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+The Project Gutenberg EBook of Aphorismes sur la sagesse dans la vie, by
+Arthur Schopenhauer
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Aphorismes sur la sagesse dans la vie
+
+Author: Arthur Schopenhauer
+
+Translator: J.-A. Cantacuzène
+
+Release Date: March 1, 2011 [EBook #35444]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: UTF-8
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK APHORISMES SUR LA SAGESSE ***
+
+
+
+
+Produced by Mireille Harmelin and the Online Distributed
+Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. This file was
+produced from images generously made available by the
+Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
+
+
+
+
+
+PARERGA ET PARALIPOMENA
+
+APHORISMES SUR LA SAGESSE DANS LA VIE
+
+ARTHUR SCHOPENHAUER
+
+TRADUIT EN FRANÇAIS POUR LA PREMIÈRE FOIS
+
+Par J.-A. CANTACUZÈNE
+
+ «Le bonheur n'est pas chose aisée: il est très difficile de le
+ trouver en nous, et impossible de le trouver ailleurs.»
+
+ CHAMFORT.
+
+TROISIÈME ÉDITION
+
+PARIS
+
+FÉLIX ALCAN, ÉDITEUR
+
+1887
+
+
+
+
+TABLE DES MATIÈRES
+
+INTRODUCTION
+
+CHAPITRE Ier.--Division fondamentale.
+
+CHAPITRE II.--De ce que l'on est.
+
+I.--La santé de l'esprit et du corps.
+
+II.--La beauté.
+
+III.--La douleur et l'ennui.--L'intelligence.
+
+CHAPITRE III.--De ce que l'on a.
+
+CHAPITRE IV.--De ce que l'on représente.
+
+I.--De l'opinion d'autrui.
+
+II.--Le rang.
+
+III.--L'honneur.
+
+IV.--La gloire.
+
+CHAPITRE V.--Parénèses et maximes.
+
+I.--Maximes générales.
+
+II.--Concernant notre conduite envers nous même.
+
+III.--Concernant notre conduite envers les autres.
+
+IV.--Concernant notre conduite en face de la marche du monde et en face
+du sort.
+
+CHAPITRE VI.--De la différence des âges de la vie.
+
+
+
+
+INTRODUCTION
+
+
+Je prends ici la notion de la sagesse dans la vie dans son acception
+immanente, c'est-à-dire que j'entends par là l'art de rendre la vie
+aussi agréable et aussi heureuse que possible. Cette étude pourrait
+s'appeler également l'Eudémonologie; ce serait donc un traité de la vie
+heureuse. Celle-ci pourrait à son tour être définie une existence qui,
+considérée au point de vue purement extérieur ou plutôt (comme il s'agit
+ici d'une appréciation subjective) qui, après froide et mûre réflexion,
+est préférable à la non-existence. La vie heureuse, ainsi définie, nous
+attacherait à elle par elle-même et pas seulement par la crainte de la
+mort; il en résulterait en outre que nous désirerions la voir durer
+indéfiniment. Si la vie humaine correspond ou peut seulement
+correspondre à la notion d'une pareille existence, c'est là une question
+à laquelle on sait que j'ai répondu par la négative dans ma
+_Philosophie_; l'eudémonologie, au contraire, présuppose une réponse
+affirmative. Celle-ci, en effet, repose sur cette erreur innée que j'ai
+combattue au commencement du chapitre XLIX, vol. II, de mon grand
+ouvrage[1]. Par conséquent, pour pouvoir néanmoins traiter la question,
+j'ai dû m'éloigner entièrement du point de vue élevé, métaphysique et
+moral auquel conduit ma véritable philosophie. Tous les développements
+qui vont suivre sont donc fondés, dans une certaine mesure, sur un
+accommodement, en ce sens qu'ils se placent au point de vue habituel,
+empirique et en conservent l'erreur. Leur valeur aussi ne peut être que
+conditionnelle, du moment que le mot d'eudémonologie n'est lui-même
+qu'un euphémisme. Ils n'ont en outre aucune prétention à être complets,
+soit parce que le thème est inépuisable, soit parce que j'aurais dû
+répéter ce que d'autres ont déjà dit.
+
+Je ne me rappelle que le livre de Cardan: _De utilitate ex adversis
+capienda_, ouvrage digne d'être lu, qui traite de la même matière que
+les présents aphorismes; il pourra servir à compléter ce que j'offre
+ici. Aristote, il est vrai, a intercalé une courte eudémonologie dans le
+chapitre V du livre I de sa _Rhétorique_; mais il n'a produit qu'une
+œuvre bien maigre. Je n'ai pas eu recours à ces devanciers; compiler
+n'est pas mon fait; d'autant moins l'ai-je fait que l'on perd par là
+cette unité de vue qui est l'âme des œuvres de cette espèce. En somme,
+certainement les sages de tous les temps ont toujours dit la même chose,
+et les sots, c'est-à-dire l'incommensurable majorité de tous les temps,
+ont toujours fait la même chose, savoir le contraire, et il en sera
+toujours ainsi. Aussi Voltaire dit-il: _Nous laisserons ce monde-ci
+aussi sot et aussi méchant que nous l'avons trouvé en y arrivant_.
+
+
+
+
+APHORISMES SUR LA SAGESSE DANS LA VIE
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER
+
+DIVISION FONDAMENTALE
+
+
+Aristote (_Morale à Nicomaque_, I, 8) a divisé les biens de la vie
+humaine en trois classes, les biens extérieurs, ceux de l'âme et ceux du
+corps. Ne conservant que la division en trois, je dis que ce qui
+différencie le sort des mortels peut être ramené à trois conditions
+fondamentales. Ce sont:
+
+1° Ce qu'on _est_: donc la personnalité, dans son sens le plus étendu.
+Par conséquent, on comprend ici la santé, la force, la beauté, le
+tempérament, le caractère moral, l'intelligence et son développement.
+
+2° Ce qu'on _a_: donc propriété et avoir de toute nature.
+
+3° Ce qu'on _représente_: on sait que par cette expression l'on entend
+la manière dont les autres se représentent un individu, par conséquent
+ce qu'il est dans leur représentation. Cela consiste donc dans leur
+opinion à son égard et se divise en honneur, rang et gloire.
+
+Les différences de la première catégorie dont nous avons à nous occuper
+sont celles que la nature elle-même a établies entre les hommes; d'où
+l'on peut déjà inférer que leur influence sur le bonheur ou le malheur
+sera plus essentielle et plus pénétrante que celle des différences
+provenant des règles humaines et que nous avons mentionnées sous les
+deux rubriques suivantes. Les _vrais avantages personnels_, tels qu'un
+grand esprit ou un grand cœur, sont par rapport à tous les avantages du
+rang, de la naissance, même royale, de la richesse et autres, ce que les
+rois véritables sont aux rois de théâtre. Déjà _Métrodore_, le premier
+élève d'Épicure, avait intitulé un chapitre: Περι του μειζονα ειναι την
+παρ‘ ημας αιτιαν προς ενδαιμονιαν της εχ των πραγματων (_Les causes qui
+viennent de nous contribuent plus au bonheur que celles qui naissent des
+choses_.--Cf. Clément d'Alex., Strom., II, 21, p. 362 dans l'édition de
+Wurtzbourg des _Opp. polem._)
+
+Et, sans contredit, pour le bien-être de l'individu, même pour toute sa
+manière d'être, le principal est évidemment ce qui se trouve ou se
+produit en lui. C'est là, en effet, que réside immédiatement son
+bien-être ou son malaise; c'est sous cette forme, en définitive, que se
+manifeste tout d'abord le résultat de sa sensibilité, de sa volonté et
+de sa pensée; tout ce qui se trouve en dehors n'a qu'une influence
+indirecte. Aussi les mêmes circonstances, les mêmes événements
+extérieurs, affectent-ils chaque individu tout différemment, et, quoique
+placés dans un même milieu, chacun vit dans un monde différent. Car il
+n'a directement affaire que de ses propres perceptions, de ses propres
+sensations et des mouvements de sa propre volonté: les choses
+extérieures n'ont d'influence sur lui qu'en tant qu'elles déterminent
+ces phénomènes intérieurs. Le monde dans lequel chacun vit dépend de la
+façon de le concevoir, laquelle diffère pour chaque tête; selon la
+nature des intelligences, il paraîtra pauvre, insipide et plat, ou
+riche, intéressant et important. Pendant que tel, par exemple, porte
+envie à tel autre pour les aventures intéressantes qui lui sont arrivées
+pendant sa vie, il devrait plutôt lui envier le don de conception qui a
+prêté à ces événements l'importance qu'ils ont dans sa description, car
+le même événement qui se présente d'une façon si intéressante dans la
+tête d'un homme d'esprit, n'offrirait plus, conçu par un cerveau plat et
+banal, qu'une scène insipide de la vie de tous les jours. Ceci se
+manifeste au plus haut degré dans plusieurs poésies de Gœthe et de
+Byron, dont le fond repose évidemment sur une donnée réelle; un sot, en
+les lisant, est capable d'envier au poète l'agréable aventure, au lieu
+de lui envier la puissante imagination qui, d'un événement passablement
+ordinaire, a su faire quelque chose d'aussi grand et d'aussi beau.
+Pareillement, le mélancolique verra une scène de tragédie là où le
+sanguin ne voit qu'un conflit intéressant, et le flegmatique un fait
+insignifiant.
+
+Tout cela vient de ce que toute réalité, c'est-à-dire toute «actualité
+remplie» se compose de deux moitiés, le sujet et l'objet, mais aussi
+nécessairement et aussi étroitement unies que l'oxygène et l'hydrogène
+dans l'eau. À moitié objective identique, la subjective étant
+différente, ou réciproquement, la réalité actuelle sera tout autre; la
+plus belle et la meilleure moitié objective, quand la subjective est
+obtuse, de mauvaise qualité, ne fournira jamais qu'une méchante réalité
+et actualité, semblable à une belle contrée vue par un mauvais temps ou
+réfléchie par une mauvaise chambre obscure. Pour parler plus
+vulgairement, chacun est fourré dans sa conscience comme dans sa peau et
+ne vit immédiatement qu'en elle; aussi y a-t-il peu de secours à lui
+apporter du dehors. À la scène, tel joue les princes, tel les
+conseillers, tel autre les laquais, ou les soldats ou les généraux, et
+ainsi de suite. Mais ces différences n'existent qu'à l'extérieur; à
+l'intérieur, comme noyau du personnage, le même être est fourré chez
+tous, savoir un pauvre comédien avec ses misères et ses soucis.
+
+Dans la vie, il en est de même. Les différences de rang et de richesses
+donnent à chacun son rôle à jouer, auquel ne correspond nullement une
+différence intérieure de bonheur et de bien-être; ici aussi est logé
+dans chacun le même pauvre hère, avec ses soucis et ses misères, qui
+peuvent différer chez chacun pour ce qui est du fond, mais qui, pour ce
+qui est de la forme, c'est-à-dire par rapport à l'être propre, sont à
+peu près les mêmes chez tous; il y a certes des différences de degré,
+mais elles ne dépendent pas du tout de la condition ou de la richesse,
+c'est-à-dire du rôle.
+
+Comme tout ce qui se passe, tout ce qui existe pour l'homme ne se passe
+et n'existe immédiatement que dans sa conscience; c'est évidemment la
+qualité de la conscience qui sera le prochainement essentiel, et dans la
+plupart des cas tout dépendra de celle-là bien plus que des images qui
+s'y représentent. Toute splendeur, toutes jouissances sont pauvres,
+réfléchies dans la conscience terne d'un benêt, en regard de la
+conscience d'un Cervantès, lorsque, dans une prison incommode, il
+écrivait son _Don Quijote_.
+
+La moitié objective de l'actualité et de la réalité est entre les mains
+du sort et, par suite, changeante; la moitié subjective, c'est
+nous-mêmes, elle est par conséquent immuable dans sa partie essentielle.
+Aussi, malgré tous les changements extérieurs, la vie de chaque homme
+porte-t-elle d'un bout à l'autre le même caractère; on peut la comparer
+à une suite de variations sur un même _thème_. Personne ne peut sortir
+de son individualité. Il en est de l'homme comme de l'animal; celui-ci,
+quelles que soient les conditions dans lesquelles on le place, demeure
+confiné dans le cercle étroit que la nature a irrévocablement tracé
+autour de son être, ce qui explique pourquoi, par exemple, tous nos
+efforts pour faire le bonheur d'un animal que nous aimons doivent se
+maintenir forcément dans des limites très restreintes, précisément à
+cause de ces bornes de son être et de sa conscience; pareillement,
+l'individualité de l'homme a fixé par avance la mesure de son bonheur
+possible. Ce sont spécialement les limites de ses forces intellectuelles
+qui ont déterminé une fois pour toutes son aptitude aux jouissances
+élevées. Si elles sont étroites, tous les efforts extérieurs, tout ce
+que les hommes ou la fortune feront pour lui, tout cela sera impuissant
+à le transporter par delà la mesure du bonheur et du bien-être humain
+ordinaire, à demi animal: il devra se contenter des jouissances
+sensuelles, d'une vie intime et gaie dans sa famille, d'une société de
+bas aloi ou de passe-temps vulgaires. L'instruction même, quoiqu'elle
+ait une certaine action, ne saurait en somme élargir de beaucoup ce
+cercle, car les jouissances les plus élevées, les plus variées et les
+plus durables sont celles de l'esprit, quelque fausse que puisse être
+pendant la jeunesse notre opinion à cet égard; et ces jouissances
+dépendent surtout de la force intellectuelle. Il est donc facile de voir
+clairement combien notre bonheur dépend de ce que nous _sommes_, de
+notre individualité, tandis qu'on ne tient compte le plus souvent que de
+ce que nous _avons_ ou de ce que nous _représentons_. Mais le sort peut
+s'améliorer; en outre, celui qui possède la richesse intérieure ne lui
+demandera pas grand'chose; mais un benêt restera benêt, un lourdaud
+restera lourdaud, jusqu'à sa fin, fût-il en paradis et entouré de
+houris. Gœthe dit:
+
+ Volk und Knecht und Ueberwinder,
+ Sie gestehn, zu jeder Zeit,
+ Höchstes Glück der Erdenkinder
+ Sei nur die Persönlichkeit.
+
+(Peuple et laquais et conquérant,--en tout temps reconnaissent--que le
+suprême bien des fils de la terre--est seulement la personnalité. Gœthe,
+_Divan Or. Occ._, ZULECKA).
+
+Que le _subjectif_ soit incomparablement plus essentiel à notre bonheur
+et à nos jouissances que l'_objectif_, cela se confirme en tout, par la
+faim, qui est le meilleur cuisinier, jusqu'au vieillard regardant avec
+indifférence la déesse que le jeune homme idolâtre, et tout au sommet,
+nous trouvons la vie de l'homme de génie et du saint. La santé
+par-dessus tout l'emporte tellement sur les biens extérieurs qu'en
+vérité un mendiant bien portant est plus heureux qu'un roi malade. Un
+tempérament calme et enjoué, provenant d'une santé parfaite et d'une
+heureuse organisation, une raison lucide, vive, pénétrante et concevant
+juste, une volonté modérée et douce, et comme résultat une bonne
+conscience, voilà des avantages que nul rang, nulle richesse ne
+sauraient remplacer. Ce qu'un homme est en soi-même, ce qui l'accompagne
+dans la solitude et ce que nul ne saurait lui donner ni lui prendre, est
+évidemment plus essentiel pour lui que tout ce qu'il peut posséder ou ce
+qu'il peut être aux yeux d'autrui. Un homme d'esprit, dans la solitude
+la plus absolue, trouve dans ses propres pensées et dans sa propre
+fantaisie de quoi se divertir agréablement, tandis que l'être borné aura
+beau varier sans cesse les fêtes, les spectacles, les promenades et les
+amusements, il ne parviendra pas à écarter l'ennui qui le torture. Un
+bon caractère, modéré et doux, pourra être content dans l'indigence,
+pendant que toutes les richesses ne sauraient satisfaire un caractère
+avide, envieux et méchant. Quant à l'homme doué en permanence d'une
+individualité extraordinaire, intellectuellement supérieure, celui-là
+alors peut se passer de la plupart de ces jouissances auxquelles le
+monde aspire généralement; bien plus, elles ne sont pour lui qu'un
+dérangement et un fardeau. Horace dit en parlant de lui-même:
+
+ Gemmas, marmor, ebur, Tyrrhena sigilla, tabellas,
+ Argentum, vestes Gaetulo murice tinctas,
+ Sunt qui habeant, est qui non curat habere.
+
+(Il en est qui n'ont ni pierres précieuses, ni marbre, ni ivoire, ni
+statuettes tyrrhéniennes, ni tableaux, ni argent, ni robes teintes de
+pourpre gaétulienne; il en est un qui ne se soucie pas d'en
+avoir.--Horace, Ep. II, L. II, vers 180 et suiv.)
+
+Et Socrate, à la vue d'objets de luxe exposés pour la vente, s'écriait:
+«Combien il y a de choses dont je n'ai pas besoin!»
+
+Ainsi, la condition première et la plus essentielle pour le bonheur de
+la vie, c'est ce que nous _sommes_, c'est notre personnalité; quand ce
+ne serait déjà que parce qu'elle agit constamment et en toutes
+circonstances, cela suffirait à l'expliquer, mais en outre, elle n'est
+pas soumise à la chance comme les biens des deux autres catégories, et
+ne peut pas nous être ravie. En ce sens, sa valeur peut passer pour
+absolue, par opposition à la valeur seulement relative des deux autres.
+Il en résulte que l'homme est bien moins susceptible d'être modifié par
+le monde extérieur qu'on ne le suppose volontiers. Seul le temps, dans
+son pouvoir souverain, exerce également ici son droit; les qualités
+physiques et intellectuelles succombent insensiblement sous ses
+atteintes; le caractère moral seul lui demeure inaccessible.
+
+Sous ce rapport, les biens des deux dernières catégories auraient un
+avantage sur ceux de la première, comme étant de ceux que le temps
+n'emporte pas directement. Un second avantage serait que, étant placés
+en dehors de nous, ils sont accessibles de leur nature, et que chacun a
+pour le moins la possibilité de les acquérir, tandis que ce qui est en
+nous, le subjectif, est soustrait à notre pouvoir établi _jure divino_,
+il se maintient invariable pendant toute la vie. Aussi les vers suivants
+contiennent-ils une inexorable vérité:
+
+ Wie an dem Tag, der dich der Welt verliehen,
+ Die Sonne stand zum Grusze der Planeten,
+ Bist alsobald und fort und fort gedichen,
+ Nach dem Gesetz, wonach du angetreten.
+ So muszt du seyn, dir kannst du nicht entfliehen,
+ So sagten schon Svbillen, so Propheten;
+ Und keine Zeit und keine Macht zerstückelt
+ Geprügte Form, die lebend sien entwickelt.
+
+ (Gœthe.)
+
+(Comme, dans le jour qui t'a donné au monde, le soleil était là pour
+saluer les planètes, tu as aussi grandi sans cesse, d'après la loi selon
+laquelle tu as commencé. Telle est ta destinée; tu ne peux t'échapper à
+toi-même; ainsi parlaient déjà les sibylles; ainsi les prophètes; aucun
+temps, aucune puissance ne brise la forme empreinte qui se développe
+dans le cours de la vie.--_Poésies_, trad. Porchat, vol. I, p. 312.)
+
+Tout ce que nous pouvons faire à cet égard, c'est d'employer cette
+personnalité, telle qu'elle nous a été donnée, à notre plus grand
+profit; par suite, ne poursuivre que les aspirations qui lui
+correspondent, ne rechercher que le développement qui lui est approprié
+en évitant tout autre, ne choisir, par conséquent, que l'état,
+l'occupation, le genre de vie qui lui conviennent.
+
+Un homme herculéen, doué d'une force musculaire extraordinaire, astreint
+par des circonstances extérieures à s'adonner à une occupation
+sédentaire, à un travail manuel, méticuleux et pénible, ou bien encore à
+l'étude et à des travaux de tête, occupations réclamant des forces
+toutes différentes, non développées chez lui et laissant précisément
+sans emploi les forces par lesquelles il se distingue, un tel homme se
+sentira malheureux toute sa vie; bien plus malheureux encore sera celui
+chez lequel les forces intellectuelles l'emportent de beaucoup et qui
+est obligé de les laisser sans développement et sans emploi pour
+s'occuper d'une affaire vulgaire qui n'en réclame pas, ou bien encore et
+surtout d'un travail corporel pour lequel sa force physique n'est pas
+suffisante. Ici toutefois, principalement pendant la jeunesse, il faut
+éviter recueil de la présomption et ne pas s'attribuer un excès de
+forces que l'on n'a pas.
+
+De la prépondérance bien établie de notre première catégorie sur les
+deux autres, il résulte encore qu'il est plus sage de travailler à
+conserver sa santé et à développer ses facultés qu'à acquérir des
+richesses, ce qu'il ne faut pas interpréter en ce sens qu'il faille
+négliger l'acquisition du nécessaire et du convenable. Mais la richesse
+proprement dite, c'est-à-dire un grand superflu, contribue peu à notre
+bonheur; aussi beaucoup de riches se sentent-ils malheureux, parce
+qu'ils sont dépourvus de culture réelle de l'esprit, de connaissances
+et, par suite, de tout intérêt objectif qui pourrait les rendre aptes à
+une occupation intellectuelle. Car ce que la richesse peut fournir au
+delà, de la satisfaction des besoins réels et naturels a une minime
+influence sur notre véritable bien-être; celui-ci est plutôt troublé par
+les nombreux et inévitables soucis qu'amène après soi la conservation
+d'une grande fortune. Cependant les hommes sont mille fois plus occupés
+à acquérir la richesse que la culture intellectuelle, quoique
+certainement ce qu'on _est_ contribue bien plus à notre bonheur que ce
+qu'on _a_.
+
+Combien n'en voyons-nous pas, diligents comme des fourmis et occupés du
+matin au soir à accroître une richesse déjà acquise! Ils ne connaissent
+rien par delà l'étroit horizon qui renferme les moyens d'y parvenir;
+leur esprit est vide et par suite inaccessible à toute autre occupation.
+Les jouissances les plus élevées, les jouissances intellectuelles sont
+inabordables pour eux; c'est en vain qu'ils cherchent à les remplacer
+par des jouissances fugitives, sensuelles, promptes, mais coûteuses à
+acquérir, qu'ils se permettent entre temps. Au terme de leur vie, ils se
+trouvent avoir comme résultat, quand la fortune leur a été favorable, un
+gros monceau d'argent devant eux, qu'ils laissent alors à leurs
+héritiers le soin d'augmenter ou aussi de dissiper. Une pareille
+existence, bien que menée avec apparence très sérieuse et très
+importante, est donc tout aussi insensée que telle autre qui arborerait
+carrément pour symbole une marotte.
+
+Ainsi, l'essentiel pour le bonheur de la vie, c'est ce que l'on _a en
+soi-même_. C'est uniquement parce que la dose en est d'ordinaire si
+petite que la plupart de ceux qui sont sortis déjà victorieux de la
+lutte contre le besoin se sentent au fond tout aussi malheureux que ceux
+qui sont encore dans la mêlée. Le vide de leur intérieur, l'insipidité
+de leur intelligence, la pauvreté de leur esprit les poussent à
+rechercher la compagnie, mais une compagnie composée de leurs pareils,
+car _similis simili gaudet_. Alors commence en commun la chasse au
+passe-temps et à l'amusement, qu'ils cherchent d'abord dans les
+jouissances sensuelles, dans les plaisirs de toute espèce et finalement
+dans la débauche. La source de cette funeste dissipation, qui, en un
+temps souvent incroyablement court, fait dépenser de gros héritages à
+tant de fils de famille entrés riches dans la vie, n'est autre en vérité
+que l'ennui résultant de cette pauvreté et de ce vide de l'esprit que
+nous venons de dépeindre. Un jeune homme ainsi lancé dans le monde,
+riche en dehors, mais pauvre en dedans, s'efforce vainement de remplacer
+la richesse intérieure par l'extérieure; il veut tout recevoir du
+_dehors_, semblable à ces vieillards qui cherchent à puiser de nouvelles
+forces dans l'haleine des jeunes filles. De cette façon, la pauvreté
+intérieure a fini par amener aussi la pauvreté extérieure.
+
+Je n'ai pas besoin de relever l'importance des deux autres catégories de
+biens de la vie humaine, car la fortune est aujourd'hui trop
+universellement appréciée pour avoir besoin d'être recommandée. La
+troisième catégorie est même d'une nature très éthérée, comparée à la
+seconde, vu qu'elle ne consiste que dans l'opinion des autres. Toutefois
+chacun est tenu d'aspirer à l'_honneur_, c'est-à-dire à un bon renom; à
+un _rang_, ne peuvent y aspirer, uniquement, que ceux qui servent
+l'État, et, pour ce qui est de la _gloire_, il n'y en a qu'infiniment
+peu qui puissent y prétendre. L'honneur est considéré comme un bien
+inappréciable, et la gloire comme la chose la plus exquise que l'homme
+puisse acquérir; c'est la Toison d'or des élus; par contre, les sots
+seuls préféreront le rang à la richesse. La seconde et la troisième
+catégorie ont en outre l'une sur l'autre ce qu'on appelle une action
+réciproque; aussi l'adage de Pétrone: _Habes, habeberis_ est-il vrai,
+et, en sens inverse, la bonne opinion d'autrui, sous toutes ses formes,
+nous aide souvent à acquérir la richesse.
+
+
+
+
+CHAPITRE II
+
+DE CE QUE L'ON EST
+
+
+Nous avons déjà reconnu d'une manière générale que ce que l'on _est_
+contribue plus au bonheur que ce que l'on _a_ ou ce que l'on
+_représente_. Le principal est toujours ce qu'un homme est, par
+conséquent ce qu'il possède en lui-même; car son individualité
+l'accompagne en tout temps et en tout lieu et teinte de sa nuance tous
+les événements de sa vie. En toute chose et à toute occasion, ce qui
+l'affecte tout d'abord, c'est lui-même. Ceci est vrai déjà pour les
+jouissances matérielles, et, à plus forte raison, pour celles de l'âme.
+Aussi l'expression anglaise: _To enjoy one's self_, est-elle très bien
+trouvée; on ne dit pas en anglais: «Paris lui plaît,» on dit: «Il se
+plaît à Paris (_He enjoys himself at Paris_).»
+
+
+
+
+I.--La santé de l'esprit et du corps.
+
+
+Mais, si l'individualité est de mauvaise qualité, toutes les jouissances
+seront comme un vin exquis dans une bouche imprégnée de fiel. Ainsi
+donc, dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, et sauf
+l'éventualité de quelque grand malheur, ce qui arrive à un homme dans sa
+vie est de moindre importance que la manière dont il le _sent_,
+c'est-à-dire la nature et le degré de sa sensibilité sous tous les
+rapports. Ce que nous avons en nous-mêmes et par nous-mêmes, en un mot
+la personnalité et sa valeur, voilà le seul facteur immédiat de notre
+bonheur et de notre bien-être. Tous les autres agissent indirectement;
+aussi leur action peut-elle être annulée, mais celle de la personnalité
+jamais. De là vient que l'envie la plus irréconciliable et en même temps
+la plus soigneusement dissimulée est celle qui a pour objet les
+avantages personnels. En outre, la qualité de la conscience est la seule
+chose permanente et persistante; l'individualité agit constamment,
+continuellement, et, plus ou moins, à tout instant; toutes les autres
+conditions n'influent que temporairement, occasionnellement,
+passagèrement, et peuvent aussi changer ou disparaître. Aristote dit: η
+γαρ φυσις βεβαια, ου τα χρηματα (La nature est éternelle, non les
+choses. _Mor. à Eudème_, VII, 2). C'est pourquoi nous supportons avec
+plus de résignation un malheur dont la cause est tout extérieure que
+celui dont nous sommes nous-mêmes coupables; car le destin peut changer,
+mais notre propre qualité est immuable. Par suite, les biens subjectifs,
+tels qu'un caractère noble, une tête capable, une humeur gaie, un corps
+bien organisé et en parfaite santé, ou, d'une manière générale, _mens
+sana in corpore sano_ (Juvénal, sat. X, 356), voilà les biens suprêmes
+et les plus importants pour notre bonheur; aussi devrions-nous nous
+appliquer bien plus à leur développement et à leur conservation qu'à la
+possession des biens extérieurs et de l'honneur extérieur.
+
+Mais ce qui, par-dessus tout, contribue le plus directement à notre
+bonheur, c'est une humeur enjouée, car cette bonne qualité trouve tout
+de suite sa récompense en elle-même. En effet, celui qui est gai a
+toujours motif de l'être par cela même qu'il l'est. Rien ne peut
+remplacer aussi complètement tous les autres biens que cette qualité,
+pendant qu'elle-même ne peut être remplacée par rien. Qu'un homme soit
+jeune, beau, riche et considéré; pour pouvoir juger de son bonheur, la
+question sera de savoir si, en outre, il est gai; en revanche, est-il
+gai, alors peu importe qu'il soit jeune ou vieux, bien fait ou bossu,
+pauvre ou riche; il est heureux. Dans ma première jeunesse, j'ai lu un
+jour dans un vieux livre la phrase suivante: _Qui rit beaucoup est
+heureux et qui pleure beaucoup est malheureux_; la remarque est bien
+niaise; mais, à cause de sa vérité si simple, je n'ai pu l'oublier,
+quoiqu'elle soit le superlatif d'un _truism_ (en anglais, vérité
+triviale). Aussi devons-nous, toutes les fois qu'elle se présente,
+ouvrir à la gaieté portes et fenêtres, car elle n'arrive jamais à
+contre-temps, au lieu d'hésiter, comme nous le faisons souvent, à
+l'admettre, voulant nous rendre compte d'abord si nous avons bien, à
+tous égards, sujet d'être contents, ou encore de peur qu'elle ne nous
+dérange de méditations sérieuses ou de graves préoccupations; et
+cependant il est bien incertain que celles-ci puissent améliorer notre
+condition, tandis que la gaieté est un bénéfice immédiat. Elle seule
+est, pour ainsi dire, l'argent comptant du bonheur; tout le reste n'en
+est que le billet de banque; car seule elle nous donne le bonheur dans
+un présent immédiat; aussi est-elle le bien suprême pour des êtres dont
+la réalité a la forme d'une actualité indivisible entre deux temps
+infinis. Nous devrions donc aspirer avant tout à acquérir et à conserver
+ce bien. Il est certain d'ailleurs que rien ne contribue moins à la
+gaieté que la richesse et que rien n'y contribue davantage que la santé:
+c'est dans les classes inférieures, parmi les travailleurs et
+particulièrement parmi les travailleurs de la terre, que l'on trouve les
+visages gais et contents; chez les riches et les grands dominent les
+figures chagrines. Nous devrions, par conséquent, nous attacher avant
+tout à conserver cet état parfait de santé dont la gaieté apparaît comme
+la floraison. Pour cela, on sait qu'il faut fuir tous excès et toutes
+débauches, éviter toute émotion violente et pénible, ainsi que toute
+contention d'esprit excessive ou trop prolongée; il faut encore prendre,
+chaque jour, deux heures au moins d'exercice rapide au grand air, des
+bains fréquents d'eau froide, et d'autres mesures diététiques de même
+genre. Point de santé si l'on ne se donne tous les jours suffisamment de
+mouvement; toutes les fonctions de la vie, pour s'effectuer
+convenablement, demandent le mouvement des organes dans lesquels elles
+s'accomplissent et de l'ensemble du corps. Aristote a dit avec raison:
+«Ο βιος εν τη κινησει εστι» (La vie est dans le mouvement). La vie
+consiste essentiellement dans le mouvement. À l'intérieur de tout
+l'organisme règne un mouvement incessant et rapide: le cœur, dans son
+double mouvement si compliqué de systole et de diastole, bat
+impétueusement et infatigablement; 28 pulsations lui suffisent pour
+envoyer la masse entière du sang dans le torrent de la grande et de la
+petite circulation; le poumon pompe sans discontinuer comme une machine
+à vapeur; les entrailles se contractent sans cesse d'un mouvement
+péristaltique; toutes les glandes absorbent et sécrètent sans
+interruption; le cerveau lui-même a un double mouvement pour chaque
+battement du cœur et pour chaque aspiration du poumon. Si, comme il
+arrive dans le genre de vie entièrement sédentaire de tant d'individus,
+le mouvement extérieur manque presque totalement, il en résulte une
+disproportion criante et pernicieuse entre le repos externe et le
+tumulte interne. Car ce perpétuel mouvement à l'intérieur demande même à
+être aidé quelque peu par celui de l'extérieur; cet état disproportionné
+est analogue à celui où nous sommes tenus de ne rien laisser paraître au
+dehors pendant qu'une émotion quelconque nous, fait bouillonner
+intérieurement. Les arbres même, pour prospérer, ont besoin d'être
+agités par le vent. C'est là une règle absolue que l'on peut énoncer de
+la manière la plus concise en latin: _Omnis motus, quo celerior, eo
+magis motus_ (Plus il est accéléré, plus tout mouvement est mouvement).
+
+Pour bien nous rendre compte combien notre bonheur dépend d'une
+disposition gaie et celle-ci de l'état de santé, nous n'avons qu'à
+comparer l'impression que produisent sur nous les mêmes circonstances
+extérieures ou les mêmes événements pendant les jours de santé et de
+vigueur, avec celle qui est produite lorsqu'un état de maladie nous
+dispose à être maussade et inquiet. Ce n'est pas ce que sont
+objectivement et en réalité les choses, c'est ce qu'elles sont pour
+nous, dans notre perception, qui nous rend heureux ou malheureux. C'est
+ce qu'énonce bien cette sentence d'Épictète: «Ταρατσει τους ανθωπους ου
+τα πραγματα, αλλα τα περι των πραγματων δογματα. (Ce qui émeut les
+hommes, ce ne sont pas les choses, mais l'opinion sur les choses).» En
+thèse générale, les neuf dixièmes de notre bonheur reposent
+exclusivement sur la santé. Avec elle, tout devient source de plaisir;
+sans elle, au contraire, nous ne saurions goûter un bien extérieur, de
+quelque nature qu'il soit; même les autres biens subjectifs, tels que
+les qualités de l'intelligence, du cœur, du caractère, sont amoindris et
+gâtés par l'état de maladie. Aussi n'est-ce pas sans raison que nous
+nous informons mutuellement de l'état de notre santé et que nous nous
+souhaitons réciproquement de nous bien porter, car c'est bien là en
+réalité ce qu'il y a de plus essentiellement important pour le bonheur
+humain. Il s'ensuit donc qu'il est de la plus insigne folie de sacrifier
+sa santé à quoi que ce soit, richesse, carrière, études, gloire, et
+surtout à la volupté et aux jouissances fugitives. Au contraire, tout
+doit céder le pas à la santé.
+
+Quelque grande que soit l'influence de la santé sur cette gaieté si
+essentielle à notre bonheur, néanmoins celle-ci ne dépend pas uniquement
+de la première, car, avec une santé parfaite, on peut avoir un
+tempérament mélancolique et une disposition prédominante à la tristesse.
+La cause en réside certainement dans la constitution originaire, par
+conséquent immuable de l'organisme, et plus spécialement dans le rapport
+plus ou moins normal de la sensibilité à l'irritabilité et à la
+reproductivité. Une prépondérance anormale de la sensibilité produira
+l'inégalité d'humeur, une gaieté périodiquement exagérée et une
+prédominance de la mélancolie. Comme le génie est déterminé par un excès
+de la force nerveuse, c'est-à-dire de la sensibilité, Aristote a observé
+avec raison que tous les hommes illustres et éminents sont
+mélancoliques: «Παντες οσοι περιττοι γεγονασιν ανδρες, η κατα
+φιλοσοφιαν, η πολιτιχην, η ποιηοην, η τεχνας, φαινονται μελαγχολικοι
+οντες.» (_Probl._ 30, 1.) C'est ce passage que Cicéron a eu sans doute
+en vue dans ce rapport tant cité: «_Aristoteles ait, omnes ingeniosos
+melancholicos esse._» (_Tusc._ I, 33) Shakspeare a très plaisamment
+dépeint cette grande diversité du tempérament général:
+
+ Nature has fram'd strange fellows in her time:
+ Some that will evermore peep through their eyes,
+ And laugh, like parrots, at a bag-piper;
+ And others of such vinegar aspect,
+ That they'll not show their teeth in way of smile,
+ Tough Nestor swear the jest he laughable.
+
+ (_Merch. of Ven._ Scène I.)
+
+(La nature s'amuse parfois à former de drôles de corps. Il y en a qui
+sont perpétuellement à faire leurs petits yeux et qui vont rire comme un
+perroquet devant un simple joueur de cornemuse; et d'autres qui ont une
+telle physionomie de vinaigre qu'ils ne découvriraient pas leurs dents,
+même pour sourire, quand bien même le grave Nestor jurerait qu'il vient
+d'entendre une plaisanterie désopilante).--(Trad. française de
+Montégut.)
+
+C'est cette même diversité que Platon désigne par les mots de «δυσκολος»
+(d'humeur difficile) et «ευκολος» (d'humeur facile). Elle peut se
+ramener à la susceptibilité, très différente chez les individus
+différents, pour les impressions agréables ou désagréables, par suite de
+laquelle tel rit encore de ce qui met tel autre presque au désespoir. Et
+même la susceptibilité pour les impressions agréables est d'ordinaire
+d'autant moindre que celle pour les impressions désagréables est plus
+forte, et _vice versa_. À chances égales de réussite ou d'insuccès pour
+une affaire, le δυσκολος se fâchera ou se chagrinera de l'insuccès et ne
+se réjouira pas de la réussite; l'ευκολος au contraire ne sera ni fâché
+ni chagriné par le mauvais succès, et se réjouira du bon. Si, neuf fois
+sur dix, le δυσκολος réussit dans ses projets, il ne se réjouira pas au
+sujet des neuf fois où il a réussi, mais il se fâchera pour le dixième
+qui a échoué; dans le cas inverse, l'ευκολος sera consolé et réjoui par
+cet unique succès. Mais il n'est pas facile de trouver un mal sans
+compensation aucune; aussi arrive-t-il que les δυσκολος, c'est-à-dire
+les caractères sombres et inquiets, auront, à la vérité, à supporter en
+somme plus de malheurs et de souffrances imaginaires, mais, en revanche,
+moins de réels que les caractères gais et insouciants, car celui qui
+voit tout en noir, qui appréhende toujours le pire et qui, par suite,
+prend ses mesures en conséquence, n'aura pas des mécomptes aussi
+fréquents que celui qui prête à toutes choses des couleurs et des
+perspectives riantes.--Néanmoins, quand une affection morbide du système
+nerveux ou de l'appareil digestif vient prêter la main à une δυσκολια
+innée, alors celle-ci peut atteindre ce haut degré où un malaise
+permanent produit le dégoût de la vie, d'où résulte le penchant au
+suicide. Celui-ci peut alors être provoqué par les plus minimes
+contrariétés; à un degré supérieur du mal, il n'est même plus besoin de
+motif, la seule permanence du malaise suffit pour y déterminer. Le
+suicide s'accomplit alors avec une réflexion si froide et une si
+inflexible résolution que le malade à ce stade, placé déjà d'ordinaire
+sous surveillance, l'esprit constamment fixé sur cette idée, profite du
+premier moment où la surveillance se sera relâchée pour recourir, sans
+hésitation, sans lutte et sans effroi, à ce moyen de soulagement pour
+lui si naturel en ce moment et si bien veau. Esquirol a décrit très au
+long cet état dans son _Traité des maladies mentales_. Il est certain
+que l'homme le mieux portant, peut-être même le plus gai, pourra aussi,
+le cas échéant, se déterminer au suicide; cela arrivera quand
+l'intensité des souffrances ou d'un malheur prochain et inévitable sera
+plus forte que les terreurs de la mort. Il n'y a de différence que dans
+la puissance plus ou moins grande du motif déterminant, laquelle est en
+rapport inverse avec la δυσκολια. Plus celle-ci est grande, plus le
+motif pourra être petit, jusqu'à devenir même nul; plus, au contraire,
+l'ευκολια, ainsi que la santé qui en est la base, est grande, plus il
+devra être grave. Il y aura donc des degrés innombrables entre ces deux
+cas extrêmes de suicide, entre celui provoqué purement par une
+recrudescence maladive de la δυσκολια innée, et celui de l'homme bien
+portant et gai provenant de causes tout objectives.
+
+
+
+
+II.--La beauté.
+
+
+La beauté est analogue en partie à la santé. Cette qualité subjective,
+bien que ne contribuant qu'indirectement au bonheur par l'impression
+qu'elle produit sur les autres, a néanmoins une grande importance, même
+pour le sexe masculin. La beauté est une lettre ouverte de
+recommandation, qui nous gagne les cœurs à l'avance; c'est à elle
+surtout que s'appliquent ces vers d'Homère:
+
+ Ουτοι αποβλητ' εστι Θεων εριχυδεα δωρχ,
+ 'Οσσχ χεν αυτοι δωσι, εχων δ'ουχ αν τις ελοιτο.
+
+ (_Il_. III, 65.)
+
+(Il ne faut pas dédaigner les dons glorieux des immortels, que seuls ils
+peuvent donner et que personne ne peut accepter ou refuser à son gré).
+
+
+
+
+III.--La douleur et l'ennui.--L'intelligence.
+
+
+Un simple coup d'œil nous fait découvrir deux ennemis du bonheur humain:
+ce sont la douleur et l'ennui. En outre, nous pouvons observer que, dans
+la mesure où nous réussissons à nous éloigner de l'un, nous nous
+rapprochons de l'autre, et réciproquement; de façon que notre vie
+représente en réalité une oscillation plus ou moins forte entre les
+deux. Cela provient du double antagonisme dans lequel chacun des deux se
+trouve envers l'autre, un antagonisme extérieur ou objectif et un
+antagonisme intérieur ou subjectif. En effet, extérieurement, le besoin
+et la privation engendrent la douleur; en revanche, l'aise et
+l'abondance font naître l'ennui. C'est pourquoi nous voyons la classe
+inférieure du peuple luttant incessamment contre le besoin, donc contre
+la douleur, et par contre la classe riche et élevée dans une lutte
+permanente, souvent désespérée, contre l'ennui.
+
+Intérieurement, ou subjectivement, l'antagonisme se fonde sur ce que
+dans tout individu la facilité à être impressionné par l'un de ces maux
+est en rapport inverse avec celle d'être impressionné par l'autre; car
+cette susceptibilité est déterminée par la mesure des forces
+intellectuelles. En effet, un esprit obtus est toujours accompagné
+d'impressions obtuses et d'un manque d'irritabilité, ce qui rend
+l'individu peu accessible aux douleurs et aux chagrins de toute espèce
+et de tout degré; mais cette même qualité obtuse de l'intelligence
+produit, d'autre part, ce _vide intérieur_ qui se peint sur tant de
+visages et qui se trahit par une attention toujours en éveil sur tous
+les événements, même les plus insignifiants, du monde extérieur; c'est
+ce vide qui est la véritable source de l'ennui et celui qui en souffre
+aspire avec avidité à des excitations extérieures, afin de parvenir à
+mettre en mouvement son esprit et son cœur par n'importe quel moyen.
+Aussi n'est-il pas difficile dans le choix des moyens; on le voit assez
+à la piteuse mesquinerie des distractions auxquelles se livrent les
+hommes, au genre de sociétés et de conversations qu'ils recherchent, non
+moins qu'au grand nombre de flâneurs et de badauds qui courent le monde.
+C'est principalement ce vide intérieur qui les pousse à la poursuite de
+toute espèce de réunions, de divertissements, de plaisirs et de luxe,
+poursuite qui conduit tant de gens à la dissipation et finalement à la
+misère.
+
+Rien ne met plus sûrement en garde contre ces égarements que la richesse
+_intérieure_, la richesse de l'esprit car celui-ci laisse d'autant moins
+de place à l'ennui qu'il approche davantage de la supériorité.
+L'activité incessante des pensées, leur jeu toujours renouvelé en
+présence des manifestations diverses du monde interne et externe, la
+puissance et la capacité de combinaisons toujours variées, placent une
+tête éminente, sauf les moments de fatigue, tout à fait en dehors de la
+portée de l'ennui. Mais, d'autre part, une intelligence supérieure a
+pour condition immédiate une sensibilité plus vive, et pour racine une
+plus grande impétuosité de la volonté et, par suite, de la passion; de
+l'union de ces deux conditions résulte alors une intensité plus
+considérable de toutes les émotions et une sensibilité exagérée pour les
+douleurs morales et même pour les douleurs physiques, comme aussi une
+plus grande impatience en face de tout obstacle, d'un simple dérangement
+même.
+
+Ce qui contribue encore puissamment à tous ces effets, c'est la vivacité
+produite par la force de l'imagination. Ce que nous venons de dire
+s'applique, toute proportion gardée, à tous les degrés intermédiaires
+qui comblent le vaste intervalle compris entre l'imbécile le plus obtus
+et le plus grand génie. Par suite, objectivement aussi bien que
+subjectivement, tout être se trouve d'autant plus rapproché de l'une des
+sources de malheurs humains qu'il est plus éloigné de l'autre. Son
+penchant naturel le portera donc, sous ce rapport, à accommoder aussi
+bien que possible l'objectif avec le subjectif, c'est-à-dire à se
+prémunir du mieux qu'il pourra contre celle des sources de souffrances
+qui l'affecte le plus facilement. L'homme intelligent aspirera avant
+tout à fuir toute douleur, toute tracasserie et à trouver le repos et
+les loisirs; il recherchera donc une vie tranquille, modeste, abritée
+autant que possible contre les importuns; après avoir entretenu pendant
+quelque temps des relations avec ce que l'on appelle les hommes, il
+préférera une existence retirée, et, si c'est un esprit tout à fait
+supérieur, il choisira la solitude. Car plus un homme possède en
+lui-même, moins il a besoin du monde extérieur et moins les autres
+peuvent lui être utiles. Aussi la supériorité de l'intelligence
+conduit-elle à l'insociabilité. Ah! si la qualité de la société pouvait
+être remplacée par la quantité, cela vaudrait alors la peine de vivre
+même dans le grand monde: mais, hélas! cent fous mis en un tas ne font
+pas encore un homme raisonnable.--L'individu placé à l'extrême opposé,
+dès que le besoin lui donne le temps de reprendre haleine, cherchera à
+tout prix des passe-temps et de la société; il s'accommodera de tout, ne
+fuyant rien que lui-même. C'est dans la solitude, là où chacun est
+réduit à ses propres ressources, que se montre ce qu'il _a par
+lui-même_; là, l'imbécile, sous la pourpre, soupire écrasé par le
+fardeau éternel de sa misérable individualité, pendant que l'homme
+hautement doué, peuple et anime de ses pensées la contrée la plus
+déserte. Sénèque (Ép. 9) a dit avec raison: «_omnis stultitia laborat
+fastidio sui_ (La sottise se déplaît à elle-même);» de même Jésus, fils
+de Sirach: «_La vie du fou est pire que la mort_.» Aussi voit-on en
+somme que tout individu est d'autant plus sociable qu'il est plus pauvre
+d'esprit et, en général, plus vulgaire. Car dans le monde on n'a guère
+le choix qu'entre l'isolement et la communauté. On prétend que les
+nègres sont de tous les hommes les plus sociables, comme ils en sont
+aussi sans contredit les plus arriérés intellectuellement; des rapports
+envoyés de l'Amérique du Nord et publiés par des journaux français (_Le
+Commerce_, 19 oct. 1837) racontent que les nègres, sans distinction de
+libres ou d'esclaves, se réunissent en grand nombre dans le local le
+plus étroit, car ils ne sauraient voir leurs faces noires et camardes
+assez souvent répétées.
+
+De même que le cerveau apparaît comme étant le parasite ou le
+pensionnaire de l'organisme entier, de même les loisirs acquis par
+chacun, en lui donnant la libre jouissance de sa conscience et de son
+individualité, sont à ce titre le fruit et le revenu de toute son
+existence, qui, pour le reste, n'est que peine et labeur. Mais voyons un
+peu ce que produisent les loisirs de la plupart des hommes! Ennui et
+maussaderie, toutes les fois qu'il ne se trouve pas des jouissances
+sensuelles ou des niaiseries pour les remplir. Ce qui démontre bien que
+ces loisirs-là n'ont aucune valeur, c'est la manière dont on les occupe;
+ils ne sont à la lettre que le _ozio lungo d'uomini ignoranti_ dont
+parle l'Arioste.
+
+L'homme ordinaire ne se préoccupe que de _passer le temps_, l'homme de
+talent que de l'_employer_. La raison pour laquelle les têtes bornées
+sont tellement exposées à l'ennui, c'est que leur intellect n'est
+absolument pas autre chose que l'_intermédiaire des motifs_ pour leur
+volonté. Si, à un moment donné, il n'y a pas de _motifs_ à saisir, alors
+la volonté se repose et l'intellect chôme, car la première, pas plus que
+l'autre, ne peut entrer en activité par sa propre impulsion; le résultat
+est une effroyable stagnation de toutes les forces dans l'individu
+entier,--l'ennui. Pour le combattre, on insinue sournoisement à la
+volonté des motifs petits, provisoires, choisis indifféremment, afin de
+la stimuler et de mettre par là également en activité l'intellect qui
+doit les saisir: ces motifs sont donc par rapport aux motifs réels et
+naturels ce que le papier-monnaie est par rapport à l'argent, puisque
+leur valeur n'est que conventionnelle. De tels motifs sont les _jeux_ de
+cartes ou autres, inventés précisément dans le but que nous venons
+d'indiquer. À leur défaut, l'homme borné se mettra à tambouriner sur les
+vitres ou à tapoter avec tout ce qui lui tombe sous la main. Le cigare
+lui aussi fournit volontiers de quoi suppléer aux pensées.
+
+C'est pourquoi dans tous les pays les jeux de cartes sont arrivés à être
+l'occupation principale dans toute société; ceci donne la mesure de ce
+que valent ces réunions et constitue la banqueroute déclarée de toute
+pensée. N'ayant pas d'idées à échanger, on échange des cartes et l'on
+cherche à se soutirer mutuellement des florins. Ô pitoyable espèce!
+Toutefois, pour ne pas être injuste même ici, je ne veux pas omettre
+l'argument qu'on peut invoquer pour justifier le jeu de cartes: on peut
+dire qu'il est une préparation à la vie du monde et des affaires, en ce
+sens que l'on y apprend à profiter avec sagesse des circonstances
+immuables, établies par le hasard (les cartes), pour en tirer tout le
+parti possible; dans ce but, l'on s'habitue à garder sa contenance en
+faisant bonne mine en mauvais jeu. Mais, par là même, d'autre part les
+jeux de cartes exercent une influence démoralisatrice. En effet,
+l'esprit du jeu consiste à soutirer à autrui ce qu'il possède, par
+n'importe quel tour ou n'importe quelle ruse. Mais l'habitude de
+procéder ainsi, contractée au jeu, s'enracine, empiète sur la vie
+pratique, et l'on arrive insensiblement à procéder de même quand il
+s'agit du tien et du mien, et à considérer comme permis tout avantage
+que l'on a actuellement en main, dès qu'on peut le faire légalement, La
+vie ordinaire en fournit des preuves chaque jour.
+
+Puisque les loisirs sont, ainsi que nous l'avons dit, la fleur ou plutôt
+le fruit de l'existence de chacun, en ce que, seuls, ils le mettent en
+possession de son moi propre, nous devons estimer heureux ceux-là qui,
+en se gagnant, gagnent quelque chose qui ait du prix, pendant que les
+loisirs ne rapportent à la plupart des hommes qu'un drôle dont il n'y a
+rien à faire, qui s'ennuie à périr et qui est à charge à lui-même.
+Félicitons-nous donc, «_ô mes frères, d'être des enfants non d'esclaves,
+mais de mères libres_.» (Ép. aux Galath., 4, 31.)
+
+En outre, de même que ce pays-là est le plus heureux qui a le moins, ou
+n'a pas du tout besoin d'importation, de même est heureux l'homme à qui
+suffit sa richesse intérieure et qui pour son amusement ne demande que
+peu, ou même rien, au monde extérieur, attendu que pareille importation
+est chère, assujettissante, dangereuse; elle expose à des désagréments
+et, en définitive, n'est toujours qu'un mauvais succédané pour les
+productions du sol propre. Car nous ne devons, à aucun égard, attendre
+grand'chose d'autrui, et du dehors en général. Ce qu'un individu peut
+être pour un autre est chose très étroitement limitée; chacun finit par
+rester seul, et _qui_ est seul? devient alors la grande question. Gœthe
+a dit à ce sujet, parlant d'une manière générale, qu'en toutes choses
+chacun en définitive est réduit à soi-même (_Poésie et vérité_, vol.
+III). Oliver Goldsmith dit également:
+
+ Still to ourselves in ev'ry place consign'd,
+ Our own felicity we make or find.
+
+ (_The traveller_, v. 431 et suiv.)
+
+(Cependant, en tout lieu, réduits à nous-mêmes, c'est nous qui faisons
+ou trouvons notre propre bonheur.)
+
+Chacun doit donc être et fournir à soi-même ce qu'il y a de meilleur et
+de plus important. Plus il en sera ainsi, plus, par suite, l'individu
+trouvera en lui-même les sources de ses plaisirs, et plus il sera
+heureux. C'est donc avec raison qu'Aristote a dit: η ευδαμονια των
+αυταρχων εστι (_Mor. à Eud._, VII, 2) (Le bonheur appartient à ceux qui
+se suffisent à eux-mêmes). En effet, toutes les sources extérieures du
+bonheur et du plaisir sont, de leur nature, éminemment incertaines,
+équivoques, fugitives, aléatoires, partant sujettes à s'arrêter
+facilement même dans les circonstances les plus favorables, et c'est
+même inévitable, attendu que nous ne pouvons pas les avoir toujours sous
+la main. Bien plus, avec l'âge, presque toutes tarissent fatalement; car
+alors amour, badinage, plaisir des voyages et de l'équitation, aptitude
+à figurer dans le monde, tout cela nous abandonne; la mort nous enlève
+jusqu'aux amis et parents. C'est à ce moment, plus que jamais, qu'il est
+important de savoir ce qu'on a par soi-même. Il n'y a que cela, on
+effet, qui résistera le plus longtemps. Cependant, à tout âge, sans
+distinction, cela est et demeure la source vraie et la seule permanente
+du bonheur. Car il n'y a pas beaucoup à gagner dans ce monde: la misère
+et la douleur le remplissent, et, quant à ceux qui leur ont échappé,
+l'ennui est là qui les guette de tous les coins. En outre, c'est
+d'ordinaire la perversité qui y gouverne et la sottise qui y parle haut.
+Le destin est cruel, et les hommes sont pitoyables. Dans un monde ainsi
+fait, celui qui a beaucoup en lui-même est pareil à une chambre d'arbre
+de Noël, éclairée, chaude, gaie, au milieu des neiges et des glaces
+d'une nuit de décembre. Par conséquent, avoir une individualité riche et
+supérieure et surtout beaucoup d'intelligence constitue indubitablement
+sur terre le sort le plus heureux, quelque différent qu'il puisse être
+du sort le plus brillant. Aussi que de sagesse dans cette opinion émise
+sur Descartes par la reine Christine de Suède, âgée alors de dix-neuf
+ans à peine: «_M. Descartes est le plus heureux de tous les mortels, et
+sa condition me semble digne d'envie_» (_Vie de Desc._, par Baillet, l.
+VII, ch. 10). Descartes vivait à cette époque depuis vingt ans en
+Hollande, dans la plus profonde solitude, et la reine ne le connaissait
+que par ce qu'on lui en avait raconté et pour avoir lu un seul de ses
+ouvrages. Il faut seulement, et c'était précisément le cas chez
+Descartes, que les circonstances extérieures soient assez favorables
+pour permettre de se _posséder_ et d'être content de soi-même; c'est
+pourquoi l'_Ecclésiaste_ (7, 12) disait déjà: «_La sagesse est bonne
+avec un patrimoine et nous aide à nous réjouir de la vue du soleil._»
+
+L'homme à qui, par une faveur de la nature et du destin, ce sort a été
+accordé, veillera avec un soin jaloux à ce que la source intérieure de
+son bonheur lui demeure toujours accessible; il faut pour cela
+indépendance et loisirs. Il les acquerra donc volontiers par la
+modération et l'épargne; et d'autant plus facilement qu'il n'en est pas
+réduit, comme les autres hommes, aux sources extérieures des
+jouissances. C'est pourquoi la perspective des fonctions, de l'or, de la
+faveur, et l'approbation du monde ne l'induiront pas à renoncer à
+lui-même pour s'accommoder aux vues mesquines ou au mauvais goût des
+hommes. Le cas échéant, il fera comme Horace dans son épître à Mécène
+(livre I, ép. 7). C'est une grande folie que de perdre _à l'intérieur_
+pour gagner _à l'extérieur_, en d'autres termes, de livrer, en totalité
+ou en partie, son repos, son loisir et son indépendance contre l'éclat,
+le sang, la pompe, les titres et les honneurs. Gœthe l'a fait cependant.
+Quant à moi, mon génie m'a entraîné énergiquement dans la voie opposée.
+
+Cette vérité, examinée ici, que la source principale du bonheur humain
+vient de l'intérieur, se trouve confirmée par la juste remarque
+d'Aristote dans sa _Morale à Nicomaque_ (I, 7; et VII, 13, 14); il dit
+que toute jouissance suppose une activité, par conséquent l'emploi d'une
+force, et ne peut exister sans elle. Cette doctrine aristotélicienne de
+faire consister le bonheur de l'homme dans le libre exercice de ses
+facultés saillantes est reproduite également par Stobée dans son _Exposé
+de la morale péripatéticienne_ (_Ecl. éth_. II, ch. 7); en voici un
+passage: Ενεργειαν ειναι την ευδαιμονιαν χατ' αρετην, εν πραξεσι
+προηγουμεναις χατ' ευχην (Le bonheur consiste à exercer ses facultés par
+des travaux capables de résultat); il explique aussi que αρετη désigne
+toute faculté hors ligne. Or la destination primitive des forces dont la
+nature a muni l'homme, c'est la lutte contre la nécessité qui l'opprime
+de toutes parts. Quand la lutte fait trêve un moment, les forces sans
+emploi deviennent un fardeau pour lui; il doit alors _jouer_ avec elles,
+c'est-à-dire les employer sans but; sinon il s'expose à l'autre source
+des malheurs humains, à l'ennui. Aussi est-ce l'ennui qui torture les
+grands et les riches avant tous autres, et Lucrèce a fait de leur misère
+un tableau dont on a chaque jour, dans les grandes villes, l'occasion de
+reconnaître la frappante vérité:
+
+ Exit sæpe foras magnis ex ædibus ille,
+ Esse domi quem pertæsum est, subitaque reventat;
+ Quippe foris nihilo melius qui sentiat esse
+ Currit, agens mannos, ad villam præcipitanter,
+ Auxilium tectis quasi ferre ardentibus instans:
+ Oscitat exemplo, tetigit quum limina villæ;
+ Aut abit in somnum gravis, atque oblivia quærit;
+ Aut etiam properana urbem petit, atque revisit.
+
+ (L. III, v. 1073 et suiv.).
+
+(Celui-ci quitte son riche palais pour se dérober à l'ennui; mais il y
+rentre un moment après, ne se trouvant pas plus heureux ailleurs. Cet
+autre se sauve à toute bride dans ses terres, on dirait qu'il court
+éteindre un incendie; mais, à peine en a-t-il touché les limites, qu'il
+y trouve l'ennui; il succombe au sommeil et cherche à s'oublier
+lui-même: dans un moment, vous allez le voir regagner la ville avec la
+même promptitude.) (Traduction de La Grange, 1821.)
+
+Chez ces messieurs, tant qu'ils sont jeunes, les forces musculaires et
+génitales doivent faire les frais. Mais plus tard il ne reste plus que
+les forces intellectuelles; en leur absence ou à défaut de développement
+ou de matériaux approvisionnés pour servir leur activité, la misère est
+grande. La _volonté_ étant la seule force inépuisable, on cherche alors
+à la stimuler en excitant les passions; on recourt, par exemple, aux
+gros jeux de hasard, à ce vice dégradant en vérité.--Du reste, tout
+individu désœuvré choisira, selon la nature des forces prédominantes en
+lui, un amusement qui les occupe, tel que le jeu de boule ou d'échecs,
+la chasse ou la peinture, les courses de chevaux ou la musique, les jeux
+de cartes ou la poésie, l'héraldique ou la philosophie, etc.
+
+Nous pouvons même traiter cette matière avec méthode, en nous reportant
+à la racine des _trois forces physiologiques fondamentales_: nous avons
+donc à les étudier ici dans leur _jeu sans but_; elles se présentent
+alors à nous comme la source de trois espèces de jouissances possibles,
+parmi lesquelles chaque homme choisira celles, qui lui sont
+proportionnées selon que l'une ou l'autre de ces forces prédomine en
+lui.
+
+Ainsi nous trouvons, premièrement, les jouissances de la _force
+reproductive_: elles consistent dans le manger, le boire, la digestion,
+le repos et le sommeil. Il existe des peuples entiers à qui l'on
+attribue de faire glorieusement de ces jouissances des plaisirs
+nationaux. Secondement, les jouissances de l'_irritabilité_: ce sont les
+voyages, la lutte, le saut, la danse, l'escrime, l'équitation et les
+jeux athlétiques de toute espèce, comme aussi la chasse, voire même les
+combats et la guerre. Troisièmement, les jouissances de la
+_sensibilité_: telles que contempler, penser, sentir, faire de la
+poésie, de l'art plastique, de la musique, étudier, lire, méditer,
+inventer, philosopher, etc. Il y aurait à faire bien des observations
+sur la valeur, le degré et la durée de ces différentes espèces de
+jouissances; nous en abandonnons le soin au lecteur. Mais tout le monde
+comprendra que notre plaisir, motivé constamment par l'emploi de nos
+forces propres, comme aussi notre bonheur, résultat du retour fréquent
+de ce plaisir, seront d'autant plus grands que la force productrice est
+de plus noble espèce. Personne ne pourra nier non plus que le premier
+rang, sous ce rapport, revient à la sensibilité, dont la prédominance
+décidée établit la distinction entre l'homme et les autres espèces
+animales; les deux autres forces physiologiques fondamentales, qui
+existent dans l'animal au même degré ou à un degré plus énergique même
+que chez l'homme, ne viennent qu'en seconde ligne. À la sensibilité
+appartiennent nos forces intellectuelles. C'est pourquoi sa prédominance
+nous rend aptes à goûter les jouissances qui résident dans
+l'_entendement_, ce qu'on appelle les plaisirs de l'_esprit_; ces
+plaisirs sont d'autant plus grands que la prédominance est plus
+accentuée[2]. L'homme normal, l'homme ordinaire ne peut prendre un vif
+intérêt à une chose que si elle excite sa volonté, donc si elle lui
+offre un intérêt personnel. Or toute excitation persistante de la
+volonté est, pour le moins, d'une nature mixte, par conséquent combinée
+avec de la-douleur. Les jeux de cartes, cette occupation habituelle de
+la «bonne société» dans tous les pays[3], sont un moyen d'exciter
+intentionnellement la volonté, et cela par des intérêts tellement
+minimes qu'ils ne peuvent occasionner que des douleurs momentanées et
+légères, non pas de ces douleurs permanentes et sérieuses; tellement
+qu'on peut les considérer comme de simples chatouillements de la
+volonté. L'homme doué des forces intellectuelles prédominantes, au
+contraire, est capable de s'intéresser vivement aux choses par la voie
+de l'_intelligence_ pure, sans immixtion aucune du _vouloir_; il en
+éprouve le besoin même. Cet intérêt le transporte alors dans une région
+à laquelle la douleur est essentiellement étrangère, pour ainsi dire,
+dans l'atmosphère des dieux à la vie facile, θεων ρεια ξωοντων. Pendant
+qu'ainsi l'existence du reste des hommes s'écoule dans
+l'engourdissement, et que leurs rêves et leurs aspirations sont dirigés
+vers les intérêts mesquins du bien-être personnel avec leurs misères de
+toute sorte; pendant qu'un ennui insupportable les saisit dès qu'ils ne
+sont plus occupés à poursuivre ces projets et qu'ils restent réduits à
+eux-mêmes; pendant que l'ardeur sauvage de la passion peut seule remuer
+cette masse inerte; l'homme, au contraire, doté de facultés
+intellectuelles prépondérantes, possède une existence riche en pensées,
+toujours animée et toujours importante; des objets dignes et
+intéressants l'occupent dès qu'il a le loisir de s'y adonner, et il
+porte en lui une source des plus nobles jouissances. L'impulsion
+extérieure lui est fournie par les œuvres de la nature et par l'aspect
+de l'activité humaine, et, en outre, par les productions si variées des
+esprits éminents de tous les temps et de tous les pays, productions que
+lui seul peut réellement goûter en entier, car lui seul est capable de
+les comprendre et de les sentir entièrement. C'est donc pour lui, en
+réalité, que ceux-ci ont vécu; c'est donc à lui, en fait, qu'ils se sont
+adressés; tandis que les autres, comme des auditeurs d'occasion, ne
+comprennent que par-ci par-là et à demi seulement. Il est certain que
+par là même l'homme supérieur acquiert un besoin de plus que les autres
+hommes, le besoin d'apprendre, de voir, d'étudier, de méditer,
+d'exercer; le besoin aussi, par conséquent, d'avoir des loisirs
+disponibles. Or, ainsi que Voltaire l'a observé justement, comme «_il
+n'est de vrais plaisirs qu'avec de vrais besoins_», ce besoin de l'homme
+intelligent est précisément la condition qui met à sa portée des
+jouissances dont l'accès demeure à jamais interdit aux autres; pour
+ceux-ci, les beautés de la nature et de l'art, les œuvres
+intellectuelles de toute espèce, même lorsqu'ils s'en entourent, ne sont
+au fond que ce que sont des courtisanes pour un vieillard. Un être ainsi
+privilégié, à côté de sa vie personnelle, vit d'une seconde existence,
+d'une existence intellectuelle qui arrive par degrés à être son
+véritable but, l'autre n'étant plus considérée que comme _moyen_; pour
+le reste des hommes, c'est leur existence même, insipide, creuse et
+désolée, qui doit leur servir de but. La vie intellectuelle sera
+l'occupation principale de l'homme supérieur; augmentant sans cesse son
+trésor de jugement et de connaissance, elle acquiert aussi constamment
+une liaison et une gradation, une unité et une perfection de plus en
+plus prononcées, comme une œuvre d'art envoie de formation. En revanche,
+quel pénible contraste fait avec celle-ci la vie des autres, purement
+pratique, dirigée uniquement vers le bien-être personnel, n'ayant
+d'accroissement possible qu'en longueur, sans pouvoir gagner en
+profondeur, et destinée néanmoins à leur servir de but pour elle-même,
+pendant que pour l'autre elle est un simple moyen.
