisent sur la route, et n'en faisons jamais un objet intime de réflexion +et de méditation. + +52° Le plus souvent, ce sont simplement leurs propres sottises que les +gens appellent communément le sort. On ne peut donc assez se pénétrer de +ce beau passage d'Homère (_Il._, XXIII, 313 et suiv.) où il recommande +la «μηλις», c'est-à-dire une sage circonspection. Car, si l'on n'expie +ses fautes que dans l'autre monde, c'est déjà dans celui-ci qu'on paye +ses sottises, bien que de temps à autre celles-ci trouvent grâce, à +l'occasion. + +Ce n'est pas le tempérament violent, c'est la prudence qui fait paraître +terrible et menaçant: tellement le cerveau de l'homme est une arme plus +redoutable que la griffe du lion. + +L'homme du monde parfait serait celui que l'indécision ne ferait jamais +rester à court et que rien non plus ne ferait se presser. + +53° Le courage est, après la prudence, une condition essentielle à notre +bonheur. Certainement on ne peut se donner ni l'une ni l'autre de ces +qualités; on hérite la première de son père et la seconde de sa mère; +cependant, par une résolution bien prise et par de l'exercice, on +parvient à augmenter la part qu'on en possède. Dans ce monde où le sort +est d'airain, il faut avoir un caractère d'airain, cuirassé contre la +destinée et armé contre les hommes. Car toute cette vie n'est qu'un +combat; chaque pas nous est disputé, et Voltaire dit avec raison: «_On +ne réussit dans ce monde qu'à la pointe de l'épée, et on meurt les armes +à la main._» Aussi est-ce d'une âme lâche, dès que les nuages +s'amoncellent ou se montrent seulement à l'horizon, de se laisser +abattre, de perdre courage et de gémir. Que notre devise soit plutôt: + + Tu ne cede malis sed contra audentior ito. + +(Ne cède pas à l'adversité, mais marche hardiment contre elle.) + +Tant qu'il n'y a encore que du doute sur l'issue d'une chose dangereuse, +tant qu'il reste une possibilité pour que le résultat soit favorable, ne +faiblissez pas, ne songez qu'à la résistance; de même qu'il ne faut pas +désespérer du beau temps, aussi longtemps qu'il reste encore au ciel un +petit coin bleu. Il faut même en arriver à pouvoir dire: + + Si fractus illabatur orbis + Impavidum ferient ruinæ. + +(Si le monde s'écroulait brisé, ses ruines le frapperaient sans +l'effrayer.) + +Ni l'existence tout entière, ni à plus forte raison ses biens, ne +méritent en définitive tant de lâche terreur et tant d'angoisses: + + Quocirca vivite fortes, + Fortiaque adversis opponite pectora rebus. + +(C'est pourquoi vivez vertueux et opposez un cœur ferme à l'adversité). + +Cependant un excès est possible: le courage peut dégénérer en témérité. +Pourtant la poltronnerie, dans une certaine mesure, est même nécessaire +à la conservation de notre existence sur la terre; la lâcheté n'est que +l'excès de cette mesure. C'est ce que Bacon de Verulam a si bien exposé +dans son explication étymologique du _terror Panicus_, explication qui +laisse loin derrière elle celle qui nous a été conservée, due à +Plutarque (_De Iside et Osir._, ch. 14). Bacon la fait dériver de _Pan_, +personnifiant la nature; puis il ajoute: «La nature a mis le sentiment +de la crainte et de la terreur dans tout ce qui est vivant pour garder +la vie et son essence, et pour éviter et chasser les dangers. Cependant +cette même nature ne sait pas garder la mesure: aux craintes salutaires +elle en mêle toujours de vaines et de superflues: tellement que nous +trouverions (si nous pouvions voir l'intérieur) tous les êtres, surtout +les créatures humaines, remplis de terreurs paniques.» Au reste, ce qui +caractérise la terreur panique, c'est qu'elle ne se rend pas compte +distinctement de ses motifs; elle les présuppose plus qu'elle ne les +connaît, et, au besoin, elle donne la peur elle-même pour motif à la +peur. + + + + +CHAPITRE VI + +DE LA DIFFÉRENCE DES ÂGES DE LA VIE + + +Voltaire a dit admirablement: + + Qui n'a pas l'esprit de son âge + De son âge a tout le malheur. + +Il nous faut donc, pour clore ces considérations eudémonologiques, jeter +un coup d'œil sur les modifications que l'âge apporte en nous. + +Dans tout le cours de notre vie, nous ne possédons que le _présent_ et +rien au delà. La seule différence, c'est, en premier lieu, qu'au +commencement nous voyons un long avenir devant nous, et vers la fin un +long passé derrière nous; en second lieu, que notre tempérament, mais +jamais notre caractère, parcourt une série de modifications connues, qui +donnent chacune une teinte différente au présent. + +J'ai exposé dans mon grand ouvrage (vol. II, ch. 31) comment et +pourquoi, dans l'_enfance_, nous sommes beaucoup plus portés vers la +_connaissance_ que vers la _volonté_. C'est là-dessus précisément que +repose cette félicité du premier quart de la vie qui nous le fait +apparaître ensuite derrière nous comme un paradis perdu. Nous n'avons, +pendant l'enfance, que des relations peu nombreuses et des besoins +limités, par suite, peu d'excitation de la volonté: la plus grande part +de notre être est employée à _connaître_. L'intellect, comme le cerveau, +qui à sept ans atteint toute sa grosseur, se développe de bonne heure, +bien qu'il ne mûrisse que plus tard, et étudie cette existence encore +nouvelle où tout, absolument tout est revêtu du vernis brillant que lui +prête le charme de la nouveauté. De là vient que nos années d'enfance +sont une poésie non interrompue. Car l'essence de la poésie, comme de +tous les arts, est de percevoir dans chaque chose isolée l'idée +platonique, c'est-à-dire l'essentiel, ce qui est commun à toute +l'_espèce;_ chaque objet nous apparaît ainsi comme représentant tout son +genre, et _un cas_ en vaut mille. Quoiqu'il semble que dans les scènes +de notre jeune âge nous ne soyons occupés que de l'objet ou de +l'événement actuel et encore en tant seulement que notre volonté du +moment y est intéressée, au fond cependant il n'en est pas ainsi. En +effet, la vie, avec toute son importance, s'offre à nous si neuve +encore, si fraîche, avec des impressions si peu émoussées par leur +retour fréquent, que, avec toutes nos allures enfantines, nous nous +occupons, en silence et sans intention distincte, à saisir dans les +scènes et les événements isolés, l'essence même de la vie, les types +fondamentaux de ses formes et de ses images. Nous voyons, comme +l'exprime Spinoza, tous les objets et toutes les personnes _sub specie +æternitatis_. Plus nous sommes jeunes, plus chaque chose isolément +représente pour nous son genre tout entier. Cet effet va diminuant +graduellement, d'année en année: et c'est là ce qui détermine la +différence si considérable d'impression que produisent sur nous les +objets dans la jeunesse ou dans l'âge avancé. Les expériences et les +connaissances acquises pendant l'enfance et la première jeunesse +deviennent ensuite les types constants et les rubriques de toutes les +expériences et connaissances ultérieures, pour ainsi dire les catégories +sous lesquelles nous ajoutons, sans en avoir toujours la conscience +exacte, tout ce que nous rencontrons plus tard. Ainsi se forme, dès nos +années d'enfance, le fondement solide de notre manière, superficielle ou +profonde, d'envisager le monde; elle se développe et se complète par la +suite, mais ne change plus dans ses points principaux. C'est donc en +vertu de cette manière de voir, purement objective, par conséquent +poétique, essentielle à l'enfance, où elle est soutenue par le fait que +la volonté est encore bien loin de se manifester avec toute son énergie, +que l'enfant s'occupe beaucoup plus à connaître qu'à vouloir. De là ce +regard sérieux, contemplatif de certains enfants, dont Raphaël a tiré si +heureusement parti pour ses anges, surtout dans sa Madone sixtine. C'est +pourquoi également les années d'enfance sont si heureuses que leur +souvenir est toujours mêlé d'un douloureux regret. Pendant que d'une +part nous nous consacrons ainsi, avec tout notre sérieux, à la +connaissance intuitive des choses, d'autre part l'éducation s'occupe à +nous procurer des _notions_. Mais les notions ne nous donnent pas +l'essence propre des choses; celle-ci, qui constitue le fond et le +véritable contenu de toutes nos connaissances, repose principalement sur +la compréhension _intuitive_ du monde. Mais cette dernière ne peut être +acquise que par nous-mêmes et ne saurait d'aucune manière nous être +_enseignée_. D'où il résulte que notre valeur intellectuelle, tout comme +notre valeur morale, n'entre pas du dehors dans nous, mais sort du plus +profond de notre propre être, et toute la science pédagogique d'un +Pestalozzi ne parviendra jamais à faire d'un imbécile né un penseur: +non, mille fois non! imbécile il est né, il doit mourir imbécile. Cette +compréhension contemplative du monde extérieur nouvellement offert à +notre vue explique aussi pourquoi tout ce qu'on a vu et appris pendant +l'enfance se grave si fortement dans la mémoire. En effet, nous nous y +sommes occupés exclusivement, rien ne nous en a distraits, et nous avons +considéré les choses que nous voyions comme uniques de leur espèce, bien +plus, comme les seules existantes. Plus tard, le nombre considérable des +choses alors connues nous enlève le courage et la patience. Si l'on veut +bien se rappeler ici ce que j'ai exposé dans le deuxième volume de mon +grand ouvrage, savoir: que l'existence _objective_ de toutes choses, +c'est-à-dire dans la _représentation_ pure, est toujours agréable, +taudis que leur existence _subjective_, est dans le _vouloir_, est +fortement mélangée de douleur et de chagrin, alors on admettra bien, +comme expression résumée de la chose, la proposition suivante: Toutes +les choses sont belles _à la vue_ et affreuses dans leur _être_ +(herrlich zu _seh'n_, aber schrecklich zu _seyn_). Il résulte de tout ce +qui précède que, pendant l'enfance, les objets nous sont connus bien +plus par le côté de la _vue_, c'est-à-dire de la représentation, de +l'objectivité, que par celui de l'_être_, qui est en même temps celui de +la volonté. Comme le premier est le côté réjouissant des choses et que +leur côté subjectif et effrayant nous est encore inconnu, le jeune +intellect prend toutes les images que la réalité et l'art lui présentent +pour autant d'êtres heureux: il s'imagine qu'autant elles sont belles à +_voir_, autant et plus elles le sont à _être_. Aussi la vie lui apparaît +comme un éden: c'est là cette Arcadie où tous nous sommes nés. Il en +résulte, un peu plus tard, la soif de la vie réelle, le besoin pressant +d'agir et de souffrir, nous poussant irrésistiblement