+
+Notre vie pratique, réelle, dès que les passions ne l'agitent pas, est
+ennuyeuse et fade; quand elles l'agitent, elle devient bientôt
+douloureuse; c'est pourquoi ceux-là seuls sont heureux qui ont reçu en
+partage une somme d'intellect excédant la mesure que réclamé le service
+de leur volonté. C'est ainsi que, à côté de leur vie effective, ils
+peuvent vivre d'une vie intellectuelle qui les occupe et les divertit
+sans douleur et cependant avec vivacité. Le simple _loisir_,
+c'est-à-dire un _intellect non occupé au service de la volonté_, ne
+suffit pas; il faut pour cela un excédant _positif de force_ qui seul
+nous rend apte à une occupation purement spirituelle et non attachée au
+service de la volonté. Au contraire, «_otium sine litteris mors est et
+hominis vivi sepultura_» (Sénèque, Ep. 82) (Le repos sans l'étude est
+une espèce de mort qui met un homme tout vivant au tombeau). Dans la
+mesure de cet excédant, la vie intellectuelle existant à côté de la vie
+réelle présentera d'innombrables gradations, depuis les travaux du
+collectionneur décrivant les insectes, les oiseaux, les minéraux, les
+monnaies, etc., jusqu'aux plus hautes productions de la poésie et de la
+philosophie.
+
+Cette vie intellectuelle protège non seulement contre l'ennui, mais
+encore contre ses pernicieuses conséquences. Elle abrite en effet contre
+la mauvaise compagnie et contre les nombreux dangers, les malheurs, les
+pertes et les dissipations auxquels on s'expose en cherchant son bonheur
+tout entier dans la vie réelle. Pour parler de moi, par exemple, ma
+philosophie ne m'a rien rapporté, mais elle m'a beaucoup épargné.
+
+L'homme normal au contraire est limité, pour les plaisirs de la vie, aux
+choses _extérieures_, telles que la richesse, le rang, la famille, les
+amis, la société, etc.; c'est là-dessus qu'il fonde le bonheur de sa
+vie; aussi ce bonheur s'écroule-t-il quand il les perd ou qu'il y
+rencontre des déceptions. Pour désigner cet état de l'individu, nous
+pouvons dire que _son centre de gravité tombe en dehors de lui_. C'est
+pour cela que ses souhaits et ses caprices sont toujours changeants:
+quand ses moyens le lui permettent, il achètera tantôt des villas,
+tantôt des chevaux, ou bien il donnera des fêtes, puis il entreprendra
+des voyages, mais surtout il mènera un train fastueux, tout cela
+précisément parce qu'il cherche n'importe où une satisfaction venant _du
+dehors_; tel l'homme épuisé espère trouver dans des consommés et dans
+des drogues de pharmacie la santé et la vigueur dont la vraie source est
+la force vitale propre. Pour ne pas passer immédiatement à l'extrême
+opposé, prenons maintenant un homme doué d'une puissance intellectuelle
+qui, sans être éminente, dépasse toutefois la mesure ordinaire et
+strictement suffisante. Nous verrons cet homme, quand les sources
+extérieures de plaisirs viennent à tarir ou ne le satisfont plus,
+cultiver en amateur quelque branche des beaux-arts, ou bien quelque
+science, telle que la botanique, la minéralogie, la physique,
+l'astronomie, l'histoire, etc., et y trouver un grand fonds de
+jouissance et de récréation. À ce titre, nous pouvons dire que _son
+centre de gravité tombe déjà en partie en lui_. Mais le simple
+_dilettantisme_ dans l'art est encore bien éloigné de la faculté
+créatrice; d'autre part, les sciences ne dépassent pas les rapports des
+phénomènes entre eux, elles ne peuvent pas absorber l'homme tout entier,
+combler tout son être, ni par conséquent s'entrelacer si étroitement
+dans le tissu de son existence qu'il en devienne incapable de prendre
+intérêt à tout le reste. Ceci demeure réservé exclusivement à la suprême
+éminence intellectuelle, à celle qu'on appelle communément le génie;
+elle seule prend pour thème, entièrement et absolument, l'existence et
+l'essence des choses; après quoi elle tend, selon sa direction
+individuelle, à exprimer ses profondes conceptions, par l'art, la poésie
+ou la philosophie.
+
+Ce n'est que pour un homme de cette trempe que l'occupation permanente
+avec soi-même, avec ses pensées et, ses œuvres est un besoin
+irrésistible; pour lui, la solitude est la bienvenue, le loisir est le
+bien suprême; pour le reste, il peut s'en passer, et, quand il le
+possède, il lui est même souvent à charge. De cet homme-là seul nous
+pouvons dire que _son centre de gravité tombe tout entier en dedans de
+lui-même_. Ceci nous explique en même temps comment il se fait que ces
+hommes d'une espèce aussi rare ne portent pas à leurs amis, à leur
+famille, au bien public, cet intérêt intime et sans borne dont beaucoup
+d'entre les autres sont capables, car ils peuvent en définitive se
+passer de tout, pourvu qu'ils se possèdent eux-mêmes. Il existe donc en
+eux un élément isolant en plus, dont l'action est d'autant plus
+énergique que les autres hommes ne peuvent pas les satisfaire
+pleinement; aussi ne sauraient-ils voir dans ces autres tout à fait des
+égaux, et même, sentant constamment la dissemblance de leur nature en
+tout et partout, ils s'habituent insensiblement à errer parmi les autres
+humains comme des êtres d'une espèce différente, et à se servir, quand
+leurs méditations se portent sur eux, de la troisième au lieu de la
+première personne du pluriel.
+
+Considéré à ce point de vue, l'homme le plus heureux sera donc celui que
+la nature a richement doté sous le rapport intellectuel, tellement ce
+qui est _en nous_ a plus d'importance que ce qui est en dehors; ceci,
+c'est-à-dire l'objectif, de quelque façon qu'il agisse, n'agit jamais
+que par l'intermédiaire de l'autre, c'est-à-dire du subjectif; l'action
+de l'objectif est donc secondaire. C'est ce qu'expriment les beaux vers
+suivants:
+
+ Πλουτος ο της ψυχης πλουτος μονος εστιν αληθης,
+ Τ' αλλα δ'εκει ατην πλειονα των κτεκνων.
+
+ (Lucien, _Anthol._, I, 67.)
+
+(La richesse de l'âme est la seule richesse; les autres biens sont
+féconds en douleurs).--(Trad. E. Talbot. 12e épigr.)
+
+Un homme riche ainsi à l'intérieur ne demande au monde extérieur qu'un
+don négatif, à savoir du loisir pour pouvoir perfectionner et développer
+les facultés de son esprit et pour pouvoir jouir de ses richesses
+intérieures; il réclame donc uniquement la liberté de pouvoir, pendant
+toute sa vie, tous les jours et à toute heure, être lui-même. Pour
+l'homme appelé à imprimer la trace de son esprit sur l'humanité entière,
+il n'existe qu'un seul bonheur et un seul malheur; c'est de pouvoir
+perfectionner ses talents, et compléter ses œuvres,--ou bien d'en être
+empêché. Tout le reste pour lui est insignifiant. C'est pourquoi nous
+voyons les grands esprits de tous les temps attacher le plus grand prix
+au loisir; car, tant vaut l'homme, tant vaut le loisir. «δοκει δε η
+ευδκιμονικ εν τη οχολη ειναι» (Le bonheur est dans le loisir), dit
+Aristote (_Mor. à Nic._, X, 7). Diogène Laërce (II, 5, 31) rapporte
+aussi que «Σωκρατης επηνει οχολην, ως καλλιοτον κρηματων» (Socrate
+vantait le loisir comme étant la plus belle des richesses). C'est encore
+ce qu'entend Aristote (_Mor. à Nic._, X, 7, 8, 9) quand il déclare que
+la vie la plus belle est celle du philosophe. Il dit pareillement dans
+la _Politique_ (IV, 11): «Τονευδαιμοναβιον εινχι τον χατ' αρετχν
+ανεμποδιστον» (exercer librement son talent, voilà le vrai bonheur).
+Gœthe aussi dit dans _Wilhelm Meister_: «Wer mit einem Talent, zu einem
+Talent geboren ist, findet in dem selben sein schoenstes Daseyn» (Celui
+qui est né avec un talent, pour un talent, trouve en celui-là la plus
+belle existence). Mais posséder du loisir n'est pas seulement en dehors
+de la destinée ordinaire mais aussi de la nature ordinaire de l'homme,
+car sa destination naturelle est d'employer son temps à acquérir le
+nécessaire pour son existence et pour celle de sa famille. Il est
+l'enfant de la misère; il n'est pas une intelligence libre. Aussi le
+loisir arrive bientôt à être un fardeau, puis une torture, pour l'homme
+ordinaire, dès qu'il ne peut pas le remplir par des moyens artificiels
+et fictifs de toute espèce, par le jeu, par des passe-temps ou par des
+dadas de toute forme. Par là même, le loisir entraîne aussi pour lui des
+dangers, car on a dit avec raison: «_difficilis in otio quies_.» D'autre
+part, cependant, une intelligence dépassant de beaucoup la mesure
+normale est également un phénomène anormal, par suite contre nature.
+Lorsque toutefois elle est donnée, l'homme qui en est doué, pour trouver
+le bonheur, a précisément besoin de ce loisir qui, pour les autres, est
+tantôt importun et tantôt funeste; quant à lui, sans loisir, il ne sera
+qu'un Pégase sous le joug; en un mot, il sera malheureux. Si cependant
+ces deux anomalies, l'une extérieure et l'autre intérieure, se
+rencontrent réunies, leur union produit un cas de suprême bonheur, car
+l'homme ainsi favorisé mènera alors une vie d'un ordre supérieur, la vie
+d'un être soustrait aux deux sources opposées de la souffrance humaine:
+le besoin et l'ennui; il est affranchi également et du soin pénible de
+se démener pour subvenir à son existence et de l'incapacité à supporter
+le loisir (c'est-à-dire l'existence libre proprement dite); autrement,
+l'homme ne peut échapper à ces deux maux que par le fait qu'ils se
+neutralisent et s'annulent réciproquement.
+
+À l'encontre de tout ce qui précède, il nous faut considérer d'autre
+part que, par suite d'une activité prépondérante des nerfs, les grandes
+facultés intellectuelles produisent une surexcitation de la faculté de
+sentir la douleur sous toutes ses formes; qu'en outre le tempérament
+passionné qui en est la condition, ainsi que la vivacité et la
+perfection plus grandes de toute perception, qui en sont inséparables,
+donnent aux émotions produites par là une violence incomparablement plus
+forte; or l'on sait qu'il y a bien plus d'émotions douloureuses qu'il
+n'y en a d'agréables; enfin, il faut aussi nous rappeler que les hautes
+facultés intellectuelles font de celui qui les possède un homme étranger
+aux autres hommes et à leurs agitations, vu que plus il possède en
+lui-même, moins il peut trouver en eux. Mille objets auxquels ceux-ci
+prennent un plaisir infini lui semblent insipides et répugnants.
+Peut-être, de cette façon, la loi de compensation qui règne partout
+domine-t-elle également ici. N'a-t-on pas prétendu bien souvent et non
+sans quelque apparence de raison, qu'au fond l'homme le plus borné
+d'esprit était le plus heureux? Quoi qu'il en soit, personne ne lui
+enviera ce bonheur. Je ne veux pas anticiper sur le lecteur pour la
+solution définitive de cette controverse, d'autant plus que Sophocle
+même a émis là-dessus deux jugements diamétralement opposés:
+
+ Πολλω το φρονειν ευδαιμονιας υπαρχει.
+
+(Le savoir est de beaucoup la portion la plus considérable du
+bonheur.)--(_Antig._, 1328.)
+
+Une autre fois, il dit:
+
+ Εν τω φρονειν γαρ μηδεν ηδιστος βιος.
+
+(La vie du sage n'est pas la plus agréable).--(_Ajax_, 550.)
+
+Les philosophes de l'Ancien Testament ne s'entendent pas davantage entre
+eux; Jésus, fils de Sirah, a dit:
+
+ Του γαρμωρου υπερ θανατου ζων πονηρχ.
+
+(La vie du fou est pire que la mort), (22,12).
+
+L'Ecclésiaste au contraire (1, 18):
+
+ Ο προστιθεις γνωσιν, προσθησει αλγημα.
+
+(Où il y beaucoup de sagesse, il y a beaucoup de douleurs.)
+
+En attendant, je tiens à mentionner ici que ce que l'on désigne plus
+particulièrement par un mot exclusivement propre à la langue allemande,
+celui de _Philister_ (bourgeois, épicier, philistin), c'est précisément
+l'homme qui, par suite de la mesure étroite et strictement suffisante de
+ses forces intellectuelles, _n'a pas de besoins spirituels_: cette
+expression appartient à la vie d'étudiants et a été employée plus tard
+dans une acception plus élevée, mais analogue encore à son sens
+primitif, pour qualifier celui qui est l'opposé d'un fils des Muses
+(c'est-à-dire un homme qui est prosaïque). Celui-ci, en effet, est et
+demeure le «αμουσος ανηρ» (l'homme vulgaire). Me plaçant à un point de
+vue encore plus élevé, je voudrais définir les _philistins_ en disant
+que ce sont des gens constamment occupés, et cela le plus sérieusement
+du monde, d'une réalité qui n'en est pas une. Mais cette définition
+d'une nature déjà transcendantale ne serait pas en harmonie avec le
+point de vue populaire auquel je me suis placé, dans cette dissertation;
+elle pourrait, par conséquent, ne pas être comprise par tous les
+lecteurs. La première, au contraire, admet plus facilement un
+commentaire spécifique et désigne suffisamment l'essence et la racine de
+toutes les propriétés caractéristiques du _philistin_. C'est donc, ainsi
+que nous l'avons dit, _un homme sans besoins spirituels_.
+
+De là découlent plusieurs conséquences: la première, _par rapport à
+lui-même_, c'est qu'il n'aura jamais de _jouissances spirituelles_,
+d'après la maxime déjà citée _qu'il n'est de vrais plaisirs qu'avec de
+vrais besoins_. Aucune aspiration à acquérir des connaissances et du
+jugement pour ces choses en elles-mêmes n'anime son existence; aucune
+aspiration non plus aux plaisirs esthétiques, car ces deux aspirations
+sont étroitement unies. Quand la mode ou quelque autre contrainte lui
+impose de ces jouissances, il s'en acquitte aussi brièvement que
+possible, comme un galérien s'acquitte de son travail forcé. Les seuls
+plaisirs pour lui sont les sensuels; c'est sur eux qu'il se rattrape.
+Manger des huîtres, avaler du vin de Champagne, voilà pour lui le
+suprême de l'existence; se procurer tout ce qui contribue au bien-être
+matériel, voilà le but de sa vie. Trop heureux quand ce but l'occupe
+suffisamment! Car, si ces biens lui ont déjà été octroyés par avance, il
+devient immédiatement la proie de l'ennui; pour le chasser, il essaye de
+tout ce qu'on peut imaginer: bals, théâtres, sociétés, jeux de cartes,
+jeux de hasard, chevaux, femmes, vin, voyages, etc. Et cependant tout
+cela ne suffit pas quand l'absence de besoins intellectuels rend
+impossibles les plaisirs intellectuels. Aussi un sérieux morne et sec,
+approchant celui de l'animal, est-il propre au _philistin_ et le
+caractérise-t-il. Rien ne le réjouit, rien ne l'émeut, rien n'éveille
+son intérêt. Les jouissances matérielles sont vite épuisées; la société,
+composée de _philistins_ comme lui, devient bientôt ennuyeuse; le jeu de
+cartes finit par le fatiguer. Il lui reste à la rigueur les jouissances
+de la vanité à sa façon: elles consisteront à surpasser les autres en
+richesse, en rang, en influence ou en pouvoir, ce qui lui vaut alors
+leur estime; ou bien encore il cherchera à frayer au moins avec ceux qui
+brillent par ces avantages et à se chauffer au reflet de leur éclat (en
+anglais, cela s'appelle un _snob_).
+
+La _deuxième_ conséquence résultant de la propriété fondamentale que
+nous avons reconnue au _philistin_, c'est que, _par rapport aux autres_,
+comme il est privé de besoins intellectuels, et comme il est borné aux
+besoins matériels, il recherchera les hommes qui pourront satisfaire ces
+derniers et non pas ceux qui pourraient subvenir aux premiers. Aussi
+n'est-ce rien moins que de hautes qualités intellectuelles qu'il leur
+demande; bien au contraire, quand il les rencontre, elles excitent son
+antipathie, voire même sa haine, car il n'éprouve en leur présence qu'un
+sentiment importun d'infériorité et une envie sourde, secrète, qu'il
+cache avec le plus grand soin, qu'il cherche à se dissimuler à lui-même,
+mais qui par là justement grandit parfois jusqu'à une rage muette. Ce
+n'est pas sur les facultés de l'esprit qu'il songe jamais à mesurer son
+estime ou sa considération; il les réserve exclusivement au rang et à la
+richesse, au pouvoir et à l'influence, qui passent à ses yeux pour les
+seules qualités vraies, les seules où il aspirerait à exceller. Tout
+cela dérive de ce que le _philistin_ est un homme _privé de besoins
+intellectuels_. Son extrême souffrance vient de ce que les _idéalités_
+ne lui apportent aucune récréation et que, pour échapper à l'ennui, il
+doit toujours recourir aux réalités. Or celles-ci, d'une part, sont
+bientôt épuisées, et alors, au lieu de divertir, elles fatiguent;
+d'autre part, elles entraînent après elles des désastres de toute
+espèce, tandis que les idéalités sont inépuisables et, en elles-mêmes,
+innocentes.
+
+Dans toute cette dissertation sur les conditions personnelles qui
+contribuent à notre bonheur, j'ai eu en vue les qualités physiques et
+principalement les qualités intellectuelles. C'est dans mon Mémoire sur
+_le fondement de la morale_ (§ 22) que j'ai exposé comment la perfection
+morale, à son tour, influe directement sur le bonheur: c'est à cet
+ouvrage que je renvoie le lecteur[4].
+
+
+
+
+CHAPITRE III
+
+DE CE QUE L'ON A
+
+
+Épicure, le grand docteur en félicité, a admirablement et judicieusement
+divisé les besoins humains en trois classes. _Premièrement_, les besoins
+_naturels et nécessaires_: ce sont ceux qui, non satisfaits, produisent
+la douleur; ils ne comprennent donc que le «victus» et l'«amictus»
+(nourriture et vêtement). Ils sont faciles à satisfaire.--_Secondement_,
+les besoins _naturels mais non nécessaires_: c'est le besoin de la
+satisfaction sexuelle, quoique Épicure ne l'énonce pas dans le rapport
+de Laërce (du reste, je reproduis ici, en général, toute cette doctrine
+légèrement modifiée et corrigée). Ce besoin est déjà plus difficile à
+satisfaire.--_Troisièmement_, ceux qui ne sont _ni naturels ni
+nécessaires_: ce sont les besoins du luxe, de l'abondance, du faste et
+de l'éclat; leur nombre est infini et leur satisfaction très difficile
+(voy. Diog. Laërce, l. X, ch. 27, § 149 et 127;--Cicéron, _De fin._,
+I,13).
+
+La limite de nos désirs raisonnables se rapportant à la fortune est
+difficile, sinon impossible à déterminer. Car le contentement de chacun
+à cet égard ne repose pas sur une quantité absolue, mais relative,
+savoir sur le rapport entre ses souhaits et sa fortune; aussi cette
+dernière, considérée en elle-même, est-elle aussi dépourvue de sens que
+le numérateur d'une fraction sans dénominateur. L'absence des biens
+auxquels un homme n'a jamais songé à aspirer ne peut nullement le
+priver, il sera parfaitement satisfait sans ces biens, tandis que tel
+autre qui possède cent fois plus que le premier se sentira malheureux,
+parce qu'il lui manque un seul objet qu'il convoite. Chacun a aussi, à
+l'égard des biens qu'il lui est permis d'atteindre, un horizon propre,
+et ses prétentions ne vont que jusqu'aux limites de cet horizon.
+Lorsqu'un objet, situé en dedans de ces limites, se présente à lui de
+telle façon qu'il puisse être certain de l'atteindre, il se sentira
+heureux; il se sentira malheureux, au contraire, si, des obstacles
+survenant, cette perspective lui est enlevée. Ce qui est placé au delà
+n'a aucune action sur lui. C'est pourquoi la grande fortune du riche ne
+trouble pas le pauvre, et c'est pour cela aussi, d'autre part, que
+toutes les richesses qu'il possède déjà ne consolent pas le riche quand
+il est déçu dans une attente (La richesse est comme l'eau salée: plus on
+en boit, plus elle altère; il en est de même aussi de la gloire).
+
+Ce fait qu'après la perte de la richesse ou de l'aisance, et aussitôt la
+première douleur surmontée, notre humeur habituelle ne différera pas
+beaucoup de celle qui nous était propre auparavant, s'explique par là
+que, le facteur de notre avoir ayant été diminué par le sort, nous
+réduisons aussitôt après, de nous-mêmes, considérablement le facteur de
+nos prétentions. C'est là ce qu'il y a de proprement douloureux dans un
+malheur; cette opération une fois accomplie, la douleur devient de moins
+en moins sensible et finit par disparaître; la blessure se cicatrise.
+Dans l'ordre inverse, en présence d'un événement heureux, la charge qui
+comprime nos prétentions remonte et leur permet de se dilater: c'est en
+cela que consiste le plaisir. Mais celui-ci également ne dure que le
+temps nécessaire pour que cette opération s'achève; nous nous habituons
+à l'échelle ainsi augmentée des prétentions, et nous devenons
+indifférents à la possession correspondante de richesses. C'est là ce
+qu'exprime un passage d'Homère (_Od._, XVIII, 130-137) dont voici les
+deux derniers vers:
+
+ Τοιος γαρ νοος εστιν επιχθονιων ανθρωπων
+ Ο:ον εφ' ημαρ αγει πατηρ ανδρων τε, θεων τε.
+
+(Tel est l'esprit des hommes terrestres, semblables aux jours changeants
+qu'amène le Père des hommes et des dieux.)--(Tr. Leconte de Lisle.)
+
+La source de nos mécontentements est dans nos efforts toujours
+renouvelés pour élever le facteur des prétentions pendant que l'autre
+facteur s'y oppose par son immobilité.
+
+Il ne faut pas s'étonner de voir, dans l'espèce humaine pauvre et
+remplie de besoins, la richesse plus hautement et plus sincèrement
+prisée, vénérée même, que toute autre chose; le pouvoir lui-même n'est
+considéré que parce qu'il conduit à la fortune; il ne faut pas être
+surpris non plus de voir les hommes passer à côté ou par-dessus toute
+autre considération quand il s'agit d'acquérir des richesses, de voir
+par exemple les professeurs de philosophie faire bon marché de la
+philosophie pour gagner de l'argent. On reproche fréquemment aux hommes
+de tourner leurs vœux principalement vers l'argent et de l'aimer plus
+que tout au monde. Pourtant il est bien naturel, presque inévitable
+d'aimer ce qui, pareil à un protée infatigable, est prêt à tout instant
+à prendre la forme de l'objet actuel de nos souhaits si mobiles ou de
+nos besoins si divers. Tout autre bien, en effet, ne peut satisfaire
+qu'un seul désir, qu'un seul besoin: les aliments ne valent que pour
+celui qui a faim, le vin pour le bien portant, les médicaments pour le
+malade, une fourrure pendant l'hiver, les femmes pour la jeunesse, etc.
+Toutes ces choses ne sont donc que αγαθα προς τι, c'est-à-dire
+relativement bonnes. L'argent seul est le bon absolu, car il ne pourvoit
+pas uniquement à _un seul besoin_ «_in concreto_», mais _au besoin_ en
+général, «_in abstracto_».
+
+_La fortune dont on dispose_ doit être considérée comme un rempart
+contre le grand nombre des maux et des malheurs possibles, et non comme
+une permission et encore moins comme une obligation d'avoir à se
+procurer les plaisirs du monde. Les gens qui, sans avoir de fortune
+patrimoniale, arrivent par leurs talents, quels qu'ils soient, en
+position de gagner beaucoup d'argent, tombent presque toujours dans
+cette illusion de croire que leur talent est un capital stable et que
+l'argent que leur rapporte ce talent est par conséquent l'intérêt dudit
+capital. Aussi ne réservent-ils rien de ce qu'ils gagnent pour en
+constituer un capital à demeure, mais ils dépensent dans la même mesure
+qu'ils acquièrent. Il s'ensuit qu'ils tombent d'ordinaire dans la
+pauvreté, lorsque leurs gains s'arrêtent ou cessent complètement; en
+effet, leur talent lui-même, passager de sa nature comme l'est par
+exemple le talent pour presque tous les beaux-arts, s'épuise, ou bien
+encore les circonstances spéciales ou les conjonctures qui le rendaient
+productif ont disparu. Des artisans peuvent à la rigueur mener cette
+existence, car les capacités exigées pour leur métier ne se perdent pas
+facilement ou peuvent être suppléées par le travail de leurs ouvriers;
+de plus, leurs produits sont des objets de nécessité dont l'écoulement
+est toujours assuré; un proverbe allemand dit avec raison: «Ein Handwerk
+hat einen goldenen Boden,» c'est-à-dire un bon métier vaut de l'or.
+
+Il n'en est pas de même des artistes et des _virtuosi_ de toute espèce.
+C'est justement pour cela qu'on les paye si cher, mais aussi et par la
+même raison devraient-ils placer en capital l'argent qu'ils gagnent;
+dans leur présomption, ils le considèrent comme n'en étant que les
+intérêts et courent ainsi à leur perte.
+
+En revanche, les gens qui possèdent une fortune patrimoniale savent très
+bien, dès le principe, distinguer entre un capital et des intérêts.
+Aussi la plupart chercheront à placer sûrement leur capital, ne
+l'entameront en aucun cas et réserveront même, si possible, un huitième
+au moins sur les intérêts, pour obvier à une crise éventuelle. Ils se
+maintiennent ainsi le plus souvent dans l'aisance. Rien de tout ce que
+nous venons de dire ne s'applique aux commerçants; pour eux, l'argent
+est en lui-même l'instrument du gain, l'outil professionnel pour ainsi
+dire: d'où il suit que, même alors qu'ils l'ont acquis par leur propre
+travail, ils chercheront dans son emploi les moyens de le conserver ou
+de l'augmenter. Aussi la richesse est habituelle dans cette classe plus
+que dans aucune autre.
+
+En général, on trouvera que, d'ordinaire, ceux qui se sont déjà colletés
+avec la vraie misère et le besoin, les redoutent incomparablement moins
+et sont plus enclins à la dissipation que ceux qui ne connaissent ces
+maux que par ouï-dire. À la première catégorie appartiennent tous ceux
+qui, par n'importe quel coup de fortune ou par des talents spéciaux
+quelconques, ont passé rapidement de la pauvreté à l'aisance; à l'autre,
+ceux qui sont nés avec de la fortune et qui l'ont conservée. Tous
+ceux-ci s'inquiètent plus de l'avenir que les premiers et sont plus
+économes. On pourrait en conclure que le besoin n'est pas une aussi
+mauvaise chose qu'il paraît l'être, vu de loin. Cependant la véritable
+raison doit être plutôt la suivante: c'est que pour l'homme né avec une
+fortune patrimoniale la richesse apparaît comme quelque chose
+d'indispensable, comme l'élément de la seule existence possible, au même
+titre que l'air; aussi la soignera-t-il comme sa propre vie et sera-t-il
+généralement rangé, prévoyant et économe. Au contraire, pour celui qui
+dès sa naissance a vécu dans la pauvreté, c'est celle-ci qui semblera la
+condition naturelle; la richesse, qui, par n'importe quelle voie, pourra
+lui échoir plus tard, lui paraîtra un superflu, bon seulement pour en
+jouir et la gaspiller; il se dit que, lorsqu'elle aura disparu de
+nouveau, il saura se tirer d'affaire sans elle tout comme auparavant, et
+que, de plus, il sera délivré d'un souci. C'est le cas de dire avec
+Shakespeare:
+
+ The adage must be verified,
+ That beggars mounted run their horse to death.
+ (_Henry VI_, P. 3, A. 1.)
+
+(Il faut que le proverbe se vérifie: Le mendiant à cheval fait galoper
+sa bête à mort.)
+
+Ajoutons encore que ces gens-là possèdent non pas tant dans leur tête
+que dans le cœur une ferme et excessive confiance d'une part dans leur
+chance et d'autre part dans leurs propres ressources, qui les ont déjà
+aidés à se tirer du besoin et de l'indigence; ils ne considèrent pas la
+misère, ainsi que le font les riches de naissance, comme un abîme sans
+fond, mais comme un bas-fond qu'il leur suffit de frapper du pied pour
+remonter à la surface. C'est par cette même particularité humaine qu'on
+peut expliquer comment des femmes, pauvres avant leur mariage, sont très
+souvent plus exigeantes et plus dépensières que celles qui ont fourni
+une grosse dot; en effet, la plupart du temps, les filles riches
+n'apportent pas seulement de la fortune, mais aussi plus de zèle, pour
+ainsi dire plus d'instinct héréditaire à la conserver que les pauvres.
+Toutefois ceux qui voudraient soutenir la thèse contraire trouveront une
+autorité dans la première satire de l'Arioste; en revanche, le docteur
+Johnson se range à mon avis: «A woman of fortune being used to the
+handling of money, spends it judiciously: but a woman who gets the
+command of money for the first time upon her marriage, has such a gust
+in spending it, that she throws it away with great profusion» (voir
+Boswell, _Life of Johnson_, vol. III, p. 199, édit. 1821) (Une femme
+riche, étant habituée à manier de l'argent, le dépense judicieusement;
+mais celle qui par son mariage se trouve placée pour la première fois à
+la tête d'une fortune, trouve tant de goût à dépenser qu'elle jette
+l'argent avec une grande profusion). Je conseillerais, en tout cas, à
+qui épouse une fille pauvre, de lui léguer non pas un capital, mais une
+simple rente, et surtout de veiller à ce que la fortune des enfants ne
+tombe pas entre ses mains.
+
+Je ne crois nullement faire quelque chose qui soit indigne de ma plume
+en recommandant ici le soin de conserver sa fortune, gagnée ou héritée;
+car c'est un avantage inappréciable de posséder tout acquise une
+fortune, quand elle ne suffirait même qu'à permettre de vivre aisément,
+seul et sans famille, dans une véritable indépendance, c'est-à-dire sans
+avoir besoin de travailler; c'est là ce qui constitue l'immunité qui
+exempte des misères et des tourments attachés à la vie humaine; c'est
+l'émancipation de la corvée générale qui est le destin propre des
+enfants de la terre. Ce n'est que par cette faveur du sort que nous
+sommes vraiment _homme né libre_; à cette seule condition, on est
+réellement _sui juris_, maître de son temps et de ses forces, et l'on
+dira chaque matin: «_La journée m'appartient._» Aussi, entre celui qui a
+mille écus de rente et celui qui en a cent mille, la différence est-elle
+infiniment moindre qu'entre le premier et celui qui n'a rien. Mais la
+fortune patrimoniale atteint sa plus haute valeur lorsqu'elle échoit à
+celui qui, doué de forces intellectuelles supérieures, poursuit des
+dessins dont la réalisation ne s'accommode pas à un travail pour vivre:
+placé dans ces conditions, cet homme est doublement doté par le sort; il
+peut maintenant vivre tout à son génie, et il payera au centuple sa
+dette envers l'humanité en produisant ce que nul autre ne pourrait
+produire et en créant ce qui constituera le bien et en même temps
+l'honneur de la communauté humaine. Tel autre, placé dans une situation
+aussi favorisée, méritera bien de l'humanité par ses œuvres
+philanthropiques. Quant à celui qui, possédant un patrimoine, ne produit
+rien de semblable, dans quelque mesure que ce soit, fût-ce à titre
+d'essai, ou qui par des études sérieuses ne se crée pas au moins la
+possibilité de faire progresser une science, celui-là n'est qu'un
+fainéant méprisable. Il ne sera pas heureux non plus, car le fait d’être
+affranchi du besoin le transporte à l'autre pôle de la misère humaine,
+l'ennui, qui le torture tellement qu'il serait bien plus heureux si le
+besoin lui avait imposé une occupation. Cet ennui le fera se jeter
+facilement dans des extravagances qui lui raviront cette fortune dont il
+n'était pas digne. En réalité, une foule de gens ne sont dans
+l'indigence que pour avoir dépensé leur argent pendant qu'ils en
+avaient, afin de procurer un soulagement momentané à l'ennui qui les
+oppressait.
+
+Les choses se passent tout autrement quand le but qu'on poursuit est de
+s'élever haut dans le service de l'État; quand il s'agit, par
+conséquent, d'acquérir de la faveur, des amis, des relations, au moyen
+desquels on puisse monter de degré en degré et arriver peut-être un jour
+aux postes les plus élevés: en pareil cas, il vaut mieux, au fond, être
+venu au monde sans la moindre fortune. Pour un individu surtout qui
+n'est pas de la noblesse et qui a quelque talent, être un pauvre gueux
+constitue un avantage réel et une recommandation. Car ce que chacun
+recherche et aime avant tout, non seulement dans la simple conversation,
+mais encore, _a fortiori_ dans le service public, c'est l'infériorité de
+l'autre. Or il n'y a qu'un gueux qui soit convaincu et pénétré de son
+infériorité profonde, entière, indiscutable, omnilatérale, de sa totale
+insignifiance et de sa nullité, au degré voulu par la circonstance. Un
+gueux seul s'incline assez souvent et assez longtemps, et sait courber
+son échine en révérences de 90 degrés bien comptés: lui seul endure tout
+avec le sourire aux lèvres, seul il reconnaît que les mérites n'ont
+aucune valeur; seul il vante comme chefs-d'œuvre, publiquement, à haute
+voix ou en gros caractères d'impression, les inepties littéraires de ses
+supérieurs ou des hommes influents en général; seul il s'entend à
+mendier; par suite, lui seul peut être initié à temps, c'est-à-dire dès
+sa jeunesse, à cette vérité cachée que Gœthe nous a dévoilée en ces
+termes:
+
+ Ueber's Niederträchlige
+ Niemand sich beklage:
+ Deim es ist das Mächtige,
+ Wos raan dir auch sage.
+
+ (W. O., _Divan._)
+
+(Que nul ne se plaigne de la bassesse, car c'est la puissance, quoi que
+l'on vous dise.)--(Trad. Porchat.)
+
+Celui-là, au contraire, qui tient de ses parents une fortune suffisante
+pour vivre sera d'ordinaire récalcitrant; il est habitué à marcher _tête
+levée_; il n'a pas appris tous ces tours de souplesse; peut-être même
+s'avise-t-il de se prévaloir de certains talents qu'il possède et dont
+il devrait plutôt comprendre l'insuffisance en lace de ce qui se passe
+avec le _médiocre et rampant_[5]; il est capable aussi de remarquer
+l'infériorité de ceux qui sont placés au-dessus de lui, et enfin, quand
+les choses en arrivent à être indignes, il devient rétif et ombrageux.
+On ne se pousse pas avec cela dans le monde, et il pourra lui arriver
+finalement de dire avec cet impudent Voltaire: «_Nous n'avons que deux
+jours à vivre; ce n'est pas la peine de les passer à ramper sous des
+coquins méprisables._» Malheureusement, soit dit en passant, _coquin
+méprisable_ est un _attribut_ pour lequel il existe diantrement de
+_sujets_ dans ce monde. Nous pouvons donc voir que ce que dit Juvénal:
+
+ Haud facile emergunt, quorum virtutibus obstat
+ Res angusta domi.
+
+ (Sat. II, v. 164.)
+
+(Difficilement le mérite se fait jour, quand il est aux prises avec le
+besoin.)--(Trad. éd. Dubochet.)
+
+s'applique plutôt à la carrière des gens éminents qu'à celle des gens du
+monde.
+
+Parmi les choses _que l'on possède_, je n'ai pas compté femme et
+enfants, car on est plutôt possédé par eux. On pourrait avec plus de
+raison y comprendre les amis; mais ici également le propriétaire doit,
+dans la même mesure, être aussi la propriété de l'autre.
+
+
+
+
+CHAPITRE IV
+
+DE CE QUE L'ON REPRÉSENTE
+
+
+I.--De l'opinion d'autrui.
+
+
+Ce que nous représentons, ou, en d'autres termes, notre existence dans
+l'opinion d'autrui, est, par suite d'une faiblesse particulière de notre
+nature, généralement beaucoup trop prisé, bien que la moindre réflexion
+puisse nous apprendre qu'en soi cela est de nulle importance pour notre
+bonheur. Aussi a-t-on peine à s'expliquer la grande satisfaction
+intérieure qu'éprouve tout homme des qu'il aperçoit une marque de
+l'opinion favorable des autres et dès qu'on flatte sa vanité, n'importe
+comment. Aussi infailliblement que le chat se met à filer quand on lui
+caresse le dos, aussi sûrement on voit une douce extase se peindre sur
+la figure de l'homme qu'on loue, surtout quand la louange porte sur le
+domaine de ses prétentions, et quand même elle serait un mensonge
+palpable. Les marques de l'approbation des autres le consolent souvent
+d'un malheur réel ou de la parcimonie avec laquelle coulent pour lui les
+deux sources principales de bonheur dont nous avons traité jusqu'ici.
+Réciproquement, il est étonnant de voir combien il est infailliblement
+chagriné, et bien des fois douloureusement affecté par toute lésion de
+son ambition, en quelque sens, à quelque degré ou sous quelque rapport
+que ce soit, par tout dédain, par toute négligence, par le moindre
+manque d'égards. En tant que servant de base au sentiment de l'honneur,
+cette propriété peut avoir une influence salutaire sur la bonne conduite
+de beaucoup de gens, en guise de succédané de leur moralité; mais quant
+à son action sur le bonheur réel de l'homme et surtout sur le repos de
+l’âme et sur l'indépendance, ces deux conditions si nécessaires au
+bonheur, elle est plutôt perturbatrice et nuisible que favorable. C'est
+pourquoi, à notre point de vue, il est prudent de lui poser des limites
+et, par de sages réflexions et une juste appréciation de la valeur des
+biens, de modérer cette grande susceptibilité à l'égard de l'opinion
+d'autrui, aussi bien pour le cas où on la caresse que pour celui où on
+la froisse, car les deux tiennent au même fil. Autrement, nous restons
+esclaves de l'opinion et du sentiment des autres:
+
+ Sic leve, sic parvum est, animum quod laudis avarum
+ Subruit ac reficit.
+
+(Tellement ce qui abat ou réconforte une âme avide de louange peut être
+frivole et petit.)
+
+Par conséquent, une juste appréciation de la valeur de _ce que l'on est
+en soi-même et par soi-même_, comparée à _ce qu'on est seulement aux
+yeux d'autrui_, contribuera beaucoup à notre bonheur. Le premier terme
+de la comparaison comprend tout ce qui remplit le temps de notre propre
+existence, le contenu intime de celle-ci et, partant, tous les biens que
+nous avons examinés dans les chapitres intitulés _De ce que l'on est_ et
+_De ce que l'on a_. _Car le lieu_ où se trouve la sphère d'action de
+tout cela, c'est la propre conscience de l'homme. Au contraire, le
+_lieu_ de tout ce que nous sommes _pour les autres_, c'est la conscience
+d'autrui; c'est la figure sous laquelle nous y apparaissons, ainsi que
+les notions qui s'y réfèrent[6]. Or ce sont là des choses qui,
+directement, n'existent pas du tout pour nous; tout cela n'existe
+qu'indirectement, c'est-à-dire qu'autant qu'il détermine la conduite des
+autres envers nous. Et ceci même n'entre réellement en considération
+qu'autant que cela influe sur ce qui pourrait modifier ce que _nous
+sommes en et par nous-mêmes_. À part cela, ce qui se passe dans une
+conscience étrangère nous est, à ce titre, parfaitement indifférent, et,
+à notre tour, nous y deviendrons indifférent à mesure que nous
+connaîtrons suffisamment la superficialité et la futilité des pensées,
+les bornes étroites des notions, la petitesse des sentiments,
+l'absurdité des opinions et le nombre considérable d'erreurs que l'on
+rencontre dans la plupart des cervelles; à mesure aussi que nous
+apprendrons par expérience avec quel mépris l'on parle, à l'occasion, de
+chacun de nous, dès qu'on ne nous craint pas ou quand on croit que nous
+ne le saurons pas; mais surtout quand nous aurons entendu une fois avec
+quel dédain une demi-douzaine d'imbéciles parlent de l'homme le plus
+distingué. Nous comprendrons alors qu'attribuer une haute valeur à
+l'opinion des hommes, c'est leur faire trop d'honneur.
+
+En tout cas, c'est être réduit à une misérable ressource que de ne pas
+trouver le bonheur dans les classes de biens dont nous avons déjà parlé
+et de devoir le chercher dans cette troisième, autrement dit, dans ce
+qu'on est non dans la réalité, mais dans l'imagination d'autrui. En
+thèse générale, c'est notre nature animale qui est la base de notre
+être, et par conséquent aussi de notre bonheur. L'essentiel pour le
+bien-être, c'est donc la santé et ensuite les moyens nécessaires à notre
+entretien, et par conséquent une existence libre de soucis. L'honneur,
+l'éclat, la grandeur, la gloire, quelque valeur qu'on leur attribue, ne
+peuvent entrer en concurrence avec ces biens essentiels ni les
+remplacer; bien au contraire, le cas échéant, on n'hésiterait pas un
+instant à les échanger contre les autres. Il sera donc très utile pour
+notre bonheur, de connaître à temps ce fait si simple que chacun vit
+d'abord et effectivement dans sa propre peau et non dans l'opinion des
+autres, et qu'alors naturellement notre condition réelle et personnelle,
+telle qu'elle est déterminée par la santé, le tempérament, les facultés
+intellectuelles, le revenu, la femme, les enfants, le logement, etc.,
+est cent fois plus importante pour notre bonheur que ce qu'il plaît aux
+autres de faire de nous. L'illusion contraire rend malheureux. S'écrier
+avec emphase: «L'honneur passe avant la vie,» c'est dire en réalité: «La
+vie et la santé ne sont rien; ce que les autres pensent de nous, voilà
+l'affaire.» Tout au plus cette maxime peut-elle être considérée comme
+une hyperbole au fond de laquelle se trouve cette prosaïque vérité que,
+pour avancer et se maintenir parmi les hommes, l'_honneur_, c'est-à-dire
+leur opinion à notre égard, est souvent d'une utilité indispensable: je
+reviendrai plus loin sur ce sujet. Lorsqu'on voit, au contraire, comment
+presque tout ce que les hommes poursuivent pendant leur vie entière, au
+prix d'efforts incessants, de mille dangers et de mille amertumes, a
+pour dernier objet de les élever dans l'opinion, car non seulement les
+emplois, les titres et les cordons, mais encore la richesse et même la
+science[7] et les arts sont, au fond, recherchés principalement dans ce
+seul but, lorsqu'on voit que le résultat définitif auquel on travaille à
+arriver est d'obtenir plus de respect de la part des autres, tout cela
+ne prouve, hélas! que la grandeur de la folie humaine.
+
+Attacher beaucoup trop de valeur à l'opinion est une superstition
+universellement dominante; qu'elle ait ses racines dans notre nature
+même, ou qu'elle ait suivi la naissance des sociétés et de la
+civilisation, il est certain qu'elle exerce en tout cas sur toute notre
+conduite une influence démesurée et hostile à notre bonheur. Cette
+influence, nous pouvons la poursuivre depuis le point où elle se montre
+sous la forme d'une déférence anxieuse et servile pour le
+_qu'en-dira-t-on_ jusqu'à celui où elle plonge le poignard de Virginius
+dans le sein de sa fille, ou bien où elle entraîne l'homme à sacrifier à
+sa gloire posthume son repos, sa fortune, sa santé et jusqu'à sa vie. Ce
+préjugé offre, il est vrai, à celui qui est appelé à régner sur les
+hommes ou en général à les guider, une ressource commode; aussi le
+précepte d'avoir à tenir en éveil ou à stimuler le sentiment de
+l'honneur occupe-t-il une place principale dans toutes les branches de
+l'art de dresser les hommes; mais, à l'égard du bonheur propre de
+l'individu, et c'est là ce qui nous occupe ici, il en est tout
+autrement, et nous devons au contraire le dissuader d'attacher trop de
+prix à l'opinion des autres. Si, néanmoins, ainsi que nous l'apprend
+l'expérience, le fait se présente chaque jour; si ce que la plupart des
+gens estiment le plus est précisément l'opinion d'autrui à leur égard,
+et s'ils s'en préoccupent plus que de ce qui, _se passant dans leur
+propre conscience_, existe immédiatement pour eux; si donc, par un
+renversement de l'ordre naturel, c'est l'opinion qui leur semble être la
+partie réelle de leur existence, l'autre ne leur paraissant en être que
+la partie idéale; s'ils font de ce qui est dérivé et secondaire l'objet
+principal, et si l'image de leur être dans la tête des autres leur tient
+plus à cœur que leur être lui-même; cette appréciation directe de ce
+qui, directement, n'existe pour personne, constitue cette folie à
+laquelle on a donné le nom de _vanité_, «_vanitas_», pour indiquer par
+là le vide et le chimérique de cette tendance. On peut facilement
+comprendre aussi, par ce que nous avons dit plus haut, qu'elle
+appartient à cette catégorie d'erreurs qui consistent à oublier le but
+pour les moyens, comme l'avarice.
+
+En effet, le prix que nous mettons à l'opinion et notre constante
+préoccupation à cet égard dépassent presque toute portée raisonnable,
+tellement que cette préoccupation peut être considérée comme une espèce
+de _manie_ répandue généralement, ou plutôt innée. Dans tout ce que nous
+faisons comme dans tout ce que nous nous abstenons de faire, nous
+considérons l'opinion des autres avant toute chose presque, et c'est de
+ce souci qu'après un examen plus approfondi nous verrons naître environ
+la moitié des tourments et des angoisses que nous ayons jamais éprouvés.
+Car c'est cette préoccupation que nous retrouvons au fond de tout notre
+amour-propre, si souvent lésé, parce qu'il est si maladivement
+susceptible, au fond de toutes nos vanités et de toutes nos prétentions,
+comme au fond de notre somptuosité et de notre ostentation. Sans cette
+préoccupation, sans cette rage, le luxe ne serait pas le dixième de ce
+qu'il est. Sur elle repose tout notre orgueil, _point d'honneur_ et
+«_puntiglio_», de quelque espèce qu'il soit et à quelque sphère qu'il
+appartienne,--et que de victimes ne réclame-t-elle pas souvent! Elle se
+montre déjà dans l'enfant, puis à chaque âge de la vie; mais elle
+atteint toute sa force dans l'âge avancé, parce qu'à ce moment
+l'aptitude aux jouissances sensuelles ayant tari, vanité et orgueil
+n'ont plus à partager l'empire qu'avec l'avarice. Cette fureur s'observe
+le plus distinctement dans les Français, chez lesquels elle règne
+endémiquement et se manifeste souvent par l'ambition la plus sotte, par
+la vanité nationale la plus ridicule et la fanfaronnade la plus éhontée;
+mais leurs prétentions s'annulent par là même, car elles les livrent à
+la risée des autres nations et ont fait un sobriquet du nom de _grande
+nation_[8].
+
+Pour expliquer plus clairement tout ce que nous avons exposé jusqu'ici
+sur la démence qu'il y a à se préoccuper démesurément de l'opinion
+d'autrui, je veux rapporter un exemple bien frappant de cette folie
+enracinée dans la nature humaine; cet exemple est favorisé d'un effet de
+lumière résultant de la rencontre de circonstances propices et d'un
+caractère approprié; cela nous permettra de bien évaluer la force de ce
+bizarre moteur des actions humaines. C'est le passage suivant du rapport
+détaillé publié par le _Times_ du 31 mars 1846, sur l'exécution récente
+du nommé Thomas Wix, un ouvrier qui avait assassiné son patron par
+vengeance: «Dans la matinée du jour fixé pour l'exécution, le révérend
+chapelain de la prison se rendit auprès de lui. Mais Wix, quoique très
+calme, n'écoutait pas ses exhortations; sa seule préoccupation était de
+réussir à montrer un courage extrême en présence de la foule qui allait
+assister à sa honteuse fin. Et il y est parvenu. Arrivé dans le préau
+qu'il avait à traverser pour atteindre le gibet élevé tout contre la
+prison, il s'écria: «Eh bien, comme disait le Dr Dodd, je vais connaître
+bientôt le grand mystère!»--Quoique ayant les bras attachés, il monta
+sans aide l'échelle de la potence; arrivé au sommet, il fit à droite et
+à gauche des saints aux spectateurs, et la multitude rassemblée y
+répondit, en récompense, par des acclamations formidables, etc.» Avoir
+la mort, sous sa forme la plus effrayante, devant les yeux avec
+l'éternité derrière elle, et ne se préoccuper uniquement que de l'effet
+que l'on produira sur la masse des badauds accourus et de l'opinion
+qu'on laissera après soi dans leurs têtes, n'est-ce pas là un
+échantillon unique d'ambition? Lecomte qui, dans la même année, fut
+guillotiné à Paris pour tentative de régicide, regrettait
+principalement, pendant son procès, de ne pouvoir se présenter vêtu
+convenablement devant la Chambre des pairs, et même, au moment de
+l'exécution, son grand chagrin était qu'on ne lui eût pas permis de se
+raser avant. Il en était de même jadis; c'est ce que nous pouvons voir
+dans l'introduction (_déclaration_) dont Mateo Aleman fait précéder son
+célèbre roman _Guzman d'Alfarache_, où il rapporte que beaucoup de
+criminels égarés dérobent leurs dernières heures au soin du salut de
+leur âme, auquel ils devraient les employer exclusivement, pour terminer
+et apprendre par cœur un petit sermon qu'ils voudraient débiter du haut
+du gibet.
+
+Nous pouvons retrouver notre propre image dans des traits pareils; car
+ce sont les exemples de taille colossale qui fournissent les
+explications les plus évidentes en toute matière. Pour nous tous, le
+plus souvent, nos préoccupations, nos chagrins, les soucis rongeurs, nos
+colères, nos inquiétudes, nos efforts, etc., ont en vue presque
+entièrement l'opinion des autres et sont aussi, absurdes que ceux des
+pauvres diables cités plus haut. L'envie et la haine partent également,
+en grande partie, de la même racine.
+
+Rien évidemment ne contribuerait davantage à notre bonheur, composé
+principalement de calme d'esprit et de contentement, que de limiter la
+puissance de ce mobile, de l'abaissera un degré que la raison puisse
+justifier (au 1/50 par exemple) et d'arracher ainsi de nos chairs cette
+épine qui les déchire. Néanmoins la chose est bien difficile; nous avons
+affaire ici à un travers naturel et inné: «_Etiam sapientibus cupido
+gloriæ novissima exuitur_,» dit Tacite (_Hist._ IV, 6) (La passion de la
+gloire est la dernière dont les sages mêmes se dépouillent; trad.
+édition Dubochet, Paris; 1850). Le seul moyen de nous délivrer de cette
+folie universelle, serait de la reconnaître distinctement pour une
+folie, et, à cet effet, de nous rendre bien clairement compte à quel
+point la plupart des opinions, dans les têtes des hommes, sont le plus
+souvent fausses, de travers, erronées et absurdes; combien l'opinion des
+autres a peu d'influence réelle sur nous dans la plupart des cas et des
+choses; combien en général elle est méchante, tellement qu'il n'est
+personne qui ne tombât malade de colère s'il entendait sur quel ton on
+parle et tout ce qu'on dit de lui; combien enfin l'honneur lui-même n'a,
+à proprement parler, qu'une valeur indirecte et non immédiate, etc. Si
+nous pouvions réussir à opérer la guérison de cette folie générale, nous
+gagnerions infiniment en calme d'esprit et en contentement, et nous
+acquerrions en même temps une contenance plus ferme et plus sûre, une
+allure beaucoup plus dégagée et plus naturelle. L'influence toute
+bienfaisante d'une vie retirée sur notre tranquillité d'âme et sur notre
+satisfaction, provient en grande partie de ce qu'elle nous soustrait à
+l'obligation de vivre constamment sous les regards des autres et, par
+suite, nous enlève à la préoccupation incessante de leur opinion
+possible: ce qui a pour effet de nous rendre à nous-mêmes. De cette
+façon, nous échapperons également à beaucoup de malheurs réels dont la
+cause unique est cette aspiration purement idéale ou, plus correctement
+dit, cette déplorable folie; il nous restera aussi la faculté de donner
+plus de soin aux biens réels que nous pourrons goûter alors sans en être
+distrait. Mais, «Χαλεπα πα χαλα», nous l'avons déjà dit.
+
+Cette folie de notre nature, que nous venons de décrire, pousse trois
+rejetons principaux: l'ambition, la vanité et l'orgueil. Entre ces deux
+derniers, la différence consiste en ce que l'_orgueil_ est la conviction
+déjà fermement acquise de notre propre haute valeur sous tous les
+rapports; la _vanité_, au contraire, est le désir de faire naître cette
+conviction chez les autres et, d'ordinaire, avec le secret espoir de
+pouvoir par la suite nous l'approprier aussi. Ainsi l'orgueil est la
+haute estime de soi-même, procédant _de l'intérieur_, donc directe; la
+vanité, au contraire, est la tendance à l'acquérir _du dehors_, donc
+indirectement. C'est pourquoi la vanité rend causeur; l'orgueil,
+taciturne. Mais le vaniteux devrait savoir que la haute opinion
+d'autrui, à laquelle il aspire, s'obtient beaucoup plus vite et plus
+sûrement en gardant un silence continu qu'en parlant, quand on aurait
+les plus belles choses du monde à dire. N'est pas orgueilleux qui veut;
+tout au plus peut affecter l'orgueil qui veut; mais ce dernier sortira
+bientôt de son rôle, comme de tout rôle emprunté. Car ce qui rend
+réellement orgueilleux, c'est uniquement la ferme, l'intime,
+l'inébranlable conviction de mérites supérieurs et d'une valeur à part.
+Cette conviction peut être erronée, ou bien reposer sur des mérites
+simplement extérieurs et conventionnels; peu importe à l'orgueil, pourvu
+qu'elle soit réelle et sérieuse. Puisque l'orgueil a sa racine dans la
+_conviction_, il sera, comme toute notion, en dehors de notre _volonté
+libre_. Son pire ennemi, je veux dire son plus grand obstacle, est la
+_vanité_ qui brigue l'approbation d'autrui pour fonder ensuite sur
+celle-ci la propre haute opinion de soi-même, tandis que l'orgueil
+suppose une opinion déjà fermement assise.
+
+Quoique l'orgueil soit généralement blâmé et décrié, je suis néanmoins
+tenté, de croire que cela vient principalement de ceux qui n'ont rien
+dont ils puissent s'enorgueillir. Vu l'impudence et la stupide arrogance
+de la plupart des hommes, tout être qui possède des mérites quelconques
+fera très bien de les mettre en vue lui-même, afin de ne pas les laisser
+tomber dans un oubli complet; car celui qui, bénévolement, ne cherche
+pas à s'en prévaloir et se conduit avec les gens comme s'il était en
+tout leur semblable, ne tardera pas à être en toute sincérité considéré
+par eux comme de leurs égaux. Je voudrais recommander d'en agir ainsi à
+ceux-là surtout dont les mérites sont de l'ordre le plus élevé, des
+mérites réels, par conséquent purement personnels, attendu que ceux-ci
+ne peuvent pas, comme les décorations et les titres, être rappelés à
+tout instant à la mémoire par une impression des sens; autrement, ils
+verront trop souvent se réaliser le _sus Minervam_ (le pourceau qui en
+remontre à Minerve).
+
+Un excellent proverbe arabe dit: «_Plaisante avec l'esclave, il te
+montrera bientôt le derrière._» La maxime d'Horace: «_Sume superbiam
+quæsitam meritis_» (Conserve le noble orgueil qui revient au mérite)
+n'est pas non plus à dédaigner. La modestie est bien une vertu inventée
+principalement à l'usage des coquins, car elle exige que chacun parle de
+soi comme s'il en était un: cela établit une égalité de niveau admirable
+et produit la même apparence que s'il n'y avait en général que des
+coquins.
+
+Cependant l'orgueil au meilleur marché, c'est l'orgueil national. Il
+trahit chez celui qui en est atteint l'absence de qualités
+_individuelles_ dont il puisse être fier, car, sans cela, il n'aurait
+pas recours à celles qu'il partage avec tant de millions d'individus.
+Quiconque possède des mérites personnels distingués reconnaîtra, au
+contraire, plus clairement les défauts de sa propre nation, puisqu'il
+l'a toujours présente à la vue. Mais tout piteux imbécile, qui n'a rien
+au monde dont il puisse s'enorgueillir, se rejette sur cette dernière
+ressource, d'être fier de la nation à laquelle il se trouve appartenir
+par hasard; c'est là-dessus qu'il se rattrape, et, dans sa gratitude, il
+est prêt à défendre πυξ και λαξ (du poing et du pied) tous les défauts
+et toutes les sottises propres à cette nation.
+
+Ainsi, sur cinquante Anglais, par exemple, on en trouvera à peine un
+seul qui élève la voix pour vous approuver quand vous parlerez avec un
+juste mépris du bigotisme stupide et dégradant de sa nation; mais ce
+seul individu sera certainement un homme de tête. Les Allemands n'ont
+pas l'orgueil national[9] et prouvent ainsi cette honnêteté dont ils ont
+la réputation; en revanche, c'est tout le contraire que prouvent ceux
+d'entre les Allemands qui professent et affectent ridiculement cet
+orgueil, comme le font principalement les _deutschen Brüder_ et les
+démocrates, qui flattent le peuple afin de le séduire. On prétend bien
+que les Allemands auraient inventé la poudre; mais je ne suis pas de cet
+avis. Lichtenberg pose aussi la question suivante: «Pourquoi un homme
+qui n'est pas un Allemand se fera-t-il rarement passer pour tel? et
+pourquoi, quand il veut se faire passer pour quelque chose, se fera-t-il
+passer d'ordinaire pour Français ou Anglais? Au reste, l'individualité,
+dans tout homme, est chose autrement importante que la nationalité et
+mérite mille fois plus que cette dernière d'être prise en considération.
+Honnêtement, on ne pourra jamais dire grand bien d'un caractère
+national, puisque «national» veut dire qu'il appartient à une foule.
+C'est plutôt la petitesse d'esprit, la déraison et la perversité de
+l'espèce humaine qui seules ressortent dans chaque pays, sous une forme
+différente, et c'est celle-ci que l'on appelle le caractère national.
+Dégoûté de l'un, nous en louons un autre, jusqu'au moment où celui-ci
+nous inspire le même sentiment. Chaque nation se moque de l'autre, et
+toutes ont raison.
+
+La matière de ce chapitre peut être classée, nous l'avons dit, en
+_honneur_, _rang_ et _gloire_.
+
+
+II.--Le rang.
+
+Quant au _rang_, quelque important qu'il paraisse aux yeux de la foule
+et des «_philistins_,» et quelque grande que puisse être son utilité
+comme rouage dans la machine de l'État, nous en aurons fini avec lui en
+peu de mots, pour atteindre notre but. C'est une valeur de convention,
+ou, plus correctement, une valeur simulée; son action a pour résultat
+une considération simulée, et le tout est une comédie pour la foule. Les
+décorations sont des lettres de change tirées sur l'opinion publique;
+leur valeur repose sur le crédit du tireur. En attendant, et sans parler
+de tout l'argent qu'elles épargnent à l'État en remplaçant les
+récompenses pécuniaires, elles n'en sont pas moins une institution des
+plus heureuses, supposé que leur distribution se fasse avec discernement
+et équité. En effet, la foule a des yeux et des oreilles, mais elle n'a
+guère davantage; elle a surtout infiniment peu de jugement, et sa
+mémoire même est courte. Certains mérites sont tout à fait hors de la
+portée de sa compréhension; il y en a d'autres qu'elle comprend et
+acclame à leur apparition, mais qu'elle a bien vite fait d'oublier. Cela
+étant, je trouve tout à fait convenable, partout et toujours, de crier à
+la foule, par l'organe d'une croix ou d'une étoile: «Cet homme que vous
+voyez n'est pas de vos pareils; il a des mérites!» Cependant, par une
+distribution injuste, déraisonnable ou excessive, les décorations
+perdent leur prix; aussi un prince devrait-il apporter autant de
+circonspection à en accorder qu'un commerçant à signer des lettres de
+change. L'inscription: «_Pour le mérite_,» sur une croix, est un
+pléonasme; toute décoration devrait être «pour le mérite, ça va sans
+dire»[10].
+
+
+
+
+III.--L'honneur.
+
+
+La discussion de l'_honneur_ sera beaucoup plus difficile et plus longue
+que celle du rang. Avant tout, nous aurons à le définir. Si à cet effet
+je disais: «L'honneur est la conscience extérieure, et la conscience est
+l'honneur intérieur», cette définition pourrait peut-être plaire à
+quelques-uns; mais ce serait là une explication brillante plutôt que
+nette et bien fondée. Aussi dirai-je: «L'honneur est, objectivement,
+l'opinion qu'ont les autres de notre valeur, et, subjectivement, la
+crainte que nous inspire cette opinion. En cette dernière qualité, il a
+souvent une action très salutaire, quoique nullement fondée en morale
+pure, sur l'homme d'honneur.»
+
+La racine et l'origine de ce sentiment de l'honneur et de la honte,
+inhérent à tout homme qui n'est pas encore entièrement corrompu, et le
+motif de la haute valeur attribuée à l'honneur, vont être exposés dans
+les considérations qui suivent. L'homme ne peut, à lui seul, que très
+peu de chose: il est un Robinson abandonné; ce n'est qu'en communauté
+avec les autres qu'il est et peut beaucoup. Il se rend compte de cette
+condition dès l'instant où sa conscience commence tant soit peu à se
+développer, et aussitôt s'éveille en lui le désir d'être compté comme un
+membre utile de la société, capable de concourir «pro parte virili» à
+l'action commune, et ayant droit ainsi à participer aux avantages de la
+communauté humaine. Il y réussit en s'acquittant d'abord de ce qu'on
+exige et attend de tout homme en toute position, et ensuite de ce qu'on
+exige et attend de lui dans la position spéciale qu'il occupe. Mais il
+reconnaît tout aussi vite que ce qui importe, ce n'est pas d'être un
+homme de cette trempe dans sa propre opinion, mais dans celle des
+autres. Voilà l'origine de l'ardeur avec laquelle il brigue l'_opinion_
+favorable d'autrui et du prix élevé qu'il y attache.
+
+Ces deux tendances se manifestent avec la spontanéité d'un sentiment
+inné, que l'on appelle le sentiment de l'honneur et, dans certaines
+circonstances, le sentiment de la pudeur (_verecundia_). C'est là le
+sentiment qui lui chasse le sang aux joues dès qu'il se croit menacé de
+perdre dans l'opinion des autres, bien qu'il se sache innocent, et alors
+même que la faute dévoilée n'est qu'une infraction relative,
+c'est-à-dire ne concerne qu'une obligation bénévolement assumée. D'autre
+part, rien ne fortifie davantage en lui le courage de vivre que la
+certitude acquise ou renouvelée de la bonne opinion des hommes, car elle
+lui assure la protection et le secours des forces réunies de l'ensemble
+qui constitue un rempart infiniment plus puissant contre les maux de la
+vie que ses seules forces.
+
+Des relations diverses, dans lesquelles un homme peut se trouver avec
+d'autres individus et qui mettent ceux-ci dans le cas de lui accorder de
+la confiance, par conséquent d'avoir, comme on dit, bonne opinion de
+lui, naissent plusieurs espèces d'honneur. Les principales de ces
+relations sont le mien et le tien, les devoirs auxquels on s'oblige,
+enfin le rapport sexuel, auxquelles correspondent l'_honneur bourgeois_,
+l'_honneur de la fonction_ et l'_honneur sexuel_, dont chacun présente
+encore des sous-genres.
+
+L'_honneur bourgeois_[11] possède la sphère la plus étendue: il consiste
+dans la présupposition que nous respecterons absolument les droits de
+chacun et que, par conséquent, nous n'emploierons jamais, à notre
+avantage, des moyens injustes ou illicites. Il est la condition de la
+participation à tout commerce pacifique avec les hommes. Il suffit, pour
+le perdre, d'une seule action qui lui soit fortement et manifestement
+contraire; comme conséquence, toute peine criminelle nous le ravit
+également, à la seule condition que la peine ait été juste. L'honneur
+repose cependant toujours, en dernière analyse, sur la conviction de
+l'immutabilité du caractère moral, en vertu de laquelle une seule
+mauvaise action garantit une qualité identique de moralité pour toutes
+les actions ultérieures, dès que des circonstances semblables se
+présenteront encore: c'est ce qu'indique aussi l'expression anglaise
+«_character_», qui signifie renom, réputation, honneur. Voilà pourquoi
+aussi la perte de l'honneur est irréparable, à moins qu'elle ne soit due
+à une calomnie ou à de fausses apparences. Aussi y a-t-il des lois
+contre la calomnie, les libelles et contre les injures également; car
+l'injure, la simple insulte, est une calomnie sommaire, sans indication
+de motifs: en grec, on pourrait très bien rendre cette pensée ainsi:
+«Eστι η λοιδορια διαβολη» (L'injure est une calomnie abrégée); cette
+maxime ne se trouve cependant exprimée nulle part. Il est de fait que
+celui qui injurie n'a rien de réel ni de vrai à produire contre l'autre,
+sans quoi il l'énoncerait comme prémisses et abandonnerait
+tranquillement, à ceux qui l'écoutent, le soin de tirer la conclusion;
+mais au contraire, il donne la conclusion et reste devoir les prémisses;
+il compte sur la supposition dans l'esprit des auditeurs qu'il procède
+ainsi pour abréger seulement.
+
+L'honneur bourgeois tire, il est vrai, son nom de la classe bourgeoise,
+mais son autorité s'étend sur toutes les classes indistinctement, sans
+en excepter même les plus élevées: nul ne peut s'en passer; c'est une
+affaire des plus sérieuses, que l'on doit bien se garder de prendre à la
+légère. Quiconque viole la foi et la loi demeure à jamais un homme sans
+foi ni loi, quoi qu'il fasse et quoi qu'il puisse être; les fruits amers
+que la perte de l'honneur apporte avec soi ne tarderont pas à se
+produire.
+
+L'_honneur_ a, dans un certain sens, un caractère _négatif_, par
+opposition à la _gloire_ dont le caractère est _positif_, car l'honneur
+n'est pas cette opinion qui porte sur certaines qualités spéciales,
+n'appartenant qu'à un seul individu; mais c'est celle qui porte sur des
+qualités d'ordinaire présupposées, que cet individu est tenu de posséder
+également. L'honneur se contente donc d'attester que ce sujet ne fait
+pas exception, tant que la gloire affirme qu'il en est une. La gloire
+doit donc s'acquérir; l'honneur au contraire n'a besoin que de ne pas se
+perdre. Par conséquent absence de gloire, c'est de l'obscurité, du
+_négatif_; absence d'honneur, c'est de la honte, du _positif_. Mais il
+ne faut pas confondre cette condition négative avec la passivité; tout
+au contraire, l'honneur a un caractère tout actif. En effet, il procède
+uniquement de _son sujet_: il est fondé sur la _propre_ conduite de
+celui-ci et non sur les actions d'autrui ou sur des faits extérieurs; il
+est donc «των εφ'ημιν» (une qualité intérieure). Nous verrons bientôt
+que c'est là une marque distinctive entre le véritable honneur et
+l'honneur chevaleresque ou faux honneur. Du dehors, il n'y a d'attaque
+possible contre l'honneur que par la calomnie; le seul moyen de défense,
+c'est une réfutation accompagnée de la publicité nécessaire pour
+démasquer le calomniateur.
+
+Le respect que l'on accorde à l'âge semble reposer sur ce que l'honneur
+des jeunes gens, quoique admis par supposition, n'est pas encore mis à
+l'épreuve et par conséquent n'existe à proprement parler qu'à crédit,
+tandis que pour les hommes plus âgés on a pu constater dans le cours de
+leur vie si par leur conduite ils ont su garder leur honneur. Car ni les
+années par elles-mêmes,--les animaux atteignant eux aussi un âge avancé
+et souvent plus avancé que l'homme,--ni l'expérience non plus comme
+simple connaissance plus intime de la marche de ce monde, ne justifient
+suffisamment le respect des plus jeunes pour les plus âgés, respect que
+l'on exige pourtant universellement; la simple faiblesse sénile
+donnerait droit au ménagement plutôt qu'à la considération. Il est
+remarquable néanmoins qu'il y a dans l'homme un certain respect inné,
+réellement instinctif, pour les cheveux blancs. Les rides, signe bien
+plus certain de la vieillesse, ne l'inspirent nullement. On n'a jamais
+fait mention de rides respectables; l'on dit toujours: de vénérables
+cheveux blancs.
+
+L'honneur n'a qu'une valeur indirecte. Car, ainsi que je l'ai développé
+au commencement de ce chapitre, l'opinion des autres à notre égard ne
+peut avoir de valeur pour nous qu'en tant qu'elle détermine ou peut
+déterminer éventuellement leur conduite envers nous. Il est vrai que
+c'est ce qui arrive toujours aussi longtemps que nous vivons avec les
+hommes ou parmi eux. En effet, comme dans l'état de civilisation c'est à
+la société seule que nous devons notre sûreté et notre avoir, comme en
+outre nous avons, dans toute entreprise, besoin des autres, et qu'il
+nous faut avoir leur confiance pour qu'ils entrent en relation avec
+nous, leur opinion sera d'un grand prix à nos yeux; mais ce prix sera
+toujours indirect, et je ne saurais admettre qu'elle puisse avoir une
+valeur directe. C'est aussi l'avis de Cicéron (_Fin._, III, 17): _De
+bona autem fama Chrysippus quidem et Diogenes, detracta utilitate, ne
+digitum quidem, ejus causa, porrigendum esse dicebant. Quibus ego
+vehementer assentior_ (Quant à la bonne renommée, Chrysippe et Diogène
+disaient que, si l'on retranchait l'utilité qui en revient, elle ne
+vaudrait pas la peine qu'on remuât pour elle le bout du doigt, et pour
+moi je suis fort de leur sentiment). Helvetius aussi, dans son
+chef-d'œuvre _De l'esprit_ (disc. III, chap. 13), développe longuement
+cette vérité et arrive à la conclusion suivante: _Nous n'aimons pas
+l'estime pour l'estime, mais uniquement pour les avantages qu'elle
+procure._ Or, le moyen ne pouvant valoir plus que la fin, cette maxime
+pompeuse: _L'honneur avant la vie_, ne sera jamais, comme nous l'avons
+déjà dit, qu'une hyperbole.
+
+Voilà pour ce qui concerne l'honneur bourgeois.
+
+ * * * * *
+
+L'_honneur de la fonction_, c'est l'opinion générale qu'un homme revêtu
+d'un emploi possède effectivement toutes les qualités requises et
+s'acquitte ponctuellement et en toutes circonstances des obligations de
+sa charge. Plus, dans l'État, la sphère d'action d'un homme est
+importante et étendue, plus le poste qu'il occupe est élevé et influent,
+et plus grande doit être aussi l'opinion que l'on a des qualités
+intellectuelles et morales qui l'en rendent digne; par conséquent, le
+degré d'honneur qu'on lui accorde et qui se manifeste par des titres,
+par des décorations, etc., devra s'élever, et l'humilité dans la
+conduite des autres envers lui s'accentuer progressivement. C'est la
+position d'un homme qui détermine constamment, mesuré à la même échelle,
+le degré particulier d'honneur qui lui est dû; ce degré peut néanmoins
+être modifié par la facilité plus ou moins grande des masses à
+comprendre l'importance de cette position. Mais on attribuera toujours
+plus d'honneur à celui qui a des obligations toutes spéciales à remplir,
+comme celles d'une fonction, par exemple, qu'au simple bourgeois dont
+l'honneur repose principalement sur des qualités négatives.
+
+L'honneur de la fonction exige, en outre, que celui qui occupe une
+charge la fasse respecter, à cause de ses collègues et de ses
+successeurs; pour y parvenir, il doit, comme nous l'avons dit,
+s'acquitter ponctuellement de ses devoirs; mais, de plus, il ne doit
+laisser impunie aucune attaque contre le poste ou contre lui-même, en
+tant que fonctionnaire: il ne permettra donc jamais qu'on vienne dire
+qu'il ne remplit pas scrupuleusement les devoirs de sa fonction, ou que
+celle-ci n'est d'aucune utilité pour le pays; il devra, au contraire, en
+faisant châtier le coupable par les tribunaux, prouver que ces attaques
+étaient injustes.
+
+Comme sous-ordres de cet honneur, nous trouvons celui de l'employé, du
+médecin, de l'avocat, de tout professeur public, de tout gradué même,
+bref, de quiconque, en vertu d'une déclaration officielle, a été
+proclamé capable de quelque travail intellectuel et qui, par là même,
+s'est obligé à l'exécuter; en un mot, l'honneur en cette qualité même de
+tous ceux que l'on peut comprendre sous la désignation d'_engagés
+publics_. Dans cette catégorie il faut donc mettre aussi le véritable
+_honneur militaire_, qui consiste en ce que tout homme qui s'est engagé
+à défendre la patrie commune possède réellement les qualités voulues,
+ainsi avant tout le courage, la bravoure et la force, et qu'il est
+résolument prêt à la défendre jusqu'à la mort et à n'abandonner à aucun
+prix le drapeau auquel il a prêté serment. J'ai donné ici à l'_honneur_
+de la fonction une signification très large, car, dans l'acception
+ordinaire, cette expression désigne le respect dû par les citoyens à la
+fonction elle-même.
+
+ * * * * *
+
+L'_honneur sexuel_ me semble demander à être examiné de plus près, et
+les principes en doivent être recherchés jusqu'à sa racine; cela viendra
+confirmer en même temps que tout honneur repose, en définitive, sur des
+considérations d'utilité. Envisagé dans sa nature, l'honneur sexuel se
+divise en honneur des femmes et honneur des hommes, et constitue, des
+deux parts, un _esprit de corps_ bien entendu. Le premier est de
+beaucoup le plus important des deux, car, dans la vie des femmes, le
+rapport sexuel est l'affaire principale. Ainsi donc, l'_honneur féminin_
+est, quand on parle d'une fille, l'opinion générale qu'elle ne s'est
+donnée à aucun homme, et, pour une femme mariée, qu'elle ne s'est donnée
+qu'à celui auquel elle est unie par mariage.
+
+L'importance de cette opinion se fonde sur les considérations suivantes.
+Le sexe féminin réclame et attend du sexe masculin absolument tout, tout
+ce qu'il désire et tout ce qui lui est nécessaire; le sexe masculin ne
+demande à l'autre, avant tout et directement, qu'une unique chose. Il a
+donc fallu s'arranger de telle façon que le sexe masculin ne pût obtenir
+cette unique chose qu'à la charge de prendre soin de tout, et par-dessus
+le marché aussi des enfants à naître; c'est sur cet arrangement que
+repose le bien-être de tout le sexe féminin. Pour que l'arrangement
+puisse s'exécuter, il faut nécessairement que toutes les femmes tiennent
+ferme ensemble et montrent de l'_esprit de corps_. Elles se présentent
+alors comme un seul tout, en rangs serrés, devant la masse entière du
+sexe masculin, comme devant un ennemi commun qui, ayant, de par la
+nature et en vertu de la prépondérance de ses forces physiques et
+intellectuelles, la possession de tous les biens terrestres, doit être
+vaincu et conquis, afin d'arriver, par sa possession, à posséder en même
+temps les biens terrestres. Dans ce but, la maxime d'honneur de tout le
+sexe féminin est que toute cohabitation en dehors du mariage sera
+absolument interdite aux hommes, afin que chacun de ceux-ci soit
+contraint au mariage comme à une espèce de capitulation et qu'ainsi
+toutes les femmes soient pourvues. Ce résultat ne peut être obtenu en
+entier que par l'observation rigoureuse de la maxime ci-dessus; aussi le
+sexe féminin tout entier veille-t-il avec un véritable «esprit de corps»
+à ce que tous ses membres l'exécutent fidèlement. En conséquence, toute
+fille qui, par le concubinage, se rend coupable de trahison envers son
+sexe, est repoussée par le corps entier et notée d'infamie, car le
+bien-être de la communauté péricliterait si le procédé se généralisait;
+on dit alors: Elle a perdu son honneur. Aucune femme ne doit plus la
+fréquenter; on l'évite comme une pestiférée. Le même sort attend la
+femme adultère, parce qu'elle a violé la capitulation consentie par le
+mari, et qu'un tel exemple rebute les hommes de conclure de ces
+conventions, alors que cependant le salut de toutes les femmes en
+dépend. Mais, de plus, comme une pareille action comprend une tromperie
+et un grossier manquement de parole, la femme adultère perd non
+seulement l'honneur sexuel, mais encore l'honneur bourgeois. C'est
+pourquoi l'on peut bien dire, comme pour l'excuser: «une fille tombée»;
+on ne dira jamais: «une femme tombée»; le séducteur peut rendre
+l'honneur à la première par le mariage, mais jamais l'adultère à sa
+complice, après divorce. Après cet exposé si clair, on reconnaîtra que
+la base du principe de l'honneur féminin est un «esprit de corps»
+salutaire, nécessaire même, mais néanmoins bien calculé et fondé sur
+l'intérêt; on pourra bien lui attribuer la plus haute importance dans la
+vie de la femme, on pourra lui accorder une grande valeur relative, mais
+jamais une valeur absolue, dépassant celle de la vie avec ses destinées;
+on n'admettra jamais, non plus, que cette valeur aille jusqu'à devoir
+être payée au prix même de l'existence. On ne pourra donc approuver ni
+Lucrèce ni Virginius, avec leur exaltation dégénérant en farces
+tragiques. La péripétie, dans le drame d'Emilia Galotti[12], pour la
+même raison a quelque chose de tellement révoltant que l'on sort du
+spectacle, tout à fait mal disposé. En revanche, et en dépit de
+l'honneur sexuel, on ne peut s'empêcher de sympathiser avec _la
+Clärchen_ dans _Egmont_. Cette façon de pousser à l'extrême le principe
+de l'honneur féminin appartient, comme tant d'autres, à l'oubli de la
+fin pour les moyens; on attribue à l'honneur sexuel, par de telles
+exagérations, une valeur absolue, alors que, plus que tout autre
+honneur, il n'en a qu'une relative; on est même porté à dire qu'elle est
+purement conventionnelle quand on lit Thomasius, «_De concubinatu_»; on
+y voit que, jusqu'à la réformation de Luther, dans presque tous les pays
+et de tout temps, le concubinage a été un état permis et reconnu par la
+loi, et où la concubine ne cessait pas d'être honorable: sans parler de
+la Mylitta de Babylone (voy. Hérodote, I, 199), etc. Il est aussi telles
+convenances sociales qui rendent impossible la formalité extérieure du
+mariage, surtout dans les pays catholiques où le divorce n'existe pas;
+mais, dans tous les pays, cet obstacle existe pour les souverains; à mon
+avis cependant, entretenir une maîtresse est, de leur part, une action
+bien plus morale qu'un mariage morganatique; les enfants issus de
+semblables unions peuvent élever des prétentions dans le cas où la
+descendance légitime viendrait à s'éteindre, d'où résulte la
+possibilité, bien que très éloignée, d'une guerre civile. Au surplus, le
+mariage morganatique, c'est-à-dire conclu en dépit de toutes les
+convenances extérieures, est, en définitive, une concession faite aux
+femmes et aux prêtres, deux classes auxquelles il faut se garder, autant
+qu'on le peut, de concéder quelque chose. Considérons encore que tout
+homme, dans son pays, peut épouser la femme de son choix; il en est un
+seul à qui ce droit naturel est ravi; ce pauvre homme, c'est le
+souverain. Sa main appartient au pays; on ne l'accorde qu'en vue de la
+raison d'État, c'est-à-dire de l'intérêt de la nation. Et cependant ce
+prince est homme; il aimerait aussi à suivre une fois le penchant de son
+cœur. Il est injuste et ingrat autant que bourgeoisement vulgaire de
+défendre ou de reprocher au souverain de vivre avec sa maîtresse, bien
+entendu aussi longtemps qu'il ne lui accorde aucune influence sur les
+affaires. De son côté aussi, cette maîtresse, par rapport à l'honneur
+sexuel, est pour ainsi dire une femme exceptionnelle, en dehors de la
+règle commune; elle ne s'est donnée qu'à un seul homme; elle l'aime,
+elle en est aimée, et il ne pourra jamais la prendre pour femme. Ce qui
+prouve surtout que le principe de l'honneur féminin n'a pas une origine
+purement naturelle, ce sont les nombreux et sanglants sacrifices qu'on
+lui apporte par l'infanticide et par le suicide des mères. Une fille qui
+se donne illégitimement viole, il est vrai, sa foi envers son sexe
+entier; mais cette foi n'a été qu'acceptée tacitement, elle n'a pas été
+jurée. Et comme, dans la plupart des cas, c'est son propre intérêt qui
+en souffre le plus directement, sa folie est alors infiniment plus
+grande que sa dépravation.
+
+L'honneur sexuel des hommes est provoqué par celui des femmes, à titre
+d'esprit de corps opposé; tout homme qui se soumet au mariage,
+c'est-à-dire à cette capitulation si avantageuse pour la partie adverse,
+contracte l'obligation de veiller désormais à ce qu'on respecte la
+capitulation, afin que ce pacte lui-même ne vienne à perdre de sa
+solidité si l'on prenait l'habitude de ne le garder que négligemment; il
+ne faut pas que les hommes, après avoir tout livré, arrivent à ne pas
+même être assurés de l'unique chose qu'ils ont stipulée en retour;
+savoir la possession exclusive de l'épouse. L'honneur du mari exige
+alors qu'il venge l'adultère de sa femme, et le punisse au moins par la
+séparation. S'il le supporte, bien qu'il en ait connaissance, la
+communauté masculine le couvre de honte; mais celle-ci n'est, à beaucoup
+près, pas aussi pénétrante que celle de la femme qui a perdu son honneur
+sexuel. Elle est, tout au plus, une _levioris notæ macula_ (une
+souillure de moindre importance), car les relations sexuelles sont une
+affaire secondaire pour l'homme, vu la multiplicité et l'importance de
+ses autres relations. Les deux grands poètes dramatiques des temps
+modernes ont chacun pris deux fois pour sujet cet honneur masculin:
+Shakespeare dans _Othello_ et le _Conte d'une nuit d'hiver_ et Calderon
+dans _El medico de su honora_ (Le médecin de son honneur) et dans _A
+secreto agravio secreta venganza_ (À outrage secret, secrète vengeance).
+Du reste, cet honneur ne demande que le châtiment de la femme et non
+celui de l'amant; la punition de ce dernier n'est que _opus
+supererogationis_ (par-dessus le marché) ce qui confirme bien que son
+origine est dans «l'esprit _de corps_» des maris.
+
+L'honneur, tel que je l'ai considéré jusqu'ici dans ses genres et dans
+ses principes, se trouve régner généralement chez tous les peuples et à
+toutes les époques, quoiqu'on puisse découvrir quelques modifications
+locales et temporaires des principes de l'honneur féminin. Mais il
+existe un genre d'honneur entièrement différent de celui qui a cours
+généralement et partout, dont ni les Grecs ni les Romains n'avaient la
+moindre idée, pas plus que les Chinois, les Hindous ni les mahométans
+jusqu'aujourd'hui encore. En effet, il est né au moyen âge et ne s'est
+acclimaté que dans l'Europe chrétienne; ici même, il n'a pénétré que
+dans une fraction minime de la population, savoir, parmi les classes
+supérieures de la société et parmi leurs émules. C'est l'_honneur
+chevaleresque_ ou le _point d'honneur_. Sa base diffère totalement de
+celle de l'honneur dont nous avons traité jusqu'ici; sur quelques
+points, elle en est même l'opposé, puisque l'un fait l'_homme
+honorable_, et l'autre, par contre, l'_homme d'honneur_. Je vais donc
+exposer ici, séparément, leurs principes, sous forme de code ou miroir
+de l'honneur chevaleresque.
+
+1° L'honneur ne consiste pas dans l'opinion d'autrui sur notre mérite,
+mais uniquement dans les _manifestations_ de cette opinion; peu importe
+que l'opinion manifestée existe réellement ou non, et encore moins
+qu'elle soit, ou non, fondée. Par conséquent, le monde peut avoir la
+pire opinion sur notre compte à cause de notre conduite; il peut nous
+mépriser tant que bon lui semble; cela ne nuit en rien à notre honneur,
+aussi longtemps que personne ne se permet de le dire à haute voix. Mais,
+à l'inverse, si même nos qualités et nos actions forçaient tout le monde
+à nous estimer hautement (car cela ne dépend pas de son libre arbitre),
+il suffira d'un seul individu--fût-ce le plus méchant ou le plus
+bête--qui énonce son dédain à notre égard, et voilà du coup notre
+honneur endommagé, perdu même à jamais, si nous ne le réparons. Un fait
+qui démontre surabondamment qu'il ne s'agit nullement de l'opinion
+elle-même, mais uniquement de sa manifestation extérieure, c'est que les
+paroles offensantes peuvent être retirées, qu'au besoin on peut en
+demander le pardon, et alors elles sont comme si elles n'avaient jamais
+été prononcées; la question de savoir si l'opinion qui les avait
+provoquées a changé en même temps et pourquoi elle se serait modifiée ne
+fait rien à l'affaire; on n'annule que la manifestation, et alors tout
+est en règle. Le résultat que l'on a en vue n'est donc pas de mériter le
+respect, mais de l'extorquer.
+
+2° L'honneur d'un homme ne dépend pas de _ce qu'il fait_, mais de _ce
+qu'on lui fait_, de ce qui lui arrive. Nous avons étudié plus haut
+l'honneur qui règne partout; ses principes nous ont démontré qu'il
+dépend exclusivement de ce qu'un homme dit ou fait lui-même; en
+revanche, l'honneur chevaleresque résulte de ce qu'un autre dit ou fait.
+Il est donc placé dans la main, ou simplement suspendu au bout de la
+langue du premier venu: pour peu que celui-ci y porte la main, l'honneur
+est, à tout instant, en danger de se perdre pour toujours, à moins que
+l'offensé ne le reprenne par la violence. Nous parlerons tout à l'heure
+des formalités à accomplir pour le remettre en place. Toutefois cette
+procédure ne peut être suivie qu'au péril de la vie, de la liberté, de
+la fortune et du repos de l'âme. La conduite d'un homme fût-elle la plus
+honorable et la plus noble, son âme la plus pure et sa tête la plus
+éminente, tout cela n'empêchera pas que son honneur ne puisse être
+perdu, sitôt qu'il plaira à un individu quelconque de l'injurier; et,
+sous la seule réserve de n'avoir pas encore violé les préceptes de
+l'honneur en question, cet individu pourra être le plus vil coquin, la
+brute la plus stupide, un fainéant, un joueur, un homme perdu de dettes,
+bref un être qui n'est pas digne que l'autre le regarde. C'est même
+d'ordinaire à une créature de cette espèce qu'il plaira d'insulter, car
+Sénèque (_De constantia_, 11) ajustement observé que «ut quisque
+contemptissimus et ludibrio est, ita solutissimæ linguæ est» (Plus un
+homme est méprisé, plus il sert de jouet, plus sa langue est sans
+frein); et c'est contre l'homme éminent que nous avons décrit plus haut
+qu'un être vil s'acharnera de préférence, parce que les contraires se
+haïssent et que l'aspect de qualités supérieures éveille habituellement
+une sourde rage dans l'âme des misérables; c'est pourquoi Gœthe dit:
+
+ Was Klagst du über Feinde?
+ Sollten Solche je worden Freunde,
+ Denen das Wesen, wie du bist,
+ Im Stillen ein ewiger Vorwurf ist?
+
+(Pourquoi te plaindre de tes ennemis? Pourraient-ils jamais être tes
+amis, des hommes pour lesquels une nature comme la tienne est, en
+secret, un reproche éternel?)--(Trad. Porchat, vol. I, p. 564.)
+
+On voit combien les gens de cette espèce doivent de reconnaissance au
+principe de l'honneur qui les met de niveau avec ceux qui leur sont
+supérieurs à tous égards. Qu'un pareil individu lance une injure,
+c'est-à-dire attribue à l'autre quelque vilaine qualité; si celui-ci
+n'efface pas bien vite l'insulte avec du sang, elle passera,
+provisoirement, pour un jugement objectivement vrai et fondé, pour un
+décret ayant force de loi; l'affirmation pourra même rester à jamais
+vraie et valable. En d'autres termes, l'insulté reste (aux yeux de tous
+les «hommes d'honneur») ce que l'insulteur (fût-il le dernier des
+hommes) a dit qu'il était, car il a «empoché l'affront» (c'est là le
+«terminus technicus»). Dès lors, les «hommes d'honneur» le mépriseront
+profondément; ils le fuiront comme s'il avait la peste; ils refuseront,
+par exemple, hautement et publiquement d'aller dans une société où on le
+reçoit, etc. Je crois pouvoir avec certitude faire remonter au moyen âge
+l'origine de ce louable sentiment. En effet, C. W. de Wachter (vid.
+_Beiträge zur deutschen Geschichte, besonders des deutschen
+Strafrechts_, 1845) nous apprend que jusqu'au XVe siècle, dans les
+procès criminels, ce n'était pas au dénonciateur à prouver la
+culpabilité, c'était au dénoncé à prouver son innocence. Cette preuve
+pouvait se faire par le serment de purgation, pour lequel il lui fallait
+des assistants (_consacramentales_) qui jurassent être convaincus qu'il
+était incapable d'un parjure. S'il ne pouvait pas trouver d'assistants,
+ou si l'accusateur les récusait, alors intervenait le jugement de Dieu,
+qui consistait d'ordinaire dans le duel. Car le «dénoncé» devenait alors
+un «insulté» et devait se purger de l'insulte. Voilà donc l'origine de
+cette notion de «l'insulte» et de toute cette procédure telle qu'elle
+est pratiquée encore aujourd'hui parmi les «hommes d'honneur», sauf le
+serment.
+
+Cela nous explique aussi la profonde indignation obligée qui saisit les
+«hommes d'honneur» quand ils s'entendent accuser de mensonge, ainsi que
+la vengeance sanglante qu'ils en tirent; ce qui semble d'autant plus
+étrange que le mensonge est une chose de tous les jours. En Angleterre
+surtout, le fait s'est élevé à la hauteur d'une superstition
+profondément enracinée (quiconque menace de mort celui qui l'accuse de
+mensonge devrait, en réalité, n'avoir jamais menti de sa vie). Dans ces
+procès criminels du moyen âge, il y avait une procédure plus sommaire
+encore; elle consistait en ce que l'accusé répliquait à l'accusateur:
+«Tu en as menti;» après quoi, on en appelait immédiatement au jugement
+de Dieu: de là dérive, dans le code de l'honneur chevaleresque,
+l'obligation d'avoir sur l'heure à en appeler aux armes, quand on vous a
+adressé le reproche d'avoir menti. Voilà pour ce qui concerne l'injure.
+Mais il existe quelque chose de pire que l'injure, quelque chose de
+tellement horrible que je dois demander pardon aux «hommes d'honneur»
+d'oser seulement le mentionner dans ce code de l'honneur chevaleresque;
+je n'ignore pas que, rien que d'y penser, ils auront la chair de poule,
+et que leurs cheveux se dresseront sur leurs têtes, car cette chose est
+le _Summum malum_, de tous les maux le plus grand sur terre, plus
+redoutable que la mort et la damnation. Il peut arriver, en effet,
+_horribile dictu_, il peut arriver qu'un individu applique à un autre
+une claque ou un coup. C'est là une épouvantable catastrophe; elle amène
+une mort si complète de l'honneur que, si l'on peut à la rigueur guérir
+par de simples saignées toutes les autres lésions de l'honneur,
+celle-ci, pour sa guérison radicale, exige que l'on tue complètement.
+
+3° L'honneur ne s'inquiète pas de ce que peut être l'homme en soi et par
+soi, ni de la question de savoir si la condition morale d'un être ne
+peut pas se modifier quelque jour, et autres semblables pédanteries
+d'école. Lorsque l'honneur a été endommagé ou perdu pour un moment, il
+peut être promptement et entièrement rétabli, mais à la condition qu'on
+s'y prenne au plus vite; cette unique panacée, c'est le duel. Si,
+toutefois, l'auteur du dommage n'appartient pas aux classes sociales qui
+professent le code de l'honneur chevaleresque, ou s'il a violé ce code
+en quelque occasion, il y a, surtout quand le dommage a été causé par
+des voies de fait, mais alors même qu'il ne l'a été que par des paroles,
+il y a, disons-nous, une opération infaillible à entreprendre: c'est, si
+l'on est armé, de lui passer sur-le-champ ou encore, à la rigueur, une
+heure après, son arme au travers du corps; de cette façon, l'honneur est
+rétabli. Mais parfois l'on veut éviter cette opération, parce que l'on
+appréhende les désagréments qui en pourraient résulter; alors si l'on
+n'est pas bien sûr que l'offenseur se soumette aux lois de l'honneur
+chevaleresque, on a recours à un remède palliatif qui s'appelle
+l'_avantage_. Celui-ci consiste, lorsque l'adversaire a été grossier, à
+l'être notablement plus que lui; si pour cela les injures ne suffisent
+pas, on a recours aux coups: et même ici il y a encore un _climax_, une
+gradation dans le traitement de l'honneur: on guérit les soufflets par
+des coups de bâton, ceux-ci par des coups de fouet de chasse; contre ces
+derniers mêmes, il y a des gens qui recommandent, comme d'une efficacité
+éprouvée, de cracher au visage. Mais, dans le cas où l'on n'arrive pas à
+temps avec ces remèdes-là, il faut sans faute procéder aux opérations
+sanglantes. Cette méthode de traitement palliatif se base, au fond, sur
+la maxime suivante:
+
+4° De même qu'être insulté est une honte, de même insulter est un
+honneur. Ainsi, que la vérité, le droit et la raison soient du côté de
+mon adversaire, mais que je l'injurie; aussitôt il n'a plus qu'à aller
+au diable avec tous ses mérites; le droit et l'honneur sont de mon côté,
+et lui, par contre, a provisoirement perdu l'honneur, jusqu'à ce qu'il
+le rétablisse; par le droit et la raison, croyez-vous? non pas, par le
+pistolet ou l'épée. Donc, au point de vue de l'honneur, la grossièreté
+est une qualité qui supplée ou domine toutes les autres; le plus
+grossier a toujours raison: _quid multa?_ Quelque bêtise, quelque
+inconvenance, quelque infamie qu'on ait pu commettre, une grossièreté
+leur enlève ce caractère et les légitime séance tenante. Que dans une
+discussion, ou dans une simple conversation, un autre déploie une
+connaissance plus exacte de la question, un amour plus sévère de la
+vérité, un jugement plus sain, plus de raison, en un mot qu'il mette en
+lumière des mérites intellectuels qui nous mettent dans l'ombre, nous
+n'en pouvons pas moins effacer d'un coup toutes ces supériorités, voiler
+notre indigence d'esprit et être supérieur à notre tour en devenant
+grossier et offensant. Car une grossièreté terrasse tout argument et
+éclipse tout esprit. Si donc notre adversaire ne se met pas aussi de la
+partie et ne réplique pas par une grossièreté encore plus grande, auquel
+cas nous en arrivons au noble assaut pour l'_avantage_, c'est nous qui
+sommes victorieux, et l'honneur est de notre côté: vérité, instruction,
+jugement, intelligence, esprit, tout cela doit plier bagage et fuir
+devant la divine grossièreté. Aussi les «hommes d'honneur», dès que
+quelqu'un émet une opinion différente de la leur ou déploie plus de
+raison qu'ils n'en peuvent mettre en campagne, feront-ils mine
+immédiatement d'enfourcher ce cheval de combat; lorsque, dans une
+controverse, ils manquent d'arguments à vous opposer, ils chercheront
+quelque grossièreté, ce qui fait le même office et est plus facile à
+trouver: après quoi ils s'en vont triomphants. Après ce que nous venons
+d'exposer, n'a-t-on pas raison de dire que le principe de l'honneur
+ennoblit le ton de la société?
+
+La maxime dont nous venons de nous occuper repose à son tour sur la
+suivante, qui est à proprement dire le fondement et l'âme du présent
+code.
+
+5° La cour suprême de justice, celle devant laquelle, dans tous les
+différends touchant l'honneur, on peut en appeler de toute autre
+instance, c'est la force physique, c'est-à-dire l'animalité. Car toute
+grossièreté est à vrai dire un appel à l'animalité, en ce sens qu'elle
+prononce l'incompétence de la lutte des forces intellectuelles ou du
+droit moral, et qu'elle la remplace par celle des forces physiques; dans
+l'espèce _homme_, que Franklin définit _a toolmaking animal_ (un animal
+qui confectionne des outils), cette lutte s'effectue par le duel, au
+moyen d'armes spécialement confectionnées dans ce but, et elle amène une
+décision sans appel. Cette maxime fondamentale est désignée, comme on
+sait, par l'expression _droit de la force_, qui implique une ironie,
+comme en allemand le mot _Aberwitz_ (absurdité), qui indique une espèce
+de «Witz» (esprit) qui est loin d'être du «Witz»; dans ce même ordre
+d'idées, l'honneur chevaleresque devrait s'appeler l'_honneur de la
+force_.
+
+6° En traitant de l'_honneur bourgeois_, nous l'avons trouvé très
+scrupuleux sur les chapitres du tien et du mien, des obligations
+contractées et de la parole donnée; en revanche, le présent code
+professe sur tous ces points les principes les plus noblement libéraux.
+En effet, il est une _seule parole_ à laquelle on ne doit pas manquer:
+c'est la «parole d'honneur», c'est-à-dire la parole après laquelle on a
+dit: «sur l'honneur,» d'où résulte la présomption que l'on peut manquer
+à toute autre parole. Mais dans le cas même où l'on aurait violé sa
+parole d'honneur, l'honneur peut au besoin être sauvé au moyen de la
+panacée en question, le duel: nous sommes tenus de nous battre avec ceux
+qui soutiennent que nous avons donné notre parole d'honneur. En outre,
+il n'existe qu'_une seule dette_ qu'il faille payer sans faute: c'est la
+dette de jeu, qui, pour ce motif, s'appelle «une dette d'honneur». Quant
+aux autres dettes, on en flouerait juifs et chrétiens, que cela ne
+nuirait en rien à l'honneur chevaleresque[13].
+
+Tout esprit de bonne foi reconnaîtra à première vue que ce code étrange,
+barbare et ridicule de l'honneur ne saurait avoir sa source dans
+l'essence de la nature humaine ou dans une manière sensée d'envisager
+les rapports des hommes entre eux. C'est ce que confirme aussi le
+domaine très limité de son autorité: ce domaine, qui ne date que du
+moyen âge, se borne à l'Europe, et ici même il n'embrasse que la
+noblesse, la classe militaire et leurs émules. Car ni les Grecs, ni les
+Romains, ni les populations éminemment civilisées de l'Asie, dans
+l'antiquité pas plus que dans les temps modernes, n'ont su et ne savent
+le premier mot de cet honneur-là et de ses principes. Tous ces peuples
+ne connaissent que ce que nous avons appelé l'honneur bourgeois. Chez
+eux, l'homme n'a d'autre valeur que celle que lui donne sa conduite
+entière, et non celle que lui donne ce qu'il plaît à une mauvaise langue
+de dire sur son compte. Chez tous ces peuples, ce que dit ou fait un
+individu peut bien anéantir _son propre_ honneur, mais jamais celui d'un
+autre. Un coup, chez tous ces peuples, n'est pas autre chose qu'un coup,
+tel que tout cheval ou tout âne en peut appliquer, et de plus dangereux
+encore: un coup pourra, à l'occasion, éveiller la colère ou porter à
+s'en venger sur l'heure, mais il n'a rien de commun arec l'honneur. Ces
+nations ne tiennent pas des livres où l'on passe en compte les coups ou
+les injures, ainsi que les _satisfactions_ que l'on a eu soin, ou qu'on
+a négligé d'en tirer. Pour la bravoure et le mépris de la vie, elles ne
+le cèdent en rien à celles de l'Europe chrétienne. Les Grecs et les
+Romains étaient certes des héros accomplis, mais ils ignoraient
+entièrement le «point d'honneur». Le duel n'était pas chez eux l'affaire
+des classes nobles, mais celle de vils gladiateurs, d'esclaves
+abandonnés et de criminels condamnés, que l'on excitait à se battre, en
+les faisant alterner avec des bêtes féroces, pour l'amusement du peuple.
+À l'introduction du christianisme, les jeux de gladiateurs furent
+abolis, mais à leur place et en plein christianisme on a institué le
+duel par l'intermédiaire du jugement de Dieu. Si les premiers étaient un
+sacrifice cruel offert à la curiosité publique, le duel en est un tout
+aussi cruel, au préjugé général, sacrifice où l'on n'immole pas des
+criminels, des esclaves ou des prisonniers, mais des hommes libres et
+des nobles.
+
+Une foule de traits que l'histoire nous a conservés prouvent que les
+anciens ignoraient absolument ce préjugé. Lorsque, par exemple, un chef
+teuton provoqua Marius en duel, ce héros lui fit répondre que, «s'il
+était las de la vie, il n'avait qu'à se pendre», lui proposant toutefois
+un gladiateur émérite avec lequel il pourrait batailler à son aise
+(Freinsh., _Suppl._ in Liv., l. LXVIII, c. 12). Nous lisons dans
+Plutarque (_Thèm._, 11) qu'Eurybiade, commandant de la flotte, dans une
+discussion avec Thémistocle, aurait levé la canne pour le frapper; nous
+ne voyons pas que celui-ci ait tiré son épée, mais qu'il dit: «Πατα ξον
+μεν ουν, αχουσον δε» (Frappe, mais écoute). Quelle indignation le
+lecteur «homme d'honneur» ne doit-il pas éprouver en ne trouvant pas
+dans Plutarque la mention que le corps des officiers athéniens aurait
+immédiatement déclaré ne plus vouloir servir sous ce Thémistocle! Aussi
+un écrivain français de nos jours dit-il avec raison: «Si quelqu'un
+s'avisait de dire que Démosthène fut un homme d'honneur, on sourirait de
+pitié... Cicéron n'était pas un homme d'honneur non plus» (_Soirées
+littéraires_, par C. Durand, Rouen, 1828, vol. II, p. 300). De plus, le
+passage de Platon (_De leg._, IX, les 6 dernières pages, ainsi que XI,
+p. 131, édit. Bipont) sur les αιχια, c'est-à-dire les voies de fait,
+prouve assez qu'en cette matière les anciens ne soupçonnaient même pas
+ce sentiment du point d'honneur chevaleresque. Socrate, à la suite de
+ses nombreuses disputes, a été souvent en butte à des coups, ce qu'il
+supportait avec calme; un jour, ayant reçu un coup de pied, il l'accepta
+sans se fâcher et dit à quelqu'un qui s'en étonnait: «Si un âne m'avait
+frappé, irais-je porter plainte?» (Diog. Laërce, II, 21.) Une autre
+fois, comme quelqu'un lui disait: «Cet homme vous invective; ne vous
+injurie-t-il pas?» il lui répondit: «Non, car ce qu'il dit ne s'applique
+pas à moi.» (_Ibid._, 36.)--Stobée (_Florileg._, éd. Gaisford, vol. I,
+p. 327-330) nous a conservé un long passage de Musonius qui permet de se
+rendre compte de la manière dont les anciens envisageaient les injures:
+ils ne connaissaient d'autre satisfaction à obtenir que par la voie des
+tribunaux, et les sages dédaignaient même celle-ci. On peut voir dans le
+_Gorgias_ de Platon (p. 86, éd. Bip.) qu'en effet c'était là l'unique
+réparation exigée pour un soufflet; nous y trouvons aussi (p. 133)
+rapportée l'opinion de Socrate. Cela ressort encore de ce que raconte
+Aulu-Gelle (XX, 1) d'un certain Lucius Veratius qui s'amusait, par
+espièglerie et sans motif aucun, à donner un soufflet aux citoyens
+romains qu'il rencontrait dans la rue; pour éviter de longues
+formalités, il se faisait accompagner, à cet effet, d'un esclave porteur
+d'un sac de monnaie de cuivre et chargé de payer, séance tenante, au
+passant étonné l'amende légale de 25 as. Cratès, le célèbre philosophe
+cynique, avait reçu du musicien Nicodrome un si vigoureux soufflet que
+son visage en était tuméfié et ecchymosé; alors il s'attacha au front
+une planchette avec cette inscription: «Νιχοδρομος εποιει» (Nicodrome a
+fait cela), ce qui couvrit ce joueur de flûte d'une honte extrême pour
+s'être livré à une pareille brutalité (D. Laërce, VI, 89) contre un
+homme que tout Athènes révérait à l'égal d'un dieu-lare (Apul., _Flor._,
+p. 126, éd. Bip.). Nous avons, à ce sujet, une lettre de Diogène de
+Sinope, adressée à Mélesippe, dans laquelle, après lui avoir raconté
+qu'il a été battu par des Athéniens ivres, il ajoute que cela ne lui
+fait absolument rien (Nota Casaub. ad D. Laërte, VI, 33). Sénèque, dans
+le livre _De constantia sapientis_, depuis le chapitre X et jusqu'à la
+fin, traite en détail de _contumelia_ (de l'outrage), pour établir que
+le sage le méprise. Au chapitre XIV, il dit: «_At sapiens colaphis
+percussus, quid faciet? Quod Cato, cum illi os percussum esset: non
+excanduit, non vindicavit injuriam: nec remisit quidem, sed factam
+negavit_» (Mais le sage qui reçoit un soufflet, que fera-t-il? Ce que
+fit Caton quand il fut frappé au visage; il ne prit pas feu, il ne
+vengea pas son injure, il ne la pardonna même pas, mais il nia qu'elle
+eût été commise).
+
+«Oui, vous écriez-vous, mais c'étaient des sages!»
+
+Et vous, vous êtes des fous?--D'accord.
+
+Nous voyons donc que tout ce principe de l'honneur chevaleresque était
+inconnu aux anciens précisément parce qu'ils envisageaient, de tout
+point, les choses sous leur aspect naturel, sans préventions et sans se
+laisser berner par de sinistres et impies sornettes de ce genre. Aussi,
+dans un coup au visage, ne voyaient-ils rien autre que ce qu'il est en
+réalité, un petit préjudice physique, tandis que pour les modernes il
+est une catastrophe et un thème à tragédies, comme, par exemple, dans le
+_Cid_ de Corneille et dans un drame allemand plus récent, intitulé _La
+force des circonstances_, mais qui devrait s'appeler plutôt _La force du
+préjugé_. Mais si, un jour, un soufflet est donné dans l'Assemblée
+nationale à Paris, alors l'Europe entière en retentit. Les réminiscences
+classiques ainsi que les exemples de l'antiquité, rapportés plus haut,
+doivent avoir tout à fait mal disposé les «hommes d'honneur»; nous leur
+recommandons, comme antidote, de lire dans _Jacques le Fataliste_, ce
+chef-d'œuvre de Diderot, l'histoire de _Monsieur Desglands_[14]; ils y
+trouveront un type hors ligne d'honneur chevaleresque moderne qui pourra
+les délecter et les édifier à plaisir.
+
+De tout ce qui précède, il résulte des preuves suffisantes que le
+principe de l'honneur chevaleresque n'est pas un principe primitif, basé
+sur la nature propre de l'homme; il est artificiel, et son origine est
+facile à découvrir. C'est l'enfant de ces siècles où les poings étaient
+plus exercés que les têtes, et où les prêtres tenaient la raison
+enchaînée, de ce moyen âge enfin tant vanté, et de sa chevalerie. En ce
+temps, en effet, le bon Dieu n'avait pas la seule mission de veiller sur
+nous; il devait aussi juger pour nous. Aussi les causes judiciaires
+délicates se décidaient par _Ordalies_ ou _jugements de Dieu_, qui
+consistaient, à peu d'exceptions près, dans les combats singuliers, non
+seulement entre chevaliers, mais même entre bourgeois, ainsi que le
+prouve un joli passage dans le _Henry VI_ de Shakespeare (2e partie,
+acte 2, sc. 3). Le combat singulier ou jugement de Dieu était une
+instance supérieure à laquelle on pouvait en appeler de toute sentence
+judiciaire. De cette façon, au lieu de la raison, c'était la force et
+l'adresse physiques, autrement dit la nature animale, que l'on érigeait
+en tribunal, et ce n'était pas ce qu'un homme avait fait, mais ce qui
+lui était arrivé, qui décidait s'il avait tort ou raison, exactement
+comme procède le principe d'honneur chevaleresque aujourd'hui encore en
+vigueur. Si l'on conservait encore des doutes sur cette origine du duel
+et de ses formalités, on n'aurait, pour les lever entièrement, qu'à lire
+l'excellent ouvrage de J.-G. Mellingen, _The history of duelling_, 1849.
+De nos jours encore, parmi les gens qui règlent leur vie sur ces
+préceptes,--on sait que, d'ordinaire, ce ne sont précisément ni les plus
+instruits ni les plus raisonnables,--il en est pour qui l'issue du duel
+représente effectivement la sentence divine dans le différend qui a
+amené le combat; c'est là évidemment une opinion née d'une longue
+transmission héréditaire et traditionnelle.
+
+Abstraction faite de son origine, le principe d'honneur chevaleresque a
+pour but immédiat de se faire accorder, par la menace de la force
+physique, les témoignages extérieurs de l'estime que l'on croit trop
+difficile ou superflu d'acquérir réellement. C'est à peu près comme si
+quelqu'un chauffait avec sa main la boule d'un thermomètre et voulait
+prouver, par l'ascension de la colonne de mercure, que sa chambre est
+bien chauffée. À considérer la chose de plus près, en voici le principe:
+de même que l'honneur bourgeois, ayant en vue les rapports pacifiques
+des hommes entre eux, consiste dans l'opinion que nous méritons pleine
+_confiance_, parce que nous respectons scrupuleusement les droits de
+chacun, de même l'honneur chevaleresque consiste dans l'opinion que nous
+sommes _à craindre_, comme étant décidé à défendre nos propres droits à
+outrance. La maxime qu'il vaut mieux inspirer la crainte que la
+confiance ne serait pas si fausse, vu le peu de fond que l'on peut faire
+de la justice des hommes, si nous vivions dans l'état de nature où
+chacun doit par soi-même garder sa personne et défendre ses droits. Mais
+elle ne trouve plus d'application dans notre époque de civilisation, où
+l'État a pris sur lui la protection de la personne et de la propriété;
+elle n'est plus là que comme ces châteaux et ces donjons de l'époque du
+droit manuaire, inutiles et abandonnés, au milieu de campagnes bien
+cultivées, de chaussées animées, voire même de voies ferrées. L'honneur
+chevaleresque, par là même qu'il professe la maxime précédente, s'est
+rejeté nécessairement sur ces préjudices à la personne que l'État ne
+punit que légèrement, ou ne punit pas du tout, en vertu du principe: _De
+minimis lex non curat_, ces délits ne causant qu'un dommage
+insignifiant, et n'étant même parfois que de simples taquineries. Pour
+maintenir son domaine dans une sphère très élevée, il a attribué à la
+personne une valeur dont l'exagération est hors de toute proportion avec
+la nature, la condition et la destinée de l'homme; il pousse cette
+valeur jusqu'à faire de l'individu quelque chose de sacré, et, trouvant
+tout à fait insuffisantes les peines prononcées par l'État contre les
+petites offenses à la personne, il prend sur lui de les punir lui-même,
+par des punitions toujours corporelles et même par la mort de
+l'offenseur. Il y a évidemment, au fond, l'orgueil le plus démesuré et
+l'outrecuidance la plus révoltante à oublier la nature réelle de l'homme
+et à prétendre le revêtir d'une inviolabilité et d'une irréprochabilité
+absolues. Mais tout homme décide à maintenir de semblables principes par
+la violence et qui professe la maxime: _Qui m'insulte ou me frappe doit
+périr_, mérite pour cela seul d'être expulsé de tout pays[15]. Il est
+vrai qu'on met en avant toute sorte de prétextes pour farder cet orgueil
+incommensurable. De deux hommes intrépides, dit-on, aucun ne cédera;
+dans la plus légère collision, ils en viendraient aux injures, puis aux
+coups et enfin au meurtre: il est donc préférable, par égard pour les
+convenances, de franchir les degrés intermédiaires et de recourir
+immédiatement aux armes. Les détails de la procédure ont été formulés
+alors en un système d'un pédantisme rigide, ayant ses lois et ses règles
+et qui est bien la force la plus lugubre du monde; on peut y voir, sans
+contredit, le panthéon glorieux de la folie. Mais le point de départ
+même est faux; dans les choses de minime importance (les affaires graves
+restant toujours déférées à la décision des tribunaux), de deux hommes
+intrépides il y en a toujours un qui cède, savoir le plus sage: quand il
+ne s'agit que d'opinions, on ne s'en occupera même pas. Nous en trouvons
+la preuve dans le peuple, ou, pour mieux dire, dans toutes les
+nombreuses classes sociales qui n'admettent pas le principe de l'honneur
+chevaleresque; ici, les différends suivent leur cours naturel, et
+cependant l'homicide y est cent fois moins fréquent que dans la fraction
+minime, 1/1000 à peine, qui s'y soumet: les rixes mêmes sont rares. On
+prétend, en outre, que ce principe, avec ses duels, est un pilier qui
+maintient le bon ton et les belles manières dans la société; qu'il est
+un rempart qui met à l'abri des éclats de la brutalité et de la
+grossièreté. Cependant, à Athènes, à Corinthe, à Rome, il y avait de la
+bonne et même de la très bonne société, des manières élégantes et du bon
+ton, sans qu'il eût été nécessaire d'y implanter l'honneur chevaleresque
+en guise de croquemitaine. Il est vrai de dire aussi que les femmes ne
+régnaient pas dans la société antique comme chez nous. Outre le
+caractère frivole et puéril que prend ainsi l'entretien, puisqu'on en
+bannit tout sujet de conversation nourrie et sérieuse, la présence des
+femmes dans notre société contribue certainement pour une grande part
+encore à accorder au courage personnel le pas sur toute autre qualité,
+tandis qu'en réalité il n'est qu'un mérite; très subordonné, une simple
+vertu de sous-lieutenant, dans laquelle les animaux mêmes nous sont
+supérieurs; en effet, ne dit-on pas: «courageux comme un lion?» Mais il
+y a plus: au rebours de l'assertion précédemment rapportée, le principe
+de l'honneur chevaleresque est souvent le refuge assuré de la
+malhonnêteté et de la méchanceté dans les affaires graves, et en même
+temps, dans les petites, un asile de l'insolence, de l'impudence et de
+la grossièreté, pour la bonne raison que personne ne se soucie de
+risquer sa vie en voulant les châtier. En témoignage, nous voyons le
+duel dans toute sa fleuraison et pratiqué avec le sérieux le plus
+sanguinaire chez cette nation précisément qui, dans ses relations
+politiques et financières, a montré un manque d'honnêteté réelle: c'est
+à ceux qui en ont fait l'épreuve qu'il faut demander de quelle nature
+sont les relations privées avec les individus de cette nation; et, pour
+ce qui est de leur urbanité et de leur culture sociale, elles ont de
+longue date une célébrité comme modèles négatifs.
+
+Tous ces motifs qu'on allègue sont donc mal fondés. On pourrait affirmer
+avec plus de raison que, de même que le chien gronde quand on le gronde
+et caresse quand on le caresse, de même il est dans la nature de l'homme
+de rendre hostilité pour hostilité et d'être exaspéré et irrité par les
+manifestations du dédain ou de la haine. Cicéron l'a déjà dit: «_Habet
+quemdam aculeum contumelia, quem pali prudentes ac viri boni
+difficillime possunt_» (Toute injure a un aiguillon dont les prudents et
+les sages même supportent difficilement la piqûre), et en effet nulle
+part au monde (si nous en exceptons quelques sectes pieuses) on ne
+supporte avec calme des injures, ou, à plus forte raison, des coups.
+Néanmoins, la nature ne nous enseigne rien qui aille au delà d'une
+représaille équivalente à l'offense; elle ne nous apprend pas à punir de
+mort celui qui nous accuserait de mensonge, de bêtise ou de lâcheté. La
+vieille maxime germanique: «_À un soufflet par un stylet_,» est une
+superstition chevaleresque révoltante. En tout cas, c'est à la colère
+qu'il appartient de rendre ou de venger les offenses, et non pas à
+l'honneur ou au devoir, auxquels le principe de l'honneur chevaleresque
+en impose l'obligation. Il est très certain plutôt qu'un reproche
+n'offense que dans la mesure où il porte; ce qui le prouve, c'est que la
+moindre allusion, frappant juste, blesse beaucoup plus profondément que
+l'accusation la plus grave quand elle n'est pas fondée. Par conséquent,
+quiconque a la conscience assurée de n'avoir pas mérité un reproche peut
+le dédaigner et le dédaignera. Le principe de l'honneur lui demande, au
+contraire, de montrer une susceptibilité qu'il n'éprouve pas et de
+venger dans le sang des offenses qui ne le blessent nullement. C'est
+tout de même avoir une bien mince opinion de sa propre valeur que de
+chercher à étouffer toute parole qui tendrait à la mettre en doute. La
+véritable estime de soi donnera le calme et le mépris réel des injures;
+à son défaut, la prudence et la bonne éducation nous commandent de
+sauver l'apparence et de dissimuler notre colère. Si en outre nous
+parvenons à nous dépouiller de cette superstition du principe d'honneur
+chevaleresque, si personne n'admettait plus qu'une insulte fut capable
+d'enlever ou de restituer quoi que ce soit à l'honneur; si l'on était
+convaincu qu'un tort, une brutalité ou une grossièreté ne sauraient être
+justifiés à l'instant par l'empressement qu'on mettrait à en donner
+satisfaction, c'est-à-dire à se battre, alors tout le monde arriverait
+bientôt à comprendre que, lorsqu'il s'agit d'invectives et d'injures,
+c'est le vaincu qui sort vainqueur d'un tel combat, et que, comme dit
+Vincenzo Monti, il en est des injures comme des processions d'église qui
+reviennent toujours à leur point de départ. Il ne suffirait plus alors,
+comme actuellement, de débiter une grossièreté pour mettre le droit de
+son côté; le jugement et la raison auraient alors une bien autre
+autorité, pendant qu'aujourd'hui ils doivent, avant de parler, voir
+s'ils ne heurtent pas en quoi que ce soit l'opinion des esprits bornés
+et des imbéciles qu'irrite et alarme déjà leur seule apparition; sans
+quoi l'intelligence peut se trouver dans le cas de jouer, sur un coup de
+dés, la tête où elle réside contre le cerveau plat où loge la stupidité.
+Alors la supériorité intellectuelle occuperait réellement dans la
+société la primauté qui lui est due et que l'on donne aujourd'hui, bien
+que d'une manière déguisée, à la supériorité physique et au courage à la
+hussarde; il y aurait aussi, pour les hommes éminents, un motif de moins
+pour fuir la société, comme ils le font actuellement. Un tel revirement
+donnerait naissance _au véritable bon ton_ et fonderait la _véritable
+bonne société_, dans la forme où, sans doute, elle a existé à Athènes, à
+Corinthe et à Rome. À qui voudrait en connaître un échantillon, je
+recommande de lire le _Banquet_ de Xénophon.
+
+Le dernier argument à la défense du code chevaleresque sera
+indubitablement ainsi conçu: «Allons donc! mais alors un homme pourrait
+bien, Dieu nous garde! donner un coup à un autre homme!» À quoi je
+pourrais répondre, sans phrases, que le cas s'est présenté bien assez
+souvent dans ces 999/1000 de la société chez qui ce code n'est pas
+admis, sans qu'un seul individu en soit mort, tandis que, chez ceux qui
+en suivent les préceptes, chaque coup, dans la règle, devient une
+affaire mortelle.
+
+Mais je veux examiner la question plus en détail. Je me suis bien
+souvent donné de la peine pour trouver dans la nature animale ou
+intellectuelle de l'homme quelque raison valable ou seulement plausible,
+fondée non sur de simples façons de parler, mais sur des notions
+distinctes, qui puisse justifier cette conviction, enracinée dans une
+portion de l'espèce humaine, qu'un coup est une chose horrible: toutes
+mes recherches ont été vaines. Un coup n'est et ne sera jamais qu'un
+petit mal physique que tout homme peut occasionner à un autre, sans rien
+prouver par là, sinon qu'il est plus fort ou plus adroit, ou que l'autre
+n'était pas sur ses gardes. L'analyse ne fournit rien au delà. En outre,
+je vois ce même chevalier pour qui un coup reçu de la main d'un homme
+semble de tous les maux le plus grand, recevoir un coup dix fois plus
+violent de son cheval et assurer, en traînant la jambe et dissimulant sa
+douleur, que ce n'est rien. Alors j'ai supposé que cela tenait à la main
+de l'homme. Cependant je vois notre chevalier, dans un combat, recevoir
+de la main d'un homme des coups d'estoc et de taille et assurer encore
+que ce sont des bagatelles qui ne valent pas la peine d'en parler. Plus
+tard, j'apprends même que des coups de plat de lame ne sont à beaucoup
+près pas aussi terribles que des coups de bâton, tellement que tout
+récemment encore les élèves des écoles militaires étaient passibles des
+premiers et jamais des autres. Mais il y a plus: à une réception de
+chevalier, le coup de plat de lame est un très grand honneur. Et voilà
+que j'ai épuisé tous mes motifs psychologiques et moraux, et il ne me
+reste plus à considérer la chose que comme une ancienne superstition,
+profondément enracinée, comme un nouvel exemple, à côte de tant
+d'autres, de tout ce qu'on peut en faire accroire aux hommes. C'est ce
+que prouve encore ce fait bien connu, qu'en Chine les coups de canne
+sont une punition civile, très fréquemment employée même à l'égard des
+fonctionnaires de tous les degrés; ce qui démontre que, là-bas, la
+nature humaine, même chez les gens les plus civilisés, ne parle pas
+comme chez nous[16].
+
+En outre, un examen impartial de la nature humaine nous apprend que
+_frapper_ est aussi naturel à l'homme que mordre l'est aux animaux
+carnassiers et donner des coups de tête aux bêtes à cornes; l'homme est
+à proprement parler un _animal frappeur_. Aussi sommes-nous révoltés
+quand parfois nous apprenons qu'un homme en a mordu un autre; par
+contre, donner ou recevoir des coups est chez l'homme un effet aussi
+naturel que fréquent. On comprend facilement que les gens d'une
+éducation supérieure cherchent à se soustraire à de pareils effets, en
+dominant réciproquement leur penchant naturel. Mais il y a vraiment de
+la cruauté à faire accroire à une nation entière, ou même seulement à
+une classe d'individus, que recevoir un coup est un malheur
+épouvantable, qui doit être suivi de meurtre et d'homicide. Il y a trop
+de maux réels en ce monde pour qu'il soit permis d'augmenter leur nombre
+et d'en créer d'imaginaires qui en amènent de trop réels à leur suite;
+c'est ce que fait cependant ce sot et méchant préjugé. Comme
+conséquence, je ne puis que désapprouver les gouvernements et les corps
+législatifs qui lui viennent en aide en travaillant avec ardeur à faire
+abolir, pour le civil comme pour le militaire, les punitions
+corporelles. Ils croient agir en cela dans l'intérêt de l'humanité,
+quand, tout au contraire, ils travaillent ainsi à consolider cet
+égarement dénaturé et funeste auquel tant de victimes ont déjà été
+sacrifiées. Pour toutes fautes, sauf les plus graves, infliger des coups
+est la punition qui, chez l'homme, se présente la première à l'esprit;
+c'est donc la plus naturelle; qui ne se soumet pas à la raison se
+soumettra aux coups. Punir par une bastonnade modérée celui qu'on ne
+peut atteindre dans sa fortune, quand il n'en, a pas, ni dans sa
+liberté, quand on a besoin de ses services, est un acte aussi juste que
+naturel. Aussi n'apporte-t-on aucune bonne raison à rencontre; on se
+contente d'invoquer la _dignité de l'homme_, façon de parler qui ne
+s'appuie pas sur quelque notion claire, mais toujours et encore sur le
+fatal préjugé dont nous parlions plus haut. Un fait récent des plus
+comiques vient confirmer cet état de choses: plusieurs États viennent de
+remplacer, dans l'armée, les coups de canne par les coups de latte; ces
+derniers, tout comme les autres, produisent indubitablement une douleur
+physique et sont censés néanmoins n'être ni infamants ni déshonorants.
+
+En stimulant ainsi le préjugé qui nous occupe, on encourage en même
+temps le principe de l'honneur chevaleresque et du même coup le duel,
+pendant que d'autre part on s'efforce ou plutôt on prétend s'efforcer
+d'abolir le duel par des lois[18]. Aussi voyons-nous ce fragment du
+droit du plus fort, transporté à travers les temps, du moyen âge jusque
+dans le XIXe siècle, s'étaler aujourd'hui encore scandaleusement au
+grand jour; il est temps enfin de l'en expulser honteusement.