dans le tumulte du +monde. Ici, nous apprenons à connaître l'autre face des choses, celle de +l'_être_, c'est-à-dire de la volonté, que tout vient croiser à chaque +pas. Alors s'approche peu à peu la grande désillusion; quand elle est +arrivée, on dit: «L'âge des illusions est passé[41],» et tout de même +elle avance toujours davantage et devient de plus en plus complète. +Ainsi, nous pouvons dire que pendant l'enfance la vie se présente comme +une décoration de théâtre vue de loin, pendant la vieillesse, comme la +même, vue de près. + +Voici encore un sentiment, qui vient contribuer au bonheur de l'enfance: +ainsi qu'au commencement du printemps tout feuillage a la même couleur +et presque la même forme, ainsi, dans la première enfance, nous nous +ressemblons tous, et nous nous accordons parfaitement. Ce n'est qu'avec +la puberté que commence la divergence qui va toujours augmentant, comme +celle des rayons d'un cercle. + +Ce qui trouble, ce qui rend malheureuses les années de jeunesse, le +reste de cette première moitié de la vie si préférable à la seconde, +c'est la chasse au bonheur, entreprise dans la ferme supposition qu'on +peut le rencontrer dans l'existence. C'est là la source de l'espérance +toujours déçue, qui engendre à son tour le mécontentement. Les images +trompeuses d'un vague rêve de bonheur flottent devant nos yeux sous des +formes capricieusement choisies, et nous cherchons vainement leur type +original. Aussi sommes-nous pendant la jeunesse presque toujours +mécontents de notre état et de notre entourage, quels qu'ils soient, car +c'est à eux que nous attribuons ce qui revient partout à l'inanité et à +la misère de la vie humaine, avec lesquelles nous faisons connaissance +pour la première fois en ce moment, après nous être attendus à bien +autre chose. On gagnerait beaucoup à enlever de bonne heure, par des +enseignements convenables, cette illusion propre à la jeunesse qu'il y a +grand'chose à trouver dans le monde. Mais au contraire il arrive que la +vie se fait connaître à nous par la poésie avant de se révéler par la +réalité. À l'aurore de notre jeunesse, les scènes que l'art nous dépeint +s'étalent brillantes à nos yeux, et nous voilà tourmentés du désir de +les voir réalisées, de saisir l'arc-en-ciel. Le jeune homme attend sa +vie sous la forme d'un roman intéressant. Ainsi naît cette illusion que +j'ai décrite dans le deuxième volume de mon ouvrage déjà cité. Car ce +qui prête leur charme à toutes ces images, c'est que précisément elles +ne sont que des images et non des réalités, et qu'en les contemplant +nous nous trouvons dans l'état de calme et de contentement parfait de la +connaissance pure. Se réaliser signifie être rempli par le vouloir, et +celui-ci amène infailliblement des douleurs. Ici encore, je dois +renvoyer le lecteur que le sujet intéresse au deuxième volume de mon +livre. + +Si donc le caractère de la première moitié de la vie est une aspiration +inassouvie au bonheur, celui de la seconde moitié est l'appréhension du +malheur. Car à ce moment on a reconnu plus ou moins nettement que tout +bonheur est chimérique, toute souffrance, au contraire, réelle. Alors +les hommes, ceux-là du moins dont le jugement est sensé, au lieu +d'aspirer aux jouissances, ne cherchent plus qu'une condition affranchie +de douleur et de trouble[42]. Lorsque, dans mes années de jeunesse, +j'entendais sonner à ma porte, j'étais tout joyeux, car je me disais: +«Ah! enfin!» Plus tard, dans la même situation, mon impression était +plutôt voisine de la frayeur; je pensais: «Hélas! déjà!» Les êtres +distingués et bien doués, ceux qui, par là même, n'appartiennent pas +entièrement au reste des hommes et se trouvent plus ou moins isolés, en +proportion de leurs mérites, éprouvent aussi à l'égard de la société +humaine ces deux sentiments opposés: dans leur jeunesse, c'est +fréquemment celui d'en être _délaissés;_ dans l'âge mûr, celui d'en être +_délivrés_. Le premier, qui est pénible, provient de leur ignorance; le +second, agréable, de leur connaissance du monde. Cela fait que la +seconde moitié de la vie, comme la seconde partie d'une période +musicale, a moins de fougue et plus de tranquillité que la première; ce +qui vient de ce que la jeunesse s'imagine monts et merveilles au sujet +du bonheur et des jouissances que l'on peut rencontrer sur terre, la +seule difficulté consistant à les atteindre, tandis que la vieillesse +sait qu'il n'y a rien à y trouver: calmée à cet égard, elle goûte tout +présent supportable et prend plaisir même aux petites choses. + +Ce que l'homme mûr a gagné par l'expérience de la vie, ce qui fait qu'il +voit le monde autrement que l'adolescent et le jeune homme, c'est avant +tout l'_absence de prévention_. Lui, le premier, commence à voir les +choses simplement et à les prendre pour ce qu'elles sont; tandis que, +aux yeux du jeune homme et de l'adolescent, une illusion composée de +rêveries créées d'elles-mêmes, de préjugés transmis et de fantaisies +étranges, voilait ou déformait le monde véritable. La première tâche que +l'expérience trouve à accomplir est de nous délivrer des chimères et des +notions fausses accumulées pendant la jeunesse. En garantir les jeunes +gens serait certainement la meilleure éducation à leur donner, bien +qu'elle soit simplement négative; mais c'est là une bien difficile +affaire. Il faudrait, dans ce but, commencer par maintenir l'horizon de +l'enfant aussi étroit que possible, ne lui procurer dans ses limites que +des notions claires et justes et ne l'élargir que graduellement, après +qu'il aurait la connaissance bien exacte de tout ce qui y est situé, et +ayant toujours soin qu'il n'y reste rien d'obscur, rien qu'il n'aurait +compris qu'à demi ou de travers. Il en résulterait que ses notions sur +les choses et sur les relations humaines, bien que restreintes encore et +très simples, seraient néanmoins distinctes et vraies, de manière à +n'avoir plus besoin que d'extension et non de redressement; on +continuerait ainsi jusqu'à ce que l'enfant fût devenu jeune homme. Cette +méthode exige surtout qu'on ne permette pas la lecture de romans; on les +remplacera par des biographies convenablement choisies, comme par +exemple celle de Franklin, ou l'histoire d'_Antoine Reiser_ par Moritz, +et autres semblables. + +Tant que nous sommes jeunes, nous nous imaginons que les événements et +les personnages importants et de conséquence feront leur apparition dans +notre existence avec tambour et trompette; dans l'âge mûr, un regard +rétrospectif nous montre qu'ils s'y sont tous glissés sans bruit, par la +porte dérobée et presque inaperçus. + +On peut aussi, au point de vue qui nous occupe, comparer la vie à une +étoffe brodée dont chacun ne verrait, dans la première moitié de son +existence, que l'endroit, et, dans la seconde, que l'envers; ce dernier +côté est moins beau, mais plus instructif, car il permet de reconnaître +l'enchaînement des fils. + +La supériorité intellectuelle même la plus grande ne fera valoir +pleinement son autorité dans la conversation qu'après la quarantième +année. Car la maturité propre à l'âge et les fruits de l'expérience +peuvent bien être surpassés de beaucoup, mais jamais remplacés par +l'intelligence; ces conditions fournissent, même à l'homme le plus +ordinaire, un contrepoids à opposer à la force du plus grand esprit, +tant que celui-ci est encore jeune. Je ne parle ici que de la +personnalité, non des œuvres. + +Aucun homme quelque peu supérieur, aucun de ceux qui n'appartiennent pas +à cette majorité des cinq-sixièmes des humains si strictement dotée par +la nature, ne pourra s'affranchir d'une certaine teinte de mélancolie +quand il a dépassé la quarantaine. Car, ainsi qu'il était naturel, il +avait jugé les autres d'après lui et a été désabusé; il a compris qu'ils +sont bien arriérés par rapport à lui soit par la tête, soit par le cœur, +le plus souvent même par les deux, et qu'ils ne pourront jamais balancer +leur compte; aussi évite-t-il volontiers tout commerce avec eux, comme, +du reste, tout homme aimera ou haïra la solitude, c'est-à-dire sa propre +société, en proportion de sa valeur intérieure. Kant traite aussi de ce +genre de misanthropie dans sa _Critique de la raison_, vers la fin de la +note générale, au § 29 de la première partie. + +C'est un mauvais symptôme, au moral comme à l'intellectuel, pour un +jeune homme, de se retrouver facilement au milieu des menées humaines, +d'y être bientôt à son aise et d'y pénétrer comme préparé à l'avance; +cela annonce de la vulgarité. Par contre, une attitude décontenancée, +hésitante, maladroite et à contre-sens est, en pareille circonstance, +l'indice d'une nature de noble espèce. + +La sérénité et le courage que l'on apporte à vivre pendant la jeunesse +tiennent aussi en partie à ce que, gravissant la colline, nous ne voyons +pas la mort, située au pied de l'autre versant. Le sommet une fois +franchi, nous voyons de nos yeux la mort, que nous ne connaissions +jusque-là que par ouï-dire, et, comme à ce moment les forces vitales +commencent à baisser, notre courage faiblit en même temps; un sérieux +morne chasse alors la pétulance juvénile et s'imprime sur nos traits. +Tant que nous sommes jeunes, nous croyons la vie sans fin, quoi qu'on +nous puisse dire, et nous usons du temps à l'avenant. Plus nous +vieillissons, plus nous en devenons économes. Car, dans l'âge avancé, +chaque jour de la vie qui s'écoule produit en nous le sentiment +qu'éprouve un condamné à chaque pas qui le rapproche de l'échafaud. + +Considérée du point de vue de la jeunesse, la vie est un avenir +infiniment long; de celui de la vieillesse, un passé très court, +tellement qu'au début elle s'offre à nos yeux comme les objets vus par +le petit bout de la lunette, et à la fin comme vus par le gros bout. Il +faut avoir vieilli, c'est-à-dire avoir vécu longuement, pour reconnaître +combien la vie est courte. Plus on avance en âge, plus les choses +humaines, toutes tant qu'elles sont, nous paraissent minimes; la vie, +qui pendant la jeunesse était là, devant nous, ferme et comme immobile, +nous semble maintenant une fuite rapide d'apparitions éphémères, et le +néant de tout ici-bas apparaît. Le temps lui-même, pendant la jeunesse, +marche d'un pas plus lent; aussi le premier quart de notre vie est non +seulement le plus heureux, mais aussi le plus long; il laisse donc +beaucoup plus de souvenirs, et chaque homme pourrait, à l'occasion, +raconter de ce premier quart plus d'événements que des deux suivants. Au +printemps de la vie, comme au printemps de l'année, les journées +finissent même par devenir d'une longueur accablante. À l'automne de la +vie comme à l'automne de l'année, elles sont courtes, mais sereines et +plus constantes. + +Pourquoi, dans la vieillesse, la vie qu'on a derrière soi paraît-elle si +brève? C'est parce que nous la tenons pour aussi courte que le souvenir +que nous en avons. En effet, tout ce qu'il y a eu d'insignifiant et une +grande partie de ce qu'il y a eu de pénible ont échappé à notre mémoire; +il y est donc resté bien peu de chose. Car, de même que notre intellect +en général est très imparfait, de même notre mémoire l'est aussi: il +faut que nous exercions nos connaissances, et que nous ruminions notre +passé; sans quoi les deux disparaissent dans l'abîme de l'oubli. Mais +nous ne revenons pas volontiers par la pensée sur les choses +insignifiantes, ni d'ordinaire sur les choses désagréables, ce qui +serait pourtant indispensable pour les garder dans la mémoire. Or les +choses insignifiantes deviennent toujours plus nombreuses; car bien des +faits qui au premier abord nous semblaient importants perdent tout +intérêt à mesure qu'ils se répètent; les retours, au commencement, ne +sont que fréquents, mais par la suite ils deviennent innombrables. Aussi +nous rappelons-nous mieux nos jeunes années que celles qui ont suivi. +Plus nous vivons longtemps, moins il y a d'événements qui vous semblent +assez graves ou assez significatifs pour mériter d'être ruminés, ce qui +est l'unique moyen d'en garder le souvenir; à peine ont-ils passé, nous +les oublions. Et voilà pourquoi le temps fuit, laissant de moins en +moins de traces derrière soi. + +Mais nous ne revenons pas volontiers non plus sur les choses +désagréables, alors surtout qu'elles blessent notre vanité; et c'est le +cas le plus fréquent, car peu de désagréments nous arrivent sans notre +faute. Nous oublions donc également beaucoup de choses pénibles. C'est +par l'élimination de ces deux catégories d'événements que notre mémoire +devient si courte, et elle le devient, à proportion, d'autant plus que +l'étoffe en est plus longue. De même que les objets situés sur le rivage +deviennent de plus en plus petits, vagues et indistincts à mesure que +notre barque s'en éloigne, ainsi s'effacent les années écoulées, avec +nos aventures et nos actions. Il arrive aussi que la mémoire et +l'imagination nous retracent une scène de notre vie, dès longtemps +disparue, avec tant de vivacité qu'elle nous semble dater de la veille +et nous apparaît tout proche de nous. Cet effet résulte de ce qu'il nous +est impossible de nous représenter en même temps le long espace de temps +qui s'est écoulé entre alors et à présent, et que nous ne pouvons pas +l'embrasser du regard en un seul tableau; de plus, les événements +accomplis dans cet intervalle sont oubliés en grande partie, et il ne +nous en reste plus qu'une connaissance générale, _in abstracto_, une +simple notion et non une image. Alors ce passé lointain et isolé se +présente si rapproché qu'il semble que c'était hier; le temps +intermédiaire a disparu, et notre vie entière nous paraît d'une brièveté +incompréhensible. Parfois même, dans la vieillesse, ce long passé que +nous avons derrière nous, et par suite notre âge même, peut à un certain +moment nous sembler fabuleux: ce qui résulte principalement de ce que +nous voyons toujours devant nous le même présent immobile. En +définitive, tous ces phénomènes intérieurs sont fondés sur ce que ce +n'est pas notre être par lui-même, mais seulement son image visible, qui +existe sous la forme du temps, et sur ce que le présent est le point de +contact entre le monde extérieur et nous, entre l'objet et le sujet. + +On peut encore se demander pourquoi, dans la jeunesse, la vie paraît +s'étendre devant nous à perte de vue. C'est d'abord parce qu'il nous +faut la place pour y loger les espérances illimitées dont nous la +peuplons et pour la réalisation desquelles Mathusalem serait mort trop +jeune; ensuite, parce que nous prenons pour échelle de sa mesure le +petit nombre d'années que nous avons déjà derrière nous; mais leur +souvenir est riche en matériaux et long, par conséquent, car la +nouveauté a donné de l'importance à tous les événements; aussi nous y +revenons volontiers par la pensée, nous les évoquons souvent dans notre +mémoire et finissons par les y fixer. + +Il nous semble parfois que nous désirons ardemment nous retrouver dans +tel _lieu_ éloigné, tandis que nous ne regrettons, en réalité, que le +_temps_ que nous y avons passé quand nous étions plus jeunes et plus +frais. Et voilà comment le _temps_ nous abuse sous le masque de +l'_espace_. Allons à l'endroit tant désiré, et nous nous rendrons compte +de l'illusion. + +Il existe deux voies pour atteindre un âge très avancé, toutefois à la +condition _sine qua non_ de posséder une constitution intacte; pour +l'expliquer, prenons l'exemple de deux lampes qui brûlent: l'une brûlera +longtemps, parce que, avec peu d'huile, elle a une mèche très mince; +l'autre, parce que, avec une forte mèche, elle a aussi beaucoup d'huile: +l'huile, c'est la force vitale, la mèche en est l'emploi appliqué à +n'importe quel usage. + +Sous le rapport de la force vitale, nous pouvons nous comparer, jusqu'à +notre trente-sixième année, à ceux qui vivent des intérêts d'un capital; +ce qu'on dépense aujourd'hui se trouve remplacé demain. À partir de là, +nous sommes semblables à un rentier qui commence à entamer son capital. +Au début, la chose n'est pas sensible: la plus grande partie de la +dépense se remplace encore d'elle-même, et le minime déficit qui en +résulte passe inaperçu. Peu à peu, il grossit, il devient apparent, et +son accroissement lui-même s'accroît chaque jour; il nous envahit +toujours davantage; chaque aujourd'hui est plus pauvre que chaque hier; +et nul espoir d'arrêt. Comme la chute des corps, la perte s'accélère +rapidement, jusqu'à disparition totale. Le cas le plus triste est celui +où tous deux, forces vitales et fortune, celle-ci non plus comme terme +de comparaison, mais en réalité, sont en voie de fondre simultanément; +aussi l'amour de la richesse augmente avec l'âge. En revanche, dans nos +premières années, jusqu'à notre majorité et un peu au delà, nous sommes, +sous le rapport de la force vitale, semblables à ceux qui, sur les +intérêts, ajoutent encore quelque chose au capital: non seulement ce +qu'on dépense se renouvelle tout seul, mais le capital lui-même +augmente. Ceci arrive aussi parfois pour l'argent, grâce aux soins +prévoyants d'un tuteur, honnête homme. O jeunesse fortunée! O triste +vieillesse! Il faut, malgré tout cela, ménager les forces de la +jeunesse. Aristote observe (_Politique_, liv. der., ch. 5)[43] que, +parmi les vainqueurs aux jeux Olympiques, il ne s'en est trouvé que deux +ou trois qui, vainqueurs une première fois comme jeunes gens, aient +triomphé encore comme hommes faits, parce que les efforts prématurés +qu'exigent les exercices préparatoires épuisent tellement les forces, +qu'elles font défaut plus tard, dans l'âge viril. Ce qui est vrai de la +force musculaire l'est encore davantage de la force nerveuse dont les +productions intellectuelles ne sont toutes que les manifestations: voilà +pourquoi les _ingenia præcocia_, les enfants prodiges, ces fruits d'une +éducation en serre chaude, qui étonnent dans leur bas âge, deviennent +plus tard des têtes parfaitement ordinaires. Il est même fort possible +qu'un excès d'application précoce et forcée à l'étude des langues +anciennes soit la cause qui a fait tomber plus tard tant de savants dans +un état de paralysie et d'enfance intellectuelle. + +J'ai remarqué que le caractère chez la plupart des hommes semble être +plus particulièrement adapté à un des âges de la vie, de manière que +c'est à cet âge-là qu'ils se présentent sous leur jour le plus +favorable. Les uns sont d'aimables jeunes gens, et puis c'est fini; +d'autres, dans leur maturité, sont des hommes énergiques et actifs +auxquels l'âge, en avançant, enlève toute valeur; d'autres enfin se +présentent le plus avantageusement dans la vieillesse, pendant laquelle +ils sont plus doux, parce qu'ils ont plus d'expérience et plus de calme: +c'est le cas le plus fréquent chez les Français. Cela doit provenir de +ce que le caractère lui-même a quelque chose de juvénile, de viril ou de +sénile, en harmonie avec l'âge correspondant, ou amendé par cet âge. + +De même, que sur un navire nous ne nous rendons compte de sa marche que +parce que nous voyons les objets situés sur la rive s'éloigner à +l'arrière et par suite devenir plus petits, de même nous ne nous +apercevons que nous devenons vieux, et toujours plus vieux, qu'à ce que +des gens d'un âge toujours plus avancé nous semblent jeunes. + +Nous avons déjà examiné plus haut comment et pourquoi, à mesure qu'on +vieillit, tout ce qu'on a vu, toutes les actions et tous les événements +de la vie laissent dans l'esprit des traces de moins en moins +nombreuses. Ainsi considérée, la jeunesse est le seul âge où nous +vivions avec entière conscience; la vieillesse n'a qu'une +demi-conscience de la vie. Avec les progrès de l'âge, cette conscience +diminue graduellement; les objets passent rapidement devant nous sans +l'aire d'impression, semblables à ces produits de l'art qui ne nous +frappent plus quand nous les avons souvent vus; on fait la besogne que +l'on a à faire, et l'on ne sait même plus ensuite si on l'a faite. +Pendant que la vie devient de plus en plus inconsciente, pendant qu'elle +marche à grands pas vers l'inconscience complète, par là même la fuite +du temps s'accélère. Durant l'enfance, la nouveauté des choses et des +événements fait que tout s'imprime dans notre conscience; aussi les +jours sont-ils d'une longueur à perte de vue. Il nous en arrive de même, +et pour la même cause, en voyage, où un mois nous paraît plus long que +quatre à la maison. Malgré cette nouveauté, le temps, qui nous _semble_ +plus long, nous _devient_, dans l'enfance comme en voyage, en réalité +souvent plus long que dans la vieillesse ou à la maison. Mais +insensiblement l'intellect s'émousse tellement par la longue habitude +des mêmes perceptions, que de plus en plus tout finit par glisser sur +lui sans l'impressionner, ce qui fait que les jours deviennent toujours +plus insignifiants et conséquemment toujours plus courts; les heures de +l'enfant sont plus longues que les journées du vieillard. Nous voyons +donc que le temps de la vie a un mouvement accéléré comme celui d'une +sphère roulant sur un plan incliné; et, de même que sur un