+Aujourd'hui, quand il est interdit d'exciter méthodiquement des chiens
+ou des coqs à se battre les uns contre les autres (en Angleterre, au
+moins, ces combats sont punis), il nous est donné de voir des créatures
+humaines, excitées contre leur gré, à des combats à mort: c'est ce
+ridicule préjugé, ce principe absurde de l'honneur chevaleresque, ce
+sont ses stupides représentants et ses champions qui, pour la première
+misère venue, imposent aux hommes l'obligation de se battre entre eux
+comme des gladiateurs. Je propose à nos puristes allemands de remplacer
+le mot _Durll_, dérivé probablement, non pas du latin _duellum_, mais de
+l'espagnol _duelo_, peine, plainte, grief, par le mot de _Rittersetze_
+(combat de chevaliers, comme on dit: combats de coqs ou de bull-dogs).
+On a, certes, ample matière à rire de voir les allures pédantes avec
+lesquelles on accomplit toutes ces folies. Il n'en est pas moins
+révoltant que ce principe, avec son code absurde, constitue un État dans
+l'État, qui, ne reconnaissant d'autre droit que celui du plus fort,
+tyrannise les classes sociales qui sont sous sa domination, en
+établissant un tribunal permanent de la Sainte-Wehme; chacun peut être
+cité par chacun à comparaître; les motifs de la citation, faciles à
+trouver, font l'office de sbires du tribunal, et la sentence prononce la
+peine de mort contre les deux parties. C'est, naturellement, le repaire
+du fond duquel l'être le plus méprisable, à la seule condition
+d'appartenir aux classes soumises aux lois de l'honneur chevaleresque,
+pourra menacer, voire même tuer les hommes les plus nobles et les
+meilleurs, qui sont précisément ceux qu'il hait nécessairement.
+Puisqu'aujourd'hui la justice et la police ont gagné à peu près assez
+d'autorité pour qu'un coquin ne puisse plus nous arrêter sur les grands
+chemins pour nous crier: La bourse ou la vie! il serait temps que le bon
+sens prît assez d'autorité, lui aussi, pour que le premier coquin venu
+ne puisse plus, au milieu de notre existence la plus paisible, nous
+troubler en nous criant: L'honneur ou la vie! Il faut enfin délivrer les
+classes supérieures du poids qui les accable; il faut nous affranchir
+tous de cette angoisse de savoir que nous pouvons, à tout instant, être
+appelés à payer de notre vie la brutalité, la grossièreté, la bêtise ou
+la méchanceté de tel individu à qui il aura plu de les déchaîner contre
+nous. Il est criant, il est honteux de voir deux jeunes écervelés sans
+expérience, tenus d'expier dans leur sang leur moindre querelle. Voici
+un fait qui prouve à quelle hauteur s'est élevée la tyrannie de cet État
+dans l'État et où en est arrivé le pouvoir de ce préjugé: on a vu
+souvent des gens se tuer de désespoir pour n'avoir pu rétablir leur
+honneur chevaleresque offensé, soit parce que l'offenseur était de trop
+haute ou de trop basse condition, soit pour toute autre cause de
+disproportion qui rendait le duel impossible; une telle mort n'est-elle
+pas tragi-comique?
+
+Tout ce qui est faux et absurde se révèle finalement par là que, arrivé
+à son développement parfait, il porte comme fleur une contradiction;
+pareillement, dans le cas présent, la contradiction s'épanouit sous la
+forme de la plus criante antinomie; en effet, le duel est défendu à
+l'officier, et néanmoins celui-ci est puni de destitution lorsque, le
+cas échéant, il refuse de se battre.
+
+Puisque j'y suis, je veux aller plus loin avec mon franc-parler.
+Examinée avec soin et sans prétention, cette grande différence, que l'on
+fait sonner si haut, entre tuer son adversaire dans un combat au grand
+jour et à armes égales ou par embûche, est fondée simplement sur ce que,
+comme nous l'avons dit, cet État dans l'État ne reconnaît d'autre droit
+que celui du plus fort et en a fait la base de son code après l'avoir
+élevé à la hauteur d'un jugement de Dieu. Ce qu'on appelle en effet un
+combat loyal ne prouve pas autre chose, si ce n'est qu'on est le _plus
+fort_ ou le _plus adroit_. La justification que l'on cherche dans la
+publicité du duel présuppose donc que le _droit du plus fort_ est
+réellement un _droit_. Mais, en réalité, la circonstance que mon
+adversaire sait mal se défendre me donne bien la _possibilité_, mais non
+le _droit_ de le tuer; ce droit, ou autrement dit ma _justification
+morale_, ne peut découler que des _motifs_ que j'ai de lui arracher la
+vie. Admettons maintenant que ces motifs existent et soient suffisants;
+alors il n'y a plus aucune raison de se préoccuper qui de nous deux
+manie le mieux le pistolet ou l'épée, alors il est indifférent que je le
+tue de telle ou telle façon, par devant ou par derrière. Car, moralement
+parlant, le droit du plus fort n'a pas plus de poids que le droit du
+plus rusé, et c'est ce dernier dont on fait usage quand on tue dans un
+guet-apens: ici, le droit du poing vaut exactement le droit de la tête.
+Remarquons, en outre, que dans le duel même on pratique les deux droits,
+car toute feinte, dans l'escrime, est une ruse. Si je me tiens pour
+moralement autorisé à arracher la vie à un homme, c'est une sottise de
+m'en rapporter encore à la chance s'il sait manier les armes mieux que
+moi, car, dans ce cas, c'est lui au contraire qui, après m'avoir
+offensé, me tuera par-dessus le marché. Rousseau est d'avis qu'il faut
+venger une offense non par un duel, mais par l'assassinat; il émet cette
+opinion, avec beaucoup de précautions, dans la 21e note, si
+mystérieusement conçue, du IVe livre de l'_Émile_[19]. Mais il est
+encore si fortement imbu du préjugé chevaleresque, qu'il considère le
+reproche de mensonge comme justifiant déjà l'assassinat, tandis qu'il
+devrait savoir que tout homme a mérité ce reproche d'innombrables fois,
+et lui tout le premier et au plus haut degré. Il est évident que ce
+préjugé, qui autorise à tuer l'offenseur à la condition que le combat se
+fasse au grand jour et à armes égales, considère le droit de la force
+comme étant réellement un droit, et le duel comme un jugement de Dieu.
+L'Italien, au moins, qui, enflammé de colère, fond sans façons à coups
+de couteau sur l'homme qui l'a offensé, agit d'une manière logique et
+naturelle: il est plus rusé, mais pas plus méchant que le duelliste. Si
+l'on voulait m'opposer que ce qui me justifie de tuer mon adversaire en
+duel, c'est que de son côté il s'efforce d'en faire autant, je
+répondrais qu'en le provoquant je l'ai mis dans le cas de légitime
+défense. Se mettre ainsi mutuellement et intentionnellement dans le cas
+de légitime défense ne signifie rien autre, au fond, que chercher un
+prétexte plausible pour le meurtre. On pourrait trouver plutôt une
+justification dans la maxime: «_Volenti non fit injuria_» (On ne fait
+pas tort à qui consent), puisque c'est d'un commun accord que l'on
+risque sa vie; mais à cela on peut répliquer que _volens_ n'est pas
+exact; car la tyrannie du principe d'honneur chevaleresque et de son
+code absurde est l'alguazil qui a traîné les deux champions, ou l'un des
+deux au moins, jusque devant ce tribunal sanguinaire de la Sainte-Wehme.
+
+ * * * * *
+
+Je me suis étendu longuement sur l'honneur chevaleresque; mais je l'ai
+fait dans une bonne intention et parce que la philosophie est l'Hercule
+qui seul peut combattre les monstres moraux et intellectuels sur terre.
+Deux choses principalement distinguent l'état de la société moderne de
+celui de la société antique, et cela au détriment de la première, à qui
+elles prêtent une teinte sérieuse, sombre, sinistre, qui ne voilait pas
+l'antiquité, ce qui fait que celle-ci apparaît, candide et sereine,
+comme le matin de la vie. Ce sont: le principe de l'honneur
+chevaleresque et le mal vénérien, _par nobile fratrum!_ À eux deux ils
+ont empoisonné νειχος χαι φιλια de la vie. De fait, l'influence de la
+maladie vénérienne est beaucoup plus étendue qu'il ne semble au premier
+abord, en ce que cette influence n'est pas seulement physique, mais
+aussi morale. Depuis que le carquois de l'amour porte ainsi des flèches
+empoisonnées, il s'est introduit dans la relation mutuelle des sexes un
+élément hétérogène, hostile, je dirais diabolique, qui fait qu'elle est
+imprégnée d'une sombre et craintive méfiance; les effets indirects d'une
+telle altération dans le fondement de toute communauté humaine se font
+sentir également, à des degrés divers, dans toutes les autres relations
+sociales; mais leur analyse détaillée m'entraînerait trop loin.
+Analogue, bien que d'une toute autre nature, est l'influence du principe
+de l'honneur chevaleresque, cette force sérieuse qui rend la société
+moderne raide, morne et inquiète, puisque toute parole fugitive y est
+scrutée et ruminée. Mais ce n'est pas tout! Ce principe est un minotaure
+universel auquel il faut sacrifier annuellement un grand nombre de fils
+de nobles maisons, pris non dans un seul État, comme pour le monstre
+antique, mais dans tous les pays de l'Europe. Aussi est-il temps enfin
+d'attaquer courageusement la Chimère corps à corps, comme je viens de le
+faire. Puisse le XIXe siècle exterminer ces deux monstres des temps
+modernes! Nous ne désespérons pas de voir les médecins y arriver, pour
+l'un, au moyen de la prophylactique. Mais c'est à la philosophie qu'il
+appartient d'anéantir la Chimère en redressant les idées; les
+gouvernements n'ont pu y réussir par le maniement des lois, et du reste
+le raisonnement philosophique seul peut attaquer le mal dans sa racine.
+Jusque-là, si les gouvernements veulent sérieusement abolir le duel et
+si le mince succès de leurs efforts ne tient qu'à leur impuissance, je
+viens leur proposer une loi dont je garantis l'efficacité et qui ne
+réclame ni opérations sanglantes, ni échafauds, ni potences, ni prisons
+perpétuelles. C'est au contraire un petit, tout petit remède
+homœopathique des plus faciles; le voici: «Quiconque enverra ou
+acceptera un cartel recevra _à la chinoise_, en plein jour, devant le
+corps de garde, douze coups de bâton de la main du caporal; les porteurs
+du cartel ainsi que les seconds en recevront chacun six. Pour les suites
+éventuelles des duels accomplis, on suivra la procédure criminelle
+ordinaire.» Quelque _chevalier_ m'objectera peut-être qu'après avoir
+subi une pareille punition maint «homme d'honneur» sera capable de se
+brûler la cervelle; à cela je réponds: Il vaut mieux qu'un tel fou se
+tue lui-même que de tuer un autre homme. Mais je sais très bien qu'au
+fond les gouvernements ne poursuivent pas sérieusement l'abolition des
+duels. Les appointements des employés civils, mais surtout ceux des
+officiers (sauf les grades élevés), sont bien inférieurs à la valeur, de
+ce qu'ils produisent. On leur solde la différence en honneur. Celui-ci
+est représenté par des titres et des décorations, et, dans une acception
+plus large, par l'honneur de la fonction en général. Or, pour cet
+honneur, le duel est un excellent cheval de main dont le dressage
+commence déjà dans les universités. C'est de leur sang que les victimes
+payent le déficit des appointements.
+
+Pour ne rien omettre, mentionnons encore ici l'_honneur national_. C'est
+l'honneur de tout un peuple considéré comme membre de la communauté des
+peuples. Cette communauté ne reconnaissant d'autre forum que celui de la
+force, et chaque membre ayant par conséquent à sauvegarder soi-même ses
+droits, l'honneur d'une nation ne consiste pas seulement dans l'opinion
+bien établie qu'elle mérite confiance (le crédit), mais encore qu'elle
+est assez forte pour qu'on la craigne; aussi une nation ne doit-elle
+laisser impunie aucune atteinte à ses droits. L'honneur national combine
+donc le point d'honneur bourgeois avec celui de l'honneur chevaleresque.
+
+
+
+
+IV.--La gloire.
+
+
+Dans ce qu'on _représente_, il nous reste à examiner en dernier lieu la
+gloire. Honneur et gloire sont jumeaux, mais à la façon des Dioscures
+dont l'un, Pollux, était immortel, et dont l'autre, Castor, était
+mortel: l'honneur est le frère mortel de l'immortelle gloire. Il est
+évident que ceci ne doit s'entendre que de la gloire la plus haute, de
+la gloire vraie et de bon aloi, car il y a certes maintes espèces
+éphémères de gloire. En outre, l'honneur ne s'applique qu'à des qualités
+que le monde exige de tous ceux qui se trouvent dans des conditions
+pareilles, la gloire qu'à des qualités qu'on ne peut exiger de personne;
+l'honneur ne se rapporte qu'à des mérites que chacun peut s'attribuer
+publiquement, la gloire qu'à des mérites que nul ne peut s'attribuer
+soi-même. Pendant que l'honneur ne va pas au delà des limites où nous
+sommes personnellement connus, la gloire, à l'inverse, précède dans son
+vol la connaissance de l'individu et la porte à sa suite aussi loin
+qu'elle parviendra elle-même. Chacun peut prétendre à l'honneur; à la
+gloire, les exceptions seules, car elle ne s'acquiert que par des
+productions exceptionnelles. Ces productions peuvent être des _actes_ ou
+des _œuvres:_ de là deux routes pour aller à la gloire. Une grande âme
+par-dessus tout nous ouvre la voie des actes; un grand esprit nous rend
+capable de suivre celle des œuvres. Chacune des deux a ses avantages et
+ses inconvénients propres. La différence capitale, c'est que les actions
+passent, les œuvres demeurent. L'action la plus noble n'a toujours
+qu'une influence temporaire; l'œuvre de génie par contre subsiste et
+agit, bienfaisante et élevant l'âme, à travers tous les âges. Des
+actions, il ne reste que le souvenir qui devient toujours de plus en
+plus faible, défiguré et indifférent; il est même destiné à s'effacer
+graduellement en entier, si l'histoire ne le recueille pour le
+transmettre, pétrifié, à la postérité. Les œuvres, en revanche, sont
+immortelles par elles-mêmes, et les ouvrages écrits surtout peuvent
+vivre à travers tous les temps. Le nom et le souvenir d'Alexandre le
+Grand sont seuls vivants aujourd'hui; mais Platon et Aristote, Homère et
+Horace sont eux-mêmes présents; ils vivent et agissent directement. Les
+Védas, avec leurs Upanischades, sont là devant nous; mais, de toutes les
+actions accomplies de leur temps, pas la moindre notion n'est parvenue
+jusqu'à nous[20]. Un autre désavantage des actions, c'est qu'elles
+dépendent de l'occasion qui, avant tout, doit leur donner la possibilité
+de se produire: d'où il résulte que leur gloire ne se règle pas
+uniquement sur leur valeur intrinsèque, mais encore sur les
+circonstances qui leur prêtent l'importance et l'éclat. Elle dépend, en
+outre, lorsque, comme à la guerre, les actions sont purement
+personnelles, du témoignage d'un petit nombre de témoins oculaires; or
+il peut se faire qu'il n'y ait pas eu de témoins, ou que ceux-ci parfois
+soient injustes ou prévenus. D'autre part, les actions, étant quelque
+chose de pratique, ont l'avantage d'être à la portée de la faculté de
+jugement de tous les hommes; aussi leur rend-on immédiatement justice
+dès que les données sont exactement fournies, à moins toutefois que les
+motifs n'en puissent être nettement connus ou justement appréciés que
+plus tard, car, pour bien comprendre une action, il faut en connaître le
+motif.
+
+Pour les œuvres, c'est l'inverse; leur production ne dépend pas de
+l'occasion, mais uniquement de leur auteur, et elles restent ce qu'elles
+sont en elles-mêmes et par elles-mêmes, aussi longtemps qu'elles durent.
+Ici, en revanche, la difficulté consiste dans la faculté de les juger,
+et la difficulté est d'autant plus grande que les œuvres, sont d'une
+qualité plus élevée: souvent, il y a manque de juges compétents; souvent
+aussi, ce sont les juges impartiaux et honnêtes qui font défaut. De
+plus, ce n'est pas une unique instance qui décide de leur gloire; il y a
+toujours lieu à appel. En effet, si, comme nous l'avons dit, la mémoire
+des actions arrive seule à la postérité et telle que les contemporains
+l'ont transmise, les œuvres au contraire y arrivent elles-mêmes et
+telles qu'elles sont, sauf les fragments disparus: ici donc, plus de
+possibilité de dénaturer les données, et, si même à leur apparition le
+milieu a pu exercer quelque influence nuisible, celle-ci disparaît plus
+tard. Pour mieux dire même, c'est le temps qui produit, un à un, le
+petit nombre de juges vraiment compétents, appelés, comme des êtres
+exceptionnels qu'ils sont, à en juger de plus exceptionnels encore: ils
+déposent successivement dans l'urne leurs votes significatifs, et par là
+s'établit, après des siècles parfois, un jugement pleinement fondé et
+que la suite des temps ne peut plus infirmer. On le voit, la gloire des
+œuvres est assurée, infaillible. Il faut un concours de circonstances
+extérieures et un hasard pour que l'auteur arrive, de son vivant, à la
+gloire; le cas sera d'autant plus rare que le genre des œuvres est plus
+élevé et plus difficile. Aussi Sénèque a-t-il dit (Ep. 79), dans un
+langage incomparable, que la gloire suit aussi infailliblement le mérite
+que l'ombre suit le corps, bien qu'elle marche, comme l'ombre, tantôt
+devant, tantôt derrière. Après avoir développé cette pensée, il ajoute:
+«Etiamsi omnibus tecum viventibus _silentium livor indixerit_, venient
+qui sine offensa, sine gratia, judicent» (Quand nos contemporains se
+_tairaient de nous par envie_, il en viendra d'autres qui, sans faveur
+et sans passions, nous rendront justice); ce passage nous montre en même
+temps que l'art d'étouffer méchamment les mérites par le silence et par
+une feinte ignorance, dans le but de cacher au public ce qui est bon, au
+profit de ce qui est mauvais, était déjà pratiqué par la canaille de
+l'époque où vivait Sénèque, comme il l'est par la canaille de la nôtre,
+et qu'aux uns, comme aux autres, c'est _l'envie qui leur clôt la
+bouche_.
+
+D'ordinaire, la gloire est d'autant plus tardive qu'elle sera plus
+durable, car tout ce qui est exquis mûrit lentement. La gloire appelée à
+devenir éternelle est comme le chêne qui croît lentement de sa semence;
+la gloire facile, éphémère, ressemble aux plantes annuelles, hâtives;
+quant à la fausse gloire, elle est comme ces mauvaises herbes qui
+poussent à vue d'œil et qu'on se hâte d'extirper. Cela tient à ce que
+plus un homme appartient à la postérité, autrement dit à l'humanité
+entière en général, plus il est étranger à son époque; car ce qu'il crée
+n'est pas destiné spécialement à celle-ci comme telle, mais comme étant
+une partie de l'humanité collective; aussi, de pareilles œuvres n'étant
+pas teintées de la couleur locale de leur temps, il arrive souvent que
+l'époque contemporaine les laisse passer inaperçues. Ce que celle-ci
+apprécie, ce sont plutôt ces œuvres qui traitent des choses fugitives du
+jour ou qui servent le caprice du moment; celles-là lui appartiennent en
+entier, elles vivent et meurent avec elle. Aussi l'histoire de l'art et
+de la littérature nous apprend généralement que les plus hautes
+productions de l'esprit humain ont, de règle, été accueillies avec
+défaveur et sont restées dédaignées jusqu'au jour où des esprits élevés,
+attirés par elles, ont reconnu leur valeur et leur ont assigné une
+considération qu'elles ont conservée dès lors. En dernière analyse, tout
+cela repose sur ce que chacun ne peut réellement comprendre et apprécier
+que ce qui lui est homogène. Or l'homogène pour l'homme borné, c'est ce
+qui est borné; pour le trivial, c'est le trivial; pour l'esprit diffus,
+c'est le diffus, et pour l'insensé l'absurde; ce que chacun préfère, ce
+sont ses propres œuvres, comme étant entièrement de la même nature.
+
+Déjà le vieil Epicharme, le poète fabuleux, chantait ainsi:
+
+ Θαυματον ουδεν εστι, με ταυθʹ ουτω λεγε
+ Και ανδανειν αυτοισιν αυτους, χαι δοχε
+ Καλως πεφυχεναι, χαι γαρ ο χυων χυνι,
+ Καλλιστον ειμεν φαινεται, χαι βους βοί
+ Ονος δε ονω χαλλιστον, υς δε δί.
+
+Ce qu'il faut traduire, afin que cela ne soit perdu pour personne[21]:
+
+ «Il n'est pas étonnant que je parle dans mon sens, et ceux qui se
+ plaisent à eux-mêmes croient qu'ils sont remplis de mérites
+ louables; de même rien ne semble plus beau au chien que le chien,
+ au bœuf que le bœuf, à l'âne que l'âne et au cochon que le cochon.»
+
+Le bras le plus vigoureux lui-même, quand il lance un corps léger, ne
+peut lui communiquer assez de mouvement pour voler loin et frapper fort;
+le corps retombera inerte et tout près, parce que l'objet, manquant de
+masse matérielle propre, ne peut admettre la force extérieure; tel sera
+aussi le sort des grandes et belles pensées, des chefs-d'œuvre du génie,
+quand, pour les admettre, il ne se rencontre que de petits cerveaux, des
+têtes faibles ou de travers. C'est là ce que les sages de tous les temps
+ont sans cesse déploré tout d'une voix. Jésus, fils de Sirach, par
+exemple, dit: «_Qui parle à un fou parle à un endormi. Quand il a fini
+de parler, l'autre demande: Qu'est-ce qu'il y a?_»--Dans Hamlet: «_A
+knavish speech sleeps in a fools ear_ (Un discours fripon dort dans
+l'oreille d'un sot).--Gœthe, à son tour:
+
+ Das glücklichste Wort es wird verböhnt,
+ Wenn der Hörer ein Schiefohr ist.
+
+(Le mot le plus heureux est déprécié quand l'auditeur a l'oreille de
+travers.)
+
+Et le même:
+
+ Du wirkest nicht, Alles bleibt so stumpf,
+ Sei guter Dinge!
+ Der Stein im Sumpf
+ Macht keine Ringe.
+
+(Tu ne peux agir, tout demeure inerte: ne te désole pas! Le caillou jeté
+dans un bourbier ne fait pas de ronds.)
+
+Voici maintenant Lichtenberg: «_Quand une tête et un livre en se
+heurtant rendent un son creux, cela vient-il toujours du livre?_» Le
+même dit ailleurs: «_De tels ouvrages sont des miroirs; quand un singe
+s'y mire, ils ne peuvent réfléchir les traits d'un apôtre._»
+
+Rapportons encore la belle et touchante plainte du vieux papa Gellert;
+elle le mérite bien:
+
+ Dass oft die allerbesten Gaben
+ Die wenigsten Bewundrer haben,
+ Und dass der grösste Theil der Welt
+ Das Schlechte für das Gute hält;
+ Dies Uebel sieht man alle Tage.
+ Iedoch, wie wehrt man dieser Pest?
+ Ich zweifle, dass sich diese Plage
+ Aus unsrer Welt verdrängen lässt.
+ Ein einzig Mittel ist auf Erden,
+ Allein es ist unendlich schwer:
+ Die Narren müssen weise werden;
+ Und seht! sie werden's nimmermehr.
+ Nie kennen sie den Werth der Dinge.
+ Ihr Auge schliesst, nicht ihr Verstand:
+ Sie loben ewig das Geringe,
+ Weil sie das Gute nie gekannt.
+
+(Que de fois les meilleures qualités trouvent le moins d'admirateurs, et
+que de fois la plupart du monde prend le mauvais pour le bon! C'est là
+un mal que l'on voit tous les jours. Mais comment éviter cette peste? Je
+doute que cette calamité puisse être chassée de ce monde. Il n'est qu'un
+seul moyen sur terre, mais il est infiniment difficile: c'est que les
+fous deviennent sages. Mais quoi! ils ne le deviendront jamais. Ils ne
+connaissent pas la valeur des choses; c'est par la vue, ce n'est pas par
+la raison qu'ils jugent. Ils louent constamment ce qui est petit, car
+ils n'ont jamais connu ce qui est bon.)
+
+À cette incapacité intellectuelle des hommes qui fait, comme le dit
+Gœthe, qu'il est moins rare de voir naître une œuvre éminente que de la
+voir reconnue et appréciée, vient s'ajouter encore leur perversité
+morale se manifestant par l'envie. Car par la gloire qu'on acquiert, il
+y a un homme de plus qui s'élève au-dessus de ceux de son espèce;
+ceux-ci sont donc rabaissés d'autant, de manière que tout mérite
+extraordinaire obtient sa gloire aux dépens de ceux qui n'ont pas de
+mérites:
+
+ Wenn wir Andern Ehre gehen,
+ Müssen wir uns selbst entadeln.
+
+ (Gœthe, _Divan_, O. O.)
+
+(Quand nous rendons honneur aux autres, nous devons nous déprécier
+nous-mêmes.)
+
+Voilà qui explique pourquoi, dès qu'apparaît une œuvre supérieure dans
+n'importe quel genre, toutes les nombreuses médiocrités s'allient et se
+conjurent pour l'empêcher de se faire connaître, et pour l'étouffer si
+c'est possible. Leur mot d'ordre tacite est: «_A bas le mérite._»
+Ceux-là mêmes qui ont eux aussi des mérites et qui sont déjà en
+possession de la gloire qui leur en revient ne voient pas volontiers
+poindre une gloire nouvelle dont l'éclat diminuerait d'autant l'éclat de
+la leur. Gœthe lui-même a dit:
+
+ Hätt' ich gezandert zu werden,
+ Bis man mir's Leben gegönnt,
+ Ich wäre noch nient auf Erden,
+ Wie ihr begreifen Könnt,
+ Wenn ihr sent wie sie sich geberden,
+ Die, um etwas zu scheinen,
+ Mich gerne nöchten verneinen.
+
+(Si j'avais attendu pour naître que l'on m'accordât la vie, je ne serais
+pas encore de ce monde, comme vous pouvez le comprendre en voyant
+comment se démènent ceux-là qui, pour paraître quelque chose, me
+renieraient volontiers.)
+
+Ainsi donc, pendant que l'_honneur_ trouve le plus souvent des juges
+équitables, pendant que l'envie ne l'attaque pas et qu'on l'accorde même
+à tout homme par avance, à crédit, la _gloire_, d'autre part, doit être
+conquise de haute lutte, en dépit de l'envie, et c'est un tribunal de
+juges décidément défavorables qui décerne la palme. Nous pouvons et nous
+voulons partager l'honneur avec chacun, mais la gloire acquise par un
+autre diminue la nôtre ou nous en rend la conquête plus pénible. En
+outre, la difficulté d'arriver à la gloire par des œuvres est en raison
+inverse du nombre d'individus dont se compose le public de ces œuvres,
+et cela pour des motifs faciles à saisir. Aussi la peine est-elle plus
+grande pour les œuvres dont le but est d'instruire que pour celles qui
+ne se proposent que d'amuser. C'est pour les ouvrages de philosophie que
+la difficulté est la plus grande, parce que l'enseignement qu'ils
+promettent, douteux d'une part, sans profit matériel de l'autre,
+s'adresse, pour commencer, à un public composé exclusivement de
+concurrents. Il ressort de ce que nous venons de dire sur les
+difficultés pour arriver à la gloire, que le monde verrait naître peu ou
+point d'œuvres immortelles, si ceux qui en peuvent produire ne le
+faisaient pas pour l'amour même de ces œuvres, pour leur propre
+satisfaction, et s'ils avaient besoin pour cela du stimulant de la
+gloire. Bien plus, quiconque doit produire le bon et le vrai et fuir le
+mauvais bravera l'opinion des masses et de leurs organes; donc il les
+méprisera. Aussi a-t-on très justement fait observer, Osorio (_De
+gloria_) entre autres, que la gloire fuit devant ceux qui la cherchent
+et suit ceux qui la négligent, parce que les premiers s'accommodent au
+goût de leurs contemporains, tandis que les autres l'affrontent.
+
+Autant il est difficile d'acquérir la gloire, autant est-il facile de la
+conserver. En cela aussi elle est en opposition avec l'honneur. Celui-ci
+s'accorde à chacun, même à crédit, et l'on n'a plus qu'à le garder. Mais
+là est la tâche, car une seule action indigne le fait perdre
+irrévocablement. Au contraire, la gloire ne peut réellement jamais être
+perdue, car l'action ou l'œuvre qui l'ont amenée demeure à jamais
+accomplie, et la gloire en reste à l'auteur, quand même à l'ancienne il
+n'en ajouterait plus de nouvelle. Si néanmoins elle s'éteint, si
+l'auteur lui survit, c'est qu'elle était fausse, c'est-à-dire qu'il ne
+l'avait pas méritée; elle venait d'une évaluation exagérée et momentanée
+du mérite; c'était une gloire dans le genre de celle de Hegel et que
+Lichtenberg décrit en disant qu'elle avait été «_proclamée à son de
+trompette par une coterie d'amis et de disciples et répercutée par
+l'écho des cerveaux creux; mais comme la postérité sourira quand, un
+jour, frappant à la porte de ces cages à mots bariolés, de ces charmants
+nids d'une mode envolée, de ces demeures de conventions expirées, elle
+trouvera tout, tout absolument vide, et pas une pensée pour répondre
+avec confiance:_ ENTREZ!»
+
+En définitive, la gloire se fonde sur ce qu'un homme est en comparaison
+des autres. Elle est donc par essence quelque chose de relatif et ne
+peut avoir aussi qu'une valeur relative. Elle disparaîtrait totalement
+si les autres devenaient ce que l'homme célèbre est déjà. Une chose ne
+peut avoir de valeur absolue que si elle garde son prix en toute
+circonstance; dans le cas présent, ce qui aura une valeur absolue, ce
+sera donc ce qu'un homme est directement et par lui-même: c'est là par
+conséquent ce qui constituera nécessairement la valeur et la félicité
+d'un grand cœur et d'un grand esprit. Ce qu'il y a de précieux, ce n'est
+donc pas la gloire, mais c'est de la mériter. Les conditions qui en
+rendent digne sont, pour ainsi dire, la substance; la gloire n'est que
+l'accident; cette dernière agit sur l'homme célèbre comme symptôme
+extérieur qui vient confirmer à ses yeux la haute opinion qu'il a de
+lui-même; on pourrait dire que, semblable à la lumière qui ne devient
+visible que réfléchie par un corps, toute supériorité n'acquiert la
+pleine conscience d'elle-même que par la gloire. Mais le symptôme même
+n'est pas infaillible, vu qu'il existe de la gloire sans mérite et du
+mérite sans gloire. Lessing dit à ce sujet d'une façon charmante: «_Il y
+a des hommes célèbres, il y en a qui méritent de l'être._» Ce serait en
+vérité une bien misérable existence que celle dont la valeur ou la
+dépréciation dépendraient de ce qu'elle paraît aux yeux des autres, et
+telle serait la vie du héros et du génie si le prix de leur existence
+consistait dans la gloire, c'est-à-dire dans l'approbation d'autrui.
+Tout être vit et existe avant tout pour son propre compte, par
+conséquent principalement en soi et par soi. Ce qu'un homme est,
+n'importe comment, il l'est tout d'abord et par-dessus tout en soi; si,
+considérée ainsi, la valeur en est minime, c'est qu'elle l'est aussi,
+considérée en général. L'image au contraire de notre être, tel qu'il se
+réfléchit dans les têtes des autres hommes, est quelque chose de
+secondaire, de dérivé, d'éventuel, ne se rapportant que fort
+indirectement à l'original. En outre, les têtes des masses sont un local
+trop misérable pour que notre vrai bonheur y puisse trouver sa place. On
+ne peut y rencontrer qu'un bonheur chimérique. Quelle société mélangée
+ne voit-on pas réunie dans ce temple de la gloire universelle!
+Capitaines, ministres, charlatans, escamoteurs, danseurs, chanteurs,
+millionnaires et juifs: oui, les mérites de tous ces gens-là y sont bien
+plus sincèrement appréciés, y trouvent bien plus d'_estime sentie_ que
+les mérites intellectuels, surtout ceux d'ordre supérieur, qui
+n'obtiennent de la grande majorité qu'une _estime sur parole_. Au point
+de vue eudémonologique, la gloire n'est donc que le morceau le plus rare
+et le plus savoureux servi à notre orgueil et à notre vanité. Mais on
+trouve surabondamment d'orgueil et de vanité chez la plupart des hommes,
+bien qu'on les dissimule; peut-être même rencontre-t-on ces deux
+conditions au plus haut degré chez ceux qui possèdent à n'importe quel
+titre des droits à la gloire et qui le plus souvent doivent porter bien
+longtemps dans leur âme la conscience incertaine de leur haute valeur,
+avant d'avoir l'occasion de la mettre à l'épreuve et ensuite de la faire
+reconnaître: jusqu'alors, ils ont le sentiment de subir une secrète
+injustice[22]. En général, et comme nous l'avons dit au commencement de
+ce chapitre, le prix attaché à l'opinion est tout à fait disproportionné
+et déraisonnable, à ce point que Hobbes a pu dire, en termes très
+énergiques, mais très justement: «_Toute jouissance de l'âme, toute
+satisfaction vient de là que, se comparant aux autres, on puisse avoir
+une haute opinion de soi-même._» (_De cive_, I, 5.) Ainsi s'explique le
+grand prix que l'on attache à la gloire, et les sacrifices que l'on fait
+dans le seul espoir d'y arriver un jour:
+
+ Fame is the spur, that the clear spirit doth raise
+ (That lust infirmity of noble minds)
+ To scorn delights and live laborious days.
+
+(La renommée est l'éperon qui pousse les esprits éminents [dernière
+faiblesse des nobles âmes] à dédaigner les plaisirs et à consacrer leur
+vie au travail.)
+
+Et ailleurs il dit:
+
+ how hard it is to climb
+ The hights were Fame's proud temple shines, afar
+
+(Qu'il est dur de grimper aux sommets où brille au loin le temple de la
+Renommée.)
+
+C'est pourquoi aussi la plus vaniteuse de toutes les calions a toujours
+à la bouche le mot «gloire» et considère celle-ci comme le mobile
+principal des grandes actions et des grandes œuvres. Seulement, comme la
+gloire n'est incontestablement que le simple écho, l'image, l'ombre, le
+symptôme du mérite, et comme en tout cas ce qu'on admire doit avoir plus
+de valeur que l'admiration, il s'ensuit que ce qui rend vraiment heureux
+ne réside pas dans la gloire, mais dans ce qui nous l'attire, dans le
+mérite même, ou, pour parler plus exactement, dans le caractère et les
+facultés qui fondent le mérite soit dans l'ordre moral soit dans l'ordre
+intellectuel. Car ce qu'un homme peut être de meilleur, c'est
+nécessairement pour lui-même qu'il doit l'être; ce qui se réfléchit de
+son être dans la tête des autres, ce qu'il vaut dans leur opinion n'est
+qu'accessoire et d'un intérêt subordonné pour lui. Par conséquent, celui
+qui ne fait que mériter la gloire, quand même il ne l'obtient pas,
+possède amplement la chose principale et a de quoi se consoler de ce qui
+lui manque. Ce qui rend un homme digne d'envie, ce n'est pas d'être tenu
+pour grand par ce public si incapable de juger et souvent si aveugle,
+c'est d'être grand; le suprême bonheur non plus n'est pas de voir son
+nom aller à la postérité, mais de produire des pensées qui méritent
+d'être recueillies et méditées dans tous les siècles. C'est là ce qui ne
+peut lui être enlevé, «των εφ' ημιν»; le reste est «των ουχ εφ' ημιν».
+
+Quand, au contraire, l'admiration même est l'objet principal, c'est que
+le sujet n'en est pas digne. Tel est en effet le cas pour la fausse
+gloire, c'est-à-dire la gloire non méritée. Celui qui la possède doit
+s'en contenter pour tout aliment, puisqu'il n'a pas les qualités dont
+cette gloire ne doit être que le symptôme, le simple reflet. Mais il se
+dégoûtera souvent de cette gloire même: il arrive un moment où, en dépit
+de l'illusion sur son propre compte que la vanité lui procure, il sera
+pris de vertige sur ces hauteurs qu'il n'est pas fait pour habiter, ou
+bien il s'éveille en lui un vague soupçon de n'être que du cuivre doré;
+il est saisi de la crainte d'être dévoilé et humilié comme il le mérite,
+surtout alors qu'il peut lire déjà sur le front des sages le jugement de
+la postérité. Il ressemble à un homme possédant un héritage en vertu
+d'un faux testament. Le retentissement de la gloire vraie, de celle qui
+vivra à travers les âges futurs, n'arrive jamais aux oreilles de celui
+qui en est l'objet, et pourtant on le tient pour heureux. C'est que ce
+sont les hautes facultés auxquelles il doit sa gloire, c'est le loisir
+de les développer, c'est-à-dire d'agir en conformité de sa nature, c'est
+d'avoir pu ne s'occuper que des sujets qu'il aimait ou qui l'amusaient,
+c'est là ce qui l'a rendu heureux; ce n'est aussi que dans ces
+conditions que se produisent les œuvres qui iront à la gloire. C'est
+donc sa grande âme, c'est la richesse de son intelligence, dont
+l'empreinte dans ses œuvres force l'admiration des temps à venir, qui
+sont la base de son bonheur; ce sont encore ses pensées dont la
+méditation fera l'étude et les délices des plus nobles esprits à travers
+d'innombrables siècles. Avoir mérité la gloire, voilà ce qui en fait la
+valeur comme aussi la propre récompense. Que des travaux appelés à la
+gloire éternelle l'aient parfois obtenue déjà des contemporains, c'est
+là un fait dû à des circonstances fortuites et qui n'a pas grande
+importance. Car les hommes manquent d'ordinaire de jugement propre, et
+surtout ils n'ont pas les facultés voulues pour apprécier les
+productions d'un ordre élevé et difficile; aussi suivent-ils toujours
+sur ces matières l'autorité d'autrui, et la gloire suprême est accordée
+de pure confiance par quatre-vingt-dix-neuf admirateurs sur cent. C'est
+pourquoi l'approbation des contemporains, quelque nombreuses que soient
+leurs voix, n'a que peu de prix pour le penseur; il n'y distingue
+toujours que l'écho de quelques voix peu nombreuses qui ne sont
+elles-mêmes parfois qu'un effet du moment. Un virtuose se sentirait-il
+bien flatté par les applaudissements approbatifs de son public s'il
+apprenait que, sauf un ou deux individus, l'auditoire est composé en
+entier de sourds qui, pour dissimuler mutuellement leur infirmité,
+applaudissent bruyamment dès qu'ils voient remuer les mains du seul qui
+entend? Que serait-ce donc s'il apprenait aussi que ces chefs de claque
+ont souvent été achetés pour procurer le plus éclatant succès au plus
+misérable racleur! Ceci nous explique pourquoi la gloire contemporaine
+subit si rarement la métamorphose en gloire immortelle; d'Alembert rend
+la même pensée dans sa magnifique description du temple de la gloire
+littéraire: «_L'intérieur du temple n'est habité que par des morts qui
+n'y étaient pas de leur vivant, et par quelques vivants que l'on met à
+la porte, pour la plupart, dès qu'ils sont morts._»
+
+Pour le dire en passant, élever un monument à un homme de son vivant,
+c'est déclarer que pour ce qui le concerne on ne se fie pas à la
+postérité. Quand malgré tout un homme arrive pendant sa vie à une gloire
+que les générations futures confirmeront, ce ne sera jamais que dans un
+âge avancé: il y a bien quelques exceptions à cette règle pour les
+artistes et les poètes, mais il y en a beaucoup moins pour les
+philosophes. Les portraits d'hommes célèbres pour leurs œuvres, peints
+généralement à une époque où leur célébrité était déjà établie,
+confirment la règle précédente; ils nous les représentent d'ordinaire
+vieux et tout blancs, les philosophes nommément. Au point de vue
+eudémonologique, toutefois, la chose est parfaitement justifiée. Avoir
+gloire et jeunesse à la fois, c'est trop pour un mortel. Notre existence
+est si pauvre que ses biens doivent être répartis avec plus de
+ménagement. La jeunesse a bien assez de richesse propre; elle peut s'en
+contenter. C'est dans la vieillesse, quand jouissances et plaisirs sont
+morts, comme les arbres pendant l'hiver, que l'arbre de la gloire vient
+bourgeonner à propos, comme une verdure d'hiver; on peut encore comparer
+la gloire ces poires tardives qui se développent pendant l'été, mais
+qu'on ne mange qu'en hiver. Il n'y a pas de plus belle consolation pour
+le vieillard que de voir toute la force de ses jeunes années
+s'incorporer dans des œuvres qui ne vieilliront pas comme sa jeunesse.
+
+Examinons maintenant de plus près la route qui conduit à la gloire par
+les sciences, celles-ci étant la branche le plus à notre portée; nous
+pourrons établir à leur égard la règle suivante. La supériorité
+intellectuelle dont témoigne la gloire scientifique se manifeste
+toujours par une combinaison neuve de certaines données. Ces dernières
+peuvent être d'espèces très diverses, mais la gloire attachée à leur
+combinaison sera d'autant plus grande et plus étendue qu'elles-mêmes
+seront plus généralement connues et plus accessibles à chacun. Si ces
+données sont, par exemple, des chiffres, des courbes, une question
+spéciale de physique, de zoologie, de botanique ou d'anatomie, des
+passages corrompus d'auteurs anciens, des inscriptions à demi effacées
+ou dont l'alphabet nous manque, ou des points obscurs d'histoire, dans
+tous ces cas la gloire qu'on acquerra à les combiner judicieusement ne
+s'étendra guère plus loin que la connaissance même de ces données et par
+conséquent ne dépassera pas le cercle d'un petit nombre d'hommes qui
+vivent d'ordinaire dans la retraite et sont jaloux de la gloire dans
+leur profession spéciale. Si, au contraire, les données sont de celles
+que tout le monde connaît, si ce sont par exemple des facultés
+essentielles et universelles de l'esprit ou du cœur humain, ou bien des
+forces naturelles dont l'action se passe constamment sous nos yeux, ou
+bien encore la marche, familière à tous, de la nature en général, alors
+la gloire de les avoir mises on plus grande lumière par une combinaison
+neuve, importante et évidente, se répandra avec le temps dans le sein de
+l'humanité civilisée presque tout entière. Car, si les données sont
+accessibles à chacun, leur combinaison généralement le sera aussi.
+Néanmoins la gloire sera toujours en rapport avec la difficulté à
+surmonter. En effet, plus les hommes à qui les données sont connues
+seront nombreux, plus il sera difficile de les combiner d'une manière
+neuve et juste à la fois, puisqu'une infinité d'esprits s'y seront déjà
+essayés et auront épuisé les combinaisons possibles. En revanche, les
+données inaccessibles au grand public, et dont la connaissance ne
+s'acquiert que par des voies longues et laborieuses, admettront encore
+le plus souvent des combinaisons nouvelles; quand on les aborde avec une
+raison droite et un jugement sain, on peut aisément avoir la chance
+d'arriver à une combinaison neuve et juste. Mais la gloire ainsi obtenue
+aura, à peu de chose près, pour limite le cercle même de la connaissance
+de ces données. Car la solution des problèmes de cette nature exige, à
+la vérité, beaucoup de travail et d'étude; d'autre part, les données
+pour les problèmes de la première espèce, où la gloire à acquérir est
+précisément la plus élevée et la plus vaste, sont connues de tout le
+monde et sans effort; mais, s'il faut peu de travail pour les connaître,
+il faudra d'autant plus de talent, de génie même pour les combiner. Or
+il n'y a pas de travail qui, pour la valeur propre ou pour celle qu'on
+lui attribue, puisse soutenir la comparaison avec le talent ou le génie.
+
+Il résulte de là que ceux qui se savent doués d'une raison solide et
+d'un jugement droit, sans avoir pourtant le sentiment de posséder une
+intelligence hors ligne, ne doivent pas reculer devant les longues
+études et les recherches laborieuses; ils pourront s'élever par là
+au-dessus des hommes à la portée desquels se trouvent les données
+universellement connues, et atteindre des régions écartées, accessibles
+seulement à l'activité du savant. Car ici le nombre des concurrents est
+infiniment moindre, et un esprit quelque peu supérieur trouvera bientôt
+l'occasion d'une combinaison neuve et juste; le mérite de sa découverte
+pourra même s'appuyer en même temps sur la difficulté d'arriver à la
+connaissance des données. Mais la multitude ne percevra que de loin le
+bruit des applaudissements que ces travaux vaudront à leur auteur de la
+part de ses confrères en science, seuls connaisseurs en la matière. En
+poursuivant jusqu'à son terme la route ici indiquée, on peut même
+déterminer le point où les données, par leur extrême difficulté
+d'acquisition, suffisent à elles seules, en dehors de toute combinaison,
+pour fonder une gloire. Tels sont les voyages dans les pays très
+éloignés et peu visités; on devient célèbre par ce qu'on a vu, non par
+ce qu'on a pensé. Ce système a encore ce grand avantage qu'il est plus
+facile de communiquer aux autres les choses qu'on a vues que celles
+qu'on a pensées, de même que le public comprend plus aisément les
+premières que les secondes; on trouve aussi de cette façon plus de
+lecteurs. Car, ainsi qu'Asmus l'a déjà dit:
+
+ Wenn jemand eine Reise thut,
+ So kann er was erzählen.
+
+(Après un grand voyage, on a bien des choses à raconter.)
+
+Mais il en résulte aussi que, lorsqu'on fait la connaissance personnelle
+d'hommes célèbres de cette espèce, on se rappelle souvent l'observation
+d'Horace:
+
+ Cœlum, non animum, mutant, qui trans mare currunt.
+
+ (Ep. I, 11, t. 27.)
+
+(C'est changer de climat, ce n'est pas changer d'humeur, que de courir
+au delà des mers.)
+
+En ce qui concerne maintenant l'homme doué de hautes facultés, celui qui
+seul peut oser aborder la solution de ces grands et difficiles problèmes
+traitant des choses générales et universelles, celui-là fera bien d'une
+part d'élargir le plus possible son horizon, mais d'autre part il devra
+l'étendre également dans toutes les directions, sans s'égarer trop
+profondément dans quelqu'une de ces régions plus spéciales, connues
+seulement de peu d'individus; en d'autres mots, sans pénétrer trop avant
+dans les détails spéciaux d'une seule science, et bien moins encore
+faire de la micrologie, dans quelque branche que ce soit. Car il n'a pas
+besoin de s'adonner aux choses difficilement accessibles pour échapper à
+la foule des concurrents; ce qui est à la portée de tous lui fournira
+précisément matière à des combinaisons neuves, importantes et vraies.
+Mais, par là même, son mérite pourra être apprécié par tous ceux qui
+connaissent les données, et c'est la plus grande partie du genre humain.
+Voilà la raison de l'immense différence entre la gloire réservée aux
+poètes et aux philosophes et celle accessible aux physiciens, chimistes,
+anatomistes, minéralogues, zoologues, philologues, historiens et autres.
+
+
+
+
+CHAPITRE V
+
+PARÉNÉSES ET MAXIMES
+
+
+Ici moins que partout j'ai la prétention d'être complet; sans quoi
+j'aurais à répéter les nombreuses, et en partie excellentes, règles de
+la vie données par les penseurs de tous les temps, depuis Theognis et le
+pseudo-Salomon[23] jusqu'à La Rochefoucauld; je ne pourrais pas éviter
+non plus beaucoup de lieux communs des plus rebattus. J'ai renoncé aussi
+presque entièrement à tout ordre systématique. Que le lecteur s'en
+console, car en pareilles matières un traité complet et systématique eût
+été infailliblement ennuyeux. Je n'ai consigné que ce qui m'est venu
+tout d'abord à l'esprit, ce qui m'a semblé digne d'être communiqué et ce
+qui, autant que je me le rappelais, n'avait pas encore été dit, pas
+aussi complètement du moins et pas sous cette même forme; je ne fais
+donc que glaner dans ce vaste champ où d'autres ont récolté avant moi.
+
+Toutefois pour apporter un peu de suite dans cette grande variété
+d'opinions et de conseils relatifs à mon sujet, je les classerai en
+maximes générales et en maximes concernant notre conduite envers
+nous-mêmes, puis envers les autres et enfin en face de la marche des
+choses et du sort en ce monde.
+
+
+
+
+I.--Maximes générales.
+
+
+1° Je considère comme la règle suprême de toute sagesse dans la vie la
+proposition énoncée par Aristote dans sa _Morale à Nicomaque_ (VII, 12):
+«ο φρονιμος το αλυπον διωχει, ου το ηδυ» ce qui peut se traduire ainsi:
+_Le sage poursuit l'absence de douleur et non le plaisir._ La vérité de
+cette sentence repose sur ce que tout plaisir et tout bonheur sont de
+nature négative, la douleur par contre de nature positive. J'ai
+développé et prouvé cette thèse dans mon ouvrage principal, vol. I, §
+58. Je veux cependant l'expliquer encore par un fait d'observation
+journalière. Quand notre corps tout entier est sain et intact, sauf une
+petite place blessée ou douloureuse, la conscience cesse de percevoir la
+santé du tout; l'attention se dirige tout entière sur la douleur de la
+partie lésée, et le plaisir, déterminé par le sentiment total de
+l'existence, s'efface. De même, quand toutes nos affaires marchent à
+notre gré, sauf une seule qui va à rencontre, c'est celle-ci, fût-elle
+de minime importance, qui nous trotte constamment par la cervelle, c'est
+sur elle que se reporte toujours notre pensée et rarement sur les autres
+choses, plus importantes, qui marchent à notre souhait. Dans les deux
+cas, c'est la _volonté_ qui est lésée, la première fois telle qu'elle
+_s'objective_ dans l'organisme, la seconde fois dans les efforts de
+l'homme; nous voyons, dans les deux cas, que sa satisfaction n'agit
+jamais que négativement, et que, par conséquent, elle n'est pas éprouvée
+directement du tout; c'est tout au plus par voie réflexe qu'elle arrive
+à la conscience. Ce qu'il y a de positif au contraire, c'est
+l'empêchement de la volonté, lequel se manifeste directement aussi. Tout
+plaisir consiste à supprimer cet empêchement, à s'en affranchir, et ne
+saurait être, par conséquent, que de courte durée.
+
+Voilà donc sur quoi repose l'excellente règle d'Aristote rapportée
+ci-dessus, d'avoir à diriger notre attention non sur les jouissances et
+les agréments de la vie, mais sur les moyens d'échapper autant qu'il est
+possible aux maux innombrables dont elle est semée. Si cette voie
+n'était pas la vraie, l'aphorisme de Voltaire: «_Le bonheur n'est qu'un
+rêve et la douleur est réelle_,» serait aussi faux qu'il est juste en
+réalité. Aussi, quand on veut arrêter le bilan de sa vie au point de vue
+eudémonologique, il ne faut pas établir son compte d'après les plaisirs
+qu'on a goûtés, mais d'après les maux auxquels on s'en soustrait. Bien
+plus, l'eudémonologie, c'est-à-dire un traité de la vie heureuse, doit
+commencer par nous enseigner que son nom même est un euphémisme, et que
+par «vivre heureux» il faut entendre seulement «moins malheureux», en un
+mot, supportablement. Et, de fait, la vie n'est pas là pour qu'on en
+jouisse, mais pour qu'on subisse, pour qu'on s'en acquitte; c'est ce
+qu'indiquent aussi bien des expressions telles que, en latin: «_degere
+vitam_», «_vitam defungi_»; en italien: «_si scampa cori_»; en allemand:
+«_man muss suchen, durch zukommen_», «_er wird schon durch die Welt
+kommen_», et autres semblables. Oui, c'est une consolation, dans la
+vieillesse, que d'avoir derrière soi le labeur de la vie. L'homme le
+plus heureux est donc celui qui parcourt sa vie sans douleurs trop
+grandes, soit au moral soit au physique, et non pas celui qui a eu pour
+sa part les joies les plus, vives ou les jouissances les plus fortes.
+Vouloir mesurer sur celles-ci le bonheur d'une existence, c'est recourir
+à une fausse échelle. Car les plaisirs sont et restent négatifs; croire
+qu'ils rendent heureux est une illusion que l'envie entretient et par
+laquelle elle se punit elle-même. Les douleurs au contraire sont senties
+positivement, c'est leur absence qui est l'échelle du bonheur de la vie.
+Si, à un état libre de douleur vient s'ajouter encore l'absence de
+l'ennui, alors on atteint le bonheur sur terre dans ce qu'il a
+d'essentiel, car le reste n'est plus que chimère. Il suit de là qu'il ne
+faut jamais acheter de plaisirs au prix de douleurs, ni même de leur
+menace seule, vu que ce serait payer du _négatif_ et du _chimérique_
+avec du _positif_ et du _réel_. En revanche, il y a bénéfice à sacrifier
+des plaisirs pour éviter des douleurs. Dans l'un et l'autre cas, il est
+indifférent que les douleurs suivent ou précèdent les plaisirs. Il n'y a
+vraiment pas de folie plus grande que de vouloir transformer ce théâtre
+de misères en un lieu de plaisance, et de poursuivre des jouissances et
+des joies au lieu de chercher à éviter la plus grande somme possible de
+douleurs. Que de gens cependant tombent dans cette folie! L'erreur est
+infiniment moindre chez celui qui, d'un œil trop sombre, considère ce
+monde comme une espèce d'enfer et n'est occupé qu'à s'y procurer un
+logis à l'épreuve des flammes. Le fou court après les plaisirs de la vie
+et trouve la déception; le sage évite les maux. Si malgré ces efforts il
+n'y parvient pas, la faute en est alors au destin et non à sa folie.
+Mais pour peu qu'il y réussisse, il ne sera pas déçu, car les maux qu'il
+aura écartés sont des plus réels. Dans le cas même où le détour fait
+pour leur échapper eût été trop grand et où il aurait sacrifié
+inutilement des plaisirs, il n'a rien perdu en réalité: car ces derniers
+sont chimériques, et se désoler de leur perte serait petit ou plutôt
+ridicule.
+
+Pour avoir méconnu cette vérité à la faveur de l'optimisme, on a ouvert
+la source de bien des calamités. En effet, dans les moments où nous
+sommes libres de souffrances, des désirs inquiets font briller à nos
+yeux les chimères d'un bonheur qui n'a pas d'existence réelle et nous
+induisent à les poursuivre: par là nous attirons la douleur qui est
+incontestablement réelle. Alors nous nous lamentons sur cet état exempt
+de douleurs que nous avons perdu et qui se trouve maintenant derrière
+nous comme un Paradis que nous avons laissé échapper à plaisir, et nous
+voudrions vainement rendre non-avenu ce qui est avenu. Il semble ainsi
+qu'un méchant démon soit constamment occupé, par les mirages trompeurs
+de nos désirs, à nous arracher à cet état exempt de souffrances, qui est
+le bonheur suprême et réel. Le jeune homme s'imagine que ce monde qu'il
+n'a pas encore vu est là pour être goûté, qu'il est le siège d'un
+bonheur positif qui n'échappe qu'à ceux qui n'ont pas l'adresse de s'en
+emparer. Il est fortifié dans sa croyance par les romans et les poésies,
+et par cette hypocrisie qui mène le monde, partout et toujours, par les
+apparences extérieures. Je reviendrai tout à l'heure là-dessus.
+Désormais, sa vie est une chasse au bonheur positif, menée avec plus ou
+moins de prudence; et ce bonheur positif est, à ce titre, censé composé
+de plaisirs positifs. Quant aux dangers auxquels on s'expose, eh bien,
+il faut en prendre son parti. Cette chasse entraîne à la poursuite d'un
+gibier qui n'existe en aucune façon, et finit d'ordinaire par conduire
+au malheur bien réel et bien positif. Douleurs, souffrances, maladies,
+pertes, soucis, pauvreté, déshonneur et mille autres peines, voilà sous
+quelles formes se présente le résultat. Le désabusement arrive trop
+tard. Si au contraire on obéit à la règle ici exposée, si l'on établit
+le plan de sa vie en vue d'éviter les souffrances, c'est-à-dire
+d'écarter le besoin, la maladie et toute autre peine, alors le but est
+réel; on pourra obtenir quelque chose, et d'autant plus que le plan aura
+été moins dérangé par la poursuite de cette chimère du bonheur positif.
+Ceci s'accorde avec ce que Gœthe, dans les affinités électives, fait
+dire à Mittler, qui est toujours occupé du bonheur des autres: «_Celui
+qui veut s'affranchir d'un mal sait toujours ce qu'il veut; celui qui
+cherche mieux qu'il n'a est aussi aveugle qu'un cataracté._» Ce qui
+rappelle ce bel adage français: «_le mieux est l'ennemi du bien._» C'est
+de là également que l'on peut déduire l'idée fondamentale du cynisme,
+tel que je l'ai exposée dans mon grand ouvrage, tome II, chap. 16.
+Qu'est-ce en effet qui portait les cyniques à rejeter toutes
+jouissances, si ce n'est la pensée des douleurs dont elles
+s'accompagnent de près ou de loin? Éviter celles-ci leur semblait
+autrement important que se procurer les premières. Profondément pénétrés
+et convaincus de la condition négative de tout plaisir et positive de
+toute souffrance, ils faisaient tout pour échapper aux maux, et pour
+cela jugeaient nécessaire de repousser entièrement et intentionnellement
+les jouissances qu'ils considéraient comme des pièges tendus pour nous
+livrer à la douleur.
+
+Certes nous naissons tous en Arcadie, comme dit Schiller, c'est-à-dire
+nous abordons la vie pleins de prétentions au bonheur, au plaisir, et
+nous entretenons le fol espoir d'y arriver. Mais, règle générale, arrive
+bientôt le destin, qui nous empoigne rudement et nous apprend que rien
+n'est _à nous_, que tout est _à lui_, en ce qu'il a un droit incontesté
+non seulement sur tout ce que nous possédons et acquérons, sur femme et
+enfants, mais même sur nos bras et nos jambes, sur nos yeux et nos
+oreilles, et jusque sur ce nez que nous portons au milieu du visage. En
+tout cas, il ne se passe pas longtemps, et l'expérience vient nous faire
+comprendre que bonheur et plaisir sont une «_Fata Morgana_» qui, visible
+de loin seulement, disparaît quand on s'en approche, mais qu'en revanche
+souffrance et douleur ont de la réalité, qu'elles se présentent
+immédiatement et par elles-mêmes, sans prêter à l'illusion ni à
+l'attente. Si la leçon porte ses fruits, alors nous cessons de courir
+après le bonheur et le plaisir, et nous nous attachons plutôt à fermer,
+autant que possible, tout accès à la douleur et à la souffrance. Nous
+reconnaissons aussi que ce que le monde peut nous offrir de mieux, c'est
+une existence sans peine, tranquille, supportable, et c'est à une telle
+vie que nous bornons nos exigences, afin d'en pouvoir jouir plus
+sûrement. Car, pour ne pas devenir très malheureux, le moyen le plus
+certain est de ne pas demander à être très heureux. C'est ce qu'a
+reconnu Merck, l'ami de jeunesse de Gœthe, quand il a écrit: «_Cette
+vilaine prétention à la félicité, surtout dans la mesure où nous la
+rêvons, gâte tout ici-bas. Celui qui peut s'en affranchir et ne demande
+que ce qu'il a devant soi, celui-là pourra se faire jour à travers la
+mêlée.» (Corresp. de Merck._) Il est donc prudent d'abaisser à une
+échelle très modeste ses prétentions aux plaisirs, aux richesses, au
+rang, aux honneurs, etc., car ce sont elles qui nous attirent les plus
+grandes infortunes; c'est cette lutte pour le bonheur, pour la splendeur
+et les jouissances. Mais une telle conduite est déjà sage et avisée par
+là seul qu'il est très facile d'être extrêmement malheureux et qu'il
+est, non pas difficile, mais tout à fait impossible, d'être très
+heureux. Le chantre de la sagesse a dit avec raison:
+
+ Auream quisquis mediocritatem
+ Diligit, tutus caret obsoleti
+ Sordibus tecti, caret invidenda
+ Sobrius aula.
+
+ Sævius ventis agitatur ingens
+ Pinus: et celsæ graviore casu
+ Decidunt turres: feriuntque summos
+ Fulgura montes.
+
+ (Horace, l. II, od. 10.)
+
+(Celui qui aime la médiocrité, plus précieuse que l'or, ne cherche pas
+le repos sous le misérable toit d'une chaumière, et, sobre en ses
+désirs, fuit les palais que l'on envie. Le chêne altier est plus souvent
+battu par l'orage; les hautes tours s'écroulent avec plus de fracas, et
+c'est la cime des monts que va frapper la foudre.)
+
+Quiconque, s'étant pénétré des enseignements de ma philosophie, sait que
+toute notre existence est une chose qui devrait plutôt ne pas être et
+que la suprême sagesse consiste à la nier et à la repousser, celui-là ne
+fondera de grandes espérances sur aucune chose ni sur aucune situation,
+ne poursuivra avec emportement rien au monde et n'élèvera de grandes
+plaintes au sujet d'aucun mécompte, mais il reconnaîtra la vérité de ce
+que dit Platon (_Rép._, X, 604): «ουτε τι των ανθρωπινων αξιον μεγαλης
+σπουδης» (Rien des choses humaines n'est digne d'un grand empressement),
+et cette autre vérité du poète persan:
+
+ As-tu perdu l'empire du monde?
+ Ne t'en afflige point; ce n'est rien.
+ As-tu conquis l'empire du monde?
+ Ne t'en: réjouis pas; ce n'est rien.
+ Douleurs et félicités, tout passe,
+ Passe à côté du monde, ce n'est rien.
+
+ (Anwari Soheili.)
+
+(Voir l'épigraphe du _Gulistan_ de Sardi, traduit en allemand par Graf.)
+
+Ce qui augmente particulièrement la difficulté de se pénétrer de vues
+aussi sages, c'est cette hypocrisie du monde dont j'ai parlé plus haut,
+et rien ne serait utile comme de la dévoiler de bonne heure à la
+jeunesse. Les magnificences sont pour la plupart de pures apparences,
+comme des décors de théâtre, et l'essence de la chose manque. Ainsi des
+vaisseaux pavoises et fleuris, des coups de canon, des illuminations,
+des timbales et des trompettes, des cris d'allégresse, etc., tout cela
+est l'enseigne, l'indication, l'hiéroglyphe de la _joie;_ mais le plus
+souvent la joie n'y est pas: elle seule s'est excusée de venir à la
+fête. Là où réellement elle se présente, là elle arrive d'ordinaire sans
+se faire inviter ni annoncer, elle vient d'elle-même et sans façons,
+s'introduisant en silence, souvent pour les motifs les plus
+insignifiants et les plus futiles, dans les occasions les plus
+journalières, parfois même dans des circonstances qui ne sont rien moins
+que brillantes ou glorieuses. Comme l'or en Australie, elle se trouve
+éparpillée, çà et là, selon le caprice du hasard, sans règle ni loi, le
+plus souvent en poudre fine, très rarement en grosses masses. Mais
+aussi, dans toutes ces manifestations dont nous avons parlé, le seul but
+est de faire accroire aux autres que la joie est de la fête;
+l'intention, c'est de produire l'illusion dans la tête d'autrui.
+
+Comme de la joie, ainsi de la tristesse. De quelle allure mélancolique
+s'avance ce long et lent convoi! La file des voitures est interminable.