disque +tournant chaque point court d'autant plus vite qu'il est plus éloigné du +centre, de même, pour chacun et proportionnellement à sa distance du +commencement de sa vie, le temps s'écoule plus vite et toujours plus +vite. On peut donc admettre que la longueur de l'année, telle que +l'évalue notre disposition du moment, est en rapport inverse du quotient +de l'année divisé par l'âge; quand, par exemple, l'année est le +cinquième de l'âge, elle paraît dix fois plus longue que lorsqu'elle +n'en est que le cinquantième. Cette différence dans la rapidité du temps +a l'influence la plus décisive sur toute notre manière d'être à chaque +âge de la vie. Elle fait d'abord que l'enfance, quoique n'embrassant que +quinze ans à peine, est pourtant la période la plus longue de +l'existence, et par conséquent aussi la plus riche en souvenirs; ensuite +elle fait que, dans tout le cours de la vie, nous sommes soumis à +l'ennui dans le rapport inverse de notre âge. Les enfants ont +constamment besoin de passer le temps, que ce soit par les jeux ou par +le travail; si le passe-temps s'arrête, ils sont aussitôt pris d'un +formidable ennui. Les adolescents y sont encore fortement exposés et +redoutent beaucoup les heures inoccupées. Dans l'âge viril, l'ennui +disparaît de plus en plus: et pour les vieillards le temps est toujours +trop court et les jours volent avec la rapidité de la flèche. Bien +entendu, je parle d'hommes et non de brutes vieillies. L'accélération +dans la marche du temps supprime donc le plus souvent l'ennui dans un +âge plus avancé; d'autre part, les passions, avec leurs tourments, +commencent à se taire; il en résulte qu'en somme, et pourvu que la santé +soit en bon état, le fardeau de la vie est, en réalité, plus léger que +pendant la jeunesse: aussi appelle-t-on l'intervalle qui précède +l'apparition de la débilité et des infirmités de la vieillesse: les +_meilleures années_. Peut être le sont-elles en effet au point de vue de +notre agrément; mais en revanche les années de jeunesse, où tout fait +impression, où chaque chose entre dans la conscience, conservent +l'avantage d'être la saison fertilisante de l'esprit, le printemps qui +détermine les bourgeons. Les vérités profondes, en effet, ne +s'acquièrent que par l'intuition et non par la spéculation, c'est-à-dire +que leur première perception est immédiate et provoquée par l'impression +momentanée: elle ne peut donc se produire que tant que l'impression est +forte, vive et profonde. Tout dépend donc, sous ce rapport, de l'emploi +des jeunes années. Plus tard, nous pouvons agir davantage sur les +autres, même sur le monde entier, car nous sommes nous-mêmes achevés et +complets, et nous n'appartenons plus à l'impression; mais le monde agit +moins sur nous. Ces années-ci sont donc l'époque de l'action et de la +production; les premières sont celles de la compréhension et de la +connaissance intuitives. + +Dans la jeunesse, c'est la contemplation; dans l'âge mûr, la réflexion +qui domine; l'une est le temps de la poésie, l'autre plutôt celui de la +philosophie. Dans la pratique également, c'est par la perception et son +impression que l'on se détermine pendant la jeunesse; plus tard, c'est +par la réflexion. Cela tient en partie à ce que dans l'âge mûr les +images se sont présentées et groupées autour des notions en nombre +suffisant pour leur donner de l'importance, du poids et de la valeur, +ainsi que pour modérer en même temps, par l'habitude, l'impression des +perceptions. Par contre, l'impression de tout ce qui est visible, donc +du côté extérieur des choses, est tellement prépondérante pendant la +jeunesse, surtout dans les têtes vives et riches d'imagination, que les +jeunes gens considèrent le monde comme un tableau; ils se préoccupent +principalement de la figure et de l'effet qu'ils y font, bien plus que +de la disposition intérieure qu'il éveille en eux. Cela se voit déjà à +la vanité de leur personne et à leur coquetterie. + +La plus grande énergie et la plus haute tension des forces +intellectuelles se manifestent indubitablement pendant la jeunesse et +jusqu'à la trente-cinquième année au plus tard: à partir de là, elles +décroissent, quoique insensiblement. Néanmoins l'âge suivant et même la +vieillesse ne sont pas sans compensations intellectuelles. C'est à ce +moment que l'expérience et l'instruction ont acquis toute leur richesse: +on a eu le temps et l'occasion de considérer les choses sous toutes +leurs faces et de les méditer; on les a rapprochées les unes des autres, +et l'on a découvert les points par où elles se touchent, les parties par +où elles se joignent; c'est maintenant, par conséquent, qu'on les saisit +bien et dans leur enchaînement complet. Tout s'est éclairci. C'est +pourquoi l'on sait plus à fond les choses même que l'on savait déjà dans +la jeunesse, car pour chaque notion on a plus de données. Ce que l'on +croyait savoir quand on était jeune, on le sait réellement dans l'âge +mûr; en outre, on sait effectivement davantage et l'on possède des +connaissances raisonnées dans toutes les directions et, par là même, +solidement enchaînées, tandis que dans la jeunesse notre savoir est +défectueux et fragmentaire. L'homme parvenu à un âge bien avancé aura +seul une idée complète et juste de la vie, parce qu'il l'embrasse du +regard dans son ensemble et dans son cours naturel, et surtout parce +qu'il ne la voit plus, comme les autres, uniquement du côté de rentrée, +mais aussi du côté de la sortie; ainsi placé, il on reconnaît pleinement +le néant, pendant que les autres sont encore le jouet de cette illusion +constante que «c'est maintenant que ce qu'il y a de vraiment bon va +arriver». En revanche, pendant la jeunesse, il y a plus de conception; +il s'ensuit que l'on est en état de produire davantage avec le peu que +l'on connaît; dans l'âge mûr, il y a plus de jugement, de pénétration et +de fond. C'est déjà pendant la jeunesse que l'on recueille les matériaux +de ses notions propres, de ses vues originales et fondamentales, +c'est-à-dire de tout ce qu'un esprit privilégié est destiné à donner en +cadeau au monde; mais ce n'est que bien des années plus lard qu'il +devient maître de son sujet. On trouvera, la plupart du temps, que les +grands écrivains n'ont livré leurs chefs-d'œuvre que vers leur +cinquantième année. Mais la jeunesse n'en reste pas moins la racine de +l'arbre de la connaissance, bien que ce soit la couronne de l'arbre qui +porte les fruits. Mais de même que chaque époque, même la plus +pitoyable, se croit plus sage que toutes celles qui l'ont précédée, de +même à chaque âge l'homme se croit supérieure ce qu'il était auparavant; +tous les deux font souvent erreur. Pendant les années de la croissance +physique, où nous grandissons également en forces intellectuelles et en +connaissances, l'_aujourd'hui_ s'habitue à regarder l'_hier_ avec +dédain. Cette habitude s'enracine et persévère même alors que le déclin +des forces intellectuelles a commencé et que l'aujourd'hui devrait +plutôt regarder l'hier avec considération: on déprécie trop à ce moment +les productions et les jugements de ses jeunes années. + +Il est à remarquer surtout que, quoique la tête, l'intellect soit tout +aussi inné, quant à ses propriétés fondamentales, que le caractère ou le +cœur, néanmoins l'intelligence ne demeure pas aussi invariable que le +caractère: elle est soumise à bien des modifications qui, en bloc, se +produisent même régulièrement, car elles proviennent de ce que d'une +part sa base est physique et d'autre part son étoffe empirique. Cela +étant, sa force propre a une croissance continue jusqu'à son point +culminant, et ensuite sa décroissance continue jusqu'à l'imbécillité. +Mais, d'autre part, l'étoffe aussi sur laquelle s'exerce toute cette +force et qui l'entretient en activité, c'est-à-dire le contenu des +pensées et du savoir, l'expérience, les connaissances, l'exercice du +jugement et sa perfection qui en résulte, toute cette matière est une +quantité qui croît constamment jusqu'au moment où, la faiblesse +définitive survenant, l'intellect laisse tout échapper. Cette condition +de l'homme d'être composé d'une partie absolument variable (le +caractère) et d'une autre (l'intellect) qui varie régulièrement et dans +deux directions opposées, explique la diversité de l'aspect sous lequel +il se manifeste et de sa valeur aux différents âges de sa vie. + +Dans un sens plus large, on peut dire aussi que les quarante premières +années de l'existence fournissent le texte, et les trente suivantes le +commentaire, qui seul nous en fait alors bien comprendre le sens vrai et +la suite, la morale, et toutes les subtilités. + +Mais, particulièrement vers son terme, la vie rappelle la fin d'un bal +masqué, quand on retire les masques. On voit à ce moment quels étaient +réellement ceux avec lesquels on a été en contact pendant sa vie. En +effet, les caractères se sont montrés au jour, les actions ont porté +leurs fruits, les œuvres ont trouvé leur juste appréciation, et toutes +les fantasmagories se sont évanouies. Car il a fallu le temps pour tout +cela. Mais ce qu'il y a de plus étrange, c'est qu'on ne connaît et +comprend bien et soi-même, et son but, et ses aspirations, surtout en ce +qui concerne les rapports avec le monde et les hommes, que vers la fin +de la vie. Souvent, mais pas toujours, on aura à se classer plus bas que +ce qu'on supposait naguère; mais parfois aussi on s'accordera une place +supérieure: en ce dernier cas, cela provient de ce que l'on n'avait pas +une connaissance suffisante de la bassesse du monde, et le but de la vie +se trouvait ainsi placé trop haut. On apprend à connaître, à peu de +chose près, tout ce que chacun vaut. + +On a coutume d'appeler la jeunesse le temps heureux, et la vieillesse le +temps triste de la vie. Cela serait vrai si les passions rendaient +heureux. Mais ce sont elles qui ballottent la jeunesse de çà et de là, +tout en lui donnant peu de joies et beaucoup de préférences. Elles +n'agitent plus l'âge froid, qui revêt bientôt une teinte contemplative: +car la connaissance devient libre et prend la haute main. Or la +connaissance est, par elle-même, exempte de douleur; par conséquent, +plus elle prédominera dans la conscience, plus celle-ci sera heureuse. +On n'a qu'à réfléchir que toute jouissance est de nature négative et la +douleur positive, pour comprendre que les passions ne sauraient rendre +heureux et que l'âge n'est pas à plaindre parce que quelques jouissances +lui sont interdites; toute jouissance n'est que l'apaisement d'un +besoin, et l'on n'est pas plus malheureux de perdre la jouissance en +même temps que le besoin, qu'on né l'est de ne pouvoir plus manger après +avoir dîné, ou de devoir veiller après une pleine nuit de sommeil. +Platon (dans son introduction à la _République_) a bien autrement raison +d'estimer la vieillesse heureuse d'être délivrée de l'instinct sexuel +qui jusque-là nous troublait sans relâche. On pourrait presque soutenir +que les fantaisies diverses et incessantes qu'engendre l'instinct +sexuel, ainsi que les émotions qui en résultent, entretiennent dans +l'homme une bénigne et constante démence, aussi longtemps qu'il est sous +l'influence de cet instinct ou de ce diable dont il est sans cesse +possédé, au point de ne devenir entièrement raisonnable qu'après s'en +être délivré. Toutefois il est positif que, en général et abstraction +faite de toutes les circonstances et conditions individuelles, un air de +mélancolie et de tristesse est propre à la jeunesse, et une certaine +sérénité à la vieillesse; et cela seulement parce que le jeune homme est +encore le serviteur, non le corvéable de ce démon qui lui accorde +difficilement une heure de liberté et qui est aussi l'auteur, direct ou +indirect, de presque toutes les calamités qui frappent ou menacent +l'homme. L'âge mûr a la sérénité de celui qui, délivré de fers longtemps +portés, jouit désormais de la liberté de ses mouvements. D'autre part +cependant, on pourrait dire que, le penchant sexuel une fois éteint, le +véritable noyau de la vie est consumé, et qu'il ne reste plus que +l'enveloppe, ou que la vie ressemble à une comédie dont la +représentation, commencée par des hommes vivants, s'achèverait par des +automates revêtus des mêmes costumes. + +Quoi qu'il en soit, la jeunesse est le moment de l'agitation, l'âge mûr +celui du repos: cela suffit pour juger de leurs plaisirs respectifs. +L'enfant tend avidement les mains dans l'espace, après tous ces objets, +si bariolés et si divers, qu'il voit devant lui; tout cela l'excite, car +son sensorium est encore si frais et si jeune. Il en est de même, mais +avec plus d'énergie, pour le jeune homme. Lui aussi est excité par le +monde aux couleurs voyantes et aux figures multiples: et son imagination +lui attache aussitôt plus de valeur que le monde s'en peut offrir. Aussi +la jeunesse est-elle pleine d'exigences et d'aspirations dans le vague, +qui lui enlèvent ce repos sans lequel il n'est pas de bonheur. Avec +l'âge, tout cela se calme, soit parce que le sang s'est refroidi et que +l'excitabilité du sensorium a diminué, soit parce que l'expérience, en +nous édifiant sur la valeur des choses et sur le contenu des +jouissances, nous a affranchis peu à peu des illusions, des chimères et +des préjugés qui voilaient et déformaient jusque-là l'aspect libre et +net des choses, de façon que nous les connaissons maintenant toutes plus +justement et plus clairement; nous les prenons pour ce qu'elles sont, et +nous acquérons plus ou moins la conviction du néant de tout sur terre. +C'est même ce qui donne à presque tous les vieillards, même à ceux d'une +intelligence fort ordinaire, une certaine teinte de sagesse qui les +distingue des plus jeunes qu'eux. Mais tout cela produit principalement +le calme intellectuel qui est un élément important, je dirais même la +condition et l'essence du bonheur. Tandis que le jeune homme croit qu'il +pourrait conquérir en ce monde Dieu sait quelles merveilles s'il savait +seulement où les trouver, le vieillard est pénétré de la maxime de +l'Ecclésiaste: «_Tout est vanité_,» et il sait bien maintenant que +toutes les noix sont creuses, quelque dorées qu'elles puissent être. + +Ce n'est que dans un âge avancé que l'homme arrive entièrement au _nil +admirari_ d'Horace, c'est-à-dire à la conviction directe, sincère et +ferme, de la vanité de toutes choses et de l'inanité de toutes pompes en +ce monde. Plus de chimères! Il ne se berce plus de l'illusion qu'il +réside quelque part, palais ou chaumière, une félicité spéciale, plus +grande que celle dont il jouit lui-même partout, et en ce qu'il y a +d'essentiel toutes les fois qu'il est libre de toute douleur physique ou +morale. Il n'y a plus de distinction à ses yeux entre le grand et le +petit, entre le noble et le vil, mesurés à l'échelle d'ici-bas. Cela +donne au vieillard un calme d'esprit particulier qui lui permet de +regarder en souriant les vains prestiges de ce monde. Il est +complètement désabusé; il sait que la vie humaine, quoi qu'on fasse pour +l'accoutrer et l'attifer, ne tarde pas à se montrer, dans toute sa +misère, à travers ces oripeaux de foire; il sait que, quoi qu'on fasse +pour la peindre et l'orner, elle est, en somme, toujours la même chose, +c'est-à-dire une existence dont il faut estimer la valeur réelle par +l'absence des douleurs et non par la présence des plaisirs et encore +moins du faste (Horace, l. I, ép. 12, v. 1-4). Le trait fondamental et +caractéristique de la vieillesse est le désabusement; plus de ces +illusions qui donnaient à la vie son charme et à l'activité leur +aiguillon; on a reconnu le néant et la vanité de toutes les +magnificences de ce monde, surtout de la pompe, de la splendeur et de +l'éclat des grandeurs; on a éprouvé l'infimité de ce qu'il y a au fond +de presque toutes ces choses que l'on désire et de ces jouissances +auxquelles on aspire, et l'on est arrivé ainsi peu à peu à se convaincre +de la pauvreté et du vide de l'existence. Ce n'est qu'à soixante ans que +l'on comprend bien le premier verset de l'Ecclésiaste. Mais c'est là ce +qui donne aussi à la vieillesse une certaine teinte morose. + +On croit communément que la maladie et l'ennui sont le lot de l'âge. La +première ne lui est pas essentielle, surtout quand on a la perspective +d'atteindre une vieillesse très avancée, car _crescente vita, crescit +sanitas et morbus_. Et, quant à l'ennui, j'ai démontré plus haut +pourquoi la vieillesse a moins à la redouter que la jeunesse: l'ennui +n'est pas non plus le compagnon obligé de la solitude, vers laquelle +effectivement l'âge nous pousse, pour des motifs faciles à saisir: il +n'accompagne que ceux qui n'ont connu que les jouissances des sens et +les plaisirs de la société, et qui ont laissé leur esprit sans +l'enrichir et leurs facultés sans les développer. Il est vrai que dans +un âge avancé les forces intellectuelles déclinent aussi; mais, là où il +y en a eu beaucoup, il en restera toujours assez pour combattre l'ennui. +En outre, ainsi que nous l'avons montré, la raison gagne en vigueur par +l'expérience, les connaissances, l'exercice et la réflexion; le jugement +devient plus pénétrant, et l'enchaînement des idées devient clair; on +acquiert de plus en plus en toutes matières des vues d'ensemble sur les +choses: la combinaison toujours variée des connaissances que l'on +possède déjà, les acquisitions nouvelles qui viennent à l'occasion s'y +ajouter, favorisent dans toutes les directions les progrès continus de +notre développement intellectuel, dans lequel l'esprit trouve à la fois +son occupation, son apaisement et sa récompense. Tout cela compense +jusqu'à un certain point l'affaiblissement intellectuel dont nous +parlions. Nous savons de plus que dans la vieillesse le temps court plus +rapidement; il neutralise ainsi l'ennui. Quant à l'affaiblissement des +forces physiques, il n'est pas très nuisible, sauf le cas où l'on a +besoin de ces forces pour la profession que l'on exerce. La pauvreté +pendant la vieillesse est un grand malheur. Si on l'a écartée et si l'on +a conservé sa santé, la vieillesse peut être une partie très supportable +de la vie. L'aisance et la sécurité sont ses principaux besoins: c'est +pourquoi l'on aime alors l'argent plus que jamais, car il supplée les +forces qui manquent. Abandonné de Vénus, on cherchera volontiers à +s'égayer chez Bacchus. Le besoin de voir, de voyager, d'apprendre est +remplacé par celui d'enseigner et de parler. C'est un bonheur pour le +vieillard d'avoir conservé l'amour de l'étude, ou de la musique, ou du +théâtre et en général la faculté d'être impressionné jusqu'à un certain +degré par les choses extérieures; cela arrive pour quelques-uns jusque +dans l'âge le plus avancé. Ce que l'homme _a par soi-moi_ ne lui profite +jamais mieux que dans la vieillesse. Mais il est vrai de dire que la +plupart des individus, ayant été de tout temps obtus d'esprit, +deviennent de plus en plus des automates à mesure qu'ils avancent dans +la vie: ils pensent, ils disent, ils font toujours la même chose, et +aucune impression extérieure ne peut changer le cours de leurs idées ou +leur faire produire quelque chose de nouveau. Parler à de semblables +vieillards, c'est écrire sur le sable: l'impression s'efface presque +instantanément. Une vieillesse de cette nature n'est plus alors sans +doute que le _caput mortuum_ de la vie. La nature semble avoir voulu +symboliser l'avènement de cette seconde enfance par une troisième +dentition qui se déclare dans quelques rares cas chez des vieillards. + +L'affaissement progressif de toutes les forces à mesure qu'on vieillit +est certes une bien triste chose, mais nécessaire et même bienfaisante; +autrement, la mort, dont il est le prélude, deviendrait trop pénible. +Aussi l'avantage principal que procure un âge très avancé est +l'_euthanasie_[44], c'est-à-dire la mort éminemment facile, sans maladie +qui la précède, sans convulsions qui l'accompagnent, une mort où l'on ne +se sent pas mourir. J'en ai donné une description dans le deuxième +volume de mon ouvrage, au chapitre 41. [Car, _quelque longtemps que l'on +vive, l'on ne possède rien au delà du présent indivisible; mais le +souvenir perd, chaque jour, par l'oubli plus qu'il ne s'enrichit par +l'accroissement_[45].] + +La différence fondamentale entre la jeunesse et la vieillesse reste +toujours celle-ci: que la première a la vie, la seconde la mort en +perspective; que, par conséquent, l'une possède un passé court avec un +long avenir, et l'autre l'inverse. Sans doute, le vieillard n'a plus que +la mort devant soi; mais le jeune a la vie; et il s'agit maintenant de +savoir laquelle des deux perspectives offre le plus d'inconvénients, et +si, à tout prendre, la vie n'est pas préférable à avoir derrière que +devant soi; l'Ecclésiaste n'a-t-il pas déjà dit: «_Le jour de la mort +est meilleur que le jour de la naissance_» (7, 2)? En tout cas, demander +à vivre longtemps est un souhait téméraire. Car «_quien larga vida vive +mucho mal vide_» (qui vit longtemps voit beaucoup de mal), dit un +proverbe espagnol. + +Ce n'est pas, comme le prétendait l'astrologie, les existences +individuelles, mais bien la marche de la vie de l'homme en général, qui +se trouve inscrite dans les planètes; en ce sens que, dans leur ordre, +elles correspondent chacune à un âge, et que la vie est gouvernée à tour +de rôle par chacune d'entre elles.