+Mais regardez un peu à l'intérieur: elles sont toutes vides, et le
+défunt n'est, en réalité, conduit au cimetière que par tous les cochers
+de la ville. Parlante image de l'amitié et de la considération en ce
+monde! Voilà ce que j'appelle la fausseté, l'inanité et l'hypocrisie de
+la conduite humaine. Nous en avons encore un exemple dans les réceptions
+solennelles avec les nombreux invités en habits de fête; ceux-ci sont
+l'enseigne de la noble et haute société: mais, à sa place, c'est la
+peine, la contrainte et l'ennui qui sont venus: car où il y a beaucoup
+de convives il y a beaucoup de racaille, eussent-ils tous des crachats
+sur la poitrine. En effet, la véritable bonne société est partout et
+nécessairement très restreinte. En général, ces fêtes et ces
+réjouissances portent toujours en elles quelque chose qui sonne creux
+ou, pour mieux dire, qui sonne faux, précisément parce qu'elles
+contrastent avec la misère et l'indigence de notre existence, et que
+toute opposition fait mieux ressortir la vérité. Mais, vu du dehors,
+tout ça fait de l'effet; et c'est là le but. Chamfort dit d'une manière
+charmante: «_La société, les cercles, les salons, ce qu'on appelle le
+monde est une pièce misérable, un mauvais opéra, sans intérêt, qui se
+soutient un peu par les machines, les costumes et les décorations._» Les
+académies et les chaires de philosophie sont également l'enseigne, le
+simulacre extérieur de la sagesse; mais elle aussi s'abstient le plus
+souvent d'être de la fête, et c'est ailleurs qu'on la trouverait. Les
+sonneries de cloches, les vêtements sacerdotaux, le maintien pieux, les
+simagrées, sont l'enseigne, le faux semblant de la dévotion, et ainsi de
+suite. C'est ainsi que presque toutes choses en ce monde peuvent être
+dites des noisettes creuses; le noyau est rare par lui-même, et plus
+rarement encore est-il logé dans la coque. Il faut le chercher toute
+autre part, et on ne le rencontre d'ordinaire que par un hasard.
+
+
+2° Quand on veut évaluer la condition d'un homme au point de vue de sa
+félicité, ce n'est pas de ce qui le divertit, mais de ce qui l'attriste
+qu'on doit s'informer; car, plus ce qui l'afflige sera insignifiant en
+soi, plus l'homme sera heureux; il faut un certain état de bien-être
+pour être sensible à des bagatelles; dans le malheur, on ne les sent pas
+du tout.
+
+
+3° Il faut se garder d'asseoir la félicité de sa vie sur une _base
+large_ en élevant de nombreuses prétentions au bonheur: établi sur un
+tel fondement, il croule plus facilement, car il donne infailliblement
+alors naissance à plus de désastres. L'édifice du bonheur se comporte
+donc sous ce rapport au rebours de tous les autres, qui sont d'autant
+plus solides que leur base est plus large. Placer ses prétentions le
+plus bas possible, en proportion de ses ressources de toute espèce,
+voilà la voie la plus sûre pour éviter de grands malheurs.
+
+C'est en général une folie des plus grandes et des plus répandues que de
+prendre, de quelque façon que ce soit, de _vastes dispositions_ pour sa
+vie. Car d'abord, pour le faire, on compte sur une vie d'homme pleine et
+entière, à laquelle cependant arrivent peu de gens. En outre, quand même
+on vivrait une existence aussi longue, elle ne se trouverait pas moins
+être trop courte pour les plans conçus; leur exécution réclame toujours
+plus de temps qu'on ne supposait; ils sont de plus exposés, comme toutes
+choses humaines, à tant d'échecs et à tant d'obstacles de toute nature,
+qu'on peut rarement les mener jusqu'à leur terme. Finalement, alors même
+qu'on a réussi à tout obtenir, on s'aperçoit qu'on a négligé de tenir
+compte des modifications que le temps produit en _nous-mêmes_; on n'a
+pas réfléchi que, ni pour créer ni pour jouir, nos facultés ne restent
+invariables dans la vie entière. Il en résulte que nous travaillons
+souvent à acquérir des choses qui, une fois obtenues, ne se trouvent
+plus être à notre taille; il arrive encore que nous employons aux
+travaux préparatoires d'un ouvrage, des années qui, dans l'entre-temps,
+nous enlèvent insensiblement les forces nécessaires à son achèvement. De
+même, des richesses acquises au prix de longues fatigues et de nombreux
+dangers ne peuvent souvent plus nous servir, et nous nous trouvons avoir
+travaillé pour les autres; il en résulte encore que nous ne sommes plus
+en état d'occuper un poste enfin obtenu après l'avoir poursuivi et
+ambitionné pendant de longues années. Les choses sont arrivées trop tard
+pour nous, ou, à l'inverse, c'est nous qui arrivons trop tard pour les
+choses, alors surtout qu'il s'agit d'œuvres ou de productions; le goût
+de l'époque a changé; une nouvelle génération a grandi qui ne prend
+aucun intérêt à ces matières; ou bien d'autres nous ont devancés par des
+chemins plus courts, et ainsi de suite. Tout ce que nous avons exposé
+dans ce paragraphe 3, Horace l'a eu en vue dans les vers suivants:
+
+ Quid æternis minorem
+ Consiliis animum fatigas?
+
+ (L. II, Ode 11, v. 11 et 12.)
+
+(Pourquoi fatiguer d'éternels projets un esprit débile?)
+
+Cette méprise si commune est déterminée par l'inévitable illusion
+d'optique des yeux de l'esprit, qui nous fait apparaître la vie comme
+infinie ou comme très courte, selon que nous la voyons de l'entrée ou du
+terme de notre carrière. Cette illusion a cependant son bon côté; sans
+elle, nous produirions difficilement quelque chose de grand.
+
+Mais il nous arrive en général dans la vie ce qui arrive au voyageur: à
+mesure qu'il avance, les objets prennent des formes différentes de
+celles qu'ils montraient de loin et ils se modifient pour ainsi dire à
+mesure qu'on s'en rapproche. Il en advient ainsi principalement de nos
+désirs. Nous trouvons souvent autre chose, parfois même mieux que ce que
+nous cherchions; souvent aussi ce que nous cherchons, nous le trouvons
+par une toute autre voie que celle vainement suivie jusque-là. D'autres
+fois, là où nous pensions trouver un plaisir, un bonheur, une joie,
+c'est, à leur place, un enseignement, une explication, une connaissance,
+c'est-à-dire un bien durable et réel en place d'un bien passager et
+trompeur, qui s'offre à nous. C'est cette pensée qui court, comme une
+base fondamentale, à travers tout le livre de Wilhelm Meister; c'est un
+roman intellectuel et par cela même d'une qualité supérieure à tous les
+autres, même à ceux de Walter Scott, qui ne sont tous que des œuvres
+morales, c'est-à-dire qui n'envisagent la nature humaine que par le côté
+de la volonté! Dans _La flûte enchantée_, hiéroglyphe grotesque, mais
+expressif et significatif, nous trouvons également cette même pensée
+fondamentale symbolisée en grands et gros traits comme ceux des
+décorations de théâtre; la symbolisation serait même parfaite si, au
+dénouement, Tamino, ramené par le désir de posséder Tamina, au lieu de
+celle-ci, ne demandait et n'obtenait que l'initiation dans le temple de
+la Sagesse; en revanche, Papagéno, l'opposé nécessaire de Tamino,
+obtiendra sa Papagéna. Les hommes supérieurs et nobles saisissent vite
+cet enseignement du destin et s'y prêtent avec soumission et
+reconnaissance: ils comprennent que dans ce monde on peut bien trouver
+l'instruction, mais non le bonheur; ils s'habituent à échanger des
+espérances contre des connaissances; ils s'en contentent et disent
+finalement avec Pétrarque:
+
+ Altro diletto, che'mparar non provo.
+
+Ils peuvent même en arriver à ne plus suivre leurs désirs et leurs
+aspirations qu'en apparence pour ainsi dire et comme un badinage, tandis
+qu'en réalité et dans le sérieux de leur for intérieur ils n'attendent
+que de l'instruction; ce qui les revêt alors d'une teinte méditative,
+géniale et élevée. Dans ce sens, on peut dire, aussi qu'il en est de
+nous comme des alchimistes, qui, pendant qu'ils ne cherchaient que de
+l'or, ont trouvé la poudre à canon, la porcelaine, des médicaments et
+jusqu'à des lois naturelles.
+
+
+II.--Concernant notre conduite envers nous-mêmes.
+
+4° Le manœuvre qui aide à élever un édifice, n'en connaît pas le plan
+d'ensemble, ou ne l'a pas toujours sous les yeux; telle est aussi la
+position de l'homme, pendant qu'il est occupé à dévider un à un les
+jours et les heures de son existence, par rapport à l'ensemble de sa vie
+et au caractère total de celle-ci. Plus ce caractère est digne,
+considérable, significatif et individuel, plus il est nécessaire et
+bienfaisant pour l'individu de jeter de temps en temps un regard sur le
+plan réduit de sa vie. Il est vrai que pour cela il lui faut avoir fait
+déjà un premier pas dans le «γνώθι σαυτόν» (connais-toi toi-même): il
+doit donc savoir ce qu'il veut réellement, principalement et avant tout;
+il doit connaître ce qui est essentiel à son bonheur, et ce qui ne vient
+qu'en seconde, puis en troisième ligne; il faut qu'il se rende compte,
+en gros, de sa vocation, de son rôle et de ses rapports avec le monde.
+Si tout cela est important et élevé, alors l'aspect du plan réduit de sa
+vie le fortifiera, le soutiendra, relèvera plus que toute autre chose;
+cet examen l'encouragera au travail et le détournera des sentiers qui
+pourraient l'égarer.
+
+Le voyageur, alors seulement qu'il arrive sur une éminence, embrasse
+d'un coup d'œil et reconnaît l'ensemble du chemin parcouru, avec ses
+détours et ses courbes; de même aussi, ce n'est qu'au terme d'une
+période de notre existence, parfois de la vie entière, que nous
+reconnaissons la véritable connexion de nos actions, de nos œuvres et de
+nos productions, leur liaison précise, leur enchaînement et leur valeur.
+En effet tant que nous sommes plongés dans notre activité, nous
+n'agissons que selon les propriétés inébranlables de notre caractère,
+sous l'influence des motifs et dans la mesure de nos facultés,
+c'est-à-dire par une nécessité absolue; nous ne faisons à un moment
+donné que ce qui à ce moment-là nous semble juste et convenable. La
+suite seule nous permet d'apprécier le résultat, et le regard jeté en
+arrière sur l'ensemble nous montre seul le _comment_ et le _par quoi_.
+Aussi, au moment où nous accomplissons les plus grandes actions, où nous
+créons des œuvres immortelles, nous n'avons pas la conscience de leur
+vraie nature: elles ne nous semblent que ce qu'il y a de plus approprié
+à notre but présent et de mieux correspondant à nos intentions; nous
+n'avons d'autre impression que d'avoir fait précisément ce qu'il fallait
+faire actuellement; ce n'est que plus tard, de l'ensemble et de son
+enchaînement, que notre caractère et nos facultés ressortent en pleine
+lumière; par les détails, nous voyons alors comment nous avons pris la
+seule route vraie parmi tant de chemins détournés, comme par inspiration
+et guidés par notre génie. Tout ce que nous venons de dire est vrai en
+théorie comme en pratique et s'applique également aux faits inverses,
+c'est-à-dire au mauvais et au faux.
+
+5° Un point important pour la sagesse dans la vie, c'est la proportion
+dans laquelle nous consacrons une part de notre attention au présent et
+l'autre à l'avenir, afin que l'un ne nous gâte pas l'autre. Il y a
+beaucoup de gens qui vivent trop dans le présent: ce sont les frivoles;
+d'autres, trop dans l'avenir: ce sont les craintifs et les inquiets. On
+garde rarement la juste mesure. Ces hommes qui, mus par leurs désirs et
+leurs espérances, vivent uniquement dans l'avenir, les yeux toujours
+dirigés en avant, qui courent avec impatience au-devant des choses
+futures, car, pensent-ils, celles-là vont leur apporter tout à l'heure
+le vrai bonheur, mais qui, en attendant, laissent fuir le présent qu'ils
+négligent sans en jouir, ressemblent à ces ânes, en Italie, à qui l'on
+fait presser le pas au moyen d'une botte de foin attachée par un bâton
+devant leur tête: ils voient la botte toujours tout près devant eux et
+ont toujours l'espoir de l'atteindre. De tels hommes en effet s'abusent
+eux-mêmes sur toute leur existence en ne vivant perpétuellement qu'_ad
+interim_, jusqu'à leur mort. Aussi, au lieu de nous occuper sans cesse
+exclusivement de plans et de soins d'avenir, ou de nous livrer, à
+l'inverse, aux regrets du passé, nous devrions ne jamais oublier que le
+présent seul est réel, que seul il est certain, et qu'au contraire
+l'avenir se présente presque toujours autre que nous ne le pensions et
+que le passé lui aussi a été différent; ce qui fait que, en somme,
+avenir et passé ont tous deux bien moins d'importance qu'il ne nous
+semble. Car le lointain, qui rapetisse les objets pour l'œil, les
+surgrossit pour la pensée. Le présent seul est vrai et effectif; il est
+le temps réellement rempli, et c'est sur lui que repose exclusivement
+notre existence. Aussi doit-il toujours mériter à nos yeux un accueil de
+bienvenue; nous devrions goûter, avec la pleine conscience de sa valeur,
+toute heure supportable et libre de contrariétés ou de douleurs
+actuelles, c'est-à-dire ne pas la troubler par des visages qu'attristent
+des espérances déçues dans le passé ou des appréhensions pour l'avenir.
+Quoi de plus insensé que de repousser une bonne heure présente ou de se
+la gâter méchamment par inquiétude de l'avenir ou par chagrin du passé!
+Donnons son temps au souci, voire même au repentir; ensuite, quant aux
+faits accomplis, il faut se dire:
+
+ Αλλα τα μεν προτετυχθαι εασομεν αχνυμενοι περ,
+ Θυμον ενι στηθεσσι φιλον θαμασαντες αναγχη.
+
+(Donnons, bien qu'à regret, tout ce qui est passé à l'oubli; il est
+nécessaire d'étouffer la colère dans notre sein.)
+
+Quant à l'avenir:
+
+ Ητο: ταυτα θεων εν γουνασι χειται.
+
+(Tout cela repose sur les genoux des dieux.)
+
+En revanche, quant au présent, il faut penser comme Sénèque: «_Singulas
+dies, singulas vitas puta_» (Chaque jour séparément est une vie
+séparée), et se rendre ce seul temps réel aussi agréable que possible.
+
+Les seuls maux futurs qui doivent avec raison nous alarmer sont ceux
+dont l'arrivée et le moment d'arrivée sont certains. Mais il y en a bien
+peu qui soient dans ce cas, car les maux sont ou simplement possibles,
+tout au plus vraisemblables, ou bien ils sont certains, mais c'est
+l'époque de leur arrivée qui est douteuse. Si l'on se préoccupe des deux
+espèces de malheurs, on n'a plus un seul moment de repos. Par
+conséquent, afin de ne pas perdre la tranquillité de notre vie pour des
+maux dont l'existence ou l'époque sont indécises, il faut nous habituer
+à envisager les uns comme ne devant jamais arriver, les autres comme ne
+devant sûrement pas arriver de sitôt.
+
+Mais plus la peur nous laisse de repos, plus nous sommes agiles par les
+désirs, les convoitises et les prétentions. La chanson si connue de
+Gœthe: «_Ich hab' mein Sach auf nichts gestellt_» (J'ai placé mon
+souhait dans rien), signifie, au fond, qu'alors seulement qu'il a été
+évincé de toutes ses prétentions et réduit à l'existence telle qu'elle
+est, nue et dépouillée, l'homme peut acquérir ce calme de l'esprit qui
+est la base du bonheur humain, car ce calme est indispensable pour jouir
+du présent et par suite de la vie entière. C'est à cet effet également
+que nous devrions toujours nous rappeler que le jour d'_aujourd'hui_ ne
+vient qu'une seule fois et plus jamais. Mais nous nous imaginons qu'il
+reviendra demain: cependant _demain_ est un autre jour qui lui aussi
+n'arrive qu'une fois. Nous oublions que chaque jour est une portion
+intégrante, donc irréparable, de la vie, et nous le considérons comme
+contenu dans la vie de la même manière que les individus sont contenus
+dans la notion de l'ensemble Nous apprécierions et nous goûterions aussi
+bien mieux le présent, si, dans les jours de bien-être et de santé, nous
+reconnaissions à quel point, pendant la maladie ou l'affliction, le
+souvenir nous représente comme infiniment enviable chaque heure libre de
+douleurs ou de privations; c'est comme un paradis perdu, comme un ami
+méconnu. Mais, au contraire, nous vivons nos beaux jours sans leur
+accorder d'attention, et alors seulement que les mauvais arrivent, nous
+voudrions rappeler les autres. Nous laissons passer à côté de nous, sans
+en jouir et sans leur accorder un sourire, mille heures sereines et
+agréables, et plus tard, aux temps sombres, nous reportons vers elles
+nos vaines aspirations. Au lieu d'agir ainsi, nous devrions rendre
+hommage à toute actualité supportable, même la plus banale, que nous
+laissons fuir avec tant d'indifférence, que nous repoussons même
+impatiemment; nous devrions toujours nous rappeler que ce présent se
+précipite en ce même instant dans cette apothéose du passé, où
+désormais, rayonnant de la lumière de l'impérissabilité, il est conservé
+par la mémoire, pour se représenter à nos yeux comme l'objet de notre
+plus ardente aspiration, alors que, surtout aux heures mauvaises, le
+souvenir vient lever le rideau.
+
+6° _Se restreindre rend heureux._ Plus notre cercle de vision, d'action
+et de contact est étroit, plus nous sommes heureux; plus il est vaste,
+plus nous nous trouvons tourmentés ou inquiétés. Car, en même temps que
+lui, grandissent et se multiplient les peines, les désirs et les
+alarmes. C'est même pour ce motif que les aveugles ne sont pas aussi
+malheureux que nous pourrions le croire _a priori;_ on peut en juger au
+calme doux, presque enjoué de leurs traits. Cette règle nous explique
+aussi en partie pourquoi la seconde moitié de notre vie est plus triste
+que la première. En effet, dans le cours de l'existence, l'horizon de
+nos vues et de nos relations va s'élargissant. Dans l'enfance, il est
+borné à l'entourage le plus proche et aux relations les plus étroites;
+dans l'adolescence, il s'étend considérablement; dans l'âge viril, il
+embrasse tout le cours de notre vie et s'étend souvent même jusqu'aux
+relations les plus éloignées, jusqu'aux États et aux peuples; dans la
+vieillesse, il embrasse les générations futures. Toute limitation au
+contraire, même dans les choses de l'esprit, profite à notre bonheur.
+Car moins il y a d'excitation de la volonté, moins il y aura de
+souffrance; or nous savons que la souffrance est positive et le bonheur
+simplement négatif. La limitation du cercle d'action enlève à la volonté
+les occasions extérieures d'excitation; la limitation de l'esprit, les
+occasions intérieures. Cette dernière a seulement l'inconvénient
+d'ouvrir l'accès à l'ennui qui devient la source indirecte
+d'innombrables souffrances, parce qu'on recourt à tous les moyens pour
+le chasser; on essaye des distractions, des réunions, du luxe, du jeu,
+de la boisson, et de mille autres choses; de là dommages, ruine et
+malheurs de toute sorte. _Difficilis in otio quies._ Pour montrer en
+revanche combien la limitation extérieure est bienfaisante pour le
+bonheur humain, autant que quelque chose peut l'être, combien elle lui
+est même nécessaire, nous n'avons qu'à rappeler que le seul genre de
+poème qui entreprenne de peindre des gens heureux, l'idylle, les
+représente toujours placés essentiellement dans une condition et un
+entourage des plus limités. Ce même sentiment produit aussi le plaisir
+que nous trouvons à ce qu'on appelle des tableaux de genre. En
+conséquence, nous trouverons du bonheur dans la plus grande _simplicité_
+possible de nos relations et même dans l'_uniformité_ du genre de vie,
+tant que cette uniformité n'engendrera pas l'ennui: c'est à cette
+condition que nous porterons plus légèrement la vie et son fardeau
+inséparable; l'existence s'écoulera, comme un ruisseau, sans vagues et
+sans tourbillons.
+
+7° Ce qui importe, en dernière instance, à notre bonheur ou à notre
+malheur, c'est ce qui remplit et occupe la conscience. Tout travail
+purement intellectuel apportera, au total, plus de ressources à l'esprit
+capable de s'y livrer, que la vie réelle avec ses alternatives
+constantes de réussites et d'insuccès, avec ses secousses et ses
+tourments. Il est vrai que cela exige déjà des dispositions d'esprit
+prépondérantes. Il faut remarquer en outre que, d'une part, l'activité
+extérieure de la vie nous distrait et nous détourne de l'étude et enlève
+à l'esprit la tranquillité et le recueillement réclamés, et que, d'autre
+part, l'occupation continue de l'esprit rend plus ou moins incapable de
+se mêler au train et au tumulte de la vie réelle; il est donc sage de
+suspendre une telle occupation lorsque des circonstances quelconques
+nécessitent une activité pratique et énergique.
+
+8° Pour vivre avec _prudence_ parfaite et pour retirer de sa propre
+expérience tous les enseignements qu'elle contient, il est nécessaire de
+se reporter souvent en arrière par la pensée et de récapituler ce qu'on
+a vu, fait, appris et senti en même temps dans la vie; il faut aussi
+comparer son jugement d'autrefois avec son opinion actuelle, ses projets
+et ses aspirations avec leur résultat et avec la satisfaction que ce
+résultat nous a donnée. L'expérience nous sert ainsi de professeur
+particulier qui vient nous donner des répétitions privées. On peut aussi
+la considérer comme le texte, la réflexion et les connaissances en étant
+le commentaire. Beaucoup de réflexion et de connaissances avec peu
+d'expérience ressemble à ces éditions dont les pages présentent deux
+lignes de texte et quarante de commentaire. Beaucoup d'expérience
+accompagnée de peu de réflexion et d'instruction rappelle ces éditions
+de _Deux-Ponts_ qui n'ont pas de notes et laissent bien des passages
+incompris dans le texte.
+
+C'est à ces préceptes que se rapporte la maxime de Pythagore, d'avoir à
+passer en revue avant de s'endormir le soir, ce qu'on a fait dans la
+journée. L'homme qui s'en va vivant dans le tumulte des affaires ou des
+plaisirs sans jamais ruminer son passé et qui se contente de dévider
+l'écheveau de sa vie, perd toute raison claire; son esprit devient un
+chaos, et dans ses pensées pénètre une certaine confusion dont témoigne
+sa conversation abrupte, fragmentaire et pour ainsi dire hachée menu.
+Cet état sera d'autant plus prononcé que l'agitation extérieure, la
+somme des impressions sera plus grande et l'activité intérieure de
+l'esprit moindre.
+
+Observons ici qu'après un laps de temps, quand les relations et les
+circonstances qui agissaient sur nous ont disparu, nous ne pouvons plus
+faire revenir et revivre la disposition et la sensation produites alors
+en nous; mais ce que nous pouvons bien nous rappeler, ce sont nos
+_manifestations_ à cette occasion. Or celles-ci sont le résultat,
+l'expression et la mesure de celles-là. Aussi la mémoire ou le papier
+devraient-ils soigneusement conserver les traces des époques importantes
+de notre vie. Tenir son journal est très utile pour cela.
+
+9° Se suffire à soi-même, être tout en tout pour soi, et pouvoir dire:
+«_Omnia mea mecum porto_,» voilà certainement pour notre bonheur la
+condition la plus favorable; aussi ne saurait-on assez répéter la maxime
+d'Aristote: «Η ευδαιμονια των αταρχων εστι» (Le bonheur est à ceux qui
+se suffisent à eux-mêmes. _Mor. à Eud._, 7, 2.) [C'est au fond la même
+pensée, rendue d'une manière charmante, qu'exprime la sentence de
+Chamfort mise en tête de ce traité.] Car, d'une part, il ne faut compter
+avec quelque assurance que sur soi-même; d'autre part, les fatigues et
+les inconvénients, le danger et les peines que la société apporte avec
+elle, sont innombrables et inévitables.
+
+Il n'y a pas de voie qui nous éloigne plus du bonheur que la vie en
+grand, la vie des noces et festins, celle que les Anglais appellent le
+_high life_, car, en cherchant à transformer notre misérable existence
+en une succession de joies, de plaisirs et de jouissances, l'on ne peut
+manquer de trouver le désabusement, sans compter les mensonges
+réciproques que l'on se débite dans ce monde-là et qui en sont
+l'accompagnement obligé[24].
+
+Et tout d'abord toute société exige nécessairement un accommodement
+réciproque, un tempérament: aussi, plus elle est nombreuse, plus elle
+devient fade. On ne peut être _vraiment soi_ qu'aussi longtemps qu'on
+est seul; qui n'aime donc pas la solitude n'aime pas la liberté, car on
+n'est libre qu'étant seul. Toute société a pour compagne inséparable la
+contrainte et réclame des sacrifices qui coûtent d'autant plus cher que
+la propre individualité est plus marquante. Par conséquent, chacun
+fuira, supportera ou chérira la solitude en proportion exacte de la
+valeur de son propre moi. Car c'est là que le mesquin sent toute sa
+mesquinerie et le grand esprit toute sa grandeur; bref, chacun s'y pèse
+à sa vraie valeur. En outre un homme est d'autant plus essentiellement
+et nécessairement isolé, qu'il occupe un rang plus élevé dans le
+nobiliaire de la nature. C'est alors une véritable jouissance pour un
+tel homme, que l'isolement physique soit en rapport avec son isolement
+intellectuel: si cela ne peut pas être, le fréquent entourage d'êtres
+hétérogènes le trouble; il lui devient même funeste, car il lui dérobe
+son moi et n'a rien à lui offrir en compensation. De plus, pendant que
+la nature a mis la plus grande dissemblance, au moral comme à
+l'intellectuel, entre les hommes, la société, n'en tenant aucun compte,
+les fait tous égaux, ou plutôt, à cette inégalité naturelle, elle
+substitue les distinctions et les degrés artificiels de la condition et
+du rang qui vont souvent diamétralement à l'encontre de cette liste par
+rang telle que l'a établie la nature. Ceux que la nature a placés bas se
+trouvent très bien de cet arrangement social, mais le petit nombre de
+ceux qu'elle a placés haut n'ont pas leur compte; aussi se dérobent-ils
+d'ordinaire à la société: d'où il résulte que le vulgaire y domine dès
+qu'elle devient nombreuse. Ce qui dégoûte de la société les grands
+esprits, c'est l'égalité des droits et des prétentions qui en dérivent,
+en regard de l'inégalité des facultés et des productions (sociales) des
+autres. La soi-disant bonne société apprécie les mérites de toute
+espèce, sauf les mérites intellectuels; ceux-ci y sont même de la
+contrebande. Elle impose le devoir de témoigner une patience sans bornes
+pour toute sottise, toute folie, toute absurdité, pour toute stupidité;
+les mérites personnels, au contraire, sont tenus de mendier leur pardon
+ou de se cacher, car la supériorité intellectuelle, sans aucun concours
+de la volonté, blesse par sa seule existence. En outre, cette prétendue
+bonne société n'a pas seulement l'inconvénient de nous mettre en contact
+avec des gens que nous ne pouvons ni approuver ni aimer, mais encore
+elle ne nous permet pas d'être nous-mêmes, d'être tel qu'il convient à
+notre nature; elle nous oblige plutôt, afin de nous mettre au diapason
+des autres, à nous ratatiner pour ainsi dire, voire même à nous
+difformer. Des discours spirituels ou des saillies ne sont de mise que
+dans une société spirituelle; dans la société ordinaire, ils sont tout
+bonnement détestés, car pour plaire dans celle-ci il faut absolument
+être plat et borné. Dans de pareilles réunions, on doit, avec une
+pénible abnégation de soi-même, abandonner les trois quarts de sa
+personnalité pour s'assimiler aux autres. Il est vrai qu'en retour on
+gagne ces autres; mais plus on a de valeur propre, plus on verra qu'ici
+le gain ne couvre pas la perte et que le marché aboutit à notre
+détriment, car les gens sont d'ordinaire insolvables, c'est-à-dire
+qu'ils n'ont rien dans leur commerce qui puisse nous indemniser de
+l'ennui, des fatigues et des désagréments qu'ils procurent ni du
+sacrifice de soi-même qu'ils imposent: d'où il résulte que presque toute
+société est de telle qualité que celui qui la troque contre la solitude
+fait un bon marché. À cela vient encore s'ajouter que la société, en vue
+de suppléer à la supériorité véritable, c'est-à-dire à l'intellectuelle
+qu'elle ne supporte pas et qui est rare, a adopté sans motifs une
+supériorité fausse, conventionnelle, basée sur des lois arbitraires, se
+propageant par tradition parmi les classes élevées et, en même temps,
+variant comme un mot d'ordre; c'est celle que l'on appelle le _bon ton_,
+«_fashionableness_». Toutefois, quand il arrive que cette espèce de
+supériorité entre en collision avec la véritable, la faiblesse de la
+première ne tarde pas à se montrer. En outre, «quand le bon ton arrive,
+le bon sens se retire[25].»
+
+En thèse générale, on ne peut être à l'unisson parfait qu'avec soi-même;
+on ne peut pas l'être avec son ami, on ne peut pas l'être avec la femme
+aimée, car les différences de l'individualité et de l'humeur produisent
+toujours une dissonnance, quelque faible qu'elle soit. Aussi la paix du
+cœur véritable et profonde et la parfaite tranquillité de l'esprit, ces
+biens suprêmes sur terre après la santé, ne se trouvent que dans la
+solitude et, pour être permanents, que dans la retraite absolue. Quand
+alors le moi est grand et riche, on goûte la condition la plus heureuse
+qui soit à trouver en ce pauvre bas monde. Oui, disons-le ouvertement:
+quelque étroitement que l'amitié, l'amour et le mariage unissent les
+humains, on ne veut, entièrement et de bonne foi, de bien qu'à soi seul,
+ou tout au plus encore à son enfant. Moins on aura besoin, par suite de
+conditions objectives ou subjectives, de se mettre en contact avec les
+hommes, mieux on s'en trouvera. La solitude, le désert permettent
+d'embrasser d'un seul regard tous ses maux, sinon de les éprouver d'un
+seul coup; la société, au contraire, est _insidieuse;_ elle cache des
+maux immenses, souvent irréparables, derrière une apparence de
+passe-temps, de causeries, d'amusements de société et autres semblables.
+Une étude importante pour les hommes serait d'apprendre de bonne heure à
+supporter la solitude, cette source de félicité et de tranquillité
+intellectuelle.
+
+De tout ce que nous venons d'exposer il résulte que celui-là est le
+mieux partagé qui n'a compté que sur lui-même et qui peut en tout être
+tout à lui-même. Cicéron a dit: «_Nemo potest non beatissimus esse, qui
+est totus aptus ex sese, quique in se uno ponit omnia_» (Parad. II)
+(Celui qui ne relève que de lui-même et met en lui tous ses biens doit
+nécessairement être le plus heureux des hommes). En outre, plus l'homme
+a en soi, moins les autres peuvent lui être de quelque chose. C'est ce
+certain sentiment, de pouvoir se suffire entièrement, qui empêche
+l'homme de valeur et riche à l'intérieur d'apporter à la vie en commun
+les grands sacrifices qu'elle exige et bien moins encore de la
+rechercher au prix d'une notable abnégation de soi-même. C'est le
+sentiment opposé qui rend les hommes ordinaires si sociables et si
+accommodants; il leur est, en effet, plus facile de supporter les autres
+qu'eux-mêmes. Notons encore ici que ce qui a une valeur réelle n'est pas
+apprécié dans le monde, et que ce qui est apprécié n'a pas de valeur.
+Nous en trouvons la preuve et le résultat dans la vie retirée de tout
+homme de mérite et de distinction. Il s'ensuit que ce sera pour l'homme
+éminent faire acte positif de sagesse que de restreindre, s'il le faut,
+ses besoins, rien que pour pouvoir garder ou étendre sa liberté, et de
+se contenter du moins possible pour sa personne, quand le contact avec
+les hommes est inévitable.
+
+Ce qui d'autre part rend encore les hommes sociables, c'est qu'ils sont
+incapables de supporter la solitude et de se supporter eux-mêmes quand
+ils sont seuls. C'est leur vide intérieur et leur fatigue d'eux-mêmes
+qui les poussent à chercher la société, à courir les pays étrangers et à
+entreprendre des voyages. Leur esprit, manquant du ressort nécessaire
+pour s'imprimer du mouvement propre, cherche à l'accroître par le vin,
+et beaucoup d'entre eux finissent ainsi par devenir des ivrognes. C'est
+dans ce même but qu'ils ont besoin de l'excitation continue venant du
+dehors et notamment de celle produite par des êtres de leur espèce, car
+c'est la plus énergique de toutes. A défaut de cette irritation
+extérieure, leur esprit s'affaisse sous son propre poids et tombe dans
+une léthargie écrasante[26]. On pourrait dire également que chacun d'eux
+n'est qu'une petite fraction de l'idée de l'humanité, ayant besoin
+d'être additionné de beaucoup de ses semblables pour constituer en
+quelque sorte une conscience humaine entière; par contre, celui qui est
+un homme complet, un homme _par excellence_, celui-là n'est pas une
+fraction; il représente une unité entière et se suffit par conséquent à
+lui-même. On peut, dans ce sens, comparer la société ordinaire à cet
+orchestre russe composé exclusivement de cors et dans lequel chaque
+instrument n'a qu'une note; ce n'est que par leur coïncidence exacte que
+l'harmonie musicale se produit. En effet, l'esprit de la plupart des
+gens est monotone comme ce cor qui n'émet lui aussi qu'un son: ils
+semblent réellement n'avoir jamais qu'un seul et même sujet de pensée,
+et être incapables d'en avoir un autre. Ceci explique donc à la fois
+comment il se fait qu'ils soient si ennuyeux et si sociables, et
+pourquoi ils vont le plus volontiers par troupeau: «_The gregariousness
+of mankind._» C'est la monotonie de leur propre être qui est
+insupportable à chacun d'entre eux: «_Omnis stultitia laborat fastidio
+sui_» (Toute sottise est accablée par le dégoût d'elle-même). Ce n'est
+que réunis et par leur réunion qu'ils sont quelque chose, tout comme ces
+sonneurs de cor. L'homme intelligent au contraire est comparable à un
+virtuose qui exécute son concert _à lui seul_, ou bien encore à un
+piano. Pareil à ce dernier, qui est à lui tout seul un petit orchestre,
+il est un petit monde, et ce que les autres ne sont que par une action
+d'ensemble, lui l'offre dans l'unité d'une seule conscience. Ainsi que
+le piano, il n'est pas une partie de la symphonie, il est fait pour le
+solo et pour la solitude; quand il doit prendre part au concert avec les
+autres, cela ne peut être que comme voix principale avec accompagnement,
+encore comme le piano, ou pour donner le ton dans la musique vocale,
+toujours comme le piano. Celui qui aime de temps en temps à aller dans
+le monde, pourra tirer de la comparaison précédente cette règle que ce
+qui manque en qualité aux gens avec lesquels il est en relation, doit
+être suppléé jusqu'à un certain point par la quantité. Le commerce d'un
+seul homme intelligent pourrait lui suffire; mais, s'il ne trouve que de
+la marchandise de qualité ordinaire, il sera bon d'en avoir à foison,
+pour que la variété et l'action combinées produisent quelque effet, par
+analogie avec l'orchestre de cors russes, déjà mentionné: et que le Ciel
+lui accorde la patience qu'il lui faudra!
+
+C'est encore à ce vide intérieur et à cette nullité des gens qu'il faut
+attribuer ce fait que, lorsque des hommes d'une étoffe meilleure se
+groupent en vue d'un but noble et idéal, le résultat sera presque
+toujours le suivant: il se trouvera quelques membres de ce _plebs_ de
+l'humanité qui, pareil à la vermine, pullule et envahit toute chose en
+tout lieu, toujours prêt à s'emparer de tout indistinctement pour
+soulager son ennui ou d'autres fois son indigence,--il s'en trouvera,
+dis-je, qui s'insinueront dans l'assemblée ou s'y introduiront à force
+d'importunité, et alors ou bien ils détruiront bientôt toute l'œuvre, ou
+bien ils la modifieront au point que l'issue en sera à peu près l'opposé
+du but primitif.
+
+On peut encore envisager la sociabilité chez les hommes comme un moyen
+de se réchauffer réciproquement l'esprit, analogue à la manière dont ils
+se chauffent mutuellement le corps quand, par les grands froids, ils
+s'entassent et se pressent les uns contre les autres. Mais qui possède
+en soi-même beaucoup de calorique intellectuel n'a pas besoin de pareils
+entassements. On trouvera dans le 2e volume de ce recueil, au chapitre
+final, un apologue imaginé par moi à ce sujet[27]. La conséquence de
+tout cela c'est que la sociabilité de chacun est en raison inverse de sa
+valeur intellectuelle; dire de quelqu'un: «Il est très insociable,»
+signifie à peu de chose près: «C'est un homme doué de hautes facultés.»
+
+La solitude offre à l'homme intellectuellement haut placé un double
+avantage: le premier, d'être avec soi-même, et le second de n'être pas
+avec les autres. On appréciera hautement ce dernier si l'on réfléchit à
+tout ce que le commerce du monde apporte avec soi de contrainte, de
+peine et même de dangers. «_Tout notre mal vient de ne pouvoir être
+seuls_,» a dit La Bruyère. La sociabilité appartient aux penchants
+dangereux et pernicieux, car elle nous met en contact avec des êtres qui
+en grande majorité sont moralement mauvais et intellectuellement bornés
+ou détraqués. L'homme insociable est celui qui n'a pas besoin de tous
+ces gens-là. Avoir suffisamment en soi pour pouvoir se passer de société
+est déjà un grand bonheur, par là même que presque tous nos maux
+dérivent du monde, et que la tranquillité d'esprit qui, après la santé,
+forme l'élément le plus essentiel de notre bonheur, y est mise en péril
+et ne peut exister sans de longs moments de solitude. Les philosophes
+cyniques renoncèrent aux biens de toute espèce pour jouir du bonheur que
+donne le calme intellectuel: renoncer à la société en vue d'arriver au
+même résultat, c'est choisir le moyen le plus sage. Bernardin de
+Saint-Pierre dit avec raison et d'une façon charmante: «_La diète des
+aliments nous rend la santé du corps, et celle des hommes la
+tranquillité de l'âme._» Aussi celui qui s'est fait de bonne heure à la
+solitude et à qui elle est devenue chère a-t-il acquis une mine d'or.
+Mais cela n'est pas donné à chacun. Car de même que c'est la misère qui,
+d'abord, rapproche les hommes, de même plus tard, le besoin écarté,
+c'est l'ennui qui les rassemble. Sans ces deux motifs, chacun resterait
+probablement à l'écart, quand ce ne serait déjà que parce que dans la
+solitude seule le milieu qui nous entoure correspond à cette importance
+exclusive, à cette qualité de créature unique que chacun possède à ses
+propres yeux, mais que le train tumultueux du monde réduit à rien, vu
+que chaque pas lui donne un douloureux démenti. En ce sens, la solitude
+est même l'état naturel de chacun; elle le replace, nouvel Adam, dans sa
+condition primitive de bonheur, dans l'état approprié à sa nature.
+
+Oui! mais Adam n'avait ni père ni mère! C'est pourquoi, d'un autre côté,
+la solitude n'est pas naturelle à l'homme, puisqu'à son arrivée au monde
+il ne se trouve pas seul, mais au milieu de parents, de frères et de
+sœurs, autrement dit au sein d'une vie en commun.
+
+Par conséquent, l'amour de la solitude ne peut pas exister comme
+penchant primitif; il doit naître comme un résultat de l'expérience et
+de la réflexion et se produire toujours en rapport avec le développement
+de la force intellectuelle propre et en proportion des progrès de l'âge:
+d'où il suit qu'en somme l'instinct social de chaque individu sera dans
+le rapport inverse de son âge. Le petit enfant pousse des cris de
+frayeur et se lamente dès qu'on le laisse seul, ne fût-ce qu'un moment.
+Pour les jeunes garçons, devoir rester seuls est une sévère pénitence.
+Les adolescents se réunissent volontiers entre eux; il n'y a que ceux
+doués d'une nature plus noble et d'un esprit plus élevé qui recherchent
+déjà parfois la solitude; néanmoins passer toute une journée seuls leur
+est encore difficile. Pour l'homme fait, c'est chose facile; il peut
+rester longtemps isolé, et d'autant plus longtemps qu'il avance
+davantage dans la vie. Quant au vieillard, unique survivant de
+générations disparues, mort d'une part aux jouissances de la vie,
+d'autre part élevé au-dessus d'elles, la solitude est son véritable
+élément. Mais, dans chaque individu considéré séparément, les progrès du
+penchant à la retraite et à l'isolement seront toujours en raison
+directe de sa valeur intellectuelle. Car, ainsi que nous l'avons déjà
+dit, ce n'est pas là un penchant purement naturel, provoqué directement
+par la nécessité; c'est plutôt seulement l'effet de l'expérience acquise
+et méditée; on y arrive surtout après s'être bien convaincu de la
+misérable condition morale et intellectuelle de la plupart des hommes,
+et ce qu'il y a de pire dans cette condition c'est que les imperfections
+morales de l'individu conspirent avec ses imperfections intellectuelles
+et s'entr'aident mutuellement; il se produit alors les phénomènes les
+plus repoussants qui rendent répugnant, et même insupportable, le
+commerce de la grande majorité des hommes. Et voilà comment, bien qu'il
+y ait tant de mauvaises choses en ce monde, la société en est encore la
+pire: Voltaire lui-même, Français sociable, a été amené à dire: «_La
+terre est couverte de gens qui ne méritent pas qu'on leur parle_.» Le
+tendre Pétrarque, qui a si vivement et avec tant de constance aimé la
+solitude, en donne le même motif:
+
+ Cereato ho sempre solitaria vita
+ (Le rive il sanno, e le campagne, e i boschi),
+ Per fuggir quest'ingegni storli e loschi
+ Che la strada del ciel' hanno smarita.
+
+(J'ai toujours recherché une vie solitaire [les rivages, et les
+campagnes, et les bois le savent], pour fuir ces esprits difformes et
+myopes, qui ont perdu la route du ciel).
+
+Il donne les mêmes motifs dans son beau livre _De vita solitaria_, qui
+semble avoir servi de modèle à Zimmermann pour son célèbre ouvrage
+intitulé _De la solitude_. Chamfort, avec sa manière sarcastique,
+exprime précisément cette origine secondaire et indirecte de
+l'insociabilité, quand il dit: «_On dit quelquefois d'un homme qui vit
+seul: Il n'aime pas la société. C'est souvent comme si l'on disait d'un
+homme qu'il n'aime pas la promenade, sous le prétexte qu'il ne se
+promène pas volontiers le soir dans ta forêt de Bondy_.» Saadi, dans le
+_Gulistan_, s'exprime dans le même sens: «_Depuis ce moment, prenant
+congé du monde, nous avons suivi le chemin de l'isolement; car la
+sécurité est dans la solitude_.» Angélus Silesius, âme douce et
+chrétienne, dit la même chose dans son langage à part et tout mystique:
+
+ Hérode est un ennemi, Joseph est la raison
+ À qui Dieu révèle en songe (en esprit) le danger:
+ Le monde est Bethléem, l'Égypte la _solitude_:
+ Fuis, mon finie! fuis, ou tu meurs de douleur.
+
+Voici également comment s'exprime Jordan Bruno: «_Tanli nomini, che in
+terra hanno voluto gustare vita celeste, dissero con una voce: ecce
+elongavi fugiens et mansi in solitudine_.» (Tous ceux qui ont voulu
+goûter sur terre la vie céleste, ont dit d'une voix: «Voici que je me
+suis éloigné en courant et je suis resté dans la solitude»). Saadi, le
+Persan, en parlant de lui-même, dit encore dans le _Gulistan_: «_Fatigué
+de mes amis à Damas, je me retirai dans le désert auprès de Jérusalem,
+pour rechercher la société des animaux_.» Bref, tous ceux que Prométhée
+avait façonnés de la meilleure argile ont parlé dans le même sens.
+Quelles jouissances peuvent en effet trouver ces êtres privilégiés dans
+le commerce de créatures avec lesquelles ils ne peuvent avoir de
+relations pour établir une vie en commun que par l'intermédiaire de la
+plus basse et la plus vile part de leur propre nature, c'est-à-dire par
+tout ce qu'il y a dans celle-ci de banal, de trivial et de vulgaire? Ces
+êtres ordinaires ne peuvent s'élever à la hauteur des premiers, n'ont
+d'autre ressource comme ils n'auront d'autre tâche que de les abaisser à
+leur propre niveau. À ce point de vue, c'est un sentiment aristocratique
+qui nourrit le penchant à l'isolement et à la solitude. Tous les gueux
+sont d'un sociable à faire pitié: en revanche, à cela seul on voit qu'un
+homme est de plus noble qualité, quand il ne trouve aucun agrément aux
+autres, quand il préfère de plus en plus la solitude à leur société et
+qu'il acquiert insensiblement, avec l'âge, la conviction que sauf de
+rares exceptions il n'y a de choix dans le monde qu'entre la solitude et
+la vulgarité. Cette maxime, quelque dure qu'elle semble, a été exprimée
+par Angélus Silesius lui-même, malgré toute sa charité et sa tendresse
+chrétiennes:
+
+ La solitude est pénible: cependant ne sois pas vulgaire, Et tu
+ pourras partout être dans un désert.
+
+Pour ce qui concerne notamment les esprits éminents, il est bien naturel
+que ces véritables éducateurs de tout le genre humain éprouvent aussi
+peu d'inclination à se mettre en communication fréquente avec les
+autres, qu'en peut ressentir le pédagogue à se mêler aux jeux bruyants
+de la troupe d'enfants qui l'entourent. Car, nés pour guider les autres
+hommes vers la vérité sur l'océan de leurs erreurs, pour les retirer de
+l'abîme de leur grossièreté et de leur vulgarité, pour les élever vers
+la lumière de la civilisation et du perfectionnement, ils doivent, il
+est vrai, vivre parmi ceux-là, mais sans leur appartenir réellement; ils
+se sentent, par conséquent, dès leur jeunesse, des créatures
+sensiblement différentes; mais la conviction bien distincte à cet égard
+ne leur arrive qu'insensiblement, à mesure qu'ils avancent en âge; alors
+ils ont soin d'ajouter la distance physique à la distance intellectuelle
+qui les sépare du reste des hommes, et ils veillent à ce que personne, à
+moins d'être soi-même plus ou moins un affranchi de la vulgarité
+générale, ne les approche de trop près.
+
+Il ressort de tout cela que l'amour de la solitude n'apparaît pas
+directement et à l'état d'instinct primitif, mais qu'il se développe
+indirectement, particulièrement dans les esprits distingués, et
+progressivement, non sans avoir à surmonter l'instinct naturel de la
+sociabilité, et même à combattre, à l'occasion, quelque suggestion
+méphistophélique:
+
+ Hor' auf, mit deinem Gram zu spielen,
+ Der, wie ein Geier, dir am Leben frisst:
+ Die schllechteste Gesellachaft lässt dich fühlen
+ Dass du ein Mensch mit Menschen bist.
+
+(Cesse du jouer avec ton chagrin, qui, pareil à un vautour, te ronge
+l'existence: la pire compagnie te fait sentir que tu es un homme avec
+des hommes.)
+
+La solitude est le lot de tous les esprits supérieurs; il leur arrivera
+parfois de s'en attrister, mais ils la choisiront toujours comme le
+moindre de deux maux. Avec les progrès de l'âge néanmoins, le _sapere
+aude_ devient à cet égard de plus en plus facile et naturel; vers la
+soixantaine, le penchant à la solitude arrive à être tout à fait
+naturel, presque instinctif. En effet, tout se réunit alors pour le
+favoriser. Les ressorts qui poussent le plus énergiquement à la
+sociabilité, savoir l'amour des femmes et l'instinct sexuel, n'agissent
+plus à ce moment; la disparition du sexe fait même naitre chez le
+vieillard une certaine capacité de se suffire à soi-même, qui peu à peu
+absorbe totalement l'instinct social. On est revenu de mille déceptions
+et de mille folies; la vie d'action a cessé d'ordinaire; on n'a plus
+rien à attendre, plus de plans ni de projets à former; la génération à
+laquelle on appartient réellement n'existe plus; entouré d'une race
+étrangère, on se trouve déjà objectivement et essentiellement isolé.
+Avec cela, le vol du temps s'est accéléré, et l'on voudrait l'employer
+encore intellectuellement. Car à ce moment, pourvu que la tête ait
+conservé ses forces, les études de toute sorte sont rendues plus faciles
+et plus intéressantes que jamais par la grande somme de connaissances et
+d'expérience acquise, par la méditation progressivement plus approfondie
+de toute pensée, ainsi que par la grande aptitude pour l'exercice de
+toutes les facultés intellectuelles. On voit clair dans maintes choses
+qui autrefois étaient comme plongées dans un brouillard; on obtient des
+résultats, et l'on sent entièrement sa supériorité. À la suite d'une
+longue expérience, on a cessé d'attendre grand-chose des hommes,
+puisque, à tout prendre, ils ne gagnent pas à être connus de plus près;
+on sait plutôt que, sauf quelques rares bonnes chances, on ne
+rencontrera de la nature humaine que des exemplaires très défectueux et
+auxquels il vaut mieux ne pas toucher. On n'est plus exposé aux
+illusions ordinaires, on voit bien vite ce que chaque homme vaut, et
+l'on n'éprouvera que rarement le désir d'entrer en rapport plus intime
+avec lui. Enfin, lorsque surtout on reconnaît dans la solitude une amie
+de jeunesse, l'habitude de l'isolement et du commerce avec soi-même
+s'est implantée, et c'est alors une seconde nature. Aussi l'amour de la
+solitude, cette qualité qu'il fallait jusque-là conquérir par une lutte
+contre l'instinct de sociabilité, est désormais naturel et simple; on
+est à son aise dans la solitude comme le poisson dans l'eau. Aussi tout
+homme supérieur, ayant une individualité qui ne ressemble pas aux
+autres, et qui par conséquent occupe une place unique, se sentira
+soulagé dans sa vieillesse par cette position entièrement isolée,
+quoiqu'il ait pu s'en trouver accablé pendant sa jeunesse.
+
+Certainement, chacun ne possédera sa part de ce privilège réel de l'âge
+que dans la mesure de ses forces intellectuelles; c'est donc l'esprit
+éminent qui l'acquerra avant tous les autres, mais, à un degré moindre,
+chacun y arrivera. Il n'y a que les natures les plus pauvres et les plus
+vulgaires qui seront, dans la vieillesse, aussi sociables qu'autrefois:
+elles sont alors à charge à cette société, avec laquelle elles ne
+cadrent plus; et tout au plus arriveront-elles à être tolérées, au lieu
+d'être recherchées comme jadis.
+
+On peut encore trouver un côté téléologique à ce rapport inverse dont
+nous venons de parler, entre le nombre des années et le degré de
+sociabilité. Plus l'homme est jeune, plus il a encore à apprendre dans
+toutes les directions; or la nature ne lui a réservé que l'enseignement
+mutuel que chacun reçoit dans le commerce de ses semblables et qui fait
+qu'on pourrait appeler la société humaine une grande maison d'éducation
+bell-lancastrienne, vu que les livres et les écoles sont des
+institutions artificielles, bien éloignées du plan de la nature. Il est
+donc très utile pour l'homme de fréquenter l'institution naturelle
+d'éducation d'autant plus assidûment qu'il est plus jeune.
+
+« _Nihil est ab omni parte beatum_,» dit Horace, et «_Point de lotus
+sans tige_,» dit un proverbe indien; de même, la solitude, à côté de
+tant d'avantages, a aussi ses légers inconvénients et ses petites
+incommodités, mais qui sont minimes en regard de ceux de la société, à
+tel point que l'homme qui a une valeur propre trouvera toujours plus
+facile de se passer des autres que d'entretenir des relations avec eux.
+Parmi ces inconvénients, il en est un dont on ne se rend pas aussi
+facilement compte que des autres; c'est le suivant: de même qu'à force
+de garder constamment la chambre notre corps devient tellement sensible
+à toute impression extérieure que le moindre petit air frais l'affecte
+maladivement, de même notre humeur devient tellement sensible par la
+solitude et l'isolement prolongés, que nous nous sentons inquiété,
+affligé ou blessé par les événements les plus insignifiants, par un mot,
+par une simple mine même, tandis que celui qui est constamment dans le
+tumulte ne fait pas seulement attention à ces bagatelles.
+
+Il peut se trouver tel homme qui, notamment dans sa jeunesse, et quelque
+souvent que sa juste aversion de ses semblables l'ait fait déjà fuir
+dans la solitude, ne saurait à la longue en supporter le vide; je lui
+conseille de s'habituer à emporter avec soi, dans la société, une partie
+de sa solitude; qu'il apprenne à être seul jusqu'à un certain point même
+dans le monde, par conséquent à ne pas communiquer de suite aux autres
+ce qu'il pense; d'autre part, à ne pas attacher trop de valeur à ce
+qu'ils disent, mais plutôt à ne pas en attendre grand'chose au moral
+comme à l'intellectuel, et par suite à fortifier en soi cette
+indifférence à l'égard de leurs opinions qui est le plus sûr moyen de
+pratiquer constamment une louable tolérance. De cette façon, bien que
+parmi eux il ne soit pas entièrement dans leur société, il aura
+vis-à-vis d'eux une attitude plus purement objective, ce qui le
+protégera contre un contact trop intime avec le monde, et par là contre
+toute souillure, à plus forte raison contre toute lésion. Il existe une
+description dramatique remarquable d'une pareille société entourée de
+barrières ou de retranchements, dans la comédie _El cafe, o sea la
+Comedi nueva_ de Moratin; on la trouve dans le caractère de don Pedro,
+surtout aux scènes 2 et 3 du Ier acte.
+
+Dans cet ordre d'idées, nous pouvons aussi comparer la société à un feu
+auquel le sage se chauffe, mais sans y porter la main, comme le fou qui,
+après s'être brûlé, fuit dans la froide solitude et gémit de ce que le
+feu brûle.
+
+10° L'_envie_ est naturelle à l'homme, et cependant elle est un vice et
+un malheur tout à la fois[28]. Nous devons donc la considérer comme une
+ennemie de notre bonheur et chercher à l'étouffer comme un méchant
+démon. Sénèque nous le commande par ces belles paroles: «_Nostra nos
+sine comparatione delectent: nunquam erit felix quem torquebit
+felicior_» (_De ira_, III, 30) (Jouissons de ce que nous avons sans
+faire de comparaison; il n'y aura jamais de bonheur pour celui que
+tourmente un bonheur plus grand). Et ailleurs: «_Quum adspexeris quot te
+antecedant, cogita quot sequantur_» (Ep. 15) (Au lieu de regarder
+combien de personnes il y a au-dessus de vous, songez combien il y en a
+au-dessous); il nous faut donc considérer plus souvent ceux dont la
+condition est pire que ceux dont elle semble meilleure que la nôtre.
+Quand des malheurs réels nous frappent, la consolation la plus efficace,
+quoique dérivée de la même source que l'envie, sera la vue de
+souffrances plus grandes que les nôtres, et à côté de cela la
+fréquentation des personnes qui se trouvent dans notre cas, de nos
+compagnons de malheur.
+
+Voilà pour le côté actif de l'envie. Pour le côté passif, il y a à
+observer que nulle haine n'est aussi implacable que l'envie; aussi, au
+lieu d'être sans cesse occupé avec ardeur à exciter celle-ci,
+ferions-nous mieux de nous refuser cette jouissance, comme bien d'autres
+plaisirs, vu ses funestes conséquences.
+
+Il existe _trois aristocraties_: 1° celle de la naissance et du rang, 2°
+celle de l'argent, 3° celle de l'esprit. Cette dernière est en réalité
+la plus distinguée et se fait aussi reconnaître pour telle, pourvu qu'on
+lui en laisse le temps: Frédéric le Grand n'a-t-il pas dit lui-même:
+«_Les âmes privilégiées rangent à l'égal des souverains_?» Il adressait
+ces paroles à son maréchal de la cour, qui se trouvait choqué de ce que
+Voltaire était appelé à prendre place à une table réservée uniquement
+aux souverains et aux princes du sang, pendant que ministres et généraux
+dînaient à celle du maréchal. Chacune de ces aristocraties est entourée
+d'une _armée spéciale d'envieux_, secrètement aigris contre chacun de
+ses membres, et occupés, lorsqu'ils croient n'avoir pas à le redouter, à
+lui faire entendre de mille manières: «Tu n'es rien de plus que nous.»
+Mais ces efforts trahissent précisément leur conviction du contraire. La
+conduite à tenir par les _enviés_, consiste à conserver à distance tous
+ceux qui composent ces bandes et à éviter tout contact avec eux, de
+façon à en rester séparés par un large abîme; quand la chose n'est pas
+faisable, ils doivent supporter avec un calme extrême les efforts de
+l'envie, dont la source se trouvera ainsi tarie. C'est ce que nous
+voyons aussi appliquer constamment. En revanche, les membres de l'une
+des aristocraties s'entendront d'ordinaire fort bien et sans éprouver
+d'envie avec les personnes faisant partie de chacune des deux autres, et
+cela parce que chacun met dans la balance son mérite comme équivalent de
+celui des autres.
+
+11° Il faut mûrement et à plusieurs reprises méditer un projet avant de
+le mettre en œuvre, et même, après l'avoir pesé scrupuleusement, faut-il
+encore faire la part de l'insuffisance de toute science humaine; vu les
+bornes de nos connaissances, il peut toujours y avoir encore des
+circonstances qu'il a été impossible de scruter ou de prévoir et qui
+pourraient venir fausser le résultat de toute notre spéculation. Cette
+réflexion mettra toujours un poids dans le plateau négatif de la balance
+et nous portera, dans les affaires importantes, à ne rien mouvoir sans
+nécessité: «_Quieta non movere_.» Mais, une fois la décision prise et la
+main mise à l'œuvre, quand tout peut suivre son cours et que nous
+n'avons plus qu'à attendre l'issue, il ne faut plus se tourmenter par
+des réflexions réitérées sur ce qui est fait et par des inquiétudes
+toujours renaissantes sur le danger possible: il faut au contraire se
+décharger entièrement l'esprit de cette affaire, clore tout ce
+compartiment de la pensée et se tranquilliser par la conviction d'avoir
+tout pesé mûrement en son temps. C'est ce que conseille aussi de faire
+ce proverbe italien: «_Legala pene, e poi lascia la andare_» (Sangle
+ferme, puis laisse courir). Si, malgré tout, l'issue tourne à mal, c'est
+que toutes choses humaines sont soumises à la chance et à l'erreur.
+Socrate, le plus sage des hommes, avait besoin d'un _démon_ tutélaire
+pour voir le vrai, ou au moins éviter les faux pas dans ses propres
+affaires personnelles; cela ne prouve-t-il pas que la raison humaine n'y
+suffit point? Aussi cette sentence, attribuée à un pape, que nous sommes
+nous-mêmes, en partie au moins, coupables des malheurs qui nous
+frappent, n'est pas vraie sans réserve et toujours, quoiqu'elle le soit
+dans la plupart des cas. C'est ce sentiment qui semble faire que les
+hommes cachent autant que possible leur malheur et qu'ils cherchent,
+aussi bien qu'ils y peuvent réussir, à se composer une mine satisfaite.
+Ils craignent qu'on ne conclue du malheur à la culpabilité.
+
+12° En présence d'un événement malheureux, déjà accompli, auquel par
+conséquent on ne peut rien changer, il ne faut pas s'abandonner même à
+la pensée qu'il pourrait en être autrement, et encore moins réfléchir à
+ce qui aurait pu le détourner; car c'est là ce qui porte la gradation de
+la douleur jusqu'au point où elle devient insupportable et fait de
+l'homme un «εαυτονιμορουμενος»? Faisons plutôt comme le roi David, qui
+assiégeait sans relâche Jéhovah de ses prières et de ses supplications
+pendant la maladie de son fils et qui, dès que celui-ci fut mort, fit
+une pirouette en claquant des doigts et n'y pensa plus du tout. Celui
+qui n'est pas assez léger d'esprit pour se conduire de même, doit se
+réfugier sur le terrain du fatalisme et se pénétrer de cette haute
+vérité que tout ce qui arrive, arrive négligemment, donc inévitablement.
+
+Toutefois cette règle n'a de valeur que dans un sens. Elle est valable
+pour nous soulager et nous calmer immédiatement dans un cas de malheur;
+mais lorsque, ainsi qu'il arrive le plus souvent, la faute en est, au
+moins en partie, à notre propre négligence ou à notre propre témérité,
+alors la méditation répétée et douloureuse des moyens qui auraient pu
+prévenir le funeste événement est une mortification salutaire, propre à
+nous servir de leçon et d'amendement pour l'avenir. Surtout ne faut-il
+pas chercher à excuser, à colorer, ou à amoindrir à ses propres yeux les
+fautes dont on est évidemment coupable; il faut se les avouer et se les
+représenter dans toute leur étendue, afin de pouvoir prendre la ferme
+décision de les éviter à l'avenir. Il est vrai qu'on se procure ainsi le
+très douloureux sentiment du mécontentement de soi-même, mais «ο μη
+δαρει ςανθρωπος ου παιδευεναι» (l'homme non puni ne s'instruit pas).
+
+13° En tout ce qui concerne notre bonheur ou notre malheur, _il faut
+tenir la bride à notre fantaisie_: ainsi, avant tout, ne pas bâtir des
+châteaux en l'air; ils nous coûtent trop cher, car il nous faut,
+immédiatement après, les démolir, avec force soupirs. Mais nous devons
+nous garder bien plus encore de nous donner des angoisses de cœur en
+nous représentant vivement des malheurs qui ne sont que possibles. Car,
+si ceux-ci étaient complètement imaginaires ou du moins pris dans une
+éventualité très éloignée, nous saurions immédiatement, à notre réveil
+d'un pareil songe, que tout cela n'était qu'illusion; par conséquent,
+nous nous sentirions d'autant plus réjouis par la réalité qui se trouve
+être meilleure, et nous en retirerions peut-être un avertissement contre
+des accidents fort éloignés, quoique possibles. Seulement notre
+fantaisie ne joue pas facilement avec de pareilles images; elle ne bâtit
+guère, par pur amusement, que des perspectives riantes. L'étoffe de ses
+rêves sombres, ce sont des malheurs qui, bien qu'éloignés, nous menacent
+effectivement dans une certaine mesure; voilà les objets qu'elle
+grossit, dont elle rapproche la possibilité en deçà de la vérité, et
+qu'elle peint des couleurs les plus effrayantes. Au réveil, nous ne
+pouvons pas secouer un semblable rêve comme nous le faisons d'un songe
+agréable, car ce dernier est démenti sans délai par la réalité, et ne
+laisse tout au plus après soi qu'un faible espoir de réalisation. En
+revanche, quand nous nous abandonnons à des idées noires (_blue
+devils_), nous rapprochons des images qui ne s'éloignent plus aussi
+facilement: car la possibilité de l'événement, d'une manière générale,
+est avérée, et nous ne sommes pas toujours en état d'en mesurer
+exactement le degré; elle se transforme alors bien vite en probabilité,
+et nous voilà ainsi en proie à l'anxiété. C'est pourquoi nous ne devons
+considérer ce qui intéresse notre bonheur ou notre malheur qu'avec les
+yeux de la raison et du jugement; il faut d'abord réfléchir sèchement et
+froidement, puis après n'opérer purement qu'avec des notions et _in
+abstracto_. L'imagination doit rester hors de jeu, car elle ne sait pas
+juger; elle ne peut que présenter aux yeux des images qui émeuvent l'âme
+gratuitement et souvent très douloureusement. C'est le soir que cette
+règle devrait être le plus strictement observée. Car, si l'obscurité
+nous rend peureux et nous fait voir partout des figures effrayantes,
+l'indécision des idées, qui lui est analogue, produit le même résultat;
+en effet, l'incertitude engendre le manque de sécurité: par là, les
+objets de notre méditation, quand ils concernent nos propres intérêts,
+prennent facilement, le soir, une apparence menaçante et deviennent des
+épouvantails; à ce moment, la fatigue a revêtu l'esprit et le jugement
+d'une obscurité subjective, l'intellect est affaissé et «θορυβουμενος»
+(troublé) et ne peut rien examiner à fond. Ceci arrive le plus souvent
+la nuit, au lit; l'esprit étant entièrement détendu, le jugement n'a
+plus sa pleine puissance d'action, mais l'imagination est encore active.