--MERCURE régit la dixième année. +Comme cette planète, l'homme se meut avec rapidité et facilité dans une +orbite très restreinte; la moindre vétille est pour lui une cause de +perturbation; mais il apprend beaucoup et aisément, sous la direction du +dieu de la ruse et de l'éloquence.--Avec la vingtième année commence le +règne de VÉNUS: l'amour et les femmes le possèdent entièrement.--Dans la +trentième année, c'est MARS qui domine: à cet âge, l'homme est violent, +fort, audacieux, belliqueux et fier.--A quarante ans, ce sont les quatre +petites planètes qui gouvernent: le champ de sa vie augmente: il est +_frugi_, c'est-à-dire qu'il se consacre à l'utile, de par la vertu de +CÉRÈS; il a son foyer domestique, de par VESTA; il a appris ce qu'il a +besoin de savoir, par l'influence de PALLAS, et, pareille à JUNON, +l'épouse règne en maîtresse dans la maison[46].--Dans la cinquantième +année domine JUPITER: l'homme a déjà survécu à la plupart de ses +contemporains, et il se sent supérieur à la génération actuelle. Tout en +possédant la pleine jouissance de ses forces, il est riche d'expérience +et de connaissances: il a (dans la mesure de son individualité et de sa +position) de l'autorité sur tous ceux qui l'entourent. Il n'entend plus +se laisser ordonner, il veut commander à son tour. C'est maintenant que, +dans sa sphère, il est le plus apte à être guide et dominateur. Ainsi +culmine JUPITER et, comme lui, l'homme de cinquante ans.--Mais ensuite, +dans la soixantième année, arrive SATURNE et, avec lui, la lourdeur, la +lenteur et la ténacité du PLOMB: + + But old folks, many feign as they were dead; + Unwieldy, slow, heavy and pale as lead. + +(Mais beaucoup de vieillards ont l'air d'être déjà morts; ils sont +pâles, lents, lourds et inertes comme le plomb.)--(Shakespeare, _Roméo +et Juliette_, acte 2, sc. 5.) + +--Enfin vient URANUS: c'est le moment d'aller au ciel, comme on dit.--Je +ne puis tenir compte ici de NEPTUNE (ainsi l'a-t-on nommé par +irréflexion), du moment que je ne puis pas l'appeler de son vrai nom, +qui est ÉROS. Sans quoi j'aurais voulu montrer comment le commencement +se relie à la fin, et de quelle manière nommément ÉROS est en connexion +mystérieuse avec la Mort, connexion en vertu de laquelle l'ORCUS ou +l'AMENTHÈS des Égyptiens (d'après Plutarque, _de Iside et Osir._, ch. +29) est le «λαμβανων χαι διδους», par conséquent non seulement «CELUI +QUI PREND», mais aussi «CELUI QUI DONNE;» j'aurais montré comment la +_Mort_ est le grand _réservoir de la vie_. C'est bien de là, oui de là, +c'est de l'_Orcus_ que tout vient, et c'est là qu'a déjà été tout ce qui +a vie en ce moment: si seulement nous étions capables de comprendre le +tour de passe-passe par lequel cela se pratique! alors tout serait +clair. + + + + +NOTES + +[1: Schopenhauer entend par son grand ouvrage son traité intitulé: _Die +Welt als Wille und Vorstellung_ (_Le monde comme volonté et +représentation_).] + +[2: La nature va s'élevant constamment, depuis l'action mécanique et +chimique du règne inorganique jusqu'au règne végétal avec ses sourdes +jouissances de soi-même; d'ici au règne animal avec lequel se lève +l'aurore de l'_intelligence_ et de la conscience; puis, à partir de ces +faibles commencements, montant degré à degré, toujours plus haut, pour +arriver enfin, par un dernier et suprême effort, à l'_homme_, dans +l'intellect duquel elle atteint alors le point culminant et le but de +ses créations, donnant ainsi ce qu'elle peut produire de plus parfait et +de plus difficile. Toutefois, même dans l'espèce humaine, l'entendement +présente encore des gradations nombreuses et sensibles, et il parvient +très rarement jusqu'au degré le plus élevé, jusqu'à l'intelligence +réellement éminente. Celle-ci est donc, dans son sens le plus étroit et +le plus rigoureux, le produit le plus difficile, le produit suprême de +la nature; et, par suite, elle est ce que le monde peut offrir de plus +rare et de plus précieux. C'est dans une telle intelligence qu'apparaît +la connaissance la plus lucide et que le monde se reflète, par +conséquent, plus clairement et plus complètement que partout ailleurs. +Aussi l'être qui en est doué possède-t-il ce qu'il y a de plus noble et +de plus exquis sur terre, une source de jouissances auprès desquelles +toutes les autres sont minimes, tellement qu'il n'a rien à demander au +monde extérieur que du loisir afin de jouir sans trouble de son bien, et +d'achever la taille de son diamant. Car tous les autres plaisirs non +intellectuels sont de basse nature; ils ont tous en vue des mouvements +de la volonté tels que des souhaits, des espérances, des craintes, des +désirs réalisés, quelle qu'en soit la nature; tout cela ne peut +s'accomplir sans douleurs, et, en outre, le but une fois atteint, on +rencontre d'ordinaire plus ou moins de déceptions; tandis que par les +jouissances intellectuelles, la vérité devient de plus en plus claire. +Dans le domaine de l'intelligence ne règne aucune douleur! tout y est +connaissance. Mais les plaisirs intellectuels ne sont accessibles à +l'homme que par la voie et dans la mesure de sa propre intelligence. Car +«_tout l'esprit, qui est au monde, est inutile à celui qui n'en a +point_.» Toutefois il y a un désavantage qui ne manque jamais +d'accompagner ce privilège: c'est que, dans toute la nature, la facilité +à être impressionné par la douleur augmente en même temps que s'élève le +degré d'intelligence et que, par conséquent, elle arrivera à son sommet +dans l'intelligence la plus élevée. (_Note de Schopenhauer._)] + +[3: La _vulgarité_ consiste au fond en ceci que le _vouloir_ l'emporte +totalement, dans la conscience, sur l'entendement; par quoi les choses +en arrivent à un tel degré que l'entendement n'apparaît que pour le +service de la volonté: quand ce service ne réclame pas d'intelligence, +quand il n'existe de motifs ni petits ni grands, l'entendement cesse +complètement et il survient une vacuité absolue de pensées. Or le +_vouloir_ dépourvu d'entendement est ce qu'il y a de plus bas; toute +souche le possède et le manifeste quand ce ne serait que lorsqu'elle +tombe. C'est donc cet état qui constitue la vulgarité. Ici, les organes +des sens et la minime activité intellectuelle, nécessaires à +l'appréhension de leurs données, restent seuls en action; il en résulte +que l'homme vulgaire reste toujours ouvert à toutes les impressions et +perçoit instantanément tout ce qui se passe autour de lui, au point que +le son le plus léger, toute circonstance quelque insignifiante qu'elle +soit, éveille aussitôt son attention, tout comme chez les animaux. Tout +cela devient apparent sur son visage et dans tout son extérieur, et +c'est de là que vient l'apparence vulgaire, apparence dont l'impression +est d'autant plus repoussante que, comme c'est le cas le plus fréquent, +la volonté, qui occupe à elle seule alors la conscience, est basse, +égoïste et méchante. (_Note de Schopenhauer._)] + +[4: _Le fondement de la morale_, traduit par M. Burdeau, in 18 +(Bibliothèque de philosophie contemporaine).] + +[5: En français dans l'original.] + +[6: Les classes les plus élevées, dans leur éclat, leur splendeur et +leur faste, dans leur magnificence et leur ostentation de toute nature, +peuvent se dire: Notre bonheur est placé entièrement en dehors de nous; +son lieu, ce sont les têtes des autres. (_Note de Schopenhauer._)] + +[7: Scire tuum nihil est, nisi te scire hoc sciat alter (Ton savoir +n'est rien, si tu ne sais pas que les autres le savent.) (_Note de +l'auteur_.)] + +[8: En français, dans l'original.] + +[9: Je trouve dans la traduction roumaine des _Aphorismes_ par _T. +Maioresco_ (voy. _Convorbirile Literare_, 10e année, page 130; Jassy, +1876) une note relative à ce passage et rappelant que «Schopenhauer a +publié ses _Aphorismes_ en 1851.» J'ai cru de mon devoir de la +mentionner ici, car cette date a une haute importance: elle dégage +l'impartialité du philosophe allemand que les passages concernant la +«vanité française» et le «bigotisme anglais» auraient pu compromettre +quelque peu aux yeux des lecteurs. C'est à ce titre que j'ai voulu +donner aussi la date dont il est question, rappelée, avec une intention +si manifeste, par M. Maioresco. (_Note du trad._)] + +[10: En français dans l'original.] + +[11: Schopenhauer va justifier cette qualification quelques lignes plus +bas. (_Note du trad._)] + +[12: De W. Lessing. (_Note du trad._)] + +[13: Un manuscrit de Schopenhauer, intitulé _Adversaria_, contient le +premier projet de cette dissertation, sous le titre: _Esquisse d'une +dissertation sur l'honneur_. L'éloquence et l'élévation de pensées et de +sentiment m'ont engagé à donner ici la traduction de ce passage: + +«Voilà donc ce code! Et voilà l'effet étrange et grotesque que +produisent, quand on les ramène à des notions précises et qu'on les +énonce clairement, ces principes auxquels obéissent aujourd'hui encore, +dans l'Europe chrétienne, tous ceux qui appartiennent à la soi-disant +bonne société et au soi-disant bon ton. Il en est même beaucoup de ceux +à qui ces principes ont été inoculés dès leur tendre jeunesse, par la +parole et par l'exemple, qui y croient plus fermement encore qu'à leur +catéchisme; qui leur portent la vénération la plus profonde et la plus +sincère; qui sont prêts, à tout moment, à leur sacrifier leur bonheur, +leur repos, leur santé et leur vie; qui sont convaincus que leur racine +est dans la nature humaine, qu'ils sont innés, qu'ils existent _a +priori_ et sont placés au-dessus de tout examen. Je suis loin de vouloir +porter atteinte à leur cœur; mais je dois déclarer que cela ne témoigne +pas en faveur de leur intelligence. Ainsi ces principes devraient-ils, +moins qu'à toute autre, convenir à cette classe sociale destinée à +représenter l'intelligence, à devenir le «sel de la terre», et qui se +prépare en conséquence pour cette haute mission; je veux parler de la +jeunesse académique, qui, en Allemagne, hélas! obéit à ces préceptes +plus que toute autre classe. Je ne viens pas appeler ici l'attention des +jeunes étudiants sur les conséquences funestes ou immorales de ces +maximes; on doit l'avoir déjà souvent fait. Je me bornerai donc à leur +dire ce qui suit: Vous, dont la jeunesse a été nourrie