+La nuit prête alors à tout être et à toute chose sa teinte noire. Aussi
+nos pensées, au moment de nous endormir ou au moment où nous nous
+réveillons pendant la nuit, nous font-elles voir les objets aussi
+défigurés et aussi dénaturés qu'en rêve; nous les verrons d'autant plus
+noirs et plus terrifiants qu'ils touchent de plus près à des
+circonstances personnelles. Le matin, ces épouvantails disparaissent,
+tout comme les songes: c'est ce que signifie ce proverbe espagnol:
+«_Noche tinta, blanco el dia_» (La nuit est colorée, blanc est le jour).
+Mais dès le soir, sitôt la bougie allumée, la raison, la raison aussi
+bien que l'œil, voit moins clair que pendant le jour; aussi ce moment
+n'est-il pas favorable aux méditations sur des sujets sérieux et
+principalement sur des sujets désagréables. C'est le matin qui est
+l'heure favorable pour cela, comme, en général, pour tout travail, sans
+exception, travail d'esprit ou travail physique. Car le matin, c'est la
+jeunesse du jour: tout y est gai, frais et facile; nous nous sentons
+vigoureux et nous disposons de toutes nos facultés. Il ne faut pas
+l'abréger en se levant lard, ni le gaspiller en occupations ou en
+conversations vulgaires; au contraire, il faut le considérer comme la
+quintessence de la vie et, pour ainsi dire, comme quelque chose de
+sacré. En revanche, le soir est la vieillesse du jour: nous sommes
+abattus, bavards et étourdis. Chaque journée est une _petite vie_,
+chaque réveil et chaque lever une petite naissance, chaque frais matin
+une petite jeunesse, et chaque coucher avec sa nuit de sommeil une
+petite mort.
+
+Mais, d'une manière générale, l'état de la santé, le sommeil, la
+nourriture, la température, l'état du temps, les milieux, et bien
+d'autres conditions extérieures influent considérablement sur notre
+disposition, et celle-ci à son tour sur nos pensées. De là vient que
+notre manière d'envisager les choses, de même que notre aptitude à
+produire quelque œuvre, est à tel point subordonnée au temps et même au
+lieu. Gœthe dit:
+
+ Nehmt die gute Stimmung wahr,
+ Denn sie kommt so selten.
+
+(Saisissez la bonne disposition, car elle arrive si rarement.)
+
+Ce n'est pas seulement pour des conceptions objectives et pour des
+pensées originales qu'il nous faut attendre _si_ et _quand_ il leur
+plaît de Venir, mais même la méditation approfondie d'une affaire
+personnelle ne réussit jamais à une heure fixée d'avance et au moment où
+nous voulons nous y livrer; elle aussi choisit elle-même son temps, et
+ce n'est qu'alors que le fil convenable d'idées se développe
+spontanément, et que nous pouvons le suivre avec une entière efficacité.
+
+Pour mieux refréner la fantaisie, ainsi que nous le recommandons, il ne
+faut pas lui permettre d'évoquer et de colorer vivement des torts, des
+dommages, des pertes, des offenses, des humiliations, des vexations,
+etc., subis dans le passé, car par là nous agitons de nouveau
+l'indignation, la colère, et tant d'autres odieuses passions, dès
+longtemps assoupies, qui reviennent salir notre âme. Suivant une belle
+comparaison du néo-platonicien Proclus, ainsi qu'on rencontre dans
+chaque ville, à côté des nobles et des gens distingués, la populace de
+toute sorte (οχλος), ainsi dans tout homme, même le plus noble et le
+plus élevé, se trouve l'élément bas et vulgaire de la nature humaine, on
+pourrait dire, par moments, de la nature bestiale. Cette populace ne
+doit pas être excitée au tumulte; il ne faut pas lui permettre non plus
+de se montrer aux fenêtres, car la vue en est fort laide. Or ces
+productions de la fantaisie, dont nous parlions tout à l'heure, ce sont
+les démagogues parmi cette populace. Ajoutons que la moindre
+contrariété, qu'elle provienne des hommes ou des choses, si nous nous
+occupons constamment à la ruminer et à nous la dépeindre sous des
+couleurs voyantes et à une échelle grossie, peut grandir jusqu'à devenir
+un monstre qui nous mette hors de nous. Il faut au contraire prendre
+très prosaïquement et très froidement tout ce qui est désagréable, afin
+de s'en tourmenter le moins possible.
+
+De même que de petits objets, tenus tout près devant l'œil, diminuent le
+champ de la vision et cachent le monde, de même les hommes et les choses
+de notre entourage le plus prochain, quand ils seraient les plus
+insignifiants et les plus indifférents, occuperont souvent notre
+attention et nos pensées au delà de toute convenance, et écarteront des
+pensées et des affaires importantes. Il faut réagir contre cette
+tendance.
+
+14° À la vue de biens que nous ne possédons pas, nous nous disons très
+volontiers: «Ah! si cela m'appartenait!» et c'est cette pensée qui nous
+rend la privation sensible. Au lieu de cela, nous devrions souvent nous
+demander: «Comment serait-ce _si cela ne m'appartenait pas_?» J'entends
+par là que nous devrions parfois nous efforcer de nous représenter les
+biens que nous possédons comme ils nous apparaîtraient après les avoir
+perdus; et je parle ici des biens de toute espèce: richesse, santé,
+amis, maitresse, épouse, enfant, cheval et chien; car ce n'est le plus
+souvent que la perte des choses qui nous en enseigne la valeur. Au
+contraire, la méthode que nous recommandons ici aura pour premier
+résultat de faire que leur possession nous rendra immédiatement plus
+heureux qu'auparavant, et en second lieu elle fera que nous nous
+précautionnerons par tous les moyens contre leur perte: ainsi nous ne
+risquerons pas notre avoir, nous n'irriterons pas nos amis, nous
+n'exposerons pas à la tentation la fidélité de notre femme, nous
+soignerons la santé de nos enfants, et ainsi de suite. Nous cherchons
+souvent à égayer la teinte morne du présent par des spéculations sur des
+possibilités de chances favorables, et nous imaginons toute sorte
+d'espérances chimériques dont chacune est grosse de déceptions; aussi
+celles-ci ne manquent pas d'arriver dès que celles-là sont venues se
+briser contre la dure réalité. Il vaudrait mieux choisir les mauvaises
+chances pour thèmes de nos spéculations; cela nous porterait à prendre
+des dispositions à l'effet de les écarter et nous procurerait parfois
+d'agréables surprises quand ces chances ne se réaliseraient pas.
+N'est-on pas bien plus gai au sortir de quelque transe? Il est même
+salutaire de nous représenter à l'esprit certains grands malheurs qui
+peuvent éventuellement venir nous frapper; cela nous aide à supporter
+plus facilement des maux moins graves lorsqu'ils viennent effectivement
+nous accabler, car nous nous consolons alors par un retour de pensée sur
+ces malheurs considérables qui ne se sont pas réalisés. Mais il faut
+avoir soin, tout en pratiquant cette règle, de ne pas négliger la
+précédente.
+
+15° Les événements et les affaires qui nous concernent se produisent et
+se succèdent isolément, sans ordre et sans rapport mutuel, en contraste
+frappant les uns avec les autres et sans autre lien que de se rapporter
+à nous; il en résulte que les pensées et les soins nécessaires devront
+être tout aussi nettement séparés, afin de correspondre aux intérêts qui
+les ont provoqués. En conséquence, quand nous entreprenons une chose, il
+faut en finir avec elle, en faisant abstraction de toute autre affaire,
+afin d'accomplir, de goûter ou de subir chaque chose en son temps, sans
+souci de tout le reste; nous devons avoir, pour ainsi dire, des
+compartiments pour nos pensées, et n'en ouvrir qu'un seul pendant que
+tous les autres restent fermés. Nous y trouvons cet avantage de ne pas
+gâter tout petit plaisir actuel et de ne pas perdre tout repos par la
+préoccupation de quelque lourd souci; nous y gagnons encore cela qu'une
+pensée n'en chasse pas une autre, que le soin d'une affaire importante
+n'en fait pas négliger beaucoup de petites, etc. Mais surtout l'homme
+capable de pensées nobles et élevées ne doit pas laisser son esprit
+s'absorber par des affaires personnelles et se préoccuper de soins bas
+au point de fermer l'accès à ses hautes méditations, car ce serait
+vraiment «_propter vitam, vivendi perdere causas_» (pour vivre, perdre
+les causes de la vie). Il est indubitable que pour faire exécuter à
+notre esprit toutes ces manœuvres et contre-manœuvres, il nous faut,
+comme en bien d'autres circonstances, exercer une contrainte sur
+nous-mêmes; toutefois nous devrions en puiser la force dans cette
+réflexion que l'homme subit du monde extérieur de nombreuses et
+puissantes contraintes auxquelles nulle existence ne peut se soustraire,
+mais qu'un petit effort exercé sur soi-même et appliqué au bon endroit
+peut obvier souvent à une grande pression extérieure; de même, une
+petite découpure dans le cercle, voisine du centre, correspond à une
+ouverture parfois centuple à la périphérie. Rien ne nous soustrait mieux
+à la contrainte du dehors que la contrainte de nous-mêmes: voilà la
+signification de cette sentence de Sénèque: «_Si tibi vis omnia
+subjicere, te subjice rationi_» (Ep. 37) (Si vous voulez que toutes
+choses vous soient soumises, soumettez-vous d'abord à la raison). En
+outre, cette contrainte sur nous-mêmes, nous l'avons toujours en notre
+puissance, et dans un cas extrême, ou bien lorsqu'elle porte sur notre
+point le plus sensible, nous avons la faculté de la relâcher un peu,
+tandis que la pression extérieure est pour nous sans égards, sans
+ménagement et sans pitié. C'est pourquoi il est sage de prévenir
+celle-ci par l'autre.
+
+16° Borner ses désirs, refréner ses convoitises, maîtriser sa colère, se
+rappelant sans cesse que chaque individu ne peut jamais atteindre qu'une
+partie infiniment petite de ce qui est désirable et qu'en revanche des
+maux sans nombre doivent frapper chacun; en un mot, «απεχειν χαι
+ανεχειν» (abstinere et sustinere, s'abstenir et se soutenir), voilà la
+règle sans l'observation de laquelle ni richesse ni pouvoir ne pourront
+nous empêcher de sentir notre misérable condition. Horace dit à ce
+sujet:
+
+ Inter cuncta leges, et percontabere doctos
+ Qua ratione queas traducere leniter ævum;
+ Ne te semper inops agitet vexetque cupido,
+ Ne pavor et verum mediocriter utilium spes.
+
+(Cependant, lis et cause avec les doctes; cherche ainsi à mener
+doucement ta vie; sans quoi, le désir t'agite et te blesse en te
+laissant toujours pauvre, sans crainte et sans l'espérance des choses
+médiocrement utiles.)--(Traduction L. de Lisle, Ep. I, 18, vers 96-99.)
+
+17° «Ο βιος εν τη χινησει εστι» (La vie est dans le mouvement), a dit
+Arislole avec raison: de même que notre vie physique consiste uniquement
+dans et par un mouvement incessant, de même notre vie intérieure,
+intellectuelle demande une occupation constante, une occupation avec
+n'importe quoi, par l'action ou par la pensée; c'est ce que prouve déjà
+cette manie des gens désœuvrés, et qui ne pensent à rien, de se mettre
+immédiatement à tambouriner avec leurs doigts ou avec le premier objet
+venu. C'est que l'agitation est l'essence de notre existence; une
+inaction complète devient bien vite insupportable, car elle engendre le
+plus horrible ennui. C'est en réglant cet instinct qu'on peut le
+satisfaire méthodiquement et avec plus de fruit. L'activité est
+indispensable au bonheur; il faut que l'homme agisse, fasse quelque
+chose si cela lui est possible ou apprenne au moins quelque chose; ses
+forces demandent leur emploi, et lui-même ne demande qu'à leur voir
+produire un résultat quelconque. Sous ce rapport, sa plus grande
+satisfaction consiste à faire, à confectionner quelque chose, panier ou
+livre; mais ce qui donne du bonheur immédiat, c'est de voir jour par
+jour croître son œuvre sous ses mains et de la voir arriver à sa
+perfection. Une œuvre d'art, un écrit ou même un simple ouvrage manuel
+produisent tout cet effet; bien entendu que plus la nature du travail
+est noble, plus la jouissance est élevée. Les plus heureux à cet égard
+sont les hommes hautement doués qui se sentent capables de produire les
+œuvres les plus importantes, les plus vastes et les plus fortement
+raisonnées. Cela répand sur toute leur existence un intérêt d'ordre
+supérieur et lui communique un assaisonnement qui fait défaut aux
+autres; aussi la vie de ceux-ci est-elle insipide auprès de la leur. En
+effet, pour les hommes éminents, la vie et le monde, à côté de l'intérêt
+commun, matériel, en ont encore un autre plus élevé, un intérêt formel,
+en ce qu'ils contiennent l'étoile de leurs œuvres, et c'est à rassembler
+ces matériaux qu'ils s'occupent activement pendant le cours de leur
+existence, dès que leur part des misères terrestres leur donne un moment
+de répit. Leur intellect est aussi, jusqu'à un certain point, double:
+une partie est pour les affaires ordinaires (objets de la volonté) et
+ressemble à celui de tout le monde; l'autre est pour la conception
+purement objective des choses. Ils vivent ainsi d'une vie double,
+spectateurs et acteurs à la fois, pendant que le reste n'est qu'acteurs.
+Cependant il faut que tout homme s'occupe à quelque chose, dans la
+mesure de ses facultés. On peut constater l'influence pernicieuse de
+l'absence d'activité régulière, d'un travail quel qu'il soit, pendant
+les voyages d'agrément de longue durée, où de temps en temps on se sent
+assez malheureux, par la seule raison que, privé de toute occupation
+réelle, on se trouve pour ainsi dire arraché à son élément naturel.
+Prendre de la peine et lutter contre les résistances est un besoin pour
+l'homme, comme de creuser pour la taupe. L'immobilité qu'amènerait la
+satisfaction complète d'une jouissance permanente lui serait
+insupportable. Vaincre des obstacles est la plénitude de la jouissance
+dans l'existence humaine, que ces obstacles soient d'une nature
+matérielle comme dans l'action et l'exercice, ou d'une nature
+spirituelle comme dans l'étude et les recherches: c'est la lutte et la
+victoire qui rendent l'homme heureux. Si l'occasion lui en manque, il se
+la crée comme il peut: selon que son individualité le comporte, il
+chassera ou jouera au bilboquet, ou, poussé par le penchant inconscient
+de sa nature, il suscitera des querelles, ourdira des intrigues,
+machinera des tromperies ou n'importe quelle autre vilenie, rien que
+pour mettre un terme à l'état d'immobilité qu'il ne peut supporter.
+«_Difficilis in otio quies_» (Le calme est difficile dans l'inaction).
+
+18° Ce ne sont pas les _images de la fantaisie_ mais des _notions
+nettement conçues_ qu'il faut prendre pour guide de ses travaux. Le
+contraire arrive le plus souvent. En bien examinant, on trouve que ce
+qui, dans nos déterminations, vient en dernière instance rendre l'arrêt
+décisif, ce ne sont pas ordinairement des notions et des jugements, mais
+c'est une image de la fantaisie qui les représente et s'y substitue. Je
+ne sais plus dans quel roman de Voltaire ou de Diderot la vertu apparaît
+toujours au héros placé comme l'Hercule adolescent au carrefour de la
+vie, sous les traits de son vieux gouverneur tenant de la main gauche sa
+tabatière, de la droite une prise de tabac et moralisant; le vice, en
+revanche, sous ceux de la femme de chambre de sa mère. C'est
+particulièrement pendant la jeunesse que le but de notre bonheur se fixe
+sous la forme de certaines images qui planent devant nous et qui
+persistent souvent pendant la moitié, quelquefois même pendant la
+totalité de la vie. Ce sont là de vrais lutins qui nous harcèlent; à
+peine atteints, ils s'évanouissent, et l'expérience vient nous apprendre
+qu'ils ne tiennent rien de ce qu'ils promettaient. De ce genre sont les
+scènes particulières de la vie domestique, civile, sociale ou rurale,
+les images de l'habitation et de notre entourage, les insignes
+honorifiques, les témoignages du respect, etc., etc.; «_chaque fou a sa
+marotte_[29];» l'image de la bien-aimée en est une aussi. Il est bien
+naturel qu'il en soi ainsi; car ce que l'on voit, étant l'immédiat, agit
+aussi plus immédiatement sur notre volonté que la notion, la pensée
+abstraite, qui ne donne que le _général_ sans le _particulier_; or c'est
+ce dernier qui contient précisément la réalité: la notion ne peut donc
+agir que médialement sur la volonté. Et cependant il n'y a que la notion
+qui tienne parole: aussi est-ce un témoignage de culture intellectuelle
+que de mettre en elle seule toute sa foi. Par moments, le besoin se fera
+certainement sentir d'expliquer ou de paraphraser au moyen de quelques
+images, seulement «_cum granosalis_».
+
+19° La règle précédente rentre dans cette autre maxime plus générale,
+qu'il faut toujours maîtriser l'impression de tout ce qui est présent et
+visible. Cela, en regard de la simple pensée, de la connaissance pure,
+est incomparablement plus énergique, non en vertu de sa matière et de sa
+valeur, qui sont souvent très insignifiantes, mais en vertu de sa forme,
+c'est-à-dire de la visibilité et de la présence directe, qui pénètre
+l'esprit dont elle trouble le repos ou ébranle les desseins. Car ce qui
+est présent, ce qui est visible, pouvant facilement être embrassé d'un
+regard, agit toujours d'un seul coup et avec toute sa puissance; par
+contre, les pensées et les raisons, devant être méditées pièce à pièce,
+demandent du temps et de la tranquillité et ne peuvent donc être à tout
+moment et entièrement présentes à l'esprit. C'est pour cela qu'une chose
+agréable à. laquelle la réflexion nous a fait renoncer nous charme
+encore par sa vue; de même, une opinion dont nous connaissons cependant
+l'entière incompétence nous blesse; une offense nous irrite; bien que
+nous sachions qu'elle ne mérite que le mépris; de même encore, dix
+raisons contre l'existence d'un danger sont renversées par la fausse
+apparence de sa présence réelle, etc. Dans toutes ces circonstances,
+c'est la déraison originelle de notre être qui prévaut. Les femmes sont
+fréquemment sujettes à de pareilles impressions, et peu d'hommes ont une
+raison assez prépondérante pour n'avoir pas à souffrir de leurs effets.
+Lorsque nous ne pouvons pas les maîtriser entièrement par la pensée
+seule, ce que nous avons de mieux à faire alors est de neutraliser une
+impression par l'impression contraire: par exemple, l'impression d'une
+offense par des visites chez les gens qui nous estiment, l'impression
+d'un danger qui nous menace par la vue réelle des moyens propres à
+l'écarter. Un Italien, dont Leibnitz nous raconte l'histoire (_Nouv.
+Essais_, liv. I, ch. II, § 11), réussit même à résister aux douleurs de
+la torture: pour cela, par une résolution prise d'avance, il imposa à
+son imagination de ne pas perdre de vue un seul instant l'image de la
+potence à laquelle l'aurait fait condamner un aveu; aussi criait-il de
+temps en temps: «_Io ti vedo_,» paroles qu'il expliqua plus tard comme
+se rapportant au gibet. Pour la même raison, quand tous autour de nous
+sont d'une opinion différente de la nôtre et se conduisent en
+conséquence, il est très difficile de ne pas se laisser ébranler, quand
+même on serait convaincu qu'ils sont dans l'erreur. Pour un roi fugitif,
+poursuivi et voyageant sérieusement _incognito_, le cérémonial de
+subordination que son compagnon et confident observera quand ils sont
+entre quatre yeux doit être un cordial presque indispensable pour que
+l'infortuné n'arrive pas à douter de sa propre existence.
+
+20° Après avoir fait ressortir, dès le 2e chapitre, la haute valeur de
+la santé comme condition première et la plus importante de notre
+bonheur, je veux indiquer ici quelques règles très générales de
+conduite, pour la fortifier et la conserver.
+
+Pour s'endurcir, il faut, tant qu'on est en bonne santé, soumettre le
+corps dans son ensemble, comme dans chacune de ses parties, à beaucoup
+d'effort et de fatigue, et s'habituer à résister à tout ce qui peut
+l'affecter, quelque rudement que ce soit. Dès qu'il se manifeste, au
+contraire, un état morbide soit du tout, soit d'une partie, on devra
+recourir immédiatement au procédé contraire, c'est-à-dire ménager et
+soigner de toute façon le corps ou sa partie malade: car ce qui est
+souffrant et affaibli n'est pas susceptible d'endurcissement.
+
+Les muscles se fortifient; les nerfs, au contraire, s'affaiblissent par
+un fort usage. Il convient donc d'exercer les premiers par tous les
+efforts convenables et d'épargner au contraire tout effort aux seconds;
+par conséquent, gardons nos yeux contre toute lumière trop vive, surtout
+quand elle est réfléchie, contre tout effort pendant le demi-jour,
+contre la fatigue de regarder longtemps de trop petits objets;
+préservons nos oreilles également des bruits trop forts, mais surtout
+évitons à notre cerveau toute contention forcée, trop soutenue ou
+intempestive; conséquemment, il faut le laisser reposer pendant la
+digestion, car à ce moment cette même force vitale qui, dans le cerveau,
+forme les pensées, travaille de tous ses efforts dans l'estomac et les
+intestins, à préparer le chyme et le chyle; il doit également reposer
+pendant et après un travail musculaire considérable. Car, pour les nerfs
+moteurs, comme pour les nerfs sensitifs, les choses se passent de la
+même manière, et, de même que la douleur ressentie dans un membre lésé a
+son véritable siège dans le cerveau, de même ce ne sont pas les bras et
+les jambes qui se meurent et travaillent, mais le cerveau, c'est-à-dire
+cette portion du cerveau qui, par l'intermédiaire de la moelle allongée
+et de la moelle épinière, excite les nerfs de ces membres et les fait
+ainsi se mouvoir. Par suite aussi, la fatigue que nous éprouvons dans
+les jambes ou les bras a son siège réel dans le cerveau; c'est pourquoi
+les membres dont le mouvement est soumis à la volonté, c'est-à-dire part
+du cerveau, sont les seuls qui se fatiguent, tandis que ceux dont le
+travail est involontaire, comme le cœur, par exemple, sont infatigables.
+Évidemment alors, c'est nuire au cerveau que d'exiger de lui de
+l'activité musculaire énergique et de la tension d'esprit, que ce soit
+simultanément ou même seulement après un trop court intervalle. Ceci
+n'est nullement en contradiction avec le fait qu'au début d'une
+promenade, ou en général pendant de courtes marches, on éprouve une
+activité renforcée de l'esprit; car dans ce dernier cas il n'y a pas
+encore de fatigue des parties respectives du cerveau, et d'autre part
+cette légère activité musculaire, en accélérant la respiration, porte le
+sang artériel, mieux oxygéné aussi, à monter vers le cerveau. Mais il
+faut surtout donner au cerveau la pleine mesure de sommeil nécessaire à
+sa réfection, car le sommeil est pour l'ensemble de l'homme ce que le
+remontage est à la pendule (Voy. _Le monde comme Volonté et comme
+Repr_., vol. II). Cette mesure devra être d'autant plus grande que le
+cerveau sera plus développé et plus actif; cependant l'outrepasser
+serait un pur gaspillage de temps, car le sommeil perd alors en
+intensité ce qu'il gagne en extension (Voy. _Le monde c. V. et c. R._,
+vol. II)[30]. En général, pénétrons-nous bien de ce fait que notre
+_penser_ n'est autre chose que la fonction organique du cerveau, et
+partant se comporte, pour ce qui regarde la fatigue et le repos, d'une
+manière analogue à celle de toute autre activité organique. Un effort
+excessif fatigue le cerveau comme il fatigue les yeux. On a dit avec
+raison: Le cerveau pense comme l'estomac digère. L'idée d'une âme
+immatérielle, simple, essentiellement et constamment pensante, partant
+infatigable, qui ne serait là que comme logée en quartier dans le
+cerveau et n'aurait besoin de rien au monde, a certainement poussé plus
+d'un homme à une conduite insensée qui a émoussé ses forces
+intellectuelles; Frédéric le Grand, par exemple, n'a-t-il pas essayé une
+fois de se déshabituer totalement du sommeil? Les professeurs de
+philosophie devraient bien ne pas encourager une pareille illusion,
+nuisible même en pratique, par leur philosophie orthodoxe de vieilles
+femmes (_Katechismusgerechtseynwollende Rocken-Philosophie_). Il faut
+apprendre à considérer les forces intellectuelles comme étant absolument
+des fonctions physiologiques, afin de savoir les manier, les ménager ou
+les fatiguer en conséquence; on doit se rappeler que toute souffrance,
+toute incommodité, tout désordre dans une partie quelconque du corps,
+affecte l'esprit. Pour bien se pénétrer de cette vérité, il faut lire
+Cabanis: _Des rapports du physique et du moral de l'homme_.
+
+C'est pour avoir négligé de suivre ce conseil que bien des grands
+esprits et bien des grands savants sont tombés, sur leurs vieux jours,
+dans l'imbécillité, dans l'enfance et jusque dans la folie. Si, par
+exemple, de célèbres poètes anglais de notre siècle, tels que Walter
+Scott, Wordsworth, Southey et plusieurs autres, arrivés à la vieillesse
+et même dès leur soixantaine sont devenus intellectuellement obtus et
+incapables, même imbéciles, il faut sans doute l'attribuer à ce que,
+séduits par des honoraires élevés, ils ont tous exercé la littérature
+comme un métier, en écrivant pour de l'argent. Ce métier entraîne à une
+fatigue contre nature: quiconque attelle son Pégase au joug et pousse sa
+Muse du fouet aura à l'expier de la même manière que celui qui a rendu à
+Vénus un culte forcé. Je soupçonne que Kant lui-même, dans un âge
+avancé, devenu déjà célèbre, s'est livré à un travail excessif et a
+provoqué par là cette seconde enfance dans laquelle il a vécu ses quatre
+dernières années.
+
+Chaque mois de l'année a une influence spéciale et directe, c'est-à-dire
+indépendante des conditions météorologiques, sur notre santé, sur l'état
+général de notre corps, et même sur l'état de notre esprit.
+
+
+
+
+III.--Concernant notre conduite envers les autres.
+
+
+21° Pour se pousser à travers le monde, il est utile d'emporter avec soi
+une ample provision de _circonspection_ et d'_indulgence;_ la première
+nous garantit contre les préjudices et les pertes, la seconde nous met à
+l'abri de disputes et de querelles.
+
+Qui est appelé à vivre parmi les hommes ne doit repousser d'une manière
+absolue aucune individualité, du moment qu'elle est déjà déterminée et
+donnée par la nature, l'individualité fût-elle la plus méchante, la plus
+pitoyable ou la plus ridicule. Il doit plutôt l'accepter comme étant
+quelque chose d'immuable et qui, en vertu d'un principe éternel et
+métaphysique, doit être telle qu'elle est; au pis-aller, il devra se
+dire: «Il faut bien qu'il y en ait de cette espèce-là aussi.» S'il prend
+la chose autrement, il commet une injustice et provoque l'autre à un
+combat à la vie et à la mort. Car nul ne peut modifier son individualité
+propre, c'est-à-dire son caractère moral, ses facultés intellectuelles,
+son tempérament, sa physionomie, etc. Si donc nous condamnons son être
+sans réserve, il ne lui restera plus qu'à combattre en nous un ennemi
+mortel, du moment où nous ne voulons lui reconnaître le droit d'exister
+qu'à la condition de devenir un autre que celui qu'il est immuablement.
+C'est pourquoi, quand on veut vivre parmi les hommes, il faut laisser
+chacun exister et l'accepter avec l'individualité, quelle qu'elle soit,
+qui lui a été départie; il faut se préoccuper uniquement de l'utiliser
+autant que sa qualité et son organisation le permettent, mais sans
+espérer la modifier et sans la condamner purement et simplement telle
+qu'elle est. Voilà la vraie signification de ce dicton: «_Vivre et
+laisser vivre._» Toutefois la tâche est moins facile qu'elle n'est
+équitable, et heureux celui à qui il est donné de pouvoir à jamais
+éviter certaines individualités! En attendant, pour apprendre à
+supporter les hommes, il est bon d'exercer sa patience sur les objets
+inanimés qui, en vertu d'une nécessité mécanique ou de toute autre
+nécessité physique, contrarient obstinément notre action; nous avons
+pour cela des occasions journalières. On apprend ensuite à reporter sur
+les hommes, la patience ainsi acquise, et l'on se fait à cette pensée
+qu'eux aussi, toutes les fois qu'ils nous sont un obstacle, le sont
+forcément, en vertu d'une nécessité naturelle aussi rigoureuse que celle
+avec laquelle agissent les objets inanimés; que, par conséquent, il est
+aussi insensé de s'indigner de leur conduite que d'une pierre qui vient
+rouler sous nos pieds. À l'égard de maint individu, le plus sage est de
+se dire: »_Je ne le changerai pas, je veux donc l'utiliser._»
+
+22° Il est surprenant de voir à quel point se manifeste dans la
+conversation l'homogénéité ou l'hétérogénéité d'esprit et de caractère
+entre les hommes; elle devient sensible à la moindre occasion. Entre
+deux personnes de natures essentiellement dissemblables qui causeront
+sur les sujets les plus indifférents, les plus étrangers, chaque phrase
+de l'une déplaira plus ou moins à l'autre, un mot parfois ira jusqu'à la
+mettre en colère. Quand elles se ressemblent au contraire, elles sentent
+de suite et en tout un certain accord qui, lorsque l'homogénéité est
+très marquée, se fond en une harmonie parfaite et peut aller jusqu'à
+l'unisson. Ainsi s'explique premièrement pourquoi les individus très
+ordinaires sont tellement sociables et trouvent si facilement partout de
+l'excellente société, ce qu'ils appellent «d'aimables, bonnes et braves
+gens.» C'est l'inverse pour les hommes qui ne sont pas ordinaires, et
+ils seront d'autant moins sociables qu'ils sont plus distingués;
+tellement que parfois, dans leur isolement, ils peuvent éprouver une
+véritable joie à avoir découvert chez un autre une libre quelconque, si
+mince qu'elle puisse être, de la même nature que la leur. Car chacun ne
+peut être à un autre homme que ce que celui-ci est au premier. Comme
+l'aigle, les esprits réellement supérieurs errent sur la hauteur,
+solitaires. Cela explique, en second lieu, comment les hommes de même
+disposition se trouvent si vite réunis, comme s'ils s'attiraient
+magnétiquement: les âmes sœurs se saluent de loin. On pourra remarquer
+cela le plus fréquemment chez les gens à sentiments bas ou de faible
+intelligence; mais c'est seulement parce que ceux-ci s'appellent légion,
+tandis que les bons et les nobles sont et s'appellent les natures rares.
+C'est ainsi qu'il se fera, par exemple, que dans quelque vaste
+association, fondée en vue de résultats effectifs, deux fieffés coquins
+se reconnaissent mutuellement aussi vite que s'ils portaient une cocarde
+et se rapprochent aussitôt pour forger quelque abus ou quelque trahison.
+De même, supposons, _per impossibile_, une société nombreuse composée
+entièrement d'hommes intelligents et spirituels, sauf deux imbéciles qui
+en feraient partie aussi; ces deux se sentiront sympathiquement attirés
+l'un vers l'autre, et bientôt chacun des deux se réjouira dans son cœur
+d'avoir enfin rencontré au moins un homme raisonnable. Il est vraiment
+remarquable de voir de ses yeux comment deux êtres, principalement parmi
+ceux qui sont arriérés au moral et à l'intellectuel, se reconnaissent à
+première vue, tendent ardemment à se rapprocher, se saluent avec amour
+et joie, et courent l'un au-devant de l'autre comme d'anciennes
+connaissances; cela est si frappant que l'on est tenté d'admettre, selon
+la doctrine bouddhique de la métempsycose, qu'ils étaient déjà liés
+d'amitié dans une vie antérieure.
+
+Cependant il est un fait qui, même dans le cas de grande harmonie,
+maintient les hommes éloignés les uns des autres et qui va jusqu'à faire
+naître entre eux une dissonnance passagère: c'est la différence de la
+disposition du moment qui est presque toujours autre chez chacun, selon
+sa situation momentanée, l'occupation, le milieu, l'état de son corps,
+le courant actuel de ses pensées, etc. C'est là ce qui produit des
+dissonnances parmi les individualités qui s'accordent le mieux.
+Travailler sans relâche à corriger ce qui fait naître ces troubles et à
+établir l'égalité de la température ambiante, serait l'effet d'une
+suprême culture intellectuelle. On aura la mesure de ce que peut
+produire pour la société l'égalité de sentiments, par ce fait que les
+membres d'une réunion, même très nombreuse, seront portés à se
+communiquer réciproquement leurs idées, à prendre sincèrement part à
+l'intérêt et au sentiment général, dès que quelque chose d'extérieur, un
+danger, une espérance, une nouvelle, la vue d'une chose extraordinaire,
+un spectacle, de la musique, ou n'importe quoi, vient les impressionner
+tous au même instant et de la même manière. Car ces motifs subjuguent
+tous les intérêts particuliers et font naitre de la sorte l'unité
+parfaite de disposition. À défaut d'une pareille influence objective, on
+a recours d'ordinaire à quelque ressource subjective, et c'est alors la
+bouteille qui est appelée habituellement à procurer une disposition,
+commune à la compagnie. Le thé et le café sont également employés à cet
+effet.
+
+Mais ce même désaccord qu'amène si facilement dans toute réunion la
+diversité d'humeur momentanée donne aussi l'explication partielle de ce
+phénomène que chacun apparaît comme idéalisé, parfois même transfiguré
+dans le souvenir, quand celui-ci n'est plus sous l'empire de cette
+influence passagèrement perturbatrice ou de toute autre semblable. La
+mémoire agit à la manière de la lentille convergente dans la chambre
+obscure: elle réduit toutes les dimensions et produit de la sorte une
+image bien plus belle que l'original. Chaque absence nous procure
+partiellement l'avantage d'être vus sous cet aspect. Car bien que, pour
+achever son œuvre, le souvenir idéalisateur demande un temps
+considérable, néanmoins son travail commence immédiatement. C'est
+pourquoi même il est sage de ne se montrer à ses connaissances et à ses
+bons amis qu'à de longs intervalles; on remarquera, en se revoyant, que
+le souvenir a déjà travaillé.
+
+23° Nul ne peut voir _par-dessus soi_. Je veux dire par là qu'on ne peut
+voir en autrui plus que ce qu'on est soi-même, car chacun ne peut saisir
+et comprendre un autre que dans la mesure de sa propre intelligence. Si
+celle-ci est de la plus basse espèce, tous les dons intellectuels les
+plus élevés ne l'impressionneront nullement, et il n'apercevra dans cet
+homme si hautement doué que ce qu'il y a de plus bas dans
+l'individualité, savoir toutes les faiblesses et tous les défauts de
+tempérament et de caractère. Voilà de quoi le grand homme sera composé
+aux yeux de l'autre. Les facultés intellectuelles éminentes de l'un
+existent aussi peu pour le second que les couleurs pour les aveugles.
+C'est que tous les esprits sont invisibles pour qui n'a pas soi-même
+d'esprit: et toute évaluation est le produit de la valeur de l'estimé
+par la sphère d'appréciation de l'estimateur.
+
+Il résulte de là que lorsqu'on cause avec quelqu'un on se met toujours à
+son niveau, puisque tout ce qu'on a au delà disparaît, et même
+l'abnégation de soi qu'exige ce nivellement reste parfaitement méconnue.
+Si donc on réfléchit combien la plupart des hommes ont de sentiments et
+de facultés de bas étage, en un mot combien ils sont _communs_, on verra
+qu'il est impossible de parler avec eux sans devenir soi-même _commun_
+pendant cet intervalle (par analogie avec la répartition de
+l'électricité); on saisira alors la signification propre et la vérité de
+cette expression allemande: «_sich gemein machen_» (se mettre de pair à
+compagnon), et l'on cherchera à éviter toute compagnie avec laquelle on
+ne peut communiquer que moyennant la _partie honteuse_[32] de sa propre
+nature. On comprendra également qu'en présence d'imbéciles et de fous il
+n'y a qu'_une seule_ manière de montrer qu'on a de la raison: c'est de
+ne pas parler avec eux. Mais il est vrai qu'alors, en société, maint
+homme pourra se trouver dans la situation d'un danseur, entrant dans un
+bal où il n'y aurait que des perclus; avec qui dansera-t-il?
+
+24° J'accorde toute ma considération, comme à un élu sur cent individus,
+à celui qui étant inoccupé, parce qu'il attend quelque chose, ne se met
+pas immédiatement à frapper ou à tapoter en mesure avec tout ce qui lui
+tombe sous la main, avec sa canne, son couteau, sa fourchette ou avec
+tout autre objet. Il est probable que cet homme-là pense à quelque
+chose. On reconnaît à la mine de la plupart des gens que chez eux la vue
+remplace entièrement le penser; ils cherchent à s'assurer de leur
+existence en faisant du bruit, à moins qu'ils n'aient un cigare sous la
+main, ce qui leur rend le même service. C'est pour la même raison qu'ils
+sont constamment tout yeux, tout oreilles pour tout ce qui se passe
+autour d'eux.
+
+25° La Rochefoucauld a très justement observé qu'il est difficile de
+beaucoup estimer un homme et de l'aimer beaucoup à la fois[33]. Nous
+aurions donc le choix entre briguer l'amour ou l'estime des gens. Leur
+amour est toujours intéressé, bien qu'à des titres divers. De plus, les
+conditions auxquelles on l'acquiert ne sont pas toujours faites pour
+nous en rendre fiers. Avant tout, on se fera aimer dans la mesure dans
+laquelle on baissera ses prétentions à trouver de l'esprit et du cœur
+chez les autres, mais cela sérieusement, sans dissimulation, et non en
+vertu de cette indulgence qui prend sa source dans le mépris. Pour
+compléter les prémisses qui aideront à tirer la conclusion, rappelons
+encore cette sentence si vraie d'Helvétius: «_Le degré d'esprit
+nécessaire pour nous plaire est une mesure assez exacte du degré
+d'esprit que nous avons._» C'est tout le contraire quand il s'agit de
+l'estime des gens: on ne la leur arrache qu'à leur corps défendant;
+aussi la cachent-ils le plus souvent. C'est pourquoi elle nous procure
+une bien plus grande satisfaction intérieure; elle est en proportion
+avec notre valeur, ce qui n'est pas vrai directement de l'amour des
+gens, car celui-ci est subjectif et l'estime objective. Mais l'amour
+nous est certainement plus utile.
+
+26° La plupart des hommes sont tellement personnels qu'au fond rien n'a
+d'intérêt à leurs yeux qu'eux-mêmes et exclusivement eux. Il en résulte
+que, quoi que ce soit dont on parle, ils pensent aussitôt à eux-mêmes,
+et que tout ce qui, par hasard et du plus loin que ce soit, se rapporte
+à quelque chose qui les touche, attire et captive tellement toute leur
+attention qu'ils n'ont plus la liberté de saisir la partie objective de
+l'entretien; de même, il n'y a pas de raisons valables pour eux dès
+qu'elles contrarient leur intérêt ou leur vanité. Aussi sont-ils si
+facilement distraits, si facilement blessés, offensés ou affligés que,
+lors même qu'on cause avec eux, à un point de vue objectif, sur
+n'importe quelle matière, on ne saurait assez se garder de tout ce qui
+pourrait, dans le discours, avoir un rapport possible, peut-être fâcheux
+avec le précieux et délicat _moi_ que l'on a devant soi; rien que ce moi
+ne les intéresse, et, pendant qu'ils n'ont ni sens ni sentiment pour ce
+qu'il y a de vrai et de remarquable, ou de beau, de tin, de spirituel
+dans les paroles d'autrui, ils possèdent la plus exquise sensibilité
+pour tout ce qui, du plus loin et le plus indirectement, peut toucher
+leur mesquine vanité ou se rapporter désavantageusement, en quelque
+façon que ce soit, à leur inappréciable moi. Ils ressemblent, dans leur
+susceptibilité, à ces roquets auxquels on est si facilement exposé, par
+mégarde, à marcher sur la patte et dont il faut subir ensuite les
+piailleries; ou bien encore à un malade couvert de plaies et de
+meurtrissures et qu'il faut éviter soigneusement de toucher. Il y en a
+chez qui la chose est poussée si loin, qu'ils ressentent exactement
+comme une offense l'esprit et le jugement que l'on montre, ou qu'on ne
+dissimule pas suffisamment, en causant avec eux; ils s'en cachent, il
+est vrai, au premier moment, mais ensuite celui qui n'a pas assez
+d'expérience réfléchira et se creusera vainement la cervelle pour savoir
+par quoi il a pu s'attirer leur rancune et leur haine. Mais il est tout
+aussi facile de les flatter et de les gagner. Par suite, leur sentence
+est, d'ordinaire, achetée: elle n'est qu'un arrêt en faveur de leur
+parti ou de leur classe et non un jugement objectif et impartial. Cela
+vient de ce que chez eux la volonté surpasse de beaucoup l'intelligence,
+et de ce que leur faible intellect est entièrement soumis au service de
+la volonté dont il ne peut s'affranchir un seul moment.
+
+Cette pitoyable subjectivité des hommes, qui les fait tout rapporter à
+eux et revenir, de tout point de départ, immédiatement et en droite
+ligne vers leur personne, est surabondamment prouvée par l'_astrologie_,
+qui rapporte la marche des grands corps de l'univers au chétif _moi_ et
+qui trouve une corrélation entre les comètes au ciel et les querelles et
+les gueuseries sur la terre. Mais cela s'est toujours passé ainsi, même
+dans les temps les plus reculés (voir par exemple Stobée. _Eclog._, l.
+I, ch. 22, 9, p. 478).
+
+27° Il ne faut pas désespérer à chaque absurdité qui se dit en public ou
+dans la société, qui s'imprime dans les livres et qui est bien
+accueillie ou du moins n'est pas réfutée; il ne faut pas croire non plus
+que cela restera acquis à jamais. Sachons, pour notre consolation, que
+plus tard et insensiblement la chose sera ruminée, élucidée, méditée,
+pesée, discutée et le plus souvent jugée justement à la fin, en sorte
+que, après un laps de temps variable en raison de la difficulté de la
+matière, presque tout le monde finira par comprendre ce que l'esprit
+lucide avait vu de prime abord. Il est certain que dans l'entre-temps il
+faut prendre patience. Car un homme d'un jugement juste parmi des gens
+qui sont dans l'erreur ressemble à celui dont la montre va juste dans
+une ville dont toutes les horloges sont mal réglées. Lui seul sait
+l'heure exacte, mais à quoi bon? Tout le monde se règle sur les horloges
+publiques qui indiquent une heure fausse, ceux-là même qui savent que la
+montre du premier donne seule l'heure vraie.
+
+28° Les hommes ressemblent aux enfants qui prennent de mauvaises
+manières dès qu'on les gâte; aussi ne faut-il être trop indulgent ni
+trop aimable envers personne. De même qu'ordinairement on ne perdra pas
+un ami pour lui avoir refusé un prêt, mais plutôt pour le lui avoir
+accordé, de même ne le perdra-t-on pas par une attitude hautaine et un
+peu de négligence, mais plutôt par un excès d'amabilité et de
+prévenance: il devient alors arrogant, insupportable, et la rupture ne
+tarde pas à se produire. C'est surtout l'idée qu'on a besoin d'eux que
+les hommes ne peuvent absolument pas supporter; elle est toujours suivie
+inévitablement d'arrogance et de présomption. Chez quelques gens, cette
+idée naît déjà par cela seul qu'on est en relations ou bien qu'on cause
+souvent ou familièrement avec eux: ils s'imaginent aussitôt qu'il faut
+bien leur passer quelque chose et ils chercheront à étendre les bornes
+de la politesse. C'est pourquoi il y a si peu d'individus qu'on puisse
+fréquenter un peu plus intimement; surtout faut-il se garder de toute
+familiarité avec des natures de bas étage. Que si, par malheur, un
+individu de cette espèce s'imagine que j'ai beaucoup plus besoin de lui
+qu'il n'a besoin de moi, alors il éprouvera soudain un sentiment comme
+si je lui avais volé quelque chose: il cherchera à se venger et à
+rentrer dans sa propriété. N'avoir jamais et d'aucune façon besoin des
+autres et le leur faire voir, voilà absolument la seule manière de
+maintenir sa supériorité dans les relations. En conséquence, il est sage
+de leur faire sentir à tous, homme ou femme, qu'on peut très bien se
+passer d'eux; cela fortifie l'amitié: il est même utile de laisser
+s'introduire parfois, dans notre attitude à l'égard de la plupart
+d'entre eux, une parcelle de dédain; ils n'en attacheront que plus de
+prix à notre amitié. «_Chi non istima, vien stimato_» (Qui n'estime pas
+est estimé), dit finement un proverbe italien. Mais, si quelqu'un a
+réellement une grande valeur à nos yeux, il faut le lui dissimuler comme
+si c'était un crime. Cela n'est pas précisément réjouissant, mais en
+revanche c'est vrai. C'est à peine si les chiens supportent le trop de
+bienveillance, bien moins encore les hommes.
+
+29° Les gens d'une espèce plus noble et doués de facultés plus élevées
+trahissent, principalement dans leur jeunesse, un manque surprenant de
+connaissance des hommes et de savoir-faire; ils se laissent ainsi
+facilement tromper ou égarer; tandis que les natures inférieures savent
+bien mieux et bien plus vite se tirer d'affaire dans le monde; cela
+vient de ce que, à défaut d'expérience, l'on doit juger _a priori_ et
+qu'en général aucune expérience ne vaut l'_a priori_. Chez les gens de
+calibre ordinaire, cet _a priori_ leur est fourni par leur propre _moi_,
+tandis qu'il ne l'est pas à ceux de nature noble et distinguée, car
+c'est par là précisément que ceux-ci diffèrent des autres. En évaluant
+donc les pensées et les actes des hommes ordinaires d'après les leurs
+propres, le calcul se trouve être faux.
+
+Mais même alors qu'un tel homme aura appris enfin _a posteriori_,
+c'est-à-dire par les leçons d'autrui et par sa propre expérience, ce
+qu'il y a à attendre des hommes; même alors qu'il aura compris que les
+cinq sixièmes d'entre eux sont ainsi faits, au moral comme à
+l'intellectuel, que celui qui n'est pas forcé par les circonstances
+d'être en relation avec eux fait mieux de les éviter dès l'abord et de
+se tenir autant que possible hors de leur contact, même alors cet homme
+ne pourra, malgré tout, avoir une connaissance _suffisante_ de leur
+petitesse et de leur mesquinerie; il aura durant toute sa vie à étendre
+et à compléter cette notion; mais jusqu'alors il fera encore bien des
+faux calculs à son détriment. En outre, bien que pénétré des
+enseignements reçus, il lui arrivera encore parfois, se trouvant dans
+une société de gens qu'il ne connaît pas encore, d'être émerveillé en
+les voyant tous paraître, dans leurs discours et dans leurs manières,
+entièrement raisonnables, loyaux, sincères, honnêtes et vertueux, et
+peut-être bien aussi intelligents et spirituels. Mais que cela ne
+l'égare pas; cela provient tout simplement de ce que la nature ne fait
+pas comme les méchants poètes, qui, lorsqu'ils ont à présenter un coquin
+ou un fou, s'y prennent si lourdement et avec une intention si accentuée
+que l'on voit paraître pour ainsi dire derrière chacun de ces
+personnages l'auteur désavouant constamment leur caractère et leurs
+discours et disant à haute voix et en manière d'avertissement: «Celui-ci
+est un coquin, cet autre un fou; n'ajoutez pas foi à ce qu'il dit.» La
+nature au contraire s'y prend à la façon de Shakespeare et de Gœthe:
+dans leurs ouvrages, chaque personnage, fût-il le diable lui-même, tant
+qu'il est en scène, parle comme il a raison de parler; il est conçu
+d'une manière si objectivement réelle qu'il nous attire et nous force à
+prendre part à ses intérêts; pareil aux créations de la nature, il est
+le développement d'un principe intérieur en vertu duquel ses discours et
+ses actes apparaissent comme naturels et par conséquent comme
+nécessaires. Celui qui croit que dans le monde les diables ne vont
+jamais sans cornes et les fous sans grelots sera toujours leur proie ou
+leur jouet. Ajoutons encore à tout cela que, dans leurs relations, les
+gens font comme la lune et les bossus, c'est-à-dire qu'ils ne nous
+montrent jamais qu'une face; ils ont même un talent inné pour
+transformer leur visage, par une mimique habile, en un masque
+représentent très exactement _ce qu'ils devraient être_ en réalité; ce
+masque, découpé exclusivement à la mesure de leur individualité,
+s'adapte et s'ajuste si bien que l'illusion est complète. Chacun se
+l'applique toutes les fois qu'il s'agit de se faire bien venir. Il ne
+faut pas plus s'y lier qu'a un masque de toile cirée, et rappelons-nous
+cet excellent proverbe italien: «_Non è si tristo cane, che non meni la
+coda_» (Il n'est si méchant chien qui ne remue la queue).
+
+Gardons-nous bien, en tout cas, de nous faire une opinion très favorable
+d'un homme dont nous venons de faire la connaissance; nous serions
+ordinairement déçus à notre confusion, peut-être même à notre détriment.
+Encore une observation digne d'être notée: c'est précisément dans les
+petites choses, où il ne songe pas à soigner sa contenance, que l'homme
+dévoile son caractère; c'est dans des actions insignifiantes,
+quelquefois dans de simples manières, que l'on peut facilement observer
+cet égoïsme illimité, sans égard pour personne, qui ne se démentira pas
+non plus ensuite dans les grandes choses, mais qui se dissimulera. Que
+de semblables occasions ne soient pas perdues pour nous! Quand un
+individu se conduit sans aucune discrétion dans les petits incidents
+journaliers, dans les petites affaires de la vie, auxquelles s'applique
+le: «_De minimis lex non curat_» (La loi ne s'occupe pas des affaires
+minimes), quand il ne recherche dans ces occasions que son intérêt ou
+ses aises au détriment d'autrui, ou s'approprie ce qui est là pour
+servir à tous, etc., cet individu, soyez-en bien convaincu, n'a pas dans
+le cœur le sentiment du juste; il sera un gredin tout aussi bien dans
+les grandes circonstances, toutes les fois que la loi ou la force ne lui
+lieront pas les bras; ne permettez pas à cet homme de franchir votre
+seuil. Oui, je l'affirme, qui viole sans scrupule les règlements de son
+club violera également les lois de l'État dès qu'il pourra le faire sans
+danger[34].
+
+Quand un homme avec qui nous sommes en rapports plus ou moins étroits
+nous fait quelque chose qui nous déplaît ou nous fâche, nous n'avons
+qu'à nous demander s'il a ou non assez de prix à nos yeux pour que nous
+acceptions de sa part, une seconde fois et à reprises toujours plus
+fréquentes, un traitement semblable, voire même un peu plus accentué
+(pardonner et oublier signifient jeter par la fenêtre des expériences
+chèrement acquises). Dans le cas affirmatif, tout est dit; car parler
+simplement ne servirait de rien: il faut alors laisser passer la chose,
+avec ou sans admonition; mais nous devrons nous rappeler que, de cette
+façon, nous nous en attirons bénévolement la répétition. Dans la seconde
+alternative, il nous faut, sur-le-champ et à jamais, rompre avec le cher
+ami, ou, si c'est un serviteur, le congédier. Car il fera, le cas
+échéant, inévitablement et exactement la même chose, ou quelque chose
+d'entièrement analogue, quand même en ce moment il nous jurerait le
+contraire, bien haut et bien sincèrement. On peut tout oublier, tout,
+excepté soi-même, excepté son propre être. En effet, le caractère est
+absolument incorrigible, parce que toutes les actions humaines partent
+d'un principe intime, en vertu duquel un homme doit toujours agir de
+même dans les mêmes circonstances et ne peut pas agir autrement. Lisez
+mon mémoire couronné sur la prétendue liberté de la volonté[35] et
+chassez toute illusion. Se réconcilier avec un ami avec lequel on avait
+rompu est donc une faiblesse que l'on aura à expier alors que celui-ci,
+à la première occasion recommencera à faire exactement ce qui avait
+amené la rupture, et même avec un peu plus d'assurance, car il a la
+secrète conscience de nous être indispensable. Ceci s'applique également
+aux domestiques congédiés que l'on reprend à son service. Nous devons
+tout aussi peu, et pour les mêmes motifs, nous attendre à voir un homme
+se comporter de la même manière qu'une fois précédente, quand les
+circonstances ont changé. Au contraire, la disposition et la conduite
+des hommes changent tout aussi vite que leur intérêt: les intentions qui
+les meuvent émettent leurs lettres de change à si courte vue, qu'il
+faudrait avoir soi-même la vue plus courte encore pour ne pas les
+laisser protester.
+
+Supposons maintenant que nous voulions savoir comment agira une personne
+dans une situation où nous avons l'intention de la placer; pour cela, il
+ne faudra pas compter sur ses promesses et ses protestations. Car, en
+admettant même qu'elle parle sincèrement, elle n'en parle pas moins
+d'une chose qu'elle ignore. C'est donc par l'appréciation des
+circonstances dans lesquelles elle va se trouver, et de leur conflit
+avec son caractère, que nous aurons à nous rendre compte de son
+attitude.
+
+En thèse générale, pour acquérir la compréhension nette, approfondie et
+si nécessaire de la véritable et triste condition des hommes, il est
+éminemment instructif d'employer, comme commentaire à leurs menées et à
+leur conduite sur le terrain de la vie pratique, leurs menées et leur
+conduite dans le domaine littéraire, et _vice versa_. Cela est très
+utile pour ne se tromper ni sur soi ni sur eux. Mais, dans le cours de
+cette étude, aucun trait de grande infamie ou sottise, que nous
+rencontrions soit dans la vie soit en littérature, ne devra nous devenir
+matière à nous attrister ou irriter; il devra servir uniquement à nous
+instruire comme nous offrant un trait complémentaire du caractère de
+l'espèce humaine, qu'il sera bon de ne pas oublier. De cette façon, nous
+envisagerons la chose comme le minéralogiste considère un spécimen bien
+caractérisé d'un minéral, qui lui serait tombé entre les mains. Il y a
+des exceptions, il y en a même d'incompréhensiblement grandes, et les
+différences entre les individualités sont immenses; mais, pris en bloc,
+on l'a dit dès longtemps, le monde est mauvais; les sauvages
+s'entre-dévorent et les civilisés s'entre-trompent, et voilà ce qu'on
+appelle le cours du monde. Les États, avec leurs ingénieux mécanismes
+dirigés contre le dehors et le dedans et avec leurs voies de contrainte,
+que sont-ils donc, sinon des mesures établies pour mettre des bornes à
+l'iniquité illimitée des hommes? Ne voyons-nous pas, dans l'histoire
+entière, chaque roi, dès qu'il est solidement assis et que son pays
+jouit de quelque prospérité, en profiter pour tomber avec son armée,
+comme avec une bande de brigands, sur les États voisins? Toutes les
+guerres ne sont-elles pas, au fond, des actes de brigandage? Dans
+l'antiquité reculée comme aussi pendant une partie du moyen âge, les
+vaincus devenaient les esclaves des vainqueurs, ce qui, au fond, revient
+à dire qu'ils devaient travailler pour ceux-ci; mais ceux qui payent des
+contributions de guerre doivent en faire autant, c'est-à-dire qu'ils
+livrent le produit de leur travail antérieur. _Dans toutes les guerres,
+il ne s'agit que de voler_, a écrit Voltaire; et que les Allemands se le
+tiennent pour dit.
+
+30° Aucun caractère n'est tel qu'on puisse l'abandonner à lui-même et le
+laisser aller entièrement; il a besoin d'être guidé par des notions et
+des maximes. Mais si, poussant la chose à l'extrême, on voulait faire du
+caractère non pas le résultat de la nature innée, mais uniquement le
+produit d'une délibération raisonnée, par conséquent un caractère
+entièrement acquis et artificiel, on verrait bientôt se vérifier la
+sentence latine: «_Naturam expelles furca, tamen usque recurret_»
+(Chassez le naturel, il revient au galop). En effet, on pourra très bien
+comprendre, découvrir même et formuler admirablement une règle de
+conduite envers les autres, et néanmoins, dans la vie réelle, on péchera
+dès l'abord contre elle. Toutefois, il ne faut pas pour cela perdre
+courage et croire qu'il soit impossible de diriger sa conduite dans la
+vie sociale par des règles et des maximes abstraites, et qu'il vaille
+mieux, par conséquent, se laisser aller tout bonnement. Car il en est de
+celles-ci comme de toutes les instructions et directions pratiques;
+comprendre la règle est une chose, et apprendre à l'appliquer une autre.
+La première s'acquiert d'un seul coup par l'intelligence, la seconde peu
+à peu par l'exercice. On montre à l'élève les touches d'un instrument,
+les parades et les attaques au fleuret; il se trompe immédiatement,
+malgré la meilleure volonté, et s'imagine alors que se rappeler ces
+leçons dans la rapidité de la lecture musicale, ou dans l'ardeur du
+combat, est chose presque impossible. Et cependant, petit à petit, à
+force de trébucher, de tomber et de se relever, l'exercice finit par les
+lui apprendre; il en est de même pour les règles de grammaire, quand on
+apprend à lire et à écrire en latin. Ce n'est pas autrement que le
+rustre devient courtisan; le cerveau brûlé, un homme du monde distingué;
+l'homme ouvert, taciturne; le noble, sarcastique. Néanmoins cette
+éducation de soi-même, obtenue ainsi par une longue habitude, agira
+toujours comme un effort venant de l'extérieur, auquel la nature ne
+cesse jamais de s'opposer, et malgré lequel elle arrive parfois à
+éclater inopinément. Car toute conduite ayant pour mobile des maximes
+abstraites se rapporte à une conduite mue par le penchant primitif et
+inné, comme un mécanisme fait de main d'homme, une montre, par exemple,
+où la forme et le mouvement sont imposés à une matière qui leur est
+étrangère, se rapporte à un organisme vivant, où forme et matière se
+pénètrent mutuellement et ne font qu'un. Ce rapport entre le caractère
+acquis et le caractère naturel confirme la pensée énoncée par l'empereur
+Napoléon: «_Tout ce qui n'est pas naturel est imparfait._» Ceci est vrai
+en tout et pour tous, au physique comme au moral; et la seule exception
+que je me rappelle à cette règle, c'est l'aventurine naturelle, qui ne
+vaut pas l'artificielle.
+
+Aussi, gardons-nous de toute _affectation_. Elle provoque toujours le
+mépris: d'abord elle est une tromperie, et comme telle une lâcheté, car
+elle repose sur la peur; ensuite elle implique condamnation de soi-même
+par soi-même, puisqu'on veut paraître ce qu'on n'est pas et qu'on estime
+être meilleur que ce que l'on est. Le fait d'affecter une qualité, de
+s'en vanter, est un aveu qu'on ne la possède pas. Que des gens se
+vantent de quoi que ce soit, courage ou instruction, intelligence ou
+esprit, succès auprès des femmes ou richesses, ou noblesse, et l'on
+pourra en conclure que c'est précisément sur ce chapitre-là qu'il leur
+manque quelque chose; car celui qui possède réellement et complètement
+une qualité ne songe pas à l'étaler et à l'affecter; il est parfaitement
+tranquille sous ce rapport. C'est ce que veut dire ce proverbe espagnol:
+«_Herradura que chacolotea clavo le falta_» (A ferrure qui sonne il
+manque un clou). Il ne faut certainement pas, nous l'avons déjà dit,
+lâcher entièrement les rênes et se montrer en entier tel qu'on est; car
+le côté mauvais et bestial de notre nature est considérable et a besoin
+d'être voilé; mais cela ne légitime que l'acte négatif, la
+dissimulation, mais nullement le positif, la simulation. Il faut savoir
+aussi que l'on reconnaît l'affectation dans un individu avant même
+d'apercevoir clairement ce qu'il affecte au juste. Enfin, cela ne peut
+pas durer à la longue, et le masque finira par tomber un jour. «_Nemo
+potest personam diu ferre; ficta cito in naturam suam recidunt_»
+(Sénèque, _De clem._, l. I, c. 1) (Personne ne peut longtemps porter le
+masque, tout ce qui est déguisé reprend bientôt sa nature).
+
+31° De même qu'on porte le poids de son propre corps sans le sentir,
+comme on le sentirait de tout corps étranger qu'on voudrait mouvoir, de
+même on ne remarque que les défauts et les vices des autres, et non les
+siens. Mais en revanche chacun possède en autrui un miroir dans lequel
+il peut voir distinctement ses propres vices, ses défauts, ses manières
+grossières et répugnantes. Mais il fait d'ordinaire comme le chien qui
+aboie contre le miroir, parce qu'il ne sait pas que c'est lui-même qu'il
+y aperçoit et qu'il s'imagine voir un autre chien. Qui critique les
+autres travaille à son propre amendement. Ceux-là donc qui ont une
+tendance habituelle à soumettre tacitement dans leur for intérieur les
+manières des hommes, et en général tout ce qu'ils font ou ne font pas, à
+une critique attentive et sévère, ceux-là travaillent ainsi à se
+corriger et à se perfectionner eux-mêmes: car ils auront assez d'équité,
+ou du moins assez d'orgueil et de vanité pour éviter ce qu'ils ont tant
+de fois et si rigoureusement blâmé. C'est l'inverse qui est vrai pour
+les _tolérants_, savoir: «_Hanc veniam damus petimusque vicissim_» (Nous
+accordons et réclamons le pardon tour à tour). L'Évangile moralise
+admirablement sur ceux qui voient la paille dans l'œil du voisin et ne
+voient pas la poutre dans le leur; mais la nature de l'œil ne lui permet
+de regarder qu'au dehors, il ne peut pas se voir lui-même; c'est
+pourquoi remarquer et blâmer les défauts des autres est un moyen propre
+à nous faire sentir les nôtres. Il nous faut un miroir pour nous
+corriger. Cette règle est bonne également quand il s'agit du style et de
+la manière d'écrire; celui qui en ces matières admire toute nouvelle
+folie, au lieu de la blâmer, finira par l'imiter. De là vient qu'en
+Allemagne ces sortes de folies se propagent si vite. Les Allemands sont
+très tolérants: on s'en aperçoit. _Hanc veniam damus petimusque
+vicissim_, voilà leur devise.
+
+32° L'homme de noble espèce, pendant sa jeunesse, croit que les
+relations essentielles et décisives, celles qui créent les liens
+véritables entre les hommes, sont de nature _idéale_, c'est-à-dire
+fondées sur la conformité de caractère, de tournure d'esprit, de goût,
+d'intelligence, etc.; mais il s'aperçoit plus tard que ce sont les
+_réelles_, c'est-à-dire celles qui reposent sur quelque intérêt
+matériel. Ce sont celles-ci qui forment la base de tous les rapports, et
+la majorité des hommes ignore totalement qu'il en existe d'autres. Par
+conséquent, chacun est choisi en raison de sa fonction, de sa
+profession, de sa nation ou de sa famille, en général donc suivant la
+position et le rôle attribués pour la _convention_; c'est d'après cela
+qu'on assortit les gens et qu'on les classe comme articles de fabrique.
+Par contre, ce qu'un homme est en soi et pour soi, comme homme, en vertu
+de ses qualités propres, n'est pris en considération que selon le bon
+plaisir, par exception; chacun met ces choses de côté dès que cela lui
+convient mieux, et l'ignore sans plus de façon. Plus un homme a de
+valeur personnelle, moins ce classement pourra lui convenir; aussi
+cherchera-t-il à s'y soustraire. Remarquons cependant que cette manière
+de procéder est basée sur ce que dans ce monde, où la misère et
+l'indigence règnent, les ressources qui servent à les écarter sont la
+chose essentielle et nécessairement prédominante.