de la langue et +de la sagesse de l'Hellade et du Latium, vous, dont on a eu le soin +inappréciable d'éclairer de bonne heure la jeune intelligence des rayons +lumineux émanés des sages et des nobles de la belle antiquité, quoi, +c'est vous qui voulez débuter dans la vie en prenant pour règle de +conduite ce code de la déraison et de la brutalité? Voyez-le, ce code, +quand on le ramène, ainsi que je l'ai fait ici, à des notions claires, +comme il est étendu, là, à vos yeux, dans sa pitoyable nullité; +faites-en la pierre de touche, non de votre cœur, mais de votre raison. +Si celle-ci ne le rejette pas, alors votre tête n'en pas apte à cultiver +un champ où les qualités indispensables sont une force énergique de +jugement qui rompe facilement les liens du préjugé, et une raison +clairvoyante qui sache distinguer nettement le vrai du faux là même où +la différence est profondément cachée et non pas, comme ici, où elle est +palpable; s'il en est ainsi, mes bons amis, cherchez quelque autre moyen +honnête de vous tirer d'affaire dans le monde, faites-vous soldats, ou +apprenez quelque métier, car tout métier est d'or.»] + +[14: Voici comment Schopenhauer résume cette histoire: + +«Deux hommes d'honneur, dont l'un s'appelait Desglands, courtisaient la +même femme: ils sont assis à table à côté l'un de l'autre et vis-à-vis +de la dame, dont Desglands cherche à fixer l'attention par les discours +les plus animés; pendant ce temps, les yeux de la personne aimée +cherchent constamment le rival de Desglands, et elle ne lui prête à +lui-même qu'une oreille distraite. La jalousie provoque chez Desglands, +qui tient à la main un œuf à la coque, une contraction spasmodique; +l'œuf éclate, et son contenu jaillit au visage du rival. Celui-ci fait +un geste de la main; mais Desglands la saisit et lui dit à l'oreille: +«Je le tiens pour reçu.» Il se fait un profond silence. Le lendemain +Desglands paraît la joue droite couverte d'un grand rond de taffetas +noir. Le duel eut lieu, et le rival de Desglands fut grièvement, mais +non mortellement blessé. Desglands diminua alors son taffetas noir de +quelques lignes. Après guérison du rivai, second duel; Desglands le +saigna de nouveau et rétrécit encore son emplâtre. Ainsi cinq à six fois +de suite: après chaque duel, Desglands diminuait le rond de taffetas, +jusqu'à la mort du rival.»] + +[15: L'honneur chevaleresque est l'enfant de l'orgueil et de la folie +(la vérité opposée à ces préceptes se trouve nettement exprimée dans la +comédie _El principe constante_ par ces mots: _Esa es la herencia de +Adan_[16]). + +Il est frappant que cet extrême orgueil ne se rencontre qu'au sein de +cette religion qui impose à ses adhérents l'extrême humilité; ni les +époques antérieures; ni les autres parties du monde ne connaissent ce +principe de l'honneur chevaleresque. Cependant ce n'est pas à la +religion qu'il faut en attribuer la cause, mais au régime féodal sous +l'empire duquel tout noble se considérait comme un petit souverain; il +ne reconnaissait aucun juge parmi les hommes, qui fût placé au-dessus de +lui; il apprenait à attribuer à sa personne une inviolabilité et une +sainteté absolues; c'est pourquoi tout attentat contre cette personne, +un coup, une injure, lui semblait un crime méritant la mort. Aussi le +principe de l'honneur et le duel n'étaient-ils à l'origine qu'une +affaire concernant les nobles; elle s'étendit plus tard aux officiers, +auxquels s'adjoignirent ensuite parfois, mais jamais d'une manière +constante, les autres classes plus élevées, dans le but de ne pas être +dépréciées. Les ordalies, quoiqu'elles aient donné naissance aux duels, +ne sont pas l'origine du principe de l'honneur; elles n'en sont que la +conséquence et l'application: quiconque ne reconnaît à aucun homme le +droit de le juger en appelle au Juge divin.--Les ordalies elles-mêmes +n'appartiennent pas exclusivement au christianisme; on les retrouve +fréquemment dans le brahmanisme, bien que le plus souvent aux époques +reculées; cependant il en existe encore des vestiges aujourd'hui. (_Note +de l'auteur._)] + +[16: Le sens propre de ces mots est que la misère est le lot des fils +d'Adam. (_Trad._)] + +[17: Vingt ou trente coups de canne sur le derrière, c'est, pour ainsi +dire, le pain quotidien des Chinois. C'est une correction paternelle du +mandarin, laquelle n'a rien d'infamant, et qu'ils reçoivent avec actions +de grâces. (_Lettres édifiantes et curieuses_, éd. 1819, vol. XI, p. +454.) (_Citation de l'auteur_).] + +[18: Voici, selon moi, quel est le véritable motif pour lequel les +gouvernements ne s'efforcent qu'en apparence de proscrire les duels, +chose bien facile, surtout dans les universités, et d'où vient qu'ils +prétendent ne pouvoir réussir: l'État n'est pas en mesure de payer les +services de ses officiers et de ses employés civils à leur valeur +entière en argent; aussi fait-il consister l'autre moitié de leurs +émoluments en _honneur_, représenté par des titres, des uniformes et des +décorations. Pour maintenir ce prix idéal de leurs services à un cours +élevé, il faut, pur tous les moyens, entretenir, aviver et même exalter +quelque peu le sentiment de l'honneur; comme à cet effet l'honneur +bourgeois ne suffit pas, pour la simple raison qu'il est la propriété +commune de tout le monde, on appelle au secours l'honneur chevaleresque +que l'on stimule, comme nous l'avons montré. En Angleterre, où les gages +des militaires et des civils sont beaucoup plus forts que sur le +continent, on n'a pus besoin d'un pareil expédient; aussi, depuis une +vingtaine d'années surtout, le duel y est-il presque complètement aboli; +et, dans les rares occasions où il s'en produit encore, on s'en moque +comme d'une folie, Il est certain que la grande _Anti-duelling Society_, +qui compte parmi ses membres, une foule de lords, d'amiraux et de +généraux, a beaucoup contribué à ce résultat, et le Moloch doit se +passer de victimes.--(_Note de l'auteur_.)] + +[19: Voici cette fameuse note, à laquelle Schopenhauer fait allusion: +«Un soufflet et un démenti reçus et endurés ont des effets civils que +nul sage ne peut prévenir et dont nul tribunal ne peut venger l'offensé. +L'insuffisance des lois lui rend donc en cela son indépendance; il est +alors seul magistrat, seul juge entre l'offenseur et lui: il est seul +interprète et ministre de la loi naturelle; il se doit justice et peut +seul se la rendre, et il n'y a sur la terre nul gouvernement assez +insensé pour le punir de se l'être faite en pareil cas. Je ne dis pas +qu'il doive s'aller battre, c'est une extravagance; je dis qu'il se doit +justice et qu'il en est le seul dispensateur. Sans tant de vains édits +contre les duels, si j'étais souverain, je réponds qu'il n'y aurait +jamais ni soufflet ni démenti donné dans mes États, et cela par un moyen +fort simple dont les tribunaux ne se mêleront point. Quoi qu'il en soit, +Émile sait en pareil cas la justice qu'il se doit à lui-même, et +l'exemple qu'il doit à la sûreté des gens d'honneur. Il ne dépend pas de +l'homme le plus ferme d'empêcher qu'on ne l'insulte, mais il dépend de +lui d'empêcher qu'on ne se vante longtemps de l'avoir insulté.»] + +[20: Aussi est-ce faire un mauvais compliment lorsque, ainsi qu'il est +de mode aujourd'hui, croyant faire honneur à des _œuvres_, on les +intitule des _actes_. Car les œuvres sont, par leur essence, d'une +espèce supérieure. Un acte n'est toujours qu'une action basée sur un +_motif_, par conséquent, quelque chose d'isolé, de transitoire, et +appartenant à cet élément général et primitif du monde, à la _volonté_. +Une grande et belle œuvre est une chose durable, car son importance est +universelle, et elle procède de l'intelligence, de cette intelligence +innocente, pure, qui s'élève comme un parfum au-dessus de ce bas monde +de la volonté. + +Parmi les avantages de la gloire des actions, il y a aussi celui de se +produire ordinairement d'un coup avec un grand éclat, si grand parfois +que l'Europe entière en retentit, tandis que la gloire des œuvres +n'arrive que lentement et insensiblement faible, d'abord, puis de plus +en plus forte, et n'atteint souvent toute sa puissance qu'après un +siècle; mais alors elle reste pendant des milliers d'années, parce que +les œuvres restent aussi. L'autre gloire, la première explosion passée, +s'affaiblit graduellement, est de moins en moins connue et finit par ne +plus exister que dans l'histoire à l'état de fantôme.--(_Note de +l'auteur_.)] + +[21: Pour comprendre le sens de ces mots de Schopenhauer, le lecteur +français a besoin de savoir que le philosophe pessimiste, dans son +profond dédain des ignorants, ne traduit jamais les citations latines, +et ne traduit les grecques qu'en latin; c'est donc une exception qu'il +fait ici pour le «fabuleux» Epicharme.--(_Trad._)] + +[22: Comme notre plus grand plaisir consiste en ce qu'on nous admire, +mais comme les autres ne consentent que très difficilement à nous +admirer même alors que l'admiration serait pleinement justifiée, il en +résulte que celui-là est le plus heureux qui, n'importe comment, est +arrivé à s'admirer sincèrement soi-même. Seulement il ne doit pas se +laisser égarer par les autres.--(_Note de l'auteur._)] + +[23: L'_Ecclésiaste;_ trad.] + +[24: Ainsi que notre corps est enveloppé dans ses vêtements, ainsi notre +esprit est revêtu de mensonges. Nos paroles, nos actions, tout notre +être est menteur, et ce n'est qu'à travers cette enveloppe que l'on peut +deviner parfois notre pensée vraie, comme à travers les vêtements les +formes du corps. (_Note de l'auteur._)] + +[25: En français dans le texte. (_Note du traducteur._)] + +[26: Tout le monde sait qu'on allège les maux en les supportant en +commun: parmi ces maux, les hommes semblent compter l'ennui, et c'est +pourquoi ils se groupent, afin de s'ennuyer en commun. De même que +l'amour de la vie n'est au fond que la peur de la mort, de même +l'_instinct social_ des hommes n'est pas un sentiment direct, +c'est-à-dire ne repose pas sur l'_amour de la société_, mais sur la +_crainte de la solitude_, car ce n'est pas tant la bienheureuse présence +des autres que l'on cherche; on fuit plutôt l'aridité et la désolation +de l'isolement, ainsi que la monotonie de la propre conscience; pour +échapper à la solitude, toute compagnie est bonne, même la mauvaise, et +l'on se soumet volontiers à la fatigue et à la contrainte que toute +société apporte nécessairement avec soi.