+
+33° De même que le papier-monnaie circule en place d'argent, de même, au
+lieu de l'estime et de l'amitié véritables, ce sont leurs démonstrations
+et leurs allures imitées le plus naturellement possible qui ont cours
+dans le monde. On pourrait, il est vrai, se demander s'il y a vraiment
+des gens qui méritent l'estime et l'amitié sincères. Quoi qu'il en soit,
+j'ai plus de confiance dans un brave chien, quand il remue la queue, que
+dans toutes ces démonstrations et ces façons.
+
+La vraie, la sincère amitié présuppose que l'un prend une part
+énergique, purement objective et tout à fait désintéressée au bonheur et
+au malheur de l'autre, et cette participation suppose à son tour une
+véritable identification de l'ami avec son ami. L'égoïsme de la nature
+humaine est tellement opposé à ce sentiment que l'amitié vraie fait
+partie de ces choses dont on ignore, comme du grand serpent de mer, si
+elles appartiennent à la fable ou si elles existent en quelque lieu.
+Cependant il se rencontre parfois entre les hommes certaines relations
+qui, bien que reposant essentiellement sur des motifs secrètement
+égoïstes et de natures différentes, sont additionnées néanmoins d'un
+grain de cette amitié véritable et sincère, ce qui suffit à leur donner
+un tel cachet de noblesse qu'elles peuvent, en ce monde des
+imperfections, porter avec quelque droit le nom d'amitié. Elles
+s'élèvent haut au-dessus des liaisons de tous les jours; celles-ci sont
+à vrai dire de telle nature que nous n'adresserions plus la parole à la
+plupart de nos bonnes connaissances, si nous entendions comment elles
+parlent de nous en notre absence.
+
+À côté des cas où l'on a besoin de secours sérieux et de sacrifices
+considérables, la meilleure occasion pour éprouver la sincérité d'un
+ami, c'est le moment où vous lui annoncez un malheur qui vient de vous
+frapper. Vous verrez alors se peindre sur ses traits une affliction
+vraie, profonde et sans mélange, ou au contraire, par son calme
+imperturbable, par un trait se dessinant fugitivement, il confirmera la
+maxime de La Rochefoucauld: «_Dans l'adversité de nos meilleurs amis,
+nous trouvons toujours[36] quelque chose qui ne nous déplaît pas._» Ceux
+qu'on appelle habituellement des amis peuvent à peine, dans ces
+occasions, réprimer le petit frémissement, le léger sourire de la
+satisfaction. Il y a peu de choses qui mettent les gens aussi sûrement
+en bonne humeur que le récit de quelque calamité dont on a été récemment
+frappé, ou encore l'aveu sincère qu'on leur fait de quelque faiblesse
+personnelle. C'est vraiment caractéristique.
+
+L'éloignement et la longue absence nuisent à toute amitié, quoiqu'on ne
+l'avoue pas volontiers. Les gens que nous ne voyons pas seraient-ils nos
+plus chers amis, insensiblement avec la marche du temps s'évaporent
+jusqu'à l'état de notions abstraites, ce qui fait que notre intérêt pour
+eux devient de plus en plus une affaire de raison, pour ainsi dire de
+tradition; le sentiment vif et profond demeure réservé à ceux que nous
+avons sous les yeux, même quand ceux-là ne seraient que des animaux que
+nous aimons. Tellement la nature humaine est guidée par les sens. Ici
+encore, Gœthe a raison de dire:
+
+ Die Gegenwart ist eine mächtige Göttin.
+
+ (_Tasso_, acte 4, sc. 4.)
+
+(Le présent est une puissante divinité.)
+
+Les _amis de la maison_ sont ordinairement bien nommés de ce nom, car
+ils sont plus attachés à la maison qu'au maître; ils ressemblent aux
+chats plus qu'aux chiens.
+
+Les amis se disent sincères; ce sont les ennemis qui le sont; aussi
+devrait-on, pour apprendre à se connaître soi-même, prendre leur blâme
+comme on prendrait une médecine amère.
+
+Comment peut-on prétendre que les amis sont rares, dans le besoin? Mais
+c'est le contraire. À peine a-t-on fait amitié avec un homme, que le
+voilà aussitôt dans le besoin et qu'il vous emprunte de l'argent.
+
+34° Comme il faut être novice pour croire que montrer de l'esprit et de
+la raison est un moyen de se faire bien venir dans la société! Bien au
+contraire, cela éveille chez la plupart des gens un sentiment de haine
+et de rancune, d'autant plus amer que celui qui l'éprouve n'est pas
+autorisé à en déclarer le motif; bien plus, il se le dissimule à
+lui-même. Voici en détail comment cela se passe: de deux interlocuteurs,
+dès que l'un remarque et constate une grande supériorité chez l'autre,
+il en conclut tacitement, et sans en avoir la conscience bien exacte,
+que cet autre remarque et constate au même degré l'infériorité et
+l'esprit borné du premier. Cette opposition excite sa haine, sa rancune,
+sa rage la plus amère. Aussi Gracian dit-il avec raison: «_Para ser bien
+quisto, el unico medio vestirse la piel del mas simple de los brutos_»
+(Pour être bien tranquille, le seul moyen est de revêtir la peau du plus
+simple des animaux). Mettre au jour de l'esprit et du jugement, n'est-ce
+pas une manière détournée de reprocher aux autres leur incapacité et
+leur bêtise? Une nature vulgaire se révolte à l'aspect d'une nature
+opposée; le fauteur secret de la révolte, c'est l'envie. Car satisfaire
+sa vanité est, ainsi qu'on peut le voir à tout moment, une jouissance
+qui, chez les hommes, passe avant toute autre, mais qui n'est possible
+qu'en vertu d'une comparaison entre eux-mêmes et les autres. Mais il
+n'est pas de mérites dont ils soient plus fiers que de ceux de
+l'intelligence, vu que c'est sur ceux-là que se fonde leur supériorité à
+l'égard des animaux. Il est donc de la plus grande témérité de leur
+montrer une supériorité intellectuelle marquée, surtout devant témoins.
+Cela provoque leur vengeance, et d'ordinaire ils chercheront à l'exercer
+par des injures, car ils passent ainsi du domaine de l'intelligence à
+celui de la volonté, sur lequel nous sommes tous égaux. Si donc la
+position et la richesse peuvent toujours compter sur la considération
+dans la société, les qualités intellectuelles ne doivent nullement s'y
+attendre; ce qui peut leur arriver de plus heureux, c'est qu'on n'y
+fasse pas attention; mais, autrement, on les envisage comme une espèce
+d'impertinence, ou comme un bien que son propriétaire a acquis par des
+voies illicites et dont il a l'audace de se targuer; aussi chacun se
+propose-t-il en silence de lui infliger ultérieurement quelque
+humiliation à ce sujet, et l'on n'attend pour cela qu'une occasion
+favorable. C'est à peine si, par une attitude des plus humbles, on
+réussira à arracher le pardon de sa supériorité d'esprit, comme on
+arrache une aumône. Saadi dit dans le Gulistan: «_Sachez qu'il se trouve
+chez l'homme irraisonnable cent fois plus d'aversion pour le raisonnable
+que celui-ci n'en ressent pour le premier._» Par contre, l'infériorité
+intellectuelle équivaut à un véritable titre de recommandation. Car le
+sentiment bienfaisant de la supériorité est pour l'esprit ce que la
+chaleur est pour le corps; chacun se rapproche de l'individu qui lui
+procure cette sensation, par le même instinct qui le pousse à
+s'approcher du poêle ou à aller se mettre au soleil. Or il n'y a pour
+cela uniquement que l'être décidément inférieur, en facultés
+intellectuelles pour les hommes, en beauté pour les femmes. Il faut
+avouer que, pour laisser paraître de l'infériorité non simulée, en
+présence de bien des gens, il faut en posséder une dose respectable. En
+revanche, voyez avec quelle cordiale amabilité une jeune fille
+médiocrement jolie va à la rencontre de celle qui est foncièrement
+laide. Le sexe masculin n'attache pas grande valeur aux avantages
+physiques, bien que l'on préfère se trouver à côté d'un plus petit que
+d'un plus grand que soi. En conséquence, parmi les hommes, ce sont les
+bêtes et les ignorants qui sont agréés et recherchés partout; parmi les
+femmes, les laides; on leur fait immédiatement la réputation d'avoir un
+cœur excellent, vu que chacun a besoin d'un prétexte pour justifier sa
+sympathie, à ses yeux et à ceux des autres. Pour la même raison, toute
+supériorité d'esprit a la propriété d'isoler: on la fuit, on la hait, et
+pour avoir un prétexte on prête à celui qui la possède des défauts de
+toute sorte[37]. La beauté produit exactement le même effet parmi les
+femmes; les jeunes filles, quand elles sont très belles, ne trouvent pas
+d'amies, pas même de compagnes. Qu'elles ne s'avisent pas de se
+présenter quelque part pour une place de demoiselle de compagnie; dès
+qu'elles paraîtront, le visage de la dame chez qui elles espèrent entrer
+s'assombrira; car, soit pour son propre compte, soit pour celui de ses
+filles, elle n'a nullement besoin d'une jolie figure pour doublure. Il
+en est tout autrement, en revanche, quand il s'agit des avantages du
+rang, car ceux-ci n'agissent pas, comme les mérites personnels, par
+effet de contraste et de relief, mais par voie de réflexion, comme les
+couleurs environnantes quand elles se réfléchissent sur le visage.
+
+35° La paresse, l'égoïsme et la vanité ont très souvent la plus grande
+part dans la confiance que nous montrons à autrui: paresse, lorsque,
+pour ne pas examiner, soigner, faire par nous-mêmes, nous préférons nous
+confier à un autre; égoïsme, lorsque le besoin de parler de nos affaires
+nous porte à lui en faire quelque confidence; vanité, quand ces affaires
+sont de nature à nous en rendre glorieux. Mais nous n'en exigeons pas
+moins que l'on apprécie notre confiance.
+
+Nous ne devrions jamais, au contraire, être irrités par la méfiance, car
+elle renferme un compliment à l'adresse de la probité, et c'est l'aveu
+sincère de son extrême rareté qui fait qu'elle appartient à ces choses
+dont on met l'existence en doute.
+
+36° J'ai exposé dans ma _Morale_ l'une des bases de la _politesse_,
+cette vertu cardinale chez les Chinois; l'autre est la suivante. La
+politesse repose sur une convention tacite de ne pas remarquer les uns
+chez les autres la misère morale et intellectuelle de la condition
+humaine, et de ne pas se la reprocher mutuellement; d'où il résulte, au
+bénéfice des deux parties, qu'elle apparaît moins facilement.
+
+Politesse est prudence; impolitesse est donc niaiserie: se faire, par sa
+grossièreté, des ennemis, sans nécessité et de gaieté de cœur, c'est de
+la démence; c'est comme si l'on mettait le feu à sa maison. Car la
+politesse est, comme les jetons, une monnaie notoirement fausse:
+l'épargner prouve de la déraison; en user avec libéralité, de la raison.
+Toutes les nations terminent leurs lettres par cette formule: «_Votre
+très humble serviteur_», «_Your most obedient servant_,» «_Suo
+devotissimo servo_». Les Allemands seuls suppriment le «_Diener_»
+(serviteur), car ce n'est pas vrai, disent-ils. Celui, au contraire, qui
+pousse la politesse jusqu'au sacrifice d'intérêts réels, ressemble à un
+homme qui donnerait des pièces d'or en place de jetons. De même que la
+cire, dure et cassante de sa nature, devient moyennant un peu de chaleur
+si malléable qu'elle prend toutes les formes qu'il plaira de lui donner,
+on peut, par un peu de politesse et d'amabilité, rendre souples et
+complaisants jusqu'à des hommes revêches et hostiles. La politesse est
+donc à l'homme ce que la chaleur est à la cire.
+
+Il est vrai de dire qu'elle est une rude tâche, en ce sens qu'elle nous
+impose des témoignages de considération pour tous, alors que la plupart
+n'en méritent aucune; en outre, elle exige que nous feignions le plus
+vif intérêt, quand nous devons nous sentir heureux de ne leur en porter
+nullement. Allier la politesse à la dignité est un coup de maître.
+
+Les offenses, consistant toujours au fond dans des manifestations de
+manque de considération, ne nous mettraient pas si facilement hors de
+nous si, d'une part, nous ne nourrissions pas une opinion très exagérée
+de notre haute valeur et de notre dignité, ce qui est de l'orgueil
+démesuré, et si, d'autre part, nous nous étions bien rendu compte de ce
+que d'ordinaire, au fond de son cœur, chacun croit et pense à l'égard
+des autres. Quel criant contraste pourtant entre la susceptibilité de la
+plupart des gens pour la plus légère allusion critique dirigée contre
+eux et ce qu'ils auraient à entendre s'ils pouvaient surprendre ce que
+disent d'eux leurs connaissances! Nous ferions mieux de toujours nous
+souvenir que la politesse n'est qu'un masque ricaneur; de cette façon,
+nous ne nous mettrions pas à pousser des cris de paon, toutes les fois
+que le masque se dérange un peu ou qu'il est déposé pour un instant.
+Quand un individu devient ouvertement grossier, c'est comme s'il se
+dépouillait de ses vêtements et se présentait _in puris naturalibus_. Il
+faut avouer qu'il se montre fort laid ainsi, comme la plupart des gens
+dans cet état.
+
+37° Il ne faut jamais prendre modèle sur un autre pour ce qu'on veut
+faire ou ne pas faire, car les situations, les circonstances, les
+relations ne sont jamais les mêmes et parce que la différence de
+caractère donne aussi une tout autre teinte à l'action; c'est pourquoi
+«_duo cum faciunt idem, non est idem_» (quand deux hommes font la même
+chose, ce n'est pas la même chose). Il faut, après mûre réflexion, après
+méditation sérieuse, agir conformément à son propre caractère.
+L'originalité est donc indispensable même dans la vie pratique; sans
+elle, ce qu'on fait ne s'accorde pas avec ce qu'on est.
+
+38° Ne combattez l'opinion de personne; songez que, si l'on voulait
+dissuader les gens de toutes les absurdités auxquelles ils croient, on
+n'en aurait pas fini, quand on atteindrait l'âge de Mathusalem.
+
+Abstenons-nous aussi, dans la conversation, de toute observation
+critique, fût-elle faite dans la meilleure intention, car blesser les
+gens est facile, les corriger difficile, sinon impossible.
+
+Quand les absurdités d'une conversation que nous sommes dans le cas
+d'écouter commencent à nous mettre en colère, il faut nous imaginer que
+nous assistons à une scène de comédie entre deux fous: «_Probatum est_.»
+L'homme né pour instruire le monde sur les sujets les plus importants et
+les plus sérieux peut parler de sa chance quand il s'en tire sain et
+sauf.
+
+39° Celui qui veut que son opinion trouve crédit doit l'énoncer
+froidement et sans passion. Car tout emportement procède de la volonté;
+c'est donc à _celle-ci_ et non à la connaissance, qui est froide de sa
+nature, que l'on attribuerait le jugement émis. En effet, la volonté
+étant le principe radical dans l'homme, et la connaissance n'étant que
+secondaire et venue accessoirement, on considérera plutôt le jugement
+comme né de la volonté excitée que l'excitation de la volonté comme
+produite par le jugement.
+
+40° Il ne faut pas se laisser aller à se louer soi-même, alors même
+qu'on en aurait tout le droit. Car la vanité est chose si commune, le
+mérite au contraire si rare, que toutes les fois que nous semblons nous
+louer, quelque indirectement que ce soit, chacun pariera cent contre un
+que ce qui a parlé par notre bouche c'est la vanité, parce qu'elle n'a
+pas assez de raison pour comprendre le ridicule de la vanterie.
+Néanmoins, Bacon de Verulam pourrait bien n'avoir pas tout à fait tort
+quand il prétend que le «_semper aliquid hæret_» (il en reste toujours
+quelque chose) n'est pas vrai uniquement de la calomnie, mais aussi de
+la louange de soi-même, et quand il la recommande à doses modérées[38].
+
+41° Quand vous soupçonnez quelqu'un de mentir, feignez la crédulité;
+alors il devient effronté, ment plus fort, et on le démasque. Si vous
+remarquez au contraire qu'une vérité qu'il voudrait dissimuler lui
+échappe en partie, faites l'incrédule, afin que, provoqué par la
+contradiction, il fasse avancer toute la réserve.
+
+42° Considérons toutes nos affaires personnelles comme des secrets; au
+delà de ce que les bonnes connaissances voient de leurs propres yeux, il
+faut leur rester entièrement inconnu. Car ce qu'elles sauraient touchant
+les choses les plus innocentes peut, en temps et lieu, nous être
+funeste. En général, il vaut mieux manifester sa raison par tout ce que
+l'on tait que par ce qu'on dit. Effet de prudence dans le premier cas,
+de vanité dans le second. Les occasions de se taire et celles de parler
+se présentent en nombre égal, mais nous préférons souvent la fugitive
+satisfaction que procurent les dernières au profit durable que nous
+tirons des premières. On devrait se refuser jusqu'à ce soulagement de
+cœur que l'on éprouve à se parler parfois à haute voix à soi-même, ce
+qui arrive facilement aux personnes vives, pour n'en pas prendre
+l'habitude; car, par là, la pensée devient à tel point l'âme et la sœur
+de la parole, qu'insensiblement nous arrivons à parler aussi avec les
+autres comme si nous pensions tout haut; et cependant la prudence
+commande d'entretenir un large fossé toujours ouvert entre la pensée et
+la parole.
+
+Il nous semble parfois que les autres ne peuvent absolument pas croire à
+une chose qui nous concerne, tandis qu'ils ne songent nullement à en
+douter; s'il nous arrive cependant d'éveiller ce doute en eux, alors en
+effet ils ne pourront plus y ajouter foi. Mais nous ne nous trahissons
+uniquement que dans l'idée qu'il est impossible qu'on ne le remarque
+pas; c'est ainsi aussi que nous nous précipitons en bas d'une hauteur
+par l'effet d'un vertige, c'est-à-dire de cette pensée qu'il n'est pas
+possible de rester solidement à cette place et que l'angoisse d'y rester
+est si poignante qu'il vaut mieux l'abréger: cette illusion s'appelle
+vertige.
+
+D'autre part, il faut savoir que les gens, même ceux qui ne trahissent
+d'ailleurs qu'une médiocre perspicacité, sont d'excellents algébristes
+quand il s'agit des affaires personnelles des autres; dans ces matières,
+une seule quantité étant donnée, ils résolvent les problèmes les plus
+compliqués. Si, par exemple, on leur raconte une histoire passée en
+supprimant tous les noms et toutes les autres indications sur les
+personnes, il faut se garder d'introduire dans la narration le moindre
+détail positif et spécial, tel que la localité, ou la date, ou le nom
+d'un personnage secondaire, ou quoi que ce soit qui aurait avec
+l'affaire la connexion la plus éloignée, car ils y trouvent aussitôt une
+grandeur donnée positivement, à l'aide de laquelle leur perspicacité
+algébrique déduit tout le reste. L'exaltation de la curiosité est telle
+dans ces cas, qu'avec son secours la volonté met les éperons aux flancs
+de l'intellect, qui, poussé de la sorte, arrive aux résultats les plus
+lointains. Car, autant les hommes ont peu d'aptitude et de curiosité
+pour les vérités _générales_, autant ils sont avides des vérités
+individuelles.
+
+Voilà pourquoi le silence a été si instamment recommandé par tous les
+docteurs en sagesse avec les arguments les plus divers à l'appui. Je
+n'ai donc pas besoin d'en dire davantage et me contenterai de rapporter
+quelques maximes arabes très énergiques et peu connues: «_Ce que ton
+ennemi ne doit pas apprendre, ne le dis pas à ton ami._»--«_Faut que je
+garde mon secret, il est mon prisonnier; dès que je le lâche, c'est moi
+qui deviens son prisonnier._»--«_A l'arbre du silence pend son fruit, la
+tranquillité._»
+
+43° Point d'argent mieux placé que celui dont nous nous sommes laissé
+voler, car il nous a immédiatement servi à acheter de la prudence.
+
+44° Ne gardons d'animosité contre personne, autant que possible;
+contentons-nous de bien noter les «procédés» de chacun, et
+souvenons-nous-en, pour fixer par là la valeur de chacun au moins en ce
+qui nous concerne, et pour régler en conséquence notre attitude et notre
+conduite envers les gens; soyons toujours bien convaincus que le
+caractère ne change jamais: oublier un vilain trait, c'est jeter par la
+fenêtre de l'argent péniblement acquis. Mais, en suivant ma
+recommandation, on sera protégé contre la folle confiance et contre la
+folle amitié.
+
+«_Ni aimer ni haïr_» comprend la moitié de toute sagesse; «_ne rien dire
+et ne rien croire_,» voilà l'autre moitié. Il est vrai qu'on tournera
+volontiers le dos à un monde qui rend nécessaires des règles comme
+celles-là et comme les suivantes.
+
+45° Montrer de la colère ou de la haine dans ses paroles ou dans ses
+traits est inutile, est dangereux, imprudent, ridicule, vulgaire. On ne
+doit donc témoigner de colère ou de haine que par des actes. La seconde
+manière réussira d'autant plus sûrement qu'on se sera mieux gardé de la
+première. Les animaux à sang froid sont les seuls venimeux.
+
+46° «_Parler sans accent_»: cette vieille règle des gens du monde
+enseigne qu'il faut laisser à l'intelligence des autres le soin de
+démêler ce que vous avez dit; leur compréhension est lente, et, avant
+qu'elle ait achevé, vous êtes loin. Au contraire, «_parler avec accent_»
+signifie s'adresser au sentiment, et alors tout est renversé. Il est
+telles gens à qui l'on peut, avec un geste poli et un ton amical, dire
+en réalité des sottises sans danger immédiat.
+
+
+
+
+IV.--Concernant notre conduite en face de la marche du monde et en face
+du sort.
+
+
+47° Quelque forme que revête l'existence humaine, les éléments en sont
+toujours semblables; aussi les conditions essentielles en restent-elles
+les mêmes, qu'on vive dans une cabane ou à la cour, au couvent, ou à
+l'armée. Malgré leur variété, les événements, les aventures, les
+accidents heureux ou malheureux de la vie rappellent les articles de
+confiseur; les figures sont nombreuses et variées, il y en a de
+contournées et de bigarrées; mais le tout est pétri de la même pâte, et
+les incidents arrivés à l'un ressemblent à ceux survenus à l'autre bien
+plus que celui-ci ne s'en doute à les entendre raconter. Les événements
+de notre vie ressemblent encore aux images du kaléidoscope: à chaque
+tour, nous en voyons d'autres, tandis qu'en réalité c'est toujours la
+même chose que nous avons devant les yeux.
+
+48° Trois puissances dominent le monde, a dit très justement un ancien:
+«συνεσις, χρατος, χαι τνχη» prudence, force et fortune. Cette dernière,
+selon moi, est la plus influente. Car le cours de la vie peut être
+comparé à la marche d'un navire. Le sort, la «τνχη», la «_secunda aut
+adversa fortuna_», remplit le rôle du vent qui rapidement nous pousse au
+loin en avant ou en arrière, pendant que nos propres efforts et nos
+peines ne sont que d'un faible secours. Leur office est celui des rames;
+quand celles-ci, après bien des heures d'un long travail, nous ont fait
+avancer d'un bout de chemin, voilà subitement un coup de vent qui nous
+rejette d'autant en arrière. Le vent, au contraire, est-il favorable, il
+nous pousse si bien que nous pouvons nous passer de rames. Un proverbe
+espagnol exprime avec une énergie incomparable cette puissance de la
+fortune: «_Da ventura a tu hijo, y echa lo en el mar_» (Donne à ton fils
+du bonheur, et jette-le à la mer)[39].
+
+Mais le hasard est une puissance maligne, à laquelle il faut se fier le
+moins possible. Et cependant quel est, entre tous les dispensateurs de
+biens, le seul qui, lorsqu'il donne, nous indique en même temps, à ne
+pas s'y tromper, que nous n'avons nul droit de prétendre à ses dons, que
+nous devons en rendre grâces non à notre mérite, mais à sa seule bonté
+et à sa faveur, et qu'à cause de cela précisément nous pouvons nourrir
+la réjouissante espérance de recevoir avec humilité bien d'autres dons
+encore, tout aussi peu mérités? C'est le hasard: lui, qui entend cet art
+régalien de faire comprendre que, opposé à sa faveur et à sa grâce, tout
+mérite est sans force et sans valeur.
+
+Lorsqu'on jette les yeux en arrière sur le chemin de la vie, et lorsque,
+embrassant dans l'ensemble son cours tortueux et perfide comme le
+labyrinthe, on aperçoit tant de bonheurs manqués, tant de malheurs
+attirés, on est amené facilement à exagérer les reproches qu'on
+s'adresse à soi-même. Car la marche de notre existence n'est pas
+uniquement notre propre œuvre; elle est le produit de deux facteurs,
+savoir la série des événements et la série de nos décisions, qui sans
+cesse se croisent et se modifient réciproquement. En outre, notre
+horizon, pour les deux facteurs, est toujours très limité, vu que nous
+ne pouvons prédire nos résolutions longtemps à l'avance, et, encore
+moins, prévoir les événements; dans les deux séries, il n'y a que celles
+du moment, qui nous soient bien connues. C'est pourquoi, aussi longtemps
+que notre but est encore éloigné, nous ne pouvons même pas gouverner
+droit sur lui; tout au plus pouvons-nous nous diriger approximativement
+et par des probabilités; il nous faut donc souvent louvoyer. En effet,
+tout ce qui est en notre pouvoir, c'est de nous décider chaque fois
+selon les circonstances présentes, avec l'espoir de tomber assez juste
+pour que cela nous rapproche du but principal. En ce sens, les
+événements et nos résolutions importantes sont comparables à deux forces
+agissant dans des directions différentes, et dont la diagonale
+représente la marche de notre vie. Térence a dit: «_In vita est hominum
+quasi cum ludas tesseris: si illud quod maxime opus est jactu, non
+cadit, illud, quod cecidit forte, id arte ut corrigas_» (Il en est de la
+vie humaine comme d'une partie de dés; si l'on n'obtient pas le dé dont
+on a besoin, il faut savoir tirer parti de celui que le sort a amené);
+c'est une espèce de trictrac que Térence doit avoir eu en vue dans ce
+passage. Nous pouvons dire en moins de mots: Le sort mêle les cartes, et
+nous, nous jouons. Mais, pour exprimer ce que j'entends ici, la
+meilleure comparaison est la suivante. Les choses se passent dans la vie
+comme au jeu d'échecs: nous combinons un plan; mais celui-ci reste
+subordonné à ce qu'il plaira de faire, dans la partie d'échecs à
+l'adversaire, dans la vie au sort. Les modifications que notre plan
+subit à la suite sont, le plus souvent, si considérables que c'est à
+peine si dans l'exécution il est encore reconnaissable à quelques traits
+fondamentaux.
+
+Au reste, dans la marche de notre existence, il y a quelque chose qui
+est placé plus haut que tout cela. Il est, en effet, d'une vérité banale
+et trop souvent confirmée, que nous sommes fréquemment plus fous que
+nous ne le croyons; en revanche, avoir été plus sage qu'on ne le
+supposait soi-même, voilà une découverte que font ceux-là seuls qui se
+sont trouvés dans ce cas, et, même alors, longtemps après seulement. Il
+y a en nous quelque chose de plus avisé que la tête. Nous agissons, en
+effet, dans les grands moments, dans les pas importants de la vie, moins
+par une connaissance exacte de ce qu'il convient de faire que par une
+impulsion intérieure; on dirait un instinct venant du plus profond de
+notre être, et ensuite nous critiquons notre conduite en vertu de
+notions précises, mais à la fois mesquines, acquises, voire même
+empruntées, d'après des règles générales, ou selon l'exemple de ce que
+d'autres ont fait, et ainsi de suite, sans peser assez qu'«_une chose ne
+convient pas à tous_»; de cette manière, nous devenons facilement
+injustes envers nous-mêmes. Mais la fin démontre qui a eu raison, et
+seule une vieillesse que l'on atteint sans encombre autorise à juger la
+question, tant par rapport au monde extérieur que par rapport à
+soi-même.
+
+Peut-être cette impulsion intérieure est-elle guidée, sans que nous nous
+en apercevions, par des songes prophétiques, oubliés au réveil, qui
+donnent ainsi précisément à notre vie ce ton toujours également cadencé,
+cette unité dramatique que ne pourrait lui prêter la conscience
+cérébrale si souvent chancelante, abusée et si facilement variable;
+c'est là peut-être ce qui fait, par exemple, que l'homme appelé à
+produire de grandes œuvres dans une branche spéciale en a, dès sa
+jeunesse, le sentiment intime et secret, et travaille en vue de ce
+résultat, comme l'abeille à la construction de sa ruche. Mais pour
+chaque homme, ce qui le pousse, c'est ce que Balthazar Gracian appelle
+«_la gran sindéresis_», c'est-à-dire le soin instinctif et énergique de
+soi-même, sans lequel l'être périt. Agir en vertu de _principes
+abstraits_ est difficile, et ne réussit qu'après un long apprentissage
+et, même alors, pas toujours; souvent aussi, ces principes sont
+insuffisants. En revanche, chacun possède certains _principes innés et
+concrets_, logés dans son sang et dans sa chair, car ils sont le
+résultat de tout son penser, de son sentir et de son vouloir. La plupart
+du temps, il ne les connaît pas _in abstracto_, et ce n'est qu'en
+portant ses regards sur sa vie passée qu'il s'aperçoit leur avoir obéi
+sans cesse et avoir été mené par ces principes comme par un fil
+invisible. Selon leur qualité, ils le conduiront à son bonheur ou à son
+malheur.
+
+49° On devrait ne jamais perdre de vue l'action qu'exerce le temps ni la
+mobilité des choses; par conséquent, dans tout ce qui arrive
+actuellement, il faudrait évoquer de suite l'image du contraire: ainsi,
+dans le bonheur, se représenter vivement l'infortune; dans l'amitié,
+l'inimitié; par le beau temps, la mauvaise saison; dans l'amour, la
+haine; dans la confiance et l'épanchement, la trahison et le repentir;
+et l'inverse également. Nous trouverions là une source intarissable de
+sagesse pour ce monde, car nous serions toujours prudents et nous ne
+nous laisserions pas abuser si facilement. Du reste, dans la plupart des
+cas, nous n'aurions fait ainsi qu'anticiper sur l'action du temps. Il
+n'est peut-être aucune notion pour laquelle l'expérience soit aussi
+indispensable que pour la juste appréciation de l'inconstance et de la
+vicissitude des choses. Comme chaque situation, pour le temps de sa
+durée, existe nécessairement et par conséquent de plein droit, il semble
+que chaque année, chaque mois, chaque jour va enfin conserver ce plein
+droit pour l'éternité. Mais rien ne le conserve, ce droit d'actualité,
+et le changement seul est la chose immuable. L'homme prudent est celui
+que n'abuse pas la stabilité apparente et qui prévoit, en outre, la
+direction dans laquelle s'opérera le prochain changement[40]. Ce qui
+fait que les hommes considèrent ordinairement l'état précaire des choses
+ou la direction de leur cours comme ne devant jamais changer, c'est que,
+tout en ayant les effets sous les yeux, ils ne saisissent pas les
+causes; or ce sont celles-ci qui portent en elles le germe des futurs
+changements; l'effet, qui seul existe à leurs yeux, ne contient rien de
+semblable. Ils s'attachent au résultat, et quant à ces causes qu'ils
+ignorent, ils supposent que, ayant pu produire l'effet, elles seront
+aussi capables de le maintenir. Ils ont en cela cet avantage que,
+lorsqu'ils se trompent, c'est toujours _uni sono_, d'une seule voix;
+aussi la calamité que cette erreur attire sur leur tête est toujours
+générale, tandis que le penseur, quand il se trompe, reste, en outre,
+isolé. Pour le dire en passant, ceci confirme mon assertion que l'erreur
+provient toujours d'une conclusion d'effet à cause (voy. _Le monde comme
+V. et R._, vol. I).
+
+Toutefois il ne convient qu'en théorie d'_anticiper sur le temps_ en
+prévoyant son effet, et non pas pratiquement; ce qui veut dire qu'il ne
+faut pas empiéter sur l'avenir en demandant _avant_ le temps ce qui ne
+peut venir qu'_avec_ le temps. Quiconque s'avise de le faire éprouvera
+qu'il n'est pas d'usurier pire et plus intraitable que le temps, et que,
+lorsqu'on lui demande des avances de payement, il exige de plus lourds
+intérêts que n'importe quel juif. Par exemple, on peut, au moyen de
+chaux vive et de chaleur, pousser la végétation d'un arbre au point de
+lui faire porter en quelques jours ses feuilles, ses fleurs et ses
+fruits; mais il dépérit ensuite. Quand l'adolescent veut exercer dès à
+présent, même pendant peu de jours, la puissance génitale de l'homme
+fait, et accomplir à dix-neuf ans ce qui lui sera facile à trente, le
+temps lui en fera bien l'avance, mais une partie de la force de ses
+années à venir, peut-être une partie même de sa vie, servira d'intérêt.
+Il est des maladies que l'on ne peut guérir convenablement et
+radicalement qu'en leur laissant suivre leur cours naturel; elles
+disparaissent alors d'elles-mêmes, sans laisser de traces. Mais si l'on
+demande à se rétablir immédiatement, tout de suite, alors encore le
+temps devra faire l'avance; la maladie sera écartée, mais l'intérêt sera
+représenté par un affaiblissement et des maux chroniques pour toute la
+vie. Lorsque, en temps de guerre ou de troubles, on veut trouver de
+l'argent bien vite, tout de suite, on est obligé de vendre au tiers de
+leur valeur, et peut-être moins encore, des immeubles ou des papiers de
+l'État, dont on obtiendrait le prix intégral si on laissait faire le
+temps, c'est-à-dire si l'on attendait quelques années; mais on l'oblige
+à des avances. Ou bien encore on a besoin d'une certaine somme pour
+faire un long voyage: on pourrait ramasser l'argent nécessaire en un ou
+deux ans en épargnant sur ses revenus. Mais on ne veut pas attendre: on
+emprunte ou bien on prend sur son capital; en d'autres mots, le temps
+est appelé à faire une avance. Ici, l'intérêt sera le désordre faisant
+irruption dans les finances, et un déficit permanent et croissant dont
+on ne peut plus se débarrasser. C'est là donc l'usure pratiquée par le
+temps, et tous ceux qui ne peuvent pas attendre seront ses victimes. Il
+n'est pas d'entreprise plus coûteuse que de vouloir précipiter le cours
+mesuré du temps. Gardons-nous bien aussi de lui devoir des intérêts.
+
+50° Entre les cerveaux communs et les têtes sensées, il y a une
+différence caractéristique et qui se produit fréquemment dans la vie
+ordinaire: c'est que les premiers, quand ils réfléchissent à un danger
+possible dont ils veulent apprécier la grandeur, ne cherchent et ne
+considèrent que ce qui _peut être arrivé_ déjà de semblable; tandis que
+les secondes pensent par elles-mêmes à ce qui _pourrait arriver_, se
+rappelant le proverbe espagnol qui dit: «_Lo que no acaece en un ano,
+acaece en un rato_» (Ce qui n'arrive pas en un an arrive en un instant).
+Du reste, la différence dont je parle est toute naturelle; car, pour
+embrasser du regard _ce qui peut arriver_, il faut du jugement, et, pour
+voir _ce qui est arrivé_, les sens suffisent.
+
+Sacrifions aux esprits malins! voilà quelle doit être notre maxime. Ce
+qui veut dire qu'il ne faut pas reculer devant certains frais de soins,
+de temps, de dérangement, d'embarras, d'argent ou de privations, quand
+on peut ainsi fermer l'accès à l'éventualité d'un malheur et faire que
+plus l'accident peut être grave, plus la possibilité en devienne faible,
+éloignée et invraisemblable. L'exemple le plus frappant à l'appui de
+cette règle, c'est la prime d'assurance. Celle-ci est un sacrifice
+public et général sur l'autel des esprits malins.
+
+51° Nul événement ne doit nous faire éclater en grands éclats de joie ni
+de lamentations, en partie à cause de la versatilité de toutes choses
+qui peut à tout moment modifier la situation, et en partie à cause de la
+facilité de notre jugement à se tromper sur ce qui nous est salutaire ou
+préjudiciable; ainsi il est arrivé à chacun, au moins une fois dans sa
+vie, de gémir sur ce qui s'est trouvé plus tard être tout ce qu'il y
+avait de plus heureux pour lui, ou d'être ravi de ce qui est devenu la
+source de ses plus grandes souffrances. Le sentiment que nous
+recommandons ici, Shakespeare l'a exprimé dans les beaux vers suivants:
+
+ I have felt so many quirks of joy and grief
+ That the first face of neither, on the start,
+ Can woman me unto it.
+
+ (J'ai éprouvé tant de secousses de joie et de douleur que le
+ premier aspect et le choc imprévu de l'une ou de l'autre ne peuvent
+ plus me faire descendre à la faiblesse d'une femme.)--(_Tout est
+ bien..._ Acte 3, sc. 2.)
+
+L'homme, surtout, qui reste calme dans les revers, prouve qu'il sait
+combien les maux possibles dans la vie sont immenses et multiples, et
+qu'il ne considère le malheur qui survient en ce moment que comme une
+petite partie de ce qui pourrait arriver: c'est là le sentiment stoïque,
+qui porte à ne jamais être «_conditionis humanæ oblitus_» (oublieux de
+la condition humaine), mais à se rappeler sans cesse la triste et
+déplorable destinée générale de l'existence humaine, ainsi que le nombre
+infini de souffrances auxquelles elle est exposée. Pour aviver ce
+sentiment, il n'y a qu'à jeter partout un regard autour de soi: en tout
+lieu, on aura bientôt sous les yeux cette lutte, ces trépignements, ces
+tourments pour une misérable existence, nue et insignifiante. Alors on
+rabattra de ses prétentions, on saura s'accommoder à l'imperfection de
+toutes choses et de toutes conditions, et l'on verra venir les désastres
+pour apprendre à les éviter ou à les supporter. Car les revers, grands
+ou petits, sont l'élément de notre vie. Voilà ce qu'on devrait toujours
+avoir présent à l'esprit, sans pour cela, en vrai «δνσχολος», se
+lamenter et se contorsionner avec Beresford à cause des _miseries of
+human life_, et encore moins in _pulicis morsu Deum invocare_ (invoquer
+Dieu pour une morsure de puce); il faut, en «ευλαβης», pousser si loin
+la prudence à prévenir et écarter les malheurs, qu'ils viennent des
+hommes ou des choses, et se perfectionner si bien dans cet art, que,
+pareil à un fin renard, on évite bien gentiment tout accident (il n'est
+le plus souvent qu'une maladresse déguisée), petit ou grand.
+
+La raison principale pour laquelle un événement malheureux est moins
+lourd à porter quand nous l'avons considéré à l'avance comme possible et
+que nous en avons pris notre parti, comme on dit, cette raison doit être
+la suivante: lorsque nous pensons avec calme à un malheur avant qu'il se
+produise, comme à une simple possibilité, nous en apercevons l'étendue
+clairement et de tous les côtés, et nous en avons alors la notion comme
+de quelque chose de fini et de facile à embrasser d'un regard; de façon
+que, lorsqu'il arrive effectivement, il ne peut pas agir avec plus de
+poids qu'il n'en a en réalité. Si, au contraire, nous n'avons pas pris
+ces précautions, si nous sommes frappés sans préparation, l'esprit
+effrayé ne peut, au premier abord, mesurer exactement son étendue, et,
+ne pouvant le voir d'un seul regard, il est porté à le considérer comme
+incommensurable, ou, au moins, comme beaucoup plus grand qu'il ne l'est
+vraiment. C'est ainsi que l'obscurité et l'incertitude grossissent tout
+danger. Ajoutons que certainement, en considérant ainsi à l'avance un
+malheur comme possible, nous avons médité en même temps sur les motifs
+que nous aurons de nous en consoler et sur les moyens d'y remédier, ou
+pour le moins nous nous sommes familiarisés avec sa vue.
+
+Mais rien ne nous fera supporter avec plus de calme les malheurs, que de
+bien nous convaincre de la vérité que j'ai fermement établie, en
+remontant à leurs principes premiers, dans mon ouvrage couronné sur _le
+Libre arbitre;_ je l'ai énoncée en ces termes: _Tout ce qui arrive, du
+plus grand au plus petit, arrive nécessairement._ Car l'homme sait bien
+vite se résigner à ce qui est inévitablement nécessaire, et la
+connaissance du précepte ci-dessus lui fait envisager tous les
+événements, même ceux qu'amènent les hasards les plus étranges, comme
+aussi nécessaires que ceux qui dérivent des lois les mieux connues et se
+conforment aux prévisions les plus exactes. Je renvoie donc le lecteur à
+ce que j'ai dit (voyez _Le monde comme volonté et comme représentation_)
+sur l'influence calmante qu'exerce la notion de l'inévitable et du
+nécessaire. Tout homme qui s'en sera pénétré commencera par faire
+bravement ce qu'il peut faire, puis souffrira bravement ce qu'il doit
+souffrir.
+
+Nous pouvons considérer les petits accidents qui viennent nous vexer à
+toute heure, comme destinés à nous tenir en haleine, afin que la force
+nécessaire pour supporter les grands malheurs ne se relâche pas dans les
+jours heureux. Quant aux tracasseries journalières, aux petits
+frottements dans les rapports entre les hommes, aux chocs insignifiants,
+aux inconvenances, aux caquets et autres choses semblables, il faut être
+cuirassé à leur égard, c'est-à-dire non seulement ne pas les prendre à
+cœur et les ruminer, mais ne pus même les ressentir; ne nous laissons
+pas toucher par tout cela, repoussons-le du pied comme les cailloux qui
+gisent sur la route, et n'en faisons jamais un objet intime de réflexion
+et de méditation.
+
+52° Le plus souvent, ce sont simplement leurs propres sottises que les
+gens appellent communément le sort. On ne peut donc assez se pénétrer de
+ce beau passage d'Homère (_Il._, XXIII, 313 et suiv.) où il recommande
+la «μηλις», c'est-à-dire une sage circonspection. Car, si l'on n'expie
+ses fautes que dans l'autre monde, c'est déjà dans celui-ci qu'on paye
+ses sottises, bien que de temps à autre celles-ci trouvent grâce, à
+l'occasion.
+
+Ce n'est pas le tempérament violent, c'est la prudence qui fait paraître
+terrible et menaçant: tellement le cerveau de l'homme est une arme plus
+redoutable que la griffe du lion.
+
+L'homme du monde parfait serait celui que l'indécision ne ferait jamais
+rester à court et que rien non plus ne ferait se presser.
+
+53° Le courage est, après la prudence, une condition essentielle à notre
+bonheur. Certainement on ne peut se donner ni l'une ni l'autre de ces
+qualités; on hérite la première de son père et la seconde de sa mère;
+cependant, par une résolution bien prise et par de l'exercice, on
+parvient à augmenter la part qu'on en possède. Dans ce monde où le sort
+est d'airain, il faut avoir un caractère d'airain, cuirassé contre la
+destinée et armé contre les hommes. Car toute cette vie n'est qu'un
+combat; chaque pas nous est disputé, et Voltaire dit avec raison: «_On
+ne réussit dans ce monde qu'à la pointe de l'épée, et on meurt les armes
+à la main._» Aussi est-ce d'une âme lâche, dès que les nuages
+s'amoncellent ou se montrent seulement à l'horizon, de se laisser
+abattre, de perdre courage et de gémir. Que notre devise soit plutôt:
+
+ Tu ne cede malis sed contra audentior ito.
+
+(Ne cède pas à l'adversité, mais marche hardiment contre elle.)
+
+Tant qu'il n'y a encore que du doute sur l'issue d'une chose dangereuse,
+tant qu'il reste une possibilité pour que le résultat soit favorable, ne
+faiblissez pas, ne songez qu'à la résistance; de même qu'il ne faut pas
+désespérer du beau temps, aussi longtemps qu'il reste encore au ciel un
+petit coin bleu. Il faut même en arriver à pouvoir dire:
+
+ Si fractus illabatur orbis
+ Impavidum ferient ruinæ.
+
+(Si le monde s'écroulait brisé, ses ruines le frapperaient sans
+l'effrayer.)
+
+Ni l'existence tout entière, ni à plus forte raison ses biens, ne
+méritent en définitive tant de lâche terreur et tant d'angoisses:
+
+ Quocirca vivite fortes,
+ Fortiaque adversis opponite pectora rebus.
+
+(C'est pourquoi vivez vertueux et opposez un cœur ferme à l'adversité).
+
+Cependant un excès est possible: le courage peut dégénérer en témérité.
+Pourtant la poltronnerie, dans une certaine mesure, est même nécessaire
+à la conservation de notre existence sur la terre; la lâcheté n'est que
+l'excès de cette mesure. C'est ce que Bacon de Verulam a si bien exposé
+dans son explication étymologique du _terror Panicus_, explication qui
+laisse loin derrière elle celle qui nous a été conservée, due à
+Plutarque (_De Iside et Osir._, ch. 14). Bacon la fait dériver de _Pan_,
+personnifiant la nature; puis il ajoute: «La nature a mis le sentiment
+de la crainte et de la terreur dans tout ce qui est vivant pour garder
+la vie et son essence, et pour éviter et chasser les dangers. Cependant
+cette même nature ne sait pas garder la mesure: aux craintes salutaires
+elle en mêle toujours de vaines et de superflues: tellement que nous
+trouverions (si nous pouvions voir l'intérieur) tous les êtres, surtout
+les créatures humaines, remplis de terreurs paniques.» Au reste, ce qui
+caractérise la terreur panique, c'est qu'elle ne se rend pas compte
+distinctement de ses motifs; elle les présuppose plus qu'elle ne les
+connaît, et, au besoin, elle donne la peur elle-même pour motif à la
+peur.
+
+
+
+
+CHAPITRE VI
+
+DE LA DIFFÉRENCE DES ÂGES DE LA VIE
+
+
+Voltaire a dit admirablement:
+
+ Qui n'a pas l'esprit de son âge
+ De son âge a tout le malheur.
+
+Il nous faut donc, pour clore ces considérations eudémonologiques, jeter
+un coup d'œil sur les modifications que l'âge apporte en nous.
+
+Dans tout le cours de notre vie, nous ne possédons que le _présent_ et
+rien au delà. La seule différence, c'est, en premier lieu, qu'au
+commencement nous voyons un long avenir devant nous, et vers la fin un
+long passé derrière nous; en second lieu, que notre tempérament, mais
+jamais notre caractère, parcourt une série de modifications connues, qui
+donnent chacune une teinte différente au présent.
+
+J'ai exposé dans mon grand ouvrage (vol. II, ch. 31) comment et
+pourquoi, dans l'_enfance_, nous sommes beaucoup plus portés vers la
+_connaissance_ que vers la _volonté_. C'est là-dessus précisément que
+repose cette félicité du premier quart de la vie qui nous le fait
+apparaître ensuite derrière nous comme un paradis perdu. Nous n'avons,
+pendant l'enfance, que des relations peu nombreuses et des besoins
+limités, par suite, peu d'excitation de la volonté: la plus grande part
+de notre être est employée à _connaître_. L'intellect, comme le cerveau,
+qui à sept ans atteint toute sa grosseur, se développe de bonne heure,
+bien qu'il ne mûrisse que plus tard, et étudie cette existence encore
+nouvelle où tout, absolument tout est revêtu du vernis brillant que lui
+prête le charme de la nouveauté. De là vient que nos années d'enfance
+sont une poésie non interrompue. Car l'essence de la poésie, comme de
+tous les arts, est de percevoir dans chaque chose isolée l'idée
+platonique, c'est-à-dire l'essentiel, ce qui est commun à toute
+l'_espèce;_ chaque objet nous apparaît ainsi comme représentant tout son
+genre, et _un cas_ en vaut mille. Quoiqu'il semble que dans les scènes
+de notre jeune âge nous ne soyons occupés que de l'objet ou de
+l'événement actuel et encore en tant seulement que notre volonté du
+moment y est intéressée, au fond cependant il n'en est pas ainsi. En
+effet, la vie, avec toute son importance, s'offre à nous si neuve
+encore, si fraîche, avec des impressions si peu émoussées par leur
+retour fréquent, que, avec toutes nos allures enfantines, nous nous
+occupons, en silence et sans intention distincte, à saisir dans les
+scènes et les événements isolés, l'essence même de la vie, les types
+fondamentaux de ses formes et de ses images. Nous voyons, comme
+l'exprime Spinoza, tous les objets et toutes les personnes _sub specie
+æternitatis_. Plus nous sommes jeunes, plus chaque chose isolément
+représente pour nous son genre tout entier. Cet effet va diminuant
+graduellement, d'année en année: et c'est là ce qui détermine la
+différence si considérable d'impression que produisent sur nous les
+objets dans la jeunesse ou dans l'âge avancé. Les expériences et les
+connaissances acquises pendant l'enfance et la première jeunesse
+deviennent ensuite les types constants et les rubriques de toutes les
+expériences et connaissances ultérieures, pour ainsi dire les catégories
+sous lesquelles nous ajoutons, sans en avoir toujours la conscience
+exacte, tout ce que nous rencontrons plus tard. Ainsi se forme, dès nos
+années d'enfance, le fondement solide de notre manière, superficielle ou
+profonde, d'envisager le monde; elle se développe et se complète par la
+suite, mais ne change plus dans ses points principaux. C'est donc en
+vertu de cette manière de voir, purement objective, par conséquent
+poétique, essentielle à l'enfance, où elle est soutenue par le fait que
+la volonté est encore bien loin de se manifester avec toute son énergie,
+que l'enfant s'occupe beaucoup plus à connaître qu'à vouloir. De là ce
+regard sérieux, contemplatif de certains enfants, dont Raphaël a tiré si
+heureusement parti pour ses anges, surtout dans sa Madone sixtine. C'est
+pourquoi également les années d'enfance sont si heureuses que leur
+souvenir est toujours mêlé d'un douloureux regret. Pendant que d'une
+part nous nous consacrons ainsi, avec tout notre sérieux, à la
+connaissance intuitive des choses, d'autre part l'éducation s'occupe à
+nous procurer des _notions_. Mais les notions ne nous donnent pas
+l'essence propre des choses; celle-ci, qui constitue le fond et le
+véritable contenu de toutes nos connaissances, repose principalement sur
+la compréhension _intuitive_ du monde. Mais cette dernière ne peut être
+acquise que par nous-mêmes et ne saurait d'aucune manière nous être
+_enseignée_. D'où il résulte que notre valeur intellectuelle, tout comme
+notre valeur morale, n'entre pas du dehors dans nous, mais sort du plus
+profond de notre propre être, et toute la science pédagogique d'un
+Pestalozzi ne parviendra jamais à faire d'un imbécile né un penseur:
+non, mille fois non! imbécile il est né, il doit mourir imbécile. Cette
+compréhension contemplative du monde extérieur nouvellement offert à
+notre vue explique aussi pourquoi tout ce qu'on a vu et appris pendant
+l'enfance se grave si fortement dans la mémoire. En effet, nous nous y
+sommes occupés exclusivement, rien ne nous en a distraits, et nous avons
+considéré les choses que nous voyions comme uniques de leur espèce, bien
+plus, comme les seules existantes. Plus tard, le nombre considérable des
+choses alors connues nous enlève le courage et la patience. Si l'on veut
+bien se rappeler ici ce que j'ai exposé dans le deuxième volume de mon
+grand ouvrage, savoir: que l'existence _objective_ de toutes choses,
+c'est-à-dire dans la _représentation_ pure, est toujours agréable,
+taudis que leur existence _subjective_, est dans le _vouloir_, est
+fortement mélangée de douleur et de chagrin, alors on admettra bien,
+comme expression résumée de la chose, la proposition suivante: Toutes
+les choses sont belles _à la vue_ et affreuses dans leur _être_
+(herrlich zu _seh'n_, aber schrecklich zu _seyn_). Il résulte de tout ce
+qui précède que, pendant l'enfance, les objets nous sont connus bien
+plus par le côté de la _vue_, c'est-à-dire de la représentation, de
+l'objectivité, que par celui de l'_être_, qui est en même temps celui de
+la volonté. Comme le premier est le côté réjouissant des choses et que
+leur côté subjectif et effrayant nous est encore inconnu, le jeune
+intellect prend toutes les images que la réalité et l'art lui présentent
+pour autant d'êtres heureux: il s'imagine qu'autant elles sont belles à
+_voir_, autant et plus elles le sont à _être_. Aussi la vie lui apparaît
+comme un éden: c'est là cette Arcadie où tous nous sommes nés. Il en
+résulte, un peu plus tard, la soif de la vie réelle, le besoin pressant
+d'agir et de souffrir, nous poussant irrésistiblement dans le tumulte du
+monde. Ici, nous apprenons à connaître l'autre face des choses, celle de
+l'_être_, c'est-à-dire de la volonté, que tout vient croiser à chaque
+pas. Alors s'approche peu à peu la grande désillusion; quand elle est
+arrivée, on dit: «L'âge des illusions est passé[41],» et tout de même
+elle avance toujours davantage et devient de plus en plus complète.
+Ainsi, nous pouvons dire que pendant l'enfance la vie se présente comme
+une décoration de théâtre vue de loin, pendant la vieillesse, comme la
+même, vue de près.
+
+Voici encore un sentiment, qui vient contribuer au bonheur de l'enfance:
+ainsi qu'au commencement du printemps tout feuillage a la même couleur
+et presque la même forme, ainsi, dans la première enfance, nous nous
+ressemblons tous, et nous nous accordons parfaitement. Ce n'est qu'avec
+la puberté que commence la divergence qui va toujours augmentant, comme
+celle des rayons d'un cercle.
+
+Ce qui trouble, ce qui rend malheureuses les années de jeunesse, le
+reste de cette première moitié de la vie si préférable à la seconde,
+c'est la chasse au bonheur, entreprise dans la ferme supposition qu'on
+peut le rencontrer dans l'existence. C'est là la source de l'espérance
+toujours déçue, qui engendre à son tour le mécontentement. Les images
+trompeuses d'un vague rêve de bonheur flottent devant nos yeux sous des
+formes capricieusement choisies, et nous cherchons vainement leur type
+original. Aussi sommes-nous pendant la jeunesse presque toujours
+mécontents de notre état et de notre entourage, quels qu'ils soient, car
+c'est à eux que nous attribuons ce qui revient partout à l'inanité et à
+la misère de la vie humaine, avec lesquelles nous faisons connaissance
+pour la première fois en ce moment, après nous être attendus à bien
+autre chose. On gagnerait beaucoup à enlever de bonne heure, par des
+enseignements convenables, cette illusion propre à la jeunesse qu'il y a
+grand'chose à trouver dans le monde. Mais au contraire il arrive que la
+vie se fait connaître à nous par la poésie avant de se révéler par la
+réalité. À l'aurore de notre jeunesse, les scènes que l'art nous dépeint
+s'étalent brillantes à nos yeux, et nous voilà tourmentés du désir de
+les voir réalisées, de saisir l'arc-en-ciel. Le jeune homme attend sa
+vie sous la forme d'un roman intéressant. Ainsi naît cette illusion que
+j'ai décrite dans le deuxième volume de mon ouvrage déjà cité. Car ce
+qui prête leur charme à toutes ces images, c'est que précisément elles
+ne sont que des images et non des réalités, et qu'en les contemplant
+nous nous trouvons dans l'état de calme et de contentement parfait de la
+connaissance pure. Se réaliser signifie être rempli par le vouloir, et
+celui-ci amène infailliblement des douleurs. Ici encore, je dois
+renvoyer le lecteur que le sujet intéresse au deuxième volume de mon
+livre.
+
+Si donc le caractère de la première moitié de la vie est une aspiration
+inassouvie au bonheur, celui de la seconde moitié est l'appréhension du
+malheur. Car à ce moment on a reconnu plus ou moins nettement que tout
+bonheur est chimérique, toute souffrance, au contraire, réelle. Alors
+les hommes, ceux-là du moins dont le jugement est sensé, au lieu
+d'aspirer aux jouissances, ne cherchent plus qu'une condition affranchie
+de douleur et de trouble[42]. Lorsque, dans mes années de jeunesse,
+j'entendais sonner à ma porte, j'étais tout joyeux, car je me disais:
+«Ah! enfin!» Plus tard, dans la même situation, mon impression était
+plutôt voisine de la frayeur; je pensais: «Hélas! déjà!» Les êtres
+distingués et bien doués, ceux qui, par là même, n'appartiennent pas
+entièrement au reste des hommes et se trouvent plus ou moins isolés, en
+proportion de leurs mérites, éprouvent aussi à l'égard de la société
+humaine ces deux sentiments opposés: dans leur jeunesse, c'est
+fréquemment celui d'en être _délaissés;_ dans l'âge mûr, celui d'en être
+_délivrés_. Le premier, qui est pénible, provient de leur ignorance; le
+second, agréable, de leur connaissance du monde. Cela fait que la
+seconde moitié de la vie, comme la seconde partie d'une période
+musicale, a moins de fougue et plus de tranquillité que la première; ce
+qui vient de ce que la jeunesse s'imagine monts et merveilles au sujet
+du bonheur et des jouissances que l'on peut rencontrer sur terre, la
+seule difficulté consistant à les atteindre, tandis que la vieillesse
+sait qu'il n'y a rien à y trouver: calmée à cet égard, elle goûte tout
+présent supportable et prend plaisir même aux petites choses.
+
+Ce que l'homme mûr a gagné par l'expérience de la vie, ce qui fait qu'il
+voit le monde autrement que l'adolescent et le jeune homme, c'est avant
+tout l'_absence de prévention_. Lui, le premier, commence à voir les
+choses simplement et à les prendre pour ce qu'elles sont; tandis que,
+aux yeux du jeune homme et de l'adolescent, une illusion composée de
+rêveries créées d'elles-mêmes, de préjugés transmis et de fantaisies
+étranges, voilait ou déformait le monde véritable. La première tâche que
+l'expérience trouve à accomplir est de nous délivrer des chimères et des
+notions fausses accumulées pendant la jeunesse. En garantir les jeunes
+gens serait certainement la meilleure éducation à leur donner, bien
+qu'elle soit simplement négative; mais c'est là une bien difficile
+affaire. Il faudrait, dans ce but, commencer par maintenir l'horizon de
+l'enfant aussi étroit que possible, ne lui procurer dans ses limites que
+des notions claires et justes et ne l'élargir que graduellement, après
+qu'il aurait la connaissance bien exacte de tout ce qui y est situé, et
+ayant toujours soin qu'il n'y reste rien d'obscur, rien qu'il n'aurait
+compris qu'à demi ou de travers. Il en résulterait que ses notions sur
+les choses et sur les relations humaines, bien que restreintes encore et
+très simples, seraient néanmoins distinctes et vraies, de manière à
+n'avoir plus besoin que d'extension et non de redressement; on
+continuerait ainsi jusqu'à ce que l'enfant fût devenu jeune homme. Cette
+méthode exige surtout qu'on ne permette pas la lecture de romans; on les
+remplacera par des biographies convenablement choisies, comme par
+exemple celle de Franklin, ou l'histoire d'_Antoine Reiser_ par Moritz,
+et autres semblables.
+
+Tant que nous sommes jeunes, nous nous imaginons que les événements et
+les personnages importants et de conséquence feront leur apparition dans
+notre existence avec tambour et trompette; dans l'âge mûr, un regard
+rétrospectif nous montre qu'ils s'y sont tous glissés sans bruit, par la
+porte dérobée et presque inaperçus.
+
+On peut aussi, au point de vue qui nous occupe, comparer la vie à une
+étoffe brodée dont chacun ne verrait, dans la première moitié de son
+existence, que l'endroit, et, dans la seconde, que l'envers; ce dernier
+côté est moins beau, mais plus instructif, car il permet de reconnaître
+l'enchaînement des fils.
+
+La supériorité intellectuelle même la plus grande ne fera valoir
+pleinement son autorité dans la conversation qu'après la quarantième
+année. Car la maturité propre à l'âge et les fruits de l'expérience
+peuvent bien être surpassés de beaucoup, mais jamais remplacés par
+l'intelligence; ces conditions fournissent, même à l'homme le plus
+ordinaire, un contrepoids à opposer à la force du plus grand esprit,
+tant que celui-ci est encore jeune. Je ne parle ici que de la
+personnalité, non des œuvres.
+
+Aucun homme quelque peu supérieur, aucun de ceux qui n'appartiennent pas
+à cette majorité des cinq-sixièmes des humains si strictement dotée par
+la nature, ne pourra s'affranchir d'une certaine teinte de mélancolie
+quand il a dépassé la quarantaine. Car, ainsi qu'il était naturel, il
+avait jugé les autres d'après lui et a été désabusé; il a compris qu'ils
+sont bien arriérés par rapport à lui soit par la tête, soit par le cœur,
+le plus souvent même par les deux, et qu'ils ne pourront jamais balancer
+leur compte; aussi évite-t-il volontiers tout commerce avec eux, comme,
+du reste, tout homme aimera ou haïra la solitude, c'est-à-dire sa propre
+société, en proportion de sa valeur intérieure. Kant traite aussi de ce
+genre de misanthropie dans sa _Critique de la raison_, vers la fin de la
+note générale, au § 29 de la première partie.
+
+C'est un mauvais symptôme, au moral comme à l'intellectuel, pour un
+jeune homme, de se retrouver facilement au milieu des menées humaines,
+d'y être bientôt à son aise et d'y pénétrer comme préparé à l'avance;
+cela annonce de la vulgarité. Par contre, une attitude décontenancée,
+hésitante, maladroite et à contre-sens est, en pareille circonstance,
+l'indice d'une nature de noble espèce.
+
+La sérénité et le courage que l'on apporte à vivre pendant la jeunesse
+tiennent aussi en partie à ce que, gravissant la colline, nous ne voyons
+pas la mort, située au pied de l'autre versant. Le sommet une fois
+franchi, nous voyons de nos yeux la mort, que nous ne connaissions
+jusque-là que par ouï-dire, et, comme à ce moment les forces vitales
+commencent à baisser, notre courage faiblit en même temps; un sérieux
+morne chasse alors la pétulance juvénile et s'imprime sur nos traits.
+Tant que nous sommes jeunes, nous croyons la vie sans fin, quoi qu'on
+nous puisse dire, et nous usons du temps à l'avenant. Plus nous
+vieillissons, plus nous en devenons économes. Car, dans l'âge avancé,
+chaque jour de la vie qui s'écoule produit en nous le sentiment
+qu'éprouve un condamné à chaque pas qui le rapproche de l'échafaud.
+
+Considérée du point de vue de la jeunesse, la vie est un avenir
+infiniment long; de celui de la vieillesse, un passé très court,
+tellement qu'au début elle s'offre à nos yeux comme les objets vus par
+le petit bout de la lunette, et à la fin comme vus par le gros bout. Il
+faut avoir vieilli, c'est-à-dire avoir vécu longuement, pour reconnaître
+combien la vie est courte. Plus on avance en âge, plus les choses
+humaines, toutes tant qu'elles sont, nous paraissent minimes; la vie,
+qui pendant la jeunesse était là, devant nous, ferme et comme immobile,
+nous semble maintenant une fuite rapide d'apparitions éphémères, et le
+néant de tout ici-bas apparaît. Le temps lui-même, pendant la jeunesse,
+marche d'un pas plus lent; aussi le premier quart de notre vie est non
+seulement le plus heureux, mais aussi le plus long; il laisse donc
+beaucoup plus de souvenirs, et chaque homme pourrait, à l'occasion,
+raconter de ce premier quart plus d'événements que des deux suivants. Au
+printemps de la vie, comme au printemps de l'année, les journées
+finissent même par devenir d'une longueur accablante. À l'automne de la
+vie comme à l'automne de l'année, elles sont courtes, mais sereines et
+plus constantes.
+
+Pourquoi, dans la vieillesse, la vie qu'on a derrière soi paraît-elle si
+brève? C'est parce que nous la tenons pour aussi courte que le souvenir
+que nous en avons. En effet, tout ce qu'il y a eu d'insignifiant et une
+grande partie de ce qu'il y a eu de pénible ont échappé à notre mémoire;
+il y est donc resté bien peu de chose. Car, de même que notre intellect
+en général est très imparfait, de même notre mémoire l'est aussi: il
+faut que nous exercions nos connaissances, et que nous ruminions notre
+passé; sans quoi les deux disparaissent dans l'abîme de l'oubli. Mais
+nous ne revenons pas volontiers par la pensée sur les choses
+insignifiantes, ni d'ordinaire sur les choses désagréables, ce qui
+serait pourtant indispensable pour les garder dans la mémoire. Or les
+choses insignifiantes deviennent toujours plus nombreuses; car bien des
+faits qui au premier abord nous semblaient importants perdent tout
+intérêt à mesure qu'ils se répètent; les retours, au commencement, ne
+sont que fréquents, mais par la suite ils deviennent innombrables. Aussi
+nous rappelons-nous mieux nos jeunes années que celles qui ont suivi.
+Plus nous vivons longtemps, moins il y a d'événements qui vous semblent
+assez graves ou assez significatifs pour mériter d'être ruminés, ce qui
+est l'unique moyen d'en garder le souvenir; à peine ont-ils passé, nous
+les oublions. Et voilà pourquoi le temps fuit, laissant de moins en
+moins de traces derrière soi.
+
+Mais nous ne revenons pas volontiers non plus sur les choses
+désagréables, alors surtout qu'elles blessent notre vanité; et c'est le
+cas le plus fréquent, car peu de désagréments nous arrivent sans notre
+faute. Nous oublions donc également beaucoup de choses pénibles. C'est
+par l'élimination de ces deux catégories d'événements que notre mémoire
+devient si courte, et elle le devient, à proportion, d'autant plus que
+l'étoffe en est plus longue. De même que les objets situés sur le rivage
+deviennent de plus en plus petits, vagues et indistincts à mesure que
+notre barque s'en éloigne, ainsi s'effacent les années écoulées, avec
+nos aventures et nos actions. Il arrive aussi que la mémoire et
+l'imagination nous retracent une scène de notre vie, dès longtemps
+disparue, avec tant de vivacité qu'elle nous semble dater de la veille
+et nous apparaît tout proche de nous. Cet effet résulte de ce qu'il nous
+est impossible de nous représenter en même temps le long espace de temps
+qui s'est écoulé entre alors et à présent, et que nous ne pouvons pas
+l'embrasser du regard en un seul tableau; de plus, les événements
+accomplis dans cet intervalle sont oubliés en grande partie, et il ne
+nous en reste plus qu'une connaissance générale, _in abstracto_, une
+simple notion et non une image. Alors ce passé lointain et isolé se
+présente si rapproché qu'il semble que c'était hier; le temps
+intermédiaire a disparu, et notre vie entière nous paraît d'une brièveté
+incompréhensible. Parfois même, dans la vieillesse, ce long passé que
+nous avons derrière nous, et par suite notre âge même, peut à un certain
+moment nous sembler fabuleux: ce qui résulte principalement de ce que
+nous voyons toujours devant nous le même présent immobile. En
+définitive, tous ces phénomènes intérieurs sont fondés sur ce que ce
+n'est pas notre être par lui-même, mais seulement son image visible, qui
+existe sous la forme du temps, et sur ce que le présent est le point de
+contact entre le monde extérieur et nous, entre l'objet et le sujet.
+
+On peut encore se demander pourquoi, dans la jeunesse, la vie paraît
+s'étendre devant nous à perte de vue. C'est d'abord parce qu'il nous
+faut la place pour y loger les espérances illimitées dont nous la
+peuplons et pour la réalisation desquelles Mathusalem serait mort trop
+jeune; ensuite, parce que nous prenons pour échelle de sa mesure le
+petit nombre d'années que nous avons déjà derrière nous; mais leur
+souvenir est riche en matériaux et long, par conséquent, car la
+nouveauté a donné de l'importance à tous les événements; aussi nous y
+revenons volontiers par la pensée, nous les évoquons souvent dans notre
+mémoire et finissons par les y fixer.
+
+Il nous semble parfois que nous désirons ardemment nous retrouver dans
+tel _lieu_ éloigné, tandis que nous ne regrettons, en réalité, que le
+_temps_ que nous y avons passé quand nous étions plus jeunes et plus
+frais. Et voilà comment le _temps_ nous abuse sous le masque de
+l'_espace_. Allons à l'endroit tant désiré, et nous nous rendrons compte
+de l'illusion.
+
+Il existe deux voies pour atteindre un âge très avancé, toutefois à la
+condition _sine qua non_ de posséder une constitution intacte; pour
+l'expliquer, prenons l'exemple de deux lampes qui brûlent: l'une brûlera
+longtemps, parce que, avec peu d'huile, elle a une mèche très mince;
+l'autre, parce que, avec une forte mèche, elle a aussi beaucoup d'huile:
+l'huile, c'est la force vitale, la mèche en est l'emploi appliqué à
+n'importe quel usage.
+
+Sous le rapport de la force vitale, nous pouvons nous comparer, jusqu'à
+notre trente-sixième année, à ceux qui vivent des intérêts d'un capital;
+ce qu'on dépense aujourd'hui se trouve remplacé demain. À partir de là,
+nous sommes semblables à un rentier qui commence à entamer son capital.
+Au début, la chose n'est pas sensible: la plus grande partie de la
+dépense se remplace encore d'elle-même, et le minime déficit qui en
+résulte passe inaperçu. Peu à peu, il grossit, il devient apparent, et
+son accroissement lui-même s'accroît chaque jour; il nous envahit
+toujours davantage; chaque aujourd'hui est plus pauvre que chaque hier;
+et nul espoir d'arrêt. Comme la chute des corps, la perte s'accélère
+rapidement, jusqu'à disparition totale. Le cas le plus triste est celui
+où tous deux, forces vitales et fortune, celle-ci non plus comme terme
+de comparaison, mais en réalité, sont en voie de fondre simultanément;
+aussi l'amour de la richesse augmente avec l'âge. En revanche, dans nos
+premières années, jusqu'à notre majorité et un peu au delà, nous sommes,
+sous le rapport de la force vitale, semblables à ceux qui, sur les
+intérêts, ajoutent encore quelque chose au capital: non seulement ce
+qu'on dépense se renouvelle tout seul, mais le capital lui-même
+augmente. Ceci arrive aussi parfois pour l'argent, grâce aux soins
+prévoyants d'un tuteur, honnête homme. O jeunesse fortunée! O triste
+vieillesse! Il faut, malgré tout cela, ménager les forces de la
+jeunesse. Aristote observe (_Politique_, liv. der., ch. 5)[43] que,
+parmi les vainqueurs aux jeux Olympiques, il ne s'en est trouvé que deux
+ou trois qui, vainqueurs une première fois comme jeunes gens, aient
+triomphé encore comme hommes faits, parce que les efforts prématurés
+qu'exigent les exercices préparatoires épuisent tellement les forces,
+qu'elles font défaut plus tard, dans l'âge viril. Ce qui est vrai de la
+force musculaire l'est encore davantage de la force nerveuse dont les
+productions intellectuelles ne sont toutes que les manifestations: voilà
+pourquoi les _ingenia præcocia_, les enfants prodiges, ces fruits d'une
+éducation en serre chaude, qui étonnent dans leur bas âge, deviennent
+plus tard des têtes parfaitement ordinaires. Il est même fort possible
+qu'un excès d'application précoce et forcée à l'étude des langues
+anciennes soit la cause qui a fait tomber plus tard tant de savants dans
+un état de paralysie et d'enfance intellectuelle.
+
+J'ai remarqué que le caractère chez la plupart des hommes semble être
+plus particulièrement adapté à un des âges de la vie, de manière que
+c'est à cet âge-là qu'ils se présentent sous leur jour le plus
+favorable. Les uns sont d'aimables jeunes gens, et puis c'est fini;
+d'autres, dans leur maturité, sont des hommes énergiques et actifs
+auxquels l'âge, en avançant, enlève toute valeur; d'autres enfin se
+présentent le plus avantageusement dans la vieillesse, pendant laquelle
+ils sont plus doux, parce qu'ils ont plus d'expérience et plus de calme:
+c'est le cas le plus fréquent chez les Français. Cela doit provenir de
+ce que le caractère lui-même a quelque chose de juvénile, de viril ou de
+sénile, en harmonie avec l'âge correspondant, ou amendé par cet âge.
+
+De même, que sur un navire nous ne nous rendons compte de sa marche que
+parce que nous voyons les objets situés sur la rive s'éloigner à
+l'arrière et par suite devenir plus petits, de même nous ne nous
+apercevons que nous devenons vieux, et toujours plus vieux, qu'à ce que
+des gens d'un âge toujours plus avancé nous semblent jeunes.
+
+Nous avons déjà examiné plus haut comment et pourquoi, à mesure qu'on
+vieillit, tout ce qu'on a vu, toutes les actions et tous les événements
+de la vie laissent dans l'esprit des traces de moins en moins
+nombreuses. Ainsi considérée, la jeunesse est le seul âge où nous
+vivions avec entière conscience; la vieillesse n'a qu'une
+demi-conscience de la vie. Avec les progrès de l'âge, cette conscience
+diminue graduellement; les objets passent rapidement devant nous sans
+l'aire d'impression, semblables à ces produits de l'art qui ne nous
+frappent plus quand nous les avons souvent vus; on fait la besogne que
+l'on a à faire, et l'on ne sait même plus ensuite si on l'a faite.
+Pendant que la vie devient de plus en plus inconsciente, pendant qu'elle
+marche à grands pas vers l'inconscience complète, par là même la fuite
+du temps s'accélère. Durant l'enfance, la nouveauté des choses et des
+événements fait que tout s'imprime dans notre conscience; aussi les
+jours sont-ils d'une longueur à perte de vue. Il nous en arrive de même,
+et pour la même cause, en voyage, où un mois nous paraît plus long que
+quatre à la maison. Malgré cette nouveauté, le temps, qui nous _semble_
+plus long, nous _devient_, dans l'enfance comme en voyage, en réalité
+souvent plus long que dans la vieillesse ou à la maison. Mais
+insensiblement l'intellect s'émousse tellement par la longue habitude
+des mêmes perceptions, que de plus en plus tout finit par glisser sur
+lui sans l'impressionner, ce qui fait que les jours deviennent toujours
+plus insignifiants et conséquemment toujours plus courts; les heures de
+l'enfant sont plus longues que les journées du vieillard. Nous voyons
+donc que le temps de la vie a un mouvement accéléré comme celui d'une
+sphère roulant sur un plan incliné; et, de même que sur un disque
+tournant chaque point court d'autant plus vite qu'il est plus éloigné du
+centre, de même, pour chacun et proportionnellement à sa distance du
+commencement de sa vie, le temps s'écoule plus vite et toujours plus
+vite. On peut donc admettre que la longueur de l'année, telle que
+l'évalue notre disposition du moment, est en rapport inverse du quotient
+de l'année divisé par l'âge; quand, par exemple, l'année est le
+cinquième de l'âge, elle paraît dix fois plus longue que lorsqu'elle
+n'en est que le cinquantième. Cette différence dans la rapidité du temps
+a l'influence la plus décisive sur toute notre manière d'être à chaque
+âge de la vie. Elle fait d'abord que l'enfance, quoique n'embrassant que
+quinze ans à peine, est pourtant la période la plus longue de
+l'existence, et par conséquent aussi la plus riche en souvenirs; ensuite
+elle fait que, dans tout le cours de la vie, nous sommes soumis à
+l'ennui dans le rapport inverse de notre âge. Les enfants ont
+constamment besoin de passer le temps, que ce soit par les jeux ou par
+le travail; si le passe-temps s'arrête, ils sont aussitôt pris d'un
+formidable ennui. Les adolescents y sont encore fortement exposés et
+redoutent beaucoup les heures inoccupées. Dans l'âge viril, l'ennui
+disparaît de plus en plus: et pour les vieillards le temps est toujours
+trop court et les jours volent avec la rapidité de la flèche. Bien
+entendu, je parle d'hommes et non de brutes vieillies. L'accélération
+dans la marche du temps supprime donc le plus souvent l'ennui dans un
+âge plus avancé; d'autre part, les passions, avec leurs tourments,
+commencent à se taire; il en résulte qu'en somme, et pourvu que la santé
+soit en bon état, le fardeau de la vie est, en réalité, plus léger que
+pendant la jeunesse: aussi appelle-t-on l'intervalle qui précède
+l'apparition de la débilité et des infirmités de la vieillesse: les
+_meilleures années_. Peut être le sont-elles en effet au point de vue de
+notre agrément; mais en revanche les années de jeunesse, où tout fait
+impression, où chaque chose entre dans la conscience, conservent
+l'avantage d'être la saison fertilisante de l'esprit, le printemps qui
+détermine les bourgeons. Les vérités profondes, en effet, ne
+s'acquièrent que par l'intuition et non par la spéculation, c'est-à-dire
+que leur première perception est immédiate et provoquée par l'impression
+momentanée: elle ne peut donc se produire que tant que l'impression est
+forte, vive et profonde. Tout dépend donc, sous ce rapport, de l'emploi
+des jeunes années. Plus tard, nous pouvons agir davantage sur les
+autres, même sur le monde entier, car nous sommes nous-mêmes achevés et
+complets, et nous n'appartenons plus à l'impression; mais le monde agit
+moins sur nous. Ces années-ci sont donc l'époque de l'action et de la
+production; les premières sont celles de la compréhension et de la
+connaissance intuitives.
+
+Dans la jeunesse, c'est la contemplation; dans l'âge mûr, la réflexion
+qui domine; l'une est le temps de la poésie, l'autre plutôt celui de la
+philosophie. Dans la pratique également, c'est par la perception et son
+impression que l'on se détermine pendant la jeunesse; plus tard, c'est
+par la réflexion. Cela tient en partie à ce que dans l'âge mûr les
+images se sont présentées et groupées autour des notions en nombre
+suffisant pour leur donner de l'importance, du poids et de la valeur,
+ainsi que pour modérer en même temps, par l'habitude, l'impression des
+perceptions. Par contre, l'impression de tout ce qui est visible, donc
+du côté extérieur des choses, est tellement prépondérante pendant la
+jeunesse, surtout dans les têtes vives et riches d'imagination, que les
+jeunes gens considèrent le monde comme un tableau; ils se préoccupent
+principalement de la figure et de l'effet qu'ils y font, bien plus que
+de la disposition intérieure qu'il éveille en eux. Cela se voit déjà à
+la vanité de leur personne et à leur coquetterie.
+
+La plus grande énergie et la plus haute tension des forces
+intellectuelles se manifestent indubitablement pendant la jeunesse et
+jusqu'à la trente-cinquième année au plus tard: à partir de là, elles
+décroissent, quoique insensiblement. Néanmoins l'âge suivant et même la
+vieillesse ne sont pas sans compensations intellectuelles. C'est à ce
+moment que l'expérience et l'instruction ont acquis toute leur richesse:
+on a eu le temps et l'occasion de considérer les choses sous toutes
+leurs faces et de les méditer; on les a rapprochées les unes des autres,
+et l'on a découvert les points par où elles se touchent, les parties par
+où elles se joignent; c'est maintenant, par conséquent, qu'on les saisit
+bien et dans leur enchaînement complet. Tout s'est éclairci. C'est
+pourquoi l'on sait plus à fond les choses même que l'on savait déjà dans
+la jeunesse, car pour chaque notion on a plus de données. Ce que l'on
+croyait savoir quand on était jeune, on le sait réellement dans l'âge
+mûr; en outre, on sait effectivement davantage et l'on possède des
+connaissances raisonnées dans toutes les directions et, par là même,
+solidement enchaînées, tandis que dans la jeunesse notre savoir est
+défectueux et fragmentaire. L'homme parvenu à un âge bien avancé aura
+seul une idée complète et juste de la vie, parce qu'il l'embrasse du
+regard dans son ensemble et dans son cours naturel, et surtout parce
+qu'il ne la voit plus, comme les autres, uniquement du côté de rentrée,
+mais aussi du côté de la sortie; ainsi placé, il on reconnaît pleinement
+le néant, pendant que les autres sont encore le jouet de cette illusion
+constante que «c'est maintenant que ce qu'il y a de vraiment bon va
+arriver». En revanche, pendant la jeunesse, il y a plus de conception;
+il s'ensuit que l'on est en état de produire davantage avec le peu que
+l'on connaît; dans l'âge mûr, il y a plus de jugement, de pénétration et
+de fond. C'est déjà pendant la jeunesse que l'on recueille les matériaux
+de ses notions propres, de ses vues originales et fondamentales,
+c'est-à-dire de tout ce qu'un esprit privilégié est destiné à donner en
+cadeau au monde; mais ce n'est que bien des années plus lard qu'il
+devient maître de son sujet. On trouvera, la plupart du temps, que les
+grands écrivains n'ont livré leurs chefs-d'œuvre que vers leur
+cinquantième année. Mais la jeunesse n'en reste pas moins la racine de
+l'arbre de la connaissance, bien que ce soit la couronne de l'arbre qui
+porte les fruits. Mais de même que chaque époque, même la plus
+pitoyable, se croit plus sage que toutes celles qui l'ont précédée, de
+même à chaque âge l'homme se croit supérieure ce qu'il était auparavant;
+tous les deux font souvent erreur. Pendant les années de la croissance
+physique, où nous grandissons également en forces intellectuelles et en
+connaissances, l'_aujourd'hui_ s'habitue à regarder l'_hier_ avec
+dédain. Cette habitude s'enracine et persévère même alors que le déclin
+des forces intellectuelles a commencé et que l'aujourd'hui devrait
+plutôt regarder l'hier avec considération: on déprécie trop à ce moment
+les productions et les jugements de ses jeunes années.
+
+Il est à remarquer surtout que, quoique la tête, l'intellect soit tout
+aussi inné, quant à ses propriétés fondamentales, que le caractère ou le
+cœur, néanmoins l'intelligence ne demeure pas aussi invariable que le
+caractère: elle est soumise à bien des modifications qui, en bloc, se
+produisent même régulièrement, car elles proviennent de ce que d'une
+part sa base est physique et d'autre part son étoffe empirique. Cela
+étant, sa force propre a une croissance continue jusqu'à son point
+culminant, et ensuite sa décroissance continue jusqu'à l'imbécillité.
+Mais, d'autre part, l'étoffe aussi sur laquelle s'exerce toute cette
+force et qui l'entretient en activité, c'est-à-dire le contenu des
+pensées et du savoir, l'expérience, les connaissances, l'exercice du
+jugement et sa perfection qui en résulte, toute cette matière est une
+quantité qui croît constamment jusqu'au moment où, la faiblesse
+définitive survenant, l'intellect laisse tout échapper. Cette condition
+de l'homme d'être composé d'une partie absolument variable (le
+caractère) et d'une autre (l'intellect) qui varie régulièrement et dans
+deux directions opposées, explique la diversité de l'aspect sous lequel
+il se manifeste et de sa valeur aux différents âges de sa vie.
+
+Dans un sens plus large, on peut dire aussi que les quarante premières
+années de l'existence fournissent le texte, et les trente suivantes le
+commentaire, qui seul nous en fait alors bien comprendre le sens vrai et
+la suite, la morale, et toutes les subtilités.
+
+Mais, particulièrement vers son terme, la vie rappelle la fin d'un bal
+masqué, quand on retire les masques. On voit à ce moment quels étaient
+réellement ceux avec lesquels on a été en contact pendant sa vie. En
+effet, les caractères se sont montrés au jour, les actions ont porté
+leurs fruits, les œuvres ont trouvé leur juste appréciation, et toutes
+les fantasmagories se sont évanouies. Car il a fallu le temps pour tout
+cela. Mais ce qu'il y a de plus étrange, c'est qu'on ne connaît et
+comprend bien et soi-même, et son but, et ses aspirations, surtout en ce
+qui concerne les rapports avec le monde et les hommes, que vers la fin
+de la vie. Souvent, mais pas toujours, on aura à se classer plus bas que
+ce qu'on supposait naguère; mais parfois aussi on s'accordera une place
+supérieure: en ce dernier cas, cela provient de ce que l'on n'avait pas
+une connaissance suffisante de la bassesse du monde, et le but de la vie
+se trouvait ainsi placé trop haut. On apprend à connaître, à peu de
+chose près, tout ce que chacun vaut.
+
+On a coutume d'appeler la jeunesse le temps heureux, et la vieillesse le
+temps triste de la vie. Cela serait vrai si les passions rendaient
+heureux. Mais ce sont elles qui ballottent la jeunesse de çà et de là,
+tout en lui donnant peu de joies et beaucoup de préférences. Elles
+n'agitent plus l'âge froid, qui revêt bientôt une teinte contemplative:
+car la connaissance devient libre et prend la haute main. Or la
+connaissance est, par elle-même, exempte de douleur; par conséquent,
+plus elle prédominera dans la conscience, plus celle-ci sera heureuse.
+On n'a qu'à réfléchir que toute jouissance est de nature négative et la
+douleur positive, pour comprendre que les passions ne sauraient rendre
+heureux et que l'âge n'est pas à plaindre parce que quelques jouissances
+lui sont interdites; toute jouissance n'est que l'apaisement d'un
+besoin, et l'on n'est pas plus malheureux de perdre la jouissance en
+même temps que le besoin, qu'on né l'est de ne pouvoir plus manger après
+avoir dîné, ou de devoir veiller après une pleine nuit de sommeil.
+Platon (dans son introduction à la _République_) a bien autrement raison
+d'estimer la vieillesse heureuse d'être délivrée de l'instinct sexuel
+qui jusque-là nous troublait sans relâche. On pourrait presque soutenir
+que les fantaisies diverses et incessantes qu'engendre l'instinct
+sexuel, ainsi que les émotions qui en résultent, entretiennent dans
+l'homme une bénigne et constante démence, aussi longtemps qu'il est sous
+l'influence de cet instinct ou de ce diable dont il est sans cesse
+possédé, au point de ne devenir entièrement raisonnable qu'après s'en
+être délivré. Toutefois il est positif que, en général et abstraction
+faite de toutes les circonstances et conditions individuelles, un air de
+mélancolie et de tristesse est propre à la jeunesse, et une certaine
+sérénité à la vieillesse; et cela seulement parce que le jeune homme est
+encore le serviteur, non le corvéable de ce démon qui lui accorde
+difficilement une heure de liberté et qui est aussi l'auteur, direct ou
+indirect, de presque toutes les calamités qui frappent ou menacent
+l'homme. L'âge mûr a la sérénité de celui qui, délivré de fers longtemps
+portés, jouit désormais de la liberté de ses mouvements. D'autre part
+cependant, on pourrait dire que, le penchant sexuel une fois éteint, le
+véritable noyau de la vie est consumé, et qu'il ne reste plus que
+l'enveloppe, ou que la vie ressemble à une comédie dont la
+représentation, commencée par des hommes vivants, s'achèverait par des
+automates revêtus des mêmes costumes.
+
+Quoi qu'il en soit, la jeunesse est le moment de l'agitation, l'âge mûr
+celui du repos: cela suffit pour juger de leurs plaisirs respectifs.
+L'enfant tend avidement les mains dans l'espace, après tous ces objets,
+si bariolés et si divers, qu'il voit devant lui; tout cela l'excite, car
+son sensorium est encore si frais et si jeune. Il en est de même, mais
+avec plus d'énergie, pour le jeune homme. Lui aussi est excité par le
+monde aux couleurs voyantes et aux figures multiples: et son imagination
+lui attache aussitôt plus de valeur que le monde s'en peut offrir. Aussi
+la jeunesse est-elle pleine d'exigences et d'aspirations dans le vague,
+qui lui enlèvent ce repos sans lequel il n'est pas de bonheur. Avec
+l'âge, tout cela se calme, soit parce que le sang s'est refroidi et que
+l'excitabilité du sensorium a diminué, soit parce que l'expérience, en
+nous édifiant sur la valeur des choses et sur le contenu des
+jouissances, nous a affranchis peu à peu des illusions, des chimères et
+des préjugés qui voilaient et déformaient jusque-là l'aspect libre et
+net des choses, de façon que nous les connaissons maintenant toutes plus
+justement et plus clairement; nous les prenons pour ce qu'elles sont, et
+nous acquérons plus ou moins la conviction du néant de tout sur terre.
+C'est même ce qui donne à presque tous les vieillards, même à ceux d'une
+intelligence fort ordinaire, une certaine teinte de sagesse qui les
+distingue des plus jeunes qu'eux. Mais tout cela produit principalement
+le calme intellectuel qui est un élément important, je dirais même la
+condition et l'essence du bonheur. Tandis que le jeune homme croit qu'il
+pourrait conquérir en ce monde Dieu sait quelles merveilles s'il savait
+seulement où les trouver, le vieillard est pénétré de la maxime de
+l'Ecclésiaste: «_Tout est vanité_,» et il sait bien maintenant que
+toutes les noix sont creuses, quelque dorées qu'elles puissent être.
+
+Ce n'est que dans un âge avancé que l'homme arrive entièrement au _nil
+admirari_ d'Horace, c'est-à-dire à la conviction directe, sincère et
+ferme, de la vanité de toutes choses et de l'inanité de toutes pompes en
+ce monde. Plus de chimères! Il ne se berce plus de l'illusion qu'il
+réside quelque part, palais ou chaumière, une félicité spéciale, plus
+grande que celle dont il jouit lui-même partout, et en ce qu'il y a
+d'essentiel toutes les fois qu'il est libre de toute douleur physique ou
+morale. Il n'y a plus de distinction à ses yeux entre le grand et le
+petit, entre le noble et le vil, mesurés à l'échelle d'ici-bas. Cela
+donne au vieillard un calme d'esprit particulier qui lui permet de
+regarder en souriant les vains prestiges de ce monde. Il est
+complètement désabusé; il sait que la vie humaine, quoi qu'on fasse pour
+l'accoutrer et l'attifer, ne tarde pas à se montrer, dans toute sa
+misère, à travers ces oripeaux de foire; il sait que, quoi qu'on fasse
+pour la peindre et l'orner, elle est, en somme, toujours la même chose,
+c'est-à-dire une existence dont il faut estimer la valeur réelle par
+l'absence des douleurs et non par la présence des plaisirs et encore
+moins du faste (Horace, l. I, ép. 12, v. 1-4). Le trait fondamental et
+caractéristique de la vieillesse est le désabusement; plus de ces
+illusions qui donnaient à la vie son charme et à l'activité leur
+aiguillon; on a reconnu le néant et la vanité de toutes les
+magnificences de ce monde, surtout de la pompe, de la splendeur et de
+l'éclat des grandeurs; on a éprouvé l'infimité de ce qu'il y a au fond
+de presque toutes ces choses que l'on désire et de ces jouissances
+auxquelles on aspire, et l'on est arrivé ainsi peu à peu à se convaincre
+de la pauvreté et du vide de l'existence. Ce n'est qu'à soixante ans que
+l'on comprend bien le premier verset de l'Ecclésiaste. Mais c'est là ce
+qui donne aussi à la vieillesse une certaine teinte morose.
+
+On croit communément que la maladie et l'ennui sont le lot de l'âge. La
+première ne lui est pas essentielle, surtout quand on a la perspective
+d'atteindre une vieillesse très avancée, car _crescente vita, crescit
+sanitas et morbus_. Et, quant à l'ennui, j'ai démontré plus haut
+pourquoi la vieillesse a moins à la redouter que la jeunesse: l'ennui
+n'est pas non plus le compagnon obligé de la solitude, vers laquelle
+effectivement l'âge nous pousse, pour des motifs faciles à saisir: il
+n'accompagne que ceux qui n'ont connu que les jouissances des sens et
+les plaisirs de la société, et qui ont laissé leur esprit sans
+l'enrichir et leurs facultés sans les développer. Il est vrai que dans
+un âge avancé les forces intellectuelles déclinent aussi; mais, là où il
+y en a eu beaucoup, il en restera toujours assez pour combattre l'ennui.
+En outre, ainsi que nous l'avons montré, la raison gagne en vigueur par
+l'expérience, les connaissances, l'exercice et la réflexion; le jugement
+devient plus pénétrant, et l'enchaînement des idées devient clair; on
+acquiert de plus en plus en toutes matières des vues d'ensemble sur les
+choses: la combinaison toujours variée des connaissances que l'on
+possède déjà, les acquisitions nouvelles qui viennent à l'occasion s'y
+ajouter, favorisent dans toutes les directions les progrès continus de
+notre développement intellectuel, dans lequel l'esprit trouve à la fois
+son occupation, son apaisement et sa récompense. Tout cela compense
+jusqu'à un certain point l'affaiblissement intellectuel dont nous
+parlions. Nous savons de plus que dans la vieillesse le temps court plus
+rapidement; il neutralise ainsi l'ennui. Quant à l'affaiblissement des
+forces physiques, il n'est pas très nuisible, sauf le cas où l'on a
+besoin de ces forces pour la profession que l'on exerce. La pauvreté
+pendant la vieillesse est un grand malheur. Si on l'a écartée et si l'on
+a conservé sa santé, la vieillesse peut être une partie très supportable
+de la vie. L'aisance et la sécurité sont ses principaux besoins: c'est
+pourquoi l'on aime alors l'argent plus que jamais, car il supplée les
+forces qui manquent. Abandonné de Vénus, on cherchera volontiers à
+s'égayer chez Bacchus. Le besoin de voir, de voyager, d'apprendre est
+remplacé par celui d'enseigner et de parler. C'est un bonheur pour le
+vieillard d'avoir conservé l'amour de l'étude, ou de la musique, ou du
+théâtre et en général la faculté d'être impressionné jusqu'à un certain
+degré par les choses extérieures; cela arrive pour quelques-uns jusque
+dans l'âge le plus avancé. Ce que l'homme _a par soi-moi_ ne lui profite
+jamais mieux que dans la vieillesse. Mais il est vrai de dire que la
+plupart des individus, ayant été de tout temps obtus d'esprit,
+deviennent de plus en plus des automates à mesure qu'ils avancent dans
+la vie: ils pensent, ils disent, ils font toujours la même chose, et
+aucune impression extérieure ne peut changer le cours de leurs idées ou
+leur faire produire quelque chose de nouveau. Parler à de semblables
+vieillards, c'est écrire sur le sable: l'impression s'efface presque
+instantanément. Une vieillesse de cette nature n'est plus alors sans
+doute que le _caput mortuum_ de la vie. La nature semble avoir voulu
+symboliser l'avènement de cette seconde enfance par une troisième
+dentition qui se déclare dans quelques rares cas chez des vieillards.
+
+L'affaissement progressif de toutes les forces à mesure qu'on vieillit
+est certes une bien triste chose, mais nécessaire et même bienfaisante;
+autrement, la mort, dont il est le prélude, deviendrait trop pénible.
+Aussi l'avantage principal que procure un âge très avancé est
+l'_euthanasie_[44], c'est-à-dire la mort éminemment facile, sans maladie
+qui la précède, sans convulsions qui l'accompagnent, une mort où l'on ne
+se sent pas mourir. J'en ai donné une description dans le deuxième
+volume de mon ouvrage, au chapitre 41. [Car, _quelque longtemps que l'on
+vive, l'on ne possède rien au delà du présent indivisible; mais le
+souvenir perd, chaque jour, par l'oubli plus qu'il ne s'enrichit par
+l'accroissement_[45].]
+
+La différence fondamentale entre la jeunesse et la vieillesse reste
+toujours celle-ci: que la première a la vie, la seconde la mort en
+perspective; que, par conséquent, l'une possède un passé court avec un
+long avenir, et l'autre l'inverse. Sans doute, le vieillard n'a plus que
+la mort devant soi; mais le jeune a la vie; et il s'agit maintenant de
+savoir laquelle des deux perspectives offre le plus d'inconvénients, et
+si, à tout prendre, la vie n'est pas préférable à avoir derrière que
+devant soi; l'Ecclésiaste n'a-t-il pas déjà dit: «_Le jour de la mort
+est meilleur que le jour de la naissance_» (7, 2)? En tout cas, demander
+à vivre longtemps est un souhait téméraire. Car «_quien larga vida vive
+mucho mal vide_» (qui vit longtemps voit beaucoup de mal), dit un
+proverbe espagnol.
+
+Ce n'est pas, comme le prétendait l'astrologie, les existences
+individuelles, mais bien la marche de la vie de l'homme en général, qui
+se trouve inscrite dans les planètes; en ce sens que, dans leur ordre,
+elles correspondent chacune à un âge, et que la vie est gouvernée à tour
+de rôle par chacune d'entre elles.--MERCURE régit la dixième année.
+Comme cette planète, l'homme se meut avec rapidité et facilité dans une
+orbite très restreinte; la moindre vétille est pour lui une cause de
+perturbation; mais il apprend beaucoup et aisément, sous la direction du
+dieu de la ruse et de l'éloquence.--Avec la vingtième année commence le
+règne de VÉNUS: l'amour et les femmes le possèdent entièrement.--Dans la
+trentième année, c'est MARS qui domine: à cet âge, l'homme est violent,
+fort, audacieux, belliqueux et fier.--A quarante ans, ce sont les quatre
+petites planètes qui gouvernent: le champ de sa vie augmente: il est
+_frugi_, c'est-à-dire qu'il se consacre à l'utile, de par la vertu de
+CÉRÈS; il a son foyer domestique, de par VESTA; il a appris ce qu'il a
+besoin de savoir, par l'influence de PALLAS, et, pareille à JUNON,
+l'épouse règne en maîtresse dans la maison[46].--Dans la cinquantième
+année domine JUPITER: l'homme a déjà survécu à la plupart de ses
+contemporains, et il se sent supérieur à la génération actuelle. Tout en
+possédant la pleine jouissance de ses forces, il est riche d'expérience
+et de connaissances: il a (dans la mesure de son individualité et de sa
+position) de l'autorité sur tous ceux qui l'entourent. Il n'entend plus
+se laisser ordonner, il veut commander à son tour. C'est maintenant que,
+dans sa sphère, il est le plus apte à être guide et dominateur. Ainsi
+culmine JUPITER et, comme lui, l'homme de cinquante ans.--Mais ensuite,
+dans la soixantième année, arrive SATURNE et, avec lui, la lourdeur, la
+lenteur et la ténacité du PLOMB:
+
+ But old folks, many feign as they were dead;
+ Unwieldy, slow, heavy and pale as lead.
+
+(Mais beaucoup de vieillards ont l'air d'être déjà morts; ils sont
+pâles, lents, lourds et inertes comme le plomb.)--(Shakespeare, _Roméo
+et Juliette_, acte 2, sc. 5.)
+
+--Enfin vient URANUS: c'est le moment d'aller au ciel, comme on dit.--Je
+ne puis tenir compte ici de NEPTUNE (ainsi l'a-t-on nommé par
+irréflexion), du moment que je ne puis pas l'appeler de son vrai nom,
+qui est ÉROS. Sans quoi j'aurais voulu montrer comment le commencement
+se relie à la fin, et de quelle manière nommément ÉROS est en connexion
+mystérieuse avec la Mort, connexion en vertu de laquelle l'ORCUS ou
+l'AMENTHÈS des Égyptiens (d'après Plutarque, _de Iside et Osir._, ch.
+29) est le «λαμβανων χαι διδους», par conséquent non seulement «CELUI
+QUI PREND», mais aussi «CELUI QUI DONNE;» j'aurais montré comment la
+_Mort_ est le grand _réservoir de la vie_. C'est bien de là, oui de là,
+c'est de l'_Orcus_ que tout vient, et c'est là qu'a déjà été tout ce qui
+a vie en ce moment: si seulement nous étions capables de comprendre le
+tour de passe-passe par lequel cela se pratique! alors tout serait
+clair.
+
+
+
+
+NOTES
+
+[1: Schopenhauer entend par son grand ouvrage son traité intitulé: _Die
+Welt als Wille und Vorstellung_ (_Le monde comme volonté et
+représentation_).]
+
+[2: La nature va s'élevant constamment, depuis l'action mécanique et
+chimique du règne inorganique jusqu'au règne végétal avec ses sourdes
+jouissances de soi-même; d'ici au règne animal avec lequel se lève
+l'aurore de l'_intelligence_ et de la conscience; puis, à partir de ces
+faibles commencements, montant degré à degré, toujours plus haut, pour
+arriver enfin, par un dernier et suprême effort, à l'_homme_, dans
+l'intellect duquel elle atteint alors le point culminant et le but de
+ses créations, donnant ainsi ce qu'elle peut produire de plus parfait et
+de plus difficile. Toutefois, même dans l'espèce humaine, l'entendement
+présente encore des gradations nombreuses et sensibles, et il parvient
+très rarement jusqu'au degré le plus élevé, jusqu'à l'intelligence
+réellement éminente. Celle-ci est donc, dans son sens le plus étroit et
+le plus rigoureux, le produit le plus difficile, le produit suprême de
+la nature; et, par suite, elle est ce que le monde peut offrir de plus
+rare et de plus précieux. C'est dans une telle intelligence qu'apparaît
+la connaissance la plus lucide et que le monde se reflète, par
+conséquent, plus clairement et plus complètement que partout ailleurs.
+Aussi l'être qui en est doué possède-t-il ce qu'il y a de plus noble et
+de plus exquis sur terre, une source de jouissances auprès desquelles
+toutes les autres sont minimes, tellement qu'il n'a rien à demander au
+monde extérieur que du loisir afin de jouir sans trouble de son bien, et
+d'achever la taille de son diamant. Car tous les autres plaisirs non
+intellectuels sont de basse nature; ils ont tous en vue des mouvements
+de la volonté tels que des souhaits, des espérances, des craintes, des
+désirs réalisés, quelle qu'en soit la nature; tout cela ne peut
+s'accomplir sans douleurs, et, en outre, le but une fois atteint, on
+rencontre d'ordinaire plus ou moins de déceptions; tandis que par les
+jouissances intellectuelles, la vérité devient de plus en plus claire.
+Dans le domaine de l'intelligence ne règne aucune douleur! tout y est
+connaissance. Mais les plaisirs intellectuels ne sont accessibles à
+l'homme que par la voie et dans la mesure de sa propre intelligence. Car
+«_tout l'esprit, qui est au monde, est inutile à celui qui n'en a
+point_.» Toutefois il y a un désavantage qui ne manque jamais
+d'accompagner ce privilège: c'est que, dans toute la nature, la facilité
+à être impressionné par la douleur augmente en même temps que s'élève le
+degré d'intelligence et que, par conséquent, elle arrivera à son sommet
+dans l'intelligence la plus élevée. (_Note de Schopenhauer._)]
+
+[3: La _vulgarité_ consiste au fond en ceci que le _vouloir_ l'emporte
+totalement, dans la conscience, sur l'entendement; par quoi les choses
+en arrivent à un tel degré que l'entendement n'apparaît que pour le
+service de la volonté: quand ce service ne réclame pas d'intelligence,
+quand il n'existe de motifs ni petits ni grands, l'entendement cesse
+complètement et il survient une vacuité absolue de pensées. Or le
+_vouloir_ dépourvu d'entendement est ce qu'il y a de plus bas; toute
+souche le possède et le manifeste quand ce ne serait que lorsqu'elle
+tombe. C'est donc cet état qui constitue la vulgarité. Ici, les organes
+des sens et la minime activité intellectuelle, nécessaires à
+l'appréhension de leurs données, restent seuls en action; il en résulte
+que l'homme vulgaire reste toujours ouvert à toutes les impressions et
+perçoit instantanément tout ce qui se passe autour de lui, au point que
+le son le plus léger, toute circonstance quelque insignifiante qu'elle
+soit, éveille aussitôt son attention, tout comme chez les animaux. Tout
+cela devient apparent sur son visage et dans tout son extérieur, et
+c'est de là que vient l'apparence vulgaire, apparence dont l'impression
+est d'autant plus repoussante que, comme c'est le cas le plus fréquent,
+la volonté, qui occupe à elle seule alors la conscience, est basse,
+égoïste et méchante. (_Note de Schopenhauer._)]
+
+[4: _Le fondement de la morale_, traduit par M. Burdeau, in 18
+(Bibliothèque de philosophie contemporaine).]
+
+[5: En français dans l'original.]
+
+[6: Les classes les plus élevées, dans leur éclat, leur splendeur et
+leur faste, dans leur magnificence et leur ostentation de toute nature,
+peuvent se dire: Notre bonheur est placé entièrement en dehors de nous;
+son lieu, ce sont les têtes des autres. (_Note de Schopenhauer._)]
+
+[7: Scire tuum nihil est, nisi te scire hoc sciat alter (Ton savoir
+n'est rien, si tu ne sais pas que les autres le savent.) (_Note de
+l'auteur_.)]
+
+[8: En français, dans l'original.]
+
+[9: Je trouve dans la traduction roumaine des _Aphorismes_ par _T.
+Maioresco_ (voy. _Convorbirile Literare_, 10e année, page 130; Jassy,
+1876) une note relative à ce passage et rappelant que «Schopenhauer a
+publié ses _Aphorismes_ en 1851.» J'ai cru de mon devoir de la
+mentionner ici, car cette date a une haute importance: elle dégage
+l'impartialité du philosophe allemand que les passages concernant la
+«vanité française» et le «bigotisme anglais» auraient pu compromettre
+quelque peu aux yeux des lecteurs. C'est à ce titre que j'ai voulu
+donner aussi la date dont il est question, rappelée, avec une intention
+si manifeste, par M. Maioresco. (_Note du trad._)]
+
+[10: En français dans l'original.]
+
+[11: Schopenhauer va justifier cette qualification quelques lignes plus
+bas. (_Note du trad._)]
+
+[12: De W. Lessing. (_Note du trad._)]
+
+[13: Un manuscrit de Schopenhauer, intitulé _Adversaria_, contient le
+premier projet de cette dissertation, sous le titre: _Esquisse d'une
+dissertation sur l'honneur_. L'éloquence et l'élévation de pensées et de
+sentiment m'ont engagé à donner ici la traduction de ce passage:
+
+«Voilà donc ce code! Et voilà l'effet étrange et grotesque que
+produisent, quand on les ramène à des notions précises et qu'on les
+énonce clairement, ces principes auxquels obéissent aujourd'hui encore,
+dans l'Europe chrétienne, tous ceux qui appartiennent à la soi-disant
+bonne société et au soi-disant bon ton. Il en est même beaucoup de ceux
+à qui ces principes ont été inoculés dès leur tendre jeunesse, par la
+parole et par l'exemple, qui y croient plus fermement encore qu'à leur
+catéchisme; qui leur portent la vénération la plus profonde et la plus
+sincère; qui sont prêts, à tout moment, à leur sacrifier leur bonheur,
+leur repos, leur santé et leur vie; qui sont convaincus que leur racine
+est dans la nature humaine, qu'ils sont innés, qu'ils existent _a
+priori_ et sont placés au-dessus de tout examen. Je suis loin de vouloir
+porter atteinte à leur cœur; mais je dois déclarer que cela ne témoigne
+pas en faveur de leur intelligence. Ainsi ces principes devraient-ils,
+moins qu'à toute autre, convenir à cette classe sociale destinée à
+représenter l'intelligence, à devenir le «sel de la terre», et qui se
+prépare en conséquence pour cette haute mission; je veux parler de la
+jeunesse académique, qui, en Allemagne, hélas! obéit à ces préceptes
+plus que toute autre classe. Je ne viens pas appeler ici l'attention des
+jeunes étudiants sur les conséquences funestes ou immorales de ces
+maximes; on doit l'avoir déjà souvent fait. Je me bornerai donc à leur
+dire ce qui suit: Vous, dont la jeunesse a été nourrie de la langue et
+de la sagesse de l'Hellade et du Latium, vous, dont on a eu le soin
+inappréciable d'éclairer de bonne heure la jeune intelligence des rayons
+lumineux émanés des sages et des nobles de la belle antiquité, quoi,
+c'est vous qui voulez débuter dans la vie en prenant pour règle de
+conduite ce code de la déraison et de la brutalité? Voyez-le, ce code,
+quand on le ramène, ainsi que je l'ai fait ici, à des notions claires,
+comme il est étendu, là, à vos yeux, dans sa pitoyable nullité;
+faites-en la pierre de touche, non de votre cœur, mais de votre raison.
+Si celle-ci ne le rejette pas, alors votre tête n'en pas apte à cultiver
+un champ où les qualités indispensables sont une force énergique de
+jugement qui rompe facilement les liens du préjugé, et une raison
+clairvoyante qui sache distinguer nettement le vrai du faux là même où
+la différence est profondément cachée et non pas, comme ici, où elle est
+palpable; s'il en est ainsi, mes bons amis, cherchez quelque autre moyen
+honnête de vous tirer d'affaire dans le monde, faites-vous soldats, ou
+apprenez quelque métier, car tout métier est d'or.»]
+
+[14: Voici comment Schopenhauer résume cette histoire:
+
+«Deux hommes d'honneur, dont l'un s'appelait Desglands, courtisaient la
+même femme: ils sont assis à table à côté l'un de l'autre et vis-à-vis
+de la dame, dont Desglands cherche à fixer l'attention par les discours
+les plus animés; pendant ce temps, les yeux de la personne aimée
+cherchent constamment le rival de Desglands, et elle ne lui prête à
+lui-même qu'une oreille distraite. La jalousie provoque chez Desglands,
+qui tient à la main un œuf à la coque, une contraction spasmodique;
+l'œuf éclate, et son contenu jaillit au visage du rival. Celui-ci fait
+un geste de la main; mais Desglands la saisit et lui dit à l'oreille:
+«Je le tiens pour reçu.» Il se fait un profond silence. Le lendemain
+Desglands paraît la joue droite couverte d'un grand rond de taffetas
+noir. Le duel eut lieu, et le rival de Desglands fut grièvement, mais
+non mortellement blessé. Desglands diminua alors son taffetas noir de
+quelques lignes. Après guérison du rivai, second duel; Desglands le
+saigna de nouveau et rétrécit encore son emplâtre. Ainsi cinq à six fois
+de suite: après chaque duel, Desglands diminuait le rond de taffetas,
+jusqu'à la mort du rival.»]
+
+[15: L'honneur chevaleresque est l'enfant de l'orgueil et de la folie
+(la vérité opposée à ces préceptes se trouve nettement exprimée dans la
+comédie _El principe constante_ par ces mots: _Esa es la herencia de
+Adan_[16]).
+
+Il est frappant que cet extrême orgueil ne se rencontre qu'au sein de
+cette religion qui impose à ses adhérents l'extrême humilité; ni les
+époques antérieures; ni les autres parties du monde ne connaissent ce
+principe de l'honneur chevaleresque. Cependant ce n'est pas à la
+religion qu'il faut en attribuer la cause, mais au régime féodal sous
+l'empire duquel tout noble se considérait comme un petit souverain; il
+ne reconnaissait aucun juge parmi les hommes, qui fût placé au-dessus de
+lui; il apprenait à attribuer à sa personne une inviolabilité et une
+sainteté absolues; c'est pourquoi tout attentat contre cette personne,
+un coup, une injure, lui semblait un crime méritant la mort. Aussi le
+principe de l'honneur et le duel n'étaient-ils à l'origine qu'une
+affaire concernant les nobles; elle s'étendit plus tard aux officiers,
+auxquels s'adjoignirent ensuite parfois, mais jamais d'une manière
+constante, les autres classes plus élevées, dans le but de ne pas être
+dépréciées. Les ordalies, quoiqu'elles aient donné naissance aux duels,
+ne sont pas l'origine du principe de l'honneur; elles n'en sont que la
+conséquence et l'application: quiconque ne reconnaît à aucun homme le
+droit de le juger en appelle au Juge divin.--Les ordalies elles-mêmes
+n'appartiennent pas exclusivement au christianisme; on les retrouve
+fréquemment dans le brahmanisme, bien que le plus souvent aux époques
+reculées; cependant il en existe encore des vestiges aujourd'hui. (_Note
+de l'auteur._)]
+
+[16: Le sens propre de ces mots est que la misère est le lot des fils
+d'Adam. (_Trad._)]
+
+[17: Vingt ou trente coups de canne sur le derrière, c'est, pour ainsi
+dire, le pain quotidien des Chinois. C'est une correction paternelle du
+mandarin, laquelle n'a rien d'infamant, et qu'ils reçoivent avec actions
+de grâces. (_Lettres édifiantes et curieuses_, éd. 1819, vol. XI, p.
+454.) (_Citation de l'auteur_).]
+
+[18: Voici, selon moi, quel est le véritable motif pour lequel les
+gouvernements ne s'efforcent qu'en apparence de proscrire les duels,
+chose bien facile, surtout dans les universités, et d'où vient qu'ils
+prétendent ne pouvoir réussir: l'État n'est pas en mesure de payer les
+services de ses officiers et de ses employés civils à leur valeur
+entière en argent; aussi fait-il consister l'autre moitié de leurs
+émoluments en _honneur_, représenté par des titres, des uniformes et des
+décorations. Pour maintenir ce prix idéal de leurs services à un cours
+élevé, il faut, pur tous les moyens, entretenir, aviver et même exalter
+quelque peu le sentiment de l'honneur; comme à cet effet l'honneur
+bourgeois ne suffit pas, pour la simple raison qu'il est la propriété
+commune de tout le monde, on appelle au secours l'honneur chevaleresque
+que l'on stimule, comme nous l'avons montré. En Angleterre, où les gages
+des militaires et des civils sont beaucoup plus forts que sur le
+continent, on n'a pus besoin d'un pareil expédient; aussi, depuis une
+vingtaine d'années surtout, le duel y est-il presque complètement aboli;
+et, dans les rares occasions où il s'en produit encore, on s'en moque
+comme d'une folie, Il est certain que la grande _Anti-duelling Society_,
+qui compte parmi ses membres, une foule de lords, d'amiraux et de
+généraux, a beaucoup contribué à ce résultat, et le Moloch doit se
+passer de victimes.--(_Note de l'auteur_.)]
+
+[19: Voici cette fameuse note, à laquelle Schopenhauer fait allusion:
+«Un soufflet et un démenti reçus et endurés ont des effets civils que
+nul sage ne peut prévenir et dont nul tribunal ne peut venger l'offensé.
+L'insuffisance des lois lui rend donc en cela son indépendance; il est
+alors seul magistrat, seul juge entre l'offenseur et lui: il est seul
+interprète et ministre de la loi naturelle; il se doit justice et peut
+seul se la rendre, et il n'y a sur la terre nul gouvernement assez
+insensé pour le punir de se l'être faite en pareil cas. Je ne dis pas
+qu'il doive s'aller battre, c'est une extravagance; je dis qu'il se doit
+justice et qu'il en est le seul dispensateur. Sans tant de vains édits
+contre les duels, si j'étais souverain, je réponds qu'il n'y aurait
+jamais ni soufflet ni démenti donné dans mes États, et cela par un moyen
+fort simple dont les tribunaux ne se mêleront point. Quoi qu'il en soit,
+Émile sait en pareil cas la justice qu'il se doit à lui-même, et
+l'exemple qu'il doit à la sûreté des gens d'honneur. Il ne dépend pas de
+l'homme le plus ferme d'empêcher qu'on ne l'insulte, mais il dépend de
+lui d'empêcher qu'on ne se vante longtemps de l'avoir insulté.»]
+
+[20: Aussi est-ce faire un mauvais compliment lorsque, ainsi qu'il est
+de mode aujourd'hui, croyant faire honneur à des _œuvres_, on les
+intitule des _actes_. Car les œuvres sont, par leur essence, d'une
+espèce supérieure. Un acte n'est toujours qu'une action basée sur un
+_motif_, par conséquent, quelque chose d'isolé, de transitoire, et
+appartenant à cet élément général et primitif du monde, à la _volonté_.
+Une grande et belle œuvre est une chose durable, car son importance est
+universelle, et elle procède de l'intelligence, de cette intelligence
+innocente, pure, qui s'élève comme un parfum au-dessus de ce bas monde
+de la volonté.
+
+Parmi les avantages de la gloire des actions, il y a aussi celui de se
+produire ordinairement d'un coup avec un grand éclat, si grand parfois
+que l'Europe entière en retentit, tandis que la gloire des œuvres
+n'arrive que lentement et insensiblement faible, d'abord, puis de plus
+en plus forte, et n'atteint souvent toute sa puissance qu'après un
+siècle; mais alors elle reste pendant des milliers d'années, parce que
+les œuvres restent aussi. L'autre gloire, la première explosion passée,
+s'affaiblit graduellement, est de moins en moins connue et finit par ne
+plus exister que dans l'histoire à l'état de fantôme.--(_Note de
+l'auteur_.)]
+
+[21: Pour comprendre le sens de ces mots de Schopenhauer, le lecteur
+français a besoin de savoir que le philosophe pessimiste, dans son
+profond dédain des ignorants, ne traduit jamais les citations latines,
+et ne traduit les grecques qu'en latin; c'est donc une exception qu'il
+fait ici pour le «fabuleux» Epicharme.--(_Trad._)]
+
+[22: Comme notre plus grand plaisir consiste en ce qu'on nous admire,
+mais comme les autres ne consentent que très difficilement à nous
+admirer même alors que l'admiration serait pleinement justifiée, il en
+résulte que celui-là est le plus heureux qui, n'importe comment, est
+arrivé à s'admirer sincèrement soi-même. Seulement il ne doit pas se
+laisser égarer par les autres.--(_Note de l'auteur._)]
+
+[23: L'_Ecclésiaste;_ trad.]
+
+[24: Ainsi que notre corps est enveloppé dans ses vêtements, ainsi notre
+esprit est revêtu de mensonges. Nos paroles, nos actions, tout notre
+être est menteur, et ce n'est qu'à travers cette enveloppe que l'on peut
+deviner parfois notre pensée vraie, comme à travers les vêtements les
+formes du corps. (_Note de l'auteur._)]
+
+[25: En français dans le texte. (_Note du traducteur._)]
+
+[26: Tout le monde sait qu'on allège les maux en les supportant en
+commun: parmi ces maux, les hommes semblent compter l'ennui, et c'est
+pourquoi ils se groupent, afin de s'ennuyer en commun. De même que
+l'amour de la vie n'est au fond que la peur de la mort, de même
+l'_instinct social_ des hommes n'est pas un sentiment direct,
+c'est-à-dire ne repose pas sur l'_amour de la société_, mais sur la
+_crainte de la solitude_, car ce n'est pas tant la bienheureuse présence
+des autres que l'on cherche; on fuit plutôt l'aridité et la désolation
+de l'isolement, ainsi que la monotonie de la propre conscience; pour
+échapper à la solitude, toute compagnie est bonne, même la mauvaise, et
+l'on se soumet volontiers à la fatigue et à la contrainte que toute
+société apporte nécessairement avec soi.--Mais quand le dégoût de tout
+cela a pris le dessus, quand, comme conséquence, on s'est fait à la
+solitude et l'on s'est endurci contre l'impression première qu'elle
+produit, de manière à ne plus en éprouver ces effets que nous avons
+retracés plus haut, alors on peut, tout à l'aise, rester toujours seul;
+on ne soupirera plus après le monde, précisément parce que ce n'est pas
+là un besoin direct et parce qu'on s'est accoutumé désormais aux
+propriétés bienfaisantes de la solitude. (_Note de Schopenhauer._)]
+
+[27: Voici l'apologue mentionné ci-dessus:
+
+«Par une froide journée d'hiver, un troupeau de porcs-épics s'était mis
+en groupe serré pour se garantir mutuellement contre la gelée par leur
+propre chaleur. Mais tout aussitôt ils ressentirent les atteintes de
+leurs piquants, ce qui les fit s'éloigner les uns des autres. Quand le
+besoin de se chauffer les eut rapprochés de nouveau, le même
+inconvénient se renouvela, de façon qu'ils étaient ballottés de çà et de
+là entre les deux souffrances, jusqu'à ce qu'ils eussent fini par
+trouver une distance moyenne qui leur rendit la situation supportable.
+Ainsi, le besoin de société, né du vide et de la monotonie de leur
+propre intérieur, pousse les hommes les uns vers les autres; mais leurs
+nombreuses qualités repoussantes et leurs insupportables défauts les
+dispersent de nouveau. La distance moyenne qu'ils finissent par
+découvrir et à laquelle la vie en commun devient possible, c'est la
+_politesse_ et les _belles manières_. En Angleterre, on crie à celui qui
+ne se tient pas à cette distance: _Keep your distance!_--Par ce moyen,
+le besoin de chauffage mutuel n'est, à la vérité, satisfait qu'à moitié,
+mais en revanche on ne ressent pas la blessure des piquants.--Celui-là
+cependant qui possède beaucoup de calorique propre préfère rester en
+dehors de la société pour n'éprouver ni ne causer de peine. (_Note du
+traducteur._)]
+
+[28: _Envie_, dans les hommes, montre combien ils se sentent malheureux,
+et la constante _attention_ qu'ils portent à tout ce que font ou ne font
+pas les autres montre combien ils s'ennuient.--(_Note de l'auteur_).]
+
+[29: En français dans le texte.]
+
+[30: Le sommeil est une petite portion de _mort_ que nous empruntons
+_anticipando_ et par le moyen de laquelle nous regagnons et renouvelons
+la vie épuisée dans l'espace d'un jour. _Le sommeil est un emprunt fait
+à la mort_[31]. Le sommeil emprunte à la mort pour entretenir la vie. Ou
+bien, il est l'_intérêt payé provisoirement à la mort_, qui elle-même
+est le payement intégrai du capital. Le remboursement total est exigé
+dans un délai d'autant plus long que l'intérêt est plus élevé et se paye
+plus régulièrement. (_Note de l'auteur_.)]
+
+[31: En français dans le texte]
+
+[32: En français dans le texte.]
+
+[33: Voici le texte de la maxime à laquelle Schopenhauer fait allusion:
+«Il est difficile d'aimer ceux que nous n'estimons point; mais il ne
+l'est pas moins d'aimer ceux que nous estimons beaucoup plus que nous.»
+(La Roch., édit. de la _Bibl. nationale_, p. 71, 303.)]
+
+[34: Si dans les hommes, tels qu'ils sont pour la plupart, le bon
+dépassait le mauvais, il serait plus sage de se fier à leur justice, à
+leur équité, leur fidélité, leur affection ou leur charité qu'à leur
+crainte; mats, comme c'est tout l'inverse, c'est l'inverse qui est le
+plus sage. _(Note de l'auteur.)_]
+
+[35: Ce mémoire, traduit en français, a reçu pour titre: _Essai sur le
+libre arbitre._ 1 vol. in-18. Germer Baillière et Cie. Paris.]
+
+[36: Schopenhauer force la note; car La Rochefoucauld a dit: nous
+trouvons _souvent_... _(Note du traducteur.)_]
+
+[37: Pour _faire son chemin dans le monde_, amitiés et camaraderie sont,
+entre tous, le moyen le plus puissant. Or _les grandes capacités donnent
+de la fierté_; on est peu fait alors à flatter ceux qui n'en ont guère
+et devant lesquels, à cause de cela même, il faut dissimuler et renier
+ses hautes qualités. La conscience de n'avoir que des moyens bornés agit
+à l'inverse; elle s'accorde parfaitement avec l'humilité, l'affabilité,
+la complaisance, et le respect de ce qui est mauvais; elle aide, par
+conséquent, à se faire des amis et des protecteurs.
+
+Ceci ne s'applique pas seulement aux fonctions de l'État, mais aussi aux
+places honorifiques, aux dignités, et même à la gloire dans le monde
+savant; ce qui fait que, par exemple, dans les académies, la bonne et
+brave médiocrité occupe toujours la haute place, et que les gens de
+mérite n'y entrent que tard ou pas du tout: il en est de même en toute
+chose.]
+
+[38: Voy. _De augmentis scientiarum_, Lud. Batav., 1645, l. VIII, ch. 2,
+p. 644 et suiv.]
+
+[39: Je ne puis résister à la tentation de citer le proverbe analogue,
+populaire en Roumanie:
+
+ Fa-me, mamà, cu noroc (Donne-moi, mère, du bonheur),
+ Si aruncà-me in foc (Et jette-moi au feu).
+
+ (_Le trad_.)
+]
+
+[40: Le _hasard_ a un si grand rôle dans toutes les choses humaines, que
+lorsque nous cherchons à obvier par des sacrifices immédiats à quelque
+danger qui nous menace de loin, celui-ci disparaît souvent par un tour
+imprévu que prennent les événements, et non seulement les sacrifices
+faits restent perdus, mais le changement qu'ils ont amené devient
+lui-même désavantageux en présence du nouvel état des choses. Aussi avec
+nos mesures ne devons-nous pas pénétrer trop avant dans l'avenir; il
+faut compter aussi sur les hasard et affronter hardiment plus d'un
+danger, en se fondant sur l'espoir de le voir s'éloigner, comme tant de
+sombres nuées d'orage.]
+
+[41: En français dans le texte.]
+
+[42: Dans l'âge mûr, on s'entend mieux à se garder contre le malheur,
+dans la jeunesse à le supporter. (_Note de l'auteur._)]
+
+[43: Il y a erreur: ce n'est pas au chapitre 5, mais au chapitre 8, que
+se trouve l'observation citée par Schopenhauer. (_Le trad._)]
+
+[44: La vie humaine, à proprement parler, ne peut être dite ni longue ni
+courte, car, au fond, elle est l'échelle avec laquelle nous mesurons
+toutes les autres longueurs de temps.--L'_Oupanischad du Véda_ (vol. 2)
+donne 100 ans pour la _durée naturelle_ de la vie, et avec raison, à mon
+avis; car j'ai remarqué que ceux-là seulement qui dépassent 90 ans
+finissent par l'euthanasie, c'est-à-dire qu'ils meurent sans maladie,
+sans apoplexie, sans convulsion, sans râle, quelquefois même sans pâlir,
+le plus souvent assis, principalement après leur repas: il serait plus
+exact de dire qu'ils ne meurent pas, ils cessent de vivre seulement. À
+tout autre âge antérieur à celui-là, on ne meurt que de maladie, donc
+prématurément.--Dans l'Ancien Testament (Ps. 90, 10), la durée de la vie
+humaine est évaluée à 70, au plus à 80 ans; et, chose plus importante,
+Hérodote (I, 32, et III, 22) en dit autant. Mais c'est faux et ce n'est
+que le résultat d'une manière grossière et superficielle d'interpréter
+l'expérience journalière. Car, si la durée naturelle de la vie était de
+70-80 ans, les hommes entre 70 et 80 ans devraient _mourir de
+vieillesse;_ ce qui n'est pas du tout: ils _meurent de maladies_, comme
+leurs cadets; or la maladie, étant essentiellement une anomalie, n'est
+pas la fin naturelle. Ce n'est qu'entre 90 et 100 ans qu'il devient
+normal de _mourir de vieillesse,_ sans maladie, sans lutte, sans râle,
+sans convulsions, parfois sans pâlir, en un mot d'_euthanasie_.--Sur ce
+point aussi, l'_Oupanischad_ a donc raison en fixant à 100 ans la durée
+naturelle de la vie. (_Note de Schopenhauer._)]
+
+[45: J'ai cru devoir mettre en italiques et entre crochets [ ] ces
+quelques lignes, parce qu'elles ne se rapportent en aucune façon à ce
+qui précède immédiatement; le lecteur a pu remarquer que le même cas
+s'est présenté plusieurs fois déjà dans le cours du volume, notamment au
+chapitre 5. Cela s'explique très facilement si l'on admet que ce sont là
+des intercalations plus ou moins heureusement pratiquées par M.
+Frauenstaedt (éditeur des éditions postérieures à la 1re), à qui
+Schopenhauer a légué ses manuscrits et ses nombreuses notices. Je suis,
+d'autant plus porté à croire mon explication la vraie, que des personnes
+autorisées, entre autres M. de Gr...ch, m'ont affirmé que la 1re édition
+ne contient aucune de ces incohérences ni de ces trop fréquentes
+redites, dans des termes presque identiques, que l'on peut également
+constater. Pour ma part, malheureusement, je n'ai eu sous les yeux,
+comme texte pour la traduction, que les 2e et 3e éditions. (_Note du
+traducteur._)]
+
+[46: Environ 62 planètes télescopiques ont encore été découvertes
+depuis; mais c'est là une innovation dont je ne veux pas entendre
+parler. Aussi j'en use à leur égard comme les professeurs de philosophie
+en ont usé vis-à-vis de moi: je n'en veux rien savoir, car elles
+discréditent la marchandise que j'ai en boutique. (_Note de l'auteur._)]
+
+
+
+
+
+
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+Arthur Schopenhauer
+
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+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
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+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
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+assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
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+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
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+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at https://pglaf.org
+
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+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
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+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit https://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
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+
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+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
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