--Mais quand le dégoût de tout +cela a pris le dessus, quand, comme conséquence, on s'est fait à la +solitude et l'on s'est endurci contre l'impression première qu'elle +produit, de manière à ne plus en éprouver ces effets que nous avons +retracés plus haut, alors on peut, tout à l'aise, rester toujours seul; +on ne soupirera plus après le monde, précisément parce que ce n'est pas +là un besoin direct et parce qu'on s'est accoutumé désormais aux +propriétés bienfaisantes de la solitude. (_Note de Schopenhauer._)] + +[27: Voici l'apologue mentionné ci-dessus: + +«Par une froide journée d'hiver, un troupeau de porcs-épics s'était mis +en groupe serré pour se garantir mutuellement contre la gelée par leur +propre chaleur. Mais tout aussitôt ils ressentirent les atteintes de +leurs piquants, ce qui les fit s'éloigner les uns des autres. Quand le +besoin de se chauffer les eut rapprochés de nouveau, le même +inconvénient se renouvela, de façon qu'ils étaient ballottés de çà et de +là entre les deux souffrances, jusqu'à ce qu'ils eussent fini par +trouver une distance moyenne qui leur rendit la situation supportable. +Ainsi, le besoin de société, né du vide et de la monotonie de leur +propre intérieur, pousse les hommes les uns vers les autres; mais leurs +nombreuses qualités repoussantes et leurs insupportables défauts les +dispersent de nouveau. La distance moyenne qu'ils finissent par +découvrir et à laquelle la vie en commun devient possible, c'est la +_politesse_ et les _belles manières_. En Angleterre, on crie à celui qui +ne se tient pas à cette distance: _Keep your distance!_--Par ce moyen, +le besoin de chauffage mutuel n'est, à la vérité, satisfait qu'à moitié, +mais en revanche on ne ressent pas la blessure des piquants.--Celui-là +cependant qui possède beaucoup de calorique propre préfère rester en +dehors de la société pour n'éprouver ni ne causer de peine. (_Note du +traducteur._)] + +[28: _Envie_, dans les hommes, montre combien ils se sentent malheureux, +et la constante _attention_ qu'ils portent à tout ce que font ou ne font +pas les autres montre combien ils s'ennuient.--(_Note de l'auteur_).] + +[29: En français dans le texte.] + +[30: Le sommeil est une petite portion de _mort_ que nous empruntons +_anticipando_ et par le moyen de laquelle nous regagnons et renouvelons +la vie épuisée dans l'espace d'un jour. _Le sommeil est un emprunt fait +à la mort_[31]. Le sommeil emprunte à la mort pour entretenir la vie. Ou +bien, il est l'_intérêt payé provisoirement à la mort_, qui elle-même +est le payement intégrai du capital. Le remboursement total est exigé +dans un délai d'autant plus long que l'intérêt est plus élevé et se paye +plus régulièrement. (_Note de l'auteur_.)] + +[31: En français dans le texte] + +[32: En français dans le texte.] + +[33: Voici le texte de la maxime à laquelle Schopenhauer fait allusion: +«Il est difficile d'aimer ceux que nous n'estimons point; mais il ne +l'est pas moins d'aimer ceux que nous estimons beaucoup plus que nous.» +(La Roch., édit. de la _Bibl. nationale_, p. 71, 303.)] + +[34: Si dans les hommes, tels qu'ils sont pour la plupart, le bon +dépassait le mauvais, il serait plus sage de se fier à leur justice, à +leur équité, leur fidélité, leur affection ou leur charité qu'à leur +crainte; mats, comme c'est tout l'inverse, c'est l'inverse qui est le +plus sage. _(Note de l'auteur.)_] + +[35: Ce mémoire, traduit en français, a reçu pour titre: _Essai sur le +libre arbitre._ 1 vol. in-18. Germer Baillière et Cie. Paris.] + +[36: Schopenhauer force la note; car La Rochefoucauld a dit: nous +trouvons _souvent_... _(Note du traducteur.)_] + +[37: Pour _faire son chemin dans le monde_, amitiés et camaraderie sont, +entre tous, le moyen le plus puissant. Or _les grandes capacités donnent +de la fierté_; on est peu fait alors à flatter ceux qui n'en ont guère +et devant lesquels, à cause de cela même, il faut dissimuler et renier +ses hautes qualités. La conscience de n'avoir que des moyens bornés agit +à l'inverse; elle s'accorde parfaitement avec l'humilité, l'affabilité, +la complaisance, et le respect de ce qui est mauvais; elle aide, par +conséquent, à se faire des amis et des protecteurs. + +Ceci ne s'applique pas seulement aux fonctions de l'État, mais aussi aux +places honorifiques, aux dignités, et même à la gloire dans le monde +savant; ce qui fait que, par exemple, dans les académies, la bonne et +brave médiocrité occupe toujours la haute place, et que les gens de +mérite n'y entrent que tard ou pas du tout: il en est de même en toute +chose.] + +[38: Voy. _De augmentis scientiarum_, Lud. Batav., 1645, l. VIII, ch. 2, +p. 644 et suiv.] + +[39: Je ne puis résister à la tentation de citer le proverbe analogue, +populaire en Roumanie: + + Fa-me, mamà, cu noroc (Donne-moi, mère, du bonheur), + Si aruncà-me in foc (Et jette-moi au feu). + + (_Le trad_.) +] + +[40: Le _hasard_ a un si grand rôle dans toutes les choses humaines, que +lorsque nous cherchons à obvier par des sacrifices immédiats à quelque +danger qui nous menace de loin, celui-ci disparaît souvent par un tour +imprévu que prennent les événements, et non seulement les sacrifices +faits restent perdus, mais le changement qu'ils ont amené devient +lui-même désavantageux en présence du nouvel état des choses. Aussi avec +nos mesures ne devons-nous pas pénétrer trop avant dans l'avenir; il +faut compter aussi sur les hasard et affronter hardiment plus d'un +danger, en se fondant sur l'espoir de le voir s'éloigner, comme tant de +sombres nuées d'orage.] + +[41: En français dans le texte.] + +[42: Dans l'âge mûr, on s'entend mieux à se garder contre le malheur, +dans la jeunesse à le supporter. (_Note de l'auteur._)] + +[43: Il y a erreur: ce n'est pas au chapitre 5, mais au chapitre 8, que +se trouve l'observation citée par Schopenhauer. (_Le trad._)] + +[44: La vie humaine, à proprement parler, ne peut être dite ni longue ni +courte, car, au fond, elle est l'échelle avec laquelle nous mesurons +toutes les autres longueurs de temps.--L'_Oupanischad du Véda_ (vol. 2) +donne 100 ans pour la _durée naturelle_ de la vie, et avec raison, à mon +avis; car j'ai remarqué que ceux-là seulement qui dépassent 90 ans +finissent par l'euthanasie, c'est-à-dire qu'ils meurent sans maladie, +sans apoplexie, sans convulsion, sans râle, quelquefois même sans pâlir, +le plus souvent assis, principalement après leur repas: il serait plus +exact de dire qu'ils ne meurent pas, ils cessent de vivre seulement. À +tout autre âge antérieur à celui-là, on ne meurt que de maladie, donc +prématurément.--Dans l'Ancien Testament (Ps. 90, 10), la durée de la vie +humaine est évaluée à 70, au plus à 80 ans; et, chose plus importante, +Hérodote (I, 32, et III, 22) en dit autant. Mais c'est faux et ce n'est +que le résultat d'une manière grossière et superficielle d'interpréter +l'expérience journalière. Car, si la durée naturelle de la vie était de +70-80 ans, les hommes entre 70 et 80 ans devraient _mourir de +vieillesse;_ ce qui n'est pas du tout: ils _meurent de maladies_, comme +leurs cadets; or la maladie, étant essentiellement une anomalie, n'est +pas la fin naturelle. Ce n'est qu'entre 90 et 100 ans qu'il devient +normal de _mourir de vieillesse,_ sans maladie, sans lutte, sans râle, +sans convulsions, parfois sans pâlir, en un mot d'_euthanasie_.--Sur ce +point aussi, l'_Oupanischad_ a donc raison en fixant à 100 ans la durée +naturelle de la vie. (_Note de Schopenhauer._)] + +[45: J'ai cru devoir mettre en italiques et entre crochets [ ] ces +quelques lignes, parce qu'elles ne se rapportent en aucune façon à ce +qui précède immédiatement; le lecteur a pu remarquer que le même cas +s'est présenté plusieurs fois déjà dans le cours du volume, notamment au +chapitre 5. Cela s'explique très facilement si l'on admet que ce sont là +des intercalations plus ou moins heureusement pratiquées par M. +Frauenstaedt (éditeur des éditions postérieures à la 1re), à qui +Schopenhauer a légué ses manuscrits et ses nombreuses notices. Je suis, +d'autant plus porté à croire mon explication la vraie, que des personnes +autorisées, entre autres M. de Gr...ch, m'ont affirmé que la 1re édition +ne contient aucune de ces incohérences ni de ces trop fréquentes +redites, dans des termes presque identiques, que l'on peut également +constater. Pour ma part, malheureusement, je n'ai eu sous les yeux, +comme texte pour la traduction, que les 2e et 3e éditions. (_Note du +traducteur._)] + +[46: Environ 62 planètes télescopiques ont encore été découvertes +depuis; mais c'est là une innovation dont je ne veux pas entendre +parler. Aussi j'en use à leur égard comme les professeurs de philosophie +en ont usé vis-à-vis de moi: je n'en veux rien savoir, car elles +discréditent la marchandise que j'ai en boutique. (_Note de l'auteur._)] + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Aphorismes sur la sagesse dans la vie, by +Arthur Schopenhauer + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK APHORISMES SUR LA SAGESSE *** + +***** This file should be named 35444-0.txt or 35444-0.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/3/5/4/4/35444/ + +Produced by Mireille Harmelin and the Online Distributed +Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was +produced from images generously made available by the +Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. 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By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all +the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy +all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. +If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project +Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the +terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or +entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. + +1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be +used on or associated in any way with an electronic work by people who +agree to be bound by the terms of this agreement. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at https://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. 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Donations are accepted in a number of other +ways including including checks, online payments and credit card +donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + https://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/35444-0.zip b/35444-0.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..bb034ae --- /dev/null +++ b/35444-0.zip diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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